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Les Voix de Marrakech d’Elias Canetti

I- Biographie
Un écrivain interculturel: « Saisir les hommes dans leur diversité est une aspiration
élémentaire qu’il conviendrait de cultiver. »(Canetti, Le cœur secret de l’horloge,
1989)
Il défend une idée pluraliste de la culture européenne.
1968 : Les Voix de Marrakech, Die Stimmen von
Marrakesch, traduit en1980.Récit de voyage
Une identité littéraire au pluriel
Elias Canetti est l’écrivain par excellence du pluriculturalisme et du plurilinguisme
européens.
Son univers littéraire ouvre sur une perspective large, étant donné que l’horizon culturel de
cet homme encyclopédique embrasse pratiquement toute la littérature mondiale, de
l’Occident à l’Extrême-Orient, des mythologies, épopées et contes jusqu’à la modernité en
passant par les classiques. Seul son choix exclusif de la langue allemande, l’inscrivant dans
un territoire littéraire circonscrit, semble imposer une limitation à ce représentant d’une
littérature universelle dans la lignée des grands humanistes.
À travers une écriture protéiforme nourrie d’une myriade de lectures et de références,
Canetti a défendu une idée pluraliste de la culture humaine dans sa richesse et sa
diversité.
Mariant tradition et innovation, conjuguant recherche esthétique et exigence morale, l’œuvre
de Canetti comporte des analyses de grande envergure sur le XXe siècle, siècle qu’il a dit
vouloir « prendre à la gorge », des réflexions anthropologiques sur les mécanismes
humains et les modes de fonctionnement psychosociaux, dans la lignée d’un Sigmund
Freud ou d’un Carl Gustav Jung, auteurs qu’il a pourtant tenus en piètre estime. Si sa pensée
et son écriture portent l’empreinte indélébile des conflits et catastrophes du siècle
dernier, sa contribution à l’histoire littéraire et intellectuelle se caractérise notamment
par son caractère quelque peu atemporel ou inactuel.
une communauté multiforme unie dans sa diversité.
il a intégré l’idée que ces éléments hétérogènes pouvaient coexister dans un seul être sans
forcément engendrer une crise identitaire.
Ce tropisme oriental, qui s’exprime par un intérêt soutenu pour le monde arabe et la
culture de l’islam, joue un rôle important dans sa rencontre avec la ville de Marrakech.
En effet, durant son voyage au Maroc, Canetti aura à plusieurs reprises eu l’impression
de retrouver le monde de son enfance. Dans les Voix de Marrakech, la richesse ethnique,
religieuse, linguistique de Roustchouk entre ainsi en résonance avec les origines
ethniques variées et l’identité plurielle de la ville marocaine.
Grâce à son enfance passée à Roustchouk et son parcours de vie marqué par de fréquents
changements d’environnement culturel et linguistique, Canetti a acquis une richesse et une
diversité d’expériences humaines hors pair, en développant une conscience quasi
ethnologique de la différence culturelle. En tant qu’écrivain et intellectuel, il n’a eu de
cesse de transiter entre les mondes, les cultures et les langues, en élargissant toujours plus son
horizon grâce à un recours constant à l’histoire des littératures et civilisations étrangères.

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L’idée d’unité de la civilisation humaine n’était pour lui concevable qu’à travers la diversité
des cultures du monde. Il n’est donc guère étonnant qu’au sein de la critique littéraire,
Canetti fasse figure d’écrivain interculturel par excellence.
2- L’interculturalité
Écrivain germanophone venu d’ailleurs, resté en exterritorialité 7 quasiment toute sa vie,
Canetti a su transformer sa triple marginalité de juif, d’apatride et de polyglotte en
programme, en conjuguant l’éloge de la diversité culturelle avec la pensée universaliste
des Lumières.
La vie et l’œuvre de cet « Européen éclairé » sont ainsi devenues porteuses de valeurs telles
que la tolérance, l’ouverture et la mixité. À ce titre, Canetti est également une référence
privilégiée et récurrente de toutes les approches postmodernes concevant l’art et la
littérature non plus dans la perspective d’une seule nation, culture et langue supposées
homogènes, mais comme un espace transversal où l’identité fait place à l’altérité,
l’enracinement au déplacement.
Alors qu’autrefois la transmission de traditions nationales était le thème majeur de la
littérature mondiale, nous pouvons peut-être suggérer à présent que les histoires
transnationales des migrants, des colonisés ou des réfugiés pourraient être les
nouveaux terrains de la littérature mondiale
l’objet de l’analyse interculturelle pourrait se définir sommairement comme la rencontre, plus
ou moins intense, entre deux ou plusieurs cultures, y compris dans des œuvres fictionnelles.
Le terme de rencontre implique que la simple juxtaposition culturelle ne saurait suffire ; pour
parler d’interculturalité il est nécessaire que les différentes cultures se confrontent,
interagissent, se mélangent.
À cet égard, l’approche interculturelle doit se garder d’essentialiser les cultures mises en
relation, car l’interaction entre elles implique justement leur plasticité et leur dynamisme. La
question de l’essentialisation des cultures est également soulevée par les Voix de Marrakech,
qui interrogent notamment la frontière entre Occident et Orient ayant incarné, des siècles
durant, la principale ligne de démarcation entre « nous » et les « autres », l’Europe et son
ailleurs.
3- Elias Canetti, un voyageur fasciné
Les voix de Marrakech, œuvre où l’écrivain Elias Canetti relate les moments d’un voyage
effectué en 1954, s’était nettement distinguée des clichés réducteurs que ressassaient encore
les auteurs coloniaux de l’époque.
On a là un regard interrogateur et inquiet sur un univers autre mais perçu sous l’angle de
l’universel humain. Loin de chosifier cet autre dans une imagerie exotique fallacieuse afin de
le tenir à distance et de souligner une différence de nature avec lui, la démarche de Canetti est
davantage celle de l’observation attentive, de l’empathie, du questionnement. L’auteur s’y
implique sans barrières, avec ses propres émotions, préoccupations et obsessions.
Le voyage, en ce sens, change la perception qu’on a de soimême et de son propre milieu. De
ce fait on tend à percevoir l’autre comme soi et soi-même comme un autre.
Solitaire, évitant les mondanités, il était néanmoins très curieux des gens dans leur singularité
et leur complexité.

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Cette suite de tableaux de la vie quotidienne se présente d’abord comme un journal de
voyage, l’auteur ayant séjourné quelques semaines dans la ville où il avait
accompagné en 1954 un groupe d’amis britanniques qui y tournaient un film.
Le contexte colonial est là, avec l’omniprésence de la misère, l’atmosphère de méfiance et
surtout l’arrogance et le mépris affichés par des tenanciers de restaurant et de bar qui ont
frappé l’auteur. Cependant nulle évocation d’ordre politique, si ce n’est, au passage, celle de
l’attentat contre Ben Arafa dans la mosquée de Berrima et la prépondérance du pacha Glaoui
et de sa famille.
Dans les souks, face aux artisans, l’auteur est étonné par « la dignité qu’acquièrent les objets
faits de la main de l’homme » et par « la sincérité » de l’activité de fabrication qui
s’accomplit en public. La subtilité des marchandages est aussi relevée.. Les litanies des
mendiants aveugles le fascinent. D’autres scènes et d’autres visages le touchent par la dignité
ou la souffrance qui en émanent.
Canetti est obsédé par le mystère des langues et leurs vibrations. Durant ce court séjour, il n’a
pas essayé d’apprendre superficiellement la langue du pays. Ainsi cherchait-il à en saisir
intuitivement l’intensité.
L’auteur est aussi attiré par le paradoxe des maisons sans ouverture sur l’extérieur mais dont
les terrasses permettent d’avoir une large vue sur le paysage urbain sinon de violer l’intimité
des maisons avoisinantes.
Dans les dédales des quartiers obscurs comme le mellah, il est bientôt conquis par une
douceur diffuse avant d’être assiégé et agacé par un jeune homme qui lui demandait une lettre
de recommandation pour être embauché à la base américaine de Benguérir.
L’évocation des conteurs est tout aussi vivante.
Les gestes aussi parlent: ainsi ceux des marchandes de pain qui jettent en l’air les miches
avant de les tâter pour faire craquer la croûte afin d’attirer le chaland. Ces gestes semblent
dire avec séduction: « je peux te donner de moi ceci, prends-le dans ta main, car il a touché la
mienne ».
4- Du voyage au récit
Le voyage au Maroc qui a présidé à la naissance des Voix de Marrakech eut lieu en mars
1954. Seul voyage de l’époque qui mena Canetti en dehors des frontières européennes, il eut
lieu pendant une période particulièrement mouvementée de l’histoire marocaine, marquée par
le délitement du pouvoir colonial français et par la lutte nationale pour l’indépendance.
Le voyage aura été une expérience marquante, décisive, qui a opéré un ressourcement
littéraire et intellectuel ainsi qu’une revitalisation sur le plan personnel.
Parti sans programme établi, il a pu se laisser guider par son instinct et par ses envies, suivant
simplement les voix de la ville, au gré du hasard et des rencontres. Comme l’indique le texte
deprésentation de l’édition originale du livre : « Durant ses promenades à travers les
quartiers arabes et juifs de la ville, il s’est imprégné de voix, d’odeurs, de gestes,
d’images. »
Le livre est donc loin d’être un journal de voyage spontané, né d’impressions immédiates ;
l’expérience vécue qui se trouve à l’origine du texte est restituée à distance, à partir des seuls
souvenirs de l’écrivain, réputé pour sa mémoire phénoménale. Le lieu d’écriture apparaît ainsi
comme un « lieu de mémoire hybride situé entre Marrakech et Londres ».

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Les voyages dans des pays inconnus, en particulier chez des hommes dont je ne comprends
pas la langue, sont les seules périodes durant lesquelles je dois interrompre l’écriture de mes
réflexions [Aufzeichnungen], que d’habitude je note régulièrement, quotidiennement à vrai
dire.
Trop de choses se précipitent en même temps sur vous, la détermination et la force des
nouvelles impressions empêchent de les fixer par écrit. Dans l’instant, il est impossible de
savoir ce que tout cela signifie, et le peu qu’on comprend ne vaut pas la peine d’être noté, car
il y a tellement plus à y découvrir. Une fois rentré à la maison, dans l’environnement familier,
les nouvelles impressions trouvent leur sens, la deuxième partie du voyage commence, la
partie la plus intéressante probablement. À travers un processus d’écriture rapide et
ininterrompu, on se libère de son profond étourdissement.
Dans ce paratexte, absent des (ré)éditions récentes du livre, Canetti s’explique donc sur la
genèse de son texte, en insistant particulièrement sur l’impossibilité de coucher
immédiatement sur le papier les impressions de son séjour, la nécessité d’une décantation de
l’expérience, etc. Ce n’est qu’au retour du voyage que les expériences ont pris tout leur sens,
le vécu du voyage s’intensifiant rétrospectivement.
Grâce à l’expérience du voyage, au contact notamment des conteurs de la place Jemâa El Fna
à Marrakech, il trouve « une respiration nouvelle », renoue avec la « vision poétique du réel » 3
en redevenant le conteur qu’il a été à ses débuts. Une renaissance littéraire d’autant plus
opportune que le travail sur Masse et puissance avait alors fini par s’enliser.
À Marrakech, cette attention portée aux paysages vocaux, aux manifestations acoustiques de
la vie s’illustre dans un cadre interculturel en impliquant divers réseaux sonores de la ville.
Ces voix vont du cri d’agonie de l’animal jusqu’à la voix désincarnée, sans corps
reconnaissable, de l’ultime chapitre, en passant par la voix des conteurs de la place Jemâa El
Fna et l’appel des mendiants.

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