Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
La Bonne Souffrance
Conférences prêchées à l'Église du Jésus à Bruxelles et à la
Cathédrale de Liège. (Carême 1916)
4" MILLE
LIBRAIRIE ALBERT DEWIT
RUE ROYALE, 53, BRUXELLES
PREMIÈRE CONFÉRENCE
L’inégale Répartition des Biens et des Maux.
Monseigneur1,
Mes frères,
La vie est triste. A ne considérer que les pauvres joies qu’elle nous
donne, elle ne vaudrait certainement pas la peine d’être vécue. Cela
ne se démontre pas, bien entendu, cela se sent et s’expérimente.
Beaucoup refusent d’en convenir, ou plutôt n’en conviennent pas
encore, ils sont jeunes ; c’est une vérité qui échappe à la jeunesse et
que l’âge se charge bientôt de nous apprendre à tous. Et c’est une
vérité de tous les temps : les maux de la guerre que nous subissons
depuis vingt mois ne font que la rendre plus sensible.
La vie n’est pas gaie.
Oh ! je suis loin de la regarder comme ce spirituel grincheux de
Chamfort qui la définissait : « une maladie dont le sommeil soulage
et que la mort seule guérit ». Et lorsque sainte Thérèse en donnait
elle-même cette définition humoristique : « c'est une nuit à passer
dans une mauvaise hôtellerie », j'imagine que c'était au lendemain
d'une de ces nuits sans sommeil, comme elle en a passé tant, dans
les posadas d'Espagne, au cours de ses nombreuses expéditions de
fondatrice. Mais je ne puis pas ne pas prendre au sérieux la
définition de la vie que je trouve dans l’Ecriture ; elle est de
Salomon, qui s'y connaissait : Vanitas et afflictio, « une vanité et une
affliction ». Il n’y a pas que de l’affliction dans la vie, il y a le reste, et
le reste, ce n’est pas la peine d’en parler, cela ne compte pas.
Ah ! ce qui compte vraiment, c’est l'affliction. Les soucis et les
peines composent la trame de notre existence. A moins de prendre
tout légèrement et de voir tout en rose, ce qui est le privilège de
certaines natures médiocres, pour peu que nous descendions dans
notre cœur, nous ne tardons pas à y découvrir cet inexorable ennui
qui en est le fond, que nous portons tous plus ou moins
consciemment en nous, et qui est fait d'inquiétudes, de contrariétés
secrètes, d’intimes angoisses. Et comme s’il ne suffisait pas que la
source des douleurs jaillît au dedans, nous trouvons encore au
dehors tout ce qui gâte, tout ce qui empoisonne la vie : les accidents
qu’on appelle si improprement, d’un mot païen, les coups du sort ;
les échecs ; les revers de fortune ; l’injustice ou l’ingratitude des
hommes. C’est la maladie qui nous immobilise, qui nous affaiblit, qui
nous décourage ; c’est la mort qui vient inopinément frapper à nos
côtés, brisant les liens les plus doux ; c’est une catastrophe
imprévue qui anéantit le fruit de nos labeurs et ruine nos plus chères
espérances. Bref, le malheur nous atteint de mille manières.
Est-ce un si grand mal que nous ayons tant à souffrir ? Je vous
prouverai au cours de cette station — je l’essaierai du moins — que,
dans l’état de nature déchue où nous sommes, c’est plutôt un bien,
car la souffrance éclaire, elle détache, elle purifie, elle forme
l’homme moral, et dans l’homme moral elle fait le saint. C’est tout le
thème que je développerai, s’il plaît à Dieu, dans la série des
conférences que j’ai l’intention de vous prêcher sur la Bonne
Souffrance, j'entends la Souffrance chrétienne.
Monseigneur,
***
La voici nettement formulée :
Il y a des méchants qui sont heureux en ce monde, il y en a
beaucoup ; il y a d’autre part des bons, un grand nombre aussi, qui
sont malheureux. C’est un fait : les biens et les maux ne vont pas
toujours — loin de là — à ceux qui nous paraissent en être dignes.
Comment concilier cette répartition inégale et choquante avec
l’existence d’un Dieu qui s’occupe de nous et qui est infiniment juste
?
Les incrédules prétendent qu’il n’y a pas moyen, et que la difficulté
est insoluble. Elle doit l’être, en effet, pour eux, disons-le tout de
suite ; elle l’est nécessairement pour quiconque ne croit pas, ou
plutôt ne veut pas croire qu’après cette vie il y en a une autre. Cette
croyance-là qui est rationnelle, qui est philosophique avant d’être
religieuse, donne seule la clef du problème. C’est ce que nous allons
voir. Mais avant d’en venir au point vif, faisons quelques
observations utiles.
D’abord, nous ne contestons pas le fait, et nous ne songeons pas
à l’atténuer non plus, nous le prenons tel qu’il est : il y a des
méchants — et il nous semble qu’il y en a trop — qui sont heureux,
comme il nous semble qu’il y a trop de bons qui sont malheureux en
ce monde.
Est-ce qu’il y aurait plus de bons malheureux que de méchants ?
Non. Laissons les pessimistes l’affirmer sans aucune preuve : leur
affirmation, toute gratuite, est tendancieuse, nous avons le droit de
la négliger. Le sens commun affirme, lui, à l’encontre du
pessimisme, que les chances de la mauvaise fortune sont au moins
égales pour tous. L’adversité ne fait pas acception des personnes,
elle n’a pas de préférences. En temps de famine, les innocents ne
sont pas les seuls à mourir de faim. Et, à la guerre, il ne suffit pas
d’être un scélérat pour devenir invulnérable2. Chacun sait cela.
Maintenant, si l’homme de bien est malheureux, est-ce parce qu’il
est homme de bien ? On peut répondre oui, en un sens. Car il entre
dans les desseins de Dieu que l’homme de bien soit, non pas puni,
mais éprouvé ici-bas, l’épreuve lui étant très avantageuse3.
Inversement, si l’homme qui fait le mal est heureux, est-ce parce
qu’il fait le mal ? Peut-être. Cela vous surprend que je réponde :
peut-être ? Expliquons-nous. Voici un homme qui, tout en se laissant
aller à ses passions, tout en combattant la religion même, oblige ses
amis, secourt les malheureux, soulage toutes les misères qu’il
rencontre sur son chemin : c’est un débauché ou un sectaire
philanthrope, il y en a. Or, cet homme finira mal, je suppose, il
résistera finalement à la grâce de la conversion, il va mourir
impénitent. Là-dessus, dans sa prescience, que fait Dieu ?
Prévoyant qu’il ne pourra lui donner son Ciel, et voulant cependant
récompenser les vertus naturelles qu’il pratique, il le comble de
biens ici-bas. Voyez : c’est un homme riche, honoré, puissant, et il
prend du plaisir, il s’en donne à cœur joie. Vous l’enviez ? vous avez
bien tort4 ; n’est-ce pas une malédiction que ce bonheur-là? C’est
très exactement qu’un romancier moderne5 le qualifiait en ces
termes : « le bonheur des méchants n’est que le malheur gras, bien
portant et bien vêtu ». Il nous rappelle, à nous, la terrible parole de
saint Augustin : Oh ! la vaine récompense qu’ils auront en effet
reçue ! Arrivés au terme de leur carrière, ils pourront se retourner, et,
considérant les joies, toujours mêlées d’amertume, qu’ils auront
recueillies sur leur chemin, ils devront se dire : voilà mon lot; je n’ai
rien à attendre de plus, ni maintenant, ni plus tard. Ils seront obligés
de reconnaître que leur bonheur est fini, leur espérance morte...
N’est-ce pas affreux d’en être réduit là6?
Ce que je viens de dire n’empêche pas que, lorsque les méchants
souffrent en ce monde, c’est toujours en tant que méchants et parce
qu’ils le sont : leur malheur est causé par leur méchanceté même.
On est effrayé, quand on fait le bilan des douleurs humaines, de la
part considérable qui revient aux passions mauvaises parce qu’elle
en vient : que de larmes brûlantes versées par la débauche, par
l'orgueil déçu, par la paresse réduite à la misère, par les sept péchés
capitaux condamnés aux expiations dès cette vie ! De sorte que si la
justice de Dieu se cache souvent en imposant le malheur à la vertu,
non moins souvent, plus souvent à notre avis, elle apparaît, elle se
montre d’une manière éclatante, en faisant servir le malheur de
châtiment au vice7.
Ce qui est vrai des individus en particulier est plus vrai encore, plus
manifestement vrai, de ces vastes groupements d’individus qu’on
appelle des sociétés ou des peuples. Et cela se comprend. Les
individus sont immortels ; Dieu peut donc surseoir à la justice en ce
qui les regarde et attendre patiemment l’éternité. Mais les nations
n’ayant qu’une destinée temporelle, leur durée étant limitée, il faut
bien que Dieu, qui est tout ensemble leur souverain Législateur et
leur Juge suprême, se hâte de les punir si elles transgressent ses
lois. Aussi voyons-nous que la parole inspirée du Livre des
Proverbes : « C’est le péché qui rend les peuples misérables », se
réalise toujours. Vous faut-il des exemples ? Il y en a plein l’histoire.
Sans remonter aux fameux empires des Assyriens, des Mèdes et
des Perses dont parle la Bible, que sont devenues, dites-moi, les
brillantes civilisations de la Grèce et de la Rome antique ? N’est-ce
pas la corruption des mœurs, les abus du pouvoir, les tyrannies qui
ont insensiblement amené ces décadences, ou qui ont précipité ces
chutes retentissantes ?
Quoi qu’il en soit des peuples, il y a des hommes qui selon notre
manière de juger, devraient être punis dès ce monde, comme il y en
a qui devraient être récompensés, et qui ne le sont pas, au contraire.
Et l’incroyant, que révolte ce déni de justice apparent, s’écrie que la
Providence ne fait pas son devoir. Ce qui signifie équivalemment
qu’elle n’existe pas, et, donc, qu’il n’y a point de Dieu. C’est aller un
peu vite en besogne. Se rend-il bien compte, l’incroyant, qu’il
pourrait être ici facilement acculé à l’absurde ? Car, pour être
conséquent avec lui-même, il doit exiger que non seulement Dieu
punisse les méchants et récompense les bons dès ce monde, mais
qu’il le fasse chaque fois, tout de suite, sans délai aucun, séance
tenante. Il n’y a pas de raison, en effet, pour que Dieu attende. Tout
le temps qu’il attendra, il donnera l’impression qu’il n’est pas juste. Il
faut donc que l’incroyant, s’il veut être logique, exige que le mal soit
immédiatement frappé, et qu’immédiatement aussi le bien soit
favorisé, glorifié, et cela en tout, partout, toujours. Mais qui ne voit
les conséquences qu’entraînerait cette application immédiate des
sanctions divines ? Une telle économie n’aboutirait à rien moins qu’à
supprimer la liberté comme la moralité humaines, et qu’à
bouleverser même l’ordre de la nature physique.
« Supposez, écrit finement un auteur8, qu’à chaque acte de vertu
un ange descende du Ciel pour le couronner : on fera de bonnes
actions comme on fabrique des produits de première qualité, pour la
couronne, ou pour la médaille, surtout si elle est d’or. La
récompense miraculeusement subite et visible des actes de vertu
serait la fin de la vertu méritoire. Et puis, quand la grêle tombera, il
faudra qu’elle reste suspendue en l’air, au-dessus de la vigne du
juste. Et quand l’avalanche roulera du haut de la montagne, elle
devra s’arrêter en présence d’un honnête homme qui passe. Et dans
un naufrage, les bons devront toujours être sauvés, même quand ils
ne sauront point nager. Et dans un déraillement de convoi, les
blessures et les contusions ne devront échoir qu’aux impies. De
sorte que les incrédules, qui n’admettent ni l’existence ni la
possibilité des miracles, voudraient que Dieu en fît sans cesse pour
mettre hors de doute son intervention dans les choses d’ici-bas.
Pressez le faux, vous en faites jaillir l’absurde. »
Ainsi, devant le fait de l’inégale répartition des biens et des maux,
l’incrédulité s’irrite, elle manque de sang-froid et aussi de bon sens ;
elle s’impatiente et elle déraisonne. Quelle magistrale leçon lui
donne ici la foi avec sa doctrine apaisante et sublime ! Bossuet l’a
exposée avec la magnificence de langage qui lui est propre. Mes
frères, êtes-vous en quête d’une bonne et belle et forte lecture ?
Lisez son admirable discours sur la Providence. C’est un sujet qu’il y
aurait une présomption ridicule à vouloir traiter après lui. Quand on y
touche, on n’a rien de mieux à faire que de le suivre et de le citer.
On peut ramener toute son argumentation à ces trois idées
principales :
1) La confusion du monde moral est plus apparente que réelle
;
2) La vie présente n’est qu’une épreuve passagère ; elle n’est
pas le tout de l’homme, elle n’est pas le dernier mot de Dieu
;
3) Les desseins de Dieu doivent être jugés, non par tel ou tel
détail, mais d’après leur ensemble, et il n’est pas donné à
l’homme d’embrasser d’une seule vue l’immensité du plan
divin.
Telle est la thèse de Bossuet. Laissons-lui pour un instant la
parole. Ce n’est pas seulement une superbe citation oratoire que
vous allez entendre, c’est une apologie enveloppée des formes de
l’inspiration prophétique :
« Dieu veut que nous vivions au milieu du temps, dans le monde,
où il nous fait paraître un ordre admirable, pour montrer que son
ouvrage est conduit avec sagesse, où il laisse, de dessein formé,
quelque désordre apparent, pour montrer qu’il n’y a pas mis encore
la dernière main. Pourquoi ? Pour nous tenir toujours en attente du
grand jour de l’éternité où toutes choses seront démêlées par une
décision dernière et irrévocable, où Dieu, séparant encore une fois la
lumière d’avec les ténèbres, mettra, par un dernier jugement, la
justice et l’impiété dans les places qui leur sont dues. Et alors, dit
Salomon, ce sera le temps de chaque chose. Si donc, il vous paraît
quelque désordre, s’il vous semble que la récompense court trop
lentement à la vertu, et que la peine ne poursuive pas d’assez près
le vice, songez à l’éternité de ce premier être : ses desseins formés
et conçus dans le sein immense de cette immuable éternité ne
dépendent ni des années, ni des siècles qu’il voit passer devant lui
comme des moments ; et il faut la durée entière du monde pour
développer tout à fait les ordres d’une sagesse si profonde. Et nous,
mortels misérables, nous voudrions, en nos jours qui passent si vite,
voir toutes les œuvres de Dieu accomplies. Parce que nous et nos
conseils, nous sommes limités dans un temps si court, nous
voudrions que l’infini se renfermât aussi dans les mêmes bornes, et
qu’il déployât en si peu d’espace tout ce que sa miséricorde prépare
aux bons et tout ce que sa justice destine aux méchants. Il ne serait
pas raisonnable. Laissons faire l’Eternel suivant les lois de son
éternité, et, bien loin de la réduire à notre mesure, tâchons d’entrer
plutôt dans son étendue. »
C’est ainsi que la foi résout avec clarté, avec sérénité, et, quand
elle s’exprime par la bouche du prince des orateurs sacrés, avec une
majesté incomparable, le problème qui passionne et qui trouble nos
incrédules.
Mais il y en a beaucoup parmi eux qui ne veulent pas de Bossuet, il
faut le leur pardonner. Entre ce puissant esprit et les esprits forts, les
affinités sont nulles ; ce qui fait que l’accord est extrêmement difficile
et l’entente rare : d’ordinaire, ils récusent cette autorité qui lés
écrase.
Qu’à cela ne tienne. Je puis leur en offrir une autre, qu’ils ne
récuseront probablement pas, puisque c’est Jean-Jacques
Rousseau, une de leurs idoles. Ce n’est plus Bossuet du tout : c’est
le pygmée à côté du géant. Oh ! c’est du génie encore, mais d’une
espèce inférieure, avec la sublimité en moins ; et c’est encore de
l’éloquence, certes, mais avec de la déclamation en plus.
Ecoutez le philosophe de Genève :
« Plus je rentre en moi et plus je me consulte, et plus je lis ces
mots écrits dans mon âme : Sois juste et tu seras heureux ! Il n’en
est rien pourtant, à considérer l’état présent des choses : le méchant
prospère et le juste reste opprimé. » Aussi la conscience proteste, «
elle murmure contre son auteur, elle lui crie en gémissant : Tu m’as
trompé ! » — « Je t’ai trompé, téméraire, et qui te l’a dit ? Ton âme
est-elle anéantie ? As-tu cessé d’exister ? O Brutus, ô mon fils, ne
souille point ta noble vie en la finissant : ne laisse point ton espoir et
ta gloire avec ton corps aux champs de Philippes. Pourquoi dis-tu :
la vertu n’est rien, quand tu vas jouir de la tienne ? Tu vas mourir,
penses-tu ; non, tu vas vivre, et c’est alors que je tiendrai tout ce que
je t’ai promis »9.
Vous le voyez, mes frères, en somme, c’est la même solution, tant
il est vrai qu’il n’y en a qu’une. Vous demandez à Bossuet le mot de
l’énigme et il répond : éternité. Vous le demandez à Rousseau et il
répond : immortalité de l’âme et vie future. Quelle différence y a-t-il ?
Sauf dans le ton, je n’en vois pas. Et voilà comment la foi et la raison
se rencontrent et s’unissent pour défendre la cause de Dieu.
***
DEUXIÈME CONFÉRENCE
Pourquoi souffrons-nous ?
Monseigneur,
Mes frères,
Souffrir est la grande loi de la vie. Cette loi est aussi vieille que
l’humanité, elle embrasse tous les temps. Nous souffrons comme on
a souffert avant nous, et comme on continuera vraisemblablement
de souffrir après nous, en dépit des promesses de la science.
Justement fière de ses progrès, la science s’était flattée de rendre
l’homme plus heureux, en améliorant les conditions matérielles de
son séjour ici-bas ; elle lui a donné, en effet, plus de bien-être. Mais
l’homme s’est vite aperçu que le bien-être n'était pas le bonheur. La
science, avec ses inventions merveilleuses, a étrangement
compliqué la vie ; elle a excité les désirs, multiplié les besoins et,
par-là, augmenté la souffrance.
Il faut souffrir : c’est une loi constante et universelle, nul n’y
échappe ; c’est la destinée absolument commune. Personne, ici,
n’est exempt ou exempté ; il n’y a pas de titre d’exemption, il n’y a
pas d’immunité ni de passe-droit, il n’y a pas de talisman préservatif
d’aucune sorte. Le scrupuleux accomplissement du devoir,
l’honnêteté parfaite, la vertu ne met pas à l’abri de la souffrance. La
vertu n’implique-t-elle pas un effort incessant contre soi ? Vous
voulez être vertueux, il faudra vous renoncer et par conséquent
souffrir. Vous ne voulez point l’être, ce sera tant pis, vous n’y
gagnerez rien, au contraire. Les passions mauvaises sont, pour les
pauvres humains, quels qu’ils soient et quoi qu’ils fassent, des
instruments d’intime supplice. Vous vous laissez aller à vos
passions, je suppose, vous leur lâchez bride, vous souffrirez par
elles, vous souffrirez de leur tyrannie lâchement acceptée. Vous
résistez à vos passions, vous les maîtrisez, vous souffrirez encore
par elles, vous souffrirez de leur tyrannie noblement combattue,
vous souffrirez de la lutte. A Dieu ne plaise que nous mettions ces
deux souffrances sur le même plan ! L’une est infiniment supérieure
à l’autre, mais nous voulons insister sur ce fait que nous souffrons
tous tant que nous sommes et qui que nous soyons.
La souffrance est partout, à tous les foyers, dans tous les cœurs,
elle gîte au fond de toutes les âmes. Et elle ne se laisse pas ignorer :
sa plainte ne se tait ni le jour ni la nuit. Prêtez l’oreille : écoutez les
voix qui montent de la terre, et vous saisirez bientôt la dominante de
cette vaste symphonie des êtres qui naissent, qui luttent, et qui
meurent sous le soleil ; vous reconnaîtrez que la note qui domine,
c’est la note triste, le gémissement de la créature, comme s’exprime
saint Paul : omnis creatura ingemiscit ...
Nous souffrons donc, c’est entendu. Pourquoi souffrons-nous ? La
question est importante, sa gravité est indéniable ; il n’y en a pas de
plus actuelle, ni de plus personnelle ; par conséquent, il n’y en a pas
qui puisse et qui doive nous intéresser davantage. Et puisque j’ai
entrepris de traiter, du haut de cette chaire, le sujet de la Bonne
Souffrance, c’est une question qui s’impose avant toute autre à notre
examen ; car il est clair que la souffrance ne sera bonne que si elle
est acceptée et il faut évidemment pour cela qu’elle soit comprise.
***
Si je le demande à la philosophie sans Dieu, elle reste muette
devant ce point d’interrogation, ou bien elle ne fait que bégayer, ou
encore et surtout elle parle pour ne rien dire.
Voici, en effet, ce qu’elle a trouvé de mieux après avoir longtemps
cherché : nous souffrons, parce que nous sommes nécessairement
déterminés à souffrir. C’est tout. Et cela constitue une doctrine
philosophique qui est, parmi les incroyants, très à la mode. Vous
vous dites, n’est-ce pas : comme elle doit être consolante !
Lorsqu’on est dans l’affliction, lorsqu’on est accablé, terrassé par
l’épreuve, lorsqu’on se sent aux prises avec les douleurs suprêmes
de l’agonie, quel soulagement, quel puissant réconfort il doit y avoir
dans cette pensée : je suis une victime de la Fatalité, c’est mon
Destin qui veut que je souffre ainsi ! Le souvenir d’Hippolyte Taine
mourant me revient en ce moment à l'esprit. Mgr D’Hulst, qui lui
rendait visite, ayant été amené dans la conversation à lui dire : «
Mais enfin, Monsieur, est-ce que vous n’apercevez pas dans
l’univers, à côté d’une loi de nécessité, la possibilité au moins d’une
loi d’amour ? — Non, répliqua le moribond ; je me représente la
Nature sous les traits d’une femme admirablement belle, vêtue
d’étoffes somptueuses, et qui s’avance avec majesté, tandis que la
traîne de sa robe écrase des fourmis qu’elle ne voit pas ; je suis
l’une de ces fourmis, je vais être écrasé... » Et il faisait froidement
cette tragique profession de foi quelques heures à peine avant
d’expirer. Une doctrine qui envisage ainsi la souffrance et la mort,
dont l’aboutissement logique est le désespoir, est une doctrine
jugée, il me semble : elle a beau se recommander d’un Taine, d’un
Spencer et d’autres noms illustres, puisqu’elle manque totalement
de cœur, puisqu’elle fait violence à la nature humaine, à priori, elle
doit être fausse. Qu’est-ce que c’est que cette Fatalité qu’elle
invoque ? Et le Destin ? Des mots. Est-ce que ces mots ont un sens
? On voudrait le savoir. S’ils sont vides de sens, dirait-on volontiers à
ceux qui les emploient, à ceux qui en usent et qui en abusent, si
vous n’y mettez rien, taisez-vous, ô philosophes, il serait plus sage
de vous taire. Et si vous entendez par là je ne sais quelle force
mécanique omnipotente, dominant tout, régissant tout en ce bas
monde ; si vous croyez à l’existence de je ne sais quel être
formidable, inconscient et aveugle, qui gouvernerait l’univers, sans
être capable de se conduire lui-même, eh bien, mais sauf respect,
vous êtes des rétrogrades, tout déterministes que vous soyez ; vous
qui vous réclamez sans cesse de l’Evolution, vous évoluez en effet,
mais c’est à rebours, vous êtes des retardataires, vous retardez de
vingt siècles au moins, vous nous ramenez au Fatum des Anciens, à
la vieille et ridicule mythologie.
Mes frères, ne nous laissons jamais impressionner par leurs
grands mots à majuscules : ou ils ne signifient rien, ou ils
n’expliquent rien. Que ce soit en fin de compte le Destin, ou la
Fatalité, ou le Déterminisme qui fait que l’homme souffre, cela
n’apprend nullement à l’homme pourquoi il souffre ; c’est une
solution qui n’en est pas une.
Demandons-le, sans plus tarder, à la Religion, à celle qui a seule
qualité pour nous répondre. Cette religion est la nôtre. L’un des
écrivains les plus sceptiques du XIXe siècle en a rendu témoignage
dans une phrase remarquable que je me plais à reproduire : « La
puissante religion que l’on appelle le Christianisme, a écrit M. Thiers,
exerce sur le monde une domination continue — et elle le doit, entre
autres motifs, à un avantage qu’elle est seule à posséder. Cet
avantage, savez-vous quel il est ? C’est d’avoir seule donné un sens
à la douleur11.»
Le Christianisme a donc une réponse toute prête, un peu
mortifiante il est vrai pour notre amour-propre, mais très raisonnable
celle-là, encore qu’elle ne dissipe pas toutes les ombres dont nous
apparaît enveloppée cette loi de la douleur, qui reste en son fond
mystérieuse ; il le faut bien, si tout le mystère disparaissait, comment
la foi serait-elle encore méritoire ?
Il nous répond que si nous souffrons tous, c’est que nous sommes
tous pécheurs, et que, partant, nous avons tous à expier sur cette
terre ; il nous enseigne équivalemment que la loi de la souffrance est
une loi d’expiation portée par un Dieu juste ; qu’elle est cela d’abord,
ce qui n’empêche pas, ajoute-t-il, qu’elle soit en même temps une loi
de préservation et de rédemption portée par un Dieu bon. Alors, ce
seraient les deux attributs de Dieu avec lesquels il nous semble
parfois si difficile de concilier la souffrance, ce seraient sa Justice et
sa Bonté qui rendraient finalement raison de la souffrance ?
Parfaitement. C’est ce que le Christianisme enseigne.
Avant tout, la souffrance est une pénalité, une peine expiatrice :
d’abord, elle continue d’expier à travers les âges, la première faute
humaine12, celle dont Adam, le chef de l’humanité, s’est rendu
coupable et dont, à peine conçus, avant même que de naître, tous
ses descendants, par solidarité, contractent la souillure. (Le mystère
dont je vous parlais, est surtout là.) Ensuite, elle nous est infligée,
disons mieux, elle nous est ménagée, comme un moyen d’expier les
innombrables fautes personnelles que nous ajoutons tous les jours à
notre péché d’origine13.
Et voilà ce qu’oublient, semble-t-il, nombre de chrétiens et de
chrétiennes. Autrement, est-ce qu’on les entendrait si souvent s’en
prendre au Ciel des maux qui, dans cette vallée de larmes, leur
échoient dûment en partage ? Qu'ai-je donc fait à Dieu, s'écrient-ils,
pour souffrir de la sorte ? Ils pourraient bien avoir mérité de souffrir
davantage encore, mais c'est une pensée qui ne leur vient pas. Est-
ce parce qu’ils ont la mémoire trop courte ou parce qu'ils ont la
conscience trop large ? Les deux peut-être. Il faut tenir compte aussi
de l'orgueil. La plupart reconnaîtraient sans doute qu’ils sont traités
comme ils doivent l'être, s'ils avaient d'eux-mêmes des sentiments
plus humbles... Mais l’humilité vraie, vous savez, c’est la perle rare,
le trésor presque introuvable.
On le trouve encore, et l’on est assez surpris de voir où il se cache
quelquefois. Jules Lemaître a raconté, dans un journal parisien,
l’année d’avant la guerre, son dernier entretien avec Alphonse
Daudet, gravement malade. C’était à une soirée de musique ;
l’auteur de l’Immortel y était venu pour essayer d’oublier un peu son
mal. Ce soir-là, retirés dans un coin, les deux amis purent causer
plus intimement qu’ils ne l’avaient encore fait. Je laisse ici la parole à
l’éminent chroniqueur : « L’idée de la mort qui était évidemment
présente à son esprit le détournait des propos insignifiants. Il finit par
me dire ceci que je n’attendais pas du tout : Voyez-vous, quand je
songe à quel point j’ai eu jadis la folie et l’orgueil de vivre, je me dis
qu’il est juste que je souffre. »
N’est-ce pas une confession admirable de simplicité et de
franchise ? Qu’il y en a qui étonneraient moins s’ils faisaient le
même aveu et qui ne le font pas ! Au lieu de s’accuser eux-mêmes
en toute loyauté, ils ne songent qu’à murmurer contre la Providence.
Voyez ce père de famille que la conduite indigne de son fils aîné
déshonore et tourmente ; il vous dira : quel crime ai-je commis pour
être affligé d’un garnement pareil ? Son crime, mais c’est d’avoir
toujours été, envers cet enfant, d’une indulgence excessive, d’une
faiblesse extrême ; il l’a gâté, il ne l’a point corrigé, il ne l’a point
surveillé ; et, chose plus grave, il a confié son éducation à des
maîtres qui en ont fait un jeune homme sans religion, sans idéal et
sans principes. Ce père a manqué au premier de ses devoirs d’état,
il est puni par où il a péché.
Telle jeune femme — elle s’appelle légion — a passé cinq ou dix
années de sa vie à jouir de la situation brillante que lui a value ce
que l’on appelle si souvent à tort un heureux mariage. Pour subvenir
aux folles dépenses qu’il lui laisse faire à contrecœur, son mari, son
esclave, s’est mis à jouer à la Bourse. Une spéculation malheureuse
les ruine à fond. Ils étaient riches, les voilà tout d’un coup plongés
dans la misère. La pauvre petite mondaine se lamente : Ah ! gémit-
elle, vraiment, nous n’avons pas de chance, il y a un sort contre
nous. — Un sort, dites-vous, ne parlez pas ainsi, cela ne signifie
rien. Ce qui a été contre vous, ce qui finalement vous a perdus tous
deux, c’est votre ambition, votre vanité, votre luxe, votre mollesse,
ce sont toutes vos dissipations. Vous êtes punie par où vous avez
péché.
Que de santés magnifiques ont été, par des excès de jeunesse,
irrémédiablement compromises ! Que de tempéraments robustes ont
été peu à peu minés, usés par le plaisir et la bonne chère ! Que de
victimes de l’intempérance et de l’inconduite, dont le témoignage est
aussi navrant qu’il est irrécusable, et qui attestent qu’on est toujours
puni par où l’on a péché !
Si j’osais, mes frères, mais le point est délicat, il est sensible, on
risque en y touchant d’appuyer trop, ce qui fait que l’on hésite.
Osons cependant. J’en appellerai donc à la grande épreuve que la
Belgique endure patiemment depuis vingt mois et où chacun de
nous a sa part d’amertume. Et je vous demanderai si cette épreuve
nationale ne vient pas illustrer à propos, si elle ne confirme pas — et
de façon saisissante, à mon avis — l’austère vérité que je vous
rappelle en ce moment : à savoir que la souffrance expie, que c’est
là sa principale raison d’être. (Entre parenthèses, si nous pouvons
penser que les autres nations belligérantes ont à expier plus que
nous, ce serait une erreur de croire qu’elles ont moins que nous à
souffrir de la présente guerre. Mais laissons-les. Occupons-nous de
la Belgique : ce qui nous regarde, nous, c’est la Belgique, où nous
sommes.) Dans ce riche et plantureux pays, terre d’abondance et de
liberté, on pourrait presque dire que nous vivons, depuis un an et
demi, de contraintes gênantes et de privations cruelles. Oui,
privations de tout genre, mais lesquelles surtout ? Réfléchissez. De
quoi sommes-nous, de quoi nous sentons-nous le plus
rigoureusement privés ? Ne serait-ce pas de ces biens dont abusait
naguère, et jusqu’au scandale, une société impatiente de tout joug,
ivre d’émancipation intellectuelle et morale — une société frivole,
légère et jouisseuse ? Et, dès lors, l’immense calamité qu’il nous faut
subir, n’apparaît-elle pas comme une expiation collective ? Dès lors
aussi, afin qu’elle nous soit plus salutaire, pourquoi ne
l’accepterions-nous pas humblement, résolument dans cet esprit-là,
qui est l’esprit chrétien ? Si quelques-uns trouvaient que tenir ce
langage c’est être pessimiste et décourageant, je le regretterais et je
protesterais. Ce ne sont pas des idées noires, cela, ce sont des
idées saines, ce sont des idées justes. Je vous garantis qu’on peut
les avoir, et garder au fond du cœur l’invincible espérance.
Mais nous n’avons pas besoin d’invoquer les malheurs publics
comme le fléau de la guerre. Les infortunes d’ordre privé nous
suffisent, et elles ne manquent pas : ces mille petites tragédies
intimes qui ont pour théâtre notre foyer ou notre cœur ; nos
insuccès, nos tribulations, nos chagrins domestiques et autres,
quelle en est la cause la plus ordinaire ? Il n’y a pas à hésiter, c’est
le péché. De sorte qu’en souffrant, que ce soit de bon ou de mauvais
gré, nous soldons tous plus ou moins, suivant l’expression de Louis
Veuillot, « notre compte de pécheurs14». Nous refusons souvent
d’en convenir, mais cela ne change pas ce qui est. En dépit de nos
récriminations ou de nos révoltes, il demeure vrai que, lorsque nous
souffrons, nous subissons une loi d’expiation, une loi pénale portée
par un Dieu juste.
Vous m’objecterez, mes frères, qu’il y a pourtant des innocents qui
souffrent. Je vais vous répondre ; mais faisons d’abord, en prenant
la foi pour guide, quelques distinctions nécessaires.
La souffrance n’a de raison d’être que par rapport au péché, elle
est véritablement en fonction du péché. De là son triple rôle : elle
préserve du péché ou bien elle l'expie, ou encore, pour suppléer à
l'insuffisance, dans le monde, des expiations personnelles, elle le
rachète ; en ce dernier cas, elle participe à la souveraine efficacité
de la Passion du Christ. La souffrance expiatrice nous est infligée
par le Dieu juste, et l’autre —- soit préservatrice, soit rédemptrice —
nous est ménagée par le Dieu bon. Lors donc qu'il n'apparaît pas
clairement que la souffrance est voulue ou permise par le Dieu juste,
c'est du Dieu bon que certainement elle relève, — et même, pour qui
sait voir, la bonté de Dieu se manifeste jusque dans sa justice. Il
n'est pas possible que la justice de Dieu ait à souffrir de sa bonté,
car son infinie sagesse maintient toujours ces deux perfections dans
un parfait équilibre : là où il est bon il ne cesse pas d'être juste.
Examinons maintenant notre objection à la lumière de ces
principes.
Il y a des innocents qui souffrent. D’abord, des innocents, à parler
strictement, y en a-t-il ? Personne n’est sans péché, dit l'Écriture :
celui qui prétend l’être se fait illusion ou il ment. L’innocence absolue
n’est pas de ce monde ; elle n’y a jamais paru que sous les traits de
l’Homme-Dieu et de Marie sa Mère, la Vierge Immaculée.
L’innocence relative à laquelle nous pouvons parvenir avec le
secours de la grâce, c’est la sainteté. Les vrais innocents en ce
monde, ce sont les saints, les meilleurs parmi les bons, l’élite
humaine et chrétienne ; on les compte, ils sont assez rares. Et ceux
qui sont saints ne l’ont pas toujours été ; ils ont donc mérité eux
aussi de souffrir et ils ne s’en plaignent pas, loin de là. Ils
recherchent la souffrance ; ils n’attendent pas qu’elle vienne à eux,
ils vont à elle ; à la souffrance imposée, ils ajoutent toujours la
souffrance volontaire. C’est qu’ils voient sous un autre jour que
nous, plus réel, la malice de l’offense faite à Dieu par chacune des
fautes, si minimes soient-elles, qu’il nous arrive de commettre. Et ils
ne perdent jamais de vue celles dont ils ont pu se rendre coupables :
comme le Psalmiste qui voyait constamment son iniquité se dresser
« contre lui » ou comme ce pénitent d’un autre âge qui répondait à
ceux qui s'étonnaient des rigueurs de sa mortification : je me
souviens de mon passé pour que Dieu l'oublie. Ah ! laissons les
saints à leurs chères douleurs qui sont pour eux des joies ineffables,
et ne disons pas en les voyant joyeusement souffrir que Dieu n'est
pas juste.
Des innocents qui souffrent, admettons qu'il y en a : d'après
l'estimation commune, c'est vrai ; les âmes saintes en jugent
différemment, mais nous n'avons pas, nous, leur conscience
délicate.
Voici — vous avez dû rencontrer le cas — dans toute l'acception
du terme un honnête homme, un chrétien exemplaire. Et il est
intelligent, réfléchi, travailleur. Or, il suffit, semble-t-il, qu’il mette la
main à une affaire pour qu'elle rate. Après en avoir essayé plusieurs
; en y engloutissant beaucoup d'argent, affecté, découragé par ses
échecs successifs, il tombe gravement malade. Physiquement et
moralement, oh ! comme il souffre, celui-là ! A-t-il mérité de souffrir
ainsi ? De quel nom faut-il appeler cette souffrance ? N'est-ce pas
une injustice criante ? Non, parce qu'ici la souffrance cesse d’être
une expiation, ou du moins elle n’est plus uniquement cela ; elle
devient un bienfait de l’ordre surnaturel, une grâce qui n’est que
rarement appréciée, parce que bien peu sont capables de la
comprendre. Nous l’avons dit : la souffrance a un autre rôle à remplir
que celui d’expier en ce monde : elle préserve. De quoi donc
préserve-t-elle ? De certaines tentations, de certains égarements
que Dieu a prévus et qui, sans elle, eussent mis en grave danger le
salut de l’âme. « Il n’y a rien de plus éloigné de la volupté que les
larmes », a dit Lamartine, et, sans qu’il s’en doutât peut-être, c’est le
croyant qui a parlé ce jour-là plus encore que le psychologue.
Autre cas qui n’est pas purement imaginaire non plus.
Voici une mère de famille très vertueuse : sa vie est synonyme de
dévouement, d’abnégation, de sacrifice ; elle élève admirablement
ses enfants qui sont toute sa fierté, et la mort les lui prend l’un après
l’autre ; puis, elle subit des revers de fortune ; enfin, pour que la
mesure soit comble, lâchement son époux l’abandonne. Qu’a-t-elle
fait, cette angélique créature, pour que l’adversité, qui est aux ordres
de Dieu, s’acharne ainsi contre elle ? Encore une injustice qui
révolte. Pardon ! encore une interprétation fausse. Ce sont les
péchés des autres surtout que cette martyre expie par sa souffrance.
Ne craignez point pour elle. Dieu la soutient et il la soutiendra
jusqu’au bout. Il l’aime, il a pour cette âme une prédilection marquée
; aussi lui fait-il l’insigne honneur de l’associer à son divin Fils Jésus,
dans l’œuvre de la Rédemption des hommes15.
Pour reprendre notre formule du début, c’est ainsi que la
souffrance est une loi d’expiation portée par un Dieu juste, et c’est
ainsi qu’elle est en même temps une loi de préservation et de
rédemption portée par un Dieu bon.
***
Hâtons-nous de conclure. J’ai essayé de vous expliquer pourquoi
nous souffrons : c’est, en définitive, pour nous affranchir du péché et
par là nous rendre dignes de l’éternelle félicité qui nous attend là-
haut. De sorte que la souffrance chrétienne est un gage de
prédestination. Donnons-lui donc une place tou jours plus large dans
notre vie et nous pourrons dire avec le poète16 :
Dieu cache un don divin au fond de la souffrance : Souffrir, c’est
mériter, c’est monter, c'est grandir ; Dieu m’a fait de mes pleurs ma
meilleure espérance ; J’espère puisqu'il faut souffrir.
TROISIÈME CONFÉRENCE
Nous souffrons parce que Dieu est bon.
Monseigneur,
Mes frères,
QUATRIEME CONFÉRENCE
La douleur convertissante.
Monseigneur,
Mes frères,
Nous souffrons parce que Dieu est bon. Ce n’est pas un paradoxe,
nous l’avons vu ; c’est une doctrine qui, pour être chrétienne et
consolante, n’en est pas moins éminemment raisonnable.
D’abord, puisque Dieu est tout ensemble infiniment juste et
infiniment bon, il faut que sa bonté, quand il nous punit, paraisse
dans sa justice même : cela doit être et cela est. Les peines du
temps présent, si nous avons la sagesse et le courage de les bien
accepter, nous épargneront ou du moins nous allégeront
notablement les redoutables expiations de l’au-delà.
De plus, s’il n’était pas vrai que c’est parce que Dieu nous aime
que nous avons tant à souffrir ici-bas, il faudrait admettre qu’il est
cruel. Or, nous répugnons invinciblement à l’idée d’un Dieu-
bourreau, parce qu’elle est absurde, monstrueuse, blasphématoire.
Il est bon par-dessus tout. Lorsqu’il nous envoie l’épreuve, il n’a
pas d’autre objectif que notre salut. Il nous a posés une minute dans
le temps, afin que nous nous rendions dignes de l’éternité
bienheureuse. Il veut, malgré nous souvent, que nous allions au
Ciel. C’est là son but unique. Et pour que nous passions vraiment
sur cette terre, pour que nous y soyons réellement de passage et
que nous ne songions pas à nous y installer à demeure ; pour que
nous traversions la vie et ses vanités sans nous y attacher, sans
nous y abaisser, sans nous y corrompre, il nous excite, il nous
aiguillonne par la douleur.
Nous sommes des êtres immortels qu’il tient enfermés pour un
court moment dans une geôle étroite. Il veut que nous nous y
sentions toujours mal à l’aise, resserrés, gênés, afin que nous ne
cessions pas d’aspirer à de plus grands espaces, de nous élancer
vers les horizons infinis. S’aperçoit-il que nous ne gémissons plus
dans notre prison, que nous commençons à nous y plaire trop, à
nous y avilir, que nous risquons de nous y perdre, il intervient
amoureusement par la douleur ; c’est sa manière de nous faire
souvenir de lui et de nous rappeler à l’ordre.
La souffrance ayant ainsi pour auteur un Dieu bon, on ne
s’étonnera pas qu’elle puisse et doive être bienfaisante.
Nous allons voir aujourd’hui l’éminent service qu’elle rend à
l’homme coupable : elle le tourne vers Dieu, elle le convertit. Si le
mot, en devenant presque banal, n’était pas resté un peu
prétentieux, je dirais que ce que je vais essayer de faire, c’est la
psychologie de la conversion des âmes par la souffrance.
Elle nous éclaire, elle nous détache, elle nous mène ou nous
ramène à Dieu : voilà, résumé par avance, tout le développement
qui va suivre.
La douleur nous éclaire, elle nous ouvre les yeux, elle les dessille
en quelque sorte : ils ne voient pas, ou si peu, ou si mal, les yeux qui
n’ont pas versé de larmes. Est-ce parce que les larmes nous
purifient, est-ce parce qu’elles lavent nos iniquités ? Toujours est-il
qu’elles rendent notre œil plus simple et notre regard plus pénétrant.
La douleur nous éclaire, elle nous fait voir ; pour parler sans
métaphore, elle nous instruit.
« Celui qui n’a pas souffert, que sait-il ? » demande l’Écriture. De
fait, il y a une foule de choses que l’homme qui n’a point souffert ne
sait pas, et il y en a une quantité qu’il ne sera jamais capable de
savoir, si, par impossible, il continue à vivre sans souffrance.
Comme il ne possède pas la seule science qui soit vraiment
indispensable, il ignore tout. C’est le mélancolique aveu qu’exhalait,
presque avec son dernier soupir, l’un de nos plus grands poètes du
XIXe siècle, l’auteur de Rolla, mais aussi de l’Espoir en Dieu22 dans
ce sonnet [Tristesse] que la plupart d’entre vous pourraient, comme
moi, réciter de mémoire :
J’ai perdu ma force et ma vie,
Et mes amis et ma gaîté ;
J’ai perdu jusqu’à la fierté
Qui faisait croire à mon génie...
En voici la fin :
CINQUIÈME CONFÉRENCE
La résignation chrétienne.
Monseigneur,
Mes frères,
[←1]
S. G. Mgr Rutten, évêque de Liège.
[←2]
CAUSSETTE, Le bon sens de la foi, T1, p. 113. « Chacun sait,
au contraire, dit J. de Maistre (Soirées de Saint-Pétersbourg,
T1, pp. 16-24), que les balles ne choisissent personne... Si
l’homme de bien souffrait parce qu’il est homme de bien, et si le
méchant prospérait parce qu’il est méchant, l’argument serait
insoluble ; il tombe à terre si l’on suppose seulement que le bien
et le mal sont indifféremment distribués à tous les hommes. »
[←3]
On sait que Sénèque a écrit un traité fameux sous ce titre :
Pourquoi les gens de bien sont-ils sujets à l’infortune, puisqu’il
existe une Providence ? Il répond ainsi : « Parce qu’en livrant
l’homme vertueux aux coups de l’infortune, Dieu le traite avec
un discernement paternel ; il travaille à le rendre digne de lui, il
l’épure, il le fortifie, il se le prépare. » Parce qu’il n'y a point, à
proprement parler, de mal véritable pour le juste, l’épreuve lui
étant utile comme la lutte à l’athlète, comme la guerre et le péril
au soldat. Nous nous étonnons, ajoute-t-il, que Dieu, qui aime
les gens de bien, leur donne la fortune pour adversaire ; moi, je
ne trouve rien de plus beau que cette lutte. Voilà deux
combattants dignes d’avoir Dieu lui-même pour spectateur :
l’homme fort aux prises avec la douleur. » (Cité par
CAUSSETTE, loc. cit.) Ces dernières paroles du philosophe
païen peuvent s’appliquer littéralement au saint homme Job.
Son histoire est peut-être le chef-d’œuvre de la Bible. Il est
frappé, coup sur coup, dans ses biens, ses affections, sa chair
même. Réduit à l’état de cadavre vivant, il est retranché de la
société des hommes. Sa femme l’outrage, ses amis l’insultent. Il
est gisant sur son fumier, sans consolation d’aucune sorte, et
son âme demeure sereine. Ses lèvres ne laissent monter vers le
Ciel qu’un incroyable cri de résignation et d’amour : « Le
Seigneur m’avait tout donné, le Seigneur m’a tout ôté, que le
nom du Seigneur soit béni ! » Il donne un spectacle si beau, que
Satan, l’auteur de son infortune, en est déconcerté. Dieu lui-
même en éprouve une telle admiration qu’il montre avec fierté
un tel serviteur à ses anges. Le divin Platon a créé, de son côté,
ce type étonnant, presque surnaturel, du sage qui, pour la
cause de la vérité et de la justice, après avoir vécu impassible
au milieu des persécutions, expire calme et doux dans
d’horribles supplices. « Cette rencontre surprenante du génie
inspiré de la Bible et du génie païen de la philosophie n’est-elle
pas suggestive ? On dirait que l'humanité, dans l’élite de ses
prophètes et de ses penseurs, a eu comme la vision de l’idéal
divinement réalisé au Calvaire. » (BADET, Le problème de la
souffrance humaine, p. 28.)
[←4]
« Ce qu’il y a d'effrayant dans le monde, c’est de voir tant de
pauvres âmes heureuses et contentes dans le désordre, calmes
dans l’irréligion, satisfaites dans le manque absolu des vrais
biens. Il semble que Dieu ne tienne pas à ces âmes et qu’il
permette au monde de les séduire, à la fortune de les tromper
en leur faisant croire à un bonheur qu’elles n’ont pas. A côté de
ces âmes, on voit des sainte Thérèse qui souffrent, des saint
Vincent de Paul qui parlent de leurs péchés, des saint Louis de
Gonzague qui font pénitence. Ne semble-t-il pas que Dieu
distribue injustement ses faveurs ? Mais qu’appellerons-nous
ses faveurs ? Le monde dirait qu’il traite durement ses saints :
moi, je m’étonne qu’il leur donne tant de trésors de souffrances,
tant d’occasions de l’imiter dans sa croix, tandis qu’il traite les
autres avec une douceur si dangereuse et, pour le grand
nombre, si fatale. » (Abbé PERREYVE : Lettres.)
[←5]
CHERBULIEZ.
[←6]
« J'ai éprouvé de la jalousie en voyant la paix des pécheurs...
J'ai cherché à pénétrer ce mystère, mais ma raison a succombé
à ce labeur, tant que je ne suis pas entré dans les desseins de
Dieu, ... et tant que je n'ai pas compris la destinée finale de ces
prétendus heureux. » Ps. LXXII.
[←7]
Caussette, op. cit., p. 113.
[←8]
Caussette, op. cit., p. 114.
[←9]
Profession du vicaire savoyard.
[←10]
Profession du vicaire savoyard.
[←11]
Et il continue ainsi : « La Religion qui vint et qui dit : Il n’y a
qu’un Dieu, il a souffert lui-même, souffert pour nous ; celle qui
le montra sur une croix, subjugua les hommes, en répondant à
leur raison par l’idée de l’unité de Dieu, en touchant leur cœur
par la déification de la douleur. Et, chose admirable ! ce Dieu
souffrant, présenté sur une croix dans les angoisses de la mort,
a été mille fois plus adoré des hommes que le Jupiter calme,
serein et si majestueusement beau de Phidias ! » (A. Thiers, De
la Propriété.)
[←12]
Le dogme du péché originel soulève des difficultés de tout
genre pour quiconque n’en possède pas la notion théologique ;
essayons de la donner en raccourci, d’après l’excellent ouvrage
de M. Jacques LAMINNE : Déchéance originelle, responsabilité
et liberté (Louvain, Uytspruyst, 1914).
Cette doctrine tire son origine du récit de la Genèse. Nous y
apprenons : 1) que Dieu a créé nos premiers parents dans un
état de bonheur, d’innocence et d’immortalité, dont la
conservation était subordonnée à leur obéissance à la loi divine
; 2) qu’ils désobéirent à Dieu à l’instigation de l’esprit mauvais ;
3) que cette désobéissance fut la cause de leur propre
déchéance et de celle de toute leur race. Le texte sacré n’est
donc pas un récit allégorique en ce sens qu’il ne rapporterait
aucun fait réel, mais serait une légende ou une histoire
imaginée pour inculquer une vérité morale. Il rapporte un fait, et
ce fait, la Commission biblique le désigne ainsi : « la
transgression du précepte divin par le premier homme obéissant
aux suggestions du démon ». D’autre part, il n’est peut-être
aucun détail de cette narration qui n’ait reçu, chez l’un ou l’autre
Père, une interprétation figurée. C’en est une déjà que
d’attribuer au démon la tentation que le texte attribue au serpent
; mais cette explication, outre qu’elle est imposée par
l’impossibilité du sens littéral, se base sur l’Écriture elle-même. Il
s’agit dans ce récit d’une faute personnelle à Adam et à Eve ;
mais la malédiction qui suit la faute s’étend à toute la race
humaine. Adam est tombé, non seulement comme individu,
mais comme père de l’humanité ; celle-ci est enveloppée dans
la chute et en subit les conséquences. C’est la mort, le travail
pénible devenu nécessaire à la vie, la souffrance. C’est aussi le
sentiment de pudeur qui s’éveille dans l’âme avec les passions
et se rattache à la concupiscence. Nos premiers parents sont
chassés du paradis terrestre ; ils emporteront dans leurs corps
et dans leurs âmes les ravages du péché ; ils transmettront à
tous leurs descendants les caractères de la déchéance. Voilà de
quelle façon et dans quelles limites approximatives le dogme du
péché originel se trouve renfermé dans le troisième chapitre de
la Genèse. Le péché originel constituant une déchéance,
l’homme n’est donc pas sorti, des mains du Créateur tel qu’il est
aujourd’hui. Dans quel état a-t-il été créé ? Avant tout dans un
état de justice et de sainteté. Les autres dons qui
accompagnaient l’état d’innocence doivent être considérés
comme des conséquences et des compléments du don principal
de la grâce sanctifiante. Ces dons secondaires comprenaient
d’abord l’exemption de la concupiscence par la parfaite
subordination des facultés sensibles à la raison, des passions à
la volonté, des tendances vers les biens périssables au désir
des biens immortels ; puis, l’exemption des douleurs, des
maladies et de leur aboutissement qui est la mort : en résumé,
la sainteté, l’intégrité, l’immortalité. Telles étaient les
prérogatives du premier homme. Ainsi, il avait une volonté
puissamment aidée de la grâce et qui n’avait pas à compter
avec la concupiscence. La concupiscence, c’est le fait que les
passions préviennent la volonté et lui résistent. L’exemption de
la concupiscence, c’est la soumission parfaite des passions à la
volonté, l’absence de la lutte intestine qui se produit chaque fois
que la volonté, poursuivant un bien d’ordre moral, se trouve en
conflit avec les tendances intérieures qui recherchent le plaisir.
L’homme dans l’état d’innocence ne connaissait donc pas la
tentation du dedans qui est la plus redoutable et la plus pénible.
Rien dans l'homme ne contrecarrait sa tendance naturelle au
bien. Au contraire, cette tendance se trouvait renforcée et
élevée par la grâce sanctifiante, qui implique une inclination
habituelle à aimer Dieu comme le Souverain Bien et, par
conséquent, à agir conformément à la loi morale qui est la
volonté de Dieu. La grâce sanctifiante et l’exemption de la
concupiscence ou l’intégrité se complétaient donc l’une l’autre,
la première assurant la subordination de la volonté à Dieu, la
seconde assurant la subordination des sens à la volonté, celle-
ci réalisant l’ordre et la paix dans l’homme lui-même, celle-là
établissant la paix de l’homme avec Dieu. A ces deux dons, il
n’est pas difficile de rattacher les autres dons qui composaient
l’état d’innocence, de sorte qu’il faut les concevoir réunis
ensemble en une perfection unique qui est principalement une
perfection morale. Toutes ces prérogatives doivent être
considérées comme surnaturelles, comme surajoutées à la
nature de l’homme, et, partant, comme n’étant pas
indispensables à la réalisation de sa fin naturelle. La conception
catholique est donc la suivante : l’état dans lequel nous
naissons se distingue de l’état primitif par la perte de certains
dons surnaturels et surtout de la grâce sanctifiante. Les
théologiens se sont demandé quelle avait été la première faute
commise par Adam. Saint Thomas fait observer que, étant
exempt de concupiscence, il ne pouvait pas succomber à un
entraînement des sens. Dès lors, il faut qu’il ait été tenté par un
avantage d’ordre intellectuel. C’est ce que l’Écriture Sainte
indique par la forme sous laquelle elle présente la tentation : «
Vous serez semblables à des dieux, connaissant le bien et le
mal. » Adam espérait donc s’élever au-dessus de la situation
dans laquelle Dieu l’avait placé. C’est le péché d’orgueil. Si le
péché originel, considéré en Adam, fut un acte, un acte
personnel, en quoi consiste-t-il, pour tout le genre humain ?
Dans un état de péché, qui se transmet par hérédité avec la
nature ; c’est en ce sens que l’on dit qu’il est un péché de
nature. Mais encore cet état de péché, en quoi consiste-t-il ? Il
consiste essentiellement dans la privation de la grâce
sanctifiante, et, subsidiairement, dans la perte des autres dons
surajoutés à la nature, qui accompagnaient l’état d’innocence.
Comment se transmet-il ? « Il y a entre les dons de la grâce et
les prérogatives organiques que Dieu avait communiquées à
notre nature une relation analogue à celle qui existe entre l'âme
et le corps : de part et d’autre un élément spirituel et un élément
matériel s’unissent et se complètent. Tout de même que la
propagation des corps détermine la propagation des âmes, ainsi
la grâce sanctifiante devait se transmettre avec les dons
corporels. La perte de la grâce ayant entraîné chez Adam la
perte de l’intégrité, l’absence de cette dernière prérogative
parmi les caractères héréditaires entraînait à son tour chez ses
descendant via privation de la grâce sanctifiante, c’est-à-dire le
péché originel. » (J. LAMINNE, op. cit., p. 109.) Une dernière
question, et ce qui vient d’être dit permet d’y répondre aisément
: le péché originel, commun à tous, s’accompagne-t-il de
responsabilité ? Sommes-nous moralement responsables de la
faute commise par notre premier père ? Evidemment non. La
responsabilité morale suppose la liberté. Or, si nous cherchons
où se trouve la liberté, la cause libre, dans la production du
péché originel, elle n’est qu’en Adam ; elle ne peut pas être en
nous, puisque c’est en naissant, avant même de naître, que
nous contractons la souillure de ce péché ; il est trop clair que
nous n’y avons aucune part. C’est donc le premier homme seul
qui en est moralement responsable. Mais alors pourquoi
sommes-nous punis ? En réalité, nous ne sommes pas punis.
Est-ce être puni, que d’être privé de ce à quoi on n’a pas un
droit strict ? Les maux, qui sont pour nous la conséquence de la
faute originelle, ne sont pas un châtiment proprement dit.
Laissons l’auteur que nous avons suivi dans cet exposé
conclure lui-même : « Cette notion du péché originel, en même
temps qu’elle est conforme à la foi, s’harmonise avec les
principes de la raison. Elle donne une réponse satisfaisante au
problème que constitue la situation de l’homme au point de vue
moral. La nature humaine, telle qu’elle existe aujourd’hui, avec
ses misères et ses faiblesses, n’est pas l’œuvre primitive du
Créateur. Lorsque le premier homme est sorti des mains du
Tout-Puissant, celui-ci avait corrigé par des dons surnaturels les
imperfections que comporte la nature de l’être complexe qu’il
venait de créer, à la fois corporel et spirituel, réunissant en lui
les facultés et les tendances de l'ange et de la brute. C’est
l’homme lui-même qui s’est mis dans la situation où il se trouve
aujourd’hui. » Mais pourquoi, dit-on, Dieu a-t-il permis que son
œuvre à peine créée fût détruite ? Pourquoi a-t-il tiré l’homme
du néant, prévoyant qu’il se plongerait dans la misère lui-même
et toute sa descendance ? Pourquoi a-t-il fait dépendre de la
fidélité d’un seul le sort de toute la race ? Il y a à ces questions
une réponse que nous développerons un peu dans notre dernier
chapitre : c’est la Rédemption des hommes par Jésus-Christ. Si
cette réponse ne donne pas toute satisfaction en ce sens qu’elle
ne nous permet pas de nous rendre compte avec une clarté
parfaite des desseins de Dieu, nous n’en serons ni surpris ni
inquiets. Un chrétien n’est jamais embarrassé pour ne pas
savoir répondre à des questions qui concernent le
gouvernement divin. L’attitude du chrétien qui, conscient de la
faiblesse de son esprit et de la limitation de ses connaissances,
s’incline respectueux devant les intentions inscrutables de
l'Éternel, n’est-elle pas conforme au bon sens ? Cette attitude
sera la nôtre et sans contester la valeur des considérations qui
ont été présentées pour expliquer l’existence du mal, nous
avouons volontiers qu’elles n’en dissipent pas complètement le
mystère. Tout ce que l’on peut exiger des croyants, c’est que
leurs conceptions religieuses puissent se concilier avec
l’existence du mal qui est un fait et notamment que ce fait ne
soit pas en contradiction avec les caractères que nous
attribuons à la Divinité. Pour cela il suffit qu'on doive le
considérer comme contraire à la volonté divine, comme un abus
de la liberté dont l'homme est responsable et non pas le
Créateur. C’est précisément ce que nous avons mis en lumière.
»
[←13]
On fait cette objection : Puisque Dieu savait que le péché serait
la cause de nos malheurs, pourquoi l’a-t-il permis ? Il aurait dû,
semble-t-il, s’il est la Bonté même, rendre le péché impossible. Il
l’a permis parce qu’il nous a créés libres, parce qu’il a voulu,
pour son honneur et pour le nôtre, que nous le servions
librement. Tout en nous laissant libres, n’aurait-il pas pu nous
rendre impeccables ? Par nature, non. Car une volonté libre
finie qui serait naturellement impeccable implique contradiction
dans les termes. Surnaturellement, oui, en refoulant chez
l’homme la possibilité de pécher par des influences
extraordinaires de la grâce. Mais le devait-il ? Grâce et devoir
sont aussi des termes qui s’excluent. La grâce est
essentiellement gratuite, et dire qu’elle est due, c’est la détruire.
» (DE BONNIOT.) Le devait-il, en vertu de sa Bonté ? Pas
davantage. Car « il est de l’essence de la bonté de donner dans
la mesure et dans le temps qu’elle choisit. La bonté forcée
cesse d’être. » (DE BONNIOT.) Dieu aurait pu aussi nous
rendre impeccables par des secours naturels extraordinaires.
Mais vouloir que notre liberté, naturellement défaillante,
devienne de fait indéfectible, c’est imposer à la puissance divine
d’incessants miracles, et de quel droit ? à quel titre ? C’est la
réponse au fameux sophisme de BAYLE (art. Pauliciens) : «
Tous les théologiens conviennent que Dieu peut procurer
infailliblement un bon acte de volonté dans l’âme humaine, sans
lui ôter les fonctions de la liberté. Une délectation prévenante, la
suggestion d’une idée qui affaiblisse l’impression de l’objet
tentant, mille autres moyens d’agir sur l’esprit et sur l’âme
sensitive, font que, à coup sûr, l’âme raisonnable fait un bon
usage de sa liberté, et se tourne vers le droit chemin sans y être
poussée invinciblement. » (DE BONNIOT, Le Problème du mal,
pp. 213 et suiv.)
[←14]
La mort de sa femme et de son premier enfant inspirait à ce
grand chrétien, en 1852, ces humbles paroles : « Je sentais sur
ma tête les charbons ardents de la justice divine, et je me
reprochais amèrement des torts qui m'avaient semblé légers. Je
solde mon compte de pécheur. » Trois ans après, en 1855, la
mort lui enlevait encore trois filles en quarante jours ; il ne se
plaint pas. Voici comment il s'exprime, dans une lettre à Blanc-
Saint-Bonnet : « Ce n'est pas à vous que j'ai besoin de dire que
Dieu ne frappe jamais sans justice et miséricorde, que le cœur
qu'il semble écraser se relève au contraire sous sa main. Je
pleure, mais j’aime ; je souffre, mais je crois ; je ne suis pas
écrasé, je suis à genoux... O mon Dieu ! ôtez-moi mon
désespoir et laissez-moi ma douleur ! » N’est-ce pas lui qui a dit
que « l'homme n’est jamais si grand que lorsqu’il est à genoux »
? Il le prouve ici.
[←15]
Pourquoi la douleur et la mort frappent-elles souvent les plus
purs et les plus saints? Le cardinal PERRAUD répond à cette
question troublante dans une allocution qu’il a prononcée à
Rome, au service funèbre des victimes de l'incendie du Bazar
de la Charité, à Paris, en 1907 : « Voyez, Seigneur, considérez
avec attention qui vous avez frappé de la sorte » (Lamentations.
Jérémie, n, 21.)
» Voilà bien l’obscur, le douloureux, le terrible problème. Déjà
David l'avait formulé, lui aussi, avec une étonnante hardiesse.
» Voici comment, au psaume soixante-huitième, il ose parler à
Dieu : « Seigneur, jusques à quand allumerez-vous contre nous
le feu de votre colère ? Répandez-le, ce feu, sur ceux qui vous
méconnaissent ou vous blasphèment. Mais nous, ne sommes-
nous pas votre peuple et les brebis de votre bercail ? »
» Après David et Jérémie, je m’enhardis, moi aussi, à
interroger le suprême arbitre de nos destinées. Seigneur, lui
dirai-je, ces femmes, ces jeunes filles, ces religieuses, ces
hommes de bien ne s’étaient pas réunis pour blasphémer votre
nom, pour faire la guerre à votre Eglise, pour édicter contre elle
des lois iniques et oppressives, pour corrompre leurs
semblables par des spectacles et des chansons infâmes. Tous
et toutes étaient vos serviteurs et vos servantes, vos disciples,
vos amis.
» Au moment même où vous les avez frappés, ils travaillaient
pour vous, puisqu'ils travaillaient pour vos membres souffrants.
Encore une fois, Seigneur, considérez attentivement ces êtres
purs, bons, gracieux, dévoués, sur lesquels votre bras est venu
tout d’un coup s’appesantir.
» Je le déclare très haut : ce mystère est inexplicable à la
raison humaine abandonnée à ses seules ressources... Pour
nous, chrétiens, éclairés par une sagesse meilleure qui
surajoute ses lumières à celles de la raison naturelle, nous
pouvons souffrir et nous souffrons beaucoup en présence d’une
telle calamité, — mais nous ne sommes pas confondus. Au
milieu même de cette effroyable tempête de sang et de larmes,
notre foi et notre espérance demeurent inébranlables. D’où cela
vient-il ? Je ne crains pas de le dire, je vois dans cette épreuve
une application terrible, j’en conviens, mais singulièrement
honorable, pour ceux qui ont été immolés, mais singulièrement
consolante pour ceux qui leur survivent, de la foi fondamentale
de la Rédemption.
» La question anxieuse de Jérémie au Tout-Puissant : «
Seigneur, avez-vous considéré qui vous frappez ainsi ? » ne
pensez-vous pas qu’elle n’ait pas jailli du cœur ému de
quelques fidèles disciples lorsqu’ils entendirent une foule, ivre
de passion et de fureur sanguinaire, demander au gouverneur
romain de délivrer Barabbas, le voleur et le meurtrier, — et, pour
Jésus, l’innocent, le doux bienfaiteur, le saint par excellence,
jeter cette clameur et prononcer cet arrêt : Crucifigatur ! Puis,
quand le pauvre condamné traînait péniblement sa lourde croix
et qu’à plusieurs reprises il défaillait sous ce fardeau, arrosant
de son sang les dalles de la voie douloureuse ; et enfin quand
les coups de marteau enfonçaient les clous dans ses pieds et
dans ses mains, et durant les trois longues heures de son
agonie, est-ce que Marie et les saintes femmes et d’autres
encore ne répétaient pas, à travers leurs sanglots : Seigneur!
voyez, regardez qui vous traitez de la sorte : Vide, Domine, et
considéra quem vindemiaveris ita.
» Le Seigneur les entendait et déjà il leur avait répondu par la
bouche d’Isaïe, cette parole qui est toute la clef du mystère :
Dieu a mis sur cet innocent l'iniquité de nous tous. (Is., liii, 6.)
» Oui, c'est là le fond de l'idée rédemptrice et par conséquent
le principe fondamental du christianisme. Avec et après son Fils,
Dieu a mis à part des créatures bonnes, généreuses, dévouées
; il leur fait l’honneur immense de les associer à l’œuvre de
réparation accomplie par Jésus-Christ au prix de son sacrifice.
Avec Jésus-Christ elles deviennent des hosties de propitiation :
leurs souffrances et leur mort ne profitent pas seulement à elles
pour leur salut éternel, elles deviennent des rédemptrices, elles
expient des iniquités individuelles ou sociales, et la justice
divine, satisfaite par leurs souffrances, rend possible l’action de
la miséricorde.
» Non, il ne faut pas dire que la catastrophe dont le souvenir
nous émeute n’a pas de sens. Elle en a un très austère, je
l’avoue, mais très grand, très élevé, très lumineux. »
[←16]
Mgr Gerbet.
[←17]
C'est le sophisme d'Épicure, qui nous a été conservé par un
Père de l’Église. Épicure, d'après Lactance, raisonnait ainsi : «
Ou Dieu veut supprimer les maux et ne le peut ; ou il le peut et
ne le veut pas ; ou il ne le peut ni ne le veut ; ou enfin il le peut
et il le veut. S’il le veut et ne le peut, il est faible, ce qui ne se
rencontre pas en Dieu ; s’il le peut et ne le veut pas, il est
méchant, ce qui est également étranger à Dieu ; s’il ne le veut ni
ne le peut, il est à la fois méchant, faible, et par conséquent, il
n’est pas Dieu ; s’il le veut et le peut, seule chose qui convienne
à Dieu, d’où viennent donc les maux ? ou pourquoi ne les
supprime-t-il pas ? »
Nos incrédules ont prétendu faire de cet argument une arme
contre l’existence de Dieu. Le P. De Bonniot démontre d’une
façon solide et amusante (Le Problème du mal, chap. III)
combien cette prétention est ridicule :
Tout l’argument d’Épicure, dit-il, revient à ceci : l’existence du
mal dépose contre l’infinie perfection de Dieu. « L’athée se
retourne et répond : Mais si Dieu est imparfait, il n’existe pas !
Ah ! vraiment ? Et pourquoi donc ? Est-ce qu’être imparfait et
exister sont deux termes incompatibles ? Vous existez vous-
même, Monsieur, et, certes, on peut vous rappeler sans vous
faire injure que vous n’êtes pas parfait. Allez-vous, pour être
conséquent avec votre doctrine, soutenir que vous n'existez pas
? — La question, reprend l’athée, est tout autre, quand il s’agit
de Dieu. C’est vous, théistes, qui enseignez ce qui nous appuie
: en disant que Dieu est parfait ou qu’il n’existe pas. — Voilà de
singuliers procédés. Vous empruntez à vos adversaires leurs
principes, vous les empruntez sans les vérifier, et vous
prétendez tirer de là des vérités absolues, des vérités pleines de
conséquences aussi redoutables que celle-ci : Dieu n’existe pas
! Eh bien ! ou le principe que vous invoquez présentement est
faux, ou il est vrai. S’il est faux, la conséquence que vous en
tirez, et qui est toute votre doctrine, est fausse ; s'il est vrai, il
est par lui-même une démonstration contre l’athéisme. Vous
avez donc été bien mal inspiré en le tournant contre vos
adversaires, puisqu’il vous frappe en pleine poitrine, de quelque
côté que vous vous tourniez. » (Voir pages 31-32.)
[←18]
Abbé Schyrgens, Le problème de la souffrance, p. 6.
[←19]
Platon avait eu l'intuition de cette vérité. C’est lui qui a dit : «
Après l’injustice commise, le plus grand mal, c’est de ne pas
être puni. » Parole profonde.
[←20]
Mgr Bougaud, De la Douleur, chap. I.
[←21]
Mgr Bougaud, De la douleur, ch. I.
[←22]
Alfred de Musset.
[←23]
Mgr Gay, De la vie et des vertus chrétiennes, t. II, p. 309.
[←24]
Après la mort du général de Sonis, on trouva, parmi ses
papiers, une page écrite de sa main, qui dénotait une âme
vraiment sainte aussi humble que magnanime ; en voici les
dernières lignes :
« Mon Dieu, je vous remercie de m’avoir laissé entrevoir la
douceur de vos consolations ; je vous remercie de m’en avoir
privé. Tout ce que vous faites est juste et bon. Je vous bénis
dans mon indigence ; je ne regrette rien, sinon de ne vous avoir
pas assez aimé. Je ne désire rien, sinon que votre volonté soit
faite. Vous êtes mon maître et je suis votre propriété. Tournez et
retournez-moi ; détruisez-moi et travaillez-moi. Je veux être
réduit à rien pour l’amour de vous. O Jésus, que votre main est
bonne, même au plus fort de l’épreuve ! Que je sois crucifié,
mais crucifié par vous ! »
[←25]
On connaît la belle prière que Madame Elisabeth de France,
sœur de Louis XVI, récitait tous les jours dans la prison du
Temple où elle avait été enfermée avec son frère :
« Que m’arrivera-t-il aujourd’hui, ô mon Dieu ? Je n’en sais
rien. Tout ce que je sais, c’est qu'il ne m’arrivera rien que vous
n’ayez prévu, réglé et ordonné de toute éternité. Cela me suffit,
ô mon Dieu ! cela me suffit. J'adore vos desseins éternels et
impénétrables ; je m'y soumets de bon cœur et pour l’amour de
vous. Je veux tout, j’accepte tout, je vous fais un sacrifice de
tout, et j’unis ce sacrifice à celui de Jésus-Christ, mon divin
Sauveur. Je vous demande, en son nom et par ses mérites
infinis, la patience dans mes peines, et la parfaite soumission
pour tout ce que vous voulez et permettez.