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LAURENT DESMET, S.J.

La Bonne Souffrance
Conférences prêchées à l'Église du Jésus à Bruxelles et à la
Cathédrale de Liège. (Carême 1916)
4" MILLE
LIBRAIRIE ALBERT DEWIT
RUE ROYALE, 53, BRUXELLES

Cum permissu superiorum.


Imprimatur :
Mechliniae, 17 Decembris 1917.
J. Thys, can., lib. cens.

PREMIÈRE CONFÉRENCE
L’inégale Répartition des Biens et des Maux.

Monseigneur1,
Mes frères,
La vie est triste. A ne considérer que les pauvres joies qu’elle nous
donne, elle ne vaudrait certainement pas la peine d’être vécue. Cela
ne se démontre pas, bien entendu, cela se sent et s’expérimente.
Beaucoup refusent d’en convenir, ou plutôt n’en conviennent pas
encore, ils sont jeunes ; c’est une vérité qui échappe à la jeunesse et
que l’âge se charge bientôt de nous apprendre à tous. Et c’est une
vérité de tous les temps : les maux de la guerre que nous subissons
depuis vingt mois ne font que la rendre plus sensible.
La vie n’est pas gaie.
Oh ! je suis loin de la regarder comme ce spirituel grincheux de
Chamfort qui la définissait : « une maladie dont le sommeil soulage
et que la mort seule guérit ». Et lorsque sainte Thérèse en donnait
elle-même cette définition humoristique : « c'est une nuit à passer
dans une mauvaise hôtellerie », j'imagine que c'était au lendemain
d'une de ces nuits sans sommeil, comme elle en a passé tant, dans
les posadas d'Espagne, au cours de ses nombreuses expéditions de
fondatrice. Mais je ne puis pas ne pas prendre au sérieux la
définition de la vie que je trouve dans l’Ecriture ; elle est de
Salomon, qui s'y connaissait : Vanitas et afflictio, « une vanité et une
affliction ». Il n’y a pas que de l’affliction dans la vie, il y a le reste, et
le reste, ce n’est pas la peine d’en parler, cela ne compte pas.
Ah ! ce qui compte vraiment, c’est l'affliction. Les soucis et les
peines composent la trame de notre existence. A moins de prendre
tout légèrement et de voir tout en rose, ce qui est le privilège de
certaines natures médiocres, pour peu que nous descendions dans
notre cœur, nous ne tardons pas à y découvrir cet inexorable ennui
qui en est le fond, que nous portons tous plus ou moins
consciemment en nous, et qui est fait d'inquiétudes, de contrariétés
secrètes, d’intimes angoisses. Et comme s’il ne suffisait pas que la
source des douleurs jaillît au dedans, nous trouvons encore au
dehors tout ce qui gâte, tout ce qui empoisonne la vie : les accidents
qu’on appelle si improprement, d’un mot païen, les coups du sort ;
les échecs ; les revers de fortune ; l’injustice ou l’ingratitude des
hommes. C’est la maladie qui nous immobilise, qui nous affaiblit, qui
nous décourage ; c’est la mort qui vient inopinément frapper à nos
côtés, brisant les liens les plus doux ; c’est une catastrophe
imprévue qui anéantit le fruit de nos labeurs et ruine nos plus chères
espérances. Bref, le malheur nous atteint de mille manières.
Est-ce un si grand mal que nous ayons tant à souffrir ? Je vous
prouverai au cours de cette station — je l’essaierai du moins — que,
dans l’état de nature déchue où nous sommes, c’est plutôt un bien,
car la souffrance éclaire, elle détache, elle purifie, elle forme
l’homme moral, et dans l’homme moral elle fait le saint. C’est tout le
thème que je développerai, s’il plaît à Dieu, dans la série des
conférences que j’ai l’intention de vous prêcher sur la Bonne
Souffrance, j'entends la Souffrance chrétienne.

Monseigneur,

Me permettez-vous d'en faire la confidence à ce sympathique


auditoire ? Vous savez que j'avais d'abord décliné le périlleux
honneur de me retrouver devant lui pendant ce carême. Sans doute,
je n'ai jamais eu qu'à me féliciter de son attention bienveillante, mais
le péril était d’avoir l'air de m'imposer à elle et d'en abuser. Cette
raison ne vous a point paru convaincante, et votre insistance
aimable a triomphé de mes scrupules. Vous avez pensé que, Dieu
aidant, je pourrais, cette année encore, faire un peu de bien aux
âmes qui vous sont très chères : puissé-je ne pas tromper votre
attente !

Ceux qui ne partagent pas nos croyances ont toujours exploité


contre elles le problème de la douleur ; et, aux époques troublées
comme celle que nous traversons, leur argument prend un regain
d'actualité, de force au moins apparente ; il devient un sophisme
dangereux pour la foi des chrétiens. Je ne doute pas, mes frères,
que la vôtre ne puisse y résister victorieusement par elle-même.
Cependant, pour l’éclairer et pour l’affermir encore davantage, je
voudrais commencer par vous montrer que la souffrance humaine et
la justice divine ne sont pas du tout inconciliables. C'est pourquoi je
me propose de réfuter aujourd’hui devant vous l’objection délicate
tirée de l’inégale répartition des biens et des maux.

***
La voici nettement formulée :
Il y a des méchants qui sont heureux en ce monde, il y en a
beaucoup ; il y a d’autre part des bons, un grand nombre aussi, qui
sont malheureux. C’est un fait : les biens et les maux ne vont pas
toujours — loin de là — à ceux qui nous paraissent en être dignes.
Comment concilier cette répartition inégale et choquante avec
l’existence d’un Dieu qui s’occupe de nous et qui est infiniment juste
?
Les incrédules prétendent qu’il n’y a pas moyen, et que la difficulté
est insoluble. Elle doit l’être, en effet, pour eux, disons-le tout de
suite ; elle l’est nécessairement pour quiconque ne croit pas, ou
plutôt ne veut pas croire qu’après cette vie il y en a une autre. Cette
croyance-là qui est rationnelle, qui est philosophique avant d’être
religieuse, donne seule la clef du problème. C’est ce que nous allons
voir. Mais avant d’en venir au point vif, faisons quelques
observations utiles.
D’abord, nous ne contestons pas le fait, et nous ne songeons pas
à l’atténuer non plus, nous le prenons tel qu’il est : il y a des
méchants — et il nous semble qu’il y en a trop — qui sont heureux,
comme il nous semble qu’il y a trop de bons qui sont malheureux en
ce monde.
Est-ce qu’il y aurait plus de bons malheureux que de méchants ?
Non. Laissons les pessimistes l’affirmer sans aucune preuve : leur
affirmation, toute gratuite, est tendancieuse, nous avons le droit de
la négliger. Le sens commun affirme, lui, à l’encontre du
pessimisme, que les chances de la mauvaise fortune sont au moins
égales pour tous. L’adversité ne fait pas acception des personnes,
elle n’a pas de préférences. En temps de famine, les innocents ne
sont pas les seuls à mourir de faim. Et, à la guerre, il ne suffit pas
d’être un scélérat pour devenir invulnérable2. Chacun sait cela.
Maintenant, si l’homme de bien est malheureux, est-ce parce qu’il
est homme de bien ? On peut répondre oui, en un sens. Car il entre
dans les desseins de Dieu que l’homme de bien soit, non pas puni,
mais éprouvé ici-bas, l’épreuve lui étant très avantageuse3.
Inversement, si l’homme qui fait le mal est heureux, est-ce parce
qu’il fait le mal ? Peut-être. Cela vous surprend que je réponde :
peut-être ? Expliquons-nous. Voici un homme qui, tout en se laissant
aller à ses passions, tout en combattant la religion même, oblige ses
amis, secourt les malheureux, soulage toutes les misères qu’il
rencontre sur son chemin : c’est un débauché ou un sectaire
philanthrope, il y en a. Or, cet homme finira mal, je suppose, il
résistera finalement à la grâce de la conversion, il va mourir
impénitent. Là-dessus, dans sa prescience, que fait Dieu ?
Prévoyant qu’il ne pourra lui donner son Ciel, et voulant cependant
récompenser les vertus naturelles qu’il pratique, il le comble de
biens ici-bas. Voyez : c’est un homme riche, honoré, puissant, et il
prend du plaisir, il s’en donne à cœur joie. Vous l’enviez ? vous avez
bien tort4 ; n’est-ce pas une malédiction que ce bonheur-là? C’est
très exactement qu’un romancier moderne5 le qualifiait en ces
termes : « le bonheur des méchants n’est que le malheur gras, bien
portant et bien vêtu ». Il nous rappelle, à nous, la terrible parole de
saint Augustin : Oh ! la vaine récompense qu’ils auront en effet
reçue ! Arrivés au terme de leur carrière, ils pourront se retourner, et,
considérant les joies, toujours mêlées d’amertume, qu’ils auront
recueillies sur leur chemin, ils devront se dire : voilà mon lot; je n’ai
rien à attendre de plus, ni maintenant, ni plus tard. Ils seront obligés
de reconnaître que leur bonheur est fini, leur espérance morte...
N’est-ce pas affreux d’en être réduit là6?
Ce que je viens de dire n’empêche pas que, lorsque les méchants
souffrent en ce monde, c’est toujours en tant que méchants et parce
qu’ils le sont : leur malheur est causé par leur méchanceté même.
On est effrayé, quand on fait le bilan des douleurs humaines, de la
part considérable qui revient aux passions mauvaises parce qu’elle
en vient : que de larmes brûlantes versées par la débauche, par
l'orgueil déçu, par la paresse réduite à la misère, par les sept péchés
capitaux condamnés aux expiations dès cette vie ! De sorte que si la
justice de Dieu se cache souvent en imposant le malheur à la vertu,
non moins souvent, plus souvent à notre avis, elle apparaît, elle se
montre d’une manière éclatante, en faisant servir le malheur de
châtiment au vice7.
Ce qui est vrai des individus en particulier est plus vrai encore, plus
manifestement vrai, de ces vastes groupements d’individus qu’on
appelle des sociétés ou des peuples. Et cela se comprend. Les
individus sont immortels ; Dieu peut donc surseoir à la justice en ce
qui les regarde et attendre patiemment l’éternité. Mais les nations
n’ayant qu’une destinée temporelle, leur durée étant limitée, il faut
bien que Dieu, qui est tout ensemble leur souverain Législateur et
leur Juge suprême, se hâte de les punir si elles transgressent ses
lois. Aussi voyons-nous que la parole inspirée du Livre des
Proverbes : « C’est le péché qui rend les peuples misérables », se
réalise toujours. Vous faut-il des exemples ? Il y en a plein l’histoire.
Sans remonter aux fameux empires des Assyriens, des Mèdes et
des Perses dont parle la Bible, que sont devenues, dites-moi, les
brillantes civilisations de la Grèce et de la Rome antique ? N’est-ce
pas la corruption des mœurs, les abus du pouvoir, les tyrannies qui
ont insensiblement amené ces décadences, ou qui ont précipité ces
chutes retentissantes ?
Quoi qu’il en soit des peuples, il y a des hommes qui selon notre
manière de juger, devraient être punis dès ce monde, comme il y en
a qui devraient être récompensés, et qui ne le sont pas, au contraire.
Et l’incroyant, que révolte ce déni de justice apparent, s’écrie que la
Providence ne fait pas son devoir. Ce qui signifie équivalemment
qu’elle n’existe pas, et, donc, qu’il n’y a point de Dieu. C’est aller un
peu vite en besogne. Se rend-il bien compte, l’incroyant, qu’il
pourrait être ici facilement acculé à l’absurde ? Car, pour être
conséquent avec lui-même, il doit exiger que non seulement Dieu
punisse les méchants et récompense les bons dès ce monde, mais
qu’il le fasse chaque fois, tout de suite, sans délai aucun, séance
tenante. Il n’y a pas de raison, en effet, pour que Dieu attende. Tout
le temps qu’il attendra, il donnera l’impression qu’il n’est pas juste. Il
faut donc que l’incroyant, s’il veut être logique, exige que le mal soit
immédiatement frappé, et qu’immédiatement aussi le bien soit
favorisé, glorifié, et cela en tout, partout, toujours. Mais qui ne voit
les conséquences qu’entraînerait cette application immédiate des
sanctions divines ? Une telle économie n’aboutirait à rien moins qu’à
supprimer la liberté comme la moralité humaines, et qu’à
bouleverser même l’ordre de la nature physique.
« Supposez, écrit finement un auteur8, qu’à chaque acte de vertu
un ange descende du Ciel pour le couronner : on fera de bonnes
actions comme on fabrique des produits de première qualité, pour la
couronne, ou pour la médaille, surtout si elle est d’or. La
récompense miraculeusement subite et visible des actes de vertu
serait la fin de la vertu méritoire. Et puis, quand la grêle tombera, il
faudra qu’elle reste suspendue en l’air, au-dessus de la vigne du
juste. Et quand l’avalanche roulera du haut de la montagne, elle
devra s’arrêter en présence d’un honnête homme qui passe. Et dans
un naufrage, les bons devront toujours être sauvés, même quand ils
ne sauront point nager. Et dans un déraillement de convoi, les
blessures et les contusions ne devront échoir qu’aux impies. De
sorte que les incrédules, qui n’admettent ni l’existence ni la
possibilité des miracles, voudraient que Dieu en fît sans cesse pour
mettre hors de doute son intervention dans les choses d’ici-bas.
Pressez le faux, vous en faites jaillir l’absurde. »
Ainsi, devant le fait de l’inégale répartition des biens et des maux,
l’incrédulité s’irrite, elle manque de sang-froid et aussi de bon sens ;
elle s’impatiente et elle déraisonne. Quelle magistrale leçon lui
donne ici la foi avec sa doctrine apaisante et sublime ! Bossuet l’a
exposée avec la magnificence de langage qui lui est propre. Mes
frères, êtes-vous en quête d’une bonne et belle et forte lecture ?
Lisez son admirable discours sur la Providence. C’est un sujet qu’il y
aurait une présomption ridicule à vouloir traiter après lui. Quand on y
touche, on n’a rien de mieux à faire que de le suivre et de le citer.
On peut ramener toute son argumentation à ces trois idées
principales :
1) La confusion du monde moral est plus apparente que réelle
;
2) La vie présente n’est qu’une épreuve passagère ; elle n’est
pas le tout de l’homme, elle n’est pas le dernier mot de Dieu
;
3) Les desseins de Dieu doivent être jugés, non par tel ou tel
détail, mais d’après leur ensemble, et il n’est pas donné à
l’homme d’embrasser d’une seule vue l’immensité du plan
divin.
Telle est la thèse de Bossuet. Laissons-lui pour un instant la
parole. Ce n’est pas seulement une superbe citation oratoire que
vous allez entendre, c’est une apologie enveloppée des formes de
l’inspiration prophétique :
« Dieu veut que nous vivions au milieu du temps, dans le monde,
où il nous fait paraître un ordre admirable, pour montrer que son
ouvrage est conduit avec sagesse, où il laisse, de dessein formé,
quelque désordre apparent, pour montrer qu’il n’y a pas mis encore
la dernière main. Pourquoi ? Pour nous tenir toujours en attente du
grand jour de l’éternité où toutes choses seront démêlées par une
décision dernière et irrévocable, où Dieu, séparant encore une fois la
lumière d’avec les ténèbres, mettra, par un dernier jugement, la
justice et l’impiété dans les places qui leur sont dues. Et alors, dit
Salomon, ce sera le temps de chaque chose. Si donc, il vous paraît
quelque désordre, s’il vous semble que la récompense court trop
lentement à la vertu, et que la peine ne poursuive pas d’assez près
le vice, songez à l’éternité de ce premier être : ses desseins formés
et conçus dans le sein immense de cette immuable éternité ne
dépendent ni des années, ni des siècles qu’il voit passer devant lui
comme des moments ; et il faut la durée entière du monde pour
développer tout à fait les ordres d’une sagesse si profonde. Et nous,
mortels misérables, nous voudrions, en nos jours qui passent si vite,
voir toutes les œuvres de Dieu accomplies. Parce que nous et nos
conseils, nous sommes limités dans un temps si court, nous
voudrions que l’infini se renfermât aussi dans les mêmes bornes, et
qu’il déployât en si peu d’espace tout ce que sa miséricorde prépare
aux bons et tout ce que sa justice destine aux méchants. Il ne serait
pas raisonnable. Laissons faire l’Eternel suivant les lois de son
éternité, et, bien loin de la réduire à notre mesure, tâchons d’entrer
plutôt dans son étendue. »
C’est ainsi que la foi résout avec clarté, avec sérénité, et, quand
elle s’exprime par la bouche du prince des orateurs sacrés, avec une
majesté incomparable, le problème qui passionne et qui trouble nos
incrédules.
Mais il y en a beaucoup parmi eux qui ne veulent pas de Bossuet, il
faut le leur pardonner. Entre ce puissant esprit et les esprits forts, les
affinités sont nulles ; ce qui fait que l’accord est extrêmement difficile
et l’entente rare : d’ordinaire, ils récusent cette autorité qui lés
écrase.
Qu’à cela ne tienne. Je puis leur en offrir une autre, qu’ils ne
récuseront probablement pas, puisque c’est Jean-Jacques
Rousseau, une de leurs idoles. Ce n’est plus Bossuet du tout : c’est
le pygmée à côté du géant. Oh ! c’est du génie encore, mais d’une
espèce inférieure, avec la sublimité en moins ; et c’est encore de
l’éloquence, certes, mais avec de la déclamation en plus.
Ecoutez le philosophe de Genève :
« Plus je rentre en moi et plus je me consulte, et plus je lis ces
mots écrits dans mon âme : Sois juste et tu seras heureux ! Il n’en
est rien pourtant, à considérer l’état présent des choses : le méchant
prospère et le juste reste opprimé. » Aussi la conscience proteste, «
elle murmure contre son auteur, elle lui crie en gémissant : Tu m’as
trompé ! » — « Je t’ai trompé, téméraire, et qui te l’a dit ? Ton âme
est-elle anéantie ? As-tu cessé d’exister ? O Brutus, ô mon fils, ne
souille point ta noble vie en la finissant : ne laisse point ton espoir et
ta gloire avec ton corps aux champs de Philippes. Pourquoi dis-tu :
la vertu n’est rien, quand tu vas jouir de la tienne ? Tu vas mourir,
penses-tu ; non, tu vas vivre, et c’est alors que je tiendrai tout ce que
je t’ai promis »9.
Vous le voyez, mes frères, en somme, c’est la même solution, tant
il est vrai qu’il n’y en a qu’une. Vous demandez à Bossuet le mot de
l’énigme et il répond : éternité. Vous le demandez à Rousseau et il
répond : immortalité de l’âme et vie future. Quelle différence y a-t-il ?
Sauf dans le ton, je n’en vois pas. Et voilà comment la foi et la raison
se rencontrent et s’unissent pour défendre la cause de Dieu.
***

Je ferai en terminant une remarque importante : elle m’est


suggérée par cet autre passage du sermon de Bossuet dont je viens
de vous donner une brève analyse. Il rappelle ces textes de
l’Ecclésiaste : « J’ai vu sous le soleil l’impiété en la place du
jugement, et l’iniquité dans le rang que devait tenir la justice.
Aussitôt j’ai dit dans mon cœur Dieu jugera le juste et l’impie, et
alors ce sera le temps de chaque chose. » Puis il ajoute ce
commentaire : « Raisonnement digne du plus sage des hommes; il
découvre dans le genre humain une extrême confusion, il voit dans
le reste du monde un ordre qui le ravit ; il voit bien qu’il n'est pas
possible que notre nature, qui est la seule que Dieu a faite à sa
ressemblance, soit la seule qu’il abandonne au hasard; ainsi,
convaincu par raison qu’il doit y avoir de l’ordre parmi les hommes,
et voyant par expérience qu’il n’est pas encore établi, il conclut
nécessairement que l’homme a quelque chose à attendre... »
A rapprocher ici encore cette phrase parallèle de Rousseau : «
Quand je n’aurais, dit-il, d’autre preuve de l’immatérialité de l’âme
(partant, de son immortalité, et par conséquent aussi d’une vie
future) que le triomphe du méchant et l’oppression du juste en ce
monde, cela seul m’empêcherait d’en douter 10»
Eh bien, je renverrai à ces deux grands esprits, si différents l’un de
l’au. tre, nos libres penseurs bornés qui prétendent ne pouvoir
admettre un au delà-Lorsque je disais, tout à l’heure en
commençant, que la difficulté à résoudre devait paraître
nécessairement insoluble pour quiconque ne veut pas croire
qu’après cette vie il y en a une autre, c’est à eux que je pensais.
S’ils cherchaient avec un peu de bonne volonté, ils trouveraient
certainement, dans leurs griefs mêmes contre la Providence, la
preuve qu’il existe une vie future. Indubitablement elle y est.
Voici ce qu’ils disent, en effet :
Il n’y a pas de Providence parce qu’il n’y a pas de justice divine. Et
il n’y en a pas de justice divine, parce qu’il arrive fréquemment que
le mal est mieux récompensé que le bien sur cette terre, parce que
nous constatons qu’il est souvent plus avantageux de manquer de
loyauté que d’être loyal et honnête, parce que nous voyons le vice
heureux et triomphant insulter à la vertu vaincue et malheureuse.
Or, mes frères, pour démontrer qu’une autre vie nous attend après
celle-ci, je ne sache pas d’argument plus fort que celui dont ils nous
fournissent ainsi les prémisses.
C’est vrai, leur répondrai-je, souvent' le mal est mieux récompensé
que le bien sur la terre ; et il est souvent plus avantageux de
manquer de loyauté que d’être loyal et honnête, c’est encore vrai. Et
que de fois nous voyons le vice heureux et triomphant insulter à la
vertu vaincue et malheureuse, c’est toujours vrai. Ce qui est faux,
c’est votre conclusion. Selon vous, tout cela condamnerait la justice
de Dieu. Ah ! ne mesurez donc pas cette perfection divine à l’idée
étroite que vous vous en faites. Ne dites pas que le monde
marcherait autrement s’il y avait une Providence : concluez plutôt,
avec infiniment plus de raison, que, puisque c’est ainsi que le monde
marche, il faut de toute nécessité qu’il y en ait un autre, et meilleur,
où se régleront tous les comptes. « Alors Dieu jugera l’impie et le
juste, et ce sera le temps de chaque chose. »

DEUXIÈME CONFÉRENCE
Pourquoi souffrons-nous ?
Monseigneur,
Mes frères,

Souffrir est la grande loi de la vie. Cette loi est aussi vieille que
l’humanité, elle embrasse tous les temps. Nous souffrons comme on
a souffert avant nous, et comme on continuera vraisemblablement
de souffrir après nous, en dépit des promesses de la science.
Justement fière de ses progrès, la science s’était flattée de rendre
l’homme plus heureux, en améliorant les conditions matérielles de
son séjour ici-bas ; elle lui a donné, en effet, plus de bien-être. Mais
l’homme s’est vite aperçu que le bien-être n'était pas le bonheur. La
science, avec ses inventions merveilleuses, a étrangement
compliqué la vie ; elle a excité les désirs, multiplié les besoins et,
par-là, augmenté la souffrance.
Il faut souffrir : c’est une loi constante et universelle, nul n’y
échappe ; c’est la destinée absolument commune. Personne, ici,
n’est exempt ou exempté ; il n’y a pas de titre d’exemption, il n’y a
pas d’immunité ni de passe-droit, il n’y a pas de talisman préservatif
d’aucune sorte. Le scrupuleux accomplissement du devoir,
l’honnêteté parfaite, la vertu ne met pas à l’abri de la souffrance. La
vertu n’implique-t-elle pas un effort incessant contre soi ? Vous
voulez être vertueux, il faudra vous renoncer et par conséquent
souffrir. Vous ne voulez point l’être, ce sera tant pis, vous n’y
gagnerez rien, au contraire. Les passions mauvaises sont, pour les
pauvres humains, quels qu’ils soient et quoi qu’ils fassent, des
instruments d’intime supplice. Vous vous laissez aller à vos
passions, je suppose, vous leur lâchez bride, vous souffrirez par
elles, vous souffrirez de leur tyrannie lâchement acceptée. Vous
résistez à vos passions, vous les maîtrisez, vous souffrirez encore
par elles, vous souffrirez de leur tyrannie noblement combattue,
vous souffrirez de la lutte. A Dieu ne plaise que nous mettions ces
deux souffrances sur le même plan ! L’une est infiniment supérieure
à l’autre, mais nous voulons insister sur ce fait que nous souffrons
tous tant que nous sommes et qui que nous soyons.
La souffrance est partout, à tous les foyers, dans tous les cœurs,
elle gîte au fond de toutes les âmes. Et elle ne se laisse pas ignorer :
sa plainte ne se tait ni le jour ni la nuit. Prêtez l’oreille : écoutez les
voix qui montent de la terre, et vous saisirez bientôt la dominante de
cette vaste symphonie des êtres qui naissent, qui luttent, et qui
meurent sous le soleil ; vous reconnaîtrez que la note qui domine,
c’est la note triste, le gémissement de la créature, comme s’exprime
saint Paul : omnis creatura ingemiscit ...
Nous souffrons donc, c’est entendu. Pourquoi souffrons-nous ? La
question est importante, sa gravité est indéniable ; il n’y en a pas de
plus actuelle, ni de plus personnelle ; par conséquent, il n’y en a pas
qui puisse et qui doive nous intéresser davantage. Et puisque j’ai
entrepris de traiter, du haut de cette chaire, le sujet de la Bonne
Souffrance, c’est une question qui s’impose avant toute autre à notre
examen ; car il est clair que la souffrance ne sera bonne que si elle
est acceptée et il faut évidemment pour cela qu’elle soit comprise.

***
Si je le demande à la philosophie sans Dieu, elle reste muette
devant ce point d’interrogation, ou bien elle ne fait que bégayer, ou
encore et surtout elle parle pour ne rien dire.
Voici, en effet, ce qu’elle a trouvé de mieux après avoir longtemps
cherché : nous souffrons, parce que nous sommes nécessairement
déterminés à souffrir. C’est tout. Et cela constitue une doctrine
philosophique qui est, parmi les incroyants, très à la mode. Vous
vous dites, n’est-ce pas : comme elle doit être consolante !
Lorsqu’on est dans l’affliction, lorsqu’on est accablé, terrassé par
l’épreuve, lorsqu’on se sent aux prises avec les douleurs suprêmes
de l’agonie, quel soulagement, quel puissant réconfort il doit y avoir
dans cette pensée : je suis une victime de la Fatalité, c’est mon
Destin qui veut que je souffre ainsi ! Le souvenir d’Hippolyte Taine
mourant me revient en ce moment à l'esprit. Mgr D’Hulst, qui lui
rendait visite, ayant été amené dans la conversation à lui dire : «
Mais enfin, Monsieur, est-ce que vous n’apercevez pas dans
l’univers, à côté d’une loi de nécessité, la possibilité au moins d’une
loi d’amour ? — Non, répliqua le moribond ; je me représente la
Nature sous les traits d’une femme admirablement belle, vêtue
d’étoffes somptueuses, et qui s’avance avec majesté, tandis que la
traîne de sa robe écrase des fourmis qu’elle ne voit pas ; je suis
l’une de ces fourmis, je vais être écrasé... » Et il faisait froidement
cette tragique profession de foi quelques heures à peine avant
d’expirer. Une doctrine qui envisage ainsi la souffrance et la mort,
dont l’aboutissement logique est le désespoir, est une doctrine
jugée, il me semble : elle a beau se recommander d’un Taine, d’un
Spencer et d’autres noms illustres, puisqu’elle manque totalement
de cœur, puisqu’elle fait violence à la nature humaine, à priori, elle
doit être fausse. Qu’est-ce que c’est que cette Fatalité qu’elle
invoque ? Et le Destin ? Des mots. Est-ce que ces mots ont un sens
? On voudrait le savoir. S’ils sont vides de sens, dirait-on volontiers à
ceux qui les emploient, à ceux qui en usent et qui en abusent, si
vous n’y mettez rien, taisez-vous, ô philosophes, il serait plus sage
de vous taire. Et si vous entendez par là je ne sais quelle force
mécanique omnipotente, dominant tout, régissant tout en ce bas
monde ; si vous croyez à l’existence de je ne sais quel être
formidable, inconscient et aveugle, qui gouvernerait l’univers, sans
être capable de se conduire lui-même, eh bien, mais sauf respect,
vous êtes des rétrogrades, tout déterministes que vous soyez ; vous
qui vous réclamez sans cesse de l’Evolution, vous évoluez en effet,
mais c’est à rebours, vous êtes des retardataires, vous retardez de
vingt siècles au moins, vous nous ramenez au Fatum des Anciens, à
la vieille et ridicule mythologie.
Mes frères, ne nous laissons jamais impressionner par leurs
grands mots à majuscules : ou ils ne signifient rien, ou ils
n’expliquent rien. Que ce soit en fin de compte le Destin, ou la
Fatalité, ou le Déterminisme qui fait que l’homme souffre, cela
n’apprend nullement à l’homme pourquoi il souffre ; c’est une
solution qui n’en est pas une.
Demandons-le, sans plus tarder, à la Religion, à celle qui a seule
qualité pour nous répondre. Cette religion est la nôtre. L’un des
écrivains les plus sceptiques du XIXe siècle en a rendu témoignage
dans une phrase remarquable que je me plais à reproduire : « La
puissante religion que l’on appelle le Christianisme, a écrit M. Thiers,
exerce sur le monde une domination continue — et elle le doit, entre
autres motifs, à un avantage qu’elle est seule à posséder. Cet
avantage, savez-vous quel il est ? C’est d’avoir seule donné un sens
à la douleur11.»
Le Christianisme a donc une réponse toute prête, un peu
mortifiante il est vrai pour notre amour-propre, mais très raisonnable
celle-là, encore qu’elle ne dissipe pas toutes les ombres dont nous
apparaît enveloppée cette loi de la douleur, qui reste en son fond
mystérieuse ; il le faut bien, si tout le mystère disparaissait, comment
la foi serait-elle encore méritoire ?
Il nous répond que si nous souffrons tous, c’est que nous sommes
tous pécheurs, et que, partant, nous avons tous à expier sur cette
terre ; il nous enseigne équivalemment que la loi de la souffrance est
une loi d’expiation portée par un Dieu juste ; qu’elle est cela d’abord,
ce qui n’empêche pas, ajoute-t-il, qu’elle soit en même temps une loi
de préservation et de rédemption portée par un Dieu bon. Alors, ce
seraient les deux attributs de Dieu avec lesquels il nous semble
parfois si difficile de concilier la souffrance, ce seraient sa Justice et
sa Bonté qui rendraient finalement raison de la souffrance ?
Parfaitement. C’est ce que le Christianisme enseigne.
Avant tout, la souffrance est une pénalité, une peine expiatrice :
d’abord, elle continue d’expier à travers les âges, la première faute
humaine12, celle dont Adam, le chef de l’humanité, s’est rendu
coupable et dont, à peine conçus, avant même que de naître, tous
ses descendants, par solidarité, contractent la souillure. (Le mystère
dont je vous parlais, est surtout là.) Ensuite, elle nous est infligée,
disons mieux, elle nous est ménagée, comme un moyen d’expier les
innombrables fautes personnelles que nous ajoutons tous les jours à
notre péché d’origine13.
Et voilà ce qu’oublient, semble-t-il, nombre de chrétiens et de
chrétiennes. Autrement, est-ce qu’on les entendrait si souvent s’en
prendre au Ciel des maux qui, dans cette vallée de larmes, leur
échoient dûment en partage ? Qu'ai-je donc fait à Dieu, s'écrient-ils,
pour souffrir de la sorte ? Ils pourraient bien avoir mérité de souffrir
davantage encore, mais c'est une pensée qui ne leur vient pas. Est-
ce parce qu’ils ont la mémoire trop courte ou parce qu'ils ont la
conscience trop large ? Les deux peut-être. Il faut tenir compte aussi
de l'orgueil. La plupart reconnaîtraient sans doute qu’ils sont traités
comme ils doivent l'être, s'ils avaient d'eux-mêmes des sentiments
plus humbles... Mais l’humilité vraie, vous savez, c’est la perle rare,
le trésor presque introuvable.
On le trouve encore, et l’on est assez surpris de voir où il se cache
quelquefois. Jules Lemaître a raconté, dans un journal parisien,
l’année d’avant la guerre, son dernier entretien avec Alphonse
Daudet, gravement malade. C’était à une soirée de musique ;
l’auteur de l’Immortel y était venu pour essayer d’oublier un peu son
mal. Ce soir-là, retirés dans un coin, les deux amis purent causer
plus intimement qu’ils ne l’avaient encore fait. Je laisse ici la parole à
l’éminent chroniqueur : « L’idée de la mort qui était évidemment
présente à son esprit le détournait des propos insignifiants. Il finit par
me dire ceci que je n’attendais pas du tout : Voyez-vous, quand je
songe à quel point j’ai eu jadis la folie et l’orgueil de vivre, je me dis
qu’il est juste que je souffre. »
N’est-ce pas une confession admirable de simplicité et de
franchise ? Qu’il y en a qui étonneraient moins s’ils faisaient le
même aveu et qui ne le font pas ! Au lieu de s’accuser eux-mêmes
en toute loyauté, ils ne songent qu’à murmurer contre la Providence.
Voyez ce père de famille que la conduite indigne de son fils aîné
déshonore et tourmente ; il vous dira : quel crime ai-je commis pour
être affligé d’un garnement pareil ? Son crime, mais c’est d’avoir
toujours été, envers cet enfant, d’une indulgence excessive, d’une
faiblesse extrême ; il l’a gâté, il ne l’a point corrigé, il ne l’a point
surveillé ; et, chose plus grave, il a confié son éducation à des
maîtres qui en ont fait un jeune homme sans religion, sans idéal et
sans principes. Ce père a manqué au premier de ses devoirs d’état,
il est puni par où il a péché.
Telle jeune femme — elle s’appelle légion — a passé cinq ou dix
années de sa vie à jouir de la situation brillante que lui a value ce
que l’on appelle si souvent à tort un heureux mariage. Pour subvenir
aux folles dépenses qu’il lui laisse faire à contrecœur, son mari, son
esclave, s’est mis à jouer à la Bourse. Une spéculation malheureuse
les ruine à fond. Ils étaient riches, les voilà tout d’un coup plongés
dans la misère. La pauvre petite mondaine se lamente : Ah ! gémit-
elle, vraiment, nous n’avons pas de chance, il y a un sort contre
nous. — Un sort, dites-vous, ne parlez pas ainsi, cela ne signifie
rien. Ce qui a été contre vous, ce qui finalement vous a perdus tous
deux, c’est votre ambition, votre vanité, votre luxe, votre mollesse,
ce sont toutes vos dissipations. Vous êtes punie par où vous avez
péché.
Que de santés magnifiques ont été, par des excès de jeunesse,
irrémédiablement compromises ! Que de tempéraments robustes ont
été peu à peu minés, usés par le plaisir et la bonne chère ! Que de
victimes de l’intempérance et de l’inconduite, dont le témoignage est
aussi navrant qu’il est irrécusable, et qui attestent qu’on est toujours
puni par où l’on a péché !
Si j’osais, mes frères, mais le point est délicat, il est sensible, on
risque en y touchant d’appuyer trop, ce qui fait que l’on hésite.
Osons cependant. J’en appellerai donc à la grande épreuve que la
Belgique endure patiemment depuis vingt mois et où chacun de
nous a sa part d’amertume. Et je vous demanderai si cette épreuve
nationale ne vient pas illustrer à propos, si elle ne confirme pas — et
de façon saisissante, à mon avis — l’austère vérité que je vous
rappelle en ce moment : à savoir que la souffrance expie, que c’est
là sa principale raison d’être. (Entre parenthèses, si nous pouvons
penser que les autres nations belligérantes ont à expier plus que
nous, ce serait une erreur de croire qu’elles ont moins que nous à
souffrir de la présente guerre. Mais laissons-les. Occupons-nous de
la Belgique : ce qui nous regarde, nous, c’est la Belgique, où nous
sommes.) Dans ce riche et plantureux pays, terre d’abondance et de
liberté, on pourrait presque dire que nous vivons, depuis un an et
demi, de contraintes gênantes et de privations cruelles. Oui,
privations de tout genre, mais lesquelles surtout ? Réfléchissez. De
quoi sommes-nous, de quoi nous sentons-nous le plus
rigoureusement privés ? Ne serait-ce pas de ces biens dont abusait
naguère, et jusqu’au scandale, une société impatiente de tout joug,
ivre d’émancipation intellectuelle et morale — une société frivole,
légère et jouisseuse ? Et, dès lors, l’immense calamité qu’il nous faut
subir, n’apparaît-elle pas comme une expiation collective ? Dès lors
aussi, afin qu’elle nous soit plus salutaire, pourquoi ne
l’accepterions-nous pas humblement, résolument dans cet esprit-là,
qui est l’esprit chrétien ? Si quelques-uns trouvaient que tenir ce
langage c’est être pessimiste et décourageant, je le regretterais et je
protesterais. Ce ne sont pas des idées noires, cela, ce sont des
idées saines, ce sont des idées justes. Je vous garantis qu’on peut
les avoir, et garder au fond du cœur l’invincible espérance.
Mais nous n’avons pas besoin d’invoquer les malheurs publics
comme le fléau de la guerre. Les infortunes d’ordre privé nous
suffisent, et elles ne manquent pas : ces mille petites tragédies
intimes qui ont pour théâtre notre foyer ou notre cœur ; nos
insuccès, nos tribulations, nos chagrins domestiques et autres,
quelle en est la cause la plus ordinaire ? Il n’y a pas à hésiter, c’est
le péché. De sorte qu’en souffrant, que ce soit de bon ou de mauvais
gré, nous soldons tous plus ou moins, suivant l’expression de Louis
Veuillot, « notre compte de pécheurs14». Nous refusons souvent
d’en convenir, mais cela ne change pas ce qui est. En dépit de nos
récriminations ou de nos révoltes, il demeure vrai que, lorsque nous
souffrons, nous subissons une loi d’expiation, une loi pénale portée
par un Dieu juste.
Vous m’objecterez, mes frères, qu’il y a pourtant des innocents qui
souffrent. Je vais vous répondre ; mais faisons d’abord, en prenant
la foi pour guide, quelques distinctions nécessaires.
La souffrance n’a de raison d’être que par rapport au péché, elle
est véritablement en fonction du péché. De là son triple rôle : elle
préserve du péché ou bien elle l'expie, ou encore, pour suppléer à
l'insuffisance, dans le monde, des expiations personnelles, elle le
rachète ; en ce dernier cas, elle participe à la souveraine efficacité
de la Passion du Christ. La souffrance expiatrice nous est infligée
par le Dieu juste, et l’autre —- soit préservatrice, soit rédemptrice —
nous est ménagée par le Dieu bon. Lors donc qu'il n'apparaît pas
clairement que la souffrance est voulue ou permise par le Dieu juste,
c'est du Dieu bon que certainement elle relève, — et même, pour qui
sait voir, la bonté de Dieu se manifeste jusque dans sa justice. Il
n'est pas possible que la justice de Dieu ait à souffrir de sa bonté,
car son infinie sagesse maintient toujours ces deux perfections dans
un parfait équilibre : là où il est bon il ne cesse pas d'être juste.
Examinons maintenant notre objection à la lumière de ces
principes.
Il y a des innocents qui souffrent. D’abord, des innocents, à parler
strictement, y en a-t-il ? Personne n’est sans péché, dit l'Écriture :
celui qui prétend l’être se fait illusion ou il ment. L’innocence absolue
n’est pas de ce monde ; elle n’y a jamais paru que sous les traits de
l’Homme-Dieu et de Marie sa Mère, la Vierge Immaculée.
L’innocence relative à laquelle nous pouvons parvenir avec le
secours de la grâce, c’est la sainteté. Les vrais innocents en ce
monde, ce sont les saints, les meilleurs parmi les bons, l’élite
humaine et chrétienne ; on les compte, ils sont assez rares. Et ceux
qui sont saints ne l’ont pas toujours été ; ils ont donc mérité eux
aussi de souffrir et ils ne s’en plaignent pas, loin de là. Ils
recherchent la souffrance ; ils n’attendent pas qu’elle vienne à eux,
ils vont à elle ; à la souffrance imposée, ils ajoutent toujours la
souffrance volontaire. C’est qu’ils voient sous un autre jour que
nous, plus réel, la malice de l’offense faite à Dieu par chacune des
fautes, si minimes soient-elles, qu’il nous arrive de commettre. Et ils
ne perdent jamais de vue celles dont ils ont pu se rendre coupables :
comme le Psalmiste qui voyait constamment son iniquité se dresser
« contre lui » ou comme ce pénitent d’un autre âge qui répondait à
ceux qui s'étonnaient des rigueurs de sa mortification : je me
souviens de mon passé pour que Dieu l'oublie. Ah ! laissons les
saints à leurs chères douleurs qui sont pour eux des joies ineffables,
et ne disons pas en les voyant joyeusement souffrir que Dieu n'est
pas juste.
Des innocents qui souffrent, admettons qu'il y en a : d'après
l'estimation commune, c'est vrai ; les âmes saintes en jugent
différemment, mais nous n'avons pas, nous, leur conscience
délicate.
Voici — vous avez dû rencontrer le cas — dans toute l'acception
du terme un honnête homme, un chrétien exemplaire. Et il est
intelligent, réfléchi, travailleur. Or, il suffit, semble-t-il, qu’il mette la
main à une affaire pour qu'elle rate. Après en avoir essayé plusieurs
; en y engloutissant beaucoup d'argent, affecté, découragé par ses
échecs successifs, il tombe gravement malade. Physiquement et
moralement, oh ! comme il souffre, celui-là ! A-t-il mérité de souffrir
ainsi ? De quel nom faut-il appeler cette souffrance ? N'est-ce pas
une injustice criante ? Non, parce qu'ici la souffrance cesse d’être
une expiation, ou du moins elle n’est plus uniquement cela ; elle
devient un bienfait de l’ordre surnaturel, une grâce qui n’est que
rarement appréciée, parce que bien peu sont capables de la
comprendre. Nous l’avons dit : la souffrance a un autre rôle à remplir
que celui d’expier en ce monde : elle préserve. De quoi donc
préserve-t-elle ? De certaines tentations, de certains égarements
que Dieu a prévus et qui, sans elle, eussent mis en grave danger le
salut de l’âme. « Il n’y a rien de plus éloigné de la volupté que les
larmes », a dit Lamartine, et, sans qu’il s’en doutât peut-être, c’est le
croyant qui a parlé ce jour-là plus encore que le psychologue.
Autre cas qui n’est pas purement imaginaire non plus.
Voici une mère de famille très vertueuse : sa vie est synonyme de
dévouement, d’abnégation, de sacrifice ; elle élève admirablement
ses enfants qui sont toute sa fierté, et la mort les lui prend l’un après
l’autre ; puis, elle subit des revers de fortune ; enfin, pour que la
mesure soit comble, lâchement son époux l’abandonne. Qu’a-t-elle
fait, cette angélique créature, pour que l’adversité, qui est aux ordres
de Dieu, s’acharne ainsi contre elle ? Encore une injustice qui
révolte. Pardon ! encore une interprétation fausse. Ce sont les
péchés des autres surtout que cette martyre expie par sa souffrance.
Ne craignez point pour elle. Dieu la soutient et il la soutiendra
jusqu’au bout. Il l’aime, il a pour cette âme une prédilection marquée
; aussi lui fait-il l’insigne honneur de l’associer à son divin Fils Jésus,
dans l’œuvre de la Rédemption des hommes15.
Pour reprendre notre formule du début, c’est ainsi que la
souffrance est une loi d’expiation portée par un Dieu juste, et c’est
ainsi qu’elle est en même temps une loi de préservation et de
rédemption portée par un Dieu bon.
***
Hâtons-nous de conclure. J’ai essayé de vous expliquer pourquoi
nous souffrons : c’est, en définitive, pour nous affranchir du péché et
par là nous rendre dignes de l’éternelle félicité qui nous attend là-
haut. De sorte que la souffrance chrétienne est un gage de
prédestination. Donnons-lui donc une place tou jours plus large dans
notre vie et nous pourrons dire avec le poète16 :
Dieu cache un don divin au fond de la souffrance : Souffrir, c’est
mériter, c’est monter, c'est grandir ; Dieu m’a fait de mes pleurs ma
meilleure espérance ; J’espère puisqu'il faut souffrir.

TROISIÈME CONFÉRENCE
Nous souffrons parce que Dieu est bon.
Monseigneur,
Mes frères,

Le fait de la douleur est-il contraire à la justice divine ? Il nous a


semblé que l'examen de cette question s’imposait comme une sorte
d’avant-propos de la Bonne Souffrance, et c'est pourquoi nous y
avons consacré deux entretiens. Si vous vous rappelez, notre
conclusion, très légitime selon nous, a été la suivante : le fait
universel de la douleur, invoqué à tort contre la justice divine par
ceux qui n'y croient pas, nous la révèle plutôt, et, en un sens très
vrai, nous la démontre. De sorte que, si l'on nous demande pourquoi
nous souffrons, nous sommes parfaitement autorisés à répondre
que c'est parce que Dieu est juste.
Nous avons même le droit d'ajouter, disions-nous en terminant
notre dernière conférence, que c'est parce que Dieu est bon.
Ceci a besoin d’être expliqué. C'est une vérité, mais qui — sauf
pour les saints — n’est pas précisément évidente par elle-même, ce
n’est pas du tout un axiome ; je vais essayer de la mettre en lumière.
Mais, auparavant, je voudrais placer ici une observation qui a son
importance : c’est au sujet de l’attitude illogique et indécente que
prennent les incroyants sectaires en face du grave problème de la
douleur. Il nous est arrivé plusieurs fois déjà de les prendre à partie :
finissons-en avec eux.
Au fond, toutes leurs attaques reviennent à ce sophisme : de deux
choses l’une : ou Dieu ne peut pas supprimer le mal et alors il est
impuissant ; ou, pouvant le supprimer, il ne le veut pas et alors il est
malfaisant, il fait de ce monde un véritable bagne. Aussi, affirmons-
nous intrépidement qu’il n’y a pas de Dieu17.
Et ils ne s’aperçoivent pas qu’avec leur affirmation intrépide ils
raisonnent de travers et se rendent ridicules. A leur dilemme, nous
opposons celui-ci : de deux choses hune : il y a un Dieu, ou il n'y en
a pas.
S’il n'y a pas de Dieu, d’où vient qu’ils se sont de tout temps
acharnés contre lui ? De nos jours surtout, ils ne sont occupés,
semble-t-il, que de faire son procès ; nous assistons à une
recrudescence de leur haine vivace et immortelle ; depuis Lucrèce,
jamais réquisitoire plus acerbe n’a été dressé contre la Providence ;
toute une littérature savante ou populaire déborde d’invectives à
l’adresse de ce monarque de l’univers, qui selon eux n’existe pas ou
n'existe plus, qui est bien mort. Le ressusciter ainsi constamment et
tout exprès pour se donner la satisfaction de lui tendre le poing et de
vomir contre lui l’injure et le blasphème : de quel nom faut-il appeler
cela? N’est-ce pas une folie haineuse, n’est-ce pas le comble de
l’odieux et du burlesque ? Nous leur dirons avec le poète des Gueux
:
Si Dieu n’est rien, pourquoi lui montrez-vous le poing ? | Si ce n’est
qu’un brouillard dont votre âme est trempée, | Pourquoi, dans ces
vapeurs, donner des coups d’épée ? | Don Quichotte chargeait pour
frapper un géant | Sur un moulin ; mais vous, c’est contre le néant |
Que vous vous colletez avec l’ombre. C’est drôle. | Si Dieu n’existe
pas, vous jouez un sot rôle.
Richepin a cent fois raison.
S'il n'y a pas de Dieu, l'homme n'a pas à récriminer devant la
douleur, il n'a qu’à se taire. S'il s'irrite et s’il accuse, il devient
grotesque ; il ne peut s’en prendre qu'à la nature, et la nature est
inconsciente, elle est irresponsable. « Il ne faut pas en vouloir aux
choses, disait Talleyrand, cela ne leur fait absolument rien du tout. »
S’il y a un Dieu — suivant l’autre hypothèse qui est selon nous un
dogme de foi et de bon sens, — il reste, malgré tout, ce qu'il est, et
ce n'est pas la douleur qui le supprime. C’est ce que répliquait
Voltaire à son ami d'Holbach. Celui-ci disait : « Voyez le mal
physique, voyez le mal moral auquel le monde est en proie, et
croyez à un Dieu après cela ! » Et le patriarche de Ferney lui
répondait dans ses Dialogues : « L’idée du Dieu-bourreau qui fait
des créatures pour les tourmenter est horrible ; mais si on prouve
une vérité, cette vérité existe-t-elle moins parce qu’elle traîne après
elle des conséquences inquiétantes ? Il y a un être nécessaire,
source de tous les êtres : existera-t-il moins parce que nous
souffrons ? »
On ne saurait mieux dire : toutes les objections contre le
gouvernement de Dieu ne prouveront jamais rien contre l’existence
de Dieu.
« Il faut un être premier, point d’attache de tous les êtres
contingents. Il faut un ordonnateur suprême, principe de l’harmonie
des mondes. Il faut un souverain législateur, fondement de la
moralité. Il faut une réalité transcendante parce qu’il faut une
réponse à l’aspiration universelle de l’humanité. Voilà une certitude
préalable, primordiale, antérieure à toute discussion, et dont la
raison ne peut se laisser déposséder sans signer du même coup son
abdication. Et ce fait que, malgré l’universalité de la douleur,
l’humanité a partout et toujours cru à l’existence de Dieu, corrobore
la valeur de son témoignage et l’élève à son maximum d’autorité. Le
théisme occupe donc une position inexpugnable ; il est la vérité
intangible qui n’est pas atteinte, qui ne risque même pas d’être
effleurée par toutes les récriminations du monde »18
Cela dit, venons-en à notre thèse.
Nous souffrons parce que Dieu est bon. Voilà qui mettrait en
gaieté, j’imagine, ou en fureur, les esprits forts dont nous venons de
parler. On les verrait, sans doute, au seul énoncé de cette
proposition, sursauter et se récrier : les maux de la vie dont nous
avons tous notre large compte trouveraient une de leurs raisons
ultimes dans la bonté de Dieu ? Allons donc ! C’est une gageure, un
défi au sens commun, un paradoxe intolérable !
Pas tellement. Assurément, mes frères, c’est une doctrine de foi
que nous allons vous exposer, et qui est très consolante, mais qui ne
laisse pas pour cela que d’être fort raisonnable, vous en jugerez.
Remarquons d’abord que Dieu étant tout ensemble infiniment juste
et infiniment bon, il faut que sa bonté paraisse, lorsqu’il nous punit,
dans sa justice même. Cela doit être, et cela est. Nous savons que
la douleur est, avant tout, une loi pénale, qu’elle est essentiellement
expiatrice, qu’elle l’est par son origine et de sa nature. Nous savons
aussi que nous avons tous besoin d’elle pour rentrer en grâce,
puisque nous sommes tous coupables. Mais comme, à cause de
notre faiblesse ou de notre lâcheté, nous n’irions pas la chercher,
c’est elle qui vient à nous, messagère de Dieu. Ne peut-on pas dire,
dès lors, que c’est le Dieu juste et bon qui nous l’envoie19?
Autre considération. Les peines du temps présent, endurées avec
résignation, sont en quelque sorte des acomptes que nous payons
au divin Créancier : au fur et à mesure que nous les subissons en
esprit de pénitence, elles nous sont décomptées sur celles,
beaucoup plus graves, que nous réserve peut-être l’avenir. Si nous
avons la sagesse et le courage de les bien accepter, elles nous
épargneront, nous pouvons en être sûrs, ou du moins elles nous
allégeront notablement, les redoutables expiations de l’au-delà.
C’est l’idée que le philosophe Joseph de Maistre traduit par ces
fortes paroles dans son beau livre trop délaissé, Les Soirées de
Saint-Pétersbourg : « Les afflictions envoyées aux hommes par la
justice divine sont un véritable bienfait ; elles sont un gage manifeste
d’amour puisqu’elles constituent une anticipation ou une
commutation de peine qui exclut évidemment la peine éternelle.
Celui qui n’a jamais souffert en ce monde ne saurait être sûr de rien
(quant à l’autre) ; et moins il a souffert, moins il est sûr ; mais je ne
vois pas ce que peut craindre ou, pour m’exprimer plus exactement,
ce que peut laisser craindre celui qui a souffert avec acceptation. »
Cette disposition miséricordieuse de la Providence, n’est-ce pas la
bonté qui se montre dans la justice ? Nous souffrons parce que Dieu
est bon.
Il nous faut maintenant serrer la formule de plus près.
Mes frères, avez-vous jamais réfléchi à ceci : que s’il n’était pas
vrai que c’est parce que Dieu nous aime, que nous avons tant à
souffrir, il faudrait admettre qu’il est sans entrailles, qu’il est barbare,
qu’il est tout simplement cruel. Nos incrédules, eux, n’y voient aucun
inconvénient ; cela ne les gêne nullement, on le conçoit, de lui
appliquer ces épithètes, puisque, avec plus ou moins dé sincérité je
suppose, ils nient son existence.
Mais nous, les croyants, nous, les fidèles, nous prenons la chose
un peu différemment, il me semble. De tels qualificatifs accolés à
Dieu nous paraissent à nous ce qu’ils sont, des abominations,
d’abominables insultes. Eh bien, je répète qu’il mériterait d’être
qualifié de la sorte, que ce serait, en effet, un Dieu cruel, si nous ne
pouvions pas dire en toute vérité que c’est parce qu’il nous aime que
nous souffrons tant ici-bas. Et je le prouve.
Voici une première certitude : l’homme, créé par Dieu, est, au sens
le plus complet du mot, son enfant.
En voici une seconde : créature de Dieu, l’homme est, par rapport
à son Créateur, la faiblesse même ; son impuissance est radicale,
elle est absolue, elle est toute proche du néant.
Et en voici une troisième : si l’homme accablé, comme il l’est si
souvent, par la souffrance, n’a pas la consolation de pouvoir penser
que c’est parce que Dieu l’aime qu’il souffre ainsi, il en viendra
nécessairement à se dite qu’il n’a point de cœur. Il se dira : Dieu ne
peut pas rester insensible à une souffrance qui vient de lui en
définitive ; c’est parce qu’il le veut ou parce qu’il le permet que je
souffre. Il me voit donc souffrir, bien plus, il me fait souffrir et il y
prend plaisir ! Ce raisonnement serait fort juste.
Or, je vous le demande, mes frères, vous paraît-il admissible qu’il
en soit ainsi ? Eh quoi ! Celui que la voix des peuples et des siècles
a surnommé le bon Dieu pourrait être cruel ? Est-ce que vous le
concevez, vous, prenant plaisir à tourmenter, à torturer, à angoisser
ce pauvre petit être sorti de ses mains, dont il est l’Auteur, dont il est
le Créateur, dont il est le Père ? Vous-mêmes, si imparfaitement
bons que vous puissiez être, vous seriez incapables de faire le
moindre mal à un enfant, même à un enfant qui ne serait pas le
vôtre, pour le mauvais plaisir de le voir pleurer. La seule idée
d’abuser ainsi de votre force vous révolte et à juste titre.
Eh bien, mais... n’est-il pas mille fois plus révoltant encore, et plus
indigne, et plus invraisemblable que Dieu abuse, lui, de sa toute-
puissance, en nous frappant méchamment, à tort et à travers, ou en
nous laissant méchamment écraser et broyer par je ne sais quelle
fatalité qui serait à ses ordres ? Vous êtes de mon avis, c'est
absolument impossible ; une pareille supposition est absurde, elle
est monstrueuse, elle est blasphématoire. Nous la repoussons du
pied. La vérité, c’est que nous sommes tous et toujours les enfants
de Dieu, et qu’il ne cesse à aucun instant de nous aimer comme un
Père, même lorsqu’il lève la main sur nous. S’il arrive donc que sa
main nous touche douloureusement, nous n’avons qu’une chose à
faire : « Confesser à deux genoux, à l’honneur de son nom, que
c’est un nom de bonté », suivant la parole du Psalmiste : Confitebor
nomini tuo, Domine, quoniam bonum est. Nous n’avons qu’à lui dire
à travers nos larmes : Seigneur, si vous en agissez ainsi avec moi,
ce ne peut être qu’en vue de mon bonheur éternel auquel je ne
travaille pas assez, c’est dans un dessein de miséricorde, dessein
mystérieux qui m’échappe, que j’entrevois à peine en ce monde, que
je ne comprendrai bien que dans l’autre. En attendant, je crois et j’ai
confiance. Voilà le langage de la douleur chrétienne et du bon sens.
Passons à l’argument direct.
Dites-moi : est-ce qu’on ne peut pas faire souffrir exprès, de propos
délibéré, une personne même tendrement aimée ? Allons plus loin :
dans certains cas, ne peut-on pas la faire souffrir d’autant plus qu’on
l’aime davantage ?
L’un de ceux qui ont le mieux parlé de la douleur, Mgr Bougaud,
estime que toute la question est là et qu’il faut répondre par
l’affirmative20. Nous ne pouvons mieux faire que de le suivre dans le
développement de cette idée.
Voici un enfant qui joue sur le bord d’une rivière profonde. Il
descend le talus très bas, il se penche pour cueillir une fleur, il va
tomber. Tout à coup, il sent qu’une main l’empoigne violemment et
l’emporte ; il crie, car il souffre. D’où lui vient cette souffrance ?
N’est-ce pas du cœur de sa mère, qui l’arrache ainsi au danger ?
Cet autre enfant s’amuse avec un révolver chargé, qu’il est parvenu
à extraire des profondeurs d’un tiroir. Survient le père qui,
doucement, avec des précautions infinies, lui retire l’arme des
mains, puis le gronde, et, afin qu’il ne recommence plus, lui
administre une de ces corrections claquantes qui font époque dans
la vie d’un bambin. Le petit bonhomme n’est pas content, il est
même furieux, il crie. D’où lui vient son mal ? De l’amour.
Un dernier exemple. Des parents ont attendu jusqu’au dernier
moment, se décident enfin, l’opération ayant été jugée nécessaire, à
présenter eux-mêmes leur enfant malade à la lancette ou au bistouri
du chirurgien. L’instrument sauveur s’enfonce dans les chairs du
pauvre petit, qui pousse des cris aigus et lamentables. J’y suis
beaucoup moins sensible, je l’avoue, qu’à la douleur muette et
vaillante du père et de la mère. Il est évident qu’ici encore c’est
l’affection la plus tendre, la plus vive, la plus vraie qui fait souffrir. A
la place du père, à la place de la mère, mettez Dieu, et réfléchissez,
vous verrez bientôt que ce pourrait bien être parce qu’il est bon que
nous sommes visités par la souffrance.
Ah ! si vous ne croyez pas en Dieu, restons-en là, s’il vous plaît ; il
est inutile que nous allions plus loin, vous ne pouvez rien
comprendre à la douleur, elle demeurera pour vous une énigme
impénétrable. Si vous n’admettez pas, disons mieux, si vous ne
voulez pas admettre ce que proclame non seulement la foi, mais la
simple raison, à savoir qu’il y a un Dieu, qui nous a faits pour lui et
vers qui nous allons tous ; si vous vous obstinez à regarder ce
monde comme un vaste champ clos où se heurtent et
s’entrechoquent des forces brutales, il est évident que la douleur n’a
aucun sens. Vous êtes brisés, vous êtes broyés par la vie, que
voulez-vous qu’on vous dise ? Qu’alliez-vous faire d’attraper cette
maladie qui vous réduit à l’impuissance ? Et vous, de vous lancer
inconsidérément dans une entreprise qui échoue et qui vous ruine ?
Et vous, d’épouser un mari qui vous rend la plus malheureuse des
femmes ? Vous n’avez qu’une ressource : dévorer votre chagrin
stoïquement et en silence. Est-ce que d’après vous le Ciel n’est
point vide ? Par conséquent, vous l’imploreriez en vain. Et non
moins vainement vous importuneriez des hommes qui ne peuvent
rien pour vous. Vous êtes athées, vous vous vantez de l’être parfois,
vous désirez qu’on le sache ; nous le savons ; tenez-vous pour
satisfaits de l’honneur qui vous en revient, mais pour ce qui est
d’être vraiment consolés, ne l’espérez jamais ; n’attendez pas de
consolations, il ne vous en viendra d’aucun côté, il n’y en a pas pour
les sans-Dieu.
Heureusement que vous n'en êtes pas, vous, mes frères. Vous
croyez en Dieu, vous; à un Dieu sage, puissant et bon par-dessus
tout; à un Dieu qui nous a destinés, en nous créant, à une félicité qui
n'est autre que lui-même; qui nous a posés une minute — qu'est-ce,
en effet, que 40, 50, 60 ans de vie, sinon des tic-tac d’horloge? —
oui, qui nous a posés une minute dans le temps, pour que nous
nous rendions dignes, en faisant notre salut, de l’éternité
bienheureuse; à un Dieu qui, pendant que nous travaillons à ce
grand œuvre, veille sur nous et nous protège et nous aide, qui nous
excite, qui nous stimule, pour que nous passions vraiment sur cette
terre, que nous y soyons réellement de passage et que nous ne
songions pas à nous y installer à demeure, ce qui compromettrait
l’avenir de notre âme ; pour que nous traversions ce pauvre monde
et ses vanités sans nous y abaisser, sans nous y attacher, sans
nous y corrompre... Alors ? Alors, est-ce qu’à cette lumière d’en haut
vous n'entrevoyez pas d'où vient la souffrance ? Est-ce que vous ne
commencez pas à comprendre qu'elle nous vient en droite ligne du
cœur de Dieu ?
Poursuivons, en empruntant à Fauteur que nous avons déjà
nommé, une comparaison qui fera mieux saisir encore notre pensée.
Ce monde qui nous paraît vaste, Dieu l'a fait trop exigu pour nous ;
il ne peut pas nous contenir, nos aspirations le dépassent dans tous
les sens. Sitôt que nous faisons mine de prendre notre essor, au
moindre élan, nous sommes arrêtés : nous sentons les bornes qui
nous ont été assignées, nous touchons les limites qui nous ont été
tracées, nous nous heurtons aux barreaux de la cage. C’est à
dessein que, cette cage, Dieu l'a faite trop petite ; il a voulu que
toujours mal à l’aise, resserrés, gênés, nous ne cessions pas
d’aspirer à de plus grands espaces, de nous élancer vers les
horizons infinis :
Borné dans sa nature, infini dans ses vœux,
L’homme est un Dieu tombé qui se souvient des cieux.
Ne faut-il pas qu’il s’en souvienne pour y retourner volontairement un
jour ? Supposez maintenant une créature qui, au lieu de déployer
ses ailes, les replie ; qui, au lieu d’essayer de voler et de s’élever,
trouve plus commode de rester à terre et de ramper ; supposez un
être immortel qui ne gémit plus dans l’étroite geôle de ce monde où il
est enfermé, qui l’admire parce qu’elle est peinte en bleu ou en rose,
qui commence à s’y plaire, qui s’y avilit, qui s’y dégrade, qui est à la
veille de s’y perdre ; pourquoi Dieu n’interviendrait-il pas ? Ces
limites que l’on oublie, pourquoi ne les rendrait-il pas sensibles et
douloureuses ? L’homme, son enfant, s’amuse avec le jouet
dangereux des richesses ; Dieu prévoit qu’elles causeront sa perte,
pourquoi ne les lui prendrait-il pas ? Pourquoi n’enlèverait-il pas
l’homme, son enfant, d’une main rude qui lui fait mal, à ce précipice
au bord duquel il s’aventure et où il va tomber ? Pourquoi enfin, si
son enfant est malade, ne le livrerait-il pas à l’opération salutaire qui
s’impose ? Et s’il le faisait, pourquoi l’homme, étourdi d’abord et
aveuglé par ses larmes, ne lui dirait-il pas ensuite : Père, vous avez
bien fait21?
Voilà le sens de la douleur : celle de la vie et celle de la mort ne
s’expliquent, en dernière analyse, que par la bonté de Dieu.

Pour clore cette conférence en la résumant, voulez-vous me


permettre, mes frères, de vous lire une courte page de l’écrivain
pieux et délicat que fut Mgr Gerbet, l’une des gloires les plus pures,
comme aussi l’une des lumières de l’Épiscopat français au dernier
siècle : je serais étonné si vous ne la trouviez pas charmante et
profonde dans sa simplicité.
« Tandis que je vous écrivais pendant la nuit, un papillon, qui était
entré par ma fenêtre entrouverte, s’est abattu sur les briques de ma
chambre. Il s’était probablement fait mal, et il voltigeait par terre,
faisant un grand petit bruit pour se relever. Son bruit m’a fait penser
à lui, moi qui dans ce moment ne pensais qu’à vous : je me suis dit
que, s’il parvenait à voler comme de coutume, il viendrait bien vite
brûler ses ailes à la lumière et mourir, et qu’il valait mieux le mettre
dehors en liberté sous les étoiles. Je l’ai poursuivi avec un cornet de
papier pour le prendre, je l’ai pris et je l’ai mis en liberté. Pauvre
papillon, nous sommes comme toi : blessés par la douleur, nous
nous agitons terre à terre, battant des ailes que Dieu nous a faites.
Quand je te poursuivais tout à l’heure, tu avais bien peur de moi, et
je ne te poursuivais que pour te sauver. Et c’est comme cela que
Dieu nous poursuit. Mais quand je t’ai jeté dehors dans la sombre
nuit, c’est alors que tu as accusé ma cruauté. Pauvre ignorant !
Cette grossière lumière que tu regrettais t’eût fait mourir, et au lieu
de cela tu auras demain un air pur et doux au soleil levant. Cette
sombre nuit est l’image de la mort ; quand Dieu nous y jette, c’est
pour nous faire retrouver la vie au lever de l’éternelle aurore. »

QUATRIEME CONFÉRENCE
La douleur convertissante.
Monseigneur,
Mes frères,

Nous souffrons parce que Dieu est bon. Ce n’est pas un paradoxe,
nous l’avons vu ; c’est une doctrine qui, pour être chrétienne et
consolante, n’en est pas moins éminemment raisonnable.
D’abord, puisque Dieu est tout ensemble infiniment juste et
infiniment bon, il faut que sa bonté, quand il nous punit, paraisse
dans sa justice même : cela doit être et cela est. Les peines du
temps présent, si nous avons la sagesse et le courage de les bien
accepter, nous épargneront ou du moins nous allégeront
notablement les redoutables expiations de l’au-delà.
De plus, s’il n’était pas vrai que c’est parce que Dieu nous aime
que nous avons tant à souffrir ici-bas, il faudrait admettre qu’il est
cruel. Or, nous répugnons invinciblement à l’idée d’un Dieu-
bourreau, parce qu’elle est absurde, monstrueuse, blasphématoire.
Il est bon par-dessus tout. Lorsqu’il nous envoie l’épreuve, il n’a
pas d’autre objectif que notre salut. Il nous a posés une minute dans
le temps, afin que nous nous rendions dignes de l’éternité
bienheureuse. Il veut, malgré nous souvent, que nous allions au
Ciel. C’est là son but unique. Et pour que nous passions vraiment
sur cette terre, pour que nous y soyons réellement de passage et
que nous ne songions pas à nous y installer à demeure ; pour que
nous traversions la vie et ses vanités sans nous y attacher, sans
nous y abaisser, sans nous y corrompre, il nous excite, il nous
aiguillonne par la douleur.
Nous sommes des êtres immortels qu’il tient enfermés pour un
court moment dans une geôle étroite. Il veut que nous nous y
sentions toujours mal à l’aise, resserrés, gênés, afin que nous ne
cessions pas d’aspirer à de plus grands espaces, de nous élancer
vers les horizons infinis. S’aperçoit-il que nous ne gémissons plus
dans notre prison, que nous commençons à nous y plaire trop, à
nous y avilir, que nous risquons de nous y perdre, il intervient
amoureusement par la douleur ; c’est sa manière de nous faire
souvenir de lui et de nous rappeler à l’ordre.
La souffrance ayant ainsi pour auteur un Dieu bon, on ne
s’étonnera pas qu’elle puisse et doive être bienfaisante.
Nous allons voir aujourd’hui l’éminent service qu’elle rend à
l’homme coupable : elle le tourne vers Dieu, elle le convertit. Si le
mot, en devenant presque banal, n’était pas resté un peu
prétentieux, je dirais que ce que je vais essayer de faire, c’est la
psychologie de la conversion des âmes par la souffrance.
Elle nous éclaire, elle nous détache, elle nous mène ou nous
ramène à Dieu : voilà, résumé par avance, tout le développement
qui va suivre.
La douleur nous éclaire, elle nous ouvre les yeux, elle les dessille
en quelque sorte : ils ne voient pas, ou si peu, ou si mal, les yeux qui
n’ont pas versé de larmes. Est-ce parce que les larmes nous
purifient, est-ce parce qu’elles lavent nos iniquités ? Toujours est-il
qu’elles rendent notre œil plus simple et notre regard plus pénétrant.
La douleur nous éclaire, elle nous fait voir ; pour parler sans
métaphore, elle nous instruit.
« Celui qui n’a pas souffert, que sait-il ? » demande l’Écriture. De
fait, il y a une foule de choses que l’homme qui n’a point souffert ne
sait pas, et il y en a une quantité qu’il ne sera jamais capable de
savoir, si, par impossible, il continue à vivre sans souffrance.
Comme il ne possède pas la seule science qui soit vraiment
indispensable, il ignore tout. C’est le mélancolique aveu qu’exhalait,
presque avec son dernier soupir, l’un de nos plus grands poètes du
XIXe siècle, l’auteur de Rolla, mais aussi de l’Espoir en Dieu22 dans
ce sonnet [Tristesse] que la plupart d’entre vous pourraient, comme
moi, réciter de mémoire :
J’ai perdu ma force et ma vie,
Et mes amis et ma gaîté ;
J’ai perdu jusqu’à la fierté
Qui faisait croire à mon génie...
En voici la fin :

Et ceux qui se sont passés d’elle,


(elle, c’est la vérité qui se trouve au fond de la souffrance)
Et ceux qui se sont passés d’elle,
Ici-bas ont tout ignoré.
Dieu parle, il faut qu’on lui réponde,
Le seul bien qui me reste au monde
Est d’avoir quelquefois pleuré.

La douleur nous éclaire. Est-ce bien vrai ? Elle paraît, au contraire,


nous envelopper de ténèbres quand elle s’empare de nous : ne
sommes-nous pas d’abord aveuglés par nos larmes ? Sans doute,
mais cela ne dure qu’un instant. La douleur ne tarde pas à remplir
son office : elle fait le jour autour de nous et en nous, elle dissipe
nos illusions, les deux principales surtout, celles qui ont pour objet le
monde et notre conscience, celles qui mettent davantage en péril le
salut de notre âme, et par là la douleur nous sauve.
Des illusions, n’est-ce pas que nous en avons tous ? quoiqu’on se
défende assez généralement d’en avoir. Oh ! on n’en convient pas
volontiers. Que de fois nous entendons dire, à moins que nous ne le
disions nous-mêmes : Moi, il y a beau temps que je n’en ai plus !
Quels sont ceux qui tiennent ce langage ? Des vieillards ? Pas
toujours. Ils y auraient quelque droit, eux ; ils ont vécu, ils ont lutté,
ils ont souffert. Non, ce ne sont pas seulement eux, vous savez bien
que ce sont aussi les jeunes. Je répondrai à cette jeunesse
prématurément et prétendument désabusée : Vous n’avez plus
d’illusions, vous ? C’en est une de le croire, une de plus. Attendez
donc pour parler ainsi, vous n’avez pas encore eu le temps de
souffrir. Tant il est vrai qu’il n’y a que la souffrance qui nous les
enlève, la dure et amère expérience de la vie.
Une des illusions les plus courantes, qui en suppose ou en
renferme beaucoup d’autres, aussi commune qu’elle est au point de
vue chrétien périlleuse et funeste, c’est celle qui consiste à penser
que nous sommes faits uniquement pour ce monde et qu’il nous
suffit. Nous en arrivons là, petit à petit, lorsque la souffrance nous a
longtemps épargnés. Il nous semble, à un moment donné, que notre
bonheur est complet (entre parenthèses, il n’y a que les âmes
médiocres pour s’estimer complètement heureuses, et elles ne
manquent pas) ; donc, tout nous réussit, tout nous sourit, tout
marche au gré de nos désirs. Nous sommes contents de notre sort ;
nous le sommes trop pour nous rappeler encore que nous avons
une destinée plus haute ; on ne regarde plus le Ciel, on oublie de le
regarder lorsque la terre a tant de charmes : Bonum est nos hic
esse, « il fait bon où nous sommes ». Nous ne songeons plus, parce
que nous ne le sentons pas, que cette terre n’est qu’un lieu
d’épreuve et d’attente, un lieu d’exil. Nous nous y installons comme
si nous devions l'habiter toujours, nous y fixons notre tente, nous y
attachons notre cœur ; hélas ! nous perdons totalement de vue
l’éternelle patrie. Nous ne nous en doutons peut-être pas, mais nous
sommes en train de nous perdre...
Heureusement, le jour vient — pour qui ne vient-il pas, tôt ou tard
? — où Dieu, dans sa miséricorde, permet que nous soyons
dépouillés de nos richesses, déchus de notre rang, frappés dans
notre santé, atteints dans notre réputation, meurtris dans nos
affections les plus chères. Alors, l’illusion tombe, les fantômes
s’évanouissent, les réalités reparaissent et reprennent sur notre
esprit l’empire qui leur est dû. C’est presque immanquable : nous
recommençons à y voir, dès que les pleurs ont coulé ; l’horizon
s'éclaircit quand nous sommes visités par la souffrance. « Je visiterai
Jérusalem armé de torches et de flambeaux », dit Dieu par son
prophète. Cette parole divine ne cesse point d'être vraie : Jérusalem,
c'est notre âme, où peu à peu les ombres s'accumulent, et la visite
de Dieu, c'est la souffrance qui apporte avec elle la lumière. « Oh !
que la langue chrétienne est savante et en même temps qu'elle est
consolante, lorsqu'elle nomme nos épreuves les visites de Dieu ! 23»
Alors, nous comprenons ce qu'est le monde et ce qu'il vaut : les
biens qu’il poursuit, les plaisirs qu'il recherche, les honneurs dont il
fait tant de cas, nous apparaissent ce qu'ils sont : des vanités et des
mensonges, des choses misérables et par conséquent méprisables.
Alors, il n’est pas rare que nous ayons comme une sensation
d'affadissement universel, la nausée de tout ; nous prenons tout en
dégoût, jusqu'à la vie elle-même. Comme le patriarche de l’Idumée
qui soupirait au sein de ses malheurs : « mon âme se sent prise du
dégoût de la vie », oui, nous éprouvons la lassitude de vivre. C’est
parfois une tentation et elle est dangereuse, surtout pour les
incroyants qu’elle décourage, qu’elle désespère, qu’elle provoque à
la désertion de la vie ; cette suprême lâcheté. Pour nous, c’est le
plus souvent une grâce insigne, Puisqu’il nous faut en venir, par la
réflexion chrétienne, à estimer la terre trop vile pour y borner nos
ambitions, n’est-ce pas un réel, n’est-ce pas un immense avantage
de sentir que même notre cœur s’en détourne par désenchantement
et fatigue ?
C’est ainsi que la douleur, en nous éclairant, nous détache, qu’elle
nous dessaisit, qu’elle nous déprend de tout ce qui fait que l’on
offense Dieu ou qu’on le néglige ; c’est ainsi qu'en nous en inspirant
le dégoût salutaire, elle nous éloigne des occasions ou des amorces
du péché.
Mais voici qu’elle fait la lumière sur le péché lui-même, pour nous
en détacher aussi, pour nous amener à le détester et à en obtenir le
pardon.
Que de gens qui se figurent être sans péché, parce qu'ils gardent
tant bien que mal les dehors de l'honnêteté vulgaire ! Pourvu qu'ils
ne lèsent pas la justice, ils s'imaginent que, ne faisant de tort à
personne, ils ont la conscience absolument nette, et ils ont le front
de le dire tout haut : Je suis un honnête homme, moi, je n'ai rien à
me reprocher. Alors que Joseph de Maistre disait, lui : « Je ne sais
ce qu'il y a dans la conscience d'un scélérat, mais je sais ce qu’il y a
dans celle d'un honnête homme parce que je connais la mienne, et
c'est affreux. » Se croire sans péché, c'est là, mes frères, une
illusion dans laquelle l'ignorance entre pour une assez grande part,
je le veux bien, mais qui est surtout à base d'orgueil ; aussi je ne
m’étonne pas qu’elle soit si répandue parmi les heureux de ce
monde, parmi ceux qui jouissent le plus copieusement de la vie ;
ceux-là sont tous, ils deviennent presque fatalement tous des
orgueilleux de la plus belle eau. Comment voulez-vous qu'il en soit
autrement ? Cette vie leur paraissant une sorte de ciel, ils ne sont
pas tellement éloignés de se considérer comme des dieux — et,
donc, ils ne pèchent point, puisqu’ils sont impeccables. Eh bien,
nous finissons, nous aussi, par la partager plus ou moins, cette
grossière illusion, lorsque nous avons été de longues années sans
souffrir.
Mais, Dieu merci, l’épreuve n’est pas loin. Elle n’est jamais loin ;
elle est là qui veille, attentive : au signal donné par celui dont elle est
la docile messagère, elle accourt, elle se précipite, elle fond sur nous
à l’improviste. Comme elle n’était pas attendue, elle est d’abord mal
accueillie ; on commence par lui adresser des injures. On la reçoit
avec des récriminations, des imprécations, des révoltes ; on se plaint
à cette justicière d’être une victime innocente : qu’ai-je fait, quel
crime ai-je commis, pour être maltraité de la sorte ? Et tandis que
l’on proteste, la souffrance prend tranquillement possession de son
nouveau gîte. On se calme bientôt, on rentre en soi-même, on
réfléchit, on se ressouvient tout à coup des enseignements de la foi,
et l'on se demande si la souffrance que l’on endure de si mauvais
gré ne serait pas, après tout, une expiation ; on fouille dans son
passé, on l'explore, on cherche, et naturellement on trouve; cette
fois encore l'illusion tombe. De tous les coins sombres, des
profondeurs obscures où elles étaient cachées, d'innombrables
fautes se lèvent pour dire : Si tu souffres, toi, ne t'en prends qu'à toi-
même, tu l’as mérité, tu ne l’as pas volé, c’est bien fait.
De sorte que la douleur nous aide à découvrir et nous force à
reconnaître notre péché : elle devient par là un principe d'humilité
chrétienne.
Il y a plus ; ce péché, qu'elle a dégagé et mis en lumière, elle nous
en fait sentir aussi la gravité.
Lorsqu'un homme a eu le malheur de commettre à son préjudice
un nouveau péché originel, quand il voit cette faute initiale dérouler à
travers sa vie l'interminable série de ses conséquences : tyrannie de
l'habitude, réputation ternie, santé compromise, comme il se rend
compte de la triste fécondité du mal ! Il ne l'ignorait pas tout à fait,
mais, l’ayant expérimentée à ses dépens, comme il la comprend
mieux ! Et avec quel regret sincère il se dit : Si c’était à
recommencer !
N’est-ce pas l’histoire, l’éternelle histoire de l’« enfant prodigue »?
Et vous savez comment cette histoire s’achève.
Une fois que nous en sommes là, d’elle-même, notre pensée se
tourne vers Dieu que nous avons abandonné : nous l’apercevons
dans le lointain de notre première enfance ou de notre prime
jeunesse ; il semble remonter du fond de nos souvenirs, il se hâte
vers nous, il se rapproche. C’est le Maître tout-puissant qui se révèle
d’abord. Oh ! comme nous sommes petits et faibles devant lui ! Oh !
comme nous dépendons de sa Volonté souveraine ! Oh ! comme il
se joue de nos ambitions, de nos projets, de nos calculs, de nos
espoirs et de nos rêves ! Puis, c’est le Bienfaiteur incomparable qui
se montre, le Père plein de tendresse, l’Ami compatissant par
excellence : c’est le Dieu du Calvaire qui nous ouvre ses bras et son
cœur. On est touché, on est conquis, et on se rend finalement à
l’émouvante invitation du poète que vous connaissez, si simple et si
belle :

Vous qui pleurez, venez à ce Dieu, car il pleure


Vous qui souffrez, venez à lui, car il guérit
Vous qui tremblez, venez à lui, car il sourit
Vous qui passez, venez à lui, car il demeure.
C’est la conversion, c’est le salut.

« Maintenant, je le connais, s’écriait François Coppée, après la


longue et douloureuse maladie dont il sortit l’âme régénérée comme
d’un second baptême, je le connais, l’inconnaissable ! Il est le Père,
il est mon Père ! Cent fois bénie soit donc la souffrance qui m’a
ramené à lui ! »

On ne les compte plus, les convertis de la Bonne Souffrance,


depuis un siècle ; je ne parle que de ceux qui ont un nom ; que
d’autres, que de milliers d’autres, que Dieu seul connaît.
C’est Chateaubriand, qui nous confesse que ce qui détermina son
retour à la foi, ce ne furent pas les raisons intellectuelles ni une
apologétique savante, mais simplement la mort de sa mère : « J’ai
pleuré, dit-il, et j’ai cru. » Non que la douleur soit par elle-même un
motif de croire, mais elle dispose en faveur de la Religion ; elle fait
désirer qu’elle soit vraie, comme les passions font désirer qu’elle soit
fausse.
C’est Isnard, le conventionnel farouche qui, dans la solitude d’une
retraite profonde — une cave du faubourg Saint-Antoine à Paris, où
il se tint caché pendant seize mois pour échapper à l'échafaud — est
éclairé, complètement transformé et prépare son beau Discours sur
l’Immortalité de l'âme. « Là, écrit-il, je retrouvai dans mon cœur les
germes religieux qu’une saine éducation y avait semés, et qui,
longtemps étouffés par la prospérité, se ravivaient dans le malheur.
»
C’est Laharpe, cet écrivain qui avait commencé par être ultra-
révolutionnaire et antireligieux, et qui, ayant été incarcéré sous la
Terreur, redevient croyant dans son cachot, comme il le raconte lui-
même : « J’étais seul dans une petite cellule et profondément triste.
Depuis quelques jours, j’avais lu les Psaumes, l'Evangile et
quelques bons livres. Leur effet avait été rapide quoique gradué.
Déjà j'étais rendu à la foi, je voyais une lumière nouvelle... » On
pense involontairement ici au fameux prisonnier du Spielberg, Silvio
Pellico, dont l'exemple est plus remarquable encore. Voici en quels
termes il s'exprime sur sa dure captivité demeurée légendaire : «
Dieu m'a visité par de longues douleurs : aimons et bénissons sa
volonté adorable ! Nous lui sommes redevables de tant de grâces ;
et quoique nous n'aimions pas les croix, car nous sommes faibles,
ce Père miséricordieux ne nous les envoie que parce qu'il nous
aime. Tantôt il conserve, il épure par ce moyen les vertus les plus
constantes ; tantôt il triomphe par-là de la légèreté et de l'ingratitude
des âmes les plus coupables. J'étais dans cette malheureuse
catégorie. Ma jeunesse n'avait été que délire, orgueil, vaine
philosophie, fluctuation d'une doctrine à l’autre, confiance dans ma
misérable intelligence. Dans cette folle activité de mes pensées
mondaines, le temps me manquait pour réfléchir et sentir Dieu. Il me
fallait des jours de prison, dix années de tombeau. Dans cet affreux
repos, j’eus le temps de démêler la vérité, d’aimer la bonté divine. Je
ne saurais assez louer le Seigneur, sa colère apparente n’était
qu’amour. »
Ce sont là de précieuses paroles, qu’il n’est pas inopportun de
rappeler à l’heure qu’il est, et que plus d’un, sans doute, pourra
redire, se les appliquant à lui-même, lorsque les jours malheureux
que nous vivons seront passés.
En voulez-vous de date plus fraîche, qui ne sont ni moins sincères
ni moins touchantes, et qui de plus témoignent d’un courage
magnifique ? Vous avez certainement lu ou entendu lire la superbe
amende honorable qui a paru l’an dernier, au début de la guerre, de
ce romancier à la mode, l’un des maîtres de notre langue, qui s’est
fait une renommée dans le genre indécent ou frivole : je n’en citerai
que les dernières phrases qui viennent bien à mon sujet :
« Un peuple de morts couvre le champ de bataille... Ah ! qu’il est
dur d’être encore athée devant ce cimetière national ! Je ne le puis...
Je me suis trompé et je vous ai trompés, vous qui lisiez mes livres et
chantiez mes chansons. C’était une folie, c’était une faiblesse, un
cauchemar. Je vois la mort et j’appelle la vie.
» France, France... reviens à la foi de tes plus beaux jours ! Quitter
Dieu c’est être perdu d’avance. Je ne sais si je vivrai encore demain,
c’est pourquoi je m’empresse de confesser à mes amis : Lavedan
n’ose pas mourir en athée. Ce n’est pas la pensée de l’enfer qui
m’effraye, mais le trouble de cette grande vérité : Il existe un Dieu...
et tu es loin de lui ! Réjouis-toi et jubile, ô mon âme, puisqu’il t’est
donné enfin de reconnaître ton erreur. Bénis l’heure où je puis dire à
genoux : Je crois !... Je crois ! ... »
Voilà comment la douleur illumine et métamorphose un homme en
attendant peut-être — il y a lieu de l’espérer —- qu’elle change un
peuple !

Dois-je penser, mes frères, qu’en traitant devant vous ce sujet de


la conversion, je n’ai fait que prêcher des convertis ? Sans doute,
vous n’avez pas besoin de l’être, pour la plupart, grâces à Dieu ; cet
auditoire magnifique compte certainement en majorité des âmes
fidèles, pieuses même et ferventes. Je me plais à espérer
néanmoins — ne serait-ce aussi qu’une illusion ? si c’en est une, je
demande qu’on me la laisse —, oui, j’espère que ces âmes-là ne
m’auront pas écouté sans profit, qu’elles auront entendu des vérités
utiles même pour elles... Car lorsque la douleur n’a pas à convertir,
elle peut sanctifier, et elle est sanctifiante de la même manière
qu’elle est convertissante ; elle sanctifie en éclairant et en détachant
toujours davantage de la créature pour attacher plus étroitement au
Créateur.
Mais parmi la foule qui se presse dans cette vaste enceinte, serait-
il téméraire de supposer — oh ! sans vouloir désobliger personne —
qu’il y a des chrétiens qui ne le sont plus que de nom et par le
baptême, qui ont désappris leur religion, qui ont cessé de la
pratiquer depuis longtemps ? Ceux-là aussi ont souffert, mais
l’épreuve au lieu de les porter à Dieu les a plutôt éloignés de lui
encore : c’est qu’ils n’ont point jusqu’ici compris le vrai sens de la
douleur. Puissent-ils avoir du moins entrevu qu’elle est un appel de
Dieu, une sollicitation divine, une grâce ! Et voici que Dieu, dont la
bonté est infinie, dont la patience à l’égard des pécheurs est
inlassable, s’apprête à leur en ménager une autre ! Qu’ils me
permettent de les supplier de n’y pas rester insensibles ! Dimanche
prochain, une mission s’ouvrira dans toutes les églises paroissiales
de la ville. Une mission pendant la guerre ; quelle occasion unique
pour eux de faire rentrer la paix dans leur âme, de mettre de l’ordre
dans leur conscience et dans leur vie, en revenant à une pratique
religieuse, convaincue et sincère !
Ah ! laissez-nous l’espoir que vous en profiterez tous, et
confirmez-le. Dieu veuille que par votre assiduité aux exercices, par
l’entraînement de votre courageux exemple, par l’efficace
contribution de votre prière apostolique, cette mission générale,
s’ajoutant à l’incessante prédication de la Souffrance, lui ramène et
lui attache pour jamais un grand nombre d’âmes !

CINQUIÈME CONFÉRENCE
La résignation chrétienne.
Monseigneur,
Mes frères,

Nous savons que la Souffrance, loin de pouvoir être invoquée


comme un argument de fait contre la justice ou la bonté de Dieu,
nous révèle plutôt, et, en un sens très vrai, nous démontre l’une et
l’autre. Dès lors, si c’est un Dieu juste et bon qui veut ou qui permet
la souffrance, nous devons nous attendre à ce qu’elle soit
bienfaisante. Nous avons vu qu’elle l’est en effet : elle nous rend
d’éminents services. Elle nous éclaire, en dissipant ces fâcheuses
illusions que nous nous faisons si facilement dans la prospérité sur
le monde et sur nous ; elle provoque le désenchantement qui nous
éloigne des occasions du péché, et le remords qui nous détourne du
péché lui-même. Et ainsi, elle nous détache des créatures pour nous
ramener au Créateur ou pour nous unir plus étroitement à lui.
Lorsqu’elle aboutit à un pareil résultat, qui niera qu’elle mérite d’être
appelée la Bonne Souffrance ? Bonne, elle ne l’est cependant pas
par elle-même, elle n’est bonne qu’à la condition qu’on souffre bien.
« Le monde est une fournaise, écrit saint Augustin ; la douleur en est
le feu : Dieu est l’orfèvre qui l’attise. Les bons sont là comme l’or, les
méchants y sont comme la paille ; le même feu qui consume la paille
épure l’or ; l’une s’y change en cendres, l’autre s’y dégage de ses
scories. » Que la douleur produise ces deux effets si différents, nous
en avons le signe au Calvaire où deux larrons furent crucifiés, l’un à
droite l’autre à gauche de Jésus. Tout le mystère de la douleur était
représenté là. Dieu et les créatures y subissaient des tourments
semblables, mais la souffrance en Jésus-Christ était toute sainte en
celui des deux voleurs qui se repentit, elle fut si sanctifiante qu’elle
lui ouvrit immédiatement le Ciel ; pour l’autre, qui s’obstina, loin de le
sanctifier, elle le perdit à jamais.
Il ne s’agit donc pas, pour apprécier la valeur morale ou la vertu
d’une souffrance, de mesurer le poids qu’un homme en supporte ;
les passions mauvaises n’ont-elles pas leurs martyrs ? Mais il s’agit
de savoir dans quelles dispositions intimes cet homme souffre.
Redisons-le : toute la question est de bien souffrir ; être bon dans la
souffrance, voilà qui rend la souffrance bonne.
Or, pour cela, il faut d’abord s’y résigner. Je voudrais vous
entretenir de la résignation chrétienne :

Ce qu’elle n’est pas,


Ce qu’elle doit être,
Ce qu’elle peut devenir.
Telle est la division de mon sujet ; elle est simple, vous n’aurez
aucune difficulté à me suivre dans le développement de ces trois
idées.

La résignation n’est pas l’indifférence : elle n’est pas du tout cette


sorte d’impassibilité naturelle qui est le triste privilège de certaines
âmes dures ou sans profondeur : rien ne les émeut, semble-t-il, rien
n’est capable de les affecter, tout glisse sur elles, les peines comme
les joies ; « cela m’est égal », telle est leur devise.
La résignation n’est pas non plus cette acceptation philosophique
de l’inévitable, dont les sages de ce monde — sages au sens païen
— nous donnent parfois l’exemple. « Que voulez-vous ; disent-ils,
c’est la vie ; il ne faut pas demander à la vie plus qu’elle ne peut
donner. » Des intellectuels, des dilettantes, des sceptiques
emploient couramment ces formules ou d’autres semblables. La
sensibilité, selon eux, doit être mise à la raison ; la souffrance,
raisonnée aussitôt qu’elle est éprouvée, n’est presque plus sentie, à
les en croire. Je ne les en crois pas volontiers. En tout cas, si ces
gens-là parviennent à se consoler avec leurs froids raisonnements,
je ne vous engage pas à les prendre pour consolateurs. La recette
que ces apothicaires auraient à vous offrir contre la douleur, vous la
trouveriez, je pense, par trop inefficace et inopérante. Voulez-vous
en juger ? Le philosophe Sénèque a laissé des lettres qui portent
précisément le titre de Consolations et que nos modernes
rationalistes admirent toujours. Je veux bien qu’elles aient des
parties admirables, mais, dans l’une d’elles, voici ce que l’auteur
écrit à Polybe, l’un de ses intimes amis : « C’est une puissante
consolation de songer que ce qui nous arrive, tous l’ont souffert
avant nous, tous le souffriront après, et la nature ne semble avoir fait
commun ce qu’elle a fait de plus cruel que pour que l’égalité du sort
nous consolât de ses rigueurs. » En d’autres termes : pourquoi nous
plaindrions-nous de souffrir, puisque tout le monde souffre ? Le bon
sens populaire aurait vite fait de répondre que le malheur de l’un ne
fait pas le bonheur de l’autre. Sénèque poursuit : « Ce ne sera pas
non plus un médiocre allégement de songer que la douleur ne
servira de rien à celui que tu regrettes ni à toi-même, et alors tu ne
voudras pas prolonger une chose inutile... Nul n’est moins flatté de
ta douleur que celui à qui tu semblés en faire hommage : ou il ne
veut pas que tu te tourmentes, ou il ne le sait pas... » Il n’y a rien à
dire, c’est démonstratif, c’est péremptoire et... agaçant, vous ne
trouvez pas ? Mais ceci dépasse tout : je dois presque vous
demander pardon à l’avance pour cette dernière citation que vous
allez entendre. Le même Sénèque ose écrire à Marcia, une mère qui
pleurait son fils : « Le préjugé (qui nous fait gémir si longtemps) nous
entraîne plus loin que ne le commande la nature. Voyez, comme
chez les animaux muets, les regrets sont véhéments et pourtant
comme ils sont courts ! On n’entend qu’un jour ou deux le
mugissement des vaches : la course errante et folle des cavales ne
dure pas plus longtemps... » Est-ce que ce n’est pas un comble ? Au
sortir de cette lecture, mes frères, prenez l’Imitation de Jésus-Christ,
au livre troisième intitulé : De la consolation intérieure, et faites la
comparaison : vous pourrez mesurer le don de Dieu, vous saurez ce
que vous devez d’actions de grâces au divin Maître.
Enfin, la résignation ne consiste pas à se raidir à la façon des
stoïciens, contre la douleur, par dédain ou par fierté, à la nier
orgueilleusement, à vouloir qu’elle ne soit pas. Le stoïcisme
d’autrefois et d’aujourd’hui est une doctrine qui ne manque
certainement pas d’élévation, mais elle a le grave défaut de n’être
pas humaine, c’est son vice rédhibitoire. Il y a longtemps que saint
Augustin l’a exécutée en douceur par cette parole exquise : « Un
cœur humain peut s’abstenir de pleurer sur un être très cher, mais il
vaut mieux pour lui qu’il pleure et se soulage, que de cesser, en ne
pleurant pas, d’être un cœur vraiment humain. »
Ainsi, le Christianisme qui surélève notre nature, sans la
supprimer, ni la fausser pour cela, ne réprouve ni n’interdit les
larmes. Il peut y avoir et il y a des larmes chrétiennes.
Il y en a, puisque notre terre a bu des larmes divines. Ecoutez ce
passage de l’Evangile.
Averti de la maladie de Lazare, Notre-Seigneur avait retardé de
plusieurs jours sa visite. Quand il arriva, Marthe accourut à sa
rencontre et lui dit : « Ah ! Seigneur, si vous aviez été ici, mon frère
ne serait pas mort. » Quelques instants après, Marie, sœur de
Marthe, se jetant aux pieds du Maître, laissa échapper le même cri.
« Alors — je cite le texte — quand Jésus la vit en larmes, ainsi que
tous ceux qui étaient présents, il fut troublé et dit : Où l’avez-vous
mis ? — Venez voir, lui répondirent-ils. Et Jésus pleura. Et les juifs
dirent : Voyez comme il l’aimait ! »
Les larmes de l’affection sur une tombe, qui les condamnera
désormais sans condamner Jésus-Christ ?
D’ailleurs, j’y reviens, c’est la bonne nature qui serait condamnée
par là même.
Dépend-il de nous, en effet, de ne pas pleurer ? Quand le vase est
trop plein, ne faut-il pas qu’il déborde ? Est-ce que nos yeux ne
s’obscurcissent pas malgré nous, à certains moments, sous un voile
qui n’est autre que celui des larmes ?
Par conséquent, mes frères, ne croyez pas, ne croyez jamais
qu’une certaine mesure de larmes, de soupirs, d’ennui, de crainte,
d’accablement soit opposée à la résignation chrétienne, ni qu’elle en
diminue nécessairement le mérite. Et n’allez pas vous scandaliser si
vous voyez votre prochain dans ces états, lorsqu’il est aux prises
avec la douleur. Pourquoi vous hâteriez-vous de l’accuser en vous-
mêmes de manquer de vertu ? S’il vous semble qu’il se laisse trop
aller, dites-vous — et vous serez probablement dans le vrai — que
c’est le fait ou d’une grande faiblesse physique ou d’une sensibilité
délicate à l’excès. On peut être de tempérament très nerveux et, par
suite, très impressionnable ; on peut être très tendre de cœur et
prompt aux larmes, et avoir cependant une âme très vaillante, une
volonté très énergique. Rappelons ici encore le Divin Modèle, Jésus-
Christ L Ah ! certes, il est Dieu, il ne cesse à aucun moment de
l’être, il fait assez de miracles pour qu’on n’ait pas le moindre doute
là-dessus. Mais qu’il est Homme aussi ! Y a-t-il rien de plus
sincèrement et, pour nous, de plus délicieusement humain que la
manière dont il voulut sentir la douleur ? Vous savez tous au sein de
quelle tempête, du fond de quels abîmes d’effroi, de dégoût, de
tristesse, sa sainte âme tira cette prière adorable : « Que votre
volonté se fasse, ô mon Père, et non la mienne ! » Il en était venu au
point de demander grâce. Il y avait trop d’amertume dans les
souffrances de sa passion, et cette passion même, s’il l’acceptait, ne
serait-elle pas inutile à un trop grand nombre ? Et c’est pourquoi il
criait : « S’il est possible, que ce calice s’éloigne de moi ! » « Mais,
comme les flots de la mer — j’emprunte à Mgr Gay l’une de ses plus
belles comparaisons — comme les flots de la mer qui, durant la
tourmente, battaient le rivage avec fureur, finissent par s’y abattre et
par le caresser, de même, tous les sentiments orageux du Cœur de
Jésus-Christ vinrent pour ainsi dire expirer sur l’inflexible dessein de
son Père, et, baisant cette limite sacrée avec une résignation
tranquille et amoureuse, il conclut en disant : Cependant que votre
volonté se fasse, ô Père, et non la mienne ! »
Nous cherchons ce que doit être la résignation chrétienne. Nous
l’avons trouvé. Ce qu’elle doit être ? Un acquiescement libre et
sincère à la volonté de Dieu qui afflige. Il est vrai que ce n’est là
qu’un minimum. Elle doit être au moins cela.
Elle n’est donc pas incompatible ni avec les révoltes de la chair et
du sang, ni avec les réclamations d’un cœur sensible, ni avec le
scandale de la raison même : elle n’étouffe pas, mais elle contient
cette insurrection de tout l’être ; et sans l’apaiser toujours, elle
domine ce tumulte. Ce qu’elle exclut, en somme, c’est le murmure
conscient et réfléchi.
Si elle s’en tenait là, si elle restait par conséquent négative et
inactive, la résignation serait déjà une vertu. Mais elle peut aller
beaucoup plus loin, elle peut monter beaucoup plus haut, elle peut
s’élever par des actes intérieurs bien au-dessus du simple
acquiescement à la volonté divine. Et ces actes, en continuant de
sanctifier la souffrance, la rendront plus féconde et plus douce.
Quels sont ces actes ?
Une âme parfaitement résignée dit à Dieu : Je crois que ma
souffrance me vient de vous et que, me venant de vous, elle m’est
souverainement bonne ; votre miséricorde est dans votre justice ;
votre doux amour dans la correction si sévère que je subis. Je
nommerai donc ce mal un bien. J’appellerai mon épreuve une visite
salutaire que vous me faites ; et puisque vous déclarez bienheureux
ceux qui souffrent, j’affirmerai mon bonheur, je vous en louerai, je
vous en bénirai !
Après l’acte de foi, l’acte de confiance.
Une âme parfaitement résignée dit à Dieu : Parce que je suis dans
la tribulation vous vous êtes rapproché de moi, et si vous êtes près
de moi, si vous êtes avec moi, si vous êtes pour moi, Seigneur tout-
puissant, qui sera contre moi ? Qui peut me nuire et qu’ai-je à
craindre ? Ah ! je sais en quelles mains je suis, Maître, je n’ai pas
peur. J’attends la grâce pour aujourd’hui, le progrès pour demain, la
paix pour un jour ou l’autre. J’attends la fin de mes maux pour
l’heure marquée par votre bon plaisir. Et j’attends la récompense
pour quand il vous plaira ! J’espère en vous et je rie serai pas
confondu.
Mais j’y songe, mes frères, il y a parfois des malheurs tout à fait
déconcertants et qui semblent défier notre espérance. C’est un père
tendrement aimé qui meurt sans avoir donné, pendant sa vie, un
seul regard à Dieu ; ou bien c’est un jeune homme qu’un accident
tragique enlève tout vif dans la fièvre de ses passions. La douleur de
la mère, de la jeune fille est immense, celle de la chrétienne est
inconsolable. Alors ? Eh bien, même alors, la Religion peut et doit
inspirer une résignation confiante.
Qui dira les avances miséricordieuses de Dieu notre Père à l’égard
de ses enfants, au moment où ils quittent ce monde pour s’en
retourner à lui ? Dans le mystère de ce moment suprême, qui peut
savoir ce qui se passe entre une âme et Dieu ? Voici un homme qui
va mourir, il blasphémait encore tout à l’heure. Le prêtre est venu, il
l’a repoussé ; on lui a montré le crucifix, il l’a écarté de la main, et il
est mort là-dessus, ce fut son dernier geste. Est-ce un réprouvé ?
Gardez-vous bien de le dire, vous n’avez même pas le droit de le
penser. Que fallait-il pour que cet homme fût absous et pardonné,
pour qu’il fût sauvé ? Un souffle, un signe de regret, un mot d’amour,
un seul : Mon Dieu, je vous aime ! Et qui sait si ce mot sauveur n’a
pas été prononcé, si Dieu ne l’a pas entendu et eu pour agréable ?
Tandis qu’on se désole et qu’on se lamente autour de cette couche
funèbre que l’on regarde comme une couche maudite, peut-être que
les anges emportent l’âme de cet homme avec des chants de
triomphe et d’allégresse. Elle a été baptisée, purifiée, ressuscitée
par ce que j’appellerai avec un grand évêque le huitième sacrement,
par ce sacrement supplémentaire qui n’est autre que le cœur.
L’âme parfaitement résignée ne se contente pas d’exprimer, dans
la douleur, sa foi et sa confiance ; elle va jusqu’à l’acte d’amour24.
Elle s’oublie pour penser à Dieu et protester qu’elle l’aime. C’est
ainsi que Louis Veuillot écrivait après la mort de sa femme et de ses
trois filles : « La miséricorde divine est bien grande, et c’est un
miracle qui passé tous les autres d’aimer davantage, à mesure
qu’elle frappe, une main qui porte de si terribles coups. » De même il
y a un mot admirable du Père de Ravignan dans les derniers jours
qu’il vécut ici-bas, jours de très vives souffrances d’abord, et bientôt
d’agonie. Comme on lui demandait ce qu’il faisait la nuit : « Je prie,
répondit-il ; je pense que Notre-Seigneur est bon et qu’il est bien
dans le Ciel ; cela me console d’être mauvais et d’être mal sur la
terre. »
Ajoutons enfin que si la résignation parfaite parle à Dieu, avec les
autres elle préfère garder le silence ; elle n’est point bavarde, elle ne
se répand pas en flux de paroles dans des épanchements infinis par
où s’écoule souvent tout le mérite de la souffrance25.

Permettez-moi, mes frères, de finir par un exemple ; il me paraît


résumer et illustrer à merveille le sujet que je viens de traiter ; il vous
fera voir que la résignation n’a rien de commun avec la quasi-
impassibilité des natures médiocres, ni avec la philosophie froide et
blasée des dilettantes ou des sceptiques, ni avec l’austère et
orgueilleuse vertu des disciples de Zénon, ces saints du paganisme
que l’on a tant surfaits ; il vous montrera ce que la résignation doit
être et ce qu’elle est capable de devenir avec la grâce de Dieu :
héroïque, tout en restant humaine.
Cet exemple est une prière.
Comme je vous suppose à tous le sens du beau, je ne doute pas
que vous la* trouviez admirable, mais je pense bien que je ferai
surtout plaisir, en en donnant lecture, aux nombreux amis des
Conférences de Saint-Vincent de Paul qui doivent se trouver parmi
vous. Car elle est de Frédéric Ozanam, la page que je vais vous lire,
de l’un des hommes qui ont le plus honoré l’Eglise au dernier siècle.
A 40 ans, dans sa pleine vigueur intellectuelle, déjà célèbre par ses
travaux apologétiques, à la veille d’être élu membre de l’Académie
française, il voit la mort venir à lui à pas pressés et sûrs. Sa vie, dont
il avait voulu faire, comme il le dit lui-même, « une incessante
aspiration vers le bien, le beau, le vrai et vers leur source qui est
Dieu », sa vie, Dieu lui en demande le sacrifice. Et il renonce le
cœur brisé, mais avec une soumission absolue et sans réserve, à
l’œuvre qu’il avait rêvé d’accomplir.
Voici cet acte de renoncement qu’il écrivit, presque mourant, à
Pise le 23 avril 1853 :
« J’ai dit : Au milieu de mes jours, j’irai aux portes de la mort. J’ai
cherché le reste de mes années. J’ai dit : Je ne verrai plus le
Seigneur mon Dieu sur la terre des vivants. Ma vie est emportée loin
de moi, comme on replie la tente des pasteurs. Le fil que j’ourdissais
encore est coupé sous les ciseaux du tisserand. Entre le matin et le
soir, vous m’avez conduit à ma fin. Mes yeux se sont fatigués à force
de s’élever au Ciel. Seigneur, je souffre violence : répondez-moi.
Mais que dirai-je et que me répondra celui qui a fait mes douleurs ?
Je repasserai devant vous toutes mes années dans l’amertume de
mon cœur… Je sais que j’ai une femme jeune et bien-aimée, une
charmante enfant, d’excellents frères, une seconde mère, beaucoup
d’amis, une carrière honorable, des travaux conduits précisément au
point où ils pouvaient servir de fondement à un ouvrage longtemps
rêvé. Voilà cependant que je suis pris d’un mal grave, opiniâtre, et
d’autant plus dangereux qu’il cache probablement un épuisement
complet. Faut-il donc quitter tous ces biens que vous-même, mon
Dieu, m’avez donnés? Ne voulez-vous, Seigneur, vous contenter
d’une partie du sacrifice ? Laquelle faut-il que je vous immole de
mes affections déréglées ? N’accepterez-vous point l’holocauste de
mon amour-propre littéraire, de mes ambitions académiques, de
mes projets même d’étude où se mêlait peut-être plus d’orgueil que
de zèle pour la vérité ? Si je vendais la moitié de mes livres pour en
donner le prix aux pauvres, et si, me bornant à remplir les devoirs de
mon emploi, je consacrais le reste de ma vie à visiter les indigents, à
instruire les apprentis et les soldats, Seigneur, seriez-vous satisfait,
et me laisseriez-vous la douceur de vieillir auprès de ma femme et
d'achever l'éducation de mon enfant ? Peut-être, mon Dieu, ne le
voulez-vous point ? Vous n'acceptez pas ces offrandes intéressées :
vous rejetez mes holocaustes et mes sacrifices. C'est moi que vous
demandez. Il est écrit au commencement du Livre que je dois faire
votre volonté. Et j'ai dit : Je viens Seigneur. »
Notes

[←1]
S. G. Mgr Rutten, évêque de Liège.
[←2]
CAUSSETTE, Le bon sens de la foi, T1, p. 113. « Chacun sait,
au contraire, dit J. de Maistre (Soirées de Saint-Pétersbourg,
T1, pp. 16-24), que les balles ne choisissent personne... Si
l’homme de bien souffrait parce qu’il est homme de bien, et si le
méchant prospérait parce qu’il est méchant, l’argument serait
insoluble ; il tombe à terre si l’on suppose seulement que le bien
et le mal sont indifféremment distribués à tous les hommes. »
[←3]
On sait que Sénèque a écrit un traité fameux sous ce titre :
Pourquoi les gens de bien sont-ils sujets à l’infortune, puisqu’il
existe une Providence ? Il répond ainsi : « Parce qu’en livrant
l’homme vertueux aux coups de l’infortune, Dieu le traite avec
un discernement paternel ; il travaille à le rendre digne de lui, il
l’épure, il le fortifie, il se le prépare. » Parce qu’il n'y a point, à
proprement parler, de mal véritable pour le juste, l’épreuve lui
étant utile comme la lutte à l’athlète, comme la guerre et le péril
au soldat. Nous nous étonnons, ajoute-t-il, que Dieu, qui aime
les gens de bien, leur donne la fortune pour adversaire ; moi, je
ne trouve rien de plus beau que cette lutte. Voilà deux
combattants dignes d’avoir Dieu lui-même pour spectateur :
l’homme fort aux prises avec la douleur. » (Cité par
CAUSSETTE, loc. cit.) Ces dernières paroles du philosophe
païen peuvent s’appliquer littéralement au saint homme Job.
Son histoire est peut-être le chef-d’œuvre de la Bible. Il est
frappé, coup sur coup, dans ses biens, ses affections, sa chair
même. Réduit à l’état de cadavre vivant, il est retranché de la
société des hommes. Sa femme l’outrage, ses amis l’insultent. Il
est gisant sur son fumier, sans consolation d’aucune sorte, et
son âme demeure sereine. Ses lèvres ne laissent monter vers le
Ciel qu’un incroyable cri de résignation et d’amour : « Le
Seigneur m’avait tout donné, le Seigneur m’a tout ôté, que le
nom du Seigneur soit béni ! » Il donne un spectacle si beau, que
Satan, l’auteur de son infortune, en est déconcerté. Dieu lui-
même en éprouve une telle admiration qu’il montre avec fierté
un tel serviteur à ses anges. Le divin Platon a créé, de son côté,
ce type étonnant, presque surnaturel, du sage qui, pour la
cause de la vérité et de la justice, après avoir vécu impassible
au milieu des persécutions, expire calme et doux dans
d’horribles supplices. « Cette rencontre surprenante du génie
inspiré de la Bible et du génie païen de la philosophie n’est-elle
pas suggestive ? On dirait que l'humanité, dans l’élite de ses
prophètes et de ses penseurs, a eu comme la vision de l’idéal
divinement réalisé au Calvaire. » (BADET, Le problème de la
souffrance humaine, p. 28.)
[←4]
« Ce qu’il y a d'effrayant dans le monde, c’est de voir tant de
pauvres âmes heureuses et contentes dans le désordre, calmes
dans l’irréligion, satisfaites dans le manque absolu des vrais
biens. Il semble que Dieu ne tienne pas à ces âmes et qu’il
permette au monde de les séduire, à la fortune de les tromper
en leur faisant croire à un bonheur qu’elles n’ont pas. A côté de
ces âmes, on voit des sainte Thérèse qui souffrent, des saint
Vincent de Paul qui parlent de leurs péchés, des saint Louis de
Gonzague qui font pénitence. Ne semble-t-il pas que Dieu
distribue injustement ses faveurs ? Mais qu’appellerons-nous
ses faveurs ? Le monde dirait qu’il traite durement ses saints :
moi, je m’étonne qu’il leur donne tant de trésors de souffrances,
tant d’occasions de l’imiter dans sa croix, tandis qu’il traite les
autres avec une douceur si dangereuse et, pour le grand
nombre, si fatale. » (Abbé PERREYVE : Lettres.)
[←5]
CHERBULIEZ.
[←6]
« J'ai éprouvé de la jalousie en voyant la paix des pécheurs...
J'ai cherché à pénétrer ce mystère, mais ma raison a succombé
à ce labeur, tant que je ne suis pas entré dans les desseins de
Dieu, ... et tant que je n'ai pas compris la destinée finale de ces
prétendus heureux. » Ps. LXXII.
[←7]
Caussette, op. cit., p. 113.
[←8]
Caussette, op. cit., p. 114.
[←9]
Profession du vicaire savoyard.
[←10]
Profession du vicaire savoyard.
[←11]
Et il continue ainsi : « La Religion qui vint et qui dit : Il n’y a
qu’un Dieu, il a souffert lui-même, souffert pour nous ; celle qui
le montra sur une croix, subjugua les hommes, en répondant à
leur raison par l’idée de l’unité de Dieu, en touchant leur cœur
par la déification de la douleur. Et, chose admirable ! ce Dieu
souffrant, présenté sur une croix dans les angoisses de la mort,
a été mille fois plus adoré des hommes que le Jupiter calme,
serein et si majestueusement beau de Phidias ! » (A. Thiers, De
la Propriété.)
[←12]
Le dogme du péché originel soulève des difficultés de tout
genre pour quiconque n’en possède pas la notion théologique ;
essayons de la donner en raccourci, d’après l’excellent ouvrage
de M. Jacques LAMINNE : Déchéance originelle, responsabilité
et liberté (Louvain, Uytspruyst, 1914).
Cette doctrine tire son origine du récit de la Genèse. Nous y
apprenons : 1) que Dieu a créé nos premiers parents dans un
état de bonheur, d’innocence et d’immortalité, dont la
conservation était subordonnée à leur obéissance à la loi divine
; 2) qu’ils désobéirent à Dieu à l’instigation de l’esprit mauvais ;
3) que cette désobéissance fut la cause de leur propre
déchéance et de celle de toute leur race. Le texte sacré n’est
donc pas un récit allégorique en ce sens qu’il ne rapporterait
aucun fait réel, mais serait une légende ou une histoire
imaginée pour inculquer une vérité morale. Il rapporte un fait, et
ce fait, la Commission biblique le désigne ainsi : « la
transgression du précepte divin par le premier homme obéissant
aux suggestions du démon ». D’autre part, il n’est peut-être
aucun détail de cette narration qui n’ait reçu, chez l’un ou l’autre
Père, une interprétation figurée. C’en est une déjà que
d’attribuer au démon la tentation que le texte attribue au serpent
; mais cette explication, outre qu’elle est imposée par
l’impossibilité du sens littéral, se base sur l’Écriture elle-même. Il
s’agit dans ce récit d’une faute personnelle à Adam et à Eve ;
mais la malédiction qui suit la faute s’étend à toute la race
humaine. Adam est tombé, non seulement comme individu,
mais comme père de l’humanité ; celle-ci est enveloppée dans
la chute et en subit les conséquences. C’est la mort, le travail
pénible devenu nécessaire à la vie, la souffrance. C’est aussi le
sentiment de pudeur qui s’éveille dans l’âme avec les passions
et se rattache à la concupiscence. Nos premiers parents sont
chassés du paradis terrestre ; ils emporteront dans leurs corps
et dans leurs âmes les ravages du péché ; ils transmettront à
tous leurs descendants les caractères de la déchéance. Voilà de
quelle façon et dans quelles limites approximatives le dogme du
péché originel se trouve renfermé dans le troisième chapitre de
la Genèse. Le péché originel constituant une déchéance,
l’homme n’est donc pas sorti, des mains du Créateur tel qu’il est
aujourd’hui. Dans quel état a-t-il été créé ? Avant tout dans un
état de justice et de sainteté. Les autres dons qui
accompagnaient l’état d’innocence doivent être considérés
comme des conséquences et des compléments du don principal
de la grâce sanctifiante. Ces dons secondaires comprenaient
d’abord l’exemption de la concupiscence par la parfaite
subordination des facultés sensibles à la raison, des passions à
la volonté, des tendances vers les biens périssables au désir
des biens immortels ; puis, l’exemption des douleurs, des
maladies et de leur aboutissement qui est la mort : en résumé,
la sainteté, l’intégrité, l’immortalité. Telles étaient les
prérogatives du premier homme. Ainsi, il avait une volonté
puissamment aidée de la grâce et qui n’avait pas à compter
avec la concupiscence. La concupiscence, c’est le fait que les
passions préviennent la volonté et lui résistent. L’exemption de
la concupiscence, c’est la soumission parfaite des passions à la
volonté, l’absence de la lutte intestine qui se produit chaque fois
que la volonté, poursuivant un bien d’ordre moral, se trouve en
conflit avec les tendances intérieures qui recherchent le plaisir.
L’homme dans l’état d’innocence ne connaissait donc pas la
tentation du dedans qui est la plus redoutable et la plus pénible.
Rien dans l'homme ne contrecarrait sa tendance naturelle au
bien. Au contraire, cette tendance se trouvait renforcée et
élevée par la grâce sanctifiante, qui implique une inclination
habituelle à aimer Dieu comme le Souverain Bien et, par
conséquent, à agir conformément à la loi morale qui est la
volonté de Dieu. La grâce sanctifiante et l’exemption de la
concupiscence ou l’intégrité se complétaient donc l’une l’autre,
la première assurant la subordination de la volonté à Dieu, la
seconde assurant la subordination des sens à la volonté, celle-
ci réalisant l’ordre et la paix dans l’homme lui-même, celle-là
établissant la paix de l’homme avec Dieu. A ces deux dons, il
n’est pas difficile de rattacher les autres dons qui composaient
l’état d’innocence, de sorte qu’il faut les concevoir réunis
ensemble en une perfection unique qui est principalement une
perfection morale. Toutes ces prérogatives doivent être
considérées comme surnaturelles, comme surajoutées à la
nature de l’homme, et, partant, comme n’étant pas
indispensables à la réalisation de sa fin naturelle. La conception
catholique est donc la suivante : l’état dans lequel nous
naissons se distingue de l’état primitif par la perte de certains
dons surnaturels et surtout de la grâce sanctifiante. Les
théologiens se sont demandé quelle avait été la première faute
commise par Adam. Saint Thomas fait observer que, étant
exempt de concupiscence, il ne pouvait pas succomber à un
entraînement des sens. Dès lors, il faut qu’il ait été tenté par un
avantage d’ordre intellectuel. C’est ce que l’Écriture Sainte
indique par la forme sous laquelle elle présente la tentation : «
Vous serez semblables à des dieux, connaissant le bien et le
mal. » Adam espérait donc s’élever au-dessus de la situation
dans laquelle Dieu l’avait placé. C’est le péché d’orgueil. Si le
péché originel, considéré en Adam, fut un acte, un acte
personnel, en quoi consiste-t-il, pour tout le genre humain ?
Dans un état de péché, qui se transmet par hérédité avec la
nature ; c’est en ce sens que l’on dit qu’il est un péché de
nature. Mais encore cet état de péché, en quoi consiste-t-il ? Il
consiste essentiellement dans la privation de la grâce
sanctifiante, et, subsidiairement, dans la perte des autres dons
surajoutés à la nature, qui accompagnaient l’état d’innocence.
Comment se transmet-il ? « Il y a entre les dons de la grâce et
les prérogatives organiques que Dieu avait communiquées à
notre nature une relation analogue à celle qui existe entre l'âme
et le corps : de part et d’autre un élément spirituel et un élément
matériel s’unissent et se complètent. Tout de même que la
propagation des corps détermine la propagation des âmes, ainsi
la grâce sanctifiante devait se transmettre avec les dons
corporels. La perte de la grâce ayant entraîné chez Adam la
perte de l’intégrité, l’absence de cette dernière prérogative
parmi les caractères héréditaires entraînait à son tour chez ses
descendant via privation de la grâce sanctifiante, c’est-à-dire le
péché originel. » (J. LAMINNE, op. cit., p. 109.) Une dernière
question, et ce qui vient d’être dit permet d’y répondre aisément
: le péché originel, commun à tous, s’accompagne-t-il de
responsabilité ? Sommes-nous moralement responsables de la
faute commise par notre premier père ? Evidemment non. La
responsabilité morale suppose la liberté. Or, si nous cherchons
où se trouve la liberté, la cause libre, dans la production du
péché originel, elle n’est qu’en Adam ; elle ne peut pas être en
nous, puisque c’est en naissant, avant même de naître, que
nous contractons la souillure de ce péché ; il est trop clair que
nous n’y avons aucune part. C’est donc le premier homme seul
qui en est moralement responsable. Mais alors pourquoi
sommes-nous punis ? En réalité, nous ne sommes pas punis.
Est-ce être puni, que d’être privé de ce à quoi on n’a pas un
droit strict ? Les maux, qui sont pour nous la conséquence de la
faute originelle, ne sont pas un châtiment proprement dit.
Laissons l’auteur que nous avons suivi dans cet exposé
conclure lui-même : « Cette notion du péché originel, en même
temps qu’elle est conforme à la foi, s’harmonise avec les
principes de la raison. Elle donne une réponse satisfaisante au
problème que constitue la situation de l’homme au point de vue
moral. La nature humaine, telle qu’elle existe aujourd’hui, avec
ses misères et ses faiblesses, n’est pas l’œuvre primitive du
Créateur. Lorsque le premier homme est sorti des mains du
Tout-Puissant, celui-ci avait corrigé par des dons surnaturels les
imperfections que comporte la nature de l’être complexe qu’il
venait de créer, à la fois corporel et spirituel, réunissant en lui
les facultés et les tendances de l'ange et de la brute. C’est
l’homme lui-même qui s’est mis dans la situation où il se trouve
aujourd’hui. » Mais pourquoi, dit-on, Dieu a-t-il permis que son
œuvre à peine créée fût détruite ? Pourquoi a-t-il tiré l’homme
du néant, prévoyant qu’il se plongerait dans la misère lui-même
et toute sa descendance ? Pourquoi a-t-il fait dépendre de la
fidélité d’un seul le sort de toute la race ? Il y a à ces questions
une réponse que nous développerons un peu dans notre dernier
chapitre : c’est la Rédemption des hommes par Jésus-Christ. Si
cette réponse ne donne pas toute satisfaction en ce sens qu’elle
ne nous permet pas de nous rendre compte avec une clarté
parfaite des desseins de Dieu, nous n’en serons ni surpris ni
inquiets. Un chrétien n’est jamais embarrassé pour ne pas
savoir répondre à des questions qui concernent le
gouvernement divin. L’attitude du chrétien qui, conscient de la
faiblesse de son esprit et de la limitation de ses connaissances,
s’incline respectueux devant les intentions inscrutables de
l'Éternel, n’est-elle pas conforme au bon sens ? Cette attitude
sera la nôtre et sans contester la valeur des considérations qui
ont été présentées pour expliquer l’existence du mal, nous
avouons volontiers qu’elles n’en dissipent pas complètement le
mystère. Tout ce que l’on peut exiger des croyants, c’est que
leurs conceptions religieuses puissent se concilier avec
l’existence du mal qui est un fait et notamment que ce fait ne
soit pas en contradiction avec les caractères que nous
attribuons à la Divinité. Pour cela il suffit qu'on doive le
considérer comme contraire à la volonté divine, comme un abus
de la liberté dont l'homme est responsable et non pas le
Créateur. C’est précisément ce que nous avons mis en lumière.
»
[←13]
On fait cette objection : Puisque Dieu savait que le péché serait
la cause de nos malheurs, pourquoi l’a-t-il permis ? Il aurait dû,
semble-t-il, s’il est la Bonté même, rendre le péché impossible. Il
l’a permis parce qu’il nous a créés libres, parce qu’il a voulu,
pour son honneur et pour le nôtre, que nous le servions
librement. Tout en nous laissant libres, n’aurait-il pas pu nous
rendre impeccables ? Par nature, non. Car une volonté libre
finie qui serait naturellement impeccable implique contradiction
dans les termes. Surnaturellement, oui, en refoulant chez
l’homme la possibilité de pécher par des influences
extraordinaires de la grâce. Mais le devait-il ? Grâce et devoir
sont aussi des termes qui s’excluent. La grâce est
essentiellement gratuite, et dire qu’elle est due, c’est la détruire.
» (DE BONNIOT.) Le devait-il, en vertu de sa Bonté ? Pas
davantage. Car « il est de l’essence de la bonté de donner dans
la mesure et dans le temps qu’elle choisit. La bonté forcée
cesse d’être. » (DE BONNIOT.) Dieu aurait pu aussi nous
rendre impeccables par des secours naturels extraordinaires.
Mais vouloir que notre liberté, naturellement défaillante,
devienne de fait indéfectible, c’est imposer à la puissance divine
d’incessants miracles, et de quel droit ? à quel titre ? C’est la
réponse au fameux sophisme de BAYLE (art. Pauliciens) : «
Tous les théologiens conviennent que Dieu peut procurer
infailliblement un bon acte de volonté dans l’âme humaine, sans
lui ôter les fonctions de la liberté. Une délectation prévenante, la
suggestion d’une idée qui affaiblisse l’impression de l’objet
tentant, mille autres moyens d’agir sur l’esprit et sur l’âme
sensitive, font que, à coup sûr, l’âme raisonnable fait un bon
usage de sa liberté, et se tourne vers le droit chemin sans y être
poussée invinciblement. » (DE BONNIOT, Le Problème du mal,
pp. 213 et suiv.)
[←14]
La mort de sa femme et de son premier enfant inspirait à ce
grand chrétien, en 1852, ces humbles paroles : « Je sentais sur
ma tête les charbons ardents de la justice divine, et je me
reprochais amèrement des torts qui m'avaient semblé légers. Je
solde mon compte de pécheur. » Trois ans après, en 1855, la
mort lui enlevait encore trois filles en quarante jours ; il ne se
plaint pas. Voici comment il s'exprime, dans une lettre à Blanc-
Saint-Bonnet : « Ce n'est pas à vous que j'ai besoin de dire que
Dieu ne frappe jamais sans justice et miséricorde, que le cœur
qu'il semble écraser se relève au contraire sous sa main. Je
pleure, mais j’aime ; je souffre, mais je crois ; je ne suis pas
écrasé, je suis à genoux... O mon Dieu ! ôtez-moi mon
désespoir et laissez-moi ma douleur ! » N’est-ce pas lui qui a dit
que « l'homme n’est jamais si grand que lorsqu’il est à genoux »
? Il le prouve ici.
[←15]
Pourquoi la douleur et la mort frappent-elles souvent les plus
purs et les plus saints? Le cardinal PERRAUD répond à cette
question troublante dans une allocution qu’il a prononcée à
Rome, au service funèbre des victimes de l'incendie du Bazar
de la Charité, à Paris, en 1907 : « Voyez, Seigneur, considérez
avec attention qui vous avez frappé de la sorte » (Lamentations.
Jérémie, n, 21.)
» Voilà bien l’obscur, le douloureux, le terrible problème. Déjà
David l'avait formulé, lui aussi, avec une étonnante hardiesse.
» Voici comment, au psaume soixante-huitième, il ose parler à
Dieu : « Seigneur, jusques à quand allumerez-vous contre nous
le feu de votre colère ? Répandez-le, ce feu, sur ceux qui vous
méconnaissent ou vous blasphèment. Mais nous, ne sommes-
nous pas votre peuple et les brebis de votre bercail ? »
» Après David et Jérémie, je m’enhardis, moi aussi, à
interroger le suprême arbitre de nos destinées. Seigneur, lui
dirai-je, ces femmes, ces jeunes filles, ces religieuses, ces
hommes de bien ne s’étaient pas réunis pour blasphémer votre
nom, pour faire la guerre à votre Eglise, pour édicter contre elle
des lois iniques et oppressives, pour corrompre leurs
semblables par des spectacles et des chansons infâmes. Tous
et toutes étaient vos serviteurs et vos servantes, vos disciples,
vos amis.
» Au moment même où vous les avez frappés, ils travaillaient
pour vous, puisqu'ils travaillaient pour vos membres souffrants.
Encore une fois, Seigneur, considérez attentivement ces êtres
purs, bons, gracieux, dévoués, sur lesquels votre bras est venu
tout d’un coup s’appesantir.
» Je le déclare très haut : ce mystère est inexplicable à la
raison humaine abandonnée à ses seules ressources... Pour
nous, chrétiens, éclairés par une sagesse meilleure qui
surajoute ses lumières à celles de la raison naturelle, nous
pouvons souffrir et nous souffrons beaucoup en présence d’une
telle calamité, — mais nous ne sommes pas confondus. Au
milieu même de cette effroyable tempête de sang et de larmes,
notre foi et notre espérance demeurent inébranlables. D’où cela
vient-il ? Je ne crains pas de le dire, je vois dans cette épreuve
une application terrible, j’en conviens, mais singulièrement
honorable, pour ceux qui ont été immolés, mais singulièrement
consolante pour ceux qui leur survivent, de la foi fondamentale
de la Rédemption.
» La question anxieuse de Jérémie au Tout-Puissant : «
Seigneur, avez-vous considéré qui vous frappez ainsi ? » ne
pensez-vous pas qu’elle n’ait pas jailli du cœur ému de
quelques fidèles disciples lorsqu’ils entendirent une foule, ivre
de passion et de fureur sanguinaire, demander au gouverneur
romain de délivrer Barabbas, le voleur et le meurtrier, — et, pour
Jésus, l’innocent, le doux bienfaiteur, le saint par excellence,
jeter cette clameur et prononcer cet arrêt : Crucifigatur ! Puis,
quand le pauvre condamné traînait péniblement sa lourde croix
et qu’à plusieurs reprises il défaillait sous ce fardeau, arrosant
de son sang les dalles de la voie douloureuse ; et enfin quand
les coups de marteau enfonçaient les clous dans ses pieds et
dans ses mains, et durant les trois longues heures de son
agonie, est-ce que Marie et les saintes femmes et d’autres
encore ne répétaient pas, à travers leurs sanglots : Seigneur!
voyez, regardez qui vous traitez de la sorte : Vide, Domine, et
considéra quem vindemiaveris ita.
» Le Seigneur les entendait et déjà il leur avait répondu par la
bouche d’Isaïe, cette parole qui est toute la clef du mystère :
Dieu a mis sur cet innocent l'iniquité de nous tous. (Is., liii, 6.)
» Oui, c'est là le fond de l'idée rédemptrice et par conséquent
le principe fondamental du christianisme. Avec et après son Fils,
Dieu a mis à part des créatures bonnes, généreuses, dévouées
; il leur fait l’honneur immense de les associer à l’œuvre de
réparation accomplie par Jésus-Christ au prix de son sacrifice.
Avec Jésus-Christ elles deviennent des hosties de propitiation :
leurs souffrances et leur mort ne profitent pas seulement à elles
pour leur salut éternel, elles deviennent des rédemptrices, elles
expient des iniquités individuelles ou sociales, et la justice
divine, satisfaite par leurs souffrances, rend possible l’action de
la miséricorde.
» Non, il ne faut pas dire que la catastrophe dont le souvenir
nous émeute n’a pas de sens. Elle en a un très austère, je
l’avoue, mais très grand, très élevé, très lumineux. »
[←16]
Mgr Gerbet.
[←17]
C'est le sophisme d'Épicure, qui nous a été conservé par un
Père de l’Église. Épicure, d'après Lactance, raisonnait ainsi : «
Ou Dieu veut supprimer les maux et ne le peut ; ou il le peut et
ne le veut pas ; ou il ne le peut ni ne le veut ; ou enfin il le peut
et il le veut. S’il le veut et ne le peut, il est faible, ce qui ne se
rencontre pas en Dieu ; s’il le peut et ne le veut pas, il est
méchant, ce qui est également étranger à Dieu ; s’il ne le veut ni
ne le peut, il est à la fois méchant, faible, et par conséquent, il
n’est pas Dieu ; s’il le veut et le peut, seule chose qui convienne
à Dieu, d’où viennent donc les maux ? ou pourquoi ne les
supprime-t-il pas ? »
Nos incrédules ont prétendu faire de cet argument une arme
contre l’existence de Dieu. Le P. De Bonniot démontre d’une
façon solide et amusante (Le Problème du mal, chap. III)
combien cette prétention est ridicule :
Tout l’argument d’Épicure, dit-il, revient à ceci : l’existence du
mal dépose contre l’infinie perfection de Dieu. « L’athée se
retourne et répond : Mais si Dieu est imparfait, il n’existe pas !
Ah ! vraiment ? Et pourquoi donc ? Est-ce qu’être imparfait et
exister sont deux termes incompatibles ? Vous existez vous-
même, Monsieur, et, certes, on peut vous rappeler sans vous
faire injure que vous n’êtes pas parfait. Allez-vous, pour être
conséquent avec votre doctrine, soutenir que vous n'existez pas
? — La question, reprend l’athée, est tout autre, quand il s’agit
de Dieu. C’est vous, théistes, qui enseignez ce qui nous appuie
: en disant que Dieu est parfait ou qu’il n’existe pas. — Voilà de
singuliers procédés. Vous empruntez à vos adversaires leurs
principes, vous les empruntez sans les vérifier, et vous
prétendez tirer de là des vérités absolues, des vérités pleines de
conséquences aussi redoutables que celle-ci : Dieu n’existe pas
! Eh bien ! ou le principe que vous invoquez présentement est
faux, ou il est vrai. S’il est faux, la conséquence que vous en
tirez, et qui est toute votre doctrine, est fausse ; s'il est vrai, il
est par lui-même une démonstration contre l’athéisme. Vous
avez donc été bien mal inspiré en le tournant contre vos
adversaires, puisqu’il vous frappe en pleine poitrine, de quelque
côté que vous vous tourniez. » (Voir pages 31-32.)
[←18]
Abbé Schyrgens, Le problème de la souffrance, p. 6.
[←19]
Platon avait eu l'intuition de cette vérité. C’est lui qui a dit : «
Après l’injustice commise, le plus grand mal, c’est de ne pas
être puni. » Parole profonde.
[←20]
Mgr Bougaud, De la Douleur, chap. I.
[←21]
Mgr Bougaud, De la douleur, ch. I.
[←22]
Alfred de Musset.
[←23]
Mgr Gay, De la vie et des vertus chrétiennes, t. II, p. 309.
[←24]
Après la mort du général de Sonis, on trouva, parmi ses
papiers, une page écrite de sa main, qui dénotait une âme
vraiment sainte aussi humble que magnanime ; en voici les
dernières lignes :
« Mon Dieu, je vous remercie de m’avoir laissé entrevoir la
douceur de vos consolations ; je vous remercie de m’en avoir
privé. Tout ce que vous faites est juste et bon. Je vous bénis
dans mon indigence ; je ne regrette rien, sinon de ne vous avoir
pas assez aimé. Je ne désire rien, sinon que votre volonté soit
faite. Vous êtes mon maître et je suis votre propriété. Tournez et
retournez-moi ; détruisez-moi et travaillez-moi. Je veux être
réduit à rien pour l’amour de vous. O Jésus, que votre main est
bonne, même au plus fort de l’épreuve ! Que je sois crucifié,
mais crucifié par vous ! »
[←25]
On connaît la belle prière que Madame Elisabeth de France,
sœur de Louis XVI, récitait tous les jours dans la prison du
Temple où elle avait été enfermée avec son frère :
« Que m’arrivera-t-il aujourd’hui, ô mon Dieu ? Je n’en sais
rien. Tout ce que je sais, c’est qu'il ne m’arrivera rien que vous
n’ayez prévu, réglé et ordonné de toute éternité. Cela me suffit,
ô mon Dieu ! cela me suffit. J'adore vos desseins éternels et
impénétrables ; je m'y soumets de bon cœur et pour l’amour de
vous. Je veux tout, j’accepte tout, je vous fais un sacrifice de
tout, et j’unis ce sacrifice à celui de Jésus-Christ, mon divin
Sauveur. Je vous demande, en son nom et par ses mérites
infinis, la patience dans mes peines, et la parfaite soumission
pour tout ce que vous voulez et permettez.

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