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CORRUPTION ET GOUVERNANCE

Lucien AYISSI

CORRUPTION ET GOUVERNANCE
A tous ceux qui résistent héroïquement à la corruption.
PRÉFACE

L’un des discours les plus actuels est


incontestablement celui de la bonne gouvernance, que
Platon avait peut-être inauguré il y a plus deux mille ans.
Preuve qu’il n’y a presque rien de nouveau sous le soleil.
C’est dans ce noble créneau de la philosophie morale,
pratiqué depuis lors par les plus grandes figures de
l’histoire de la philosophie, que vient se loger la très dense
méditation de M. Lucien Ayissi sur la corruption, par cet
essai qui s’intitule précisément Corruption et
gouvernance.
Si le thème est à la mode de par la volonté, semble-
t-il, des bailleurs de fonds, qui l’imposent aux petits pays,
son traitement par M. Ayissi tranche, lui, avec les
habitudes les plus courantes, par son mode de
conceptualisation, analytique et dense. Il ne s’agira pas de
la densité pesante qu’on retrouve dans la spéculation
allemande ou française ou celle de quelques disciples
africains, mais de cette densité enjouée qui puise tant à
l’esprit typiquement camerounais qu’à la vieille, et
toujours actuelle ironie socratique. Autant d’ingrédients
qui font passer ces pages de philosophie pure avec la
facilité d’un feuilleton à rebondissements, puisqu’on va de
la phénoménologie à la thérapeutique en passant par
l’étiologie.
Bien qu’il s’agisse d’un parfait traité de
« corruptologie », si l’on peut dire, cet ouvrage très
technique constitue, en effet, une phénoménologie si
complète de la corruption qu’on se demande ce que

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pourront bien dire ceux qui viendront après, parler du
même phénomène.
L’auteur a retourné et exploré le phénomène sous
toutes ses facettes. Il a décrit comment la corruption,
synonyme de pourriture, s’insinue dans l’âme qu’elle
ravage, puis la manière dont elle se dilate au niveau de la
macrostructure de l’Etat. Comment elle s’entretient par
des complicités et des protections réciproques, de l’agent
avec sa hiérarchie, puis de celle-ci avec l’autre, jusqu’au
sommet stratégique du réseau (chef suprême invisible,
mystérieux, terrible). Cette phénoménologie,
naturellement, n’a négligé ni les causes qui sont d’ordre
socio-politique : les vides juridiques où s’engouffrent les
sophismes de la mauvaise conscience ou l’indigence
morale qui assimile l’avoir à l’être. « Avoir, c’est être et
n’avoir pas, c’est n’être pas » : ni les conséquences dont la
pire est la « poétique de la corruption », à savoir cette
magie qui consiste à transformer la médiocrité en
l’excellence, les crétins en hommes de génie, et
réciproquement. La moindre de ces conséquences n’est
pas la débilité même de l’Etat corrompu. Les corrupteurs
et corrompus avachis sont donc les vecteurs de la
déchéance qui finira aussi par les emporter eux-mêmes.
Ah, la ruse de la raison !
La principale articulation de cet ouvrage
passionnant, à laquelle s’attend le lecteur emporté par
l’impressionnante analyse du phénomène, c’est cette
question qui arrive à point nommé : « L’espoir est-il
encore permis lorsque la corruption endémique entretient
la misère dans les consciences des citoyens et
problématise le développement de l’Etat et de
l’homme ? »

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Il est possible que la publication même de cet
ouvrage soit l’expression vivante de la possibilité, et de
l’effectivité de cet espoir. Publier sur la corruption signifie
en effet qu’on ne désespère pas de l’homme. Mais plus
positivement encore, l’auteur passe au rappel ou à
l’évocation des solutions et des remèdes qui viennent
remplir la visée de cet espoir : d’abord la corruption porte
en elle-même les germes de sa propre négation, puisque
les abus, passé un certain seuil, finissent par exaspérer le
peuple. A témoin la révolution de 1789 : « les nobles de
cour qui devaient tout au roi, ne lui obéissaient plus et
participaient considérablement au développement des
intrigues, des conspirations et des défections propres aux
régimes corrompus ».
L’autre solution ou l’autre remède qui emprunte à
l’indépassable doctrine kantienne, c’est de concevoir une
pédagogie susceptible de cultiver en l’homme le sens du
devoir et de la dignité humaine.
A côté de quoi il y a aussi une pédagogie pratique,
par laquelle on chercherait à conduire l’âme vers le bien
par une corrélative invalidation des critères actuels
d’appréciation qui avilissent l’homme. Il s’agirait en
quelque sorte d’une réconciliation nuptiale de l’homme
avec la raison kantienne. Mais différemment de Kant
posant la religion et la foi en Dieu comme un postulat de
la raison pratique, M. Ayissi hypostasie quelque peu
excessivement la raison au point qu’il en vient à persifler
la solution religieuse qui voit en Dieu le rédempteur
destiné à sauver l’homme du péché de la corruption.
« Faire savoir qu’on doit être moral même en l’absence de
Dieu. Telle est la tâche du pédagogue pratique ». On
pourrait peut-être objecter à M. Ayissi que l’hypothèse du
Dieu absent est un luxe qui ne s’impose guère si tant est

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qu’on fait de l’éradication de la corruption l’objectif
primordial. Voltaire lui-même avait fait l’économie de
cette hypothèse et convoqué la figure de Dieu pour la
vertu de ses domestiques, la fin justifiant alors les moyens.
Mais fermons vite ce débat marginal pour en
revenir au livre de M. Ayissi qui, il faut le dire, n’est pas
fait que d’une dialectique morale. Il s’y profile en effet, de
page en page et comme en filigrane, une théorie
personnelle de l’Etat servi par les touches d’une érudition
qui emprunte à la culture et à l’histoire universelles.
La description de l’Etat corrompu, c’est-à-dire
d’un non-Etat, ne pouvait être en effet qu’une prescription,
au fur et à mesure, de l’idéal étatique et de l’Etat idéal, un
Etat rendu vertueux et démocratique par la révolution
radicale et, si l’on peut dire, par la dictature de la raison
morale. Le tort est de croire, et de faire croire, comme
l’ont fait Jean-François Bayart, Pierre Péan et quelques
autres racistes du Nord, que la corruption, ou la « politique
du ventre », était l’apanage des seuls pays du Tiers-
monde. Elle est présente partout dans le temps et dans
l’espace. Mais cette option universaliste dans l’analyse du
phénomène n’empêche pas le lecteur de repérer des
références, quoique allusives, à des situations bien
familières. Hegel l’avait bien vu : nul ne peut sauter au-
dessus de son temps. C’est pour cela qu’on peut dire, en
dehors des autres qualités, que le livre de M. Lucien
Ayissi est actuel, et très utile pour les philosophes, les
sociologues et les politologues d’aujourd’hui et que, avant
longtemps, il finira par constituer un véritable classique du
genre.
Mais ce ne sont pas seulement les philosophes, les
sociologues et les politologues qui doivent s’abreuver,
professionnellement, à ce livre. Quand je l’ai parcouru,

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j’ai personnellement retrouvé derrière chaque ligne,
derrière chaque allusion caustique, et malgré l’élégance
conceptuelle de l’auteur, les personnages qui peuplent
mon univers quotidien : l’agent de police et le chauffeur,
le mécanicien, l’homme d’affaires et le comptable-
matières, puis le directeur général ou l’ordonnateur des
dépenses, le proviseur et le parent d’élève, le professeur et
l’étudiant, le médecin et le malade, le prêtre, l’expert, le
magistrat, le commissaire ou le commandant de brigade, le
trésorier-payeur, le journaliste, l’agent de bureau, le sous-
préfet, chef de terre, le préfet, le gouverneur, le chef de
village, le lamido, etc. Bref, le concept de corruption
n’épargne personne !
C’est une pandémie, comme la peste jadis racontée
par Camus, à qui il faut bien aussi, du reste, comparer
l’auteur de Corruption et gouvernance. Une pandémie ?
Eh bien : aux grands maux, de grands remèdes. Et peut-
être de grands livres comme celui-ci, que M. Lucien
Ayissi a choisi d’administrer au grand malade et, c’est à
espérer, au bon moment.
Pr. Hubert Mono Ndjana

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INTRODUCTION

Le discours sur la corruption a pour référent une


pratique constante, généralement décriée par tous, même
par ceux qui se plaisent à l’effectuer dans l’ombre. Elle
constitue pour l’homme une expérience ambiguë : elle est
douloureuse ou agréable selon que le sujet la subit ou
selon qu’il l’éprouve à son avantage. Cette ambiguïté
traduit le défaut d’universalité, non du fait, mais du
principe de la corruption : dans son fait, la corruption se
pratique dans le temps et dans l’espace. Mais elle est en
principe condamnée par tous. La corruption n’a même pas
de principe. Elle n’est déductible d’aucun principe. Elle ne
se tire d’aucune exigence rationnelle, civile ou morale, car
elle contredit tout principe. C’est pourquoi elle est
l’ailleurs de la raison, du droit et de la morale. Etant donné
qu’elle est l’antithèse du principe, rien ne garantit en
principe son universalité. D’où son existence ambiguë :
elle n’existe que dans le discrédit. Même ceux qui la
pratiquent coutumièrement la discréditent officiellement et
l’éprouvent douloureusement lorsqu’ils en pâtissent
personnellement.
La pratique de la corruption n’a donc aucun crédit
ni du point de vue de la raison qui la réprouve, ni du point
de vue de l’éthique et du droit qui la condamnent. La
pratique de la corruption est forcément une pratique
critique : elle est symptomatique de la crise de la valeur
normale, d’où le discrédit dont elle est l’objet. Le défaut
de crédit de la corruption s’explique par son cynisme : en
transgressant le principe ou la norme, la corruption
apparaît comme une pratique à la fois aberrante, illégale et

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immorale. La corruption ne peut pas s’accommoder du
principe. Elle ne peut le tolérer ou le respecter qu’en
cessant d’exister. Elle ne peut continuer d’être qu’en
néantisant le principe. C’est de ce struggle for life que
dépend l’existence de la corruption. Voilà pourquoi
l’arsenal des règles qui régissent l’ordre civil fait de celui-
ci une scène, par nature, impraticable pour la corruption.
Pour se déployer, celle-ci doit aliéner les règles civiles ou
les éviter. Elle ne peut exister qu’en marge des règles qui
sont, pour elle, des obstacles ontologiques. C’est la raison
pour laquelle la corruption n’existe que comme corruption
de la raison, du droit ou de la morale. L’aliénation des
prescriptions rationnelles, juridiques et morales lui permet
de baliser le terrain à l’intérieur duquel elle va pouvoir se
déployer. C’est pour rendre ce terrain favorable à sa
pratique que la corruption s’avère cynique.
Le principe de la corruption est donc une
contradiction dans les termes. Il n’y a que la corruption du
principe, lorsqu’on enfreint la norme en vigueur, ou
lorsqu’une telle norme n’a pas l’universalité et l’actualité
qui devraient la caractériser pour qu’elle vaille pour tous
et soit applicable ici et maintenant. C’est l’universalité et
l’actualité d’une norme qui lui confèrent la respectabilité
du principe. Un principe qui n’est pas universel risque
d’être tout simplement l’expression de la volonté
particulière d’un prince ou d’un groupe de princes, dont
l’objectif est de protéger les avantages dont ils jouissent au
sein de leur principauté. Un principe anachronique est un
outil impropre et inutile. Il ne correspond plus, hic et nunc,
à ce qu’on avait en vue lorsqu’on l’adoptait. S’en servir,
c’est faire preuve de bêtise aussi ridicule que celle qui
consiste, par exemple, à vouloir transporter un fluide dans
un panier. Dans les deux cas, on est dans le défaut du
principe ou du devoir-être.

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Le fait que la corruption contredise tous les
principes rationnels, juridiques et moraux, explique sa
condamnation sans appel par tous et dans tous les discours
officiels des politiques, même les plus corrompus.
Quelque avantageuse qu’elle soit pour le corrupteur et le
corrompu, elle est par nature une opération dont la
publicité est impossible, compte tenu de son caractère
irrégulier. Le corrupteur et le corrompu ne peuvent pas,
selon la formulation kantienne de la loi morale, se
conduire de telle sorte qu’ils puissent aussi vouloir que
leurs maximes deviennent des lois universelles1. Ni les
victimes de la corruption, ni ceux qui y trouvent leur
compte, ne rendent jamais publique la cause de leur
infortune ou de leur fortune : les victimes la souffrent
souvent tacitement, sans gémir, de peur de trahir
l’opération qui motive leur malheur et à laquelle elles se
sont rendues coupables de participer. Les victimes de la
corruption se résignent à souffrir leur infortune comme ces
femmes qui taisent l’abus de leur intimité par des mâles
violents, car elles ont honte de publier une telle épreuve.
La publicité détaillée d’une épreuve pareille les rendrait
certes sympathiques, en même temps qu’elle les couvrirait
d’opprobre et aggraverait leur déshonneur. Leur courage
passerait pour une répugnante témérité qui finirait par
donner l’impression que les victimes du viol étaient les
complices hypocrites de leurs bourreaux.
Même lorsque la pratique de la corruption est
avantageuse par le confort matériel ou politique qu’elle
procure à soi, aucun homme ne trouve dans la corruption
un confort moral. C’est la raison pour laquelle il ne peut
pas en faire un plaidoyer public. Il ne dit jamais la raison
suffisante de son succès merveilleux. Dire une telle raison
1- E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, traduction de
Victor Delbos, Paris, Delagrave, 1973, p. 103.

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reviendrait à rendre publiquement compte aux autres que
sa réussite sociale est affectée d’un coefficient de
sordidité. Ce serait aliéner l’éclat d’un tel succès en
publiant l’opération mesquine dont il résulte.
Si la victime et son bourreau sont condamnés au
silence dans le procès de la corruption, c’est parce qu’ils
éprouvent, en partage, le sentiment de culpabilité et de
honte d’avoir dégénéré la raison ou d’avoir nié le droit et
rejeté la vertu au cours d’une pratique anormale et occulte.
Leur partenariat est donc condamnable en tant qu’ils n’ont
pas pris part au respect de la norme, mais plutôt à sa
transgression. C’est pour cela qu’ils sont contraints de
taire la raison soit de leur malheur, soit de leur fortune, car
une telle raison n’est pas du tout raisonnable. Même quand
un individu y trouve des avantages particuliers, l’homme
en tant que sujet moral n’y trouve jamais son compte. La
société y perd également le sien, déréglementée qu’elle
devient au cours d’une pratique qui est la négation
effective de la norme instituée.
Si la corruption survit à la condamnation officielle,
au point de prospérer aisément dans le temps et dans
l’espace, c’est parce que ses partisans sont de plus en plus
nombreux et de mieux en mieux organisés, notamment
dans des contextes socio-politiques où l’on croit qu’elle
est la principale garantie d’existence. Cela prouve aussi
que l’humanité qui s’avilit pourtant dans cette pratique ne
s’est pas encore résolue à éradiquer ce fléau. Ce défaut
d’unanimité peut s’expliquer par les avantages matériels
ou politiques que tirent de la corruption tous ceux qui se
résolvent à noyer leur âme pour sauver leur ventre. Mais
l’aliénation de la conscience de soi pour le salut du ventre
de soi ne peut assurer qu’un profit aliéné, dans la mesure
où le promoteur du salut du ventre a généralement honte et

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même peur de jouir d’un tel profit en public, car les
modalités d’acquisition de cet avantage ne sont jamais des
motifs de fierté ou de vantardise personnelle. Nul ne peut,
en effet, se vanter publiquement d’être très efficace dans la
pratique de la corruption.
La corruption est donc un problème politique,
moral et social. La pratique de la corruption par les
gestionnaires du pouvoir politique pose le problème de la
légitimité d’un tel pouvoir. Quel crédit peut inspirer une
politique dont la pratique est réellement à la corruption et
qui existe en contradiction flagrante avec ses principes
officiels ?
La corruption est aussi un problème moral : elle est
assortie du risque de déchéance totale de l’homme, aliéné
que son vouloir est, par ses appétits, dans cette pratique
vicieuse et avilissante. De quel ordre humain les
maniaques de la corruption peuvent-ils se réclamer,
lorsqu’ils dissolvent absolument la morale au cours de leur
conduite pour assouvir leurs désirs ?
La corruption est enfin un problème social parce
qu’elle existe en marge des principes ou des lois civiles
qu’elle enfreint cyniquement ou qu’elle nie carrément. La
société ne peut que dysfonctionner si le cynisme s’érige en
son sein en code normatif de conduite. En assurant, même
épisodiquement, la revanche de l’officieux sur l’officiel,
de l’irrégulier sur le régulier, de l’écart sur la norme, la
pratique de la corruption ne constitue-t-elle pas une grande
menace pour l’ordre civil ?
Notre dessein n’est pas d’ajouter à la
condamnation facile et courante de la corruption. Nous
n’avons pas non plus en vue le rappel historique des
moments de cette condamnation. Nous constatons que la

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critique facile de la corruption a développé au sein de ce
phénomène des formes de résistance. La critique courante
est paradoxalement limitée par la preuve qui la fonde
coutumièrement. La preuve qui est sa condition de
possibilité en est également la borne ou l’obstacle.
Lorsqu’elle n’existe pas, on perd le droit et la possibilité
de dénoncer ce qui existe pourtant, sous peine d’être cité
en diffamation ou condamné pour dénonciation
calomnieuse. Le défaut de preuve protège donc la pratique
de la corruption et condamne au silence ceux qui
pouvaient avoir l’audace de la dénoncer. Suspendue à la
preuve qui lui assure le droit d’exister, mais qu’elle ne
peut pas toujours produire pour exister légalement, la
critique courante s’avère souvent très peu efficace. Par la
légèreté dont elle est coupable, la critique courante de la
corruption se rend également complice de ce qu’elle
prétend combattre. Nous voulons éviter les défauts de la
critique facile; voilà pourquoi nous nous proposons
d’analyser d’abord théoriquement le phénomène. Seule
une bonne théorie du phénomène peut motiver une critique
efficace. Connaissant désormais la psychologie des
corrupteurs et des corrompus, nous pouvons efficacement
combattre leur pratique.
Cet essai n’est pas non plus une anthropologie
pratique, c’est-à-dire l’anthologie des recettes pratiques ou
des techniques répressives dont l’efficacité relativement au
problème de la corruption a été vérifiée ici ou ailleurs.
Notre dessein n’est pas de dresser la liste des recettes qui
ont réussi à conjurer ou à combattre la corruption dans le
passé, et qui pourraient encore réussir dans le futur. Dans
le cadre de cet essai, nous ne définissons pas la corruption
en extension. Cet essai n’est pas une anthologie de la
corruption. C’est donc moins d’un catalogue exhaustif
d’exemples historiques de toutes les formes de corruption

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qu’une réflexion théorique sur le phénomène qu’il s’agit.
Nous n’avons pas non plus pour objectif d’élaborer un
décalogue qui prétendrait à plus d’efficacité que le
premier. Certes, le tu ne voleras point du premier
décalogue n’a pas réussi, en dépit de sa forme impérative,
à empêcher le vol ou la corruption. Nous estimons que
l’élaboration d’un nouveau décalogue, fût-il plus
impérieux que le premier et radicalisé par les imprécations
d’un Isaïe2, ne vaut pas la peine, rien n’assurant a priori
qu’il aura plus de bonheur que le précédent. Notre essai
est plutôt une lecture théorique du phénomène de la
corruption et non un registre comptable des formes
historiques du phénomène ou des solutions efficaces du
problème. Nous nous contenterons de définir le
phénomène de la corruption en compréhension, tel qu’il
existe dans le temps et dans l’espace, afin qu’il nous soit
possible d’en saisir les causes et les conséquences, de
manière à pouvoir proposer des solutions relatives à son
traitement préventif ou curatif.

2- Isaïe 5, 22-23, «Malheur à ceux … qui justifient le coupable pour


un présent, et enlèvent aux innocents leurs droits ! ».

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PREMIERE PARTIE :

LA PHENOMENOLOGIE DE LA CORRUPTION
CHAPITRE 1 :
LA LUDIQUE DE LA CORRUPTION

A- LA REDUCTION DE LA SUBSTAN-
TIALISATION DU PHENOMENE
On se représente généralement la corruption comme
un être en soi fort singulier. La caractérisation de cet être
dans les discours publics est péjorative : « la corruption
est un fléau à combattre, la corruption tue, c’est une
épidémie sociale qu’il faut éradiquer, etc. » Toutes les
grandes rhétoriques officielles des politiques et des
moralistes sont des mises en cause énergiques ou de
sévères condamnations du phénomène. Tous ceux qui
flirtent avec cet être monstrueux pour effectuer des
opérations sordides, mais profitables à eux, sont également
dénoncés comme étant de ceux qui pactisent avec le diable
ou ourdissent un macabre complot contre la société et
l’humanité tout entière. De simple figuration symbolique
d’une pratique condamnable qu’elle est initialement, la
corruption motive, dans l’esprit des individus, la
substantialisation du symbole. Le mot acquiert dans
l’imaginaire populaire une fonction ontologique, le statut
d’un être réel et effectivement efficace. La
substantialisation de la corruption lors de sa dénonciation
dans les discours officiels a quelque chose de
superstitieux : on s’imagine qu’on dénonce un être
coupable d’aliéner un cosmos et d’instaurer un chaos.
Cette représentation fantastique est assortie de la croyance
superstitieuse qu’à force de dénoncer publiquement cet
être diabolique, on pourra finir par le tenir absolument en
son pouvoir ; on pourra le neutraliser en enfermant

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hermétiquement son pouvoir destructeur dans les mots.
C’est le bon vieux principe de la vigilance magique.
La substantialisation de ce phénomène comporte
une subtile supercherie. Celle-ci consiste à donner au
phénomène la psychologie d’un monstre invisible et
invincible qui éprouverait cyniquement la rectitude morale
des hommes et aliénerait superbement le droit et la morale.
Dans cette conception tératologique du phénomène, les
hommes ne sont pas responsables de la corruption. Ils en
sont plutôt les victimes résignées. Lorsqu’on admet que la
corruption est nécessaire, on arrive à conclure que la
condamnation du phénomène est platonique. Le combat
contre la corruption apparaît, dans ce cas, comme une
entreprise téméraire dont l’échec est garanti a priori, étant
donné que la force de la volonté de l’homme est mince par
rapport à celle du monstre à combattre. Il ne reste plus
alors aux hommes qu’à prier ou à se laisser déterminer par
le monstre. Cette perspective n’offre à l’homme qu’une
alternative très pauvre parce que trop rigide pour lui
assurer un choix délibéré. Ce défaut de choix réel suscite
en l’homme le défaitisme et le fatalisme : il conçoit la
corruption comme un phénomène inéluctable. La
résistance que lui opposent certains téméraires donne alors
à rire. Leur ridicule n’a d’égal que celui de ceux qui
prétendent pouvoir abattre des baobabs avec des lames
rasoirs. Ce défaitisme et ce fatalisme sont entretenus par
un essentialisme pessimiste et pernicieux selon lequel, la
nature humaine étant chroniquement souillée par le péché
originel, il n’y a point d’espoir que les hommes résistent à
la corruption. Autrement dit, si l’homme est corruptible
par nature, il ne peut pas ne pas actualiser cette possibilité
en adoptant dans la société, l’administration ou l’Etat des
attitudes peccamineuses. Il n’y a donc plus que Dieu qui
puisse l’en affranchir. L’affirmation de la corruptibilité

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naturelle de l’homme par l’essentialisme est pernicieuse.
Elle justifie la corruption en la présentant comme une
donnée métaphysique, un phénomène atavique, nécessaire
et universel contre lequel se brisent même les volontés les
plus hardies. Cet essentialisme fragilise a priori la volonté
de l’homme en y cultivant le défaitisme. Il inflige
également d’importantes humiliations et couvrent de
ridicule tous ceux qui refusent de faillir, bien qu’ils
passent pour des êtres essentiellement faillibles.
L’essentialisation de la corruption donne bonne
conscience à ceux qui se délectent à la pratiquer. Ils
passent pour des gens réalistes parce qu’ils n’ont ni la
présomption ni la fatuité de ceux qui se font des illusions
sur leur pouvoir de réformer la nature humaine quand,
réellement, ils se font inutilement violence en agissant
contre leur propre nature.
De telles convictions peuvent se déduire de
l’essentialisme de type théologique. Cet essentialisme
pessimiste hypothèque l’éventualité que l’homme puisse,
par ses propres ressources psychologiques, éviter de faillir
moralement. Sa finitude ontologique ou la peccabilité de
sa nature imposerait une nécessité à sa volonté et
expliquerait sa défaite dans le combat séculaire qu’il mène
contre la corruption. Dans ce cas, c’est grâce à sa
rédemption seule, par une volonté transcendante et
infaillible, que son esprit peut escompter se libérer de la
tendance à la pratique de la corruption. Le pessimisme
d’un tel essentialisme coïncide avec celui du sophiste
Glaucon qui, au Livre II de La République de Platon,
soutient que les hommes ne sont justes que par peur des
conventions ou des lois civiles qui punissent la pratique de
l’injustice. La propension naturelle de l’homme à
commettre l’injustice est si considérable que si on place
l’homme vertueux dans des conditions d’impunité absolue

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en lui donnant, par exemple, un anneau magique qui le
rende invisible, l’homme vertueux en profiterait pour
pratiquer l’injustice. Aucun homme, fût-il l’homme de
bien, ne peut rester fidèle à la justice, s’il a le même
privilège que Gygès, le berger lydien du mythe de Platon,
car l’homme est par nature trop intéressé pour dédaigner la
jouissance d’un tel privilège, même si c’est au préjudice
de la vertu. C’est cette conception de l’homme comme être
essentiellement utilitariste qui motive Glaucon à faire
l’éloge de l’injustice et à soutenir, à la suite de
Thrasymaque, que la justice est un bien pénible, car elle
est avantageuse au destinataire de l’acte juste et non à son
auteur. C’est cela qui apparaît évidemment dans l’exposé,
par Adimante, de la conception de la justice et de
l’injustice développée par l’homme ordinaire et les poètes
tels qu’Homère et Hésiode. Pour ceux-ci, l’intempérance
et l’injustice « paraissent agréables et d’une possession
facile, honteuses seulement au regard de l’opinion et de la
loi. Les actions injustes, soutiennent-ils, sont plus
profitables que les justes dans l’ensemble, et ils consentent
aisément à proclamer les méchants heureux et à les
honorer, quand ils sont riches ou disposent de quelque
puissance ; par contre, ils méprisent et regardent de haut
les bons qui sont faibles et pauvres, tout en reconnaissant
qu’ils sont meilleurs que les autres »3. Aux dires des
vulgaires et des poètes à l’autorité desquels Adimante, à la
suite de son frère Glaucon, se réfère, les dieux
encouragent la pratique de l’injustice lorsqu’ils réservent
l’infortune aux vertueux et le bonheur aux vicieux : « les
dieux mêmes, prétendent-ils, ont souvent réservé aux
hommes vertueux l’infortune et une vie misérable, tandis
qu’aux méchants ils accordaient le sort contraire. De leur

3- Platon, La République, traduction d’Emile Chambry, Paris,


Editions Denoël/Gonthier, 1977, Livre II, 364a.

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côté, des prêtres mendiants et des devins vont aux portes
des riches, et les persuadent qu’ils ont obtenu des dieux le
pouvoir de réparer les fautes qu’eux et leurs ancêtres ont
pu commettre, par des sacrifices et des incantations, avec
accompagnement de plaisirs et de fêtes »4. Dans l’ima-
gination ignée des vulgaires et des poètes tragiques de
l’Antiquité grecque, la corruption serait donc un être
suprêmement transcendant auquel même les dieux, les
prêtres et les devins font allégeance en se mettant à son
service, dussent-ils devenir réellement les ennemis de la
vertu. Une lecture pertinente du jeu de la corruption exige
qu’on procède à la réfutation d’une telle ontologie et à la
réduction de la substantialisation de cette pratique. Cette
réduction libérerait l’homme de la croyance superstitieuse
d’une corruption anthropomorphisée et, par conséquent,
dotée d’une volonté efficace et transcendante. Cette
lecture mettrait également en relief ce qui est réellement
en jeu dans la pratique d’une corruption qu’on présente
habituellement comme quelque chose d’irrésistible.

B. JEU ET ENJEUX DE LA CORRUPTION

Lorsqu’on réduit cette substantialisation abusive et


superstitieuse de la corruption, on s’aperçoit qu’elle n’est
pas un être en soi et par soi qui déterminerait
inexorablement et cyniquement les consciences. La
réduction de la subs-tantialisation du phénomène met en
relief une pratique et non un être ou un monstre
métaphysique, capable et coupable de compromettre,
malgré les hommes, le fonctionnement régulier des
institutions sociales, l’éthique et même l’humanité des
individus. Au terme d’une telle réduction, on s’aperçoit
que la corruption n’est qu’un phénomène historique qui

4- Ibid., 364b.

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tend de plus en plus à se banaliser là où elle existe
considérablement. C’est un calcul dont la fin est la
résolution d’un problème particulier en marge de la norme
en vigueur. Un tel calcul, même lorsque ses modalités
théoriques et pratiques sont conçues par un seul, son
effectuation exige la participation de plusieurs personnes
ou de plusieurs groupes de personnes : le corrupteur et le
corrompu. Ce calcul à l’effectuation duquel prennent part
plusieurs individus, exige donc un réseau, un partenariat
sans lequel le service attendu au terme du calcul ne peut
avoir lieu. Mais la participation au réseau n’est pas
toujours délibérée ; le partenariat n’est pas toujours
authentique, car on peut être forcé de prêter ses services.
Le sujet sur qui s’exerce une telle contrainte ne participe
pas à l’opération au même titre que son oppresseur parce
que la faiblesse de sa position introduit dans le rapport une
inégalité qui aliène le partenariat.
Dans le cadre de cette prestation irrégulière des
services, la corruption apparaît comme un jeu social défini
par l’obligation de solidarité. Celle-ci consiste à rapporter
plusieurs intervenants qui ne se connaissent pas
nécessairement, mais qui doivent connaître ce qui fonde le
jeu. La règle qui fonde le jeu est irrégulière parce qu’elle
n’est pas officiellement reconnue. Voilà pourquoi cette
règle est toujours en contradiction avec la norme en
vigueur. Le jeu dont elle est la règle n’est pas, par
conséquent, régulier : s’il prend la société pour l’espace
ludique exigible, un tel jeu s’effectue nécessairement en
marge des conventions sociales ; on ne le joue qu’en
néantisant la régulation sociale et morale. La néantisation
de la régulation est nécessaire à ceux qui participent à ce
jeu particulier et qui conçoivent les principes de la société
soit comme des normes inqui-sitoriales, soit comme des
couronnes d’épines dont ils doivent se débarrasser pour

26
réaliser leurs appétits. De tels appétits ne peuvent se
réaliser que si la société est niée, car ils sont généralement
en contradiction avec les interdits sociaux. La négation de
la société participe de la volonté de détruire un ordre qui
dérange le sujet. Si le corrupteur ou le corrompu fait
preuve de cynisme en court-circuitant les normes qui
régissent l’ordre civil, c’est parce qu’il cherche à donner
aisément libre cours à ses désirs.
La voie de la corruption est donc une voie parallèle
au droit et à la morale que le corrupteur et le corrompu
empruntent pour réaliser leurs instincts. Cette voie
parallèle est, en fait, une voie anormale et marginale. Elle
est en marge des lois morales et civiles. Celui qui préfère
cette voie à celle du droit et de la morale est un cynique
doublé d’un lâche, car il n’a pas le courage d’assumer la
coercition de la loi civile et la répression salutaire de la
raison. En se défilant furtivement dans le labyrinthe
inextricable et obscur de la corruption pour réaliser leurs
appétits particuliers, le cor-rupteur et le corrompu rendent
un hommage au droit et à la morale, car ils prouvent que la
voie qu’ils empruntent pour échapper à la coercition de la
règle est celle de l’imposture. « Il y a corruption, affirme
judicieusement Robert Klitgaard, lorsqu’un individu place
de manière illicite ses propres intérêts au-dessus de ceux
des gens et des idéaux qu’il s’est engagé à servir (…). Elle
peut aussi bien consister en distorsions des procédures les
plus simples qu’en abus des grands instruments de l’action
publique – qu’il s’agisse des tarifs douaniers ou de la
politique en matière du crédit, de systèmes d’irrigation, de
logement, ou encore de l’application des lois et règlements
relatifs à la sécurité publique, au respect des contrats ou au
remboursement des emprunts. Elle fleurit dans le secteur
privé comme dans le secteur public »5. Si la gouvernance
5- R. Klitgaard, Combattre la corruption, Préface, Nouveaux

27
défectueuse des Etats est l’un des terreaux fertiles de la
corruption, celle-ci trouve de plus en plus des conditions
favorables à son déploiement dans l’anarco-capitalisme
actuel qui consacre le « nummothéisme » ou le culte
absolu de l’argent, dont le dieu unique est Mammon. La
logique marchande qui sous-tend la mondialisation
consiste à subordonner cyniquement la rationalité à la
rentabilité. Cette logique dont la fin est la constitution
d’un pan-marché, exacerbe les appétits de ceux qui, par la
corruption et la criminalisation des économies des Etats
désormais émasculés aux plans politique et économique,
veulent accumuler à tout prix. Lorsque l’éthique
marchande est érigée en absolu, au point que tout doive se
vendre (plaisirs, organes, talents, sacrements, etc.) dans
cette sorte de méga-marché que le monde est devenu, il y a
des risques que les grands groupes multinationaux
imposent, par la corruption, au reste de l’humanité, l’ordre
politique et axiologique qui leur plaît. Il y a également des
risques que soient con- damnées à la pratique de la
corruption vitale les victimes de « la dualisation »6 ou de
la fracture sociale que va inévitablement aggraver la
mondialisation. Lorsque « le marché fait sa loi »7, il y a
forcément érosion, par la corruption, de l’humanité des
hommes dans une logique économique tout à fait dar-
winienne, parce que fondées sur des lois aussi
impitoyables que celles qui régissent la sélection naturelle
des espèces.

Horizons, 1997, p. XVIII.


6- Le terme « dualisation » est de Marc-Alain Berbérat. Cf.
« Mondialisation de l’économie. Les enfants ne sont-ils pas au cœur
de la fracture socio-économique et culturelle ? », in Mondialisation et
Particularismes, CIFEDHOP, N° 3, pp. 37 et 38.
7- Cf. l’ouvrage de Jean de Maillard, Le Marché fait sa loi, Editions
de Mille et une nuits, 2001.

28
Dans la corruption, on est au niveau des instincts,
donc en deçà de l’humanité authentique. C’est pourquoi la
corruption s’accompagne souvent de violence. Elle est
même déjà une violence en tant que violation du droit et
de la morale. Le corrupteur et le corrompu cambriolent la
société pour qu’elle leur cède par la force ce qu’elle ne
leur concède pas régulièrement. C’est cela qui fait que la
corruption soit solidaire de la violence. Jean-François
Bayart peut donc affirmer, à juste titre, qu’elle est « un
mode de conquête brutal, par une minorité agissante et
désespérée, des richesses de l’Etat »8. La thèse de Bayart
n’est vraie que lorsqu’on substantialise l’Etat. La
conception qui fait de l’Etat un être essentiellement riche
et parasitable à souhait quand on veut corriger sa propre
misère objective, justifie cette prédation aussi bien que la
délinquance et la criminalité qui en sont les conséquences.
En plus, tous ceux qui parasitent mortellement l’Etat ne le
font pas toujours par désespoir. La thèse de la corruption
vitale est dangereuse, car elle légitime cette prédation sous
prétexte de vouloir la rendre seulement intelligible.
Le jeu de la corruption n’est pas seulement cynique
et violent. Il a aussi quelque chose de morbide. Il est un
mode d’être du complexe d’Œdipe : la transgression de la
règle, la négation de l’ordre qui dérange et la satisfaction
des désirs qui contreviennent à la norme en vigueur, sont
des formes de subversion du pouvoir et l’expression plus
ou moins confuse de la révolte contre l’autorité du père.
Bien que le déroulement du jeu de la corruption
exige la mise hors jeu des règles sociales, un tel jeu
comporte son propre code : il ne se déroule pas souvent à
découvert, car son code n’est jamais rendu public et il

8- J.-F. Bayart, L’Etat en Afrique. La politique du ventre, Paris,


Fayard, 1989, p. 294.

29
n’est pas facile de le décoder. Il est différent du code civil,
car il exige souvent que le sujet sache décrypter l’intention
de corruption d’autrui à travers ses attitudes équivoques et
opaques. Il faut savoir comprendre les réflexes de l’agent
des services publics qui attend que vous le déterminiez en
nature ou en espèces. Cela exige de la part de l’usager une
sagacité particulière. Il faut que ce dernier comprenne que
son apport n’a pas encore atteint le seuil différentiel à
partir duquel il peut commencer à motiver l’agent à être
sensible à sa demande. Ce qu’il a donné ne servira à rien
s’il ne comprend pas cela. Il faut comprendre la
signification de ses moindres signes d’énervement ou de
joie. L’instabilité de sa psychologie, remarquable dans la
fluctuation de ses humeurs, est relative à l’inconstance de
l’intérêt qui apparaît ou disparaît : la violente colère qu’il
manifeste à l’égard de l’usager qui s’obstine à ne pas
comprendre ce qu’il faut faire, fait subitement place au
sourire dont il gratifie celui qui fait preuve de
l’intelligence attendue. Un tel agent joue sans en avoir
l’air ; il ne porte aucun signe susceptible d’aider à son
identification. Il n’y a pas de preuve matérielle qu’il est
corrompu, car il joue masqué. Quelque adroit qu’il soit, il
ne publie pas les règles de son art. Il a beau être efficace,
il n’ose jamais breveter ses succès ou ses œuvres. Ce qui
gouverne le jeu, c’est le principe de dissimulation.
Le jeu de la corruption est foncièrement
antinomique, car il est toujours en contradiction avec la
norme civile ou morale. Cette antinomie a pour fin
l’instauration d’une réelle anomie exploitable à souhait par
ceux qui l’auront suscitée. C’est le caractère antinomique
du jeu de la corruption qui rend compte de l’importante
discrétion dont son déroulement est entouré. On joue
discrètement pour ne pas se faire repérer et encourir les
pénalités de la société. Ceux qui ont parfois la hardiesse de

30
jouer sous le soleil sont facilement identifiés et sévèrement
pénalisés, même par leurs partenaires d’hier. Ceux-ci les
désavouent totalement. Les joueurs hardis sont d’autant
plus pénalisés qu’ils ont daigné jouer à découvert, comme
s’ils voulaient être plus cyniques que les chiens. Tout se
passe alors comme s’il était tolérable qu’ils opèrent dans
l’ombre.
Le jeu de la corruption est donc un jeu obscur. Il
est le propre de ceux dont la rationalité prédatrice existe
cyniquement. Il est risquant de l’effectuer sous le soleil
parce qu’il est apparemment condamné par tous. Les
partenaires de cette sorte de jeu sont liés par la loi du
silence - l’omertà dans la mafia sicilienne -, car ils sont
tous également pénalisables. Le silence est le pacte qui les
lie et dont la clause fondamentale peut se formuler de la
manière suivante : « joue et tais-toi, quel que soit le cas ».
Ce jeu est trop risquant pour qu’il soit motivé par le
simple plaisir de jouer. Le jeu a, en soi, quelque chose de
romantique ; il est passionnant en lui-même. Mais le jeu
de la corruption se double d’une affaire assez précieuse
pour qu’on veuille courir beaucoup de risques pour elle.
Dans le cadre de la corruption, on ne joue donc pas pour le
plaisir de s’assurer qu’on est adroit ou qu’on a amélioré sa
dextérité. Le jeu de la corruption a toujours un enjeu. Ce
qui est en jeu et qui fait courir tant de risques aux joueurs,
ce sont les avantages d’ordre social, matériel ou politique
dont la corruption peut être assortie. On joue pour être
socialement bien posté, matériellement mieux loti ou
politiquement très efficace. Ce sont ces enjeux qu’on vise
au cours du jeu de la corruption. Un tel jeu a lieu non
seulement au niveau micro-politique, mais aussi au niveau
macro-politique.

31
B.1- LE JEU DE LA CORRUPTION AU NIVEAU
MICRO-POLITQUE
Le niveau micro-politique est celui des rapports
intersubjectifs ponctuels ou épisodiques dans le cadre de la
prestation des services publics ou privés. C’est aussi celui
des rapports entre groupes plus ou moins restreints de
personnes liées dans le cadre des petits réseaux de
corruption. La corruption existe, par exemple, au niveau
micro-politique lorsqu’elle se pratique entre le chef
d’établissement et le parent d’élève, le juge et le
justiciable, le régisseur de prison et le détenu, le
professeur et l’étudiant, le médecin et le patient, le
fournisseur et le comptable-matières, etc. La corruption
existe, dans ce cas, lorsque ceux qui ont le devoir de prêter
leurs services font preuve de vénalité. L’agent vénal est
celui qui détourne le service et aliène sa fonction publique.
Une telle aliénation consiste, pour l’agent vénal, à devenir
la personne dont l’usager doit contenter les appétits
particuliers, pour qu’il daigne lui prêter les services pour
lesquels il perçoit pourtant un salaire. L’agent vénal
préfère le particulier à l’universel : au lieu qu’il accepte la
noble servitude civile qui seule peut faire de lui un sujet
universel s’il travaille régulièrement, il utilise et exploite
le public pour réaliser le particulier, c’est-à-dire son
vouloir-vivre personnel qu’il érige en absolu, au point de
devenir immoral, violent et cynique. Au lieu donc de
rendre service au public, il lui inflige plutôt des sévices en
le dépouillant à la manière d’un véritable corsaire.
L’agent public corrompu peut agir en solitaire. Il
conçoit alors souverainement les conditions de possibilité
de son opération et se résout à fonctionner délibérément
sans le secours d’un collègue de service. Il préfère opérer
en retrait d’indivision par rapport au collège des

32
corrompus dont il ne pourrait pas supporter les exigences.
Ses opérations sont d’autant plus rentables qu’il occupe,
dans son secteur d’activité, un poste stratégique, soit parce
que son service est inéluctable, soit parce que son
influence dans les services est telle qu’il peut affranchir
l’usager public des contraintes d’une bureaucratie sinueuse
et éprouvante par des interventions motivées. Le trafic
d’influence au bénéfice d’un tiers n’est donc pas une
œuvre de charité. Il ne s’explique pas non plus par la pitié
qu’il ressentirait à l’égard de l’usager éprouvé par les
pesanteurs d’une administration enchevêtrée. C’est pour
tirer profit d’une gouvernance dont la médiocrité est
favorable à la corruption qu’il intervient avec d’autant plus
de zèle qu’il a été naturellement ou pécuniairement
motivé.
Mais, la souveraineté avec laquelle il opère n’offre
aucune garantie de sécurité. Il trouve donc prudent d’agir
sous un bouclier protecteur. La protection du chef est à la
fois relative à l’opération et à l’opérateur : c’est d’une
opération à protéger qu’il s’agit, compte tenu des risques
qu’elle comporte et des enjeux dont elle est assortie. Pour
qu’une opération aussi dangereuse qu’intéressante ait lieu,
il faut que celui qui l’effectue soit couvert. La protection
que le chef assure à l’agent corrompu dans le cadre du
service est mutuelle. Cela explique pourquoi l’agent et son
chef sont liés par le rapport de protection. Si l’agent opère
avec la bénédiction du chef, celui-ci utilise l’agent comme
le paravent derrière lequel il conçoit les magouilles à
effectuer, et jouit des fruits de celles qui sont déjà
réalisées. La superbe et le cynisme avec lesquels l’agent
pratique la corruption sont à la mesure de l’appui qu’il a
de la hiérarchie. L’agent est donc protégé en même temps
qu’il protège l’honneur du chef. La procuration tacite qu’il
reçoit du chef à la solde de qui il travaille est un blindage

33
contre d’éventuelles difficultés. Il n’opère efficacement
que lorsqu’il a ce blindage protecteur. Cette même
procuration empêche qu’on le soupçonne facilement.
Avalisée par la hiérarchie administrative à laquelle l’agent
corrompu rend exclusivement des comptes, la corruption
sort un peu du maquis et prend l’apparence d’une pratique
normale compte tenu de son caractère usuel. Ceux qui
louent les services comprennent avec le temps qu’en plus
des formalités classiques à remplir, il faut également les
dessous-de-table, le bakchich, le pizzo, etc. Cette dernière
formalité, suivant l’ordre chronologique, devient la
première dans l’ordre de nécessité et d’efficacité.
Souvent, le chef pour lequel opère l’agent
corrompu est lui aussi sous l’autorité d’un chef qui, à son
tour, est sous les ordres d’un autre, et ainsi de suite. Le
réseau de la corruption est, dans ce cas, une suite continue
de « postes de péage » pour les dossiers des usagers dont
le traitement est nécessairement conditionné. Le chef
principal sous l’autorité duquel se déploie le réseau de la
corruption est comme un dieu : protégé par son anonymat
et inaccessible, car très peu de ses subalternes peuvent
remonter jusqu’à lui, il règne sur son réseau comme une
puissance invisible et terrible. Il peut s’agir d’un chef de
service, d’un directeur, d’un ministre, du chef d’un
gouvernement ou d’un Etat. Les membres du réseau ne
constituent pas toujours un corps. Les organes qui
participent au jeu de la corruption ne sont solidaires que
lorsque l’organisme vit pleinement, c’est-à-dire lorsque la
collaboration des membres du réseau permet à celui-ci de
continuer d’exister. Le système n’existe que tant que le
réseau n’est pas éprouvé. Les membres du réseau
constituent seulement une communauté de plaisirs et non
de peines. Les difficultés que peut vivre un élément du
réseau motivent généralement le sauve-qui-peut des autres

34
qui le désavouent et l’abandonnent à son triste sort. Ils ne
lui apportent un soutien discret que pour empêcher
l’enquête d’établir leur complicité par rapport à celui
qu’on a déjà repéré et interpellé. La corruption n’étant pas
une activité régulière, les membres du réseau ne peuvent
pas se mobiliser publiquement pour défendre leur cause ou
un « collègue » en difficulté. Tous les membres du réseau
savent qu’une telle cause est perdue a priori. Celui qui ose
la défendre se dénonce par le fait même et court à sa
propre perte. Par conséquent, les autres membres du
réseau ne peuvent pas se syndiquer pour défendre leur
droit d’exister dans ce corps, car aucune société digne de
ce nom ne peut reconnaître à ses membres un tel droit. La
désignation du corrompu et du corrupteur par des
démonstratifs prouve, empiriquement, que la corruption
est un mal que l’autre que voici ou voilà est seul coupable
de pratiquer. C’est lui le corrompu et non moi. La vénalité
du moi est considérée par celui-ci comme une simple
stratégie d’ajustement personnel aux contraintes d’un
environnement économique dominé par l’adversité. Si le
moi ne se définit pas lui-même comme le fauteur de la
corruption, c’est parce qu’il sait qu’elle est, selon les
proportions, un délit ou un crime, et que le droit de
corrompre ou de se faire corrompre est aussi contradictoire
qu’un cercle carré ou un carré circulaire.
La corruption, rappelons-le, est un jeu d’intérêts
qui implique plusieurs sujets ou groupes de sujets. Elle
établit, en marge des conventions en vigueur, une relation
entre un sujet passif et un sujet actif. Le sujet actif est
celui qui initie le jeu de la corruption après en avoir conçu
les règles et les modalités pratiques. Le sujet passif est
celui qui est contraint de jouer avec l’autre en marge du
droit et de la morale. En contraignant un sujet à prendre
part au jeu irrégulier de la corruption, le sujet actif viole sa

35
conscience en déterminant sa volonté. Une telle
détermination est déjà en soi une corruption. C’est un
impérialisme psychologique et une servitude. Celui qui
agit sous l’empire de la volonté de l’autre est un esclave.
La subordination d’une conscience par une autre dans le
procès de la corruption est assortie du phénomène de la
phagocytose psychologique : une conscience libre absorbe
la liberté de l’autre lorsqu’elle la contraint d’agir
cyniquement contre son propre gré. Cette détermination
est négative ; elle est la négation de l’autre à qui on
impose sa volonté ou ses appétits singuliers. Elle a pour
conséquence la réification ou l’instrumentalisation de celui
dont l’empereur se sert comme il lui plaît. La corruption
apparaît donc comme un supplice psychologique que
vivent tous ceux qui y participent malgré eux. Leur
tortionnaire n’est qu’un bourreau qui donne le change
lorsqu’il fait croire qu’il est à leur service quand, en
réalité, il leur inflige des sévices psychologiques chaque
fois qu’il exerce sur ses victimes l’odieuse contrainte du
sinon. L’emprise qu’il a sur celles-ci lui donne le pouvoir
de les obliger à accepter ce qu’elles n’admettraient pas si
elles avaient eu le choix.
Les termes corrupteur et corrompu, qui désignent
ceux qui prennent respectivement part au jeu de la
corruption en tant que sujets actifs et sujets passifs,
peuvent faire illusion. Ils donnent apparemment
l’impression que le corrupteur se rapporte nécessairement
au corrompu comme l’agent au patient ou la cause à
l’effet. Mais dans les faits, le corrupteur n’est pas toujours
celui qui initie le jeu de la corruption. Il n’entreprend de
déterminer pécuniairement ou sexuellement autrui que si
celui-ci est corruptible ou corrompu. Il prend alors les
devants pour prévenir les sollicitations des prestataires des
services qui lui perdraient du temps s’il ne les motivait

36
pas. L’initiative préventive du corrupteur n’est pas
seulement l’allégeance qu’il fait aux corrompus. C’est
également la reconnaissance et la légitimation d’une
pratique pourtant cynique et immorale. Cette allégeance
est à la fois un acte d’humilité et de subordination qui
soulage la conscience du corrompu et lui donne la
conviction illusoire que sa pratique n’est pas condamnée,
compte tenu du fait que des gens, même les plus
honorables de la cité, s’y conforment religieusement. La
réitération dans le temps de l’acte de corrompre finit par
amener le corrupteur à croire à la nécessité de son acte.
Corrompre lui apparaît à la fois comme une banalité
historique et une nécessité vitale à assumer. Ce réalisme et
ce pragmatisme tuent la conscience du corrupteur ou, du
moins, l’amènent à prendre pour nécessaire une pauvre
contingence historique. Mais l’action du corrupteur n’est
qu’une réaction fondée sur la fausse illusion que tout le
monde est corruptible ou que les agents publics sont tous
des corrompus en puissance, laquelle puissance peut
s’actualiser aisément si on les corrompt effectivement. Le
corrupteur réagit donc préventivement aux attentes des
agents corrompus qui sont réellement déterminants dans le
procès de la corruption, et dont le jeu consiste à
déterminer les usagers à les corrompre. Dans ce cas, le
corrupteur a l’intelligence de lire a priori ce qui est encore
tu, de prouver que le tacite est un discours intelligible
auquel on peut réagir favorablement ou défavorablement.
L’impression que le corrompu est agi est tout à fait
fausse. Le corrompu n’est pas toujours la victime de la
corruption des autres ou celui qui subit l’action du cor-
rupteur. Dans les faits, il est généralement celui qui initie
le jeu de la corruption lorsqu’il adopte des attitudes
destinées à amener le sujet à réagir suivant les desseins
qu’il a plus ou moins tracés clairement et a priori.

37
L’action de ce sujet réel s’appelle la concussion. Elle est
un mode particulier de corruption et consiste à contraindre
psychologiquement l’usager à déterminer, en espèces ou
en nature, celui dont il loue les services. Le
concussionnaire exerce à la manière d’un maître chanteur.
Il n’est donc pas un sujet passif. Tant s’en faut ! Il est actif
dans la mesure où il détermine l’autre à le déterminer, s’il
tient à bénéficier de sa prestation de services. En estimant
que le corrompu est celui qui subit toujours l’action du
corrupteur, on se méprend sur son compte ; on le rend à
tort sympathique parce qu’on fait bon marché de son
dynamisme effectif. Dans tous les cas de figure, on est
victime de la grammaire.
Quand la corruption domine la gouvernance d’un
Etat, on est dans une sorte de pandémonium où prospère
l’utilitarisme et où l’on n’est plus contraint, dans sa vie
privée comme dans sa vie publique, ni par les lois
humaines ni par celles des dieux ou de Dieu. On a plutôt
l’impression que la cité est devenue la capitale des enfers,
prise en otage par des larrons cyniques et violents. Dans ce
cas, c’est la pan-corruption remarquable surtout au niveau
macro-politique.

B.2- LE JEU DE LA CORRUPTION AU NIVEAU


MACRO-POLITIQUE
Le niveau macro-politique est celui de la société
globale, c’est-à-dire de l’Etat et des rapports entre Etats.
Ici, le jeu de la corruption reflète, dans une certaine
mesure, ce qui se déroule au niveau micro-politique. En
passant de la micro-politique à la macro-politique, on
passe, en réalité, du simple au complexe, de l’infection
ordinaire à la septicémie. Mais, l’affirmation selon
laquelle la corruption reproduit à l’échelle macro-politique

38
son déroulement à l’échelle micro-politique, mérite d’être
nuancée. Sur le plan macro-politique, la corruption cesse
d’être le jeu auquel prennent part des atomes et des
molécules sociaux pour devenir une vaste activité à
laquelle se livrent les organes de l’Etat ou plusieurs Etats.
L’espace macro-politique est celui de la dramatisation
d’une corruption à la fois très complexe et très dangereuse,
tant elle est dans les structures de l’Etat, c’est-à-dire dans
ses mœurs politiques, économiques et sociales, et motive
le déploiement des intérêts pour la protection desquels la
Raison d’Etat se mobilise généralement de façon
inhumaine et très cynique9.
Lorsque la corruption investit les mœurs
politiques, économiques, administratives d’un Etat, elle se
déploie comme une énorme machine dont l’engrenage
écrase les éléments résistants. Dans une gouvernance
corrompue, les citoyens intègres sont des pièces impropres
au mécanisme d’une machine qui, pour eux, tourne à
l’envers. Ce qui caractérise une gouvernance corrompue,
c’est la gestion irrationnelle des affaires de la cité par les
pouvoirs publics. Un Etat corrompu est, peut-on dire avec
Platon, celui « où des gueux et des gens affamés de
richesses personnelles viennent aux affaires publiques,
persuadés que c’est là qu’ils doivent faire leur main, il n’y
a pas de bon gouvernement possible ; car ils se battent
pour commander et cette guerre intestine les perd, eux et
tout l’Etat. »10 Une gouvernance corrompue est
politiquement déterminée par l’action prédatrice d’une
faune vorace et violente, constituée de dinosaures à
l’appétit financier gargantuesque, qui jettent aux orties les
notions de bien commun et de droit de l’homme. L’une

9- P. Péan, L’Argent Noir. Corruption et sous-développement, Paris,


Fayard, 1988, pp. 19, 20 & sq.
10- Platon, op. cit., Livre VII, 521a.

39
des plus belles illustrations de gouvernance corrompue
nous est donnée par l’oligarchie des Trente : sous prétexte
de restaurer la souveraineté et la paix à Athènes après sa
débâcle lors de la Guerre du Péloponnèse, l’oligarchie des
Trente s’adonnait à la corruption et à la violence terribles.
« Quand ils (les Trente) tinrent plus solidement la ville, dit
Aristote, ils n’eurent égard à aucun citoyen ; ils mettaient
à mort ceux qui se distinguaient par leur fortune, leur
naissance ou leur réputation, afin de supprimer leurs sujets
de crainte et par désir de piller les fortunes ; et en peu de
temps, ils n’avaient pas tué moins de quinze cents
personnes. »11 La violence et l’arbitraire sont les
principales caractéristiques des gouvernances corrompues.
Soumis aux fluctuations des préférences appétitives des
personnes au pouvoir et non au pouvoir impersonnel des
lois, le peuple vit, dans une gouvernance corrompue,
toutes les conséquences néfastes de la négation absolue du
droit. Jean-François Bayart en donne quelques illustrations
dans son ouvrage intitulé L’Etat en Afrique. La politique
du ventre : au Kenya, le député populiste Josiah Mwangi
Karuki « qui réclamait la restitution des terres, prônait le
nationalisme économique, vilipendait la corruption et les
inégalités sociales, fut assassiné en 1975 avec la
complicité évidente, sinon du State House, du moins de la
police politique, peu après avoir lancé une virulente
offensive contre la Lonrho à laquelle était associée la
famille royale »12. Au Bénin, poursuit Bayart, la vie
politique a elle aussi été ensanglantée par le meurtre, sous
prétexte de « complots » ou d’ « adultère », de plusieurs
concurrents économiques de Mathieu Kérékou13. Un Etat
11- Aristote, Constitution d’Athènes, traduction de Georges Mathieu
et Bernard Haussoulier, revue par Claude Mossé, introduction et notes
de Claude Mossé, Paris, Les Belles Lettres, 1996, XXXV, p. 83.
12- J. - F. Bayart, op. cit., p. 287.
13- Ibid., p. 288.

40
corrompu reproduit paradoxalement dans l’ordre politique,
le bellicisme que décrit Thomas Hobbes dans la jungle
pré-politique. C’est pourquoi « homicides,
empoisonnements arbitraires, destruction des villages,
déplacements de populations, incendies d’immeubles
abritant les traces des malversations commises »14 qui sont
motivés par la compétition, lourde d’énormes enjeux
opposant les chefs des réseaux de corruption,
caractérisent, selon Bayart, les Etats africains. D’après ce
politologue français qui ne s’embarrassent pas des abus,
ceux-ci sont de véritables « kleptocraties ». Dans une ville
corrompue comme Eborzel15, la capitale de la jeune
république du Cameroun, où les nouveaux riches et les
autres « chauves-souris » se préoccupent de recycler, dans
les jouissances mondaines au Caveau ou au Safari Club, le
butin de la corruption, la violence est un phénomène très
courant : état d’urgence, couvre-feu, abus de contrôle,
restriction considérable des libertés individuelles,
prospérité de la délation, arrestations et séquestrations
arbitraires sont, d’après Bernard Nanga, les épreuves que
subissent régulièrement les habitants de cette ville16.
Dans une gouvernance corrompue, les familles
mafieuses de l’Etat confisquent le pouvoir politique à des
fins d’exploitation personnelle des institutions. Pour
atteindre leur objectif, les familles mafieuses d’un tel
système tuent les libertés individuelles, d’où la violence
dont toute gouvernance corrompue est nécessairement
assortie. Un Etat corrompu est en fait une féodalité qui ne

14- Ibid.
15- Dans la langue beti, « Eborzel » est un terme emblématique qui
désigne la corruption. Littéralement, il signifie le fait de « mouiller la
barbe ».
16- B. Nanga, Les Chauves-souris, Paris, Présence Africaine, 1980, p.
87.

41
dit pas son nom. C’est pourquoi sa gestion des affaires
publiques est fantaisiste. Elle consiste principalement à
privatiser le bien public ou à présenter comme publics des
intérêts réellement privés. Une politique corrompue est
essentiellement contradictoire ; elle oppose ce qui se dit à
ce qui se fait. Elle n’existe que dans le dédoublement et la
confusion, notamment entre le bien en soi et le bien pour
soi, l’intérêt général et l’intérêt particulier. Le paradoxe
d’une telle politique s’explique par le fait qu’elle est en
rupture avec ses principes officiels. Une politique
corrompue est, selon l’expression d’Aristote, une
« politique déviée ». Elle est effectivement déviée de son
rôle normal parce qu’elle se nie en tant qu’administration
de la polis pour le bien commun.
Dans une gouvernance corrompue, le clivage
évidemment observé entre la norme officiellement en
vigueur et la pratique politique et économique en vigueur
s’explique par la prédominance, sur la scène politique et
économique, des appétits des dinosaures financiers au
pouvoir. Un appareil politique qui assure le triomphe
effectif de l’anormal sur le normal, de l’officieux sur
l’officiel, en entretenant l’opacité politique dans sa gestion
des affaires publiques, en cultivant et en développant les
magouilles, les passe-droits, les collusions et les
prévarications de toutes sortes, est tout à fait corrompu.
Un Etat corrompu est un appareil politique qui fonctionne
de façon antinomique, car il combat effectivement ses
propres lois par une pratique politique cynique. Ce
masochisme politique apparent s’explique par la
contradiction qu’il y a entre les appétits politiques
particuliers des corsaires au pouvoir et la constitution de
l’Etat. Ainsi, pour confisquer l’essentiel des avantages
politiques et économiques de l’Etat, les corsaires au
pouvoir existent comme de véritables voyous politiques

42
qui organisent dans l’administration des gangs de
contrebandiers, avec pour rôle de moissonner, à leur
profit, les dividendes politiques et économiques dont le
pouvoir de l’Etat est assorti. L’antinomie de cet appareil
politique vise l’instauration d’une réelle anomie.
Lorsqu’il parraine les réseaux de corruption qui
enserrent mortellement son pays, le chef d’un Etat
corrompu existe, politiquement parlant, comme le
capitaine des larrons dont le rôle est d’animer, à partir des
hautes sphères de l’Etat, le système de corruption, de le
rendre davantage efficace et de garantir sa longévité dans
le temps. Les réseaux de corruption ne doivent leur durée
qu’au principe de la providentielle création continuée du
divin animateur du système. Ils ne continuent d’être que
parce que le souverain garantit leur vie et la préserve de la
dissolution dans le temps. Le chef d’un Etat corrompu est
donc le prince des corrompus. Les agents publics se
rapportent à lui comme à un référentiel qui sert à la fois de
repère et de paradigme, de soleil et de boussole, sauf
qu’un tel soleil ne brille que pour ceux qui se plaisent à
suivre la voie du prince corrompu. La boussole n’est, elle
aussi, utile qu’à ceux pour qui cet exemple est un modèle à
reproduire.
Lorsqu’un Etat est sous la détermination politique
d’une oligarchie de corrompus, cela relativise la
souveraineté du chef de l’Etat, car ce sont les membres de
l’oligarchie qui définissent collégialement le sens à donner
aux affaires publiques. L’orientation de celles-ci n’est
certes pas, dans ces conditions, motivée par les aspirations
populaires, mais plutôt par les intérêts du collège des
seigneurs de la corruption. Si le Chef de l’Etat ou du
gouvernement jouit encore d’une quelconque souveraineté
par rapport aux autres citoyens, il la perd dans son rapport

43
aux membres d’une oligarchie dont il n’est qu’un primus
inter pares. Voilà pourquoi il ne peut pas les pénaliser. Il a
plutôt le devoir de les protéger. Car dans le rapport de
compromission qui le lie aux autres, dénoncer la
délinquance financière et les crimes économiques de ses
pairs, revient à se trahir soi-même.
L’Etat dans lequel les affaires publiques sont
définies par une oligarchie de corrompues, le droit n’existe
pas dans sa pratique politique. On le suspend dans la
gestion des affaires de la cité pour que règnent le faux et
l’injustice. Un Etat corrompu est l’expression politique du
vouloir des truands. C’est le règne de l’impunité,
l’incarnation politique de l’illégalité et de l’immoralité.
C’est pour cela que sa politique est effectivement
transgressive par rapport aux normes publiques de
référence. Une telle transgressivité se manifeste par
l’appropriation des biens publics par une minorité cupide.
Dans de telles conditions, la législation positive n’est plus
qu’un simple étendard sous lequel on concocte des
magouilles géniales. Ce bel étendard du droit est un écran
de fumée qui entretient dans les consciences naïves
l’illusion que celles-ci sont dans un Etat de droit.
La gouvernance d’un Etat corrompu est une réelle
organisation mafieuse très subtile : l’autorité auprès de
laquelle vous vous plaignez du harcèlement sexuel ou
financier de l’un des agents de son service est,
curieusement, soit le commandant opérationnel du réseau
dont vous dénoncez un membre, soit l’un des maillons de
la chaîne. Pour être efficace et raffinée, une telle
organisation fonctionne exclusivement. Elle exclut et
même châtie sévèrement tous ceux qui ne se soumettent
pas au code de la mafia. Celle-ci essaie de récupérer les
résistants soit en se servant des corrompus matériellement

44
aisés comme des vitrines politiques séduisantes, de belles
illustrations de réussite sociale, soit en amenant, d’une
manière ou d’une autre, certains intègres à regretter de
s’être marginalisés. Les citoyens marginaux sont la
mauvaise conscience des corrompus. Ils sont les miroirs
qui réfléchissent leur image et dans lesquels les
corrompus, comme les corrupteurs, n’aiment pas se
regarder. C’est pourquoi ils s’organisent à casser les
miroirs qui leur rappellent constamment leur laideur
morale et leur cynisme. Les corrompus impliquent alors
parfois ou souvent les marginaux dans des scandales
considérablement compromettants. Dans ce dernier cas de
figure, on les « mouille » pour qu’ils cessent de faire la
différence et d’infliger des complexes aux autres. On les
adapte au système au moyen des scandales rituels. Par-là
même, le système corrompu réussit à prendre sa revanche
sur les consciences intègres lorsqu’il aliène leur identité en
les compromettant moralement ou politiquement, afin de
les tenir constamment en laisse. De telles consciences sont
désormais contraintes de se mettre au service du système.
Cela est par exemple remarquable lorsqu’une personnalité
publique intègre a la faiblesse de tomber sous le charme
d’une fille de joie aguichante qui a été chargée, par les
agents du système corrompu, de la mission de
compromettre moralement ladite personnalité dans un
scandale sexuel. Une telle mission a pour but de prendre la
personnalité ainsi compromise en otage, afin qu’elle paie
chère l’audace d’avoir résisté jusque-là au système.
L’otage a désormais intérêt à coopérer ou à voir son
honneur publiquement entamé. L’alternative qui s’offre
alors à lui consiste à choisir entre survivre en captivité en
se mettant au service du système qu’il exécrait naguère, ou
assister de façon impuissante à la publication d’un épisode
de l’une de ses aventures mondaines. Accepter cette

45
dernière possibilité revient à se suicider politiquement.
Généralement, l’instinct de conservation commande qu’on
préfère la survie dans l’opprobre à une mort honorable.
Mais cette survie en cage n’est réellement qu’une mort
déguisée. Ici, le sujet en cage est celui qui a donné sa
liberté en gage pour survivre. Que vaut, dans ce cas, cette
survie qui est dépourvue de tout espoir de libération ?
L’alternative précédente est a priori fausse. Celui
qui est placé devant un tel dilemme n’a vraiment pas de
choix. Dans les deux cas, c’est la mort qui l’attend :
l’obliger à aliéner son intégrité morale pour qu’il soit
désormais au service de ceux dont il dénonçait naguère
l’immoralité, c’est le tuer en tant que sujet moral. Le
citoyen qui est dans cette situation critique vit une torture
permanente. Il n’a plus de liberté et d’humanité, réifié
qu’il est devenu au cours de sa captivité par le système
corrompu. Ce système dispose maintenant de lui à volonté.
Il vit le drame du prisonnier de guerre qui est désormais à
la merci des ennemis qu’il combattait. Rendre public le
scandale sexuel qui le compromet, c’est mettre en cause
l’intégrité dont il se targuait jusque-là. En le publiant, on
prend le peuple à témoin et, par le fait même, on le met en
garde contre les pseudo-vertueux qui pourraient se
dissimuler dans ses rangs, alors qu’ils sont coupables de ce
dont ils prétendent accuser autrui. En exposant le citoyen
compromis à la colère du public pour qu’il soit honni et
même voué aux gémonies, on vise le même objectif que
dans le précédent cas de figure. Bien plus, le système
corrompu qui a ce genre d’opportunité, restaure un tant
soit peu son crédit, car sa dénonciation de la
compromission du citoyen en question laisse croire que le
système corrige déjà ses mœurs politiques parce qu’il
commence à s’attaquer à ce qui le discréditait jusque-là.

46
Dans un Etat corrompu, les citoyens de faible
personnalité perdent facilement leur intégrité et intègrent
aisément ce système par lassitude. Conscients qu’ils ne
peuvent pas changer le système, ils mettent fin à une
résistance qu’ils jugent puérile et stérile. La rectification
d’un système corrompu exige, d’après eux, une force de
caractère qui transcende la leur. En attendant l’éventuelle
intervention d’une telle force, ils abandonnent le combat et
se conforment au système ambiant. L’idéal d’une politique
juste ou d’une cité rationnellement gérée par un homme de
bien n’est plus pour eux qu’un vœu pieux, une
représentation fantastique qui contraste beaucoup avec la
réalité politique de l’Etat corrompu. Dans un tel système,
les personnalités faibles font de nécessité une vertu. Elles
estiment que leur adaptation est réaliste parce qu’il est
plus commode pour elles de s’adapter que de combattre un
système qu’elles ne peuvent ni réformer ni révolutionner.
Elles finissent par intérioriser les us du système et
sublimer la pratique de la corruption qu’on représentent
habituellement par des formules sémantiques à la fois
euphémiques et élégantes telles que : les offrandes de
services (O.S.), les frais commerciaux exceptionnels
(F.C.E.), la motivation, le pot-de-vin, les frais de
commission, le gombo, etc. Pourtant, cette formulation
euphémique et élégante sert à masquer une pratique
illégale et immorale qui peut objectivement être la
surfacturation, la concussion, les péculats et les autres
conditionnalités auxquelles on peut subordonner le service
à rendre ou à solliciter.
Par contre, les citoyens qui ont une forte
personnalité résistent d’autant plus que le système de la
corruption s’évertue à les récupérer. Ils refusent
absolument d’intégrer la ligue des corrompus. Tout
compromis avec cette ligue est pour eux une abominable

47
compromission, un suicide moral et politique. Le refus
d’intégrer le système socio-politique corrompu est
l’expression de la volonté de préserver leur intégrité
morale et, par conséquent, leur être contre un ordre civil et
politique immoral. Ce refus est déjà une condamnation,
celle de l’ordre en vigueur parce qu’il manque de vigueur
éthique, au point de se disqualifier politiquement, car il est
défectueux par rapport à la norme instituée. La
condamnation du système se traduit, par exemple, par le
refus héroïque de jouir d’éventuelles promotions sociales
ou politiques pouvant résulter de son conformisme ou de
son opportunisme. Celui qui préserve son identité dans ces
conditions est vraiment un héros, car il fait preuve d’une
rectitude morale exceptionnelle. Les pesanteurs du
système ne parviennent pas à avoir raison de sa rectitude
morale. Son héroïsme est comparable à celui du loup
famélique de la fable de Jean de la Fontaine, lequel préfère
sa liberté à la servitude dorée du chien. Socialement, les
citoyens de cette envergure morale et psychologique
passent pour des rêveurs ou des inadaptés sociaux. Ce
sont, dit-on vulgairement, des gens qui « n’ont pas les
pieds sur terre » ou qui font preuve d’un masochisme
semblable à celui du lézard des contes du Cameroun qui se
garde de consommer les ignames que contient la corbeille
dans laquelle il réside pourtant. Pour de tels héros, avoir
les pieds sur terre ne signifie pas qu’on doive les avoir
nécessairement dans la fange immonde, ou bien le fait que
le lézard réside dans une corbeille d’ignames ne lui
confère ni droit de jouissance ni titre de propriété. Les
philosophes authentiques dont l’abomination du vice est
de notoriété publique sont des héros. Pour la conscience
commune dont l’agir est souvent motivé par l’utile et
l’agréable, les philosophes authentiques sont des naïfs qui
passent leur temps à chercher à comprendre théoriquement

48
tout lorsque les autres s’organisent effectivement à
prendre tout pour eux.
Le système corrompu inflige à ces héros d’une
étoffe morale et psychologique particulière des
humiliations en assurant la promotion socio-politique des
truands ou des criminels financiers et autres dépenaillés
moraux. Il s’agit de motiver les héros à regretter leur
« bêtise ». Le système corrompu ne les détruit pas tant
qu’il croit pouvoir les récupérer. Mais lorsqu’ils s’avèrent
absolument irrécupéra-bles, il leur fait boire la ciguë ;
l’énorme machine de la corruption les écrase littéralement.
C’est cela dont on a souvent l’expérience lorsque l’Etat
bannit institutionnel-lement ou met à mort les meilleurs
fils de la cité. C’est le cas de Socrate qui, victime de la
cabale de Mélètos, d’Anytos et de Lycon, fut aussi
injustement condamné à mort que Palamède et les autres
héros anciens par le tribunal injuste des Héliastes. La mise
à mort de ceux qui ne faisaient, à Athènes, aucune
concession au vice, prouve que survivait dans cette
démocratie restaurée par Thrasybule, l’arbitraire et la
corruption caractéristiques de la terrible dictature du
Conseil oligarchique des Trente. Socrate, l’incorruptible,
aurait pu déterminer psychologiquement le jury par la pitié
pour se faire acquitter. Mais l’intègre se garda de
corrompre le jury en refusant l’agréable et émouvant
plaidoyer que son ami Lysias lui rédigea, car c’eût été une
malice contraire à sa vertu. Il se contenta de dire la vérité
et refusa l’exil aussi bien que le projet d’évasion que lui
proposa son ami Criton. Il assuma héroïquement le verdict
pourtant injuste des juges.
Il n’est pas inutile de préciser qu’il n’y a pas une
politique de la corruption. Il n’existe qu’une politique
corrompue par les appétits des hommes au pouvoir ou à la

49
conquête du pouvoir. La politique de la corruption est une
contradiction dans les termes, car le concept de corruption
n’est solidaire de celui de politique que si celle-ci est
déviée. Le concept de corruption n’est pas pensé par le fait
même qu’on pense le concept de politique. La gestion des
affaires publiques n’a pas en soi pour visée la corruption,
bien qu’il faille reconnaître que les hommes politiques
corrompus subordonnent souvent leur pouvoir à cette fin.
Comme cette fin contredit l’essence de la politique au lieu
de l’exprimer, les gestionnaires des pouvoirs politiques
corrompus ne peuvent pas faire la publicité de leurs réelles
préférences appétitives. La corruption ne peut pas être le
principe public de leur action politique. Les politiques
corrompus n’existent que sous des prétextes honorables,
car les mobiles politiques des pouvoirs corrompus sont
inavouables. Aucun homme politique n’avouera jamais
qu’il conquiert ou préserve le pouvoir pour s’enrichir.
Dans tous les cas, c’est pour le bien du peuple. Les
hommes politiques corrompus adoptent toujours l’attitude
chevaleresque de héros généreux, investis d’une double
mission historique, celle de libérer le peuple de la misère
et celle de restaurer son humanité. Les politiques
corrompus ne peuvent pas exposer publiquement les vrais
mobiles de leurs actions que s’ils sont assez masochistes
pour provoquer leur propre suicide politique. C’est pour
éviter de tels suicides ridicules que les princes corrompus
excellent dans l’art de la manipulation et de la
mystification. La fin de cette supercherie consiste à rendre
considérablement opaque leur gestion des affaires
publiques ou d’occulter ce qu’ils ont réellement en vue. Ils
se jouent alors aisément du peuple en lui présentant
comme généraux des intérêts véritablement égoïstes. Le
discours du politique corrompu, transsubstantié en
discours universel, c’est-à-dire en mode d’expression de la

50
volonté populaire à travers celui qui prétend l’incarner,
vise la réduction des victimes de la corruption à qui ce
mensonge est destiné, à une fonctionnalité instrumentale,
c’est-à-dire à des outils corvéables et exploitables à
souhait.
De telles supercheries sont très remarquables lors
des campagnes électorales. Celles-ci s’organisent souvent
comme des bourses de valeurs politiques où règnent la
spéculation, la surenchère démagogique et la corruption
des consciences par des promesses fallacieuses. Pour
renchérir leurs valeurs politiques, les chasseurs des
suffrages promettent la lune et le miel ou même la lune de
miel politique et sociale permanente au peuple. Pour
donner la preuve a priori de sa bonne foi, le chasseur des
suffrages accompagne parfois de telles promesses par de
l’argent, de la boisson et de la nourriture. La veille des
consultations populaires devient une occasion d’orgies de
toutes sortes : on assiste, dans la plupart des cas, à
d’importantes distributions de nourriture, de boisson ou
d’argent à un peuple infantilisé qui n’avait pourtant jamais
eu auparavant droit à un tel débordement de générosité. Le
peuple à la peau du ventre tendue, parce que ivre de
boisson et gavé de nourriture, ne parvient plus souvent à
discerner les méchants des gentils. L’essentiel étant pour
lui de manger et de boire d’abord à sa faim, afin de
calmer, pour un moment, les affres d’une faim et d’une
soif obsédantes. La dramatisation de la générosité des
hommes politiques à la veille des consultations électorales
est toujours intéressée. La fin de cette générosité qu’on
donne considérablement en spectacle est d’occulter une
carence et de persuader un électorat dont on redoute a
priori la réticence politique. La carence à occulter n’est
autre que la vacuité idéologique du projet de société à
présenter ou l’inconsistance des arguments à déployer

51
pour convaincre l’électorat. La manipulation des
consciences au moyen de la nourriture, de l’argent et de la
boisson par les chasseurs de suffrages à la veille des
consultations populaires, est une corruption politique qui
consiste à distraire les électeurs de l’essentiel, c’est-à-dire
de l’analyse des programmes politiques. Cette corruption
vicie le jeu politique, car les populations auxquelles on
donne de l’argent, de la nourriture et de la boisson, de
surcroît alcoolisée, ne sont plus assez lucides pour juger le
projet de société de leurs « bienfaiteurs ». Dans ces
conditions, la prestidigitation politique des manipulateurs
des consciences suscite souvent chez le peuple l’espoir
naïf que la faim et la soif qu’il éprouve habituellement
vont se dissiper dès que l’un de ces Pères Noëls politiques
sera au pouvoir. Aux peuples qui sont souvent victimes
d’une telle prestidigitation politique, il manque la
prudence méthodologique d’un Descartes. Ce dernier s’est
résolu à réputer pour faux tout ce qui l’a parfois trompé.
L’énorme capital de confiance que le peuple place en ces
manipulateurs des consciences est un très mauvais
placement politique. C’est une grave erreur politique dont
le peuple est victime lorsqu’il prend la nourriture, la
boisson et l’argent que les démagogues et les charlatans
politiques lui donnent lors des campagnes électorales, pour
le gage de leur bonne volonté politique. Les populations
en délire oublient que certains de ceux qui leur donnent
maintenant à manger et à boire sont responsables de leur
précarité. Elles leur pardonnent curieusement leurs torts en
s’imaginant qu’ils ont expié leurs crimes politiques au
cours de cette cérémonie rituelle. Par conséquent, les
candidats qui ne disposent pas de gigantesques moyens de
corrompre le vouloir politique du peuple famélique sont
sévèrement boudés, même si leurs projets de société sont
idéologiquement intéressants. C’est souvent au lendemain

52
des élections que le peuple abusé se dessille les yeux et
s’aperçoit qu’il s’est mépris sur le compte de celui à qui il
a naïvement accordé ses suffrages. Il est alors davantage
malheureux parce que conscient d’avoir erré en plein jour
en prenant des vessies pour des lanternes politiques. La
déception qu’il éprouve est à la mesure de l’intensité de la
faim qui lui tenaille les boyaux.
Le peuple qui subordonne l’accord de ses suffrages
à la nourriture, l’argent et la boisson pratique ce qu’il
serait convenable d’appeler la concussion politique. Elle
consiste, pour le peuple, à exiger que les hommes
politiques le motivent à leur accorder ses suffrages. Le
fait, pour le peuple, d’accorder ses suffrages à celui qui
l’aura le plus gavé de nourriture et arrosé de boisson, est
une forme de corruption. La conséquence résultant de
cette corruption politique est que le peuple court le risque
de prendre le plus grand pourvoyeur de nourriture et de
boisson pour le meilleur candidat.
La corruptibilité des consciences pendant les
campagnes électorales trahit un défaut : très peu souvent
intellectualisé, le peuple, notamment celui des pays
pauvres, est facilement déterminable. La détermination
idéologique dont il est l’objet explique la vulnérabilité du
peuple peu éclairé. Dans un contexte socio-politique où le
peuple est à la merci des manipulateurs, il est par exemple
facile de vicier le jeu politique en le racialisant ou en le
l’ethnicisant, surtout quand le contexte socio-politique est
multiracial ou multi-ethnique. L’ethnicisation ou la
racialisation du jeu politique est une corruption des
consciences. La fonction du discours politique raciste ou
ethniste est de toucher la dimension affective et non
logique de son auditoire cible. En émouvant les
ressortissants de sa race ou de son ethnie par des discours

53
pathétiques, on les empêche de juger les programmes
politiques qu’on leur présente. La fin du discours politique
raciste ou ethniste est de permettre à son auteur d’exploiter
et de canaliser les émotions des individus suivant les
objectifs politiques qu’il a en vue. Les limites de ces sortes
de discours trahissent celles de ceux qui les émettent. Ces
discours ne peuvent être que limités, car ils portent sur un
être dont la finitude politique est évidente. Celui qui se
circonscrit idéologiquement dans la finitude du vouloir
exclusif de cet être se suicide politiquement. La race ou
l’ethnie est une circonscription politique essentiellement
étroite. L’étroitesse de l’horizon politique de la race ou de
l’ethnie nuit considérablement à l’efficacité politique de
tous ceux qui absolutisent son relief politique. La
conscience raciale ou ethnique qu’ils développent dans
leur région d’origine est toujours contradictoire par
rapport à celle qu’ils suscitent et exacerbent par ricochet
dans la race ou l’ethnie autre que la leur. L’exploitation et
la gestion, à des fins de promotion politique de soi, des
émotions politiques des ressortissants de sa race ou de son
ethnie, est le recours désespéré des hommes politiques qui
sont idéologiquement trop lacunaires pour pouvoir
transcender l’hétérogénéité contradictoire des races ou des
ethnies et penser l’universel susceptible de fédérer la
diversité autour des idéaux comme la justice sociale ou la
paix. Dans l’incapacité de concevoir les meilleures
modalités du vivre-ensemble, l’ethniste ou le raciste
adopte des attitudes politiques « lepenisantes »17 fort
commodes. Elles consistent à substituer aux solutions à
proposer relativement aux problèmes qui minent la société
la diabolisation de l’autre. Il s’agit là d’une distraction

17- Cet adjectif est néologisme réalisé par nous à partir du nom de M.
Le Pen, candidat malheureux à l’élection présidentielle française de
2002.

54
politique qui est à la fois pernicieuse et inutile. La race ou
l’ethnie-refuge-politique des incapables est trop limitative
pour accroître l’efficacité politique de ceux qui en font un
absolu.
Le raciste ou l’ethniste déplace le jeu politique sur
un terrain impropre. Celui qui ne peut jouer que sur un
terrain politiquement inadéquat est un joueur déloyal.
C’est pourquoi il se plaît beaucoup plus à jouer avec les
émotions des ressortissants de sa race ou de son ethnie
qu’avec des arguments politiques susceptibles de
convaincre non seulement ceux-ci, mais aussi les autres à
adopter son projet de société. La conscience des limites
d’une politique raciste ou ethniste assure l’efficacité
politique à celui qui sait que la racialisation ou
l’ethnicisation du jeu politique est suicidaire : à Athènes
au VIe siècle avant Jésus-Christ, Pisistrate ne réussit à
l’emporter politiquement sur Mégaclès et Lycurgue que
parce qu’il sut tenir un discours politique qui plut non
seulement aux ressortissants de la Diacrie, sa région
d’origine, mais aussi aux mécontents des autres régions
telles que le Littoral et la Plaine. C’est la transcendance du
particulier racial ou ethnique qui permet la réalisation d’un
véritable œcuménisme politique. Le discours politique
eugéniste ou ethnocentriste est toujours négatif : il nie le
droit de l’autre à l’existence politique par l’exaltation
narcissique de sa race ou de son ethnie et la diabolisation
de celle de l’autre. Son caractère négatif explique son
inefficacité dans l’histoire. L’ethnocentriste et l’eugéniste
politiques doivent sortir de la zone politique érogène (race,
ethnie) à laquelle ils font une fixation exclusive, s’ils
veulent éviter la pratique politique des immatures qui sont
déterminés, dans leurs actions politiques, par la phobie ou
la haine morbide qu’ils éprouvent à l’égard des autres

55
ethnies ou des autres races, et l’amour excessif et puéril
qu’ils ont envers la leur.
Après la colonisation, le peuple d’Afrique noire
s’est aperçu que le soleil des indépendances ne brille pas
pour tout le monde à cause de la corruption de l’élite au
pouvoir. Cette corruption a consisté principalement, pour
les nouveaux gestionnaires politiques des jeunes Etats
indépendants, à privatiser le bien public. Dans son ouvrage
intitulé Sociologie de la nouvelle Afrique, Jean Ziegler
illustre cette volonté affirmée par les politiques au pouvoir
dans la nouvelle Afrique, de privatiser le bien public.
Ziegler rapporte, par exemple, des cas de corruption
reprochés au ministre des Finances et du Commerce de la
république du Congo-Léopoldville en 1962. D’après le
rapport de l’enquête de la Chambre des Représentants, il
était reproché à M. Arthur Pinzi, ministre des Finances,
d’avoir « fait de son département une source de richesses
personnelles », en vendant par exemple à son propre
compte le stock d’ivoire de Matadi qui appartenait
pourtant à l’Etat congolais, « d’avoir fabriqué ou fait
fabriquer de fausses quittances, de s’être fait touriste et
commerçant », etc.18 A Marcel Bisukiro, ministre du
Commerce Extérieur du premier gouvernement d’union
nationale sous Patrice Lumumba et qui garda ce
portefeuille ministériel dans le premier gouvernement
Adoula en 1961, les parlementaires reprochaient « d’avoir
détourné de la caisse de son département la somme de 14
millions de francs congolais, de les avoir versés à un
compte privé à l’étranger, d’avoir, avec des fonds
inconnus, acheté une banque à Bukavu, d’avoir utilisé
cette banque pour racheter un nombre d’entreprises dans la
région, d’avoir abusé de ses pouvoirs ministériels pour
18- J. Ziegler, Sociologie de la nouvelle Afrique, Paris, Gallimard,
1964, p. 242.

56
obliger les propriétaires de la coopérative de Kadatu à lui
céder leur entreprise, d’avoir acquis enfin, en utilisant la
contrainte, l’imprimerie et le titre du journal Dignité
Nouvelle... »19.
Le désenchantement du peuple désabusé suscite
très souvent de violentes manifestations contre les
gestionnaires politiques corrompus : le 13 avril 1963, une
foule de chômeurs ivres de colère attaqua la prison
centrale de Brazzaville et libéra 480 prisonniers. Le
lendemain, elle assiégea le palais présidentiel et réclama la
démission de M. Fulbert Youlou qui promit de remanier
son gouvernement pour se débarrasser des ministres
corrompus. Toujours en 1963, rapporte encore Ziegler, des
tracts furent largement distribués à la population de
Léopoldville dès le matin du 16 août 1963 par le comité
d’action regroupant les délégués des trois centrales
syndicales du pays. Cette manifestation réclamait « la
démission immédiate du président de la République,
Kasavubu, du Premier ministre, Adoula, du Général
commandant en chef de l’armée, Mobutu, du ministre de
la justice, Bomboko, et de Nendaka, chef de la Sûreté »20.
Etant donné que l’escroquerie politique, la corruption et la
brutalité cyniques des maîtres blancs d’hier ont survécu à
la mutation politique résultant du passage de la
colonisation aux indépendances, le rêve entretenu par le
peuple africain de disposer d’un pouvoir et d’une
administration réellement à son service ne s’est pas
incarné politiquement. Les tribulations d’Ibrahima Dieng
dans les services adminstratifs de Ndakaru, où il a vécu
l’expérience de la corruption de la gouvernance africaine
postcoloniale, illustrent, de façon très éloquente, la
déception politique de certaines populations africaines
19- Ibid., pp. 243-244.
20- Ibid., p. 246.

57
après les indépendances. Psy-chologiquement détraqué à
la fin de son odyssée, le personnage central de l’œuvre de
Sembène Ousmane se résout à se vêtir lui aussi de la peau
de l’hyène. Ibrahima Dieng adopte cette solution de
désespoir au terme d’un constat amer : « l’honnêteté est un
délit de nos jours »21. La crise de la vertu dont la
gouvernance des Etats post-coloniaux d’Afrique noire est
le théâtre, est évidente lorsqu’on évolue de la corruption à
la mafia.

C. DE LA CORRUPTION A LA MAFIA

La mafia est symptomatique de la crise institutionnelle


de l’Etat, notamment lorsque l’injustice prend le dessus
sur la justice parce que la corruption y est si développée
qu’elle rompt les barrières entre le permis et le défendu, le
légal et l’illégal, l’écart et la norme. La mafia révèle
également une crise d’ordre axiologique dans la mesure où
elle assure la victoire des instincts sur la raison, celle du
vice sur la vertu. La victoire des instincts trahit le défaut
d’autorité d’une raison incapable de discipliner la volonté
et de la contraindre à se mettre sous son code. Ce défaut
d’autorité de la raison sur les instincts est l’expression de
la crise de l’humanité : si l’homme n’est plus
suffisamment raisonnable pour pouvoir préférer la vertu
au vice, son humanité n’est plus assurée. Cette crise
d’humanité est remarquable par la détermination de la
gouvernance par les préférences appétitives d’une faune

21- Sembène Ousmane, Le Mandat, Paris, Présence Africaine, 1966,


p. 189. Cf. aussi B. Nanga dans Les Chauves-souris, p. 83 où il dit à
travers l’un des personnages, le jeune Roger, le fils aîné de Robert
Bilanga que les « indépendances africaines étaient des indépendances-
bidon, qui ne profitaient qu’à quelques-uns », et notamment aux
« chauves-souris d’Eborzel et de toute la jeune république. »

58
politique absolument motivée par le désir d’accumuler à
tout prix.
Lorsque la corruption des pouvoirs publics est si
endémique qu’elle affecte la justice, les forces de l’ordre
et toute la gouvernance, l’Etat apparaît comme un système
mafieux. Il y règne la spéculation de l’argent sale, les
rackets et la spoliation des droits individuels. Un Etat aussi
institutionnellement charançonné, motive le
développement de toutes sortes de délinquance et de
criminalité. Un tel Etat est complice de sa propre
déliquescence. Ne pouvant plus démonter l’industrie de la
corruption qu’il a su lui-même construire en son sein, il
assiste, de façon impuissante, à son anéantissement. Les
citoyens qui n’ont plus confiance à l’autorité d’un tel Etat,
exigent que leurs droits naturels leur soient rétrocédés, car
ils ne se reconnaissent plus dans la volonté politique d’un
tel souverain. La faiblesse de l’Etat corrompu les motive à
créer des comités de justice populaire, d’autodéfense ou de
vigilance pour protéger leurs personnes et leurs biens.
C’est le cas de l’Etat des Bourbons en Sicile au cours de la
seconde moitié du XIXe siècle : pour lutter contre le
banditisme, ceux qui n’avaient plus confiance aux
institutions de l’Etat, à savoir les latifundi, riches
propriétaires fonciers et les gabelotti, gros fermiers qui
louaient les terres des propriétaires absentéistes, créèrent
une sorte de police privée constitutée de gardiens appelés
campieri. D’après Marie-Anne Matart-Bonnucci, les
campieri étaient recrutés sur la base de la crainte qu’ils
inspiraient pour avoir déjà commis quelques délits ou
assassinats22. La création des campieri est la traduction
dans les faits de la volonté des individus de vivre
désormais en retrait d’indivision par rapport à une
communauté politique dont la faillite institutionnelle est
22- Historia Spécial, N° 26/novembre 1993, p. 9.

59
avérée. Ce retrait est assorti de la perte du monopole de la
violence physique et légitime que Max Weber reconnaît à
l’Etat. La perte de ce monopole s’explique par la faillite
politique du souverain dont le pouvoir est effectivement
injuste, compte tenu de sa collusion avec la ligue des
corrompus qu’il est pourtant censé combattre. Le fait que
les gabelloti et les latifundi aient préféré se mettre sous la
protection civile des délinquants et des assassins plutôt
que sous celle de l’Etat, au point de devenir à leur tour des
manutengoli, c’est-à-dire des protecteurs de brigands,
illustre parfaitement la méfiance des citoyens à l’égard
d’un Etat mafieux. Un tel Etat est celui qui se substitue
paradoxalement à l’être contre lequel il doit pourtant son
propre être. En effet, lorsqu’on excepte la conception
marxiste selon laquelle l’Etat est une machine qui
corrompt la justice parce qu’elle est toujours l’expression
du pouvoir politique de la classe dominante, l’Etat
apparaît comme le résultat de l’organisation politique
visant à protéger ou à sécuriser les citoyens dans leur être
comme dans leur avoir, contre le corps des truands et des
brigands. La transcendance du pouvoir de l’Etat par
rapport à la force d’un individu ou d’un groupe
d’individus rend possible une telle protection. Mais, un
Etat mafieux est celui dont le pouvoir est subordonné à
l’accroissement des intérêts et la protection des monopoles
d’un truand ou d’un groupe de truands. L’Etat est toujours,
en droit, un absolu. Affirmer qu’il tire son être en totalité
ou en partie d’un autre absolu transcendant ou collatéral
est tout à fait absurde. Même lorsqu’on dit que dans un
Etat démocratique, c’est le peuple qui est absolument
souverain, on dit la même chose, car le pouvoir d’un tel
Etat, dans la mesure où il est fondé sur la volonté générale,
est un absolu transcendant par rapport à la volonté
individuelle ou à celle des associations partielles. La

60
détermination du pouvoir de l’Etat par un truand ou un
corps de truands, est une relativisation et une
privatisation : l’absolu est nié parce qu’il est
paradoxalement relativisé dans son pouvoir et dans sa
transcendance. Rapporté à d’autres qui veulent également
exister de façon absolue, l’Etat est politiquement aliéné
quand il perd sa souveraineté. La privatisation du pouvoir
de l’Etat est à la fois la négation de sa transcendance et de
l’être même de l’Etat qui ne se conçoit jamais sans cette
transcendance. La présence au sein de l’Etat ou en dehors
de lui, d’êtres capables de remettre en cause son monopole
du pouvoir, est très pernicieuse pour la vie de l’Etat. Au
XIXe siècle, l’Etat des Bourbons en Sicile n’avait plus ce
pouvoir transcendant et protecteur qui est constitutif de
l’essence même de l’Etat. Voilà pourquoi des hordes de
bandits voulurent prendre la société en otage en y semant
la terreur.
L’analyse des péculats qui faisaient partie de la
chronique florentine au XVIIe et XVIIIe siècles, amène
Jean-Claude Waquet à mettre en évidence la constance des
malversations qui affectèrent considérablement les Monti
(Organismes publics de crédit), l’Abbondanza (sorte de
grenier public de Florence qu’on considérait également
comme le service de subsistance destiné à la conservation
des réserves de grain nécessaires à l’alimentation), les
caisses militaires et les douanes. Ces malversations
financières qui sont le fait de tout système mafieux, ne
sont pas isolées. Elles soumettent, par leur fréquence,
l’Etat à une prédation constante qui s’exerce sur tel ou tel
point de l’appareil institutionnel. Elles présentent un
caractère standardisé, car derrière leur hétérogénéité
apparente se dissimulent des principes simples :
« détourner les deniers de l’Etat, se faire payer par des
particuliers pour influencer l’action de l’administration ou

61
encore s’approprier indûment les revenus des personnes
privées en se couvrant d’une autorité publique. Enfin les
abus, loin d’être des coups assenés à la société de
l’extérieur, étaient produits par elle et lui appartenaient de
façon stable. »23.
La systématisation poussée de la corruption est
donc préjudiciable à l’Etat en tant que totalité
suprêmement souveraine, car les réseaux mafieux
ligaturent les institutions et étreignent mortellement l’Etat
aux plans politique et économique. Cette systématisation
suscite au sein de la totalité un être hétérogène et
parasitaire. Cet être n’est pas un autre Etat, même s’il
existe comme tel. Il parasite la totalité parce qu’il se
rapporte à son pouvoir sur le mode de la prédation
politique et économique. Le pouvoir qu’il a en partage
avec la totalité ne lui est pourtant pas délégué par elle. Il
ne l’exerce qu’après l’avoir usurpé. Lorsque cet être
parasite le pouvoir de la totalité, au point d’avoir parfois
plus de vigueur que celle-ci, il devient politiquement et
économiquement très déterminant. Le parasite qui se
développe au sein de l’Etat, au point de constituer une
méga-structure politiquement et économiquement
criminelle, c’est le système mafieux. Ce qu’il a en vue,
c’est le monopole. Il s’agit, par exemple, de truster
efficacement le marché du sexe, de la drogue, de l’or, du
mercure, des pierres précieuses, de l’ivoire, des organes,
des ossements humains, etc. Le monopole est par essence
exclusif : le système mafieux dont le pouvoir est
considérablement déterminant dans un Etat déliquescent
domine absolument la marchandisation de certaines
valeurs. Le chef ou le capo d’un réseau mafieux n’investit
pas nécessairement le marché d’un secteur économique de
façon exclusive parce que ses produits sont les meilleurs,
23- J.-Cl. Waquet, op. cit., p. 75.

62
ni parce qu’il offre les meilleures conditions de vente. Sa
monopolisation du marché peut s’expliquer par ses appuis
politiques, son trafic d’influence ou l’intimidation
physique d’éventuels concurrents. Le membre d’un
gouvernement corrompu qui veut s’octroyer le marché des
fournitures de bureau dans son propre département
ministériel n’admet pas que son offre soit aussi
publiquement soumissionnée que les autres. Son offre
passe a priori pour la meilleure parce que c’est la sienne.
De la librairie qui exécute les livraisons à la comptabilité-
matières qui réceptionne le matériel, en passant par le
service du contrôle financier chargé de vérifier la
régularité des transactions, il est absolument déterminant :
la librairie est la sienne ou celle d’un autre membre de la
famille mafieuse à laquelle il appartient ; le comptable-
matières et le personnel du contrôle financier sont à sa
solde ; ses prête-noms et ses figurants sont ses divers
modes d’existence dans le vaste tissu politique,
administratif et commercial corrompu. Il est l’ego central,
se rapportant à tout ou rapportant tout à son pouvoir, en
dépit des lois civiles en vigueur.
Le système mafieux comporte des réseaux
inextricables. La gestion de ces réseaux, comme du
système qui les comporte, est favorisée par de solides
appuis politiques, sociaux, économiques et d’autres formes
de complicité. La mafia densifie ses réseaux et les rend
davantage efficaces en y recrutant des agents occupant des
postes stratégiques dans les institutions de l’Etat et les
services publics. Dans l’espace macro-politique, le
système mafieux a le génie de comprendre les
mouvements politiques et les fluctuations économiques
qui rythment la vie de l’Etat. Ce qui lui donne la
possibilité de spéculer en fonction de cette double
dynamique : lorsqu’il a compris les lois économiques qui

63
régissent les mouvements des capitaux, ou après avoir
identifié les secteurs économiques les plus intéressants, le
système mafieux exploite ses complicités politiques pour
faire nommer ses agents dans les secteurs qu’il veut
contrôler absolument. Historiquement, la mafia italienne
faisait élire des députés libéraux pour avoir de solides
appuis politiques dans les institutions de l’Etat italien.
Dans la recherche du monopole des affaires publiques, on
ne nomme pas nécessairement les agents à des postes de
responsabilité suivant les critères de qualification, de
compétence ou de conscience professionnelle. Ce qu’on
exige des agents, c’est qu’ils soient fidèles au système
auquel ils doivent leurs postes. Un agent compétent,
qualifié et consciencieux est dangereux pour le système
mafieux dont il risque de compromettre le fonctionnement
en limitant et en rendant publiques les gabegies et autres
malversations financières. Pour éviter de telles difficultés,
le prince corrompu use et même abuse de son pouvoir
discrétionnaire pour nommer ses fidèles à des postes de
responsabilité dans l’appareil politique de l’Etat. Les
promotions perdent alors leur fonction pédagogique, celle
qui consiste à sanctionner, par une récompense, la moralité
des agents intègres, et à susciter une émulation destinée à
motiver les autres agents à améliorer la qualité de leurs
prestations. Les promotions participent plutôt de la volonté
du système mafieux de satelliser l’appareil politique et
économique de l’Etat par des agents qui sont fidèles. La
promotion de ces complices est donc, à proprement parler,
la cooptation de ceux qui sont en mesure de faire
régulièrement allégeance au prince corrompu et participer,
de ce fait, à la survie du système mafieux.
Le placement des agents corrompus dans les
repères stratégiques du vaste filet de la mafia n’est donc
pas l’atomisation fortuite de ceux-ci ; l’atomisation des

64
membres à travers le réseau s’explique par les contraintes
de la division du travail où chaque agent joue un rôle
spécifique. Mais il y a une coordination effective de
l’activité des atomes ainsi dispersés. Sans cette
coordination, la mafia ne serait pas un système. Les agents
de la mafia ne sont donc que les différents éléments de la
même structure organique qui existe à la manière d’un
sujet d’inhérence. Dans ce cas, les contrôleurs du budget,
les inspecteurs du trésor, des douanes, les trésoriers-
payeurs et même les caissiers sont, au plan financier, les
modes d’existence du principe déterminant de la structure
mafieuse qui va suborner, pour sa protection, certains
membres du corps judiciaire et des agents des forces de
l’ordre. Ici, les différents intervenants n’ont pas
d’existence individuelle authentique, étant donné qu’ils se
rapportent par la dépendance absolue au corps dont ils
sont de simples modes d’expression.
Lorsqu’on a compris la structure et le fonction-
nement de l’organisation mafieuse d’un corps politique, on
comprend pourquoi la solidarité dont on n’a pas beaucoup
l’expérience entre les agents corrompus sur le plan micro-
politique est évidemment constante dans la sphère macro-
politique. L’arrestation d’un membre de l’organisation
affecte tout le corps de la mafia qui éprouve cela comme
une menace à l’endroit de sa vie. C’est pourquoi le corps
mafieux réagit pour résister à ce qui cherche son
anéantissement. Pour prévenir des épreuves aussi
mortelles, le corps de la mafia établit avec certaines
institutions de l’Etat des relations de compérage. Il
exploite, pour ses réseaux, les services des agents des
forces de l’ordre, ceux des médecins, des magistrats et de
certains membres de l’élite politique au pouvoir. Dans sa
forme sicilienne, napolitaine ou palermitaine, la mafia
intervient souvent manu militari, sème la terreur et verse

65
du sang par des attentats parmi les forces de l’ordre, les
magistrats ou tous ceux qui s’organisent à la combattre.
Lorsqu’elle n’utilise pas « l’argument du plomb » comme
mode privilégié de protection de ses membres et de son
corps tout entier, elle manipule ses appuis politiques pour
faire limoger ceux qui menacent le système et
compromettent dangereusement ses desseins. C’est
l’instinct de conservation qui explique la solidarité des
membres du système mafieux. C’est également cet instinct
de conservation qui justifie la violente réaction du corps
de la mafia chaque fois qu’il est menacé dans son être par
l’Etat ou par la société. L’action de l’Etat s’explique
également par le même instinct de conservation.
Pour ce qui est de la mafia et de l’Etat, il s’agit de
deux êtres qui s’affrontent constamment pour la vie. Mais
la vie de l’un n’est possible que par la mort de l’autre, car
la présence de l’un est nécessairement néfaste à celle de
l’autre. L’un des êtres ne peut être que si l’autre n’est pas
ou n’est plus, car le vouloir-être de l’un est toujours
dommageable à celui de l’autre. S’ils ont en partage
l’instinct de vie, celui de l’Etat et celui de la mafia
s’expriment toujours contradictoirement. C’est la raison
pour laquelle leurs vouloirs-être respectifs ne sont jamais
compatibles. En admettant, même par hypothèse, que ces
vouloirs antithétiques puissent s’accommoder dans une
synthèse qui transcenderait leur contradiction, une telle
synthèse serait au degré zéro de la vie. Elle n’assurerait le
maintien en vie ni de l’être de l’un ni de l’être de l’autre.
Une telle synthèse réaliserait plutôt le non-être. Si leur
synthèse est ontologiquement dissolvante, c’est parce que
le conatus de chacun s’exprime toujours de façon
absolument négative, dans la mesure où chacun de ces
deux êtres cherche constamment la mort de l’autre. L’Etat,
en tant que totalité, ne peut persévérer dans son être que

66
s’il met fin à l’organisation mafieuse qui le parasite
mortellement : ayant constaté la déliquescence politique
de l’Etat italien au cours des gouvernements libéraux qui
s’étaient succédé jusqu’en 1922, Mussolini dont le dessein
politique était l’institution d’un stato totalitario, affirmait
que « tout est dans l’Etat, rien d’humain et de spirituel
n’existe hors de l’Etat ». Il entreprit donc de combattre la
mafia qui existait en Sicile comme un Etat dans l’Etat.
C’est ainsi qu’après avoir brisé l’opposition des partis
politiques et des syndicats par des lois « fascistissimes »
de janvier 1925, le Duce engagea, avec à ses côtés le
Préfet Cesare Mori, la guerre contre l’organisation
mafieuse qui dominait la Sicile. Mussolini ne pouvait
sauver l’Etat comme totalité qu’en aliénant le pouvoir de
la mafia qui restreignait celui de l’Etat italien. Dans le
conflit des pouvoirs qui opposa le totalitarisme fasciste à
la mafia sicilienne, Mussolini mit fin au parrainage
politique des députés libéraux par les mafiosi. Ce
clientélisme politique prit fin avec la suspension des
élections. Ce qui fit perdre à la mafia de précieux appuis
politiques24.
D’autre part, le corps de la mafia ne peut avoir les
monopoles qu’il a en vue qu’en transcendant et même en
irréalisant le pouvoir de l’Etat. Ce sont les dangers que
comporte la mafia pour l’Etat qui motivent le commentaire
pathétique publié dans le N° 1036 du Journal Le Point où,
en 1992, Jean-François Revel attire l’attention des
Européens sur le « naufrage en Italie de l’Etat de droit, cet
Etat auquel les Italiens eux-mêmes ne croient déjà plus »,

24- Historia Spécial, pp. 18-19. Cf. également le « Discours


d’Udine » où le Duce affirmait clairement : « l’Etat ne représente pas
un parti, l’Etat représente la collectivité nationale, il comprend tout, il
est au-dessus de tout, protège tout et se dresse contre quiconque porte
atteinte à son imprescriptible souveraineté. »

67
en même temps qu’il s’interroge sur l’indifférence du reste
de l’Europe, trop préoccupé par la ratification du Traité de
Maastricht pour daigner s’inquiéter de la dislocation de
l’Italie qui est pourtant « un acteur majeur de la culture
européenne et mondiale ». Pour que « la guerre des
truands contre la société » ne succède à « la guerre des
nations », Revel pense que l’Europe doit « agir tout entière
avec le gouvernement italien contre la mafia. Il y va de
l’avenir communautaire. »25 D’après l’auteur de cet
émouvant commentaire, la vie de l’Italie, en tant qu’Etat,
tout comme celle de la communauté européenne, dépend
de la victoire de l’Italie sur les truands ou de l’Europe sur
la mafia. La victoire de la mafia impliquerait la négation
de l’Italie en tant qu’Etat de droit et la prise en otage de la
société par des truands. « Une démonstration
d’impuissance communautaire et un manque de solidarité
face à ce danger aurait, dit Revel, des conséquences
tragiques »26.
Pour persévérer dans leur être, chaque corps - le
corps de la mafia et celui de l’Etat - développe des
mécanismes d’autodéfense consistant principalement, pour
la mafia, à s’infiltrer dans le corps ennemi pour le
saborder : en Italie par exemple, une classe politique qui
est compromise dans l’affaire des pots-de-vin multiplie,
avec parfois la bénédiction de certains membres du
gouvernement – ce fut par exemple le cas de Claudio
Martelli, ministre de la Justice – des attaques ouvertes
contre les magistrats qui ont le courage d’instruire les
dossiers de la mafia. Pour torpiller l’action de la mafia,
l’Etat adopte parfois une stratégie semblable, mais recourt

25- J.-F., « Europe contre Mafia : la lutte vitale », in Le Point, N°


1036 du 25 juillet 1992, p. 29. Cf. aussi l’article de François Vitriani,
in Le Monde Diplomatique, N° 444 de mars 1991, pp. 22-23.
26- Ibid.

68
très souvent à la répression, en portant le premier
l’estocade chez l’ennemi.
La corruption acquiert une dimension
internationale lorsqu’elle devient si tentaculaire que ses
réseaux débordent largement les frontières d’un Etat.
Quand un Etat devient pour elle un horizon étroit, la
corruption transcende ses limites institutionnelles et
géographiques. Elle existe comme une multinationale. La
cartellisation de ses filiales s’explique par les intérêts
qu’elles ont en partage. La multinationa-lisation de la
corruption est consécutive aux collusions que le grand
capital a avec les régimes corrompus du système rentier
international. Le désir d’accroître indéfiniment le capital
en maximisant le profit des investissements, amène les
gérants des réseaux de la corruption à soudoyer l’élite
politique corruptible des Etats, lorsqu’ils ne placent pas à
leur tête des personnes à la solde du grand capital. Dans
cette belle collusion entre le dedans et le dehors, le soi et
l’ailleurs politiques transcendent leurs contradictions
objectives et s’accordent pour réaliser et consolider les
réseaux de corruption. Cela est remarquable dans les
rapports politiques et économiques que les pays du Nord
ont avec les pays du Sud, surtout lorsque ces rapports ont
une base néo-colonialiste. La politique qui relaie
l’impérialisme des pays du Centre dans la Périphérie
consiste à étendre et à perpétuer les monopoles du capital
financier international. La politique néocolonialiste se
traduit dans les faits par « la mainmise économique des
gouvernements, des polices et des armées autochtones qui,
par corruption matérielle et idéologique (ou les deux à la
fois), acceptent de jouer le rôle que jouaient auparavant les
gouverneurs, administrateurs et militaires venus des
métropoles impérialistes »27.
27- H. Claude, Les Multinationales et l’impérialisme, Paris, Editions

69
La subordination, au moyen de la corruption de
l’élite autochtone des régimes politiques de la Périphérie
par le grand capital, crée un courtage politique à la solde
des intérêts du système rentier international. Ce courtage
est le proxénétisme politique que pratiquent ceux qui se
chargent, dans la Périphérie, de gérer et de garantir les
intérêts du Centre aux dépens de ceux de leurs propres
peuples. Ils oublient que le courtage permet difficilement
au courtier de réaliser et d’assurer sa souveraineté, très
dépendant qu’il est de celui à la solde de qui il exerce. Le
courtage politique est donc une politique de dépendance.
En développant dans la Périphérie, la politique du
courtage, au moyen de la corruption de l’élite locale, le
grand capital s’assure le pouvoir politique de déterminer
les économies des pays du Tiers-monde. La manipulation
des régimes politiques de ces pays que le grand capital fait
et défait dans le temps, n’est donc pas motivée par la
volonté de les ajuster au niveau du droit ou de la raison.
Cette manipulation est la corruption de la souveraineté des
Etats à des fins d’accroissement du grand capital. Les
relations internationales sont, à cet égard, corrompues par
l’appétit des monopoles des pays dont les trusts, les
combinats et autres communautés d’intérêts, exercent sur
les politiques et les économies des Etats pauvres,
d’énormes contraintes. La mainmise absolue du grand
capital sur les économies des Etats pauvres, relève de cet
impérialisme politique et économique que décrit Henri
Claude en ces termes : « La principale préoccupation de
l’impérialisme est de maintenir ce système par tous les
moyens : corruption généralisée des dirigeants allant des
pots-de-vin donnés individuellement par les monopoles, à
l’intégration matérielle et morale au capital financier

Sociales, Collection Notre Temps/Société, 1978, p. 127.

70
multinational »28. La dépendance des pays pauvres devient
absolue lorsque les économies déjà déterminées de ces
Etats sont circonscrites dans les zones monétaires dont ils
n’ont pas du tout le contrôle.
Dans l’histoire, le grand capital a consolidé, par la
corruption des gestionnaires politiques des Etats, et contre
la volonté populaire, le pouvoir des régimes autoritaires et
liberticides. Il a pu également déstabiliser ceux qui, par
nationalisme, se sont montrés hostiles à la politique
impérialiste des puissants lobbies industriels et financiers
multinationaux. Henri Claude en donne quelques
exemples dans son ouvrage intitulé Les Multinationales et
l’impérialisme : « lorsque le colonel Arbenz, au
Guatemala, voulut briser le monopole de l’United Fruit
(...) il fut renversé, en juillet 1954, par une intervention
armée par les Etats-Unis à partir des pays voisins sous leur
contrôle (Honduras, Nicaragua, etc.) et par un coup d’Etat
militaire guatémaltèque préparé par les services secrets
américains. Le nouveau dictateur Castillo Armas rétablit
les privilèges de l’United Fruit et fit régner la terreur sur le
pays. Un coup d’Etat militaire renversa de la même façon
le gouvernement Allende au Chili en 1973 et la
démocratie fit place à la dictature sanglante de Pinochet
qui rétablit la mainmise des monopoles américains sur le
pays »29.
Tant que l’autorité des tyrans des régimes à la
solde du grand capital assure le déploiement du système
rentier, les puissances d’argent du capital financier
international accroissent la puissance des tyrans, au point
de les aider efficacement à se maintenir au pouvoir par la

28- Ibid. Cf. aussi J. Ziegler, Une Suisse au-dessus de tout soupçon,
Paris, Collection Combats, 1976, p. 12.
29- Ibid., pp. 127-128.

71
force brutale ou par des artifices ingénieux tels que la
corruption des consciences, au moyen du matraquage
médiatique destiné à parer en or de véritables ordures
politiques. Le tyran qui est le courtier politique à la solde
du grand capital est présenté, au moyen de puissantes
techniques de communication de masse contrôlées par les
agents internationaux du système rentier, comme le
libérateur du peuple, le protecteur des droits de l’homme,
etc., quand il s’agit en réalité d’un agent corrompu du
système rentier, sa puissance tutélaire. Subvertir la
tyrannie d’un tel agent, c’est contester le vouloir politique
et économique de l’être dont il est le vassal local. Cela
revient également à encourir le courroux de cet être
puissant dont l’agent tire sa substance politique, car il
n’est que l’avatar politique du système dont il protège
localement les intérêts et qui, en retour, lui assure le
pouvoir politique. Par contre, lorsqu’un politique résiste
héroïquement à la corruption politique du système rentier
international, les agents de ce système le déstabilisent et le
couvrent de discrédit. Dans ce cas, les prétextes ne
manquent pas : on peut, par exemple, prétendre qu’un tel
souverain viole cyniquement les droits de l’homme,
lorsqu’il ne se laisse pas offenser par les agents locaux du
grand capital ou lorsqu’il empêche l’aliénation de l’ordre
civil de la communauté politique qu’il gère. Les droits de
l’homme, concept généralement vidé de sa substance, et
que les agents du système rentier international remplissent
suivant leurs appétits politiques, deviennent un prétexte
pour déstabiliser le pouvoir de ceux qui résistent
héroïquement à l’empire du système mondial de
domination des peuples et des Etats. L’homme dont on
dénonce la violation des droits n’est, en général, qu’un
agent qui, localement ou internationalement, participe à la
survie du système rentier. Souvent, quand on ne parvient

72
pas à corrompre et à mobiliser la volonté populaire contre
un régime, on cherche à déstabiliser son pouvoir
militairement. Henri Claude donne opportunément
quelques exemples historiques de nature à l’illustrer
parfaitement : l’ « intervention des Etats-Unis à Cuba en
1961, en République dominicaine en 1963, au Vietnam en
1968...»30. L’intervention militaire peut viser directement
le renversement politique du régime hostile aux intérêts
multinationaux dominants ou son affaiblissement par la
provocation d’une guerre civile. Après que l’économie de
ce pays a été ruinée par la guerre, on espère que le peuple
famélique va s’en prendre politiquement à ses dirigeants.
On est au moins sûr que la guerre fratricide va partitionner
son peuple en clans antagonistes ou en factions rivales aux
prises de positions irréductibles.
Conscients du fait que la manipulation politique de
leurs régimes par la bourgeoisie internationale est
susceptible de déstabiliser leur pouvoir, certains
gestionnaires politiques préviennent cela en cherchant des
alliés ou de solides appuis dans le système rentier
international. Ils lui cèdent alors même ce qu’ils ne
peuvent pas concéder à leur peuple. Ils conçoivent ces
appuis ou ces alliances politiques qu’ils réalisent dans le
dos du peuple, comme des polices d’assurance contre
d’éventuels sinistres politiques préjudiciables à leur
pouvoir. Par rapport au peuple, ils se croient tout permis
tant que leur pouvoir a la protection et la bénédiction des
lobbies financiers internationaux. S’étant assuré de l’appui
de certaines multinationales occidentales à qui elle avait
cédé le droit de piller le Zaïre, le régime corrompu de
Mobutu narguait le peuple zaïrois avec une arrogance
jupitérienne. La mise entre parenthèses de la volonté
populaire par les gestionnaires politiques corrompus
30- Ibid., p. 128.

73
s’explique par leur soumission au vouloir politique
déterminant du système mondial de domination dont ils
sont les ouvriers ou les courtiers locaux.
Qu’on soit sur le plan micro-politique ou qu’on se
place à l’échelle macro-politique, dès lors qu’on est dans
la corruption, on est dans le cadre du particulier. La
pratique de la corruption ne vise que les intérêts
particuliers, ceux des individus, des gestionnaires
politiques corrompus ou des groupes financiers nationaux
ou multinationaux. L’associa-tion de ces intérêts
particuliers, même dans la multinationa-lisation ou
l’internationalisation de la corruption, ne parvient jamais à
faire coïncider les particuliers associés avec l’intérêt
général que l’Etat et la politique devraient avoir en vue.
Comment expliquer donc que le particulier ne puisse
jamais, dans le cadre de la pratique de la corruption,
s’ennoblir pour atteindre le général ? Qu’est-ce qui fait
que même l’associa-tion des intérêts particuliers des
corrompus ne produise, tout au plus, qu’une généralité
problématique, celle qui n’existe dans l’Etat que pour
l’affaiblir ou pour l’anéantir ?
En effet, l’addition des intérêts des corrompus,
même sur le plan international, ne produit qu’un intérêt
particulier incompatible avec la volonté générale. Les
intérêts singuliers des individus, des gestionnaires
politiques corrom-pus ou ceux des lobbies multinationaux,
excluent de leur jouissance la majorité des individus et des
peuples. La circonscription absolue de la corruption dans
le particulier et son incapacité naturelle à viser l’intérêt
général expliquent ses rapports conflictuels avec le droit et
la morale. La violence qui définit sa pratique s’explique
également par l’inflation de l’appétit singulier des
corrompus. C’est aussi cela qui rend compte du fait que

74
l’être de l’Etat corrompu coïncide paradoxalement avec
son néant. Un Etat corrompu, nous l’avons démontré
précédemment, est un Etat qui n’a qu’une existence
nominale. C’est un édifice institutionnel vermoulu ; c’est
un non-Etat. Si on accorde à Aristote que la corruption
n’est pas une mutation accidentelle de l’être, mais plutôt
un changement substantiel motivant, par exemple, le
passage de l’être au non-être31, l’Etat n’existe plus
lorsqu’il est sous le déterminisme politique, économique et
administratif des corrompus et des corrupteurs.
La marginalisation de la corruption aux objectifs
essentiellement particuliers s’explique par la poétique de
ce phénomène, telle qu’elle est remarquable dans le temps
et dans l’espace.

31- Aristote, La Métaphysique, t. 2, trad. J. Tricot, Paris, J. Vrin,


1986, Livre K, 11, 1067b-1068a.

75
CHAPITRE 2 :
LA POETIQUE DE LA CORRUPTION DANS LE
TEMPS ET DANS L’ESPACE

Il ne s’agit pas ici de poétiser une pratique fort


décriée et dangereuse à la fois pour l’humanité des
individus, l’économie et la politique des Etats. Il s’agit
plutôt de rendre compte des merveilles que la corruption
réalise dans le paradoxe : la génération spontanée de
grosses fortunes, l’apparition miraculeuse de nouveaux
riches, la superbe déréglementation de la société, la
requalification des êtres dans un nouveau système de
valeurs, relèvent d’une poétique analogue au passage
mystérieux du non-être à l’être. La poétique par laquelle la
corruption donne aux fictions la substance de la réalité et
produit l’être à partir de son contraire, est une véritable
magie dont les effets sont remarquables aux plans social,
administratif, financier, politique et moral.

A. LA MAGIE DE LA CORRUPTION

La magie de la corruption consiste à produire des


effets contraires aux lois civiles et morales en vigueur ou à
atteindre des objectifs particuliers en empruntant cynique-
ment le sens interdit. Cela est remarquable dans la mer-
veilleuse transmutation des valeurs et la superbe
requalifica-tion des êtres par la corruption. La
requalification, par la corruption, des êtres initialement en
défaut de toute valeur ou de ceux qui étaient
objectivement valables, est une opération éminemment
magique, car son efficacité défie royalement les
contraintes d’ordre nomologique et critério-logique. C’est
cette magie qui fait dire à Casamayor que « la corruption

77
consiste à faire passer une chose pour une autre, un
homme pour un autre, un incapable pour un capable, une
pacotille pour une richesse. »32 La corruption existe alors
dans les représentations des individus avec l’efficacité de
la prétendue pierre philosophale, dans la mesure où elle est
censée corriger les défauts de compétence d’un homme ou
l’incomplétude d’un dossier. La poétique de la corruption
consiste, finalement, en une géniale prestidigitation : le
corrupteur et le corrompu sont, en effet, très habiles dans
l’art de revaloriser ce qui était dévalué ou de dévaluer une
valeur pourtant authentique. Ce sont des enchanteurs qui
passent pour les détenteurs d’un pouvoir exceptionnel,
celui de faire notamment exister ce dont la loi civile ou
morale interdit l’existence, celui de donner au bronze la
valeur de l’or, aux vessies celle des lanternes et aux
lucioles l’importance des étoiles.
Si cette poétique impose aux valeurs subjectives et
objectives un déterminisme délétère, elle exerce aussi sur
le maître enchanteur un effet pervers : victime de sa propre
prestidigitation, il se figure lui-même qu’il est un thauma-
turge qui peut opérer des miracles dans une société
bloquée. Parce qu’il donne à ses enchantements
l’efficacité qu’ils n’ont réellement pas, il finit par croire
que la corruption lui donne le pouvoir de tout faire. La
poétique de la corruption repose donc essentiellement sur
le trafic et la mystification : dans la pratique de la
corruption, on trafique la réalité ou la vérité ; on la
mystifie pour tirer profit d’un mystère qui n’existe
pourtant pas. Dans cette mystification, le corrompu fait
croire à l’usager que le service à lui rendre est une tâche si
compliquée qu’elle nécessite une contribution destinée à
conditionner favorablement la psychologie de tous ceux
32- Cassamayor, « La Corruption », in Esprit, N° 420 – janvier 1973,
p. 2.

78
qui interviennent dans le traitement de son dossier. Le
corrupteur fait également croire que le matabiche, le
bakchich, le pizzo qu’il donne au prestataire des services
est la pièce essentielle de son dossier, celle qui supplée
nécessairement les défauts possibles ou réels de celui-ci.
En somme, le trafic dont il s’agit consiste à faire passer le
faux pour le vrai, le mal pour le bien, l’illégal pour le
légal, l’injuste pour le juste, le laid pour le beau, le
coupable pour l’innocent, le malade pour le bien portant,
l’imaginaire pour le réel et vice versa. La psychologie des
feymen camerounais, telle que la décrit Béatrice Hibou
dans La criminalisation de l’Etat en Afrique, est vraiment
celle des trafiquants et des mystificateurs. Cette
psychologie illustre bien la poétique et la magie qui sont à
l’œuvre dans le trafic et la mystification caractérisant
essentiellement la corruption. En effet, l’escroquerie du
feyman camerounais dont l’intelligence est très
remarquable dans la chrématistique, consiste à faire croire
à l’existence des superbes marchés fictifs, à « vendre des
produits qui n’existent pas ; proposer de faux projets aux
agences de coopération ; (...) se faire passer pour le « roi
du Cameroun » ; promettre la « multiplication de
l’argent », etc. »33
La transmutation magique ou poétique des êtres et des
valeurs est fort remarquable dans toute société où sévit
considérablement la corruption. Dominée par la
corruption, si on s’en tient aux rapports de Transparency
International (T.I.) de 1998 et 199934, la société

33- B. Hibou, « Le Capital social de l’Etat falsificateur ou les ruses de


l’intelligence économique », in La Criminalisation de l’Etat en
Afrique, Paris, Editions Complexe, 1997, p. 155.
34- Cf. Les rapports de 1998 et de 1999. D’après ces rapports, le
Cameroun est, au monde, le premier des pays les plus touchés par la
corruption.

79
camerounaise illustre parfaitement cette magie et cette
poétique aux plans social, administratif, financier,
politique et moral.
A.1- AU PLAN SOCIAL
La normativité devant régir toute société,
réglementer ou contenir les appétits susceptibles d’y
introduire le chaos, apparaît, dans une société corrompue,
comme ce qu’il faut plutôt enfreindre à tout prix. Le
normal devient l’anormal et vice versa. De même, les
quantités négligeables qui n’avaient pas réussi jusque-là à
forcer l’attention de leur communauté ou de la société
globale acquièrent, par ce qu’ils ont accumulé au moyen
de la pratique efficace de la corruption, la notabilité et la
respectabilité qui leur faisaient défaut. On les appelle
désormais « grands ». Au Cameroun, la transmutation des
« petits » en « grands » est une magie fort remarquable.
Par la vertu de cette magie, on observe qu’aux valeurs
sociales classiques se substitue une éthique particulière
définie par la nécessité d’accumuler à tout prix, et finalisée
sur la volonté de faire aussi partie de ceux qui forcent le
respect de tous parce qu’ils peuvent déterminer, par leur
richesse et le pouvoir subséquent, le devenir de la société
camerounaise. La croyance que cette magie est
absolument efficace explique non seulement la ruée des
Camerounais vers la corruption, mais aussi la protection
bienveillante que les communautés ethniques ou claniques
garantissent à ceux de leurs ressortissants qui ont
accumulé grâce à la corruption. Dans ces communautés,
on considère ceux qui ont bâti d’énormes empires
financiers par la prédation et la subtilisation des biens de
l’Etat comme des modèles de réussite sociale qui font
honneur à leur ethnie ou à leur clan. Ce sont les références
qui assurent à l’ethnie ou au clan ses lettres de noblesse

80
politique. Le rêve de chaque communauté ethnique ou
clanique est de voir se multiplier en son sein ce genre de
spécimen dont l’itinéraire d’accumulation est pourtant
défini par de nombreux crimes économiques. Si,
d’aventure, on interpelle l’une de ces figures de référence
pour qu’elle s’explique sur ses péculats ou son
enrichissement étonnant, les communautés auxquelles
elles appartiennent réagissent, en signe de protestation, par
des mémorandums qu’elles adressent au président de la
république. Elles interprètent de telles interpellations
comme des cabales politiques montées par des envieux,
puisque ce qui fonde l’interpellation des concernés est une
pratique dont ces derniers n’ont pas l’exclusivité dans un
contexte socio-politique où la corruption est d’une banalité
extrême. L’arrestation et la mise sous mandat de dépôt de
Pierre-Désiré Engo, ex-directeur général de la Caisse
Nationale de Prévoyance Sociale et Mounchipou Seidou,
ex-ministre des Postes et Télécommunication, ont suscité,
respectivement, chez les Boulous et les Bamouns, des
réactions de protestation qui, dans le cadre de la magie de
la corruption, sont fort compréhensibles. Si les
communautés ethniques ou claniques d’Engo et de
Mounchipou ont exprimé leur mécontentement par rapport
à une arrestation pourtant normale, c’est parce qu’elles
considèrent les concernés comme faisant partie de ceux
qui les représentaient valablement, même sans mandat, à
la mangeoire nationale. L’expression de ce
mécontentement est d’autant plus énergique que le butin
de la corruption est, en partie, redistribué à la communauté
ethnique ou clanique soit à titre de marchés, soit en termes
d’argent, de nourriture, de boisson, de médicaments, de
produits phytosanitaires, ou à travers la réalisation des
projets communautaires (adductions d’eau, reprofilage des
routes, construction des salles de classe, etc.). On est donc

81
d’autant plus fier des délinquants économiques que ceux-
ci recyclent au profit de la communauté, de façon
bienveillante ou paternaliste, ce qu’ils ont accumulé.
Ainsi, par la magie de la corruption, ceux qui accumulent
par des pratiques illicites et procèdent à la redistribution
d’une partie de leur butin, sont honorés comme des
Prométhée, car ils ont l’audace et la générosité de voler à
l’Etat le feu nécessaire à leurs communautés.
Dans le cas d’Engo et de Mounchipou, les
démarches entreprises de part et d’autre pour atténuer la
colère du président Biya, illustrent clairement la volonté
des communautés ethniques ou claniques camerounaises
de protéger ceux des leurs qui portent haut, même par la
distraction des finances publiques et la corruption,
l’étendard de l’ethnie ou du clan.
Au plan social donc, la corruption est ce qui rend
possibles certaines mutations sociologiques. Sa magie
consiste à faire d’un Noir un « Blanc », à soustraire
merveilleusement le pauvre à sa condition historique pour
en faire un bourgeois, à conférer la dignité et la grandeur à
des individus dont l’indignité et la petitesse sont pourtant
établies, à faire partie de l’élite de la société tous ceux qui
accumulent par la prévarication, le fricotage, la
concussion, les péculats, la crapulerie, la canaillerie, la
prostitution ou l’escroquerie. « Le feyman, affirme Hubert
Mono Ndjana à la suite de Béatrice Hibou, est celui qui
excelle lucrativement dans cet art. Il roule carrosse et
s’habille dernier cri, se fait respecter par les femmes, le
petit peuple et surtout les dirigeants qui l’invitent souvent
à table. Ses succès sociaux et ses préséances protocolaires
ne sont rien d’autre que la consécration du grand
banditisme.»35 Cette consécration paradoxale du grand
35- H. Mono Ndjana, « L’Ethique dans le service public. Cas
spécifique du monde de l’éducation ». Exposé N°3 présenté au

82
banditisme par la société s’explique par le fait qu’il est un
facteur de mobilité sociale : « les pratiques illicites d’un
individu peuvent servir sa stratégie de promotion et de
respectabilité : en Ethiopie, le sheftenat – l’institution du
banditisme – permettait aux petites gens de monter dans la
hiérarchie sociale et aux hobereaux de s’affirmer
politiquement. »36
Les fantasmes que suscite la magie de la corruption
consistent à croire ou même à faire croire que chacun peut
non seulement se libérer efficacement des contraintes
d’une conjoncture économique chargée d’adversité, mais
aussi prospérer considérablement, s’il pratique la
corruption. De tels fantasmes exacerbent alors le désir
d’accumuler, augmentent le déficit d’éthique et la crise de
l’humain. Le Cameroun où souffle dangereusement la
tempête de la corruption, donne à ce pays l’aspect d’un
univers mythologique où règnent « des Feymen aux
fortunes sans origines, un pays des châteaux rapides, un
pays de fonctionnaires milliardaires en pleine crise
économique, etc. »37
A.2- AU NIVEAU DE LA GOUVERNANCE
Dans l’administration, la corruption a la magie de
faire passer les incompétents pour les compétents et ces
derniers pour ce qu’ils ne sont justement pas. Etant donné
qu’elles sont souvent l’expression du pouvoir décrétoire
de celui qui les assure, les promotions des citoyens sont,
dans une gouvernance corrompue, relatives à l’efficacité
Séminaire de Formation en Management à l’intention des
responsables des services centraux et extérieurs du MINEDUC les 8 et
9 octobre 1998, p. 11.
36- F. Bayart, « Le Capital social de l’Etat malfaiteur, ou les ruses de
l’intelligence politique », in La Criminalisation de l’Etat en Afrique,
p. 58.
37- H. Mono Ndjana, op. cit., p. 11.

83
avec laquelle ceux qui cherchent des postes de
responsabilité mènent les pénibles transactions occultes
pouvant y conduire. Très souvent, les promotions sont,
dans le cadre d’une gouvernance défectueuse,
consécutives au parrainage, au népotisme, au favoritisme
ou au clientélisme, lorsqu’elles ne sont pas tout
simplement considérées comme des valeurs marchandes
ne devant revenir, en fin compte, qu’aux plus
enchérisseurs. Ici, la magie de la corruption consiste à
fonder le mérite professionnel sur ce qui devrait, en
principe, le ruiner. Elle explique aussi la transmutation du
simple en complexe et du complexe en simple, du bien
public en bien privé : les simples procédures
administratives se compliquent pour ceux des dossiers
auxquels les usagers n’associent pas ce qui peut motiver
les prestataires des services à les traiter avec diligence.
Lorsque cette motivation existe, la procédure même la
plus compliquée est facilitée et simplifiée. Le tout n’est
pas de produire un dossier complet dans une gouvernance
corrompue. Il faut surtout le « suivre », car il ne sera
jamais traité spontanément, c’est-à-dire par la seule
nécessité de son propre contenu. Il faudra contacter
personnellement ceux qui sont chargés de le traiter dans
tel ou tel ministère, afin que vous les motiviez à en assurer
la diligence. Voulez-vous, par exemple, inscrire un enfant
dans un établissement public ? Sachez que vous risquez de
devoir soudoyer le chef d’établissement pour cela. Voulez-
vous résoudre vos problèmes de santé ? Il vous faudra
contenter les appétits souvent élastiques de l’infirmier ou
du médecin. Vous rencontrerez plus aisément ce dernier
dans sa clinique ou à domicile. Voulez-vous que
l’audience que vous demandez auprès de certaines
personnalités vous soit accordée ? Intéressez les personnes
chargées de diligenter votre demande. Vous a-t-on privé

84
de consommation d’eau et d’électricité pour cause de non
paiement de vos quittances ? Cela ne fait rien. Entendez-
vous tout simplement avec l’agent chargé de ce genre
d’opérations soit dans la Société Nationale des Eaux ou
dans celle d’électricité. Si vous vous montrez assez
coopératif, il pourra mettre son expertise à contribution
pour que vos consommations d’eau et d’électricité ne
soient plus élevées. Voulez-vous qu’on vous établisse un
titre foncier ? Ne vous fondez pas seulement sur la
recevabilité de votre dossier. Accordez-vous surtout avec
les responsables des services du cadastre et des domaines.
Risquez-vous de voir votre voyage à destination de
l’étranger différé parce votre réservation pour tel ou tel vol
n’a pas été confirmée pour défaut de place disponible ?
Faites « quelque chose » et on vous trouvera une place,
etc. Tel pourrait se formuler le code de conduite de
l’usager en quête d’une prestation de service dans une
gouvernance fort corrompue.
Dans une administration dominée par la
corruption, il est courant de constater que les citoyens qui
se rendent ostensiblement coupables de corruption sont
également ceux qu’on nomme à des postes de
responsabilité administrative, comme si leurs mœurs
étaient mystérieusement devenues ce qui est requis pour
justifier de telles promotions.
En somme, une administration corrompue est
soumise au principe de la magie. En vertu de ce principe,
tout est possible : le complexe peut se simplifier et le
simple peut se complexifier ; une procédure administrative
objectivement régulière peut passer pour irrecevable ; les
agents de l’Etat devant veiller au suivi et à la régularité
des procédures administratives peuvent, par leur vénalité,
devenir les principales entraves à la régularité desdites

85
procédures ; le bien public peut devenir le bien particulier
d’un individu. Jean-Paul Gourévitch illustre, dans
l’ouvrage déjà cité, certains cas de confusion magique ou
poétique du bien public en Côte-d’Ivoire, au Sénégal ou au
Niger : « Malgré les précautions des uns et des autres, dit-
il, les matériels livrés arrivent rarement complets aux
destinataires. Ils sont « confisqués » dans le port
d’acheminement, ou « disparaissent » entre le
déchargement et la remise au transporteur.(…) C’est ainsi
que les manuels scolaires se retrouvent dans les « librairies
par terre » d’Abidjan ou de Dakar, et le matériel vidéo
dans les villas des fonctionnaires de l’administration.
Contre ces déprédations, les précautions sont
inopérantes. »38 Il est, aussi possible qu’on puisse
bénéficier de l’efficacité de l’intervention motivée, dans le
suivi des procédures administratives, des individus
n’émargeant pourtant pas au budget de l’Etat. La magie
des feymen camerounais consiste, entre autres, en cela.

A.3- AU PLAN DE L’EDUCATION ET DE LA


FORMATION
Lorsque l’argent, le sexe et le pouvoir imposent
leur nécessité à l’éducation et à la formation, les cancres
passent pour des génies, il revient aux imbéciles le mérite
des surdoués, on prend les valeurs épistémologiques pour
des valeurs marchandes. Si les épreuves orales ont été
supprimées au baccalauréat camerounais, c’est parce
qu’elles étaient devenues des foires lors desquelles
l’évaluation des candidats se négociait non pas en fonction
de la qualité de leurs prestations intellectuelles, mais
suivant la somme d’argent qu’ils devaient donner aux

38- J.-P. Gourévitch, L’Afrique, le fric, la France. L’aide, la dette,


l’immigration, l’avenir : vérités et mensonges, Editions Le Pré aux
Clercs, 1997, p.103.

86
examinateurs pour chaque matière. Dans ce cas, la magie
de la corruption consiste à donner à l’ignorant les
prérogatives d’un savant, à la fiction le statut de la réalité.
Cette magie qui substitue le fictif au réel amène Jean-Paul
Gourévitch à dire que « le caractère fictif des diplômes
africains pose des difficultés pour une université française
qui se refuse à la sélection. Au Cameroun, les enseignants
vendent les sujets d’examen pour arrondir leurs fins de
mois. Au Tchad et probablement dans d’autres pays, on
délivre le bac par photocopie »39. Le rituel auquel il faut
sacrifier pour que la magie de la corruption produise ses
merveilles au plan de l’éducation et de la formation, c’est
le monnayage. Au cours de ce rituel magique, on trafique
les évaluations, on procède au tripatouillage des bulletins
et des relevés de notes, de telle sorte que les candidats
faibles deviennent subitement brillants, les échoués se
transforment en lauréats. Ceux qui font subir au paysage
des évaluations des modifications dictées par les
nécessités de la magie de la corruption répondent des
dérives pédagogiques telles que la baisse considérable des
niveaux et la démonétisation systématique de l’éducation
et de la formation.

A.4- AU PLAN FINANCIER


Ici, la corruption est le principe du devenir. Sur la
base de ce principe, le sale peut devenir le propre, les
gagne-petit peuvent bâtir de gigantesques empires
financiers : issu du trafic de la drogue, des ossements
humains, des armes ou des organes, l’argent sale est
recyclé ou blanchi dans des réseaux informels et les
sociétés-écrans. En Afrique, affirme encore Gourévitch,
« de l’argent propre noirci à l’argent sale blanchi, le
chemin n’est pas très long et ce sont souvent les mêmes

39- Ibid., p. 67.

87
qui l’empruntent. »40 Au Cameroun, par exemple, la race
des comptables-matières, des caissiers et même de certains
agents décisionnaires de l’Etat, réussit l’exploit, grâce à «
la nouvelle religion du pourcentage »41, d’accumuler des
fortunes impressionnantes n’ayant aucune correspondance
avec la réalité des salaires.
Au plan financier donc, la magie de la corruption
impose ses merveilles à la société. C’est également pour
cela qu’elle exerce sur l’âme de ceux dont la vertu ne
permet pas d’affronter avec assurance les contraintes
d’une vie de plus en plus exigeante un pouvoir de
séduction très efficace. Ils recourent à elle, au grand
préjudice de la vertu qui les caractérisait, pour pouvoir
s’épanouir dans des contextes où la richesse matérielle
passe pour être l’essentiel.

A.5- AU PLAN POLITIQUE ET MORAL


La poétique et la magie de la corruption à l’œuvre
dans la société, la gouvernance, l’éducation et la formation
et dans le cadre des transactions financières, produisent
également leurs merveilles dans la vie politique et morale.
Lorsqu’elle est soumise au déterminisme de la
corruption, la vie politique est dominée par ceux qui,
normalement, ne devraient pas en être les maîtres. Au plan
politique, la magie de la corruption est fondée sur la
démagogie qui est l’art d’appâter le peuple avec des
promesses politiques agréables. Lorsque le démagogue a
fini de collecter, à son avantage, les suffrages du peuple au
cours d’une consultation populaire, il en dispose contre les
principes de bonne gouvernance. Ceux des dirigeants qui
donnent dans cette sorte de perfidie politique « ne
40- Ibid., p. 105.
41- L’expression est d’Hubert Mono Ndjana. Cf. l’exposé déjà cité.

88
répugnent pas à siphonner systématiquement les
ressources nationales ou à stocker des matières toxiques à
des fins lucratives personnelles, au mépris de la santé de
leurs concitoyens »42. Le peuple éberlué a l’impression
qu’il s’est produit, entre la campagne électorale et les
élections, la transmutation magique de ceux qui
sollicitaient ses suffrages en d’autres figures politiques,
celles en qui il n’aurait jamais placé son capital de
confiance, si elles avaient osé se présenter à lui dans tout
leur cynisme. La perfidie politique caractéristique de la
démagogie consiste, pour un élu, à exploiter le mandat que
le peuple lui donne, non pas en fonction des attentes de ce
dernier, mais suivant celles de sa famille, de son clan ou
de sa région. En préférant, en 1993, Nicéphore Soglo à
Mathieu Kérékou, le peuple béninois espérait que cet
ancien administrateur de la Banque Mondiale comblerait
ses attentes. Mais une fois au pouvoir, le nouvel élu
installa « toute sa famille (la femme, le fils, le beau-
frère…) aux commandes des leviers principaux de l’Etat et
laissait ses proches s’enrichir dans une ténébreuse affaire
de villas construites et revendues à l’Etat. »43
Au plan politique donc, le blâmable se substitue
magiquement au vertueux. L’Etat devant assumer
impartialement son rôle d’arbitre et de gendarme, est de
connivence avec les acteurs sociaux de la corruption,
quand il ne devient pas tout simplement un véritable
receleur de bandits : au Cameroun, affirme Béatrice
Hibou, Jean Fochivé, le patron de la sécurité nationale,
protégeait beaucoup plus les feymen que les honnêtes
citoyens. »44 Même les acteurs politiques pouvant

42- J.- F. Bayart, S. Ellis et B. Hibou, La Criminalisation de l’Etat en


Afrique, p. 34.
43- J. - P. Gourévitch, op. cit., p. 41.
44- B. Hibou, « Le Capital social de l’Etat falsificateur ou les ruses de

89
constituer, dans le cadre des partis d’opposition, le
contrepoids susceptible d’empêcher le pouvoir de dériver
dans la corruption, se rendent eux aussi coupables de la
pratiquer : « au Zaïre, le principal parti d’opposition,
l’Union pour la Démocratie et le Progrès Social (UDPS),
n’a pas tardé à prendre sa part du butin, par exemple dans
le secteur du diamant. »45
Au plan moral également, la même magie assure la
promotion des vices qui devraient pourtant être proscrits.
Dans le cadre d’une société dominée par la corruption, le
vol, la prostitution, le proxénétisme, le détournement des
deniers publics, le délit d’initié, l’escroquerie et le
mensonge parviennent à s’imposer, confinant la vertu à la
retraite éthique et politique. Lorsque les corrompus et les
corrupteurs ont l’audace de pratiquer leur magie
arrogamment et en toute impunité, on s’écarte, comme le
fait remarquer Hubert Mono Ndjana, de la norme et on
normalise curieusement l’écart46.
Dans sa ludique, la corruption met en scène sa
poétique et sa magie pour assurer le trafic des
paradigmes : les hommes vertueux cessent d’être les
modèles à imiter. Ce sont plutôt ceux dont l’itinéraire
d’accumulation est défini par le vice et les crimes
économiques qui forcent l’admiration et fascinent la
jeunesse. Dans ces conditions, la honte et le scrupule,
lorsqu’ils existent encore, sont plutôt éprouvés par ceux
des hommes de bien qui ont eu la naïveté de croire que la
vertu suffit à garantir la dignité de l’homme et à

l’intelligence économique », in La Criminalisation de l’Etat en


Afrique, p. 147.
45- J.-F. Bayart, S. Ellis et B. Hibou, « De l’Etat kleptocrate à l’Etat
malfaiteur », in op. cit., p. 39.
46- H. Mono Ndjana, op. cit., p. 10.

90
l’affranchir des contraintes relatives aux impératifs
historiques.
La corruption n’est pas seulement une ludique,
c’est-à-dire un jeu merveilleux ou magique au cours
duquel les truands deviennent des hommes admirables et
respectables, les gagne-petit des richissimes, le vice
supplante la vertu. Elle a aussi une esthétique, car c’est un
art, celui de duper, d’escroquer, d’arnaquer des individus,
de distraire, à son profit, les finances publiques ou de
siphonner astucieusement les capitaux de l’Etat. Ce jeu à
la fois magique et esthétique transforme ceux qui se
délectent à le pratiquer régulièrement en véritables
virtuoses, habiles dans l’art de la prestidigitation, de la
création ex nihilo ou des mythes de toutes sortes.

B- L’ESTHETIQUE DE LA CORRUPTION
Réussir à contraindre efficacement l’usager à payer
pour le service public à la jouissance duquel il a pourtant
droit, transformer sa propre condition d’esclave du public
en maître de celui-ci, faire du service public à louer ou à
prêter une marchandise à vendre ou à acheter, parvenir à
transformer les institutions de formation et d’éducation en
véritables comptoirs où se trafiquent les valeurs de
l’esprit, exigent de la part de celui qui procède, par la
corruption, à la commutation du bien public en bien
personnel, au trafic de la réalité, à la manipulation habile
des usagers, les vertus d’un artiste très talentueux. Donner
au bronze l’éclat de l’or, à une procédure administrative
simple le caractère d’une procédure complexe, ou bien
soulager astucieusement l’usager de sa propre substance
pour augmenter la sienne, relèvent d’un art particulier dont
le corrompu a seul le secret. En bon artiste, il fait
correspondre chacune de ses mises en scène à la

91
psychologie de l’usager. Conscient du fait que les usagers
qui suivent les procédures administratives de leurs
dossiers de recrutement, d’avancement, de reclassement,
de prestations familiales, de pension retraite ou de
paiement, rencontrent des difficultés à les faire aboutir,
l’agent corrompu des services administratifs leur fait
caresser l’espoir qu’il peut leur venir efficacement en aide.
Ici, le corrompu a l’art de persuader sa victime qu’il est
plutôt son sauveur et non son bourreau. A ses talents de
mystificateur, de maître-chanteur, il doit associer les
techniques du discours persuasif lui permettant, par
exemple, de faire croire à l’usager que ce qu’il lui
demande de produire pour que son dossier soit traité avec
diligence correspond soit aux exigences de ses
collaborateurs véreux, soit à celles du supérieur
hiérarchique qui a l’exclusivité du pouvoir de décision.
Cette manipulation est, en somme, un procédé artistique
mis en œuvre par le corrompu, afin que l’usager en
détresse comprenne que la bienveillante attention qu’il
porte à son dossier et à ses problèmes nécessite d’être
entretenue. Il doit donc, pour son propre bien, accepter de
collaborer à ce que l’aide à lui apportée soit efficace.
L’essentiel de cette prestidigitation consiste, pour le
corrompu, à transformer subtilement un devoir
administratif en faveur exceptionnelle accordée à un être
aux abois par une personne sensible aux problèmes
humains. Pour le corrompu, l’objectif de cette mise en
scène ingénieuse où la victime de la corruption doit
inconsciemment participer à son propre malheur, c’est de
rentabiliser le service à rendre comme s’il était quelque
chose à vendre.
En somme, pratiquer la corruption consiste à
exercer un art, celui de duper, d’amener les autres à se
conformer à ses désirs, d’assurer le primat du particulier

92
sur le général ou de subordonner la gouvernance de l’Etat
à la loi tyrannique de ses appétits égoïstes. C’est aussi
grâce à cet art que des prostituées passent pour de
prestigieuses princesses et les faux-monnayeurs pour des
thaumaturges capables de multiplier à volonté la masse
monétaire disponible.
Pour diverses raisons qui relèvent moins de
l’atavisme que de l’histoire, la scène politique africaine est
tout à fait perméable à la poétique et à la magie de la
corruption. Voilà pourquoi, conçu pour transcender et
traiter avec bonheur, sous la double régie du droit et de la
raison, les appétits individuels de manière à prévenir ou à
éviter le chaos politique, l’Etat, dans sa version tropicale
ou postcoloniale, se fonde pourtant sur ces appétits
particuliers. Cela réduit, selon Jean-François Bayart, son
pouvoir à « la politique du ventre »47. Pour Bayart, la
caractéristique de l’ « african way of politics », c’est la
« gouvernementalité du ventre » elle-même fondée sur
« l’ethos de la manducation ». Cela permet de comprendre
pourquoi l’Etat d’Afrique noire est un Etat « kleptocrate »
et « malfaiteur »48. Les nombreux cas de distraction de
l’aide au développement ou de l’aide humanitaire, les
crimes économiques d’un Bokassa, d’un Moussa Traoré,
d’un Mobutu, d’un Sani Abacha et de bien d’autres
potentats africains, montrent combien la gouvernance
africaine est le théâtre de prédilection de la poétique et de
la magie de la corruption. Bien que l’anthologie de la
corruption africaine soit parmi les plus garnies au monde,
l’Afrique, reconnaît Bayart, n’a cependant pas le

47- L’expression est de Jean-François Bayart dans L’Etat en Afrique.


La politique du ventre, Paris, Fayard, 1989.
48- Cf. « De l’Etat kleptocrate à l’Etat malfaiteur » de J.-F. Bayart,
Stephen Ellis et Béatrice Hibou, in La Criminalisation de l’Etat en
Afrique, Chapitre 1.

93
monopole de « la politique du ventre ». Par conséquent, on
ne peut pas légitimement réduire « les acteurs politiques
africains à la qualité d’enzymes gloutons, animés du seul
désir de se repaître de la modernité occidentale et prompts
à le satisfaire »49. Aussi peut-il ajouter que « le problème
de la corruption n’a rien de spécifiquement africain »50,
puisque sa ludique et sa poétique existent dans le temps et
dans l’espace.

C- LA CORRUPTION DANS LE TEMPS ET


DANS L’ESPACE
Si on accorde à Littré que la corruption est « le
moyen qu’on emploie pour gagner quelqu’un et le
déterminer à agir contre le devoir et la justice..., crime du
fonctionnaire qui trafique son autorité..., crime de ceux qui
cherchent à le corrompre »51, la prestidigitation à laquelle
se livrent corrompus et corrupteurs ou les artifices
ingénieux de ceux qui veulent déterminer, à leur profit, les
belles âmes en marge des principes en vigueur pour
atteindre leurs objectifs, caractérisent la poétique de la
corruption dans le temps et dans l’espace. La poétique de
la corruption est universelle, car aucune race, aucun
peuple n’a le monopole de cet art.
La corruption effrénée des hommes, leur amour du
lucre et des plaisirs impies, motiva la colère de l’Eternel
qui dut regretter d’avoir créé ces êtres dont les âmes
étaient désormais dominées par les désirs grossiers tels

49- Peter Geschiere et Piets Konings, Itinéraires d’accumulation au


Cameroun, Paris, ASC-Karthala, 1993, p.335.
50- Cf. l’article déjà cité dans La Criminalisation de l’Etat en Afrique,
p. 26.
51- Littré cité par Julien Cheverney dans son article intitulé : « Du bon
usage de la corruption », in Esprit, N° 420, janvier 1973, p. 152.

94
que le vol, le mensonge et le meurtre 52. Dans cette
corruption généralisée, Noé le juste était le seul qui suivît
la voie de Dieu ; c’était l’exception de la règle commune.
Bien que le dieu des Hébreux condamne chez les
hommes la propension à la recherche du lucre, dans
l’Exode, les sacrifices perpétuels qu’il exige aux humains
qui veulent être dans ses bonnes grâces ont toutes les
apparences d’une véritable concussion : sur la liste de ce
qu’on doit lui sacrifier, figurent non seulement des
agneaux, des parfums odoriférants, de l’or, mais aussi des
holocaustes53. Dans l’Antiquité, la superstition de la
corruption amena l’homme à tenter de corrompre les
dieux : avant d’aller en guerre contre Cyrus II le Grand, le
roi des Perses, Crésus, le roi de Lydie, alla consulter
l’Oracle de Delphes. Pour déterminer en sa faveur la
volonté des dieux grecs sur l’issue de cette guerre, Crésus
leur sacrifia trois mille animaux et dix-sept coupes en or.
Dans Le Sophiste, Platon dénonce la corruption de
l’éducation par les sophistes. Habiles dans « l’art de
trafiquer les choses de l’âme » ou dans « l’art de vendre
des articles d’étude »54, les sophistes donnent « une chasse
aux hommes, une chasse de persuasion et en privée pour
un salaire sous forme d’un échange de monnaie contre une
prétention éducative, tout ce qui là-dedans se présente
comme une chasse aux jeunes gens riches et de qualité »55.
Spinoza explique la contradiction qu’il y a entre la
profession de foi chrétienne et l’ardeur malveillante et
impitoyable avec laquelle les chrétiens se combattent, par
la corruption de l’Eglise chrétienne : étant devenue une
charge intéressante parce qu’assortie de prébendes,

52- La Sainte Bible, Genèse 6, versets 5-7 & v. 11.


53- Ibid., Exode 29, versets 38-42 ; cf. aussi Exode 30, 1-10.
54- Platon, Le Sophiste, 224b et 224d.
55- Ibid., 223b.

95
l’administration du culte était désormais très sollicitée,
même par des impies et des mécréants mus seulement par
l’ambition et l’avidité sordides. La corruption profanatrice
a gagné l’Eglise, au point qu’à la foi s’est substituée la
superstition, à l’adoration de Dieu, l’adulation et à la
dévotion, l’appétit des prébendes de l’administration du
culte56. En France, la pratique de la corruption dans les
institutions est constante dans l’histoire : selon Julien
Cheverney, « des législateurs de l’Empire aux pairs
concussionnaires de Louis-Philippe, dont deux, Teste et
Cubières, se firent épingler en fin de règne, des
munitionnaires de Napoléon le Grand et de ses maréchaux
pillards aux pourris du Directoire, de la vénalité
supérieurement organisée de Talleyrand aux besoins de
Danton et aux compromissions de Mirabeau, il y a
toujours eu de quoi remplir le tableau d’honneur de la
corruption officielle. Que l’on franchisse les temps
troubles de la révolution et que l’on ausculte l’Ancien
Régime, nul n’aura non plus de mal à allonger la liste en
inscrivant au palmarès les Mazarin et les Dubois, les
Fouquet et les favorites qui oubliaient rarement de
prélever sous une forme ou une autre leur courtage. »57
Même au sein du très Saint-Siège, à en croire David
Yallop, ont éclaté des scandales relatifs à la pratique de la
corruption par des ecclésiastiques, au grand préjudice de
l’honorabilité de l’Eglise catholique romaine58.
La pratique des dessous-de-table, l’art de court-
circuiter la norme en vigueur en déterminant les gardiens
de celle-ci, l’expression de la volonté mafieuse de

56- B. Spinoza, Traité théologico-politique, traduction de Charles


Appuhn, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 23.
57- Cf. Historia Spécial, p. 153.
58- A.- D. Yallop, Au nom de Dieu, traduit de l’anglais par Claude
Gilbert, Paris, Editions Christian Bourgeois, 1984.

96
s’assurer certains monopoles, meublent le temps et
l’espace, transcendent superbement les races, les
idéologies et les cultures.
L’universalité de la pratique de la corruption doit
être due à des causes qu’une sérieuse étiologie du
phénomène peut rigoureusement permettre d’établir.

97
DEUXIEME PARTIE

L’ETIOLOGIE DE LA CORRUPTION ET LES


CONSEQUENCES DU PHENOMENE
CHAPITRE 1 :
LA THESE DE LA CAUSALITE METAPHYSIQUE
ET SON ABERRATION

L’universalité de la pratique de la corruption peut


faire croire que celle-ci est imprimée de façon indélébile
dans les gènes de l’homme. L’universalité du phénomène
serait la preuve de sa naturalité ou de son essentialité.
L’essentialité de la corruption expliquerait la récurrence
de ce phénomène dans le temps. Lorsqu’on conçoit la
corruption comme inscrite dans la nature humaine, il
devient impossible d’espérer qu’on pourrait effacer, même
par la répression la plus brutale, cette inscription sans
détruire la nature qu’elle exprime et qui en est le support.
La thèse de la naturalité du phénomène de la
corruption conduit nécessairement à l’affreux pessimisme
anthropologique que Thrasymaque et Glaucon manifestent
au Livre II de La République de Platon. Affirmer que la
corruption est une donnée métaphysique parce qu’elle est
généralement pratiquée dans l’histoire est une aberration
qui relève, dans la plupart des cas, d’une induction
problématique : le problème d’une telle induction est
qu’elle se fonde beaucoup moins sur l’importance des faits
statistiques observés que sur les sentiments d’indignation
et de révolte dont le vécu de la corruption est assorti. Le
caractère abominable de ce vécu motive le sujet à
généraliser hâtivement, et de façon épique, ce dont
l’expérience objective est pourtant plus ou moins pauvre.
L’induction consécutive à l’indignation et à la révolte nées
en soi de l’exigence de payer à autrui, et contre toutes les
conventions établies, un « tribut » pour la location d’un

99
service public, est la preuve que la corruption est une
pratique marginale et condamnable. La corruption serait
une donnée métaphysique que sa pratique ne serait ni
controversée ni condamnée. L’argument de la causalité
métaphysique de la corruption est spécieux. C’est pour
cela qu’il ne résiste pas à l’épreuve du doute méthodique.
La thèse de la naturalité du phénomène de la
corruption est pessimiste. Son pessimisme donne sur le
défaitisme : convaincu qu’il ne peut pas triompher du
phénomène, l’homme évite de s’infliger des violences
inutiles consistant à devoir rectifier sa nature. Cette
violence contre-nature serait vaine, car la répression des
défauts de la nature exacerberait ceux-ci plus qu’elle ne
les résorberait, si on en croit le vieil adage selon lequel
« chassez le naturel, il revient au galop ». La répression,
même la plus violente, exercée sur une essence opiniâtre,
n’inspire aucun espoir qu’elle subira éventuellement une
heureuse mutation susceptible de la prédisposer à la vertu.
C’est pour cela que cette essence virtuelle s’actualise
toujours dès que les conditions historiques de son
existence sont garanties. La violence que les institutions
sociales exercent sur cette nature compromise en soi serait
donc chroniquement inefficace. Le cynisme de Diogène de
Sinope ou des sophistes comme Thrasymaque et Glaucon
apparaît alors comme l’expression de la révolte des
hommes contre un légicentrisme aliénant, dans la mesure
où les normes du droit positif, soutiennent-ils,
contraignent l’homme à vivre contrairement à sa nature.
Par contre, le droit naturel de l’individu étant, comme le
dit Spinoza, à la mesure de son désir et de sa puissance 59,
vivre, par conséquent, sous l’autorité d’un principe
artificiel et étranger à son droit de nature, c’est se faire

59- B. Spinoza, op. cit., p. 26.

100
violence en bâillonnant son essence ; c’est aliéner
complètement sa liberté.
La thèse de la causalité métaphysique est
fondamentalement négative : elle nie que les institutions
sociales puissent triompher de la corruption, compte tenu
de la nécessité du phénomène. Les artifices du droit, de la
morale et de la religion peuvent, tout au plus, pense-t-on,
différer le passage de la virtualité à la réalité, sans qu’il
leur soit vraiment possible de conjurer absolument le mal
que Dieu aurait inscrit dans l’être de ses créatures comme
pour démarquer nettement leur finitude de son infinitude.
Dans ce cas, il est vain et prétentieux de chercher à
enrayer systématiquement le mal. Cette thèse nie donc que
l’homme puisse s’élever à la plénitude de sa dignité, lestée
que son essence est toujours censée être, par une
corruption chronique dont la pesanteur déterminante
compromet l’actualisation totale de son humanité. La
nécessité de la corruption s’expliquerait par la
corruptibilité essentielle de l’homme. S’escrimer donc à
éviter de pratiquer la corruption serait faire preuve d’une
témérité admirable mais ridicule. Son ridicule et sa vanité
consistent à tenter de réprimer une tendance irrépressible
en soi.
La thèse de la causalité métaphysique doit donc
être réduite, car ses fondements théoriques sont très mal
assurés. Lorsqu’elle ne procède pas de la confusion entre
l’historique et le métaphysique, l’affirmation de la
corruptibilité naturelle de l’homme ne repose que sur un
empirisme de très mauvais aloi, celui qui part des faits
constatés pour induire une essence cachée dont
l’expérience sensible n’est pourtant pas garantie. Il est
indispensable que soit réduite cette thèse fataliste qui
risque de conforter les maniaques de la corruption dans

101
leurs comportements et entretenir le désespoir des
défaitistes. Si la corruption est une donnée métaphysique
et non un produit de l’histoire, la faillite du vouloir-être-
différent des hommes ou du développement des stratégies
de rectification de leur essence est garantie. Ils ne peuvent
pas venir à bout d’un phénomène atavique dont la réaction
par rapport aux institutions qui la répriment est toujours
récurrente.
La croyance que la corruption est une donnée
métaphysique n’est pas seulement négative ; elle est aussi
fausse et même très dangereuse. La corruption n’est pas un
mal radical ou inné qui se transmettrait nécessairement
depuis le péché originel. La thèse du mal radical est
fausse. Elle consiste seulement à radicaliser le mal au lieu
d’en faire une étiologie pertinente. Elle empêche même
qu’on puisse le combattre puisqu’elle motive le
défaitisme. L’existence des incorruptibles dément
efficacement cette thèse. La corruption n’est donc pas due
à une éventuelle infirmité naturelle ou originelle de l’âme
qui ferait que l’homme ait tendance à l’ériger en principe
pratique de conduite. La corruption n’est pas non plus un
mal adventice, c’est-à-dire un mal étranger qu’on
contracterait accidentellement. Une telle thèse est fausse
parce qu’elle laisse croire que la volonté de l’homme est
bonne en soi, mais que cette bonté est compromise par ce
mal qui adviendrait du dehors par la faute des malins
génies. De quelle manière la volonté de l’homme
contracte-t-elle donc le virus de la corruption ? A la suite
de quel accident moral une volonté naturellement bonne
aliène-t-elle son essence ? C’est l’optimisme
métaphysique ou le pessimisme historique d’un Rousseau
qui peut fonder ce genre de thèse.

102
La corruption est réellement un mal factice ; elle
est voulue et réalisée par le sujet pour des raisons que nous
nous proposons de déterminer dans cet essai. La pratique
tendancielle de la corruption n’est donc pas consécutive à
l’ignorance de ceux qui ne lui résistent pas. Nul n’est
corrompu involontairement, pourrait-on dire contre Platon.
Pour ce philosophe, la corruption est consécutive à la
détermination de la partie raisonnable et douce de l’âme
par la partie bestiale, sauvage et gorgée de nourriture et de
boisson. La domination de la partie appétitive sur la partie
raisonnable et connaissante est involontaire, parce
qu’inconsciente. Car, pendant que la partie sage et divine
de l’âme est endormie, la partie bestiale donne
tranquillement carrière à ses appétits 60. C’est cette
psychanalyse préfreudienne de Platon qui amène ce
philosophe, à la suite de son maître Socrate, à soutenir que
« nul n’est méchant volontairement ». La scolastique
reprendra cette thèse à son compte en affirmant que « tout
pécheur est un ignorant » (omnis pecans est ignorans).
La corruption est encore moins le propre des
sociétés scientifiquement ou technologiquement arriérées,
car il existe au sein de ces peuples des héros comme
Socrate, Noé, Caton d’Utique, Robespierre, Sankara, etc.
Une sérieuse étiologie réduit nécessairement les
prétendues causalités métaphysiques et culturelles du
phénomène de la corruption et nous impose, par
conséquent, le devoir de faire le procès de l’équation de
Pierre Péan et du paradigme de Jean-François Bayart.

A. LA CRITIQUE DE L’EQUATION DE PEAN

L’équation de l’auteur de L’Argent noir consiste à


assimiler les pays corrompus aux pays sous-développés,
60- Platon, op. cit., Livre IX, 571a.

103
car pour lui, les pays corrompus sont les pays sous-
développés, et les pays sous-développés sont des pays
corrompus. Dans l’un et l’autre cas, la corruption est le
propre ou l’essence des pays sous-développés.
Pour ce qui est des pays africains, Péan explique
leur corruption par le déterminisme culturel : le poids des
traditions semble si déterminant dans la psychologie des
Africains que ceux-ci se résignent parfois à pratiquer la
corruption par conformisme social. S’appuyant sur les
travaux de Sarassoro61, Péan pense que la taille de la
famille africaine, « les superstitions et les croyances en
tous genres »62 expliquent l’inflation de la corruption dans
la gouvernance africaine. A ces prédispositions culturelles
s’ajoutent les contraintes de la modernité : « au poids de la
tradition et des superstitions, s’ajoute celui de la société
moderne issue de la colonisation, avec ses tentations : de
la villa à la voiture, des domestiques au whisky, à la
baguette de pain et à la salade importée de France…
Quand on est petit fonctionnaire, que le standing impose
l’exigence d’un deuxième, voire troisième « bureau »
(deuxième et troisième maîtresse ou femme), que la
tradition oblige à nourrir une partie du « clan », à payer la
dot, les funérailles, et qu’en plus de tout cela, le chivas
doit couler à flots, il est tentant (voire nécessaire) de
chercher à arrondir ses fins du mois. »63
S’il est vrai que les pays sous-développés sont
prédisposés à la corruption, il est surtout vrai que cela est
moins le fait de leur sous-développement que de tout
itinéraire d’accumulation du capital. C’est cela que
soutient Karl Marx lorsqu’il décrit l’itinéraire
61- Cf. H. Sarassoro, La Corruption des fonctionnaires en Afrique,
Paris, Economica, 1980.
62- P. Péan, op. cit., p.223.
63- Ibid., p.225.

104
d’accumulation primitive : « il est notoire que, dans
l’histoire réelle, c’est la conquête, l’asservissement, la
rapine à main armée, le règne de la force brutale qui ont
joué le grand rôle. Dans les manuels béats de l’économie
politique, c’est l’idylle qui a de tout temps régné. A leur
dire, il n’y eut jamais, l’année courante exceptée, d’autres
moyens d’enrichissement que le travail et le droit. En fait,
les méthodes d’accumulation primitive sont tout ce qu’on
voudra, hormis matière à idylle. »64 Les méthodes qui
valaient pour l’accumulation primitive, sont encore en
vigueur aujourd’hui. La crise économique qui éprouve
considérablement la plupart des économies des pays du
Tiers-monde s’explique, en grande partie, par la
corruption qui est solidaire des rapines et de la violence.
Cette corruption est aussi consécutive à la boulimie
financière des pays du Nord. C’est l’appétit considérable
des supers profits qui motive les multinationales du Nord à
développer, grâce à leurs courtages politiques, la
corruption dans le Sud. L’analyse, par exemple, de
l’itinéraire d’accumulation de la Suisse permet à Jean
Ziegler d’affirmer, à la suite de Lénine, que la Suisse est
« une nation de receleurs » où se transfère illégalement
l’argent sale venant non seulement du Tiers-monde, mais
aussi des pays développés65. La corruption qui « court »
dans le Sud n’est donc pas atavique. C’est en réduisant la
thèse de l’atavisme politique ou économique et celle du
déterminisme culturel qu’on peut sortir du cercle vicieux
Corruption-Sous-développement-Corruption-Sous-
développement… Dans ce cercle vicieux comme dans
celui de la poule et de l’œuf, le discernement de la cause et
de l’effet devient aporétique.
64- K. Marx, « Le Capital », in Œuvres Choisies, tome 2, Paris,
Idées/Gallimard, 1966, p. 79.
65- J. Ziegler, Une Suisse au-dessus de tout soupçon, Paris, Seuil,
Collection « Combats », 1976, p.47.

105
Le premier défaut de l’équation de Péan, c’est sa
circularité. Le vice du cercle de Péan, c’est la confusion
qu’il suscite entre la cause et l’effet. La conscience de
cette confusion l’amène à ne plus s’intéresser à la causalité
du phénomène de la corruption : « Nous ne cherchons pas
davantage, dit-il, à savoir si la corruption est une cause ou
une conséquence du sous-développement : éternelle
parabole de la poule et de l’œuf. »66 L’autre défaut de
l’équation de Péan, c’est sa simplicité : il est très
commode d’affirmer que la corruption est due au sous-
développement ou que le sous-développement est dû à la
corruption, ignorant que dans les deux cas, on commet une
pétition de principe, car on prend facilement pour accordé
ce qu’il s’agit pourtant de démontrer.
L’équation de Péan est trop défectueuse pour
rendre possible la lecture de la causalité réelle du
phénomène de la corruption non seulement des pays sous-
développés, mais aussi celle qui anime de temps en temps
la gouvernance de beaucoup de pays développés. En
dénonçant principalement l’élite du Tiers-monde qui se
rend coupable de pratiquer la corruption, Péan est suspect
de partialité dans le traitement du problème de la
corruption lorsqu’il minimise celle que répand le grand
capital à travers le monde au moyen de ses courtages
politiques et économiques. La thèse de Péan est
réductionniste et essentialiste. Ce sont des défauts
semblables qui caractérisent le paradigme de Jean-françois
Bayart.

B- LES DEFAUTS DU PARADIGME DE


BAYART

66- P. Péan, L’Argent noir. Corruption et sous-développement, Paris,


Fayard, 1988, p. 273.

106
Dans son ouvrage intitulé L’Etat en Afrique et
sous-titré La Politique du ventre, Bayart fonde tout son
argumentaire sur un paradigme théorique consistant, à
l’instar de l’équation de Péan, en une réduction et en une
essentialisation de la corruption. Conçu, d’après lui, pour
transcender les appétits individuels, l’Etat, dans sa version
tropicale et postcoloniale, se fonde plutôt sur ces appétits
particuliers. Ce qui réduit son pouvoir à « la politique du
ventre ». Celle-ci consiste à capitaliser le pouvoir politique
afin de capter absolument les richesses et autres avantages
dont il est assorti. Selon Bayart, « la politique du ventre »
met l’Etat postcolonial d’Afrique sur une
trajectoire politique spécifique des expériences
occidentales67. Ce qui caractérise l’ « african way of
politics », c’est la « gouvernementalité du ventre » en
vertu de laquelle les Etats africains existent comme de
véritables « kleptocraties »68. En Afrique noire, selon
Bayart, le pouvoir politique implique le pouvoir de
manger. La manducation étant l’essence du politique
africain, cela explique pourquoi « la politique du ventre »,
« l’économie de prédation » sont, d’après ce politologue,
les prédicats ontologiques de l’Etat en Afrique
subsaharienne. La « politique du ventre » a aussi des
arrière-plans métaphysiques : l’obésité et la fortune du
chef sont des preuves a posteriori que la nature ou le
cosmos a ratifié son pouvoir. Ainsi, à l’ « ethos de la
manducation » il doit associer la munificence, car
« redistribuées », les ressources amassées fournissent au
prestige de l’homme au pouvoir et font de lui « un homme
d’honneur (samba linguer en wolof) »69. S’il n’est pas
munificent en soi, le chef a intérêt à le devenir. Sa sécurité

67- J.-F. Bayart, op. cit., p. 12.


68- Ibid., p. 288.
69- Ibid., p. 296.

107
en dépend. L’ « entrepreneur politique » africain n’est pas
le seul à chercher à manger. « Homo manducans », le Noir
africain, grand ou petit socialement, est mû par une
appétence quasi atavique. « Contrairement à ce que veut
une imagerie ingénue, la corruption, la prédation ne sont
donc pas l’apanage des puissants. Elles sont des conduites
politiques et sociales que se partagent la pluralité des
acteurs sur une plus ou moins grande échelle. »70
La corruption rampante dont on a l’expérience
constante dans l’Etat subsaharien est ambivalente : elle
apparaît d’une part comme une stratégie de simple survie
pour ceux qui sont dans le désespoir et pour qui « manger
est une question de vie ou de mort »71. C’est une stratégie
d’accumulation matérielle par les « entrepreneurs
politiques » : entre l’agent corrompu des services publics
qui veut arrondir ses fins du mois et le directeur général
d’une société d’Etat, les motivations sont tout à fait
différentes. Mais, même si sa survie était garantie, l’agent
des services publics ne se garderait pas de se faire
corrompre, car il chercherait lui aussi à accumuler pour
mieux paraître en société.
Toutefois, si l’Etat est, en Afrique subsaharienne,
généralement défini par « la politique du ventre », cette
politique n’existe pas toujours de façon homogène.
« L’Afrique, cependant, dit Bayart, ne « mange » pas de
manière uniforme. De la boulimie nigériane ou zaïroise à
la cure amaigrissante tanzanienne et nigérienne, de
l’appétit prophétique d’un Ahmed Sékou Touré ou d’un
Macias Nguema à la gourmandise schizophrénique des
dirigeants marxistes-léninistes, de l’austérité rédemptrice
d’un Jerry Rawlings ou d’un Jomo Kenyatta, les régimes

70- Ibid., p. 291.


71- Ibid., p. 296.

108
de la manducation politique sont multiples. »72 Le défaut
d’homogénéité dans la manducation politique s’illustre par
la prise en compte par Bayart des exceptions qui lui
évitent l’exagération des réductions faciles et
catégoriques : « il y aurait naturellement quelque
exagération à étendre ce théorème à l’ensemble du
continent, de manière trop catégorique. Le partage du
butin est moins cruel au Sénégal, en Côte-d’Ivoire, au
Gabon ou surtout en Tanzanie. »73 La multiplicité des «
régimes de la manducation politique » en Afrique noire
s’explique par la vision essentiellement manducatoire du
pouvoir des « entrepreneurs politiques » africains.
La corruption de l’Etat africain s’explique aussi
par sa structure rhizomatique et les fondements
autochtones auxquels il a du mal à s’arracher. L’Etat
postcolonial d’Afrique noire est un Etat « kleptocrate » et
« malfaiteur »74. Bien que Bayart reconnaisse, par acquit
de conscience intellectuelle, qu’on ne peut pas réduire
« les acteurs politiques africains à la qualité d’enzymes
gloutons, animés du seul désir de se repaître de la
modernité occidentale et prompts à le satisfaire », et que
« le problème de la corruption n’a rien de spécifiquement
africain », Bayart soutient que la corruption est dans les
structures de l’Etat africain. Voilà pourquoi « la prospérité
matérielle est une éminente vertu politique, au lieu d’être
un objet de blâme ». L’Etat postcolonial d’Afrique noire
est celui dont l’individualité politique est réelle. Sa
corruption n’est pas due à sa dépendance à l’égard du

72- Ibid., pp. 325-326.


73- Ibid., p. 293.
74- Cf. « De l’Etat kleptocrate à l’Etat malfaiteur » de Jean-François
Bayart, Stephen Ellis et Béatrice Hibou, in La Criminalisation de
l’Etat en Afrique, chapitre 1.

109
dehors comme le fait croire l’école de la dépendance avec
son paradigme du joug.
Bayart affirme que son objectif n’est pas de
typifier l’Etat africain, mais de « construire un mode de
raisonnement et d’analyse »75. Mais le genre discursif du
politique africain dans lequel il construit son raisonnement
et où se déploient des concepts spécifiques tels que : « la
politique du ventre », la « kleptocratie », la
« gouvernementalité du ventre », l’ « ethos de la
manducation », etc., s’organise dans une typologie précise
qui démarque nettement l’Etat africain du modèle
occidental. « L’Etat en Afrique repose sur des fondements
autochtones et sur un processus de réappropriation des
institutions d’origine coloniale qui en garantissent
l’historicité propre ; il ne peut être tenu pour simple
structure exogène »76. C’est pour transcender le paradigme
du joug que Bayart critique la conception dépendantiste
qui soutient la thèse de l’innocence de l’Etat africain dont
les problèmes s’expliqueraient par l’Autre. L’école de la
dépendance qui voue un culte païen au paradigme du joug,
aurait, d’après le politologue français, ce simplisme en
partage avec un certain africanisme séculaire qui banalise
la spécificité de l’Etat subsaharien77.
Même en prétextant que son objectif n’est que
l’analyse et le raisonnement, Bayart n’arrive pas à cacher
son souci de typifier l’Etat subsaharien et aussi le racisme
que sa typologie exhale, lorsqu’il s’indigne qu’on veuille
banaliser la singularité de l’Etat africain dont
l’individualité est pourtant évidente. Le dogme de
l’endogénéité de l’Etat africain qu’il substitue au dogme

75- Bayart, L’Etat en Afrique, p. 296.


76- Ibid., p. 317.
77- Ibid., p. 19.

110
de l’exogénéité caractéristique du paradigme du joug,
suscite des interrogations : comment Bayart concilie-t-il
les fondements autochtones qui constituent l’individualité
de l’Etat africain postcolonial avec le processus de
réappropriation des institutions d’origine coloniale, sans
qu’il veuille accorder à l’école de la dépendance que l’Etat
africain est un Etat néo-colonial ? S’il ne lui accorde pas
cela, peut-il alors concevoir une telle synthèse politique
sans qu’il doive admettre que les fondements autochtones
de l’Etat subsaharien sont des pierres d’attente des
institutions d’origine coloniale ? Dans ce cas, Bayart
légitimerait-il la colonisation ? En somme, qu’est-ce qui
motive Bayart à s’escrimer à sortir du paradigme du joug
en dépit des multiples apories que comporte une telle
sortie ?
Selon Bayart, les fondements autochtones de l’Etat
africain ne sont certes pas identiques. Mais, leur
hétérogénéité n’aliène pas leur endogénéité. C’est pour
cela qu’il affirme que, « de ce fait, l’Etat en Afrique n’est
pas un Etat « intégral », mais un Etat à polarisation
variable »78 dont la constante est « la politique du ventre ».
C’est cette constante substantielle qui constitue
l’individualité inaliénable de l’Etat africain, au point que
toutes les tentatives de modernisation de cet Etat par des
« entrepreneurs politiques » africains destinées à en faire
un « Etat total » ou « intégral » ont « avorté, malgré les
progrès de la technologie du contrôle social »79. La
difficulté de l’Etat africain à devenir une totalité réelle et
moderne à cause de son individualité politique n’a, selon
Bayart, rien de « pathologique ». C’est un Etat parmi tant
d’autres, dont la « positivité politique » correspond à
certaines formes historiques tout aussi inachevées et qui
78- Ibid., p. 318.
79- Ibid.

111
existent en Occident80. « L’Etat postcolonial n’est pas sans
ressembler à ses prédécesseurs coloniaux et postcoloniaux.
Il obéit à une règle de l’inachèvement. Il fonctionne
comme un rhizome de réseaux personnels et assure la
centralisation politique par le truchement des liens de
parenté, de l’alliance et de l’amitié, à l’instar de ces
royaumes anciens qui possédaient les principaux attributs
étatiques au sein d’une matrice lignagère et conciliaient de
la sorte deux types d’organisation politique réputées à tort
incompatibles. »81 La cité grecque antique était concentrée
au sein de la tribu, du genos et de la phratrie.
Ce qui fait dire à Bayart que l’Etat postcolonial est
inachevé, c’est qu’il a le même fondement que les
anciennes structures politiques occidentales qui lui
ressemblent. L’inachèvement de cet Etat n’est pas du tout
une pathologie incurable puisque ses correspondants
occidentaux ont évolué vers « l’Etat total » ou « intégral »
dont Bayart ne définit pas clairement la nature. A l’instar
de Péan, Bayart adopte le schéma évolutionniste avec tous
ses corollaires idéologiques. Et comme si une fatalité
inexorable hantait son raisonnement apparemment
scientifique auquel sont réellement sous-jacents un
ethnocentrisme et même un racisme que la raison qui parle
de temps en temps en lui ne parvient pas à réduire
efficacement, il survit dans tous les raisonnements de
l’auteur de L’Etat en Afrique, le cliché d’un Etat africain
fondé sur « la politique du ventre », en dépit des sursauts
de conscience, aussi furtifs que des météores, au cours
desquels il reconnaît que l’Afrique n’a pas « le monopole
du ventre ». Cette nuance incidente et les critiques dont sa
thèse a déjà été l’objet, ne dissuadent pas Bayart à
récidiver dans la conclusion des Itinéraires
80- Ibid.
81- Ibid..

112
d’accumulation au Cameroun, lorsqu’il affirme que « dans
tout le sous-continent, les grandes batailles politiques –
celles par exemple des successions présidentielles – ont
été simultanément des batailles financières et
économiques. De l’œuf de l’accumulation à la poule du
pouvoir, allez donc savoir qui est premier….»82
Si l’Etat, c’est nécessairement l’Etat du modèle
bureaucratique wébérien qui n’existe qu’en Occident, et
dont on ne parle ailleurs que de façon métaphorique ou par
convenances diplomatiques, l’Etat africain inachevé doit-
il, pour son évolution possible vers le modèle wébérien,
être à la remorque de l’Occident ? A moins de penser que
l’inachevé peut s’achever par la nécessité de sa propre
dialectique interne, cette thèse évolutionniste est
idéologiquement motivée.
A ces questions, Bayart répond par une ambiguïté
à la fois généreuse, condescendante et suspecte. Comment
pouvoir statuer, en esquivant à la fois le prisme
occidentaliste et finaliste de Weber, sans tomber dans
l’erreur grossière du comparatisme commode qui consiste
à comparer les incomparables ? Cette interrogation en
cache une autre, celle du telos : sur quoi l’inachevé de
Bayart doit-il s’achever ? Autrement dit, quelle est la fin
du processus de maturation politique de l’Etat africain ? A
ce problème téléologique est inhérent un problème de
droit : sur quel modèle l’Etat africain vieux d’à peine un
siècle, donc immature, devra-t-il se régler pour arriver
« au stade mature » ? Est-on en droit de lui reconnaître la
qualité d’Etat si on affirme en même temps sa ventralité,
son inachèvement dû à sa structure rhizomatique et à son
fondement clanique ou lignager ? Qu’est-ce qui peut nous
donner la preuve a priori que le passage de l’immature au

82- Ibid., p. 320.

113
« mature » - qui pourrait correspondre à celui du non-être
à l’être -, est nécessairement assorti de l’aliénation de la
« kleptocratie », de l’ « ethos de la manducation » ou de
« la politique du ventre » ?
C’est inévitablement à ces problèmes que
conduisent le raisonnement et l’analyse de Bayart. La
réponse qu’il donne à certaines de ces interrogations est
flottante. Son optimisme quant à l’achèvement possible de
l’Etat au Sud du Sahara ne se fonde que sur la générosité
probable de l’avenir, bien que l’avenir soit une structure
de possibilités sans garantie d’effectivité : « l’orbite
contemporaine du politique au Sud du Sahara, dit-il, en ce
qu’elle renvoie à la trajectoire passée d’un continent, est
susceptible de s’infléchir un jour. »83 Seulement, sans
l’intervention d’une quelconque force capable de modifier
l’individualité politique de l’Etat africain, une si heureuse
inflexion n’est pas envisageable dans une structure
politique dont les acteurs n’existent que pour manger.
Si le « manduco »84 est aussi certain dans l’Etat
africain que le cogito l’est dans la métaphysique de
Descartes, la foi de Bayart en l’avenir ne se justifie que
par la spontanéité de son imagination généreuse. C’est
cette imagination qui ne lui interdit pas de penser que
l’Etat-rhizome d’Afrique noire puisse un jour évoluer vers
le « type-idéal de l’Etat wébérien bureaucratique ». Ainsi,
sans s’en apercevoir, l’auteur de L’Etat en Afrique
retombe fatalement dans les pièges de l’évolutionnisme et
de la téléologie qu’il voulait pourtant esquiver. Il devient
même superstitieux lorsqu’il s’imagine que le cours de
l’histoire peut correspondre à sa psychologie, c’est-à-dire

83- Ibid.
84- Le concept « manduco » est de nous. Nous le déduisons du « Je
broute donc je suis » de Bayart. Cf. page 325 de L’Etat en Afrique.

114
à ce qu’il souhaite de tout son cœur pour l’Etat africain.
C’est aussi à ce niveau que la mascarade scientifique du
discours de Bayart s’achève, car il n’arrive plus à cacher
sa volonté de voir l’Etat africain reproduire, sous les
tropiques, le modèle capitaliste de l’Etat occidental. Il
pense que cela est possible si l’Etat subsaharien évolue
vers « une intensification de l’exploitation économique et
de la domination politique »85. Ce souhait est cependant
mitigé ; il est même empreint de désespoir, compte tenu de
la spécificité ontologique de l’Etat africain, laquelle
explique son naufrage politique actuel caractérisé par le
primat des stratégies d’ « extraversion et d’escapade,
défaut de surexploitation, médiocrité de l’accumulation,
sous-productivité des économies, valorisation de la
richesse en hommes qu’en biens et en territoires,
représentation extensive de l’espace en termes de mobilité,
conception plurielle du temps : ces traits, selon toute
vraisemblance, doivent beaucoup au régime
démographique. La mutation rapide de celui-ci et les
changements sociaux dont elle s’accompagne ou qu’elle
provoque – l’urbanisation accélérée, la déstabilisation
économique et financière, la dégradation de
l’environnement écologique, la modification du rapport de
l’individu au temps et à l’espace, notamment – incitent à
s’interroger sur l’avenir. »86 Cette kyrielle de tares
politiques dont Bayart est l’expert-comptable, et présentée
avec toute la verve d’un René Dumont dont il critique
pourtant « les représentations misérabilistes »87, est le
diagnostic de l’auteur de L’Etat en Afrique. Ce diagnostic
comporte en soi, lorsqu’on sait l’interpréter, le traitement à
prescrire que Charles-Romain Mbele résume ainsi qu’il

85- Ibid., p. 321.


86- Ibid.
87- Ibid., p. 19.

115
suit : « la solution du politologue français est d’intensifier
l’exploitation économique des peuples noirs d’Afrique par
l’adoption de l’esprit de productivité du capitalisme. C’est
seulement ainsi qu’elle pourra réintégrer l’économie-
monde occidentale.»88 Comme l’esprit du capitalisme
s’accommode beaucoup moins de « la valorisation de la
richesse en hommes » qu’ « en biens et en territoires », le
dynamisme démographique de l’Afrique subsaharienne est
parmi les défauts à corriger pour que l’Etat africain passe
de son immaturité politique au « stade mature ».
La finalité du prisme idéologique à travers lequel
Bayart conçoit l’Etat en Afrique est occidentaliste. Le
modèle occidental est la fin ou le telos de l’histoire de tout
Etat arriéré ou inachevé. Pour que cette fin soit atteinte par
l’Etat africain, Bayart entreprend de cultiver et d’entretenir
dans la conscience politique africaine le sentiment de
culpabilité. L’usage des concepts tels que « la politique du
ventre », la « gouvernementalité du ventre », etc., est
destiné à susciter en Afrique subsaharienne le reniement
ou l’auto-négation dans la perspective d’une salutaire
perdition de soi dans l’autre. Dans cette doctrine délétère à
la tonalité pseudo-hégélienne, le soi politique africain ne
peut atteindre la plénitude de son être que dans sa dilution
dans l’être de l’autre. Sans cette dilution salvatrice au
cours de laquelle l’être dilué perd son individualité et
donc, la cause de son immaturité, mais acquiert des vertus
qui en font désormais un être achevé ou « mature », c’est
la perte inévitable de soi dans le néant politique. Car, la
« kleptocratie » n’est pas la politique, mais la dictature de
l’instinct, le règne du vol ou des voleurs dont la

88- Ch.-R. Mbele, « L’Ecole Bayart ou la mise en place d’une


nouvelle doctrine de domination de l’Afrique noire », in Zéen Bulletin,
Yaoundé, N° 2-3-4 des mois de septembre 1991-février 1992, pp. 89-
92.

116
propension à la prédation les prédisposent à la
privatisation du bien public ou à l’appropriation même de
l’Etat. La « kleptocratie » dont les modes d’être sont « la
politique du ventre » ou la mandu-cation, ne peut cesser
d’exister en Afrique subsaharienne que grâce au
parrainage politique. Un tel parrainage est tout à fait
évident aujourd’hui dans l’imposition à cette partie du
monde des volontés cyniques du grand capital, telles
qu’elles s’expriment à travers le Programmes
d’Ajustement Structu-rel. A en croire Bayart, c’est le
parrainage politique de l’Etat postcolonial d’Afrique noire
par l’Occident qui permettra de substituer à son
« manduco » fondamental, le cogito.
La critique bayartienne du paradigme du joug
consiste à donner la preuve que les problèmes politiques
de l'Etat africain découlent de son individualité. Le salut
de l’Etat postcolonial réside plutôt dans sa dépendance à
l’égard de l’Occident. Un tel raisonnement dont la
dialecticité est originale, consiste à démontrer que
l’inachevé ne peut s’achever qu’en se soumettant au
vouloir politique de l’être déjà achevé, car c’est la
pédagogie politique de ce dernier qui peut, par une
mystérieuse poétique, transformer l’inachevé en être
achevé.
Lorsque l’analyse théorique du discours
apparemment scientifique de Bayart fait tomber le masque
de ce dernier, l’auteur de L’Etat en Afrique nous apparaît
clairement comme un idéologue de l’impérialisme
occidental. C’est cela qui fait encore dire à Charles-
Romain Mbele que le dessein de Bayart est de mettre en
place une nouvelle doctrine de domination de l’Afrique
noire89. Il n’est point besoin de démontrer le racisme de ce

89- Ch.-R. Mbele, op. cit., pp. 95 et sq.

117
pseudo-hégélianisme appliqué que le progrès des idées ne
réussit malheureusement pas encore à évacuer
systématiquement de son cours. Le paradigme de Bayart
est occidentaliste et raciste.
Le principal défaut des travaux de Pierre péan et de
Jean-François Bayart est qu’ils sont beaucoup plus des
scoops idéologiques que de véritables théories du
phénomène de la corruption. Ce qui motive principalement
ces scoops idéologiques, c’est l’appétit du scandale. C’est
pour cela qu’ils se finalisent exclusivement sur la
dénonciation sur le mode du voici ou du voilà : voici le
Tiers-monde corrompu ; voilà l’Afrique noire, le théâtre
de « la politique du ventre », soutiennent-ils
respectivement. Cette dénonciation démonstrative qui
trouve son confort dans la diabolisation et la disculpation,
empêche d’établir les causes réelles de la corruption. Se
contenter de crier ô voleur ! n’aide pas à comprendre le
phénomène du vol. La corruption existe, sans que son
existence soit le fait particulier d’une race, d’une culture
ou d’une localité géographique donnée. D’où la nécessité
de refaire l’étiologie de ce phénomène en dehors du
réductionnisme et de l’essentialisme qui sous-tendent
l’équation aberrante de Pierre Péan et le paradigme
défectueux de Jean-François Bayart.

118
CHAPITRE 2 :
LES CAUSES DU PHENOMENE DE LA
CORRUPTION

Dans son ouvrage intitulé Combattre la corruption,


Robert Klitgaard pense que la corruption est due à la
conjugaison « des trois facteurs suivants : situation de
MONOPOLE plus pouvoir DISCRETIONNAIRE moins
RESPONSABILITE publique. »90 Il formule « ce type de
préméditation délictueuse » par l’équation suivante :
C=M+D-R. La brillante équation de Klitgaard rend
certainement compte de la causalité de la corruption qui
affecte pathologiquement la gouvernance des Etats. Mais
elle ne suffit pas à expliquer exhaustivement la causalité
du phénomène général de la corruption, dans la mesure où
elle n’intègre pas les motivations d’ordre psychologique,
socio-politique et moral dans l’étiologie du phénomène.
Ce sont ces motivations qui expliquent,
fondamentalement, la tendance, même des riches, à
pratiquer la corruption.

A. LA CAUSALITE PSYCHOLOGIQUE

La causalité psychologique peut aider à la


détermination du ressort psychologique du corrompu et du
corrupteur, aussi bien que le caractère incompressible d’un
tel ressort, à en juger par l’existence récurrente du
phénomène de la corruption dans le temps et dans
l’espace.

90- R. Klitgaard, op. cit., p. XIV.

119
La corruption naît d’une volonté séditieuse par
rapport à l’autorité de la raison, au point de rechercher
irrationnellement des plaisirs ou des avantages en donnant
libre cours à des désirs tyranniques. C’est cela qui
explique l’intolérance et la violence de ceux qui pratiquent
la corruption, lorsqu’ils contraignent les usagers à leur
payer le pizzo. Cette intolérance et cette violence
caractérisent davantage, au niveau macro-politique les
familles mafieuses concurrentes qui cherchent à s’assurer
les monopoles économiques.
Une volonté qui est déterminée par les instincts est,
peut-on dire avec Platon, caractéristique de tous ceux « qui
ne connaissent point la sagesse et la vertu, qui sont
toujours dans les festins et les plaisirs du même genre (...).
Jamais ils n’ont levé les yeux ni dirigé leurs pas vers le
haut véritable ; ils n’ont jamais été réellement remplis de
l’être et n’ont jamais goûté de plaisir solide et pur ; mais
regardent toujours en bas, comme les bêtes, toujours
penchés vers le sol et tournés vers la table, ils s’empiffrent
de pâture, se saillissent les uns les autres, et, disputant à
qui aura le plus de ces jouissances, ils ruent, se cossent et
se tuent avec des cornes et des sabots de fer pour satisfaire
leur insatiable cupidité, parce qu’ils ne font point usage
d’aliments réels et ne remplissent pas la partie d’eux-
mêmes qui existe réellement et peut garder les
aliments »91. En effet, ceux qui « regardent toujours en
bas » sont victimes d’une grave méprise : ils prennent la
région concupiscible ou appétitive de l’âme, fondement
des « désirs serviles » et « bâtards », pour la région
principale. Sont victimes d’une telle confusion, les adeptes
du « nummothéisme », les amis de l’honneur et de la
gloire. La recherche des plaisirs correspondant à la partie
appétitive et irascible de l’âme motive respectivement, sur
91- Ibid., 571c-571d.

120
le plan politique, les gouvernements tyrannique et
timocratique. Animés politiquement par les amis de
l’argent, de l’or, des honneurs et de la gloire, les
gouvernements tyrannique et timocratique sont
prédisposés à la corruption.
La corruption est le propre de la mentalité vénale
que décrit admirablement Platon au Livre IX de La
République. Une telle mentalité consiste à assurer la
victoire de l’appétit sur le sage et divin gouverneur de
l’âme. C’est lorsque la passion triomphe de la raison que
nous avons l’expérience du cynisme caractéristique de la
corruption. Quand la partie bestiale et sauvage de l’âme
commande injustement à la partie rationnelle, elle est,
selon Platon, « détachée et débarrassée de toute pudeur et
de toute raison », au point « qu’elle n’hésite pas à essayer
en pensée de violer sa mère ou tout autre, quel qu’il soit,
homme, dieu, animal ; il n’est ni meurtre dont elle ne se
souille, ni aliment dont elle s’abstienne ; bref, il n’est pas
de folie ni d’impudeur qu’elle s’interdise. »92 La pègre
camerounaise dénommée feymania illustre bien cela.
Constituée essentiellement de ceux dont l’appétit d’exister
aussi, même au mépris des règles sociales dans le cadre
desquelles ils se sentent toujours à l’étroit, la feymania est
une oligarchie de truands dont les éléments se recrutent
généralement dans la population des employés
subalternes, des chômeurs et même des illettrés qui
reviennent à la surface sociale au moyen de ce qu’ils ont
illicitement accumulé, pour dominer la société et
s’imposer à l’Etat camerounais. Animés par la soif de
vengeance et de domination envers une société qui les
aurait jusque-là exclus de son cours régulier, ils
s’imposent à leur tour comme de nouvelles références
sociales et politiques, des modèles de réussite matérielle
92- Ibid., 586a et b.

121
résolus à déterminer à leur gré le cours de l’économie et
de la politique de l’Etat camerounais. Par la corruption
qu’ils pratiquent efficacement, tant ils sont souvent
dépourvus de scrupules de la culture et des bonnes mœurs,
ils s’arrogent, sur la scène politique, le droit qu’on leur
refusait quand ils n’étaient que des quantités négligeables.
On peut donc encore accorder à Platon que la
corruption s’explique par la révolte de la volonté contre
l’autorité d’une raison législatrice qui, lorsqu’elle veille,
réprime la tendance à la recherche des plaisirs « bâtards »
qui déterminent la conduite privée et publique des
hommes intéressés et ambitieux. Une volonté subversive à
l’égard de la raison est celle sur laquelle les passions
exercent efficacement un réel pouvoir de séduction.
Subvertir la norme carcérale pour sortir par effraction de
la clôture ou la fermeture constituées de les principes
rationnels et institutionnels à la fois limitatifs et coercitifs,
semble être le fondement psychologique de toute volonté
corrompue. La révolte de la volonté contre une raison et
une société normatives est motivée par le désir de
s’émanciper des carcans que des instances étrangères lui
imposeraient arbitrairement.
D’après cette interprétation psychologique, la
pratique de la corruption serait l’expression d’une volonté
jalouse de sa liberté au point de la réclamer ou de
l’affirmer, même au préjudice des normes sociales. En
préférant la voie de la corruption à celle de la morale et du
droit, bien qu’il sache que la voie qu’il emprunte est un
véritable sens interdit, le sujet prend l’expression cynique
de son libre arbitre pour la solution idéale au problème de
la liberté de la volonté. Le désir de liberté pousse alors sa
volonté à agir immoralement ou illégalement. Dans la
période précritique, Kant avait déjà condamné les

122
usurpations sans fondement de la raison sur le plan moral.
Le droit qu’elle s’arroge, notamment dans les morales
idéalistes, à gouverner la vie en régnant sans partage sur le
sentiment et la volonté, semblait illégitime au philosophe
allemand. L’immoralisme et le cynisme du corrompu ou
du corrupteur seraient alors les preuves objectives de
l’autonomie de sa volonté. Une volonté qui est sous
l’autorité d’une raison impérieuse ne s’assumerait pas,
déterminée qu’elle serait par une raison tyrannique et
liberticide. Le refus de la volonté de se soumettre à
l’impératif catégorique d’une raison intransigeante serait
l’affirmation effective de son autonomie. La
condamnation sociale de l’immoralité d’une telle volonté
s’expliquerait, consécutivement, par le préjugé des
victimes du conventionnalisme liberticide. De telles
victimes chercheraient, à travers leur conformisme
sécuritaire et opportuniste, la protection des intérêts que
leur assurerait une société bloquée par les normes d’une
morale et d’une législation répressives. Dans la recherche
d’une autonomie que la prison sociale et la raison
inquisitoriale aliéneraient, la volonté corrompue procède
par la ruse ou par la violence pour exister. Dans les deux
cas, le corrompu ou le corrupteur est mû par l’appétence
qui assure la victoire de ses instincts sur sa raison. C’est
cette appétence qui explique les libertés qu’il prend vis-à-
vis du droit et de la morale. Ces libertés qui sont
réellement la conséquence d’un défaut de courage et de
responsabilité, entretiennent chez le corrompu et le
corrupteur l’illusion qu’ils sont des héros dont
l’exceptionnalité expliquerait le fait qu’ils parviennent à
exister malgré la clôture de la morale et de la société qui
les circonscrit objectivement93. L’illusion consécutive à ce

93- J.-Cl. Waquet, op. cit., pp. 94-95. Pour Waquet, les employés
corrompus s’arrogeaient, dans le cas particulier de la Florence du

123
pseudo-héroïsme en cache une autre, celle que le
corrompu est un chef déterminant auquel on paie le tribut.
Le corrompu des services publics à qui on paie le pizzo,
s’imagine être devenu un sujet transcendant auquel les
usagers font allégeance. L’impôt étant la forme légale du
bakchich ou du pizzo, il se figure qu’il est devenu un
seigneur aux appétits duquel des serfs se conforment. Sur
le plan onirique, il satisfait le désir de commander que la
société ne lui permet pas de réaliser officiellement.
L’illusion d’être un chef ou d’exercer sur les autres
l’autorité qu’on ne lui reconnaît pas socialement est
d’autant plus agréable, et par conséquent entretenue, que
ceux à qui il impose le paiement du bakchich sont
nombreux. Son empire est d’autant plus important que la
démographie de ses sujets est considérable.
Le corrompu et le corrupteur ont cette illusion en
partage : ce dernier a le sentiment de régner sur tous ceux
qu’il détermine en espèces ou en nature lorsqu’il loue
leurs services. « Le client est roi ». Corrompre est un
simple investissement qui confère au corrupteur un réel
pouvoir sur les consciences qu’il détermine. Corrompre
donc, c’est conquérir ou étendre un royaume ; c’est aussi
avoir un droit d’empire sur les consciences qu’on
détermine en nature ou en espèces. Corrompre, c’est
également mettre hors circuit une inquisition ou
instrumentaliser à son tour un pouvoir qui absorbe la
liberté de l’individu. L’acte de corrompre pourrait
consister à soumettre la société à sa propre volonté
individuelle en motivant ceux qui sont en service dans les
institutions sociales à collaborer à la déréglementation de
celles-ci. Le corrupteur se représente la détermination
pécuniaire, matérielle ou charnelle comme la rétribution
XVIIe et XVIIIe siècles, le droit d’enfreindre les normes établies ou
les refaisaient au gré de leurs appétits.

124
qu’il alloue à ceux de ses sujets qui lui sont fidèles. En
s’assurant, à prix d’argent ou au moyen de plaisirs sexuels,
les services des agents de l’administration, le corrupteur
veut les dominer, au point de pouvoir les manipuler à
volonté. Les prestataires des services qui se laissent ainsi
déterminer, contractent, par le fait même, une dette envers
lui. Ils ont le devoir de fidélité et de soumission vis-à-vis
de leur chef, sous peine de n’être plus dans ses bonnes
grâces.
L’illusion commune au corrompu et au corrupteur
est psychologiquement fonctionnelle : elle compense les
défauts de leur situation historique sur le plan onirique.
Dans ce cas, le corrompu ou le corrupteur est un
complexé. Son désir de commander peut s’expliquer par
son défaut d’autorité ou par son désir de vengeance. Le
responsable administratif, financier ou politique corrompu
est celui qui est avide de pouvoir ou qui veut consommer
effectivement un pouvoir qui risque de n’être que formel
s’il ne le rentabilise pas. Il ne se sent vraiment puissant
que lorsque sa nouvelle condition de chef de bureau, de
chef de service, de directeur, de ministre, de chef d’un
gouvernement ou d’un Etat lui rapporte, au prorata de sa
charge administrative ou politique, de l’argent, des
honneurs et des plaisirs. La jouissance du pouvoir liée à la
fonction qu’on exerce s’explique par la tendance à la
mégalomanie. Cette tendance qui peut devenir
pathologique se traduit, chez le mégalomane, par le besoin
d’être grand ou de faire partie des grands de la cité,
comme s’il avait quelque chose à compenser. La
mégalomanie est, d’après Denise Lachaud, un « sentiment
océanique » inné, celui de la toute-puissance de soi 94. Ce

94- D. Lachaud, La Jouissance du pouvoir. De la mégalomanie, Paris,


Hachette, 1998, p. 23. En effet, soutient Denise Lachaud, « lors de sa
venue au monde, le petit d’homme est pris dans un état de toute-

125
sentiment qui donne l’illusion gratifiante que le reste du
monde peut être, à n’importe quel moment, reconfiguré
suivant le caprice de soi, se manifeste par la volonté
d’exister au superlatif : avoir les plus grosses voitures, les
plus belles femmes, les résidences les plus cossues, faire la
démonstration de sa puissance par l’ostentation et le
gaspillage, sont les modes d’expression de la jouissance
du pouvoir du mégalomane.
Dans tous les cas, le corrompu ou le corrupteur,
c’est l’homme des raccourcis, celui qui, précisément,
raccourcit les règles sociales dans la circonscription
desquelles il n’existe pas. Ces règles sont des murs. La
société qui les a érigés est une prison qui compromet
l’existence de sa volonté. Il croit donc qu’il ne peut
réaliser cette volonté qu’en escaladant ces murs ou en les
détruisant littéralement, au moins dans ses représentations.
C’est la condition de possibilité non seulement de son
existence, mais aussi de sa revanche sur ceux qui les ont
érigés pour l’emprisonner. Cette revanche, qui n’est
rendue possible que par la destruction des murs à
l’érection desquels il n’a pas participé, est cependant
finalisée sur la volonté d’édifier lui-même d’autres murs
au sein desquels il entend enfermer, à son tour, ceux qui le
limitent actuellement, au point de lui imposer, par leur
autorité, un mode de vie clandestin. La volonté de casser
les murs est donc à la fois insurrectionnelle et vindicative.
L’esprit de vengeance du corrompu ou du corrupteur
consisterait à faire payer à ceux qui protègent ces murs
liberticides, les tares et les injustices d’une société close.

puissance inconditionnelle. Un « sentiment océanique » éprouvé par


un moi originaire illimité et hors temps, dont tout sujet garde
l’obscure mémoire. Sa libido narcissique est alors très forte. C’est là
un temps de despotisme infantile. Temps où l’enfant voir le monde
entier à son image ».

126
Pour le corrupteur, l’acte de corrompre aurait la
même signification psychologique : le cynisme du
corrupteur serait motivé par la volonté de briser une
résistance qui aliène son existence. Il s’agit de nier, à son
tour, la négation de la liberté de soi. L’agent des services
publics, la personnalité politique ou morale à corrompre,
sont dans ce cas, des modes d’existence d’une société
répressive en soi. Corrompre aurait donc pour fin d’aliéner
le principe de la servitude, de résorber ce qui compromet
l’existence et de retrouver ou de restaurer, même
illégalement et immoralement, la liberté de soi. Corrompre
aurait également pour finalité de mettre hors circuit une
inquisition ou instrumentaliser à son tour un pouvoir
liberticide. L’acte de corrompre pourrait aussi consister à
soumettre la société à sa propre volonté individuelle, en
motivant ceux qui sont au service des institutions sociales
à collaborer désormais avec soi pour la réalisation de cette
fin. Le corrupteur apparaît alors comme celui qui introduit
un heureux désordre dans un corps à dissoudre. Celui qui
gémit sous le poids des institutions étouffantes, finit par se
les représenter comme de véritables latomies95.
Toutefois, cette apparence ne traduit pas
fidèlement l’être du corrompu et du corrupteur. Le
cynisme et l’anarchisme du corrompu ou du corrupteur
n’ont rien d’héroïque. Leur prétendue révolte contre un
conventionna-lisme liberticide n’est que la rationalisation
d’une servitude qui s’ignore et la légitimation de
l’injustice qui leur est avantageuse. Coincé dans
l’engrenage des appétits auxquels il donne spontanément
cours parce qu’il n’a pas la force psychologique et morale
pour leur résister, le corrompu ou le corrupteur prend cette
nécessité pour la preuve de sa liberté. Contenter
95- Les latomies, c’étaient ces carrières qui servaient de prisons à
Syracuse.

127
spontanément ses inclinations ou répondre toujours par
l’affirmative à leurs multiples sollicitations, est servile.
Tyrannisée par les instincts et, par conséquent, incapable
de toute élévation, l’âme corrompue est plutôt asservie
comme une bête régie par ses instincts. C’est pourquoi elle
« ne fera pas non plus, comme le dit Platon, ce qu’elle
veut : mais toujours entraînée de force par la passion qui la
pique, elle sera toujours pleine de trouble et de
remords »96.
Les corrompus et les corrupteurs de toutes sortes
sont surtout des personnes mues par la recherche du gain
facile. C’est pour cela qu’ils ont une mentalité vénale et
passent le clair de leur temps à soumettre la société à la
pression d’une rationalité prédatrice, sous prétexte qu’ils
s’organisent à sortir d’une clôture au sein de laquelle ils
seraient arbitrairement emmurés. Le sadisme du corrompu
est, en fait, un mode du masochisme : l’homme qui inflige
des sévices à autrui ignore qu’il se fait violence et nie son
humanité dans les plaisirs qu’il tire de sa bestialité. Le
culte qu’un tel homme voue à soi, et qui l’amène à
sublimer de façon délirante la corruption qu’il pratique, a
pour conséquence la corruption de sa propre humanité.
Une telle corruption consiste à rechercher dans la bestialité
à laquelle il donne libre cours, les délices que la vie
raisonnable ne lui assure pas nécessairement. L’accès à la
jouissance de ces délices lui impose le trafic de son
humanité.
Selon Platon, la tendance à la corruption est
universelle, car, dit-il, « il y a dans chacun de nous une
espèce de désirs terribles, sauvages, sans frein, qu’on
trouve même dans le petit nombre de gens qui paraissent
tout à fait réglés. »97 Ce sont ces désirs à la fois terribles,
96- Platon, op. cit., Livre IX, 578d-e.
97- Ibid., 572b.

128
sauvages et effrénés qui expliquent également le
développement social et politique de la flatterie et de la
bassesse des courtisans que blâme sévèrement l’auteur de
La République, parce qu’elles aliènent la dignité de la
partie supérieure et divine de l’âme. Ceux qui vouent un
culte au corps sont, selon lui, les amis de la nourriture et
du gain. Pour atteindre leurs fins, ils versent dans la
perfidie, la flatterie, l’envie, l’injustice, car ils ignorent
que « le genre de choses qui servent à l’entretien du corps
participe moins de la vérité et de l’essence que le genre de
choses qui servent à l’entretien de l’âme. »98
« L’instrument qui sert à juger », c’est-à-dire
« l’instrument par excellence du philosophe », leur fait
cruellement défaut.
La psychologie du fonctionnaire africain, dont la
tendance à siphonner les capitaux de l’Etat ou à se faire
soudoyer pour accomplir les tâches administratives pour
lesquelles il est pourtant rémunéré, vérifie
considérablement cela. Ce défaut d’ajustement
psychologique du fonctionnaire africain par rapport aux
impératifs de l’administration moderne auxquels il préfère
ceux de sa famille, du clan ou de l’ethnie d’appartenance,
donne l’impression que la mentalité des Africains est
essentiellement prédatrice ou que la race noire est
condamnée à la corruption. La contradiction dans laquelle
se place le fonctionnaire africain qui doit tenir l’équilibre
entre les exigences des nouvelles structures
bureaucratiques créées de toutes pièces en Afrique et les
structures traditionnelles, ne suffit pas à rendre compte de
la tendance de beaucoup de fonctionnaires africains à la
corruption. La résistance que les fonctionnaires africains
intègres opposent à la corruption, prouve que la
psychologie du corrompu est spécifique. Les
98- Ibid., 585.

129
fonctionnaires prévaricateurs sont, pour Hyacinthe
Sarassoro, des faibles doublés de déséquilibrés. « Tiraillés
entre les difficultés créées par les nouvelles conditions
d’existence et les nombreuses occasions de prévarication
qui s’offrent à eux dans le cadre de leurs fonctions, ils
préfèrent l’opportunisme de la facilité à l’honnêteté dans
la misère. »99 Les fonctionnaires corrompus existent, dans
la ville d’Eborzel, comme des chauves-souris, des oiseaux
de nuit ou de proie qui, selon Bernard Nanga, exploitent
cyniquement les chômeurs, ces pauvres insectes qui sont
attirés par la lumière apparemment agréable de la ville100.
Les explications d’ordre psychologique ne
suffisent pas à rendre exhaustivement compte du
phénomène de la corruption. Une sérieuse étiologie de ce
phénomène ne saurait ni exclure ni omettre les causes
d’ordre socio-politique, car la corruption dont les enjeux
sont économiques et politiques, a pour scène la société.

B. LA CAUSALITE D’ORDRE SOCIO-


POLITIQUE ET ECONOMIQUE
Sur le plan socio-politique, la pratique de la corruption
peut s’expliquer par la nature du système de valeurs et du
mode de gouvernance en vigueur dans un Etat. Lorsque
l’avoir est considéré comme la condition de possibilité de
l’être, les individus mobilisent leurs énergies vers cette
valeur ontologique. L’avoir est, dans ce cas, ce dont la
présence réalise l’être de soi ou ce dont l’absence la
résorbe. Courir après l’avoir revient à courir après l’être
dont il est censé être le principe. Une telle course est à la
fois vitale et légitime : c’est tout à fait légitime de courir
après ce qui assure la vitalité de l’être. Rechercher donc
l’avoir, c’est rechercher le vital, c’est-à-dire ce sans quoi
99- H. Sarassoro, op. cit., p. 27.
100- B. Nanga, op. cit., p. 82.

130
l’être ne serait pas. Avoir, c’est être et n’avoir pas, c’est
n’être pas. Dans une société où une oligarchie de truands
jouit exclusivement des ressources de l’Etat avec une
arrogance jupitérienne, les citoyens pauvres se
convainquent qu’ils ont été appauvris ou qu’on les a
dépossédés de leur substance humaine. La volonté de se
réapproprier cette substance perdue les motive à se livrer à
la pratique de la corruption. Dans une telle société, on est
d’autant plus qu’on a accumulé des richesses matérielles
assorties d’un pouvoir politique. Ceux qui sont ce sont
ceux qui ont. L’être cesse d’être ou se dégrade sûrement
lorsqu’il s’appauvrit. L’appauvrissement est l’aliénation
de l’être, la perte de son statut ontologique, son passage au
non-être. Un être qui s’appauvrit est celui dont l’essence
se corrompt ou se débilite.
La sacralisation ou l’absolutisation de l’avoir
explique le fait qu’on le recherche comme s’il était le
certificat d’humanité ou la vertu cardinale grâce à laquelle
l’être peut donner la preuve de son existence sur le plan
socio-politique. Lorsqu’on se persuade, socialement et
politiquement que l’avoir est cette vertu cardinale,
l’expression historique de la force de celui qui la
manifeste, il apparaît dès lors légitime de rechercher cette
vertu même si les modalités d’une telle recherche sont
cyniques ou antinomiques. Dans Les Chauves-souris,
Bernard Nanga illustre parfaitement cette vision du
monde, telle qu’elle domine la structure sociale de la ville
d’Eborzel : Robert Bilanga, qui a des ambitions sociales,
espère tirer profit du mariage de sa copine Louise avec le
vieil ambassadeur itinérant, Obengué101. A Eborzel, on
n’aime pas toujours les femmes pour elles-mêmes.
L’amour a une fonctionnalité instrumentale, car on se sert
le plus souvent des femmes qu’on prétend aimer pour
101- Ibid., p. 14.

131
réaliser ses propres ambitions sociales et politiques. Par
conséquent, on utilise l’argent pour avoir les suffrages
sexuels des belles femmes dont on instrumentalisera le
charme à son avantage auprès des personnalités d’Eborzel.
La nomination à des postes lucratifs qui résulte de ce
proxénétisme élégant permet qu’on ait beaucoup d’argent,
de pouvoir et de gloire. A « Eborzel, dit Bernard Nanga,
on n’accédait aux postes haut placés que par l’argent et par
les femmes »102. C’est ce cercle vicieux que les
mégalomanes d’Eborzel tissent autour de leur ville pour
pouvoir se « rendre comme maîtres et possesseurs » des
institutions de l’Etat, afin de piller systématiquement les
richesses du pays. Bilanga ne peut pas utiliser les grâces
de sa femme et les faveurs charnelles de celle-ci sur le
plan social et politique, car Clothilde qui a été élevée par
les bonnes sœurs, est d’une fidélité bête et donc,
inexploitable.
Dans une société où l’avoir est pris pour
l’existence de la puissance de l’être qui a, on pense qu’on
est d’autant plus puissant qu’on a accumulé des biens,
même si son itinéraire d’accumulation est couvert de sang
et pavoisé de cadavres. Si l’homme n’existe que par la
puissance qu’il manifeste, accumuler, même au prix du
faux, de la corruption et du crime, c’est actualiser son
humanité ; c’est donner la preuve existentielle de la
puissance de son être. Dans une pareille ontologie,
l’homme ne vaut pas en soi et l’humanité des individus
n’existe que par les biens matériels qu’ils accumulent.
Accumuler revient alors à actualiser une humanité en
puissance ; c’est l’incarner dans l’histoire au moyen des
châteaux, de grosses voitures, d’une démographie
considérable de maîtresses et d’importants comptes
bancaires. Un être qui n’accumule pas sous prétexte qu’il
102- Ibid., p. 15.

132
veut protéger sa vertu, remet en cause sa puissance. Si la
force ou la puissance existe nécessairement par ses effets,
l’être puissant devrait pouvoir accumuler. Etant donné que
l’homme ne vaut, dans ces conditions, que par son avoir,
son prestige social et politique est à la mesure de sa
richesse. Moins celle-ci est étendue, moins cet homme est
valable et prestigieux, et moins, par conséquent, il mérite
le respect qui est dû à un homme. Quelque vertueux qu’il
soit, son humanité n’est pas évidente lorsqu’il est pauvre
ou misérable. Dans un tel contexte social, un homme
pauvre ou misérable est une contradiction dans les termes.
Ainsi, pour corriger le défaut d’humanité dû à la pauvreté
ou pour préserver son humanité dans le temps et dans
l’espace, les hommes se livrent à corps perdu à la
recherche de l’avoir et du pouvoir au grand mépris des
normes publiques de référence. Il se développe alors le
phénomène du darwinisme sociologique et politique. Dans
la recherche de l’avoir comme dans la chasse des postes
politiques auxquels l’argent donne accès, les hommes se
font constamment la guerre. Les plus aptes à la corruption
s’approprient les postes de responsabilité administrative et
politique, accumulent aux dépens des autres qu’ils
surexploitent, s’imaginant accroître, par cette prédation
inhumaine, leur humanité ou leur être. Cette prédation est
réellement un vampirisme politique consistant à se nourrir
du sang des autres pour assurer sa vie et son existence.
Soustraire à l’autre sa substance humaine pour augmenter
la sienne, tel est le principe de ce vampirisme. Ici, autrui
est réduit à une pure fonctionnalité instrumentale, c’est-à-
dire à une chose corvéable et exploitable à souhait,
lorsqu’il n’est pas considéré comme un obstacle
ontologique à surmonter, dût-on, pour cela, le supprimer.
Partis à la conquête de ce qu’ils prennent pour des
certificats d’humanité, les hommes deviennent des

133
ennemis. A la guerre des consciences qu’ils se livrent pour
la réalisation et le développement de leur humanité,
s’ajoute la guerre réelle : les plus puissants asservissent les
plus faibles. On assiste, par conséquent, à l’exploitation de
l’homme-outil par l’homme riche ou l’homme tout court.
Si l’homme riche ou l’homme total se garde de mettre à
mort l’homme-outil, c’est parce que ce dernier est l’un des
lieux de lecture de sa puissance et aussi parce qu’il est une
machine utile à l’accroissement de la puissance de son
être. La domination et l’exploitation dont l’homme-outil
est l’objet sont si considérables qu’elles évacuent l’espoir
que la dialectique optimiste que conçoit Hegel dans le
rapport du maître et de l’esclave, permette un jour à
l’homme-outil de se réapproprier son humanité en
s’affranchissant de sa condition d’outil simplement utile à
l’humanité de l’autre.
On peut donc penser que la ruée vers les biens
matériels est motivée par la volonté d’accroître ou
d’actualiser la puissance de son être. Elle peut aussi
s’expliquer par la peur qu’éprouvent les hommes à l’idée
qu’ils peuvent perdre leur humanité s’ils n’accumulent pas
les biens matériels qui en sont les garants aux plans social
et politique.
L’instinct de propriété développé en tous ceux qui,
par l’accumulation, prétendent protéger socialement et
politiquement leur humanité ou leur être, coïncide
parfaitement avec leur instinct de conservation. C’est
l’expression plus ou moins désespérée de leur conatus.
Désemparé dans un contexte socio-politique où l’argent
impose sa nécessité, l’homme a tendance à sacrifier la
vertu à l’autel de Mammon. Comme le dit si bien Saint
Luc, « aucun domestique ne peut servir deux maîtres. Car
ou il haïra l’un et aimera l’autre ; ou il s’attachera à l’un et

134
méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et
Mammon »103. Ceux qui n’arrivent pas à exister dans un
contexte socio-politique régi par les lois de Mammon sont
prédisposés à la corruption, car comme le dit si bien
Georges Bastide, « au-dessous d’un certain seuil dans la
privation, la volonté n’a plus ordinairement le ressort
nécessaire pour transformer les obstacles vitaux en
tremplins moraux. »104
Les disciples de Mammon, notamment les pharisiens
de l’époque de Jésus, les feymen camerounais, les
maniaques de la spéculation ou du trafic, etc., préfèrent
vouer un culte à Mammon qu’à Dieu qui n’assure à
l’homme aucune protection contre les aspérités de la vie
terrestre, mais prétend lui garantir seulement la félicité
éternelle dans un royaume dont l’existence n’est pas
évidente. Le système des valeurs d’une société où sévit la
dictature de l’argent est prédisposé à la déchéance morale.
Aux facteurs précités, il convient également
d’ajouter le déficit de bonne gouvernance lié aux
complicités institutionnelles que sont les vides juridiques,
la porosité d’une législation complaisante et inefficace soit
parce qu’elle ne s’applique pas universellement, tant le
principe de l’isonomie est tout à fait inexistant, soit parce
que la corruptibilité de ceux qui sont chargés de dire le
droit n’assure plus le crédit de celui-ci auprès des
justiciables. Pour Casamayor, la corruption n’est pas
seulement un vice ou une maladie. « Elle est aussi un
défaut technique, (...) elle prospère sur les pannes du
système, sur la complication, comme le champignon sur le
fumier (...). Pour trafiquer d’un service public, il faut

103- Luc XVI, 13.


104- G. Bastide, Traité de l’action morale. tome second : Dynamique
de l’action morale, Paris, PUF, p. 578.

135
intervenir dans sa marche au niveau exact de ses
imperfections ; c’est si vrai qu’on pourrait même se servir
de la corruption comme détecteur des pannes. Là où elle
apparaît, la mécanique est en défaut. »105 Selon Virginie
Coulloudon, la corruption qui caractérisait l’ex-URSS était
due à la confusion institutionnelle où coïncidaient et se
mêlaient l’appareil politique et l’appareil économique, ou
plus exactement, ce que Jean-François Bayart, Stephen
Ellis et Béatrice Hibou appellent le « chevauchement des
positions de pouvoir et d’accumulation »106. Dans l’ex-
URSS, de tels chevauchements étaient facilités par le
trafic d’influence de l’élite du parti communiste. C’est
ainsi que, affirme Coulloudon, « les années brejneviennes
engendrèrent une nouvelle race de mafieux : celle des
apparatchiks (...). Ce n’était ni le chantage, ni la
prostitution, les jeux ou le racket qui constituaient la
principale source de revenus de la mafia soviétique, mais
le pillage de l’économie officielle. »107 En Afrique, selon
Georg Elwert, « la corruption se nourrit de la double
faiblesse d’un Etat : absence d’institutions efficaces
d’auto-contrôle et absence de rumeur publique et de
critique ouverte - absence d’opinion publique en somme -
répondant à un système de valeurs qui doit être sans cesse
rappelé à la conscience des citoyens »108. Pour Jean-Loup
Amselle, la prépondérance de la corruption et du
clientélisme en Afrique et en Europe de l’Est correspond,
dans les deux cas, « à l’existence d’une nomenklatura et

105- Casamayor, op. cit., p. 1.


106- Ibid., p. 26.
107- V. Coulloudon, « Les Parrains rouges tiennent en main la
Russie », in Historia Spécial, p. 13.
108- G. Elwert, « Lorsque l’argent remonte vers le pouvoir : la
corruption en Afrique », in Développement et Coopération (D+C), N°
2/1994, p. 26.

136
d’un parti unique libéral ou marxiste »109. En Afrique et en
Europe de l’Est, l’interventionnisme de l’Etat dans
l’économie crée des rapports symbiotiques entre les
dignitaires au pouvoir et les hommes d’affaires.
Parmi les causes institutionnelles, il y a aussi la
bureaucratie sinueuse et pénalisante qui implique
forcément de considérables lenteurs administratives
qu’exploitent à leur avantage les agents véreux des
services publics. La survalorisation de la qualification
intellectuelle aux dépens de la compétence réelle a pour
conséquence la fétichisme des diplômes dont l’octroi
n’obéit pas toujours aux critères scientifiques. Il naît alors
en celui qui voue un culte païen aux diplômes la croyance
superstitieuse qu’il lui suffit d’avoir le titre pour avoir la
chose ou la compétence relative, en droit, à ce titre. Il finit
par établir, même arbitrairement, un rapport de causalité
nécessaire entre les titres scolaires ou universitaires et la
compétence. Cette causalité que s’imaginent tous ceux qui
ont la superstition du diplôme a pour conséquence la
recherche à tout prix de ces titres auxquels on reconnaît
naïvement le pouvoir de conférer la compétence technique
qui devrait leur correspondre. L’acquisition de diplômes
au terme de rudes spéculations pécuniaires ou sexuelles
explique l’accès à des postes de responsabilité publique
des individus ayant des têtes à la fois bien vides et très mal
faites. De tels individus problématisent toute volonté
politique consistant à moraliser la vie publique, car ils y
cultivent nécessairement les mœurs grâce auxquelles ils
occupent dans l’administration, des postes qu’ils ne
méritent pas.

109- J.-L. Amselle, « La Corruption et le clientélisme au Mali et en


Europe de l’Est : quelques points de comparaison », in Cahiers
d’Etudes Africaines, N° 128, p. 631.

137
Enfin, la clochardisation de la majorité de la
population par l’élite politique corrompue explique
également la généralisation de la corruption dans la
société. Lorsque la majorité des citoyens doit mener une
vie conjecturale fondée en permanence sur le Si et le Peut-
être, elle finit par croire que la corruption que pratique
l’élite de la société est la solution de son problème. La vie
hypothétique et aléatoire que mènent les citoyens, et qui
est rendue précaire, à dessein, par les potentats corrompus,
finit par exercer sur les citoyens intègres des contraintes
physiques et psychologiques aliénantes. Cette double
contrainte est généralement efficace, car le ventre du
famélique n’a souvent d’oreilles que pour les décisions
relatives à sa survie. Accablés par les sollicitations
urgentes d’un ventre très exigeant, certains hommes de
bien deviennent malheureusement des corrompus pour des
raisons de survie. Ne voulant pas être les dupes de leur
intégrité s’ils étaient les seuls à s’imposer de contraintes
sévères dans un cadre permissif, ils s’adaptent eux aussi au
système corrompu. Cela fait dire à Ebénézer Njoh-
Mouelle, à la suite de W.P. Paravicini, de J. Hurstfield ou
de P. L. Rovito, qu’à la médiocrité des salaires et de la
distribution parcimonieuse du crédit par les banques par
rapport « au niveau d’aspiration des uns et des autres, la
tentation est forte chez tous ceux qui sont en position de
pouvoir de combler ces insuffisances par des moyens
détournés. »110
L’argument de la modicité des salaires, pourrait
être appelé, à juste titre, le prétexte de Moana, car Moana,
l’ex-secrétaire du gouverneur de Milan justifiait sa
tendance à la corruption en incriminant Charles Quint qui
« traitait très mal ses serviteurs et que, pour cette raison, il
110- E. Njoh-Mouelle, Considérations actuelles sur l’Afrique,
Yaoundé, Editions Clé, 1983, p. 65.

138
leur était permis de chercher à se dédommager par une
autre voie.»111. L’inflation de la corruption au Cameroun
pendant la période des réductions drastiques des salaires
semble vérifier la thèse selon laquelle la corruption est une
stratégie vitale d’ajustement social. Comme le rapportent
Eric Alt et Irène Luc, les théories fonctionnalistes ou
libérales se sont développées aux Etats-Unis dans les
années 1960 et 1970, avec Merton, Huntington et Tilman.
Les partisans de ce fonctionnalisme se fondaient sur
l’argument de la naturalité de la corruption pour minimiser
l’aspect éthique du problème. Ils légitimaient la corruption
pour plusieurs raisons : d’après eux, « la corruption se
développe dans les sociétés en mutation ; elle est le
produit inévitable du processus de modernisation, dont elle
facilite le développement. Elle met de l’huile dans les
rouages et joue un rôle d’intégration sociale en permettant
aux exclus sociaux de profiter du système ; elle évite ainsi
les révolutions brutales. »112
Mais, accorder à Paravicini, à Hurstfield, à Rovito
que cite Jean-Claude Waquet, et à Njoh-Mouelle que la
corruption est une opération par laquelle le salarié mal
rétribué cherche à obvier à la modicité de sa rémunération,
au moyen de la concussion, des péculats et d’autres
malversations financières, impose le devoir de justifier les
péculats dans lesquels étaient souvent impliqués,
notamment dans les scandales du Vide du Monte
Redimibile et du Vide de l’Abbondanza, les membres des
familles riches du patriciat florentin. Une lecture patiente
du déploiement de la corruption en Toscane au XVIIIe
siècle autorise Jean-Claude Waquet à relativiser les

111- J.-Cl. Waquet, op. cit., p. 79.


112- E. Alt et I. Luc, La Lutte contre la corruption, Paris, PUF,
Collection « Que sais-je ? », 1997, pp. 5-6. Cf. aussi Yves Mény, La
Corruption de la République, Paris, Fayard, 1992, pp. 223-224.

139
arguments de la compensation, de la mobilité sociale et de
la pression subversive des exclus sociaux : la corruption
qui sévissait en Toscane au XVIIIe siècle n’avait pas pour
fonction d’obvier au bas niveau des salaires, car ceux qui
en étaient les principaux acteurs n’étaient pas mal
rétribués. Elle n’était pas un facteur de mobilité sociale,
dans la mesure où les principaux péculats n’étaient pas le
fait de ceux qui voulaient sortir de la misère et de la
promiscuité des couches déshéritées de la population. Elle
n’était pas non plus due à la pression politique des exclus
sociaux désireux de ruiner mortellement un système dont
ils n’étaient que des laissés-pour-compte113. La corruption
pour laquelle d’éminents hommes politiques tels que
Fernando Collor de Mello et Bettino Craxi 114, etc. furent
condamnés n’est pas le fait de la pauvreté. Même au
Cameroun, la modicité des salaires ne suffit pas à justifier
la corruption de certains membres de l’élite politique. La
thèse de la modicité des salaires ne peut pas expliquer les
frasques financières au motif desquelles des Camerounais
comme Titus Edzoa, Pierre-Désiré Engo ou de
Mounchipou Seidou, ont été condamnés. Beaucoup plus
fidèle, en général, au prince qu’à l’Etat, l’élite politique
camerounaise finance considérable-ment la réélection du
chef de l’Etat, mais brille par son cynisme envers l’Etat
vis-à-vis duquel elle a tendance à se rapporter par la
prédation financière ou la corruption.
Bien que la corruption de ceux qui ont des salaires
colossaux permette qu’on relativise la thèse de la
113- J.-Cl. Waquet, op. cit., pp.106-107.
114- Fernando Collor de Mello, homme politique brésilien. Président
de la République depuis 1990, il est suspendu de ses fonctions en
1992 pour corruption et contraint à la démission. Bettino Craxi est un
homme politique italien. Secrétaire général du parti socialiste (1976-
1993), il est Président du Conseil de 1983 à 1987. En 1994, il est
condamné par contumace et à une peine de prison pour corruption.

140
médiocrité des salaires, la paupérisation des masses
qu’organisent très souvent les gestionnaires politiques
corrompus ne garantit pas socialement la moralité des
citoyens justes. A cet effet, Kant fait remarquer que ceux
qui suivent la voie de la raison et qui croient qu’elle donne
sur le bonheur finissent par la misologie, car « ils trouvent
qu’en réalité ils se sont imposé plus de peine qu’ils n’ont
recueilli de bonheur. »115 Ainsi, la raison qui s’aperçoit de
sa faillite sur ce plan finit par se haïr. Sa faillite l’amène
alors à devenir servile par rapport aux penchants sensibles.
Les faillites d’une raison présomptueuse prédisposent cette
faculté à l’immoralisme. Lorsque les citoyens justes se
rendent compte que leur intégrité ne les protège pas contre
la misère qui domine leur société, ils ont tendance à
renoncer à la vertu.
La recherche tendancielle de l’avoir par l’humanité
pose un problème : que vaut, par exemple, une humanité
que l’avoir réalise ou résorbe selon qu’il existe ou cesse
d’exister ? La réponse à cette question est simple : une
humanité qui ne vaut pas en elle-même parce qu’elle a
besoin du support de l’avoir pour valoir est une pseudo-
humanité.

C- LA CAUSALITE D’ORDRE MORAL


Etant donné qu’elle est le propre des cyniques, la
corruption est donc le fait de ceux qui ont réussi à aliéner
leur conscience morale, au point de donner, sans aucune
vergogne, libre cours à leurs instincts violents. Elle peut
aussi s’expliquer par l’indigence morale des adeptes du
« nummothéisme ». L’absolutisation par eux de ce qui leur
est avantageux explique leur cynisme. C’est la confusion
dont ils sont victimes qui amène Socrate et Platon à

115- E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 92.

141
affirmer que « nul n’est méchant volontairement ». En
effet, lorsqu’on estime, comme Thrasymaque, Glaucon,
Adimante et Calliclès, qu’il est moral de pratiquer
l’injustice avantageuse à soi, on aboutit au relativisme
moral qui, en réalité, est un scepticisme moral. De telles
conceptions dominent surtout le pragmatisme et
l’économisme qui promeuvent le « totalitarisme
financier » dont le principal objectif est la
« marchandisation » et la « financiarisation » du monde116.
Ces conceptions ruinent la vertu dans la vie sociale et
politique parce qu’elles y assurent plutôt le développement
de la débauche et de la vénalité.
La corruption des mœurs est donc consécutive au
refus irrévérencieux de la volonté de se subordonner à la
loi morale qu’elle considère comme une norme étrangère à
elle et, par conséquent, aliénante par rapport à ses intérêts.
C’est pour se repaître des plaisirs vicieux, ceux que
procurent l’exercice du pouvoir personnel, la privatisation
du bien public et la luxure, que la volonté manque de
déférence à la raison. Une volonté avide de pouvoir,
hédoniste, utilitariste, pragmatiste et opportuniste, est
souvent très peu sage. Comment pourrait-elle d’ailleurs
être morale si elle fait preuve d’intempérance et d’un
machiavélisme flegmatique ? Si la volonté se garde de
subvertir la tyrannie des passions qui l’avilissent, c’est
parce qu’elle préfère, de façon masochiste, cette tyrannie
agréable et profitable au respect des commandements de la
raison pratique. Une volonté que la raison ne parvient plus
à blâmer efficacement parce qu’elle est subjuguée par les
passions, agit de façon déraisonnable. Tonifiée par les
passions qui la rendent insolente, elle estime que la raison

116- R. Passet et J. Liberman, Mondialisation financière et


terrorisme. La Donne a-t-elle changé depuis le 11 septembre ?,
Enjeux Planète, 2002, p. 57.

142
n’a aucun droit sur elle. Telle est la misère morale de la
volonté de tous ceux qui préfèrent l’injustice à la justice.
Convaincus qu’il est légitime de laisser s’exprimer
librement le vouloir-vivre de chacun dans la particularité
de ses préférences appétitives, ils corrompent les bonnes
mœurs sociales et politiques. Le cynisme caractéristique
d’un tel comportement est la négation de l’humanité de
l’homme. Ce type de comportement est souvent le propre
des arrivistes et des nouveaux riches dont Bernard Nanga
décrit la fatuité et l’arrogance à travers le personnage de
Robert Bilanga.
En outre, l’extrême extraversion d’une raison
expansionniste et impérialiste explique également la
corruption de la volonté. Lorsque la raison s’épuise dans la
conquête des richesses de la nature et ne parvient plus à
s’assumer réellement sur le plan moral, elle ne définit plus
l’homme dans sa vie pratique et ne le ressource plus aux
plans politique et économique. Une raison dont le
principal dessein est de conquérir la nature ne gouverne
plus efficacement la volonté. Elle se subordonne plutôt à
elle. Dans ce cas, la raison moins législatrice que servile
par rapport à une volonté impérieuse dont elle se contente
de justifier l’agir, quelque problématique ou critique qu’il
soit. Epuisée dans la conquête dont la fin est
l’instrumentalisation du monde, la raison n’exerce plus un
empire efficace sur la volonté. La licence de la volonté
explique alors son cynisme. L’homme n’arrive plus à
régner sur lui-même.
Sur le plan moral, la corruption est symptomatique
de la crise de l’humain. Enfin, comme le dit David Hume,
la tristesse de la moralité explique aussi la tendance à la
corruption : « les hommes craignent toujours de passer
pour de bonnes natures par peur que cette qualité ne soit

143
prise pour un manque d’intelligence »117. Ainsi, pour
n’être pas la risée du public, ils exploitent leurs situations
administratives ou politiques à des fins personnelles, car
les « sages » du pandémonium sont effectivement ceux qui
tirent profit de leurs injustices et jettent la vertu aux orties.
Cette conception du sage a non seulement des
conséquences psychologiques, politiques, économiques,
mais aussi des incidences néfastes sur la gouvernance d’un
Etat.

117- D. Hume, Traité de la nature humaine, Livre. III, III, 4, p. 734.

144
CHAPITRE 3 :
LES CONSEQUENCES DE LA CORRUPTION

Si la corruption ruine, chez beaucoup de citoyens,


l’espoir que l’Etat peut se réapproprier sa substance
politique altérée par l’ampleur d’une rationalité prédatrice
dont le mode de déploiement est nécessairement
transgressif, elle fait aussi peser une lourde hypothèque
tant sur le vivre-ensemble que sur l’avenir des citoyens et
de l’Etat. Les gouvernances corrompues sont celles qui
compromettent, par leur médiocrité politique, la bonne
expression de la citoyenneté et de l’humanité des individus
parce que la corruption a des conséquences
psychologiques, politiques et économiques.

A. LES CONSEQUENCES PSYCHOLOGIQUES

L’espoir est-il encore permis lorsque la corruption


endémique entretient la misère dans la conscience des
citoyens et problématise le développement de la société,
de l’Etat et de l’homme ?
L’espoir existe toujours de façon transcendante : il
transcende la misère et les difficultés effectives. C’est
pour cela qu’il est toujours agréable. La beauté et le plaisir
dont il s’accompagne contredisent la laideur et les échecs
répétés de notre vie réelle. La beauté de l’espoir explique
pourquoi les rêves de celui qui espère sont toujours en
couleur ou en or massif. Celui qui attend que se réalisent
ses beaux rêves est dans l’expectative. Il espère que ses
angoisses existentielles seront résorbées dès que ses rêves
en or se seront réalisés. L’ardeur des inquiétudes qui
peuplent la psychologie de l’homme accablé par les
problèmes de la vie est atténuée par l’espoir vivifiant que
ce qui l’éprouve malheureusement finira par cesser d’être
un jour. C’est pourquoi le futur est le temps de celui qui
espère : l’espoir est transcendant par rapport au présent
lorsque ce temps est critique pour celui qui le vit. Lorsque
le futur proche est dominé par l’anxiété, le futur lointain
devient la perspective de celui dont la psychologie est
régie par la peur des lendemains incertains. Le sujet qui a
une conception équilibriste des choses pense que les
défauts du présent seront infailliblement compensés par
les avantages du futur. Il croit que la fonction du futur est
de sonner le glas d’un présent avarié ou corrompu, bon
pour occuper la place du passé dans le musée de l’horreur,
parce que réellement inhumain et dépassé. Impatient de
voir le futur se présentifier et le présent se muer en passé,
celui qui espère n’est plus attentif au présent, mobilisé que
son être est vers le futur qui capitalise son espoir. Celui
qui désespère du présent ne conjugue le verbe vivre qu’au
futur simple : « je vivrai demain ou après demain »,
semble-t-il dire. Le passage du présent au futur est non
seulement une projection, mais aussi un programme : le
sujet dont la conscience n’est pas satisfaite par l’actualité
crédite le futur vers lequel il se projette, du bonheur dont il
n’a pas l’expérience ici et maintenant. La corruption et
l’injustice qui meublent le présent nient la possibilité qu’il
vive actuellement. Voilà pourquoi il reprogramme sa vie
une fois que le présent a été nié ; il apprend donc à vivre
au futur. Les contradictions qui existent entre le réel et le
rationnel motivent le sujet qui les éprouve à vivre
uniquement au futur. Le réel corrompu n’est pas le chez
soi du rationnel. C’est son autre négatif dont le rationnel
ne peut triompher qu’en lui résistant efficacement. Dès
lors que la raison s’accommode du réel corrompu, elle

146
liquide tout à fait sa dignité. C’est le comble de
l’aliénation lorsque la raison se contente de justifier le réel
corrompu. Supporter encore les injustices actuelles est
donc, pour le sujet, un sacrifice auquel il ne continue à
consentir que pour ne pas rater la jouissance des avantages
du futur. C’est un investissement susceptible de l’aider à
réaliser une vie qu’il n’a vraiment pas vécue jusque-là.
L’espoir est donc très utile dans la mesure où il
empêche le suicide de celui qui le nourrit. Nourrir l’espoir
que le futur corrigera à la fois son passé et son présent,
c’est construire, dans l’ordre des représentations, une
utopie séduisante qui motive son concepteur à continuer à
affronter courageusement les misères de la vie s’il veut
que son utopie devienne une réalité. L’utopie est donc,
comme le montre Marcien Towa, « un projet à concrétiser
tôt ou tard même si généralement le coût en efforts et en
sacrifices n’en est pas évalué avec assez de réalisme et de
précision. C’est une possibilité de nous-mêmes qui ne
saurait être actualisée que par nous. »118 L’individu qui se
projette dans l’ordre des représentations, et qui traduit ses
projets dans une idéologie cohérente, est celui qui se fixe
un objectif transcendant par rapport à la factualité
dévaluée par la corruption. La possibilité qu’il veut
réaliser est choisie parce qu’elle est la forme corrigée des
faits défectueux qu’il vit dans l’actualité immédiate.
Mais la question demeure : l’espoir, cette police
d’assurance-vie, est-il encore possible dans une situation
politique où la mafiosité de l’Etat est telle qu’il faut être
un malade mental pour entretenir l’illusion d’une possible
renaissance morale et politique ?

118- M. Towa, « Idéologies et utopies », in Annales de la Faculté des


Lettres et Sciences Humaines de l’Université de Yaoundé, N° 8, 1977,
p. 248.

147
Lorsque l’avenir politique d’un Etat est si sombre
qu’il ne suscite plus l’espoir dont il est crédité a priori,
mais entretient plutôt le désespoir du présent, il y a plutôt
lieu d’être pessimiste. Politiquement, les citoyens
deviennent même superstitieux. Ils se mettent à croire que
la corruption qui assiège inexorablement les institutions de
l’Etat est une implacable malédiction politique. Ils pensent
également que l’espoir ne renoncera jamais à sa
transcendance pour s’incarner dans les institutions
chroniquement corrompues de l’Etat et les mœurs
dissolues des individus. Etant donné que ceux qui animent
les organes de l’Etat résistent à toute moralisation et
refusent de fonder en raison les institutions dont ils sont
les gérants, l’espoir transcendant reste une pure idée ;
l’utopie devient une simple chimère. La pure idée et la
simple chimère étant incapables de se réaliser, l’espoir
transcendant se dissipe ou se mue en son contraire qui est
le désespoir. Quand l’histoire, à un moment de son cours,
contraint l’espoir à n’exister que dans le rêve, l’assaut
répété que l’angoisse existentielle donne à la conscience
de l’homme finit par ruiner cet espoir auquel se substituent
le désespoir, la tristesse et la résignation. C’est le cas, sur
le plan individuel, d’une raison qui ne parvient pas à
discipliner les tendances ou les instincts qui élèvent de
vives protestations contre son autorité. Un homme qui
souffre d’une telle indiscipline dans sa psychologie vit une
contradiction et un drame considérables. Une société
corrompue vit la même contradiction dramatique :
finalisée sur l’organisation et la gestion rationnelles des
passions des hommes, la société subit la rébellion de
celles-ci. Kant explique cette contradiction par le fait que
le désir qu’éprouve l’individu de vivre en société
s’accompagne toujours de celui de donner carrière à ses
instincts. Cette « insociable sociabilité » traduit

148
l’irrépressible tendance de l’individu à affirmer, même
contre sa société d’appartenance, son individualité. Bien
qu’il vive dans une collection, l’atome associé continue de
faire valoir ses droits individuels ou la particularité de la
signature acoustique de sa voix.
L’espoir est donc aliéné par le fait que l’inflation
de la corruption institutionnelle de l’Etat fait échec à la
réalisation des aspirations individuelles et hypothèque la
volonté de fonder le vivre-ensemble sur l’humain. La
conséquence, au plan politique, c’est soit l’apolitisme
d’une bonne frange de la population qui conçoit désormais
la politique en fonction des mœurs corrompues des
gestionnaires de l’Etat, soit l’anarchisme. Tous ceux qui
désespèrent d’un Etat qui se nie en tant que tel dans les
pratiques mafieuses qu’il cultive dans l’oubli du respect du
bien public et de la justice sociale, éprouvent de la haine à
l’égard de sa politique et voient en lui une machine bonne
pour la casse. C’est le cas des anarchistes qui pensent que
l’Etat et toute forme d’autorité sont essentiellement des
facteurs d’injustice. Dans ce cas, le désespéré est celui qui
n’arrive même plus à entretenir le rêve d’un Etat et d’une
politique justes.
Lorsque les individus s’adonnent à corps perdu à la
pratique de la corruption, et contre les conventions
sociales qui ne peuvent plus donner un sens citoyen à
l’expression des préférences appétitives, ils se livrent à des
injustices et des violences de tout genre. « Sans justice,
affirme David Hume, la société doit immédiatement se
dissoudre et chaque individu doit tomber dans cette
condition inculte et solitaire, qui est infiniment pire que la
pire des situations qu’on puisse supposer dans la

149
société. »119 Ainsi, les problèmes psychologiques que pose
la corruption sont lourds de conséquences politiques.

B. LES CONSEQUENCES POLITIQUES

Un Etat corrompu est un cadre institutionnel


vermoulu et charançonné par une vermine boulimique.
L’action prédatrice de cette vermine vide l’Etat de sa
substance économique et condamne à l’échec tout projet
de société viable. Au Cameroun par exemple, le noble
projet du Renouveau politique, avec son idéal de rigueur et
de moralisation, a du mal à s’incarner dans des actes
politiques à cause de la corruption qui gangrène
mortellement les institutions camerounaises. Le
mismanagement des hommes politiques camerounais, leur
gestion souvent opaque des affaires publiques,
compromettent la réalisation du séduisant programme
politique de Paul Biya, au point de ruiner
considérablement l’énorme capital d’espoir qu’a inspiré ce
projet de société. « Rigueur et moralisation » a perdu son
prestige idéologique pour devenir, pour beaucoup de
Camerounais déçus, un simple slogan démagogique
servant à occulter la vigueur effective de l’immoralité des
gestionnaires politiques camerounais.
Un ordre politique corrompu motive son irrespect
et inspire la haine du peuple. Dans le cas de l’Afrique, dit
Hyacinthe Sarassoro, « la conséquence, en tant que le
peuple qui perd confiance dans ses dirigeants, incapables
de faire preuve d’honnêteté dans la gestion des affaires
publiques, sera prêt à suivre le premier venu qui promettra
de mettre fin aux abus qui ont marqué la première
119- D. Hume, op. cit., Livre III, II, 2, p. 615. Cf. aussi l’Enquête sur
les principes de la morale de Hume, traduction nouvelle par Philippe
Baranger et Philippe Saltel, Paris, GF-Flammarion, 1991, p. 112.
décennie des indépendances africaines. »120 La
déliquescence de l’Etat, consécutive à la pratique de la
corruption par l’élite au pouvoir suscite, dans les rangs de
ceux qui ont le courage politique d’élever une vive
protestation contre cet ordre injuste, le messianisme
politique qui, dans l’histoire, a souvent occasionné des
politiques fascistes. Dans une gouvernance corrompue,
beaucoup de citoyens se mettent à répandre la corruption
dont ils savent que les hommes politiques ne condamnent
l’existence que par acquit de conscience politique. Ne
pouvant pas se soumettre au principe de publicité, la
pratique de la corruption comporte en elle les germes de sa
propre négation. Une politique qui n’existe que dans cette
pratique a, en soi, l’humus propice à la révolution. C’est la
corruption et la déliquescence de l’empire de Louis XVI,
solidaires des contradictions politiques qu’elles avaient
engendrées, qui expliquent, en grande partie, la nécessité
de la Révolution française de 1789. La réduction, au profit
du roi, des rentes allouées aux seigneurs, la contradiction
entre la misère de la classe laborieuse et les privilèges
exorbitants de la classe oisive, les rancœurs que nourrissait
la plèbe nobiliaire de Bretagne, de Poitou contre la haute
noblesse, et le mécontentement des prêtres de campagne à
l’égard du haut clergé, tout cela ajouté au divorce profond
qu’il y avait entre les lois et les réalités, les institutions et
les mœurs, expliquent la crise d’autorité du roi même
parmi ses collaborateurs les plus proches, et surtout la
facilité avec laquelle la monarchie s’était écroulée comme
un château de cartes121. Les nobles de cour, qui devaient
tout au roi, ne lui obéissaient plus et participaient
considérablement au développement des intrigues, des

120- H. Sarassoro, op. cit., p. 5.


121- A. Mathiez, La Révolution française, Paris, Armand Colin, 1963,
p. 3.
conspirations et des défections propres aux régimes
corrompus. La « politique du ventre » que pratiquait la
féodalité française de l’époque faisait de la vie de
Versailles un gouffre où de gigantesques fortunes
s’anéantissaient à cause de la gestion irrationnelle due à la
boulimie financière du roi et des privilégiés122.
C’est ici l’occasion de souligner la portée
historique et universelle de la révolution de 1789 ou celle
d’octobre 1917 : la révolution traduit généralement
l’exigence de recouvrer l’Etat confisqué par une féodalité
avide et corrompue. Elle est également symptomatique de
l’extrême fragilité institutionnelle de tout Etat dont la
gouvernance est fondée sur l’injustice et la corruption.
Elle est aussi et surtout l’expression d’une volonté
populaire exaspérée contre les abus d’un ordre politique
corrompu et inhumain. Le refus de l’injustice par le peuple
condamne fatalement à mort l’ordre politique qui la
cultive. La mise à mort de Louis XVI traduit clairement la
condamnation inéluctable de toute structure politique
corrompue. Les contradictions qui caractérisent cette
parodie de politique la condamnent inexorablement à la
déchéance : la grandeur de Louis XVI ne lui conférait plus
du respect que parmi les courtisans, car la corruption qui
caractérisait son règne contredisait cette grandeur. C’est
pour cela que le roi avait des problèmes d’autorité même
dans la classe des privilégiés. La révolution est donc une
menace contre toutes les structures féodales qui croient
trouver leur longévité politique dans la pratique de la
corruption. La révolution, lorsqu’elle n’est pas récupérée
par un groupe d’individus ou une classe sociale donnée, a
une valeur morale, en tant qu’elle a pour fonction de
libérer le peuple d’une parodie de politique dont la
pratique oblitère la raison, aliène l’humanité de l’homme
122- Ibid., p. 5.
et paralyse les institutions de l’Etat. La révolution est la
traduction d’une volonté de rupture par rapport à un
système politique corrompu. Elle vise la réalisation d’un
système politique susceptible de permettre la pleine
actualisation de l’humanité de l’homme. C’est pour cela
que la révolution est généralement la subversion de toute
politique fondée sur la particularité des préférences du
prince. Il est donc permis de comprendre pourquoi les
féodaux ont une peur paranoïaque de la révolution.
L’extrême corruption des régimes militaires ghanéens du
Général Ignatus Acheampong et du Général Akuffo
suscita et entretint un important mécontentement populaire
qui aida au succès des coups d’Etat militaires qui mirent
fin à ces régimes dont les chefs furent jugés et exécutés.
Dans les pays du Tiers-monde, la corruption des
régimes politiques est souvent à l’origine des coups d’Etat
militaires, sans qu’il faille penser que tout coup d’Etat
militaire qui y a lieu est dû à la corruption du régime qu’il
renverse. La corruption des régimes militaires place l’Etat
dans une situation d’instabilité politique permanente,
ponctuée de temps en temps par l’apparition à la tête de
l’Etat d’un nouvel homme fort qui, à la manière d’un
corsaire, s’empare du pouvoir qu’il va aussi perdre au
profit d’un nouveau corsaire politique plus fort que lui,
ainsi de suite. Le pouvoir dont on s’empare par la force est
toujours faible, tant que le peuple ne le fortifie pas en lui
donnant sa caution politique. Pour avoir l’apparence de
légitimité qui pourrait lui donner cette force politique
réelle, tout coup d’Etat militaire cherche à se légitimer par
des prétextes honorables. Il apparaît alors comme la
violente expression de la volonté d’un peuple qui ployait
sous le poids écrasant d’une injustice abominable. Cet
hommage que la force brutale des armes rend au droit est
la reconnaissance implicite de la considérable force
politique de tout pouvoir qui a une assise populaire, au
contraire de celui qui est suspendu au vouloir d’un prince
corrompu ou d’une oligarchie de truands. Etant donné
qu’il est indigne du peuple d’approuver une politique
corrompue, l’armée la plus puissante n’est jamais assez
forte pour protéger un régime corrompu.
La succession à la tête de certains Etats du Tiers-
monde, des individus dont le droit de cité est plutôt dans
les casernes, s’explique par la prétention apparemment
généreuse de tels chevaliers à se constituer, au moyen des
Comités Militaires de Redressement ou des Comités
Révolutionnaires des Forces Patriotiques, etc., en justiciers
politiques du peuple exploité. Après les effusions de joie
consécutives à la fin politique du précédent féodal
corrompu, le peuple se dessille les yeux lorsqu’il se rend
compte qu’on a tout juste déshabillé Saint-Pierre pour
habiller Saint-Paul. Il continue d’attendre l’intervention
providentielle d’un autre justicier, avec l’espoir que celui-
là sera le vrai. Au cours de cette attente, souvent longue, le
peuple devient très vulnérable et suit facilement le premier
charlatan politique qui lui promet la liberté et la justice
sociale. Il peut également devenir tout à fait indifférent ou
résigné comme l’esclave qui sait que la servitude qu’il vit
est un destin implacable, car le changement de maître
n’améliore pas sa condition servile. Avoir à changer de
maître sans que l’un soit vraiment préférable à l’autre,
telle est la condition du peuple désespéré.
Une politique corrompue est contradictoire, car
elle assure l’efficacité sociale des médiocres aux dépens
des Socrate et des Mozart. La contradiction dont la
politique corrompue est définie est symptomatique de la
confusion qui caractérise essentiellement la corruption. Un
Etat corrompu est le cimetière des Socrate et des Mozart.
Une politique dominée par la prévarication, les collusions
des organes de l’Etat avec la mafia nationale ou
internationale, impose aux Socrate et aux Mozart le
pénible devoir de réussir à vivre dignement s’ils veulent
donner la preuve qu’il est possible de surmonter les
épreuves de la vie tout en restant des hommes de bien.
Ceux qui dirigent les Etats corrompus ont souvent horreur
des étoiles qu’ils s’escriment vainement à éteindre. Voilà
pourquoi la politique en vigueur dans ces Etats est
généralement obscurantiste. Un Etat corrompu est donc, à
cause de ses contradictions internes, voué à la
dégénérescence temporelle. Le gestionnaire politique d’un
tel Etat est condamné à être désavoué par le peuple et par
l’histoire, car la corruption, la débauche et l’arbitraire
n’ont jamais pu immortaliser un Sardanapale dans
l’histoire. La corruption est un suicide politique et moral ;
c’est une pratique ignominieuse que seuls ceux qui font
bon marché de leur humanité affectionnent beaucoup. En
dépit des avantages particuliers qu’on peut en tirer, la
pratique de la corruption est assortie de lourdes
conséquences économiques.
C. LES CONSEQUENCES ECONOMIQUES
Un Etat corrompu est, économiquement parlant, un
Etat débile, anémié qu’il est par les fréquentes
hémorragies financières qu’il subit. Financièrement
parlant, un tel Etat est un tonneau de Danaïdes.
Dans les pays sous-développés, la corruption de
l’élite locale est complice de l’exploitation des ressources
de l’Etat et de la paupérisation du peuple par les
investisseurs étrangers. Les affaires de ceux-ci
s’accommodent très bien avec la prospérité de la
corruption locale123. Les pays sous-développés sont
123- B. Nanga, op. cit., p. 126.
victimes d’une corruption qui, en dehors des courtiers
politiques locaux du grand capital, profite généralement
aux investisseurs étrangers. C’est au préjudice, par
exemple, des pays latino-américains ou asiatiques, que de
gigantesques multinationales qui cherchent constamment
des monopoles dans le Tiers-monde et l’acquisition à bon
marché des richesses des pays pauvres, achètent la
conscience des hommes politiques qui ont le pouvoir de
leur accorder le même droit de piller que celui dont ces
multinationales jouissaient déjà pendant la période
coloniale. Cette prostitution politique pose le problème de
la souveraineté des Etats dont les chefs sont corrompus par
le grand capital. Les trafics de sang ou des organes et celui
relatif au dépôt des déchets toxiques qui ont lieu avec
l’accord intéressé de certains gestionnaires politiques du
Tiers-monde que les gérants du capital financier
international tiennent en laisse, problématisent
sérieusement le développement des pays de cette
importante partie du monde. Cette laisse asphyxie
économiquement et étrangle politiquement les pays en
question. Sarassoro se trompe donc énormément lorsqu’il
croit que la corruption des fonctionnaires africains
« entrave la bonne marche des investissements
étrangers »124. Très souvent, ignore-t-il, c’est la corruption
locale qui est favorable à la « bonne marche » de ces
investissements, dans la mesure où elle assure le
développement rapide des capitaux investis et leur
rapatriement facile aux dépens de l’économie de l’Etat. Il
est très naïf de penser que la « bonne marche des
investissements étrangers » est la preuve du défaut de ce
que Sarassoro dénonce, ou qu’elle peut garantir celle des
économies des pays dans lesquels se déploient de tels
investissements. La « bonne marche » des investissements

124- H. Sarassoro, op. cit., p. 7.


de United Fruit en Amérique latine dans les années 1950 a
permis à cette compagnie de tirer des fortunes colossales
de la commercialisation de la banane, sans que cela ait
induit « la bonne marche » économique des pays dans
lesquels avait investi cette multinationale américaine.
L’action de la corruption pour le développement est tout à
fait dirimante.
L’auteur de La Corruption des fonctionnaires en
Afrique décrit les vagues de dénonciation de la corruption
par les chefs d’Etats africains au cours de la première
décennie qui a suivi les indépendances des pays africains :
Houphouët Boigny, Sékou Touré, Mobutu, les chefs d’Etat
du Mali et du Tchad dénoncent violemment le mal, dans
les années 1970, parce qu’il freine le développement,
empêche la consolidation de l’unité nationale et menace
les jeunes nations africaines. L’émiettement politique de
l’Allemagne au XIXe siècle en petites féodalités éparses
s’explique, selon Fichte, par la corruption des gouvernés et
des gouvernants. La dislocation de la nation ainsi
balkanisée favorise l’ennemi à qui le peuple accorde très
facilement ce qu’il devrait pourtant accorder aux
véritables patriotes. Par conséquent, les gouvernants,
abandonnés de tous et trahis par tous, se voient obligés de
racheter leur maintien au pouvoir au prix d’une
acceptation des plans étrangers. C’est ainsi que ceux qui
avaient jeté bas les armes, lorsqu’il s’agissait de lutter
pour la patrie, apprennent sous des bannières étrangères à
lutter bravement contre la patrie 125. L’égoïsme qui
explique, d’après ce philosophe, la corruption des
gouvernés ou des gouvernants, est préjudiciable à la nation
parce qu’il est toujours assorti d’une perfidie politique
profitable à l’étranger.
125- Fichte, Discours à la nation allemande, traduit de l’allemand par
S. Jankélévitch, Paris, Aubier, 1981, p. 68.
Si la corruption a des conséquences
psychologiques, politiques et économiques, elle exerce sur
la gouvernance un déterminisme fort délétère. Son
incidence sur celle-ci est politiquement très néfaste.

D. L’INCIDENCE NEFASTE DE LA
CORRUPTION SUR LA GOUVERNANCE

La gouvernance est un nouveau concept politique


qui renvoie à la manière dont un Etat est administré ou
gouverné. Parler de la gouvernance d’un Etat, c’est
déterminer la valeur de la gestion de la chose publique par
le politique. La gouvernance est bonne quand l’Etat est
rationnellement administré en vue du bien commun. Elle
est mauvaise lorsqu’il y sévit la corruption, ou, ce qui
revient au même, lorsque le bien public est requalifié en
fonction des préférences appétitives de celui qui le
privatise. C’est le cas, chaque fois que les appétits
particuliers exercent sur la psychologie politique des
citoyens une pression aliénante par rapport à leur sens de
l’Etat. C’est aussi le cas lorsque la gouvernance est trop
médiocre pour pouvoir articuler les préférences
particulières des citoyens autour d’un idéal politique
commun.
Les débats sur la gouvernance mettent toujours en
perspective l’éthique qui doit sous-tendre l’administration
ou la gestion du politique. S’ils aboutissent souvent à une
démonstration diabolisante, c’est surtout pour affirmer la
nécessité de fonder la gouvernance sur l’éthique
républicaine qui peut limiter les effets pervers du pouvoir
en le destinant à la protection du bien commun et au
respect de la chose publique. La bonne qualité de la
gouvernance est nécessairement aliénée lorsque le
politique destine le pouvoir au contentement de ses
appétits particuliers et transforme la chose publique en
possession personnelle. C’est aussi le cas, lorsque la
vénalité et la prédation de ceux qui sont chargés d’animer
la gouvernance compromettent le service public et
hypothèquent la réalisation d’un vivre-ensemble juste et
pacifique. Cela est surtout remarquable dans des contextes
politiques permissifs où le politique ne veille pas à
l’assainissement de la gouvernance par l’exercice constant
des normes publiques de référence. Le sentiment
d’impunité que les fonctionnaires véreux éprouvent alors
dans la pratique de la corruption les motive à persévérer
dans cette voie.
Mais si, à en croire Philippe Moreau-Defarges, le
concept de gouvernance est né en France au XIIe siècle 126,
le problème de la gestion de l’Etat relève d’une vieille
préoccupation éthique et politique. Bien avant que les
Institutions de Bretton Woods ne remettent au goût du jour
l’idée de gouvernance, Platon s’intéressait déjà, dans
l’Antiquité grecque, aux conditions de possibilité de la
meilleure gestion de l’Etat. Ce philosophe liait la
gouvernance de l’Etat à l’éthique de ses dirigeants. Pour
lui, la valeur de la gouvernance est fonction de la
tempérance ou de l’intempérance des gouvernants.
L’intempérance prédispose à la démesure et à l’injustice.
Sous la régie des instincts tyranniques auxquels ils
n’opposent jamais de résistance, les gouvernants
intempérants ont tendance à considérer la justice suivant
leurs caprices. Est juste pour eux ce qui leur est
avantageux. Les dirigeants tempérants sont, au contraire,
des hommes justes127. La gouvernance des dirigeants

126- Ph. Moreau-Defarges, La Gouvernance, Paris, PUF, Collection


« Que sais-je ? », 2003, p. 5.
127- Platon, La République, Livre III.
tempérants et intempérants est donc respectivement bonne
et mauvaise.
L’incidence que la moralité individuelle a sur la
gouvernance permet de penser que celle-ci est d’abord un
problème individuel. On peut, à juste titre, parler chez
Platon de citoyens moralement mal gouvernés ou bien
gouvernés. Les premiers, c’est-à-dire les intempérants, ne
sont pas maîtres d’eux-mêmes, car « l’homme qui
gouverne mal son âme » est le « véritable esclave » de ses
désirs128. Un tel homme ne peut pas rationnellement
gouverner la cité. Si la gouvernance du tyran est
défectueuse, c’est parce qu’il est dominé par ses instincts.
Il reproduit donc au plan politique la tyrannie dont son
âme est l’objet au plan psychologique. La conscience du
caractère défectueux de sa gouvernance l’amène à sombrer
dans la paranoïa ; « une foule de craintes et de désirs de
toutes sortes obsèdent son âme. Il a beau avoir l’esprit
curieux, seul de tous les citoyens, il ne peut ni voyager
nulle part, ni aller voir toutes les curiosités qui attirent les
hommes libres. Il passe la plus grande partie de sa vie
enfermé dans sa maison comme une femme, et il envie les
autres citoyens qui vont voyager au-dehors et voir quelque
objet intéressant. »129
Par contre, le sage dont l’âme est bien gouvernée
est un homme juste. Etant déjà moralement bien gouverné,
il est en mesure de bien gouverner la cité. L’Etat le
meilleur est celui dans lequel « commanderont les
hommes de cette moralité », c’est-à-dire « ceux qui sont
vraiment riches, non en or, mais en vertu et en
sagesse »130.

128- Ibid., Livre IX.


129- Ibid.
130- Ibid.
Il ressort des analyses de Platon que la corruption
est très néfaste à la gouvernance de l’âme et de la cité. Il y
a corruption dans l’âme quand la partie concupiscible de
celle-ci domine sa partie rationnelle. Il y a corruption dans
la cité lorsque ceux qui sont chargés d’animer la
gouvernance d’un Etat y interviennent uniquement pour
assouvir leurs instincts égoïstes. Pour Platon, la vertu est
la condition de possibilité de la bonne gouvernance aux
plans individuel et politique. Une gouvernance dominée
par la corruption, avons-nous déjà dit, est celle qui préfère
l’intérêt particulier à l’intérêt général. Dans une telle
gouvernance, l’appareil institutionnel de l’Etat est soumis
à la dictature des appétits particuliers des familles
mafieuses qui jouissent exclusivement de ses ressources.
La révolte qu’un tel ordre injuste suscite est toujours à la
mesure soit de la crise de la bonne gouvernance qui le
caractérise. Elle explique les remous politiques plus ou
moins violents auxquels les gouvernances corrompues
sont nécessairement prédisposées.
Mais si le déficit de bonne gouvernance est fort
remarquable dans le temps et dans l’espace, car, comme
l’affirme Jean-Marie Domenach, « les scandales
(détournements, forfaitures, profits abusifs, etc.) n’ont pas
d’histoire parce qu’ils sont l’ordure de tous les
régimes »131, que faut-il faire pour que la politique et la
corruption ne s’allient pas dans la cité et la communauté
internationale pour promouvoir la débauche, la
prostitution des consciences, la fin du droit, de la morale et
des droits de l’homme ? Que faut-il faire, peut-on se
demander à la suite de Kant, pour que l’homme soumis à
l’hétéronomie de ses appétits tyranniques, parvienne à les
transcender pour pouvoir soumettre sa volonté à l’autorité
131- J.-M. Domenach, « En deçà du bien et du mal », in Esprit, N°
420, p. 12.
de la loi morale ? Cela revient à savoir s’il peut se
soustraire au monde sensible auquel il appartient
objectivement, pour évoluer désormais vers le monde
intelligible, sans qu’un tel mouvement migratoire soit pour
sa volonté une épreuve regrettable ? En somme, il est
question de savoir comment transformer la société ou
l’Etat en un véritable espace éthique garant de la concorde
de ses membres.
Se poser toutes ces questions revient à rechercher
les solutions appropriées au problème de la corruption.
TROISIEME PARTIE

LES SOLUTIONS AU PROBLEME DE LA


CORRUPTION
CHAPITRE 1 :
LE PROCES DES SOLUTIONS IMPROPRES

Par solutions impropres, nous avons en vue celles


relevant de la psychologie empirique telle qu’elle est
définie par un ensemble de conseils prétendument
efficaces. Fondée essentiellement sur le pragmatisme,
cette psychologie pratique est souvent dominée par une
vision sublimatoire de la corruption. La corruption y est
présentée comme ce qui permet de réussir socialement ou
politiquement. Pour réussir socialement, pense-t-on
souvent, il faut accumuler en transgressant les normes
publiques de référence. Les fins stratèges de la corruption,
ceux qui prospèrent considérablement au moyen de
l’économie de la ruse, sont, dans ce cas, des modèles à
l’école desquels celui qui veut éviter l’échec des vauriens
doit s’inscrire spontanément. Pratiquer la corruption est
certes illégal ; mais cela est légitimé par ceux qui la
prennent pour une vertu et le corrompu pour un sage. Pour
eux, il est sage de tirer un meilleur profit individuel de la
situation sociale qu’on occupe. Il est, pense-t-on,
contradictoire, voire bête d’être, par exemple, ministre,
directeur général, douanier, trésorier payeur, contrôleur
des prix, inspecteur des impôts ou chef d’établissement, et
se garder d’accumuler. Un ministre ou un douanier pauvre
est plus bête que la chèvre, car elle au moins comprend
qu’elle doit brouter là où elle est attachée. La chèvre qui
broute là où elle est attachée et qui se détache même
parfois pour étendre son pâturage, afin qu’il coïncide avec
la taille de son appétit élastique, est une bête plus sage que
ceux qui délégitiment la corruption par un masochisme
insconscient. La nomination de soi à un poste de

165
responsabilité, fût-il insignifiant, n’est pas seulement la
cooptation d’un citoyen qualifié et compétent pour servir
efficacement l’Etat dans un secteur administratif ou
politique donné ; c’est surtout l’incitation à
l’enrichissement. Cette cooptation est l’élection
providentielle de soi au divin royaume des riches. Ceux à
qui le destin offre ce genre de rendez-vous avec l’histoire
estiment qu’ils ne doivent pas le rater. Les manifestations
de joie consécutives aux nominations, tout comme les
motions de soutien et les remerciements que les
communautés claniques ou ethniques adressent au
président de la république quand un de leurs ressortissants
est nommé à un poste de responsabilité administrative ou
politique, traduisent, en Afrique en général, et au
Cameroun en particulier, le sentiment que le président a
établi entre la mangeoire nationale et la communauté
concernée un rapport de proximité salvateur qui instaure
désormais la commensalité tant attendue entre les
ressortissants de la communauté de l’élu et les autres qui
exerçaient déjà, dans la grande mangeoire nationale, leur
droit de manducation.
Celui qui, par la vertu de la chiquenaude politique
du prince, sort brusquement de l’anonymat et peut
désormais manger avec les autres grands de la nation, croit
qu’il doit rentabiliser au maximum ce type d’opportunité
historique. Il croit également qu’il est tenu de promouvoir
les siens dans son ministère ou dans l’entreprise dont il est
le directeur. Persuadés, à leur tour, que leur nomination
leur donne le statut de convives dans le cadre de ce repas
gargantuesque que l’Etat se plaît à donner arbitrairement à
certains citoyens, ceux qui ont été nommés par leur frère
du village, du clan ou de l’ethnie, ne s’embarrassent pas de
scrupules dans leur gestion du bien public. S’ils ne font
pas preuve de rectitude dans leur gouvernance, c’est parce

166
qu’ils croient que ce n’est pas ce que la société attend
d’eux.
Les intrigues et les batailles mortelles auxquelles
se livrent les individus soit pour être nommés, soit pour
conserver leurs postes, ne sont pas l’expression du
patriotisme militant des citoyens consciencieux et
respectueux de leurs devoirs envers l’Etat. Elles sont
plutôt des stratégies de conquête des occasions de pouvoir
s’enrichir illicitement. Cette vision ovine ou caprine des
postes de responsabilité fait de l’Etat un être à brouter ou à
tondre suivant la largeur de sa langue et la longueur de sa
corde. La violence avec laquelle l’ethos de la manducation
ou de la prédation anime la scène politique africaine donne
à Jean-François Bayart l’impression qu’en Afrique, la
corruption est une donnée atavique parce que les Africains
ont une vision essentiellement manducatoire de l’Etat.
D’après l’auteur de L’Etat en Afrique qui affectionne les
excès, l’Africain n’existe que dans la manducation ;
manger est son mode spécifique d’existence.
Si l’anthropologie politique de Bayart n’est pas
tendancieuse, ce qui est certain, c’est qu’elle est très
défectueuse. Dans la tradition africaine plus précisément,
il n’est pas dit que la chèvre doit brouter là où elle est
attachée ni qu’elle doit se détacher pour étendre son
pâturage. On affirme plutôt que la pratique de la
corruption, l’exploitation, à des fins personnelles, d’une
situation qu’on occupe socialement, est toujours assortie
de graves châtiments. C’est pour cela qu’il est précisément
dit dans cette tradition que « la chèvre broute là où elle est
attachée, et c’est également là qu’elle se fait mortellement
mordre par le serpent ». Bayart peut donc comprendre que
dans la tradition africaine en général, le Je qui broute est
inexorablement et nécessairement condamné à mort par le

167
serpent. La restitution de cette formule dans son intégralité
met en relief la sévère condamnation, du moins dans la
tradition africaine, de l’ethos de la manducation. Un être
qui fonde son existence sur la corruption ou la
manducation est assuré de perdre sa vie et son humanité.
Conjuguer, dans ce cas, le verbe brouter à la première
personne, revient à se condamner à une mort inéluctable
dans un futur proche ou lointain. Par conséquent, il y a
lieu de dire : « je broute, donc je serai mordu par le
serpent ». L’allégorie de la chèvre suggère la réprobation
dont la pratique de la corruption est l’objet dans la
tradition africaine. Elle illustre aussi la condamnation, par
cette même tradition, de la tendance de tous ceux qui
cherchent à tirer un profit personnel de leur situation
sociale.
Outre cela, la prétendue sagesse du corrompu est
fondée sur l’illusion qui consiste à croire que sa situation
particulière doit nécessairement lui conférer des privilèges
exceptionnels, dût-il, pour en jouir, faire preuve de
cynisme en violant superbement la législation en vigueur
dans la cité et en adoptant un comportant infra-éthique. La
sagesse qu’il a en partage avec la chèvre est
problématique ; elle problématise son identité, car un
homme qui se comporte tantôt comme une chèvre tantôt
comme un homme n’est, à proprement parler, ni tout à fait
une chèvre ni tout à fait un homme, encore moins un
homme sage. C’est un monstre fantastique. La sagesse de
la chèvre est un grossier paradoxe, car on ne saurait dire
d’une bête qu’elle est sage ni d’un sage qu’il est une bête,
sans violer le principe d’identité et de non-contradiction
ou, ce qui revient au même, sans construire de grossières
absurdités. Ceux qui, dans leur vie privée ou publique,
prennent la chèvre pour paradigme éthique, aliènent leur

168
humanité et risquent de subir le triste sort que le serpent
réserve à leur modèle.
On pense également que la corruption est utile au
développement économique, parce qu’elle affranchirait les
transactions financières des lenteurs consécutives à
l’inextricable bureaucratie administrative. Elle impulserait
l’économie en contribuant, grâce aux magouilles et aux
passe-droits, à la rapide circulation de la masse monétaire.
L’Italie serait la preuve que la corruption ne contredit pas
nécessairement le développement économique d’un pays.
Il serait donc souhaitable de dépénaliser et de banaliser la
corruption, dans la mesure où elle rendrait très
compétitives les entreprises qui la pratiquent. L’analyse
fonctionnelle de la corruption reconnaît également à ce
phénomène la fonction de pallier un certain nombre de
déficiences institutionnelles par la redistribution des
ressources nationales à des couches sociales existant
objectivement en retrait de jouissance de telles ressources.
Elle serait également un facteur de mobilité sociale des
groupes qui, « sans elle, seraient exclus ou déprimés, et
pourraient devenir des foyers d’agitation politique ou
sociale. »132 Se fondant sur la complexité du phénomène,
l’analyse fonctionnelle de la corruption cherche, au-delà
des dysfonctions apparentes qu’elle suscite dans le corps
social ou dans la communauté politique, les fonctions
latentes qui justifieraient sa récurrence et sa survie à la
condamnation dans le temps et dans l’espace. D’après
cette herméneutique avide du méta-dysfonctionnel, le
chaos institutionnel, social ou moral que suscite la
corruption correspondrait à une carence institutionnelle et
à l’exigence de la libération d’une dynamique sociale
bloquée.

132- J.- Cl. Waquet, op. cit., pp. 31 et 34.

169
Les défenseurs de la thèse selon laquelle la
corruption est un facteur de développement doivent
chercher à être davantage convaincants, car leur thèse est
formellement démentie par les faits empiriques. En effet,
la corruption existe toujours en proportion inverse du
développement, c’est-à-dire qu’elle ne se déploie qu’au
préjudice de la santé économique d’un pays, et un pays ne
se développe économiquement qu’en minimisant la
pratique de la corruption. L’un des phénomènes ne
s’épanouit que si l’autre est réduit. L’exemple de l’Italie
n’infirme pas cela : si la corruption dans l’étau de laquelle
la mafia enserre ce pays était une vertu économique et un
facteur de développement, personne, ni en Italie ni en
dehors d’elle, ne condamnerait les activités criminelles de
la mafia. Il y a longtemps que tous les autres pays auraient
inscrit beaucoup de leurs fonctionnaires à l’école des
grandes familles de la mafia italienne, telles que la Cosa
Nostra, la Camorra, la ‘Ndranghetta et la Sacra Corona
Unita. Bien plus, la partie méridionale de l’Italie où sévit
habituellement la mafia serait la région la plus développée
de ce pays.
La corruption ne peut pas être un facteur de
développement économique, puisque qu’elle consiste à
suspendre l’Etat dans les transactions qui ne profitent
surtout qu’aux particuliers : les fonctionnaires
prévaricateurs empêchent l’Etat d’accéder à la jouissance
de ses recettes fiscales, étant donné qu’ils interceptent, à
leur profit, ce qui devrait lui revenir. L’Etat ne peut pas
efficacement remplir ses missions régaliennes si sa
substance économique et politique est soit altérée, soit
distraite au profit des citoyens corrompus. La thèse selon
laquelle la corruption est un accélérateur économique fait
bon marché des « péages », sortes de pièges à sous que les
agents véreux créent dans les circuits d’une gouvernance

170
corrompue. Ces « péages » limitent la circulation de la
masse monétaire de l’Etat, autant qu’ils l’amenuisent
lentement mais sûrement. Les torrides transactions
financières auxquelles se livrent les corrompus en marge
des institutions étatiques appauvrissent l’Etat ainsi mis
entre parenthèses. Elles réduisent son pouvoir par rapport
aux puissants lobbies souvent plus riches que l’Etat qu’ils
débilitent considérablement. Emasculé économique-ment,
l’Etat ainsi appauvri est politiquement voué à l’instabilité.
Il devient le terreau politique fertile de la violence et la
scène de prédilection des coups d’Etat.
Prétendre que la dépénalisation et la banalisation
de la corruption émousseraient la passion des hommes
pour cette pratique parce qu’elle lui ôterait l’intérêt que les
mesures de prohibition lui confèrent, c’est soutenir une
thèse dangereuse qui aliénerait l’efficacité de l’opération
de dépénalisation et de banalisation, car elle assurerait
plutôt le plein développement de la corruption et
favoriserait également l’institution de l’arbitraire et la
subordination de la société aux appétits tyranniques et
contradictoires des individus. Se soustraire à l’autorité des
règles impersonnelles et universelles pour se soumettre à
la fantaisie de la psychologie des corrompus et des
corrupteurs, c’est promouvoir l’anomie ou l’anarchie.
Accepter de jeter son âme dans l’abîme de
l’abjection de la corruption pour attendre qu’un
chevaleresque sauveur la repêche est une démission et une
irresponsabilité considérables. C’est cela qui caractérise le
comportement de ceux qui espèrent l’absolution de leurs
vices quand ils auront fini de se compromettre
moralement. La volonté absolutoire dont on attend le
pardon est conçue comme étant consciente de l’incapacité
naturelle de soi à résister au mal. La soumission à

171
l’autorité de cette volonté transcendante et bienveillante
est le renoncement de soi à la liberté ; c’est une grave
atteinte à sa propre souveraineté et la démission commode
vis-à-vis de ses responsabilités. Le sophisme de
l’argument de la corruptibilité essentielle de l’homme fait
bon marché de l’existence des personnes intègres.
La thèse d’une corruption vitale et juste qui
rectifierait les défauts institutionnels d’un Etat coupable
d’appauvrir davantage les pauvres au profit des riches, est
elle aussi très contestable. Le réalisme, même le plus
sommaire, ne la vérifie pas, car elle fait bon marché de la
corruption des riches qui, par des péculats divers,
cherchent à étendre leur empire matériel par simple
instinct de cupidité. La thèse de l’existence d’une
corruption palliative ou compensatrice destinée à donner,
par exemple, bonne conscience à Moana n’est donc pas
toujours vraie, car ceux qui se délectent à pratiquer la
corruption se préoccupent moins de la justice sociale que
du contentement de leurs appétits personnels.
Est également impropre le recours à la répression
brutale comme mode de résolution du problème de la
corruption. La répression de la corruption par la terreur est
une solution de désespoir. C’est à une telle solution que
recoururent aux XVIIe et XVIIIe siècles les grands ducs
de Toscane pour conjurer la corruption ou réduire
l’ampleur de ce phénomène. L’arsenal répressif qu’ils
conçurent était effectivement terrible : il consistait, par
exemple, à attacher le coupable de péculat à la queue d’un
âne, à le traîner à travers la ville pour ensuite l’enterrer
jusqu’à la ceinture et brûler la partie du corps non
enterrée. Quand ce n’était pas le cas, il était condamné à la
galère à vie ou à être décapité ou pendu. Dans tous les cas,
tous ses biens étaient confisqués et le déshonneur

172
s’abattait sur sa famille133. Mais, la terreur ducale dont la
fin était d’exciter l’horreur de la corruption des Florentins
s’avéra inefficace. Si elle sème la panique dans la
démographie des citoyens corrompus, elle ne suffit pas à
réduire l’ampleur du phénomène, puisque ceux qui
croyaient que leurs origines et leur rang social leur
assuraient ipso facto une certaine immunité sociale
continuèrent sereinement à s’adonner à la pratique de la
corruption.
Dénoncer la corruption est un impératif éthique à
assumer. Exhorter chaque citoyen à obéir à la loi morale
dont la personne est porteuse, afin qu’il actualise
pleinement sa dimension éthique est une bonne chose.
Mais, se contenter de commander aux individus de refuser
les présents dont l’action est délétère par rapport à la
justice et à la sagesse134, ou de proférer des imprécations 135
à tous les magistrats iniques qui, pour un pot-de-vin,
acquittent les coupables et font subir des préjudices aux
hommes de bien, ne suffit pas à résoudre le problème de la
corruption. De telles imprécations ne peuvent jamais
exercer sur la psychologie de l’homme enclin à la
corruption une coercition morale efficace. La crainte de la
colère de Dieu peut certes aider, pour un temps, à réprimer
chez celui qui est persuadé qu’il existe, la tendance à la
vénalité et au péculat. Mais, convaincu de sa peccabilité
naturelle, l’homme qui espère l’absolution de ses péchés
par un dieu miséricordieux et bon, finit par ne plus
redouter la malédiction et le feu de sa colère.
La justice distributive du Christ ne peut pas non
plus suffire à résoudre efficacement le problème de la
133- Waquet, op. cit., pp. 118-119.
134- Cf. Exode 23, 8 ; Deutéronome 5, 19 ; Deut. 24, 17 ; Ecclésiaste 7,
7.
135- Cf. Isaïe ; Job ; Psaume de David, etc.

173
corruption, car distinguer la corruption de César de
l’intégrité de Dieu ne prévient pas la contamination des
sujets de César par la corruption de leur maître. Espérer
qu’une telle distinction va réaliser un parallélisme éthique
entre l’immoralité de César et l’intégrité de Dieu, ne
garantit rien.
L’expression, même la plus véhémente de la
détestation de « l’argent qui corrompt, l’argent qui pourrit
jusqu’à la conscience des hommes »136 est tout à fait
inefficace, car une telle dénonciation de la puissance
corruptrice de l’argent ne peut pas, par elle-même, amener
les hommes à ne plus sacrifier leur dignité au pouvoir
corrupteur de l’argent. La révolte et l’indignation que la
corruption de l’argent suscite ne peuvent exercer sur la
moralité d’autrui la moindre contrainte pratique.
Dire que le problème de la corruption n’a pas de
solution n’est pas une solution. C’est éviter, par un
scepticisme fort commode, la recherche de la solution de
ce problème. La solution sceptique résulte d’une paresse
intellectuelle qui donne directement sur le fatalisme. Ce
fatalisme, nous l’avons déjà démontré, donne bonne
conscience aux corrompus. La réponse fataliste aux
questions posées ne résorbe pas le problème de la
corruption sur les plans moral, politique et économique.
L’inefficacité d’une telle réponse la disqualifie en tant que
solution appropriée au problème de la corruption.
Il est donc indispensable de ruiner la psychologie
empirique dont les conseils populaires corrompent la
moralité individuelle et prédisposent la société à la

136- Cf. la violente sortie de François Mitterrand au Congrès


d’Epinay en juin 1971 citée par Maurice Szafran dans son ouvrage
intitulé : Les Juifs dans la politique française. De 1945 à nos jours,
Paris, Editions Flammarion, 1990, p. 252.

174
dissolution. Donner des réponses appropriées au problème
de la corruption est donc une opération de salubrité
éthique. Il s’agit de savoir comment éviter que le mal de
quelques-uns n’entraîne, dans la société et dans l’Etat, le
malheur de tous. Cela revient aussi à se demander
comment être moral même si on ne redoute pas les
sanctions pénales et la colère divine. En d’autres termes,
comment devenir citoyen du monde intelligible de Kant,
par la nécessité de sa propre raison pratique ? Quel est, en
somme, le type d’homme qui doit animer la gouvernance
d’un Etat, de telle sorte que la dynamique de celle-ci
garantisse la bonne qualité du vivre-ensemble ?
Se poser ces questions revient à déterminer non
seulement le profil éthique et politique du bon citoyen,
mais aussi les conditions de possibilité de la bonne
gouvernance.
L’ontologie du corrompu (individu, société, Etat)
nous a permis de comprendre que la pratique de la
corruption est forcément la corruption de l’homme, de la
société et de l’Etat. Face au déploiement insolent de la
corruption en dépit de l’existence des lois, des comités
d’éthique et des pools anti-corruption, il est exigible
d’instituer dans la conscience individuelle un bon
gendarme qui pourra veiller que la volonté ne faillisse pas
moralement, même là où il y a des vides juridiques et
autres complicités institutionnelles. L’institution de ce bon
gendarme incorruptible dans la conscience nécessite le
recours à la pédagogie impérieuse du Il faut et du On doit.
On doit et Il faut qui doivent abandonner leur caractère
impersonnel et irresponsable pour traduire l’engagement
solennel de chacun, expriment la nécessité de rectifier les
mœurs politiques, administratives et sociales corrompues
par la vénalité et la prédation de ceux qui compromettent

175
la bonne qualité de la gouvernance. Ils traduisent
également l’exigence de définir les principes pratiques
devant être la constitution éthique de tout être raisonnable,
notamment de tout responsable administratif et politique.
Cette exigence est éminemment éthique, car elle est liée à
la recherche des « normes et des fondements permettant de
déterminer ce qu’il convient de faire, ce à quoi il est
interdit de contrevenir, les critères de l’obligatoire, du
souhaitable, de l’illicite. »137 S’il convient de rechercher
les normes devant fonder notre agir, c’est parce que
l’existence humaine n’est qu’une coexistence, un réseau
de relations dont l’harmonie n’est garantie que si les
exigences d’ordre éthique sont respectées. On ne peut pas
fonder la coexistence sur la corruption sans bloquer la
dynamique relationnelle. Fondé sur une maxime dont
l’extension et l’universalisation sont tout à fait
impossibles, l’agir de ceux qui affectionnent la corruption
ne peut pas assurer la coexistence pacifique des individus
en société.
La principale fonction pratique du gendarme de la
conscience est de réprimer les désirs tyranniques qui
gouvernent la psychologie du corrompu. La nécessité
d’instituer un bon gendarme dans chaque conscience
individuelle s’explique par la possibilité qu’il discipline
plus efficacement la volonté que les lois civiles, très
souvent considérées comme les artifices ingénieux d’une
société répressive, à l’autel de laquelle elle n’entend
souvent pas sacrifier son autonomie. Dans ce cas,
l’autonomie de la volonté est sauve quand la législation à
laquelle l’être raisonnable se soumet émane de lui. C’est
vraiment le cas si cette législation n’est pas l’ensemble des

137- F. Tindland, « Puissance, interdépendance, pouvoir, légitimité »,


in L’Ethique à la croisée des savoirs, textes réunis et introduits par
Pierre Livet, Paris, J. Vrin, 1996, p. 101.

176
principes arbitraires d’un prince autoritaire et corrompu,
destinés à subordonner les consciences individuelles à ses
caprices politiques et économiques. Désormais protégée
par un gendarme vigilant, la conscience saura défendre
son territoire contre les assauts répétés des instincts
bestiaux. Il faut, pour cela, concevoir une pédagogie
susceptible de cultiver en l’homme le sens du devoir et de
l’intérêt général. C’est au chapitre 2 de cette partie que
nous définissons cette pédagogie pratique. Il ne s’agit
donc pas d’ajouter aux morales positives une morale
supplémentaire qui pourrait courir le risque de manquer
d’originalité. Les traditionnelles formes de régulation
sociale sont certes anachroniques et vouées, par
conséquent, à l’inefficacité. C’est pour cela qu’elles
doivent être l’objet d’un constant doute éthique. Mais,
c’est parce que nous ne désespérons pas de pouvoir y
trouver des ressources éthiques dignes d’intérêt que nous
estimons qu’elles méritent d’être revisitées, afin de rendre
possible la correction du déficit d’éthique et la crise de la
bonne gouvernance dont la corruption est l’un des
principaux facteurs.

177
CHAPITRE 2 :
LA SOLUTION PEDAGOGIQUE

La solution que nous proposons ici, c’est la


pédagogie pratique. L’objet de celle-ci, c’est l’âme à
conduire vers le bien. La pédagogie pratique dont la fin est
la programmation éthique des âmes, est définie par un
ensemble des principes dont l’application est finalisée sur
l’humanisation de l’individu, de la gouvernance, de la
société et de l’Etat. Relativement à quelle éthique le
pédagogue pratique devra-t-il programmer les âmes,
pourrait-on se demander ? Une telle question se pose,
compte tenu du fait que l’éthique existe effectivement au
pluriel. Etant donné que la particularité de son mode
d’existence est susceptible de compliquer la tâche du
pédagogue pratique, sommé non seulement de déterminer
son éthique de prédilection, mais aussi de justifier une
telle prédilection, il convient d’identifier précisément
l’éthique à laquelle correspond la pédagogie pratique.
Il y a certes diverses éthiques, si on admet qu’à la
différence de la morale qui consiste généralement en une
normativité axiologique établie non seulement dans la
distinction du bien et du mal, mais aussi dans la
prescription du bien, l’éthique est l’interrogation
permanente portant sur le mode de gestion de notre liberté
dans l’intersubjectivité ou dans l’intercommunauté ; elle
est également l’évaluation du sens de notre agir dans la
perspective d’une harmonie à restaurer, d’un ordre humain
à protéger ou à parfaire. Elle est, comme le relève
Raymond Polin, essentiellement cette dynamique réflexive
au cours de laquelle la théorie sur les valeurs et les normes
est en interaction avec une pratique dont il faut sans cesse

179
évaluer les conséquences possibles ou réelles pour
s’assurer qu’elle est humainement chargée de sens, ou
qu’elle permet à l’homme d’actualiser pleinement son
humanité. Ainsi, affirme Raymond Polin, « en même
temps qu’elle invente, interprète, ordonne, définit un
ensemble de valeurs et de significations, elle tente
d’établir, dans la réalité, un ordre qui la justifie. Elle vise à
l’établissement et au maintien d’un certain type de
relations humaines définissables et intelligibles à partir de
leur sens et de leurs valeurs. »138 L’éthique est donc
transcendante par rapport à la morale, au droit et à la
politique. Elle est ce doute qu’il faut constamment jeter
sur les valeurs et les vérités communément admises
lorsqu’on n’a pas la garantie qu’elles peuvent assurer le
progrès de l’humanité. Ce qui caractérise l’éthique, quelle
qu’elle soit, c’est sa dimension intentionnelle : elle a une
visée qui justifie sa quête constante des valeurs nouvelles,
sa tendance à innover axiologiquement parlant. Ce qui
donc domine l’éthique, c’est la préoccupation liée au
progrès humain. C’est pour cela que Philippe Meyer la
conçoit comme « une interrogation philosophique visant à
dégager les valeurs qui concourent à élever la pensée
humaine pour assurer la qualité de vie spirituelle dont
dépend un bien-être individuel et collectif. »139
L’interrogation philosophique portant sur l’identification
de l’éthique par rapport à laquelle le pédagogue pratique
doit programmer les âmes est pour nous l’inquiétude
éthique fondamentale.
L’inquiétude éthique que le pédagogue pratique
doit cultiver et entretenir dans les âmes à conduire vers le
bien a pour fin de conformer l’agir des individus à

138- R. Polin, Ethique et politique, Paris, Editions Sirey, 1968, p. 102.


139- Ph. Meyer, De la douleur à l’éthique, Paris, Hachette, 1998, p.
135.

180
l’humain, par-delà l’économiquement, le politiquement ou
le juridiquement acceptables. Il s’agit pour le pédagogue
pratique de rechercher et de cultiver l’humain dans les
consciences, en exerçant sur le magistère psychologique
que appétits ont sur la moralité individuelle et collective
un déterminisme éthique. Il s’agit donc, par exemple, de
redéfinir l’humain aux enfants et aux adultes, en invalidant
les critères actuels d’appréciation, comme ce sur quoi doit
se focaliser l’activité individuelle et collective. Le
pédagogue pratique doit promouvoir les sens de l’humain,
en inculquant aux enfants et aux adultes que tricher plus
ou moins habilement pour accumuler des richesses ou
accéder à la jouissance des avantages qu’on ne mérite pas,
n’est pas digne de l’homme, et que si l’avoir est nécessaire
à la protection de la dignité humaine, celle-ci ne doit, en
aucun cas, être compromise pour son acquisition. Celui
qui méprise l’avoir, surtout lorsque son acquisition
s’effectue en retrait des exigences éthiques, est celui qui
en a une conception instrumentale. C’est pour lui un
moyen au service d’une fin, c’est-à-dire l’homme.
Mépriser l’avoir, c’est pouvoir l’acquérir et s’en servir
sans devoir, pour cela, aliéner sa dignité humaine dans un
« marchandage faustien ». Le service doit être également
défini aux enfants et aux adultes comme une noble
servitude qui émancipe l’individu de sa particularité
initiale pour l’intégrer dans une vaste dynamique
relationnelle où il peut donner la preuve de son humanité
en se mettant au service d’autres hommes. De la sorte, il
se libère des bornes de son individualité qui le
prédisposent à l’égoïsme pour accéder vraiment à
l’humanité universelle dont la vacance est remarquable
chaque fois qu’on instrumentalise l’autre à des fins
personnelles. Cette conception du service éviterait qu’on
le perçoive comme une épreuve avilissante ou aliénante

181
pour le serviteur, puisque celui-ci saura qu’à travers
l’homme qu’il sert, il se met surtout au service de
l’humanité tout entière dont il participe lui-même.
La corruption qui domine la gouvernance de
certains Etats est due à la confusion entre le moyen et la
fin. L’éthique kantienne, dont l’orientation est
évidemment personnaliste, dissipe cette confusion parce
que l’auteur des Fondements de la métaphysique des
mœurs distingue nettement la personne de la chose.
D’après Kant, la chose, comme tous les autres êtres
dépourvus de raison, appartient à l’ensemble des moyens ;
« au contraire, affirme Kant, les êtres raisonnables sont
appelés des personnes, parce que leur nature les désigne
déjà comme des fins en soi, c’est-à-dire comme quelque
chose qui ne peut pas être employé simplement comme
moyen, quelque chose qui par suite limite d’autant toute
faculté d’agir comme bon nous semble (et qui est objet de
respect). »140 De cette distinction d’ordre ontologique que
Kant établit entre la chose comme moyen et la personne
comme fin en soi, il résulte cette maxime éthique :
« l’homme, et en général tout être raisonnable, existe
comme fin en soi, et non pas simplement comme moyen
dont telle ou telle volonté puisse user à son gré ; dans
toutes ses actions, aussi bien dans celles qui le concernent
lui-même que dans celles qui concernent d’autres êtres
raisonnables, il doit toujours être considéré en même
temps comme fin. »141 Au chapitre 2 de la première partie
du Livre II de la Critique de la raison pratique, Kant
réitère cette maxime éthique à travers l’exigence
que « dans l’ordre des fins, l’homme (et avec lui tout être
raisonnable) soit une fin en soi, c’est-à-dire qu’il ne puisse
jamais être employé par personne (même pas par Dieu)
140- E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 149.
141- Ibid., p. 148.

182
comme un simple moyen sans en même temps être lui-
même une fin ; que par suite, l’humanité doive nous être à
nous-mêmes sacrée en notre personne »142. Comme fin en
soi, la personne a une dimension éthique qui explique
pourquoi on ne doit pas la subordonner à une autre fin par
rapport à laquelle elle servirait de moyen143.
Comme on peut le remarquer, l’éthique que nous
proposons est kantienne pour l’essentiel. La corruption est
fondée sur une conception instrumentale, donc fausse, de
la personne ; c’est un moyen destiné à une fin plutôt
subjective qu’objective. Pour éviter la corruption de la
moralité et de l’humanité, il faut que chacun agisse de telle
sorte que la maxime de son action puisse être érigée en loi
universelle de la nature. Cela veut dire, suivant le
judicieux commentaire de Raymond Court, que
« l’impératif catégorique, de manière analogue à celle dont
la loi naturelle règle les phénomènes physiques du monde
sensible, doit s’appliquer au monde des hommes pour y
susciter une authentique réciprocité en surmontant
l’anarchie des égoïsmes. »144
Le parallèle que Kant établit entre l’éthique et la
cosmologie s’explique par le fait que la nature humaine a,
selon lui, la même universalité que la nature physique. Par
conséquent, la loi qui régit la nature humaine au plan
pratique est aussi universelle que celle qui régit la nature
au plan physique. Mais, par rapport à la nature physique,
la nature humaine est une nature privilégiée parce qu’elle
est raisonnable. C’est pour cela qu’elle existe comme fin
142- E. Kant, Critique de la raison pratique, traduction de J. Gibelin,
nouvelle édition, entièrement revue par Etienne Gilson, 3 e tirage,
Paris, J. Vrin, 1983, p. 145.
143- R. Court, Force et dérive des principes, Paris, Méridiens
Klincksieck, 1990, p. 51.
144- Ibid., p. 46.

183
en soi145. Fondée sur des appétits purement égoïstes, la
maxime de l’agir du corrompu n’est pas universalisable.
C’est pourquoi ce dernier ne souffrira pas qu’on lui inflige
le traitement qu’il fait subir aux autres lors de sa prestation
de services. La corruption n’est intéressante que lorsque
celui qui la pratique se persuade qu’il n’en subira pas les
effets pervers : le médecin véreux criera haro sur le chef
d’établissement scolaire qui soumet l’inscription de son
enfant dans son établissement à des conditionnalités
mercantiles ; le policier qui subordonne toujours ses
services à des motivations d’ordre pécuniaire supportera
difficilement qu’il doive, à son tour, soudoyer les
magistrats iniques pour le traitement de ses procédures
judiciaires ; l’homme qui, pour le moindre petit service à
rendre aux dames, leur impose de vicieuses contributions
charnelles, ne peut pas tolérer qu’autrui demande à son
épouse de devoir contribuer pareillement dans les mêmes
circonstances, etc. L’impossibilité d’ériger la maxime de
l’agir du corrompu ou du corrupteur en loi morale
universelle prouve que la « marchandisation » ou la
« financiarisation » des rapports humains conduit
inévitablement à l’impasse. La maxime de l’action du
corrompu se réfute parce qu’elle n’est ni extensible ni
universalisable. Son extension prédispose la société au
chaos.
Comme l’éthique kantienne, notre pédagogie
pratique se fonde sur un socle de vérités péremptoires et
moralement utiles, parce que pouvant empêcher que
l’homme épuise totalement son humanité dans la
recherche aveugle des valeurs problématiques qui
l’amènent souvent à perdre de vue qu’il est la seule valeur
qui soit vraiment digne de respect, et contre laquelle
l’avoir et le pouvoir ne doivent jamais être utilisés.
145- E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 150.

184
L’argent, la nourriture, le sexe et le pouvoir après lesquels
courent les corrompus, n’ont qu’une valeur problématique.
L’homme est, par contre, une valeur absolue. La valeur
problématique est hypothétique ou conditionnelle.
L’argent ne vaut que si l’homme en a besoin au niveau des
échanges. Il n’a aucune ustensilité là où son intervention
est tout à fait inopérante. Conditionnée par la fin à
atteindre, la valeur de l’argent est relative, au contraire de
celle de l’homme qui est absolue. L’argent ne vaut
vraiment que s’il permet à l’homme d’actualiser
pleinement son humanité et si l’intermédiation qu’il assure
au niveau des échanges rend possibles de véritables
rapports éthiques entre les individus, les peuples et les
Etats. En faire une valeur en soi ou une fin objective, c’est
fétichiser, sans justification suffisante, un simple moyen
qui n’a qu’une valeur problématique. C’est pourtant le cas,
lorsqu’il corrompt l’humanité de l’homme et aliène sa
dignité en l’asservissant. Une valeur absolue ou
anhypothétique est, au contraire, la même dans le temps et
dans l’espace : l’homme vaut absolument parce que le
crédit de son humanité n’est relatif à aucune circonstance
spatiale ou temporelle. Il vaut en soi, quelle que soit sa
race, son ethnie, sa condition historique ou son idéologie,
car, en vertu du principe de l’unicité, la nature humaine est
la même dans l’espace et dans le temps. La personne est
donc nécessairement digne d’un « respect immédiat ».
En exaltant la valeur humaine, il s’agit de
substituer, dans l’esprit de l’enfant ou de l’adulte, à la
phobie ou à la haine de l’homme, l’amour et le profond
respect de cet être. L’éthique humaniste dont la pédagogie
pratique est assortie, vise la protection de l’humain contre
l’érosion évidente de la vertu dans un contexte régi par la
dictature de l’argent et la recherche effrénée de la
puissance. Les institutions sociales doivent, pour cela,

185
entretenir dans la mentalité des individus le principe
éthique selon lequel l’homme est une valeur en soi. La
minoration éthique de l’homme dans le catéchisme en
vigueur dans nos institutions religieuses est préjudiciable à
sa dignité. Présenter l’homme comme un être déchu et
essentiellement corruptible, à l’opposé de Dieu dont la
volonté est d’une rectitude morale à toute épreuve, suscite
beaucoup plus en l’homme le respect de Dieu que celui de
cette pauvre créature peccable. La contradiction homme-
Dieu, qu’on se représente, à travers le couple
contradictoire vice-vertu, n’aide pas l’homme à inspirer le
respect. Un homme qui s’adonne à la pratique de la
corruption ou qui affectionne en général le vice, en
attendant l’action rédemptrice d’un dieu bon et
miséricordieux, renonce à l’effort éthique qui consiste à
pratiquer la vertu et à respecter l’humanité de l’autre. Il
s’épuise dans l’adoration de Dieu à qui il rappelle, à force
de prières, comme si celui-ci était dur d’oreille, qu’il doit
lui pardonner ses vices parce qu’il est n’est qu’un pauvre
pécheur. Le rappel importun, au moyen des prières
réitérées, à un dieu qui aurait des problèmes de mémoire,
que l’homme, sa créature privilégiée, est par essence
corruptible, et qu’il n’a pas suffisamment de ressources
morales pour résister à la corruption, semble surtout
destiné à dispenser ce dernier de l’effort éthique nécessaire
à déployer dans le sens de la vertu. En sollicitant la
providence pratique de la divinité là où il est moralement
interpellé, l’homme donne l’impression que la résolution
de ses problèmes éthiques incombe plutôt à Dieu qu’à lui-
même. La projection de l’homme dans la représentation
fantastique d’un dieu incorruptible appauvrit son humanité
et lui donne l’illusion que c’est ce qu’il se figure incarner
absolument la vertu qui peut le sauver de la corruption. En
attendant, en toute indignité, une telle mission

186
rédemptrice, l’homme continue à croupir dans
l’immoralité.
Le fétichisme de l’argent, « ce grand mythe des
temps modernes »146, modifie le rapport des hommes entre
eux, puisqu’il substitue au principe d’humanité et de
dignité, le principe de vénalité ; aux valeurs humaines, il
substitue les valeurs marchandes. En plus de corrompre les
rapports humains qu’il fonde sur l’éthique marchande,
l’argent, d’après Michel Surya, ruine la politique qu’il
subjugue, au point qu’ « il n’y a pas de politique dont
l’argent ne décide »147.
De plus en plus considéré comme le vicaire
temporel de Dieu, notamment dans le néolibéralisme
triomphant, l’argent déshumanise, en les mercantilisant,
les rapports humains. C’est cela qui fait dire à Georges
Bastide que « si le lien de solidarité qu’il tisse entre les
hommes est plutôt celui qui unit l’escroc à sa dupe que
celui qui devrait unir des compagnons d’un même devoir,
c’est que cet argent est très exactement l’envers, le sosie
de même apparence mais radicalement inversée, des
valeurs spirituelles. »148 Divinité de substitution et de
proximité, celle qui étend la puissance historique de ceux à
qui elle fait don de sa grâce et dilate considérablement les
rêves de ceux qui ne désespèrent pas d’avoir tôt ou tard
ses faveurs, l’argent contribue à l’éclipse de l’humain par
le déficit d’éthique que son fétichisme cultive et entretient
dans les rapports humains.
Reconfigurer la psychologie des hommes en
remplaçant dans leur esprit, le culte de l’argent (la

146- G. Bastide, op. cit., p. 584.


147- M. Surya, De l’argent, la ruine de la politique, Paris, Payot &
Rivages, 2000, p. 23.
148- Ibid., pp. 584-585.

187
nummolâtrie), du pouvoir et de Dieu (la théolâtrie) par le
culte de l’homme (l’anthropolâtrie), et faire savoir qu’on
doit être moral même en l’absence de Dieu, telle est la
tâche du pédagogue pratique. Partout, les hommes se
battent et se combattent pour l’argent, le pouvoir et Dieu.
Les batailles et les guerres dans lesquelles ils s’engagent
pour la défense de leurs intérêts économiques, politiques
ou idéologiques se déroulent très souvent dans l’oubli des
valeurs humaines. La nécessité de relativiser, entre autres,
le culte de Dieu s’explique non seulement par le fait que
l’homme doit se réapproprier son destin, mais aussi par le
fait que Dieu n’inspire pas suffisamment de peur dans la
démographie de plus en plus importante des corrompus et
des corrupteurs. La corruption serait une pratique
marginale dans la population des croyants si la peur de
Dieu avait une réelle incidence pratique dans l’agir des
hommes. Trop préoccupés par la gestion de l’adversité de
la vie moderne, les hommes redoutent beaucoup plus la loi
du marché que la colère divine.
Le culte de substitution que nous proposons ici à
travers l’anthropolâtrie n’a qu’une fonctionnalité
instrumentale du point de vue pratique. Son rôle consiste
non seulement à amener l’homme à cesser de croire que
Dieu est plus digne de respect que lui, mais aussi à
l’accoutumer à assumer, en toute autonomie, ses
obligations morales, sociales et politiques envers son
semblable.
Pour plus d’efficacité, la pédagogie pratique a
besoin du concours de la société qui, au moyen d’une
législation pénale ou préventive appropriée, doit user de
son droit de blâmer ou de punir, s’il le faut, ceux qui, par
la pratique de la corruption, aliènent leur humanité et
compromettent le vivre-ensemble en introduisant le chaos

188
dans la société et dans l’Etat. L’insolente impunité dans
laquelle certains citoyens pratiquent la corruption, pillent
les richesses de l’Etat et prédisposent leurs concitoyens à
la misère, est préjudiciable à l’assainissement de la
gouvernance et à la formation humaine des enfants, très
enclins à prendre pour parfait le mode de conduite des
adultes, surtout lorsque cette conduite n’émeut plus
beaucoup de gens en société. Par la fraude ou la tricherie
aux examens, les enfants reproduisent, à leur niveau, la
corruption que leurs parents indignes pratiquent
cyniquement en société ou dans les institutions de l’Etat.
Les défenseurs de la théorie du cynisme politique
et du darwinisme économique diront que nous péchons ici
par un éthicisme inhumain. Pour eux, le monde humain est
défini par la volonté des plus forts (les lions) ou des plus
malins (les renards), et qu’il ne peut en être autrement.
L’essentiel, dans ce cas, est de déployer sa force ou son
intelligence pour exister. Ils critiquent Kant au seul motif
qu’il est idéaliste et qu’il oublie que l’homme est un
complexe de passions et de raison. Pour eux, l’éthique de
Kant pèche par son excès de formalisme, car elle est trop
pure pour correspondre à la complexité de la nature
humaine. Ils pensent qu’il est impossible d’appliquer
l’impératif catégorique à une nature aussi complexe que la
nature humaine. En effet, se demandent-ils, comment
pouvoir subsumer sous la catégorie éthique, la dimension
empirique (constituée de désirs parfois revêches) de
l’homme sans que l’unité de la nature humaine en
souffre ? D’après eux, les préoccupations d’ordre éthique
concernent beaucoup moins les communautés politiques et
les ensembles économiques que les communautés
affectives. Le prince, soutiennent-ils froidement, peut
gouverner par la terreur et la corruption au grand mépris
de l’éthique, si la raison politique le lui impose. Cette

189
objection se trouve confortée par le pragmatisme et
l’économisme dominants. Pour les partisans du
pragmatisme et de l’économisme, les problèmes dont la
vie moderne est assortie exigent, pour leur résolution, que
soient différées ou oubliées les préoccupations d’ordre
éthique. Pourquoi, se demandent-ils, s’embarrasser des
questions d’ordre éthique quand on doit affronter, souvent
sans garantie d’efficacité, en plus des contraintes
historiques, les impératifs économiques du dieu-marché ?
En effet, se préoccuper de l’éthique peut passer pour une
mauvaise distraction dans un contexte dominé par « le
règne de l’ « argent fou », l’appât du gain immédiat et
planétaire comme finalité première de toute activité
humaine »149.
C’est effectivement la « chrématistisation » d’un
monde auquel le marché impose sa loi, qui commande le
recours urgent à l’éthique pour la sauvegarde d’un règne
humain contre le règne marchand à la réalisation duquel le
pragmatisme et l’économisme nous demandent de
collaborer. L’obsession de l’argent, le culte du profit
expliquent que la mondialisation que sous-tend l’éthique
marchande, ne puisse pas exister en rupture de corruption,
dès lors que la finalité d’une telle éthique est moins
l’humain que le rentable. L’anarcho-capitalisme du
néolibéralisme actuel est l’un des vecteurs de la
corruption.
La thèse de l’existence exclusive de la politique par
rapport à l’éthique est très contestable : c’est une telle
conception que Platon combat déjà dans La République et
dans le Gorgias, et dont Raymond Polin affirme
l’impossibilité dans Ethique et politique, lorsqu’il soutient

149- R. Passet et J. Liberman, Mondialisation financière et


terrorisme, p. 57.

190
que « l’idée de fonder une politique qui n’impliquerait pas
d’éthique, semble trop paradoxale pour venir à
personne »150. Nous pensons que lorsque la politique est au
degré zéro de l’éthique, elle est inhumaine et se condamne
par le fait même. C’est surtout le cas, quand le pouvoir
politique échoue entre les pattes d’un renard malicieux ou
d’un lion cupide et féroce. Politiquement, la cupidité et la
férocité du lion le discréditent nécessairement. Une
politique infra-éthique est nécessairement condamnée, car
il n’y a rien dans les mœurs corrompues des politiques qui
puisse donner à leur pouvoir des garanties de longévité
politique. Le conformisme politique d’un Descartes n’est
pertinent que lorsque les lois et les coutumes de son pays
sont éthiques. Mais lorsqu’on leur obéit en dépit du fait
qu’elles sont corrompues, on se rend coupable de
complicité de la pratique de la corruption.
Nous pouvons faire remarquer que les corrompus
ont horreur des préoccupations d’ordre éthique comme les
intègres exècrent la pratique de la corruption. Les
préoccupations d’ordre éthique les indisposent, surtout
lorsqu’elles peuvent encore introduire des scrupules dans
leur conscience. L’autocensure qu’elles cultivent dans la
conscience est handicapante pour ceux dont la volonté a
tendance à se déployer aisément dans la pratique de la
corruption. Nous objectons aux cyniques qu’un monde
dans lequel l’homme est soit un renard, soit un lion pour
l’homme, est moins un cadre humain qu’un parc
zoologique dangereux. S’il en a été ainsi jusque-là, c’est
parce que l’homme n’a pas encore fait preuve de volonté
et de courage suffisants pour vivre dans une communauté
éthique ou sous un véritable règne humain. Se complaire
donc dans l’infra-humanité et prétendre que le monde ne
peut pas s’humaniser, c’est faire preuve d’un scepticisme
150- R. Polin, op. cit., p. 120.

191
éthique fort commode. Penser qu’il faut, dans ce cas, faire
de la nécessité une vertu en exaltant les instincts auxquels
les hommes donnent servilement cours, c’est proposer la
transformation d’un fait têtu en droit. C’est régulariser
lâchement un fait, compte tenu de sa récurrence dans
l’histoire. C’est se garder, par lassitude, de soumettre une
factualité critique à la sanction d’une réflexion éthique qui
se renouvelle sans cesse en vue d’une constante
sécurisation de la dignité humaine.
Kant n’a pas fait bon marché de la complexité de la
nature humaine. Il a bien prévu la critique facile qu’on lui
adresse souvent. Il pense surtout que c’est la raison qui
doit définir l’agir de l’homme. Ce n’est qu’à ce prix qu’un
tel agir peut être moral. Lorsque les passions fondent la
conduite de l’homme, elles corrompent la moralité de
celui-ci. La dignité humaine n’a pas de prix. Elle n’est pas
l’objet d’un « prix marchand », car il s’agit moins d’une
« valeur relative » que d’une « valeur intrinsèque »151. On
peut douter que cette critique banale qu’on adresse
souvent à Kant, lorsqu’on prétend dénoncer les apories de
son formalisme éthique, puisse être retenue à la charge de
la philosophie pratique de l’auteur des Fondements de la
métaphysique des mœurs.
Enfin, l’école ne peut contribuer au progrès éthique
de l’humanité qu’en cessant d’être la fabrique plus ou
moins artisanale des physiciens, des chimistes, des
chirurgiens, des rhéteurs ou des comptables sans âme,
prêts à confectionner des bombes ou des poisons, à
dépecer l’homme comme s’il s’agissait d’un vulgaire objet
ou à le tromper sans scrupules. Former des comptables
surtout experts dans l’art de comptabiliser à leur profit les
deniers publics ou l’avoir d’autrui, c’est donner aux êtres

151- E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 160.

192
humains que ces comptables auraient pu bien être si leur
formation les avait rendus dignes de respect, la
psychologie des prédateurs et non l’éthique qui convient
aux hommes.
Pour que les rapports sociaux ne soient pas minés
par la corruption, il faut qu’ils soient des relations éthiques
consistant en une mutuelle protection de la dignité
humaine dans la prestation et la location des services. Le
problème de la corruption exige donc aussi une solution
politique.

193
CHAPITRE 3 :
LA SOLUTION POLITIQUE

Si la corruption est évidemment un problème de


salubrité éthique, ce problème est également politique. De
ce fait, il exige une solution politique. Kant a semblé
l’oublier. Dans l’éthique kantienne, la personne a certes
une dimension éthique parce qu’elle est porteuse de la loi
morale. Mais, sans l’encadrement social et politique qui
assure l’actualisation de cette dimension éthique, elle ne
peut pas réaliser la loi morale dont sa nature est
virtuellement porteuse, au point de « travailler », comme
le dit si bien Raymond Court, « à l’avènement d’une
société où l’homme respecte l’homme »152. L’argument de
l’enracinement historique de la nature humaine nous
permet de penser que la moralité des citoyens est
généralement le reflet de la qualité de la gouvernance en
vigueur dans un Etat. Le formalisme éthique de Kant
pèche donc par son « oubli de l’historicité ». En concevant
l’esprit comme un Etat dans lequel le pouvoir de la raison
est souvent subverti par la rébellion des instincts, Kant
perd de vue que le pouvoir de la raison ne peut être assuré
sur le plan moral que si cette faculté est socialement et
politiquement consacrée comme l’instance à obéir ou la
voie à suivre pour l’accomplissement de la citoyenneté et
de l’humanité de l’homme. Si la raison n’existe pas dans
les institutions sociales et politiques, elle ne peut pas non
plus toujours exister efficacement dans les mœurs
individuelles. Lorsque la corruption existe impunément
dans un Etat, et que les corrompus s’arrogent le droit de
narguer les citoyens en donnant en spectacle les
152- R. Court, Force et dérive des principes, p. 47.

195
dividendes financières ou politiques de leurs spéculations
sordides, c’est la preuve que la raison n’est pas encore
dans les mœurs de cet Etat. Les individus qui reproduisent
ces mœurs font facilement des émules et suscitent même
la défection des hommes de bien dont la vertu ne suffit
toujours pas à leur permettre de relever honorablement les
défis des impératifs historiques. La pression délétère des
besoins a plus efficacement raison de la vertu individuelle
dans des contextes politiques caractérisés par un déficit
évident d’éthique républicaine. Dans de tels contextes, les
agents publics se figurent que la résolution de leurs
problèmes existentiels consiste à agir dans la gouvernance
de manière à traiter toujours l’humanité de l’autre comme
un moyen et jamais comme une fin.
La gouvernance ne peut être protégée contre la
corruption que si les agents de l’Etat s’accoutument à
adopter des attitudes éthiques, en respectant
scrupuleusement la personne de l’autre dans le traitement
des procédures administratives. Pour cela, il convient que
l’Etat ait à sa tête un homme de bien qui gouverne
effectivement les institutions à la manière d’un véritable
pédagogue pratique. Parce que l’ethos de l’individu risque
de reproduire les mœurs sociales ou politiques en vigueur,
il est exigible que la politique soit éthique. On peut donc
comprendre pourquoi Platon pense, dans La République,
que c’est le philosophe qui peut gérer la cité pour le bien
de tous. La compétence politique du philosophe
platonicien s’explique par la science du bien dont il
dispose. Cette science le prédispose à mépriser le pouvoir
en le mobilisant, non contre la vertu et la dignité humaine,
mais pour le bien de la cité tout entière. L’ignorance du
bien prédispose le vulgaire au pouvoir à la corruption
parce qu’il croit que l’Etat dont il a politiquement la
responsabilité de la gouvernance, est subordonné au

196
contentement de ses appétits personnels. C’est lorsque
l’Etat est géré suivant les principes de la bonne
gouvernance qu’il est facile d’instituer le bon gendarme
dans l’esprit des citoyens. C’est ce gendarme qui
rappellera à ceux-ci qu’ils doivent agir de telle sorte qu’ils
traitent toujours l’humanité, aussi bien dans leur personne
que dans la personne de tout autre, en même temps comme
une fin, et jamais simplement comme un moyen. Le
souverain ne sera alors pour eux que la représentation
politique de ce bon gendarme intérieur. Dieu n’est pas
nécessairement ce gendarme vigilant et pédagogiquement
efficace ; le développement de la corruption dans l’histoire
permet qu’on doute de son efficacité pratique. La peur de
Dieu, même quand on l’éprouve, n’est pas toujours
dissuasive par rapport à la corruption. Le fonctionnaire
corrompu dissipe souvent cette peur en se persuadant que
les occasions de corruption sont des modes d’être de la
providence d’un dieu qui se montre bienveillant à son
égard.
C’est l’institution, par la pédagogie pratique, du
bon gendarme dans la conscience, qui peut doter l’homme
de scrupules susceptibles d’empêcher sa volonté de se
laisser distraire par les passions, quelque intéressantes et
charmantes qu’elles soient. Doté désormais d’une forte
conscience morale qu’entretient un environnement
politique éthique, le citoyen sera capable d’imposer
efficacement une conduite éthique à ses désirs tant dans sa
vie privée que dans sa vie publique. Pour agir moralement,
il n’aura plus besoin ni d’être contraint par un tyran plus
ou moins bon ni de postuler l’existence de Dieu153.
L’usage de Dieu comme artifice pédagogique
destiné à la résolution du problème de la corruption de la

153- E. Kant, Critique de la raison pratique, pp. 138-145.

197
moralité et de l’humanité introduit dans l’éthique
kantienne une dissonance philosophique remarquable dans
le passage des Fondements de la métaphysique des mœurs
(1785) à la Critique de la raison pratique (1788). Pour
nous, si Kant a dû violer le principe d’autonomie de la
volonté pratique en postulant, pour la garantie de la
moralité du juste, l’existence de Dieu ou d’une cause
adéquate du souverain bien, c’est parce qu’il n’a pas pris
en compte l’importance politique du problème de la
corruption de la moralité et de l’humanité. Le besoin de
rattacher la conscience de notre devoir à la présomption de
l’existence d’une intelligence suprême absolument sage ne
se justifie que s’il est établi que l’homme ne peut pas être
moral ou vertueux par la nécessité de sa propre volonté
pratique.
C’est vrai que la conversion éthique des désirs
intéressés en désirs moraux n’est pas aisée, surtout dans
des gouvernances corrompues. Elle exige à l’homme une
force morale qui lui permette de résister héroïquement aux
multiples sollicitations intéressantes d’un environnement
politique et économique dominé par le pragmatisme et
l’économisme. Mais, en pensant pouvoir résoudre le
problème de la conformité des êtres raisonnables à leur
devoir par la présomption de l’existence de Dieu, Kant
transgresse, sans s’en rendre compte, le principe
d’autonomie de la volonté, car la garantie d’efficacité
pratique qu’il espère trouver dans le postulat de l’existence
de Dieu est « hétéronomisante ». La présomption de
l’existence de Dieu, qu’il juge surtout nécessaire à la
résolution du problème de la concordance du bonheur et
de la moralité, est également suspecte de pessimisme
anthropologique du point de vue éthique. Enfin, comment
Kant pense-t-il pouvoir protéger la pureté de la fin
pratique à laquelle il destine le postulat de l’existence de

198
Dieu contre le pragmatisme, s’il assigne à la présomption
de l’existence d’un être absolument sage a une fonction
instrumentale au plan pratique ?
L’efficacité de l’encadrement éthique à donner aux
enfants n’est possible que si les parents cessent de
démissionner par rapport à leurs devoirs de premiers
pédagogues pratiques. Le spectacle des enfants dont la
bouche est encombrée par l’injure, l’insulte, l’invective ou
l’imprécation, et dont l’âme est saturée par le vice, est tout
à fait désolant. Il est la preuve par les faits que beaucoup
de familles ne sont pas de véritables foyers éthiques
destinés à former des hommes dignes de respect et
capables, par conséquent, de respecter la dignité humaine
dans leur vie de citoyens. Lorsque de tels enfants
grandissent, ce n’est point l’humanité qui leur fait défaut
qu’ils pourraient développer, mais plutôt la bestialité des
monstres vicieux qu’ils sont devenus par le fait de
l’irresponsabilité de leurs parents.
Les solutions pédagogique et politique se
complètent donc. Dans les deux cas, il est question de
promouvoir une éthique politique et sociale154, en optant
pour la bonne gouvernance. La notion de bonne
gouvernance, lorsqu’elle n’est pas galvaudée dans les
propagandes idéologiques, renvoie à une politique qui opte
résolument pour l’instrumentalisation du pouvoir à des
fins de protection de l’humain. Cela suppose que le

154- Ce que nous désignons par éthique républicaine correspond


parfaitement à ce que Philippe Meyer appelle l’éthique politique. Pour
lui, « l’éthique politique recherche des conditions de bonheur et de
prospérité du groupe social, une somme qui doit être partagée avec
justice par chacun des individus qui le composent. L’éthique sociale
qui fait suite à l’éthique politique ne peut être assurée que dans la
transparence et l’égalité, ce qui démontre d’emblée le caractère non
éthique des politiques totalitaires. » Cf. op. cit., p. 139.

199
pouvoir destine les institutions à la réalisation des
aspirations populaires. La bonne gouvernance n’existe
donc jamais dans le défaut de justice sociale, ni dans le
non respect des droits de l’homme.
Qu’est-ce qui doit être envisagé ou effectué pour la
sauvegarde de la dignité humaine et la réalisation du bien-
être collectif ? Telle est la préoccupation qui doit sous-
tendre l’éthique politique de ceux qui interviennent dans la
gouvernance de l’Etat. A travers cette question, il se pose
le problème du sens politique à donner à l’Etat et de la
nature du devenir économique à imprimer au pouvoir pour
qu’une gouvernance soit bonne. Ce n’est pas en privatisant
le bien commun que les citoyens peuvent collaborer à la
promotion de l’éthique politique et sociale qui seule peut
garantir la bonne gouvernance. Cela n’est pas non plus
possible lorsque le pouvoir et le marché écrasent (au sens
informatique) l’humain. Il convient également
d’humaniser la toile des relations que la mondialisation
tisse efficacement entre les Etats et les peuples. Ces
relations sont encore trop marquées par les appétits
économiques et la terreur politique des plus forts pour
qu’on puisse les qualifier d’humaines.

200
CONCLUSION

A la fin de cet essai, il est aisé de conclure que la


corruption est un sérieux problème pour l’homme, la
société et l’Etat. La corruption est la négation de l’homme,
de la société et de l’Etat. Pour tenter de résoudre ce
problème ancien et actuel qui se pose de façon particulière
dans les pays sous-développés, la philosophie politique et
morale propose une gamme variée de solutions. Bien que
ces solutions n’entretiennent pas toujours de frappantes
analogies conceptuelles, toutes s’articulent autour de la
nécessité d’être vertueux ; elles se recoupent également
sur la nécessité pour la cité d’être rationnellement
gouvernée.
Commander aux hommes d’être vertueux, c’est
exiger qu’ils se détournent nécessairement de la pratique
de la corruption et du vice. C’est formuler l’exigence
d’instituer dans l’esprit de chacun d’entre eux un bon
gendarme capable de discipliner ses instincts et de le
libérer du déterminisme de la corruption même là où il y a
des vides juridiques et quelles que soient ses convictions
par rapport à l’existence de Dieu. Dans le Traité de
Pédagogie, c’est cette discipline humanisante que Kant
propose lorsqu’il affirme que « la discipline nous fait
passer de l’état d’animal à celui d’homme »155. La vertu de
la discipline consiste, en effet, à mettre l’homme à l’abri
de ce qui pourrait interférer négativement sur son
humanité.
Mais, le dogme de la discipline, très vite récupéré
par les fascistes, a suscité de malheureuses confusions
dans l’histoire : la discipline fasciste destinée, selon
155- E. Kant, Traité de pédagogie, traduction de J. Barni, Paris, Hachette,
1981, p. 35.

201
Benito Mussolini, à désinfecter Rome « de tous les
éléments qui la corrompent »156, est certes aussi négative
que celle que Kant propose dans son Traité, car, dit-il, la
discipline « se borne à dépouiller l’homme de sa
sauvagerie » pour le soumettre aux « lois de
l’humanité »157. Cependant, la discipline fasciste est
aliénante, car elle corrompt à son tour l’humanité,
robotisée qu’elle devient dans les milices constituées par
les faisceaux italiens de combat. Le dogme de la discipline
fasciste, que Mussolini préfère au « dogme
démocratique », consiste à obéir seulement. C’est, dit-il,
« seulement en ayant l’orgueil humble mais sacré d’obéir,
que l’on aura le droit de commander. »158
Bien que la discipline fasciste ne soit pas « un
rappel d’ordre administratif, ni la crainte de chefs
redoutant la mutinerie de leurs soldats »159, l’obéissance
qui en est le fondement est due au Duce, le Guide de la
Révolution. En tant qu’elle est la sacralisation d’une
contrainte extérieure, la discipline de type fasciste n’est
pas appropriée à la résolution durable du problème de la
corruption la moralité et de l’humanité. La terreur qu’elle
suscite dans la population est la corruption de la liberté
morale des citoyens, surtout lorsqu’elle sert de prétexte à
une tyrannie qui n’avoue pas son nom. La discipline que
recommande le Guide auquel on doit obéir absolument,
consiste à exiger que les sujets de ce dernier ferment les
yeux sur la corruption qu’il pourra pratiquer, et n’aient pas
la moindre velléité d’élever une protestation contre les
abus de son pouvoir absolu.
156- Benito Mussolini, « Discours d’Udine », in P. Guichonnet, L’Italie. La
Monarchie libérale, Paris, Hâtier Université, Collection « Histoire
contemporaine », p. 220.
157- Ibid., p. 221.
158- E. Kant, op. cit., p. 36.
159- B. Mussolini, op. cit., p. 221.

202
La discipline, comme impératif moral, s’exprime
de plusieurs façons dans les grands moments de la
philosophie morale : chez Socrate et Platon, son mode
d’être est la tempérance du philosophe. On n’est tempérant
que si on assure le triomphe de la partie rationnelle de
l’âme sur sa partie irrationnelle. C’est une telle discipline
qui donne à soi le courage d’être toujours juste même si on
subit des injustices. La justice est moralement préférable à
l’injustice, quelque avantageuse que celle-ci soit
matériellement et psychologiquement. Cet impératif
socratique et platonicien préfigure déjà l’impératif
catégorique de Kant. Avant Kant, Socrate et Platon
insistent déjà sur la nécessité pour l’homme de vivre selon
son essence ou sa raison, en marge de laquelle il aliène
dignité. Ceux qui font preuve de tempérance et de justice
sont, d’après Platon, les philosophes dont la race doit
commander dans la cité pour le bien de celle-ci. C’est
lorsque les Socrate seront aux commandes de la cité que
celle-ci pourra connaître la fin de la corruption. Par contre,
lorsque les Thrasymaque, les Glaucon, les Gorgias les
Calliclès ou les Polos s’emparent du pouvoir, c’est la
corruption de la gouvernance, le malheur des citoyens et
de la cité tout entière. L’injustice devient fréquente et la
justice rare. A défaut donc de la force morale et politique
du prince-philosophe pour soustraire ses concitoyens à la
pratique tendancielle de la corruption, Platon propose,
dans Les Lois, la solution du bon tyran. A la suite de
Socrate et de Platon, nous insistons sur la nécessité d’une
pédagogie citoyenne capable de cultiver et d’entretenir,
par l’institution d’un bon gendarme dans l’esprit de
chaque citoyen, l’éthique républicaine.
Le gendarme n’est certes pas toujours bon. Les
termes « bon » et « gendarme » peuvent même être
contradictoires, surtout si le gendarme est corrompu. Le

203
bon gendarme de l’esprit, c’est la conscience morale qu’il
faut cultiver et fortifier chez l’enfant par une pédagogie
citoyenne. Le bon tyran est toujours une contradiction
dans les termes, car le tyran n’est jamais bon en soi. Il ne
devient bon qu’en renonçant, souvent malgré lui, à sa
tyrannie. Dans Les Lois, Platon le conçoit comme celui
qui, par sa haute stature éthique et politique, peut exercer
sur ces concitoyens une tutelle politique et morale
irrépréhensible. Si nous préférons le bon gendarme au bon
tyran, c’est parce que l’immanence du premier garantit
l’autonomie de la volonté du sujet moral, à l’opposé de la
transcendance du second.
Dans l’Ethique à Nicomaque, Aristote propose la
moralisation de la vie publique au moyen des lois fondées
sur la morale. Lorsque la loi ne contredit pas la morale,
elle joue dans la cité une fonction éthique. Soumettre les
citoyens aux lois, c’est cultiver en eux une disposition
acquise, par l’habitude, à la pratique de la vertu.
Accoutumer les citoyens à la pratique de la vertu, telle est
la fonction éthique de la loi dont le pouvoir de coercition
est plus efficace que les meilleurs conseils du sage. Les
conseils du sage, si convenables soient-ils pour le progrès
de la moralité des individus, ne sont assortis d’aucune
contrainte pratique.
Pour Kant, le sujet moral doit être l’auteur d’une
législation universelle à laquelle il se soumet lui-même.
Les législations d’exception ou conditionnelles ne fondent
jamais des actions vraiment morales. La législation
universelle à laquelle il doit se soumettre pour la
réalisation d’une communauté éthique ou d’un « règne des
fins » dont il devra être le membre ou le chef, n’est pas
prescrite par un dieu. L’efficacité pratique de la terreur par
laquelle cette divinité règnerait sur les consciences

204
individuelles et collectives n’est pas du tout garantie. Elle
n’est pas non plus édictée par un législateur bienveillant et
soucieux de loger, même par la répression salutaire, la
vertu dans l’âme des citoyens et qui, pour cela, pourrait
bannir ou ostraciser de la cité les corrompus invétérés. Le
sujet de Kant ne doit pas agir moralement parce qu’il
redoute la colère de Dieu, ni parce qu’il veut esquiver les
sanctions pénales du législateur. Il ne doit donc pas être
moral parce qu’il envisage une récompense sociale ni
parce qu’il redoute les châtiments du législateur, encore
moins parce qu’il veut être dans les bonnes grâces des
dieux ou de Dieu. Il doit être moral parce qu’il est de son
devoir, le devoir de tout être raisonnable, d’être tel. C’est
son essence qui lui impose le devoir d’être moral. Pour
libérer l’homme du vice et, par conséquent, de la camisole
de force de la corruption, Kant propose que la raison
s’empare du commandement de l’esprit. C’est en
s’imposant à la volonté et en disciplinant les désirs que la
raison peut donner un sens éthique à l’agir de l’homme.
Mais si la raison doit régner, au besoin par la force,
sur une volonté souvent indisciplinée et qu’égarent très
souvent les désirs à la fois charmants et espiègles, est-elle
assurée de disposer des moyens de sa politique, s’il y a
dans la société ou dans l’Etat une profonde crise éthique ?
La raison peut-elle, par la nécessité de sa propre
constitution pratique, discipliner efficacement les passions
si l’organisation sociale et politique est complice de la
corruption et, par conséquent, n’encourage pas son
existence dans les institutions sociales et politiques ? La
victoire de la raison sur le plan moral peut-elle être
garantie si, au sommet de l’Etat, trônent cyniquement des
monstres politiques corrompus ?

205
Nous pensons qu’un devoir qui incombe
fatalement au sujet moral parce qu’il se déduit de son
essence risque fort de susciter chez ce même sujet un
sentiment de révolte et la volonté d’échapper à la
pesanteur de ce déterminisme métaphysique comme à une
obsédante malédiction. Le sujet moral peut alors
s’imaginer que son appartenance au genre raisonnable lui
impose le devoir d’enfermer, au point d’appauvrir sa
spontanéité ou sa liberté, la volonté dans l’enclos d’une
raison dont la tyrannie et le fanatisme éthique révoltants
l’amènent à chercher à exister en dehors de sa triste
clôture éthique. Par conséquent, la seule conscience
d’appartenir à la gent raisonnable n’empêche pas
nécessairement l’homme d’être déraisonnable. Cela ne le
convainc pas non plus que son devoir est d’assumer les
impératifs de la raison pratique ni d’actualiser sa
prédisposition naturelle à la vertu.
Dans les faits, la volonté qui n’éprouve aucun
plaisir à se faire blâmer par une raison qui a l’arrogance de
lui édicter des impératifs pratiques, agit souvent comme il
lui plaît, croyant ainsi que son pouvoir d’agir lui confère
ipso facto celui de juger par elle-même. Convaincue que la
raison confisque arbitrairement le pouvoir de juger, la
volonté ne lui obéit plus. Cela peut expliquer pourquoi la
raison ne parvient pas à gouverner pratiquement la
volonté. Avec quelle efficacité peut-elle d’ailleurs
commander à une volonté contrainte par l’impérieuse
nécessité des faits, à chercher le plaisir et l’utile que
procure le vice, si elle ne lui offre pas de meilleurs gages
qu’il est plus intéressant qu’elle doive lui obéir plutôt
qu’aux passions qu’elle est souvent encline à suivre ? De
quelle efficacité pratique l’impératif catégorique de Kant
peut-il être par rapport aux impératifs historiques dont

206
l’urgence ne donne pas toujours à la volonté l’occasion
d’écouter les commandements de la raison pratique ?
Si la corruption a survécu aux solutions pratiques
des philosophies morales évoquées, c’est parce que celles-
ci n’ont souvent envisagé qu’une solution morale ou
psychologique au traitement du problème de la corruption
de la moralité et de l’humanité. En marge des solutions
politiques, il n’est pas possible de résoudre efficacement le
problème de la corruption. Nul ne peut être tout à fait
protégé contre la corruption, s’il est d’une misère
inhumaine et s’il est sous l’autorité des chefs trop
corrompus pour veiller à la protection de la citoyenneté et
de l’humanité des individus contre la tendance à la
vénalité et à la prédation. Dans le temps, la rectitude
morale de l’homme de bien n’est pas garantie dans une
gouvernance corrompue.

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Gallimard, 1964.
Ziegler J., Une Suisse au-dessus de tout soupçon, Paris,
Seuil, Collection Combats, 1976.

214
TABLE DES MATIERES

PRÉFACE...................................................................................7
INTRODUCTION....................................................................13
PREMIERE PARTIE
LA PHENOMENOLOGIE DE LA CORRUPTION................20
CHAPITRE 1 : LA LUDIQUE DE LA CORRUPTION....21
A-LA REDUCTION DE LA SUBSTAN- TIALISATION DU
PHENOMENE..................................................................................21
B-JEU ET ENJEUX DE LA CORRUPTION.............................25
B.1-LE JEU DE LA CORRUPTION AU NIVEAU MICRO-
POLITQUE...............................................................................31
B.2- LE JEU DE LA CORRUPTION AU NIVEAU
MACROPOLITIQUE...............................................................37
C-DE LA CORRUPTION A LA MAFIA...................................56
CHAPITRE 2 : LA POETIQUE DE LA CORRUPTION
DANS LE TEMPS ET DANS L’ESPACE...........................73
A-LA MAGIE DE LA CORRUPTION.......................................73
A.1- AU PLAN SOCIAL..........................................................75
A.2- AU NIVEAU DE LA GOUVERNANCE........................79
A.3- AU PLAN DE L’EDUCATION ET DE LA
FORMATION...........................................................................82
A.4- AU PLAN FINANCIER...................................................83
A.5- AU PLAN POLITIQUE ET MORAL..............................83
B - L’ESTHETIQUE DE LA CORRUPTION............................86

215
C- LA CORRUPTION DANS LE TEMPS ET DANS
L’ESPACE........................................................................................89
DEUXIEME PARTIE
L’ETIOLOGIE DE LA CORRUPTION ET LES
CONSEQUENCES DU PHENOMENE..................................93
CHAPITRE 1 : LA THESE DE LA CAUSALITE
METAPHYSIQUE ET SON ABERRATION......................95
A-LA CRITIQUE DE L’EQUATION DE PEAN......................99
B- LES DEFAUTS DU PARADIGME DE BAYART............102
CHAPITRE 2- LES CAUSES DU PHENOMENE DE LA
CORRUPTION.....................................................................115
A-LA CAUSALITE PSYCHOLOGIQUE................................115
B-LA CAUSALITE D’ORDRE SOCIO-POLITIQUE ET
ECONOMIQUE.............................................................................125
C-LA CAUSALITE D’ORDRE MORAL.................................136
CHAPITRE 3 : LES CONSEQUENCES DE LA
CORRUPTION.....................................................................139
A-LES CONSEQUENCES PSYCHOLOGIQUES..................139
B-LES CONSEQUENCES POLITIQUES................................143
C-LES CONSEQUENCES ECONOMIQUES.........................148
TROISIEME PARTIE
LES SOLUTIONS AU PROBLEME DE LA CORRUPTION. .157
CHAPITRE 1 : LE PROCES DES SOLUTIONS
IMPROPRES.........................................................................159
CHAPITRE 2 : LA SOLUTION PEDAGOGIQUE..........171
CHAPITRE 3 : LA SOLUTION POLITIQUE..................185
CONCLUSION.......................................................................191

216
BIBLIOGRAPHIE..................................................................198
TABLE DES MATIERES......................................................205

217

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