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Écriture de l’autre et écriture de soi illustrées

par les œuvres de la littérature postmoderne

Par

Farah Choumane

Thèse

présentée pour l’obtention du grade de docteur en langue et littérature françaises

Faculté des Sciences Humaines

Département de Langue et Littérature françaises

Sous la direction de

Madame le Professeur Nadia Naboulsi-Iskandarani

2022

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Écriture de l’autre et écriture de soi illustrées

par les œuvres de la littérature postmoderne

Par

Farah Choumane

Thèse

présentée pour l’obtention du grade de docteur en langue et littérature françaises

Faculté des Sciences Humaines

Département de Langue et Littérature françaises

Dous la direction de

Madame le Professeur Nadia Naboulsi-Iskandarani

Jury

Mme le Professeur Nadia Naboulsi-Iskandarani ----------------------------


Mme le Professeur Sophie Nicolaïdès-Salloum ----------------------------
Mme le Professeur Ilham Slim-Hoteit ----------------------------
Mme le Professeur Roula Zoubien ----------------------------
Mme le Professeur Christelle Stéphan-Hoyek ----------------------------

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Remerciements

Je tiens à remercier chaleureusement l’Université Arabe de Beyrouth, lieu de culture et


d’apprentissage, spécifiquement la Faculté des Sciences Humaines dirigée par Madame la
Doyenne, Professeur Mayssa Al Nayal, pour le parcours de ma formation et de mon
apprentissage dans le domaine linguistique, littéraire, social et, également, pour la qualité des
séminaires dispensés en master et en doctorat.

J’exprime ma profonde gratitude à Madame le Professeur Nadia Naboulsi-Iskandarani, chef du


Département de Langue et Littérature françaises, qui a dirigé ma thèse, m’a soutenue dans ce
long parcours. Elle m’a aidé à parfaire ce travail par ses directives et ses conseils dispensés tant
en présentiel qu’en distanciel durant la pandémie.

Je remercie Madame le Professeur Sophie Nicolaïdès-Salloum qui a également suivi ce travail,


conjointement avec Madame le Professeur Nadia Naboulsi-Iskandarani dans les moments
difficiles. Elle m’a frayé le chemin de l’analyse littéraire et m’a enrichi par son expérience dans
ce domaine.

Je suis reconnaissante à ma famille, à mon père qui m’a encouragée à réaliser ce rêve, à ma mère,
source d’inspiration et de don, à mes sœurs, perles de ma vie et à ma fille Céline qui m’a toujours
éblouie par sa vision humaniste du monde.

J’adresse mes respects les plus profonds au Président de L’Assemblée législative qui a toujours
encouragé la prépondérance du français dans la société libanaise et les valeurs humaines
transmises par cette langue.

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INTRODUCTION GÉNÉRALE

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Toute génération a sa propre façon de s’exprimer. Durant les dernières décennies, le roman a subi
de nombreuses modifications suite à l’évolution du monde et aux événements majeurs qui ont
exercé une influence sur la société. Ainsi est née ce qu’on a appelé la « littérature postmoderne »
qui tient compte des bouleversements profonds engendrés par l’essor de la technoscience. En
effet, pour les postmodernistes, il n’est plus possible d’appréhender le monde contemporain,
marqué par l’évolution technologique, l’informatisation généralisée et l’hégémonie croissante des
mass media, à l’aide de concepts hérités du XVIIIe siècle, le Siècle des Lumières.

En effet, la pensée du Siècle des Lumières était « la croyance que la rationalité, grâce au progrès
ininterrompu des sciences et des techniques, conduit à l’émancipation progressive de l’homme
dans une société de plus en plus libérée. Les catégories fondamentales de la modernité sont donc
la raison, l’innovation, l’expérimentation et le progrès. » (Gontard, 2001, p. 288)

Quant à la postmodernité, elle naît de la prise de conscience de « la complexité et du désordre


dont les prémices se manifestent dès le début du XXe siècle avec le développement de la
physique des particules et de la mécanique quantique qui mettent en évidence, contre l’idée de
déterminisme, les notions d’instabilité et d’imprédictibilité Mais l’exploration du désordre ne
devient vraiment systématique que dans les années 70 avec l’apparition des sciences du chaos qui
englobent l’étude des systèmes apériodiques comme l’effet papillon d’Edward Lorenz, la
géométrie fractale de Benoît Mandelbrot, la théorie des catastrophes de René Thom, et ces
nouveaux champs d’analyse, […] offrent une nouvelle configuration du réel » (Gontard, 2001).
Les caractéristiques du postmodernisme – que nous développerons dans l’analyse du corpus –
sont les suivants.

Comme le postmodernisme se veut d’abord une pensée du discontinu et de la différence, le


discours narratif privilégie des dispositifs d’hétérogénéité comme le collage, le fragment, le
métissage du texte. L’hétérogénéité apparaît surtout dans le roman francophone, roman
périphérique et décentré qui se caractérise par l’hybridité culturelle, durant la période qui suit la
condamnation du colonialisme.

Un autre développement du postmodernisme dans les années 90, se caractérise par une
renarrativisation du récit qui prend la forme d’un retour à la linéarité après les détournements du
Nouveau Roman.

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Enfin, l’une des voies actuelles de cette renarrativisation, pourrait être l’autofiction qui installe le
principe d’incertitude et la loi d’altérité au cœur de la question du sujet, dans le contexte
fortement codé de l’autobiographie. On peut citer Fils de Serge Doubrovsky, initiateur du genre.

C’est durant les années 80 que la littérature française aborde un tournant important par
l’émergence de nouvelles orientations et de nouvelles tendances, des éléments traditionnels
bannis par l’idéologie et l’esthétique des années 60-70 : le sujet, l’Histoire1, la narration et le réel.

Dans ce contexte, un genre particulier, l’autobiographie, caractérise la continuité et la


transformation de l’avant-garde littéraire après le tournant des années 80 (Kraenker, 2009).
Ce changement est conforté par le fait que, durant la seconde moitié du XXe siècle, des écrivains
du Nouveau Roman, Marguerite Duras, Nathalie Sarraute et Alain Robbe-Grillet ont écrit leur
autobiographie à la fin de leur carrière. Leurs adversaires ont interprété ce retour à un genre
traditionnel comme un signe de la perte de foi dans l’avant-garde par ses tenants mêmes.

Cependant, l’autobiographie aujourd’hui se distingue par sa grande diversité : au lieu de récit de


toute une vie, l’écrivain se concentre souvent sur une période déterminée marquée, entre autres,
par un événement historique, un traumatisme, une maladie…

Par ailleurs, comme nous l’avons noté plus haut, un nouveau genre voit le jour, l’autofiction
terme créé par Serge Doubrovsky dans la quatrième de couverture du livre intitulé Fils en 1977.
Déjà deux théories sont avancées à propos de l’autofiction. Doubrovsky y voit un récit
strictement autobiographique avec, entre autres, une identité nominale entre l’auteur, le narrateur
et le personnage principal. En revanche, Vincent Colona (Colona, 1989) considère l’autofiction
comme une « fictionnalisation » de soi, à condition, toutefois, que l’identité entre l’auteur et le
personnage principal soit évidente pour le lecteur. Plus tard, en 2004, Colonna fait paraître un
essai qui élargit la perspective de sa thèse en distinguant deux types de projection de soi :
« l’autofiction fantastique », « indifférente à la vraisemblance », et « l’autofiction biographique »,
qui poursuit la tradition du roman autobiographique2.

1
Nous écrivons ce terme avec une majuscule pour le distinguer de l’histoire-récit.
2
Colona, V. (2004). Autofiction et Autres mythologies littéraires. Paris : Éditions Tristram.

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Il est évident que le genre autobiographique a attiré bien des écrivains et il est également clair que
ce genre semble indiquer de nos jours l’émergence d’une nouvelle façon de représenter la vie en
littérature.

Un autre genre littéraire traditionnel retrouve ses lettres de noblesse à partir des années 80 : il
s’agit de la biographie. A l’instar de l’autofiction, elle a évolué dans le choix de la personne dont
on raconte la vie : ce n’est plus personnage illustre, mais un homme ou une femme du commun
qui est le sujet du récit de vie. Il s’agit souvent des parents de l’écrivain dont l’existence est
relatée à travers le prisme de la conscience du scripteur.

Enfin, le récit de vie de l’auteur ou d’un de ses parents se situe dans une période historique
déterminée qui exerce une influence sur la société et les individus. L’Histoire se profile en toile
de fond de l’intrigue, mais il ne s’agit pas de roman historique traditionnel. En fait, les
romanciers s’imprègnent de l’Histoire pour tisser leurs écrits et pour expliquer le présent en se
référant au passé.

Par le biais de tous les outils linguistiques et syntaxiques, l’errance dans l’univers du non-dit se
produit. Elle fonctionne par une quête identitaire accompagnée d’une idéalisation des êtres qui
ont marqué la vie de l’écrivain.

Plusieurs rénovations du postmodernisme s’appliquent aux œuvres que nous avons choisi
d’étudier dans ce travail. Il s’agit de Le silence du Ténor et Mimosa d’Alexandre Najjar. Ainsi
parlait mon père de Sami Tchak, Lambeaux de Charles Juliet, Profession du père de Sorj
Chalandon.

Le roman postmoderne et son évolution nous ont intéressée à plus d’un point. C’est une œuvre
d’art conçue comme un champ d’exploration du monde moderne, d’une part, sans négliger les
concepts traditionnels, d’autre part. Dans les livres choisis, la famille tient une place de choix ;
les écrivains s’efforcent de faire revivre les images parentales, pénétrant au plus profond des
âmes, montrant l’influence de ces êtres sur la formation de leur personnalité, si bien que la
biographie aboutit à une quête identitaire. C’est dans cette perspective que la fusion de la
biographie et de l’autobiographie entraine un changement au niveau de la portée esthétique de
l’œuvre et des techniques narratives utilisées. Étudier l’écriture des œuvres d’écrivains français,

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africain et libanais, compris dans notre corpus, c’est parcourir une société multiple qui maintient
des liens étroits avec une classe sociale et une culture, ce qui, en plus de l’éducation, créera
« l’individu-écrivain ».

Les œuvres de notre corpus reflètent des sociétés différentes selon les pays où se situe l’intrigue.
Lambeaux de Charles Juliet se déroule dans une société paysanne et relate la vie quotidienne des
agriculteurs. Profession du père de Sorj Chalandon brosse le tableau de la bourgeoisie parisienne.
C’est la société traditionnelle africaine qui se profile dans Ainsi parlait mon père de Sami Tchak.
Les personnages des deux récits d’Alexandre Najjar évoluent dans le milieu de la bourgeoisie
beyrouthine avant que la guerre ne vienne bouleverser les traditions établies, lorsque chacun lutte
pour sa survie.

Dans notre analyse de ces différences entre les milieux sociaux, nous nous efforcerons de mettre
en lumière leur impact sur la formation de la personnalité de l’écrivain et le choix du français
comme langue de l’écriture dans le cas de Sami Tchak et d’Alexandre Najjar. Par ailleurs, nous
montrerons qu’en Afrique, en France et au Liban, l’Histoire, la société et l’autobiographie sont
étroitement mêlées à la vie familiale. Les figures parentales proposées dans les œuvres choisies
varient de l’une à l’autre entre amour, admiration, compassion, dénonciation.

Dans Le silence du ténor, Alexandre Najjar peint la figure d’un homme intègre, attaché à sa
patrie, d’un père sévère, exigent, mais aimant dont les leçons ont forgé des êtres à son image, un
homme qui affronte avec courage les dangers de la guerre et lutte contre la maladie avec l’aide de
sa famille. Sami Tchak dans Ainsi parlait mon père, décrit son père comme un sage dispensateur
de conseils d’une haute moralité. Sorj Chalendon, dans Profession du père, brosse le portrait d’un
mythomane qui s’arroge des exploits héroïques et entraîne son fils dans des complots politiques.

La mère constitue le centre de Lambeaux de Charles Juliet. Utilisant le pronom « tu » et


s’adressant donc directement à elle, il lui donne la parole dont elle a été privée toute sa vie. En
même temps, il dénonce l’indifférence de son père qui l’a abandonné aux soins d’une étrangère.
Mimosa d’Alexandre Najjar révèle une mère aimante, dévouée à sa famille qui, elle aussi,
affronte la tourmente de la guerre.

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Il est intéressant de constater que des sentiments communs sont à l’origine de ces biographies :
l’admiration pour le père chez Sami Tchak et Alexandre Najjar, l’amour pour la mère adoptive et
l’amour pour une mère disparue dont on lui a caché l’existence chez Charles Juliet. Quant à
Alexandre Najjar, il écrit à sa mère malade pour lui rappeler les jours heureux et les épreuves
vécues ensemble.

La principale divergence se situe dans le portrait du père par Sorj Chalandon. Le regard de
l’adulte dénonce un homme atteint de folie qui inflige à son fils des punitions corporelles et met
en danger la vie de son enfant. Indirectement, l’auteur reproche également à sa mère sa passivité
devant la cruauté de son mari dont elle est, elle aussi, la victime.

Notre problématique pourrait être formulée de la manière suivante. Dans quelle mesure le
postmodernisme inspire-t-il l’écriture de l’autre et l’écriture de soi dans un rapport avec un milieu
social donné, l’influence d’un contexte historique précis et l’appropriation de la langue de
l’Autre ?

Cette question appelle plusieurs sous questions : Quel est le fondement de la décision prise par
les auteurs de notre corpus de lier le récit de leur propre à vie à celui de leurs parents ? Quelle
place l’Histoire, la famille et la société occupent-elles dans les récits ? Quelles sont les techniques
narratives qui caractérisent ce genre rénové ? En particulier, quelle influence le bilinguisme
a-t-elle exercé sur l’écriture des écrivains francophones qui ont choisi d’écrire en français ?

Pour répondre à ce questionnement, notre réflexion naîtra de plusieurs hypothèses heuristiques.

Le postmodernisme a entraîné une évolution dans l’écriture de la biographie et de


l’autobiographie. Nous montrerons son influence dans les œuvres de notre corpus.

Dans les écrits postmodernes, les événements historiques jouent un rôle important dans le
déroulement de l’intrigue. Nous analyserons l’intérêt accordé par l’auteur à l’Histoire et l’impact
des événements historiques sur le récit de vie.

Dans une autobiographie, la famille et la société peuvent exercer une influence positive ou
négative sur la formation de la personnalité de l’auteur. Nous étudierons les différentes sociétés et

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leur caractéristiques rapportées par les écrivains de notre corpus et la soumission aux règles
sociales ou la dénonciation de ces règles par les membres de la famille et de l’auteur.

Les œuvres du corpus proposent des écritures aux formes multiples. Nous analyserons en
particulier l’écriture hybride de deux écrivains francophones de notre corpus, Alexandre Najjar et
Sami Tchak qui ont choisi d’écrire en français et leur identité culturelle, conséquence de leur
bilinguisme. Nous étudierons également les différentes tonalités présentes dans les récits de vie.

Au cours de notre travail, nous aurons recours à trois approches critiques. La narratologie nous
permettra d’aborder l’étude de l’espace et du temps ainsi que les techniques narratives
spécifiques de l’autobiographie selon la théorie de Philippe Lejeune, codificateur de ce genre
littéraire et les objections de ses détracteurs, suivis par les partisans de l’autofiction et de ses
variations, ceci dans les récits de vie présents dans notre corpus.

L’approche sociologique et sociocritique se concentrera sur les diverses sociétés dans lesquelles
évoluent les personnages des récits avec leurs spécificités découlant du cadre géographique et
historique où s’inscrit le récit de vie.

L’approche sociolinguistique s’intéressera au bilinguisme dans les récits d’Alexandre Najjar et de


Sami Tchak. Par ailleurs, l’étude du style propre à chaque écrivain s’efforcera de souligner les
caractéristiques scripturales de la biographie et de l’autobiographie. L’écriture est brodée par un
langage de diverses textures. Entre le pathétique, le tragique et le comique, elle dissipe le non-dit
et révèle les intentions de chaque auteur au moment où il a pris la décision d’écrire sur l’autre et
sur soi.

Notre étude se compose de trois parties.

La première est intitulée « Entre réalité et fiction ». Elle comprend trois chapitres.

Le premier chapitre intitulé « La biographie aux XXe et XXIe siècles : un genre rénové »
est consacré à l’étude de la biographie, discipline mise à l’honneur de nouveau dans les années
1980. Les théories nouvelles fonderont l’analyse de la biographie des parents dans notre corpus.
Nous insérerons un genre nouveau, la biographie fictive dans l’étude de Lambeaux de Charles
Juliet.

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Le deuxième chapitre intitulé « Autobiographie et autofiction : évolution d’un genre à l’autre »
s’intéresse à l’autobiographie, genre codifié par Philippe Lejeune dont le pacte autobiographique
a fait l’objet de controverses. Suit l’analyse de l’autofiction, genre mis à l’honneur par Serge
Doubrovsky et son impact sur le développement du récit de vie.

Le troisième chapitre intitulé « Espaces et périodes historiques témoins de vie(s) » analyse les
différents espaces où se déroule l’intrigue selon les critiques J. M. Adam et A. Petitjean et
Philippe Hamon. Nous étudierons les fonctions de l’espace et le symbolisme des lieux qui
exercent une influence sur les personnages. L’analyse du contexte historique se fondera sur la
théorie de Pierre Barbéris qui distingue les faits historiques réels, en l’occurrence la guerre du
Liban et le putsch d’Alger, de la vision de l’événement par l’auteur.

La deuxième partie intitulée « Familles et sociétés multiples » se concentre sur l’étude du cadre
familial et du cadre social dans les trois pays qui servent de toile de fond de l’action dans les
livres de notre corpus : le Liban, le Togo et la France. L’approche du sociologue de la littérature
Lucien Goldmann, auteur de l’ouvrage Pour une sociologie du roman et de Pierre Zima auteur de
l’ouvrage Manuel de sociocritique servira de point de départ à notre étude.

Dans le premier chapitre intitulé « Familles multiples », après avoir défini les types de famille et
leurs fonctions, nous illustrerons ces notions en nous référant aux œuvres de notre corpus. Nous
nous attarderons ensuite sur les figures parentales en mettant en relief l’influence des parents
dans la formation des écrivains. Nous montrerons également les divergences entre la figure
maternelle dans Lambeaux de Juliet et les récits d’Alexandre Najjar. Les figures paternelles, plus
nombreuses, feront également l’objet d’une étude comparative, mettant en évidence l’opposition
entre le père figure de l’« idéal du moi » et le père absent ou bourreau.

Dans le deuxième chapitre intitulé « Sociétés multiples », nous présenterons d’abord les théories
de Lucien Goldman et Pierre Zima qui serviront de référence à notre analyse. L’étude des société
présentes dans le corpus se divisera entre deux types de sociétés : la société rurale et la société
urbaine. Le premier type sera analysé dans Lambeaux de Juliet dont l’action se déroule en France
et dans Ainsi parlait mon père dont l’action se déroule au Togo. Dans cette sous-partie, nous
développerons certaines caractéristiques de la société africaine : les croyances religieuses et
certaines coutumes particulières à la société africaine : l’ordalie et l’excision. La société urbaine,

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en l’occurrence, la société française dans le roman de Sorj Chalandon et la société beyrouthine,
dans les récits d’Alexandre Najjar sera également étudiée. Nous terminerons par l’étude de la
place de la femme dans les différentes sociétés analysées plus haut.

Comme la mémoire est liée simultanément à l’écriture du récit de vie en ce qu’elle garde les
souvenirs de la vie familiale, de la vie sociale et des événements historiques qui ont marqué
chacun des écrivains, le troisième chapitre intitulé « Mémoire et Histoire », analysera la mémoire
familiale selon la théorie de Anne Muxel, la mémoire individuelle et la mémoire collective, à
partir de l’ouvrage de Paul Ricoeur La mémoire, l’histoire, l’oubli (2002) et les lieux de mémoire
selon l’ouvrage de Pierre Nora pour l’étude des lieux de mémoire.

La troisième partie intitulée « Écritures multiples » comprendra la poétique des récits de vie et
s’intéressera aux techniques narratives propres à chaque écrivain de notre corpus. Nous
efforcerons de noter également les convergences et les divergences entre le style et les intentions
des auteurs dans la genèse de ces récits.

Dans le premier chapitre intitulé « Hybridité scripturale et culturelle : l’écrivain monde », nous
nous efforcerons de montrer les signes d’une écriture spécifique de deux écrivains francophones,
l’un Libanais, l’autre Togolais, ayant opté d’écrire en français et les motifs qui ont guidé leur
choix.

Le second chapitre intitulé « Plumes multiples » se concentre sur l’étude du style de chaque
écrivain du corpus en s’attachant aux différentes tonalités qui fondent le récit de vie et les figures
de style qui mettent en relief l’une ou l’autre de ces tonalités. Notre analyse se fondera, en partie,
sur l’ouvrage Introduction à l’analyse stylistique de Catherine Fromilague et Anne Sancier-
Chateau.

La troisième chapitre intitulé « L’écriture, force thérapeutique de l’âme », étudie la genèse de


chaque récit de vie, éclaire les non-dits, fondements d’une quête identitaire par le biais d’une
synthèse des biographies parentales et le regard du fils sur ces figures qui naissent dans sa
mémoire au moment de l’écriture. Si Alexandre Najjar revit les moments heureux et tristes de sa
vie avec ses parents, il ne manifeste aucune hésitation sur les legs moraux et professionnels qui
ont formé l’écrivain qu’il est devenu. Sami Tchak, se considère comme le dépositaire des leçons

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de son père qui nourrissent sa propre vision du monde qu’il a parcouru au cours de sa vie. Quant
à Charles Juliet, l’écriture servira à une thérapie au sens propre du terme, lui permettant enfin de
résoudre le sentiment d’être deux en un et ainsi de mieux se connaître en relatant la vie de ses
deux mères. Enfin, Sorj Chalandon, en relatant la vie d’un homme cause du martyre qu’il a vécu
adolescent, s’efforce d’apprivoiser la figure du monstre et de faire la paix avec lui.

Au cours de notre travail, nous nous sommes efforcée d’apporter de nouvelles idées qui
pourraient être utiles à des recherches futures.

D’abord le choix des écrivains du corpus visait de les diversifier grâce à leur origine. En effet, ils
appartiennent à trois continents, l’Europe, l’Asie et l’Afrique et ils sont nés dans trois pays qui
marquent leur écriture et leur vision du monde découlant des événements historiques et de leurs
conséquences dont ils ont été les témoins, de la famille où ils ont grandi, des sociétés dans
lesquelles ils ont vécu : la France (Juliet, Chalandon) le Liban (Alexandre Najjar) et le Togo
(Sami Tchak).

Ensuite, le choix de Sami Tchak était motivé par le désir d’explorer une littérature différente de la
littérature française et francophone, ce qui nous a permis de découvrir la littérature francophone
togolaise et la société rurale africaine ainsi que ses croyances et ses coutumes.

Enfin, nous avons constaté que l’Histoire se répète au cours des siècles. En effet, la guerre du
Liban avec son cortège de destructions, de morts, de blessés, de réfugiés, évoquée par Alexandre
Najjar, trouve un écho aujourd’hui, en 2022, dans la guerre en Ukraine. Par ailleurs, la migration
clandestine a fait l’objet d’un roman de Philippe Claudel, L’Archipel du chien publié en 2015.

Par ailleurs, la pandémie de Covid19 oriente déjà les écrits vers une autre voie, car la littérature
postmoderne est structurée sur l’évolution de la société et spécialement du mode de vie :
l’enseignement en ligne dans les écoles et les universités, l’isolement, le manque de sociabilité,
ou encore les catastrophes récentes ont eu un écho sur le comportement de l’individu, la société et
le mode d’expression : l’écriture et les arts.

Pour nous en tenir à la littérature libanaise francophone, citons La couronne du diable, (2021)
roman d’Alexandre Najjar dont l’intrigue se déroule au début de la pandémie. L’auteur
s’intéresse au comportement et aux relations des individus soumis aux contraintes du

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confinement, effrayés par la propagation du coronavirus ou agissant par des moyens primitifs
pour préserver la vie des autres. De même, Chérif Majdalani écrit Beyrouth 2020 : Journal d’un
effondrement (2022). Cette chronique relate les événements de l’année 2020 ayant pour cadre la
ville de Beyrouth : la crise économique du Liban durant le confinement, la crise politique,
intensifiées par l’explosion du port de Beyrouth et l’impact de cette catastrophe sur la société. Par
ailleurs, le Musée Sursok touché par la déflagration, a organisé une exposition d’œuvres d’art
mutilées par l’explosion que les artistes ont transformées en de nouvelles œuvres d’art.

En somme, l’art sous toutes ses formes est un miroir de l’homme, de ses joies et de ses peines, de
son évolution dans un contexte historique, social et culturel.

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PREMIÈRE PARTIE

ENTRE RÉALITÉ ET FICTION

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Introduction

Dans la seconde moitié du XXe siècle de nombreux écrivains donnent une nouvelle naissance à
un genre jusque-là négligé, la biographie de leurs parents, homme et femme ordinaires, à laquelle
ils ajoutent une part de fiction pour combler les lacunes des informations ou de la mémoire. Ils
intègrent le récit de la vie de leurs parents dans leur autobiographie, genre florissant depuis Les
Confessions de Rousseau ; ils y joignent, enfin, un genre nouveau, l’autofiction, terme créé par
Serge Doubrovsky en 1970. Ainsi voit le jour un genre littéraire « mixte » dont nous analyserons
les caractéristiques au cours de cette première partie.

Dans le chapitre consacré à la biographie, nous étudierons d’abord l’évolution de ce genre au


XXe siècle et les rapports qu’il entretient avec les biographies de l’Antiquité consacrées aux
hommes illustres. L’écrivain postmoderne, quant à lui, s’intéresse à l’homme ou à la femme
ordinaire, en l’occurrence ses parents. Il crée, par l’écriture, un être tel que le voit le scripteur, le
fils qui met en relief les traits uniques de l’homme ou de la femme qui lui a donné le jour. Les
portraits brossés par chacun des écrivains diffèrent selon les rapports avec leurs géniteurs,
rapports harmonieux ou conflictuels qui ont marqué leur vie. Alexandre Najjar voue à son père
un véritable culte. Dans l’image révélée par l’écriture, apparaît l’admiration pour un homme
intègre, brillant avocat, fidèle à sa famille et à sa patrie. La biographie de sa mère met en
lumière une femme exceptionnelle par son dévouement à sa famille, sa générosité, son courage
qui lui a permis de lutter contre les contraintes de la vie.

A son tour, Sami Tchak glorifie son père. Il le décrit comme le forgeron le plus sage qui va
sauver le Togo des illusions par la fondation d’un système de préceptes philosophiques et
humains.

Charles Juliet, pour sa part, se concentre sur la biographie de sa mère. Il reconstruit par le pouvoir
de l’écriture l’image de sa mère biologique dont il a été séparé à l’âge d’un mois. Il révèle
également son amour profond pour sa mère adoptive qui l’a élevé comme son propre fils. Mais il
condamne son père biologique qui l’a abandonné aux soins d’une étrangère et ne lui a jamais
manifesté la moindre affection.

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Enfin, Sorj Chalandon propose une image paternelle très différente dans Profession du père. En
effet, il ne rend pas hommage à son père. Il dépeint, au contraire, un homme mythomane et
schizophrène qui s’arroge des exploits imaginaires et entraîne son fils dans sa folie.

Après avoir analysé la biographie des parents, nous porterons notre attention sur l’autobiographie
des auteurs. Nous mettrons en évidence la différence entre l’autobiographie traditionnelle et
l’autofiction en relevant les caractéristiques qui distinguent ces deux techniques d’écriture. Nous
nous arrêterons sur le pacte autobiographique instauré par Philippe Lejeune et sa postérité et sa
présence ou son absence dans les œuvres du corpus. Par la suite, notre analyse du récit de la vie
de chacun des auteurs mettra en relief l’impact de l’enfance et de l’adolescence sur l’auteur
adulte. Enfin, comme il s’agit d’un récit, nous nous arrêterons sur la temporalité dans
l’autobiographie. Notre étude de l’autobiographie et des différentes techniques narratives
montrera que se raconter devient un art mis au service du lecteur.

Pour terminer, nous analyserons les différents espaces et les périodes historiques dans lesquels se
déroulent les événements racontés en soulignant leurs fonctions et les rapports qu’ils
entretiennent avec le narrateur-auteur.

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Chapitre 1. La biographie aux XXe et XXIe siècles : un genre rénové

Vers la fin du XXe siècle, de nombreux écrivains ont donné naissance à un genre littéraire
particulier en mêlant l’invention romanesque à la biographie, créant ainsi une œuvre où
l’imaginaire, la mémoire et l’Histoire se conjuguent pour engendrer une fusion entre le réel et
l’irréel. Ils ont introduit dans leur récit une part personnelle en incluant dans la biographie de
leurs parents et les rapports qu’ils ont entretenus avec eux un contexte sociohistorique précis,
celui des XXe et XXIe siècles, exerçant une influence sur la vie des protagonistes.

1.1. Bref historique de la biographie

1.1.1. La biographie dans l’Antiquité

La biographie n’est pas un genre nouveau. Depuis l’Antiquité, des écrivains, tels Plutarque ou
Suétone ont écrit des biographies mettant en valeur des hommes illustres.

Plutarque est l’auteur de Vies parallèles ou Vies des hommes illustres selon la traduction de
Jacques Amyot. L’œuvre relate la vie de 48 personnages historiques ou légendaires : Thésée,
Périclès, Alcibiade, Alexandre, Démosthène mais aussi Romulus, Coriolan, César, Antoine (et
Cléopâtre) ...Ces vies constituent des romans brefs dont les héros sont confrontés à la Fortune et à
la mort. L’originalité de Plutarque aura été de les réunir en des parallèles : il compare un Grec et
un Romain et vérifie que les uns et les autres reconnaissent les mêmes valeurs et partagent un
même passé, ce passé qui est aussi celui de l’histoire intellectuelle occidentale. Il annexe presque
toujours, à la fin de chaque couple, une courte Comparaison où il relève leurs similitudes et leurs
différences.

Bernard Boulet, pour sa part, (http://www.revueargument.ca/article/2011-03-01/530-les-vies-


paralleles-de-plutarque.html) souligne la particularité des biographies de Plutarque : « Plutarque
me fait admirer l’individu en montrant qu’il est plus qu’un individu, parce que son action s’étend
au-delà de sa personne. Quand Démosthène soutient le courage des Athéniens contre Philippe,
c’est le sort d’Athènes qui est en jeu, et la liberté de toutes les cités grecques. Une biographie de
Plutarque, c’est plus qu’une biographie, c’est le drame d’une cité, d’un pays, d’un continent ».
Plutarque rapporte souvent des épisodes de l’enfance ou de l’adolescence des héros légendaires
ou historiques, épisodes annonciateurs de son caractère et de son comportement futur.

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Le livre de Plutarque a eu du succès durant la Renaissance, il a inspiré les Philosophes des
Lumières, mais il a perdu ensuite sa popularité qu’il a retrouvée aujourd’hui.

Dans les biographies de notre corpus, nous remarquons certaines similitudes avec l’œuvre de
Plutarque. Même si la vie racontée est celle, non d’un homme politique, mais d’un homme
ordinaire, les écrivains se réfèrent à l’enfance et à l’adolescence qui expliqueraient la formation
du caractère de l’adulte. Ils ne manquent pas de préciser qu’elle s’insère dans l’Histoire d’un pays
et les drames qui l’accompagnent. En cela, les auteurs se rapprochent de Plutarque.

Quant à Suétone il a écrit La vie des douze Césars. Il s'agit des biographies des douze premiers
empereurs de Rome ayant porté le nom et le titre de César, de Jules César à Domitien. L’auteur
ne raconte pas l’histoire des règnes, mais peint le profil d’un individu selon un plan constant. Il se
réfère à l’origine de la famille expliquant la formation de son caractère ; il fait ensuite le récit des
premières années de la naissance à l’adolescence, puis il s’attache à la conduite de l’empereur
dans sa vie publique et privée ; enfin, il brosse le portrait physique et moral et conclut par
l’évocation, souvent édifiante, de la mort de César. Ce schéma a été souvent repris par la suite.

Il est intéressant de noter qu’Alexandre Najjar a également écrit des biographies de personnages
illustres contemporains, entre autres, Khalil Gibran, écrivain libanais, De Gaulle, personnage
historique.

Dans les biographies de notre corpus, nous retrouvons certaines caractéristiques de l’œuvre de
Suétone. La biographie des parents dans Le Silence du ténor, Mimosa d’Alexandre Najjar, et
Lambeaux de Charles Juliet, reprend le même schéma. Les auteurs évoquent la famille de leurs
géniteurs (excepté Juliet qui s’attache à la biographie de sa mère) ; puis ils évoquent les
premières années de leur vie. Najjar s’étend plus longuement dans Mimosa sur les parents de sa
mère qu’il a connus et dont il garde de très bons souvenirs. Juliet, pour sa part, a recours à
l’imagination pour parler brièvement de son grand-père dont il brosse un portrait peu flatteur et
de sa grand- mère, épouse effacée et soumise qui n’a pas su apporter de réconfort à sa fille aînée.
Enfin, Sorj Chalandon réduit la biographie de son père à une époque historique déterminée et
nous ignorons tout de ses premières années qui auraient contribué à sa formation.

19
1.1.2. La biographie aujourd’hui

La biographie connaît une renaissance depuis les années 1980.

Selon Laurent Avezou (2001), le renouveau de la biographie dépendrait des facteurs suivants. Si
la biographie n’est pas un genre nouveau, de nouveaux domaines d’étude apparaissent dans
l’historiographie. Tandis que, dans l’antiquité, la séparation entre vie publique et vie privée
restait floue, à l’époque contemporaine, le domaine social acquiert plus d’importance que le
domaine privé. Cependant, la micro-histoire étudiée en Espagne et en Italie préfère reconstituer
l’univers mental d’un petit nombre d’individus représentant des classes sociales inférieures et
analyser la manière dont ils s’intègrent dans le groupe. Ce courant a ainsi participé au renouveau
du genre biographique.1

1.1.3. Évolution de la biographie de la dévalorisation à une nouvelle définition

Au XVIIIe siècle, la biographie est accusée d’avoir un but moralisateur. Diderot, entre autres,
admettait sa fonction pédagogique, mais estimait qu’elle ne rendait pas la réalité de la vie. Au
XIXe siècle, l’école méthodologique va dans ce sens en estimant que la biographie attache plus
d’importance au domaine public qu’au domaine privé. Quant aux tenants des Annales2, ils
considèrent que la biographie tient plus à la littérature qu’aux sciences humaines.

Dans les années 1970, des disciplines afférant à l’histoire, telles la sociologie ou la démographie,
insèrent des cas individuels dans l’étude d’ensembles généraux pour vérifier le général par le
particulier. Dans le domaine proprement historiographique, la biographie est alors réinsérée dans
le champ de la recherche. Mais elle n’a toujours pas de statut propre, elle est un outil qui sert à
tester la validité des hypothèses scientifiques. De son côté, l’historien commence à méditer sur le
sujet déjà débattu en littérature.

En somme, le renouveau biographique intègre les nouvelles données de l’historiographie et il


semble désormais inconcevable de détacher le personnage de son milieu.

1
Nous montrerons dans la deuxième partie de notre thèse l’intégration de l’individu (auteur, parents) dans le cadre
social.
2
Les Annales sont une forme d’écrit historique concis qui détaillent ou recueillent des événements jugés importants
pour chaque année dans un ordre chronologique.

20
Dans notre travail, nous nous attacherons à montrer que les individus faisant l’objet d’une
biographie appartiennent à la bourgeoisie ou à la classe paysanne et qu’ils s’insèrent dans le
milieu où ils vivent.

Les œuvres de notre corpus ont, en partie, pour sujet la biographie des parents de chacun des
auteurs ; s’y retrouvent également les sentiments éprouvés par l’écrivain envers ceux qui lui ont
donné la vie.

Dans l’œuvre de Najjar et de Tchak, le récit biographique et autobiographique est fondé sur le
réel. En revanche, dans Lambeaux et Profession du père, nous constatons une part de fiction, ce
qui nous permet d’affirmer que nous sommes en présence d’une biographie romancée.

1.2. La biographie dans les œuvres du corpus : l’Autre vu par soi

La vie des parents qui se déroule dans les récits est construite sur des fragments ; elle ne suit pas
toujours un ordre chronologique et ne se réfère pas à toute la vie du père ou de la mère. Chaque
auteur souligne les événements, les moments importants selon lui qui ont jalonné la vie de son
père et de sa mère.

1.2.1. Le récit biographique dans l’œuvre d’Alexandre Najjar

1.2.1.1. Le Silence du ténor

Au moment d’entamer le récit, l’auteur réfléchit sur son projet et, dans le Prologue, il prend
conscience des difficultés inhérentes à toute biographie : « Qui peut prétendre tout connaître d’un
homme…Peut-on jamais percer tous les secrets d’un être, aussi proche soit-il ? » (Najjar, 2015, p.
62)

Le titre du Silence du ténor est thématique littéral : en effet, il renvoie aux deux sujets du récit :
le drame de l’aphasie du père et sa renommée, en tant qu’avocat, lui ayant valu le surnom de
« ténor » (du barreau). Dans le prologue, l’auteur nous présente son père en ces termes : « Mon
père […] est un personnage de roman. Il n’est pas le seul, sans doute, tant il est vrai que la plupart
des enfants ont la conviction que leur papa est un héros. Le mien était avocat à Beyrouth. Après
des études de droit chez les Jésuites, il avait pris en charge le cabinet de son cousin et réussi,
grâce à son sérieux, à en faire l’un des plus importants du Liban. » (Najjar, 2015, p. 11)

21
D’emblée, nous constatons que la profession du père constitue le centre du récit. Ceci indique
déjà l’importance que le fils attribue à cet aspect de la personnalité paternelle. Il précise ensuite
que ses brillantes plaidoiries lui avaient valu le surnom de « ténor », surnom repris dans le titre du
livre, ce qui conforte notre assertion.

L’auteur nous livre peu d’informations sur la vie du ténor.

« Je ne sais rien ou presque de mon père, de son enfance et de son adolescence, de la période
précédant son mariage. Tout ce que je sais de l’enfance de mon père c’est qu’il est un garçon
studieux : je possède une photo le représentant en train de lire en mangeant, preuve que, très tôt,
il ne perdait pas son temps. Il avait commencé sa scolarité dans le Sud à Saida chez les Frères
maristes et l’avait poursuivie à Beyrouth chez les Jésuites de l’Université Saint Joseph. Il y avait
là un séminariste qui joua un rôle capital dans sa vie. Il s’appelait Tresca. Il appréciait mon père,
lui confiait de hautes responsabilités et croyait en lui. (Najjar, 2015, p. 63)

Nous apprenons par la suite que le père se marie à l’âge de 43 ans, sur le tard, avec une femme
exquise, qui en avait vingt-six. De cette union naîtront six enfants en quatre ans, exploit qui
s’explique par « l’existence au sein de la smala de deux paires de jumeaux. » (Najjar, 2015, p.13)

L’auteur ne révèle pas le prénom de son père, mais il explique la naissance de son nom de
famille : le fondateur de la famille Najjar, originaire de Corse, Joseph Damiani, avait suivi
Bonaparte lors de la campagne d’Égypte ; séduit par une jeune Libanaise, il avait décidé de
s’installer à Deir El Kamar (le Couvent de la lune) où il avait exercé le métier de charpentier. On
l’avait alors baptisé najjar, ce qui veut dire « menuisier » en arabe.

Si l’on se réfère à la structure chronologique du récit, nous remarquons que le père occupe les
deux premiers chapitres intitulés « Valeurs » et « Modèles » sur les vingt-trois que comprend le
récit et que, déjà, sa vie est liée à celle des enfants et à leur éducation. Par conséquent, le
biographie du père, est, en grande partie, relatée à partir de sa relation avec sa famille.

Pour illustrer la brillante carrière du ténor, l’auteur relate une plaidoirie qui révèle son acuité
d’esprit et une intelligence très vive. Ses deux qualités lui permettent de réduire à néant les
arguments de son adversaire qu’il accuse indirectement de duplicité. « Mon honorable confrère

22
plaide le contraire de ce qu’il enseigne à l’université. Ou bien il trompe ses étudiants, ou bien il
trompe la cour. » (Najjar, 2015, p.12)

Il rapporte souvent, au cours des repas, des anecdotes plaisantes qui jalonnent sa vie
professionnelle. Il évoque « les perles des stagiaires (« une marchandise « vierge » de tout
attouchement », « une sentence « dénudée » de tout fondement légal » au lieu de « dénuée »).
Une autre anecdote fait écho à ses propres doutes sur l’intégrité de la justice souvent corrompue
et se comportant comme « une courtisane ». Ainsi, la réplique d’un témoin courageux exprime
tout haut ce que le ténor pense tout bas :« Si j’ose parler ainsi, monsieur le juge, c’est que,
comme vous, je n’ai pas confiance en la justice. » (Najjar, 2015, p.27) Un autre incident révèle
l’humour d’un juge : quand une vieille femme prétend qu’elle n’a que quarante ans, le magistrat
réplique : « Sauf votre respect, madame, à partir de quel âge commencez-vous à compter ? » Les
enfants prennent beaucoup de plaisir à entendre ces petites histoires que la verve du ténor rendait
vivantes et amusantes. « Les anecdotes qu’il nous racontait avec humour étaient toujours
amplifiées, exagérées « soupoudrées de poivre et de sel » selon une expression libanaise bien
connue : le fait le plus banal se transformait, grâce à sa verve, en une véritable odyssée ! »
(Najjar, 2015, p.28)

L’auteur s’étend aussi longuement sur les plats préférés (des plats libanais) de son père. « Il
aimait le taboulé, le foul – des fèves à l’huile –, le baténjén mé’lé – les tranches d’aubergines
frites – le poisson, mais n’appréciait ni les pizzas, ni les hamburgers. » (Najjar, 2015, p.28) Il est
intéressant de remarquer que le patriotisme du père s’étend jusqu’aux plats cuisinés ! Le ténor a
aussi une passion pour les fruits : « les bananes, les raisins, pommes, prunes […] pourvu qu’ils
fussent du jardin. » (Najjar, 2015, p.28) Le père est ainsi un fervent des produits biologiques,
avant la lettre.

Le fils s’attarde, en outre, sur la pratique régulière de la gymnastique matinale imposée par le
ténor. Tous les jours, à sept heures du matin, celui-ci réveille les enfants et, donnant l’exemple, il
dirige les différents exercices prévus au programme.

Au moment de la narration, Najjar s’efforce de comprendre la raison de cette gymnastique


quotidienne et il émet une supposition : « sans doute avait-il souffert, enfant, d’être trop maigre,

23
d’être bien moins sportif que ses camarades et souhaitait-il nous forger des corps d’athlètes pour
nous épargner à l’avenir sarcasmes et humiliation… » (Najjar, 2015, p.25)

1.2.1.2. Mimosa

La biographie de la mère est plus détaillée. Dans le premier chapitre intitulé « Origines », le fils
s’étend longuement sur l’arbre généalogique de celle qu’il appelle Mimosa. Le titre de ce récit
est thématique littéral, puisque le sujet est le personnage principal.

Après avoir indiqué la date de naissance de Mimosa, l’auteur se concentre sur son grand-père, le
docteur Elias, médecin de profession. « Tu es née le 17 janvier 1940 pendant la seconde guerre
mondiale à la Maternité française de Beyrouth. Ton père, médecin réputé et directeur au
Ministère de la Santé, assiste à ta venue au monde. » (Najjar, 2019, p. 12)

Dans une brève digression, l’auteur rappelle la coutume orientale qu’est le désir d’un père d’avoir
un garçon. « Lui qui désirait un garçon après la naissance d’une première fille prénommée Mona,
fut sans doute un peu déçu mais il garda le silence pour bien montrer au gynécologue et aux
infirmières qu’il était ouvert d’esprit. » (Najjar, 2019, p. 12)

L’auteur, brosse ensuite un bref portrait de son grand-père : « Sur les photos en noir et blanc, Dr
Elias apparaît courtaud, le crâne dégarni. Il chausse des lunettes rondes à monture d’écaille qui
lui donnent l’air d’un savant. » (Najjar 2019, p. 13)

Le petit-fils s’attache surtout à mettre en avant son dévouement à ses patients et sa générosité.
Après des études à la faculté de médecine de l’Université Saint Joseph de Beyrouth où travaillait
son père (l’arrière-grand-père de l’auteur), le médecin ouvre une clinique dans la capitale et une
autre dans son village natal de Rayfoun. Et, durant l’exercice de sa profession, il consacre un jour
de consultations gratuites pour les pauvres. Le Dr Elias aura été un excellent médecin, puisque
son petit-fils rencontre encore des personnes âgées qui lui racontent comment il leur a sauvé la
vie.

L’auteur parle ensuite brièvement de la mère de Mimosa. Claire était issue d’une famille aisée
originaire d’Antélias. Le père, Khalil, un fin lettré avait une bibliothèque contenant de vieux
livres reliés que Mimosa et sa sœur aimaient consulter ; la mère, Adma, moins instruite que son

24
mari, avait « un cœur d’or » selon sa fille. Douce, discrète, elle a vécu dans l’ombre de son mari.
Eduquée au Collège de la Sainte Famille, elle avait de bonnes manières et jouait du piano.

L’auteur se souvient bien de sa grand-mère : elle rendait souvent visite à sa fille, racontait à son
petit-fils qu’elle avait eu de nombreux prétendants et ses histoires à l’eau de rose faisaient rêver
le petit garçon. Il l’accompagnait à l’église et l’imitait en se frappant trois fois le cœur lorsqu’il
récitait l’acte de contrition. Ce geste, il le répète toujours par fidélité à sa mémoire.

Le couple des grands-parents eut quatre enfants : deux filles, Mona et Mimosa et deux garçons,
Charlie, mort très jeune et « Tonton Joujou ». L’auteur s’attarde sur cet oncle original et farfelu,
toujours en désaccord avec son père. Mimosa défendait toujours son frère contre les colères de
son père quand il fuguait du collège de Antoura ou qu’il séchait les cours de latin chez les
jésuites. Très drôle, il avait des « lubies inénarrables (comme quand il acheta un âne pour pallier
la pénurie d’essence) des néologismes désopilants (« akidement », avec akidité » [Akid signifie
« bien sûr » en arabe]) ; il était abonné au Monde-qui arrivait deux jours plus tard à Beyrouth- et
dévorait les romans historiques de la Libanaise Carole Dagher [pour maintenir son niveau
culturel]. » (Najjar, 2019, p.20)

Il fait de son neveu un complice de ses rencontres secrètes avec une Française qui enseignait à
l’école d’ingénieurs mais que le père ne portait pas dans son cœur. « Bravant son véto, Tonton
m’emmenait en promenade avec elle et s’arrêtait à la Librairie Antoine pour m’acheter des
bandes dessinées. Mais au retour, il garait sa voiture loin de la maison [et] me ramenait à pied,
préférant piquer une trotte plutôt que d’essuyer les foudres de la famille… » (Najjar, 2019, p.21).
On sent bien, dans le récit, l’affection du neveu pour un homme très spécial.

Vient ensuite la vie de Mimosa. L’écrivain imagine brièvement son enfance, les maisons que la
famille a habitées à Beyrouth et à la montagne.

Il s’étend plus longuement sur les années de formation de Mimosa. Au collège des Franciscaines,
Mimosa est une élève brillante et sérieuse et elle se plie au règlement de l’école. Les souvenirs
qu’elle garde de cette période révèlent son intérêt pour la lecture. A l’université, Mimosa, est
admirée par tous les étudiants pour son charme et son élégance.

25
Des études universitaires de sa mère, l’auteur ne retient que quelques événements. Après le
baccalauréat, elle opte pour la psychologie et le droit en vue de devenir juge des enfants. Elle suit
les cours de psychologie à l’École supérieure des lettres (branche de l’université de Lyon) à
Beyrouth avec la perspective de continuer ses études à Paris, mais son père, la trouvant trop jeune
pour voyager seule la persuade de rester au Liban. Sa brillante réussite lui assure une
récompense de 500 livres libanaises (une somme importante pour l’époque) qu’elle dépense en
cadeaux pour ses parents.

Elle entreprend ensuite des études de droit à l’Université Saint-Joseph, université francophone
reconnue pour sa Faculté de droit et sa Faculté de médecine. (Durant la guerre, elle ajoutera la
Faculté des lettres et la Faculté des Sciences humaines après la fermeture de l’Ecole supérieure
des lettres.)

« À la Faculté de droit de l’Université Saint-Joseph, rue Huvelin, tu eus la chance d’intégrer une
classe composée d’étudiants francophones très cultivés. Ensemble, vous organisiez des soirées
littéraires au cours desquelles vous discutiez des meilleures parutions du mois. Un soir, tu fis un
brillant exposé sur Albert Camus qui te valut les compliments de tes camarades. J’ai retrouvé
dans un tiroir des carnets où tu avais recopié, en petits caractères, des passages de L’Homme
révolté et du Mythe de Sisyphe. » (Najjar, 2019, p. 30)

Mimosa était aussi une lectrice assidue. « Tu fréquentais la Librairie Antoine à Bab Edriss1 où
Antoine Naufal, le propriétaire des lieux, t’accueillait avec le sourire en recommandant à son
second, Elie Gebeyli, de bien s’occuper de toi. Celui-ci ne se le faisait pas dire deux fois : il
t’autorisait à lire sur place tous les livres que tu souhaitais et même à les emprunter à titre
grâcieux… Pour tes beaux yeux, la librairie se transformait ainsi en bibliothèque ! » (Najjar,
2019, p.31)

Ces détails sur la vie de la mère ne sont pas gratuits : Mimosa inculque à son fils l’amour de la
lecture et Albert Camus- que le père trouvait subversif ! - inspire plus tard à l’auteur son
engagement en tant qu’écrivain.
1
La librairie Antoine est une librairie connue surtout pour les livres français et francophones de tous les genres :
romans, pièces de théâtre, bandes dessinées, ouvrages académiques, manuels scolaires… Après la destruction du
centre- ville de Beyrouth, elle s’est déplacée dans d’autres quartiers de Beyrouth et a ouvert des branches dans
certaines grandes surfaces.

26
Alexandre Najjar s’étend plus longuement sur la rencontre de ses parents. « En 1965, tes
diplômes de droit et de psychologie en poche, tu t’apprêtais à présenter le concours de l’Ecole de
magistrature, quand tu fis la connaissance de ton futur mari. Il te connaissait déjà par sa sœur qui
était ton amie, mais il ne t’avait jamais vue aussi resplendissante. » (Najjar 2019, p.41)

C’est le coup de foudre. « Jour après jour, vos liens se resserrent. Il finit par te demander en
mariage. Tu lui dis oui sans hésiter : tu aimais sa prestance, son humour, sa sagesse. De toute
évidence, votre différence d’âge- 17 ans- ne nuisait pas à votre entente. » (Najjar 2019, p. 42)

La photo de mariage montre une mariée radieuse et pensive à la fois, heureuse d’épouser
l’homme qu’elle admire et troublée à l’idée de commencer une nouvelle vie. Après la lune de
miel en Egypte, le couple s’installe à Achrafieh dans un grand appartement qui devait
accommoder la famille nombreuse qui naîtrait de cette union. Si l’on se réfère à la suite
chronologique des événements, la généalogie de la famille de Mimosa est exposée dans les
chapitres I et II ; suivent les années de formation (chapitres III et IV) et la rencontre avec son
futur mari (chapitre VII).

Vient ensuite la vie d’épouse et de mère de famille dans les chapitres suivants. L’entente du
couple se renforcera tout au long de leur vie en commun et les liens qui les unissent sont
tellement forts qu’ils s’expriment par le possessif « Ma », « Mon » par lequel ils d’adressent l’un
à l’autre.

L’arrivée du premier né bouleverse la vie de Mimosa qui, désormais, se consacrera à l’éducation


de ses enfants et à la gestion de son foyer.

Dans un bref sommaire, l’auteur relate quelques distractions qui ponctuent la vie de sa mère. « Le
soir, après une journée bien remplie, tu souffles un peu, écoutes de la musique classique (tes 33
tours devenus des pièces archéologiques, sont encore au grenier) ». (Najjar, 2019, p. 51) Elle sort
volontiers avec son mari, sans cesse invité par ses amis ou clients et, en été, elle se rend avec lui
au Festival international de Baalbeck où ils assistent à un concert dirigé par Herbert Von Karajan,
un ballet de Maurice Béjart, un récital d’Ella Fitzgerald, Joan Baez, Oum Kalsoum ou Feyrouz.

Le quotidien de Mimosa est scandé par les nombreuses tâches qui lui incombent pour la gestion
d’une famille nombreuse : « vérifier au quotidien l’état des vêtements et des chaussures, acheter

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tout en six exemplaires, laver et repasser chaque soir deux baquets de linge, remplir le frigo pour
répondre aux besoins d’une demi-douzaine d’affamés, stocker du pain en permanence, prévoir de
l’eau chaude pour tout le monde à l’heure du bain, acheter une voiture « break » capable de
contenir tous les rejetons, soigner tous les bobos et les grippes en évitant la contagion, s’organiser
pour emmener les enfants à tour de rôle chez le coiffeur… cuisiner pour huit… ( Najjar, 2019,
p.58-59).

De temps en temps, cette vie bien organisée est perturbée par quelques bêtises des enfants qui
nécessitent une punition, mais bien plus bénigne que celles infligées par le père.

Deux épisodes méritent d’être relatés. Un jour, la deuxième paire de jumeaux s’enferme dans la
salle de bains et ouvre tous les robinets. Quand la mère et le fils aîné ouvrent la porte, ils voient
« les jumeaux qui font la brasse au milieu de l’étang improvisé. » (Najjar, 2019, p.61) Une autre
fois, l’auteur horrifié voit les cadets assis sur le rebord de la fenêtre, une écharpe autour du cou,
prêts à s’envoler. Il alerte sa mère qui les tire brusquement en arrière et les fait tomber à la
renverse à l’intérieur de la chambre.

« Folle de rage, tu les grondes en criant :

- On voulait juste essayer, se défend l’un des jumeaux en pleurant.

- On imitait Superman ! ajoute l’autre, aggravant son cas.

Vous imitiez Superman ? tempêtes-tu. Ya bala mokh, espèces d’inconscients !

Tu ne sais plus s’il faut en rire ou en pleurer. Pour les punir, tu les prives de dessert, de télévision
et de cinéma. » (Najjar, 2019, p. 62)

Durant l’été, alors que la famille réside à la campagne, Mimosa fait, en compagnie des enfants,
de longues promenades en forêt au cours desquelles elle cueille du thym, de la sauge et du
romarin, car les plantes médicinales, c’est son dada. Elle estime qu’elles sont capables de tout
guérir. Sa bibliothèque contient un grand nombre de livres sur le sujet. Son fils l’appelle
l’apothicaire de la famille. Elle utilise chacune de ces plantes pour soigner les différentes
maladies de la famille et quand ses enfants la taquinent, elle proteste que la plupart des
médicaments sont à base de plantes. Un seul produit manufacturé, « le baume du tigre » créé par
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un herboriste chinois trouve grâce à ses yeux. Elle attribue à cette pommade toutes les vertus et
l’utilise en toute occasion. Quand l’auteur lui suggère d’écrire à l’inventeur pour lui faire part de
ses découvertes, elle hausse les épaules, vexée que son propre fils renie les prodiges de ce flacon.

Un autre trait du caractère de Mimosa c’est la passion du jardinage. Entrant en communion


charnelle avec la terre, elle soigne les fleurs comme des enfants avec patience et amour. Elle
s’occupe aussi du verger et en automne, elle dirige la cueillette des pommes qu’elle distribue
ensuite aux orphelinats de la région.

Ces différentes activités révèlent une femme en parfaite symbiose avec la nature qui lui fait don
de ses bienfaits, dont la générosité. Nous voyons également que Mimosa règne dans un domaine
différent de celui de son mari. Outre les tâches domestiques réservées à la femme, elle se
consacre à des activités souvent attribuées aux hommes et elle y excelle.

La guerre apporte de profonds bouleversements dans la vie de la mère. Elle fait face aux
contraintes imposées par cette nouvelle situation sans se plaindre. Elle apprend à cuisiner et
devient un véritable cordon bleu, elle s’instaure professeur et proviseur d’une école qu’elle ouvre
à la maison. Au volant de sa voiture, elle affronte les obus pour sortir de Beyrouth… C’est la
femme décidée, avec des qualités d’administrateur, et intrépide que le lecteur voit naître au cours
de cette période.

La paix revenue, vient le drame : à la suite d’une opération au cœur, le père devient aphasique et
hémiplégique. Pendant huit ans, Mimosa s’occupe de son mari sans se plaindre. Après le décès
du ténor, la mère est victime, elle aussi, de la maladie. Entourée de ses enfants, elle finit par
succomber. « Aujourd’hui, le 14 mai 2017, à 23h04, maman est partie. Son cerveau a subitement
cessé de gouverner son corps : con cœur si vaste qu’il aurait pu contenir la terre entière a cessé de
battre. Sa main n’a plus répondu aux doigts qui la serraient. » (Najjar, 2019, p.135)

Alexandre Najjar a écrit ce récit pour rendre hommage à sa mère et la maintenir vivante dans la
mémoire de ceux qui l’ont aimée. Son écriture révèle son profond amour pour « l’être unique »
qui lui a donné la vie, a participé avec son père à la formation de son caractère et inspiré sa
carrière d’écrivain.

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Avec tendresse, poésie, humour, l’auteur fait revivre l’enfant, la jeune fille, l’épouse, la mère
qu’elle fut, partageant sans compter un cœur tendre avec ceux qui en avaient besoin. Si, à la fin
de ce récit, on devrait choisir un mot pour décrire Mimosa, ce serait la mot « amour » : amour
donné, amour reçu.

1.2.2. Le père centre du récit biographique dans Ainsi parlait mon père de Sami Tchak

Il n’en est pas de même avec Sami Tchak. L’écrivain togolais consacre la préface de Ainsi parlait
mon père à la biographie de ses parents où il parle à peine de sa mère et centre son récit sur son
père. Le titre est thématique et doublement littéral, puisqu’il renvoie au sujet central, le père et en
particulier à la parole du père.

L’auteur s’attache dès le début à l’infirmité de son père : « À cause de sa jambe droite
entièrement décharnée de la fesse au pied, il boitait beaucoup. » (Tchak 2018, p.9) Le père relate
un jour à son fils l’origine de cette infirmité. Il était encore un petit garçon quand, un jour, il s’est
soulagé au pied d’un arbre. C’était une chose normale, banale. Mais, ce jour-là, il a ressenti une
douleur atroce dans sa cuisse droite, puis une grande chaleur dans toute sa jambe de la fesse aux
orteils et sa jambe était paralysée. Le féticheur appelé par son père, après avoir pratiqué le rituel
de circonstance, en conclut que des esprits installés au pied de l’arbre avaient été dérangés par
son intrusion et, pour le punir, lui avaient infligé cette douleur dans la jambe droite. Tous les
sacrifices n’ayant eu aucun effet, la jambe devenue plus maigre et plus courte le condamna à
devenir Salifou le boiteux (Tchak, 2018, p. 11 à13). A cause de son infirmité, le jeune Salifou
n’attirait pas les femmes et il était condamné à un célibat prolongé jusqu’à sa rencontre avec « la
femme à la plaie ».

Aucun autre détail physique n’est mentionné par le fils. Et pour marquer son profond amour pour
son père, il dit simplement : « Mon père, lui, avait vécu longtemps pour mesurer comme je lui
étais attaché, comme il était ma boussole dans le monde. » (Tchak 2018, p. 23) Ces seuls mots
révèlent l’importance de cet homme dans la vie de son fils.

Nous savons peu de choses sur la vie du père : nous apprenons qu’il était devenu forgeron parce
que son infirmité le rendait inapte aux travaux des champs. Il avait épousé six femmes, mais
jamais plus de trois à la fois (donc la mère de l’auteur était l’une de trois épouses). « À la mort de

30
ma mère, il a épousé une autre femme. Quand une de ses épouses l’avait quitté, il l’avait
remplacée par une autre. » (Tchak 2018, p.14) À l’exception d’une seule qui était encore jeune
fille, les autres avaient déjà été mariées et avaient des enfants.

Le père meurt au cours de son second pèlerinage à La Mecque. Avant de partir pour ce voyage
dont il ne devait pas revenir, il réunit sa famille dans son salon et leur adresse ces dernières
paroles : « Je vous le dis, à vous mes enfants, je vous le dis, à vous mes épouses, je vous le dis, si
je mourais là-bas, à La Mecque, ne versez pas une seule larme, ne soyez pas tristes, réjouissez-
vous pour moi, et remerciez Dieu de m’avoir pris en sa grâce. Il vous restera de moi le souvenir
d’un père, d’un mari, aux cheveux blancs, à la barbe blanche, le souvenir de cet homme qui,
parfois, avait été injuste envers vous, mais qui, cet homme, moi, vous aurait nourris de sa propre
chair si cela avait été nécessaire. » (Tchak 2018, p.97)

Au moment de l’écriture, les paroles prononcées par le père tout au long de son existence
résonnent dans la mémoire du fils. Il décide de ressusciter l’auteur de sa vie par le biais des
discours qu’il adressait aux membres de sa famille, à d’autres personnes du village, tout ce que le
fils appelle « Leçons de la forge ».

De sa mère, l’auteur dit peu de choses. D’emblée, il note une caractéristique physique qui la
détermine : « Ma mère, je l’avais toujours vue avec une plaie ». (Tchak, 2018, p. 11) Cette plaie a
été causée par la piqûre d’un scorpion alors qu’elle travaillait dans les champs avec son premier
mari. Aucun guérisseur n’étant arrivé à trouver un remède à ce mal, l’un d’eux lui conseille de
quitter le Ghana et de retourner dans son village natal pour être débarrassée de la blessure. Ce
qu’elle fait, après avoir divorcé.

Elle revient au Togo à Kéijikanjo, avec sa plaie qui faisait d’elle une femme peu attrayante. « Elle
fut la chance sa chance à lui, le boiteux du village, mon père, le célibataire méprisé par les filles.
Il put enfin épouser la divorcée qui n’attirait pas d’autres prétendants, la femme à la plaie »
(Tchak 2018, p. 14).

De cette union naîtront quatre enfants, l’auteur et trois filles dont l’une est morte en bas âge.

Seules quelques images de cette femme persistent dans la mémoire de son fils au moment de
l’écriture. « Ma mère, je la revois encore, la vendeuse de cigarettes au détail, de boîtes

31
d’allumettes, de kérosène, de noix de kola. Elle portait dans un grand plateau ses marchandises
qu’en petite commerçante ambulante elle proposait aux habitants des villages facilement
accessibles à pied. (Tchak 2018, p. 16)

L’auteur ne parle pas du sentiment d’affection qui aurait pu l’unir à sa mère ni de l’amour
maternel que celle-ci aurait pu lui donner ni des attentions que la mère aurait eu pour ses enfants.
Ce qu’il confie au lecteur, c’est l’absence d’affection de sa part pour celle qui lui a donné le jour.
« Je n’aimais pas ma mère. Même conscient qu’elle pouvait succomber à sa plaie, je n’étais pas
perturbé. » (Tchak 2018, p. 18)

Il s’efforce, au moment de la narration, de donner les raisons de son indifférence. « Ma mère était
avec moi d’une rare sévérité, elle combattait mes défauts avec une extrême dureté. Non par
méchanceté, mais parce que mon père […] ne contrariait aucun de mes caprices, surtout que
j’étais un élève brillant à l’école, source supplémentaire de sa fierté. Il revenait à ma mère le
devoir de me punir, et je finis par me convaincre qu’elle ne m’aimait pas. » (Tchak 2018, p. 18-
19)

Quand le père décide d’envoyer sa femme auprès d’un guérisseur réputé, dans un village lointain,
la mère fait venir son fils dans sa chambre et elle lui reproche son manque d’amour pour elle, son
indifférence alors que ses sœurs pleurent et tentent de l’aider. « Si j’étais morte dans ma
chambre, ce sont les autres qui te l’auraient appris. » (Tchak 2018, p. 20) Les dernières paroles de
la mère adressées au fils révèlent le lien qui les unit : « Si je mourais là où je pars, je m’en irais
en sachant que tu es mon fils. » (Tchak 2018, p. 20)

L’auteur ne reverra plus sa mère. La seule image qu’il garde d’elle est celle d’une femme si
maigre qui parlait d’une voix affaiblie. Plusieurs mois après sa mort, son père l’emmène visiter la
tombe de la femme à la plaie et, pour la première fois, le fils pleure la disparue, en pensant à sa
mère et à sa solitude après la mort.

De la mère, il ne reste aucune photo, rien qu’une identité : Alimatou Essowavana Wouro Gnawou
et un clan : Dikéni. Mais les gens de son village parlent d’elle ; quand ils expriment leur fierté
dans les accomplissements de l’auteur, ils lui rappellent qu’il est le fils de cette femme. Ainsi

32
Sami Tchak a réhabilité, à travers l’écriture, la mère qu’il n’avait pas su aimer alors qu’il a voué
un profond amour à son père.

Alexandre Najjar et Sami Tchak ont connu leurs parents, ont vécu avec eux une certaine période
de leur vie. En revanche, Charles Juliet n’a pas connu sa mère biologique et son père n’a joué
aucun rôle dans sa vie, puisqu’il l’a abandonné à des étrangers qui, eux, l’ont aimé, élevé et lui
ont offert une solide éducation. C’est par l’écriture que Juliet s’efforce de ressusciter, de recréer
la mère disparue.

1.2.3. La biographie fictive, recréation de la mère par les mots dans Lambeaux de Charles Juliet

La biographie a emprunté une nouvelle voie dans les dernières années du XXe siècle. Elle est
comme la perçoit Madelenat « porteuse de vies, mais telles que la mémoire les invente, que
l’imagination les recrée. » (Madelenat, 2001)

Charles Juliet dans Lambeaux écrit une biographie inventée de sa mère dans la première partie du
livre.

Une photo et quelques informations fournies par un voisin servent de point de départ au récit de
vie. La photo est l’agent qui opère le contact avec la mère et donne naissance à un voyage dans le
passé par le biais d’un récit à la fois référentiel et fictionnel. A part ces quelques indices, le
travail de recréation de la disparue est le fruit de l’imaginaire. L’emploi du présent de l’indicatif
rend la mère plus proche, plus accessible au fils qui ne l’a jamais vue de son vivant. Le titre est
thématique : le terme « lambeaux » réfère à des fragments de vie rassemblés dans un récit qui ne
suit pas une chronologie détaillée.

Le premier tableau qui s’offre au lecteur est celui d’une très jeune fille condamnée à des tâches
domestiques très dures, aux travaux de la ferme et à l’éducation de ses plus jeunes sœurs, alors
que le père travaille dans les champs et la mère dans une usine en hiver.

La journée commence par la préparation du petit déjeuner pour ses sœurs et jusqu’au moment de
gagner sa chambre, elle n’aura aucun répit : « le ménage, les repas, les vaisselles, le linge à laver
et repasser, l’eau à aller chercher pour vous et parfois les bêtes, les lourds bidons de lait à porter à

33
la « fruitière », les lapins, la volaille, les cochons…De surcroît, au printemps et en été, tu
entretiens le jardin, ramasse les légumes. » (Juliet 2018, p.14-15)

Le soir, elle doit surveiller les devoirs de ses sœurs et ensuite aider sa mère alors que le père,
assis sur sa chaise, fume sa pipe. Au moment de monter dans sa chambre, elle a peine à gravir les
marches. Parfois, elle est tellement fatiguée qu’elle n’a pas la force de se glisser dans son lit ; elle
reste affalée sur sa chaise. « Tu leur a servi de mère, tu t’es employée à leur donner ce que tu ne
recevais pas, et au fil des jours, des saisons, des années, pour seule fidèle compagne, la fatigue, la
fatigue, la fatigue. » (Juliet 2018, p. 16)

Il existe heureusement un autre monde où la petite fille s’évade : l’école. L’instituteur était
impressionné par cette élève avide d’apprendre. « Ton sérieux, ta maturité et ta soif d’apprendre
l’avaient impressionné, et bien qu’il ne t’eût jamais rien dit de ce qu’il pensait de toi, tu sentais
qu’il te voyait comme un petit phénomène et te tenait en particulière estime. » (Juliet 2018, p. 17)
La veille des vacances, alors que ses camarades tout excitées criaient et chantaient, la petite fille
quittait l’école en pleurant.

Vient le jour de la proclamation des résultats. Pour la première fois, la petite fille découvre la
ville. Elle est appelée seule sur l’estrade et un homme à barbiche et à lunettes annonce qu’elle est
la première du canton avec une moyenne jamais encore enregistrée. À son retour à la maison, au
soir de cette journée mémorable, le père et la mère ne l’ont pas félicitée.

Le paradis que constituait l’école est à jamais perdu. Elle ne poursuivra pas ses études, alors
qu’elle aurait aimé apprendre plus de mots pour exprimer ce qu’elle est, ce qu’elle ressent. Les
mois, les années passent, monotones. Un soir, elle demande à son père si elle pourrait apprendre
un métier. Il refuse : la ferme, ses sœurs ont besoin d’elle.

Ce père taciturne a aussi un tempérament violent. Sa femme et ses filles s’efforcent de ne pas le
contrarier. C’est lui qui décide, commande, exige et les femmes doivent filer doux. Les rapports
de la fille aînée avec le chef de famille sont compliqués. Les efforts qu’elle fait pour lui plaire
sont vains. En retour, elle ne reçoit que des critiques. Sa mère lui dévoile la raison de son
comportement : elle est une fille ; il aurait voulu un garçon qui l’aurait épaulé, aurait porté le nom
et repris la ferme. Sa fille en arrive à le détester.

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Et la vie continue sans espoir de bonheur jusqu’au jour où, à l’orée de la forêt, elle rencontre un
jeune homme et son existence s’illumine. Il vit à Paris, il est étudiant. Ils se retrouvent souvent au
même endroit et très vite elle tombe amoureuse. Elle l’écoute parler et les instants les plus beaux
sont ceux où il récite un poème. Un dimanche, l’orage se déchaîne. Lui, va et vient sous la pluie
en chantant. Bientôt il s’en va. Elle ne devait plus le revoir. Plus tard elle apprendra qu’il lui avait
menti, qu’il vivait dans un sanatorium voisin et qu’il était mort à la suite d’une pneumonie causée
par la promenade sous la pluie.

Après deux longues années de souffrance, elle finit par épouser Antoine, un garçon d’un village
proche. Une nouvelle vie commence. Le sentiment qu’elle éprouve pour son mari n’est pas
l’amour enterré à jamais avec le jeune tuberculeux, mais Antoine va l’aider à renaître, pense-t-
elle, et elle sera une épouse irréprochable.

Cependant le mariage ne lui apporte que désillusions. Pour combler le vide de son existence, elle
se réfugie dans le rêve et l’écriture. Des grossesses rapprochées l’épuisent et, après la naissance
de l’auteur, elle se coupe les veines pour en finir. Sauvée par une voisine, elle est enfermée dans
un hôpital psychiatrique où elle meurt de faim sous l’Occupation.

Victime de la société, de son père, d’un mari égoïste, sans personne pour la comprendre, cette
femme aura pris soin des autres, mais personne ne se sera intéressé à elle, ne lui aura jamais
accordé la moindre affection. Cependant, le fils ressuscite cet être exceptionnel, méconnu, ignoré.
Il lui donne une seconde vie par le pouvoir de son imagination, et le pouvoir du verbe, mettant en
lumière son être profond, ses qualités que personne n’avait su déceler.

Sorj Chalandon choisit une autre voie pour relater la vie de son père. Il centre son roman sur la
biographie partielle de celui-ci s’étendant sur une période allant de l’adolescence de son fils
jusqu’à son propre décès.

1.2.4. La biographie centrée sur le père dans Profession du père de Sorj Chalandon

Profession du père est un titre thématique littéral puisque le protagoniste est André Choulans. Le
récit de la vie de cet homme commence le dimanche 23 avril 1961, date du putsch des généraux à
Alger, et s’achève le 23 avril 2011, au moment de ses obsèques, avec des ellipses durant
lesquelles le fils n’a pas vu ses parents.

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Le terme « profession » dans le titre souligne l’incertitude sur le métier du père, car celui-ci
invente des professions qu’il aurait exercé auparavant jusqu’au moment où il décide de partir en
guerre contre le général de Gaulle. Il avait été chanteur (il a créé le groupe « Les Compagnons de
la Chanson »), footballer, professeur de judo, parachutiste, espion, pasteur d’une église
pentecôtiste et conseiller personnel du général de Gaulle jusqu’en 1958.

Les premiers mots prononcés par le père, au début du roman annoncent d’emblée la suite de
l’histoire : « C’est la guerre ! » Il affirme que le général l’a trahi et qu’il allait tuer le « salaud »,
le « traître ». Pour la réussite de son projet, il crée le commando « Charles Martel » dont son fils
est le premier soldat : « En vertu des pouvoirs qui me sont conférés par Salan, par Challe, par
Jouhaud et par Queller, je te fais soldat de l’Organisation. » (Chalandon 2015, p. 14)
L’Organisation, c’est l’OAS, Organisation Armée Secrète. Comme marque d’estime et d’amour,
le fils reçoit une gifle, un avant - goût de ce qui attend les patriotes.

Un autre personnage entre en scène, Ted, un agent de la CIA, amputé d’un bras, ami de longue
date d’André, qui revient en France pour aider les patriotes. Entretemps, le père tenait au courant
cet ami qui s’avèrera plus tard un personnage de film, sur les missions secrètes de son fils.

Émile découvre la vérité sur cet ami imaginaire, le 17 novembre 2010. Après avoir quitté ses
parents, il s’installe dans un hôtel et ouvre la télévision qui projette un film français.

« Noir et blanc avec des voix de radio ancienne. Une histoire d’espionnage, avec les méchants
soviétiques, les gentils Américains et un agent français. […] L’espion français entrait dans une
base aérienne. Un grand gaillard venait à sa rencontre, un roux immense, en uniforme américain.

- Hello Ted ! a salué le Français.

L’ami américain marchait en cow-boy, jambes arquées. Il lui manquait le bras gauche.

Ted était sorti de ma vie quarante-sept ans plus tôt, le 23 novembre 1963, au lendemain de
l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy. Il courait derrière la voiture du Président. C’est lui
qu’on a vu à la télévision, grimper à genoux sur le capot arrière, et tendre sa main valide à
Jacquie pour la protéger.

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Le fim s’appelait L’espion FX-14 tombe dans un piège. Il était sorti en 1961. J’avais douze
ans. (Chalandon, 2018, p. 242)

Après avoir vu ce film, André Choulans a annoncé au début du repas que Ted rentrait en France
pour rejoindre l’Organisation.

Les missions effectuées par le fils sont communiquées en détail à cet ami américain : Émile
participe avec son père à diverses missions de l’O.A.S., il dépose des lettres de menaces, inscrit le
nom de l’OAS à divers endroits, cache des résistants, il est réveillé en pleine nuit pour parfaire
son entraînement (marche forcée dans sa chambre, pompes…), un entraînement frisant la torture
pour un enfant asthmatique, car André est convaincu qu’il faut une certaine condition physique
pour mener à bien la mission : tuer le général de Gaulle. Mais l’adolescent est aussi battu pour ses
mauvaises notes et, souvent, sans aucune raison.

Le père est un homme avare qui ne paie jamais ses dettes au garagiste, ni les cours de judo
d’Émile ni des tickets de cinéma puisque Émile les a gagnés grâce à un concours de dessin. Plus
tard, lorsqu’Émile travaillera chez un ébéniste, le père lui prendra plus de la moitié de son salaire
pour le lit, le linge, les repas, l’eau et l’électricité. Car, lui, il n’exerce aucun métier : lorsque son
fils doit préciser la profession du père dans le formulaire de l’école, André lui dit d’écrire « agent
secret ». Quand le fils part le matin pour l’école, son père dort encore ; quand il rentre, le père
erre dans la maison en pyjama ou est installé devant la télévision.

Puis, un jour – Émile a vingt ans – son père et sa mère déménagent et le laissent se débrouiller
tout seul. Pendant quelques jours, Émile dort dans l’atelier ou dans la camionnette de l’ébéniste.
Quand il se rend chez ses parents, brûlant de fièvre, son père le met à la porte. Ainsi se termine la
vie en famille.

Durant les quinze années qui suivent, le père écrit de temps en temps des lettres incohérentes où
il se vante encore de ses exploits (c’est lui qui a eu l’idée du Nouveau Franc et Baladur doit lui
donner le pognon qui est à lui). De plus en plus coupé de la réalité, le père s’enfonce dans son
délire et il faut l’interner. Il s’éteint le samedi 16 avril 2011. Avant de mourir, il a réclamé la
présence du général de Gaulle.

37
Comme son fils, la mère est victime des brutalités de son mari. Elle travaille dans une entreprise
alors que son mari est vautré dans son fauteuil ou installé sur la terrasse d’un café. Quand elle
rentre, elle fait les courses, prépare les repas, entretient la maison. La cuisine est son seul refuge.
Elle accepte sans se plaindre la violence exercée contre elle et ne protège pas son fils contre les
coups et les punitions infligées par son mari. Elle répète « Tu connais ton père » pour justifier la
conduite du bourreau.

Vers la fin du roman, le fils résume ainsi le déni de sa mère : « Elle était au premier rang de sa
colère, de son impatience, de ses fantômes. Je l’appelais parfois, j’avais peur pour elle. Elle me
désarmait. Malade, mon père ? Elle ne voyait toujours pas. Elle ne voyait rien. Jamais elle n’avait
rien vu. » (Chalandon 2015, p. 230)

Au psychiatre qui lui demande si elle avait conscience du problème comportemental de son mari,
elle persiste à affirmer qu’il n’avait aucun problème, prenant son fils à témoin. Celui-ci se résout
enfin à dévoiler la vérité, l’enfer qu’était leur vie. La mère l’écoute sidérée et, après leur départ,
elle lui demande : « Et c’est quoi cette histoire ? Tu étais malheureux quand tu étais enfant ? »
(Chalandon 2015, p. 263) Mais elle avait quand même affirmé au psychiatre qu’elle ne voulait
pas que son mari revienne à la maison. C’est bien un aveu détourné des souffrances qu’elle a
endurées aux côtés d’un malade mental.

1.3. La biographie : hommage ou condamnation

Alexandre Najjar dans ses deux récits fait l’éloge de ses parents. Dans le portrait qu’il brosse de
son père apparaît son admiration pour l’auteur de ses jours. La biographie de sa mère met en
lumière une femme exceptionnelle qui a voué sa vie au bien-être de sa famille. Ces deux êtres ont
contribué à la formation de son caractère et inspiré sa vocation de juriste et d’écrivain.

À son tour, Sami Tchak glorifie son père. Il nous présente un homme sage profitant des
expériences de la vie pour proposer à son fils et au lecteur une vision de l’univers selon des
principes fondés sur l’humanisme.

Charles Juliet, pour sa part, se concentre sur la biographie de sa mère, ignorant un père absent qui
l’a abandonné aux soins d’une étrangère. Il reconstruit, par l’écriture, l’image de sa mère
biologique dont il ne découvre l’existence que lors de ses funérailles, sept ans après sa naissance.

38
Il a fallu à l’écrivain de longues années pour éclaircir le drame vécu par cette femme. La
rédaction de Lambeaux s’accompagne d’une difficile enquête biographique, tandis que l’écrivain
plonge dans son moi profond, s’efforçant d’atteindre les origines de son histoire personnelle. La
première partie du récit relate la biographie de la mère biologique ; dans la seconde partie, le fils
écrit son autobiographie dans laquelle il rend hommage à sa mère adoptive. « L’imagination joue
un rôle primordial dans la reconstitution de l’histoire maternelle. La mère récréée est ainsi une
mère virtuelle, mais cette recréation est tendue vers le réel ; elle conduit l’écrivain, d’une part à se
fonder sur des sources pour éclairer la réalité biographique et historique, d’autre part à éclaircir sa
propre réalité intérieure. Il allie l’homodiégétique autobiographique à l’hétérodiégétique »
(Auroy, 2018).

Aucun hommage à un parent n’est présent dans Profession du père. Sorj Chalandon relate son
enfance misérable due à la cruauté sans justification d’un père pour son jeune fils, une cruauté
qui, pourtant, n’a pas provoqué la haine de l’enfant à l’égard de son géniteur.

Ainsi, contrairement à Najjar et Tchak, Chalandon centre son récit sur la schizophrénie d’un
homme qui s’arroge des exploits imaginaires et oblige son fils à participer à des activités
d’espionnage irréelles. Le lecteur perçoit l’absence d’admiration pour un homme psychiquement
malade qui ne manifeste aucune affection pour son fils, utilisant souvent la violence contre
l’enfant impuissant à se défendre. Nous sommes loin des sentiments filiaux qu’éprouvent Najjar
et Tchak à l’égard du père conçu comme un modèle à suivre.

En conclusion, la biographie des parents met en scène des couples différents appartenant à trois
pays, le Liban, le Togo et la France. Les pères diffèrent fortement : un père autoritaire, mais
bienveillant, un père absent et un père bourreau qui torture sa femme et son fils. La mère
d’Alexandre Najjar se distingue des autres par son dévouement à sa famille, son amour pour son
mari et ses enfants. La mère de Sami Tchak est soumise à son mari-on ignore si elle l’aime- et
respecte les traditions africaines, mais, dans son effort pour discipliner son fils, elle s’attire
l’animosité et l’indifférence de celui-ci. La mère de Charles Juliet a souffert dans sa chair et son
esprit et elle n’a pas eu le courage de vivre pour élever et aimer son dernier né. La mère d’Émile,
quant à elle, aura été à la fois victime d’un mari violent et déséquilibré et, par association, le
bourreau de son fils qu’elle n’a jamais défendu contre les brutalités du père.

39
À l’exception des parents de Sorj Chalandon et la mère de Sami Tchak, les biographies que nous
avons étudiées révèlent le rôle joué par les autres parents dans la vie des écrivains. Ceux-ci
joignent au récit de vie de leurs géniteurs leur autobiographie en relation étroite avec ceux qui
leur ont donné la vie et les œuvres de notre corpus peuvent se lire comme une biographie alliée à
une autobiographie et, dans le cas de Charles Juliet, une biographie fictive alliée à une
autofiction.

40
Chapitre 2. Autobiographie et autofiction : évolution d’un genre à l’autre

2.1. L’autobiographie : un genre traditionnel

Si Pascal affirmait au XVIIe siècle que « le moi est haïssable », à partir de 1750, avec
Les Confessions de Rousseau, puis au XIXe siècle avec les Romantiques, le « moi » devient le
centre de l’univers. Les révolutions politiques, industrielles et médiatiques ont complètement
transformé les conditions sociales. L’écriture du moi permet alors le passage de l’anonymat à
l’individualité. « Les Romantiques s’approprient le genre … et expriment la vie à la forme écrite,
littéraire, qui traduit un moi accompli et un vécu singulier, digne d’être relaté et fixé par les mots
pour l’éternité. [Au XXe siècle, le genre évolue], il gagne de l’ampleur et s’enrichit au point de
devenir une forme d’identité culturelle prouvant que non seulement l’autobiographie consiste à
raconter sa vie, mais aussi à la raconter comme un art psychologique, social, philosophique
anthropologique…Elle s’affranchit de l’exclusivité de l’individuel. » (Saliba-Chalhoub, 2009,
p.32)

2.1.1. L’autobiographie, un genre codifié par Philippe Lejeune

Philippe Lejeune a codifié le genre autobiographique en le définissant ainsi : « récit rétrospectif


en prose qu'une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu'elle met l’accent sur sa vie
individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité. » (Lejeune, 1971, p. 14)

Il résulte de cette définition les éléments suivants qui appartiennent à trois catégories différentes.
La forme du langage : un récit ; le sujet traité : vie individuelle, histoire d’une personnalité ; la
situation de l’auteur : identité de l’auteur qui signe le livre, du narrateur qui relate les
événements et du héros qui les a vécus durant les différentes périodes de sa vie. C’est pourquoi
une autobiographie est composée d’une relation entre le passé du héros et le présent du narrateur,
au moment de l’écriture. Par ailleurs, lorsqu’il relate les événements de sa vie, le narrateur
analyse les faits et les commente. Il en résulte une double temporalité : le temps de l’histoire (les
événements vécus par le héros) et le temps de l’écriture (moment où ces événements sont relatés).

À partir de cette définition, nous dégagerons d’abord les niveaux narratifs dans l’autobiographie.

41
2.1.2. Les voix narratives : le statut du narrateur

La narration en tant que production du récit suppose une instance à l’origine du texte. Cette
instance est le narrateur dont le statut dépend de deux données : la relation à l’histoire (sa
présence ou son absence comme personnage) et le niveau narratif auquel il se situe. (Est-il sujet
ou objet du récit ?).

Deux cas se présentent dans la relation du narrateur à l’histoire. Il peut être narrateur
homodiégétique (présent dans la diégèse) ou narrateur hétérodiégétique (absent de la diégèse).
Parmi les narrateurs homodiégétiques, on peut distinguer ceux qui jouent un rôle secondaire et
ceux qui se présentent comme héros de l’histoire. Ceux-ci sont des narrateurs autodiégétiques.

Le niveau narratif consiste dans le rapport entre les différents récits à l’intérieur de la diégèse. Le
narrateur peut être lui-même l’objet d’un récit fait par un autre narrateur. A partir de la relation à
l’histoire et le niveau narratif, nous pouvons dégager quatre statuts possibles pour le narrateur :

- extradiégétique-hétérodiégétique : le narrateur raconte en récit premier une histoire d’où il est


absent. C’est le cas de Charles Juliet dans la première partie de Lambeaux où il relate la vie de sa
mère biologique.

- extradiégétique -homodiégétique : le narrateur raconte en récit premier une histoire où il est


présent.
- intradiégétique-hétérodiégétique : le narrateur raconte en récit second une histoire d’où il est
absent.
- intradiégétique-homodiégétique : le narrateur raconte en récit second une histoire où il est
présent.
Le narrateur d’une autobiographie raconte en récit premier sa propre histoire. Il est à la fois
narrateur intradiégétique, homodiégétique et autodiégétique. Le pronom personnel « Je » réfère à
la fois à l’auteur qui signe le livre, au héros qui vit les événements racontés (ou le sujet narré), au
narrateur adulte qui relate ces événements et les commente ou les voit à la lumière de l’âge adulte
(ou le sujet narrant).

Par la suite, lorsqu’il évoque son enfance, le je réfère au héros ou sujet narré.

42
Sami Tchak est à la fois narrateur intradiégétique-homodiégétique et autodiégétique dans les
deux parties de Ainsi parlait mon père.

Charles Juliet est intradégétique, homodiégétique et autodiégétique dans la seconde partie de


Lambeaux.

Sorj Chalandon présente un cas particulier parce qu’il qualifie Profession du père de roman. Il est
donc un narrateur intradiégétique-homodiégétique.

Le narrateur est immédiatement relié à un narrataire, le destinataire postulé par le récit.

2.1.3. Le narrataire

« Dès l’instant où l’on identifie le narrateur (au sens large) d’un livre, il faut reconnaître aussi
l’existence de son « partenaire », celui auquel s’adresse le discours énoncé er qu’on appelle
aujourd’hui narrataire. Le narrataire n’est pas le lecteur réel, pas plus que le narrateur est
l’auteur : il ne faut pas confondre le rôle avec l’acteur qui l’assume. Cette apparition simultanée
n’est qu’une instance de la loi sémiotique générale selon laquelle « je » et « tu » ou plutôt
l’émetteur et le récepteur d’un énoncé sont toujours solidaires. » (Todorov, 1968, p. 67)

Identifier le narrataire, c’est dégager la figure que l’auteur avait en tête lorsqu’il a édifié son récit
et les stratégies mises en place par le texte à l’intention de son destinataire.

Gérard Prince établit une distinction entre le narrataire « degré zéro » et le narrataire spécifique.
Le narrataire « degré zéro » est une instance très vague supposée par le fait que tout récit
s’adresse à quelqu’un. Il doit avoir les capacités de comprendre la langue et la grammaire du
texte, les capacités de dégager les présupposés et les sous-entendus sans lesquelles la lecture n’est
pas possible. Ce narrataire présente aussi des limites. Il est incapable d’aller au-delà du premier
niveau de lecture, il n’a aucune identité psychologique ou sociale.

Le narrataire spécifique est explicite lorsque le narrateur l’interpelle par des adresses directes
(« ami lecteur », « cher public ») ou par le pronom « tu », ou des questions rhétoriques ; il est
implicite lorsque, par exemple, le narrateur se réfère à des événements supposés connus de
certains lecteurs ou à des éléments extratextuels supposés connus du lecteur et qui nous
renseignent sur son bagage culturel et le champ de son savoir.
43
L’identité entre auteur-narrateur doit être complétée, selon Lejeune, par un pacte qui assure la
vérité des termes « personne réelle » et « sa propre existence ».

Il faut noter que dans Mimosa, la mère est narrataire spécifique, intra-diégétique, présent au
moment de l’écriture ; il en est de même pour le père de Tchak ; en revanche, la mère biologique
de Juliet est un narrataire spécifique absent au moment de l’écriture.

2.1.4. Le pacte autobiographique

Philippe Lejeune considère le pacte comme un devoir envers le lecteur. « Pour qu'il y ait une
autobiographie, il faut que l'auteur passe avec ses lecteurs un pacte, un contrat, qu'il leur raconte
sa vie en détail, et rien que sa vie. » (Lejeune, 1971, p. 25) Et le critique insiste sur la nécessité de
ce pacte : « la déclaration d’intention peut s’exprimer de différentes manières, dans le titre, dans
le préambule rituel…dans des interviews accordées au moment de la publication. » (Lejeune,
1971, p.25)

Ce pacte demande aussi au lecteur de croire en la vérité des faits mentionnés et d’éprouver
certains sentiments envers la personne qui lui raconte sa vie. « Dans l'autobiographie, la relation
avec l'auteur est embrayée ; il vous demande de le croire, il voudrait obtenir votre estime, peut-
être votre admiration ou même votre amour, votre réaction à sa personne est sollicitée, comme
par une personne réelle dans la vie. » (Lejeune, 2005)

Ce pacte sera par la suite contesté par plusieurs critiques.

2.1.5. L’évolution du pacte autobiographique

Nous nous fonderons sur l’article de Chloé Vettier (Vettier, 2018) pour l’analyse de ce point
particulier.

2.1.5.1. Autobiographie et roman autobiographique

Lejeune admet que « sur le plan de l’analyse interne du texte », on peut difficilement différencier
l’autobiographie du roman autobiographique puisque « tous les procédés que l’autobiographie
emploie pour nous convaincre de l’authenticité de son récit, le roman peut les imiter, et les a
souvent imités ». (Lejeune, 1971, p.24). Le seul critère de distinction est le statut de l’auteur, car

44
celui-ci se distingue du romancier par le fait qu’il s’engage explicitement à respecter un « pacte
moral de sincérité ». Ce pacte est une « promesse auctoriale » (Lejeune, 1971, p. 75), et ne vaut
que pour les autobiographies inspirées du modèle des Confessions de Rousseau, qui, dans le
« prologue » propose un « exposé d’intentions » explicite. Mais Roland Barthes et la Nouvelle
Critique, contestent la sincérité de l’autobiographe, arguant l’« écart irréductible entre ce qu’un
écrivain veut dire et ce qu’il dit ».

En 1973, Lejeune modifie la notion de pacte en s’appuyant sur les récentes découvertes d’Émile
Benveniste, qui, dans Problèmes de linguistique générale (1966), met en lumière la dimension
référentielle du langage. Selon Lejeune, le linguiste innove parce qu’il pense le langage à partir
de la situation du discours oral ; le sens du signe dépend de l’acte d’énonciation et la parole « ne
signifie qu’en contexte, par rapport à ce qu’elle désigne » (Lejeune, 1975, p. 104). Or, pour
l’auteur du Pacte autobiographique, un texte est un acte d’énonciation. Grâce à ce nouveau cadre
théorique, Lejeune peut alors opérer « un déplacement considérable de la définition de
l’autobiographie, qui n’est plus une synthèse existentielle ni un énoncé autoréférentiel, même
digne de foi, mais une énonciation autoréférentielle. » (Lejeune, 1975, p. 77)

Mais il s’oppose à Benveniste sur un point crucial : contrairement à ce que prétend le linguiste, le
sujet dispose d’un « indicatif » lui permettant d’exprimer sa « subjectivité irréductible » : le nom
propre. Pour Lejeune, il est faux de dire que le pronom « je » ne possède qu’« une réalité de
discours (Benveniste, 1966, p. 252 », car il renvoie, via le nom propre auquel il est lié de façon
certes plus ou moins évidente, à une « personne réelle » (Lejeune, 1975, p. 32). En affirmant
l’irréductibilité du sujet l’auteur du Pacte autobiographique s’oppose à ceux qui mettent en
doute, ceux qui prétendent que le sujet individuel n’est qu’une illusion : « On annonçait la « mort
de l’auteur », le réel n’était plus qu’un effet de texte. Tout était fiction. » (Lejeune, 1988,
p.214) L’auteur du Pacte autobiographique se démarque ainsi des tendances de son époque.

En démontrant que le « nom propre » relie le personnage et le narrateur autodiégétique à une


personne réelle (l’auteur), le critique établit un nouveau critère générique, ni stylistique, ni
thématique, ni auctorial : selon lui, l’autobiographie se distingue de tous les autres genres, et
notamment du roman, par sa référentialité – ce qui fait de l’autobiographie une « antifiction »
(Lejeune, 1988, p. 238). Enfin, le critique se fonde sur la théorie de la réception :
« textuellement, je pars de la position du lecteur », écrit-il au début du « Pacte ». L’identité
45
générique de l’autobiographie repose sur une « attitude de lecture » spécifique :
« l’autobiographie se définit […] par le type de lecture qu’elle engendre, la créance qu’elle
sécrète, et qui se donne à lire dans le texte critique. » (Lejeune, 1975, p. 70)

2.1.6. Le « Pacte » vu par ses détracteurs

Nous reprenons dans ce qui suit quelques arguments qui nous semblent importants. Les
détracteurs du « Pacte » ont accusé Lejeune de se laisser aller à plusieurs illusions référentielles.

2.1.6.1. Le sujet-écrivant et le sujet-écrit ne coïncident pas

Pour beaucoup, la théorie du pacte autobiographique ne tient pas compte de l’existence d’un écart
entre le sujet-écrivant (le je narrant) et le sujet-écrit (le je narré) ; selon Gusdorf, l’impulsion de
s’écrire naît du sentiment d’un décalage avec soi-même. En effet, au lieu de restituer le sujet,
l’autobiographie représente une tentative de reconquête du sujet par lui-même, à travers laquelle
« il ne s’agit pas de se raconter, […] mais de se ressaisir ». (Gusdorf, 1975, p.972). En affirmant
l’identité entre auteur, narrateur et personnage, Lejeune ne permet pas que cette dimension
initiatique soit envisagée.

Par ailleurs, l’auteur du « Pacte » semble négliger la possibilité que l’autobiographie puisse
délibérément creuser un fossé entre sujet-narrant et sujet-narré, (dans les œuvres de Roland
Barthes et de Montaigne, par exemple) car la stylisation impliquée par tout acte d’écriture
entraînerait un décalage, voire une césure entre l’auteur-narrateur et le personnage ; écrire sur soi
couperait l’écrivain de son passé, ou tout au moins, de la réalité de celui-ci.

Pour anticiper de telles critiques, Lejeune choisit de restreindre, dans son article de 1973,
l’autobiographie au récit en prose, car le style tendrait à troubler la transparence du langage écrit,
« l’éloigne du « degré zéro » et du « vraisemblable », et fait apparaître le travail sur les mots »
(Lejeune, 1986, p. 26). Mais en opérant une telle restriction, Lejeune tombe dans le filet d’un
« malentendu » contre lequel Jean Starobinski mettait pourtant en garde. « Les critiques ont
souvent considéré […], écrivait ce dernier en 1970, « que la perfection du style rendait suspect le
contenu du récit, et faisait écran entre la vérité du passé et le présent de la situation narrative ».
(Starobinski, 1970, p.85) Or, ils se trompent sur la nature et la fonction du style, dont la
« redondance […] est individualisante : elle singularise. » (Starobinski, 1970, p.86) Mais pour

46
l’auteur du « Pacte », le style s’apparente d’abord à une trahison, au sujet de laquelle il demeure
néanmoins discret, dans le « Pacte » en tout cas.

2.1.6.2. Le sujet autobiographique est une fiction

Selon Paul de Man, dans un article intitulé « L’autobiographie comme défiguration », le sujet
autobiographique ne renverrait à aucune entité réelle ; Lejeune se trompe en adoptant une
conception référentielle du langage. « Le langage […] ne réfère pas au monde, il le figure » (Le
Man, 1979). La distinction de Lejeune entre « sujet réel » et « sujet fictif » n’est pas valable.
L’autobiographie ne peut se caractériser par sa référentialité. Elle est simplement une « figure de
lecture ou de compréhension », qui consisterait à imaginer une personne derrière un pronom ou
un nom. Serge Doubrovsky va dans ce sens lorsqu’il affirme que l’identité onomastique est loin
d’exclure « la possibilité de la fiction » et il le démontre notamment par l’écriture de Fils, publié
en 1977. Pour lui, l’autofiction, si elle demeure une quête de vérité du sujet sur lui-même, se
différenciant ainsi du roman autobiographique, elle ne se présente pas comme la « copie
conforme » d’un sens ou d’une réalité préexistants : le sens d’une vie est à inventer, il est à
construire. Ainsi, le sujet autobiographique ne précède pas le texte, il lui succède.

2.1.7. Défense et illustration du pacte autobiographique

2.1.7.1. Une conception narrative de l’identité

Sur la question du sujet autobiographique, Lejeune affirme que le « moi » constitue « un des
grands mythes de la civilisation occidentale moderne. » (Lejeune, 1971, p.25) Mais conclure à la
non-existence du sujet participe d’un autre mythe, qui consiste à confondre « sujet » et
« personne réelle », et plus précisément cogito et individu ou être vivant. Or, pour Lejeune, ce
n’est pas le cogito mais « la personne physique qui fonde l’autobiographie ».

Lejeune admet que le « moi » autobiographique puisse être le produit d’une « fiction », au sens
où l’entend Doubrovsky, mais il rappelle que cette mise en forme se situe toujours du côté de la
vérité :

« Quant au fait que l’identité individuelle, dans l’écriture comme dans la vie, passe par le récit,
cela ne veut nullement dire qu’elle soit une fiction. En me mettant par écrit, je ne fais que

47
prolonger ce travail d’« identité narrative », comme dit Paul Ricœur, en lequel consiste toute vie.
Bien sûr, en essayant de mieux me voir, je continue à me créer, je mets au propre les brouillons
de mon identité, et ce mouvement va provisoirement les styliser ou les simplifier. Mais je ne joue
pas à m’inventer. Empruntant les voies du récit, au contraire, je suis fidèle à ma vérité. Si
l’identité est un imaginaire, l’autobiographie qui colle à cet imaginaire est du côté de la vérité.
Aucun rapport avec le jeu délibéré de la fiction » (Lejeune, 2005, p.38-39).

La notion d’« identité narrative » que Paul Ricœur développe dans Soi-même comme un autre
(1990) permet ainsi à Lejeune de répondre à ses détracteurs : puisque « se définir, se dire, c’est
avant tout se raconter », le récit autobiographique est bien le dépositaire d’une vérité. Mais plutôt
qu’adhérer à la réalité, cette vérité est ambition. Pour Lejeune, « un autobiographe ce n’est pas
quelqu’un qui dit la vérité sur sa vie, c’est quelqu’un qui dit qu’il dit la vérité sur sa vie »
(Lejeune, 1998, p.84). Ainsi, le pacte autobiographique désigne une attitude d’écriture qui traduit,
et trahit, la nature fondamentalement narrative de tout rapport à soi.

2.1.7.2. L’autobiographie définie comme attitude de lecture

Le « Pacte autobiographique » se termine par une idée que beaucoup ont négligée, alors qu’elle
est de première importance : l’autobiographie serait, au fond, une manière de lire autant qu’une
manière d’écrire. La question de la référentialité du genre n’est pas du côté de l’auteur mais de
celui du lecteur : le « Pacte » remplace en effet la question de la référentialité du récit par celle
de la lecture référentielle du récit ; il ne faut plus se demander en quoi consiste l’identité de
l’auteur, du narrateur et du personnage, mais comment le lecteur en prend conscience.

La démarche de Lejeune qui consiste à penser l’autobiographie, non plus comme « un mode
d’écriture », mais comme un « mode de lecture » a sans doute permis d’assurer la postérité du
pacte.

À partir de ces normes qui caractérisent le pacte autobiographique, nous nous poserons la
question de savoir si elles sont appliquées dans le corpus.

48
2.2. Autobiographies (partielálement) canoniques

2.2.1. Le pacte autobiographique

Nous avons constaté qu’il n’existe pas de pacte autobiographique à proprement parler dans les
œuvres du corpus, à l’exception de Mimosa d’Alexandre Najjar. Avant de commencer la
narration, l’auteur précise : « Ceci est une histoire vraie. Sauf quelques prénoms ont été omis ou
modifiés. » (Najjar, 2019, p.7)

En ce qui concerne les autres livres, le pacte est présent de façon indirecte dans les entretiens,
dans des événements historiques réels et les lieux cités par l’écrivain. Nous constatons que ces
éléments sont réunis dans deux œuvres du corpus : Le Silence du ténor et Ainsi parlait mon père.

Dans un entretien avec L’Orient-Le Jour, (2006) Najjar explique la nécessité d’écrire un livre sur
son père, terrassé par une crise cardiaque qui le laisse paralysé, privé de parole. « Écrire ce livre
était, pour moi, une revanche sur la maladie. C’était ma façon de combattre la fatalité, en
montrant un être plein de vie et d’espoir. Je me suis surpris à écrire au passé car il y a un avant et
un après. Il est là, mais ce n’est plus le même homme, aussi précieuse que soit sa présence. »

Dans un autre entretien avec Evene (w.w.w.evene.fr) l’auteur parle également de la genèse du
Silence du ténor. À la question « Pourquoi écrire Le Silence du ténor au sujet de votre père ?
Besoin ou hommage ? », l’auteur répond :

« Beaucoup d’écrivains attendent que leur père décède pour écrire à son propos. Pour moi ce
n’était pas le cas. Ce drame a été une prise de conscience de l’attachement que j’avais pour lui.
C’est donc en même temps un hommage et un besoin car ça m’a fait beaucoup de bien de
raconter mon itinéraire avec lui. Je voulais que mes sentiments restent intacts. J’avais peur que
l’oubli ou la nostalgie transforment les choses. Plus le livre était écrit rapidement, plus il me
semblait authentique. Mais il y a une grande analogie entre ce livre et L’École de la guerre, car
j’aime bien procéder par séquences. Bien que les deux sujets soient dramatiques (la maladie et la
guerre), j’ai tenu à ce que ça ne soit pas des livres sombres. Il y a des moments extrêmement
cocasses et absurdes. Au sujet de mon père, j’ai retardé au maximum le drame afin d’exalter les
moments de drôleries, d’amour et de bonheur. Je n’ai pas voulu me laisser submerger par la
tristesse pour ne pas altérer le propos du livre. L’essentiel, pour moi, ce sont les années que j’ai

49
vécues avec lui entre tendresse et émotion, malgré son côté strict et autoritaire. Même quand je
parle du drame, il reste une lueur d’espoir qui lui ressemble ».

Pour sa part, Sami Tchak, dans un entretien au salon du livre en 2018, avoue que c'est la première
fois qu’il a écrit un texte vraiment autobiographique, mais il a choisi la forme de « pensées » et
non du récit en prose, ceci pour « élever la réflexion au-dessus de l'expérience pour en faire
quelque chose de plus universel. Ne rien taire de cette vie, mais ne pas s’en tenir à elle, en tirer
des réflexions ». Ainsi parlait mon père est un livre total, écrit en marge de la fiction : « J’aurais
pu, si ce n'était dérisoire, l’appeler le livre de ma vie, car il dit l'essentiel de moi. […] Et aussi ma
vision du monde. » (www.lepoint.fr.culture)

Les entretiens ont donc assuré l’existence d’un pacte autobiographique. Il nous faut par la suite
déceler l’identité entre auteur-narrateur-héros dans ces deux livres.

2.2.2. Alexandre Najjar. Une autobiographie insérée dans la biographie des parents

Dans Le Silence du ténor, Alexandre Najjar unit la vie de son père et sa propre vie. Si le titre du
livre est lié au drame du père (l’aphasie), le fils est toujours présent dans le récit qui ne
commence qu’à sa propre naissance. « Le jour où je suis né, mon père a planté un cèdre dans le
jardin. C’est donc qu’il m’aimait autant que son pays. » (Najjar, 2015, p.5)

Durant la narration, l’écrivain relate plusieurs événements que l’on peut grouper en deux périodes
de sa vie : l’enfance et l’âge adulte. En tant que narrateur, il médite aussi sur sa vie d’enfant ou
d’adulte et sur la vie de ses parents.

Najjar ne raconte pas sa propre vie en détail. Il retient certains épisodes qui ont particulièrement
marqué sa mémoire. Il écrit son premier roman en français à l’âge de neuf ans. La dédicace est
une expression de son amour pour son père : « pour mon cher papa qui a toute mon affection et
ma grande admiration pour lui. » Cependant, craignant de le montrer à son père qui le destinait à
la carrière d’avocat, il décide de téléphoner lui-même à l’éditeur, Monsieur Samir (titre du
chapitre VIII). Cette conversation se termine brusquement lorsque celui-ci demande de parler au
ténor.

50
« Mon père ! Comment diable pouvais-je lui passer mon père qui n’était au courant de rien ?
Et comment expliquer ma démarche au ténor sans susciter sa réprobation ? Mis dans l’embarras,
je battis en retraite et raccrochai brusquement. » (Najjar, 2015, p. 51)

Un autre souvenir resurgit dans sa mémoire : la séance de vidéo nocturne. Le père avait confié à
son fils aîné le soin de visionner les films choisis par sa mère et de censurer les plus violents et
ceux qui offensaient la morale. Mais un soir, l’auteur invite la fratrie à regarder un film d’horreur.
La séance est interrompue par le bruit des pas du père sur les escaliers. La télévision est aussitôt
éteinte et le ciné-club suspendu.

Il médite également sur la vie, ses joies et ses peines. Il souffre de la double infirmité de son père,
il se révolte contre l’injustice du sort. Il évoque avec regret les souvenirs de la brillante carrière
du ténor. Il est ému quand il lit certains documents qui révèlent la noblesse du cœur et l’affection
du ténor. A la fin du récit, il affirme mieux comprendre désormais la sévérité de son père dans sa
tâche d’éducateur.

Enfin, c’est Najjar, citoyen libanais, qui médite sur l’avenir de son pays en cours de
reconstruction après la guerre. « La paix est revenue, mais point de joie de vivre. La
reconstruction du Liban est une illusion : un vase brisé dont on récolte les morceaux porte à
jamais ses fêlures. L’atmosphère est pesante… peut-être est-ce la sensation d’être toujours en
sursis dans ce pays assis sur un volcan. » (Najjar, 2015, p. 97)

Ce livre est bien un hommage au père qui a servi du modèle au fils. En liant sa propre vie à celle
du ténor, l’auteur nous livre un double message : le père joue un rôle prépondérant sur sa propre
vision de la vie et il guide le fils dans son apprentissage.

Najjar a tenu également à rendre un hommage à sa mère dans le récit intitulé Mimosa où il lie
également sa vie à celle de sa mère.

Il est présent même avant sa naissance. Sur une photo de sa mère, il remarque son ventre
rebondi : « Je suis donc présent mais invisible », affirme-t-il. (Najjar, 2019, p. 45)

Des épisodes de l’enfance défilent dans la mémoire du fils aîné, intimement liés à la présence de
sa mère. Mimosa seconde le père dans l’acquisition de la discipline par la fratrie : « Avec tact,

51
fermeté et affection, tu nous imposais ta discipline, si bien que les plus dissipés d’entre nous
finirent par se calmer. » (Najjar, 2019, p. 57) Elle s’occupe de leurs devoirs, rend visite aux
professeurs en cas de mauvaises notes. Mais elle s’efforce aussi de leur offrir des distractions :
elle les accompagne au cinéma pour voir des films pour enfants, emmène les trois grands au
théâtre où se jouent des comédies musicales.

Le narrateur seconde sa mère dans l’éducation de la fratrie. Mimosa lui fait comprendre que le
statut de frère aîné implique plus d’obligations que de droits. Par conséquent, elle le
responsabilise : il lui revient désormais de surveiller la fratrie, de diriger le matin les séances de
gymnastiques imposées par le père, sélectionner les films à visionner-il devient le censeur de
service- de donner des cours de français à la deuxième paire de jumeaux qui fera à sa grande joie
des progrès considérables. Ce qui sera prouvé quand ceux-ci inscrits dans un collège français,
malgré les réserves du proviseur et leur propre peur de décevoir leur mère, monteront leur
maîtrise du français.

Le plus grand rôle de Mimosa dans la vie de l’auteur aura été l’initiation à l’écriture.
L’apprentissage de l’alphabet est un jeu qui aide le petit garçon à reconnaître les lettres en
français ou en arabe et à les prononcer correctement pour épater sa mère. Au moment de la
narration, il reconnaît qu’il doit à Mimosa sa passion de l’écriture. « Je deviendrai écrivain pour
prolonger ce plaisir intense que mes premiers mots m’ont procuré. » (Najjar 2019, p. 48)

Plus tard, sa mère lui confie les livres qui se trouvaient dans sa bibliothèque, écrits pas des
auteurs français et étrangers : Hemingway, Kafka, Malraux, Vercors, Sartre, Gide, Cesbron… ;
elle supplée ainsi les connaissances acquises à l’école en étendant le champ de la culture
littéraire du fils. Devenu écrivain à son tour, l’auteur cite souvent deux idées que lui ont inspirées
deux auteurs en particulier : « l’écrivain est en situation » (Sartre) et il doit témoigner (Camus).

L’influence de Mimosa est donc essentielle dans la formation du futur écrivain : elle a toujours
milité pour la francophonie, elle a inculqué à ses enfants l’amour de la culture française. Grâce à
elle, Alexandre Najjar est devenu un écrivain francophone renommé, récompensé par de
nombreux prix dont le « Grand Prix de la francophonie 2020 ».

52
En relatant sa vie intégrée dans la biographie de ses parents, l’auteur exprime sa reconnaissance,
son amour, son respect pour ces deux êtres qui lui ont consacré la meilleure partie de leur vie et
fait de lui ce qu’il est aujourd’hui. Son père lui a légué ses trois passions :la patrie, le travail, la
famille. Le fils lui a succédé comme avocat et il a réussi sa carrière juridique. Il s’est spécialisé
en droit financier et il a écrit plusieurs ouvrages sur ce domaine particulier. Sa mère lui a fait un
don précieux : la langue française et sa culture – qui l’habite et qu’il habite –, et il s’est imprégné
des valeurs humanistes véhiculées par cette langue. Son expérience de la guerre et des
destructions qu’elle entraîne a suscité sa soif de liberté, thème majeur dans l’ensemble de son
œuvre. Par l’écriture, il s’ouvre au monde avec lequel il partage ses profondes convictions et
auquel il révèle son amour pour le Liban qu’il n’a jamais quitté.

2.2.3. Sami Tchak. Une autobiographie fondée sur les leçons du père

À l’instar d’Alexandre Najjar, Sami Tchak qui a toujours aimé et admiré son père s’efforce de
suivre ses leçons en forgeant par l’écriture sa propre vision du monde.

Dans l’introduction, l’auteur annonce ainsi son projet d’écriture :

« J’étais l’héritier de la forge de mon père, mais l’école m’a détourné de ce destin, de cet
héritage. Cependant, écrire c’est aussi une forge, donc je demeure un forgeron, celui qui, avec un
matériau humain brut, tente de faire poésie de l’existence. Par ma plume, je tente de faire
entendre les douloureuses mélodies de la condition humaine. Père, tu peux dormir tranquille, je
ne me suis pas dilué dans le vaste monde, je sais plutôt écouter du vaste monde l’essentiel.
Maintenant, je vais parler, et je ferai entendre les échos du vaste monde à partir de ma
subjectivité. » (Tchak, 2018, p.102)

Sami Tchak ne raconte pas les événements qui ont jalonné son existence. Ce sont ses réflexions
sur l’évolution du monde contemporain, sur l’humanité qui font souvent écho aux paroles de son
père dans la seconde partie du livre.

Les réflexions de l’auteur portent sur la condition humaine en général et plus particulièrement sur
des sujets d’actualité : le capitalisme et son influence sur les pays africains, l’émigration vers
d’autres pays (l’Europe, en premier lieu), le drame des migrants qui rêvent d’un nouvel eldorado,
le racisme et son corollaire la « verticalité ».

53
2.2.3.1. La condition humaine

Constatant que toute société est fondée sur l’inégalité due à des différences multiples –
physiques, sociales – Tchak nous livre sa vision sur les rapports entre les hommes.

Selon lui, tous les hommes se ressemblent en ce sens qu’ils ont les mêmes qualités et les mêmes
défauts. « Si nos pires ennemis prenaient la peine de nous bien connaître, ils finiraient par se
rendre compte que nous sommes ce qu’ils détestent et chérissent le plus en eux-mêmes, que nous
sommes eux, qu’ils sont nous, qu’ensemble nous composons l’enfer et rêvons du paradis. »
(Tchak, 2018, p.123) Il ajoute plus loin que l’attrait du mal est puissant car il exerce une
fascination sur l’homme. « Nous sommes des êtres doués d’une grande intuition pour la Lumière,
mais fascinés par les ténèbres qui propagent des mélodies irrésistibles pour notre esprit. » (Tchak,
2018, p.139)

Pour illustrer cette pensée, l’auteur donne un exemple concret : « Quand la soif menace notre vie,
pourrions-nous prétendre résister à la gourde pleine d’eau que le diable agite près de nos lèvres ?
Menacés de mourir de faim, pourrions-nous, au nom de notre vertu, résister au morceau de pain
que nous tend le diable ? » (Tchak, 2018, p.148)

Plus difficile est la tâche de reconnaître en soi les défauts et les qualités des autres et de les
combattre. « Combats chez toi les défauts que tu reproches aux autres. Envers les autres tempère
tes reproches justifiés et sache admirer chez eux les vertus que tu possèdes ou ne possèdes pas. »
(Tchak, 2018, p.139)

En somme, il faut accepter l’autre dans sa différence, puisque tous les hommes portent en eux
l’humaine condition. Tout être défavorisé par la nature a donc droit au respect. Pour illustrer cette
pensée, l’auteur donne l’exemple du nain. « Si un nain m’affirme que le monde est à sa taille, je
ne peux que m’incliner devant sa hauteur de vue. Car sa véritable taille se trouve au fond de lui
où il porte même les plus géants des humains. […] Le nain est juste à la taille imperceptible de
notre commune humanité. » (Tchak, 2018, p.122)

Enfin, tous les hommes ont un destin commun : la mort. Tchak consacre à cette idée plusieurs
leçons.

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Puisque tous les hommes se ressemblent, toutes les morts se valent : « Aucune mort n’est bête.
Toutes se valent comme la conclusion laborieuse ou brutale de notre dérisoire existence. »
(Tchak, 2018, p.124)

Pour illustrer cette pensée, l’auteur prend l’exemple du roi : « Roi, tu dis aimer ton trône et ne le
laisseras à personne ? Règne donc, roi, mais, hissé sur ton trône, tu demeures à la portée de la
maladie et de la mort. » (Tchak, 2018, p.148)

Mais si la mort est une conclusion inévitable de l’existence humaine, cela ne signifie pas qu’elle
efface nos mauvaises actions : « Elle ne nous absoudra pas des péchés que la vie n’a pas daigné
nous faire payer. » (Tchak, 2018, p.124)

En somme, ces leçons données en exemple révèlent l’essentiel de la pensée de Tchak sur l’égalité
qui doit prévaloir dans les rapports des êtres humains avec l’Autre.

De l’individuel, Tchak passe au collectif et avoue ses préoccupations sur l’état actuel du monde
perturbé par de nombreux problèmes dus, en partie, à la mondialisation.

2.2.3.2. L’état actuel du monde

Sa première cible est le capitalisme qui a entraîné le matérialisme et ses effets sur la société
africaine.

2.2.3.2.1. Les méfaits du capitalisme : l’universel mirage du matériel

C’est par la bouche de l’imam de son village que l’auteur énumère les dégâts causés par le
capitalisme sur la société africaine.

Comme il s’inquiète de la radicalisation de l’islam et qu’il craint que son village en soit un jour
touché, il se confie à l’imam principal de son village, un érudit en langue arabe, « avec qui [il] a
l’habitude d’entamer des débats vaguement philosophiques. » (Tchak, 2018, p. 167) L’imam se
lance alors dans un procès virulent contre le capitalisme et la mondialisation qui ont fait naître
des besoins inutiles.

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« Le drame, le vrai, Aboubakar, ce n’est pas le risque que notre village bascule vers l’islam
radical, non, le vrai drame de ce village c’est déjà sa dépendance de plus en plus grande au
modèle uniformisé de bonheur, au modèle mondialisé de bonheur, modèle qui fait que les plus
pauvres des êtres attelés à d’onéreux besoins incompréhensibles non vitaux. Le hijab et les
mosquées qui t’inspirent des inquiétudes compréhensibles ne constituent que le masque sur le
visage du matérialisme hégémonique et extrémiste d’une cruauté diabolique. » (Tchak, 2018, p.
168)

Ce que reproche l’iman à ce modèle de bonheur c’est qu’il annihile l’introspection, la descente en
soi-même et qu’il entretient des « cadavres » de rêves qui « deviennent l’humus pour leurs
désillusions. » (Tchak, 2018, p.168)

L’imam énumère ensuite les massacres causés par les industries et la finance : « massacre de la
nature, massacres avec les médicaments, massacres avec les produits alimentaires (les industries
pharmaceutiques et agroalimentaires, tant d’autres lobbies qui achètent ou détruisent des
scientifiques et des politiques pour faire triompher de rentables et nocifs mensonges) massacres
liés à l’exploitation des richesses naturelles sous et sur la terra. Le monde de la finance les
fabricants et marchands d’armes, tous portent la responsabilité de tant de massacres humains…
Aucun terrorisme ne sera aussi meurtrier qu’eux tous réunis. » (Tachak, 2018, p.168)

Pour l’imam, ce sont ces Occidentaux qui ont étendu leur pouvoir sur l’humanité et réifié
l’homme, l’ont réduit en esclavage : « Le capitalisme occidental prospère au prix de la réification
de notre dignité, de notre humanité et de la réduction de la plupart d’entre nous à des appétits
uniformisés, à des désaxés qui sont prêts à tout pour mériter leur servitude. » (Tchak, 2018, p.
169)

L’imam accuse de même le matérialisme occidental d’avoir défiguré la religion.

« Le paradis au cœur de nos prières ne se projette plus par-delà la mort et au bout de bonnes
actions, mais de l’autre côté des mers et des océans […] Le pèlerinage s’intègre dans l’ensemble
des symboles de l’illusoire réussite matérielle, il n’a plus grand-chose à voir avec la religion, avec
la foi, il est une forme de vanité. » (Tchak, 2018, p.169)

56
L’imam aborde aussi le problème de l’émigration dont il accuse encore l’Occident. Selon lui,
ceux qui émigrent ne le font pas à cause de la faim, mais pour acquérir les biens matériels qu’il
faut avoir selon un modèle venu d’ailleurs (de l’Occident, bien entendu), parce qu’ils n’ont plus
leurs propres rêves. L’homme de religion démythifie alors le rêve de l’Eldorado en décrivant la
situation réelle de l’immigré. Il vit dans une situation de marginalité dans laquelle il s’enterre
volontairement pour longtemps. « Mais qu’ils partent ou vivent chez eux, [poursuit l’imam],
qu’ils soient jeunes ou moins jeunes, les humains gravitent, dans leur large majorité, autour du
même modèle de paradis terrestre, ce paradis matériel d’inspiration occidentale pour lequel ils
supportent tant d’humiliations et sont prêts jusqu’au sacrifice de leur vie. » (Tchak, 2018, p.170)

Considérant l’état actuel du monde en général et de l’Afrique en particulier avec lucidité et


connaissant la nature humaine, l’imam reconnaît qu’il est impossible d’inventer dans un bref
délai un nouveau monde de consommation, un nouveau modèle de bonheur. Il propose des
moyens, dont les équipements matériels, pour une amélioration de la place occupée par l’Afrique
dans le contexte mondial. « Toutes les recherches, toutes les politiques sur notre continent
devraient concourir à nous garantir une place moins marginale. » (Tchak, 2018, p. 171)

Après avoir écouté avec intérêt les raisonnements de l’imam, l’auteur conclut : « Sur ce qu’il
appelle le modèle intégriste de bonheur ou du bien-être, je n’avais aucune objection à lui faire. »
(Tchak, 2018, p. 171)

Pour illustrer le rêve du paradis matériel d’inspiration occidentale, Tchak donne l’exemple de son
propre village dont de nombreux habitants ont émigré d’abord vers les grandes villes du Togo,
puis vers d’autres pays d’Afrique. Depuis les années 1990, à cause des troubles politiques liés
aux « transitions bruyantes vers la démocratie » dans leur pays, ils sont partis en Europe, aux
Etats Unis, au Japon, au Liban, en Arabie Saoudite (où les femmes sont traitées comme des
esclaves). Certains sont morts dans le désert libyen.

Mais ces départs vers un autre monde ont résulté en « des vies de solitude » (Tchak, 2018, p. 165)
En conséquence de l’émigration de ses fils et de ses filles, le village « dépend de plus en plus
matériellement de de ses enfants partis ailleurs. » (Tchak, 2018, p. 165)

57
Cependant, dans le village, les conditions de vie ne se sont pas améliorées même si certaines
familles ont un de leurs membres à l’étranger et bénéficient d’un apport numéraire assez
important et régulier. Cependant, remarque l’auteur, la vie dans le pays d’accueil est loin d’offrir
aux émigrés une vie décente et digne. Comme ils ont un niveau d’instruction mayen ou faible, ils
deviennent des esclaves consentants du système capitaliste et, pour donner l’illusion de leur
réussite, une image positive d’eux-mêmes, ils se privent, dans le pays d’accueil, de ce qui aurait
pu leur permettre de mieux vivre. Pourtant, certains achètent des terrains et construisent des
maisons, substitut de l’eldorado utopique, maisons qu’ils n’habitent pas mais où « ils logent leurs
rêves ». (Tchak, 2018, p. 166)

Ainsi, pour l’auteur, l’émigration dans l’espoir d’acquérir le bonheur matériel, constitue un rêve
qui ne se réalise pas et aboutit à une profonde désillusion. Tchak condamne implicitement
l’Occident qui attire, comme le font les sirènes, des voyageurs, êtres privés du bonheur matériel
qu’elles font miroiter à leurs yeux. Mais il condamne aussi ceux qui se laissent prendre au piège
et sacrifient leurs rêves personnels au rêve du bonheur matérialiste offert par l’Occident.

Ce rêve d’un nouvel eldorado entraîne un nombre important d’Africains à tenter le voyage dans
des conditions dangereuses. Depuis 2015, le nombre de migrants a augmenté de façon
exponentielle et plusieurs médias décrivent les tragédies causées par la quête utopique d’un
paradis terrestre.

2.2.3.2.2. Les migrants

Ce problème ne pouvait laisser Tchak indifférent et il consacre plusieurs leçons à ce sujet brûlant
d’actualité.

Un reportage tourné par les équipes de France2 constitue le point de départ de ses réflexions.
Le titre évocateur, « Le sang des diamants noirs », annonce la résurgence d’un autre sujet : la
traite des Noirs.

En effet, les équipes de Complément d’enquête ont tourné sur place en Libye des images
insoutenables montrant une nouvelle forme de la traite des Noirs organisée par les Libyens.

58
Des milices puissantes libyennes kidnappent des milliers de migrants noirs venus de plusieurs
pays d’Afrique Subsaharienne … les revendent à des groupes qui les parquent dans des endroits
exigus, les torturent (les corps portent des laies qui rappellent celles infligées aux esclaves dans
les Amériques) pour qu’ils hurlent dans le téléphone. « Les membres de leur famille, au loin, les
entendent hurler. Charge à eux de payer une rançon pour que les esclaves, fils, frères, filles, etc.,
soient libérés ou revendus. » (Tchack, 2018, p. 160)

(Grâce à la technologie moderne, cette nouvelle forme de traite des Noirs est bien plus lucrative
que celle du XIXe siècle, puisqu’on peut revendre l’esclave plusieurs fois.)

Une autre chaîne de télévision, CNN rapporte les mêmes images. Après avoir regardé les deux
reportages, l’auteur livre à son narrataire sa propre vision de ce tragique commerce de chair
humaine. Les victimes tombent dans le piège de leurs propres illusions. Enfermées dans le désert
libyen que Tchak compare à une parenthèse de l’Enfer, ils payent de leur vie un rêve impossible.
« Des morts, des morts, des morts, enterrés dans des sortes de fosses communes, des tranchées. »
(Tchak, 2018, p. 160) Le pire est qu’aucune de ces images terribles n’empêche d’autres migrants
de partir, poussés par leurs rêves.

Et l’auteur conclut : « Les rêves entassés au fond de la Méditerranée habiteront les eaux pendant
des siècles encore, et, tant qu’il y aura des humains, il y aura ces voyages au bout de l’incertitude.
[…] L’appel insistant des ailleurs merveilleux est, pour beaucoup de rêveurs, le raccourci vers la
mort. Mais une telle fin est préférable à la vie infâmante de plusieurs centaines d’individus sur
terre. » (Tchak, 2018, p. 164)

Cette dernière remarque est, selon nous, liée à un autre sujet, lui aussi brûlant d’actualité, le
racisme dont sont victimes les Noirs vivant en Europe.

2.2.3.2.3. Le racisme

La définition du terme « racisme » est assez vague : « considérer l’autre comme inférieur juste à
partir de sa différence visible, en général la couleur de sa peau ». À son tour, l’auteur nous livre
sa propre définition du racisme qui constitue une dénonciation des Européens.

59
« Le racisme est né des théories racialistes, surtout occidentales à partir desquelles quelques
esprits européens ont théorisé la supériorité de l’homme blanc et de sa/ses civilisation(s) sur le
reste des peuples. Cette supériorité ne demeura pas qu’une théorie elle avait ouvert de multiples
voies à de multiples discours et actions, elle avait permis aux Européens d’agir en fonction de
leurs pensées et de traiter les autres durant des siècles en fonction de ce qu’ils avaient prétendu
qu’ils étaient : des inférieurs, des sauvages, des êtres sans histoire, voire des êtres sans âme,
qu’ils pouvaient transformer en outils de travail et/ou civiliser, du moins dont ils avaient le droit
de détruire les structures sociales et mentales pour tenter d’en faire des humains. » (Tchak, 2018,
p. 181)

Relevons dans cette définitions plusieurs condamnations d’une pensée que Tchak conteste avec
véhémence. Les Européens ont méprisé des êtres humains considérés comme inférieurs parce que
leur civilisation ne correspond pas à la leur. Les autres n’ont pas d’histoire (sous-entendu : les
Européens se targuent d’avoir une Histoire de plusieurs millénaires). Ils réduisent ces êtres à des
animaux ou les réifient, les privant de leur âme. Ils ignorent ou méprisent les structures sociales
de ces peuples (et le lecteur sait qu’elles existent) et décident de les remplacer par leurs propres
structures.

Pour illustrer son assertion, l’auteur consacre plusieurs leçons au comportement raciste des
Français à travers des propos insultants contre les Arabes, les Noirs, les Roumains, qu’il a
entendus ou dont il a été le récepteur.

Chaque leçon commence par cette phrase : « J’ai entendu. »

Certains d’entre eux révèlent la peur des Français d’être réduits à une minorité dans leur propre
pays. « Il viendra une période où on cherchera la vraie France à la lumière d’une lampe. Au
secours Diogène ! » (Tchak, 2018, p. 172) « Je ne passe plus par la Gare du Nord… Je veux dire
la Gare du Noir ou la gare Urinoir ».

À propos des éboueurs arabes, l’auteur a entendu : « Un jour, nous aurons tous la peau noire dans
ce pays, nous serons victimes de la loi de la majorité. » (Tchak, 2018, p. 172)

Même les Roumains, pourtant de race blanche, n’échappent pas au mépris de certains Français :
« Voulez-vous vous débarrasser de votre chienne, cette bête sans doute pleine de graisse ? Mais

60
offrez-la aux Roumains aux Roumains qui pullulent dans le quartier … Ces gens-là font la honte
de notre race. » (Tchak, 2018, p.175)

Les Noirs sont considérés comme des déchets : « Bien des éboueurs noirs auraient bien pu aussi
aller dans les poubelles pour accompagner jusqu’au bout la chaîne de recyclage des ordures dont
ils nous débarrassent. » (Tchak, 2018, p. 175)

Ces exemples sont précédés d’une réflexion sur la parole entendue. Si elle est mal restituée, elle
dénigre celui qui la rapporte. Mais quand « elle agit en profondeur en nous, c’est que tu as su en
être un humble serviteur ». Ces mots pourraient être une leçon du père adressée à son fils ou une
leçon de l’auteur adressée au lecteur son allocutaire. Pour Tchak, il semble important de rapporter
les propos de l’autre de manière à restituer une vérité et non un commérage. Le sujet du racisme
le touche directement et il en a été la victime. L’épisode est rapporté dans la leçon 401. Un
clochard blanc à l’entrée du métro l’interpelle ainsi : « Hé négro, viens ici ! » « Tu es de quel
pays ? » « Du Togo. » « C’est quoi ça ? » « Mon pays. » « Ton pays, quel pays ? Tu veux dire le
pays que la France a construit là-bas ? Tu sais, mon grand-père fut un administrateur colonial, un
bon, mon grand-père. »

Ainsi, le clochard français, situé au plus bas de l’échelle sociale en France, se considère supérieur
à l’auteur parce que celui-ci est un Noir.

Cependant, l’auteur établit une distinction entre le racisme (peur de l’autre) et la haine qui
engendre la violence contre un autre semblable à soi, ayant des caractéristiques physiques
similaires. « Il y a des Blancs qui détestent d’autres Blancs, des Noirs qui détestent des Noirs. »
(Tchak, 2018, p. 180) cette haine est qualifiée de xénophobie par l’auteur qui conclut :
« Le racisme n’est pas juste le fait de haïr ou de maltraiter l’autre pas comme moi, mais en le
haïssant ou non, le fait de considérer l’autre comme inférieur juste à partir de sa peau. » (Tchak,
2018, p. 181)

Par ailleurs, le racisme a une influence tout autant sur les mentalités individuelles et collectives
que sur les institutions. En France, les immigrés et les enfants d’immigrés blancs ont plus de
chance de s’élever au poste de Président de la république ou de ministre alors que peu d’Antillais
noirs ont dépassé une certaine ligne d’ascension dans ce domaine.

61
Cette constatation amène à une réflexion sur une des conséquences essentielles du racisme, ce
que Tchak appelle la « verticalité » notion qui fait l’objet de plusieurs leçons.

2.2.3.2.4. La verticalité

L’auteur conçoit ainsi la verticalité : « elle met l’homme blanc caucasien au sommet et le Nègre
au plus bas. Elle définit le racisme dans une société ségrégée. » (Tchak, 2018, p. 185) Mais elle
existe aussi « à l’intérieur de chaque peuple, de chaque royaume, de chaque empire, de chaque
nation. » (Tchak, 2018, P. 189) (Tchak donne les castes en Inde comme exemple). Les
verticalités ont été ont été parfois la cause de guerres intestines, reconnaît l’auteur, comme ce fut
le cas au Rwanda entre les Hutus et les Tutsis et on a parlé même de génocide.

Il n’empêche que, pour Tchak, la verticalité établie par l’Europe est unique en son genre parce
qu’elle est la seule à concerner toute l’humanité. En effet, la place du Noir se trouve au bas de la
hiérarchie dans tous les pays où se manifeste le racisme.

Si nous revenons à l’épisode du clochard français cité plus haut, la leçon se termine par ces mots
ironiques : « Je venais d’avoir l’insigne honneur de discuter avec le petit-fils d’un administrateur
colonial, ce petit-fils qui, même dans l’état où il se trouvait, un clochard, me ramena brutalement
à ma place : au bas de cette verticalité affermie et consolidée au fil des siècles. » (Tchak, 2018,
p. 183)

Par ailleurs, l’auteur se sert de la notion de verticalité pour expliquer ce « qu’est une réelle
majorité au sein d’une société ségrégée : le groupe d’individus numériquement majoritaire ou
non, pas forcément homogène, mais soudé autour de la conscience de son appartenance à la
« race » supérieure, la race ayant dominé et dominant toujours le monde. Ainsi furent les Blancs
en Afrique du Sud, cette minorité dont les lois firent lois. Ainsi furent les colons européens sur
les terres africaines. » (Tchak, 2018, p. 185) Il est donc prouvé encore une fois que la verticalité
est intimement liée au racisme.

Après avoir souligné tous les méfaits du racisme, Tchak réfléchit sur le comportement des
victimes à qui il adresse indirectement plusieurs reproches.

62
La place qu’occupe le Noir au bas de la verticalité occidentale porte « le poids de l’Histoire qui
définit seule le regard qu’on pose sur [lui]. » (Tchak, 2018, p. 191) Au lieu de se rebeller, la
victime du racisme s’en accommode, il s’efforce de se justifier, de se prouver au lieu d’oser se
réaliser et prouver à l’autre qu’il est potentiellement « la mesure du monde », qu’il a toutes les
capacités de réussir dans tous les domaines.

Tchak rappelle que c’est « sur le continent africain que l’aventure humaine a commencé avant
qu’elle ne se soit étendue sur la terre entière. » (Tchak, 2018, p. 191) C’est pourquoi les Noirs
doivent faire de leur blessure le lieu de leur revanche pour déplacer le regard que l’on porte sur
eux.

Ce qui indigne l’auteur, c’est le fait que les Noirs africains se contentent de vivre au sein du
système actuel-qui les place au bas de la verticalité- et de s’en accommoder. Pour justifier cette
assertion, il rapporte les propos d’un jeune étudiant malien : « Je veux juste réussir dans le
système actuel. Pour le moment, l’Afrique est foutue et vous le savez bien. » (Tchak, 2018, p.
193)

Tchak constate alors, à la suite de ces propos, que le continent africain doit combattre « ses
propres dirigeants, ses intellectuels, ses écrivains, ramassis de dépigmentés intellectuels qui, à des
degrés divers de responsabilité, consolident tranquillement [la place du Noir] au bas de la
verticalité occidentale. » (Tchak, 2018, p. 193)

Nous constatons donc que Sami Tchak ne raconte pas sa propre vie, mais des expériences vécues
dans son village, en France et dans certains pays qu’il a visités (La Guadeloupe, Cuba entre
autres) et les sentiments, les émotions ou les réflexions que ces expériences ont suscitées,
réflexions qu’il appelle « leçons de la forge. »

Cependant, Sami Tchak, tout comme Alexandre Najjar, respecte en partie les normes de
l’autobiographie, telle que la définit Philippe Lejeune.

63
2.2.4. Respect des normes de l’autobiographie. Les niveaux narratifs dans les autobiographies
du corpus

Le Silence du ténor est narré à la première personne : le pronom « je » réfère simultanément au


personnage- héros (le sujet narré), au narrateur (le sujet narrant) et à l’auteur. Le pronom « je »
devient un « nous » pour indiquer la fratrie qui participe aux jeux, aux infractions à l’ordre
paternel, aux punitions collectives. Quand le narrateur parle de son père, il emploie la troisième
personne ou « mon père » ou son surnom de « ténor ».

L’ensemble du récit intitulé Mimosa constitue une lettre adressée à la mère. Nous relevons ainsi
un locuteur, l’auteur auquel réfère le « je » (qui devient un « nous » pour inclure la fratrie) et un
allocutaire, la mère, simultanément narrataire intradiégétique du récit. Celle-ci est interpellée
dans la phrase liminaire par son surnom : « Maman, Mama, Mimo, Mimosa… Je ne sais plus si
c’est ainsi que j’en suis arrivé à t’appeler Mimosa, ce surnom qui te va si bien, toi la passionnée
de plantes… » (Najjar, 2019, p. 11)

L’emploi du pronom de la deuxième personne du singulier, « tu », découle du désir de l’auteur de


donner plus d’intimité à son récit, de dialoguer avec sa mère avant qu’elle ne disparaisse,
d’instaurer entre eux une sorte de complicité. Nous relevons ici une légère dérogation aux normes
de l’autobiographie, que nous retrouverons dans Lambeaux de Charles Juliet.

Sami Tchack, se conforme, lui aussi, en partie, aux normes de l’autobiographie dans la seconde
partie de son livre intitulée « Sur les flots du vaste monde » et consacrée à son histoire
personnelle qui se nourrit de la biographie paternelle.

Le pronom « je » annonce le projet autobiographique qui se fonde sur l’héritage paternel pour
forger un nouveau livre, différent des précédents. L’adresse au père par le pronom de la deuxième
personne du singulier souligne le lien qui unit père et fils dans le rapport au monde. Les leçons de
la forge se transmettront dans la vision que le fils a du monde. C’est ce qui expliquerait le numéro
(182) qui débute sa première leçon, succédant au numéro 181 qui clôt les leçons de son père.

Il adopte, par ailleurs, le pronom de la deuxième personne du singulier pour s’adresser au lecteur
devenu son allocutaire, narrataire intradiégétique, et, au-delà, à tout lecteur extradiégétique. Il
existe cependant, une différence dans la forme du langage.

64
La phrase liminaire « Je suis leur fils », annonce la description poignante d'une enfance dont il
avoue aussi bien la relation manquée à la mère que l'amour pour un père boiteux dont il héritait,
malgré lui, de la honte, celle que génère dans un petit village du Togo, comme ailleurs,
l'infirmité, et, avec elle, le défi de vouloir la gommer. « Réussir à faire que par moi on oublie que
mon père était infirme. Or, avec ce livre, je lui donne une autre forme de dignité que la sienne, en
y faisant entendre sa voix. » (Valérie Marin La Meslée lepoint.fr/culture) C’est dans cette
perspective que s’entend l’influence de la dignité paternelle sur son caractère.

Ainsi parlait mon père de Sami Tchak ne respecte pas, en revanche, une des règles de
l’autobiographie telle que définie par Philippe Lejeune : la forme du langage. « Ce n’est ni un
roman, ni un essai ; s’il fallait le qualifier, sans doute dirait-on un recueil de leçons. »
(M.Nicolasw.w.w.jeuneafrique.com/mag/575701/culture/litteraire-sami-tchak-autoportrait-aupère
14 juin 2018)

Le titre du livre renvoie certainement à l’œuvre de Nietzsche Ainsi parlait Zarathoustra ainsi que
la forme du langage que l’on pourrait qualifier d’« aphorismes ». Le père serait donc pour
l’auteur un Zarathoustra moderne, qui enseigne à son fils et aux villageois une manière de vivre
différente. C’est également un moyen de gommer l’infirmité paternelle et d’élever cet homme qui
ne sait ni lire ni parler le français à un niveau intellectuel semblable à celui de l’écrivain
allemand. Dans la partie consacrée à la vie du fils, la voix du père résonne encore, à la 2 ème
personne du singulier.

Si Alexandre Najjar et Sami Tchak ont écrit une autobiographie partiellement canonique, il n’en
est pas de même pour Charles Juliet et Sorj Chalandon qui optent pour l’autofiction.

65
2.3. L’autofiction : un genre nouveau

Le terme « autofiction » apparaît pour la première fois sur la quatrième de couverture de Fils écrit
par Serge Doubrovsky et publié en 1977. L’écrivain définit ce genre littéraire nouveau en ces
termes : « Autobiographie ? Non, c'est un privilège réservé aux importants de ce monde, au soir
de leur vie, et dans un beau style. Fiction d'événements et de faits strictement réels ; si l'on veut,
autofiction, d'avoir confié le langage d'une aventure à l'aventure du langage, hors sagesse et hors
syntaxe du roman, traditionnel ou nouveau. » Il ajoute dans le « prière d’insérer » : « rencontre,
fils des mots, allitérations, assonances, dissonances, écriture d’avant ou d’après littérature,
concrète, comme on dit en musique… »1.

Philippe Lejeune s’interrogeait déjà dans le Pacte autobiographique sur la possibilité de


l’existence de ce genre inédit jusque-là : « Le héros d’un roman peut-il avoir le même nom que
l’auteur ? Rien n’empêcherait la chose d’exister et c’est peut-être une contradiction interne dont
on pourrait tirer des effets intéressants. Mais, dans la pratique, aucun exemple ne se présente à
l’esprit d’une telle recherche. » (Lejeune, 1975, p.14)

Serge Doubrovky s’aperçoit que son roman Fils correspond parfaitement à ce cas de figure. Plus
tard, il définit le nouveau genre qu’il établit : « l’autofiction, c’est la fiction que j’ai décidé en
tant qu’écrivain de me donner de moi-même, y incorporant, au plein sens du terme, l’expérience
de l’analyse, non point seulement dans la thématique, mais dans la production du texte. »
(Doubrovsky, 1988, p. 77)

Pour sa part, Gérard Genette analyse l’autofiction par rapport à la littéralité d’une œuvre, à savoir
la dimension artistique des textes quels que soient leur mode de présentation ou leur critère
d’admission au rang des « œuvres » par une instance de lecture individuelle ou collective. Le

1
Serge Doubrovsky, Fils, Galilée, 1997. 1ère édition. Réédité chez Folio/Gallimard en 2011.
Le titre est à double sens ; il évoque à la fois la filiation et les liens. Dans un long monologue intérieur, se déroule la
journée d’un personnage appelé SG ou Serge : au fil des souvenirs qui assaillent son réveil, des routes qui sillonnent
sa vie, il tente de dénouer les fils, au cours d'une longue séance, où ils s'obstinent à s'enrouler autour du personnage
du fils. Particulièrement, dans le rêve du monstre marin, surgi du récit de Théramène dans Phèdre de Racine dans
l'esprit du critique endormi. L'interprétation du rêve se reversera dans l'explication du texte racinien, dont la nouvelle
lecture permettra de relire en retour la vie du narrateur.

66
critique, distingue entre littérature de fiction qui s’impose par le caractère imaginaire de ses
objets et littérature de diction qui s’impose par ses caractéristiques formelles (Genette 1991, p.
31).

Dans l’œuvre de fiction, l’action fait partie de l’acte créateur parce qu’inventer une intrigue et des
personnages est évidemment un art. Il n’en est pas de même dans une œuvre non fictionnelle.
Dans une autobiographie, par exemple, la matière – l’événement brut, les personnages, le temps,
les lieux – est en principe déjà donnée, mais il faut considérer la manière dont l’auteur
sélectionne et met en forme cette matière. Par conséquent, un texte peut relever des deux à la fois
quand les œuvres appartiennent à un genre mixte mêlé de réel et de fiction et le critique donne
quelques exemples, entre autres, l’autofiction.

Ces caractéristiques se retrouvent dans Lambeaux de Charles Juliet et Profession du père de Sorj
Chalandon.

2.3.1. La part de la fiction dans l’autobiographie

2.3.1.1. Charles Juliet : soi-même comme l’autre

Après avoir « recréé sa mère » par l’écriture, l’auteur- narrateur de Lambeaux entame le récit de
sa propre vie. Son histoire est manifestement dépendante de celle de sa mère par le glissement de
la mère au fils, d’abord par la phrase liminaire de la première partie : « Tu es l’aînée » (Juliet,
1995, p.11) reprise dans la seconde partie : « Tu es le dernier des quatre enfants. » (Juliet, 1995,
p. 91) De même, le pronom « tu » désigne la mère dans la première partie et le fils dans la
seconde. Mais le « tu » pourrait, tout aussi bien, référer au lecteur narrataire et au-delà à
l’humanité. Ainsi, par l’alliance naturelle des deux histoires, apparaît un fond d’universalité qui
admet la recréation par l’imagination et annonce l’autofiction.

Quand le fils construit le portrait de sa mère par l’imagination, il lui confère plusieurs
caractéristiques de sa propre personnalité qu’il dévoile dans la seconde partie de Lambeaux.

La soif d’amour habite ces deux êtres. La mère s’efforce de gagner l’amour de ses parents en
assumant les travaux domestiques, en participant aux travaux de la ferme mais tous ses efforts
sont vains. C’est les parents adoptifs qui dispensent cet amour au petit garçon qui essaye de leur

67
prouver son affection par de petits gestes : aider la mère dans les travaux de la ferme, se blottir
contre le père toujours triste.

Chez le fils, comme chez la mère, existent deux êtres, mais la perception de cette altérité intime
menace la structuration de l’identité du fils. Rebaptisé « Jean » par sa mère et ses sœurs adoptives
– son père « ayant oublié » de les informer du prénom de l’enfant ! – il est pourtant scolarisé sous
le prénom de son état civil, dédoublement incompréhensible pour le garçon qui ignore avoir été
adopté. Un autre foyer d’altérité est la hantise, la terreur d’un abandon maternel, chose
incompréhensible, puisqu’il ignore avoir déjà été abandonné par sa mère biologique. Une autre
hantise est « de disparaître » (Juliet, 1997, p. 94). Sa réaction, à l’annonce de l’existence de sa
famille biologique, suscite en lui une étrangeté : « Tu n’es ni triste ni bouleversé. Tu te sens
simplement bizarre. » (Juliet, 1997, p. 99)

Plus tard, alors qu’il est interne à l’école d’enfants de troupe, les retours dans sa famille adoptive
le dissocient en deux personnes aux pensées, comportements, langages radicalement différents ;
pendant les vacances, il cesse « d’être un enfant de troupe pour redevenir un paysan, jusqu’à la
« mutation […] en sens inverse » qui l’attend à la rentrée : « revêtant ton uniforme, il te faut le
soir même te glisser dans la peau d’un personnage dont tu t’étais désaccoutumé. » (Juliet, 1997,
p. 111) Le voici donc voué à exister « sur deux plans ».

L’hésitation identitaire est accrue par la « lancinante culpabilité » (100) qui ronge chez
l’adolescent le bonheur de l’éveil sensuel suscité par sa relation avec la femme de son chef. Le
déchirement intérieur est manifeste ; il « est atterré et ébloui » par la découverte du plaisir, il est
« écartelé » entre désir et honte, « pris dans une bourrasque qui [...] fait déjà se craqueler [s]on
enfance. » (Juliet, 1997, p. 107)

Le malaise que ressent l’enfant de troupe à « [s’] éprouver différent » (Juliet, 1997, p. 120)
rejoint celui de sa mère au sein de sa famille, de son village. Ainsi, le fils rejoint l’autre, la mère,
par l’impression d’être autre. L’évocation de la vie et de la mort de sa mère lui aurait peut-être
donné les mots pour décrire sa propre expérience. Par l’écriture, il progresse lentement vers
l’expression de ces deux souffrances.

68
À l’école des enfants de troupe, le seul moment où l’adolescent a le sentiment d’« adhérer à [lui]-
même » est la pratique du sport, grâce auquel il « oubli[e] tout », « vidé » ; en dehors d’eux, il
attend « que cet enfant perdu qui [l]’accompagne de ces sanglots soit enfin consolé. » (Juliet,
1997, p. 121)

La mère et le fils éprouvent le besoin d’écrire. La mère trouve dans la Bible les mots qui lui
permettent d’exprimer ses pensées dans son journal intime et le fils découvre le plaisir de la
lecture dans la littérature. Il y puise les mots pour exprimer son amour pour sa mère adoptive
dans les lettres qu’il lui envoie.

La mère et le fils se sentent étrangers au monde dans lequel ils vivent. Le trait dominant de la
relation au monde qui se dessine au début du livre est la déréliction – ce sentiment angoissant
d’être jeté1 dans l’existence, (Auroy, 2018) sans l’avoir voulu ni garder mémoire de sa propre
origine, qui selon Heidegger nous ouvre la dimension du passé. Cette expérience existentielle
fondamentale, la situation du narrateur séparé de sa mère avant l’âge des premiers souvenirs
l’amplifie. L’angoisse d’exister est déjà violente chez sa mère qui se sent cernée par un cosmos
hostile : « Dehors, la neige et la brume. Le cauchemar des hivers. De leur nuit
interminable. » (Juliet, 1995, p.9)

À l’école militaire, le jeune garçon se sent étranger à son milieu. Il mène en apparence la vie qui
lui est imposée, mais à l’intérieur, il se sait différent, inadapté.

« Te surveiller. Te réprimer. Finir par ne plus exister que comme à côté de toi-même. Un toi-
même où s’installe une gêne, une sorte de malaise ténu dont tu as une vague conscience et qui ira
d’ailleurs s’accusant au long des futures lentes années. Le malaise de n’être que rarement à
l’unisson, de te sentir coupé des autres. » (Juliet, 1995, p. 120)

Enfin, le fils éprouve des tendances suicidaires à l’instar de sa mère. Lorsque son père refuse de
lui acheter un pull pour combattre le froid qui règne à la caserne, il entame une folle descente à
vélo décidé qu’il ne se servira pas des freins. « Si tu te tues, ce sera la preuve que tu ne méritais

1
Pour les notions d’être-jeté, d’être-avec, de projet ou pouvoir-être et d’être vers la mort, voir Martin HEIDEGGER,
Être et Temps [1927], trad. François Vezin, Paris, Gallimard, 1986 – et en particulier les §38, 26, 60, 51.

69
pas de vivre [...] Il importe que tu ne flanches pas, que tu te mettes à l’épreuve du destin » (Juliet,
1995, p. 114).

À ce moment-là, le narrateur a touché le fond du désespoir. Mais il échappe de justesse à la mort.


Et il a « l’inestimable satisfaction » de se dire « que le destin a prouvé qu’il [lui] accordait le droit
de vivre. » (Juliet, 1995, p.115)

Condamné à vivre, c’est grâce à l’écriture que le narrateur a opéré une double renaissance : il a
rendu la vie à une morte ignorée de tous ; il l’a tirée de l’ombre pour la faire accéder à la lumière.
Simultanément, il est parti à la quête de son moi profond pour le faire remonter à la lumière de sa
conscience. Tel est le pouvoir du verbe.

Pour sa part, Chalandon choisit délibérément l’autofiction en ajoutant le terme « roman » au titre
du livre, précisant le genre littéraire pour lequel il a opté. Il se sert de l’écriture non pas pour se
découvrir, mais pour régler ses comptes avec son père.

2.3.1.2. Sorj Chalandon : soi-même devenu autre

Le roman débute par la scène de la crémation d’André Choulans – le père d’Émile – à laquelle le
fils assiste seul en compagnie de sa mère. « Nous n’étions que nous, ma mère et moi. Lorsque le
cercueil de mon père est entré dans la pièce, posé sur un chariot, j’ai pensé à une desserte de
restaurant » (Chalandon, 2015, p. 9). Tous les deux font leurs derniers adieux à André, ce père
singulier envers lequel Émile éprouvait des sentiments ambigus, entre amour, peur et fascination.

C’est le jour même de la crémation de son père que Sorj Chalandon a commencé à écrire son
roman : « Il était prêt depuis longtemps », a-t-il déclaré au cours d’une interview et il
ajoute :« Profession du père n’aurait pu être écrit de son vivant. Il fallait qu’il ne lise pas ce livre.
C’était trop tard. J’avais fait, malgré lui, le deuil de ma rancœur. Lorsqu’il est mort, devant son
cercueil, j’ai su que l’heure était venue de dévoiler ma profession de fils. » (Burcea, Dan,
http://salon-litteraire.linternaute.com/fr/interviews/content/1938198- 21/10/2015)

Essayons de dégager la part de la fiction dans le récit, en nous référant à la biographie de l’auteur.

Sorj Chalandon, né en 1952 à Tunis, a passé son enfance à Lyon avec ses parents et son frère.
Il a été journaliste pendant 34 ans au quotidien Libération. Émile, le protagoniste est né, lui, en
70
1949, il a passé son enfance comme Sorj à Lyon. Bien que le lieu ne soit pas mentionné dans le
roman, certains indices le montrent bien. Comme Émile, Chalandon n’a pas reçu une éducation
normale ; l’auteur a avoué que c’est le monde qui l’a éduqué et qu’il n’a pas vécu au sein d’une
famille saine et normale.

Pourtant, Chalandon a déclaré que le roman est inspiré de son enfance, et que tout y est vrai.
Lorsqu’on lui rappelle que la critique a cherché des traces autobiographiques dans Profession du
père, Chalandon précise : « J’ai un petit frère, Émile est seul. J’ai trois filles alors qu’Émile a un
fils. Je ne suis pas restaurateur de tableau. Voilà ce qui fait le roman, la fiction. Le reste, tout le
reste, mis à part l’instant où Émile lève l’arme sur son père, a fait partie de mon enfance, a
construit ma vie. Comme Émile, je suis resté sans socle, sans transmission, sans cet amour qui
arme et cuirasse. Comme Émile, je ne sais toujours pas la profession de mon père ».
(Burcea, Dan, http://salon-litteraire.linternaute.com/fr/interviews/content/1938198-, 21/10/2015)

Suivant ces propos, nous pouvons affirmer que peu d’éléments du récit relèvent de la fiction et
que « le reste a fait partie de [son] enfance et a construit [sa] vie ». Or, d’après Philippe Lejeune,
l’autobiographie raconte la formation d’une personnalité. Par conséquent, l’analyse qui suit
montrera que la réalité occupe la part la plus importante dans le roman et que Chalandon a écrit
une autobiographie « partielle ». Mais nous pouvons déjà affirmer que, dans le roman, ni le père
ni la mère n’ont eu d’influence dans la formation de la personnalité de l’écrivain.

Si la figure du père domine ce récit, il est pourtant présent dans ses précédents romans selon
l’aveu de l’auteur. « J’avais caché mon père dans les six romans précédents. Il était le père
violent de Tyrone Meehan, le père de Lupuline dans La légende de nos pères, j’ai offert son
visage, son âge, sa manière d’être à certains de mes personnages en espérant qu’il se retrouverait.
Il ne s’est pas retrouvé. N’a pas compris que j’étais en quête de lui et que, par ces romans, je lui
disais mes derniers mots. » (Burcea, Dan,
http://salon-litteraire.linternaute.com/fr/interviews/content/1938198, 21/10/2015)

Enfin, si nous nous référons à l’expression « ma profession de fils », (l’adjectif possessif réfère
certainement à l’auteur lui-même) nous pouvons affirmer que Profession du père mêle la réalité
et la fiction, la réalité occupant une place prépondérante dans ce livre. Nous en donnons un
exemple. Au moment où le critique s’efforce comprendre la réaction d’un enfant de treize ans

71
face à la violence du père, l’auteur donne une explication fondée sur ses propres souvenirs. Il
analyse lui-même le comportement de l’enfant qu’il fut à la lueur de son expérience d’adulte, ce
qui constitue une des caractéristiques de l’autobiographie.

« Quel choix a un enfant ? Une famille, une maison, tout cela est fait pour le protéger du dehors.
Émile ne connaît du dehors que le chemin qui le mène et le ramène de l’école, et quelques amis
qu’il n’a pas le droit d’inviter à la maison. Pour Émile, ce qu’il vit est le lot de l’enfance.
L’enfant est la propriété de ses parents. Son père lui a dit, Émile le croit. Frapper, pour Émile,
c’est un autre moyen de prêter attention, d’aimer. L’indifférence de son père, à qui il veut plaire,
serait pire que les coups. Alors Émile fait le dos rond, en se promettant d’être plus gentil la
prochaine fois, d’avoir de meilleures notes. La force du père, c’est de faire croire à l’enfant qu’il
est seul responsable de son malheur. » (Burcea, Dan,
http://salon-litteraire.linternaute.com/fr/interviews/content/1938198, 21/10/2015)

Chalandon écrit le récit à la première personne, référant à son personnage, Émile, âgé de douze
ans. Le romancier raconte la vie vécue par Émile à l’intérieur de la cellule familiale et rend
compte ainsi de la complexité des sentiments que le fils éprouve pour son père. Il accepte le
système mis en place par le père sans se poser de questions.

Pour obéir à son père, Émile doit se transformer, devenir quelqu’un qu’il n’est pas. Il ne se plaint
à personne des sévices qu’il subit, enfermé des nuits entières, sans manger, dans un placard. Mais
quand son père lui confie des missions, sous couvert de l’OAS, avec le Général Salan, ou de la
CIA avec son parrain Ted, tout prend sens pour l’adolescent. Il faut qu’il s’endurcisse… Ne pas
se plaindre et devenir le plus fort possible comme son père. Et surtout servir l’OAS pour que son
père soit fier de lui. Son seul objectif est de ne jamais décevoir son père.

Il va même plus loin, il s’identifie au père dans sa relation avec son camarade Luca qu’il va
embrigader dans « sa » guerre menée aux côtés de l’OAS. Il va reproduire avec cet enfant ce qu’il
vit quotidiennement. Luca finit par prendre ce jeu très au sérieux et c’est lui qui va payer le prix
fort pour cette adhésion au mythe paternel du narrateur. Celui-ci sera ensuite envahi par une
profonde culpabilité. Mais ce sera trop tard, le mal est fait. Plus tard, il refusera de ressembler à
ce père enfermé dans sa folie.

72
L’auteur tente d’expliquer les relations complexes qui se nouent au sein d’une famille qui
ressemble à bien d’autres. Profession du père ne s’intitule nullement « Professions de mon
père ». Sorj Chalandon s’efforce d’atteindre, non une vérité biographique, mais une vérité
intérieure. Les lecteurs accèdent au plus profond des personnages qui évoluent dans ce récit
avec leur structure psychologique, avec leurs désirs, avec leurs peurs, avec leurs limites et leurs
contradictions. Il atteint ainsi à l’universel.

En conclusion, que ce soit dans l’autobiographie canonique ou partielle ou bien dans


l’autofiction, l’auteur-narrateur s’efforce d’analyser la formation de sa personnalité au cours de
son évolution dans la cellule familiale et l’influence que ses parents ont exercée dans son
éducation pour forger l’adulte qu’il est devenu.

Que ce soit dans une œuvre autobiographique ou une œuvre autofictionnelle, la vie des écrivains
est inscrite dans une période temporelle précise, marquée ou non par des événements historiques
connus en principe par le lecteur ou découverts au cours de la lecture d’une œuvre. Gérard
Genette, pour sa part, dans son étude du temps de la narration, se concentre sur le texte sans se
référer aux événements historiques.

2.4. La temporalité dans l’autobiographie et l’autofiction

Pour Gérard Genette, comme il l’explique dans l’ouvrage intitulé Figures III, l’étude du temps
consiste à analyser la narration dans son rapport temporel à l’histoire.

Dans un roman, la fonction de régie1, privilège de l’écrivain, est liée à une structuration fictive
qui respecte ou supprime toute chronologie au profit de l’objectif visé par la narration. « Les
relations internes dans un roman ne sont donc pas toujours chronologiques, elles peuvent être
thématiques, analytiques, dramatiques, dialectiques etc. Et correspondre par là à tout un éventail
de possibilités. » (Chalhoub, 2009, p. 63) Comme le roman est un genre sans normes, l’auteur
tantôt respecte la chronologie, tantôt il la perturbe par des anachronismes (expression de Genette
qui désigne la distorsion temporelle), à savoir des analepses ou des prolepses.

1
Chez Genette, cette expression signifie la distribution des séquences temporelles dans un récit fondée sur des
analepses et des prolepses.

73
Il n’en est pas de même dans l’autobiographie. Celle-ci contraint l’auteur à remonter à sa
naissance- et, dans ce cas, écrire un récit analeptique- et, à partir de là, à suivre un ordre
chronologique pour raconter sa vie. Cette linéarité de l’écriture autobiographique a été initiée par
Rousseau dans Les Confessions et Chateaubriand dans Mémoires d’outre-tombe et elle continue à
s’appliquer dans bien d’autobiographies contemporaines. C’est là, pour le lecteur, une preuve de
la sincérité de l’auteur et de la vérité des événements vécus au cours de son existence.

Pour l’analyse développée du temps, nous nous appuierons sur l’ouvrage de Gérard Genette
Figures III. Bien que le critique se réfère au roman, son analyse peut s’appliquer à
l’autobiographie, puisque ce genre comprend un récit comme forme de langage.

2.4.1. Étude narratologique du temps

Selon Genette, dans l’étude du temps, il faut dégager le moment de la narration, la vitesse,
la fréquence et l’ordre. Dans notre étude des œuvres du corpus, nous retiendrons le moment de la
narration, la vitesse et l’ordre.

L’analyse du moment de la narration revient à se demander à quel moment est racontée l’histoire
en rapport avec le moment où les faits sont relatés. Genette distingue la narration ultérieure,
la narration antérieure, la narration simultanée et la narration intercalée. Comme, dans
l’autobiographie, les événements vécus par le personnage héros sont antérieurs au moment de
l’écriture, la narration est bien ultérieure.

L’analyse de la vitesse consiste à réfléchir sur le rythme de la narration, ses accélérations et ses
ralentissements. L’ellipse entraîne une accélération maximale du récit. Elle correspond à une
durée de l’histoire que le récit dérobe.

L’analyse de l’ordre consiste à s’intéresser aux rapports qui existent entre l’enchaînement logique
des événements racontés et l’ordre dans lequel ils sont relatés.

Le premier cas est celui des récits linéaires qui narrent les faits dans leur ordre chronologique. Le
second cas est celui des « anachronies » narratives. On appelle prolepse l’anachronie qui consiste
en une anticipation (qui consiste à évoquer un événement futur) ; on appelle analepse

74
l’anachronie par rétrospection (qui consiste à évoquer un événement du passé). Ces deux
anachronies se retrouvent dans les œuvres du corpus.

2.4.2. Une chronologie perturbée

Toute autobiographie comprend un récit analeptique qui débute à la naissance de l’auteur. Mais
comme, dans les œuvres du corpus, le récit de la vie personnelle est inséré dans la biographie des
parents, la linéarité est perturbée par des analepses dans l’analepse que constitue tout récit
autobiographique.

Dans Le Silence du ténor, bien que le livre commence par la phrase liminaire du prologue « le
jour où je suis né, mon père a planté un cèdre dans le jardin », l’auteur parle ensuite de son père.
Celui-ci est né en 1923 et s’est marié en 1966. Le fils aîné a vu le jour en 1967. Mais sa date de
naissance n’est jamais précisée. Le livre paraît en 2005, avant le décès du père.

La narration ne constitue pas une relation d’événements, mais plutôt une association de traits
moraux du père, de lieux, d’épisodes familiers qui unissent le comportement des enfants et celui
du père.

Après les deux chapitres consacrés au père, la vie familiale est exposée dans les seize chapitres
qui suivent dans lesquels s’entremêlent description des lieux et narration de faits de la manière
suivante. La maison natale (« Paradis »), les faits et gestes quotidiens (chapitres IV à VII),
quelques aventures invraisemblables des enfants (chapitres VIII à X), la vie des parents (chapitres
XI à XIV), les activités ludiques et sportives (chapitres XV et XVI), les petits travers amusants
du père et des enfants (chapitres XVII et XVIII) le décès de l’oncle paternel (chapitre XIX), la
maison de campagne bombardée et pillée durant les derniers mois de la guerre (chapitre X). Enfin
le drame du père est relaté du chapitre XXI au chapitre XXIII.

Comme dans toute autobiographie canonique, le récit est analeptique puisqu’il commence par la
naissance de l’auteur dans le prologue. Mais, à partir de là, il est difficile de dégager un ordre
puisque, dès ce moment précis, nous relevons des analepses et des prolepses qui se chevauchent
entremêlant la vie du père et celle du fils. La première analepse sur l’analepse initiale se compose
des principes moraux du père présentés comme modèles à ses enfants et quelques informations
sur la vie du ténor.

75
Le prologue expose cinq points principaux : le patriotisme du père symbolisé par le cèdre,
emblème du Liban, planté pour célébrer la naissance de son premier enfant ; le sentiment d’avoir
un père à la personnalité unique ; le rôle du père modèle aux yeux de tous les enfants ; un résumé
de la carrière d’avocat du père ; un hommage final à l’homme auquel il voue gratitude et
admiration.

Dans les chapitres suivant le prologue, s’entremêlent aussi analepses sur la vie du père et son
caractère et certains épisodes de la vie des enfants, de leurs frasques, des punitions infligés par le
père lorsqu’ils contreviennent aux règles imposées par lui, le couple aimant formé par les
parents ; le drame du père et les sentiments du fils devant le stoïcisme de cet homme qu’il vénère.
Une prolepse intervient dans la vision du système juridique dont les valeurs se sont dégradées
durant la guerre, plusieurs autres confirment la foi du ténor dans un avenir meilleur après la
guerre.

L’épilogue clôt le récit par un retour à la phrase initiale. Avant le drame, le notaire, ayant appris
que la maison de campagne avait été ravagée par treize obus et que tous les arbres, sauf le cèdre,
avaient été fauchés, avait présenté ses condoléances au ténor. Celui-ci lui avait répondu :
« Oui, mais le cèdre est resté debout ! » Ces derniers mots prononcés par le ténor confirment son
amour profond et indéfectible pour son pays.

Dans un entretien, l’auteur revient sur le patriotisme de son père en ces termes. « En général,
c’est le père qui inculque à ses enfants l’amour de son pays. En l’occurrence, mon père a toujours
éprouvé une véritable vénération pour le Liban. Il m’a transmis cet amour du pays du Cèdre.
Je raconte dès la première page du livre qu’il a planté un cèdre dans le jardin le jour où je suis né,
comme si son amour pour son premier enfant et son amour pour le Liban se confondaient. »
(Le populaire du Centre, septembre 2006). Nous relevons dans ces mots l’influence exercée par
le ténor sur la formation de son fils aîné.

En revanche, dans Mimosa, le récit autobiographique est bien lié à la biographie de la mère et
respecte une certaine chronologie.

La vie de la mère avant son mariage est racontée dans un ordre chronologique comprenant des
ellipses. Elle est née le 17 janvier en 1940, elle a rencontré son futur mari en 1965, elle est

76
décédée le 14 mai 2017. L’auteur indique la date de sa propre naissance, un 5 février, sans
préciser l’année. À partir de ce moment la vie de l’auteur est intimement liée à la vie de sa mère
jusqu’au décès de Mimosa. Le livre paraît en 2017.

Mimosa est composé de vingt-cinq chapitres et d’un épilogue. Chaque chapitre porte un titre qui
renvoie aux étapes de l’existence de la mère liée à celle de ses parents, de son mari et de ses
enfants.

Après les chapitres consacrés à la famille de Mimosa, à son enfance, son adolescence et son
mariage, sont relatées la naissance des enfants et leur éducation (chapitres VIII et IX). La vie de
famille avant la guerre (chapitres X à XV) ; la guerre et ses conséquences sur la vie familiale
(chapitres XVI à XIX).

Après le départ des enfants, les parents sont désemparés. L’auteur rappelle alors, comme il l’a fait
dans Le Silence du ténor, l’harmonie qui régnait au sein du couple et l’amour qui les liait
(chapitre XX).

Suivent quelques traits spécifiques de la mère, sa générosité, sa piété et sa passion pour la


correspondance si bien que son mari lui avait donné le surnom de « Mme de Sévigné » (chapitres
XXI et XXII). Après une digression sur les liens qui unissent le fils à la mère (chapitre XXIII),
une ellipse projette Mimosa dans son rôle de grand-mère (chapitre XXIV).

Le dernier chapitre est consacré à une double épreuve affrontée par la mère : le décès de son
mari et sa propre maladie (chapitre XXV).

L’épilogue précise d’abord la date du décès de Mimosa : « Aujourd’hui, le 14 mai 2017, à 23h04,
maman est morte. » (Najjar, 2019, p.135) Sa disparition laisse un grand vide dans la vie du fils,
mais sa présence habite le monde autour de lui. Il finit le livre par cette phrase, contredisant la
phrase liminaire de L’Étranger de Camus : « Aujourd’hui, maman n’est pas morte ». Ici, le
présent de l’indicatif réfère bien au présent de l’écriture. Le temps de l’histoire rejoint le temps de
la narration.

En conclusion, Mimosa respecte la règle du récit linéaire dans l’autobiographie de l’auteur liée
intimement à la biographie de sa mère.

77
Pour sa part, Sami Tchak ne respecte pas, dans Ainsi parlait mon père, une linéarité du récit, à
l’exception du prologue où sont relatés les événements principaux de la vie du père : son
infirmité, sa rencontre et son mariage avec la mère de l’auteur, ses mariages successifs et les deux
pèlerinages à la Mecque. Peu de dates sont mentionnées. On ignore la date de naissance du père
tandis que la date de son décès est précisée : en 2003 au cours de son second pèlerinage à la
Mecque. Mais on connaît la date de naissance de l’auteur, 1960, Tchak précise qu’il est l’aîné de
tous les enfants.

En revanche, dans les œuvres autofictionnelles, il est possible de relever une progression
temporelle de l’histoire.

2.4.3. La temporalité dans l’autofiction

Dans Lambeaux, malgré l’absence de dates, l’autobiographie ou l’autofiction respecte un ordre


chronologique.

Le livre comprend uniquement deux parties : la première est consacrée à la vie fictionnelle de la
mère et la seconde à la vie réelle du fils.

La vie de la mère est relatée de son enfance dans la ferme paternelle, les lourdes tâches qui lui
incombent jusqu’à son décès dans l’hôpital psychiatrique, en passant par la rencontre avec le
jeune étudiant, son mariage, la naissance de ses quatre enfants, la tentative de suicide et son
internement.

La vie du fils commence au moment où il est confié par son père à une famille paysanne, alors
qu’il a trois mois. Cette famille d’accueil devient sa propre famille qui l’entoure de son affection,
lui assure une éducation et l’inscrit à l’école d’enfants de troupe. Suivent les années rythmées par
la vie à l’école militaire et les vacances passées au sein de sa famille adoptive. Après ses études,
sont relatées sa vie professionnelle et sa décision de se consacrer à l’écriture pour ressusciter ses
deux mères par le pouvoir des mots.

Dans Profession du père, en revanche, certaines dates permettent d’établir une chronologie de la
vie du fils liée à la vie du père.

78
Le roman débute au moment des funérailles du père. Le samedi 23 avril 2011. Nous avons donc
un récit analeptique propre à l’autobiographie. La narration de la vie de l’auteur suit un ordre
chronologique interrompu par des analepses. Elle commence le jour du putsch des généraux à
Alger, le dimanche 23 avril 1961. Ce jour- là précise Émile, « j’étais un enfant. Né douze ans, un
mois et six jours plus tôt. » (Chalandon, 2015, p.15)

Une première analepse (20 mai 1957) nous révèle que le père avait reçu l’autorisation de prêcher
comme pasteur pentecôtiste et qu’il avait infligé des châtiments corporels à Émile pour exorciser
le diable en lui.

La narration reprend avec la mention du nom de Ted, un ami américain du père, agent secret.
« Ted est entré dans ma vie le mardi 25 avril 1961. » (Chalandon, 2018, p. 37) Une analepse
relate alors la rencontre entre André Choulans et Ted durant la seconde guerre mondiale.

Le 25 avril 1961, commence l’implication d’Émile dans le combat contre de Gaulle. Il est chargé
par son père au cours du chemin vers l’école, d’écrire sur les murs le nom de Salan. Le soir, il
apprend que les officiers rebelles étaient perdus. Désormais, Émile devait écrire OAS sur les
murs.

Analepse sans date. À l’école, Émile devait indiquer la profession de son père : d’abord
parachutiste quand le fils était à l’école primaire, puis « agent secret » quand Émile est entré en
sixième.

Suit une analepse sur analepse consacrée à la vie du grand-père paternel racontée par André.
Pilote de chasse durant la première guerre mondiale, il avait combattu aux côtés de Guynemer.
« Lorsque Guynemer n’est pas rentré, en 1917, mon grand-père est ressorti seul, sans ordre et a
abattu cinq Fooker allemands dans le ciel des Flandres pour le venger. » (Chalandon, 2018, p. 53)
Mais Émile ne doit jamais en parler à son grand-père. Celui-ci lui apprend, un jour, que, pendant
la guerre, André avait été « du mauvais côté ». Quand il répète cette phrase à son père, celui-ci
entre dans une rage folle et coupe définitivement les ponts avec sa famille. Dans une prolepse sur
analepse, Émile révèle qu’il a appris bien plus tard, le décès de ses grands-parents, en 1971.

Une autre analepse évoque un événement important : « Un peu après Noël 1958, le Conseil des
ministres avait annoncé l’adoption du nouveau franc. » (Chalandon, 2018, p. 65). Le père

79
s’attribue le mérite d’avoir incité de Gaulle à passer au franc nouveau qu’il avait eu l’idée
d’appeler « franc lourd ».

Une autre analepse sur analepse nous transporte en 1933. Le père a treize ans ; il a écrit une lettre
à de Gaulle, alors secrétaire de la Défense nationale. « Il y avait des fautes d’orthographe, de
l’emphase, mais mon père lui a dit ce qu’il avait à lui dire. La guerre moderne serait une alliance
entre le choc et le feu. Seules les armées cuirassées pouvaient en être le glaive … Un an plus
tard, Charles de Gaulle publiait vers une armée de métier. Les blindés de mon père, mot pour
mot… Le député Paul Reynaud s’est mis en avant. Il a rendu grâce au visionnaire sans savoir que
mon père en était l’inspirateur. » (Chalandon, 2018, p. 66) Plus tard, le père montre à Émile une
lettre signée par de Gaulle adressée à « CHOULANS, mon cher compagnon » encadrée et
accrochée au mur de l’atelier du garagiste, lettre avec laquelle André Choulans avait payé une des
réparations de sa voiture. Il avait fait du garage sa base arrière, son centre de commandement.
Après le putsch d’Alger, une lettre de Salan décorait le mur de l’atelier et celle du général de
Gaulle avait été retournée contre le mur.

Retour au temps de la narration. Le 22 août 1962, Émile rentre de vacances. Son père lui annonce
l’échec de l’attentat contre de Gaulle et son intention de le tuer lui-même.

À la rentrée de la même année, Émile fait la connaissance du nouveau, Luca Biglioni, un pied
noir dont la famille a été obligée de quitter l’Algérie sous des menaces de mort. Il est prêt à tout
pour prendre sa revanche. Émile l’embrigade bientôt dans la lutte contre de Gaulle. Il est chargé
d’écrire OAS sur les murs de l’école, ce qu’il fait avec zèle. Quand la photo des deux garçons
paraît dans le journal, André demande à son fils d’arrêter la mission et de changer son aspect
physique.

Mais les deux garçons continuent leur jeu d’agents secrets et pour avoir le vélo promis par son
père après l’assassinat de de Gaulle, Émile confie cette mission à Luca. « Le 1er janvier 1963,
Luca Biglioni laverait l’affront fait à sa terre. » (Chalandon, 2018, p. 147) Pour Émile, il quitte sa
famille et se rend au lieu du rendez-vous fixé par Émile, mais celui-ci ne vient pas. Et le soir du
1er janvier 1963 de Gaulle est toujours en vie. Luca est arrêté, mais il ne trahit pas Émile. Il est
envoyé en pension au grand soulagement de celui-ci.

80
Pour une photo de classe, Émile choisit de porter bien en évidence le pistolet donné par son père
comme un moyen de se distinguer de ses camarades : « J’ai pensé à mon père, à Ted. J’ai pensé à
Biglioni. J’ai pensé à de Gaulle. Je voyais la photo d’ici. Eux avec leurs bouillies de collégiens,
moi avec ma gueule de rebelle. J’avais vécu trop de choses pour faire semblant. Non, je n’étais
pas un élève parmi d’autres. […] Cette photo de classe était un prétexte, j’en étais certain. Elle
devrait servir à démasquer le complice de Luca, le soldat de l’OAS qui n’avait pas encore été
arrêté. » (Chalandon, 2018, p. 187) La photo n’a pas le résultat escompté. Émile est convoqué
avec ses parents par le directeur. Le père est effondré, il ne réagit pas, comme son fils s’y
attendait. Il accepte que son fils soit vu par un psychologue. De retour à la maison, le père enragé
lui inflige des coups pour le faire avouer qu’il l’a dénoncé. Émile pointe alors le pistolet sur son
père qui, terrifié, bat en retraite. Obligé de passer un encéphalogramme, Émile, les yeux fermés,
voit de Gaulle de dos et il tire quatre coups de feu. Lorsque le général se retourne, il a le visage
de son père. Le médecin constate que tout est normal et prescrit des médicaments et du repos.
Ainsi se termine la carrière d’agent secret d’Émile.

Dans cette partie consacrée à l’adolescence du narrateur, se construit le scénario du drame qui va
entraîner le fils dans la folie du père.

L’élément qui déclenche l’action est le putsch avorté des généraux. Plusieurs analepses mettent
en place les acteurs du drame et éclairent le lecteur sur le caractère du père. Le personnage
imaginé par le père-Ted- qui devra servir de modèle au fils, les exploits chimériques accomplis
par André Choulans, l’admiration, puis la haine pour de Gaulle, les sévices réels infligés à
l’adolescent malgré lesquels il éprouve pour son bourreau, en même temps que la peur, de la
fascination. Après le putsch d’Alger, Émile s’identifie peu à peu à son père et devient à son tour
acteur inconscient d’un complot fantasmé dans lequel il entraîne Luca, le pied noir, qu’il
abandonne lâchement au dernier moment.

Après l’épisode du pistolet, une ellipse projette le narrateur au vendredi 19 novembre 2010. Un
coup de téléphone de son père lui révèle des divagations qui indiquent la perte de raison.

Une analepse nous transporte en 1969. Après avoir obtenu son bac, Émile travaille comme
apprenti chez un menuisier et son père lui enlève la moitié de son salaire pour le logement et la

81
nourriture. En décembre 1970, les parents abandonnent leur fils pour aller s’installer ailleurs. En
1971, le fils, malade, se rend chez ses parents, son père refuse de le recevoir.

Une nouvelle ellipse transporte le narrateur quinze ans plus tard ; il rend de nouveau visite à ses
parents mais repart aussitôt. Après une nouvelle ellipse de sept ans, en juillet 2002, Émile se rend
chez ses parents avec sa femme et son fils. La dernière ellipse de huit ans transporte le lecteur au
17 novembre 2010 où le narrateur rend une dernière visite à son père. A partir de là, le rythme de
la narration s’accélère. Le dimanche 6 décembre le père est à l’hôpital, le vendredi 24 décembre,
il est interné, le samedi 16 avril, à 18h41, un coup de téléphone de sa mère annonce à Émile que
le père décline. À 23h31, le père réclame la présence du général de Gaulle. Il s’éteint le
lendemain à 6h20. Samedi 23 avril 2011 ont lieu les obsèques d’André Choulans.

La deuxième partie du récit est centrée sur le fils et la lente libération du fils de l’emprise de son
père. Les nombreuses ellipses éclipsent la présence de cet homme mais le lecteur n’a pas de
détails sur la construction de la nouvelle identité du fils.

En conclusion, les œuvres du corpus ne respectent pas totalement les règles de l’autobiographie
telle que la théorise Philippe Lejeune. Avec le passage du temps, ce genre évolue et les écrivains
se libèrent peu à peu du carcan étroit des règles imposées par le théoricien. Alexandre Najjar est
le seul à les avoir respectées en partie. Tchak se contente d’affirmer qu’il a écrit une
autobiographie. Quant à Juliet et Chalandon, s’ils respectent le récit chronologique, ils n’en
affirment pas moins le caractère en partie fictionnel du récit de leur vie.

Ces vies se déroulent dans différents pays situés dans trois continents : l’Europe, l’Asie et
l’Afrique. Le lecteur découvre ainsi des lieux multiples que nous analyserons dans le troisième
chapitre consacré à l’espace.

82
Chapitre 3. Lieux et périodes historiques témoins de vie.s

3.1. La description de l’espace dans un texte narratif

Selon Jouve « s’interroger sur l’espace, c’est examiner les techniques de la description et sa place
dans l’ensemble du récit, sur son organisation en tant qu’unité autonome et son utilité dans le
roman. » (Jouve, 2010, p. 55). Pour l’analyse de la description, Jouve se réfère à deux ouvrages
critiques : Le texte descriptif de J. M. Adam et A. Petitjean (1989) et Introduction à l’analyse du
descriptif de Philippe Hamon (1977).

Toute description se présente comme l’« expansion » d’une « dénomination ». Dans la mesure où
cette dénomination (que le passage descriptif va développer) est le « thème » d’une conversation
ou le titre d’un livre, J.M. Adam et A. Petitjean proposent de l’appeler « thème-titre ».
L’expansion du thème-titre peut prendre la forme d’une « nomenclature » ou passer par
l’attribution de « prédicats ». La nomenclature se présente comme une liste de composants, tandis
que les prédicats renvoient aux propriétés du thème-titre. N’importe quel composant de la
nomenclature peut devenir un « sous-thème » qui peut être décrit, à son tour, à l’aide de
composants et de propriétés.

Par ailleurs, selon Philippe Hamon, l’analyse d’une description se ramène à l’examen de trois
questions : son « insertion » dans l’ensemble du récit, son « fonctionnement », à savoir son
organisation en tant qu’unité autonome et son rôle à savoir son utilité dans le roman.

3.1.1. L’insertion de la description dans le récit

Quand la description est insérée dans un récit, deux problèmes se posent : comment est désigné le
sujet décrit ? Comment le passage du descriptif s’intègre-t-il dans le récit ? Son apparition est-elle
une nécessité interne ?

La désignation du thème-titre peut se faire par « ancrage » ou par « affectation ».

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La désignation par ancrage consiste à mentionner le thème-titre au début du passage descriptif.
La compréhension du texte en est facilitée dans la mesure où la dénomination initiale active chez
le lecteur un savoir indépendant du texte. Le passage descriptif permettra donc de confirmer ou
d’infirmer les inférences du lecteur.

La désignation par affectation, en revanche, consiste à retarder l’indication du thème-titre qui,


dans certains cas, n’interviendra que lorsque la description sera achevée.

3.1.2. Les fonctions de la description

De même, selon Hamon, la description assure plusieurs fonctions ; nous en retiendrons trois.

- La fonction mimésique consiste à donner l’illusion de la réalité (en ancrant l’histoire dans
l’espace, la description renforce sa ressemblance).

- La fonction mathésique consiste à diffuser un savoir (l’auteur se sert de la description pour faire
passer un certain nombre de connaissances).

- La fonction sémiosique est essentielle : toute description est porteuse de signification. Une
séquence descriptive peut avoir un rôle explicatif (en donnant des informations sur l’espace et le
personnage), évaluatif, (évaluant ou exprimant obliquement un jugement sur l’objet ou le
personnage décrit) ou symbolique (en représentant autre chose qu’elle-même).

Dans ce qui suit, nous appliquerons la théorie de la description aux œuvres du corpus.

3.2. Des lieux source de bonheur

L’intrigue des récits Le Silence du ténor et Mimosa se déroule au Liban, dans plusieurs lieux :
Beyrouth, l’appartement familial, la campagne.

3.2.1. Beyrouth

Beyrouth (Berit dans l’Antiquité) était une ville célèbre, comme Sidon ou Tyr. Fondée
en 5000 av J-C, elle est à l’origine une ville portuaire qui se développe sous l’Empire romain.
Renommée pour son École de droit, elle est détruite en 551 par un violent séisme suivi d’un
tsunami.

84
Elle est occupée durant les Croisades, puis par l’Empire ottoman durant lesquels elle joue un rôle
commercial actif parmi les échelles du Levant. Durant le la seconde moitié du XIXe siècle,
plusieurs travaux facilitent les communications : percée de la route de Damas, toujours présente,
modernisation du port, installation du chemin de fer Beyrouth-Damas, encore actif au début de la
guerre intestine, dont il reste aujourd’hui quelques tronçons qui ont échappé au bitume.
Dans Mimosa, l’auteur évoque une excursion avec ce train de Beyrouth jusqu’à la Bekaa,
à l’occasion d’une visite chez un camarade de classe dont le père possédait un domaine vinicole.

« Nous prenons le train aujourd’hui disparu. En raison de l’altitude, des voies à crémaillère sont
utilisées sur le tronçon Araya-Aley. À la station de Bhamdoun, la locomotive s’essouffle.
Quelques passagers imprudents en profitent pour descendre des wagons cueillir des grappes de
raisin dans les vignes qui bordent le chemin de fer. » (Najjar, 2019, p. 55)

À la fin du XIXe siècle, deux grandes universités voient le jour : l’Université Saint-Joseph (USJ)
où les parents d’Alexandre ont fait leurs études et le collège protestant syrien, future Université
américaine de Beyrouth (UAB). Elles sont toujours en fonction aujourd’hui.

La ville a été bombardée à deux reprises, lors de la Deuxième Guerre égypto-ottomane. À la suite
de l’effondrement de l’Empire ottoman, après la Première Guerre mondiale, le Liban est placé
sous mandat français, par la Société des Nations et les Français entreprendront plusieurs travaux
en vue de moderniser la ville.

Mais la spécificité de la capitale du Liban avant la guerre était les vieux quartiers beyrouthins
avec leur maisons pittoresques entourées d’un jardin, des immeubles de trois ou quatre étages
avec de larges balcons, les commerces de proximité, des jardins publics (hélas peu nombreux),
des escaliers aujourd’hui transformés parfois en galeries d’exposition des œuvres d’art ou en
musées temporaires.

Les quartiers branchés étaient à l’époque Achrafieh, Raouché, Badaro, Moussaitbeh… Ras-
Beyrouth où Mimosa enfant a vécu dans un appartement avec une terrasse donnant sur la mer et
sur la corniche bordée de palmiers.

Un autre lieu, la rue Hamra, était réputé pour ses hôtels de luxe, ses cafés, ses restaurants, ses
salles de cinéma, ses théâtres qui proposaient des comédies musicales avec des chateurs célèbres

85
(Feyrouz, Sabbah, Nasri Chamseddine…) des danseurs (la troupe de Caracalla). Cette rue, centre
culturel et centre de loisirs, est évoqué par Najjar dans Mimosa. La mère emmenait les trois
grands au théâtre Piccadilly où se jouaient des comédies musicales interprétées par Feyrouz ou
Sabah. (Najjar 2019, p. 55)

Cependant, le cœur battant de Beyrouth, c’étaient le centre-ville, appelé « Place des canons » ou
« Place des martyrs » et les souks qui rayonnaient à partir de son centre. Totalement détruits
durant le conflit armé, ils ont été reconstruits à partir des années 1990. Le souk des bijoutiers, en
particulier, attirait les touristes des pays du Golfe qui s’offraient des bijoux luxueux façonnés
avec amour par des bijoutiers-joaillers renommés. Enfant, l’auteur s’y rendait en compagnie de sa
mère et s’imprégnait des bruits et des odeurs qui marquaient cet espace à nul autre pareil. (Najjar,
2019, p. 52-53)

Place des canons se trouvait le café célèbre l’Automatique, disparu depuis et plusieurs cinémas
couverts d’affiches peintes à la main. Rien de tout cela n’a survécu. Les salles de cinéma se sont
déplacées à Tabaris, Achrafieh ou dans le quartier chic de Verdun. Najjar évoque le cinéma
Embassy à Achrafieh où Mimosa emmenait la smala voir des fims pour enfants. Transformé, par
la suite, en supermarché, il est remplacé aujourd’hui par des immeubles modernes.

Dans Mimosa, la description de la ville est insérée par ancrage puisque Beyrouth est indiqué au
début du passage descriptif. « De Beyrouth d’avant-guerre, je n’ai que des souvenirs épars… »
(Najjar, 2019, p. 52)

Le tableau de la ville avant la guerre est brossé par fragments à travers les souvenirs de l’auteur
adulte, « souvenirs épars, comparables aux images floues d’un rêve évanoui » (Najjar 2019, p.
52). Bien que fragmentée, la description assure bien une fonction mimésique puisque ceux qui
ont connu la capitale libanaise se souviennent encore du centre-ville pittoresque et coloré.

Ce qui revient à la mémoire de l’écrivain ce sont les aires de jeu, les souks où l’enfant ramassait
des images, des bruits, des couleurs, les glaces et les pâtisseries orientales que lui offrait sa mère.
Plusieurs sens sont sollicités (la vue, l’ouïe, le goût, le toucher) pour créer un tableau vivant.
« L’escalier roulant du supermarché Spinneys, le Cocodi qui proposait des aires de jeux pour
enfants, la plage du Coral Beach où je me baignais ; la Place des Martyrs que je trouvais trop

86
bruyante » (Najjar, 2019, p.52). Suit une énumération détaillée de tous les souks célèbres de
Beyrouth dont on parle aujourd’hui avec nostalgie : Souk el-Franji (des Francs !) connu pour les
traiteurs et les fleuristes, Souk el Tawilé (très chic) pour l’achat d’accessoires vestimentaires ;
Souk el Ayass avec les boutiques de « nouveautés » où la mère achetait des sous-vêtements et du
blanc ; l’Automatique où l’enfant se régalait de boissons sucrées et de pâtisseries.

Toutes ces images font revivre une enfance insouciante et heureuse. « Ces longues promenades
dans les souks ne m’ennuyaient pas ; mes yeux captaient des images, mes oreilles des bruits que
je retrouve encore quand je me replonge dans mon enfance. » (Najjar, 2019, p. 53)

Mais la comparaison avec le rêve est suggestive puisque, comme le rêve, le centre- ville sera
complètement détruit pendant la guerre. C’est ici la fonction sémiosique de la description qui
émerge du récit.

3.2.2. La maison familiale à Beyrouth

Dans Mimosa, toujours, la maison familiale est d’abord le témoin du bonheur de la famille.
Au retour de leur lune de miel, les parents s’installent à Achrafieh dans un appartement
comprenant quatre chambres à coucher, heureux présage pour la venue d’une nombreuse
progéniture comme l’avait prédit à Mimosa une diseuse de bonne aventure. C’est là que la
« smala » grandit, nourrie de la tendresse des parents, les attentions de la mère. Les jeux et les
bêtises montrent des enfants épanouis, choyés sans être gâtés.

Mais la guerre vient mettre fin à ce bonheur. La maison et ses habitants sont constamment
menacés par les bombardements. L’auteur évoque deux moments où la famille a échappé de peu
à la mort, grâce à l’instinct de la mère.

La première fois, alors que les obus s’abattent sur les immeubles environnants, Mimosa presse le
père et les enfants à sortit et à se réfugier dans l’abri. Juste à temps ! « Cinq minutes plus tard,
treize abus s’écrasent sur la demeure et dévastent le jardin. » (Najjar 2019, p. 98)

La seconde fois, l’auteur est allongé sur son lit en train de lire, alors que l’un de ses frères fait la
sieste. La mère les invite à prendre le thé avec elle dans la salle à manger. En traînant les pieds,

87
les garçons obéissent. C’est à ce moment précis qu’une explosion fait voler en éclats les vitres de
la chambre à coucher. Indemnes les garçons se regardent incrédules. La mère leur a sauvé la vie.

La paix retrouvée, le foyer est le témoin de la double épreuve que la famille doit affronter :
la maladie du père et celle de la mère.

Ce lieu aura ainsi partage les joies et les peines des parents et des enfants.

La grande majorité des familles libanaises possèdent une résidence secondaire dans leur village
natal ou dans des lieux de villégiature renommés. Durant la guerre, ces maisons sont devenues un
refuge pour les familles qui fuyaient la capitale bombardée sans merci durant de longues
périodes.

3.2.3. La campagne

3.2.3.1 La maison de campagne : paradis terrestre

Le père a acheté cette maison dans la région du Kesrouan ; située en un point stratégique, elle
offrait une vue dégagée et elle permettait de contempler, en même temps, le mont Sannine et la
localité de Bikfaya.

Le fonctionnement de la description est fondé sur deux macro-opérations : l’aspectualisation qui


indique l’aspect de ce qui est décrit en mentionnant les propriétés (volume, taille, forme,
couleurs…) et les composants, les éléments constitutifs. L’autre opération est la mise en relation,
une comparaison avec d’autres objets du monde. (Jouve, 2010, p.55)

La maison est d’abord présentée dans son ensemble avec les bâtiments qui la composent.
« La bâtisse, formée de deux étages et d’une mansarde, se dresse au bout d’une allée bordée de
troènes et pavée de galets. » (Najjar, 2015, p. 31)

Dans le jardin se côtoient plusieurs arbres : pins parasols, lauriers roses, un saule chétif et un
cèdre du Liban, celui que le père a planté le jour de la naissance de son aîné. À gauche de
l’entrée, une pelouse s’étend jusqu’à la terrasse ; un parterre de rosiers, des mortiers transformés
en vasques débordant de fleurs enjolivent le tableau. En contrebas de la pelouse, l’espace est
partagé en deux parties symétriques : le potager et le verger. Pour décrire la géométrie de ce lieu,

88
l’auteur emploie des termes militaires avec lesquels les Libanais se sont familiarisés durant la
guerre intestine : sur « la ligne de démarcation »1, une « zone-tampon » formée d’une
tonnelle chargée de lourdes grappes de raisins rouges.

Nous relevons ici, de manière implicite, la fonction mathésique de la description qui diffuse un
savoir sur la guerre du Liban.

La façade de l’édifice habillée de pierres de taille ocre définit le style architectural de la maison :
elle ressemble à une maison à colombages d’Alsace ou de Normandie, mais « le toit de tuiles
orangées qui coiffe la plupart des demeures libanaises traditionnelles rappelle au visiteur qu’il se
trouve au Liban. » (Najjar, 2015, p. 23)

Cette séquence descriptive assume le rôle symbolique de la fonction sémiosique. La maison


alliant deux styles architecturaux est à l’image du Liban qui joint l’Orient et l’Occident et de la
famille Najjar de culture à la fois arabophone et francophone.

Après l’espace extérieur, l’observateur pénètre à l’intérieur de la maison. Le mobilier est


hétéroclite : français, italien, chinois. La cheminée est surmontée d’une éponge ornée de
coquillages, d’un tambour africain et d’une carafe en étain. Le jugement de l’auteur qui suit la
description de l’intérieur révèle le rôle évaluatif de la fonction sémiosique : « cet éclectisme ne
procure pas une impression de désordre, mais confère plutôt à la maison un certain cachet : les
objets sont choisis, placés à leur juste place. Tout y est en ordre. » (Najjar, 2015, p. 23)

Pour le père la demeure symbolise le paradis. Il le répète à son fils quand il ouvre les volets au
crépuscule et qu’il contemple le mont Sannine « irisé par la lumière orangée du soleil couchant. »
(Najjar, 2015, p. 23) Pour l’auteur cette maison symbolise le paradis de l’enfance. Au moment
où, devenu adulte, il fait le bilan de sa vie, les souvenirs de cette époque heureuse le consolent
d’un présent assombri par la fuite du temps et la perte des êtres chers.

1
La ligne de démarcation est située sur La rue de Damas. Durant la guerre, elle a séparé la capitale en deux :
« Beyrouth Est » et « Beyrouth-Ouest ». De violents affrontements ont endommagé le Musée national et les
bâtiments environnants.

89
3.2.3.2. Les randonnées

Dans Mimosa, c’est les activités des parents et des enfants qui sont plutôt soulignés. Les parents
et leurs amis entreprennent de longues marches à la découverte de sites méconnus comme des
églises et des couvents.

Les enfants sont également entraînés dans des randonnées, parcourant des chemins peu
fréquentés du Kesrouan. Au cours d’une de ces sorties, dans un lieu « féérique avec ses rochers
aux formes étranges, ses arbres centenaires et ses vieux gîtes abandonnés par les derniers
bergers » (Najjar, 2019, p.78), l’auteur vit une aventure qu’il qualifie de cauchemar. Il se perd
dans la montagne et il doit faire preuve de courage et d’endurance pour arriver enfin en lieu sûr.

À la campagne, Mimosa se familiarise avec les plantes médicinales dont elle vente les vertus
curatives ; elle devient ainsi l’apothicaire de la famille.

Durant la guerre, la maison de campagne devient un refuge pour la famille qui fuit Beyrouth
assiégé. Mais cet asile n’est pas épargné par les combats : la maison est bombardée et parents et
enfants doivent revenir à Beyrouth.

Malgré les périodes sombres de la guerre, les lieux où se déroulent les deux récits auront été les
témoins du bonheur du couple parental et des enfants. Ils les auront aussi accompagnés pendant
les épreuves.

L’intrigue de Lambeaux se déroule en France, principalement dans les villages de campagne,


espaces vivent les parents biologiques et adoptifs et à l’École d’enfants de troupe d’Aix-en-
Provence où le narrateur est inscrit au début de son adolescence.

3.3. Des lieux en « lambeaux »

La vie de la mère se déroule entre des espaces fermés image de sa solitude morale et des espaces
ouverts images de la liberté.

90
3.3.1. Les espaces fermés

3.3.1.1. Les fermes : espace de la solitude morale

À la ferme familiale, la petite fille est contrainte aux travaux domestiques et aux soins des
animaux. Cet espace fermé est perçu comme une prison dans laquelle elle souffre du froid glacial
de l’hiver ou de la chaleur étouffante de l’été. La vie s’écoule monotone, sans que rien ne vienne
la distraire de ces tâches épuisantes.

Après son mariage, elle s’installe dans la ferme d’Antoine. Cet édifice est l’objet d’une
description fragmentaire. Ce qui domine, c’est une vaste et haute grange. La maison d’habitation
est composée de pièces étroites et sombres. La cuisine est l’espace où l’on vit et la seule à être
chauffée. Elle lui rappelle aussitôt celle de la ferme familiale, son atmosphère et elle éprouve
pour la première fois de la tendresse pour ceux dont elle a été séparée.

La première fois que la jeune femme les a aperçues, les pièces lui ont paru lugubres. Elle
s’efforce de leur donner un aspect plus hospitalier, mais le manque d’argent l’a empêchée de les
rendre accueillantes.

Sa vie ne diffère pas de celle qu’elle a vécu dans la ferme familiale ; elle n’arrive pas, non plus,
à communiquer avec son mari. Elle est tout aussi isolée des habitants du village qui la considèrent
comme l’étrangère. Seule la plus jeune sœur d’Antoine lui rend visite. La naissance de ses deux
premiers enfants lui procure une grande joie et elle voit dans leur présence la promesse de l’oubli
du passé malheureux. Mais cette existence centrée sur les enfants et les travaux domestiques ne
répond pas à ses aspirations et elle rêve à nouveau de fuir ce lieu qui l’étouffe. Son journal intime
est le seul à qui elle confie son besoin d’une vie libre de toute entrave, une vie libre et riche, une
vie où règneraient la compréhension et la lumière. La perte de tout espoir dans un avenir heureux
la conduit au suicide.

En conclusion, les fermes sont l’espace de la solitude, de l’absence de communication avec les
proches. Les parents sont fermés à toute forme d’introspection et leur vie est centrée sur les
travaux exigés par la vie des paysans. Antoine, quant à lui, est uniquement préoccupé par la
satisfaction des désirs de la chair.

91
3.3.1.2. L’hôpital psychiatrique : espace déshumanisant

Après sa tentative de suicide, la mère est enfermée dans un hôpital psychiatrique.

À cette époque, les hôpitaux psychiatriques sont moins des hôpitaux que des prisons : « Grilles.
Barreaux. Lourdes portes verrouillées. » (Juliet, 2018, p. 82) Les surveillants et surveillantes sont
des êtres frustres, brutaux, la nourriture infecte.

Le cahier dans lequel la prisonnière exprime sa souffrance attire l’attention du médecin qui lui
insuffle un léger espoir de sortie à la condition qu’une femme lui tienne compagnie dans la
journée pour l’empêcher de sombrer de nouveau dans la dépression. Mais Antoine ne fait rien
pour l’aider à sortir de l’enfer. Le plus dur à supporter est l’absence de communication. Elle écrit
sur les murs un appel au secours :

« Je crie
parlez-moi
parlez-moi
si vous trouviez
les mots dont j’ai besoin
vous me délivreriez de ce qui m’étouffe. » (Juliet, 2018, p. 87)

Cet appel au secours la condamne à dix jours d’isolement dans une cellule où la nourriture est
jetée sur le sol. Elle en sort à jamais brisée. Abandonnée de tous, sa famille, son mari, elle meurt
de faim à l’âge de trente-huit ans, victime de « l’extermination passive » pratiquée par les Nazis
pour éliminer les malades mentaux.

3.3.2. Les espaces ouverts

3.3.2.1. La chambre : espace d’une nouvelle naissance par le pouvoir des mots

La chambre de la petite fille est un refuge où elle peut s’évader dans la lecture de la Bible.
Elle découvre l’univers des mots qu’elle recopie sur un cahier. Les sentences, les proverbes, les
paroles des prophètes lui ouvrent les portes de son être intérieur l’aident à entrer en contact plus
intime avec elle-même. « Ce monde que tu découvres en toi, il te passionne. Tu aimes ces
instants où tu es seule…où tu t’absorbes en toi-même. » (Juliet, 2018, p. 33)
92
Ce monde nouveau créé par les mots donne naissance à une autre petite fille, très différente de la
petite paysanne « qui prépare la cuisine, fane, garde les vaches, prépare la bouillie des cochons. »
(Juliet, 2018, p. 33) L’autre se pose des questions existentielles, elle songe continuellement à la
mort, se demande si Dieu existe.

3.3.2.2. L’école : espace de la connaissance

Un autre espace où la petite fille s’évade est l’école. « Tu pénètres dans un monde autre, deviens
une autre petite fille et instantanément, tu oublies tout du village et de la ferme. » (Juliet, 2018,
p. 17)

L’univers de la classe est composé de cahiers, de livres, du tableau noir, de cartes de géographie,
de son plumier, de son cartable. Là, la petite fille découvre les mots. Le maître lui dispense un
savoir indispensable pour pouvoir dire aux autres « ce qu’on est, ce qu’on ressent, comment on
voit les choses. » (Juliet, 2018, p. 21) Les phrases simples, aisées, passionnantes du maître
résonnent comme un écho à ses désirs.

Malheureusement, elle doit quitter trop tôt ce lieu qui lui a apporté beaucoup de joie. Le père
refuse de la laisser continuer ses études après le certificat, brillamment réussi.

3.3.2.3. La nature : espace de liberté propice à la parole

La vie monotone à la ferme est parfois rompue par des promenades en pleine nature. Un
dimanche de juin, elle obtient la permission de partir en pique-nique avec ses sœurs. Arrivées à
destination, les petites filles s’installent dans un pré d’où elles peuvent observer le village et ses
alentours.

La description trace les lignes du paysage : les méandres de la rivière, la géométrie des champs,
la ligne rigoureusement horizontale des bois bordant la vallée. Le tableau est coloré : toits
d’ardoise grise, ocres bruns des vaches, vert noir des sapins, gris des falaises, immensité bleue,
variété de tous ces verts. La route, mince ruban blanc qui coupe le vert des prés s’identifie aux
désirs d’évasion de l’aînée :« partir, t’arracher à l’étau de la famille, à l’ennui du village, des
hivers, et marcher, marcher, aller à la rencontre d’êtres clairs et aimants, à la rencontre
d’une vie délivrée de la souffrance et du mal. » (Juliet, 2018, p. 35)

93
Dans ce lieu, la parole aussi se libère, les mots coulent en abondance de ses lèvres : elle parle à
ses sœurs des personnages de la Bible, du Christ et elles l’écoutent, le visage tendu, leurs regards
étonnés et avides.

Ce jour-là, elle éprouve une joie intense, une grande paix et elle ressent plus fortement l’affection
qu’elle porte à ces petits êtres à qui elle sert de mère.

La description de ce lieu assume simultanément une fonction mimésique et sémiosique puisqu’il


symbolise la liberté.

3.3.2.4. La forêt de sapins : espace de la rencontre amoureuse

Dans la forêt de sapins, les arbres s’éveillent à la vie et la jeune fille s’identifie à eux. Elle se sent
renaître, en elle monte un afflux de forces nouvelles et elle rêve à un jeune homme qui lui ferait
découvrir l’amour. Et il surgit dans la réalité : il habite Paris, il est étudiant, il passe ses vacances
chez sa tante à H. Ils se revoient au même endroit à plusieurs reprises. Cette rencontre illumine sa
triste vie, mais elle s’efforce de cacher son bonheur à son père. Seule la plus grande de ses sœurs
devient sa confidente et sa complice.

L’amour qu’elle éprouve pour lui délivre la parole : elle pose des questions, lui fait lire son
cahier… Mais elle a aussi des moments de doute quand elle se pose des questions sur elle-même.
Elle doute de sa valeur, estime qu’elle lui est inférieure, pense à mettre fin à cette période de sa
vie où elle a connu des moments de plénitude.

Le destin et la nature en colère viennent mettre fin à son bonheur un jour d’orage. Le jeune
homme disparaît de sa vie et, plus jamais, elle ne connaîtra l’amour.

En conclusion, la première partie de Lambeaux centrée sur la vie de la mère biologique se déroule
dans un univers sombre, désolé, souvent solitaire, parfois accueillant, à l’image du personnage
tiraillé entre une réalité tragique et des rêves de fuite dans un univers où règneraient la liberté,
le bien, l’amour.

La seconde partie est centrée sur la vie du fils. Elle s’écoule principalement entre deux lieux :
la ferme de sa famille adoptive et l’école militaire où il entre à l’âge de treize ans.

94
3.3.3. Deux espaces opposés à l’image d’une double identité

3.3.3.1. La ferme de la famille adoptive : espace du bonheur et de l’affection

Le foyer où le nourrisson est placé après l’internement de sa mère est accueillant. Malgré la
lourde charge d’une nombreuse famille et de deux petites filles en nourrice, Mme R. et ses filles
s’attachent au bébé et promettent à Antoine de s’occuper de lui comme s’il était un fils de la
famille. Comme le père biologique ne leur avait pas dit son prénom, elles choisissent de l’appeler
Jean.

Le narrateur grandit entouré de l’affection de toute la famille et un amour profond naît entre lui et
sa mère adoptive. Il la suit partout et il participe par le regard à tout ce qu’elle fait.

Le petit Jean aime aussi son père adoptif. Victime de la grippe espagnole, celui-ci a perdu ses
cheveux et ses dents et, depuis, il est sujet à des accès de neurasthénie. Le petit garçon reste près
de lui sans parler.

Le narrateur grandit entre l’école et la ferme où il est chargé de garder les vaches, nourrir les
lapins, couper du petit bois, étriller une vache. C’est pourquoi, de Pâques à la Toussaint, il cesse
d’aller en classe. Quand il retourne à l’école, après sept mois d’absence, une grande sœur
s’occupe de lui et lui fait réapprendre ce qu’il a oublié.

3.3.3.2. L’école militaire : espace de souffrance

Après avoir réussi le concours d’entrée à l’école d’enfants de troupe d’Aix-en-Provence,


le narrateur quitte sa famille adoptive pour vivre la vie d’un petit militaire. La séparation est
déchirante : la mère et le père pleurent, ses sœurs et son petit frère l’entourent de leur affection et
lui lutte contre les larmes.

Durant les premières années, il entre dans l’adolescence et fait plusieurs découvertes.

Prive de l’affection de sa famille, il doit désormais ne compter que sur lui-même. Mais l’amour
de sa mère le soutient et il s’efforce de supporter la vie de jeune militaire, les brutalités des sous-
officiers qui l’humilient et le privent de sa dignité. Dans son chef, ancien champion de boxe,
il trouve un substitut du père qu’il admire et il choisit ce sport pour l’imiter.

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Le chef lui permet aussi d’échapper à la caserne en l’invitant chez lui. C’est là qu’une autre
figure féminine entre dans sa vie, la femme du chef. Il trouve en elle une âme sœur : elle
s’ennuie, elle est triste. Elle l’encourage à bien travailler, à avoir de bonnes notes pour
obtenir des permissions de sortie. La relation évolue bientôt de l’affection à un sentiment plus
tendre et il découvre grâce à elle les plaisirs de la chair. Mais cette relation adultère suscite en lui
un sentiment de culpabilité : il trahit la confiance et l’amitié de son chef et l’éducation religieuse
inculquée par sa mère. La vie de la caserne est rythmée par l’entraînement militaire, les horaires
stricts : la routine, l’ennui. Rythmée aussi par des crises de cafard : « hébété de
souffrance, [il] ne comprend rien à rien, la vie militaire [lui] paraît littéralement insupportable.
(Juliet, 2018, p. 108) La peur d’avoir perdu l’affection de sa mère le taraude.

Durant les vacances, il retrouve sa famille et la vie de paysan. L’adolescence se déroule ainsi
entre deux espaces : la ferme et la caserne. L’un lui procure l’affection familiale, l’autre est
source de souffrance et du sentiment de culpabilité. Mais dans ce lieu fermé, une fenêtre s’ouvre
sur un autre monde : les livres.

3.3.4. Les livres : source de l’écriture

À la caserne, l’adolescent découvre la littérature grâce à son professeur de français. C’est l’amour
pour sa mère qui le pousse à s’imprégner des mots écrits par de grands auteurs pour pouvoir
rédiger de longues de longues et copieuses missives à son intention et lui exprimer tout l’amour
qu’il éprouve pour elle. C’est donc grâce à son amour pour la femme qui l’a aimé comme un fils
que germe le futur écrivain dans le petit militaire. Plus tard, c’est une autre femme, sa compagne,
qui le poussera à se consacrer à l’écriture.

Dans l’univers des livres, le narrateur a trouvé le salut. Par l’écriture, il a recréé ses deux mères et
il s’est recréé lui-même.

En conclusion, les espaces où se déroule la vie du narrateur ont eu des impacts positifs : ils lui ont
offert l’amour dont il a été privé à sa naissance, ils ont assisté à la lente formation de son
caractère et lui ont ouvert de nouveaux horizons.

96
En revanche, le monde réel dans lequel évolue le protagoniste de l’histoire dans Profession du
père est l’espace du mal, de la souffrance, de la solitude. Rien ne vient éclairer la vie sombre
d’Émile prisonnier de la folie du père.

3.3.5. L’espace du Mal : la maison et la ville

La maison familiale est huis clos infernal, un espace fermé à tout autre que les trois membres de
la famille, un espace étouffant dans lequel toute forme de communication, même physique est
interdite. « Dans notre famille, les peaux ne se touchaient pas. Rarement les lèvres de l’un
rencontraient la joue de l’autre. Même nos regards s’évitaient », affirme le narrateur. (Chalandon,
2018, p. 20) Aucune joie n’anime les murs. La mère a cessé de chanter après avoir été punie pour
avoir assisté à un concert des Compagnons de la Chanson. La maison est une chambre de torture
physique (les coups, l’entraînement militaire imposé à un adolescent asthmatique) et morale (les
insultes adressées à la mère, au fils, au général de Gaulle et à tous ceux que le père ne pouvait pas
souffrir).

À la fin du roman, le fils dévoile devant le psychiatre ce qu’avait été sa vie et celle de sa mère.
« J’ai raconté les mensonges, l’Algérie, Ted, les lettres anonymes, l’angoisse d’un enfant.
J’ai raconté l’armoire, la maison de correction. J’ai raconté ma mère en épouvante, son fils en
effroi. […] J’ai raconté leur isolement, notre solitude. Pas un ami, personne pour sonner à notre
porte, personne pour s’asseoir à leur table à manger […] Rien de ce qui fait une vie, une rumeur,
les rires dans la maison. » (Chalandon, 2018, p. 258-259)

Et il conclut : « Mon père, ma mère et moi. Juste nous trois. Une secte minuscule avec son chef et
ses disciples, ses codes, ses règlements, ses lois brutales, ses punitions. Un royaume de trois
pièces aux volets clos, poussiéreux, aigre et fermé. Un enfer. » (Chalandon, 2018, p. 259)

La ville (on suppose que c’est Lyon) est l’espace du combat fantasmé par le père, le lieu où celui-
ci associe son fils au combat qu’il mène contre le général de Gaulle. André Choulans confie à
Émile des missions d’espionnage : il doit apporter une lettre à Salan, lettre que le fils ouvre plus
tard et n’y trouve que des coupures de journaux ; il suppose qu’il s’agit d’un code secret. Il doit
aussi accomplir des missions de surveillance. Pour rendre à son fantasme l’aspect de la réalité, le
père donne à son fils un pistolet avec lequel il devra tuer de Gaule.

97
Cependant, le narrateur échappe à l’enfer grâce au pouvoir de la parole.

3.3.6. Les espaces de liberté

3.3.6.1. L’hôpital psychiatrique : espace de la parole libérée

Contrairement à ceux des années quarante, l’hôpital psychiatrique où est interné André Choulans
comprend un médecin, un psychiatre, une assistante sociale qui s’occupent des patients avec
efficacité, en pratiquant des méthodes modernes. Cet espace fermé sur le plan horizontal, s’ouvre
sur un autre monde : la liberté de parole.

Les médecins interrogent la mère sur les antécédents de son mari parce qu’ils ont diagnostiqué les
symptômes d’un homme souffrant d’une affection psychiatrique ancienne, un dérèglement que
l’âge a rendu plus aigu.

La mère les considérant comme des policiers qui l’accusent, nie que son mari ait eu des
problèmes. Le fils voit en eux des juges, certes, mais bienveillants, humains. Il révèle alors la
vérité sur le père bourreau, le mythomane, le paranoïaque.

L’humanité du médecin se manifestera par la suite : il parle au père, la main posée sur son front,
ce qu’il n’avait jamais fait auparavant. Les mots et le geste semble apaiser le malade. Le père
meurt enfermé dans sa folie, le fils est libéré de sa rancœur et de sa peine.

Dans la pièce où il est reçu par les médecins, une fenêtre s’est ouverte, « laissant entrer le vent,
l’hiver, le froid, le soulagement surtout. [Il] avait enfin mis des mots sur son silence. Et [il] avait
été entendu. » (Chalandon, 2018, p.260)

3.3.6.2. L’art, espace d’évasion

Le dessin constitue pour Émile un moyen d’échapper à l’enfer de la vie quotidienne. Plus tard,
il devient restaurateur de tableaux, métier méprisé par son père. « De mon temps, dit-il,
ça s’appelait un manœuvre. Un ouvrier sans qualification. Incapable de faire les choses par lui-
même. » (Chalandon, 2018, p. 227).

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Le tableau, qu’il restaure quand sa mère lui téléphone pour l’informer que son père est à l’hôpital
après une crise violente, est intitulé Les Remords d’Oreste : « Oreste l’Atride, fils d’Agamemnon
et de Clytemnestre, vient de tuer sa mère. Elle gît sur la dalle, un poignard dans le sein. Devant
lui, surgissent des ténèbres infernales les Erinyes, déesses de la vengeance et de la persécution. »
(Chalandon, 2018, p.250)

Ce tableau pourrait être vu comme l’annonce du meurtre symbolique que le fils accomplira à
l’hôpital psychiatrique par la parole. Ses révélations tuent le père bourreau et le silence de la
mère, car l’homme qui s’éteindra à l’hôpital n’est plus celui qui a vécu jusque-là. Dans les
tragédies antiques, Oreste n’hésite pas à tuer sa mère, mais dans la tragédie d’Euripide, il hésite
longtemps avant de commettre le matricide. Émile n’hésite pas : il détruit par la parole la mère
qui, jusqu’au bout, refuse d’affronter la vérité. Contrairement à Oreste, Émile n’éprouve aucun
remords, seulement du regret. « Désolé maman », répète-t-il, après avoir révélé la vérité.

Grâce à l’art, le fils donné naissance à un homme avec une identité propre à l’inverse du père qui
n’en avait aucune, un homme fier de ses accomplissements. Contrairement à Émile, Clément, son
fils, peut inscrire sur son carnet de correspondance la profession de son père : « Peintre sur des
tableaux malades. Entre le fils d’un fonctionnaire, la fille d’un employé et celle d’un opérateur
téléphonique, il y aurait l’enfant d’un soigneur de tableaux. Et j’en serai fier. » (Chalandon, 2018,
p. 269)

En conclusion, les différents espaces analysés sont source de bonheur au sein de la nature ou
source de souffrance à laquelle les protagonistes échappent par la parole.

Pour Alexandre Najjar, le paradis de l’enfance est détruit par la guerre qui menace sa vie et celle
des siens et bouleverse l’existence de toute la famille. Mais la résilience fait naître des forces
insoupçonnées qui permettent de naviguer entre les bombes, les rationnements, les destructions
pour finir par atteindre le port et le salut. Le répit est bref, car un autre malheur, la maladie, grève
la paix retrouvée.

Pour Charles Juliet, le paradis de l’enfance se trouve dans la ferme de ses parents adoptifs qu’il
doit quitter pour la caserne, espace fermé, étranger où il doit revêtir une autre identité.

99
Heureusement, dans cet univers étouffant, il trouve une échappatoire dans la littérature qui lui
ouvre un nouvel horizon et inspire sa future carrière.

Pour Sorj Chalandon, le monde de l’enfance est une forme de l’enfer sur terre. Soumis à des
sévices constants de la part de son père, il obéit à la volonté de celui-ci et se laisse séduire par les
histoires qu’il lui raconte. Lorsque, devenu adulte, il prend enfin conscience de la folie de son
père, il trouve le courage de révéler la vérité. L’art enfin, lui offre une liberté définitive par le
meurtre symbolique du père et de la mère.

Les espaces décrits sont étroitement liés à des périodes historiques précises auxquelles il a été fait
allusion au cours de notre analyse et qui ont une influence certaine sur la vie des protagonistes,
plus précisément dans les récits d’Alexandre Najjar et le roman de Sorj Chalandon.

Il est donc important de nous pencher plus longuement sur les différents événements historiques
qui se sont déroulés au cours de l’intrigue.

Pour l’analyse du contexte historique, nous nous réfèrerons à la théorie de Pierre Barbéris qui
associe les événements historiques à la société de l’époque où ils sont survenus.

3.4. L’HISTOIRE dans l’histoire

Toute intrigue se déroule dans un contexte temporel, mais elle peut aussi, parfois, se situer dans
un contexte historique. Dans notre corpus, les événements racontés ont pour toile de fond un
moment de l’Histoire contemporaine. Pour analyser la relation entre l’intrigue et l’Histoire, nous
appliquerons l’approche sociocritique en nous référant à l’un des théoriciens de cette approche,
Pierre Barbéris, qui nous semble convenir le mieux à notre étude.

3.4.1. La théorie de Pierre Barbéris

Pierre Barbéris (1990), dans l’approche sociocritique, propose une « trigraphie » du terme
histoire : « HISTOIRE- Histoire- histoire ».

« HISTOIRE : réalités et processus historique objectivement connaissables.

Histoire : le discours historique qui propose une interprétation, volontiers injonctive et


didactique, de la réalité et du processus historique.

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histoire : la fable, le récit les thèmes et leurs agencements qui fournissent une autre
interprétation , hors idéologie et hors projet sociopolitique clair, de ce même processus et de cette
même réalité historique avec le sujet vivant, pensant et écrivant. » (Barbéris, 1990, p. 172)

Les œuvres du corpus situent le récit dans un contexte historique précis, mais sans toujours
préciser les dates des événements historiques évoqués. Quatre périodes historiques servent de
toile de fond au déroulement de l’action : la guerre du Liban dans Le Silence du ténor et Mimosa
d’Alexandre Najjar, la période après l’accès à l’indépendance au Togo dans Ainsi parlait mon
père de Sami Tchak, la Seconde guerre mondiale en France dans Lambeaux de Charles Juliet et
les années soixante dans Profession du père de Sorj Chalandon.

Nous ne parlerons pas du contexte historique dans Ainsi parlait mon père, parce que Sami Tchak
y fait une très brève allusion à la fin de son autobiographie.

3.4.2. La guerre du Liban

On appelle communément la période s’étendant de 1975 à 1990 « La guerre civile libanaise ».


Pourtant les historiens libanais refusent cette appellation, chaque partie impliquée donnant sa
propre version des faits et il n’existe pas encore un livre d’histoire commun qui présenterait les
événements avec une certaine objectivité.

Alexandre Najjar précise uniquement le début et la fin du conflit : de 1975 à 1990. Il décrit
brièvement les conséquences de ce terrible conflit. « La guerre qui a ravagé le Liban n’a rien
épargné : l’infrastructure, l’économie, l’unité nationale, la joie de vivre… » (Najjar, 2015, p. 90)
Les souvenirs qu’il garde de cette période sont d’ordre sensoriel : les nuits illuminées par le feu
des incendies (sensation visuelle), le fracas assourdissant des obus, le sifflement des balles des
francs-tireurs (sensation auditive) ; il revoit les morts qu’on transporte dans des sacs-poubelle, les
blessés qu’on entasse dans les ambulances, les réfugiés qui dorment dans les parkings, les
voitures piégées, les bâtiments dévastés, les vitres étoilées et les barricades. Il peut encore sentir
l’odeur du sang, de la poudre, de la poussière (sensation olfactive) ... Il se demande enfin
comment il est sorti indemne de ce cauchemar, mais il ajoute une remarque qui fait allusion aux
séquelles psychiques entraînées par les souffrances infligées à la population : « on ne [sort]
jamais indemne d’une telle épreuve. » (Najjar, 2015, p. 90)

101
Dans ce bref passage, l’auteur peint, au moment de l’écriture, un tableau très sombre des dégâts
matériels et humains causés par la guerre qui restent gravés dans sa mémoire. Il ne fait aucune
allusion aux combats, ni aux causes politiques du conflit. Il s’intéresse surtout à la population
civile, victime impuissante d’une guerre imposée par d’autres.

L’HISTOIRE se résume en deux dates, mais l’histoire, la vision de l’écrivain – « sujet vivant,
pensant et écrivant » – de ces quinze ans de souffrances, constitue une muette condamnation de
toute guerre dont les conséquences sont identiques à celles qu’il a pu lui-même constater dans son
pays.

Il surmonte cependant ces souvenirs affreux en se rappelant l’optimisme de son père qui « faisait
des projets d’avenir, exhortait ses proches et amis à ne pas abandonner le navire, convaincu que
les « bons Libanais » devaient se serrer les coudes et ne pas déserter leur propre pays. » (Najjar,
2015, p. 90) Convaincu que la guerre finirait un jour et que, la paix restaurée, le Liban connaîtrait
de nouveau des jours heureux, il consolait ceux qui avaient perdu tous leurs biens et assurait à
ceux qui se sentaient abattus la fin prochaine des combats. « Il se sentait, je crois, investi d’une
mission nationale, divine presque, qui consistait à prêcher l’espoir » constate le fils. (Najjar,
2015, p.91) Nous relevons ici une autre vision de l’Histoire, celle d’un optimiste qui selon
l’auteur, prend toujours les choses du bon côté, voit la moitié pleine du verre. Une anecdote
illustre parfaitement cette affirmation. Pendant la phase la plus critique de la guerre, alors que les
membres de la famille étaient réfugiés dans un abri, « confinés dans une salle obscure et
malodorante, attentifs aux bruits des explosions qui secouaient la ville, [ils virent] le ténor
débarquer avec une bougie et une pile de dossiers » ; à la question posée par son fils, il répond
qu’il avait des dossiers à terminer et qu’il devait être prêt quand la paix viendrait.

Cependant, il arrive que l’optimisme du ténor soit ébranlé par la triste réalité. Dans le chapitre
XX intitulé « Cauchemars », l’auteur cite deux épisodes précis. Le premier se rapporte à un jour
où la famille s’est réfugiée dans une petite pièce alors que les obus pleuvaient sur la maison. « Le
ténor est livide, pour la première fois, il a peur. Peur pour nous. Il sait qu’il ne peut plus nous
protéger. Que seule la Providence peut encore nous sauver… » (Najjar, 2015, p. 94).

Une autre fois, au cours « des combats fratricides opposant les hommes du général Aoun aux
Forces libanaises » (Najjar, 2015, p. 94), le père et son fils, au cours d’une trêve, se rendent à la

102
maison de campagne abandonnée à cause des combats. À un barrage, un milicien leur demande
brutalement leurs papiers. Le père doit supporter en silence les vexations infligées par le jeune
milicien qui, « en d’autres temps, serait à l’école en train de préparer son bac » se dit l’auteur.
(Najjar, 2015, p. 94)

Arrivés à destination, le ténor et son fils constatent les dégâts causés par les bombardements et les
combattants qui se sont installés dans la maison. Le jardin est dévasté par les tanks et les chars de
combat, les fleurs et les arbres écrasés, le verger et le potager transformés en tranchées ; il reste
peu de choses dans la maison, systématiquement pillée par des « éléments incontrôlables ».
Au moment de l’écriture, l’auteur voit encore le visage pâle de son père traduisant sa douleur.
« Qu’a-t-on fait de son paradis ? Au nom de quelle cause l’a-t-on ainsi détruit ? » (Najjar, 2015,
p. 95) Cette réflexion de l’auteur-narrateur révèle le sentiment de dérision qu’il éprouve à propos
du conflit qui a détruit l’entente entre ceux qui autrefois se considéraient comme frères.

En conclusion, le contexte historique du Silence du ténor se compose d’une période centrale,


la guerre, encadrée par un avant, la vie heureuse de la famille et un après, le temps de l’épreuve.
L’HISTOIRE n’est évoquée que par deux dates, le début et la fin de la guerre. Nous pouvons y
ajouter le conflit qui a opposé deux factions, les hommes du général Aoun et les Force libanaises.
L’auteur ne précise pas la date, mais les Libanais savent que ces combats fratricides se sont
déroulés la dernière année de la guerre en 1990. L’histoire, le regard que porte l’écrivain sur les
événements historiques n’est pas celle de l’historien ; il décrit le quotidien de sa famille et du
peuple libanais à cette époque et les sentiments éprouvés par ceux qui ont souffert durant cette
sombre période.

Dans Mimosa, le contexte historique tel que l’évoque l’auteur ressemble au précédent, peut-être
ponctué par plus de détails sur la vie quotidienne de la famille.

L’évocation de la guerre s’étend sur trois chapitres (XVI à XIX). Mimosa qui « nageait dans le
bonheur a vu tous ses rêves s’écrouler en un jour. » (Najjar, 2019, p. 81)

Comme dans le récit consacré à son père, l’auteur fait un bref résumé des conséquences du
conflit. Il précise la date et l’événement qui a déclenché les hostilités : « ce funeste 13 avril 1975
où le mitraillage d’un bus a mis le feu aux poudres. » (Najjar, 2019, p.81) L’adjectif « funeste » a

103
ici le sens de « annonciateur de désastres » que la guerre a entraînés dans la vie de Mimosa et des
Libanais et que l’auteur énumère par la suite. « Elle a causé des milliers de morts et de blessés,
jeté sur les routes de l’exode des centaines de familles. Elle a détruit tes deux maisons, ravagé
l’étude de ton mari et la clinique de ton frère, situées sur la ligne de démarcation, balayé les souks
et le centre-ville de Beyrouth, fermé les cinémas et les théâtres, opposé les frères d’autrefois,
coupé Beyrouth en deux, isolé des régions entières… » (Najjar, 2019, p. 82)

Au moment de l’écriture, l’auteur-narrateur revit avec acuité les moments les plus horribles que
sa famille a vécus durant ces années qui semblaient interminables. « Je revois les abris où nous
nous terrions comme des rats, les slaloms entre mines et barrages pour arriver à l’école ou à la
maison, les files d’attente quand le pain, l’essence et l’eau étaient rationnés ; j’entends encore les
déflagrations qui nous empêchaient de dormir, les nouvelles alarmantes que la radio diffusait sans
cesse, précédées d’un jingle irritant, et je me dis que, oui, la guerre nous a confisqué une bonne
partie de notre existence. » (Najjar, 2019, p. 82)

Dans ce passage, l’HISTOIRE est présente par la date précise du début de la guerre et de
l’événement réel qui l’a déclenchée. L’histoire – la vision de l’auteur – est centrée sur ses
conséquences dans la vie quotidienne de la population civile, car ce qui reste dans la mémoire de
ceux qui ont vécu les événements tragiques c’est la peur, les risques qui mettaient la vie de
chacun en danger, les difficultés pour assurer le minimum nécessaire d’une existence sans cesse
menacée.

Pour la première fois, Najjar livre au lecteur, sous la forme d’une question adressée à sa mère,
son point de vue sur les causes de ce conflit, sans développer ses réflexions. « As-tu vu dans les
tensions confessionnelles, les débordements des milices et l’impuissance de l’État les germes
d’un conflit généralisé ? » (Najjar, 2019, p. 81) Mais il ne s’agit pas ici d’un discours historique
proposant une interprétation injonctive et didactique.

Les changements opérés dans la vie de la mère sont décrits brièvement : « cette guerre t’a fait
vivre dans l’angoisse et la peur, t’a obligée à réorganiser la vie de tes enfants – qui changeront
dix fois d’école en fonction des « événements », t’a séparée de tes amis, partis vers des cieux plus
cléments. » (Najjar, 2019, p. 81) Pour s’occuper durant cette période sombre, Mimosa tricote des
pulls et des bonnets pour les six enfants, apprend à conduire et à cuisiner de bons plats,

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confectionner des délicieux sorbets, des salades de fruits. Quand le collège pilonné par les
artilleurs ferme ses portes, elle transforme la maison en école avec l’aide des professeurs au
chômage forcé et elle s’improvise professeur de biologie, d’histoire-géographie, de catéchisme et
d’éducation physique tout en occupant le poste officieux de proviseur. À la fin de l’année, les
enfants passent les examens du collège et sont reçus avec mention, preuve que son école était très
performante. Pour les distraire, elle leur prête les livres de sa bibliothèque, leur fait écouter de la
musique classique, les encourage à monter des pièces de théâtre ; elle les emmène au stade pour
des parties de football et à la plage.

En racontant la vie de sa mère durant la guerre, l’auteur tient à rendre hommage à toutes les
mères libanaises qui ont affronté les mêmes épreuves.

« Tu as toujours eu le courage des mères libanaises – celle dont l’enfant abandonna ses études
pour porter les armes, celle dont le fils mourut en martyr, celle dont le mari fut kidnappé à cause
de sa religion mentionnée sur sa carte d’identité, celle qui, devenue veuve, luttait au quotidien
pour subvenir aux besoins de sa famille, malgré le blocus et les pénuries… » (Najjar, 2019, p. 94)

Pour illustrer le courage de sa mère, l’auteur évoque le jour où la famille fuit Beyrouth assiégé,
qualifié d’enfer. « La ville est pilonnée sans relâche depuis dix jours. Sans électricité, sans eau,
sans pain, la vie dans notre quartier est intenable. Nous dormons par terre, dans l’antichambre.
Les coups de feu, les rafales, les déflagrations nous assourdissent. » (Najjar, 2019, p. 94) La
famille s’entasse dans la voiture conduite par Mimosa qui emprunte une route jalonnée de
chevaux de frise et de barbelés parmi lesquels la conductrice slalome. Malgré le fracas des obus
et le sifflement des balles, elle ne perd jamais son sang- froid et la famille sort enfin de la ville.

La maison de campagne, refuge de la famille, étant à son tour bombardée durant la dernière
année de la guerre, la famille reprend le chemin de l’exil. De nouveau, Mimosa y retourne avec
son plus jeune fils pour essayer de sauver ce que les miliciens n’ont pas emporté. Elle arrive, en
deux heures, à emballer le patrimoine familial qu’elle charge sur une camionnette qui les avait
escortés et à reprendre le chemin du retour avant la reprise des bombardements.

Deux autres épisodes de la guerre sont mentionnés par l’auteur pour souligner la puissance de
l’instinct maternel qui sauve la vie de la famille. Le premier se déroule au moment où l’immeuble

105
voisin à Achrafieh est touché par une volée d’obus. La mère presse tout le monde à descendre à
l’abri, malgré les réticences du ténor. Cinq minutes plus tard leur immeuble est touché à son tour.
Le second épisode est presqu’identique au premier. L’aîné et son frère sont dans leur chambre
lorsque Mimosa les invite à prendre le thé avec elle dans la salle à manger. Les garçons traînent
les pieds pour la rejoindre. A ce moment-là une explosion terrible retentit, les fenêtres de la
chambre des garçons volent en éclats et des bris de verre tombent sur les lits que les enfants
venaient de quitter. La mère leur a sauvé la vie. (Ces accidents étaient fréquents au cours de la
guerre du Liban et après chaque arrêt des combats, les vitriers avaient beaucoup à faire.)

C’est dans Mimosa, enfin, qu’est rapporté le départ des enfants pour la France afin de poursuivre
leurs études.

En conclusion, dans les deux récits consacrés à ses parents, Alexandre Najjar ne s’étend pas sur
les événements de la guerre du Liban qu’il a vécue de l’âge de huit ans jusqu’à l’âge de vingt-
trois ans. Ce qu’il évoque, dans le récit, ce sont les difficultés du quotidien de tout le peuple
libanais qui a refusé de quitter le pays natal à l’instar de la famille du ténor. Angoisse, peur, vie
constamment menacée par les bombardements, par les francs-tireurs, pénuries, coupures d’eau et
d’électricité ont rythmé l’existence de ceux qui ont eu le courage d’affronter les épreuves de
quinze ans de guerre. Dans un récit publié avant les biographies de ses parents, intitulé L’École
de la guerre, l’auteur revient sur cette période et évoque en détail ces épreuves. Son objectif est
de sensibiliser les jeunes qui n’ont pas vécu la guerre sur les désastres qu’entraîne tout conflit
armé, de leur donner l’opportunité de retenir les leçons de la guerre pour ne pas commettre les
mêmes erreurs.

L’intention de Sorj Chalandon diffère. Il situe l’action dans les années soixante, période sensible
de l’Histoire de France, où les conséquences de la guerre d’Algérie et le gouvernement du
Général De Gaulle ont entraîné plusieurs troubles sur le plan politique et orienté l’adolescence du
narrateur vers une voie dangereuse. Le récit commence le dimanche 23 avril, le lendemain du
Putsch d’Alger.

Il nous semble nécessaire de faire un résumé de cet épisode de l’Histoire de France qui
correspond à ce que Barbéris nomme l’HISTOIRE, à savoir, les événements réels et leur
déroulement chronologique.

106
Dans la nuit du 21 au 22 avril 1961, quatre généraux français, Raoul Salan, Edmond Jouhaud,
Maurice Challe, André Zeller, opposés à l'indépendance de l’Algérie font sédition et s'emparent
d’Alger avec des légionnaires et parachutistes, défiant le général de Gaulle au pouvoir. Ils
estiment que le président français est en train d’abandonner l’Algérie, une trahison inacceptable à
leurs yeux. L'épisode sera bref-à peine cinq jours- et se soldera par un échec, mais restera un fait
marquant de ce qui ne s'appelait pas encore la guerre d’Algérie.

Le 16 septembre 1959 de Gaulle a reconnu le droit des Algériens à l'autodétermination et, le 8


janvier 1961, les Français ont voté à 75% en sa faveur lors d'un référendum ouvrant la voie à
l’indépendance du pays colonisé par la France.

Pour une partie des cadres de l'armée française, déjà humiliés par la défaite en Indochine, c'est
une trahison insupportable du pouvoir, incarnée par le général de Gaulle devenu président de la
République.

Dans la nuit du 21 au 22 avril, le 1er régiment de parachutistes du commandant de Saint-Marc,


cantonné à Zeralda dans la banlieue ouest d'Alger, investit le Palais d'été où siègent la Délégation
Générale, les bâtiments officiels, la radio et les centraux téléphoniques et télégraphiques. Radio
Alger l’annonce : « L’armée a pris le pouvoir en Algérie et au Sahara ». L’Agence France-Presse
relaie alors une déclaration du ministère de l’Information : « L’indiscipline de certains chefs et de
certaines troupes a abouti ce matin à Alger à placer les pouvoirs civils et militaires dans
l'impossibilité d'exercer leur commandement. La situation dans le reste de l’Algérie est calme. »

Le 23 avril à 20h00, Charles de Gaulle, en uniforme, lance sur les ondes sa célèbre condamnation
du « pronunciamiento » (une expression espagnole désignant une prise de pouvoir par l'armée) et
moque un « quarteron de généraux en retraite », groupe d'officiers partisans, ambitieux et
fanatiques. « J’interdis à tout Français, et d'abord à tout soldat, d'exécuter aucun de leurs ordres »,
dit-il, déplorant d'un trois fois Hélas ! que le coup de force émane d'hommes « dont c’était le
devoir, l’honneur, la raison d'être, de servir et d’obéir ».

Ce soir-là, le Général de Gaulle annonce aussi la mise en œuvre de l'article 16 de la Constitution


qui lui donne les pleins pouvoirs. Michel Debré, Premier ministre, intervient ensuite : « Des
avions sont prêts à lancer ou à déposer des parachutistes sur divers aérodromes afin de préparer

107
une prise de pouvoir [...] Dès que les sirènes retentiront, allez-y à pied ou en voiture, convaincre
des soldats trompés de leur lourde erreur », demande-t-il.

Le lendemain, Challe, Salan, Jouhaud, Zeller, les colonels Godard, Argoud, Broizat et Gardes
sont destitués par Paris. En Algérie, les appelés multiplient les actes de résistance à la sédition :
brouillage des communications, sabotage des véhicules et dépôts d'essence. Les gendarmes
reprennent Alger.

Le gouvernement reprend la radio d’Alger. L’insurrection est terminée.


Deux des putschistes, Maurice Challe puis André Zeller, se constituent prisonniers.
Edmond Jouhaud et Raoul Salan passent à la clandestinité pour prendre la tête de l'Organisation
armée secrète (OAS). (www.tv5.fr/histoire)

Ces événements historiques réels bouleverseront la vie du narrateur et orienteront la voie de son
existence vers des aventures rocambolesques, vues par le regard du narrateur adulte,
mais considérées comme très sérieuses par le héros qui les a vécues.

André Choulans prend, le 23 avril 1961, une décision qui met en marche le destin de son fils,
un enfant de douze ans qu’il entraînera dans sa folie. « C’est la guerre ! ». Devant l’indifférence
de sa femme, en train de préparer la soupe du soir, il jette le journal sur la table, au milieu des
épluchures. « Coup de force militaire à Alger » titrait France-Soir, publiant les photos de trois
soldats. « Les militaires rebelles proclament l’état de siège. » (Chalandon, 2015, p. 14).

André Choulans oblige ensuite sa femme et son fils à écouter le discours du général De Gaulle.
L’expression dédaigneuses du Général, « un quarteron de généraux » suscite la remarque
insultante d’André Choulans : « Je t’en foutrais du quarteron de généraux !»

Par la suite, à chaque phrase du Général, le père répond en grondant.

« Leur entreprise ne peut conduire qu’à un désastre national ».

- C’est toi le désastre, connard !

« Au nom de la France, j’ordonne que tous les moyens soient employés partout pour barrer la
route à ces hommes - là, en attendant de las réduire ».

108
- C’est toi qu’on va réduire connard ! » (Chalandon, 2018, p. 17)

Le fils sera embrigadé dans le complot imaginaire de son père pour assassiner De Gaulle,
« le salaud » !

Le deuxième événement historique mentionné dans le roman est l’attentat manqué du


Petit-Clamart contre De Gaulle1. Sans préciser de quoi il s’agissait, le père illustre l’incident par
des gestes.

« Il a levé une main en pince de crabe, pouce et index à quelques millimètres de se toucher.
- C’était à ça !
Il a rapproché ses doigts.
- À ça même !
Il a frappé dans ses mains.
- Un peu plus, on l’écrabouillait. Il a eu de la chance, le salaud ! » (Chalandon, 2018, p.91)
Le fils en conclut : « Des amis de papa avaient essayé d’assassiner le Général. À la mitraillette,
comme dans les films. » (Chalandon, 2018, p. 91).

Le père confie alors à Émile qu’il va tuer de Gaulle. Commence alors l’implication du fils dans le
complot fantasmé d’André Choulans.

Ainsi, l’HISTOIRE est évoquée par deux dates, alors que l’histoire relate les actions d’un père
mythomane qui entraîne son fils dans son fantasme, celui d’« une guerre » contre un ennemi
personnel, sans que soient expliquées les raisons de cette haine pour de Gaulle.

Charles Juliet, pour sa part, évoque l’existence des maquis2 durant l’occupation nazie et les
opérations insensées qu’ils ont effectuées au cours desquelles ils ont éliminé de nombreux
Allemands. : « des coups de mains, de voies ferrées qui sautent, des plasticages… » (Juliet, 1997,
p. 101)

1
L’attentat du Petit-Clamart, désigné par ses auteurs sous le nom d'opération Charlotte Corday, est l'action du OAS-
Métropole / OAS-CNR, dirigé par le lieutenant-colonel Jean Bastien-Thiry, visant à assassiner le général de Gaulle,
président de la République, le 22 août 1962 à Clamart dans le département de la Seine (aujourd'hui dans les Hauts-
de-Seine).
2
En Histoire, ce mot désigne une région isolée et difficilement accessible (généralement montagneuse ou boisée) où
se réfugièrent des résistants pour échapper à l’Occupant et y organiser la lutte clandestine au cours de la Seconde
guerre mondiale. (cnrtl.fr) Les plus célèbres sont le Maquis du Jura et le Maquis du Vercors.

109
3.4.3. Les maquis

Ces opérations de sabotage entraînent toujours une répression de la part de Allemands qui
ripostent par des représailles sanglantes et les habitants du village où est né le narrateur en sont
les victimes : « plusieurs maisons ont été incendiées, et les hommes, fusillés. Leurs corps
enchevêtrés dont il était interdit de s’approcher sont restés plusieurs jours dans la neige. » (Juliet,
1997, p. 100)

Le père biologique a échappé au massacre parce qu’il s’était rendu dans la plaine pour un
enterrement. Sur la route du retour, il a été prévenu et il a rebroussé chemin.

Le narrateur ne donne pas une date précise de cet événement tragique. Il situe les représailles
durant la deuxième année de l’occupation. « Depuis deux ans, la France est soumise à la
domination ennemie, mais l’occupant n’a pas envahi [la région où se trouve le village de sa
famille adoptive]. Des maquis se sont constitués et ils se cachent dans les villages et les fermes
isolées de la montagne. » (Juliet, 1997, p. 100)

L’évocation de l’HISTOIRE est centrée sur les maquis et les exploits des maquisards ainsi que
sur les représailles féroces exercées par les Allemands. L’histoire se concentre sur les victimes
innocentes de la guerre alors que les coupables, les maquisards, sont introuvables. Appartient
aussi à l’histoire l’intérêt du narrateur pour les armes utilisées par les résistants. Un jour, il décide
de partager ses vagues connaissances avec sa mère adoptive en lui expliquant qu’avec « une
grenade on peut faire sauter le pont à plusieurs arches qui franchit à P. la rivière coulant dans la
plaine. » (Juliet, 1997, p. 101) La mère lui explique que ce n’est pas possible, mais devant
l’entêtement de l’enfant, elle l’appelle le « petit Boche ! »1 Ce surnom péjoratif donné aux
Allemands durant la guerre est considéré par l’enfant comme « l’injure suprême » qui le rejette
dans le camp de l’ennemi, de « ceux qui déportent, torturent, massacrent, incendient… » (Juliet,
1997, p. 101) Les verbes attribués aux ennemis dénoncent les atrocités commises par
l’occupant ; le jeune Français exprime ainsi son patriotisme, sa haine de l’ennemi. Ce sentiment
se manifeste plus tard, à l’Ecole des enfants de troupe lorsqu’il apprend que l’étude de l’allemand
est au programme.
1
Boche est un terme péjoratif pour désigner un soldat allemand. Il est utilisé pour la première fois pendant la guerre
franco-allemande de 1870, puis par les Français, les Belges et les Luxembourgeois durant la Première et la Seconde
Guerre Mondiale.

110
Il est profondément indigné, il trouve choquant que les élèves soient « obligés d’apprendre la
langue de l’ennemi, la langue de ceux qui près de chez [lui]ont incendié des fermes et fusillé les
hommes du village. » (Juliet, 1997, p. 104) Il décide qu’il se refusera d’étudier cette langue.
Ce refus du petit paysan peut être considéré comme une forme de résistance passive, un moyen
de combattre autrement aux côtés des maquisards.

Ainsi, dans Lambeaux, un moment particulièrement tragique de l’HISTOIRE s’insère dans la


narration. Bien que le récit soit bref, il résume une forme de résistance des Français et les
atrocités commises par les Nazis dans les pays occupés. L’histoire, le regard porté par le
narrateur-enfant sur l’événement historique, et repris par l’auteur- narrateur adulte, souligne les
sentiments éprouvés par l’enfant représentant la grande majorité du peuple français écrasé durant
cinq ans sous les bottes allemandes.

En conclusion, l’intrigue de chacune des autobiographies et autofictions de notre corpus,


à l’exception de Ainsi parlait mon père, proposent un regard particulier sur des événements
historiques vécus par un peuple. Au moment de l’écriture, « le sujet vivant, pensant et écrivant »
se concentre sur les sentiments, les émotions, les réactions des parents, du je-héros, de la fratrie,
dans les récits de Najjar. Aucun exploit militaire, aucun acte de résistance armée ne sont attribués
aux parents ou aux enfants. Chacun d’eux réagit aux événements connus de tous selon son propre
caractère. Seul Émile Choulans est un instrument aux mains de son père qui poursuit une
vendetta personnelle et fantasmée contre un personnage historique célèbre, le général De Gaulle,
alors que celui-ci est admiré par le père d’Alexandre Najjar et proposé comme exemple à ses fils.

111
Conclusion de la première partie

Le genre biographique a évolué et il a retrouvé ses lettres de noblesse à partir des années 1980.
La biographie de femmes et d’hommes ordinaires, en l’occurrence, dans notre corpus, les parents
de l’auteur, a pris le relais des hommes illustres. Il est florissant dans la littérature postmoderne
comme si les écrivains éprouvaient le besoin de remonter à une ou deux générations de leur
famille pour mieux se connaître, mieux comprendre ce qu’ils doivent- ou ne doivent pas- à leurs
parents dans la formation de leur personnalité.

Cependant, deux écrivains de notre corpus prennent des libertés avec les règles du genre en
remplaçant la forme du récit de vie fondé sur de faits réels par d’autres formes du langage.
Sami Tchak rapporte les « leçons de la forge » de son père, des aphorismes transmettant au fils
des réflexions sur la condition humaine, sur des valeurs humanistes qui tranchent avec le langage
commun de l’Africain moyen. Pour sa part, Charles Juliet ayant peu de témoignages sur la vie de
sa mère, écrit une biographie fictive, un récit de vie nourri par le pouvoir de son imagination.

L’autobiographie insérée dans la biographie des parents caractérise les œuvres de notre corpus.
Le genre autobiographique a également évolué depuis les théories de Philippe Lejeune dont
certains ont critiqué les règles qu’ils considéraient comme trop rigides, en particulier le pacte
autobiographique.

À partir de 1970, à la suite de Serge Doubrovsky l’autofiction bouleverse le genre consacré à


cause du désir des écrivains de se libérer des limites étroites dans lesquelles Lejeune les
enfermait. Ils se sont arrogé le droit de mêler fiction et réalité et faire ainsi œuvre de novateurs
dans le domaine de l’autobiographie.

Les intrigues se déroulant dans plusieurs espaces, les lieux ont fait l’objet d’une analyse de la
description insérée dans le récit et les connotations qu’ils suggèrent dans le contexte. Les espaces
ouverts dont certains permettent la communion avec la nature ou la liberté sont présents dans les
récits d’Alexandre Najjar et la première partie de Lambeaux. Les espaces fermés dominent dans
Lambeaux où la mère biologique est condamnée à la solitude morale et, dans Profession du père,
la maison connote le huis-clos infernal de la vie familiale. L’hôpital psychiatrique est pour la
mère biologique un espace mortifère dans Lambeaux, mais, au contraire, il se transforme en un

112
espace de liberté pour Émile Choulans devenu adulte. L’écriture et l’art constituent le seul moyen
d’évasion de l’espace clos.

Enfin, l’action se situant dans un moment précis de l’Histoire, notre étude, fondée sur la théorie
de Pierre Barbéris, a dégagé le regard que porte l’écrivain-et non l’historien-sur les événements
historiques dont il a été le témoin.

Peu de dates sont rapportées ; ce qui importe, c’est l’impact de l’Histoire sur les auteurs et leur
famille. Alexandre Najjar ne voit dans la guerre du Liban que les désastres qu’elle a entraînés, ce
qui le pousse à condamner toutes les guerres. Dans Lambeaux, la Seconde Guerre mondiale
occupe une place réduite ; un seul événement- dont le narrateur n’a pas été le témoin- suscite
l’intérêt du jeune garçon qu’il est à l’époque pour les armes utilisées par les maquisards. Mais le
sentiment patriotique est bien plus fort et être appelé « petit Boche » par sa mère adoptive qu’il
adore le désespère. Le putsch d’Alger et ses conséquences sur le narrateur adolescent constituent
l’essentiel de l’intrigue de Profession du père. Le narrateur adulte fait revivre le garçon de douze
ans qui croit tout ce que dit son père et qui est embrigadé dans un combat dont il ignore les
causes, puisque la folie de son père est révélée bien plus tard à l’adulte qu’il est alors. Les
événements ne sont pas analysés à postériori, au moment de la narration (caractéristique
spécifique de l’autobiographie) ; au contraire, nous sommes en présence d’un compte-rendu de
faits qui, pour le narrateur adolescent, sont réels. Il n’existe donc aucune distanciation entre le
temps de l’histoire et le temps de la narration.

113
DEUXIÈME PARTIE

FAMILLES ET SOCIÉTÉS MULTIPLES

114
Introduction

Les récits de vie des parents liée à l’autobiographie des auteurs sont insérés dans un contexte
social défini aux caractéristiques divergentes selon les pays où se déroule l’action. Le lecteur
découvre ainsi un paysage social particulier ayant des règles propres, ses us et coutumes,
auxquelles les individus obéissent ou bien qu’ils contestent. Par conséquent, pour construire
l’édifice qui constituera son livre, l’écrivain devient à son insu (à l’exception de Sami Tchak)
psychologue ou sociologue.

Depuis les années soixante, d’ailleurs, plusieurs critiques se sont rendus compte qu’il était
désormais impossible de séparer la littérature des sciences humaines. Sont nées alors des
approches critiques fondées sur la psychanalyse, la sociocritique, la psychocritique,
l’herméneutique…

La famille constitue le fondement de toute société. Les psychologues et les ethnologues en ont
étudié la constitution, le fonctionnement, les rapports entre ses membres selon les pays. Ce seront
les points que nous étudierons dans le premier chapitre de cette partie en nous référant aux textes
du corpus.

De même, chaque société a ses règles, écrites ou non écrites, que les sociologues étudient en
scientifiques, depuis Durkheim et plus tard, après l’avènement du structuralisme, avec Lévi-
Strauss. Dans l’analyse de la société, nous appliquerons deux approches sociocritiques : celle de
Lucien Goldmann et celle de Pierre Zima.

Lorsque l’écrivain écrit la biographie de ses parents ou son autobiographie, il le fait à l’âge adulte
en se remémorant le passé. C’est pourquoi, il nous a semblé nécessaire de consacrer le troisième
chapitre de cette partie à la mémoire, en nous fondant sur l’ouvrage de Paul Ricoeur, La
mémoire, l’histoire, l’oubli. Ricoeur considérant que la mémoire des proches constitue un
intermédiaire entre la mémoire individuelle et la mémoire collective, nous avons consacré une
sous-partie à la mémoire familiale.

Comme la mémoire individuelle est liée à la mémoire collective et que, dans notre corpus,
l’action se déroule dans un contexte historique, en suivant Paul Ricoeur et l’historien Pierre Nora,

115
nous avons consacré une partie de notre analyse aux rapports entre la mémoire collective et
l’Histoire, en étudiant les lieux de mémoire.

Chapitre 1. La famille

1.1. Définitions

La famille est un ensemble formé par le père, la mère (ou l’un des deux) et les enfants.

On appelle « famille nucléaire biparentale » un groupe domestique réunissant dans le même foyer
le père, la mère et les enfants non mariés. Nous retrouvons ce type de famille dans notre corpus à
l’exception de Ainsi parlait mon père de Sami Tchak. En effet, les habitants du village togolais
sont de religion musulmane et la polygamie (type de famille où l’homme a plusieurs femmes) est
prépondérante. Ainsi, après avoir épousé la mère de l’auteur, le père a pris plusieurs femmes.
Elles étaient toujours trois ; chaque fois que l’une d’elles le quittait, il en épousait une autre.

La famille constitue également un ensemble plus large comprenant des personnes unies par un
lien de parenté ou d’alliance. Nous trouvons ce type de famille dans les récits d’Alexandre Najjar.

1.2. Familles multiples dans les œuvres du corpus

Alexandre Najjar s’étend longuement sur les familles élargies dont il est issu.

Bien que l’auteur sache peu de choses sur la vie de son père, il rapporte cependant quelques
informations sur la famille de ses grands-parents paternels. Le ténor faisait partie d’une grande
famille comprenant quatre garçons et une fille. Son père était avocat et il avait fait ses études sous
l’Empire ottoman à Constantinople. Dans ses relations avec les autres, il manifestait une grande
nervosité et « il avait la fâcheuse manie de briser son parapluie sur la tête des importuns. »
(Najjar, 2015, p. 65) Et il a conseillé à son fils de ne pas suivre son exemple, conseil suivi par le
ténor qui avait dompté sa nervosité. Il est arrivé à l’auteur devenu lui-même avocat, de croiser, au
Palais de justice, un vieux monsieur qui a fréquenté trois générations d’avocats et a connu son
grand-père. En le voyant, l’auteur se dit « qu’il est le dernier témoin d’une époque hélas
révolue. » (Najjar, 2015, p. 65)

Une autre anecdote amusante à propos du grand-père mérite d’être mentionnée. Comme son père
n’était pas pratiquant, le ténor l’emmène un jour à l’église et lui demande de se confesser. Le père

116
sort du confessionnal excédé et s’exclame : « Ce foutraque de curé m’a ordonné de réciter vingt
fois l’acte de contrition ! » Offusqué par le mot grossier prononcé par mon grand-père, le ténor le
prit par le coude et l’invita à rentrer dans le confessionnal. » (Najjar, 2015, p. 65)

Najjar rapporte une autre histoire amusante, cette fois sur la relation du ténor avec son frère aîné.
Pour se déguiser en Harpo, l’un des Marx Brothers, à l’occasion d’un bal masqué, celui-ci a
besoin d’un pantalon rouge à carreaux. Comme ce vêtement ne se trouvait dans aucun magasin, le
ténor a eu l’idée d’emprunter celui d’un voisin. « Au bal masqué, le pantalon fit sensation. « Mais
où diable l’a-t-il déniché ? se demandaient les convives. Déguisé en Richelieu, mon père se garda
d’éventer le secret » (Najjar, 2015, p.64). Cet épisode révèle la grande complicité entre les deux
frères qui s’entendaient « comme larrons en foire. »

Dans Mimosa, les relations avec la famille élargie sont plus longuement évoquées. Le père, le
docteur Elias, est souvent décrit dans ses activités professionnelles et dans ses relations avec sa
famille. Nous avons vu plus haut qu’il avait des idées bien arrêtées (et rétrogrades pourrait-on
dire) sur les professions que pouvaient exercer ses filles. Il a interdit à Mimosa de devenir
fonctionnaire et il a poussé sa seconde fille, Mona, à renoncer à une carrière de médecin pour
devenir pharmacienne. Ses relations avec son fils n’étaient pas non plus harmonieuses, puisque
celui-ci rencontrait l’élue de son cœur en cachette. La mère, femme effacée, n’avait pas son mot à
dire. Najjar parle aussi des liens qui unissaient Mimosa avec ses frères, « Tonton Joujou » et
Charlie. Elle aimait celui-ci, le couvait comme une seconde maman, mais il est mort très jeune
d’une maladie incurable. Elle traitait Joujou avec indulgence et le défendait contre les colères
paternelles. Sa mort lui causa une immense douleur.

En revanche, nous ne savons rien de la famille élargie de Sami Tchak, sauf quelques brèves
allusions à ses demi-frères plus jeunes que lui ou à ses trois sœurs. Dans la partie intitulée « Je
suis leur fils » dans Ainsi parlait mon père, l’auteur parle de sa mère, révélant des détails
importants sur sa vie et ses relations avec son fils aîné 1. Il évoque une seule fois les autres
femmes épousées par son père du vivant de sa mère. Quand la plaie suppurante, dégageant une
odeur nauséabonde, avait obligé sa mère à s’isoler dans sa chambre, « ses deux coépouses y
entraient pour s’occuper d’elle » (Tchak, 2018, p. 18). La famille élargie est encore évoquée

1
Nous en avons parlé dans le premier chapitre de la première partie consacré à la biographie.

117
lorsque le père rassemble ses épouses et ses enfants avant partir pour son second pèlerinage à la
Mecque.

À la fin du livre, Tchak parle également de la deuxième épouse de son père, elle aussi comme sa
mère une divorcée qui avait déjà eu une fille avec son premier mari avant de devenir la femme de
Salifou Tcha-Koura, le boiteux1.

Enfin, dans Lambeaux de Charles Juliet s’ajoute la famille adoptive à laquelle le père a confié le
dernier de ses enfants après l’internement de sa femme.

Tous les sociologues et les psychologues s’accordent pour affirmer que la famille est le premier
environnement où les êtres humains interagissent avec d’autres personnes, dans lequel ils
apprennent des valeurs, des principes, des normes et des notions de la vie. C’est aussi
l’environnement social où les enfants gagnent la sécurité, le respect et l’amour. Enfin, la famille
contribue à la construction de l’identité de l’enfant.

Ainsi le premier chapitre dans Le Silence du ténor d’Alexandre Najjar, comme nous l’avons vu
précédemment, est intitulé « Valeurs » et l’auteur parle longuement des principales valeurs que le
père a inculqué à ses enfants, en leur donnant l’exemple. De même, l’amour des parents leur a été
généreusement dispensé et ils se sont sentis en sécurité.

Il n’en est pas de même pour Sami Tchak. C’est son père qui lui a dispensé l’amour et inculqué
les valeurs sur lesquelles le fils a fondé sa vie. Nous avons déjà vu qu’aucun lien affectif ne le
liait à sa mère.

Charles Juliet a trouvé l’affection auprès de ses parents adoptifs et nous savons que c’est l’amour
qu’il éprouvait pour sa mère adoptive qui a été le ferment de son besoin d’écrire. C’est elle aussi
qui lui a inculqué des valeurs religieuses qui ont suscité en lui un sentiment de culpabilité causé
par sa relation avec la femme de son chef.

À la fin du récit, il parle à nouveau de cette femme en ces termes : « Celle qui t’a recueilli et
élevé était un chef-d’œuvre d’humanité. En te donnant l’amour qu’un enfant peut désirer

1
Nous reviendrons sur cette femme dans le deuxième chapitre de cette partie.

118
recevoir, elle a sans doute atténué les effets de la fracture 2 t’a soustrait au pitoyable destin qui
t’était promis. » (Juliet, 1995, p. 153)

Il aime également beaucoup son père adoptif qui passe « le plus clair de son temps assis près de
la fenêtre, et [l’enfant se tient] près de lui, debout, appuyé contre sa jambe. » (Juliet, 1995, p. 96)
Bien qu’aucune parole ne soit échangée, l’affection du père se manifeste par le geste de frotter de
sa lourde main rude la tête de l’enfant.

En revanche, la famille de Sorj Chalandon ne lui a rien donné que de la souffrance. Aucune
affection, mais des sévices infligés par le père, ou l’incapacité de la mère à le défendre. Aucune
valeur inculquée par les parents ne l’a guidé sur le chemin de la vie.

En plus de ces conditions nécessaires à l’épanouissement de l’enfant, la famille exerce plusieurs


fonctions. Nous en retiendrons trois : la fonction de production, la fonction de consommation et
la fonction de socialisation.

1.3. Les fonctions de la famille

1.3.1. La fonction de production

Dans des économies traditionnelles reposant essentiellement sur l’agriculture et l’artisanat, la


cellule familiale était l’unité de production de base. Cette fonction subsiste encore aujourd’hui,
mais le développement de la grande entreprise a diminué le nombre de ces familles dans la
mesure où l’essentiel de l’activité professionnelle s’exerce désormais le plus souvent hors de la
cellule familiale. La production devient alors essentiellement une production domestique
intégrant les travaux ménagers, la préparation des repas et le jardinage. Mais le progrès technique
a diminué la valeur de la production domestique.

Dans notre corpus cette fonction est dominante dans Lambeaux de Charles Juliet.

La famille des grands-parents biologiques du narrateur est une famille d’agriculteurs et


d’éleveurs à une petite échelle. Le père et la mère travaillent dans les champs à longueur de

2
L’auteur fait ici allusion à la séparation avec sa mère biologique. Une lecture lui a appris « qu’un bébé retire à sa
mère au cours de ses premières semaines subit un choc effroyable. Il vivait en un état de totale fusion avec elle et,
coupé de celle-ci, tout se passe pour lui comme s’il avait été littéralement fendu en deux. » (Juliet, 1995, p. 52)

119
journée et pendant l’hiver où les travaux agricoles ralentissent, la mère est ouvrière dans une
usine proche. La famille élève aussi des vaches, des lapins, des cochons et de la volaille. Les
travaux domestiques reviennent à la fille aînée, la mère biologique du narrateur : le ménage, les
repas, les vaisselles, le linge à laver et à repasser, l’eau à aller chercher pour les besoins de la
famille et parfois les bêtes, les lourds bidons de lait à porter à la « fruitière » ; les lapins, la
volaille, les cochons, entretenir le jardin, ramasser les légumes. En hiver, elle doit fendre du bois,
balayer et pelleter la neige. Le soir, elle aide la mère à couper les betteraves, à préparer les du
petit bois, écosser les fèves ou trier des lentilles. Cette activité incessante est l’application d’une
règle jamais énoncée mais à laquelle aucune des femmes n’oserait se soustraire -ne jamais rester
inoccupée- qui révèle « l’ancestrale, la millénaire obsession de la survie, le besoin farouche de
faire reculer la misère, d’enrichir si peu que ce soit le maigre avoir qu’on possède » (Juliet, 1995,
p. 14). Après son mariage avec Antoine, la jeune femme entretient sa maison et répète
inlassablement les mêmes travaux domestiques.

Les parents adoptifs du narrateur sont aussi des agriculteurs qui mènent « un incessant combat
pour tenter de faire reculer la misère. Chacun travaillant dur dans le seul but d’avoir simplement
de quoi subsister. » (Juliet, 1995, p.97) La mère « ne cesse de travailler, à l’écurie, au jardin, dans
les champs, à la maison, et elle a toujours un air triste, soucieux. Mais jamais elle ne se plaint ni
ne récrimine. » (Juliet, 1995, p. 98) Le petit garçon participe également à quelques tâches, à la
belle saison : il étrille les chevaux, nourrit les lapins, coupe du petit bois, étrille une vache… De
Pâques à la Toussaint, il ne va pas à l’école pour pouvoir garder les vaches. Même après son
installation à la caserne de l’École des enfants de troupe, il passe ses vacances à travailler à la
ferme.

Ces détails sur les travaux agricoles et les tâches domestiques réservées aux femmes peignent un
monde paysan durant les années trente et quarante, un monde où la vie constitue une lutte
constante contre la misère par un travail incessant et éprouvant pour de maigres profits.

Dans Ainsi parlait mon père de Sami Tchak, l’auteur mentionne le métier exercé par son père
dans un village du Togo : il est forgeron, un artisan qui travaille le fer. Ce métier est valorisé par
le fils qui considère son géniteur comme un sage inculquant à ses enfants et aux villageois des
leçons sur la vie à la manière d’un philosophe. Sa mère est une marchande ambulante ; elle
contribue donc, en partie, aux dépenses de la famille.
120
Dans les années soixante, le monde paysan a régressé à cause de l’industrialisation qui offre des
revenus plus substantiels et attire de plus en plus le paysan vers les grandes villes. Mais les
travaux domestiques restent toujours réservés aux femmes malgré les appareils ménagers qui
facilitent le travail.

Nous avons l’exemple de Mimosa, la mère d’Alexandre Najjar, qui, malgré ses diplômes,
renonce à son métier de professeur et se consacre à l’entretien de sa maison et à l’éducation de
ses enfants. Tout comme la mère biologique du narrateur de Lambeaux qui aidait ses sœurs, elle
surveille aussi les devoirs des enfants. Son mari, étant avocat, exerce une profession libérale et
c’est lui qui subvient aux besoins économiques de la famille.

Quant à André Choulans, le père d’Émile, il n’exerce aucun métier. (Tous les métiers qu’il
affirme avoir exercés ne sont que le fruit de son imagination). C’est sa femme travaillant à
l’extérieur qui touche un salaire et, nous le supposons, assure les dépenses de la famille.

1.3.2. La fonction de consommation

Avec le développement de l’industrialisation et la production de masse, il reste à la famille


essentiellement un rôle de consommation. Celle-ci a eu tendance à prendre une place croissante
avec l’avènement de la société de consommation et à se diversifier dans le cadre d’une
civilisation des loisirs se propageant dans toutes les classes sociales.

Nous trouvons dans le corpus quelques exemples de cette société de consommation.

Dans Mimosa, l’auteur consacre un chapitre intitulé « Gestion » à cette fonction. La mère se
charge de l’achat de plusieurs bien de consommation et les produits cités sont bien spécifiques
des années soixante : eau de Cologne « Bien-être », sac de cotons-tiges, boîte de Kleenex,
bouteilles d’eau, shampoing… Est aussi mentionnée une voiture « break » capable de contenir
tous les rejetons.

Des divertissements propres au Liban sont également mentionnés. Avant la guerre, les parents se
rendent au Festival international de Baalbeck qui accueille des artistes mondialement connus :
Von Karajan dirigeant l’orchestre philarmonique de Berlin, Maurice Béjart, Ella Fitzgerald, Joan
Baz, Oum Kalsoum… et des artistes libanais comme Feyrouz. Mimosa emmène aussi les enfants

121
au cinéma Embassy voir de films pour enfants et les trois grands au théâtre Picadilly pour assister
à des comédies musicales libanaises.

Dans le village togolais, la société de consommation et les avancées technologiques ont fait aussi
leur apparition. Grâce à l’argent envoyé par les émigrés, les villageois peuvent s’offrir des
téléphones portables, une connexion internet et l’accès aux réseaux sociaux ; et cela désole
l’imam du village.

Quant à la famille dans Profession du père, nous n’avons pas d’information sur les produits
consommés à l’exception des produits alimentaires et il est fait mention qu’une seule fois de
divertissements. La mère du narrateur s’est rendue à un concert des Compagnons de la chanson, à
l’insu de son mari et elle s’est vu interdire, en punition, l’accès à l’intérieur de la maison pour
toute la nuit.

Enfin, la famille exerce une fonction essentielle à la formation de l’identité de l’enfant : la


fonction de socialisation.

1.3.3. La fonction de socialisation

La socialisation est le processus par lequel les individus intègrent les règles de vie en société.

« La socialisation doit être considérée comme un processus continu qui concerne les individus
tout au long de leur vie. On distingue classiquement une socialisation primaire et une
socialisation secondaire. La socialisation primaire correspond à la période de l’enfance. Ce
processus s’effectue d’abord dans la famille qui en constitue l’instance principale ; son action est
essentielle pour la structuration de l’identité sociale. L’école représente une autre instance
majeure de la socialisation primaire : pour Émile Durkheim, cette socialisation méthodique de la
jeune génération par la génération adulte permet d’inculquer les normes et les valeurs qui
constituent le fond commun de la société. » (Castra, 2018)

Dans cette étude, nous nous concentrerons, en particulier, sur la socialisation primaire dans le
cadre familial et scolaire.

Seuls les récits d’Alexandre Najjar évoquent longuement le rôle des parents au cours de la
socialisation primaire. Nous avons parlé plus haut des trois valeurs principales (travail, patrie,
122
famille) sur lesquelles le père a fondé sa vie. Il inculque aussi les bonnes manières de se tenir à
table : il vérifie que l’auteur s’est lavé les mains en sentant sa paume. Si elle était parfumée,
« il hochait la tête d’un air satisfait ; sinon, il [le] renvoyait aux sans ménagements aux toilettes.
À table, point de bêtises, de caprices, de fourchettes qui tombent, de verres qu’on renverse. »
(Najjar, 2015, p. 27) Le père utilise aussi des punitions physiques si les enfants désobéissent à ses
ordres. La mère joue aussi un rôle important dans la socialisation des enfants ; elle est plus
indulgente, elle ne punit pas les petites infractions, mais elle est intransigeante sur les relations
entre frères et sœurs. Nous citerons un exemple. Lorsque des disputes éclatent entre les frères,
elle devient le juge des enfants qu’elle aurait voulu être. Un dicton libanais affirme que « le juge
des enfants s’est pendu », dicton qui est cité encore aujourd’hui quand il s’agit de régler des
querelles entre jeunes enfants : « las d’écouter leurs doléances, désespéré de trouver une solution
à leur discorde, le pauvre magistrat a préféré mettre fin à ces jours. » (Najjar, 2019, p. 63-64)
Mais Mimosa trouve toujours une solution ; aidée par ses études de psychologie et avec beaucoup
de patience, elle parvient toujours à réconcilier les adversaires et, après avoir mis fin aux
négociations, elle exige qu’ils s’embrassent.

Ces quelques exemples révèlent deux formes d’éducation qui ont un même objectif : former les
enfants à la vie en société.

Dans Ainsi parlait mon père, le rôle de la socialisation primaire revient à Métchéri Salifou
Tchakoura, le père de l’auteur. Ces leçons seront analysées par la suite.

Enfin, les parents d’Émile dans Profession du père ne jouent aucun rôle dans la socialisation de
leur fils.

Il nous semble dès lors important d’analyser les figures parentales pour mieux comprendre
l’importance accordée par chaque famille à la socialisation des auteurs et narrateurs du corpus et
l’influence qu’elles ont exercée sur leur vie future.

1.4. Les figures parentales

Philippe Lejeune précise que la formation de la personnalité de l’auteur est une condition sine
qua non pour que l’on puisse parler d’autobiographie. Les auteurs du corpus respectent cette
condition puisqu’ils évoquent constamment leurs parents au fur et à mesure que se déroule le fil

123
des événements. Il faut cependant remarquer que le père domine dans tous les récits. C’est
pourquoi nous nous attacherons uniquement à l’analyse de l’image maternelle dans Mimosa et
Lambeaux, la mère n’ayant aucune influence sur la formation du fils dans les autres livres du
corpus.

1.4.1. L’image maternelle

Pour notre étude, nous nous référons à l’article de Philippe Hamon, « Pour un statut sémiologique
du personnage »1.

Le personnage est appréhendé par Philippe Hamon comme un signifiant discontinu (un certain
nombre de marques) renvoyant à un signifié discontinu (de sens ou de valeur du personnage).
(Hamon, 1977, p. 124-125). Nous dégageons ainsi deux champs d’analyse : « l’être »
(la dénomination et le portrait) et « le faire » (rôle et fonctions).

1.4.1.1. Mimosa. Un portrait physique fragmenté

Alexandre Najjar édifie la vie de sa mère à travers ses propres souvenirs, ceux de Mimosa,
des photos, les anecdotes que ses proches lui ont racontées.

Le prénom de la mère est Antoinette, mais son nom de famille n’est pas précisé dans le récit ;
son nom d’épouse est mentionné dans le récit consacré au père où l’auteur explique l’origine du
nom Najjar. Le récit commence par ces mots qui la caractérisent : « Maman, Mama, Mimo,
Mimosa ». Elle est donc « la mère » et « la mère-fleur » pour son fils aîné. « Je ne sais plus si
c’est ainsi que j’en suis arrivé à t’appeler « Mimosa » … Peu à peu, ton surnom est devenu ton
prénom. » (Najjar, 2019, p. 11)

Le portrait physique de Mimosa est présenté de manière indirecte à travers le portrait de sa mère
Claire. « Tu lui ressembles beaucoup, Mimosa, [remarque le fils]. Cette peau blanche,
ce nez légèrement pointu, ces yeux expressifs, ces lèvres fines, ces cheveux frisés si difficiles à
coiffer … » (Najjar, 2019, p. 16) Dans une photo, Mimosa enfant est « affublée d’une de ces

1
Philippe Hamon, « Pour un statut sémiologique du personnage », Poétique du récit, Paris, Seuil, Coll « Points »,
1977.

124
robes taillées sur mesure, un gros papillon en soie noué autour de [ses] cheveux frisés. » (Najjar,
2019, p. 26) C’est le seul trait physique que l’auteur retient de sa mère dans son enfance.

Il détaille avec plus de précisions sa robe de mariée : « à peine maquillée comme à ton habitude,
tu portes une robe de mariée finement brodée, un diadème orné de perles en forme de fleurs, une
traîne en tulle piquetée de pétales et une paire de longs gants en soie. » (Najjar, 2019, p. 43)

1.4.1.2. Les années de formation

Le portrait psychologique de la mère se dessine progressivement durant les années de formation.

Élève studieuse, Mimosa se plie au règlement de l’école. Les souvenirs qu’elle garde de cette
période révèlent son intérêt pour la lecture qu’elle partagera plus tard avec son fils aîné
(les livres qui avaient sa préférence seront prêtés à l’écrivain quand il sera en âge de les
comprendre). Elle ne rapporte pas les frasques de ses camarades à l’exception du tour innocent
joué à mère Pascale : à la suite d’une des élèves qui porte un nom aristocratique, les autres
ajoutent à leur nom de famille le nom de leur village d’origine et font ainsi croire à la religieuse
qu’elles sont toutes des aristocrates. Des études universitaires de sa mère, l’auteur ne retient que
quelques événements : les soirées littéraires durant lesquelles elle se distingue par de brillants
exposés, sa réussite dans ses études de psychologie, l’incident avec le professeur Tyan qui
la blesse par une remarque ironique.

Cependant, la jeune fille sérieuse, l’étudiante brillante manifeste aussi le côté rebelle de son
caractère. En effet, elle lit les œuvres des auteurs existentialistes « jugés subversifs par la société
bien pensante de Beyrouth » (Najjar, 2019, p. 37). Dans les variétés françaises, sa préférence va à
des chanteurs compositeurs engagés (Georges Brassens, Léo Ferré, Jean Ferrat). De plus,
ses lectures encouragent sa rébellion contre le conformisme. Elle s’intéresse particulièrement à la
condition de la femme dont elle revendique les droits.

Son dernier acte de rébellion est la décision de trouver un emploi à une époque où la plupart des
jeunes filles libanaises se mariaient très tôt pour fonder une famille et ne travaillaient pas ; mais
son père entrave son projet de devenir fonctionnaire et elle doit se contenter d’un poste
d’enseignante (dans une école pour filles !).

125
1.4.1.3. Les multiples images de la femme au foyer

Après son mariage, Mimosa abandonne son métier pour se consacrer à ses enfants. Nous
analyserons cet aspect du personnage par le biais des rôles thématiques assumés : l’éducation des
enfants, la gestion d’une famille nombreuse, l’amour, la générosité.

Mimosa met à profit ses études de psychologie pour mener au mieux la tâche de l’éducation des
enfants. Elle s’efforce d’imposer avec tact une ferme discipline. Ses efforts portent leurs fruits
puisque « les plus dissipés finirent par se calmer : le frère artiste qui peinturlurait les murs du
salon apprit à coucher ses chefs-d’œuvre sur du papier à dessin, et le chenapan qui préférait faire
les quatre cents coups avec ses cousins plutôt que d’apprendre ses leçons « mit son cerveau dans
sa tête » selon l’expression libanaise » (Najjar, 2019, p. 57). Elle sait aussi faire preuve
d’indulgence pour les jeux inoffensifs, mais condamne sévèrement les jeux de mains. Quand une
dispute éclate entre les enfants, elle se transforme en juge et, contrairement au juge des enfants
dont le dicton dit qu’il s’est pendu, elle règle le conflit qui se termine par un baiser de
réconciliation.

En outre, Mimosa veille à ce que les enfants se détendent, profitent des divertissements mis à leur
disposition. Elle se convertit enfin en institutrice pour initier son aîné à la lecture et à l’écriture.
Plus tard, après l’école, elle l’aide à faire ses devoirs et elle l’initie également aux travaux
manuels.

Dans ses rapports avec ses enfants, Mimosa prend soin de ne montrer aucun favoritisme.
Elle partage équitablement son amour avec, cependant, une certaine exigence pour sa fille dont
elle ne voulait pas faire une enfant gâtée. Mais cette sévérité est compensée par des attentions
touchantes.

Grâce à ce mélange de discipline et d’amour, les enfants s’épanouissent comme des plantes au
soleil et ils jouissent pleinement de ce temps unique dans la vie de chacun, l’enfance, jusqu’à ce
que la guerre vienne menacer leur bonheur.

Par ailleurs, la mère de six enfants doit faire preuve de qualités de gestionnaire pour pouvoir
accomplir les nombreuses tâches qui lui incombent.

126
Il faut d’abord nourrir « la smala », donc « remplir ans cesse le frigo, stocker du pain. » (Najjar,
2019, p. 58) Il faut ensuite entretenir leurs vêtements et leurs chaussures. L’hygiène et la santé de
tous les rejetons demandent des connaissances médicales (heureusement que Mimosa est
spécialiste des plantes médicinales).

Pour réduire les dépenses nécessitées par les besoins d’une famille nombreuse, elle fait des
économies en se faisant livrer le ravitaillement par un grossiste. Et elle veille à ce que « les habits
et les livres scolaires se transmettent d’un enfant à un autre, de sorte que le benjamin, légataire
universel, achèvera ses études sans avoir acheté un seul ouvrage neuf ni porté un vêtement non
usagé. » (Najjar, 2019, p.59)

Elle a aussi la charge des études et des devoirs des enfants et des visites aux professeurs en cas de
mauvaises notes. D’ailleurs, durant la guerre, pour pallier la fermeture du collège, elle transforme
sa maison en école avec l’aide de quelques professeurs au chômage forcé ; elle dispense elle-
même certains cours et assure le rôle officieux de proviseur. Cette initiative permettra aux enfants
non seulement de ne pas perdre une année scolaire mais aussi de réussir les examens du collège
avec mention.

En somme, Mimosa aura exercé simultanément plusieurs métiers tout en étant mère au foyer.

1.4.1.4. L’épouse aimante

Mère exemplaire, Mimosa fut également une épouse aimante. Entre elle et son mari régnait
« une harmonie parfaite. Jamais un éclat de voix, jamais un mot déplacé ». Elle l’appelait «
Mon », il l’appelait « Ma », des pronoms possessifs qui révélaient cet attachement profond entre
deux êtres qui s’aiment. Dans une carte de Noël adressée à son mari, que l’auteur a retrouvée
dans les affaires de son père, elle exprime avec des mots touchants l’amour profond qu’elle
éprouve pour son époux.

« Tu es pour moi l’être exceptionnel près de qui je me sanctifie et qui m’append tant de choses.
Tu es un exemple pour nous tous par ta droiture, ta foi, ta sagesse, ton optimisme, ton affection
pour la famille, ton sens du devoir… » (Najjar 2019, p.108)

127
Dans Le Silence du ténor, l’auteur rapporte une conversation avec sa mère au cours de laquelle il
lui demande qui elle aurait choisi entre ses six enfants et son mari ; elle lui répond sans hésitation
« Mon ».

1.4.1.5. Une âme généreuse

À toutes les qualités de la mère que nous avons relevées, il faut ajouter la générosité. Elle apporte
une aide matérielle et morale aux associations qui soutiennent les plus démunis et les handicapés
mentaux.

Elle s’implique dans les actions d’Anta Akhi et s’occupe personnellement des défavorisés qui lui
vouent une profonde affection et l’appellent « maman ». Elle s’indigne, un jour, devant le
comportement d’une paroissienne qui repousse une jeune trisomique. Elle n’hésite pas à
réprimander en public cette femme qui méprise les personnes différentes. Au contraire, le cœur
de Mimosa est si grand qu’il embrasse toutes les créatures.

1.4.1.6. « L’être unique qui m’aime »

Le portrait qu’Alexandre Najjar brosse de sa mère révèle l’amour profond qu’il éprouve pour
elle. Cet amour puise sa source, selon lui, dans la relation fusionnelle entre la mère et le fils qui
ne prend fin qu’avec la disparition de celle qui l’a mis au monde.

« J’ai toujours pensé que la disparition d’une mère laisse son fils inconsolable. Ne sent-il pas
qu’il a perdu la légitimité de vivre puisque celle qui lui a donné la vie n’est plus ? » (Najjar,
2019, p. 116)

Il ne reste plus que le souvenir de la disparue ; mais ce souvenir garde l’être aimé vivant dans la
mémoire. Et la dernière phrase du livre dédié à la mère le dit clairement : « Aujourd’hui, Maman
n’est pas morte. »

La mère d’Alexandre Najjar l’a accompagné durant une longue période de sa vie, elle lui a donné
son amour, elle a forgé une partie importante de sa personnalité. Ce n’est pas le cas de Charles
Juliet qui n’a pas connu sa mère biologique. Pour pallier à ce manque, il l’a ressuscitée par
l’écriture.

128
1.4.2. La mère biologique recréée par l’écriture : l’autre vu par l’imagination du soi

1.4.2.1. Réalité et fantasme1

Dans la première partie, le narrateur de Lambeaux fait revivre par l’écriture la mère biologique
qu’il n’a pas connue. Comme il ne dispose que de quelques documents, d’une photo et de
témoignages, il fait appel à l’imagination pour reconstruire l’histoire maternelle et, par une
identification affective, se projeter dans le secret des pensées de la jeune femme disparue et créer
par sa plume des scènes intimes.

Ce projet d’écriture se manifeste dans une succession d’infinitifs : « Te ressusciter. Te recréer. Te


dire au fil des ans et des hivers avec cette lumière qui te portait, mais qui, un jour, pour ton
malheur et le mien, s’est déchirée. » (Juliet, 1997, 2018, p. 10)

Tout est dit dans cette phrase : le pronom possessif « le mien » réfère au narrateur ; le pronom
personnel « te » s’adresse à la disparue dans le désir d’instaurer un dialogue entre ces deux êtres
que le malheur a séparés pour toujours. Le verbe « recréer » annonce une biographie née de
l’imagination du narrateur-auteur.

Cependant, toute l’histoire de la mère n’est pas uniquement née d’un fantasme. Au fil du récit,
l’auteur donne quelques détails sur sa documentation. Son père biologique lui a montré un album
de photographies parmi lesquelles figurait un portrait de sa mère. Un paysan lui a révélé la
tentative de suicide qui a conduit à l’internement. Il a sollicité par la suite les confidences de la
plus grande des sœurs de sa mère et de quelques amis d’enfance. Enfin, la lecture « par le plus
grand des hasards » (Juliet,1997, p. 145) d’une thèse de psychiatrie lui a révélé l’« extermination
douce » pratiquée sous l’Occupation.

Par cette voie, l’écrivain approche ce qu’a pu être l’existence de sa mère, avec l’appui de données
objectives sur lesquelles se reconstruit le fantasme, lui-même fondé sur des traits de son propre
caractère.

1
Notre analyse est fondée sur l’article de Carole Auroy, « Auto-bio fiction. La littérature à la quête du réel dans
Lambeaux de Charles Juliet » (2018).

129
De la « jetée dans la fosse », le narrateur livre au lecteur un bref portrait physique par le biais de
la photo que lui a montrée son père.

« Haut front, nez droit, large bouche aux lèvres bien ourlées, des cheveux bruns abondants
strictement coiffés, et des yeux clairs, livrés, offerts. » (Juliet, 1997, p.144) Dans le port de tête,
le fils lit de la fierté et même un certain défi. La photo ne peut révéler son caractère et le narrateur
n’ose pas interroger son père en présence de sa femme, une étrangère, mal disposée à son égard.
Il lui revient donc de brosser lui-même un portrait psychologique par le pouvoir de l’imagination.

Nous étudierons le personnage par le biais de son « faire » en dégageant les rôles thématiques.

1.4.2.2. « L’étouffée »

Nous ne connaissons ni le prénom ni le nom de la mère biologique. Nous la nommerons donc par
les qualificatifs employés par le fils.

Nous avons montré dans l’étude de l’espace que l’« étouffée », depuis son enfance, se sent
enfermée dans une vie monotone où elle s’épuise aux travaux domestiques et aux travaux de la
ferme. Rien ne vient éclairer son quotidien : sa mère ne lui manifeste aucune affection, et le père
taciturne et despotique la considère comme une servante qui doit exécuter ses ordres.

Le trait dominant de la relation au monde qui se lit dans le rapport avec l’univers est la
déréliction – ce sentiment angoissant d’être jeté dans l’existence. La jeune fille se sent assiégée
par un cosmos hostile : « Dehors, la neige et la brume. Le cauchemar des hivers. De leur nuit
interminable » (Juliet, 1997, p. 9). L’avenir est fermé, sans espoir d’échapper à l’espace clos où
elle est emprisonnée, alors que s’annonce le printemps : « Mais à quoi bon partir. Toute fuite est
vaine et tu le sais » (Juliet 1997, p. 9). Il ne demeure que la conscience d’être entraînée vers la
mort, figurée par la nuit : « La nuit interminable des hivers. Tu sombrais. Te laissais vaincre.
Admettais que la vie ne pourrait renaître. » (Juliet, 1997, p. 10) Tout lecteur en proie à une telle
détresse peut se reconnaître dans le pronom « tu ». (Auroy, 2018)

Pourtant, de la description de cette vie à la ferme, surgit l’image lumineuse d’une jeune fille
tendre, généreuse et intelligente, assoiffée d’instruction. Mais son triomphe au certificat d’études
est immédiatement détruit par le père qui refuse de la laisser continuer sa scolarité.

130
Sa vie conjugale la confine aussi dans une maison sombre, aux côtés d’un mari qui ne la
comprend pas. Les naissances rapprochées de ses quatre enfants épuisent son corps et elle voit
dans le suicide la seule échappatoire à ce cercle infernal. Après l’échec de cette tentative, elle est
enfermée dans une autre prison, l’hôpital psychiatrique qui finira par la détruire corps et âme.

1.4.2.3. L’étrangère

L’auteur qualifie aussi sa mère d’« esseulée ». Ce terme souligne bien le sentiment d’être une
étrangère dans un monde où elle ne trouve aucune âme sœur, à part le jeune étudiant en qui elle
découvrira, malheureusement pour un bref laps de temps, un alter ego. Pour le reste de sa vie,
elle vivra en marge d’une société caractérisée à ses yeux par la mesquinerie, l’égoïsme, l’absence
totale de grandeur d’âme. Elle reconnaît pourtant qu’elle fait partie de cette société et elle en a
honte.

La mère a eu conscience, dès l’enfance, d’être étrangère à son milieu. Dans le village où elle s’est
installée après son mariage, elle se sent proche de deux êtres mis au ban de la société : l’une est
« l’étrangère » venue d’ailleurs que les habitants n’ont jamais acceptée. Et elle a gardé jusque
dans la tombe le surnom qu’on lui avait donné. L’autre est « le bagnard » qui vit à l’écart des
autres, victime de l’opprobre dont avait pâti son aïeul, accusé sans preuve d’avoir mis le feu à une
ferme et envoyé au bagne pour expier son crime. Comme eux, la jeune femme se sent mise à
l’écart. Attirée par le monde des livres et de la connaissance, elle ne peut plus se satisfaire de sa
vie de paysanne et en elle souffre de plus en plus. « Déchirée. À jamais fissurée. À jamais exclue
de la vie. À jamais embourbée dans la souffrance qui a pourri jusqu’à la pulpe de [son] âme. »
(Juliet, 1997, p. 83) L’exclusion familiale et sociale est complétée par une stigmatisation
institutionnelle qui conduit au silence et à la mort.

1.4.2.4. La libérée

Elle échappe à la monotonie de sa vie, à une société qu’elle condamne, par le rêve d’un autre
monde, totalement différent de la réalité source de souffrance et de déceptions. La Bible et la
nature lui offrent ce monde rêvé comme nous l’avons montré dans l’étude de l’espace. Mais le
retour à la vie quotidienne, rend la réalité encore plus insupportable. La rencontre du jeune

131
étudiant lui ouvre les portes d’un autre univers, celui de l’amour, source de bonheur. Mais ce
monde sera détruit par la mort du jeune homme.

Cette femme au destin tragique, incomprise de tous, acquiert enfin le droit à la parole grâce à son
fils qui, par le biais de l’écriture, lui permet enfin d’exprimer tout ce qu’elle avait enfoui dans les
profondeurs de son être.

On pourrait penser que la mère disparue n’a eu aucune influence sur la formation de la
personnalité du fils, puisqu’il ne l’a pas connue, n’a pas vécu avec elle. Pourtant l’image de la
mère biologique, bien que construite, au départ, à partir de quelques faits réels, constitue en
grande partie un autoportrait du fils qui révèle, à un premier niveau, une scission intérieure de
l’être et, à un second niveau, un appel à l’humanité qui peut se reconnaître dans la souffrance
liant la mère et le fils.

1.4.3. La mère adoptive

L’amour maternel dont l’auteur-narrateur a été privé à sa naissance et dont il a souffert dans son
inconscient, l’auteur l’a reçu de sa mère adoptive évoquée durant la seconde partie de
Lambeaux.

Comme la mère biologique, la mère adoptive est une paysanne, vivant dans une ferme et
assumant, sans se plaindre, les lourdes tâches qui incombent à une fermière. Elle est nommée «
Mme R. » et le narrateur ne fait aucune allusion à son « être ». Nous analyserons donc ce
personnage par son « faire ». La mère adoptive assume plusieurs rôles thématiques : le travail à la
ferme, l’amour, l’inspiration.

1.4.3.1. La fermière active et stoïque

La ferme exige un travail constant, fatigant, mais la mère ne se plaint jamais et accomplit les
lourdes tâches qui lui incombent sans récriminer. « Elle ne cesse de travailler, à l’écurie, au
jardin, dans les champs, à la maison et elle a un air toujours triste et soucieux. » (Juliet, 1997, p.
98) Le narrateur s’efforce de l’aider autant que peut le faire un enfant de son âge. Il l’entoure de
petites attentions, en surveillant les arrosoirs et en les remplissant à la fontaine. Leur poids

132
n’entrave pas ses efforts. Plus tard, il participe aux travaux de la ferme durant les vacances
scolaires.

1.4.3.2. La mère aimante et aimée

La mère parle peu, elle ne gronde jamais l’enfant. Quand celui-ci est angoissé, elle s’efforce de le
rassurer. Une seule fois, durant l’Occupation, elle s’oppose à lui et incapable de le convaincre,
elle l’appelle « petit Boche ». L’enfant éclate en sanglots et la mère le prend sur ses genoux et
s’efforce de le calmer. C’est que le petit garçon est tellement attaché à sa mère qu’il ne peut
supporter ses reproches. De plus, le terme « boche » est le surnom péjoratif des Nazis qui
occupent la France et l’enfant a pensé que sa mère l’accusait d’être un traître.

Par ailleurs, il est hanté par la peur de la perdre et cherche constamment sa présence. « Il te faut
la voir, te repaître de son visage, lui prendre la main, te serrer contre elle. » (Juliet, 1997, p.97)
Lorsqu’il est à l’école des enfants de troupe, le lien qui l’unit à la mère est maintenu par les
lettres qu’elle lui envoie. La vie militaire est très dure à supporter, mais les velléités de rébellion
du petit militaire sont réprimées par l’amour pour sa mère. « Toujours en toi vibre cet amour de
la mère. Un amour qui te soutient, t’enjoint de tenir, de te montrer docile et courageux, de lui
témoigner ta gratitude en veillant à ne rien faire qui pourrait la peiner. » (Juliet, 1997, p.109)

1.4.3.3. L’inspiratrice

Pour exprimer cet amour pour sa mère adoptive alors qu’il se trouve loin d’elle, à l’Ecole
militaire, il s’efforce de l’exprimer dans des lettres qu’il lui envoie régulièrement. Mais le petit
écolier a des difficultés à écrire ses sentiments, car les mots lui manquent. « Tu voudrais lui
raconter ce que tu vis, fais, éprouves, lui confier combien tu t’ennuies d’elle et du petit frère, mais
tu n’y parviens pas » (Juliet, 1997, p. 104). Il prend la résolution de faire plus attention durant le
cours de français pour acquérir du vocabulaire, de soigner ses rédactions pour être un jour
capable de lui écrire des lettres où elle pourra lire tout l’amour qu’il éprouve pour elle.

C’est donc l’amour de la mère adoptive qui assume le rôle de destinateur de la quête du futur
écrivain. Le premier adjuvant de cette quête est un professeur de français qui lui fait découvrir la
littérature. « Tu as travaillé avec ferveur pour faire des progrès en français. Tu y étais incité par
ton désir de pouvoir rédiger de longues et copieuses missives à l’intention de ta mère, de pouvoir

133
lui exprimer l’amour que tu lui voues. » (Juliet, 1997, p. 115) Ce sont ensuite les auteurs français
dont il lit les œuvres.

Après avoir abandonné les études de médecine à l’Ecole de santé militaire et quitté l’uniforme, le
narrateur se retrouve seul et libre, avec toujours ce désir d’écrire. Un autre adjuvant l’aidera à
réaliser ce rêve. Sa compagne lui propose de prendre seule en charge les dépenses du ménage et
l’encourage à quitter son poste de professeur pour se consacrer à l’écriture. Lorsqu’il annonce
cette décision à sa mère, elle forme des vœux pour qu’il réussisse.

L’écriture va entraîner la résurgence de la mère biologique qu’il n’a pas connue. Et, un jour, il lui
vient le désir de parler de ses deux mères : « l’esseulée et la vaillante, l’étouffée et la valeureuse,
la jetée- dans-la-fosse et la toute-donnée. Elles ne se sont jamais rencontrées, mais l’une par le
vide créé, l’autre par son inlassable présence elles n’ont cessé de [l’] entourer, de [le] protéger,
[le] tenir dans l’orbe de leur douce lumière. » (Juliet, 1997, p.149-150)

L’amour pour la mère adoptive aura ainsi donné naissance à l’écrivain qui, grâce à l’écriture,
immortalise les deux femmes qui lui ont donné, l’une la vie et l’autre l’amour maternel.

1.4.4. La figure paternelle

1.4.4.1. Le ténor, « idéal du moi »

Dans le Vocabulaire de la psychanalyse, Laplanche et Pontalis affirment que « l’idéal du moi »


est « un terme employé par Freud dans le cadre de sa seconde théorie de l’appareil psychique :
instance de la personnalité résultant de la convergence du narcissisme (idéalisation du moi) et des
identifications aux parents, à leurs substituts et aux idéaux collectifs. En tant qu’instance
différenciée, l’idéal du moi constitue un modèle auquel le sujet cherche à se conformer. »
(Laplanche et Pontalis, 1997, p. 184)

Le narrateur du Silence du ténor ne cite pas le prénom de son père, mais il brosse de lui un
portrait physique assez détaillé. « Mon père était très mince, il a toujours gardé le même poids…
il a le ventre plat… Il est brun, mais depuis l’âge de soixante-cinq ans ses cheveux sont cendrés.
Sa figure est allongée, son front dégagé, majestueux comme une coupole. Il a le teint mat, le nez
prononcé, les oreilles décollées et ses yeux encadrés par des lunettes à monture dorée sont d’une

134
couleur indéfinissable, un mélange de bleu, de gris et de vert. Il a de grandes mains, les doigts
osseux et, à l’extrémité du majeur droit, une boursouflure causée par la pression incessante de
son stylo. » (Najjar, 2015, p.16)

On sent déjà dans ce portrait l’affection et l’admiration du fils qui révèle plusieurs traits de
caractère du ténor. Son corps mince est un indice de son ascétisme. La boursouflure du majeur
droit est la preuve qu’il consacre beaucoup de temps à son travail comme nous le montrerons plus
loin. Et c’est, bien entendu, le regard du fils qui fait ressortir la majesté du front.

Le portrait moral du père est résumé par deux expressions : un « homme de caractère » souligne
sa personnalité volontaire et une ferme détermination ; « exigeant envers lui-même et envers les
autres » met en relief le désir de ne jamais manifester de faiblesse et attendant des autres et de ses
enfants de toujours tendre vers le mieux, perfectionner leurs compétences et se dépasser sans
cesse. L’auteur cite plusieurs exemples de ces exigences du père. À l’école, il demandait à ses
enfants d’être les premiers. Plus tard, il leur posait des questions pour voir s’ils excellaient dans
leur métier. « À ses yeux, nous étions perpétuellement en période probatoire, ce qui loin de nous
décourager, nous incitait à dépasser nos limites » avoue l’auteur. (Najjar, 2015, p.17)

Durant sa vie, le ténor a eu des modèles qu’il désire partager avec ses enfants : d’abord, Napoléon
Ier dont il connaissait par cœur l’histoire ; ensuite de Gaulle qui était pour lui un être exemplaire ;
enfin le maréchal Lyautey qui, d’après lui, avait admirablement administré le Maroc.
Cette admiration pour ces grands hommes était incitée par leur qualités de « chef ».
Ce mot signifiait pour le père « la volonté, la maîtrise de soi, la discipline et l’aptitude
à commander. » (Najjar, 1015, p. 18) Ces qualités, il tient à les retrouver dans le fils aîné et, pour
l’inciter à les acquérir, il lui fait cadeau d’une casquette de base-ball ornée d’un écusson portant
ce slogan : « Suivez le chef ». Le fils est conscient que ce cadeau fait peser sur ses épaules une
lourde responsabilité qu’il s’efforcera d’assumer au cours de sa vie. Le père ayant des idées bien
arrêtées sur la figure du chef, réprouve fortement un homme comme Che Guevara dont l’effigie
orne un tee-shirt porté pas son fils aîné.

En littérature, le père a aussi des modèles : Hugo, Corneille, Racine et Daniel Rops sont seuls
dignes d’intérêt. Et il trouve Camus subversif !

135
Le ténor a fondé toute sa vie sur trois valeurs morales que le fils qualifie de « passions » :
la patrie, le travail, la famille. Il assume ainsi plusieurs rôles thématiques : le patriotisme, la
conscience professionnelle et l’attachement à la famille.

1.4.4.2. Un patriote fervent

Le père est né en 1923. Il aura vécu, chronologiquement, l’évolution historique et politique du


pays natal. « Né en 1923, au lendemain de la proclamation du Grand Liban par le général
Gouraud, mon père aura tout connu : le Mandat français, l’Indépendance de 1943, la Belle
Époque (les années cinquante et soixante), la guerre, l’occupation. (Najjar, 2015, p.63)

Le Liban est la patrie de la famille Najjar. Le père lui voue une passion inaltérable que symbolise
le cèdre planté le jour de la naissance du fils aîné. Cet arbre résistera à toutes les destructions
causées par la guerre, à l’image de la population qui subira avec stoïcisme les malheurs de la
guerre.

Toute sa vie, « le ténor n’a jamais cessé de défendre une certaine idée du Liban. Un Liban
« indépendant, prospère et cultivé », comme l’affirmait son modèle, le général de Gaulle ; un
Liban pluriel où cohabiteraient en toute harmonie, les dix-huit communautés religieuses qui le
composent » (Najjar, 2015, p. 7). Ce pays l’a accompagné toute sa vie et il a vécu toutes les
vicissitudes de son existence dans une région qui n’a jamais connu la paix. L’auteur affirme que
le pays natal fut pour le ténor son ami, son complice, son confident.

Au début de la guerre le ténor garde l’espoir en un avenir lumineux. Il exhorte ses amis et ses
proches à ne pas déserter la patrie, l’exil étant plus un poison qu’un remède ; il promet des jours
meilleurs à ceux qui ont tout perdu. Le fils pense que son père se croit investi d’une mission
nationale qui consistait à prêcher l’espoir.

Une anecdote illustre son optimisme. Une nuit, alors que la famille est terrée dans un abri, le
ténor s’installe dans un coin avec des dossiers et se met au travail. À son fils qui lui fait
remarquer l’inutilité de cette tâche dans un pays dévasté, il « hocha la tête et eut ces mots
magnifiques : Demain la paix viendra, et je dois être prêt. » (Najjar, 2015, p.93) Mais il arrive
aussi, durant des bombardements violents, que le père éprouve la peur de ne plus pouvoir
protéger sa famille des dangers qui la menacent.

136
Les parents ont transmis l’amour du pays natal à l’auteur. Bien qu’il effectue des voyages à
l’étranger pour la promotion de ses livres, il revient toujours au Liban qu’il ne pense pas à
abandonner et, dans la plupart de ses romans, le Liban est toujours présent.

1.4.4.3. Un avocat brillant

La passion du travail est exprimée par les termes anglais de « addicted, workaholic » et
l’expression « bourreau de travail ». Pour mieux illustrer cette dévotion au travail, l’auteur
emploie le terme « sacerdoce ».

Après avoir décidé de suivre la carrière juridique, le fils fait son stage dans le cabinet de son père
et il découvre à ses côtés les règles professionnelles et morales qui guident le ténor dans
l’exercice de sa profession. Tout d’abord, la droiture, car il a fait sienne cette phrase de Paul
Bourget qu’il répète continuellement au jeune stagiaire : « Nos actes nous suivent ». Elle lui
enseigne trois leçons : « revenir à la source, aux textes de loi ; ne jamais donner de faux espoirs ;
croire jusqu’au bout aux chances de succès d’un procès. » (Najjar, 2015, p. 11)

Sa parfaite maîtrise de sa profession est soulignée par une brillante plaidoirie au cours de laquelle
il se sert des arguments de son adversaire, un professeur d’université pour le tourner en ridicule.
Il choisit un paragraphe dans un ouvrage écrit par « son honorable confrère » et le lit à la cour.
« Mon honorable confrère plaide le contraire de ce qu’il enseigne à l’université. De deux choses
l’une : ou bien il trompe ses étudiants, ou bien il trompe la cour. La cour appréciera. » (Najjar,
2015, p.12) « Et la cour apprécia », conclut l’auteur.

Dans la pratique de son métier, le ténor était un idéaliste : il ne pouvait concevoir la corruption de
la justice ; il ne tolérait pas les ingérences du pouvoir exécutif dans les affaires judiciaires. Et
l’état déplorable de la magistrature après la guerre, le désolait.

Le père était également un homme généreux ; il accordait peu d’importance aux honoraires et il
accordait, tous les samedis, des consultations gratuites. Son fils suit son exemple à sa grande
satisfaction. Pour le complimenter, il lui disait souvent : « Tu es l’abbé Pierre du droit. » (Najjar,
2015, p. 12)

137
1.4.4.4. Un père de famille affectueux

La famille tient une place importante dans la vie du père. Bien que sa profession le tienne éloigné
de la maison, il ne donne jamais l’impression d’être un père absent. « Il avait l’art de donner aux
rares instants d’intimité qu’il nous accordait une importance telle que ces moments-là suffisaient
à nous satisfaire », affirme le fils. Un rituel s’installe dans les rapports avec les enfants : « le
baiser du matin, la prière en commun, le rituel de la bonne nuit avant de se coucher qui consistait
à aller dans sa chambre pour obtenir une bise et un pincement affectueux du cou. » (Najjar, 2015,
p.13) S’ajoutent à cela les promenades du soir auxquelles le père invitait chacun à tour de rôle et
au cours desquelles ils parlaient de l’avenir, des problèmes et des moyens de les surmonter.

Son affection pour ses enfants se manifeste aussi par les surnoms qu’il leur attribue : « al-oustaz
al saghir » (le petit avocat) pour l’auteur, « bisse » (le chaton) pour la fille unique de la smala,
« Fred Astaire » pour le benjamin qui avait dansé à une fête du collège, « Le Corbusier » pour
l’un des cadets qui désirait devenir ingénieur, « Léonard », son jumeau doué pour la peinture, et
« Lyautey » pour le fils dissipé que le père souhaitait voir discipliné par le Maréchal.

1.4.4.5. Un membre aimé et respecté de la famille élargie

La famille tient une place très importante pour le ténor, dans ses rapports quotidiens avec les
enfants comme nous l’avons montré plus haut. Mais il est aussi attaché à sa famille élargie
composée de ses frères, de sa sœur, d’oncles, de tantes et de cousins. Une lettre de l’oncle de
l’auteur souligne, l’importance du père au sein de sa famille : « Tu es notre père à tous et tu seras
notre dernier recours. » (Najjar, 2015, p. 92) Et à l’annonce du décès de son frère aîné, le ténor
est dévasté, il refuse d’accepter la réalité. Il entretenait avec sa sœur des rapports
privilégiés « Il la protégeait, surveillait ses sorties, et, le soir, attendait patiemment qu’elle fût
rentrée pour se coucher ». « Il était pour moi le symbole du travail est du devoir, se
souvient-elle… Il dégageait une telle force que par sa seule présence nous étions rassurés. »
(Najjar, 2015, p. 63) Voilà deux témoignages de la vie exemplaire du ténor.

Ainsi, les valeurs prônées par le père sont tout d’abord intériorisées par l’auteur et deviennent
ensuite des normes de sa vie familiale et sociale.

138
En conclusion, le ténor est un modèle que le fils s’est efforcé de suivre tout au long de sa vie.
Contrairement à certains écrivains qui, dans leur autobiographie, « règlent leurs comptes avec
leurs pères » – Chateaubriand dans Mémoires d’Outre-Tombe, pour ne donner qu’un seul
exemple – Alexandre Najjar ne prononce aucune critique qui pourrait ternir l’image paternelle
dépeinte au lecteur.

De même, Sami Tchak idéalise son père en brossant le portrait d’un homme, humble forgeron
togolais, dispensateur d’une sagesse adressée à l’humanité.

1.4.5. Un philosophe africain

1.4.5.1. Un exclu élevé à la dignité d’auteur

Métcheri Salifou Tcha-Koura est d’abord exclu de sa communauté à cause de son infirmité, une
jambe sans chair qui le distingue des autres. Ceux-ci se sentent alors indifférenciés. Ce sentiment
n’est pas unique dans la société africaine, il existe en tout individu qui se trouve en face d’un être
autrement formé physiquement que lui.

René Girard, dans L’ouvrage intitulé Le bouc émissaire (1982), analyse ce sentiment en
l’expliquant de la manière suivante. Toute société est fondée sur la différenciation au sein du
système, à l’intérieur de l’espace clos. Le système est perturbé lorsque se manifeste une
différence hors-système, en l’occurrence une différence physique. La communauté se sent alors
menacée, « par la possibilité de différer de sa propre différence, c’est-à-dire de ne pas différer du
tout, de cesser d’exister en tant que système. » (Girard, 1982, p.37)

La deuxième raison pour laquelle le père est exclu est la personnalité de son fils. Celui-ci, en
désaccord avec les autorités, s’est exilé. Le père, resté dans son village, est l’objet d’une forme de
persécution par le système politique en place. Mais il continue à vendre les objets qu’il fabrique
dans sa forge et il place en évidence à côté de ceux-ci les livres de son fils.

Abdoulaye Imorou (2019) ajoute une troisième raison à cette exclusion : le père est exclu du
statut d’auteur. D’abord, il ne parle pas le français, langue nécessaire dans l’Afrique francophone
si l’on désire que la parole puisse atteindre le monde. Ensuite, le statut d’auteur n’est pas
accessible à tout le monde. « L’auteur est « un maître d’autorité », celui dont la parole est

139
performative. » (Imorou, 2019, p.2) Si, aujourd’hui, la parole est devenue profane (alors que dans
l’antiquité elle appartenait aux dieux qui la transmettaient aux hommes 1), elle n’en reste pas
moins l’apanage de quelques élus, capables de la mettre en forme de manière à la fois esthétique,
performante et conforme à la vérité de ceux qui décident de la marche de la société.

Grâce à son fils devenu un auteur connu, Métchéri Salifou Tcha-Koura acquiert la parole
« auctoriale ». SadambaTcha-Koura, devenu Sami Tchak, joue des privilèges dont jouissent les
auteurs établis pour « parrainer et faire coopter son père. » (Imorou, 2019, p.5) Pour ce faire,
il insère son père dans une tradition connue et accréditée par le biais du titre de son livre qui
renvoie à Ainsi parlait Zarathoustra, le situant à la hauteur de Nietzche et de Zarathoustra. Il le
fait converser avec les plus grands auteurs de la littérature mondiale, entre autres, Socrate, Omar
Khayyâm, Confucius… Tchak suggère ainsi que l’humble forgeron togolais comprend et
prolonge les dires de ces grands hommes. Enfin, il ne transcrit pas les paroles de son père, il les
écrit au sens littéraire du terme, dans un langage poétique.

Il apparaît alors que le père hérite du talent de son fils et de la profondeur de la pensée de
Nietzsche et de Socrate. Mais les leçons de la forge sont fondées sur le bon sens et l’expérience
de la vie quotidienne. En écrivant les paroles de son père, le fils renverse l’ordre de filiation et de
l’héritage. Devenu Sami Tchak, il ne dispose d’aucun héritage à l’inverse de bien des auteurs. Par
l’écriture, il fait de son père son héritier, impliquant par le fait même, contre la tradition établie,
que le passé peut hériter du présent. Il a refusé de croire qu’il fallait être le fils de quelqu’un pour
exister ; en existant, on pouvait décider du statut de son père. « En publiant Ainsi parlait mon
père, Sami Tchak assoit ceux exclus parmi les exclus au centre du cercle, en démolissant par ce
geste la notion d’exclusion. » (Imorou, 2019, p.8)

Ainsi, le père exclu de la société et du cercle littéraire, acquiert une notoriété sur le plan
international, grâce à ses paroles reprises dans les écrits de son fils. Celui-ci, par le pouvoir du
verbe, l’élève au niveau des plus grands philosophes, bien qu’il préfère le terme de « sage ».

1
Dans l’antiquité grecque, la figure de l’auteur n’existe pas. Les aèdes n’écrivaient pas leurs paroles. Elles leur
étaient dictées par les dieux ou les Muses. Ainsi, l’aède est un élu parce qu’il a le privilège d’entendre la voix divine.
« Déesse, chante- nous la colère d’Achille… », sont les premiers mots de l’Iliade.

140
1.4.5.2. Un sage

« Je ne qualifierai pas mon père de philosophe, dans le sens où il n’a jamais pensé ou souhaité
faire école. Sage ? Oui, il l’était dans sa recherche d’une parole intemporelle et essentielle, faisant
des éléments les plus ordinaires de l’existence le lieu de sa réflexion. J’ai à son propos tenté
toutes les formes d’écriture, dont celle du récit consacré au père – qui m’a semblé un peu
artificiel. J’ai finalement choisi de le ramener à sa parole », précise Tchak.
(www.jeuneafrique.com)

Les dits de Métchéri Salifou Tcha-Koura sont le produit d’un vécu primitif qui le distingue de la
communauté à laquelle il appartient. Ils l’élèvent au niveau des philosophes et des moralisateurs.

Les paroles du père, présentées comme des leçons, révèlent le portrait moral de Métchéri Salifou
Tcha-Koura, tel que le voit son fils, un modèle à suivre pour tous les hommes.Ses paroles sont
transmises sous plusieurs formes, proverbes, dictons, petites fables et des exemples tirés de de la
vie quotidienne.

Une des premières leçons est un écho au fameux « connais-toi toi-même » de Socrate : « Mon
fils, l’homme ne se connaîtra jamais soi-même, pas plus que l’océan ne se connaît ni que la pluie
qui arrose nos champs ne connaît l’océan. » (Tchak, 2018, p. 32)

Une autre leçon reprend la phrase de Térence sur la condition humaine : « Partout dans le monde,
si tu ne retrouves pas en les autres une part profonde de toi, ne dis pas qu’ils sont différents de
toi, mais que tu n’as pas su te chercher en eux. Sinon, en chaque homme, en chaque femme,
même en ceux et en celles qui te semblent si vils, méprisables, il y a ta propre vérité. Ne pas t’y
trouver, c’est passer forcément à côté de toi-même, mon fils » : ainsi parla mon père pour
m’apprendre à chercher en chacun la part entière de l’humaine condition.

Pour lui, l’enfant est précieux parce qu’il porte en lui le monde de demain et donc la condition
humaine du futur : « D’un enfant, nous devons apprendre plus que nous ne pouvons lui enseigner,
puisqu’il porte en lui le monde que nous n’aurons pas le temps de vivre, alors que lui a la
possibilité de connaître l’essentiel de ce qui existait avant lui. » : ainsi parla mon père à la
naissance de mon fils aîné Malick.

141
L’humilité est aussi une valeur essentielle inculquée au fils par le père : « si nous estimons
n’avoir plus rien à apprendre des autres, alors nous n’avons plus rien à attendre de notre propre
vie. » (Tchak, 2018, p. 33-34)

Il illustre sa pensée par un exemple : « Tu prétends avoir terrassé tous tes concurrents dans les
sept villages, hein, beau champion de lutte ? En es-tu sûr ? Es-tu sûr qu’il ne te reste aucun
concurrent à terrasser ? Tu veux que je te dise la vérité, tu le veux ? Jeune homme, ta victoire ne
sera complète que le jour où tu mettras à genoux ta propre ombre ». Ainsi parla mon père au plus
grand lutteur du village qui s’inventait sa propre légende.

Cette leçon d’humilité est renforcée par la reprise d’une idée de Nietzsche sur la lucidité plutôt
que sur la vérité : « Méfie-toi de ce que tu crois être la vérité, car ta vérité peut te fermer la porte
à autre chose d’essentiel : l’humilité qui fera, à tes yeux, d’une fourmi, d’une simple fourmi, une
leçon qu’il te faudrait plusieurs vies pour assimiler ».

L’amour fait aussi l’objet d’un aphorisme : « Tu ne peux dire aimer une femme avant que tu ne
sois sûr de préférer ses défauts à ses qualités. » (Tchak, 2018, p.38-39)
Enfin, les paroles de Montaigne sur la mort résonnent dans les paroles du père : « Je peux te dire
une chose : apprendre à apprivoiser la mort est le premier sens de notre vie. » (Tchak, 2018, p.69)

Les conditions de l’existence présentées par le père sont conçues comme un changement
d’habitudes destinés à la population africaine en premier lieu et, en second lieu, au monde entier.

Par ailleurs, le père, bien qu’attaché aux coutumes de sa société, s’est ouvert à l’Occident en
envoyant son fils aîné à l’école. Il se situe donc à la croisée de deux mondes, l’ancien et le
nouveau. Il encourage son fils à aller de l’avant, à découvrir d’autres mondes sans pourtant
oublier ses origines.

« Va, Abou, va, mon fils, jusqu’au bout du monde. Mais, où que tu ailles, où que tu t’installes,
n’oublie pas ce village où tu es né, n’oublie pas cette forge, notre forge, qui fut le lieu de tes
premiers apprentissages, n’oublie pas la rosée qui a mouillé tes pieds t’enfant, n’oublie pas la
rivière où, enfant, tu te baignais, n’oublie pas les premières paroles qui ont fait nid dans ta tête et
dans ton cœur. Va, mon fils, va, mais en esprit, reste arrimé à ton passé. Tu danseras d’autant

142
plus fièrement dans la tempête que tu seras à la fois aérien et enraciné. Va, mon fils. » (Tchak,
2018, p. 8)

Dans ces paroles, la sagesse du père se manifeste par l’acceptation d’une évolution de la société
africaine. Au moment où il donne ce conseil à son fils, le Togo est un état indépendant qui
entretient des rapports avec l’Occident. Le père comprend que la jeune génération ne peut pas
rester indéfiniment accrochée au passé. Contrairement à l’imam du village qui voit dans
l’influence de l’Occident une source du mal.

Ainsi, Sami Tchak, en rapportant les paroles de son père révèle le culte qu’il voue à cet homme,
humble villageois africain qui, aux yeux de son fils, devient un héros. Il rejoint ainsi Alexandre
Najjar dans la construction, par l’écriture, d’une figure paternelle hors du commun.

À l’inverse, l’auteur-narrateur de Lambeaux, au lieu de brosser un portrait idéal d’un père


biologique qui l’a ignoré, le remplace par des substituts qui assument le rôle du père aimant et du
père modèle.

1.4.6. Deux figures paternelles antithétiques

1.4.6.1. Un père biologique indifférent

L’écrivain crée l’image maternelle à partir de lui-même, de ses sentiments, de ses émotions, ce
qui signifie qu’il crée un alter ego. Il parle brièvement de son grand-père paternel comme d’un
homme taciturne, indifférent à sa fille. Il ne tient aucun compte de ses succès scolaires,
l’empêche de continuer ses études après le certificat, lui interdit d’exercer un métier,
l’emprisonnant dans la ferme et les travaux domestiques.

La relation de la disparue avec son père biologique se répète dans la propre relation du narrateur
avec Antoine, son père biologique. Celui-ci est un père absent : il a abandonné sa première
femme à l’hôpital psychiatriques et l’a condamnée à mourir d’inanition, commettant ainsi un
féminicide par indifférence ; il a abandonné son fils à des étrangers alors qu’il était âgé d’un mois
et n’a jamais pensé à le reprendre, pire, il a oublié de leur donner son prénom. Cet oubli peut être
considéré comme un filicide symbolique, car ne pas nommer c’est nier l’existence de l’être. Le
fils, à son tour, ne le reconnaît pas comme son père, il le nomme « le père de la montagne ».

143
Lorsqu’il lui demande un pull-over en laine pour se protéger du froid, c’est la seconde femme qui
refuse et le père ne dit rien. De ce père, il n’a rien reçu : ni soins, ni affection. C’est le père
adoptif qui lui dispense l’affection paternelle, mais il n’a eu aucune influence sur la formation de
l’homme qu’il est devenu. Ce sont les pères de substitution assumant cette fonction dans la vie de
sa mère biologique qui forgeront en partie le caractère du fils.

1.4.6.2. Les pères modèles

Pour la mère, le premier père modèle est l’instituteur vu par la petite fille comme un substitut du
père biologique qui l’exploitait et ne lui manifestait aucune affection alors que l’instituteur a
reconnu en elle une brillante intelligence. Le fils à qui elle donne le jour est, lui aussi, assoiffé de
connaissance et il désire comme sa mère posséder les mots qui exprimeraient ses sentiments,
ses émotions.

Une autre figure de père rêvé se dessine dans l’étudiant rencontré par la mère dans sa jeunesse.
Le fils se rapprochera de lui en devenant à son tour étudiant, puis en se vouant à la littérature.
Ces modèles masculins n’ont fait naître dans la vie de sa mère que rêve et nostalgie. Le fils,
en revanche, peut investir la figure imaginaire de pères à la fois absents et idéalisés pour panser
les blessures infligées par la réalité. L’adolescent trouvera à l’école des enfants de troupe une
nouvelle figure paternelle chez un chef qui lui ouvrira son foyer ; mais séduit par sa femme, il
vivra une liaison précoce, suscitant la culpabilité à l’égard du mari trahi et de l’éducation
religieuse inculquée par la mère adoptive.

En définitive, si le père biologique a failli à son devoir, les pères substitutifs formeront l’écrivain
adulte et lui donneront le pouvoir de ressusciter, par les mots, la mère disparue.

Toute autre est la figure paternelle dans Profession du père. Dans la réalité, c’est un malade,
un fou, déclare l’auteur, un schizophrène pour être plus précis.

1.4.6.3. Un père enfermé dans la schizophrénie

Pour l’analyse des manifestations de cette maladie, nous nous sommes fondée sur l’article de
Soumaya Jarrah intitulé « Profession du père, un réel déraisonnable » (Jarrah, 2018)

144
Tout au long de l’histoire, André Choulans est hanté par une idée fixe, celle de tuer le Général de
Gaule et cette fixation est la conséquence de sa maladie mentale. Son fils, Émile, joue le rôle de
l’adjuvant du père dans cette quête durant son adolescence. Mais devenu adulte, il réalise la
gravité de la maladie de son père et il décide de dévoiler toute la vérité au psychiatre à la fin du
roman. « J’ai raconté le déménagement. J’ai raconté leur isolement, notre solitude. Pas un ami,
pas un jamais. Personne pour sonner à notre porte, personne pour s’asseoir à leur table à manger.
Pas de copains non plus. Aucune connaissance. Rien de ce qui fait une vie, une rumeur, les rires
dans la maison. » (Chalandon, 2015, p. 289) Ces lignes révèlent le délire paranoïaque, une
maladie psychiatrique grave qui fait partie des psychoses et la personne atteinte ne se rend pas
compte de sa maladie.

Les paranoïaques sont en général des individus méfiants, suspicieux, orgueilleux, susceptibles
et souvent méprisants. L’étude des symptômes de la paranoïa justifierait le comportement bizarre
de ce personnage.

1.4.6.3.1. Les symptômes de la paranoïa1

Le premier symptôme est l’apparition du délire qui se manifeste par la « modification du sens des
réalités ». C’est le signe principal de la maladie. Le malade perd alors tout contact avec le monde
réel.

Toute la vie d’André Choulans est basée sur des mensonges. Le titre du roman indique bien le
problème : André Choulans n’arrive pas à préciser sa profession. Il est tantôt champion de judo,
tantôt parachutiste, ou bien footballeur, fondateur des Compagnons de la chanson, espion, et
même conseiller particulier du général de Gaulle ! « Lorsque le groupe des [Compagnons de la
chanson] avait été fondé, en 1941, mon père avait vingt et un ans. (…). Et c’était lui, André
Choulans, qui avait eu l’idée de cet ensemble vocal. » (Chalandon, 2015, p.28) Ce ne sont pas des
mensonges de la part du père mais bien des délires.

Émile, son fils, le croit aveuglément, mais il est confronté au même problème à chaque rentrée
scolaire : lorsqu’il doit remplir le questionnaire d’identité il ne sait pas quoi écrire dans la case
1
Pour cette analyse, nous nous référons à l’article de Soumaya Jarrah « Profession du père de Sorj Chalandon : un
réél déraisonnable. » (Jarrah, 2018)

145
« profession du père ». Il dit : « Au CM1 et au CM2, j’avais un père parachutiste. […]. Lorsque
je suis entré en sixième, c’est tout compliqué. […] - Écris la vérité : « Agent secret. » lui dit le
père. « - Et si tu disais « sans profession » a encore hasardé ma mère. […] - Ben oui. Sans
profession et on n’en parle plus. » (Chalandon, 2015, p. 56-61)

Le père trouve qu’écrire « sans profession » est plus facile que de dévoiler la nature exacte de son
travail : il a une mission secrète ; il est chargé de tuer le Général de Gaulle qu’il considère comme
un traitre parce qu’il a accepté l’indépendance de l’Algérie. Il a confié son secret à son fils lequel
est fier de son père.

Quand celui-ci entend un événement à la radio et le voit à la télé, il prétend que tout s’est passé
grâce à lui ; c’est bien lui qui « avait incité de Gaulle à passer au franc nouveau. Mon père avait
même l’idée de l’appeler « franc lourd ». (Chalandon, 2015, p.72)

Le délire du père s’intensifie au point qu’il a la conviction communiquer avec Dieu. « Dieu lui
parlait. Mon père et Dieu, sans personne pour traduire. Il n’avait que faire d’une bouchée de pain
sans levain, de prières en commun ou de genoux à terre. Il refusait que j’avoue mes fautes à un
curé. Il s’en chargeait lui-même, en secret dans le salon, avant que ma mère ne rentre du travail. »
(Chalandon, 2015, p. 14) Cette conviction délirante l’accompagne pendant toute sa vie, il la garde
comme un secret avant de la dévoiler à son fils, à la fin de sa vie, sous la forme d’un testament :
« Cette nuit, je t’ai enregistré une sorte de testament. Je ne suis pas mort, heureusement (même si
cela ne déplairait pas à tous ces salauds). Mais c’est un testament quand même, que tu pourras
écouter quand je serai parti. Le plus tard possible, donc. J’avais des choses à te dire, des
révélations sur toi, sur moi et ta mère. Des vérités que ni elle ni moi n’avons jamais eu le courage
de t’avouer. Certains te feront plaisir, d’autres moins. C’est la vie. Je n’ai pas enregistré ça pour
te ménager, je ne l’ai jamais fait. Je veux juste que tu saches qui je suis vraiment. Et aussi que je
regrette des choses, même si je suis très fier d’autres. Et aussi que je t’aime. » (Chalandon, 2015,
p. 310)

Le malade arrive parfois à convaincre son entourage de ses convictions et transmet ainsi les
symptômes délirants aux autres. Le père fait croire à son fils qu’il est agent secret, que sa mission
est de tuer le général de Gaulle et il implique Émile dans son jeu dangereux : il lui ordonne de
déposer des lettres de menaces et d’insultes dans la boîte à lettres d’un député gaulliste. La

146
mission va jusqu’à écrire à la craie sur les murs le nom de l’organisation sécrète, l’OAS à
laquelle le père appartient. L’enfant croit également que son père est un agent secret de la CIA
quand il le voit se promener avec des talkies walkies dans la rue, et dire des mots en anglais. Il
finit par entrainer son camarade pied noir rapatrié d’Algérie à prendre part à la mission.

1.4.6.3.2. Un père aimé malgré tout

Malgré la violence d’André Choulans, Émile éprouve une grande affection pour son père, et il est
très fier de lui : « De toute ma vie, nous n’avions jamais été plus proches mon père et moi. J’étais
heureux et fier de lui appartenir. » (Chalandon, 2015, p. 22) Émile croit aux mensonges de son
père, il est l’adjuvant complice de sa mission qu’il va accomplir à tout prix. « Mais les secrets de
mon père, de Ted et de Salan étaient plus importants que les nôtres ». Émile est prêt à tout faire
pour satisfaire André. Il a même osé tenir un pistolet, tant il prend sa mission au sérieux. Mais il
est avant tout sa victime.

Il est difficile de cerner, de manière objective, ce personnage paradoxal dont le comportement


affecte et infecte la vie quotidienne de sa famille. C’est après sa mort que son fils, libéré de la «
secte » familiale, peut examiner son enfance hors du commun auprès d’un père à l’humeur
changeante, tyrannique, violent. Toute sa vie, André Choulans est l’auteur, l’acteur et le metteur
en scène d’une pièce tragique. (Peut-être comique aussi si on la considère avec le recul). Jusqu’à
la fin, il abuse les autres, dont le garagiste qui croit ses énormes mensonges ou le vieux médecin
de famille qui ne peut déceler sa démence.

En réalité, sa véritable personnalité d’André Choulans est celle d’un individu paresseux, qui ne
travaille pas et passe ses journées affalé dans un canapé devant la télévision ou à la terrasse d’un
café.

Si l’adolescent s’est identifié à son père, il faudra que le narrateur quitte la maison, qu’il
construise sa propre famille pour prendre enfin conscience de la démence paternelle.
L’adolescent devenu adulte et père à son tour a les yeux décillés. La lucidité prend la place de la
fascination et il réalise que son père était un excellent manipulateur. « Chapeau l’artiste », dit-il.

Il est bien entendu impossible pour l’auteur devenu lucide de voir dans ce père un modèle à
imiter. A-t-il eu des pères substitutifs réels qui auraient pu contribuer à la formation de sa

147
personnalité ? Rien ne le dit dans le roman. On sait qu’Émile aimait dessiner et plus tard, il
devient restaurateur de tableaux. Ce qui n’impressionne pas son père, puisque son fils n’est pas
peintre.

En conclusion, nous pouvons affirmer que les rapports entre les écrivains et leurs parents, ont,
pour certains d’entre eux, joué un rôle prépondérant dans la formation de leur personnalité. La
mère d’Alexandre Najjar a forgé en partie le caractère de son fils. Najjar et Tchak, ont eu un père
modèle, « idéal du moi » qui a posé les fondations de l’édifice que deviendra l’homme adulte.
Juliet, pour sa part, renié par son père, a eu comme modèles des pères de substitution, mais c’est
la mère adoptive qui a posé les premières pierres de sa carrière d’écrivain. Dans son cas, les pères
de substitution (à l’exception de son chef à l’école militaire) sont des avatars des substituts
paternels de sa mère biologique. Enfin, le père de Chalandon est un anti-héros qui n’a eu aucune
part dans la formation de l’écrivain.

La famille étant le fondement de toute société, elle s’insère dans une communauté particulière
selon le pays où se situe l’action, formant un cadre social spécifique dont les règles admises ou
rejetées apparaissent, dans notre corpus, à travers le comportement des personnages.

Un deuxième symptôme de la maladie est la méfiance de l’autre. André Choulans se sent


constamment menacé par les autres, il a toujours peur qu’on l’espionne. Il ne laisse personne
entrer dans son appartement et garde toujours les fenêtres et les rideaux bien fermés. Il n’y a
jamais de réunions de famille et aucun ami d’Émile ne peut venir chez lui. La méfiance des
autres le poursuit dans la rue. « Il mettait toujours cet imperméable lorsqu’on allait en ville, le
dimanche. Avec un chapeau mou et des lunettes noires. Il se postait à un angle de rue. »
(Chalandon, 2015, p. 201)

Enfin, le paranoïaque se remarque par son sens élevé des valeurs morales et son orgueil ; il a une
haute estime de lui-même, et il est convaincu de n’être jamais reconnu à sa juste valeur.

André Choulans méprise sa femme qu’il considère indigne de partager les intérêts des hommes et
uniquement bonne à accomplir des tâches domestiques. Quand elle essaye d’éloigner son fils
activités politiques de son père, celui-ci a « son sourire de mépris. Tu as raison, c’est entre
hommes, ça. Les femmes à part leurs lentilles… » (Chalandon, 2015, p. 44)

148
À l’instar d’un tyran, il impose un régime de terreur à la maison. Le narrateur compare d’ailleurs
sa famille à une secte dont le père est le chef : « Une secte minuscule avec son chef et ses
disciples, ses codes, ses règlements, ses lois brutales, ses punitions, un royaume de trois pièces
aux volets clos, poussiéreux, aigre et fermé. Un enfer. » (Chalandon, 2015, p. 290)

Dans cet enfer, la violence s’exerce contre son fils et sa femme. Ainsi quand il a un zéro à
l’école, le père se déchaîne et il roue de coups ses victimes. « J’ai senti un coup sec, une brûlure
dans mon dos. Il me frappait avec sa ceinture. Il a frappé encore, encore, encore. Il m’a donné un
coup de pied dans la jambe, un autre dans le dos » (Chalandon, 2015, p. 86). Il l’enferme ensuite
dans une armoire qu’il appelle « la maison de correction » et le prive de dîner.

149
Chapitre 2. Une société multiple

À travers notre corpus, nous voyageons dans différents pays, à différents moments de l’Histoire
et nous découvrons des sociétés qui se distinguent par leurs coutumes, leurs activités, les relations
entretenues par leurs membres – ruraux ou citadins – et l’évolution de chaque communauté selon
les événements historiques ou les avancées technologiques.

Dans ce chapitre, après avoir défini la notion de société, nous présenterons d’abord l’approche
sociocritique qui nous semble adéquate pour une analyse de notre corpus. Nous étudierons
ensuite chacune des sociétés qui apparaît en toile de fond tout au long de chaque intrigue.

2.1. Quelques définitions

En ethnologie, le terme société désigne un groupe humain organisé partageant une même culture,
les mêmes normes, mœurs coutumes, valeurs.

En sociologie, la société est l’ensemble des personnes qui vivent dans un pays ou qui
appartiennent à une société donnée.

En somme, la société est l’ensemble des individus qui partagent une culture avec leurs conduites
et leurs fins, et qui interagissent entre eux pour former une communauté organisée autour
d’institutions communes, économiques, politiques, juridiques, etc., dans le cadre d’un état ou,
plus généralement, dans le cadre d’une civilisation à un moment historique défini.

Ces définitions mettent en relief plusieurs éléments qui seront étudiés dans l’analyse de notre
corpus : un groupe humain organisé, dans un contexte géographique, économique et historique,
ayant les mêmes valeurs, les mêmes mœurs, les mêmes coutumes. Nous analyserons également
l’insertion des personnages, ou leur marginalité, dans un milieu social défini.

Pour notre analyse, nous nous fonderons sur la sociocritique telle qu’elle est théorisée d’abord par
Lucien Goldmann dans l’ouvrage intitulé Pour une sociologie du roman (1964) et ensuite par
Pierre Zima dans l’ouvrage intitulé Manuel de sociocritique. (1980. 2000) Nous ferons enfin
référence à Pierre Bourdieu pour l’analyse d’un sujet particulier : la place de la femme dans la
société patriarcale en nous référant à la théorie de l’habitus.

150
2.2. L’approche sociocritique

Selon le Larousse, la sociocritique est une discipline qui cherche à dévoiler l’idéologie à l’œuvre
dans le texte littéraire pour déterminer la place occupée par les mécanismes socioculturels de
production et de consommation du texte.

2.2.1. Historique

L’expression « sociocritique » est une expression récente. Elle est liée aux mouvements des
sciences sociales et de la réflexion sur le rapport du fait littéraire et social. Elle s’attarde à
l’univers social et au contexte historique présent dans le texte.

La « sociocritique » est un mot crée par Claude Duchet en 1971 ; elle s’est peu à peu constituée
au cours des années pré et post 1968 pour tenter de construire « une poétique de la socialité
inséparable d’une lecture idéologique dans sa spécificité textuelle ». Pour Pierre Barbéris,
résumant les différentes définitions de cette approche, le terme « sociocritique » désignera la
lecture de l’historique, du social, de l’idéologique, du culturel dans cette configuration étrange
qu’est le texte (Barbéris, 1990, p. 163).

Les fondateurs de la sociocritique sont les idéologues marxistes. Selon eux, l’œuvre littéraire est
le reflet d’une idéologie.

2.2.2. Georg Lukács (1885-1971)

Les grandes œuvres romanesques, et singulièrement celles du réalisme, reflètent les principales
étapes de l’évolution humaine et guident les hommes dans leur combat idéologique. L’œuvre
réaliste invente un personnage type, point de convergence entre les éléments significatifs d’une
période historique et son point de concentration organique.

« Aucun personnage littéraire ne peut contenir la richesse infinie et inépuisable de traits et de


réactions que la vie elle-même comporte. Mais la nature de la création artistique consiste
précisément dans le fait que cette image relative, incomplète produise l’effet de la vie elle-même,
sous une forme encore rehaussée, intensifiée, plus vivante que dans la réalité objective. » Dans la
Préface de 1960 au Roman historique, il précise sa méthode et la définit comme « la recherche de
l’action réciproque entre le développement économique et social , d’un côté, et la conception du

151
monde, de l’autre, et la forme artistique qui en dérive ». Le roman historique offre un cas
exemplaire puisqu’il est lié au développement historique des sociétés.

La première démarche d’une lecture sociocritique consiste dans le repérage des indices signalant
la présence explicite d’une société dans l’œuvre, « le degré zéro de la sociocritique [étant]
d’abord, [comme l’affirme Pierre Barbéris], de ne pas considérer comme secondaires ou
négligeables certains énoncés patents. » (Barbéris, 1990)

Dans un roman, quel qu’en soit le genre (historique, réaliste…) la société se profile en toile de
fond de l’intrigue. Mais elle est aussi présente dans des œuvres non romanesques (biographie,
autobiographie, autofiction) qui constituent notre corpus à l’exception de Profession du père de
Sorj Chalandon qualifié de roman.

2.2.3. Lucien Goldmann

Dans l’ouvrage critique Pour une sociologie du roman, Goldmann prend appui sur les travaux de
Georg Lukács, La Théorie du roman qui concerne l’homologie de la structure romanesque
classique et la structure de l’échange dans l’économie libérale, et l’existence de certains
parallélismes entre leurs évolutions ultérieures. La forme des romans étudiés par Lukács se
caractérise par l’existence d’un héros romanesque problématique. Le roman est l’histoire d’une
recherche de valeurs authentiques dans un monde dégradé. Contrairement à l’épopée ou au conte,
le roman se caractérise par la rupture insurmontable entre le héros et le monde. Lukács dégage
trois types de romans : le roman de l’idéalisme abstrait, caractérisé par une activité du héros et sa
conscience trop étroite par rapport à la complexité du monde (Don Quichotte, Le Rouge et le
noir) ; le roman psychologique, héros passif et conscience trop large (L’éducation sentimentale) ;
le roman éducatif, qui s’achève sur un renoncement à la recherche problématique, mais qui n’est
ni une acceptation du monde des valeurs, ni un abandon de l’échelle implicite des valeurs
(Wilhem Meister).

Goldmann enchaîne sur le problème d’une sociologie du roman, qui a toujours préoccupé les
sociologues de la littérature, sans être résolu. Les analyses (y compris les analyses marxistes)
portaient essentiellement sur la relation de certains éléments du contenu et de l’existence d’une
réalité sociale qu’ils reflétaient. Aucune n’a fait corréler la forme romanesque (le roman comme

152
genre) et la structure du milieu social (la société individualiste moderne) à l’intérieur duquel elle
s’est développée. Voilà en quoi les thèses de Lukács seront utiles à Goldmann.

La théorie de Lucien Goldmann, se fonde sur le rapport entre l’œuvre littéraire et la société
capitaliste. Le critique part d’un postulat : pour le matérialisme historique, l’élément essentiel
dans l’étude de la création littéraire réside dans le fait que la littérature et la philosophie sont à
des plans différents l’expression d’une vision du monde et les visions du monde ne sont pas des
faits individuels, mais des faits sociaux.

En bref, la méthode proposée par Goldmann comprend deux étapes : il faut d’abord rechercher
les rapports entre l’œuvre et les classes sociales de son temps ; la forme romanesque apparaît
comme la transposition sur le plan littéraire de la vie quotidienne dans la société individualiste
née de la production pour le marché. Pour une sociologie du roman (Goldmann, 1964) établit
l’homologie entre la structure sociale (vision du monde, conscience d’un groupe) et la structure
textuelle.

Par exemple, dans la société bourgeoise, l’argent et la position sociale deviennent des valeurs
absolues, mais des individus problématiques (artistes, écrivains, philosophes…) respectent encore
une autre série de valeurs. Le roman révèle ainsi la recherche des valeurs authentiques par un
héros problématique dans un monde dégradé.

Bien que cette approche critique concerne le roman – en l’occurrence Profession du père de Sorj
Chalandon –, elle peut aussi s’appliquer aux œuvres d’Alexandre Najjar, de Charles Juliet et de
Sami Tchak qui se déroulent dans la société du XXe et XXIe siècles.

Pierre Zima, pour sa part, fonde sa théorie sur le langage.

2.2.4. Pierre Zima

Si le roman (ou l’autobiographie) transcrit un univers social et y réagit en proposant sa vision du


monde, c’est qu’il existe un point commun entre le texte et la société : le langage. La société peut
se concevoir comme un ensemble de discours collectifs et le texte littéraire étant un fait social et
idéologique, il réagit à d’autres textes écrits qui développent des problèmes et des intérêts
collectifs.

153
Pierre Zima propose alors de remplacer l’étude de l’homologie par celle des relations entre
discours. Il s’agit d’appréhender le roman ou l’autobiographie comme un ensemble de structures
sémantiques, syntaxiques et narratives qui leur permettent de réagir aux problèmes sociaux et
économiques au niveau du langage.

La méthode de Pierre Zima est fondée sur l’étude du sociolecte comme langage du groupe social,
à savoir un sujet collectif, et des rapports que le texte littéraire entretien avec les sociolectes
d’une époque précise.

Selon Zima, le sociolecte comprend trois dimensions : lexicale, sémantique et syntaxique.


Dans notre analyse, nous retiendrons uniquement la dimension lexicale et la dimension
sémantique.

2.2.4.1. Le répertoire lexical

Le sociolecte est composé de mots symptomatiques qui sont ceux d’un groupe social ou
politique. Dans Lambeaux de Charles Juliet, par exemple, nous pouvons identifier un sociolecte
animal, à savoir les animaux élevés dans une ferme : lapins, volaille, cochons, vaches …

2.2.4.2. Le code (Niveau sémantique)

Le répertoire lexical est un langage spécialisé qui témoigne d’un milieu social spécifique,
en l’occurrence, l’exploitation d’une ferme dans la campagne et des travaux qu’elle nécessite.
Cependant, le code ne peut se réduire aux connotations du champ lexical ; il s’appuie sur des
distinctions et des oppositions structurant une vision du monde.

2.2.4.3. La mise en discours (Niveau narratif)

En plus d’être codifié, le répertoire lexical qui définit le sociolecte est mis en discours à travers
un modèle narratif. L’analyse des structures narratives doit tenir compte le plan de l’énonciation
(discours du narrateur et des protagonistes) et le plan de l’énoncé (la structure actantielle).

154
2.2.5. Pierre Bourdieu

Dans une démarche à la fois structuraliste et constructiviste, Pierre Bourdieu appréhende les
comportements humains comme la conséquence d’une structure intériorisée se traduit par une
action spontanée qui conforte, inconsciemment, les positions de chacun dans l’espace social.

Pour comprendre la notion d’habitus, il convient de revenir sur la notion de « champ » et


de « capital », fondement même de l’analyse par Bourdieu de « la structure sociale ». En effet,
le sociologue saisit le monde social comme divisé en ce qu’il nomme des « champs » qui est
« microcosme social » dans lequel les participants occupent des positions différentes et
hiérarchisées en fonction de leur dotation en « capital ». Qu’ils soient de nature économique
(correspondant à l’ensemble des ressources et du patrimoine), culturelle (l’ensemble des
ressources et des dispositions culturelles) ou encore sociale (l’ensemble des relations sociales
pouvant être utilement mobilisé), les différents capitaux dont disposent les individus sont plus ou
moins valorisés dans un champ. À chaque champ correspond un habitus collectif qui lui est
propre ; la dynamique de chaque champ provient d’une lutte perpétuelle entre les agents
sociaux afin d’occuper les positions dominantes.

L’habitus désigne un système de préférences, un style de vie particulier à chacun. Il ne relève pas
d’un automatisme mais d’une prédisposition à agir qui influence les pratiques des individus au
quotidien (se vêtir, parler, percevoir). Ces prédispositions sont intériorisées inconsciemment
durant la phase de socialisation, pendant laquelle l’individu s’adapte et s’intègre à un
environnement social. Durant cette période, l’individu est alors conditionné d’une façon invisible
et se construit une manière d’être et d’agir face au monde et sur le monde. Pierre Bourdieu définit
l’habitus comme étant « une loi immanente, déposée en chaque agent par la prime éducation ».
(Bourdieu 1976) L’habitus se définit comme étant des « structures structurées prédisposées à
fonctionner comme des structures structurantes ». Structures structurées puisque l’habitus est le
produit de la socialisation ; mais il est également structures structurantes, car générateur d’une
quantité infinie de nouvelles pratiques.

Nous appliquerons la méthode de Goldmann et celle de Pierre Zima selon leur adéquation à
l’analyse de notre corpus où apparaissent deux types de société, une société rurale et une société
urbaine. Elles sont caractérisées par l’espace dans lequel elles se situent, les us et les coutumes
155
qui gèrent les interactions entre les membres de la communauté et une évolution éventuelle due
aux changements politiques et au développement de la technologie. Quant à la théorie de Pierre
Bourdieu, elle servira de fondement dans notre analyse de la situation de la femme dans les
différentes sociétés qui auront été analysées.

2.3. La société rurale

Elle est représentée par les activités agricoles et artisanales de la communauté rassemblée dans un
village, en France dans Lambeaux de Charles Juliet et au Togo dans Ainsi parlait mon père de
Sami Tchak.

2.3.1. La campagne française dans Lambeaux de Charles Juliet

Dans la première partie de Lambeaux, Charles Juliet relate la vie de la famille paysanne de sa
mère biologique avant et après son mariage. Bien qu’il n’ait pas fait partie de cette existence, il
décrit le milieu social dans lequel évolue la protagoniste à partir de sa propre existence dans la
ferme de ses parents adoptifs.

Le milieu dans lequel grandit la mère biologique est décrit par le biais de la focalisation interne
de la petite fille et de la jeune femme qu’elle fut.

Le répertoire lexical réfère aux travaux agricoles réservés aux parents (travailler aux champs)
et les travaux domestiques qui incombent à la fillette âgée de dix ans. Les différentes tâches que
celle-ci accomplit font l’objet d’une longue énumération : le ménage, les repas, les vaisselles,
le linge à laver et à repasser, faner, garder les vaches, préparer la bouillie des cochons… Ce
répertoire lexical révèle un ensemble de tâches trop lourdes pour une enfant, chargée en plus de
s’occuper de ses sœurs à la place de sa mère qui travaille aux côtés de son mari.

Au répertoire lexical des travaux agricoles et domestiques s’oppose le répertoire lexical de l’école
où la fillette s’abreuve à la source de la connaissance : la cour, le maître, les cahiers et les livres,
le tableau noir, l’odeur de la craie, les cartes de géographie, le plumier et le cartable. Dans cet
autre monde, elle oublie la fatigue, l’interminable monotonie d’une existence sans aucune
nourriture intellectuelle, pour vivre intensément ces moments consacrés à l’étude, dans le monde
des cahiers et des livres.

156
Ainsi au niveau du code, nous distinguons deux visions du monde. Le premier est l’univers
restreint des familles paysannes pauvres, uniquement préoccupées de gagner leur pain quotidien,
condamnées à de lourds travaux, luttant, jour après jour, contre la misère. Le second est l’école,
le monde qui nourrit l’intellect de la fillette d’une intelligence exceptionnelle. Ces deux univers
radicalement opposés se traduisent par la perception qu’a la fillette de porter en elle deux êtres
différents : la paysanne qui s’épuise aux travaux domestiques et l’écolière qui s’épanouit au
contact des livres. Le monde de la connaissance est incompris par le père pour qui seul importe
l’aide que sa fille peut apporter à sa famille dans son combat contre la pauvreté.

Dans les relations entre les membres de la communauté, nous relevons un répertoire lexical de la
discorde : envie, jalousie, brouilles, zizanies, rancunes, haines. (Juliet, 2018, p. 46) Ces discordes
se transmettent de génération en génération. Elles ont pour origine des incidents mineurs :
« une nuit, une vache échappée d’un enclos a mangé et piétiné une vingtaine de betteraves dans le
champ d’un voisin » (Juliet, 2018, p. 47) ; des revanches mesquines : « un grand-père a déplacé
les bornes d’un champ dans le désir d’effacer l’affront subi le jour où le cousin avait refusé de
prêter son tombereau » (Juliet, 2018, p. 47). Pire, à cause d’une minable histoire d’héritage, deux
frères sont devenus ennemis « et les descendants n’ont jamais cherché à se réconcilier. » (Juliet,
2018, p. 47) Et le père contribue à ce climat de défiance et de chicane. La protagoniste souffre
de voir comment se comportent les habitants du village, comme rongés par un mal secret d’où ne
résultent que défiance, suspicion, jalousie.

Ainsi, à ses yeux, le village souffre d’un mal moral et elle a honte de faire partie de cette
communauté. « Honte que les hommes soient si mesquins, si prompts à se déchirer, si peu enclins
à préférer la concorde à la brouille. » (Juliet, 2018, p. 48)

Elle aspire à échapper à l’étau de la famille, à l’ennui du village, à une communauté dont les
membres ne s’aiment pas pour trouver refuge dans un monde où règnerait le Bien. Elle assimile
cet univers à la ville dans laquelle vivraient des êtres clairs et aimants et où la vie serait délivrée
de la souffrance et du mal.

Au niveau du code, nous dégageons dès lors une opposition entre le monde réel, le village où
règne le mal- haine, jalousie, désir de vengeance- et la ville, le monde rêvé, espace du bien, de

157
l’amour. Bien entendu, cette vision manichéenne du monde résulte du mal-être de la protagoniste
qui souffre de ne pas être aimée par son père et aspire à l’entente entre les hommes.

158
Le schéma actantiel ayant pour sujet le personnage principal pourrait se présenter comme suit :

Le destinateur : l’amour

Le sujet : la mère biologique

L’objet de la quête : la concorde

Le destinataire : la mère biologique, la communauté

Les opposants : la société villageoise, le père

Les adjuvants : le rêve de la mère biologique

Dès lors, nous pourrions voir dans la mère biologique un personnage problématique, selon la
théorie de Goldmann. En effet, l’héroïne est en quête de valeurs humanistes – amour de l’autre,
harmonie dans les relations humaines, concorde – dans un monde dégradé, la communauté où
elle vit, communauté dont elle condamne le comportement.

Elle réprouve de même la conduite des habitants du village où elle s’installe après son mariage
avec Antoine. Le village dont on ignore le nom est un espace refermé sur lui-même, l’existence
régie par des règles sociales et morales auxquelles tous doivent se soumettre. La jeune femme
condamne leur étroitesse d’esprit et la peur de l’Autre, celui qui vient de l’extérieur.

Elle découvre cette méfiance envers celui ou celle venant d’ailleurs en lisant sur la dalle d’une
tombe cette phrase : « Ici repose l’étrangère ». Pourtant cette femme, originaire d’un village tout
proche, avait travaillé pendant trente ans dans la seule grosse ferme du village. Surnommée à son
arrivée l’étrangère, elle avait gardé ce surnom jusqu’à la fin de sa vie et par-delà la tombe.
La jeune mariée se demande pourquoi l’étranger à la communauté suscite toujours crainte et
méfiance et se rend compte que, désormais, c’est elle l’étrangère.

René Girard explique dans l’ouvrage intitulé Le bouc émissaire (1982) les raisons de ce rejet de
l’autre, de celui qui n’appartient pas à la communauté.

159
René Girard énumère quatre stéréotypes de la persécution (Girard, 1982, p.36) :

1. La description d’une crise sociale et culturelle, c’est-à-dire une indifférenciation généralisée.


2. Des crimes « indifférenciateurs ».
3. Les auteurs désignés de ces crimes possèdent des marques paradoxales d’indifférenciation.
4. La violence elle-même.

Toute société est fondée sur la différenciation au sein du système, à l’intérieur de l’espace clos.
La crise s’installe dès que s’affirme la différence hors système, « la possibilité de différer de sa
propre différence, c’est-à-dire de ne pas différer du tout de cesser d’exister en tant que système. »
(Girard, 1982, p. 36).

Pour que la crise prenne fin et que l’ordre soit rétabli, il est nécessaire de punir la personne
responsable du bouleversement de l’ordre social établi. Or celui qui sera désigné n’est pas le
véritable coupable, mais considéré comme tel parce qu’il réunit plusieurs signes victimaires.

Nous avons déjà analysé cette méfiance de l’autre entraînant son exclusion de la communauté
dans l’étude de la figure du père infirme de Sami Tchak. Dans son cas, le signe victimaire est son
infirmité. Ici, l’indifférenciation est causée par le fait que l’employée de la ferme venue d’ailleurs
est différente parce que, justement, elle appartient à une autre communauté. C’est là le signe
victimaire. Face à elle, les autres villageois se sentent indifférenciés. La différence d’origine est
donc vue comme un crime et la violence, dans ce cas, consiste dans l’exclusion.

Un autre habitant du village est banni de la communauté. Il s’agit de celui qu’on appelle le
bagnard. Martine, la sœur d’Antoine explique l’origine de ce surnom.

« Elle ne sait plus si c’est son père ou son grand-père qui avait été accusé d’avoir mis le feu à une
ferme et à trois meules de paille un dimanche de Pentecôte. On n’avait pu prouver sa culpabilité,
mais bien qu’il niât être l’auteur de cet incendie, il avait été envoyé au bagne. Depuis, pour tous,
son descendant était le bagnard, et inévitablement, il avait été mis au ban du village. Âgé d’une
soixantaine d’années, il ne s’était jamais marié et vivait dans une solitude farouche. » (Juliet,
2018, p. 70)

160
Le signe victimaire du bagnard qui le différencie de la communauté est le crime supposé de son
aïeul. Bien que lui-même soit innocent, il porte le stigmate de la condamnation de son ascendant.
Son crime, c’est d’être le descendant du bagnard et la violence exercée contre lui est son
exclusion.

Bouleversée par cette histoire, la jeune femme lui rend visite dans le désir de lui demander
pardon pour les autres, d’effacer sa souffrance, de le réconcilier avec les hommes. Nous
retrouvons ici plusieurs traits de caractère de la mère biologique, la révolte contre l’injustice, la
compassion et le désir de l’entente entre les membres de la communauté.

Cette visite est réprouvée par les parents d’Antoine, aveuglément soumis aux règles sociales
imposées par les autres, qui refusent de se poser des questions sur la justesse de ce comportement
imposé par l’ensemble de la communauté. « Si on l’a mis à l’écart, c’est qu’il y avait de bonnes
raisons. […] Tout le village parle d’[elle]. Il importe qu’[elle]fasse comme tout le monde et
ignore l’existence de cet homme. » (Juliet, 2018, p.73)

En conclusion, la société villageoise en France, dans les années trente, telle que la dépeint Juliet,
par le biais du personnage de sa mère biologique, est dénigrée par l’auteur qui, sans concession,
condamne l’étroitesse d’esprit des communautés rurales, l’incapacité de porter un jugement
personnel, l’indifférence aux souffrances d’autrui. Face à ces êtres égoïstes, la mère biologique
de l’auteur se dresse auréolée de douceur, de compassion, d’amour. Incomprise de la
communauté insensible au Bien, elle est, elle aussi, ostracisée.

L’auteur n’a pas grandi dans le village de sa mère et il a rarement visité la ferme de son père
biologique. Nous pourrions alors nous demander dans quelle mesure le tableau qu’il brosse de
cette communauté est, en partie tout au moins, objectif. En revanche, dans la deuxième partie de
Lambeaux, la communauté villageoise n’est pas décrite. Cela pourrait s’expliquer par le fait que
l’auteur-narrateur a été entouré d’affection.

Un village sert aussi – en partie – de cadre Ainsi parlait mon père. Il s’agit d’un village togolais
où l’auteur est né et a passé une partie de sa vie. Le cadre social qui se dessine en filigrane dans
« les leçons de la forge » du père ou celles du fils, est celui d’un village africain encore attaché

161
aux traditions ancestrales, mais influencé également par l’Occident. Par conséquent, il se situe au
point de rencontre entre le passé et le présent.

2.3.2. Les caractéristiques de la société traditionnelle africaine dans Ainsi parlait mon père de
Sami Tchak

Le nom du village où Tchak voit le jour en 1960 est cité par le père lorsqu’il raconte à son fils la
cause de son infirmité qui a décidé du choix de son métier ; il lui dit : « C’est ainsi que tu es né
fils d’un forgeron, fils du seul forgeron de Kamonda-Bowounda, fils du boiteux Métchéri Tcha-
Koura. » (Tchak, 2018, p.111) Ce village est situé dans le « nord du Togo », « selon une certaine
division manipulée du pays », précise l’auteur. (Tchak, 2018, p. 262)

Sans nous attarder sur des études sociologiques ou ethnologiques de la société africaine, nous
nous concentrerons sur les caractéristiques de la société traditionnelle africaine en nous référant
au texte de Tchak.

2.3.2.1. Les structures sociales

La société africaine est essentiellement communautaire. Chaque unité sociale forme un tout au
sein duquel l’homme se sent pleinement intégré.

La parenté est le fondement de toute l’organisation sociale. Le nom de chaque individu est suivi
du nom de son clan, un groupe formé par tous les descendants d’un ancêtre lointain, réel ou
mythique. Ainsi, l’identité de la mère de Tchak est citée par lui de la manière suivante :
« Alimatou Wouro Gnawou du clan Dikèni. » La communauté familiale est la base de la cellule
sociale. L’homme le plus âgé est le chef de famille dont il gère les biens et en assure toutes les
responsabilités. La hiérarchie sociale repose sur les critères suivants : l’âge et le sexe. Dans la
communauté familiale, l’homme tient une place privilégiée par rapport à la femme. Mais quels
que soient les liens de parenté, les membres d’une même génération se considèrent comme frères
et sœurs.

Le père de Sami Tchak est le chef d’une famille étendue. On ignore le nombre de ses épouses
dont il a eu quinze enfants. Quand il évoque, par exemple, un petit frère, l’auteur ne précise

1
Le nom de ce village n’est cité dans aucune des biographies de Tchak que nous avons consultées.

162
jamais le nom de la mère. Et lorsque le père réunit sa famille, avant son départ pour son second
pèlerinage à La Mecque, Tchak présente les membres de sa famille en termes généraux : « mon
père nous avait réunis, ses enfants et ses épouses. » (Tchak, 2018, p. 97)

Chaque famille est membre d’une ethnie, car la population du Togo (comme d’ailleurs celle de
tous les pays de la région subsaharienne) est composée d’ethnies dont chacune est spécialisée
dans des activités économiques. La famille de Sami Tchak appartient à l’ethnie des Tem.

2.3.2.2. Les Tem

Malgré sa faible étendue, le Togo compte une cinquantaine d'ethnies qu'on peut classer en cinq
grands groupes :

Adja-Ewé (44 %) : Adja, Ewé, Mina, Ouatchi, Vaudou. ; Kabyé-Tem (26,7 %) ;

Para-Gourma (16,1 %) : Natchaba, Dyé, Tamberma, Bassar, Tchamba et Moba ;

Akposso-Akébou (4 %). Ana-Ifé (3,3 %). À ces grands groupes s'ajoutent les groupes
minoritaires, les autres Africains et non-Africains1.

Comme la langue natale de la famille de Tchak est le tem, nous en avons déduit que celle-ci
appartient au groupe Kabyé-Tem.

Les Tem ou Kotokoli installés dans le Nord du Togo sont le groupe le plus islamisé du pays. Il
est composé de noyaux autochtones auxquels se sont joints des groupes immigrés de Mola venus
du pays gourma à partir du XVIIe siècle. Ceux-ci ont apporté à ces populations un embryon de
pouvoir étatique sous la forme des chefferies.

Nous avons relevé dans le livre de Tchak des faits qui corroborent ces informations sur la société
dans laquelle s’insère sa famille. En effet, lorsque l’auteur relate l’ordalie imposée à son père, il
précise qu’il appartient à la société des Kotoboli : « L’anthropologue Suzanne Lallemand avait
analysé le phénomène de la sorcellerie et de l’ordalie au sein de ma société, la société Kotokoli
dans son livre La Mangeuse d’âmes. Sorcellerie et famille en Afrique. » (Tchak, 2018, p. 263)

1
Au cours de nos recherches sur la population du Togo, nous avons trouvé les informations les plus complètes
correspondant au livre de Sami Tchak sur le site https://www.petitfute.com/p107-togo/guide-touristique/c32838-
population-et-langues.html

163
Un autre passage informe le lecteur que son village est soumis à l’autorité d’un chef dans le récit
du même événement. (Nous y reviendrons plus loin).

Les activités économiques des Tem sont centrées essentiellement sur l'agriculture, mais ils ont
aussi développé des activités commerciales et artisanales. L’essor du commerce était dû au
négoce de lacola et à la production locale d’articles manufacturés et d’artisanat. Les Tem
excellent dans le tissage et la cordonnerie. Leurs produits étaient vendus sur le marché local, mais
étaient également exportés dans les contrées voisines, favorisant ainsi les échanges commerciaux.

Les habitants du village de Sami Tchak sont en majorité des agriculteurs. Mais comme son
infirmité rendait Métcheri Salifou Tcha-Koura inapte aux travaux des champs, son père avait
décidé de lui faire apprendre un autre métier. Il l’envoya donc à Agouloudè chez son grand-père
maternel, un célèbre forgeron qui lui apprit son métier.

2.3.2.3. Les structures politiques

Les sociétés africaines connaissent plusieurs formes d’organisation politique.


La tribu est un assemblage de clans liés en général par la langue. A sa tête, se trouve un chef qui
possède également un caractère religieux. Celui-ci est assisté d’un conseil de chefs de clans. Le
royaume est un état centralisé. Le roi appartient à la lignée fondatrice du royaume. Personnage
sacré, le roi détient les pouvoirs politiques militaires et religieux. Mais son pouvoir est limité par
des conseillers et surtout par des coutumes ancestrales. Même après que les pays africains ont
acquis leur indépendance, il existe encore aujourd’hui des royaumes (le royaume zoulou en
Afrique du Sud, par exemple).

Les sociétés secrètes sont des organisations politico-religieuses. Les membres sont initiés et sont
inconnus des autres membres de la société. Ils ne se produisent en public que cachés sous des
masques. Leur rôle est de faire respecter la coutume et susciter la crainte parmi la population.

Le Togo devenu un état indépendant en 1960, l’année de la naissance de Tchak, est une
république, mais certaines structures politiques existent encore dans les villages. Dans Ainsi
parlait mon père, la structure politique du village est la tribu. Il est dirigé par un chef qui exerce
également les fonctions de juge et des fonctions religieuses. Le père de Tchak siège aussi au

164
tribunal comme avocat de l’accusation. Ces détails nous sont fournis au cours du récit de l’ordalie
imposée à Métchéri Salifou Tcha-Koura.

Sami Tchak a dû quitter son pays en 1986 à cause de dissensions avec le gouvernement en place.
Son absence entraînera pour son père bien de désagréments, en particulier son procès durant la
« chasse aux sorcières » menée par le chef du village.

2.3.2.4. Les croyances religieuses

2.3.2.4.1. L’animisme

L’africain est avant tout un croyant qui vit dans l’intimité des puissances invisibles dans un
système cosmique, dans un ensemble cohérent. L’animisme est la religion première des
Africains ; il coexiste avec les religions monothéistes, le christianisme et l’islam.

L’africain croit en l’existence d’un être suprême : Wende en Mossi ; Kolotioloh en Sénoufo. On
ne peut atteindre cet être que par l’intermédiaire des génies, des esprits, les âmes des anciens qui
sont dans la nature. Toute activité humaine doit tenir compte du concours des génies qu’il faut
d’abord consulter. La nature renferme des puissances invisibles.

Le mot vient du latin animus (« esprit », « âme »). Il désigne la croyance selon laquelle un esprit,
un souffle anime les êtres vivants, les objets mais aussi les éléments naturels. Ces âmes ou ces
esprits mystiques, manifestations de défunts ou de divinités animales, peuvent agir sur le monde,
de manière bénéfique ou non. La question de savoir si l’animisme est une religion divise les
chercheurs.

Certains, à l’instar de Claude-Hélène Perrot, jugent important de faire reconnaître ces pratiques
comme des religions à part entière, ne serait-ce que pour rompre avec l’héritage
colonial. D’autres universitaires voient dans l’animisme, plus qu’une religion, une « manière
d’habiter et de concevoir le monde » : en l’absence de tout dogme, l’animisme ne serait pas tant
une question de foi que d’expérience vécue.

Le théologien Pierre Diarra confirme que l’animisme relève de la philosophie de vie. Toutefois,
pour lui, l’animisme est également une religion, puisqu’on y retrouve trois éléments essentiels :
une croyance en un Dieu créateur, accompagné de ses « intermédiaires », les esprits ou les
165
ancêtres, des rites d’initiation, de funérailles et une éthique des normes de conduite.
(https://www.la-croix.com/Journal/Lanimisme-2018-06-02-1100943817)

Dans Ainsi parlait mon père, nous retrouvons les manifestations de l’animisme dans le récit du
forgeron lorsqu’il explique à son fils la cause de son infirmité. Le féticheur du village, appelé par
son grand-père, « avec ses clochettes, entra dans un dialogue avec ce qui était inaccessible [aux]
autres. Il en tira la conclusion » que le père avait dérangé les esprits en train de festoyer, installés
au pied de l’arbre où il s’était soulagé et ces êtres invisibles l’avaient puni par la douleur dans sa
jambe droite. (Tchak, 2018, p. 10). Pour les apaiser et faire disparaître le mal, il était nécessaire
de sacrifier plusieurs poules, coqs et un bélier tous blancs sous l’arbre où le père avait commis
involontairement sa faute. Mais rien n’y fit. La jambe avait continué à perdre sa chair et était
devenue toute maigre et plus courte ; c’est ainsi qu’il est devenu Salifou le boiteux.

La science médicale aurait décelé une maladie comme la poliomyélite, maladie provoquée par un
virus et qui cause des paralysies mineures, pensons-nous, mais pour ceux qui croient en la
présence des esprits, il s’agit d’une punition infligée par les puissances invisibles. L’auteur
qualifie cette histoire de « légende ». « Elle fait écho à une autre légende que [le fils] apprend de
la bouche de [son] père au sujet de la plaie de [sa] mère », qu’il avait toujours vue avec une plaie
à la cheville droite. (Tchak, 2018, p. 11)

Une autre coutume dans les villages africains consiste à recourir à un guérisseur, une personne
qui soigne les malades sans avoir la qualité de médecin et par des procédés non reconnus par la
médecine. C’est à ce personnage que la mère de l’auteur fait appel pour soigner une plaie à la
jambe causée par la piqure d’un scorpion alors qu’elle travaillait dans les champs aux côtés de
son premier époux. « L’homme pour qui les ombres et la lumière n’ont pas de secrets, l’homme
qui, aussi voit la lumière des ombres » (Tchak, 2018, p. 13) dévoile la cause de la blessure : « un
prétendant que tu avais éconduit avec arrogance a réussi, grâce à des moyens occultes, à
t’introduire, dans la jambe, à la place les os d’un mort. La plaie qui nous est visible à tous est en
vérité la sortie que les os du mort tentent de creuser pour se libérer. » (Tchak, 2018, p. 13) Pour
qu’elle guérisse, la mère doit quitter le Ghana, son mari et sa fille et retourner dans son village
natal au Togo. C’est ainsi que, grâce à cette plaie, le père de l’auteur a pu épouser une femme et,
grâce à l’infirmité de son père, sa mère s’est remariée. Malheureusement, la plaie ne lâchant pas
prise, le féticheur du village finit par invalider le vieux diagnostic du devin ghanéen :
166
« Moi, maintenant… je sais la verité : cette femme, depuis toutes ces années, avait dans sa jambe
un serpent à deux têtes qui creuse par une de ses têtes un trou dans la cheville et un autre trou
dans la cuisse… » (Tchak, 2018, p.17) Comme la plaie empirait, malgré le traitement et les
sacrifices prescris au mari, le féticheur finit par reconnaître sa défaite. Le père se tourne alors
vers un autre guérisseur dans un village lointain. Il était « réputé pour sa particulière
connaissance des vertus des plantes et pour la qualité unique de son dialogue avec l’invisible. »
(Tchak, 2018, p.16)

Pour payer le guérisseur, le père est obligé de vendre quelques outils. Mais cet homme n’a pu
guérir la femme à la plaie et Alimatou s’éteint dans le village d’Aouda, seule, loin de sa famille.

Un médecin aurait diagnostiqué une gangrène, mais il n’y avait pas d’hôpital proche du village et
les villageois avaient plus confiance dans le pouvoir des sacrifices qu’en la science.
Les événements racontés se situent dans les années 50-60, durant la colonisation et quelques
années après. Il est donc évident que l’animisme est encore pratiqué après la colonisation.

Dans le texte de Tchak, nous relevons des croyances et des rites fondés sur les rapports entre le
monde visible et le monde invisible ainsi que la communion entre l’homme et la nature.
Le répertoire lexical de l’invisible est présent dans les deux récits « ombre, lumière, lumière de
l’ombre, esprits » ; il s’oppose au monde visible, les éléments de la nature « arbre, serpent »
vivant en harmonie et le vocabulaire animal « poules, coqs, bélier » réfère aux sacrifices exigés
pour apaiser les esprits offensés. Les guérisseurs sont ainsi les intermédiaires entre les deux
mondes. Le code qui en découle est la persistance des croyances animistes dans une société qui
reste encore attachée à ses anciennes croyances coexistant avec une religion monothéiste, l’Islam.

2.3.2.4.2. La coexistence entre l’animisme et l’Islam

L’islam a pénétré en Afrique subsaharienne au Moyen Age grâce aux commerçants et aux
marabouts ambulants. Cette religion réinterprétée par les noirs s’est développée grâce à la
polygamie. L’islam a intégré les divinités africaines, « les djinn » ou les génies intermédiaires
entre Dieu et l’Homme.

Le nord du Togo où est situé le village de Sami Tchak est de religion musulmane. Le père est un
fervent croyant et il a effectué deux pèlerinages à La Mecque. Il lit aussi le Coran, ce qui signifie

167
qu’il n’est pas illettré, bien qu’il ne parle ni ne lise le français. Mais, en même temps, il croit en
l’existence des esprits et les diagnostics des guérisseurs sur son infirmité et la plaie de son
épouse.

Il a des discussions avec son fils sur certains points de théologie et de philosophie.

« Même si tu ne crois plus en Dieu, crois au moins en l’existence du paradis et considère le


paradis comme ce qu’il y a au-dessus de toi comme ton horizon, ce que tu veux atteindre. Si tu ne
crois pas en ce qui qu’il y a au-dessus de toi comme horizon de ta vie, tu vivras en regardant la
réalité pure donc ce qu’il y a en bas, au même niveau que toi. Or en bas, il n’y a que ton ombre.
Mon fils, n’oublie jamais : ton horizon, c’est en haut, puisque tu veux toujours aller plus haut » :
ainsi parla mon père au cours de l’une de nos discussions sur la Transcendance. » (Tchak, 2018,
p. 79)

Ces mots de Salifou le boiteux nous font penser à Platon qui oppose le monde des Idées, le
monde invisible, au monde visible habité par des ombres. Pour le pieux musulman, l’homme,
même sceptique, doit croire en l’existence d’un au-delà ou d’un monde meilleur. Le fils discute
aussi avec son père des théories scientifiques sur la fin du monde. « Un jour il n’y aura plus rien ?
Tout s’effacera, absolument tout ? Je me pose alors une question : cela signifierait-il que Dieu
aussi est mortel ? Ou devrions-nous conclure plutôt que tout disparaîtra sauf Dieu ? » : ainsi parla
mon père après que je lui avais parlé des théories scientifiques sur la mort du soleil, la mort de
toutes les galaxies, la disparition de tout, la disparition intégrale. » (Tchak, 2018, p. 77)

Nous apprenons, par ailleurs que la famille Tcha-Koura avait fourni, avant la naissance de
l’auteur jusqu’au moment de l’écriture de ce livre, tous les imams de son quartier de Kamonda :
« le grand frère de mon père, imam El Hdj Issa, puis son neveu, le fils de ma tante, imam El Hadj
Moukala, [un] cousin qui s’exprime et lit aussi en français (avant moi, bien avant moi, il était allé
à la fois à l’école coloniale française et à l’école coranique). (Tchak, 2018, p. 195)

Le père reste ainsi attaché à sa religion, alors que le fils, influencé par les théories scientifiques,
s’en éloigne.

168
Cependant, malgré la croyance en des religions monothéistes (christianisme, islam), les Africains
pratiquent encore certains rites remontant à la période d’avant la colonisation et sont évoqués
dans Ainsi parlait mon père. Il s’agit de l’ordalie et de l’excision.

2.3.2.4.3. L’ordalie

L’ordalie est une épreuve judiciaire pour établir l’innocence ou la culpabilité de l’accusé. Elle est
encore pratiquée dans les pays de l’Afrique Subsaharienne, où l’homme est toujours proche de la
nature comme le prouvent les croyances animistes persistantes que nous avons évoquées plus
haut.

L’ordalie, affirme Raymond Verdier, situe l’individu « à la croisée des mondes visible et
invisible, en un lieu où nature cosmique et nature humaine se correspondent, où une pensée
mystico-mythique met en relation la créature avec son créateur, l’humain avec le divin, la parole
du corps et le corps du monde. (Verdier, 2017/2, p. 183). De son côté, Anne Retel-Laurentin,
médecin et ethnologue, dans son étude sur l’épreuve du poison en Afrique noire, affirme :
« L’ordalie est un fait social qui affecte à la fois la justice, la religion, la magie et les relations des
hommes entre eux et avec le monde environnant. […] À travers les siècles et les sociétés, on
aperçoit à la fois le besoin d’un signe choisi et posé par l’homme, maître d’un élément, et la
nécessité d’une réponse non choisie par lui, dans un monde régi par des forces qui lui échappent
et dont il veut éprouver la rigueur et la protection. » (Retel-Laurentin, 1974, p.231)

Dans ces deux assertions, nous relevons la croyance en l’existence d’un monde invisible en
relation avec le monde visible qui est le fondement de l’animisme.

Dans Ainsi parlait mon père, Sami Tchak décrit l’ordalie dont son père fut l’objet. Les cause de
ce drame serait, selon Tchak, son absence du pays. « En 2000, il eut dans mon village, [raconte-t-
1
Dans l’ouvrage Sorcelleries et ordalies, Anne Retel-Laurentin étudie les ordalies africaines. L'ordalie africaine, la
plus prestigieuse, est celle dont le verdict repose sur les signes digestifs ou nerveux provoqués par l'absorption d'une
nourriture ou d'une boisson toxique. L'auteur, après avoir comparé les rituels de l'épreuve dans 300 groupes
ethniques, explique l'originalité de cette épreuve, presque exclusivement africaine et l'immense prestige de cette
ordalie par la cohésion des croyances africaines relatives à la magie et à la sorcellerie, force maléfique qui siège dans
le ventre. Ainsi, l'auteur est-elle amenée à analyser les analogies entre la fonction cathartique de l'épreuve, et le mode
d'action des sorciers ; analogies encore entre l'action des aliments empoisonnés et une série de faits réels ou
imaginaires, qui comportent une ingurgitation et une excorporation, qu'il s'agisse d'accouchements ou d'avortements,
d'adultères ou de la confession d'amants, de maladies ou de guérison. Cette approche, qui fait une large part à la
méthode géographique, révèle une signification – spécifiquement africaine – de l'organisation du corps et de ses
relations avec son environnement.

169
il], « une chasse aux sorcières », entamée par le chef lui-même à la suite du décès d’un de ses fils.
C’est ainsi que mon père fut tenu pour responsable de la maladie (le diabète) d’un de ses propres
neveux, culpabilité « attestée » par une ordalie qui consistait à enfoncer dans l’œil de l’accusé un
cauri. Le cauri n’y entrait, selon les modalités de l’ordalie, que si l’accusé était coupable. Dans
l’œil de mon père, le cauri s’était enfoncé et mon père, devant la douleur, devait reconnaître sa
culpabilité pour que le cauri, à la suite d’une gifle, ne retombât par terre. » (Tchak, 2018, p. 263)

Tchak décrit ensuite la cérémonie de purification pratiquée par le « désensorceleur », auteur de


l’ordalie : « faire s’agenouiller [le père, supposé coupable], en caleçon, à un carrefour, faire
couler sur sa tête rasée le sang d’un chiot noir égorgé au-dessus de lui (il avait déjà effectué un
pèlerinage à La Mecque en 1996, donc était un Hadj), le laver ensuite avant d’abattre tous ses
arbres devant sa maison et autour de sa forge, demeures supposées de ses serpents invisibles ».
(Tchak, 2018, p. 263)

Terrible humiliation infligée à cet homme qui occupait durant les procès la place de l’avocat de
l’accusation, qui était « redouté pour ses interrogatoires émaillés de dictons, de métaphores, de
pièges, lui qui se montrait en général si impitoyable (Tchak, 2018, p. 263) envers d’autres
accusés ». Il était pris à son tour « dans les méandres de la machine judiciaire briseuse de
dignités. Il en fut brisé, bien qu’il eût continué à proclamer son innocence. » (Tchak, 2018, p.
263)

Les amis de son père accusent l’auteur d’être responsable du drame ; l’ordalie était selon eux une
revanche des autorités sur Tchak qui avait refusé de jouer un rôle politique au Togo et était
considéré comme opposant au régime en place, ce qu’il nie et qualifie de légende. « Si tu n’avais
pas abandonné ton père, si tu étais revenu au Togo pour être ministre, personne n’aurait osé le
traiter comme on l’a traité. Certes, tu lui as payé un pèlerinage à La Mecque, mais cela ne suffit
pas, il aurait fallu revenir au Togo pour occuper une place, toi que tout le monde voyait ministre,
même plus que ministre. » (Tchak, 2018, p.264) Les accusations des amis de son père resteront
dans le ventre de l’auteur, « ce lieu de vérité ».

Or Tchak sait qu’il ne peut combattre les croyances qui constituent l’ossature de sa communauté,
et son père y est soumis : c’est pourquoi celui-ci n’a pas nié le fait de sorcellerie, mais a clamé

170
son innocence. Cela n’empêche pas le fils d’être en colère contre la persistance de telles
croyances dans son village.

Le déshonneur vécu par le père influe fortement son comportement après l’épreuve qu’il a subie.
Il s’enferme dans la solitude, lit le coran et désire mourir à La Mecque pour « éviter à sa
dépouille l’hypocrisie des mains des gens de notre village. « J’interdis que des funérailles me
soient consacrés dans ce village », avait-il insisté. » (Tchak, 2018, p. 265) L’adjectif démonstratif
« ce » remplace l’adjectif possessif « mon », soulignant le rejet par le père d’une communauté qui
l’a maltraité, qui l’a blessé dans sa dignité. Son vœu sera exaucé ; son fils lui paie un second
pèlerinage à La Mecque où il s’éteint. « C’était un homme que la mort, dans un endroit rêvé,
avait sauvé de sa solitude. Et il devint, au village, Métchéri Salifou le béni, car c’est une
bénédiction pour un musulman que de mourir dans la ville sainte, à La Mecque, toutes les fautes
effacées après le pèlerinage et l’entrée au paradis. » (Tchak, 2018, p. 265)

Nous constatons par conséquent que la civilisation occidentale a eu une influence partielle sur la
communauté du village de Tchak. De nouveaux besoins sont nés à cause de l’intrusion de la
société de consommation, besoins qui ont détourné les villageois de leur foi, encouragé
l’émigration, dans la quête de ce que l’imam du village appelle le paradis matériel. Cependant,
certaines croyances profondément enracinées dans l’inconscient collectif n’ont pas disparu,
comme le prouve la coutume de l’ordalie.

Les motifs de cette épreuve ne sont pas analysés par Tchak. Il se contente de relater les faits de la
manière la plus objective, laissant aux amis de son père de lui communiquer leur pensée et de lui
donner une explication du drame. Pourtant, il avoue sa colère contre sa communauté qui pratique
encore des coutumes que l’on pourrait qualifier de primitives.

Le récit de l’ordalie et le comportement du père qui s’ensuit pourrait nous amener à voir en lui un
personnage problématique tel que le conçoit Goldmann. Nous avons déjà affirmé que la théorie
de Goldmann peut s’appliquer à d’autres genres littéraires que le roman. Salifou Tcha-Koura est
un homme intègre, juste, un philosophe, imprégné de valeurs humanistes qu’il s’efforce de
communiquer, non seulement à son fils, mais aussi aux habitants de son village. Après l’épreuve
de l’ordalie et l’humiliation que sa communauté lui a infligée, il refuse de faire partie de cette

171
communauté qui ne respecte pas les valeurs auxquelles lui-même est attaché ; il considère donc
son village comme un monde dégradé, dans lequel les valeurs qu’il prône ne sont plus respectées.

Une autre coutume persiste en Afrique, malgré l’évolution de la société. Il s’agit de l’excision
condamnée par les religions monothéistes.

2.3.2.4.4. L’excision

Pour la présentation des pratiques de l’excision, nous nous référons à l’article du site suivant qui
nous a semblé le plus pertinent parce que les auteurs, Fabienne Richard et Khadidiatou Dialloi,
récusent les idées reçues et rétablissent la vérité en se référant aux statistiques.
(https://books.openedition.org/pum/3706?lang=fr)

L’Organisation mondiale de la santé (OMS) définit les mutilations sexuelles féminines comme
« toutes les interventions aboutissant à une ablation partielle ou totale des organes génitaux
externes de la femme ou toute autre lésion des organes génitaux féminins pratiquée à des fins non
thérapeutiques ». Il a fallu attendre 1997 et des mouvements de femmes en Afrique et en Europe
pour que ces pratiques soient reconnues comme une mutilation par l’OMS. Malgré une
médiatisation de la question et des activités de sensibilisation (le 6 février de chaque année est
reconnu comme journée internationale contre l’excision), beaucoup d’idées reçues circulent
autour de la pratique de l’excision. Il est nécessaire de préciser que les idées reçues diffèrent de la
réalité.

Beaucoup pensent que l’excision n’est pratiquée que par des musulmans, en Afrique noire, et que
cela touche les populations rurales et illettrées. La réalité de la pratique est peu connue et on
entend certains affirmer qu’il s’agit d’une pratique traditionnelle d’un autre âge en voie de
disparition et que là où elle se pratique, elle contribue à l’initiation de la jeune fille (passage de
l’enfance vers le statut de femme). Les études et les enquêtes sur ce sujet dévoilent une vérité à la
fois anthropologique et religieuse et corrigent les idées reçues, statistiques à l’appui.

Beaucoup justifient le maintien de l’excision comme rite initiatique, celui du passage de


l’enfance à l’âge adulte, du moment où une jeune fille deviendrait femme. Pourtant, ce qu’on
observe, c’est plutôt un abaissement de l’âge de l’excision au Mali, au Yémen, par exemple. Plus
qu’un rite initiatique, l’excision est un rite identitaire. On le fait pour appartenir au groupe, pour

172
ne pas être différent du reste du groupe. On excise pour se conformer à une norme sociale. Pour
la communauté internationale, l’excision est reconnue comme une violation de l’intégrité
physique et mentale des filles et des femmes. C’est une violation des droits humains.

Certaines personnes travaillant dans la coopération au développement affirment que cette


pratique fait partie du passé. Si, dans certains pays, on peut noter une baisse de la prévalence de
l’excision dans les tranches d’âge des 15-19 ans, comme la Côte d’Ivoire ou le Kenya, dans
d’autres pays, on ne voit quasiment aucune avancée. C’est le cas de la Somalie, de la Guinée, de
la Gambie. Selon le dernier rapport de l’UNICEF de 2013, on estime à plus de 125 millions le
nombre de femmes déjà excisées dans le monde, et à 30 millions de nouveaux cas dans les dix
prochaines années. Il faudra encore plusieurs générations avant que la pratique soit
complètement abolie.

Une des idées reçues les plus fréquentes, c’est que l’excision se pratique uniquement en Afrique.
Même l’UNICEF fait cette erreur dans son dernier rapport qui dresse un état des lieux de la
pratique (paru en 2013). On devrait présenter une carte du monde pour s’apercevoir que d’autres
pays et d’autres communautés sont concernés. Par exemple, on excise en Indonésie, en Inde, en
Malaisie. On excise aussi en Irak (Kurdistan, nord de l’Irak, où la prévalence est de 44 %). On
excise également en Europe, comme en témoignent les nombreux procès qui ont eu lieu en
France dès les années 1990.

Par ailleurs, quand on évoque l’Afrique, les gens pensent directement à l’Afrique subsaharienne.
Il n’en est rien, car l’Égypte est l’un des pays les plus touchés du continent avec une prévalence
de plus de 90 %. Les conséquences peuvent être dramatiques. Ainsi, en 2007 et en 2013, les
médias ont relayé la mort de jeunes filles en Égypte à la suite d’excisions médicalisées. Dans ce
pays, plus des trois quarts des excisions sont pratiquées par des professionnels de santé malgré la
condamnation ferme par l’OMS de la médicalisation de mutilations sexuelles.

Beaucoup pensent que l’excision n’est pratiquée que par des musulmans. Or, selon les historiens,
la pratique aurait démarré en Haute-Égypte du temps des pharaons, donc bien avant les religions
monothéistes et l’écriture de la Bible et du Coran. En Sierra Leone, 80 % des femmes chrétiennes
étaient excisées en 2008. Inversement, on observe que plusieurs pays musulmans du continent

173
africain ne pratiquent pas l’excision, comme l’Algérie ou la Tunisie. Il s’agit au départ d’une
pratique qui est plus déterminée par le groupe social que par la religion.

Une idée reçue classique suppose que l’excision serait pratiquée en milieu rural. Elle n’existerait
pas en milieu urbain, où les gens auraient un niveau socioéconomique et un niveau d’étude plus
élevés. Là encore, comme pour la religion, il n’y a pas de frontières. Les familles pratiquent
l’excision en ville, la seule différence sera peut-être qu’en ville, la mère emmènera son enfant
dans un cabinet médical. Ainsi, en Guinée en 2012, la prévalence de l’excision est la même en
milieu urbain et rural (97 %).

La dernière étude de l’UNICEF montre une discordance importante entre les opinions de
l’homme et de la femme au sein des ménages par rapport à la poursuite de la pratique. Chacun
croit que l’autre est en faveur de l’excision et explique son accord. Ainsi, les femmes disent
vouloir exciser leur fille parce que les hommes le demandent, alors que ces mêmes hommes sont
plus nombreux à s’opposer à la pratique et disent que c’est une histoire de femmes.

En définitive, la pratique de l’excision est encore bien ancrée dans beaucoup de pays ; elle touche
parfois plus de 90 % de la population féminine, elle n’a pas de religion, de classe sociale et elle
s’étend bien au-delà de l’Afrique subsaharienne, au Moyen-Orient et en Asie.

La pratique de l’excision est évoquée par Tchak dans Ainsi parlait mon père. Dans la préface
consacrée à la biographie de ses parents, lorsque l’auteur parle des épouses de son père, il précise
qu’à l’exception d’une seule qu’il a fait exciser, elles étaient toutes divorcées et avaient des
enfants de leur précédent mariage. (Les frais nécessités par l’excision sont payés par le futur
mari). À la fin du livre, Tchak décrit la cérémonie qui suit l’excision.

Une nuit, l’auteur entend la voix de Zélié, son amour du village, morte très jeune et il revit « la
danse des jeunes filles huit jours après qu’elles avaient été préparées à leur future vie d’épouse,
après qu’elles avaient connu l’épreuve du couteau aiguisé » (Tchak, 2018, p.251) Le rite est
décrit ensuite en detail : avant la danse, les excisées passent la journée au bord de la rivière où
elles lavent le linge de tout le village, mangent, se baignent aux frais du fiancé. Le soir, elles
dansent sous le regard de tous les habitants du village, une danse sensuelle qui imite la
séduction : « elles avancent vers les spectateurs comme pour se donner, mais reculent comme

174
pour éviter l’assaut. Elles se baissent […] se relèvent et dansent les cuisses légèrement ouvertes,
les bras tendus vers un conquérant. » (Tchak, 2018, p. 252).

En définitive, les croyances perdurent dans le village de Sami Tchak, malgré l’évolution des
sociétés et l’entrée du monde dans le troisième millénaire. L’auteur, sociologue de formation, les
décrit de manière objective, mais condamne l’ordalie qui a humilié un innocent, son père. Il
qualifie de « légende » (récit à caractère merveilleux) l’action des esprits qui rendent son père
infirme et font suppurer la plaie de sa mère pour conforter l’idée que ce sont des croyances sans
fondement scientifique. Mais il ne les tourne pas en dérision par respect, pensons-nous, pour une
société qui accepte difficilement les changements.

Nous pourrions voir en Tchak un personnage problématique à l’image de son père. Imprégné des
valeurs que celui-ci lui a enseignées, il se pose, dans la seconde partie du livre, des questions sur
le monde futur, lorsqu’il est confronté avec le drame des migrants ou le racisme, pour ne citer que
ces deux exemples.

La société rurale dépeinte par Tchak est encore attachée à ses racines, à ses coutumes, mais des
changements dus à la colonisation et, plus tard, à la mondialisation ont modifié, en partie, le
village et entraîné un mode de vie différent au grand désespoir de l’imam du village.

2.3.3. Les transformations de la société africaine

La présence des Européens a exercé une influence certaine sur les peuples de l’Afrique
Subsaharienne. Elle varie selon les régions et les sociétés : les zones côtières, les zones riches ont
beaucoup intéressé les colonisateurs et ont subi plus de bouleversements sociaux que les régions
moins riches. Cependant il existe des traits communs à toutes les sociétés.

2.3.3.1. Le contexte social

L’introduction de l’argent dans les sociétés a eu pour conséquence la dislocation des familles.
L’individu à la recherche du confort matériel que procure l’argent tend à se délivrer de la tutelle
familiale. Les règles qui régissent le mariage, le partage du travail ne sont plus respectées. De
plus en plus, la jeune génération abandonne l’agriculture et se déplace vers les villes pour trouver
un travail rémunérateur. L’émigration à l’intérieur du pays existait déjà avant les indépendances,

175
affirme Tchak. « De mon village, bien avant ma naissance, avant les indépendances, partaient des
hommes et des femmes vers le Ghana, vers les grandes villes du Togo, c’est-à-dire Sodoké si
proche et Lomé la capitale au bord de l’océan Atlantique. » (Tchak, 2018, p. 165) Cette
émigration était causée par le rêve d’un avenir matériel meilleur. De plus, l’introduction des biens
de consommation a accru le désir de gagner plus d’argent et les villageois sont partis vers
d’autres pays africains dans l’espoir d’acquérir des richesses en rapport avec les nouveaux biens
qui sont offerts par l’Occident. Les troubles politiques après la décolonisation et la transition vers
la démocratie ont entraîné une émigration vers d’autres pays d’Afrique, l’Europe et les Etats-
Unis.

Nous avons longuement évoqué la discussion entre l’auteur et l’imam du village à ce sujet. Le
religieux se désolait de la perte de la foi remplacée par le désir de s’approprier les biens de
consommation modernes. Il en résulte que le travail de la terre est de plus en plus négligé et le
village séduit par les biens de consommation, est devenu dépendant de l’argent envoyé par les
émigrés.

Entretemps, les villes ont vu accroître leur population et une nouvelle société voit le jour. La
population est constituée de déracinés. C’est un ensemble hétérogène, rassemblant des individus
de diverses ethnies, religions, régions. Elle a ses modes vestimentaires, son langage, ses valeurs.
L’argent y est au centre de toutes les relations. La ville garde cependant des traits traditionnels à
travers les quartiers ethniques.

Cette transformation se traduit par l’apparition d’une nouvelle hiérarchie sociale. La bourgeoisie
noire constituée de grands planteurs, de commerçants, de hauts fonctionnaires, d’hommes
d’affaires est au sommet de la nouvelle hiérarchie sociale. Cette bourgeoisie a un niveau de vie
très développé qui tranche avec celui de leurs compatriotes. À côté de cette classe, on trouve les
petits salaires, les ouvriers, les sans emploi qui constituent la population la plus nombreuse.

2.3.3.2. Le contexte politique

La colonisation a porté des coups durs aux chefs traditionnels. Certains ont été écartés du
pouvoir, d’autres ont vu leur autorité confirmée. Beaucoup de jeunes gouvernements ont mis de

176
côté les chefs traditionnels1. Cependant une partie de l’élite politique est issue de la chefferie
traditionnelle. Les nouvelles structures politiques sont les partis politiques, les sections et sous-
sections des partis politiques et les associations. La plupart des états africains se sont appuyés
pendant longtemps sur un parti politique unique. Aujourd’hui la démocratie devient une réalité
avec le développement du multipartisme.

Dans le village de Tchak, malgré l’évolution du contexte politique, les traditions perdurent et
le chef du village exerce toujours (en 2000) une fonction judiciaire, comme l’atteste la coutume
de l’ordalie. Tchak a refusé de s’impliquer dans la politique. Originaire du nord du Togo, il aurait
pu faire une carrière politique, mais il préférait « se consacrer à sa propre voie » ; la découverte
des auteurs latino-américains et deux nouveaux amis dont l’un avait fait une partie de ses études
littéraires en Union soviétique, l’autre à Cuba l’ont orienté vers la littérature, alors qu’il avait fait
des études de sociologie.

Cependant, sa longue absence du Togo, a donné naissance dans son village à des légendes
– au sens de rumeur non fondée sur le réel – « dont la plus cocasse tourna autour de [son] statut
d’opposant politique, opposant si remarqué que le général Eyadèma Gnassingbé [l]’avait déclaré
indésiré au Togo. Opposant politique actif, je ne le fus pourtant jamais », déclare-t-il. (Tchak,
2018, p.261) Mais, dans son village, on en avait déduit qu’il n’y remettrait plus les pieds, du
moins tant que le président Gnassingbé serait vivant. Ce qui expliquerait l’accusation de
sorcellerie contre son père. Du moins, c’est l’opinion des amis de Salifou Tcha-Koura.

Par ailleurs, nous ignorons les convictions politiques de Tchak. Si ses deux amis qui avaient
séjourné, l’un en Union soviétique et l’autre à Cuba et son propre voyage à Cuba en tant que
sociologue ont eu une influence sur l’idéologie politique de l’auteur, rien ne transparaît dans son
autobiographie. C’est à la fin du livre, quand il évoque le drame de l’ordalie, que Tchak révèle
quelques faits qui auraient un lien avec la politique.

En conclusion, Ainsi parlait mon père de Sami Tchak, publié en 2018, offre au lecteur des
informations importantes sur l’Histoire, la société, les croyances religieuses de son pays natal, le
Togo. Cette ancienne colonie française devenue pays indépendant en 1960 connait des
changements importants dans le domaine social et politique. La société rurale africaine telle que

1
Aujourd’hui encore, chaque communauté villageoise est soumise à l’autorité d’un chef.

177
la présente Tchak est située à la jonction de deux mondes, le passé fondé sur des traditions
ancestrales et le présent influencé par le contact avec l’Occident et la mondialisation. Les drames
qui accablent le XXIe siècle sont aussi vécus par la communauté de Kamonda, le village natal de
l’auteur. Tchak évoque l’exode rural, l’émigration dans laquelle il voit la perte de la liberté de
l’émigré traité comme esclave dans le pays d’accueil, les nouveaux besoins issus de l’émergence
d’une société de consommation, le problème des migrants qui affectent le microcosme de la
société villageoise. Il dénonce également l’Occident qui méprise les émigrés parce qu’ils
sont d’une race et d’une religion différente. Seule la religion – animisme et Islam – survit aux
bouleversements entraînés par les changements au niveau mondial, et encore ! S’il l’on en croit
l’imam, la foi est en danger, menacée par la science et la technologie introduites par l’Occident.

En revanche, Alexandre Najjar, dans Le Silence du ténor et Mimosa, dépeint une société urbaine,
en particulier la classe bourgeoise beyrouthine à laquelle sa famille appartient, société bien
différente de celle du village togolais décrite par Tchak.

2.4. La société urbaine (https://www.cairn.info/la-sociologie-urbaine--9782130578017-page-


3.htm)

2.4.1. Définition.s

Une ville est une unité urbaine (un « établissement humain » pour l'ONU) étendue et fortement
peuplée (dont les habitations doivent être à moins de 200 m chacune, par opposition aux villages)
dans laquelle se concentrent la plupart des activités humaines : habitat, commerce, industrie,
éducation, politique, culture.

La ville est une agglomération importante dont les habitants ont des activités professionnelles
diversifiées dans le secteur tertiaire.

En sociologie, « la ville est à la fois territoire et population, cadre matériel et unité de vie
collective, configuration d’objets physiques et nœud de relations entre sujets sociaux. »
(Grafmeyer, 1994) « La ville renvoie donc à deux ordres de réalité : d’un côté, une ville statique,
sinon figée, du moins circonscrite pour un temps dans des cadres matériels ; de l’autre, une
ville dynamique, composée de citadins et de groupes en relation. » (www.cairn.info)

178
2.4.2. Évolution de l’urbanisation (Stébé, Marchal, 2000)

L’histoire de l’urbanisation n’est pas linéaire. Si l’urbanisme se codifie avec Platon et Aristote,
qui diffusent le tracé des voies en damier, si Rome comptait vraisemblablement 1 million
d’habitants et était de la sorte la plus grande ville de l’Antiquité, les villes du Moyen Âge sont,
elles, plutôt de petite taille, protégées derrière leurs remparts. Avec le développement du
commerce et de la monnaie, elles verront émerger en leur sein la figure du marchand. La
formation de la ville marchande médiévale représente un temps fort de l’urbanisation. Les surplus
de l’économie rurale donnent un nouvel élan à l’artisanat et au commerce, si bien que la ville
devient un carrefour où se rencontrent d’une part, le monde technique et marchand et, d’autre
part, le monde de plus en plus distinct des campagnes.

À la Renaissance, apparaissent de nouvelles évolutions significatives. Un nouveau lieu, le


marché, devient dans une large mesure le centre essentiel de la vie urbaine. En outre, les villes
sont davantage reliées entre elles grâce aux routes royales.

Mais toutes ces nouveautés apparaissent finalement peu importantes au regard des changements
considérables qui interviennent au XVIIIe et au XIXe siècles avec l’essor de la révolution
industrielle. La trilogie « fer-houille-machine à vapeur » modifie en profondeur les conditions
mais aussi les lieux de production manufacturière. Cette mutation de fond s’accompagne d’un
accroissement important de la population urbaine.

Ces évolutions entraînent la naissance d’une nouvelle classe sociale : le prolétariat. Des taudis
voient le jour, l’insalubrité devient un problème de santé publique dès lors qu’elle génère des
épidémies (le choléra entre autres) qui touchent riches et pauvres. L’augmentation spectaculaire
de la population urbaine fait exploser les frontières traditionnelles des villes qui commencent à se
projeter dans l’espace. C’est ainsi que s’amorce ce mouvement structurel de « conurbation »,
terme inventé en 1915 par P. Geddes afin de désigner ce processus qui voit les villes étendre
toujours plus loin leur influence au-delà de leur périmètre d’origine. Depuis, la ville ne cesse de
s’agrandir, de gagner du terrain. Prise dans un mouvement centrifuge, elle voit ses fragments
résidentiels s’éloigner de plus en plus loin, remettant en question et rendant de plus en plus
poreuses les frontières entre l’urbain et le rural.

179
Ces informations à propos de l’évolution des villes en Europe, peuvent, en partie, s’appliquer au
Liban et à Beyrouth, en particulier, où se déroulent les intrigues des deux récits d’Alexandre
Najjar.

2.4.3. Beyrouth

La ville a vu accroître sa population durant les dernières décennies du XXe siècle : de plus en
plus de villageois se sont installés dans la capitale, pour offrir à leurs enfants une meilleure
éducation ou pour y trouver du travail, ou encore pour jouir du confort matériel et des loisirs
proposés par la ville. Mais, pour la plupart, ils gardent encore un lien étroit avec leur village natal
où ils ont une résidence secondaire. Avec l’accroissement de la population, la ville s’est agrandie,
de nouveaux quartiers ont émergé, souvent composés de demeures luxueuses.

Pour l’étude de la société beyrouthine, nous nous fonderons sur les deux récits d’Alexandre
Najjar et sur nos propres souvenirs et ceux de notre famille pour brosser un tableau fragmenté des
us et coutumes, ainsi que des loisirs avant la guerre et les changements opérés par quinze années
de conflit armé.

Avant la guerre, les Beyrouthins entretenaient des liens de convivialité qui se concrétisaient par
des habitudes immuables. Dans les vieux quartiers où les maisons traditionnelles sont ornées de
balcons, les maîtresses de maison prenaient le café au petit matin en échangeant les nouvelles ;
à midi, il arrivait que les voisins ou des membres de la famille élargie s’invitent inopinément à
déjeuner ; la maîtresse de maison préparait toujours de copieux repas pour nourrir les visiteurs
inattendus. Le soir, on s’installait sur le balcon du salon pour respirer les parfums du jasmin, du
magnolia du frangipanier ou du bigaradier qui ornent le jardin ou bordent les trottoirs. On jouait
aux cartes, au trictrac, on bavardait dans la bonne humeur. On sortait aussi le soir pour assister à
des pièces de théâtre, voir un film ou une comédie musicale, ou pour aller dîner au restaurant
avec des amis.

Dans Le silence du ténor, consacré à son père, Najjar rapporte une obligation sociale immuable,
respectée par tout Libanais de toutes les classes sociales : les visites de condoléances.
C’est pourquoi le ténor lisait tous les jours en consultant les journaux francophones – L’Orient-

180
Le Jour et Le Réveil – la rubrique nécrologique. « Il ne ratait aucune visite de condoléances,
conscient de l’importance accordée à cette obligation sociale. » (Najjar, 2015, p. 40)

Les parents d’Alexandre Najjar, à l’instar de tous les membres de la bourgeoisie beyrouthine
menaient, avant la guerre, une vie mondaine active. Le ténor avait de nombreux amis, libanais et
étrangers, et des clients avec lesquels sa femme et lui allaient souvent dîner au restaurant. Ils se
rendaient aussi à des réceptions (Mimosa en robe de soirée et talons aiguille) et au festival
international de Baalbeck.

Dans les familles beyrouthines aisées, la maîtresse de maison était aidée dans les tâches
ménagères par des domestiques et une gouvernante pour la garde des enfants.

Au début de son mariage, Mimosa ne savait pas cuisiner. Adolescente, elle était une « intello qui
préférait lire plutôt que de perdre son temps à préparer des plats interminables » (Najjar, 2019,
p. 83) ; elle avait appris à préparer un seul mets, les coquilles Saint-Jacques qu’elle sert à son
mari trois jours de suite au retour de leur lune de miel. Le ténor engage alors un cuisinier qui,
deux fois par semaine, venait remplir le frigo. Mimosa avait aussi engagé une gouvernante
syrienne appelée Chakwa (en arabe « la plainte » au sens juridique du terme) pour garder les
enfants pendant que le couple allait dîner dehors. Contrevenant aux ordres du ténor, elle
permettait à l’auteur de voir des fims égyptiens à la télévision, films mis à l’index par le père !

Pendant la guerre, tout change. Si dans les villages épargnés par le conflit les relations
conviviales entre amis et voisins persistaient, à Beyrouth les batailles de rues et les
bombardements obligent les familles à se terrer chez elles ou dans les abris. Plus de cuisinier pour
Mimosa ; plus de gouvernante pour les enfants ; plus de sorties au restaurant.

« Pendant cette période obscure, [Mimosa] s’occupe comme [elle peut]. Avec [ses] belles-sœurs
réfugiées chez [elle, elle] tricote des pulls et des bonnets que [les enfants] ne porteront jamais.
[Elle] se met à conduire, malgré les réticences de son mari qui craint un accident. [Elle] apprend
surtout à cuisiner, consulte le livre du grand cuisinier El-Rayes » et devient un véritable cordon
bleu. » (Najjar, 2019, p. 84) « À la guerre comme à la guerre », dit-elle à sa sœur Mona qui, en
visite au Liban, n’en croit pas ses yeux.

181
Deux registres lexicaux s’opposent, la vie familiale confortable, aisée, ponctuée par des loisirs et
la vie de la famille repliée sur elle-même durant la guerre. Le code qui en résulte souligne les
bouleversements causés par le conflit armé dans la société beyrouthine bourgeoise. Cependant,
les relations conviviales se maintiennent durant les accalmies et les habitants retrouvent leurs
habitudes.

La guerre a également provoqué la dislocation de la famille. Durant la guerre de libération menée


par le général Aoun contre la Syrie en 1989, les écoles et les universités sont fermées et les
parents décident d’envoyer les enfants en France pour continuer leurs études, ce que feront
d’ailleurs bien d’autres parents. Il est important de souligner ici que l’éducation des enfants était
et reste un souci primordial des Libanais toutes classes sociales confondues.

« Dans la maison désormais privée d’enfants, [se souvient l’auteur, s’adressant à sa mère],
tu prends le café du matin avec papa en maudissant la guerre qui a émietté la famille. Nos rires et
nos cris ne résonnent plus dans les chambres. Nos bêtises et nos chamailleries te manquent
tellement. J’imagine ta tristesse quand, au mois de mai -le mois de Marie- au lieu de chanter
chaque soir l’Ave Maria et Ya oum Allah en compagnie de ta smala, tu te retrouves en tête-à-tête
avec mon père aussi déboussolé que toi par notre absence. » (Najjar, 2019, p.107)

La société a subi des changements à la suite de la guerre, ce qui désole le ténor. Pour cet avocat
intègre, pour cet idéaliste, l’état déplorable de la magistrature s’oppose à tous ses principes.
On peut voir en lui un personnage problématique en quête de valeurs dans un monde dégradé.
Une autre valeur du ténor a aussi subi l’impact de la guerre : le patriotisme. Alors que beaucoup
de ses compatriotes quittaient le Liban livré au chaos, il est resté fidèle à sa patrie. « Il ne songea
pas une seule fois à plier bagage, fidèle à ses principes, mais se résigna à nous envoyer tous les
six en France pour y poursuivre nos études. Cette année- là fut pour lui une année terrible », se
souvient l’auteur. (Najjar, 2015, p. 47)

Les parents de Najjar vivent les temps heureux et troublés dans une parfaite communion.
Mimosa est aimée et respectée par son mari et si elle a cessé de travailler à l’extérieur pour
prendre soin de sa famille, sa décision a été prise librement. L’auteur évoque ce respect du ténor
pour sa femme au cours du repas familial : « Chacun avait sa place, toujours la même. Mon père

182
s’asseyait à la droite de ma mère qui présidait-preuve du grand respect qu’il lui vouait. » (Najjar,
2015, p. 27)

En revanche, la femme dans les autres livres du corpus n’est pas l’objet d’une telle considération.

2.5. La place de la femme dans la société

Avant de procéder à l’analyse du corpus, nous résumerons la théorie de Pierre Bourdieu sur
« La domination masculine » dans les sociétés patriarcales et les écrits d’autres sociologues
traitant du même sujet.

2.5.1. La société patriarcale

En sociologie, le patriarcat est une forme d’organisation sociale dans laquelle l’homme exerce le
pouvoir dans le domaine politique, économique, religieux ou détient le rôle dominant au sein de
la famille, par rapport à la femme. (Larousse).

Ce type de société a été analysé par plusieurs sociologues qui l’expliquent ou le contestent.

Dans notre corpus, les sociétés dépeintes par les auteurs sont des sociétés patriarcales où le père
de famille et le mari imposent le pouvoir de décision sur l’ensemble de la famille et ce sont
surtout les femmes qui en subissent les conséquences.

Lorsqu’il relate la vie de sa mère, Alexandre Najjar rapporte les décrets de son grand-père, le
docteur Elias, qui impose à ses deux filles, Mona et Mimosa le choix de leurs carrières. Au début
de ses études de droit, Mimosa, désireuse de s’émanciper, présente, à l’insu de ses parents, le
concours d’entrée dans l’Administration libanaise et le réussit. Mis au courant, son père refuse
catégoriquement que sa fille devienne fonctionnaire. Les protestations de Mimosa n’arrivent pas
à le faire changer d’avis et pour justifier ce décret, il prétexte que les fonctionnaires de sexe
féminin passent leur temps à des frivolités et sont mal vues par la société. Le docteur Elias
impose également à Mona le choix de sa carrière. Elève douée, elle se classe première au
concours de la Faculté française de médecine de Beyrouth mais son père lui conseille de devenir
pharmacienne parce que le métier de médecin « était trop contraignant ». De plus, il affirme au
chancelier de la faculté que c’était la décision de sa fille et « qu’il n’avait pas l’habitude de la
contrarier » !! (Najjar, 2019, p. 31) Voilà deux exemples typiques du comportement de l’homme

183
dans la société patriarcale du Moyen-Orient. Le père de famille a le pouvoir absolu de décision
sur la vie de ses filles. Celles qui en souffrent le plus sont les jeunes filles intelligentes qui
pourraient avoir un brillant avenir.

Cette autorité absolue du père sur sa femme et sa fille est aussi décrite dans Lambeaux de Charles
Juliet. La mère biologique de l’auteur, élève brillante, obtient le premier prix de la région aux
examens du certificat. Son rêve de continuer ses études est détruit par son père qui tient à garder
une servante gratuite. Cette attitude pourrait être justifiée parce que cet homme est illettré, inculte
et qu’il a besoin de bras supplémentaires pour l’aider à combattre la misère. Mais comment
pourrait-on justifier l’attitude du Docteur Elias, homme instruit, appartenant à une classe sociale
aisée ? !!

Dans les deux récits, les épouses ne contestent pas dans les diktats de leur mari. Femmes
effacées, elles s’inclinent devant l’autorité conjugale sans penser à se rebeller.

Dans les années 1970, débute le Mouvement de libération des femmes. Un ouvrage de Christine
Delphy (2013) s’attache aux raisons économiques qui expliqueraient « l’oppression des femmes »
dans la société patriarcale1.

Ce livre en deux volumes rassemble la plupart des textes publiés par Christine Delphy à partir de
1970 au sujet de ce qu’on appelait jusqu’alors la « condition féminine » ou « la question des
femmes » ; avec la deuxième vague du mouvement féministe du XXe siècle, elle a désigné la
condition de la femme comme l’oppression des femmes. Pour elle, le patriarcat est un système
autonome d’exploitation et de domination, un système sociopolitique qui organise l’oppression
des femmes à travers un travail domestique « gratuit », que ce soit dans les sociétés paysannes ou
au sein du capitalisme industriel. Delphy rapproche deux sphères que l’on sépare volontiers : la
sphère économique et la famille. La sociologie a pour tâche de rendre compte des pratiques
sociales matérielles par lesquelles les femmes travaillent pour les hommes, et, au-delà, pour le
capitalisme, dans l’espace de la maison mais, aussi, dans les champs ou à l’usine. Delphy insiste
sur un point encore peu analysé de l’oppression des femmes, le travail domestique, équivalent,
pour elle, à un quasi-esclavage.
1
Christine Delphy est une sociologue au CNRS, fondatrice et directrice de la revue Nouvelles Questions Féministes.
Elle est l’une des figures du mouvement féministe français des années 1970 et ses travaux sont les plus reconnus
dans l’univers académique féministe anglo-saxon.

184
Si l’on se réfère à Lambeaux de Charles Juliet, nous constatons que les assertions de Delphy sont
pertinentes. La fille est chargée des travaux domestiques et des soins à donner aux animaux de la
ferme, la mère travaille dans les champs, aux côtés de son mari et, durant l’hiver, à l’usine. Le
soir, mère et fille continuent à travailler alors que le père reste assis dans son fauteuil.

Il en est de même dans Profession du père de Sorj Chalandon. Seule la mère travaille à
l’extérieur pour subvenir aux besoins de la famille et, une fois rentrée à la maison, elle prépare le
repas. On suppose qu’elle se charge en plus des soins du ménage. Et son mari ne cesse de
l’humilier devant son fils, employant constamment cette phrase méprisante : « Ta pauvre mère. »

Pierre Bourdieu, pour sa part, fonde l’oppression des femmes sur une domination masculine
reposant sur la violence.

2.5.2. La domination masculine

Dès ses premiers articles, Bourdieu relève plusieurs caractéristiques de la domination masculine.
Elle produit et reproduit quotidiennement les attendus de « genre » (le terme anglais gender est
plus explicite parce qu’il distingue implicitement homme et femme) à travers le comportement
des individus au travail, à la maison, en promenade ou à l’école. Elle ne se manifeste pas tant
dans une violence physique à l’égard des femmes que dans une violence symbolique (qui autorise
la violence physique, sexuelle, morale). Comme la violence symbolique est une force qui
transforme le sujet en objet, la domination masculine fait de la femme un objet.

Comme preuve, Bourdieu décrit l’exclusion quasi-totale des femmes des « jeux » sociaux des
hommes, et donc d’un monde social construit selon les principes de la compétition et de la
performance. Enfin, la domination masculine et la violence symbolique qui la fait tenir,
fonctionnent à l’habitus, formé par les conditions d’existence et les expériences antérieures dont
il porte les traces à la fois ineffaçables et efficaces dans le présent. L’habitus habite les
institutions, permet de se les approprier pratiquement et ainsi de les maintenir en activité, de les
perpétuer selon un ordre sexué. Les relations produites par l’habitus entre les hommes et les
femmes, réitérées quotidiennement, sont totalement incorporées.

Dans Ainsi parlait mon père, la violence exercée sur les femmes est physique, puisque le mari
battait ses épouses qui acceptaient cette situation pour préserver l’honneur de leur mari.

185
La violence symbolique est exercée par André Choulans sur sa femme puisqu’il l’humilie
constamment ou l’accable d’insultes, comme nous l’avons montré précédemment.

La domination masculine est à la fois visible et invisible. Elle relève d’un système ou d’une
structure. Les hommes eux-mêmes, dominants, sont prisonniers de cette domination. Bourdieu
assume totalement sa préférence conceptuelle en affirmant que le patriarcat est anhistorique et
empêche de faire l’archéologie de l’inconscient commun qui est à l’origine de la domination
masculine : les structures de domination selon le genre sont le produit d’un travail incessant de
reproduction auquel contribuent eux-mêmes les agents singuliers, hommes et femmes.

En somme, le patriarcat est un terme qui rend effectif un mode d’exploitation généralisé des
femmes, tandis que la domination masculine met plus l’accent sur le système des relations
hommes-femmes.

Les mouvements féministes s’introduisent en Afrique après les indépendances. Luttant avec plus
au moins de succès, les féministes s’efforcent d’apporter des changements à la situation des
femmes dans la société patriarcale. (https://www.cairn.info/revue-travail-genre-et-societes-2017-
2-page-187.htm)

Les féminismes africains s’opposent sur la capacité de la notion de patriarcat à expliquer les
rapports de sexe dans les sociétés africaines. Certaines féministes réfutent sans concession la
théorie du patriarcat. Les dichotomies entre public et privé, sphère de production et sphère de
reproduction que renferme la notion du patriarcat ne peuvent s’appliquer au fonctionnement des
sociétés traditionnelles africaines. Cette position s’explique par le fait que, dans une société
structurée par la domination masculine, il y a eu des femmes qui y jouaient des rôles politiques
majeurs. L’intégration des femmes dans ces espaces de pouvoir était favorisée et par l’âge et par
leur rôle reproductif du fait de la valorisation de la maternité. Par ailleurs, la logique
individualiste proposée par les féministes occidentales répond imparfaitement aux aspirations des
femmes africaines, car celles-ci pouvaient, en effet, acquérir du pouvoir justement de par leur
appartenance et leur influence au sein d’un clan, d’une famille ou d’une communauté.

Selon d’autres féministes africaines la subordination des femmes dans les sociétés africaines
reflète une situation universelle. Pour elles, les théories féministes occidentales, adaptées au

186
contexte africain permettent aux féministes africaines d’affronter le sexisme de leurs sociétés et
d’empreindre leur point de vue sur le processus de démocratisation de celles-ci.

En effet, les organisations du social et du politique héritées de l’administration coloniale et


postcoloniale, accompagnées des politiques de développement fondées sur l’objectivation de la
sexualité féminine ont conduit à un affaiblissement du pouvoir des femmes, renforçant les
systèmes de production d’inégalités sexuées qui existaient déjà, en particulier la dévalorisation de
la sphère reproductive et sa relégation dans la sphère privée, ainsi que par l’instauration d’une
division sexuée du travail marchand qui attribue les meilleurs emplois aux hommes sur le marché
du travail. Pour ces féministes, la notion de patriarcat permettrait donc de mieux inclure dans les
analyses les transformations sociales, économiques et politiques dans les rapports de sexe
engendrées par le colonialisme et le post colonialisme.

En plus de la difficulté à faire émerger un discours qui leur soit propre, les féminismes africains
s’efforcent de porter ce discours dans la sphère sociétale. La plupart des pays africains ont connu
une avancée considérable du point de vue de l’égalité des sexes sur le plan institutionnel et
juridique dans les dernières décennies. Sous la houlette des institutions internationales, des
mouvements féminins et des féministes, l’égalité en droit des hommes et des femmes est inscrite
dans les discours, les programmes et les politiques de développement à travers, notamment, la
scolarisation des filles, l’autonomisation des femmes, le renforcement de leurs capacités ou la
parité politique, étant entendu désormais que sans ces ingrédients le développement ne se fera
pas. Ainsi, tous les pays africains ont ratifié la Convention sur l’élimination de toutes les formes
de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW) et la majorité d’entre eux le protocole à la
Charte africaine des droits de l’homme et des peuples relatif aux droits des femmes en Afrique
(protocole de Maputo). De nombreux pays ont instauré des mesures législatives et
institutionnelles condamnant les violences domestiques, sexuelles ou encore les mutilations
génitales dont les femmes ou les filles sont les victimes 1. À ces progrès sur le plan législatif font
écho des avancées non négligeables dans la participation politique. Soulignons le fait que
l’Afrique subsaharienne francophone a compté deux femmes présidentes dans la dernière
décennie, situation qui peine encore à voir le jour dans les pays occidentaux. Trois pays africains
figurent dans les dix premières places du classement mondial des femmes dans les parlements

1
Rappelons, à ce propos, qu’au Togo, en 1996, une loi a interdit l’excision.

187
nationaux, avec, au premier rang, le Rwanda. On constate aussi des améliorations dans le
domaine clé de l’éducation, connu comme étant un facteur fondamentalement transformateur des
rapports sociaux de sexe, avec une forte progression de la scolarisation des filles, essentiellement
au niveau de l’enseignement primaire. Les femmes accèdent également à des positions de
pouvoir dans la sphère familiale dans des conditions économiques non dégradées, à travers
notamment le statut de chef de ménage en milieu urbain. S’ils demeurent très inégaux, les
rapports de pouvoir dans les couples semblent se redéfinir quelque peu vers plus de liberté de
décision et de mouvement des femmes dans certains milieux sociaux favorisés. En conséquence
d’une mutation dans les formes et les processus d’entrée en union, on relève une plus
grande autonomie financière (monétaire) de certaines jeunes femmes.

Toutefois il y a loin de l’égalité en droits contrainte ou voulue, instituée par les gouvernements
africains à « l’égalisation des conditions ». Elle bute sur une résistance ouverte de la part de la
société. En plus des controverses qu’elles peuvent susciter et en l’absence d’état de droit,
l’application même des lois progressistes lorsqu’elles sont adoptées est ardue. Par exemple, le
mariage de très jeunes filles n’ayant pas encore atteint l’âge minimum au mariage fixé par la loi
persiste dans beaucoup de sociétés.

On comprend alors aisément que revendiquer l’égalité dans la cellule domestique comporte
toujours un risque pour les femmes dans des contextes où le mariage et la maternité demeurent
des impératifs pour les femmes de toutes les conditions sociales. Les femmes elles-mêmes, bien
qu’elles reconnaissent les pesanteurs des discriminations dont elles font l’objet, hésitent à adopter
des attitudes explicitement contestataires, par crainte de trahir leur culture et de mettre à mal la
cohésion familiale et sociale, ou par peur d’être soupçonnées d’une occidentalisation des mœurs
qui est associée à la perversion.

Néanmoins, les sociétés africaines « originelles » se sont transformées de façon spécifique sous
l’effet du colonialisme, du post colonialisme et désormais de la mondialisation, tout en cohabitant
avec les cultures qu’elles en ont héritées. Il en va de même des rapports de sexe qui y ont cours.
On note, d’un côté, une législation et des actes politiques qui affichent une volonté de réduire ou
d’« éliminer » les discriminations envers les femmes et, de l’autre côté, une mise en œuvre
freinée par des pans de la société réfractaires à toute velléité de discours féministe qui

188
revendiquerait l’égalité entre les sexes1, et entre les deux, des stratégies de contournements
subtils qu’élaborent les femmes. L’instrumentalisation par certaines jeunes femmes fortement
scolarisées de la polygamie, une pratique hautement discriminatoire, mais encore légale dans
certains pays en est l’illustration. La poursuite d’études supérieures positionne les filles dans le
marché matrimonial à un âge où on les estime « trop vieilles et gâtées ». Ces jeunes femmes, en
s’engageant dans une union polygame, tentent ainsi de résoudre des tensions à la fois
individuelles et sociales.

En tant que sociologue, Sami Tchak s’est intéressé aux rapports entre son père et ses épouses,
fondés sur l’islam. (Bien entendu, les revendications féministes n’ont pas fait leur apparition dans
le village natal de l’auteur durant la vie de son père).

Métchéri Salifou Tcha-Koura, handicapé par son infirmité, s’est marié plus tard que les jeunes
gens de son village. Ses relations avec sa première épouse, la mère de l’auteur, étaient fondées
sur la loi coranique. Il faut souligner qu’il a traité « la femme à la plaie » avec respect et n’a pas
hésité à faire tout ce qui était en son pouvoir pour la guérir, faisant appel à plusieurs guérisseurs
et pratiquant les sacrifices exigés par ceux-ci. En dernier recours, après avoir vendu des outils
agricoles pour payer le prix du voyage et du traitement, il envoie sa femme dans un village
lointain auprès d’un guérisseur réputé, mais celui-ci n’a pas fait mieux que ses prédécesseurs.

Cependant, du vivant de sa première femme, le forgeron en a épousé deux autres ; il avait aussi
des maîtresses qu’il faisait venir à domicile et auxquelles « les épouses, conformément aux règles
de [leur] société, devaient respect, au service desquelles [elles] se mettaient (il leur fallait ravaler
leur jalousie). » (Tchak, 2018, p. 267) Sa deuxième femme, pour se venger de lui, selon l’opinion
de son fils aîné, s’est servie « d’un pouvoir incontesté que la société place entre les mains des
femmes » (Tchak, 2018, p. 266) pour lui infliger une cuisante humiliation. Tchak relate
longuement, à la fin du livre, cet épisode.

La deuxième épouse était aussi une divorcée qui avait eu une fille avec son premier mari.
Le père de l’auteur a eu avec elle une fille et un garçon, puis un troisième enfant, un beau bébé,
un beau garçon. « Hélas, [raconte le fils], la mère déclara que cet enfant n’était pas de mon père,
que le géniteur était son amant avec qui elle avait eu des rapports intimes dans son village natal

1
Dans les communautés musulmanes, l’égalité entre hommes et femmes a été fortement contestée par les religieux.

189
où elle avait passé trois mois à s’occuper de sa mère malade. Sans divorcer, l’épouse de mon père
quitta le foyer conjugal et partit s’installer dans le village de sa mère où vivait aussi son amant. »
(Tchak, 2018, p. 266) Quand l’enfant a deux ans et demi, elle revient vivre avec son mari, le père
de l’auteur et donne le jour à une fille. Cette femme finit par divorcer pour épouser son amant et,
quand la fille a seize ans, elle déclare qu’elle aussi est du sang de son amant et non de celui du
forgeron. La deuxième épouse s’est servie du pouvoir accordé aux femmes pour infliger une
double humiliation à Métchéri Salifou Tcha-Koura. Ce pouvoir est fondé sur l’idée que seule la
mère connaît le vrai géniteur de ses enfants. « En effet, il est admis dans ma société, [explique
l’auteur], que si, après ses règles, une femme avait des rapports avec deux hommes différents au
moins et qu’une grossesse survenait dans ces conditions, l’auteur de la grossesse était de façon
incontestable le premier homme à l’avoir possédée, surtout si les liens intimes se produisaient au
lendemain des menstrues, jour considéré comme le plus fécond du cycle. » (Tchak, 2018, p.266-
267) Ce faisant, la femme respectait une croyance que démentiraient les connaissances
scientifiques sur le cycle menstruel, la date d’ovulation, la durée de vie des spermatozoïdes.
Ainsi, par son pouvoir fondé sur l’ignorance de la science, la deuxième épouse du père a retiré
deux enfants à son mari au profit de son amant et elle a exercé aussi sa vengeance sur un mari qui
montrait une visible préférence pour la quatrième de ses épouses dans l’ordre d’arrivée au foyer.
L’auteur rappelle que l’islam interdit au mari polygame de préférer, même au plus secret de son
cœur, l’une de ses épouses. Cette préférence, continue-t-il « le rendait si injuste envers les autres
que son infirmité ne le retenait pas de battre (pour ne pas l’humilier, elles se laissaient battre) le
déshonneur serait retombé sur elles-mêmes si elles avaient fait de lui l’homme, le mari qui ne
pouvait même pas battre ses épouses) ». (Tchak, 2018, p. 267) Cette dernière remarque prouve
que la femme africaine, en l’occurrence, est soumise à des règles sociales qu’elle ne veut pas
contester.

Il est difficile (pour ne pas dire impossible) de concilier l’image du sage togolais avec celle de
l’homme qui use des privilèges que lui accorde la société et la religion. Mais les coutumes sont
profondément ancrées dans l’habitus tel que défini par Bourdieu. Par ailleurs, les revendications
féministes ne sont pas tolérées ou sont ignorées par la grande majorité des hommes en Afrique et
au Moyen-Orient et même en Europe. Il semble que des règles sociales immuables résistent
parfois – souvent même, au Moyen-Orient – à tous les changements quand il s’agit de la
prééminence du mari sur sa femme. Nous en trouvons un exemple dans Mimosa. Le fils s’étonne

190
de l’attitude des amis de la famille envers sa mère après le décès du ténor : « Bizarrement, la
plupart des gens qui te conviaient à diner en sa compagnie ont cessé de t’inviter. C’est comme si,
en Orient, la femme n’existe que par son mari, comme si, devenue veuve, elle perdait son statut
social » (Najjar, 2019, p.128). Cette réflexion de l’auteur se passe de commentaire. Elle conforte
notre assertion.

En conclusion, les différentes sociétés décrites par les auteurs du corpus se distinguent sur
certains points. La société rurale française des années trente, telle que la présente Juliet, est
encore une société agricole, fermée sur elle-même, soumise à des lois non écrites auxquelles se
soumettent les villageois sans penser à les désavouer. La société africaine, telle que la dépeint
Tchak, est influencée par les avancées technologiques et la mondialisation qui ont créé de
nouveaux besoins matériels et entraîné le recul de l’agriculture et l’intensification de
l’émigration. La société libanaise a été bouleversée par quinze années de guerre qui ont changé le
mode de vie. Comme l’intrigue du roman Profession du père est centrée sur l’obsession du père,
le contexte social n’y est pas abordé. Un seul point commun unit les autres œuvres : la
soumission de la femme, fille et épouse, à l’autorité de l’homme, père et mari. Une seule
exception à cette règle, le comportement du ténor vis-à-vis de sa femme. Le respect dont il fait
preuve à l’égard de son épouse ne se manifeste pas seulement par la place qui est attribuée à
celle-ci à la table familiale. Il n’a jamais contredit les décisions de sa femme dans l’éducation de
leurs enfants.

191
Chapitre 3. La mémoire : le passé au présent

3.1. Définitions

La mémoire est une faculté comparable à un champ mental dans lequel les souvenirs, proches ou
lointains, sont enregistrés, conservés et restitués.

La mémoire individuelle permet la construction de l’identité d’un individu, grâce aux sensations
vécues par chacun de ses sens, par le corps et par l’esprit.

La mémoire collective est un ensemble de représentations partagées du passé, basées sur


une identité commune aux membres d’un groupe. (Universalis)

Pour l’étude de cette notion, nous nous nous appuierons sur l’ouvrage de Paul Ricœur La
mémoire, l’histoire, l’oubli (2000) dans lequel il élabore la théorie de la mémoire individuelle et
de la mémoire collective.

3.2. La mémoire individuelle

Ricœur commence son investigation par une phénoménologie de la mémoire, au sens husserlien
du terme. Elle se centre sur les questions : de quoi fait-on mémoire et de qui ces mémoires sont.

La première question qui se pose est la problématique de la « représentation » dans le présent de


quelque chose du passé. « Nous n’avons d’autre ressource au passé que la mémoire elle-même.
[…] À la mémoire est attachée une ambition, une prétention, celle d’être fidèle au passé »,
affirme Ricoeur. (Ricoeur, 2000, p. 44). Pourtant, l’objet de la représentation n’existe plus, mais
la représentation est dans le présent. Ricoeur rappelle que, pour Platon, le problème de
l’eikon commence avec l’image comme une empreinte dans un morceau de cire. Mais où est cette
cire ? Comment en retirons-nous l’image ? De plus, comment distinguons-nous l’image vraie de
l’image fausse ou du phantasma ? Voilà l’origine de l’idée de trace, l’une des liaisons capitales
entre la mémoire et l’histoire.

De son côté, en affirmant que « la mémoire est du passé », Aristote attire l’attention sur l’aspect
temporel des phénomènes mémoriels. Ce n’est pas simplement que les images-souvenirs se
rapportent à des personnes et des choses et des lieux dans le passé, mais ces images-souvenirs ont

192
un avant et un après dans leur ordre. Aristote ajoutait à la discussion sur la distinction entre
mnémê et anamnèsis, celle entre le souvenir qui surgit à l’improviste et l’effort de se souvenir.
Malheureusement, ni Platon ni Aristote n’ont su résoudre les apories de la mémoire.

Ricoeur donne ensuite sa propre conception de la mémoire : « la mémoire est un modèle de


mienneté, de possession privée pour toutes les expériences vécues du sujet. […] Dans la
mémoire, paraît résider le lieu originel de la conscience avec le passé et ce passé est celui de mes
impressions en ce sens que le passé est mon passé. » (Ricoeur, 2000 p.134)

Ricœur continue sa phénoménologie de la mémoire en nous mettant en garde contre la tentation


de commencer l’étude phénoménologique avec les faillites, les disfonctionnements ou les ratés de
la mémoire. Les pathologies de la mémoire et le phénomène de l’oubli supposent une description
préalable de la mémoire. En effet, « ce qui justifie en dernier ressort ce parti pris pour la
« bonne » mémoire, c’est la conviction […] selon laquelle nous n’avons pas d’autre ressource,
concernant la référence au passé, que la mémoire elle-même » (Ricoeur, 2000, p.26). En dernière
instance, c’est le témoignage qui justifie la vraie mémoire face à la fausse mémoire. Le
témoignage est la transition fondamentale entre la mémoire et l’histoire.

À la fin de son étude sur la mémoire, Ricœur aborde une nouvelle fois la question de la véracité
de nos souvenirs et la distinction entre une image et un souvenir. « Appelons fidélité cette requête
de vérité. Nous parlerons désormais de la vérité-fidélité du souvenir pour dire cette requête, cette
revendication, ce claim, qui constitue la dimension épistémique-véritative de l’orthos logos de la
mémoire. » (Ricoeur, 2000, p. 66) Le ténor a fondé toute sa vie sur trois valeurs morales que le
fils qualifie de « passions » : la patrie, le travail, la famille. Il assume ainsi plusieurs rôles
thématiques : le patriotisme, la conscience professionnelle et l’attachement à la famille.

3.2.1. Mémoire individuelle dans Le Silence du ténor : témoignage d’amour et d’admiration


pour le père

Les souvenirs que le fils a gardé dans sa mémoire sont d’abord les manies, les rites, les habitudes
du ténor : se laver soigneusement les mains, faire la sieste chaque après-midi avec un masque
noir sur les yeux, ficeler ses dossiers avec une mince cordelette de chanvre ; (Najjar, 2015, p.

193
39) ; ses lectures (journaux et hebdomadaires qu’il ne jetait jamais) (Najjar, 2018, p. 39-40) ; ses
habitudes vestimentaires. (Najjar, 2015, p. 40-41)

Un autre rituel, la séance matinale de rasage suscitant l’émerveillement de l’enfant, est encore
vivante dans la mémoire de l’adulte. « Je revois la scène », dit-il, avant de commencer la
description détaillée. (Najjar, 2015, p. 41-42)

En outre, le fils livre au lecteur une autre habitude du ténor ; pendant qu’il se rasait, le père
fredonnait quatre chansons, toujours les mêmes : « Padam … Padam … Voulez-vous danser
grand-mère » et deux autres chansons sans paroles. Celles-ci livreront leur secret à l’occasion de
deux récitals, l’un de Luciano Pavarotti et l’autre de Andrea Bocelli, tous deux Italiens. Au
second récital passé et présent se joignent dans un moment hors du temps. « Je fermai les
paupières pour mieux savourer ces paroles qui, comme par enchantement, venaient se greffer sur
la musique familière que mon père fredonnait ! » (Najjar, 2015, p. 45)

Un autre souvenir qui persiste dans la mémoire de l’adulte est la maîtrise de l’art de la plaidoirie
dont faisait montre le ténor. « Les plaidoiries de mon père me fascinaient : point d’effets de
manche ni de prosopopées. Aux envolées lyriques de ses confrères, il répondait par des
arguments juridiques, « scientifiques » comme il disait. » (Najjar, 2015, p. 11) La voix du ténor,
puissante et claire, résonne encore dans la mémoire du fils comme « elle résonnait jusqu’à la salle
des pas perdus. » (Najjar, 2015, p. 12)

Tous ces souvenirs sont liés à deux sensations : la vue et l’ouïe.

Le souvenir fait revivre un autre épisode ayant le père pour objet. Il s’agit de la première
expérience d’écrivain de Najjar vers l’âge de sept ans. Malgré son désir de plaire à son père,
l’enfant développe ses propres goûts, faisant preuve d’autonomie. Il se découvre une passion pour
la lecture, mais il n’ose avouer au ténor qu’il aime la littérature, « par crainte de le décevoir. »
(Najjar, 2015, p.59) La dédicace maladroite du premier roman écrit par l’enfant révèle deux
sentiments fondamentaux qui régissent sa relation avec le ténor : « Pour mon cher papa qui a
toute mon affection et ma grande admiration pour lui. » (Najjar, 2015, p. 60) Mais l’enfant
« n’[eut] pas le courage de le lui montrer. Je me revois encore, [se souvient-il], assis devant mon
tapuscrit, perplexe, partagé entre l’envie de le lui soumettre dans l’espoir de lui arracher un

194
sourire d’encouragement et l’angoisse de le voir hocher la tête avec consternation devant ce qu’il
considérait probablement une perte de temps. » (Najjar, 2015, p. 60) Pour affirmer son autonomie
et satisfaire son ambition, le fils cherche à faire publier son œuvre à l’insu de ses parents, mais sa
tentative se solde par un échec.

Un souvenir personnel qui revient souvent dans la mémoire de l’auteur est l’épisode qui oppose
le ténor à un milicien, que le fils qualifie de « voyou », au cours duquel le père fait un immense
effort pour garder son sang-froid. « Cette scène où un blanc-bec se permet de rudoyer le ténor me
revient souvent à l’esprit », conclut le fils.

Plus tard, devant le spectacle de la maison de campagne, bombardée et pillée par des « éléments
contrôlés » de l’armée, le visage du ténor exprime une profonde douleur et le fils s’en souvient
encore avec la même intensité au moment de l’écriture : « Je revois mon père, les poings sur les
hanches, debout au milieu de ce paysage lunaire. La pâleur de son visage traduit sa douleur.
Qu’a-t-on fait de son paradis ? Au nom de quelle cause l’a-t-on ainsi détruit ? » (Najjar, 2015,
p. 95) Ici, c’est l’émotion du père qui resurgit dans la mémoire de l’écrivain et la question que le
ténor ne prononce pas est formulée par le fils : celui-ci condamne indirectement l’absurdité de
tout conflit dont les raisons échappent aux combattants qui se laissent aller à la violence de leurs
instincts.

L’auteur-narrateur est détaché du groupe par sa qualité de frère aîné. Dans l’ensemble du récit,
l’aîné se démarque parfois de la fratrie et se voit chargé de quelques tâches nécessitant des
responsabilités. Il exerce ainsi la fonction de censeur en visionnant les vidéos avant de les
projeter au groupe. (Cela ne l’empêchera pas de déroger à son rôle en invitant la fratrie à
visionner un film d’horreur, à l’insu du père.)

Aux yeux du ténor, le frère ainé a déjà son destin bien défini : un jour, il lui offre une casquette
de base-ball portant ce slogan : « Suivez le chef ! » et il lui rappellera à certaines occasion la
lourde responsabilité « que cette casquette faisait peser sur ses épaules ». Trois figures
historiques, occultant toutes les autres, ont possédé cette qualité de chef aux yeux du père :
Napoléon, le Général de Gaulle et le Maréchal Lyautey que le ténor présente comme des
exemples à suivre.

195
Au moment de l’écriture, le fils revient sur l’instant particulier où son père les lui a proposés
comme fondement à la construction de sa personnalité. « Tous ces modèles que mon père m’a
légués, je ne les oublie pas. Peut-être en est-il de plus glorieux, de plus humains, mais ses
modèles à lui ont cela d’important qu’ils me renvoient toujours au conseil qu’il me donna ce jour-
là : « Comporte-toi toujours en chef. » (Najjar, 2017, p. 26-27)

Enfin, un souvenir de l’écrivain est lié au moment où il lui revient, en tant que l’aîné, de ranger
les affaires de son père, devenu aphasique. Ce qu’il y trouve, ce sont d’abord des objets
personnels : son stylo, sa montre, son portefeuille, sa carte d’avocat, son carnet d’adresses, une
paire de pantoufles qu’enfant il aimait chausser pour l’imiter. Parmi d’autres objets personnels se
trouvent la statuette de Napoléon que le ténor admirait, un livre sur Lyautey- autre modèle que le
père donnait comme exemple à ses fils- obtenu comme prix d’excellence en histoire chez les
jésuites, un album de photos. Dans un dossier étaient rangés toutes les compositions de français
du fils aîné et le manuscrit de Bob en croisière, le premier roman écrit par l’auteur et
dactylographié par Mimosa (dont il avait obtenu une copie auprès de sa femme), une mèche de
cheveu de l’écrivain. Ces souvenirs personnels du ténor révèlent l’amour profond qu’il éprouvait
pour son fils aîné et celui-ci en a les larmes aux yeux. Mû par le besoin de recréer le contact
physique avec son père, l’auteur s’allonge sur son lit et enfouit sa tête sur l’oreiller qui garde
encore son odeur.

En conclusion, dans Le Silence du ténor, la mémoire individuelle est centrée sur le père que le fils
aimait et admirait. Aucun souvenir déplaisant ne vient ternir l’image paternelle.

3.2.2. Mémoire individuelle dans Mimosa d’Alexandre Najjar : témoignage d’amour pour la
mère

Dans la biographie consacrée à sa mère, liée à son autobiographie, Alexandre Najjar évoque
d’abord des souvenirs heureux. Il décrit, par fragments, Beyrouth d’avant- guerre : « Du
Beyrouth d’avant-guerre je n’ai que des souvenirs épars… » (Najjar, 2019, p. 52) Défilent alors
dans sa mémoire des lieux, (le Cocodi, le Coral Beach, la Place des Martyrs, les souks totalement
détruits durant la guerre intestine, un café restaurant célèbre, l’Automatique, la fontaine Antabli).
L’écrivain retrouve encore, au moment de l’écriture, les images, les bruits les parfums
emmagasinés au cours des promenades dans les souks « quand il se replonge dans [son]

196
enfance. » (Najjar, 2019, p. 53) Fait aussi partie de ces souvenirs heureux le trajet en train jusqu’à
la Bekaa. Le récit écrit au présent actualise la joie éprouvée par l’écrivain enfant.

Un autre souvenir heureux se rapporte aux premiers apprentissages sous la direction de sa mère.
Elle lui apprend à lire et à écrire l’arabe et le français. Elle l’initie à toutes sortes de travaux
manuels, collages, peinture sur verre, moulages en plâtre, des marque-pages.

Aux souvenirs heureux s’opposent des souvenirs pénibles. « Dans le fouillis de sa mémoire »,
l’écrivain revoit deux moments qui ont provoqué la peur. À l’âge de huit ans, il est invité par son
oncle à boire un verre de whisky. Il est aussitôt victime d’une réaction allergique qui aurait pu
causer sa mort. Heureusement, son grand-père, le docteur Elias, est présent et il lui sauve la vie.
Un autre jour, alors qu’il a sept ans, sa mère trébuche sur le trottoir, tombe et s’évanouit. « Je suis
tétanisé, [se souvient l’auteur]. Jamais je n’avais vu quelqu’un évanoui. Cela ressemble tellement
à la mort. » (Najjar, 2019, p. 69) Heureusement, Mimosa s’en tire avec quelques écorchures. « Tu
es mon ange gardien », déclare-t-elle à son fils. Dans une prolepse, l’auteur se projette quarante
ans plus tard, où une chute de Mimosa a causé une fracture de la hanche. « J’ai alors eu le
sentiment que ton « ange gardien » a failli à sa mission », conclut le fils. (Najjar, 2019, p. 70)

Appartient également aux souvenirs personnels la rédaction de son premier roman dactylographié
par sa mère. Lorsqu’il évoque ces événements, l’écrivain emploie le pronom personnel « je » ; il
est détaché de la fratrie, seul ou en compagnie de sa mère qui en est le seul témoin.

À la fin du récit, un souvenir personnel joint le passé au présent par l’emploi du passé composé :
« Aujourd’hui, maman n’est pas morte. » (Najjar, 2019, p. 136) Le vide de l’absence de cet être
cher est comblé par la vue des rosiers en fleurs. Les roses lui parlent d’elle ; elle est « dans
chaque fleur, chaque grain de sable, chaque particule de l’univers, invisible mais omniprésente. »
(Najjar, 2019, p. 136)

En utilisant le pronom personnel « tu », le fils établit un dialogue avec l’au-delà, rend l’absente
présente dans le monde autour de lui. Ce lien constant avec la mère disparue se maintient par le
pouvoir des mots et de la mémoire. Ainsi l’emploi du pronom personnel « tu » est pour l’écrivain
un moyen non seulement de dialoguer avec sa mère avant qu’elle ne disparaisse, mais aussi un
moyen de la maintenir en vie par- delà la mort. Comme l’a dit Jean d’Ormesson dans son

197
discours de réception à l’Académie : « Il y a quelque chose de plus fort que la mort : c’est la
présence des absents dans la mémoire des vivants et la transmission, à ceux qui ne sont pas encore,
du nom, de la gloire, de la puissance et de l’allégresse de ceux qui ne sont plus, mais qui vivent à jamais
dans l’esprit et dans le cœur de ceux qui se souviennent. »

En conclusion, Mimosa est un émouvant hommage à une mère exceptionnelle, profondément


aimée, un exemple de la mère source d’amour, de soutien, de consolation, telle qu’elle est
célébrée dans les poèmes et les chansons.

3.2.3. Mémoire individuelle dans Lambeaux de Charles Juliet : reviviscence d’un traumatisme

Charles Juliet n’a pas connu sa mère biologique. Les souvenirs qu’il égrènent sont donc reliés à
sa famille adoptive et, en particulier, à celle qui l’a élevé comme son propre fils.

De sa vie auprès de sa famille adoptive, le narrateur garde vivant le souvenir d’une puissante
émotion : la peur. « La peur de l’obscurité. La peur des adultes. La peur d’être enlevé. La peur de
disparaître. » (Juliet, 2018, p. 94) Plus puissante encore est la peur que sa mère adoptive ne soit
partie, l’ait abandonné. Plus tard, à l’âge adulte, le narrateur comprend que ce sentiment est le
symptôme du traumatisme subi au moment où il a été séparé de sa mère biologique un mois après
sa naissance. Un autre souvenir gravé dans sa mémoire est, lorsqu’il a sept ans, la découverte de
l’existence de sa mère biologique, le jour de ses obsèques. Ce jour-là, il n’éprouve aucune
émotion ; ce qui reste de cette expérience traumatisante est son aversion pour l’été.

D’autres souvenirs se rapportent aux sentiments éprouvés durant son séjour à la caserne. Le soir,
il ressent le vide laissé par l’absence de ses parents adoptifs. En classe, il s’indigne d’avoir à
apprendre l’allemand, langue de l’ennemi. Les humiliations, injures, menaces des sous-officiers
le blessent profondément : il se sent souillé, avili, dépouillé de sa dignité. Des crises de cafard,
« des éboulements à l’intérieur de l’être » sont suivies de révoltes étouffées de peur d’être brisé,
de vivre l’enfer. La seule consolation durant ces jours sombres est l’amour de la mère qui le
soutient, l’aide à tenir le coup.

Les moments de détente apportés par le sport et les visites chez le chef sont bientôt obscurcis par
le sentiment de culpabilité qui le ronge causé par sa liaison illicite avec la femme de cet homme
qui l’accueille chez lui.
198
La visite à son père biologique, « le père de la montagne » et l’indifférence de celui-ci à son
égard suscitent le désir de mettre fin à sa vie. La « vision -fort brève qui n’a duré que le temps de
la chute- » de son vélo « au-dessus de [lui], avec ses roues qui tournent lentement contre le ciel
s’est gravée en [lui] et, plus tard, a souvent ressurgi » (Juliet, 2018, p. 115). Heureusement
l’accident n’a pas de sérieuses conséquences et l’adolescent se promet de vivre désormais
pleinement sa vie. Tous ces souvenirs couchés sur la feuille blanche tracent le cours de la
mémoire individuelle du narrateur. Ils lui appartiennent jusqu’au moment où il les partage avec le
narrataire anonyme.

En conclusion, dans Lambeaux, la mémoire individuelle est centrée sur les émotions éprouvées
par le narrateur au cours de sa vie marquée par le traumatisme de la séparation avec la mère.
L’écriture de ces souvenirs est une forme de résilience qui lui apporte l’apaisement.

3.2.4. Mémoire individuelle dans Profession du père de Sorj Chalandon : résurgence d’un long
cauchemar

La mémoire individuelle du narrateur est centrée sur son père et les sévices qu’il lui a infligés.

Au début du roman, le narrateur évoque sa passion pour le dessin qui lui permet de ne pas
entendre les cris de colère de son père contre sa mère et d’exprimer un désir qui ne se réaliserait
jamais : le jeu dont il était privé par son père. Dans le premier dessin qu’il décrit, le sujet est un
enfant heureux sur une plage faisant voler un cerf-volant. Cet enfant se transforme ensuite en
cerf-volant, expression d’un rêve jamais réalisé durant l’adolescence : la liberté. Liée à cet
épisode est la première mention d’une maladie physique, l’asthme. Dans ce cas précis, la crise est
causée par la punition infligée à sa mère par son père.

D’autres souvenirs se rapportent aux missions que le fils doit accomplir en faveur de l’OAS, dans
la guerre fantasmée du père contre le général De Gaulle, missions liées à la peur des punitions,
des sévices corporels et des crises d’asthme.

La mémoire individuelle en rapport avec l’époque où le narrateur vit avec ses parents est centrée
sur les réactions du père après le putsch d’Alger et les actions imposées au fils dans le désir
paternel d’accomplir un exploit dont il s’attirerait seul la gloire, l’assassinat de De Gaulle.

199
De sa vie après son départ de la maison familiale, survivent dans la mémoire individuelle du
narrateur les souvenirs de sa solitude, du rejet par son père, des appels téléphoniques de sa mère,
des propos délirants du père, de son internement, de la visite à l’hôpital psychiatrique et la
révélation de la vérité sur l’état mental d’André Choulans, ses funérailles enfin.

Ainsi la mémoire individuelle fait défiler sur le papier, au moment de l’écriture, une suite de
souffrances, de cauchemars qui ont jalonné la vie du narrateur adolescent. Il connaît enfin le
bonheur dans sa propre vie familiale après avoir échappé à l’enfer que fut sa vie auprès de ses
parents.

Si la mémoire individuelle a gardé la trace des souvenirs personnels, singuliers, il reste à réfléchir
sur le rapport entre la mémoire individuelle et la mémoire collective et le passage de l’une à
l’autre. Nous nous référons à Paul Ricoeur pour étayer notre réflexion.

3.3. La mémoire collective

Pour mieux comprendre ce que Ricoeur entend par la mémoire des proches, nous nous référons à
l’article de Anaïd Mouratian (2019).

La mémoire des proches est, au niveau de la confrontation des pôles d’attribution de la mémoire,
ce qui permet justement de penser ensemble et non plus séparément la mémoire individuelle et la
mémoire collective.

Selon elle, il faut reprendre le vocabulaire ricœurien propre à la mémoire. Ricœur parle de
« trajet » d’attribution des proches, et cela doit être souligné. Le trajet revient à parler d’une
notion dynamique qui insiste d’abord sur les continuités, plus que les ruptures traditionnellement
opérées lorsque l’on aborde la question de la mémoire. S’il évoque des pôles, là encore, pour
parler respectivement de la mémoire individuelle et de la mémoire collective, c’est pour souligner
qu’un monde relie bien ces deux pôles ; autrement dit, il y a des étapes dans l’appréciation d’un
mouvement dynamique de recherche. La mémoire individuelle ne s’opposerait pas à la mémoire
collective, elle est un champ particulier d’attribution du souvenir, et ces deux pôles sont bien
reliés. La continuité est en fait centrale pour comprendre l’introduction de la mémoire des
proches telle que développée par Ricoeur. La mémoire des proches s’insère dans une continuité
de la mémoire allant du plus singulier, particulier, à une mémoire collective.

200
Selon nous, nous pouvons considérer que la mémoire familiale est en rapport avec la mémoire
des proches.

3.3.1. La mémoire familiale

Nous partirons de cette assertion de Anne Muxel : « Chacun conserve une mémoire de sa vie de
famille passée. Plus ou moins présente, cette mémoire familiale participe à la construction de
l’identité personnelle et sociale de chaque individu dans le présent. » (Muxel, 2007)

Nous analyserons la mémoire familiale dans les deux récits d’Alexandre Najjar où elle fait
souvent l’objet de récits au cours desquels l’auteur- narrateur revit les événements qui ont marqué
son existence, façonné son caractère et décidé de sa destinée.

Les propos d’Anne Muxel nous orientent vers l’autobiographie, mais les récits d’Alexandre
Najjar, bien qu’écrits à la première personne, mettent également en scène le père de famille
souvent appelé « le ténor » et la mère, surnommée Mimosa.

3.3.1.1. La mémoire familiale dans Le Silence du ténor

Dans Le Silence du ténor, la figure paternelle préside à la narration des événements qui
construisent la personnalité du fils puisqu’ils ont pour acteurs les membres de la famille, le père,
dans une moindre mesure la mère, et les six enfants.

Dans les récits autobiographiques, ce qui constitue la mémoire familiale est restitué à travers un
kaléidoscope d’images qui se composent et se recomposent en des fragments épars dans une
construction unique (Muxel, 2008). Si l’on observe les chapitres consacrés à la vie de famille, on
relève ainsi la description de la maison natale, des faits et des gestes quotidiens des membres de
la famille, les activités ludiques et sportives des enfants. Les faits sont rapportés tels qu’ils
surgissent dans le souvenir de l’adulte, sans ordre préétabli.

Anne Muxel attribue à la mémoire familiale trois fonctions (Muxel, 2008) : la fonction de
transmission, la fonction de reviviscence et la fonction de réflexivité

- Fonction de transmission

201
Au moment de l’écriture la mémoire familiale a pour objet de définir la situation de l’auteur par
rapport à sa famille et rétablir l’histoire qui l’a porté. Le récit met en scène l’existence de
l’individu dans la reconstitution d’une histoire collective originelle et la reconnaissance d’une
destinée propre et unique. Lorsqu’il fait revivre certains moments de son enfance et de son
adolescence, l’auteur-narrateur se présente comme un membre du groupe composé de ses frères
et de sa sœur. Dans les récits, la mémoire ne s’organise pas autour du « je », mais autour du
« nous ». Les événements sélectionnés par la mémoire sont toujours liés à la présence du père, au
permis et à l’interdit, aux sanctions encourues en cas de désobéissance.

Il arrive cependant que les enfants, se livrent à l’insu du père à des jeux qu’il désapprouve ; ils
trouvent alors un moyen pour échapper à la vigilance paternelle, en mettant en place, par
exemple, un éclaireur qui devait les prévenir en toussant de l’arrivée imminente du ténor. C’est
que le père ne pouvait comprendre que ses enfants se livrent à des distractions futiles. Un jour,
tous subissent le châtiment redouté, l’agenouillement pendant une heure, pour avoir été trempés
en jouant sur la pelouse au milieu des tourniquets d’arrosage. « Nul ne rouspète. Nous nous
agenouillons et demeurons ainsi côte à côte, dégoulinants, le buste droit, les lèvres serrées. »
(Najjar, 2015, p. 46) Cependant, l’intérêt de ce passage réside dans les paroles finales du père
adressées au narrateur : « Je suis déçu, dit-il d’un ton sec. L’aîné doit toujours donner l’exemple.
» (Najjar, 2015, p. 46)

Par la fonction de transmission, la mémoire familiale sert à établir la continuité


intergénérationnelle. La personnalité du fils s’est construite sur les fondements moraux inculqués
par le père et les principes de celui-ci se prolongent dans la génération de ses enfants.

- Fonction de reviviscence

La deuxième fonction de la mémoire familiale est la fonction de reviviscence. La mémoire « rend


le passé vivant, affirme Anne Muxel. Elle fait revivre les émotions, les sensations, les sentiments
éprouvés dans la période de l’enfance. » (Muxel, 2008) C’est une mémoire d’abord affective, une
mémoire de sentiments contenus dans l’âme de l’enfant qui ressurgissent au moment de
l’écriture.

Plusieurs épisodes de la vie familiale incluent la fratrie et les relations des enfants avec le père. Il
est bon de rappeler ici que chacun des fils avait un surnom donné par le père, (le nom d’un

202
personnage historique, d’un acteur de cinéma, d’un champion de cyclisme, d’un peintre ou d’un
architecte, tous célèbres) et c’est par ce surnom que l’auteur les évoque. (Le lecteur ne saura
jamais les prénoms des frères et de la sœur, à moins d’avoir été un proche ou un ami de la
famille.)

Toutes les habitudes des enfants et la discipline imposée par le chef de famille défilent dans la
mémoire de l’auteur. « Mon père dirigeait notre famille comme un général de brigade… Il nous
menait au pas si bien que les visiteurs qui fréquentaient notre maison étaient étonnés par le calme
qui y régnait malgré la présence de six enfants. » (Najjar, 2015, p.27)

La journée commence par la séance de culture physique à sept heures du matin, au cours de
laquelle les enfants exécutaient, sans un mot, les différents exercices prévus au programme alors
que leur parvenaient du dehors les gargouillis des rigoles et le cricri des cigales. Pendant le
déjeuner, les maladresses, les bêtises, les caprices étaient interdits. L’après-midi, pendant que le
père fait la sieste, les enfants jouent dans le jardin en évitant de faire du bruit de peur de le
réveiller. Le soir, la famille regarde la télévision jusqu’à 8h30, puis venait l’heure de la prière.
Les enfants profitent de ce que le père a les yeux fermés pour échanger des coups et des
grimaces. Après la prière, c’est le couvre-feu. Le silence était de rigueur après l’extinction des
feux et le père effectue souvent des raids pour vérifier que ses ordres sont respectés. Cela
n’empêche pas les rejetons, après son départ, de bavarder à voix basse ou d’engager une bataille
de polochons, ou encore de faire une incursion dans la cuisine pour y chercher du pain. La vie
familiale fonctionne donc comme une horloge bien huilée. Dans cette évocation des habitudes qui
rythment la journée, l’auteur emploie le vocabulaire militaire pour illustrer l’image du général de
brigade.

Le ténor tient aussi à contrôler les jeux des enfants : les billes et les soldats de plomb, jeux
habituels de tous les garçons, sont prohibés, seuls sont permis les jeux de société. Les fils ne se
révoltent pas, mais ils profitent de la sieste paternelle pour s’adonner à des jeux qui ne lui
plaisaient pas.

Tous ces détails sur l’autorité exercée par le père dans tous les aspects de la vie de ses enfants ne
sont pas une critique sévère du fils qui se servirait de l’écriture pour dénoncer une éducation
sévère, abusive. Il avoue plus loin qu’il a eu une enfance heureuse. Il relate simplement les faits.

203
Le désir de ne pas décevoir le père et de mériter son estime apparaît dans d’autres épisodes de la
vie familiale ; nous retiendrons celui des matchs de football. Au retour des joueurs, « le ténor
s’informait des résultats, congratulait les buteurs, consolait les perdants. Pour mériter son estime,
nous donnions sur le terrain le meilleur de nous-mêmes », précise l’auteur. (Najjar, 2015, p. 95)

Ainsi, les souvenirs actualisent les images du passé. Le chapitre qui évoque les matchs de foot se
clôt sur cette remarque : « Aujourd’hui, j’ai raccroché les crampons. Mais, toutes les fois où je
vois un ballon traîner dans la rue… je ne puis m’empêcher de prendre mon élan et de shooter. En
hommage au ténor. » (Najjar, 2015, p. 95) Dans la fonction de reviviscence, la mémoire
familiale annule le temps. Passé et présent se rejoignent dans un même sentiment d’immédiateté.

- Fonction de réflexivité

La troisième fonction de la mémoire familiale est la fonction de réflexivité. Selon Anne Muxel,
« la mémoire travaille à l’évaluation du passé. Il s’agit de tirer les leçons de l’expérience
familiale, de porter un regard distancié sur les circonstances et les [personnes] qui ont fait advenir
l’individu, de faire le bilan provisoire de sa destinée. » (Muxel, 2008)

Le choix du métier, par exemple, est suggéré par le père. Mais bien que ce choix relève du
mimétisme, il devient une conviction profonde parce que le fils ne peut supporter l’injustice.
Dans l’exercice de son métier, le fils suivra les pas du père. Son apprentissage dans le cabinet
paternel lui enseigne sa droiture et les principes qui ont fait de son géniteur un ténor du barreau.

Par l’écriture, le fils ressuscite l’homme que fut son père. Il revit avec émotion son enfance
heureuse malgré la guerre, il affirme encore son admiration pour celui qui fut son premier modèle
dans sa vie intime et professionnelle. Nous pouvons dès lors comprendre le terme de héros, image
que lui attribue son fils au double sens du terme : il est un personnage romanesque, (« mon père à
moi est un personnage de roman ») dont le narrateur relate les qualités exceptionnelles.

Nous avons ainsi dégagé dans Le Silence du ténor les trois fonctions de la mémoire familiale.
Elles sont aussi présentes dans le récit consacré à la mère de l’auteur.

204
3.3.1.2. La mémoire familiale dans Mimosa

Dans la structure de Mimosa, l’anamnèse de la vie familiale s’étend du chapitre VIII au chapitre
XXV. L’épilogue rapporte le décès de la mère et les discours élogieux et émouvants qui rendent
hommage à cette « grande dame ». C’est la figure maternelle qui, cette fois, préside à la narration
des événements construisant la personnalité du fils ; ils ont pour acteurs les membres de la
famille, la mère, le père dans une moindre mesure et les six enfants.

- Fonction de transmission

Nous retrouvons également dans Mimosa la fonction de transmission. Dans les différents
épisodes reliés à la vie familiale dans la biographie de la mère, l’auteur se présente comme un
membre du groupe composé de ses frères et de sa sœur et il emploie le pronom « nous » quand il
est inclus dans la fratrie. Les événements sélectionnés par la mémoire concernent les repas
familiaux, les jeux, les sports. Pas de sanctions physiques en cas de désobéissance pour Mimosa,
mais des reproches qui ont exactement le même effet, les regrets.

Dans l’évocation des repas, l’attention est centrée sur la mère. « Tu nous appelles d’un puissant :
« les en-fants ! À taaaaable ! » comme un chasseur souffle dans son cor pour rassembler sa
meute. » (Najjar, 2019, p. 59-60) Au moment de l’écriture, le fils entend encore la voix
maternelle avec ses inflexions particulières. Le terme « meute » renvoie à une autre métaphore
qui qualifie la fratrie de « loups affamés ».

Le moment préféré du repas par les enfants est le dessert. « Tu tiens à nous éplucher toi-même les
fruits cueillis dans le jardin […] si bien qu’à la fin du repas, ton assiette devient une montagne
d’épluchures. Il nous semble alors que les fruits, au contact de tes mains, se bonifient comme du
bon vin. » (Najjar, 2019, p. 60)

Lorsqu’il évoque les jeux dont il ne fait pas partie, l’auteur les intitule « bêtises ». Il rappelle le
jour où la deuxième paire de jumeaux a transformé la salle de bain en piscine, manquant
d’inonder l’appartement et la tentative des cadets d’imiter Superman. Ici Mimosa est obligée de
prendre des sanctions : pas de dessert, ni de télévision, ni de cinéma.

Excepté ces deux épisodes, Mimosa fait preuve d’indulgence devant les contraventions à l’ordre
instauré par le père. « Tu observes avec amusement les batailles rangées de coussins et
205
d’oreillers. Tu fermes les yeux sur notre gourmandise excessive qui, la nuit venue, nous pousse à
grignoter des biscuits sous la couette ; tu nous autorises à discuter de lit en lit au lieu de
dormir… » (Najjar, 2019, p.63)

Tout comme le ténor, Mimosa estime que l’auteur a des responsabilités par son statut de frère
aîné. À la phrase du père « Conduis-toi comme un chef », correspond « Tu dois donner le bon
exemple » souvent répété par la mère. Elle le charge de surveiller la fratrie et de donner des cours
de français à la deuxième paire de jumeaux.

Dans le cas de Mimosa, la personnalité du fils s’est construite sur le plan des rapports affectifs
entretenus avec la mère. La mère est « l’être unique qui m’aime », affirme le fils devenu écrivain.
Par l’écriture, il transmet à la génération suivante, le lien spécial qui unit l’enfant à celle qui lui a
donné le jour.

- Fonction de reviviscence

Plusieurs passages du récit révèlent la mémoire affective : sensations et sentiments ressurgissent


au moment de l’écriture.

L’adulte revit les longues promenades dans les souks en compagnie de sa mère au cours
desquelles ses sens sont en éveil et captent des images, des parfums et des sons. Il se souvient
encore des noms de tous les souks et les marchandises que Mimosa achetait pour la smala, des
rafraîchissements et des pâtisseries qu’elle lui offrait. Un tableau vivant naît sous la plume de
l’adulte qui se replonge dans son enfance.

Revit également, au présent de l’écriture, la vie quotidienne de la mère centrée sur ses enfants et
son mari. Le soir, après une journée bien remplie, elle se détend en écoutant de la musique
classique, sort souvent au restaurant avec le ténor et ses amis ou ses clients. Les enfants exigent
une attention quotidienne : vérifier les vêtements, remplir le frigo, soigner les bobos et les
grippes, contrôler les études et les devoirs de la smala… Au cours de la journée, Mimosa a
rarement le temps de souffler, de se distraire, de penser à elle-même.

Pour distraire les enfants, elle les emmène, deux fois par semaine, très tôt le matin, sur le terrain
de football. Elle les regarde jouer et célèbre leur victoire en la main sur l’avertisseur. Elle les
emmène aussi à la plage où elle se coupes en six pour s’occuper de chacun. Elle les douche
206
ensuite par binômes et l’agent de nettoyage la chronomètre, « hilare, pour savoir à quelle vitesse
[elle] est capable de donner le bain à six marmots à la fois. » (Najjar, 2019, p. 91)

Un épisode particulier dont l’aîné est le héros resurgit dans la mémoire de l’adulte : la peur qu’il
a éprouvée lorsqu’il s’est perdu au cours d’une randonnée dans la montagne. « Je me souviens
d’avoir eu très peur ce jour-là : au milieu de nulle part, la gorge sèche, incapable de me situer.
[…] Mon calvaire va durer deux heures. » (Najjar, 2019, p. 78-79) Mimosa, elle aussi, a eu très
peur, mais elle avait confiance que son fils s’en sortirait. Lorsque le randonneur égaré revient au
bercail, sain et sauf, elle lui dit d’une voix étranglée par l’émotion : « Ne me fais plus jamais ce
coup-là ! » (Najjar, 2019, p. 80) Ici la mémoire affective est centrée sur un sentiment partagé par
la mère et le fils. L’écrivain ne nous dit rien des sentiments éprouvés par le père ou les autres
enfants.

La peur et l’angoisse sont aussi des sentiments éprouvés par Mimosa durant la guerre. Le fils
rappelle tous les changements apportés dans la vie quotidienne de la mère durant cette période
troublée : fréquents changements d’école pour les enfants, départ de ses amis, destruction de ses
deux maisons. Les pénuries, les bombardements rythment la vie de la famille.

Une habitude particulière de Mimosa, qui a perduré toute sa vie, est la correspondance. Un
chapitre intitulé « Mme de Sévigné » (surnom donné par le père) lui est consacré. La mère envoie
constamment à toute la famille des missives, des cartes de vœux et d’anniversaire. Durant le
séjour de l’auteur en France, elle lui adresse, chaque mois une lettre de plusieurs pages, lui
racontant tous les faits et gestes de la famille, les événements marquants, ce qui, à son retour,
donne au fils le sentiment de n’avoir rien raté. L’invention du courriel et du téléphone portable
n’ont rien changé à cette habitude. « Ce n’est pas la même chose », dit-elle à son fils qui lui
propose d’envoyer un mail ou un texto.

Ainsi, grâce à la reviviscence des moments heureux ou des périodes sombres dans la vie de
Mimosa, la distance temporelle s’efface ; passé et présent fusionnent par le pouvoir de l’écriture.

- Fonction de réflexivité

207
Tout comme dans Le Silence du ténor, dans Mimosa, la mémoire travaille à l’évaluation du passé,
des circonstances et de la présence de la mère qui ont contribué à la formation et la destinée du
fils aîné.

Si le père a orienté l’auteur vers la profession d’avocat, la mère suscité sa passion pour la lecture
et l’écriture. Grâce à elle, le fils est devenu un écrivain reconnu sur le plan international.
Si Le Silence du ténor constitue un hommage au père, Mimosa est un hommage à la mère dont les
qualités serviront d’exemple au fils.

Tout comme son époux, Mimosa est profondément attachée à sa famille. Elle abandonne son
métier pour s’occuper de l’éducation de ses enfants, suscite l’admiration du fils pour la patience
et l’indulgence dont elle fait preuve quand il faut gérer les rapports parfois houleux entre les
enfants, mettant à profit ses études de psychologie. Déjà, elle inculque à sa progéniture le refus
des « jeux de mains », l’entente et l’affection qui devraient guider leurs actions,
l’acceptation de l’Autre.

Le fils s’étend également sur une autre qualité essentielle pour une mère de famille nombreuse :
ses capacités de gestionnaire. L’écrivain se souvient d’un livre intitulé Treize à la douzaine qui
raconte l’histoire d’un père qui gère sa famille nombreuse comme une entreprise et cherche à tout
rentabiliser. « S’il t’avait vue à l’œuvre, [affirme-t-il à sa mère], Frank B. Gilbert se serait incliné
avec humilité. » (Najjar, 2019, p. 91) C’est un compliment de grande valeur que le fils adresse à
sa mère.

Mimosa a également inculqué à ses enfants, en particulier à sa fille, le sens des responsabilités,
son dévouement et sa simplicité. Dès son plus jeune âge, l’aîné a pris très au sérieux les
responsabilités qu’elle lui a confiées.

Durant la guerre, la mère de famille a fait preuve d’endurance et de courage pour affronter les
dangers qui menaçaient sa famille. Un chapitre intitulé « Mère courage » est consacré à cette
qualité. Un épisode particulier est relaté dans les moindres détails : la fuite en voiture de la
capitale bombardée sans relâche. Mimosa profite d’un cessez-le-feu pour extirper sa famille de
l’enfer. Sous le sifflement des balles et le les explosions des obus, elle conduit sans crainte, avec
la dextérité d’un champion de Formule 1, évitant les chevaux de frise et les barbelés.

208
Malheureusement, un éclat d’obus a atteint la carrosserie et perforé le réservoir d’eau. Sans
perdre son calme, Mimosa décide qu’ils continueront en taxi.

D’autres épisodes révèlent le sang froid de la mère courage : elle parcourt le trajet de Beyrouth à
la maison de campagne bombardée durant les affrontements armés, au milieu des mines.

Le courage dont fait preuve Mimosa est partagé par toutes les mères libanaises. Elles ont vu leur
fils rejoindre les combattants ou mourir en martyr, perdu leur mari kidnappé à cause de sa
religion ; devenus veuves, elles ont lutté pour subvenir aux besoins de la famille, enduré
stoïquement le blocus et les pénuries.

Ce courage sera aussi manifesté par les enfants qui sont restés au pays durant toute la guerre, à
l’exception des mois passé en France pour leurs études.

Toute sa vie, la mère a fait preuve d’une grande générosité. Elle apporte une aide matérielle et
morale aux associations qui viennent en aide aux plus démunis et aux handicapés. Même durant
sa maladie, elle ne cesse de se soucier des autres. « N’oubliez pas le salaire du jardinier,
téléphonez à votre tante… » Elle appelle son amie Rosette « qui s’est fracturé la jambe, la
secrétaire de [son mari] qui a subi une opération délicate pour s’enquérir de leur santé. » (Najjar,
2019, p. 130)

Enfin, Mimosa a transmis à ses enfants le plus précieux des dons : l’amour.

Sa relation avec son mari est fondée sur le respect, l’admiration et l’amour. Quand son fils aîné
lui a un jour demandé qui elle choisirait entre son mari et ses enfants, elle a répondu sans hésiter :
« Mon ». Durant la longue maladie du ténor, devenu aphasique, elle a fait preuve d’un
dévouement absolu. Les liens qui l’unissaient à son mari étaient si forts qu’elle seule pouvait lire
sur ses lèvres, comprendre ce qu’exprimait son regard.

L’amour maternel qu’elle éprouve pour ses enfants leur procure un immense bonheur, un
sentiment de sécurité et contribue à leur épanouissement. L’auteur s’efforce de comprendre cet
amour qui lie la mère à son fils. Il y voit un prolongement du cordon ombilical sur le plan
spirituel.

209
L’amour de son semblable se matérialise par ses actions, ses attentions pour les plus faibles ou
pour ceux qui souffrent.

En somme, dans le bilan provisoire que l’auteur fait de sa vie, il accorde une part importante à sa
mère dans la formation de l’adulte qu’il est devenu.

Enfin, par le biais de sa propre mère, l’auteur rend hommage à toutes les mères qui ont dispensé
sans compter leur amour à ceux qui en étaient assoiffés.

Nous pouvons ainsi affirmer que les trois fonctions de la mémoire familiale se retrouvent dans les
deux récits d’Alexandre Najjar.

Il n’en est pas de même pour les autres œuvres du corpus. Dans Profession du père, on ne
retrouve pas la fonction de transmission : la personnalité du fils ne s’est pas construite sur les
fondements moraux inculqués par le père. La fonction de réflexivité n’est pas non plus présente :
le fils ne tire aucune leçon de l’expérience familiale. Dans Ainsi parlait mon père, Sami Tchak ne
s’étend pas sur sa vie au sein de la famille. La seule fonction présente serait la fonction de
réflexivité.

En conclusion, la mémoire des proches constitue un intermédiaire entre la mémoire individuelle


et la mémoire collective comme le précise Paul Ricoeur. Celui-ci et l’historien Pierre Nora lient,
par ailleurs, la mémoire collective à l’Histoire1, en particulier les événements historiques que se
maintiennent dans la mémoire d’un peuple.

3.4. Entre mémoire et Histoire : les lieux de mémoire

Pierre Nora, dans son Discours de réception à l’Académie, opère une distinction importante entre
mémoire et Histoire.

« La mémoire est la vie, toujours portée par des groupes vivants et à ce titre, elle est en évolution
permanente. […] L’histoire est la reconstruction toujours problématique et incomplète de ce qui
n’est plus. La mémoire est un phénomène toujours actuel, un lien vécu au présent éternel ;
l’histoire, une représentation du passé. […] La mémoire sourd d’un groupe qu’elle soude, ce qui
revient à dire, comme Halbwachs l’a fait, qu’il y a autant de mémoires que de groupes ; qu’elle

1
Nous écrivons le terme avec une majuscule pour le distinguer de l’intrigue appelée aussi histoire.

210
est par nature, multiple et démultipliée, collective, plurielle et individualisée. L’histoire, au
contraire, appartient à tous et à personne, ce qui lui donne vocation à l’universel. »

Pour cet historien, les lieux de mémoire, situés entre mémoire et Histoire s’efforcent de restituer,
pour les objets constitués d’une tradition en général nationale, les procédures de leur production
et les relais sociaux de leur diffusion.

La définition du lieu de mémoire selon Nora s’exprimerait ainsi : « toute unité significative,
d’ordre matériel ou idéel, dont la volonté des hommes ou le travail du temps a fait un élément
symbolique du patrimoine mémoriel d’une quelconque communauté. » (Nora, 1984, p.2226)

Dans notre corpus, nous relevons deux lieux de mémoire : la Place des martyrs évoquée par
Alexandre Najjar dans Mimosa et les maquis, foyer de résistance, durant la Seconde guerre
mondiale en France dans Lambeaux de Charles Juliet.

3.4.1. La Place des martyrs

La Place des martyrs est située au centre-ville de Beyrouth appelé aussi Bourj ou Balad ou encore
Place des canons avant d’être nommée Place des martyrs en souvenir de l’exécution de quatorze
nationalistes libanais et syriens le 6 mai 2016 sur les ordres de Djemal Pacha, surnommé le
« Sanguinaire »1. Celui-ci avait promis aux Libanais la cour martiale si d’aventure ils prenaient
parti pour l’Entente2 contre les Turcs.

Parmi les quatorze condamnés se trouvaient Omar Hamad, Petro Paoli, Georges Haddad, Abdel-
GhaniArayssi, (fondateur du journal Al Moufid) de Beyrouth et Saïd Fadel de Dammour. D’autres
étaient originaires de Saïda, Hasbaya, Damas et Jérusalem. Deux officiers, un commandant et un
colonel, reconnaissables à leur uniforme, étaient du nombre.

Le 6 mai est devenu une fête nationale au Liban pour commémorer la mort des nationalistes
libanais et le nom de Place des martyrs a été proposé par le Gouverneur français, le général Henri
Gouraud et une statue a été érigée en 1930.
1
En 1914, l’Empire ottoman déclare la guerre aux Alliés. Nommé à la tête de la IVe armée turque en Syrie, Djémal
Pacha, alias As Saffa – « le Sanguinaire » – occupe militairement le Mont-Liban, violant ainsi le statut privilégié qui
lui était reconnu depuis 1861.
2
La Triple Entente ou les Alliés comprenait en 1914, la Serbie, la Russie, la France et la Grande -Bretagne. L’Italie y
adhère en 1915. La Turquie était alliée à l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et l’Italie avant que celle-ci ne rejoigne les
alliés. Ces pays formaient le Triple Alliance. En 1916, Beyrouth a été bombardée.

211
Celle-ci sera endommagée en 1948 et il sera décidé de la remplacer par les sculptures actuelles.
Commandée dès 1955, la première pierre du nouveau Monument sera posée cette année-là par le
Président de la République d’alors, Camille Chamoun, au centre de la place en remplacement de
la structure précédente endommagée qui se trouve aujourd’hui dans les jardins du Musée
Sursock. Le sculpteur italien Marino Mazzacurati sera mandaté en 1957 et la statue est inaugurée
en 1960 sous le mandat de Fouad Chéhad. Elle comporte un groupe de trois hommes au pied
d’une femme représentant la liberté portant un flambeau et montrant le chemin. La dimension
symbolique de la statue de la Place des canons a été confirmée durant la guerre intestine au cours
de laquelle les différentes statues ont été prises pour cible par des francs-tireurs. (Un des trois
hommes y perdra d’ailleurs le bras). Un large débat a eu lieu au sortir de la guerre : remplacer ce
monument, le restaurer à l’identique ou le restaurer tout en laissant ces blessures infligées par le
conflit fratricide de 1975 à 1990. Finalement, c’est cette troisième option qui sera choisie. La
statue sera alors confiée au sculpteur libanais Issam Khairallah qui la réparera à l’USEK. Elle
sera ensuite replacée Place des martyrs en 2004. (d’après http://libnanews.com/liban-patrimoine-
statue-de-place-martyrs-beyrouth/ )

La statue a survécu à tous les combats ; à la fin de la guerre, elle se dressait, mutilée, au milieu
des ruines. Elle représentait, jusqu’en 1975, la mémoire des martyrs partagée par tout le peuple
libanais. Mais la mutilation d’un des trois hommes pourrait refléter une fracture de la mémoire
collective, chaque partie du conflit ayant désormais ses propres martyrs.

Qu’est-il advenu de la commémoration des martyrs de 1916 ? Nous avons trouvé une réponse à
cette question dans Le Quatuor de Beyrouth de Basma Zerouali (2016).

Membre de l’Ecole française d’Athènes, Basma Zerouali mène une longue enquête sur Petro
Paoli (1882-1916), exécuté en 2016 à cause de ses écrits et Constantin Yanni (1885-1947) qui a
échappé au même sort et s’est rendu au Hizaz, tous deux d’origine grecque. L’auteur joint à son
enquête Marie Ajami (1888-1947), fiancée de Petro, et Marie Yanni (1890- 1975), sœur de
Constantin, qui ont mené un double combat en faveur de la cause féministe et de
l’indépendance nationale. Ce livre comprend les carnets de bord tenus par Basma Zerouali, où
sont insérés compte-rendu historique, documents d’archives, photographies et enquêtes sur le
terrain. Cette quête conduit l’auteur dans le dédale des identités multiples, entre mémoire et oubli.

212
Dans le Quatuor de Beyrouth, est relatée la cérémonie de commémoration des martyrs de 1916 le
6 mai 2014. Comme la Place des martyrs est vide, Basma Zerouali se rend alors au cimetière des
martyrs situé à l’intérieur du périmètre de Tallet -ed-Druze, « La colline des Druzes ». Les
martyrs de 1916 y reposent à côté de ceux exécutés plus tôt. La tombe de Petro Paoli porte le
numéro 8. C’est là que doit se dérouler la cérémonie. Quatre couronnes composées de roses
blanches et de chrysanthèmes sont déposées au centre du cimetière, sur la rambarde de la tombe
numéro 9. Elles sont au nom du Président de la République libanaise, Michel Sleiman, du
Président du Parlement, du Premier Ministre Tamam Salam et du Syndicat de la presse libanaise
(plusieurs martyrs étaient journalistes).

Au cours de son allocution, le Président de la Ligue de commémoration des martyrs, Sami Abdel-
Baqi, souligne : « Aujourd’hui, en 2014, le 6 mai n’est plus une fête nationale essentielle comme
elle l’était auparavant et même un jour chômé officiel, afin de donner la possibilité aux citoyens
d’assister à cette célébration, de recevoir une leçon de patriotisme, de se recueillir et de suivre
l’exemple des vies des martyrs innocents : l’appartenance à cette patrie et pas à une
autre. Marginaliser le 6 mai revient à effacer l’histoire de la mémoire nationale. » (Zerouali,
2016, p. 187)

Le Ministre de l’Information, Ramzi Jreige, ajoute : « La Patrie qui n’honore pas ses martyrs […]
perd sa mémoire, car les martyrs sont la mémoire de la Patrie et je crois que les martyrs du Liban
demeurent dans notre mémoire et dans nos cœurs davantage qu’ils ne reposent dans leurs
tombeaux. » (Zerouali, 2016, p.188)

Ces faits relatés avec objectivité par une étrangère (Basma Zerouali est d’origine marocaine et
française) soulignent l’importance de la mémoire collective comme lien entre les hommes et les
femmes d’une même nation que les orateurs qualifient de Patrie.

Après la guerre, dans un effort d’« unifier » à nouveau la mémoire collective fracturée durant la
guerre intestine, l’association « Mémoire pour l'avenir » décide d’ériger un mémorial, place des
Martyrs, pour « réconcilier les Libanais autour de leur passé ». Le choix du lieu de mémoire est
significatif : la Place des martyrs reste un lieu de mémoire mais, cette fois, les martyrs diffèrent.
À quelques mètres de la célèbre statue à la mémoire des nationalistes libanais pendus par les
Ottomans, devrait s’élever un monument dédié aux victimes de la guerre civile. Une plaque

213
commémorative porte cette inscription : « Ici, au cœur de la capitale Beyrouth, sera érigé un
mémorial national en hommage aux victimes de la guerre qui a éclaté au Liban le 13 avril
1975. Cette guerre a fait plus de : 200 000 morts, 17 000 disparus, 400 000 blessés. Souvenons-

nous. » Le 13 avril 2009, rapporte L’Orient-Le Jour, le gouvernement était officiellement présent
à la cérémonie, représenté notamment par le ministre de l’Intérieur, Ziyad Baroud.
Une minute de silence a été observée à midi à la mémoire des victimes de la guerre. Cette
cérémonie représente une première victoire pour l’association « Mémoire pour l’avenir »,
présidée par Amal Makarem, qui travaille depuis l’an 2000 pour faire reconnaître le 13 avril
comme journée nationale du souvenir. La présence de l’État, le 13 avril 2009, marque une
nouvelle étape dans la « réconciliation des Libanais autour de leur passé », selon l’association.
« Ce mémorial sera dédié à la guerre de 1975, mais aussi à toutes les guerres qui ont suivi et qui
n’ont pas encore de nom », a déclaré Maha Hafez, membre de l’association. Il s’agit ainsi de se
souvenir pour ne pas recommencer, en valorisant les principes de paix et de démocratie qui
doivent empêcher une nouvelle guerre de se déclencher. Amal Makarem, présidente de
l’association, a souligné l’importance de ces valeurs, qui doivent, selon elle, passer avant le
patriotisme : « Vous dites le Liban d’abord, mais si vous me le permettez, je dirai le Liban
ensuite. D’abord, il y a les principes de liberté qui sont à la base de l’unité nationale. » Le travail
continue pour l’association après le 13 avril. Elle a d’abord des ambitions d’historienne : recenser
les noms des victimes de la guerre, pour éventuellement les inscrire sur le futur mémorial, et
établir un chiffrage officiel de ces victimes. Il s’agirait à terme de « former une instance nationale
qui sera chargée d’écrire l’histoire de la guerre selon ses multiples versions », comme le précise
le site Internet de « Mémoire pour l’avenir ».

Aujourd’hui, l’histoire de la guerre selon ses multiples versions est la pierre d’achoppement sur
laquelle butte le projet de rédaction d’un nouveau livre d’histoire.

En conclusion, la Place des martyrs restera un lieu de mémoire, non pas d’un, mais de deux
événements qui ont marqué l’Histoire moderne du Liban.

Dans Lambeaux, la mémoire collective liée à l’Histoire a pour objet la résistance contre les Nazis.
Le narrateur évoque les représailles des Allemands contre la population civile dans la région où
se sont installés les maquisards. Comme le narrateur ne précise pas la région où les maquisards

214
dont il parle se sont réfugiés, nous prendrons le maquis du Vercors comme exemple de lieu de
mémoire.

3.4.2. Le maquis du Vercors

Dans l’ouvrage intitulé Le Vercors : histoire et mémoire d’un maquis, (2002) Gilles Vergnon,
en se fondant sur des archives nombreuses et inédites et sur des témoignages, raconte et analyse
l’histoire et la mémoire d’un maquis emblématique. Il met en évidence l’existence successive de
trois Vercors : le plateau sur lequel se réfugient, dès 1942, des militants socialistes et réfractaires,
le maquis stratégique planifié par Pierre Dalloz et l'armée d'une République éphémère qui subit
l'assaut allemand en juillet 1944. Tout en décrivant l'origine et les conditions de vie des
maquisards, cet ouvrage retrace la naissance et le développement de la légende du Vercors.

Alors que la mémoire des martyrs libanais est représentée par une statue, la mémoire du Vercors
est matérialisée sous des formes diverses :

- une simple croix en bois, plantée à même le sol avec l’identité et la date de décès du
combattant ou du civil ;
- un socle en béton surmonté d’une colonne tronquée indiquant une date et le nom d’un
disparu ;
- une plaque indiquant le ou les noms des martyrs, civils ou maquisards, et, parfois, la date
et la circonstance de la mort ;
- un monument communal qui rassemble, inscrits dans la pierre, les morts des grandes
guerres, ceux de la Résistance ainsi que ceux de la déportation, et, dans certains cas, ceux
de personnes exécutées ;
- une nécropole où sont réunies les tombes des civils et des combattants tués ou massacrés
lors de certains combats (Saint-Nizier-du-Moucherotte, Vassieux-en-Vercors) ;
- un monument (martyrologe de Vassieux-en-Vercors), représentation artistique confiée à
un sculpteur ou à un artiste peintre ;
- un mémorial ;
- un musée.

215
Plusieurs « acteurs de la mémoire » ont contribué à l’édification de ce lieu dont l’Association
Nationale des Pionniers et Combattants Volontaires du Vercors ou des privés.

À partir des années 1990, ces lieux, ont été considérés comme un véritable patrimoine. Ils ont
donc été progressivement institutionnalisés, modifiant de fait leur prise en compte et leur gestion.
(Guy Giraud et Julien Guillon,www.vercors-resistance.fr/mediatheque/expos-monuments/)

Ce lieu représente la mémoire collective de la nation française liée à un événement historique,


la Seconde Guerre mondiale. Les différents objets matériels qui peuvent représenter ailleurs
la mémoire collective – plaque commémorative, monument, musée… – se trouvent ici
rassemblés en un seul lieu emblématique du combat pour la liberté.

En somme, le lieu de mémoire concrétise l’union de la mémoire individuelle et la mémoire


collective.

216
Conclusion de la deuxième partie

Dans le premier chapitre de la deuxième partie, nous avons étudié la famille, fondement de toute
société. Les types de famille – monogame, polygame, nucléaire et élargie – sont présents dans
notre corpus, étant donné que les auteurs appartiennent à des pays et des religions qui diffèrent
par leurs us et coutumes.

La famille exerçant plusieurs fonctions au sein de la société, à cause du développement de


l’industrie, nous avons souligné l’évolution de la fonction de production et de la fonction de
consommation. La fonction de production est plus importante dans Lambeaux de Charles Juliet,
parce que la famille vit des produits de l’agriculture et de l’élevage. Dans Ainsi parlait mon père,
les ressources agricoles ne sont pas détaillées, parce que le père est un artisan. En outre, on note
un passage du secteur primaire au secteur tertiaire par le métier de la mère, commerçante
ambulante à petite échelle. En revanche, dans les récits d’Alexandre Najjar, c’est la fonction de
consommation qui est la plus importante, les revenus de la famille étant assurés par le père,
avocat de profession. Pour sa part, Sorj Chalandon, dans Profession du père, se contente de
signaler que sa mère travaille dans un service public, la poste. Le père se vante d’avoir exercé
plusieurs métiers, mais, en réalité, c’est la mère qui pourvoit aux besoins matériels de la famille.
Quant à la fonction de socialisation, (le savoir-vivre, les valeurs) elle est assurée par le père et la
mère dans les récits d’Alexandre Najjar ; elle revient au père dans le livre de Sami Tchak, du
moins d’après ce que dit l’auteur.

Comme nous avons constaté que la formation de l’individu adulte est due à l’éducation reçue
dans la famille, il nous a semblé important de conclure le premier chapitre par l’analyse des
figures parentales. Dans les récits d’Alexandre Najjar, le père est célébré comme l’idéal du moi,
par les valeurs-travail, patrie, famille- qu’il inculque à ses enfants. Les divers rôles de la mère
exercés simultanément, sont longuement développés par le fils admiratif. C’est à elle, également,
que revient la formation culturelle de l’auteur, devenu un écrivain francophone mondialement
connu. Pour sa part, Sami Tchak élève son père au niveau du philosophe en rapportant les
« leçons de la forge » qui portent sur la condition humaine, les qualités et les défauts qui
favorisent ou entravent les relations humaines. Charles Juliet condamne son père biologique et lui
dénie toute influence sur la formation de sa personnalité, alors qu’il estime, à postériori, avoir

217
hérité des traits du caractère de sa mère biologique. La mère adoptive lui a dispensé l’amour
maternel qui, à son tour, a donné naissance à l’écrivain qu’il est devenu.

Enfin, Sorj Chalandon relate le comportement de son père, les sévices physiques et moraux
infligés à son fils, ses divagations sur un combat fantasmé contre De Gaulle. Nous en avons
conclu, après le diagnostic du psychiatre, qu’il était mythomane et paranoïaque et nous avons
analysé les symptômes de de cette maladie psychique. Il est bien évident qu’André Choulans n’a
eu aucune influence sur la formation de son fils.

Dans le deuxième chapitre, nous avons analysé les types de société présentes dans le corpus. La
société rurale française dans les années trente constitue la toile de fond dans la première partie de
Lambeaux. Juliet la décrit dans la première partie consacrée à la biographie fictionnelle de sa
mère biologique. L’agriculture et l’élevage sont les principales activités des paysans luttant
contre la misère et toute la famille participe aux travaux nécessaires pour subvenir aux besoins de
ses membres. La société villageoise est sévèrement critiquée par la fille aînée ; elle condamne la
malveillance, les ressentiments, la peur de l’Autre qui régissent les rapports sociaux.

La société rurale africaine, caractérisée par des coutumes spécifiques, a fait l’objet d’une étude
plus développée. Les croyances animistes coexistant avec l’islam régissent la vie individuelle et
collective des villageois. Sami Tchak rapporte les « légendes » qui expliquent l’infirmité de son
père et la plaie de sa mère et le rôle des guérisseurs qui traitent la plaie maternelle. Le terme
« légende » prouve que Tchak, le sociologue, ne croit pas à ses croyances animistes, mais, par
déférence pour ses parents, il se garde de les contester. Le village de Kamonda respecte
également des coutumes que le monde moderne considère comme barbares : l’ordalie et
l’excision. L’ordalie est décrite dans les moindres détails des causes aux conséquences en passant
par le rituel lui-même. Salifou Tcha-Koura injustement accusé de sorcellerie est publiquement
humilié, brisé dans sa dignité. Si lui-même respecte la coutume, le fils s’en indigne, mais il ne
désire pas désavouer ouvertement sa société. Les amis de Salifou le boiteux, informés des
dessous de la politique, donnent une explication rationnelle à cet épisode : le chef du village,
sachant que le fils est indésirable sur le sol togolais par décision des autorités, profite de son
absence pour exercer sa revanche- dont on ignore les causes- sur le sage africain. Selon nous, il
craignait peut-être que l’influence du forgeron sur les villageois mette en danger sa propre
position d’autorité suprême. Quant à l’excision, elle est admise au Togo comme dans plusieurs
218
autres pays africains et ni les revendications féministes ni les lois ne peuvent grand-chose contre
une coutume profondément ancrée dans la société africaine en particulier, quelle que soit la
religion pratiquée par les communautés.

La société bourgeoise urbaine est présente dans les récits de Najjar, sans être détaillée, car la
guerre a bouleversé toutes les règles sociales et changé totalement le mode de vie durant les
quinze années du conflit. Mais il persiste encore après la guerre, la dévalorisation de la femme,
comme le constate l’auteur dans Mimosa. Ce type de société n’est pas décrit dans Profession du
père de Sorj Chalandon.

Il nous a semblé nécessaire de nous intéresser à la montée du féminisme en Europe et en Afrique


dans la sous-partie consacrée à la place de la femme dans la société. À l’époque où de situent les
intrigues, les actions des féministes sont encore timides. Nous avons constaté que, dans les
sociétés patriarcales de notre corpus, la dominance masculine telle que l’explique Pierre Bourdieu
est de règle : l’homme, père et époux, jouit d’une autorité absolue sur les femmes de la famille. A
l’exception de Mimosa à l’égard de laquelle le ténor manifestait un grand respect, et la première
épouse de Salifou Tcha-Koura pour qui le mari n’a rien épargné dans de vaines tentatives de la
guérir de sa plaie, les femmes sont soumises aux diktats masculins, parfois aux sévices qui leur
sont infligés, sans se plaindre. Seule la deuxième épouse de Salifou le boiteux, s’est servie du
« pouvoir incontesté que [sa société – qui ignore les lois biologiques précise l’auteur – ] avait
placé entre les mains des femmes » pour prendre sa revanche sur son mari et l’humilier
publiquement. Quant à André Choulans, il n’a cure des lois qui affirment sur le papier l’égalité
entre homme et femme.

Comme les auteurs écrivent la biographie de leurs parents et leur autobiographie à l’âge adulte, la
mémoire joue un rôle primordial dans les récits de vie. Paul Ricoeur distingue la mémoire
individuelle et la mémoire collective. Nous avons analysé la mémoire individuelle dans les
œuvres du corpus, en soulignant les événements ressuscités par les souvenirs de l’écrivain tout au
long de l’intrigue. Alexandre Najjar mêle les souvenirs heureux et pénibles qui ont jalonné sa vie
avant et après la guerre auprès d’un père qu’il aimait et admirait et une mère source inépuisable
d’amour. Pour Charles Juliet, la mémoire individuelle se construit sur le traumatisme de la
séparation avec la mère biologique que l’amour de la mère adoptive et l’écriture parviendront à
guérir. Quant à Sorj Chalandon, la mémoire individuelle fait resurgir le long cauchemar que fut
219
sa vie d’adolescent auprès d’un père dont l’existence était construite sur une longue série de
mensonges. Sami Tchak, enfin, garde les souvenirs des « leçons de la forge » dispensés par son
père.

La mémoire familiale constituant le pont qui joint mémoire individuelle et mémoire collective,
nous avons étudié ses trois fonctions- transmission, reviviscence, réflexivité- dans les œuvres du
corpus. Ces trois fonctions sont parfaitement adaptées aux récits d’Alexandre Najjar. Pour cette
analyse, nous avons opéré un retour à l’étude de la biographie des parents liée à l’autobiographie
de l’auteur ; mais les exemples cités sont en rapport avec la théorie de Anne Muxel. Nous avons
souligné l’importance d’une famille unie pour l’équilibre psychique des enfants, les qualités des
parents nécessaires dans la formation du caractère de l’auteur adulte. Aucun ressentiment ne vient
troubler les souvenirs, mêmes pénibles, qui restent gravés dans la mémoire de l’écrivain. Dans
Lambeaux de Charles Juliet, les trois fonctions de la mémoire familiale sont présentes, mais à un
moindre degré. Les souvenirs se rapportent à la famille adoptive. Le père ne joue aucun rôle dans
la formation du narrateur ; il est remplacé par des pères substitutifs. Seules la mère et les sœurs
adoptives, sont responsables de son éducation et des principes moraux qui lui ont été inculqués.
Nous ne nous sommes pas étendue sur la mémoire familiale dans les deux autres livres de notre
corpus.

La mémoire collective en rapport avec l’Histoire a été étudiée par le biais des lieux de mémoire
qui commémorent des périodes historiques évoquées dans les récits d’Alexandre Najjar (la guerre
du Liban) et de Charles Juliet (la seconde Guerre mondiale). Aucun lieu de mémoire n’est cité
dans Profession du père, bien que le putsch d’Alger fasse partie de la mémoire collective des
Français. Selon nous, ce serait peut-être un événement qui ternirait l’Histoire de la France et, par
conséquent, il ne mériterait pas d’être commémoré.

220
TROISIÈME PARTIE

ÉCRITURES MULTIPLES

221
Introduction

Relater la vie de l’autre et sa propre vie répond à plusieurs aspirations. Écrire est un besoin de
dire l’autre et de se dire par le pouvoir des mots. Mais ceux-ci ne s’agencent pas d’une manière
uniforme dans les écrits de la littérature postmoderne.

L’écriture de chacun des auteurs porte en elle les racines de l’écrivain, sa formation intellectuelle,
les objectifs poursuivis, le choix, dans la narration, des événements ayant marqué la vie de l’autre
– en l’occurrence, dans notre corpus, les parents –, et sa propre existence. Elle exprime aussi par
le langage les pensées, les sentiments, les émotions de chaque sujet narrant : le style pathétique,
tragique, comique s’entremêlent pour attirer le lecteur et lui faire partager les expériences vécues,
lui offrir parfois un miroir de sa propre existence, en joignant l’individuel à l’universel.

Il arrive aussi que cette entreprise recoure à l’imagination, lorsque les éléments réels ne suffisent
pas à évoquer la vie de l’autre, dans le cas de Charles Juliet : réalité et fiction fusionnent alors
pour dévoiler l’unicité de l’autre ou de soi, de son existence jalonnée de joies et de peines. Cela
peut être aussi un choix délibéré, puisque Sorj Chalandon a choisi la fiction pour relater la vie de
son père et sa propre vie.

Par ailleurs, dans certaines biographies et autobiographies de notre corpus, l’originalité


représentative de l’écrit repose sur la fonction créatrice qui assure la renaissance des êtres
disparus pour aboutir à la construction de la personnalité de l’écrivain.

Enfin, la parole libère le sujet narrant des entraves du passé et oriente le chemin de l’avenir.

Nous étudierons dans cette troisième partie les formes l’écriture de l’autre et l’écriture de soi
adoptées pour réaliser les objectifs de l’écrivain.

Le premier chapitre, intitulé « Hybridité scripturale et culturelle », souligne la spécificité du


langage de deux écrivains francophones de notre corpus, le Libanais Alexandre Najjar et le
Togolais Sadamba Tcha- Koura, au nom de plume Sami Tchak. Leur identité culturelle met aussi
en lumière leur appartenance non seulement à leur pays, mais également au monde.

222
Le deuxième chapitre, intitulé « Plumes multiples », est centré sur les différents registres qui
fondent la narration et expriment les pensées, les émotions, les sentiments des écrivains de notre
corpus.

Le troisième chapitre, intitulé « L’écriture, force thérapeutique de l’âme », dévoile les aspirations
profondes qui ont présidé à l’écriture de l’autre et à l’écriture de soi.

223
Chapitre 1. Hybridité scripturale et culturelle : l’écrivain monde

Les écrivains francophones, quelle que soit leur origine, parsèment leur texte de termes et
d’expressions propres à leur langue natale qu’ils traduisent en français. Pour certains, c’est un
moyen de révéler au lecteur étranger les spécificités de leur pays et de leur langue. Mais Najjar et
Tchak, en particulier sont également entrés en contact, par leurs lectures, avec d’autres écrivains
étrangers, ce qui exerce une influence sur leur identité parce qu’ils s’ouvrent aussi à d’autres
cultures.

Dans ce chapitre, nous analyserons d’abord les caractéristiques de l’écriture hybride dans
Le Silence du ténor et Mimosa d’Alexandre Najjar et Ainsi parlait mon père de Sami Tchak, par
le biais des emprunts et des calques. Nous montrerons ensuite, après avoir défini l’identité
nationale et l’identité culturelle, que la lecture des œuvres d’écrivains étrangers a ouvert Najjar et
Tchak à la culture de l’Autre et forgé une identité plurielle qui leur a valu l’appellation
d’« écrivains monde ».

1.1. L’écriture hybride

Le bilinguisme est fréquent dans les œuvres d’Alexandre Najjar qui a choisi de s’exprimer en
français sans renier sa langue maternelle. L’origine de ce bilinguisme littéraire tient
essentiellement au phénomène du contact des langues, phénomène socio -linguistique qui reste
toujours vivant au Liban. Cette situation se révèle dans les œuvres de Najjar caractérisées par un
style truffé de calques et d’emprunts qui impressionne le lecteur occidental. Nous décrirons les
faits linguistiques observés sur les plans sémantique et socio- linguistique, en l’occurrence les
emprunts et les calques dans le Silence du ténor et Mimosa.

Il existe de nombreuses définitions de l’emprunt :

Selon le Dictionnaire de linguistique Larousse (1973), « il y a emprunt linguistique quand un


parler A utilise et finit par intégrer une unité ou un trait linguistique qui existait précédemment
dans un parler B et qu’A ne connaissait pas ; l’unité ou le trait emprunté sont eux-mêmes appelés
emprunts. »

224
Pour Calvet, 1979, p, 87), « de nombreuses définitions ont été données de l’emprunt, il semble
même que chaque linguiste en veille en donner une, que tous aient traité, un jour ou l’autre de
cette curieuse forme d’échange qui n’a d’emprunt que le nom puisqu’il ne saurait jamais, en la
matière, être question de restitution ».

Enfin, pour Anis Abou Ghannam, qui a étudié l’écriture d’un auteur libanais francophone,
Farjallah Haïk, l’emprunt est « toute unité lexicale arabe utilisée en français et non codifiée dans
les dictionnaires de cette langue. » (Abou Ghannam, 1992, p. 132)

On distingue les emprunts nécessaires, des mots techniques ou des noms propres qui n’ont pas
d’équivalent dans la langue française et les emprunts non nécessaires, mots qui ont des
équivalents dans la langue réceptrice.

L’intégration d’une lexie dans une phrase passe par sa classification dans les parties du discours.

En effet, chaque langue met à la disposition de ses locuteurs des mots ou lexies qui permettent de
décrire l’univers dans lequel le monde évolue et qui correspondent à la vision du monde de ces
locuteurs. Alexandre Najjar, pour mieux entrainer le lecteur dans le monde qu’il dessine dans ses
œuvres et pour provoquer un effet de réel en décrivant le milieu libanais, emprunte à l’arabe
classique et au libanais dialectal des noms (emprunts nominaux) qui représentent un lieu, une
personne, un objet, un rang social, une couleur.

Plusieurs toponymes, régions ou villes du Liban, sont présents dans les deux récits.

Dans Le Silence du ténor nous relevons : la maison de campagne « est située en un point
stratégique d’où l’on peut, en même temps, contempler le mont Sannine et la localité de
Bikfaya. » (Najjar, 2015, p.21) ; d’autres régions sont également citées : Zghorta (ville et région
du Nord-Liban) Jezzine …

En outre, l’auteur emploie de nombreux anthroponymes. Il énumère les noms des chauffeurs
(en arabe dialectal) qui se sont succédé au service du ténor qui ne savait pas conduire : Tanios
(Antoine), Youssef (Joseph), Abou Joseph (père de Joseph) 1, Jihad, Salim… (Najjar, 2015,
p. 70-71). Le clerc du ténor, Salim, émigré aux Etats-Unis, téléphone un soir « alors que les

1
Au Liban, le père de famille est appelé « père du fils aîné », ici, « père de Joseph ».

225
bombardements faisaient rage… Le ténor entendit son ancien clerc lui déclarer : « Excusez-moi
de vous déranger, maître. Je voulais simplement vous dire à quel point je vous admirais et que je
ne vous oublie pas ! » (Najjar, 2015, p. 73) Si l’auteur évoque cet épisode, c’est pour prouver
l’estime que les adjoints de son père éprouvaient à son égard. Najjar cite également le nom d’une
gouvernante (qui le laissait regarder les films égyptiens interdits par le père), Chakwa, nom dont
la traduction en langage juridique est « plainte » ! Et l’auteur d’ajouter entre parenthèses « un
comble pour un avocat ! » (Najjar, 2015, p. 55). Najjar énumère aussi quelques voisins – Najib,
Mohamed, Mahmoud – et des amis de son père aux noms arabes : Mounir, Kamal, Anis, Fouad,
Dagher. (Najjar, 2015, p. 75) Le curé de la paroisse est aussi cité tel qu’il est nommé dans le
dialecte libanais : Bouna Hanna (Père Jean).

Dans Mimosa, on retrouve également plusieurs toponymes, villes et régions du Liban : Reyfoun,
village natal du Docteur Elias, le père de Mimosa, dans la région du Kesrouan, où il a construit
une clinique ; la Bekaa où l’auteur s’est rendu en train avec sa mère, Bhamdoun, sur la route, où
le train s’est arrêté, deux quartiers de Beyrouth, Furn el Chebbak où Mimosa a vécu avec sa
famille et Achrafieh où le couple s’est installé après le mariage. On retrouve également le nom
de l’Université Saint-Joseph, rue Huvelin (Beyrouth), où le ténor et Mimosa ont fait leurs études.

Toujours dans Mimosa, les noms des souks de Beyrouth disparus avec la reconstruction de la
capitale après la guerre, sont transcrits en arabe avec parfois des notes explicatives : souk des
bijoutiers, souk el wi’iyyé, (coupons à l’once), souk el franj (le souk des francs !), souk el Tawilé
et souk Ayyas. (Najjar, 2017, p. 52-53)

Plusieurs noms de journaux et de revues francophones sont également cités : L’Orient, Le Réveil,
La Revue du Liban et le Monde, journal français que commandait « Tonton Joujou », l’oncle
maternel de l’auteur.

Les noms désignant la nourriture reviennent dans tous les textes : ils sont transcrits en italiques et
suivis de la traduction en français par l’auteur, ou traduits dans une note de bas de page, (par
l’auteur ou l’éditeur). Il est à relever que certains de ces noms sont entrés actuellement dans le
dictionnaire français suite à la présence des libanais en France et au succès de la cuisine
libanaise : les mets libanais préférés du ténor étaient « le taboulé, le foul – fèves à l’huile – le
baténjénmé’lé – tranches d’aubergine frites –, les bananes qu’il appelait mozé au lieu de maouzé

226
avec l’accent du Liban Sud (Najjar,2015, p. 28). Durant la nuit, les enfants se glissaient dans la
cuisine pour s’approvisionner en pain markouk (en note : galettes de pain fine comme des
feuillets) qu’ils mangeaient dans leur lit.

Dans Mimosa l’écrivain parle de manakiches (en note : sorte de pizza au thym) (Najjar, 2017, p.
123) et de boulettes de kebbé (note de bas de page : boulettes oblongues de viande de bœuf ou
d’agneau et de blé concassé (bourgol ou borghoul) généralement farcies de viande épicée)
(Najjar, 2017, p. 85).

Devant la fontaine Antabli aux vieux souks de Beyrouth, sa maman lui offrait un bol de
mouhalabié, de moghli ou achtaliyé et un verre de jallab (en note explicative : 1- douceur
libanaise, 2- sirop à base de mélasse de dattes)

Une notion relative à la distance est exprimée en arabe libanais dialectal : le ténor connaissait les
sentiers de la Vallée Sainte, « les raccourcis (adoumiyé). » (Najjar, 2015, p. 33)

On trouve également des expressions spécifiques au parler libanais, mêlées au discours en


français : « Yala » (expliqué en note « en avant ») ou « Yala ya chabeb » (expliqué en note « en
avant les gars »).

En outre, Najjar se plaît à faire parler ses parents en arabe dialectal, pour créer une familiarité,
une intimité entre ses géniteurs et son lecteur. Ce sont alors des calques.

Selon Loubier (2011, p.15) « un calque associe toujours (par traduction) un « sens étranger à une
forme déjà existante dans la langue emprunteuse ». (A ce propos, Farjallah Haïk explique
l’emploi des calques comme un moyen de faire parler ses personnages comme les Libanais le
font dans la vie réelle).

Dans les deux récits de Najjar, ce sont des expressions libanaises « consacrées ». Ainsi, pour
prouver l’efficacité de la discipline de sa mère, le fils aîné remarque à propos d’un de ses frères :
« le chenapan qui préférait faire les quatre cents coups avec ses cousins plutôt que d’apprendre
ses leçons « mit son cerveau dans sa tête », selon l’expression libanaise consacrée » (Najjar,
2017, p. 57). Ailleurs, il cite le verbe « estiver » qui n’existe pas en français, mais est
employé par les Libanais pour signifier « passer l’été ». « Le professeur Tyan « estivait » selon

227
la formule en usage au Liban à proximité de la maison de campagne » de Mimosa (Najjar, 2017,
p. 33).

L’écrivain libanais pratique donc le calque linguistique qui respecte la règle de la construction de
sens en contexte et en discours. Dans Mimosa toujours, l’auteur rapporte des néologismes
français construits à partir d’un terme arabe, une des lubies de son oncle maternel, « Tonton
Joujou » : il emploie l’adverbe « akkidement » ou le complément circonstanciel « avec
akkidité » au lieu de l’adverbe français « certainement » précise l’auteur. (En note explicative est
précisé : « Akid signifie « bien sûr » en arabe ». (Najjar, 2019, p. 20)

Najjar mêle également à son discours en français des proverbes arabes propres à son pays. Dans
les deux récits, les calques sont transcrits en caractères latins pour être ensuite traduits par
l’auteur.

Dans Le Silence du ténor, un objet est suivi par un proverbe. Il s’agit d’un « bâton rougeâtre, à la
fois dur et flexible qui portait un nom poétique adib al roummane (« la branche du grenadier
») que le père rapporte de ses randonnées pédestres et qu’il garde « en perspective d’une
éventuelle correction ». (Najjar, 2015, p. 35) Et l’auteur ajoute : « Al aassa li man aassa » dit un
proverbe arabe : « le bâton pour les rebelles ». Mon père l’appliquait à la lettre. » (Najjar, 2015,
p. 35)

Dans Mimosa, l’auteur rapporte plusieurs dictons libanais qu’il transcrit en caractères latins et
qu’il traduit ensuite.

Le Docteur Elias aimait citer des dictons, reflets de la sagesse populaire, que sa fille aimait.
Aa’mol mnih woukebb bel bahr, « Fais le bien et jette-le à la mer » (Najjar, 2019, p. 12).
La takrahouchay’an la alhoukhayr anlakoum, « ne détestez pas une chose, elle pourrait être
bénéfique pour vous » (Najjar, 2019, p. 14). Un autre proverbe est cité lorsque l’auteur rapporte
l’intervention de Mimosa pour régler les disputes entre les enfants. Contrairement au dicton qui
affirme « Le juge des enfants s’est pendu », incapable de trouver une solution à leurs discordes,
(kadé el wléd chanak halo), la mère parvient avec beaucoup de patience à les réconcilier. Et elle
décrète à la fin des négociations : « Yalla boussobaadkon ! » (Allez, embrassez-vous !) (Najjar,
2019, p. 63).

228
Le fils rapporte certains propos de sa mère en arabe quand il s’agit d’exprimer un sentiment, une
émotion ; la langue maternelle lui semble plus expressive que la langue de l’Autre que Mimosa
maîtrise d’ailleurs parfaitement. Un autre épisode mérite d’être rapporté. La deuxième paire de
jumeaux avait décidé d’imiter Superman en sautant de la fenêtre. Heureusement, la mère et
l’auteur arrivent à temps.

« -Vous vouliez imiter Superman ? » s’écrie Mimosa. « Ya bala mokh, espèces d’inconscients ! »
(Najjar, 2019, p. 62).

Dans les deux cas cités plus haut, la lexie est transcrite en caractères latins et traduite en français,
mais le discours en arabe a un impact beaucoup plus fort sur le lecteur qu’il soit libanais ou
étranger ; il crée un sentiment d’entente, parce que les termes sont empruntés au registre familier.

Dans Le Silence du ténor, les discours en arabe dialectal sont plus nombreux et interviennent à
des moments où le père manifeste son approbation ou sa réprobation devant la conduite de ses
enfants.

Écologiste avant la lettre, le ténor apprécie les produits biologiques. Lorsque l’aîné lui offre
l’unique fraise qu’il a pu trouver dans le seul plant qu’il avait pu faire pousser, « le ténor se garda
de railler les efforts inutiles [de son fils]. Il prit la fraise, la posa sur sa langue, puis la laissa
fondre dans sa bouche avec volupté : « Mneljnainé », soupira-t-il en pincent la joue [de
l’auteur]. » (Najjar, 2015, p. 24). Cette phrase était répétée chaque fois qu’il incitait les enfants à
consommer des fruits qu’il estimait bénéfiques pour la santé. « Il déposait un fruit dans notre
assiette et nous déclarait d’un ton autoritaire « Mneljnainé ! », argument décisif auquel nous
n’étions pas autorisés à résister », affirme l’auteur (Najjar, 2015, p. 28).

Le père veille également au savoir vivre des enfants. Avant de s’asseoir à table, il vérifiait la
propreté de leurs mains : « Ghassaltidék ? » (« Tu t’es lavé les mains ? »), demandait-il à l’aîné
(Najjar, 2015, p. 27). Il suivait aussi de près les activités sportives des garçons, spécifiquement
les matches de foot dont il était lui-même passionné et auquel il avait initié ses fils. (Enfant,
l’auteur était invité à suivre avec lui les matches internationaux à la télévision). Lorsque, plus
tard, ses enfants disputaient eux-mêmes des matches, à leur retour, « le ténor s’informait du
résultat, congratulait les buteurs, consolait les perdants : « Laaébt mnih ? » (As-tu bien joué ? »),

229
Kam goal hotét ? (« Combien de buts as-tu marqués ? »), demandait-il avec enthousiasme »
(Najjar, 2015, p. 84). L’emploi de l’imparfait révèle un récit itératif ; les termes arabes
reviennent donc souvent dans différentes circonstances.

Le ténor interdit également le port de cheveux longs qu’il réprouve. Le chapitre XVII portant ce
titre commence par cette remarque en arabe « – Sar lazém t’osscharak ! mon père m’ordonnait
d’aller me faire couper les cheveux chaque fois qu’il voyait des mèches rebelles me franger le
front » (Najjar, 2015, p. 85). Ici la traduction est indirecte, précédant la description de la coiffure
que le ténor condamnait. Et pour pousser son fils récalcitrant à lui obéir, le père le compare à un
khanfouss (en note explicative : « se dit d’un mouton très frisé »). Mais c’est la comparaison avec
Mireille Mathieu qui a un effet immédiat : « piqué au vif, [le fils] obtempérait sans discuter »
(Najjar, 2015, p. 85).

La visite chez le coiffeur donne lieu à une petite scène comique qui comprend une citation
plaisante en arabe. « Le coiffeur était un pauvre bougre qui avait raté sept fois son brevet. La
huitième fois, le comité avait consenti à lui octroyer le diplôme par pitié. L’affaire avait inspiré
un poète local : « sarlak sabehsnin hmar, hallak sar dawr el lejné » ce qui signifie : « Cela fait
sept ans que tu es un âne, voici venu le tour du comité ! » (Najjar, 2015, p. 85). Cette anecdote
savoureuse ne pouvait être rapportée qu’en arabe dialectal.

Ainsi, en mêlant l’arabe et le français, Alexandre Najjar utilise une langue hybride qui le
distingue des écrivains français. Selon nous, l’arabe dialectal libanais est présent à côté du
français lorsque l’auteur évoque des épisodes de la vie familiale quotidienne, partageant avec le
narrataire ces moments d’intimité qu’il ressuscite par le pouvoir d’une écriture hybride. Par la
même occasion, il présente au lecteur la société dont sa famille fait partie avec son langage et ses
coutumes.

Nous avons demandé à Alexandre Najjar dans quelles circonstances et dans quel but il insérait
des lexies en arabe dialectal ou soutenu dans son récit. Il a répondu : « Je le fais pour donner plus
de réalisme au récit. Les dialogues sont un peu la bande sonore du roman. Il existe, en outre, des
tournures et des expressions savoureuses en arabe ; je les reproduis avec leur traduction pour

230
« pimenter » une scène. De plus, d’un point de vue sociologique, ces emprunts contribuent à
mieux refléter le contexte et l’environnement dans lequel évoluent les personnages. »1

Il n’en est pas de même pour Sami Tchak. S’il a bien choisi d’écrire en français, langue qu’il a
apprise à l’école, dans Ainsi parlait mon père, nous constatons que l’auteur n’emploie ni calque
ni emprunt, excepté les toponymes et les anthroponymes.

Ceux-ci sont peu nombreux. La mère de l’auteur s’appelle Alimatou Essowana Wouro Gnawou
du clan Dikèni. Le père est nommé Métchéri Salifou Tcha Koura, surnommé « Salifou le
boiteux » à cause de sa jambe atrophiée. L’auteur a reçu le nom d’un oncle paternel parce qu’il
lui ressemblait : Sadamba Tcha Koura ; ses parents l’appellent Abou ou Aboubakar.

L’auteur cite aussi le nom du féticheur du village de Kamonda, Liso Ndou qui s’est efforcé
d’exorciser les esprits ayant causé l’infirmité de Salifou et qui a, selon ses dires, découvert
l’origine du mal qui rongeait Alimatou. Un soi-disant médecin itinérant est aussi cité par Tchak :
il s’agit d’un charlatan appelé Adam Lakoura que Sami Tchak traduit entre parenthèses « Adam
Docteur » (c’est le seul terme traduit en français dans le livre) : il vendait une piqûre miracle
prétendant qu’elle pouvait guérir tous les maux. Pourquoi ont-ils eu l’honneur d’être distingués
des autres guérisseurs ? Nous ne pouvons que supposer l’intention de Tchak en nous référant au
texte. Lorsqu’il parle de la piqûre miracle de Adam Docteur, il révèle au lecteur entre parenthèses
que « deux enfants de [son] village étaient devenus boiteux à la suite d’une piqûre que leur avait
faite le très sympathique Docteur Lakoura » (Tchak, 2018, p. 12). L’ironie manifeste de cette
remarque nous permet d’affirmer que l’auteur dénonce la croyance dans les pouvoirs de guérison
entre les mains de ceux qui affirment converser avec l’invisible.

Il faut aussi relever le nom de la tante maternelle, Asia Zinetou et le nom de la grande sœur de
l’auteur, Awa, née du premier mariage d’Alimatou : ces deux personnes sont citées comme ayant
des informations sur sa mère, que l’écrivain renonce à interroger. Il ne manifeste aucun besoin de
connaître la vie de sa génitrice avant qu’elle n’ait épousé son père. Tchak se pose à postériori la
question suivante : « Pourquoi m’étais-je refusé à entrer dans la richesse de ces passés-là dont le
lot de douleurs m’aurait édifié sur moi-même ? » (Tchak, 2018, p.15). La question rhétorique
reste sans réponse. Mais le regret est manifeste. Si écrire sur soi est un moyen de se connaître,

1
Entretien avec l’auteur réalisé le 10 août 2022.

231
Tchak aurait perdu une part de lui-même en refusant de connaître en profondeur sa mère, l’être
qui lui a donné le jour et qui, certainement, a insufflé en lui une part d’elle-même, dont il a perdu
la trace, dans l’homme qu’il est devenu.

Enfin, le nom de Zélié, son amour du village, offre à Tchak l’occasion de révéler au lecteur non
seulement une coutume de sa communauté, mais aussi une des raisons pour lesquelles il a choisi
d’écrire Ainsi parlait mon père, comme nous le verrons plus loin.

Les toponymes sont nombreux. Ils contribuent à situer les différents villages où l’auteur et sa
famille ont vécu, les villes qui jalonnent le parcours académique de Tchak, les pays qui ont
accueilli les émigrés togolais, les pays que l’auteur a visités après avoir quitté son pays natal.
Nous ne les retiendrons pas tous.

Certains villages ont accueilli la naissance des parents. La mère est née au Togo dans le village
de Kedjikando (où l’auteur a suivi sa scolarité primaire), au Togo, elle a grandi dans le petit
village de Lipke Koforidua, au Ghana, où elle s’est mariée et a eu une fille. C’est là qu’elle a été
piquée par un scorpion. La plaie causée par cette piqure a conduit à son mariage avec Salifou le
boiteux et à la naissance de Sami Tchak. Aouda est le lieu de sa dernière demeure, loin des siens.
A cause de sa religion, elle a été enterrée à l’extérieur du village, ostracisée dans la mort. Plus
tard, sa tombe a disparu, avalée par de nouveaux quartiers et le fils n’a pu lui rendre un dernier
hommage.

Le père est né à Kamonda- Bowounda où il exerce le métier de forgeron. Ce village connaîtra la


célébrité grâce à la notoriété littéraire de Sami Tchak, le fils du forgeron, Salifou le boiteux.

Quatre toponymes composent le parcours académique de Tchak. Il a fait ses études primaires
dans le village natal de sa mère, ses études secondaires à Sodoké (où il a enseigné par la suite la
philosophie au Lycée moderne), il a obtenu une licence en philosophie à Lomé, la capitale
togolaise ; il s’est enfin rendu en France où il a obtenu un doctorat en sociologie à Paris V René
Descartes (Sorbonne V). Suivront de très nombreux voyages en Europe, à Cuba, en Amérique
latine. Pour finir, Tchak s’installe définitivement à Paris en 1987.

Ainsi parlait mon père est, par conséquent, un livre sur l’itinérance à travers le monde d’un
villageois togolais qui, grâce à l’instruction, a découvert les multiples visages de l’humanité à

232
travers ses lectures des grands penseurs et philosophes qu’il cite fréquemment et des écrivains de
différentes nationalités dont il révèle les noms et les réflexions que leurs livres ont suscitées. Les
voyages dans plusieurs continents ont complété ses connaissances livresques par l’observation,
sur le terrain, du comportement des hommes d’origines multiples.

Bien qu’il écrive en français, Tchak n’intègre pas dans son discours son dialecte natal, le tem, du
moins nous le supposons, puisque nous n’avons pas trouvé de calques. Cependant, comme nous
ne connaissons pas le tem, nous sommes dans l’impossibilité de déceler les traces de ce dialecte
dans le discours en français.

Le bilinguisme des deux auteurs est une conséquence de la décision de leurs parents de les
inscrire dans une école francophone. Dans le cas d’Alexandre Najjar, le ténor et Mimosa étaient
eux-mêmes bilingues et parlaient le français aussi bien que l’arabe dialectal et soutenu. Il n’en est
pas de même pour Tchak : son père parlait le tem, sa langue natale et il lisait le Coran, donc il
connaissait l’arabe, mais il ne savait ni lire ni écrire le français. Tchak est le premier enfant de la
famille à avoir fréquenté l’école où il a appris le français (nous ignorons si le tem y était aussi
enseigné) et avoir fait des études poussées jusqu’au doctorat. Durant leurs études et plus tard dans
leur vie professionnelle, les deux auteurs se sont familiarisés avec les écrivains français et
étrangers et la culture véhiculée par leurs œuvres. Alors que Najjar cite quelques auteurs français
et anglo-saxons, Tchak énumère dans Ainsi parlait mon père un nombre impressionnant de
philosophes et d’écrivains de différentes origines, nous faisant voyager dans l’espace et dans le
temps.

Il nous a donc semblé nécessaire de nous intéresser à cette particularité de l’identité de tout
écrivain qui écrit dans une langue qui n’est pas sa langue maternelle et qui a lu des œuvres
littéraires et philosophiques écrites par des étrangers. Il s’agit de l’hybridité culturelle qui
construit l’identité plurielle d’un auteur en contact avec la langue et la culture de l’Autre, ce qui
l’ouvre au monde.

233
1.2. Identités multiples de l’écrivain monde

1.2.1. L’écrivain libanais francophone

Originaires d’un pays situé au confluent de deux continents et ayant connu plusieurs civilisations
au cours de son Histoire, les écrivains libanais francophones se sont très tôt trouvés en contact
avec l’Autre. Cette rencontre s’est établie par le biais de l’enseignement grâce auquel ils se sont
imprégnés de deux ou plusieurs cultures. Par ailleurs, à l’ère de la mondialisation, ils refusent le
repliement sur soi et prônent une ouverture au monde extérieur. Par ailleurs, descendants de
navigateurs qui ont sillonné toutes les mers du globe, les écrivains libanais se considèrent comme
porteurs d’une identité multiple. Ainsi le poète Fouad Abi Zeid a pu dire : « J’ai du sang latin
dans mes veines –arabe aussi. Persan, grec, romain, assyrien, byzantin, j’ai tous les sangs. »

Le choix du français comme langue de l’écriture a été inspiré par l’enseignement de cette langue
dans des écoles missionnaires installées au Liban depuis le XVIIe siècle qui deviennent de plus
en plus actives à partir du XIXe siècle. Le français est enseigné parallèlement à l’anglais, à
l’italien, mais il l’emporte bientôt sur les autres langues européennes. Une constatation s’impose
déjà : la langue française a précédé d’un siècle le Mandat français (1920-1943).

À partir de 1920, la puissance mandataire s’emploie à renforcer les institutions existantes et à


organiser l’enseignement public où les cours sont dispensés en arabe et en français, une partie
restreinte des établissements ayant opté pour l’anglais.

Après l’Indépendance, le français est adopté comme langue de l’enseignement dans la plupart des
écoles publiques. Aujourd’hui, sont enseignés en arabe en plus de la langue et de la culture,
l’histoire, la géographie, le civisme alors que les mathématiques et les sciences sont dispensés en
français dans un nombre important d’écoles publiques et privées. Par conséquent, nous pouvons
affirmer avec Anis Abou Ghannam que « le bilinguisme arabe-français au Liban n’est pas un
phénomène exclusif et subit. Il est le résultat d’une longue évolution qui trouve sa forme actuelle
à partir du XIXe siècle. » (Abou Ghannam, 1992, p. 6)

À l’origine, le français comme langue seconde est imposé à l’enfant par les parents. Les jeunes
écrivains sont inscrits dans des écoles religieuses francophones- les jésuites en particulier- pour la

234
qualité de l’enseignement qui y est dispensé. Il faut noter que l’arabe tenait une place tout aussi
importante que le français dans le cursus scolaire.

Alexandre Najjar a été inscrit par ses parents au collège des jésuites, à Jamhour. Mais ayant vécu
dès son enfance dans un pays déchiré par la guerre fratricide, il s’est pris de passion pour le
français estimant qu’aucune langue mieux que le français n’exprime la liberté et l’indépendance.
Dans le roman intitulé Athina dont l’action se déroule en Grèce durant la guerre d’indépendance
contre les Turcs, l’héroïne éponyme exprime dans les propos qui suivent l’amour de son auteur
pour le français. « Je découvris la violence et la tendresse, la gravité et la dérision, la rigueur et la
désinvolture, dans cette langue qui respire la liberté. » (Najjar, 2000, p. 28)

Mais l’amour pour cette langue n’est pas la seule raison de son choix. Le jeune écrivain se sert du
français comme « cheval de Troie » -selon ses propres termes- pour renverser la forteresse des
préjugés sur l’Orient en montrant le visage authentique de son peuple, « bon, hospitalier, crédule
à toute parole ardente, amoureux de toutes les luttes, impatient de toute espèce de joug ».

C’est pourquoi il n’a pas choisi l’anglais qui, estime-t-il, n’exprime pas aussi bien que le français
la liberté et l’indépendance, ces valeurs essentielles véhiculées par la Francophonie.

1.2.2. Identité multiple de l’écrivain libanais francophone

Il nous semble utile de nous arrêter ici sur les notions d’identité nationale et d’identité culturelle.

La nation, dit Renan, est une âme […] constituée de deux choses : « l’une est dans le passé,
l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs, l’autre
est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir
l’héritage qu’on a reçu indivis ». La culture, au-delà du secteur proprement littéraire et artistique,
désigne aujourd’hui une manifestation symbolique d’identité dans le cadre d’une société ou d’une
civilisation. À la suite de Durkheim, Marcel Mauss et Claude Lévi-Straus, les études
anthropologiques considèrent le phénomène de la culture, non comme un épiphénomène ou une
superstructure, mais comme l’expression symbolique d’une structure manifestée parallèlement
dans l’organisation sociale, les modes de gouvernement ou les manières de vivre.

235
Salim Abou, dans l’ouvrage intitulé L’identité culturelle (Abou, 1986), définit la culture de la
manière suivante : « ensemble des modèles de comportement, de pensée et de sensibilité qui
structure les activités de l’homme dans son triple rapport à la nature, à la société, au transcendant.
C’est au sein de sa société que l’individu élabore, consciemment ou inconsciemment son
expérience culturelle singulière à nulle autre pareille » (Abou, 1986, p. 30). L’identité culturelle
se réfère, tout comme l’identité nationale, à un patrimoine, à un riche legs du passé ; dans le
présent, elle est sans cesse en changement, mais elle change à partir de son patrimoine assuré et
garde donc un profil particulier.

Qu’arrive-t-il lorsqu’un individu entre en contact avec une ou plusieurs autres cultures que la
sienne ? Pour répondre à cette question, nous nous référons toujours à Sélim Abou. Trois
phénomènes peuvent être envisagés.

1. Le refus de la culture autre et le retour aux sources. C’est ce qu’on appelle « la contre-
acculturation. »
2. La dissolution de l’héritage ethno-culturel dans la culture autre. On parle alors
d’« assimilation. »
3. Le moyen terme entre ces deux extrêmes est « l’acculturation » qualifiée par Selim Abou de
« dialectique vivante du même et de l’autre où le même est d’autant plus lui-même qu’il est
ouvert à l’autre. C’est dans cette tension dynamique entre l’ouverture à l’autre et le retour à
soi que réside le secret de la véritable acculturation qui, en ultime instance, est la tentative
d’intégration de tout l’humain dans l’étendue de son universalité et la richesse de sa
particularité ». (Abou, 1986, p, 30)

Pour illustrer ces notions, il nous semble important de nous arrêter, un moment, sur les
fluctuations de la notion de francophonie pour mieux saisir le rapport des écrivains libanais avec
la langue française.

1.2.3. Fluctuations de la notion de francophonie

Pour analyser cette notion, nous nous référons à un article de Zahida Darwiche-Jabbour
(Darwiche-Jabbour, 2001). L’auteur pose les questions suivantes : « Pourquoi écrit-on en français

236
au Liban ? Quelles sont les connotations de la francophonie dans ce pays ? Sont-elles restées les
mêmes depuis l’ouverture du XXe siècle jusqu’à sa dernière décennie ? » Pour y répondre, elle se
réfère au contexte historique qui a exercé une influence sur la notion de francophonie.

Au début du XXe siècle, alors que le Liban est encore soumis à l’occupation ottomane, les
intellectuels libanais réfugiés en France expriment leur contestation dans des ouvrages publiés en
français, langue dans laquelle ils voient l’idéal de démocratie et de liberté. Leur objectif est
d’éveiller la conscience des peuples de la région du Proche Orient et les inciter à lutter contre
l’oppresseur sous l’égide de la France. La francophonie, voire la francophilie, est alors
synonyme de militantisme national. Mais, à l’époque du mandat français, les penseurs sont
divisés entre défenseurs de la Grande Syrie et contestataires qui revendiquent les frontières
naturelles, historiques et économiques du Liban comme état autonome.

Des écrivains groupés autour de Charles Corm ont lancé le mouvement du libanisme phénicien
fondé sur l’exaltation de la gloire de l’antique Phénicie et l’expression d’un profond attachement
à la France. Sous le Mandat, la francophonie sous sa forme francophile se charge de connotations
négatives : écrire en français était considéré comme un refus de l’arabe, une infidélité à l’Orient
et une allégeance à la puissance mandataire. La francophilie, forme d’assimilation de la culture
de l’autre, est alors supplantée par la francophobie, forme de contre-acculturation.
Avec l’indépendance, le français devient pour beaucoup une langue de culture, un véhicule des
valeurs humanistes et un moyen de s’ouvrir à l’universel. À partir des années 60, une nouvelle
génération d’écrivains libanais francophones affirment leur enracinement dans la culture arabe et
le choix du français comme langue d’expression. S’interrogeant sur la relation qu’ils
entretiennent avec leur culture d’origine et sur la place qu’occupe la culture d’adoption, ces
écrivains affirment leur double appartenance. Vénus Khoury-Ghatta, née sous le Mandat français,
affirme qu’elle aime le français autant que l’arabe et écrit l’arabe en français. Pour sa part, Salah
Stétie justifie son choix du français comme « langue de l’invention », de « la réinvention » par un
besoin de s’ouvrir à l’Autre.

En somme, la francophonie, forme de l’acculturation, qui succède à la francophobie, « se révèle


comme un véritable partenariat fondé sur un choix lucide du sujet qui entre dans une corrélation
de cultures. C’est un espace de connaissance et de reconnaissance mutuelles, une source
inépuisable d’enrichissement de l’être qui, clos sur lui-même, s’épuiserait et se confinerait dans
237
sa stérilité, mais entrant en relation, se renouvelle en se découvrant à neuf. La francophonie au
Liban, dans la dernière décennie du siècle, semble être l’expression d’une foi humaniste partagée
par des intellectuels de tout bord s’élevant au-dessus des différends pour édifier une communauté
universelle unie par le respect de l’altérité, par la complémentarité des cultures et dans l’absence
de toute prétention hégémonique. » (Darwich-Jabbour, 2001, p. 258)

Dans le cas d’Alexandre Najjar qui succède aux auteurs des années 60, nous pouvons affirmer
qu’il partage leur vision de la francophonie. Il écrit en français pour dialoguer avec l’Autre et, au-
delà, atteindre l’universel. Et par le fait qu’il s’imprègne de la culture de l’autre, il se construit
une double identité culturelle, voire une identité multiple par l’ouverture à l’universel.

1.2.4. L’écriture en français, expression d’une multiple appartenance

Comme le souligne Amin Maalouf, à toutes les époques, des personnes ont voulu que chacun se
reconnaisse dans une appartenance majeure, alors que l’identité ne se construit ni par moitié ni
par parties cloisonnées, mais se bâtit avec tous les éléments en présence, selon un dosage et une
réception qui est tout à fait individuelle, qui varie d’une personne à l’autre et au cours d’une vie :
« mon but [n’est pas] de retrouver en moi-même une double appartenance « essentielle » dans
laquelle on puisse me reconnaître, c’est l’attitude inverse que j’adopte : je fouille ma mémoire
pour débusquer le plus grand nombre d’éléments de mon identité, je les assemble, je les aligne, je
n’en renie aucun. » (Maalouf, 2006, p. 24) Maalouf rejoint ici Fouad Abi Zeid qui reconnaissait
en lui une identité composée de plusieurs identités.

Cependant, ces écrivains se sont vus parfois reprocher le choix d’une autre langue que l’arabe
pour exprimer leur vision du monde, de l’homme, pour traduire leur enracinement ou leur exil,
leur angoisse ou leur quête de l’absolu. A ceux qui les dénigrent, Nadia Tueni répond :

« À l’égal de l’arabe, le français nous est langue « naturelle » ; l’adopter librement, choix lucide
s’entend, ne veut nullement dire rejeter notre identité libanaise, moyen-orientale et arabe mais,
bien au contraire, la consacrer, la magnifier la rendre plus agissante en lui offrant vers d’autres
mondes, vers tous ceux que lie l’amour des mêmes mots, le moyen de se faire connaître, de
prendre et de donner, but profond de toute culture. » (Tueni, 1986, p. 64-65)

238
Les expressions « adopter librement » et « choix lucide » expriment parfaitement une des
spécificités de l’écriture propre à l’auteur libanais francophone : les œuvres qui naissent de leur
plume ne peuvent être considérées comme une dénonciation du colonialisme et la littérature
libanaise ne peut être qualifiée de littérature postcoloniale. Pour sa part, Vénus Khoury-Ghatta
affirme que l’écrivain libanais francophone greffe l’arabe sur le français, créant ainsi une écriture
spécifique à nulle autre pareille.

Dans leurs œuvres, ces auteurs décrivent, certes, leur pays et son peuple, les traditions
ancestrales, la vie dans les villages, dans les villes, mais la guerre fratricide du Liban a fait naître
une autre littérature qui dénonce la barbarie et prône l’entente entre les hommes, la tolérance, la
liberté. Ces thèmes déjà présents dans les œuvres des Philosophes des Lumières, confortent
l’image de l’écrivain monde en quête de l’universel.

Par le biais de la biographie de ses parents, liée à sa propre autobiographie, Alexandre Najjar
décrit le Liban avant et pendant la guerre, les habitudes d’une famille libanaise, l’importance de
la lecture et de l’écriture en français et en arabe, son attachement à la culture française inculquée
par sa mère et sa propre vision du monde.

Pour une analyse de l’hybridité culturelle, il nous semble important de nous attacher d’abord à
l’intertextualité, car c’est par la lecture des œuvres d’écrivains étrangers que l’auteur francophone
prend contact avec la culture de l’Autre.

1.3. L’intertextualité, fondement de l’hybridité culturelle

Le terme « intertextualité » apparaît en 1967. Bakhtine, le premier parle de dialogisme. Selon lui,
il est inhérent à l’écriture : tout énoncé, par sa dimension linguistique, renvoie à d’autres textes.
Un énoncé ne peut pas ne pas être intertextuel.

Pour le linguiste russe, le dialogisme renvoie à la capacité des énoncés à faire entendre une ou
des voix autres que celles du locuteur. Par conséquent, tout énoncé qu’il soit monologal ou
dialogal est en fait dialogique. Aucun mot n’est neutre mais chargé, habité, traversé de discours
dans lesquels il a vécu son existence socialement sous-tendue ; cela permet une réflexion plus
étendue sur les identités, leur construction au sein des tissus sociaux constitués.

239
Bakhtine a élaboré le dialogisme comme théorie de l’hétérogénéisation interne du discours
produit par un seul locuteur, ce qui signifie que l’acte d’écriture est considéré comme hétérogène
comme l’affirme Harald Weinrich considérant que la littérature est faite de mots chargés
d’histoire et de culture.

En 1969, Julia Kristeva pose les fondements de l’intertextualité : « le mot (le texte) est un
croisement de mots (de textes) où on lit au moins un autre mot (texte). » Cette pluralité
sémantique est inhérente à tout système textuel car « tout texte se construit comme une mosaïque
de citations, tout texte est absorption et transformation d’un autre texte. » (Kristeva, 1969, p. 145)
À la place de la notion d'intersubjectivité s'installe celle d'intertextualité.

La théorie de l’intertextualité insistait sur la nécessité de considérer le texte comme tissu, d’en
étudier la trame plutôt que le motif fini. Il s’agit d’introduire à un nouveau mode de lecture qui
fait éclater la linéarité du texte : on peut considérer chaque référence intertextuelle comme un
fragment faisant partie intégrante de la syntagmatique du texte ; ou bien on retourne vers le texte-
origine en opérant une sorte d’anamnèse intellectuelle où la référence intertextuelle apparaît
comme un élément paradigmatique « déplacé » et issu d’une syntagmatique oubliée.

Dès lors, le lecteur qui, par l’interprétation, occupe la position privilégiée de principal producteur
de sens, s’ouvre sur de nombreux réseaux de signification présents dans le texte. Il n’est plus
possible de considérer le texte hors du monde, bien qu’il soit clos graphiquement et relativement
autonome.

Un autre élargissement fréquent du concept de texte, et par là d’intertexte, s’opère vers les
domaines mythique et historique. En 1987, Marc Eigeldinger précisait à ce sujet : « Mon projet
est de ne pas limiter la notion d’intertextualité à la seule littérature, mais de l’étendre aux divers
domaines de la culture. Elle peut être liée à l’émergence d’un autre langage à l’intérieur du
langage littéraire ; par exemple celui des beaux-arts et de la musique, celui de la Bible ou de la
mythologie, ainsi que celui de la philosophie. » (Eieldinger, 1985, p. 7) De ce fait, ce serait
désormais toute allusion à une culture qui relèverait de l’intertextualité.

Dans Palimpsestes (1982), Gérard Genette envisage l'intertextualité comme une des cinq sous-
catégories de la transtextualité qu'il définit par « [t]out ce qui met [le texte] en relation, manifeste

240
ou secrète, avec d’autres textes » (1982, p.7). Parmi les cinq types de relations transtextuelles
qu'énumère Genette, l’intertextualité, la paratextualité, la métatextualité, l’hypertextualité et
l’architextualité, le moins englobant est celui de l’intertextualité :

« Je le définis pour ma part, d'une manière sans doute restrictive, par une relation de coprésence
entre deux ou plusieurs textes, c’est-à-dire eidétiquement et le plus souvent, par la présence
effective d'un texte dans un autre. Sous sa forme la plus explicite et la plus littérale, c'est la
pratique traditionnelle de la citation (avec guillemets, avec ou sans référence précise) ; sous une
forme moins explicite et moins canonique, celle du plagiat, (chez Lautréamont, par exemple), qui
est un emprunt non déclaré, mais encore littéral; sous forme encore moins explicite et moins
littérale, celle de l'allusion, c’est-à-dire d'un énoncé dont la pleine intelligence suppose la
perception d’un rapport entre lui et un autre auquel renvoie nécessairement telle ou telle de ses
inflexions, autrement non recevable. » (Genette, 1982, p. 8)

La définition de Gérard Genette est à la fois plus restrictive et plus précise que celle de Kristeva :
plus restrictive, elle circonscrit les phénomènes intertextuels à l'inclusion d'un texte (repérable
comme tel et ayant un statut autonome avéré) dans un autre texte ; plus précise, elle décline les
modes d'inclusion : citation, plagiat, allusion.

Genette analyse, par ailleurs, les rapports entre deux textes en utilisant les termes de
« hypertexte » et « hypotexte ». L’hypertexte est le texte palimpseste qui s’inscrit sur un texte
préexistant, l’hypotexte, dont l’auteur reprend le titre, un mot, une idée. Il donne l’exemple du
roman Ulysse de James Joyce reprenant le nom du héros de l’épopée d’Homère l’Odyssée ;
l’auteur irlandais transpose l’action de son roman -qui est une parodie-dans l’Irlande moderne.

Ces notions théoriques nous serviront de base à l’analyse des récits d’Alexandre Najjar et de
Ainsi parlait mon père de Sami Tchak.

1.3.1. Les récits d’Alexandre Najjar, miroir d’une culture bilingue

C’est Mimosa qui a posé la première pierre de la culture hybride de son fils aîné. Lectrice
assidue, influencée elle-même par les idées nouvelles en littérature, elle prête à l’auteur
adolescent certains livres écrits par des auteurs connus sur le plan international qui ont marqué
leur époque.

241
Sartre et Simone de Beauvoir font découvrir au jeune lecteur l’existentialisme. Plus tard, dès le
début de sa carrière littéraire, Najjar est guidé par cette pensée de Sartre : « L’écrivain est en
situation dans son époque : chaque parole a des retentissements, chaque silence aussi », en
traitant plusieurs thèmes d’actualité dans ses livres. Citons au hasard la censure dans la
biographie d’Ernest Pinard intitulée Le Censeur de Baudelaire, plus près de nous, la pandémie de
Covid19 dans La Couronne du diable ou la désintégration économique, financière et
politique du Liban intensifiée par l’explosion du part de Beyrouth dans Le Syndrome de
Beyrouth.

Une pensée de Camus, auteur considéré comme subversif par le ténor, guide également ses
réflexions sur l’état actuel du monde : la nécessité du témoignage. « Qui répondrait en ce monde
du crime si ce n’est l’obstination du témoignage ? » Le Silence de la mer de Vercors dénonçant
l’occupation allemande pourrait être à la source de Berlin 38, un roman historique sur les jeux
olympiques manipulés par la propagande nazie. Enfin, Les Faux monnayeurs de Gide connus
pour la mise en abyme de l’écriture inspirent, entre autres romans, l’écriture de La Couronne du
diable. Le procès contre Baudelaire après la publication des Fleurs du Mal fait l’objet d’une
biographie de Pinard dans laquelle Najjar condamne, en plus de la censure, la justice arbitraire ;
c’est, pour lui, l’occasion de citer la correspondance de Baudelaire avec son frère, qui révèle son
mépris pour ceux qui entravent la liberté d’expression.

Sur un plan plus personnel, une citation de Baudelaire extraite d’une lettre adressée à sa mère
suscite une réflexion sur le lien qui unit le fils à celle qui lui a donné la vie ; elle se termine ainsi :
« Je t’embrasse non seulement comme ma mère, mais comme l’être unique qui m’aime » (Najjar,
2019, p. 119). Najjar reconnaît qu’il a eu une mère parfaite et il oppose Mimosa à Folcoche, la
mère castratrice de Vipère au poing. De Mimosa grand-mère, le fils dit qu’elle est un puits
d’amour. Il compare le sentiment que ses petits-enfants doivent éprouver pour elle à celui de
Marcel Proust quand « sa grand-mère se rend à son chevet dans sa chambre d’hôtel à Balbec -
cette ville imaginaire, homonyme (fortuit ou voulu ?) de la cité libanaise de Baalbeck : « Je me
jetai dans les bras de ma grand-mère et je suspendis mes lèvres à ce cœur immense qu’elle
m’ouvrait » (Najjar, 2019, p.125). Mimosa se clôt par la phrase liminaire de l’Étranger de
Camus, modifiée par Najjar pour nier la mort de « l’être unique » que fut sa mère toujours
présente en lui et dans le cosmos : « Aujourd’hui, Maman n’est pas morte. »

242
Ainsi, la grande culture de Najjar, nourrie en partie par les écrivains français, se révèle dans les
citations qui parsèment les deux récits de notre corpus et ses autres écrits depuis le début de sa
carrière d’écrivain. Sartre et Camus ont inspiré son engagement par le biais des mots contre tous
les abus exercés par le pouvoir politique, judiciaire ou la société.

1.3.2. L’intertextualité dans Ainsi parlait mon père de Sami Tchak

L’intertextualité chez Sami Tchak se révèle par le procédé des citations grâce auxquelles
s’instaure un dialogue entre son père et les philosophes célèbres, élevant le forgeron togolais à la
dignité de sage, terme que l’auteur préfère à celui de philosophe.

Nous relèverons au fil des pages les citations extraites des œuvres des grands philosophes sur
plusieurs thèmes traduites au père en tem par le fils qui suscitent une réflexion du forgeron. Nous
les avons choisies en fonction des thèmes universels qu’elles traitent.

Une citation d’Épicure extraite de Lettre à Ménécée exprime la vision du philosophe grec de
l’antiquité sur la mort. « Sot est celui qui dit craindre la mort, non parce qu’il souffrira lorsqu’elle
sera là, mais parce qu’il souffre de ce qu’elle doit arriver. Car ce dont la présence ne nous cause
aucun trouble, à l’attendre fait souffrir pour rien. Ainsi, le plus terrifiant des maux, la mort, n’est
rien par rapport à nous, puisque, quand nous sommes, la mort n’est pas là et quand la mort est là,
nous ne sommes plus. Elle n’est donc en rapport ni avec les vivants ni avec les morts, puisque,
pour les uns, elle n’est pas, et que les autres ne sont plus. » (Tchak, 2018, p.78-79)

La réflexion du père diffère de celle d’Épicure. « Ne considère pas la mort comme une réalité
extérieure à toi, car elle n’est pas une réalité extérieure à toi. Tu la portes en ta vie même, et tu
dois, sans en faire la source de tes terreurs, vivre chaque instant avec la conscience de ta mort.
Celui qui vit avec la conviction que la mort n’est rien ne vit pas entièrement, car la mort est le
sens de la vie. Quand je suis là, la mort est là, quand je ne serai plus là, la mort sera toujours là.
En réalité, si nous ne croyons pas à l’éternité des âmes, il y a l’éternité de la mort qui ne peut
faire l’objet d’aucun doute. » (Tchak, 2018, p. 78)

Ainsi, le sage africain contredit le philosophe épicurien. Celui-ci estime qu’il ne faut pas penser à
la mort pour éviter de souffrir. Celui-là, au contraire, affirme qu’il faut penser à la mort pour se
sentir vivre, car la mort nous accompagne tout au long de notre vie et nous survit.

243
Une pensée de Confucius sur les devoirs des enfants envers leurs parents entraîne un débat avec
le forgeron togolais. Le sage chinois estime que la piété filiale ne consiste pas uniquement à
subvenir à leurs besoins, puisque les animaux sont aussi nourris et soignés par les hommes. Mais
« si ce que l’on fait pour les parents n’est pas accompagné de respect, quelle différence met-on
entre eux et les animaux ? » (Tchak, 2018, p. 82) Le sage africain commente la pensée de
Confucius en insistant sur les obligations réciproques entre les membres de la famille. Il ajoute un
point important : les sentiments éprouvés par les enfants pour leurs parents – amour ou aversion-
ne doivent pas les empêcher d’accomplir leurs devoirs. « Par exemple, si les parents ne peuvent
plus se nourrir que grâce à leurs enfants, s’ils dépendent d’eux, alors, le plus important serait de
ne pas les laisser mourir de faim, de ne pas les laisser s’humilier à aller demander de l’aide
ailleurs. » (Tchak, 2018, p. 81) Par conséquent, pour l’Africain, le devoir essentiel des enfants
envers leurs parents est de veiller à ce qu’ils gardent leur dignité.

Une pensée de Marc-Aurèle sur la liberté individuelle et ses limites en rapport avec la nature
humaine est contredite par Salifou le boiteux. Pour l’empereur romain, personne ne peut
empêcher l’homme de faire ce qu’il veut tant que ses désirs sont conformes à la nature d’un être
sociable et raisonnable. Pour le pieux musulman, cette prétention révèle un orgueil démesuré
(« l’hybris » auraient dit les anciens Grecs), car Marc-Aurèle ignore la volonté des autres et la
volonté divine. « Ce que je veux, je ne le pourrais toujours, même si cela aurait grandi en moi
l’Homme. Je ne suis ni l’entière ni l’unique condition de ce que je veux, c’est pourquoi ce que je
veux reste en partie une prétention ou, pire, une forme de vanité qui me fait me prendre pour
Dieu » (Tchak, 2018, p. 83).

Le sage africain contredit également la phrase de Rousseau « L’homme naît bon, c’est la société
qui le corrompt » en se référant à la matière première de son métier. « Ne peut-on pas dire que
l’homme naît avec en soi ce qui le rend corruptible comme le fer avec ce qui l’expose à la
rouille ? Il y a en nous, naturellement, un peu de méchanceté, d’égoïsme, de malhonnêteté, de
bonté, de piété… Je pense que l’homme naît avec tout ce qui le rend imparfait. » (Tchak, 2018, p.
84)

Enfin, une pensée du poète et sage persan Omar Khayyâm sur l’essence de l’homme fait l’objet
d’une discussion entre père et fils.

244
« Toi, qui de l’univers en marche ne sais rien,
tu es bâti de vent : par suite, tu n’es rien.
ta vie est comme un pont jeté entre deux vides :
tu n’as pas de limite, au milieu tu n’es rien », affirme le poète.

À quoi le forgeron répond : « Même n’être rien demeure toujours un mystère que Seul Dieu
comprend. » (Tchak, 2018, p. 89)

Ces discussions philosophiques entre le sage africain et les philosophes célèbres sont insérés dans
la première partie du livre qui fait entendre la voix du père nourrie par les connaissances
philosophiques du fils. La seconde partie intitulée « Sur les flots du vaste monde », confortant
notre assertion que Tchak est un écrivain monde résonne la voix du fils. Elle révèle la vaste
culture de l’écrivain togolais et les réflexions que lui inspire la lecture des œuvres écrites par des
auteurs et des philosophes étrangers, toutes nationalités confondues. Les pensées du fils de
Salifou le boiteux naissent et se nourrissent tout autant des philosophes antiques que des épopées
d’Homère, des romans ou des œuvres d’art.

Les livres arrachent l’écrivain à l’ici et le maintenant, lui donnent la sensation de liberté de
l’oiseau, mais pour un temps, car ils l’attachent aussi à la terre. « Tous ces livres qui, dans ma
bibliothèque, ignorent comme je les aime ! Ou, peut-être, n’ont-ils pas besoin de se savoir aimés,
ils se suffisent à eux-mêmes. Enfin, pour eux, je gravirais La montagne magique de Thomas
Mann, et, une fois au sommet, même si une maladie là-bas m’empoignait, je pourrais crier que,
grâce aux livres je vole, je m’envole, en étant solidement arrimé à ma condition de mortel
insignifiant » (Tchak, 2018, p. 246).

Dans un autre passage, l’auteur affirme que les livres traitant de la condition humaine entravent
son élan vers un autre monde. En Slovénie, alors qu’il séjourne dans le haras historique de Lipica
et regarde passer les chevaux de race, il « faillit [se] laisser pousser des ailes, mais il y eut dans
[son] élan d’évasion du plomb venu de [sa] table de chevet : Le Livre de l’intranquillité de
Pessoa, Le Métier de vivre de Pavese et L’Inconvénient d’être né de Cioran. » (Tchak, 2018, p.
115)

245
Le livre de Fernando Pessoa, auteur portugais, est le journal que l’auteur a tenu pendant presque
toute sa vie, attribué à un modeste employé de bureau de Lisbonne, Bernardo Soares. Sans
ambition terrestre, mais affamé de grandeur spirituelle, le héros, assume son « intranquillité »
pour mieux la dépasser et, grâce à l’art, atteindre la limite de la condition humaine et, à la
manière des mystiques, connaître la plénitude.

Le Métier de vivre est le journal intime de l'écrivain italien Pavese. Celui-ci y inscrit, sous forme
de notes fragmentaires, ses pensées et ses sentiments. Il réfléchit sur le travail de l’écrivain, car
pour Pavese le métier de vivre, c’est d’abord celui d’écrire. Il s’interroge aussi sur les femmes,
l’amour, l’amitié, la finitude et la mort.

Enfin, Cioran, philosophe roumain, a écrit sous forme d’aphorismes ses pensées sur l’absurdité
de la condition humaine.

Nous constatons donc que Tchak, philosophe de formation, entre en rapport avec d’autres
philosophes pour réfléchir sur des problèmes existentiels que l’homme s’efforce de résoudre au
cours de son existence.

En outre, Tchak réfléchit sur les rapports entre les hommes, fondés sur l’amour et le respect qui
font l’objet de plusieurs citations. Il nous semble important de les rapporter avant de noter le
commentaire de Tchak. Confucius : « Celui dont le cœur est droit et qui porte aux autres les
mêmes sentiments qu’il a pour lui-même, ne s’écarte pas de la loi morale du devoir prescrite aux
hommes par leur nature rationnelle ; il ne fait pas aux autres ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui
fasse à lui-même ». Jésus : « Aime ton prochain comme toi-même ». Kant : « Agis de façon à
traiter l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne des autres, toujours en même
temps comme une fin, et jamais comme un moyen ». Émir Abdel Kader : « Tout être est mon
être ». Senghor : « J’ai rêvé d’un monde de soleil dans la fraternité de mes frères aux yeux
bleus. » (Tchak, 2018, p. 223) Ces sages paroles sont aux yeux de Tchak des « paroles inutiles
dont on peut faire sa lampe- torche au cœur des ténèbres victorieuses, pour aller, solitaire, vers sa
propre nuit. » (Tchak, 2018, p. 223) Est-ce à dire que le philosophe togolais ne croit pas à la
bonté humaine ? Une autre réflexion qui n’accompagne pas une citation semble le confirmer. Une
maxime qu’il affirme être personnelle conseille à l’homme d’éviter de juger les autres :
« Combats en toi plus sévèrement les défauts que tu reproches aux autres. Envers les autres,

246
tempère tes reproches justifiés et sache admirer chez eux les vertus que tu possèdes et le possède
pas. » (Tchak, 2018, p. 139)

L’auteur togolais est convaincu que, dans l’être humain, l’attrait de la nuit, symbole du Mal,
l’emporte la plupart du temps sur la Lumière, symbole du Bien. « Nous sommes des êtres doués
d’une grande intuition pour la Lumière mais fascinés par les ténèbres qui propagent des mélodies
irrésistibles pour notre esprit. » (Tchak, 2018, p. 139)

Ainsi l’intertextualité confirme la culture de Tchak et le dialogue avec des philosophes


contemporains et plus anciens révèle sa propre vision de la condition humaine et de l’être profond
de l’homme.

Ses lectures font l’objet d’une énumération impressionnante d’auteurs latino-américains et


africains (p. 234 à 236) sans commentaires sur les réflexions que ces livres ont suscitées. Il est
impossible de les citer tous, mais nous constatons que l’auteur togolais est un « dévorateur de
littérature », que les nombreuses lectures nourrissent sa culture et son écriture. Une citation de
Montaigne commente une écriture inspirée des écrivains antérieurs. « Je fais dire aux autres ce
que je ne puis si bien dire tantôt par faiblesse de mon langage tantôt par faiblesse de mon sens. Je
ne compte pas mes emprunts, je les pèse. Et si je les eusse voulu faire valoir par nombre, je m’en
fusse chargé deux fois autant. […] Aux raisons et inventions que je transplante dans mon solage
et confonds aux miennes, j’ai à escient omis parfois d’en marquer l’auteur… » (Tchak, 2018,
p. 247).

Cette pensée de Montaigne conforte, en partie, la fameuse phrase de La Bruyère « Tout est dit et
l’on vient trop tard ». Tout écrivain s’inspire donc des écrits de ses prédécesseurs pour construire
son propre texte mais en y insufflant son propre génie. La Fontaine disait déjà « Tout n’est pas
dans la matière, mais dans la manière ». Tchak confirme cette idée : « Aux époques lointaines où
Montaigne pouvait s’exprimer ainsi sur ces emprunts, il y avait encore de l’originalité dans la
pensée ». Mais aujourd’hui, continue-t-il, l’omission « des influences pour échapper à
l’accusation de plagiat, l’impression, en ouvrant beaucoup de textes, du déjà lu s’impose de plus
en plus. » (Tchak, 2018, p, 247-248)

247
Les œuvres d’art font également partie des réflexions de Tchak sur la finitude humaine et la
décrépitude à laquelle tous les humains sont condamnés. Le tableau La Vieille de Giorgione qu’il
a vu au musée de l’Accademia de Venise illustre la pensée précédente : « Nous ne sommes
qu’une modalité de la vie, une modalité arrivée après d’autres modalités et après des millions
d’années, une modalité qui aura une fin définitive. » (Tchak, 2018, p. 137) Et l’auteur s’interroge
ensuite sur le désir de longévité de l’homme. « Regarde ! Regarde la très vieille ! Regarde le très
vieux ! c’est à cela que te mènera la longévité que tu souhaites. Aimerais-tu réellement
ressembler à la très vieille ? Dis-toi que, peut-être, en route, ta tête te laissera poursuivre seul ton
chemin. À quoi te serviront alors les années sans tête ? » (Tchak, 2018, p. 137). Nous pensons
que, pour Tchak, la vieillesse comprend le danger de dégénérescence sénile ou d’une
maladie comme la maladie d’Alzheimer qui isole la personne âgée du monde et des siens. Il ne
semble pas qu’il souhaite une telle fin de vie. Le pronom personnel « tu » peut ici référer à lui-
même et au lecteur qu’il prévient.

En tant qu’auteur africain francophone, Tchak a lu un très grand nombre de livres écrits par de
grandes figures de ce continent de toutes les générations. La liste est trop longue et nous ne les
citerons pas, mais l’ordre dans lequel ces écrivains sont évoqués mérite d’être mentionné.
« Avant les autres, Léopold Sédar Senghor (on connaît le poète, mais si peu ses essais) … Après
Senghor, ils sont Kateb Yassine, Mohamed Dib, Rachid Boudjedra, Mohamed Choucri, Albert
Memni… » Suivent les auteurs de différents pays africains, y compris l’Afrique du Sud.

Si nous les évoquons, c’est pour illustrer une pensée de Tchak suscitée par une statue de Victor
Hugo, qu’il a vue à Besançon, réalisée par un sculpteur sénégalais Ousmane Sow. L’écrivain
africain se souvient alors des propos de l’auteur des Misérables au cours d’un discours prononcé
le 18 mai 1879 dans lequel il encourage les peuples européens à s’emparer de la terre africaine.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, Hugo n’encourage pas la colonisation ; il incite à la
paix et à la fraternité. « Où les rois apporteraient la guerre, apportez la concorde. Prenez-la, non
pour le canon, mais pour la charrue ; non pour le sabre, mais pour le commerce ; non pour la
bataille, mais pour l’industrie ; non pour la conquête, mais pour la fraternité » (Tchak, 2018,
p . 228). Et Tchak de conclure : « Le couronnement de la fraternité à laquelle il rêvait au bout de
la mission africaine de l’Europe, c’est peut-être cette statue à son nième hommage, campée à
Besançon, sur la place de la paix, œuvre d’un Sénégalais. » (Tchak, 2018, p. 229)

248
Ouzouf Sénamin Amedegnato dans un article intitulé « De quoi l’hybridation est-elle le symbole
chez Sami Tchak ? » analyse, à partir du roman Place des fêtes, dont l’action se déroule à Paris,
l’enchevêtrement de plusieurs univers culturels, ainsi que le recours à l’intertextualité multipliant
les réseaux et les filiations, révélant la stratégie de l’écrivain et lui permettant de décentrer
géographiquement son œuvre pour la placer dans la mondialité, ce qui conforte notre analyse de
Tchak comme écrivain monde.

Déjà, en 1997, Sami Tchak affirmait dans une interview son désir de ne plus situer ses récits dans
l’univers géographique et socioculturel qui l’a vu naître, choisissant le français comme la langue
de l’écriture parce qu’il se sentait de plus en plus éloigné de son pays, vraiment exilé. Il affirme
ne plus vouloir écrire sur le Togo ; il préfère voyager dans d’autres pays, tout en continuant
d’écrire en français. Cela lui donne l’impression qu’il n’a pas seulement fui par la langue, mais
également fui sur la terre. Pour notre part, nous pouvons affirmer qu’il a aussi voyagé à travers le
temps en dialoguant avec les philosophes des siècles précédents.

Cette décision s’explique par le fait que, pour lui, la France, bien que proche par l’écriture, est
inhospitalière. Nous l’avons montré dans notre analyse des sujets d’actualité comme le racisme
présent en France et l’attitude méprisante envers les immigrés. L’Afrique est lointaine
géographiquement mais, comme il l’affirme, n’est pas objet de désir. Ainsi, bien au-delà des
horizons géoculturels africain et français, l’auteur, par le jeu des intertextes, promène ses lecteurs
à Cuba, en Amérique latine, en Amérique du Nord, en Europe, en Asie. Le monde entier se
retrouve dans ses œuvres jusqu’à Ainsi parlait mon père et l’écrivain choisit de se rattacher à
plusieurs autres écrivains du monde, de toutes les littératures qu’il lui a été donné de connaitre.
Rappelons le très grand nombre d’écrivains qu’il cite dans son autobiographie. L’entrecroisement
des univers culturels montre une projection vers l’ailleurs par l’identité multiculturelle de
l’auteur.

Pour l’auteur de l’article, cet éclatement référentiel, signe d’une ouverture délibérée au monde,
n’est pas simplement le résultat d’un positionnement identitaire. Il correspond également à
l’expression d’un choix esthétique, une esthétique apparue au début des années 1990 finissant et
la fin des années 10 du siècle suivant. Or, six romans de Sami Tchak et Ainsi parlait mon père se
situent autour de cette période dont on sait qu’elle est particulièrement propice au sentiment de
perte de repères. C’est pourquoi l’auteur de l’article qualifie les écrivains de cette période de
249
décadents et considère que Sami Tchak en fait partie en énumérant les caractéristiques qui
justifient son assertion.

Les thèmes en sont un premier exemple. Celui de l’immigration permet à ces néo-décadents de
donner à réfléchir sur les changements survenus dans la société du fait des contacts de plus en
plus fréquents et prolongés de populations, car les décadents sont exaspérés par plusieurs
phénomènes de société, entre autres, le racisme, le dogmatisme, le totalitarisme. Le thème de
l’exil, présent dans les œuvres de Tchak permet une distance critique, utile pour mettre les choses
en perspective, avec le recul.

L’hybridation chez Sami Tchak serait le symptôme de l’esthétique décadentiste d’un écrivain qui
s’installe confortablement dans le déplacement. En multipliant les horizons culturels (attendus
comme inattendus) Sami Tchak tente, à l’instar d’autres écrivains décadents, d’échapper au
déterminisme contextuel. Par ailleurs, céder la parole à d’autres qui ont déjà dit et bien dit, c’est
bien ce que fait Sami Tchak dans ses écrits, jusqu’au plus récent, Ainsi parlait mon père. Il
égrène volontairement, explicitement, et de façon quasi boulimique, un chapelet ininterrompu
d’échos polyphoniques à des auteurs et à des œuvres de partout.

L’intertextualité, qui, en définitive, est une caractéristique majeure de l’écriture décadente,


permet aux écrivains (dont Sami Tchak) de faire éclater les frontières littéraires telles qu’établies
par la Sorbonne,, métonymie des institutions littéraires universitaires, et de produire une œuvre
universelle entendue comme ouverte au monde, en dialogue avec d’autres cultures et avec la
littérature, toute la littérature.

Pour conclure, notre analyse de l’intertextualité a permis de mettre en évidence la culture très
étendue des deux auteurs francophones, celle de Sami Tchak en particulier. Si pour Alexandre
Najjar, les grands auteurs français ont ouvert la voie à l’écrivain qu’il est devenu, les lectures de
Sami Tchak ont répondu aux questions existentielles que se pose l’être humain en général et le
philosophe en particulier. L’acculturation de ces deux écrivains se conçoit bien comme
une « dialectique vivante du même et de l’autre où le même est d’autant plus lui-même qu’il est
ouvert à l’autre ». Les sujets que traitent les deux auteurs révèlent leur désir d’intégrer « tout
l’humain dans l’étendue de son universalité et la richesse de sa particularité », comme l’affirme
Sélim Abou.

250
251
Chapitre 2. Plumes multiples

« Le style, c’est l’homme » affirme Buffon. En effet, il n’existe pas de style au sens général du
terme, mais différentes formes d’écriture, car chaque auteur a son propre style qui se manifeste
dès le titre de son livre et le distingue des autres écrivains. C’est ce que nous nous efforcerons de
montrer dans ce chapitre. Pour ce faire, nous débuterons par l’étude du paratexte pour analyser
ensuite les composantes du style dont les tonalités ou registres qui comprennent eux-mêmes,
entre autres, les champs lexicaux et sémantiques, les figures de style et l’architecture de la phrase.

2.1. Le paratexte

Le terme paratexte désigne selon Genette « un certain nombre de productions, elles-mêmes


verbales ou non, comme un nom d’auteur, un titre, une préface, des illustrations, dont on ne sait
pas toujours si l’on doit ou non considérer qu’elles […] appartiennent [au texte], mais qui en tout
cas l’entourent et le prolongent, précisément pour le présenter. » (Genette, 1987, p. 7) Le
paratexte renvoie ainsi à tout ce qui entoure le texte sans être le texte proprement dit.

Le paratexte est le lieu où se noue le contrat de lecture corollaire de l’horizon d’attente du lecteur.
Celui-ci est informé sur le genre du livre qui n’est pas toujours explicite : par exemple le roman
et ses sous-genres (roman historique, roman réaliste…), la biographie, l’autobiographie, etc. Dans
notre corpus, seul Profession du père est qualifié de roman. Les autres livres ne donnent aucune
indication sur leur genre littéraire. Le lecteur est alors livré à lui-même et plusieurs pistes de
lecture s’ouvrent devant lui. En revanche, le titre dans notre corpus peut orienter la lecture.

2. 2. Des titres évocateurs

Avant d’entreprendre l’étude des techniques d’écriture adoptées par les auteurs de notre corpus,
il nous semble nécessaire de nous attarder d’abord sur un élément important du paratexte, le titre.
Bien que seul Profession du père de Sorj Chalandon soit désigné comme roman par son auteur,
les différentes notions expliquées par les critiques, en particulier Gérard Genette dans Seuils
(1987), peuvent s’appliquer aux biographies et autobiographies de notre corpus.

Le titre dit Charles Grivel, « toujours équivoque et mystérieux, est ce signe par lequel le livre
s’ouvre. […] Dès le titre, l’ignorance et l’exigence de son résorbement simultanément

252
s’imposent. L’activité de lecture, ce désir de savoir ce qui se désigne dès l’abord comme manque
à savoir et possibilité de le connaître (donc avec intérêt) est lancée. » (Grivel, 1973, p. 173)

Le titre remplit quatre fonctions essentielles qui en font un élément paratextuel d’importance
majeure : la fonction d’identification, la fonction descriptive, la valeur connotative. Nous nous
intéresserons, dans ce qui suit, à la fonction descriptive par laquelle le titre donne des
informations sur le contenu et/ou sur la forme du livre et à la fonction connotative. Selon la
terminologie proposée par Genette, dans le premier cas, le titre réfère au contenu, il s’agit alors
d’un titre thématique ; dans le second, il réfère à la forme, on parle alors de titre rhématique. Les
titres des livres de notre corpus sont des titres thématiques. Nous ajouterons éventuellement au
cours de notre analyse la fonction séductive.

Il existe plusieurs sortes de titres thématiques. Le titre littéral renvoie au sujet central du livre :
c’est le cas des récits d’Alexandre Najjar. Le Silence du ténor relate, en effet, la vie du père de
l’auteur. Cependant, il se compose d’une antithèse : « le silence » est présenté comme le caractère
dominant du ténor qui, au sens figuré, désigne un chanteur doté une belle voix et au sens figuré
un personnage renommé pour son éloquence. Cette désignation antithétique suggère d’emblée le
drame personnel et familial sur lequel est centré le récit : le père, avocat de profession, considéré
comme un « ténor » du Barreau sera réduit au silence par la maladie. Mimosa, surnom donné par
le fils aîné à sa mère, bien que littéral, est aussi métaphorique (il décrit le contenu du texte de
façon symbolique). Le mimosa est une fleur qui, précise le fils, « exprime la sécurité, l’amour
inconditionnel, la sensibilité et la délicatesse. Symbole de l’or et du soleil, il est, en raison de la
dureté de son bois, l’image de la vie triomphante et de la victoire sur les forces du mal.
Décidément, maman, ce surnom te va si bien. » (Najjar, 2019, p. 134)

En conséquence, dans les récits d’Alexandre Najjar, les titres réfèrent aux surnoms des parents.
Le premier souligne l’importance de sa profession pour le père, ce que le fils confirme par
l’expression « un bourreau de travail » ; le second est centré sur la personne de la mère, sur les
qualités admirables de cette femme exceptionnelle.

En ce qui concerne le titre du livre de Sami Tchak, Ainsi parlait mon père, il met en valeur la
parole du père. Il est, bien entendu thématique littéral, mais l’allusion évidente à Ainsi parlait
Zarathoustra de Nietzsche ajoute au titre une connotation évidente. La parole du père a une

253
portée didactique, elle comprend des leçons de vie adressées au fils, mais aussi au lecteur.
D’ailleurs, le sous-titre de la première partie, « Leçons de la forge » conforte notre assertion.

Il est plus difficile de situer Lambeaux de Charles Juliet. Ce terme laisse entendre que l’auteur n'a
pu reconstituer que des fragments de la vie de sa mère biologique, de sa mère adoptive et de la
sienne propre. Cette enquête sur ses deux mères et sur lui-même n'a pas permis de tout lui
dévoiler. Comme on n’y retrouve pas la référence explicite aux parents, nous pouvons affirmer
que le titre est métaphorique. Il symbolise une double existence fragmentaire et il connote la
déchirure intérieure de l’écrivain qui cherche à reconstituer son être entier.

Quant au roman de Sorj Chalandon, Profession du père, si le titre réfère au père, l’absence de
l’adjectif possessif « mon » prête à confusion. C’est un titre, à première vue, thématique littéral,
mais l’auteur pourrait parler de la figure paternelle en général. Il réduit aussi la biographie à la
seule profession. Le titre crée donc une attente du narrataire qui sera peut-être lancé sur une
fausse piste. Il reste à se demander si ce titre n’annonce pas une enquête sur la profession du père
de l’auteur.

Le titre ne donne aucune indication au lecteur sur le style de l’auteur. C’est la lecture elle-même
qui lui fera prendre conscience de l’écriture spécifique de chaque écrivain.

2.3. Un style aux résonnances multiples

Notre analyse du style se concentrera principalement sur les différentes tonalités et les éléments
qui les mettent en relief : les figures de style et l’architecture de la phrase.

2.3.1. Le pathétique

Le terme pathétique vient du grec « pathétikos » adjectif de « pathos » qui signifie souffrance. En
français, selon le Robert, le pathétique est un adjectif signifiant « qui suscite une émotion intense
(douleur, pitié, horreur, terreur, tristesse) ». Dans un texte littéraire il exprime le caractère de ce
qui est propre à émouvoir fortement.

Le registre pathétique répond à un double objectif pour chaque auteur qui l’emploie : exprimer la
souffrance et le malheur suscités par une situation déchirante ; faire appel aux sentiments et à la
compassion du lecteur. Le registre pathétique est né avec l’art oratoire visant à émouvoir le

254
public. C’est avec la stylistique qu’il est qualifié de registre, à savoir l’une des représentations et
de perceptions du monde que la littérature exprime, correspondant à des positions en face de
l’existence, à des émotions fondamentales.

Le registre pathétique emploie le champ lexical de la souffrance, du désespoir, de l'affectivité et il


met en relief des figures de style comme la métaphore, la comparaison et l'hyperbole. Ce registre
utilise également de nombreuses phrases exclamatives qui permettent une suggestion forte de
l’émotion.

Le pathétique est présent en particulier dans Le Silence du ténor d’Alexandre Najjar, Ainsi
parlait mon père de Sami Tchak et Lambeaux de Charles Juliet.

Dans Le Silence du ténor les scènes pathétiques marquent un récit qui se déroule en partie durant
la guerre et relate le grave accident cardiaque du père.

Au début du chapitre XIX, un tableau apocalyptique présente le Liban ravagé par la guerre. Par le
champ lexical des synesthésies, l’auteur partage avec le lecteur les moments terribles,
épouvantables qui suscitaient en lui la peur, l’horreur devant des spectacles d’un réalisme
insoutenable. Il entend encore le « fracas assourdissant des obus, le sifflement des balles des
franc tireurs. » (Najjar, 2015, p.90) Il revoit « les morts qu’on transporte dans des sacs-poubelle,
les blessés qu’on entasse dans les ambulances » ; les êtres humains sont chosifiés, privés de leur
humanité, traités comme des déchets. Les destructions matérielles sont également présentées à
travers la sensation visuelle : les ravages des voitures piégées, les bâtiments dévastés, les vitres
étoilées. Enfin, l’odeur de la mort persiste encore au moment de l’écriture. « Je peux encore sentir
l’odeur du sang, de la poudre, de la poussière. » (Najjar, 2015, p. 90) Pourtant, ce chapitre est
intitulé « Espoir », parce que le père ne se laisse pas abattre ; il continue à croire en la survie du
Liban et de son peuple.

Un autre passage décrit la maison de campagne dévastée par les obus et les abus des combattants.
Deux champs lexicaux brossent le tableau d’une destruction systématique par les armes : la
maison a été « touchée par treize obus », les chenilles des tanks ont « labouré » le jardin,
« écrasé » les fleurs, « arraché » les arbres (sauf le cèdre !) « broyé » la tonnelle et la table de
ping-pong. Le verger et le potager ont été transformés en « tranchées ». Une métaphore traduit ce

255
tableau désolant : « un paysage lunaire », un lieu désert, sans vie qui contraste avec le lieu
paradisiaque d’avant la guerre. La douleur de l’auteur devant la désolation de son père s’exprime
par le biais de phrases interrogatives : « Qu’a-t-on fait de son paradis ? Au nom de quelle cause
l’a-t-on ainsi détruit ? » (Najjar, 2015, p. 95).

La maladie du père est relatée dans le chapitre XXI intitulé « Le drame ». Alors que rien ne le
laissait prévoir, le ténor est victime d’une crise cardiaque alors qu’il se trouvait dans son bureau,
en train de travailler. L’auteur décide aussitôt de l’emmener à l’hôpital. Les phrases brèves,
exclamatives soulignent la rapidité de sa décision, puis l’urgence de l’opération. L’émotion du
fils se traduit par un tremblement de ses mains et de ses jambes. L’opération laissera des
séquelles, une paralysie partielle, l’aphasie. Le fils comprend aussitôt le drame : dans une suite de
phrases interrogatives et exclamatives, il rappelle l’importance de la parole pour son père, bavard
de nature, monopolisant la parole à la maison, racontant des histoires drôles. « Ironie du sort : le
ténor du barreau n’a plus de voix, enfermé dans le silence. » (Najjar, 2015, p.102) Les émotions
éprouvées par le fils sont exprimées par l’hyperbole « douleur incommensurable ». Il lui semble
alors que cette aphasie est une punition infligée au grand avocat par la seule chose qui lui est
insupportable : le silence. L’absence de parole est vécue par le fils comme une véritable injustice,
mais il en tire aussi une leçon : on peut continuer à vivre tout en ayant connu le drame de la
guerre et de la maladie. Une autre scène pathétique caractérise le chapitre XXII ; à la vue des
affaires de son père, le fils a les larmes aux yeux.

Dans le récit de la vie du père, nous retrouvons donc les caractéristiques du registre pathétique
présent dans des épisodes dramatiques qui entraînent l’expression d’émotions puissantes.

Le pathétique est aussi présent dans Ainsi parlait mon père lorsque l’auteur rapporte la scène de
l’ordalie infligée à son père.

Il n’y a pas assisté lui-même, mais il affirme que cette épreuve a causé au sage africain une
grande douleur. « Mon père. Il y a une de ses douleurs que j’ai tues jusqu’à présent : le
déshonneur qui s’était abattu sur lui en 2000… » (Tchak, 2018, p. 261). Il qualifie cet épisode de
« drame » qui prend la forme d’une « chasse aux sorcières ». L’expression suggère déjà une
persécution injuste contre un innocent. La chasse aux sorcières née au Moyen Âge pour mettre
fin aux pratiques païennes se pratique encore en Afrique, comme le prouve le récit de Tchak.

256
Mais elle est dirigée contre les femmes. Il est donc paradoxal qu’elle soit infligée à un homme
respecté par sa communauté. Comme nous l’avons déjà supposé, l’épreuve est motivée par une
vengeance personnelle du chef du village.

La scène est décrite dans un style sobre, dépouillé en apparence de toute émotion. Mais les détails
de la cérémonie suggèrent l’indignité du traitement subi par la victime innocente du crime dont
on l’accuse. Les différents rites mettent en relief l’humiliation que subit un homme dont la
conduite a prouvé qu’il était un homme pieux et sage. Il est dépouillé de ses vêtements, sa tête est
rasée, les arbres aux alentours de sa maison sont abattus. Il est dépossédé de tout ce qui fait de lui
un être humain, il est assimilé à un animal (le chien noir égorgé au-dessus de lui) et la présence
des serpents invisibles, considérés ici comme agents du malheur, accentue encore le pouvoir
maléfique supposé du condamné.

Tchak reprend à plusieurs reprises l’indignité d’un tel traitement infligée à son père. Pire,
l’homme qui, autrefois, exerçait le rôle de l’accusateur se retrouve à la place de l’accusé, suprême
indignité pour cet homme intègre qui « se retrouvait pris dans les méandres de la machine
judiciaire briseuse de dignités. » (Tchak, 2018, p. 263)

Le pathétique naît ici de l’injustice d’un procès qui sert les intérêts d’un chef s’appuyant sur des
croyances populaires pour écarter un homme puissant qui lui fait de l’ombre et le priver du
respect d’autrui. De plus, nous pensons que le chef du village pourrait être jaloux de l’influence
qu’exercerait le forgeron auprès des villageois. Ce procès a brisé Salifou Tcha-Koura et l’a
condamné à la solitude. Il a aussi suscité en lui le sentiment de ne plus faire partie des gens de
son villages qu’il qualifie d’« hypocrites ».

D’autres souffrances morales ont été infligées au sage africain par sa deuxième femme ; nous en
avons parlé longuement. Ce qui importe de souligner ici, c’est la grandeur d’âme de Salifou le
boiteux. Dans le chapitre final du livre, le fils conclut : « Père, voilà, je t’ai rappelé cet aspect de
ta vie, cet autre aspect de tes blessures, mais, toi-même tu disais, tu me disais : « Souffrons des
douleurs qui nous sont infligées, mais souffrons encore plus de celles que nous avons infligées
aux autres. C’est pourquoi, au lieu de la rancune et du désir de vengeance, sachons demander
pardon. » (Tchak, 2018, p. 268) Reconnaissant ses propres fautes, le père refuse d’entrer dans la
spirale de la vengeance et, en homme pieux, il souhaite être pardonné.

257
Plus puissant est le registre pathétique très présent dans la première partie de Lambeaux de
Charles Juliet. Deux passages en particulier soulignent une souffrance intenable ressentie par la
mère biologique.

Lorsqu’elle apprend la mort du jeune étudiant, elle se mure dans le silence, incapable d’exprimer
en paroles son désespoir. Son silence est partagé par la famille. « Le père lui-même a senti que
quelque chose de grave s’était passé et il évite d’avoir à te parler. […] La plus grande de tes
sœurs […] avec beaucoup de tact, de son regard attentif, elle t’enveloppe de sa paisible
tendresse. » (Juliet, 2018, p. 60)

Le monde perd ses couleurs, la lumière, la chaleur, comme un miroir du vide ressenti au plus
profond d’elle-même. La répétition du terme « froid » allie l’espace extérieur et le corps : «
le froid humide dans les chambres, le froid sur ton visage. » (Juliet, 2018, p. 60) Toute vie semble
avoir abandonné la nature tout autant que le corps de la jeune fille. Déjà s’insinue en elle le désir
de mourir : « Tu n’as plus aucune énergie, tu aspires seulement à t’étendre, te reposer, à dormir
sans jamais avoir à te réveiller. » (Juliet, 2018, p. 61)

Un dimanche, jour où elle rencontrait le jeune homme, elle se rend à l’endroit où ils se
retrouvaient. C’est l’automne, la nature offre une lumière pâle, veloutée, les arbres des couleurs
propres à cette saison : ocres, bruns, rouges, mauves. Mais la mélancolique beauté de cette
campagne, avive sa souffrance. Brusquement, la jeune fille laisse libre cours à sa douleur : elle
hurle comme une bête blessée. « Longuement. Des hurlements sauvages, inhumains, de plus en
plus rauques. Qui vont s’exténuant, puis s’achèvent sur un râle … » (Juliet, 2018, p. 61)

Son mariage avec Antoine ne lui apporte aucune joie et elle glisse lentement vers la dépression
qui cause la tentative de suicide et son internement dans un hôpital psychiatrique, véritable enfer
sur terre.

L’oreille est aussitôt agressée par les bruits qui s’échappent des cellules. La souffrance des êtres
emprisonnés dans leur folie s’exprime par le champ lexical du bruit : « Les gémissements, les
cris, les hurlements des camisolés… Le grondement sourd des sabots engendré par les sabots de
certaines agitées… » (Juliet, 2018, p.82)

258
Quant à la jeune femme, elle pleure. Elle sait que la souffrance l’a conduite jusqu’à ce lieu dont
elle pressent qu’il sera celui de sa mort. « Déchirée, oui. À jamais fissurée. À jamais exclue de la
vie. À jamais embourbée dans une souffrance qui a pourri la pulpe de ta vie. » (Juliet, 2018, p.
83)

Ni Antoine, ni sa famille ne viennent à son secours. En effet, à cette époque, la maladie mentale
fait peur et les familles qui ont un parent interné cherchent à le faire oublier, car il fait tache sur la
famille. Un voile de silence couvre son existence et, finalement, il cesse d’exister pour les autres.
« Abandonné à son sort, coupé du monde extérieur, il n’a plus rien à quoi s’accrocher, et,
lentement, inéluctablement, il se délabre, sombre, devient ce que dans le vocabulaire du lieu on
appelle un chronique. » (Juliet, 2018, p. 85)

La jeune femme aurait pu échapper à ce sort si Antoine avait fait l’effort de lui trouver une
femme qui lui tiendrait compagnie, mais sa négligence, son indifférence coûteront la vie à sa
femme. Un dernier sursaut de celle-ci ne fera qu’accentuer sa plongée dans le gouffre. Elle écrit
sur les murs sa souffrance et un appel au secours :

« je crève
parlez-moi
parlez-moi
si vous trouviez
les mots don j’ai besoin
vous me délivreriez
de ce qui m’étouffe. » (Juliet, 2018, p.87)

Le champ lexical de la parole, la répétition du verbe « parlez » appellent à la communication avec


l’autre, à la compassion de l’autre. Le drame de la mère aura été de se sentir toujours incomprise,
coupée des autres à cause de sa différence.

La sanction immédiate est l’isolement. Le pathétique s’exprime par des phrases nominales
brèves : « dix jours de cellule. Dix jours sans revoir le jour. Une paillasse » (Juliet, 2018, p.87).
Et la mort tragique de la mère s’exprime par une phrase simple, brève comme un constat médical,
mais d’autant plus poignante : « Tu es morte de faim » (Juliet, 2018, p.88). La mère est morte

259
parce que la parole lui a été refusée. La phrase indépendante et brève accentue le pathétique et
suscite une puissante émotion chez le lecteur.

Le fils a lui aussi ressenti la fracture intérieure, l’impression d’être différent, ce qui suscite une
intense souffrance. Mais, contrairement à sa mère, il puisera dans l’écriture de Lambeaux la force
de lutter contre la souffrance par les mots. Grâce à l’écriture, il donnera la parole, non seulement
à celle qui lui a donné le jour, mais aussi à tous les êtres « bâillonnés, mutiques, des exilés des
mots », « ceux et celles qui n'ont jamais pu parler parce qu’ils n’ont jamais été écoutés
ceux et celles qui ont été gravement humiliés et portent au flanc une plaie ouverte
ceux et celles qui étouffent de ces mots rentrés pourrissant dans leur gorge
ceux et celles qui n'ont jamais pu surmonter une fondamentale détresse. » (Juliet, 2018, P. 151)

La métaphore in abstentia « bâillonnés » suggère un mutisme infligé par la force, la métaphore


in abstentia « exilés des mots » exprime le pathétique de l’incapacité à s'exprimer.

La souffrance est aussi suggérée par l’expression imagée « portent au flanc une plaie ouverte. »
Cette image pourrait faire allusion au Christ, le personnage biblique qui fascinait la mère
biologique car, comme le Christ, elle a souffert toute sa vie et s’est sacrifiée pour les autres :
ses parents, ses sœurs, son mari. L’expression finale « fondamentale détresse » comporte des
accents pathétiques amplifiant les cris de désespoir de la mère jamais éteints.

Les souffrances de la mère biologique si puissamment exprimées par le fils, les différentes
épreuves qu’elle a subies donnent au récit de Charles Juliet une résonnance tragique. Il en est
de même pour les épreuves imposées par la société au père de Sami Tchak.

2.3.2. Le tragique

Le terme « tragique » est l’adjectif du substantif « tragédie », premier genre dramatique né à


Athènes au Ve siècle avant J.C. Il nous semble intéressant de nous arrêter ici sur l’origine de la
tragédie et en présenter un bref historique.

260
2.3.2.1. Évolution de la tragédie et du tragique au cours des siècles

Dans l’Antiquité, c’est Aristote, au IVe siècle avant J.C, un siècle après la fin de la démocratie à
Athènes, qui définit dans l’ouvrage intitulé Poétique la tragédie en se fondant sur la pièce de
Sophocle, Œdipe -Roi.

« Imitation (mimésis) d’une action sérieuse et complète en elle-même dans une forme dramatique
(jouée sur scène par des acteurs) et non pas narrative. Elle comporte des péripéties qui se
terminent par une situation malheureuse qui suscite chez le public les deux sentiments de pitié et
de peur ». Déjà l’expression « situation malheureuse » annonce un élément important de la
tragédie et du tragique : le malheur, à savoir une situation pénible qui affecte douloureusement un
individu. Ce terme sous-entend bien la souffrance, sentiment qui connote le pathétique.

Quant au sens du terme « tragédie, certains pensent qu’il vient du grec « tragodia » (τραγωδια)
formé de « tragos », signifiant le bouc et de « oedia », signifiant le chant. D’autres estiment que
le nom renvoie au sacrifice du bouc, offert au dieu Dionysos dans une intention purificatrice.

En effet, Aristote fait remonter la tragédie aux auteurs des dithyrambes, œuvres chorales
exécutées en l’honneur de Dionynos, dieu de la végétation et du vin, dieu de la fécondité et de la
vie, accompagné de son cortège de satyres, les esprits du sol et des eaux. Ce dieu présidait aux
spectacles organisés à Athènes au cours desquels étaient présenté des tragédies et des comédies
dans le cadre des fêtes religieuses consacrées à Dionysos, dont les plus importantes étaient les
Grandes Dionysies se déroulant à Athènes, au printemps, pour marquer le triomphe du dieu de la
fécondité sur l’hiver.

Deux éléments essentiels doivent être signalés à propos de ces fêtes : le caractère sacré est signalé
par la présence d’une statue de Dionysos installée sur un piédestal au centre de l’orchestra ; la
tragédie s’adresse à un vaste public rassemblé pour la cérémonie solennelle.

En ce qui concerne le sujet, au Ve siècle av. J.C, le mythe sert de source d’inspiration aux
dramaturges antiques, Eschyle, Sophocle et Euripide. Leurs œuvres montrent un homme aux
prises avec un destin qui l’écrase et contre lequel il est impuissant. Il est soumis à la
prédestination qui a fixé son sort dès avant sa naissance. Le spectacle de la lutte de l’homme
contre la Fatalité impitoyable devait, selon Aristote, inspirer terreur et pitié, mais devait aussi

261
permettre au spectateur de se purifier et de se purger de ses pulsions, et d’opérer ce qu’Aristote
appelle la catharsis.

Par conséquent, dans la tragédie, le héros tragique, contrairement à l’épopée qui le glorifiait est
ravalé au rang de l’humanité moyenne, faite d’épreuves et de souffrances et soumise à des règles,
lorsqu’il est projeté sur la scène tragique. L’exemple le plus pertinent est celui d’Œdipe. Emporté
par la démesure (l’hybris), de « surhumain » au début de la tragédie, il est à la fin précipité dans
les abîmes de l’« inhumain » pour avoir transgressé tous les interdits qui fondent la vie en
société.

« Dans le cadre nouveau du jeu tragique, le héros a donc cessé d’être un modèle : il est devenu
pour lui-même et pour les autres, un problème », affirment J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet dans
Mythe et tragédie en Grèce ancienne (1986).

Le héros tragique est soumis à une force supérieure, la volonté divine, il s’efforce de se lutter
contre elle, mais ses efforts sont vains. En décidant de se dresser contre le destin, il l’accomplit et
il meurt, vaincu par cette force supérieure. L’exemple parfait est celui d’Œdipe : après avoir
entendu les prédictions de l’oracle de Delphes, il fuit Corinthe pour échapper à la fatalité, mais
sur la route vers Thèbes, il tue un vieillard, ignorant qu’il est son père et commet donc le
parricide, puis l’inceste en épousant la Jocaste, la reine de Thèbes, ignorant qu’elle est sa mère.
En châtiment de ses crimes, il est chassé de la cité, sentence pire que la mort dans la Grèce
antique. Il perd son identité par cette exclusion, car le Grec n’existe que par son appartenance à
une cité.

Pour conclure, en faisant appel au mythe, la tragédie maintient certes le lien avec une forme de la
pensée traditionnelle où affleure l’irrationnel, mais elle la charge d’un contenu très différent, en
rupture le plus souvent avec l’héritage du passé. Art du questionnement, du conflit et de la crise,
la tragédie instaure la douloureuse confrontation de l’humain et du divin, de l’homme avec lui-
même.

Au XVIIe siècle, la tragédie classique française s’inspire de la tragédie antique grecque, telle
qu’analysée par Aristote, mais elle y ajoute certaines règles théorisées par Boileau dans L’art
poétique. Elle met en scène des personnages nobles, appartenant à l’histoire ou aux mythes de

262
l’Antiquité, (l’imitation des anciens) ; elle respecte la règle des trois unités, la vraisemblance, la
bienséance ; le dénouement est tragique au sens où l’entend Aristote. Enfin, la tragédie classique
prétend remplir une fonction morale, et se conforme ainsi au principe de la catharsis définie par
Aristote. En s’identifiant à des personnages dont les passions coupables sont punies par le destin,
le spectateur de la tragédie est « purgé » des sentiments inavouables qu’il peut éprouver
secrètement.

Cependant, Racine introduit avec Andromaque un élément nouveau, l’amour-passion, entraînant


le malheur du personnage. Ce ne sont plus les dieux en colère qui incarnent le destin, mais un
sentiment purement humain qui le détruit.

À l’époque romantique, la tragédie est remplacée par le drame, un genre nouveau, théorisé par
Victor Hugo dans la Préface de Cromwell. Il se pose en s’opposant en tous points à la tragédie
classique.

Les aspirations nouvelles de la société, liberté, imagination débridée, évasion,


individualisme sont les mots d'ordre de la jeunesse romantique qui ne pouvait donc pas accepter
les contraintes imposées par les règles classiques. De nouvelles règles s’imposent, caractérisant la
diversité à la place de l’unicité qui caractérisait la tragédie classique. Le refus des trois unités, le
mélange des genres, (tragédie et comédie), des tonalités (comique, grotesque, tragique, sublime)
et des niveaux de langue, (soutenu, familier), expriment la multiplicité et la richesse des
personnages appartenant à différentes classes sociales, des lieux, des sentiments et insufflent la
vie dans des pièces jusqu’alors rigides.

L’objectif poursuivi par les auteurs romantiques est de se rapprocher du réel en exposant les
préoccupations de l’époque, le mal-être, les relations humaines, les conflits avec l’autorité…
Ainsi le spectateur peut s’identifier à des personnages plus humains.

Le héros romantique est proche du héros tragique en ce sens qu’il est victime du destin représenté
par l’ordre politique ou social. Il prend conscience qu’il n’est pas adapté à son environnement
social par sa sensibilité exacerbée. Il se révolte, cette fois, contre les injustices du monde et la
société. Dans de nombreux romans, il apparaît comme un rebelle et n’hésite pas à défier la
génération précédente et le pouvoir en place. Il peut agir avec panache ou préférer la solitude à la

263
compagnie de ses semblables. Il incarne le Mal du siècle, ce sentiment d’être situé entre deux
mondes, un monde qui n’est plus et monde qui n’est pas encore, comme l’explique Musset.
Victime d’un sort funeste, il est condamné au malheur ou à la mort.

Au XXe siècle, les sujets des tragédies antiques sont repris par des dramaturges tels que Jean
Anouilh, Jean Giraudoux ou Jean Cocteau. Toutefois, ces œuvres résonnent d’une manière
différente de celles qui précèdent car elles s’inscrivent dans une époque marquée par les deux
guerres mondiales, les totalitarismes, les conflits sociaux. Elles expriment le caractère tragique de
la condition humaine, marquée par la violence et la mort. Au XXe siècle, les dieux vengeurs de
l’Antiquité sont remplacés par les hommes politiques qui imposent leur volonté à un peuple qui
subit les conséquences de leur soif de pouvoir et de conquête, leurs dissensions …

2.3.2.2. L’expression du tragique

Le tragique est l’expression de fortes émotions pitié, l'effroi, devant la cruauté du sort, mais
également l'admiration devant la grandeur du héros qui lutte contre le malheur. Ce malheur est
causé par le destin qui prend la forme des dieux dans l’Antiquité, des passions au XVIIe siècle,
de la société au XIXe siècle, de la folie humaine au XXe siècle. Le héros tragique est depuis
Œdipe un homme différent des autres par des signes physiques ou par son comportement (les
pieds enflés, la difformité, la marginalité). Coupable ou non, il est condamné à souffrir, à vivre
dans la solitude, ou à mourir. Mais l'intensité de la souffrance physique ou morale ne suffit pas :
il faut aussi que le héros ait une conscience aiguë du mal qui l'accable. S’il se rebelle, cette
révolte est vouée à l’échec ; il est privé de sa liberté, ses espérances sont anéanties, il ne reste
d’autre issue que la mort, réelle ou symbolique.

Tout comme le pathétique, le tragique s'exprime traditionnellement à travers une écriture de


l'émotion : ils requièrent des procédés qui contribuent à l’expressivité du discours et qui
correspondent à un style orné dans la langue classique. La syntaxe multiplie les tournures
complexes : longues périodes, tournures exclamatives, interrogations rhétoriques, effets de
reprise. L’énonciation met en valeur l'expression de la douleur par l'interpellation, par la
supplication, par la lamentation.

264
Le lexique est doté d'une forte charge affective : les champs lexicaux du malheur, de la
souffrance et de la mort prédominent. Les figures de styles privilégiées sont les figures
d'insistance : hyperboles, accumulations, gradations, anaphores. L'émotion suscite aussi une
langue riche en métaphores et comparaisons permettant d'exprimer la violence des sentiments.

Comme c’est le cas pour la tragédie, le registre tragique a évolué au cours des siècles. Dans la
littérature contemporaine, l’écriture tend à rejeter toute emphase. Pour exprimer l’authenticité de
la souffrance, elle recourt à une expression sobre ; la syntaxe se déconstruit pour laisser la place à
des phrases simples, juxtaposées par asyndète.

2.3.2.3. Le tragique dans les œuvres du corpus

Dans notre corpus, les récits d’Alexandre Najjar décrivent plusieurs situations tragiques suscitant
la peur, le sentiment d’impuissance devant des forces qui dépassent les humains et détruisent leur
vie. En l’occurrence, c’est la violence de la guerre qui brise le bonheur dont jouissent les
membres de la famille. Dans Le silence du ténor, les passages qui relatent la guerre et les dangers
que court la famille sont rares, tandis que dans Mimosa, l’auteur s’étend plus longuement sur les
conséquences du conflit.

« La guerre qui a ravagé le Liban de 1975 à 1990 n’a rien épargné : l’infrastructure, l’économie,
l’unité nationale, la joie de vivre », affirme l’auteur. (Najjar, 2015, p. 92) Un autre passage
résume l’impact du conflit sur la vie quotidienne. « Un jour, pendant la phase la plus critique de
la guerre, nous nous trouvions aux abris, confinés dans une salle obscure et malodorante, attentifs
aux bruits des explosions qui secouaient la ville au - dessus de nos têtes » (Najjar, 2015, p. 92).
En effet, au cours de l’intrigue, la famille tout comme les autres habitants de Beyrouth est
souvent obligée de se réfugier dans le sous-sol des immeubles qui servent d’abris pour éviter la
mort. Un autre jour, alors que les obus pleuvent sur la maison, la famille se terre dans une petite
pièce qui sert de débarras. Pour la première fois, « le ténor est livide, il a peur » (Najjar, 2015, p.
92). Le terme « peur » suggère un sentiment ressenti par toute la population durant ces situations
où les humains sont impuissants à agir et subissent la volonté des combattants, frères ennemis,
indifférents aux souffrances infligées à des êtres sans défense.

265
Dans Mimosa, les passages où est relaté l’impact de la guerre sur la population civile et sur la
famille Najjar, en particulier sur la mère, sont plus fréquents. Au début du chapitre intitulé « La
guerre » sont évoqués les bouleversements apportés dans la vie paisible et heureuse de Mimosa
par la folie des humains. « La guerre a fait irruption dans ta vie comme une tornade, dévastant
tout sur son passage. Toi qui nageais dans le bonheur, tu as vu tous tes rêves s’écrouler en un
jour : ce funeste 13 avril om le mitraillage d’un bus a mis le feu aux poudres. T’y attendais-tu ?
As-tu vu dans les tensions confessionnelles, les débordements des milices et l’impuissance de
l’État les germes possibles d’un conflit généralisé ? Cette guerre t’a fait vivre dans l’angoisse et
la peur … » (Najjar, 2019, p. 81) Le terme « funeste » très présent au XVIIe siècle, prend ici le
même sens : qui porte en soi le malheur et la désolation. Par ailleurs, la métaphore in abstentia
« tornade », confortée par le champ lexical de la violence (dévastant, s’écrouler, mitraillage d’un
bus, mis le feu aux poudres, débordements) connotent bien la barbarie du conflit. Les émotions
révélatrices du tragique sont aussi présentes : l’angoisse et la peur. Suit une longue énumération
des conséquences de la guerre sur la vie de la mère. « Cette guerre …t’a obligée à réorganiser la
vie de tes enfants – qui changeront dix fois d’école en fonction des « événements » - t’a séparée
de tes amis, partis vers des cieux plus cléments. […] Elle a détruit tes deux maisons, ravagé
l’étude de ton mari et la clinique de ton frère situées sur la ligne de démarcation, balayé les souks
et le centre-ville de Beyrouth… » (Najjar, 2019, p. 82-82) Le style en apparence sobre de la
phrase composée de propositions indépendantes juxtaposées par asyndète, se lit comme un bilan
objectif des dégâts causés par les combats. Mais le champ lexical de la violence destructrice
(détruit, ravagé, balayé) renvoie à la première métaphore qui identifie la guerre à une tornade,
tourbillon de vents extrêmement violents qui emporte tout sur son passage.

Les épreuves traversées par la population civile sont également l’objet d’une évocation de
l’auteur. « Je revois les abris où nous nous terrions comme des rats, les slaloms entre mines et
barrages pour arriver à l’école ou à la maison, les files d’attente quand le pain, l’essence et l’eau
étaient rationnés ; j’entends encore les déflagrations qui nous empêchaient de dormir, les
nouvelles alarmantes que la radio diffusait sans cesse, précédées d’un jingle irritant… » (Najjar,
2019, p.82)

Une autre conséquence tragique de la guerre est l’exil, exil à l’intérieur du pays, exil dans
d’autres pays. Les Beyrouthins sont souvent obligés de fuir la capitale pour se réfugier dans des

266
régions épargnées par la guerre. Dans le chapitre XVIII intitulé « Mère courage », l’auteur relate
un déplacement périlleux en voiture où s’entassent parents et enfants pour sortir de l’enfer qu’est
devenue la ville « pilonnée sans relâche. Sans électricité, sans eau, sans pain, la vie dans le
quartier est intenable » (Najjar, 2019, p. 94). Nous avons déjà relaté cette traversée dangereuse
qui conduit la famille hors de la capitale assiégée vers le salut et la bravoure de Mimosa qui
affronte avec sang - froid les obstacles dressés sur la route, sous le fracas des obus et le sifflement
des balles. Mais la maison de campagne où la famille s’est réfugiée est à son tour bombardée.
« Nous prenons à nouveau le chemin de l’exil, réfugiés dans notre propre pays », constate
l’auteur (Najjar, 2019, p. 96).

La guerre a aussi séparé les familles à cause de la fermeture des écoles et des universités et de la
nécessité d’assurer la continuité des études des enfants. Mimosa les emmène donc en France et
décide d’inscrire les cadets au Collège de Juilly, considéré comme le plus vieux collège de
France. L’épisode étant qualifié de tragi-comique par l’auteur, il nous a semblé nécessaire de
nous y arrêter à nouveau. Dans ce passage, deux forces s’affrontent : d’une part, le proviseur du
collège, détenteur du pouvoir de décision, d’autre part, la mère qui n’a pas l’intention de se
laisser intimider par les doutes de son adversaire ; à chaque objection de l’un, l’autre contre-
attaque par des arguments percutants qui anéantissent les raisons avancées par le proviseur pour
justifier ses réticences. Le sujet de la discussion est la maîtrise du français. Le proviseur insiste
sur le niveau élevé de cette langue en illustrant son propos par des exemples d’élèves illustres
ayant fréquenté le collège qui devraient impressionner Mimosa : Montesquieu, Jérôme Bonaparte
et Philippe Noiret, un célèbre écrivain, un frère de l’empereur et un acteur très connu. A quoi la
mère répond que ses enfants, sans être illustres, sont bon en français, preuve en est leurs notes
excellentes obtenues chez les jésuites. Le proviseur réplique par une remarque blessante sur le
niveau de l’enseignement au Liban. Cela provoque chez Mimosa deux puissantes émotions : la
colère et les larmes. Elle est indignée par le manque de délicatesse de ce Français qui s’estime
supérieur aux Libanais et regarde les jumeaux d’un air dubitatif en les comparant à des
« indigènes colonisés », suprême injure pour la mère qui a toujours milité pour la francophonie !
Alors que les larmes coulent sur ses joues, elle objecte avec véhémence : « Nous avons fait quatre
mille kilomètres pour vous entendre dire que mes fils sont des vauriens ? Il n’est pas question que
mes enfants reviennent dans deux mois pour passer un examen de passage, vous m’entendez, il

267
n’en est pas question ! » (Najjar, 2019, p. 102-103). Son audace désarçonne le proviseur et ses
larmes l’émeuvent ; il accepte enfin de prendre les jumeaux à l’essai pendant deux mois.

Le tragique de ce passage s’exprime d’abord par les larmes de la mère et son angoisse de rentrer
sans avoir atteint son objectif. Mais il est aussi sous-entendu : outre les propos humiliants du
proviseur, son mépris pour les Libanais, son refus signifient qu’il a l’intention de renvoyer les
jumeaux à l’enfer qu’est devenu le Liban et mettre leur vie en danger. Il détient donc leur sort
entre ses mains, à l’instar d’une puissance supérieure qui menace de les détruire. La réaction des
enfants est la peur, autre manifestation du tragique : ils sont effarés, paniqués à l’idée d’échouer
et de décevoir leur mère.

Le départ des enfants cause une peine immense à leurs parents. « Dans la maison désormais
privée d’enfants, tu prends le café du matin avec papa en maudissant la guerre qui a émietté la
famille. Nos rires et nos cris ne résonnent plus dans les chambres ; nos bêtises et nos
chamailleries te manquent tellement. […] Tu te retrouves en tête à tête avec mon père, aussi
déboussolé que toi par notre absence » (Najjar, 2019, p. 107). La vie qu’insufflaient les enfants à
la maison est absente et les parents se retrouvent désorientés, privés d’un élément important de
leur vie : la présence et l’amour de leurs enfants. Une des conséquences tragiques de la guerre est
ici l’éclatement d’une famille libanaise liée par un amour profond.

L’auteur qualifie la période de la guerre de « période obscure ». Selon nous, sur le plan
symbolique, l’obscurité est liée au noir et elle assume les connotations de cette couleur. Le noir,
est-il dit dans le Dictionnaire des symboles « est symboliquement le plus souvent entendu sous
son aspect froid, négatif. Contre-couleur de toute couleur, il est associé aux ténèbres
primordiales, à l’indifférencié originel, [au chaos]. […] Installé au-dessous du monde, le noir
exprime la passivité absolue, l’état de mort invariante. Le noir est donc couleur de deuil…le deuil
sans espoir » (Chevalier et Gheerbrant, 1982, p. 671). Dans l’expression d’Alexandre Najjar,
l’obscurité est ainsi associée à l’absence de vitalité, à la mort qui rôde, à la destruction de toute
vie. Cependant, comme tout symbole, le noir peut avoir une signification antithétique : les
ténèbres primordiales ou bien la nuit sont une période de gestation au cours de laquelle s’opère la
renaissance du jour, de la lumière, au bien, au commencement des temps, la naissance de
l’univers, ce que nous retrouvons tout autant dans les mythes antiques que dans la Bible. Dans la
Théogonie d’Hésiode, du chaos naît la nuit qui donne la vie au jour, (là aussi, les ténèbres
268
précèdent la lumière). En outre, il est dit dans la Genèse : « Au commencement, la terre était
informe et vide ; il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme et l’esprit de Dieu planait au-
dessus des eaux. Dieu dit : Que la lumière soit ! Et la lumière fut ». Ce serait en ce sens que nous
pouvons interpréter l’optimisme du ténor. Il garde espoir dans la renaissance du Liban et travaille
à ses dossiers même dans l’abri.

Ainsi dans les récits d’Alexandre Najjar, le tragique est centré sur la guerre. Il s’exprime par le
biais des destructions matérielles, de la mort des innocents et des épreuves imposées au peuple
libanais par la folie des humains. A l’instar de la famille de l’auteur, la population s’efforce de
lutter contre les forces du mal par son endurance et son courage, mais elle engage un combat sans
issue : les armes sont plus fortes que la volonté humaine de les vaincre par la force morale.

Pour sa part, Charles Juliet présente dans Lambeaux un personnage tragique proche à la fois du
héros antique poursuivi par la fatalité et du héros romantique victime de la société ; il s’agit de la
mère biologique.

Toute sa vie, l’héroïne est victime de la volonté de forces supérieures qui l’accablent. Avant son
mariage, elle est soumise à la volonté du chef de famille qui la poursuit de son ressentiment parce
qu’elle n’est pas un garçon. Elle est traitée comme une esclave par cet homme insensible et froid
qui lui refuse son affection ou sa compréhension. Ses efforts pour lui plaire, pour gagner son
amour sont vains, ce qui suscite en elle une grande souffrance. « Les rapports avec le père sont
compliqués. Tu t’emploies à lui donner entière satisfaction, travailles autant que tu le peux, mais
il semble que ce ne soit jamais assez. Par un regard, une moue, un mot, il s’arrange pour marquer
que tu peux faire mieux, aller plus vite, t’y prendre autrement. Jamais il ne te remercie, ne
t’encourage ne te félicite. Chaque fois que tu achèves un travail, tu attends une parole qui
prouverait qu’il est content de toi […] Mais chaque fois c’est la même déception. Tu t’appliques
à cacher que tu souffres, mais tu te surprends à sourdement le détester » (Juliet, 1998, p. 42). La
soif d’amour s’inverse et se transforme alors en son contraire, le ressentiment.

La jeune fille lutte contre le vide de son existence par la lecture de la Bible. Les mots « bruissent
dans ta tête, ils te délivrent de ce qui t’oppresse, expriment ce que tu ressens, te donnent de la
vie » (Juliet, 1998, p. 32). Mais la lecture de l’Evangile suscite aussi plusieurs questions
métaphysiques révélatrices de son tourment. « Pourquoi es-tu née dans cette famille ? Quand vas-

269
tu mourir ? Pourquoi le père n’est-il jamais capable d’un mot gentil ? Que te réservent les années
qui viennent ? Si Dieu existe, pourquoi permet-il qu’il y ait la solitude, la maladie la mort ? »
(Juliet, 2018, p. 38). Elle souffre également de l’absence de contacts amicaux : elle n’a pas
d’amie, les garçons l’ignorent. Les questions qu’elle se pose soulignent l’intensité de sa
souffrance. « Pourquoi dois-tu être systématiquement renvoyée à ta solitude, à ses heures noires
où tu tournes en rond sans pouvoir échapper à ce qui te ronge ? » (Juliet, 2018, p. 46) De plus,
elle se sent isolée de la communauté de son village où règne la jalousie, la discorde, la
mesquinerie, la méfiance. C’est son regard « qui palpe et interroge, pénètre et étreint, sonde et
caresse, cherche à savoir qui est l’autre, ce qu’il pense, comment il endure sa vie » (Juliet, 1998,
p. 48) qui n’est pas compris par les villageois. Ce désir de communiquer avec l’autre, de créer des
liens, de partager les joies et les peines l’éloigne des autres au lieu de la rapprocher d’eux. « La
gravité de ton regard gêne, dérange, impressionne, et c’est elle qui pour une grande part creuse
autour de toi cette solitude dans laquelle tu t’enfonces chaque jour un peu plus. » (Juliet, 1998, p.
48) Après son mariage, la situation ne s’améliore pas, elle est toujours isolée des autres. On se
méfie d’elle, on dénonce ses actions suscitées par la compassion, une seule femme lui témoigne
de l’amitié.

Ainsi la jeune femme se voit condamnée à la solitude par la société qui la condamne parce qu’elle
est différente. C’est ce qui fait d’elle une héroïne tragique.

Telle l’héroïne romantique, elle ne peut s’insérer dans le corps social pour lequel elle éprouve un
profond mépris ; ses aspirations à un ailleurs hors de ce monde corrompu se heurtent à la réalité
décevante ; elle pense souvent à la mort comme refuge pour échapper à la souffrance. On peut
voir également dans cette jeune femme une victime de la société et du sort (ou de la fatalité)
caractéristiques de la victime émissaire et proche du personnage d’Œdipe. Pour illustrer notre
assertion, nous nous appuierons sur l’ouvrage de René Girard, Le bouc émissaire (1982).

Nous avons déjà analysé, dans la deuxième partie au chapitre consacré à la société, le personnage
du bagnard comme victime émissaire. Nous développerons ici cette notion en étudiant le
personnage de la mère biologique.

À l’origine le rite du bouc émissaire était pratiqué durant les temps bibliques : un bouc,
symboliquement chargé de tous les péchés du peuple était abandonné dans le désert. L’animal

270
subissait donc l’épreuve du bannissement qui devait purifier la communauté de la souillure. A
Athènes, le bouc est remplacé par un homme. On le choisissait parmi les « kakourgoï », gibiers
de potence, considérés comme inférieurs à cause de leurs crimes, de leur laideur physique, de leur
basse condition. René Girard voit dans ce rite une forme de persécution par la collectivité contre
un individu qui se rend coupable de crimes indifférentiateurs. Dans le cas de la jeune femme,
l’indifférenciation est sa différence, son comportement étrange aux yeux des villageois. Ses
qualités, la compassion en premier lieu la distinguent des autres. Ils se demandent d’où elle vient,
signifiant par là qu’elle n’appartient pas à la communauté, qu’elle est une étrangère, c’est ainsi
qu’elle interprète ces paroles. « Ces mots, on te les lance quand tu déconcertes, qu’on ne sait
comment réagir. Ils te meurtrissent profondément. Ils t’amènent à supposer que tu viens
d’ailleurs, que le père et la mère ne sont pas tes parents, que tu n’es pas membre de cette
famille. » (Juliet, 2018, p. 25) Si elle n’est pas membre de sa famille, elle n’est pas non plus
membre de la communauté et le fait d’être un étranger est considéré par Girard comme un signe
victimaire. De plus, elle brave les interdits sociaux en montrant de la compassion pour le
bagnard. Pour la jeune femme, il reste comme seule issue le suicide ; mais l’échec de sa tentative
la condamne à une mort plus horrible, l’enferment dans un asile psychiatrique que nous pouvons
assimiler au couloir de la mort des condamnés à la peine capitale.

La mère biologique aura lutté en vain contre des puissances implacables, son père et la société
qui l’ont détruite. À l’instar d’Œdipe, chassée du corps social, elle perd son identité, comme
membre de la communauté et surtout comme membre de la famille : celle-ci considère sa
tentative de suicide et son enfermement dans l’asile comme une tache qui souille les siens. Enfin,
selon René Girard, le terme bouc émissaire désigne simultanément « l’innocence des victimes, la
polarisation collective contre elles et la finalité de cette polarisation » (Girard, 1982, p. 60) qui est
le désir de purifier l’espace clos de toute souillure. En effet, le bagnard est innocent du crime
commis par son aïeul et, dans le cas de la mère biologique, son aspiration à un absolu n’est pas un
crime.

Nous pouvons également considérer le père de Sami Tchak comme un bouc émissaire. Il porte
deux marques d’indifférenciation qui font de lui un exclu : son infirmité et sa sagesse. L’ordalie
qui lui est imposée est une preuve de la méfiance de la communauté pour un homme différent.
En fait, c’est le chef du village qui se sent menacé par sa présence, mais les villageois sont

271
convaincus de sa culpabilité. Enfin, il est innocent du crime dont on l’accuse. A la différence des
autres victimes, il n’est pas chassé du village, c’est lui qui décide de renier son appartenance au
corps social.

En somme, dans Lambeaux et Ainsi parlait mon père, le tragique exprime une marginalisation du
personnage. Ostracisé par la société, à cause de sa différence, il est condamné à mourir, dans le
cas de la mère biologique, ou à s’exiler symboliquement dans le cas du père de l’auteur.

Dans Profession du père de Sorj Chalandon, le pathétique et le tragique fusionnent pour susciter
l’horreur et la pitié. Le fils et la mère sont victimes d’une force supérieure, le père qui s’arroge
des privilèges divins et leur inflige des souffrances physiques et morales. Les scènes sont
présentées en focalisation interne : le narrateur adulte adopte le regard de l’adolescent qui relate
les coups, les insultes du père qui lui sont adressés ainsi qu’à sa mère.

Émile vit constamment dans la peur d’être battu. Pendant un certain temps, alors que l’enfant a
sept ans, André Choulans s’était déclaré pasteur pentecôtiste : « Lui l’évangéliste, le croisé
charismatique, se disait bien au-dessus de Jésus. Dieu lui parlait. Mon père et Dieu, sans personne
sans personne pour traduire. Il n’avait que faire d’une bouchée de pain sans levain, de prières en
commun ou de genoux à terre » (Chalandon, 2018, p. 31). André Choulans tourne donc en
dérision le rituel religieux de l’église catholique et instaure un nouveau rituel de son invention. Il
exigeait que son fils se confesse à lui et, pour l’expiation de ses péchés, il le punissait avec un
martinet que l’enfant avait dû acheter lui-même avec son argent de poche ! Une fois, ayant estimé
que l’asthme de son fils était une manifestation du démon, il le soumet à une véritable torture.
L’enfant ne peut plus respirer, son « souffle empêché faisait vacarme. L’asthme ne gémissait
plus, il hurlait de peur. Les claques intensifient l’impression d’étouffement : « J’ai pleuré, il me
fallait mon sirop. Double claque sur mes tempes. […] Une autre gifle, brisant mes oreilles. […]
J’ai remué à peine. Baissé la tête sous la douleur. […] J’étais à genoux, plié en deux. Je râlais. »
(Chalandon, 2018, p.33) Tout cela parce que le père tortionnaire « n’aimait pas [sa] respiration de
crise ». Plus tard, le narrateur avoue que ses crises d’asthme étaient provoquées par la peur. Les
phrases simples ou nominales juxtaposées par asyndète, intensifient l’horreur de cette scène.

L’adolescent est aussi souvent puni pour ses mauvaises notes. Nous retiendrons un seul exemple.
« J’ai senti une brûlure dans mon dos [relate l’adolescent]. Il me frappait avec sa ceinture. Deux

272
fois, trois fois. Il a frappé encore, encore, encore. J’avais la jambe en feu, le bras. Il cinglait la
peau nue. Il a hurlé. « Regarde-moi ! » Son visage à travers mes bras. Son regard terrible, sa
bouche immense. » (Chalandon, 2018, p. 78) Les coups continuent de pleuvoir, alors que le fils
essaye de se protéger, ses « bras en bouclier d’enfant ». Mais il refuse de pleurer. « Je ne pleurais
pas. Je tremblais, je gémissais, j’ouvrais les yeux très vite comme lorsqu’on va mourir, mais je ne
pleurais pas. Je pleurais avant les coups à cause de la frayeur. Après les coups, à cause de la
douleur. Mais jamais pendant. » (Chalandon, 2018, p.78)

La mère est aussi victime de mauvais traitements, mais elle subit également les humiliations de
son mari qui ne manque pas une occasion de lui manifester son mépris : « pauvre femme », «
pauvre conne » reviennent souvent dans les propos qu’il adresse à sa femme. Le jour où Émile est
torturé à cause de sa note, un zéro, elle s’efforce d’intervenir ; elle est frappée et ses
gémissements, ses supplications n’ont aucun effet. Elle est aussi punie parce qu’elle a assisté à un
récital des Compagnons de la chanson qu’elle aimait et dont elle fredonnait souvent les mélodies.
Après la nuit où elle est restée sur le pallier, elle n’a plus chanté. La joie de vivre s’est
définitivement éteinte en elle.

Cependant, dans les récits d’Alexandre Najjar et le roman de Sorj Calandon le pathétique ou le
tragique alternent avec le comique. Dans notre analyse, nous nous intéresserons à l’humour dans
ses différentes formes du rire.

2.3.3. L’humour dans les différentes formes du rire

Le terme comique vient du latin comicus qui se rapporte au genre dramatique de la comédie.
Un exemple de ce sens est évident dans L’Illusion comique de Corneille, titre qui
signifie l’illusion que peut créer le théâtre. Cependant, le terme comique se définit de façon plus
large.

Le comique englobe ce qui fait rire mais de manière involontaire et c’est cet aspect involontaire
qui le différencie de l’humour. Par rapport au comique, l’humour fait plus souvent sourire.
Dans les récits d’Alexandre Najjar, ces deux notions se lient pour divertir le lecteur ou
dédramatiser une situation pathétique ou tragique.

273
Deux caractéristiques principales du comique, le comique des mots (néologismes, registre de
langue familier, métaphores amusantes) et le comique de situation qui crée la surprise se
retrouvent dans ces récits.

Dans Le Silence du ténor, certains termes et expressions suscitent le rire. Les journaux accumulés
par le père qui ne les jetait jamais, prétextant qu’il pourrait en avoir besoin plus tard dans son
travail, s’accumulent dans la mansarde considérée par l’auteur comme un dépotoir et ils sont
qualifiés par l’expression populaire « feuilles de chou ». Le nom de la gouvernante syrienne
« Chafka », littéralement traduit par « plainte » (au sens juridique) suscite le rire par la remarque
exclamative de l’auteur « un comble pour un avocat ! ». Le récit des soirées familiales comprend
plusieurs termes relevant du vocabulaire militaire pour désigner la discipline imposée par le père
qui dirigeait la famille comme un général de brigade. Après le journal télévisé et la prière du soir,
raconte l’auteur, « le couvre-feu1 était décrété, le sommeil devenait alors obligatoire, que nous
soyons fatigués ou non. Une demi-heure avant l’extinction des feux, mon père effectuait des
raids, des visites surprises histoire de vérifier si tout était en ordre et si nous étions vraiment
couchés » (Najjar, 2015, p. 30) L’auteur se souvient également de certaines anecdotes relatées par
le père sur les « perles » de ses stagiaires, (jeux de mots ou de langage) qui résultent d’une
confusion de termes paronymiques, par exemple, « une sentence dénudée de tout fondement
légal », déshabillée au lieu de « dénuée », privée de quelque chose. La séance de « ciné- club »
qui consistait à visionner en cachette des films d’horreur interdits par le père, comprend un
mélange de termes de la langue soutenue et d’argot. Lorsque les enfants entendent les pas du
ténor, ils sont inquiets : « Nous sommes cuits » pense l’aîné qui se sent coupable d’avoir
« embarqué la fratrie dans cette galère » ; ils se cachent sous la table et ne sont pas repérés par le
père. Mais celui-ci n’est pas dupe ; le lendemain matin, alors que la mère s’étonne de leur
mauvaise mine, le père déclare : « C’est normal. S’ils dormaient au lieu de faire les zouaves, ils
seraient en pleine forme » (Najjar, 2015, p. 60 à 63). Il est donc évident que le ténor n'ignore pas
les stratagèmes de ses enfants pour contourner ses principes, pour aller regarder en cachette, la
nuit, des cassettes de films qu'il a interdits. En plus des termes familiers, le récit de ces escapades
nocturnes dont le père n’est pas dupe est désopilant.

1
C’est nous qui soulignons.

274
Plusieurs autres passages relèvent du comique de situation. Nous en relèverons quelques-uns. Le
jour de son mariage, l’atmosphère solennelle de la cérémonie est rompue par le comportement du
ténor qui, par déformation professionnelle, lit attentivement le contrat de mariage avant de le
signer. Dans le chapitre XIV consacré aux amis du père, se détache la figure de John dont la fille
« possédait dix chats, deux pélicans et cinq chiens que le père comparaît à des chameaux. En
conséquence, avant de rendre visite à son ami, le ténor prenait ses précautions, et la prévenait par
téléphone pour lui donner la chance d’attacher ses « chameaux ». L’imparfait de l’indicatif
souligne ici le côté plaisant de la situation qui se répétait invariablement. Un autre ami du ténor
est le père Émile, « un curé truculant qui, par référence à Don Camillo, se faisait appeler « Don
Emilio ». À ses paroissiens, il prescrivait des « cures de rire » pour combattre « la sinistrose » et
citait volontiers cette phrase de la Bible : « Un cœur joyeux vaut mieux qu’un médicament ! »
(Najjar, 2015, p. 76) Outre les termes familiers employés par le curé, le comique de situation
découle de l’originalité de ce prête qui crée un effet de surprise en perturbant par le rire la
solennité du sermon. De plus, ce curé amuse par la comparaison qu’il établit entre lui et les
femmes. Aux dames qui lui reprochaient d’être volubile, Don Emilio ripostait d’un air ingénu :
« C’est normal : qui porte une robe est toujours bavard. » (Najjar, 2015, p. 76)

L’humour dans Le Silence du ténor consiste dans la manière de raconter des épisodes amusants
de l’enfance en adoptant souvent le regard naïf de l’enfant qu’était alors l’auteur. Nous avons
déjà évoqué la séance de la coupe de cheveux à laquelle l’aîné se soumettait de mauvaise grâce.
Un jour, il découvre dans le grenier une photo de son père enfant et éclate de rire : « il était pareil
à Louis XIV enfant avec sa chevelure qui tombait en cascade sur ses épaules et lui frangeait le
front. Sans hésiter, je me rendis dans son bureau muni de cette pièce à conviction. – J’exige des
explications, p’pa lui dis-je sur un ton goguenard. C’est toi qui ressembles à Mireille Mathieu ! »
L’embarras du père est visible, pendant qu’il cherche une explication. « C’est étrange, bredouilla-
t-il en haussant les épaules. Le coiffeur devait être en congé cette semaine - là ! » (Najjar, 2015,
p. 86). L’adjectif « goguenard » souligne la satisfaction du fils d’avoir trouvé une preuve, au sens
juridique du terme, pour prendre sa revanche sur son père. D’ailleurs, le verbe « bredouiller »
employé par l’auteur pour qualifier la réponse du ténor est bien un témoignage de l’embarras
paternel et sa justification ne fait qu’accentuer le côté comique de cet affrontement. Un autre
épisode relaté dans le chapitre intitulé « La chasse aux chocolats » révèle un défaut caché du
père, partagé par le benjamin de la famille, la gourmandise sous la forme de la passion pour le

275
chocolat. Il s’engage alors une partie de cache-cache hilarante entre le père et le fils, ayant pour
objet une boîte de chocolats. Le père range la boîte dans un placard dont il cache la clé dans la
commode ; le fils trouve la clé et le père la cache alors dans ses chaussures ; le fils la déniche
sans peine et la « pille en connaisseur ». La partie de cache-cache se transforme ainsi en une
partie de gendarme et voleur lorsque l’auteur emploie les termes « brigand » et « piller ».
L’expression « bras de fer » résume l’épisode de cette lutte entre les adversaires. Mais la fin du
chapitre sous-entend la satisfaction du frère aîné de voir « Fred Astaire », le frère chapardeur,
publiquement puni par le père lorsque le ténor, qui offre les chocolats convoités aux autres
enfants, l’ignore. « Toi, tu t’es déjà servi ! lui dit mon père avec un clin d’œil. » (Najjar, 2015, p.
89) Encore une fois, le ténor a deviné qui était le coupable. Peut-être a-t-il éprouvé du plaisir au
jeu de cache-cache et il a laissé le gourmand dans l’ignorance jusqu’au jour où il l’informe en
public qu’il n’était pas dupe de son jeu. Tout comme la séance de ciné-club, cette scène racontée
à postériori est désopilante.

Dans de nombreux passages, l’auteur adopte ainsi les sentiments de l’enfant, mais il exprime le
point de vue de l’adulte dans les épisodes comiques en soulignant avec humour les détails
amusants. Cependant, certains de ces épisodes se déroulent dans un contexte dramatique ou
tragique, la guerre ou la maladie du père. On peut alors parler d’humour noir.

L’humour noir est, selon Le Robert, une forme d’esprit qui consiste à dégager les aspects
plaisants de la réalité mais qui s’exerce dans des situations graves. Dans Le Silence du ténor, il
semble servir comme moyen de résister aux malheurs qui accablent la famille.

Pour relater les péripéties dramatiques de la guerre, l’auteur marque une distanciation par un ton
faussement léger. Quelques exemples illustrent notre assertion. L’optimisme du père durant cette
période est illustré par la phrase « il voyait la moitié pleine du verre ». Cet optimisme déplacé eu
regard aux drames vécus par les Libanais est souligné par la mère dans une scène humoristique.
Un jour que les combats faisaient rage, sa femme lui annonce d’un air inquiet qu’elle « redoute
des manifestations devant la maison ». À la question du père « Qui peut bien manifester devant
chez nous ? », elle réplique « d’un ton pince-sans-rire » : « Tous ceux à qui tu as donné de faux
espoirs et qui sont restés au Liban à cause de toi ; tous ceux qui, à l’heure qu’il est, sont terrés
comme des rats pour échapper aux obus. » (Najjar, 2015, p. 91) L’humour noir dans ce passage
est fondé sur le contraste entre l’optimisme du père et la situation dramatique des Libanais ; il est
276
souligné par le ton « pince – sans -rire » de la mère. Dans le chapitre intitulé « Cauchemars »,
terme qui convient bien pour souligner les drames causés par la guerre, il relate la visite à la
maison de campagne dévastée par les armes et pillée par les combattants. Face à l’attitude
désagréable du milicien, l’auteur a peur de la réaction de son père qui pourrait envenimer la
situation ; il sent que le ténor a envie de « flanquer une paire de claques à ce voyou ». Plus tard,
après avoir énuméré les biens volés, il constate d’un ton faussement admiratif que « les pillards
avaient bon goût. »

Enfin, un épisode datant de la période de calme relatif après la guerre, est un exemple typique de
l’humour noir. Le père et le fils se rendent à une projection du film Titanic. Malgré sa joie, le fils
craignait que son père, étant donné son âge avancé, ne s’endorme pour toujours comme le père de
François Nourricier qui était mort à ses côtés au cinéma. À la fin de la séance, les spectateurs
bouleversés pleuraient de tristesse alors que lui pleurait de joie de voir son père encore vivant.
Ici, l’humour noir est souligné par le double sens antithétique du verbe pleurer.

Dans Mimosa, le registre comique est plus restreint, mais non moins présent. Nous retrouvons le
comique des mots, de caractère et de situations d’abord dans la partie consacrée à la famille de la
mère. Son père, le docteur Elias, comme tout oriental est déçu de la naissance d’une seconde fille,
mais il ne la prénomme pas « Kafa » (ou « Ça suffit ») à l’instar des « rustres » qui espèrent
arrêter ainsi la série féminine pour obtenir enfin l’héritier tant attendu. De plus, il ne manifeste
pas son mécontentement devant le gynécologue et les infirmières pour prouver son ouverture
d’esprit. Il se distingue ainsi des « rustres » qui boudent leurs épouses pendant des mois. Le
comique s’exprime ici par le prénom imagé et l’attitude du père qui fait bonne figure à l’arrivée
d’une fille. Le fils tant désiré arrive enfin, mais il s’avère un original et un rebelle à toute autorité.
Surnommé « Tonton Joujou » par ses neveux, il prouve son originalité par des néologismes
(forme du comique des mots) « désopilants » construits à partir de mots puisés dans le
vocabulaire de l’arabe dialectal. Ainsi « acquidement », « avec acquidité », transforment
le terme arabe « akid » (« bien sûr ») en un néologisme français.

L’originalité de ce personnage se révèle aussi par des « lubies inénarrables » comme le fait
d’acheter un âne pour pallier la pénurie d’essence pendant la guerre. Sa rébellion contre l’autorité
paternelle se manifeste durant ses études : « il fuguait du collège de Antoura » ou « séchait les
cours de latin chez les jésuites », ce qui provoquait les colères du docteur Elias. Une scène
277
comique illustre une de ses infractions au véto de son père comme ses rencontres clandestines
avec une Française que son père « ne portait pas dans son cœur » et dont il « s’amouracha »,
deux expressions relevant du registre familier. Le comique du récit est conforté par les ruses que
l’amoureux employait pour la voir : il emmenant l’auteur enfant dans ses promenades avec l’élue
de son cœur et lui achetait des bandes dessinées pour le distraire. Mais le rebelle craint tout de
même la réaction de son père et « au retour, il garait sa voiture loin de la maison par peur d’être
surpris aux côtés de son indésirable compagne. Il ramenait [son neveu] à pied, préférant piquer
une trotte plutôt que de subir les foudres de la famille. » (Najjar, 2019, p. 21) Cette scène relatée
par l’auteur adulte présente plusieurs caractéristiques de l’humour par le registre familier,
l’expression hyperbolique qualifiant la colère du chef de famille et l’antithèse sous-entendue
entre l’audace et la peur de la colère paternelle.

D’autres passages relevant du comique et de l’humour se retrouvent dans le récit de la vie de


Mimosa. À l’école, ses camarades de classe ennoblissent leur nom de famille pour jouer un tour
innocent à Sœur Pascale qui, n’y voyant que du feu, les note avec sérieux. Dans le chapitre
intitulé « Gestion », les économies réalisées par la mère sont relatées avec humour. Pour
restreindre les dépenses, elle fait appel à un grossiste pour l’approvisionnement en différents
produits qu’il livre comme il « approvisionnerait un supermarché » avec des « réductions
importantes » à la clé ; les manuels scolaires et les vêtements se transmettent d’un enfant à
l’autre, si bien que « le benjamin, légataire universel, achèvera ses études sans avoir
acheté un seul ouvrage neuf, ni porté un vêtement non usagé. » (Najjar, 2019, p. 59) Pour
rassembler la famille nombreuse à l’heure du repas, elle les appelle « d’un puissant : « Les en-
fants ! À taaable ! » comme un chasseur qui souffle dans son cor pour rassembler sa meute » ; le
terme « meute » dans cette comparaison suggère une bande d’enfants à l’appétit vorace, qualifiés
par l’expression « une demi-douzaine d’affamés. » (Najjar, 2019, p. 58-59)

Enfin, une scène mêlant le comique au tragique, relate l’inscription des cadets à l’essai au
Collège de Juilly. Nous avons analysé précédemment le caractère tragique de la rencontre de la
mère avec le proviseur. Les garçons savent que leur sort dépend de leur réussite au premier
examen de français. À la mine sombre du proviseur venu rendre les copies, « les jumeaux
manquent de s’évanouir ». À la déclaration du proviseur : « C’est une honte… Personne dans
cette classe n’a obtenu la moyenne en français… », les jumeaux se mordent les lèvres. Mais leur

278
angoisse laisse la place au soulagement lorsqu’ils entendent la suite de la phrase, « … sauf les
deux Libanais ! » (Najjar, 2019, p. 105) La réputation du Liban est sauve et les autres élèves qui
ont tous échoué applaudissent les champions. Lemercier, un élève avec qui les jumeaux s’étaient
liés d’amitié, fou de football, compare leur succès à la victoire d’un match de foot.

Ainsi le comique et l’humour exercent une fonction thérapeutique en allégeant la tension


tragique. Les mots, les gestes, les situations parfois cocasses provoquent le rire spontané ou le
sourire du lecteur. L’originalité d’Alexandre Najjar se trouve dans les points de vue adoptés :
c’est tantôt le regard de l’enfant qui est suggéré au moment de l’écriture, tantôt c’est le regard de
l’adulte qui revit les moments passés en prenant du recul.

Dans Profession du père, c’est l’humour noir qui est présent dans différents passages du roman.

C’est la scène par laquelle débute le récit de l’événement historique, le Putsch d’Alger qui
bouleverse la vie de la famille Choulans. Lorsque résonne l’annonce dramatique du père : « C’est
la guerre ! », la mère et le fils sont dans la cuisine, en train de préparer la soupe du soir. « Ma
mère et ses légumes », pense le narrateur, ne doivent pas plaire au père devant l’événement qu’il
considère comme très grave : « Il annonçait la guerre, et nous n’avions qu’une soupe à dire. »
(Chalandon, 2018, p. 14) Le contraste entre la menace de guerre qui pèse sur la France et
l’occupation banale de la mère et du fils crée ici le comique de situation. Devant l’indifférence de
sa femme, le père fronce les sourcils pour manifester son mécontentement. « Geste brusque. Le
journal est tombé sur la table, au milieu des épluchures. » (Chalandon, 2018, p. 14) L’humour
naît du contraste entre la gravité de la situation et la réalité de la vie quotidienne, à savoir la
préparation des repas.

Cette scène marque le début des actions du père qui, bien plus tard, seront expliquées par un
déséquilibre mental. Mais, à ce moment-là, ni sa femme ni son fils adolescent n’en ont
conscience. L’ironie tragique, c’est que la mère refusera la vérité jusqu’au décès du père, bien
que les lettres adressées à Émile adulte et les propos incohérents de son mari, auraient dû la
convaincre de cette évidence. Finalement, Émile est convaincu de la nécessité d’interner son
père et il s’adresse au médecin de famille qui refuse de prendre cette décision. Finalement, le père
est emmené à l’hôpital parce qu’il « cassait des choses dans la maison » et qu’« il a fallu appeler
la police. » (Chalandon, 2018, p. 253) Le commentaire du médecin de famille, « Comment

279
pouvais-je faire interner le bras du droit du général De Gaulle, qui avait eu pour tâche d’infiltrer
l’armée SS ? » prouve encore une fois la maîtrise de la comédie par un homme fou qui a su
berner l’homme de science. La lettre du médecin fait sourire le narrateur et il imagine une
représentation théâtrale ayant pour acteur principal André Choulans. « Sur scène, il y avait mon
père. Contorsionniste de music-hall, transformiste, clown, jongleur, équilibriste, bateleur de foire,
vendeur de contes pour enfants. Dans la salle, il y avait ma mère, moi, Legris le carrossier,
Alonso le coiffeur, Helguers le médecin et tous les autres… (Chalandon, 2018, p. 254), tous ceux
qui avaient été bernés par les performances d’un excellent comédien. Les termes se rapportant au
père relèvent du champ lexical du divertissement : le cirque (contorsionniste, clown), la farce, les
foires (bateleur). Cette scène suscite une crise de fou-rire du narrateur : « J’ai ri. J’ai ri à en avoir
mal au ventre, au cœur à en perdre le souffle. Mon père dormait [accablé par les tranquillisants],
ma mère pleurait, je riais. (Chalandon, 2018, p. 252) Rire d’une situation tragique est ici une
forme de l’humour noir.

Dans le récit des obsèques d’André Choulans, l’humour est plus fortement marqué par certains
procédés stylistiques, telles les métaphores et la structure des phrases. Le chariot sur lequel est
posé le cercueil du père est identifié par le narrateur à « une desserte de restaurant. » Il décrit
ensuite les croque-morts, mettant en relief le ridicule de leurs vêtements : « vestes noires,
cravates mal nouées, pantalon trop courts, chaussettes blanches et chaussures molles. » À leur
vue, il a « chassé un sourire », s’efforçant de garder son sérieux. (Chalandon, 2018, p. 9) Une
métaphore in presentia les compare à « des videurs de boîte de nuit » et le défunt à un habitué de
ces lieux, ce qui contraste avec son caractère. Le narrateur décrit aussi sa mère, assise dans la
salle de recueillement : « Ses souliers fatigués. Ses mains jointes, sa peau de veines bleues,
ses cheveux raides et gris, sa robe du lundi. » (Chalandon, 2018, p. 12) Bien qu’elle possède un
manteau noir « pour le cimetière », elle porte ce jour-là une « pelisse tabac clair, à galons rouges
aux poches et au col. » (Chalandon, 2018, p.12) L’humour ici est suggéré par le contraste des
couleurs. Le rouge s’oppose au noir exigé pour un deuil. L’explication que fournit la mère révèle
son esprit pratique, les préoccupations terre à terre et avive le comique. « Je ne l’ai porté que
deux fois, il faut bien que je le sorte du placard. » (Chalandon, 2018, p. 12) Cette remarque révèle
aussi l’absence du chagrin qu’elle aurait dû éprouver à la mort de son mari. Notre assertion se
trouve illustrée par le choix du cercueil par la mère : « une simple caisse, un aggloméré de
cellulose, un contre-plaqué à échardes, un emballage en carton. » La pauvreté des matériaux

280
dévalorise non seulement l’objet lui-même, mais aussi l’homme qui y repose et qui n’a pas droit à
la considération de sa femme. Comme « c’est pour le brûler », elle a estimé qu’il ne fallait pas
faire des frais inutiles. Dans ce passage, l’humour noir naît du contraste entre la solennité du
moment et les personnages risibles pratiquant le rite des funérailles ainsi que l’indifférence de la
mère qui ne respecte pas les coutumes de mise en période de deuil, ce qui s’exprime par son
esprit pratique et par les couleurs des vêtements qu’elle porte.

L’humour noir dans ce roman pourrait être considéré comme une revanche des anciennes
victimes sur un homme qui leur a causé des souffrances terribles. Mais dans un entretien télévisé,
l’auteur dément notre conviction, comme nous le verrons plus loin.

Pour conclure, les œuvres de notre corpus se distinguent par la pluralité des techniques narratives,
en particulier les tonalités qui varient entre le pathétique, le tragique et le comique.

Le pathétique et le tragique prennent des formes multiples dans notre corpus. Les convergences
manifestes sont la présence de forces ou de volontés supérieures, humaines et non divines,
qui causent le malheur et anéantissent des innocents : la guerre dans les récits d’Alexandre Najjar
détruit un pays et son peuple, le père écrase sa femme et son fils dans Profession du père de Sorj
Chalandon, la société dans Ainsi parlait mon père de Sami Tchak détruit la réputation du sage
africain et cause la mort de la mère biologique dans Lambeaux de Charles Juliet. La divergence
essentielle se trouve dans la personnalité du chef du village africain qui exerce, selon nous,
une vengeance personnelle contre un homme dont il redoute l’influence sur des individus soumis
à son autorité. Le registre tragique est fondé sur l’expression de très fortes émotions,
de l’impuissance des humains contre les forces du mal, de la destruction, de la mort réelle ou
symbolique.

L’humour adopte les différentes formes du comique. Dans les récits d’Alexandre Najjar,
l’humour n’est pas uniquement un moyen d’exprimer la joie et la naïveté de l’auteur enfant, ses
réflexions propres à cet âge ou bien la maturité de l’écrivain qui revit ces moments avec des yeux
d’adulte amusé, l’écrivain va plus loin. Il recourt à l’humour pour raconter les affres de la guerre
pour les mettre à distance, non pour en diminuer l’horreur, mais pour prendre du recul, de faire le
deuil d’une époque heureuse à jamais révolue. Quant à Sorj Chalandon, au moment de l’écriture,

281
il se sert de la puissance du verbe non tant pour dédramatiser le tragique que pour prendre ses
distances avec une enfance et une adolescence tourmentées.

282
Chapitre 3. L’écriture, force thérapeutique de l’âme

Lorsqu’un écrivain prend sa plume pour relater sa vie intime, il ne le fait pas au hasard ou sous
l’impulsion du moment. Il désire d’abord se connaître en réfléchissant sur l’influence de ses
parents et du milieu dans lequel il a vécu, ce qui justifie l’alliance des deux genres biographie et
autobiographie dans les œuvres de notre corpus. Mais il est aussi mû par d’autres motifs qui le
poussent à coucher sur le papier, non seulement les événements de sa vie, mais aussi ses pensées,
ses sentiments, sa vision du monde. Pour certains, le projet va encore plus loin. L’écriture s’avère
un moyen de combler l’absence des êtres aimés, de faire son deuil, d’alléger la souffrance causée
par le vide laissé par leur départ en les faisant revivre par le pouvoir du verbe.

Dans ce chapitre, nous étudierons d’abord le projet d’écriture que l’écrivain compte concrétiser
dans son livre, projet qui annonce les raisons à l’origine de l’écriture de l’autre et de l’écriture de
soi. Nous analyserons ensuite les différentes fonctions de l’écriture biographique et
autobiographique.

3.1. Le projet d’écriture

Le projet d’écriture peut faire l’objet d’une préface, être mentionné à l’intérieur du livre ou
dévoilé dans un entretien.

3.1.1. La préface auctoriale

La préface auctoriale est écrite par l’auteur lui-même et elle remplit deux fonctions : obtenir la
lecture et orienter la lecture. Nous nous intéresserons à l’orientation de la lecture. Dans Le
Silence du ténor et Ainsi parlait mon père, c’est la figure paternelle qui domine.

Alexandre Najjar, oriente la lecture en soulignant quelques points principaux de l’écriture


biographique. Le geste traditionnel du père, planter un cèdre dans son jardin pour célébrer la
naissance de son fils aîné, annonce, à la fois, une vie nouvelle et le patriotisme du père, puisque
le cèdre est l’emblème du Liban. Les réflexions de l’écrivain sur la difficulté de parler de son
géniteur posent le problème de l’écriture biographique et ses limites, la difficulté de souligner la
stature unique du père vu comme un héros par son fils et la dimension romanesque de sa vie ; suit
un bref résumé de la brillante carrière d’avocat qui a valu à son père le surnom de ténor. L’auteur,

283
enfin, rend hommage à son père en justifiant son admiration pour un homme aux qualités
multiples. Par conséquent, cette préface annonce bien une biographie qui joint un long éloge
du père et une célébration de la patrie symbolisée par le cèdre et vénérée par le père. Cependant,
Najjar n’informe pas explicitement le lecteur que la biographie de son père sera liée à son
autobiographie.

La préface de Ainsi parlait mon père oriente également la lecture vers une biographie du père,
bien que le titre « Je suis leur fils » annonce une biographie des parents. Mais Tchak parle peu de
sa mère qu’il n’aimait pas, alors qu’il fait l’éloge de son père. L’essentiel de Ainsi parlait mon
père est centré sur les leçons de la forge dispensés par le père à sa famille et aux habitants de son
village. Comme nous en avons longuement parlé dans les parties précédentes de notre travail,
nous n’y reviendrons pas ici. L’auteur oriente donc la lecture non vers la biographie au sens strict
du terme, mais vers les pensées d’un simple villageois détenteur d’une sagesse étonnante chez un
individu de sa condition. Mais, si le titre réduit le récit de vie aux leçons paternelles, la préface
laisse entendre que l’auteur a l’intention d’ajouter sa voix à celle de son père. « Lui aussi avait
commencé à m’écouter à partir d’un certain âge, car l’élargissement de mon horizon avait fait de
moi un homme qui pouvait lui apprendre des choses. J’avais mérité de devenir celui qu’il
écoutait… » (Tchak, 2018, p. 24) Ainsi, dans la deuxième partie intitulée « ma voix », le père et
le fils entament un dialogue sur plusieurs sujets.

En revanche, dans Lambeaux qui débute par ce qu’on peut considérer comme une préface – le
texte est écrit en italiques et se détache de l’ensemble – le lecteur est orienté vers le récit de vie
de la mère par ces mots « te ressusciter, te recréer. Te dire au fil des jours… », mais la dernière
phrase indique un lien entre la biographie et l’autobiographie : « Te dire au fil des ans et des
hivers avec cette lumière qui te portait, mais qui un jour, pour ton malheur et le mien, s’est
déchirée. » (Juliet, 2018, p. 10) La coordination entre l’adjectif possessif « ton » et le pronom
possessif « le mien » confortent notre affirmation.

Il n’existe pas de préface dans Profession du père, mais, comme c’est le cas des autres auteurs du
corpus, Sorj Chalandon annonce son projet d’écriture dans des entretiens.

284
3.1.2. Les entretiens

La célébration du père ou sa condamnation, l’hommage rendu aux figures parentales, le passage


du personnel à l’universel constituent les points essentiels de ces entretiens.

Dans la revue libanaise Magazine du 12 décembre 2007 (deux ans après la publication du Silence
du ténor), Alexandre Najjar explique son projet d’écriture : « J’ai simplement voulu raconter
l’histoire de ma propre famille et celle de mon père, un être exceptionnel, à la fois rigide et
affectueux, strict et facétieux. Cela dit, je crois que l’image classique du père tend à disparaître
dans la société moderne : le père n’est plus l’exemple ou le modèle, il est devenu un ami. Cette
transformation a certainement du bon puisqu’elle permet un meilleur dialogue entre père et fils.
Mais celui-ci, en perdant tout sens de la hiérarchie, a tendance à croire que tout lui est permis et
agit en conséquence. Je pense qu’il est important de garder le respect du père comme celui de la
mère. »

Une de valeurs du père, le patriotisme qui orientera sa vie et celle de sa famille est mis en relief
dans un autre entretien paru dans Le Populaire du Centre (journal français) paru en septembre
2006. « En général, c’est le père qui inculque à ses enfants l’amour de son pays. En l’occurrence
mon père a toujours eu une vénération pour le Liban. Il m’a transmis cet amour pour le pays du
Cèdre ».

Najjar souligne également le caractère universel de son livre. « Dans ce genre d’écriture, il y a
toujours un parti pris. Mais, par le biais de cette subjectivité, je touche aussi le lecteur, je le
renvoie à sa propre expérience et à son vécu. Mon approche est donc à la fois personnelle et
universelle » (Magazine, 2007)

De même, le caractère universel de Mimosa a été abordé au cours de notre entretien avec l’auteur.
Il affirme que son récit constitue « une ode à toutes les mères » en général et, en particulier, aux
mères libanaises. Il rappelle en cela la préface des Contemplations de Victor Hugo. « Nul d’entre
nous n’a le droit d’avoir une vie qui soit à lui. Ma vie est la vôtre, votre vie est la mienne, vous
vivez ce que je vis ; la destinée est une. Quand je vous parle de moi, je vous parle de vous ».
Ainsi le livre renvoie au lecteur, ou à la lectrice et l’invite à réfléchir sur sa relation avec sa
propre mère.

285
Quant à Sorj Chalandon, l’universalité de Profession du père est en partie fondée sur la situation
des enfants victimes de sévices physiques.

À la question « comment fait-on pour résister à 13 ans, à une telle violence ? », l’auteur répond
« Pour Émile, ce qu’il vit est le lot de l’enfance. L’enfant est la propriété de ses parents. Son père
lui a dit, Émile le croit. Frapper, pour Émile, c’est un autre moyen de prêter attention, d’aimer.
L’indifférence de son père, à qui il veut plaire, serait pire que les coups. Alors Émile fait le dos
rond, en se promettant d’être plus gentil la prochaine fois, d’avoir de meilleures notes. La force
du père, c’est de faire croire à l’enfant qu’il est seul responsable de son malheur ». À une autre
question sur la résistance de l’enfant contre la torture physique, Chalandon répond : « Des gens
torturés ont évoqué ce moment où l’esprit s’échappe. Fixer un point contre le mur, fermer les
yeux et convoquer une image apaisante. Et surtout, ne jamais oublier que le poing du bourreau
retombe toujours. Enfant, Émile se projette bien plus tard. Au milieu des coups, il sait qu’un jour
il sera adulte, au soleil, et que les traces sur son visage auront disparu. » (Dan Burcea, 2015) Il est
donc évident que le protagoniste et narrateur, Émile n’est pas le seul à avoir subi des sévices de la
part de son père. Il représente ainsi le type de l’enfant battu, maltraité par son père. À une autre
question sur le sentiment de compassion éprouvé par l’auteur lorsqu’il brosse le portrait du père
âgé, prisonnier de sa folie, Chalandon répond : « Pas de compassion, non. Mais le refus de juger.
Le père d’Émile va mourir, la mère d’Émile est entrée en crépuscule, Émile sait que son avenir
est bien loin de ces deux êtres-là. Il a fait son deuil d’eux de leur vivant. Il ne veut pas ajouter la
dureté de la vengeance ou de la rancœur au rendez-vous raté qu’a été son enfance. Sa seule
revanche est le rire de Clément, son fils. » (Dan Burcea, 2015) Ce refus de l’écriture comme
forme de revanche contre son père est répété dans un autre entretien au cours duquel Chalandon
remplace le nom de son héros par le pronom « je ». « J’ai fait mon deuil de son vivant ».

Pour sa part, Juliet révèle son projet d’écriture à la fin du récit où il rend hommage à ses deux
mères par la parole écrite.

« Un jour, il te vient le désir d'entreprendre un récit où tu parlerais de tes deux mères


l’esseulée et la vaillante
l’étouffée et la valeureuse
la jetée-dans-la fosse et la toute-donnée.

286
Leurs destins ne se sont jamais croisés, mais l'une par le vide créé, l'autre par son inlassable
présence, elles n'ont cessé de t'entourer, te protéger, te tenir dans l'ordre de leur douce lumière.
Dire ce que tu leur dois. Entretenir leur mémoire. » (Juliet, 2018, p. 149-150) Mais son projet va
plus loin que l’hommage. Après avoir constaté que « ni l’une ni l’autre n’a eu accès à la parole »,
le narrateur décide que l’écriture de Lambeaux donnera la parole à celles qui n’ont pu « se dire, se
délivrer, se faire exister ». Mais ses deux mères ne sont pas les seules à avoir été réduites au
silence. « Lorsqu’elles se lèvent en toi, que tu leur parles, tu vois avancer à leur suite une cohorte
de bâillonnés, de mutiques, des exilés des mots. » (Juliet, 2018, p. 151) Cette phrase relève ainsi
le passage du particulier-la mère biologique et la mère adoptive- à l’universel.

En dévoilant leur projet d’écriture, les auteurs de notre corpus annoncent simultanément certaines
fonctions de l’écriture biographique et autobiographique.

3.2. Les fonctions de l’écriture biographique

Avant de commencer l’analyse, il nous semble important de réfléchir sur la vie comme objet de la
biographie et sur les aspects divers sous lesquels elle apparaît dans le récit d’un auteur.
Lorsque celui-ci choisit de relater la vie de son père et/ou de sa mère, il la situe dans un espace
(pays, classe sociale) et une époque historique déterminés. La vie racontée acquiert alors un
caractère singulier, unique et devient un objet défini.

3.2.1. La vie singulière

Le choix opéré par l’auteur d’une biographie suscite la question de savoir les raisons de ce choix,
ce qui, pour lui, rend la vie de ses géniteurs plus digne d’intérêt que les autres. « Dans cette
perspective, raconter ou même concevoir la vie de quelqu’un, c’est accomplir chaque fois et
jusqu’à ses dernières conséquences le geste antique du choix qui préside à l’écriture de
l’exemplum1. On peut se contenter de l’accomplir, mais il n’est pas interdit de le penser. Et
quand on se met à le penser on commence forcément par s’arrêter sur ce geste si péremptoire, qui
consiste à singulariser la vie. La vie des biographies apparaît alors en tout premier lieu comme
l’objet d’opérations humaines et non pas comme quelque chose qui est ou qui était et que l’on se
propose de reconstituer telle qu’elle est ou qu’elle fut. » (Rosset, 2008, p.10-11) Lorsqu’il s’agit
1
Un exemplum est une forme de récit bref qui vise à donner un modèle de comportement ou de morale. Il s’agit à la
fois d’une fonction rhétorique (codifiée entre autres par Quintilien) et d’un type particulier de récit qui vise à
persuader l’auditoire ou le lecteur.

287
de la biographie d’un personnage célèbre, la singularisation a été déjà signifiée par plusieurs
auteurs (Plutarque ou Suétone par exemple), comme nous l’avons souligné dans le premier
chapitre de la première partie. Quand le sujet de la biographie est un homme du commun,
l’écriture biographique peut être un geste inaugural. Cependant, selon Rosset, le choix du sujet
peut être novateur, mais on raconte une vie comme d’autres l’ont fait auparavant à plusieurs
reprises. « Ainsi, on peut dire que, dans tous les cas, le biographe reproduit une pratique
culturelle que les hommes entretiennent depuis qu’ils ont pris l’habitude de parler d’eux-
mêmes. » (Rosset, 2005, p. 14)

Cependant, dans le cas de notre corpus, il s’agit de distinguer un être particulier dans le groupe
social et la biographie contribue à le singulariser. Ainsi, l’auteur d’une biographie rénove en
soulignant les aspects particuliers de cette vie qui méritent de faire l’objet d’un récit écrit.

3.2.2. Des parents modèles

Dans notre corpus, deux auteurs, Alexandre Najjar et Sami Tchak tracent un portrait laudatif de
leur père en qui ils voient un modèle à suivre.

Dans Le Silence du ténor, le fils enfant ou adulte, manifeste sa volonté d’imiter son père et de
suivre ses préceptes.

Nous avons longuement parlé de l’amour du ténor pour le Liban, qu’il a toujours refusé de
quitter, nous n’y reviendrons pas ici ; mais nous soulignons qu’Alexandre Najjar n’a jamais
émigré à l’étranger, qu’il a toujours conseillé à ses compatriotes de ne pas abandonner leur pays
dans les moments difficiles où il avait besoin d’eux. Un des chapitres du Silence du ténor est
intitulé « Espoir », faisant écho à la dernière phrase de la préface : « Mon père m’a beaucoup
appris […], il aura été, pour moi et pour ses proches, un professeur d’espérance. » (Najjar, 2015,
p. 5)

Par ailleurs, l’auteur révèle d’autres traits de caractère du père qu’il a considéré comme modèles
à suivre.

« Les goûts paternels devinrent les nôtres » affirme-t-il à propos des acteurs français et libanais et
des émissions télévisées libanaises que le père préférait. Mais il ajoute : « À quelques exceptions

288
près : contrevenant à ses directives, je regardais les égyptiens qui passaient à la télévision, grâce à
la complicité de notre gouvernante syrienne prénommée Chakwa… » (Najjar, 2015, p. 55). Le
fils se permet donc une certaine liberté dans le choix des programmes télévisés.

De même, l’auteur a décidé de devenir avocat comme son père à l’âge de sept ans. « Ce qui
n’était au départ que simple mimétisme, se transforma peu à peu en conviction profonde :
l’injustice sous toutes ses formes me révoltait. Or l’avocat seul est capable de défendre la cause
des victimes pour réparer les injustices. » (Najjar, 2015, p.10) Le fils a donc suivi l’exemple de
son père et après des études de droit à Paris, il a fait son stage au cabinet paternel. Cette période
d’apprentissage lui a inculqué la droiture de son père et quelques règles fondamentales dans
l’exercice de son métier. Le fils fait preuve aussi de générosité en renonçant aux honoraires dus
par des clients désargentés. Quand son père le félicitait, il pensait que le ténor savait
pertinemment que l’attitude de son fils était calquée sur ses propres principes de chrétien,
contrevenant ainsi à la loi. « Il est vrai que la charité ne pèse pas lourd, ou si peu, quand il s’agit
d’appliquer strictement la loi. Le ténor, lui, dérogeait à la règle. » (Najjar, 2015, p. 13)

Ainsi les valeurs du père transmises à son fils ont contribué, en partie, à la formation de sa
personnalité et, en signe de reconnaissance au double sens du terme (acceptation et gratitude), le
fils lui consacre cette biographie en y insérant son propre récit de vie.

De même, Sami Tchak rend hommage à son père en soulignant l’influence de cet homme sage
sur la formation de sa personnalité : les valeurs professées dans l’enseignement paternel (nous en
avons longuement parlé précédemment) ont guidé sa propre vie et ses études de philosophie et de
sociologie ont contribué à insérer les leçons de la forge à sa propre vision du monde.
Dans la préface, il précise : « C’est dans sa forge, la forge de mon père, qu’avait commencé mon
éducation, dans la forge de mon père Métchéri Salifou Tcha Koura, le boiteux, le seul forgeron de
notre village. […] Le charbon, les soufflets, le feu, l’enclume, le fer rougi et le marteau ont
précédé les pages et la plume. » (Tchak, 2018, p. 24)

C’est aussi grâce à son père qui l’a envoyé à l’école que Sami Tchak a pu faire des études
poussées, obtenir un doctorat en sociologie et choisir par la suite de devenir écrivain, ce qui lui
assurera la notoriété dans le monde des lettres. Dépositaire de la sagesse de son père, le fils

289
devient à son tour professeur de valeurs humanistes qu’il prône dans la seconde partie du livre
intitulé « Ma voix ».

Alors que pour Sami Tchak le père est le centre de son univers, il ne montre aucun intérêt pour la
vie de sa mère ; il ne parle que de sa plaie ou de sa sévérité envers lui.

En revanche, Alexandre Najjar consacre à sa mère une biographie grâce à laquelle il lui rend
hommage en soulignant les qualités exceptionnelles de cette femme unique à ses yeux.

Il met en valeur son amour pour ses enfants et son mari, ses qualités de gestionnaire d’une famille
nombreuse, sa conduite courageuse durant la guerre.

Il souligne également un trait de caractère qui la distingue, dans sa jeunesse, des Libanaises de
son époque, les années soixante : c’est une rebelle. Elle tient à travailler contre la volonté de son
père qui refuse catégoriquement d’avoir une fille fonctionnaire, ses lectures de Sartre et de
Simone de Beauvoir sont également un indice de ses idées avant-gardistes, à l’époque où la
plupart des jeunes Libanais professaient encore des idées conservatrices.

Par ailleurs, Mimosa a incité le choix de la seconde carrière de l’auteur. Elle le familiarise avec la
littérature française et internationale en lui prêtant les livres de sa bibliothèque écrits par des
auteurs français, américains, autrichiens, sur des sujets aussi différents que la vie, la mort, la
guerre, la résistance active et passive en temps de guerre, la lutte entre les idéologies politiques…
Ce legs sera le ferment qui accroît son désir d’écrire, manifesté déjà lorsque, à neuf ans, il a écrit
son premier roman Bob le téméraire dactylographié par Mimosa. De plus, la mère est une
fervente francophone, elle a toujours milité pour la francophonie. Elle a, par conséquent, joué un
rôle important dans la décision de son fils aîné d’écrire en français.

Outre l’hommage, l’écriture biographique peut viser un autre objectif : pérenniser la mémoire des
êtres disparus et, par le fait même, vaincre le temps et la mort.

3.2.3. Vaincre le temps et la mort par le pouvoir du verbe

Selon François Rosset, « quand on considère la vie anecdotique et particulière d’un individu,
on a beau avoir effectué une découpe dans la longue marche du temps, on n’en est pas pour
autant libéré du conditionnement imposé par le temps, en particulier, justement par la marche du
290
temps. Toute vie considérée singulièrement est orientée ; tous les individus marchent dans le
même sens, tous marchent, plus ou moins longtemps, mais inexorablement vers leur disparition.
C’est une fin qui est assignée, ce n’est pas un but choisi. Or, on observe que la biographie qui a
toujours tendance à choisir les vies d’individus remarquables propose une manière de déjouer la
fin dernière en lui substituant un but, à savoir l’accomplissement des actions et des productions
par lesquelles tel individu s’est illustré, devenant par la même digne de faire l’objet d’une
biographie. » (Rosset, 2008, p. 11)

Dans notre corpus, le père ou la mère ne sont pas des personnages illustres, mais, aux yeux de
leur fils, ils se sont illustrés par des actions, des traits de caractère qui méritent d’être connus du
lecteur, de la lectrice qui ne les auraient pas rencontrés. Grâce à l’écriture, le souvenir des
disparus restera gravé dans la mémoire des vivants.

3.2.3.1. Pérenniser la mémoire des êtres disparus

Alexandre Najjar souligne les actions de son père qui lui ont valu, de son vivant, le respect et
l’admiration de ses confrères par les surnoms élogieux qui lui étaient attribués : « l’Amiral »,
« le ténor » ; les paroles de son ancien clerc qui lui téléphone de New York révèlent aussi les
mêmes sentiments. Pour le ténor, selon son fils, « le droit était plus qu’un métier, un sacerdoce »,
terme qui ennoblit sa profession, lui attribue une valeur morale. Son refus d’accepter un poste de
ministre de la justice prouve qu’il ne cherche pas les honneurs. « La profession d’avocat était si
sacrée que tous les lauriers du monde n’auraient pu l’en détourner. » (Najjar, 2015, p. 9)
Par ailleurs, tel que conçu par le ténor, l’avocat est un fervent défenseur de la justice et il met en
œuvre son talent pour la voir triompher. L’exercice de sa profession lui a aussi valu le respect des
magistrats : « ils se levaient quand il entrait dans leur bureau et ils l’accompagnaient jusqu’à la
sortie. À leurs yeux, il symbolisait expérience, sérieux et probité. » (Najjar, 2015, p. 9) Ainsi, le
respect et l’admiration de son fils - et de ceux qui l’ont connu- pour un homme exceptionnel
justifie la biographie destinée à pérenniser sa mémoire. L’écriture biographique vainc ainsi le
temps et la mort. Le ténor continue à vivre dans le cœur de son fils, de sa famille, de ses amis et
le lecteur fait la connaissance d’un homme hors du commun et sa vie exemplaire pourrait servir
de modèle aux générations qui suivront.

291
Nous retrouvons dans Ainsi parlait mon père de Sami Tchak le même respect et la même
vénération pour un homme exceptionnel.

Tchak parle brièvement de la vie de son père, mais il s’étend longuement sur les leçons de la
forge qui véhiculent des valeurs humanistes. Les auditeurs immédiats de ces leçons appartiennent
à public restreint, sa famille et les gens de son village. Cependant son déshonneur a souillé le
souvenir de cette âme noble dans la mémoire de ceux qui ont entendu ses paroles. Le fils regrette
de ne pas avoir su lui éviter cette épreuve. Au lieu de devenir ministre, il a « choisi le chemin qui
ne mène à aucune fortune, à aucune gloire, le chemin de l’écriture. » (Tchak, 2018, p. 257)

« Ecrivain si libre de ses choix, je le sais, mais, si j’avais été ministre, le feu qui vers toi a couru,
qui a consumé ton honneur, ce feu, ce feu mauvais n’aurait jamais osé te viser. » (Tchak, 2018,
p. 257)

Cependant, les mots « si fragiles » du fils ont eu le pouvoir d’éteindre ce feu, car la gloire du fils
due à sa notoriété en tant qu’écrivain a contribué à la réhabilitation du père au cours d’une
cérémonie dans le village natal de Kamonda-Bowounda, le 1 er mars 2017. Le feu de la forge a
rejailli et la mémoire du disparu a pleinement habité le village ce jour-là. Tel est le pouvoir de la
parole écrite. Celle-ci efface sur terre le déshonneur du père dont la mort à La Mecque durant son
dernier pèlerinage lui avait déjà valu le nom de « Métchéri Salifou le béni ».

Enfin, la parole du père et du fils est comparée à un oiseau, symbole, en Afrique, de la puissance
et la vie. (Dictionnaire des symboles, p. 697) Les mots ont ainsi la puissance d’effacer le
déshonneur du père et de perpétuer son souvenir dans la mémoire des villageois. Mais Sami
Tchak ajoute au symbole une signification supplémentaire. Les « paroles ailées » joignent la terre
et ciel. La parole du père « donne des racines aux paroles ailées du voyageur » qu’est le fils ;
celui-ci « qui, souvent, vole, donnera des ailes aux paroles enracinées » du père. « Ainsi aurons-
nous, nous deux, des ailes à nos racines et des racines à nos ailes », conclut le fils. (Tchak, 2018,
p. 8-9)

Pour Alexandre Najjar, la mère survit à la finitude humaine grâce au lien particulier qui la lie à
l’enfant que l’auteur qualifie de « lien maternel ». Dans Mimosa, il s’efforce d’analyser cette
osmose entre celle qui donne la vie et celui qui la reçoit. « Il y a ce cordon ombilical qui, quoique

292
sectionné à la naissance, continue à les relier spirituellement ; il y a ces neuf mois de
« conception » au cours desquels l’enfant fait partie intégrante de sa mère, au même titre que son
rein ou son poumon. » (Najjar, 2019, p. 116) Dans un texte rédigé à l’occasion de la fête des
mères, alors qu’il est en France, le fils âgé de dix-neuf ans s’adresse aux mères en général en
évoquant la survivance du lien maternel en ces termes : « Quand vous n’êtes pas là, le vide est
grand. […] N’ayant plus ce que l’on aime, il ne nous reste plus qu’à aimer ce que l’on a : votre
souvenir. L’image maternelle moulée dans la tendresse, ressurgit toujours.
Comme si, au-delà de toute notion spatio-temporelle, elle était encore appelée à veiller sur nous.
Pour nous donner foi en la vie, pour nous aider à surmonter les épreuves. » (Najjar, 2019, p.
118) Ces mots peuvent s’appliquer à Mimosa qui a définitivement quitté le monde terrestre ; lié
spirituellement à celle qui lui a donné la vie, le fils continue à la sentir vivre dans sa mémoire.

De plus, Mimosa, l’amoureuse des plantes est toujours présente dans la nature. Lorsque son fils
regarde les rosiers qu’elle plantés, toujours en fleurs, les roses lui parlent d’elle. Pour lui,
« maman n’est pas morte ». Elle est « à la fois invisible, mais omniprésente » dans l’univers.

Enfin, bien que Sami Tchak ne relate pas la vie de Zélié, son amour du village, il décrit la
cérémonie qui suit l’excision et se souvient alors de cette jeune fille. Il croit entendre sa voix :
« Abou Bakar, comme tu es devenu écrivain, réinvente nos vies. Sauve-nous de l’oubli », « Zélié,
dis-je, telle sera en effet ma mission : nous sauver de l’oubli. » (Tchak, 2018, p.252)

En bref, nous pouvons ici reprendre ces mots de Jean d’Ormesson que nous avons cité
précédemment : « Il y a quelque chose de plus fort que la mort, c'est la présence des absents, dans
la mémoire des vivants. »

Outre le fait de pérenniser la mémoire des défunts, l’écriture biographique possède un autre
pouvoir : ressusciter les êtres chers.

3.2.3.2. Ressusciter les êtres disparus

Ressusciter, recréer sa mère par l’écriture, c’est le projet de Charles Juliet annoncé dans la
préface de Lambeaux. Mais, comme il ne l’a pas connue de son vivant, les quelques éléments
réels (une photo, quelques propos de ceux qui l’ont connue) ne suffisent pas à réaliser son

293
entreprise. Il reste son imagination pour édifier sa biographie et lui donner la parole dont elle a
été privée tout au long de sa courte vie.

Arrêtons-nous d’abord à la part fictionnelle de cette biographie singulière.

Dans un entretien (Etchéverry, 2009), il est posé à l’écrivain la question suivante : « Le langage,
et par là, l’écriture et la littérature ne sont-ils pas toujours une fiction, c’est-à-dire une manière de
tenter de dire le réel sans jamais l’atteindre, de l’inventer plus que de le décrire et encore moins
de l’expliquer ? Qu’en pensez-vous ? »

Juliet répond : « J’ai lu récemment qu’on n’imagine bien que ce qu’on a vécu. Et je crois me
souvenir que Platon a écrit qu’inventer, c’est se souvenir. Il peut donc arriver que, pour inventer,
l’imagination puise dans la mémoire, dans un vécu. Peut-être faudrait-il dire qu’il y a deux sortes
d’imagination : une imagination qui se plaît à inventer sans se référer à la réalité. Elle engendrera,
par exemple, une fiction. Et une autre imagination qui est fidèle à la réalité et recherche à en
déployer toutes les dimensions. Dans Lambeaux, je parle de ma mère que je n’ai pas connue et
sur laquelle je n’avais que peu d’informations. En écrivant, je me suis tenu au plus près de ce que
je captais en moi. Mais cette inconnue, je l’ai rêvée. En cherchant à la faire revivre, je n’ai pas eu
un seul instant l’impression de solliciter mon imagination, bien que celle-ci soit constamment
intervenue. » L’expression « ce que je captais en moi » conforte l’affirmation « pour inventer,
l’imagination puise dans la mémoire, dans un vécu ». Il paraît donc évident que le portrait moral
de la mère biologique corresponde à celui de son fils brossé dans son autobiographie. Ainsi,
l’auteur puise en lui-même ses propres sentiments, ses propres réflexions dans la biographie
imaginaire de celle qui lui a donné la vie. Dans ce qui suit, nous relèverons certains points de
convergence entre ces deux êtres toujours liés par le cordon ombilical, comme l’affirme Najjar.

Dès son plus jeune âge, la petite paysanne éprouve le besoin désespéré de trouver les mots pour
communiquer avec l’autre. Son père et sa mère n’ont aucune conscience de ce besoin.
Leurs sentiments sont perçus par la fillette, jamais exprimés clairement. Lorsque ses parents ne
l’ont pas félicitée pour sa réussite au certificat, elle a « perçu qu’ils étaient secrètement hostiles
au maître et considéraient l’école comme un perte de temps. Sans doute estimaient-ils que là-bas
tu leur échappais que le temps que tu y passais aurait pu être mieux employé » (Juliet, 1998,

294
p.20) ; entendons par là un temps consacré aux travaux domestiques et aux travaux de la ferme, à
leurs yeux plus utiles que l’acquisition de connaissances.

Le père est mutique. « Ses lèvres ne sont pas closes, mais scellées… [les] « repas pesamment
silencieux » (Juliet, 2018, p. 27). Sa fille éprouve le besoin « de lui parler, de l’interroger sur son
enfance, ses parents, sa jeunesse, sur ces terribles années qu’il a passées dans les tranchées.
Mais si farouches sont ses silences qu’[elle] ne peut articuler le moindre mot. » (Juliet, 2018,
p.27) Ainsi, toute communication avec le père est impossible.

Pour compenser le silence paternel et l’incompréhension des tous ceux qu’elle fréquente, elle
entame un dialogue avec elle-même grâce à la lecture de la Bible dont les mots écrits par des
hommes dont elle ignore tout la « délivrent de ce qui [l’]oppresse, expriment ce qu’[elle] ressent,
[lui] donnent la vie. » (Juliet, 2018, p. 32) Ainsi, comme la Bible, Juliet donne la vie – au sens de
« fait renaître » – à sa mère grâce à l’écriture. Après avoir écrit des passages du livre sacré –
qui l’aident à entrer en un contact plus intime avec elle-même – dans un cahier, la fillette les
interroge, les commente, les relie à son expérience, à ses doutes, son angoisse. Elle en arrive ainsi
à tenir régulièrement son Journal1.

Selon le Larousse, le journal comprend des notes journalières sur des événements personnels,
des émotions, des sentiments et des réflexions intimes. Si nous nous référons à Michel Foucault,
ce journal serait une « écriture sur soi »2, car les notes prises par la mère biologique sont
constituées d’un déjà dit ailleurs, la Bible. Nous pouvons y voir également une mise en abyme :
dans le récit de vie fictionnel de sa mère, celle-ci écrit son journal, forme de l’écriture intime. De
plus, l’auteur projette sur le sujet de la biographie les mêmes sentiments, les mêmes émotions
ressentis par lui-même.

Nous relèverons ces sentiments intimes identiques en reprenant brièvement quelques idées
développées précédemment. Pour ce faire, nous nous référons à Sylvie Lannegrand (Lannegrand
2005) qui souligne l’originalité de Lambeaux dans le choix de la voie et de la voix
autobiographiques.
1
En italiques dans le texte
2
Michel Foucault, « L’autoportrait », Corps écrits no5, PUF, 1983. En prenant appui sur la culture gréco-romaine
des deux premiers siècles de l’Empire, Michel Foucault introduit le problème de « l’écriture sur soi » comme celui
d’une écriture éthopoeitique. Il en étudie la forme traditionnelle des hypomnémata – carnets de notes constitués d’un
déjà dit ailleurs et dont on fait, par assimilation unificatrice sa propre vérité. (www. erudit.org)

295
Les rapports entre la marginalisation et la souffrance qu’elle cause et la fonction libératrice de
l’écriture constituent une des dimensions essentielles des deux parcours de vie. Il faut y ajouter
l’emploi du pronom personnel « Tu » dans les deux parties du récit, car il désigne simultanément
la mère défunte et l’auteur-narrateur. Dans la première partie, le « tu » remplace le « elle », dans
la seconde, le « je ». Le premier crée une impression d’immédiateté et établit pour le lecteur un
rapprochement avec celle qu’il désigne ; le second crée un effet de distance, l’auteur-narrateur se
dédoublant pour mieux s’observer et s’appréhender ; de plus ce « tu » repris dans la seconde
partie est un écho entre les deux vies évoquées. Le lien entre les deux personnages s’effectue par
ailleurs par de nombreux parallèles entre les parcours respectifs de la mère et du fils, notamment
la conscience de la différence. La mère a, dès l’enfance, conscience d’être étrangère à son
milieu ; les deux êtres dont elle se sent solidaire ont été mis au ban du village : l’une, «
l’étrangère », venue d’ailleurs, n’a jamais été acceptée par les habitants et a gardé jusque dans la
tombe le surnom qui lui avait été donné ; l’autre, « le bagnard », vit retiré du monde, souffrant de
l’opprobre dont son aïeul a pâti. La mère partage avec ces deux personnages la douleur de la mise
à l’écart. Attirée par le monde des livres et de la connaissance, elle souffre simultanément de ne
pouvoir y accéder et d’y avoir suffisamment pris goût pour ne plus pouvoir se satisfaire de sa vie
de paysanne : elle comprend que son univers quotidien et le monde du savoir ne peuvent
se concilier. Cette double marginalisation est liée à une souffrance qui se fait plus lancinante au
fil des années, jusqu’à aboutir à un internement en asile psychiatrique : « L’horreur. Comme jetée
au fond d’une fosse. Une fosse où croupissent des démoniaques, des effondrés, les crucifiés de
l’interminable souffrance. » (Juliet, 2018, p. 81) L’ostracisme familial et social est ainsi
parachevé par une stigmatisation institutionnelle qui aboutit au silence et à la mort.

En définitive, son père et son mari ont refusé à la jeune femme la parole orale. La parole écrite
dont elle s’est servie pour exister a abouti à la même exclusion. Au lieu de la sauver, elle a
entraîné sa fin tragique : les mots écrits sur le mur de l’hôpital-prison ont causé son enfermement
dans l’isoloir qui a détruit son esprit. Il revenait à son fils de la faire exister par l’écriture de la
biographie fictionnelle, reflet partiel de son autobiographie. En effet, « l’écriture confère l’être.
En donnant la parole, l’auteur donne la vie : sans l’écriture, la mère resterait à jamais dans
« l’oubli, ou dans l’inexistence. » (Lannegrand, 2005, p.52)

296
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est également le but visé par Sorj Chalandon en
écrivant Profession du père. Dans une interview télévisée projetée sur RFI, il affirme que ce
roman ne constitue pas une revanche contre son père. Il a fait son deuil du vivant de celui-ci.
Après sa mort, il le fait vivre par l’écriture.

À partir de ces exemples, dans ce qui suit, nous analyserons les fonctions essentielles de
l’autobiographie pour chacun des auteurs de notre corpus.

3.3. Les fonctions essentielles de la voix et de la voie autobiographiques

En prenant sa plume pour écrire son autobiographie, chaque auteur est motivé par des nécessités
personnelles : parler de son enfance, dégager la formation de sa personnalité, restaurer un
dialogue avec les êtres disparus, guérir d’un traumatisme.

3.3.1. Formation de la personnalité

L’enfance et l’adolescence contribuent à forger la personnalité de l’auteur et Najjar ne manque


pas de le souligner en s’étendant longuement sur ces périodes cruciales.

Dans Le Silence du ténor, il affirme dans le prologue : « Malgré la guerre, j’ai connu, je l’avoue
sans honte, une enfance heureuse. Dans cette maison de campagne que mon père avait fait
construire avant ma naissance, […] j’ai accumulé les souvenirs. Ils reviennent me consoler dans
les moments d’abattement. » (Najjar, 2015, p. 15)

L’auteur relate ensuite la vie de la fratrie soumise à une discipline sévère imposée par le père
– discipline que les enfants respectaient – et les écarts des enfants aux interdits paternels, dans
une série d’anecdotes plaisantes : le jeu avec les tuyaux d’arrosage qui leur vaut un « châtiment »
par agenouillement, le ciné-club consacré aux films d’horreur, les films égyptiens visionnés par
l’aîné en l’absence du ténor. Les activités sportives, encouragées par le père, foot et ping-pong,
sont relatées avec un plaisir renouvelé au moment de l’écriture.

L’enfance et l’adolescence sont aussi marquées par la guerre : les bombardements au cours
desquels la famille se réfugie dans une pièce étroite de la maison ou dans un abri.

297
Enfin, la crise cardiaque du ténor et ses tragiques conséquences marque profondément l’auteur.
Au cours d’une de leurs promenades nocturnes, il suit le regard de son père fixé sur les étoiles.
Il s’interroge alors anxieusement : « Aspire-t-il au départ ? Attend-il l’ultime signal ? [Il] lui
baise la main. Reste p’pa, reste ! L’absence de ta voix n’est rien à côté de ta présence. Et l’amour
qu’on lit dans tes yeux est plus puissant que le silence qui a scellé tes lèvres. » (Najjar, 2015, p.
107)

L’amour du père pour sa famille se reflète dans l’amour filial du fils. Dans le chapitre VI intitulé
« Sorties », l’auteur affirme que son père n’aimait pas les voyages, qu’il préférait les avoir
toujours à ses côtés. Pourtant, il se résigne à envoyer ses enfants en France, pensant d’abord à
leur avenir. L’auteur compense la solitude du ténor en lui envoyant des lettres où il donne de
leurs nouvelles. Il lui envoie même un poème en prose pour lui exprimer l’amour qu’il éprouve
pour lui. « Si je n’avais qu’un message à vous adresser, ce serait que l’oubli n’emportera rien et
que je vous aime. […] L’absence est précieuse : sans elle, on ne saurait jamais si on n’aime
quelqu’un que par accoutumance.

Dès lors qu’elle nous oblige à rompre avec l’habitude… ces sentiments sont comme
dépoussiérés. » (Najjar, 2015, p. 48) Ce poème témoigne également de son talent de futur
écrivain.

Ainsi, les joies et les peines qui jalonnent la jeunesse de l’auteur revivent dans sa mémoire grâce
à l’écriture, tout en mettant en évidence certaines convergences entre le père et le fils : la
profession d’avocat, l’espoir en l’avenir, l’amour.

Dans Mimosa, l’enfance est une période d’émerveillement pour l’auteur. Au moment de
l’écriture, il revit la découverte des souks, la joie éprouvée au cours du voyage en train vers la
Bekaa ; ce bonheur qu’il doit à sa mère, est exprimé par une comparaison qui souligne
l’épanouissement de l’enfant : « Je pousse comme un arbre sous ton soleil. » (Najjar, 2019, p. 48)
Sa mère perpétue son évolution par une photo, expérience renouvelée tous les ans. Mais c’est
l’apprentissage de la lecture et de l’écriture qui apporte la plus grande joie à l’enfant, éveillant sa
passion pour l’écriture qui prolongera ce plaisir intense procuré par ses premiers mots. D’autres
souvenirs sont l’objet d’anecdotes ultérieurement présentées comme plaisantes : la salle de bain

298
transformée en piscine par la deuxième paire de jumeaux ou la tentative des cadets d’imiter
Superman.

Deux autres souvenirs, douloureux cette fois, qualifiés de « sueurs froides » au chapitre XIII,
ont marqué son enfance et ressurgissent au moment de la narration. À l’âge de huit ans, il est
victime d’une grave réaction allergique causée par l’alcool, le whisky que Tonton Joujou l’a
encouragé à boire. Son grand-père maternel conscient du danger l’emmène immédiatement aux
urgences lui sauvant ainsi la vie. D’abord désespérée, Mimosa est soulagée de constater que
l’allergie a disparu grâce aux soins des médecins. Choquée par cette épreuve, elle lui ordonne de
ne plus jamais boire de l’alcool. La seconde fois – il a sept ans – il est témoin de la chute de sa
mère sur le trottoir. Il est effrayé par son immobilité, pensant peut-être qu’elle est morte. Mais,
heureusement, elle n’a rien de grave. Ces moments d’angoisse n’ébranlent pas, cependant le
bonheur de l’enfance.

Outre le fait que Mimosa a fait naître chez son fils aîné le désir d’écrire et la passion pour le
français, elle a également appris à ses enfants l’inutilité de la violence (elle condamne les jeux de
mains), le respect de l’autre (après son intervention, les adversaires se réconcilient), l’acceptation
de l’autre dans sa différence (elle dénonce l’attitude d’une paroissienne envers une trisomique),
l’amour surtout : amour pour son époux, amour pour ses enfants, amour pour les déshérités,
amour d’autrui.

Cependant, les expériences vécues par l’auteur ont ajouté aux dons reçus par ses parents sa
propre vision du monde. Appartenant à une nouvelle génération, il a éprouvé des sentiments
partagés, certainement par d’autres jeunes : déception, désabusement, désenchantement, perte des
illusions, méfiance envers une autorité peu soucieuse du bien-être du peuple. Mais il révèle aussi
que l’humour peut être un recours pour alléger les drames de la vie.

Ainsi, l’enfance et l’adolescence d’Alexandre Najjar sont marquées par la présence rassurante et
aimante de ses parents. En revanche, Sami Tchak souligne uniquement l’importance de son père
durant cette période.

Dans la préface de Ainsi parlait mon père (nous l’avons relevé dans la première partie de notre
travail) l’auteur affirme que son père était sa « boussole dans le monde. » Mais il ne parle pas des

299
joies ou des peines éprouvées au cours de son enfance ou de son adolescence. Il se concentre sur
les leçons de la forge qui le guideront au cours de sa vie.

En revanche, le père d’Émile , alter ego1 de Sorj Chalandon, n’a eu aucune influence sur la
formation de sa personnalité. « Comme Émile, je suis resté sans socle, sans transmission, sans cet
amour qui arme et cuirasse. Comme Émile, je ne sais toujours pas la profession de mon père. »
(Burcea, 2015)

Dans Profession du père, il révèle uniquement ses sentiments à l’égard de son père. Ce faisant,
il clôt un chapitre de sa vie et fait enfin la paix avec son tortionnaire.

3.3.2. Faire la paix avec le père

Dans le récit de l’adolescence de son héros, Chalandon relate les mauvais traitements qu’il subit,
auxquels nous ne reviendrons pas ; nous nous attarderons, ici, sur les sentiments qu’il éprouve
pour son géniteur : ils oscillent entre peur et admiration : peur des sévices physiques, admiration
pour les exploits imaginaires d’un père mythomane qu’il croit réels. Il est content de faire partie
de l’OAS et s’empresse d’exécuter des missions tout aussi imaginaires que lui confie son père.
Il se sent important et en vient même à imiter son père dans sa relation avec son ami Lucas.
Dans un article publié par France Télévisions, Laurence Huot commente ainsi le comportement
du héros : « Le romancier transcrit avec une justesse bouleversante le regard de l’enfant sur une
situation qu'il ne peut pas comprendre. Parce qu'il est un enfant. Parce que la famille vit en vase
clos : jamais d'invités, pas de relations sociales (ni famille ni amis), maison interdite aux petits
copains, aucun moyen de comparer avec ce qui se passe ailleurs.

Tout l’art de Chalandon réside dans sa manière de dérouler les faits sans pathos, d’une écriture
concrète et poétique, où l’émotion surgit dans le frottement des mots. Cette phrase, par exemple,
pour dire l'enfermement : « Le printemps n'entrait pas ici. La lumière restait à la porte, épuisée
par les volets clos. » (Houot, 2015)

Au cours d’une rencontre par webinaire avec les professeurs et les étudiants universitaires du
Moyen-Orient, organisée par l’Agence universitaire de la francophonie (AUF) après la parution
de Enfant de salaud qui complète Profession du père, Chalandon révèle une conversation qu’il a
1
Au cours de plusieurs entretiens, après la parution du livre, l’auteur répète « Émile , moi ».

300
eue avec son frère ; c’est, d’ailleurs une des différences entre Émile et l’auteur : Émile est enfant
unique, Sorj Chalandon a un frère. Celui-ci avoue qu’il n’a jamais cru aux exploits imaginaires de
leur père ; selon lui, si Sorj y a cru, c’est parce qu’il l’aimait. Et l’auteur en a pris conscience ;
il avoue à son tour que s’il a écrit Profession du père, après la mort de celui-ci, c’est pour faire la
paix avec lui et exprimer son amour.

Quant à Charles Juliet, outre l’expression de l’amour pour sa mère adoptive, l’écriture
autobiographique contribue à une quête identitaire qui lui permettra de guérir du traumatisme de
l’enfance.

3.3.3. La quête identitaire

Malgré la peur constante d’être abandonné par sa mère adoptive, le petit garçon est entouré de
l’amour de ses parents et de ses sœurs d’adoption. Le récit de son enfance est centré sur les tâches
qu’il accomplit pour plaire à sa mère, l’alternance entre l’école et l’obligation de rester à la ferme
pour garder les vaches de Pâques à la Toussaint.

Son adolescence est assombrie par son séjour à l’école militaire. Il est malheureux de vivre loin
des siens, d’essuyer les brimades et les humiliations des sous-officiers, de se sentir isolé. Seul le
sport lui apporte quelque satisfaction et la liaison avec la femme du chef « ensoleille ses
journées ». Mais le plaisir et le bonheur de savoir qu’une femme l’aime, sont rongés par le
sentiment de culpabilité. Durant ces années à la caserne, il a l’impression d’étouffer entre ses
murs, la routine suscite un sentiment d’ennui. Même le retour au village ne lui procure pas de joie
comme il aurait pu s’y attendre ; au contraire, tout lui paraît étrange : le village, la ferme, les
voisins, les amis, les animaux, le patois parlé par le père et la mère le déconcertent.

Nous retrouvons ici, en écho, le mal-être éprouvé par la mère biologique. Le fils a la conscience
de ne pas appartenir d’abord au milieu familial, ensuite à l’institution scolaire et militaire, « deux
vies celle que tu mènes dans ton village et celle que tu endures à la caserne », précise-t-il. (Juliet,
2018, p. 112)

L’attachement aux parents d’adoption est bien réel, mais la blessure causée par la conscience de
la différence l’est aussi. Le nouveau prénom donné par sa mère adoptive reflète l’identité de
surface adoptée à l’école militaire, en contradiction avec son être intérieur. A la caserne, il a

301
conscience de porter un masque. « Tu existes sur deux plans. Tu as de bons amis, tu pratiques
plusieurs sports …Apparemment, tout va bien pour toi. … Mais parfois, ta réalité interne … se
situe à l’opposé de de celui que tu es pour les autres. Tu vis ce décalage comme un mensonge,
une sorte de trahison… » (Juliet, 2018, p. 118) C’est seulement durant les matches qu’il
« adhère » à lui-même, les seuls moments où il « échappe à ce qui [le] tourmente, les seuls qui
aient le pouvoir de [l]’arracher au temps. » (Juliet, 2018, p. 121)

Cette dichotomie engendre un déchirement, une interrogation sur ce qui en est la cause,
qui, pendant des années, plonge l’adolescent dans l’angoisse, ce que révèle le fait d’envisager la
mort. « Tu l’appelles, désires qu’elle surgisse, mettre fin à ton existence d’étouffé. » (Juliet,
21018, p. 117) Ce désir de mort est un autre lien unissant la mère et le fils, habités tous
deux par de sombres pensées qui les poussent, au plus profond du désespoir, à tenter le suicide1.

Marginalisation et souffrance rattachent mère et fils au même douloureux destin. Le parallèle est
d’autant plus frappant qu’il s’établit aussi par des procédés stylistiques et syntaxiques.
Outre l’usage d’un même pronom pour les deux personnages, ce parallèle est renforcé par le
recours à des images et à des expressions identiques ou fort proches : image de la coupure
(impression de vivre deux vies à la fois sans adhérer véritablement à aucune), motif de la route
pour traduire le désir de fuite (besoin d’un ailleurs qui n’est que vaguement appréhendé,
manifesté à plusieurs reprises par la mère et le fils), récurrence de termes comme étrangeté,
angoisse, déchirure, exclusion ou étouffement. Ces éléments expriment et confortent la douleur
existentielle, à laquelle s’ajoute la difficulté à dire et à écrire, toutes deux se présentant comme
intimement mêlées.

Si la mère perçoit dans les mots de la Bible ses sentiments intimes et qu’elle s’en sert pour écrire
son Journal, le fils doit conquérir la parole d’abord par la lecture, ensuite par l’écriture. Mais les
mots des grands auteurs ne suffisent pas à l’expression de son être intérieur. La page blanche lui

1
La tentation du suicide chez Charles Juliet est notée par Michel Braud (La Tentation du suicide dans les écrits
autobiographiques, 1930-1970, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Perspectives Critiques », 1992) qui
fait
de nombreuses allusions sporadiques au désir de mort dans le journal de l’auteur. Dans les « Notices sur les
intimistes étudiés » figurant à la fin de son ouvrage, il constate que « nul n’a consigné comme lui, dans les années
cinquante et soixante, d’une façon aussi minutieusement effrayante parfois, un désespoir aussi écrasant » (p. 268). Il
remarque par ailleurs que si l’amour aidel’auteur à dépasser son malaise intérieur, l’écriture « vaut comme substitut
au suicide » et « confère l’être » (p. 269).

302
fait prendre conscience qu’écrire nécessite un long labeur qui l’épuise, cause de la frustration.
Pourtant, le narrateur ne baisse pas les bras et, avec une détermination farouche, persiste dans la
quête des mots qui, enfin, uniront les deux parties de son être et lui confèreront une identité.

« Cause du sentiment d’inadéquation et de la souffrance, la parole va devenir instrument de


libération. C’est à ce titre que Lambeaux peut être décrit comme le témoignage d’une parole enfin
conquise et maîtrisée. Cette valeur libératrice vaut par ailleurs pour les deux personnages évoqués
et opère à deux niveaux Dans le cas de la mère, il s’agit d’une parole offerte (ce qu’il nous est
donné de lire, le texte rédigé par ce fils qu’elle a à peine connu et grâce auquel elle revit), et dans
le cas du fils, il s’agit d’une parole prise, conquise de haute lutte, qui se concrétise de même dans
le récit que nous lisons…Un lien de cause à effet unit la première à la seconde, puisqu’il faut
redonner les mots à la mère décédée pour dépasser la souffrance existentielle et conquérir une
écriture véritablement régénératrice. La parole donnée à la mère défunte (mais aussi à la mère
d’adoption) est en effet la première étape, incontournable, menant à l’acceptation de soi et à la
découverte d’une paix intérieure. » (Lannegrand, 2005, p. 51)

L’écriture confère l’être à la mère et donne sens et cohérence à l’existence du fils. « La parole
conquise et enfin maîtrisée après bien des années de doute, au terme d’un parcours qui l’a mené
au plus profond de la solitude et de la douleur, … fait de l’auteur ce qu’il est devenu au temps de
la narration. » (Lannegrand, 2005, p 54)

En donnant sens et cohérence à son existence, l’écriture rend possible la lente révélation du
sentiment de culpabilité, longtemps enfoui dans la mémoire. Elle permet d’élucider la cause de sa
souffrance existentielle et, par le fait même, amène une meilleure connaissance de soi1.

Selon Sylvie Lannegrand, « c’est la valeur cathartique de l’écriture qui apparaît avant tout dans
ce texte de Juliet, valeur qui, si elle n’accompagne pas nécessairement tous les ouvrages de type
autobiographique, n’en demeure pas moins une caractéristique courante de l’écriture
personnelle. » (Lannegrand, 2009, p. 54)

1
Dans un entretien accordé à Gilbert Moreau, Charles Juliet confie : « C’est en écrivant Lambeaux que j’ai compris
l’origine de la souffrance que je portais en moi : la séparation d’avec ma mère lors de mon premier mois d’existence.
Cela a constamment pesé sur moi. [...] j’ai perçu d’une manière très aiguë laculpabilité qui était en moi depuis ma
toute petite enfance. [...] Cette culpabilité qui m’empêchait de vivre, je l’ai portée en moi jusqu’à ce que j’écrive ce
livre. » (« Entretien avec Charles Juliet », Les Moments littéraires, n° 12, 2004, p. 19 et 22)

303
Il est donc évident que la fonction cathartique de l’écriture est liée à sa fonction thérapeutique.
En effet, elle sert de thérapie au traumatisme de la séparation de la mère biologique et c’est, grâce
à la résilience, qu’elle s’accomplit.

3.3.4. L’écriture thérapeutique

Pour Charles Juliet, la résilience est une voie vers la guérison du traumatisme de l’enfance par le
biais de l’autobiographie. Nous montrerons dans l’analyse qui suit par quels moyens s’effectue la
trajectoire résiliente aboutissant à l’objectif visé par le récit de vie. Pour ce faire, nous nous
référons à l’article de Sophie Nicolaïdès-Salloum, intitulé « La résilience par lecture et l’écriture
dans Lambeaux de Charles Juliet. » (Nicolaïdès-Salloum, 2022)

3.3.4.1. Un traumatisme à l’origine de l’autobiographie

Pour Boris Cyrunlik la résilience est un « processus biologique, psycoaffectif, social et culturel
qui permet un nouveau développement après un traumatisme psychique. » (Cyrunlik 2008, p. 21)

Lambeaux est né, en effet, d’un traumatisme. Un mois après sa naissance, le narrateur
est brutalement séparé de sa mère internée dans un hôpital psychiatrique après une tentative de
suicide. Devenu adulte, il lit par hasard un document qui lui permet de prendre conscience de ce
traumatisme. « Un bébé retiré à sa mère au cours de ses premières semaines subit un choc
effroyable. Il vivait en un état de totale fusion avec elle 1, et coupé de celle-ci tout se passe pour
lui comme s’il avait été littéralement fondu en deux. […] Il n’a bien sûr aucune défense pour se
protéger, et la souffrance qu’il éprouve, absolument terrible, va avoir de profondes
conséquences. » (Juliet, 2018, p. 152)

Cette fracture inconsciente se manifeste par un symptôme physique, lorsque, deux mois plus tard,
le père biologique confie le nouveau-né à une famille de paysans. La mère et ses cinq filles
s’étant attachées à ce nourrisson décident de l’élever comme s’il était un fils de la famille.
Pourtant, le bébé ne cessait de pleurer, jour et nuit, au point qu’un muscle de l’aine s’est
déchiré et il doit être opéré d’une hernie. Cette fois c’est le corps qui exprime la douleur de la
séparation du sein maternel.

1
Le terme « fusion » évoque l’expression « cordon ombilical » employée par Alexandre Najjar.

304
De plus, la peur dévorante d’être abandonné par sa mère adoptive, éprouvée par l’enfant,
est un symptôme psychique du traumatisme subi : la fracture intérieure le fait de se sentir coupé
en deux jusqu’à la rédaction de Lambeaux.

Par conséquent, l’autobiographie constitue, en partie, le récit du long combat de l’écrivain contre
la souffrance inconsciente d’avoir été abandonné par sa mère. Cette lutte constitue donc sa
résilience.

3.3.4.2. La résilience

Dans son ouvrage Le Murmure des fantômes, Boris Cyrulnik évoque la résilience en ces termes :
« On ne peut parler de résilience que s’il y a eu un traumatisme suivi de la reprise d’un type de
développement, une déchirure raccommodée. […] Le blessé de l’âme pourra reprendre un
développement, dorénavant infléchi par l’effraction dans sa personnalité antérieure ».
(Boris Cyrulnik : la résilience ou l’art de rebondir à tout âge. https://ligue-enseignement.be/boris-
cyrulnik-la-resilience-ou-lart-de-rebondir-a-tout-age/)

Dans Lambeaux, l’auteur propose à son tour sa conception de la résilience vers la fin de son
autobiographie.

« Tu n’as jamais pactisé avec la souffrance. Tu savais qu’elle t’empêcherait de vivre et tu t’es
toujours employé à la combattre.

L’art en général et la littérature en particulier, ont été pour toi un solide et constant appui.
Les œuvres que tu as eu le bonheur de rencontrer, tu ne les as pas abordées en esthète mais en
affamé. Jour après jour, elles t’ont accompagné et nourri, donné du courage et poussé en avant,
guidé et aidé à te frayer une sente dans la forêt dont tu cherchais à t’échapper. […]
Dès l’adolescence un besoin [vital] était apparu en toi ; [il] te commandait de travailler sur
toi-même en vue de t’unifier, de t’amender, croître, accéder à toujours plus de lumière, un espace
toujours plus vaste. » (Juliet, 2018, p. 148)

Dans ce passage, nous relevons les termes qui réfèrent au traumatisme, « souffrance » et à la
résilience « combattre », « courage », « poussé en avant » ; le verbe « unifier » connote le besoin
de combler la faille intérieure. Nous relevons enfin le moyen auquel l’auteur a recours pour

305
rebondir, c’est-à-dire « la littérature » ou la lecture d’œuvres littéraires à laquelle nous ajoutons
l’écriture.

Pour que le processus de résilience soit enclenché, il faut, selon Boris Cyrunlik, mettre en place
des stratégies de survie, des facteurs de résilience qui sont d’ailleurs mentionnées plus haut par
Charles Juliet lui-même.

3.3.4.3. Les facteurs de résilience

Selon Boris Cyrulink, la force vitale est le désir farouche de vivre, la dynamique qui pousse l’être
humain à s’accrocher au moindre signe pour rebondir. Cette vitalité n’existe que si le bébé a pu
se développer, entouré de l’attention et de l’affection de ceux qui l’élèvent. Cela lui fournit
l’assurance intérieure d’être digne d’être aimé et donc de vivre.

La peur d’être abandonné persiste lorsque l’adolescent est envoyé à l’Ecole des enfants de troupe
pour pouvoir acquérir une solide éducation ; cet éloignement est ressenti comme un abandon et la
vie à la caserne accentue ce sentiment de solitude auquel s’ajoutent les humiliations infligées par
les sous-officiers.

« La solitude. Cette irruption de l’angoisse lors des premiers jours passés dans cette caserne.
La mère et les sœurs n’étaient plus là pour te guider, décider pour toi, t’entourer d’affection. […]
Et les humiliations. Des injures et des menaces qui créent des ravages. » (Juliet, 2018, p. 108)
Le petit militaire pense alors qu’il n’est pas digne d’être aimé. Mais l’amour de la mère adoptive
le soutient, l’invite à tenir, à se montrer docile et courageux.

Le dimanche soir, l’étude est réservée à la correspondance. Mais, à chaque fois, l’adolescent est
saisi d’une violente émotion en pensant à sa famille et il est incapable de trouver les mots pour
exprimer à sa mère les sentiments qu’il éprouve pour elle. Il se promet d’être plus attentif pendant
les cours de français, d’acquérir du vocabulaire pour lui exprimer l’amour qu’il lui porte. La mère
adoptive peut être ainsi considérée comme un « tuteur de résilience ».

Selon Boris Cyrunlik, « ce « tuteur de résilience » est un point d’accroche affectif sur lequel il
sera possible de s’appuyer pour reprendre vie … tout comme certaines plantes ont besoin d’un
tuteur pour les aider à grandir. Il s’agit donc de retrouver un attachement suffisamment

306
sécurisant, de s’entourer de liens. Il suffit parfois d’une personne, présente au moment opportun,
d’une main tendue que « l’âme blessée » arrive à saisir pour se relever ». (Cyrunlik, https://ligue-
enseignement.be/boris-cyrulnik-la-resilience-ou-lart-de-rebondir-a-tout-age/)

La mère adoptive et le professeur de français pour qui l’adolescent éprouve de la sympathie


assument ce rôle et, grâce à eux, l’enfant de troupe entame la double voie de la résilience.

3.3.4.4. Les voies de la résilience

3.3.4.4.1. La lecture : les mots d’autrui

Pour faire des progrès en français, l’adolescent se plonge dans la lecture des manuels scolaires où
se trouvent des extraits tirés des œuvres de grands écrivains français. Il se coupe du monde
extérieur pour mieux entendre les mots résonner en lui. « Quand tu t’absorbes dans ta lecture, tu
plaques tes mains contre tes tempes et ton front. Bien souvent, ces textes t’émeuvent tant qu’ils te
font monter les larmes aux yeux, et tu ne veux surtout pas que tes voisins te voient pleurer et se
moquent de toi. » (Juliet, 2018, p. 116) C’est alors que naît en lui le désir de devenir écrivain,
désir irréalisable puisque les engagements pris par ses parents l’obligent à rester dans l’armée.
« Prenant conscience du lieu où tu te trouves, de l’avenir tout tracé qui t’attend, tu es très vite
ramené à la réalité. » (Juliet, 2018, p. 116) Il se rend compte que cet avenir auquel il aspire est un
rêve « extravagant ».

Après sa sortie de l’Ecole des enfants de troupe, il entreprend des études de médecine, mais
l’attrait de la littérature est toujours aussi puissant. Il fréquente souvent la bibliothèque en quête
d’un livre qui lui offrirait l’évasion dans un monde merveilleux. La déception constante ne le
décourage pas, mais renouvelle sa soif de lire, de réfléchir, de s’interroger, de se demander si la
vie a un sens. Il décide enfin de quitter l’Ecole de santé pour se consacrer à l’écriture. « Il a
conscience cependant qu’il lui manque le matériau essentiel, les mots. Pour pallier cette carence,
il explore sans guide le monde inconnu de la littérature, accumulant au cours de ses lectures des
mots, des phrases qu’il pourrait réinvestir dans ses propres écrits. » (Nicolaïdès-Salloum, 2022, p.
4)

307
3.3.4.4.2. L’écriture : les mots de soi

L’écriture est comparée à un sillon creusé dans un champ qu’il faut « labourer, herser, semer,
rouler [sans perdre de vue] les calamités diverses qui peuvent compromettre les récoltes. »
(Juliet, 2018, p.130) Nous pouvons identifier la lecture au labour et les graines aux mots des
autres qu’il faut apprivoiser pour pouvoir les semer dans son sillon. Les calamités pourraient être
l’évasion du sens d’un mot, le blocage, la page blanche.

« L’acquisition d’un vocabulaire s’avère une entreprise difficile. Pour être apprivoisés, les mots
nécessitent d’être extraits d’une matière enfouie dans les profondeurs des écrits d’autrui.
L’écrivain néophyte s’identifie dès lors à un mineur qui fouille les abysses d’une matière épaisse
ou brûlante : tourbe, boue, magma en fusion. Le mot qui apparaît, aussitôt couché sur le papier
n’a aucune épaisseur, aucune vitalité, aucune couleur. » (Nicolaïdès-Salloum, 2022, p. 4) La
descente dans la mine reprend en quête d’un mot « plus dense, plus coloré, plus vivace. » (Juliet,
2018, p. 132)

Les premiers écrits qui émergent de ce pénible labeur sont un roman, des nouvelles, deux pièces
de théâtre, quelques poèmes, mais ils ne procurent au néophyte aucune satisfaction parce qu’ils
n’égalent pas les œuvres de ses modèles.

Durant cette période d’angoisse devant la page blanche, la mère adoptive est d’un solide appui.
Elle soutient son projet et sa présence assure au futur écrivain une sensation de bien-être.
« Jusqu’au bout de la résilience, elle constitue la source d’amour qui abreuve l’adulte autant que
l’enfant. » (Nicolaïdès-Salloum, 2022, p.4)

Enfin, une lueur traverse l’obscurité dans laquelle l’apprenti écrivain se débat : la prise de
conscience que l’écriture sera un moyen de se découvrir et de se recréer. Mais pour pouvoir
édifier du neuf, il faut d’abord mettre à mort l’enfant de troupe qui survit avec « ses craintes, ses
blessures, le souvenir des humiliations subies, ses révoltes, son ressentiment et creuser en [soi]
jusqu’à pouvoir désenfouir [sa] personnalité. » (Juliet, 2018, p. 141)

« Pour aboutir, la quête de soi empruntera une voie détournée, un récit où l’écrivain parlera de ses
deux mères. Le récit intitulé Lambeaux dira ce qu’il leur doit, entretiendra leur mémoire,
exprimera son amour ; il affranchira, par le fait même, l’écrivain de son histoire. Par-delà la

308
tombe, le fils renoue le lien rompu par la séparation du sein maternel ; le verbe donne également
la vie à la mère adoptive dispensatrice d’un inépuisable amour. Le verbe, enfin, a cicatrisé l’âme
blessée de l’enfant et a donné naissance à un être qui connaît enfin « la paix, la clarté, la
plénitude, une douceur humble et aimante. » (Nicolaïdès-Salloum, 2022, p. 6)

Par ailleurs, pour Carole Auroy (Aroy, 2018), l’écriture de Lambeaux revêt une dimension
sacramentelle.

3.3.5. L’écriture sacramentelle

La sensation de paix est liée à l’intuition d’un salut : « Tu as la conviction que tu ne connaîtras
plus l’ennui, ni le dégoût, ni la haine de soi, ni l’épuisement, ni la détresse » (Juliet, 2018, p.
154). Et un acte de foi clôt le livre : « Tu sais qu’en dépit des souffrances, des déceptions et
des drames qu’elle charrie, tu sais maintenant de toutes les fibres de ton corps combien
passionnante est la vie. » (Juliet, 2018, p. 155) « Charles Juliet ne se cache pas d’avoir pratiqué
une lecture passionnée des mystiques, de confessions diverses. Mais il ne met pas son expérience
intérieure en relation avec une foi religieuse. Le credo qui se formule prend la vie pour objet, les
dons reconnus sont ceux de l’amour qui circule dans l’humanité et l’image de la « source » n’est
pas glosée par une définition théologique. Mais cette source est bien une source de sens, à la fois
immanente au sujet puisque la vie le traverse et transcendante puisqu’elle le déborde, et cette vie,
malgré toutes les douleurs qu’elle porte, est reconnue comme fondamentalement bonne. »
(Auroy, 2018, p. 67)

Par conséquent la force agissante première est celle de l’amour, elle est à la fois son vecteur et la
voie de son accès à une pleine conscience que l’écriture est exaltée. Quand il réfléchissait,
adolescent, à son avenir, il rangeait le métier d’écrivain parmi ceux qui se soucie de l’humanité
souffrante ou en croissance : « Médecin, enseignant, écrivain. Selon toi, les trois plus belles
professions qu’on puisse imaginer. » (Juliet, 2018, p. 125) C’est bien par son rapport au monde
que l’écriture se justifie, par son action dans la réalité de la vie des hommes et des femmes.

En conclusion, la parole écrite, possède plusieurs pouvoirs. Alexandre Najjar et Sami Tchak,
en pérennisant le souvenir des disparus dans la mémoire des vivants, leur donnent la vie et
reconnaissent ce qu’ils leur doivent dans la formation de leur personnalité. Chalandon, pour sa

309
part, se réconcilie avec son père par-delà la tombe. Charles Juliet, enfin, ressuscite la mère
biologique, morte, abandonnée de tous, dans d’atroces souffrances, il part à la quête d’une
identité fracturée, à l’origine, par le traumatisme de la naissance et arrive à reconstruire son être,
à se recréer. De plus, l’écriture naît de l’amour pour l’humanité souffrante. Nous
pourrions affirmer, à la fin de ce chapitre que le verbe possède des pouvoirs démiurgiques.

Conclusion de la troisième partie

Dans cette partie, c’est l’écriture sous ses formes multiples et ses spécificités qui a fait l’objet de
notre étude.

Les textes d’Alexandre Najjar et de Sami Tchak présentent plusieurs convergences. Leur écriture
est marquée par leur identité culturelle bilingue. Si nous les avons comparés à l’écrivain monde,
c’est parce qu’ils se servent simultanément du bilinguisme et de l’influence de leur culture qui les
a mis en contact avec d’autres écrivains appartenant à plusieurs nationalités pour nous faire
partager une vision du monde née de leurs expériences personnelles. La divergence git dans les
emprunts et les calques, fréquents dans les récits de Najjar, presqu’inexistants chez Tchak.

De même, les deux écrivains révèlent l’influence de leurs parents (le père et la mère pour Najjar,
le père seul pour Tchak) sur la formation de leur personnalité, un des éléments propres à
l’autobiographie selon Philippe Lejeune, alors que Sorj Chalandon affirme ne devoir aucune
reconnaissance à ses géniteurs qui n’ont participé en rien dans la construction de l’homme qu’il
est devenu.

Tous les écrivains de notre corpus, expriment leurs sentiments, leurs émotions, à différents
degrés, par les registres de langue : le pathétique, le tragique, le comique. Le pathétique est
chargé d’une forte puissance émotionnelle, en particulier dans le texte de Juliet, parce que les cris
de désespoir de la mère biologique déchirent le cœur. Le tragique de sa condition d’exclue de son
milieu familial et social est partagé par Salifou le boiteux, qui, d’abord honoré par son village,
subit le déshonneur de l’exclusion. Tous deux sont identifiés au bouc émissaire par les signes
victimaires qu’ils présentent. En effet, la société n’admet pas la différence d’un de ses membres
qui réduit les autres à l’indifférenciation. En outre, le tragique de la situation d’Émile torturé par
son père s’exprime par les sévices physiques et moraux exercés contre un enfant impuissant à se
défendre, mais puissant par son silence stoïque. Quant au comique, il alterne avec le
310
tragique sous la forme de l’humour noir. Pour Najjar, le comique fait partie de l’enfance, des
bêtises des enfants, de leurs jeux, de leurs péchés mignons ; il dévoile aussi leurs ruses pour
déjouer les ordres du père. En temps de guerre, l’humour noir est un moyen de
dédramatiser certaines situations, de prendre ses distances, au moment de l’écriture, avec une
sombre période de sa vie. Chalandon, pour sa part, se sert de l’humour noir pour tourner en
dérision la fin de la vie d’un père mythomane, paranoïaque, acteur consommé qui a abusé toute
sa vie sa famille, ses amis, les hommes de sciences. Par ailleurs, la description de ses
funérailles dénigre la dignité de tout humain au moment où il quitte le monde terrestre.

L’écriture, enfin, accorde à l’écrivain des pouvoirs que l’on pourrait qualifier de démiurgiques.
Pérenniser le souvenir des absents dans la mémoire des vivants, recréer les être disparus,
se recréer grâce à une écriture thérapeutique ne sont pas donnés à tous les humains. En somme,
le verbe constitue, entre les mains de l’écrivain, une arme puissante contre le malheur,
la souffrance, toute forme d’injustice qui accable l’humanité.

311
CONCLUSION GÉNÉRALE

312
L’écriture de l’autre et l’écriture de soi ne constituent pas un privilège de la littérature
postmoderne. Les racines de ces deux genres remontent loin dans le temps et elles traversent les
périodes de l’Histoire.

Comme nous l’avons montré, la biographie des hommes illustres est présente dans l’Antiquité
grecque et romaine avec comme auteurs principaux Plutarque et Suétone.

Quant à l’autobiographie, ce n’est pas une pratique relativement récente. En Grèce ancienne, au
Ve siècle av. J.-C. apparaissent les « bios » grâce auxquels les Grecs définissaient leur identité
socio-culturelle face aux Perses. Au IIIe siècle après J.-C. paraissent Les Confessions de Saint-
Augustin, qui remplissent parfaitement la fonction autobiographique parce que cette œuvre relate
simultanément les expériences du vécu et la quête intérieure. Selon Gusdorf (Gusdorf, 1990,
p. 174), c’est en réalité l’œuvre pionnière qui détermine le genre. Au Moyen-Âge, les chansons
de geste contribuent largement à cultiver le sens de l’existence de quelques individus et certaines
de leurs expériences marquantes qui les distinguaient du commun des mortels. Durant la
Renaissance et le XVIIe siècle apparaît l’habitude de tenir un journal (journal de voyage, ou de
missions diplomatiques ou commerciales). Cependant, c’est au XVIIIe siècle que la biographie
est consacrée comme genre : confessions, journaux intimes, mémoires, prolifèrent et des
ouvrages qualifiés d’« autobiographie » apparaissent en Angleterre et en Allemagne, sans oublier
les Confessions de Rousseau. Au XXe siècle, le genre se diversifie avec l’insertion de la
psychanalyse ou le rôle joué par les médias. Le genre s’enrichit ainsi et commence à se conjuguer
d’abord avec une entrée culturelle, ensuite une entrée temporelle avec la quête des origines1.

Dans la période postmoderne où s’insèrent les auteurs de notre corpus, de nombreuses altérations
apparaissent dans l’écriture de la biographie et de l’autobiographie. La biographie, longtemps
négligée, retrouve ses lettres de noblesse en mettant sur le devant de la scène des êtres ordinaires,
en l’occurrence les parents ; l’autobiographie, mêlant réalité et fiction, se transforme en
« autofiction », terme inventé par Serge Douvrosky.

Quant aux œuvres de notre corpus, elles présentent également des différences notoires avec les
deux genres consacrés. S’il est vrai que la vie des parents fait partie du récit de vie personnelle de
1
Nous nous fondons sur l’ouvrage de Nicole Saliba-Chalhoub qui s’étend longuement sur les origines du genre
autobiographique en soulignant ses spécificités et son évolution depuis l’Antiquité jusqu’au XXe siècle. (Saliba –
Chalhoub, 2009)

313
l’auteur – dans Mémoires d’Outre-Tombe de Chateaubriand, par exemple –, dans les récits
d’Alexandre Najjar et Ainsi parlait mon père de Sami Tchak, la biographie occupe la place la
plus importante alors que l’autobiographie vient en seconde place parce que ce qui est mis en
relief, c’est l’influence des parents dans la formation du fils qui rend hommage à l’homme ou à la
femme ayant joué un rôle primordial dans son existence. De plus, la biographie alliée à
l’autobiographie endosse des formes nouvelles.

Si Alexandre Najjar se conforme, en partie, aux règles des deux genres, Sami Tchak les
bouleverse. Il révèle très peu d’éléments sur la vie de son père, encore moins sur la vie de sa mère
et l’écriture qu’il adopte est celle de l’essai, comme il l’affirme lui-même. En effet, les paroles du
père se composent d’aphorismes qui ponctuent ses réflexions sur la condition humaine, sur le
monde, au point que l’on pourrait voir en lui un philosophe, terme que récuse son fils, préférant
celui de « sage ». L’auteur, à son tour, adopte l’aphorisme pour révéler ses propres pensées et sa
propre vision du monde.

Quant à Charles Juliet, il écrit une biographie de sa mère biologique, mêlant la réalité et la
fiction. Chalandon, pour sa part, choisit la forme romanesque pour relater la vie de ses parents et
sa propre vie à partir de son adolescence. Pourtant, au cours des entretiens, il affirme à plusieurs
reprises : « Émile, moi » ou « Émile, donc moi ». Il affirme également que très peu d’éléments
dans son récit sont fictionnels, sans donner de raisons pour le choix du genre romanesque.

En bref, l’écriture biographique et autobiographique dans notre corpus se libère des règles
traditionnelles et offre au lecteur une diversité de formes qui constitue leur originalité.

Toute intrigue se déroulant dans un cadre spatial, nous avons consacré une partie de notre travail
à l’étude de l’espace. Nous avons distingué les espaces ouverts et les espaces fermés.

Les espaces ouverts - la nature à la campagne, la forêt- sont source de liberté et de bonheur,
même passager. La maison de campagne dans les récits d’Alexandre Najjar est vue comme un
paradis ou comme refuge contre la folie de la guerre. Pour la mère biologique de Charles Juliet,
elle offre un espace d’évasion et elle libère la parole réprimée à la ferme familiale. Les espaces
fermés (à l’exception de la ferme des parents adoptifs de Juliet) -la maison, la ferme
familiale, l’hôpital psychiatrique-, sont privés de vie, de joie et ils condamnent les personnages à

314
la solitude et à une souffrance permanente. Mais, paradoxalement, pour Émile adulte, l’hôpital
psychiatrique confère la liberté ; il peut enfin dire la vérité sur l’enfer que fut sa vie en famille.
Les livres enfin, offrent l’évasion dans le monde des mots pour la mère biologique et, avec l’art,
inspirent à son fils le désir d’écrire.

L’intrigue se déroule également au cours de périodes historiques qui marquent la vie des
personnages.

La tragédie de la guerre du Liban détruit le bonheur de la famille Najjar, l’oblige à s’exiler, efface
les illusions de l’auteur, mais elle avive aussi le courage, la volonté de survivre aux malheurs,
de continuer malgré tout une vie continuellement menacée.

Dans une moindre mesure, l’occupation nazie en France, éveille le sentiment patriotique du
narrateur et il agit par le refus d’apprendre l’allemand, ce qui lui attire l’hostilité du professeur
qui enseigne cette langue.

Enfin, le putsch d’Alger avive la folie du père, intensifie les sévices subis par Émile, malgré tout
fier de participer à l’action de l’OAS en exécutant des missions imaginaires.

Ces périodes troublées contribuent à l’écriture dénonciatrice contre la barbarie des hommes
lorsqu’ils se laissent aller à leurs instincts les plus violents dont sont victimes les innocents.
Si Najjar évoque les souffrances de la population civile, il déplore aussi que les jeunes
– en l’occurrence les miliciens – se laissent entraîner dans des actions qui les font dévier de
l’instruction, source de connaissance et de valeurs humanistes. Heureusement, ses parents ont
accepté tous les sacrifices pour le maintenir sur le droit chemin et l’écriture est indirectement un
moyen de leur rendre hommage, de reconnaître les bienfaits d’une éducation qui a contribué à
former l’adulte responsable, respectueux de la vie humaine.

Quant à Chalandon, il témoigne simplement des conséquences du putsch sur son existence
d’adolescent, sans proposer des réflexions sur l’action politique. Car le regard porté sur les
événements est celui de l’enfant qui croit à tout ce que dit son père.

315
Enfin, si Tchak n’a pas connu la guerre, il a été témoin de certains drames de son époque –
migration clandestine, refus de l’étranger, racisme – et l’écriture est un moyen de dénoncer une
civilisation qui ignore les valeurs humanistes, du moins le pensons-nous.

La deuxième partie de notre travail analyse d’abord le milieu familial et social dans lequel
évoluent les auteurs- narrateurs originaires de trois pays dont les sociétés et les familles diffèrent.

La famille constitue le fondement de la société et, en principe, la base de la formation de


l’individu. Les familles dans notre corpus varient entre famille nucléaire, famille élargie et
famille polygame, selon l’appartenance religieuse de chacune d’elles. En outre, les fonctions de
la famille dans une société donnée se retrouvent dans notre corpus.

Les récits d’Alexandre Najjar soulignent les liens étroits entre les grands-parents, les parents et
la fratrie. Le ténor est considéré comme le patriarche de sa famille élargie qui lui voue respect et
admiration. L’auteur prend plaisir à raconter des anecdotes amusantes ayant pour héros son
grand-père paternel et le frère aîné du ténor auquel celui-ci était très attaché et dont la mort l’a
profondément touché, lui faisant prendre conscience de sa propre finitude. De même, dans
Mimosa, sont longuement évoqués les grands-parents maternels que les enfants ont connus et qui,
pendant un certain temps, ont partagé leur vie.

Quant à la famille de Sami Tchak, elle comprend plusieurs épouses de son père (la mère de
Tchak est la première que Salifou le boiteux a épousée, mais, de son vivant, elle a vécu avec deux
co-épouses) et quinze enfants que l’auteur appelle, mon petit frère ou ma petite sœur puisqu’ils
sont tous plus jeunes que lui. Rien n’est dit sur les relations entre les différentes femmes mais
l’auteur, s’adressant à son père après sa mort, évoque les humiliations que sa seconde épouse a
infligées à son mari.

Par ailleurs, dans le roman de Sorj Chalandon, le narrateur, devenu adulte, identifie sa famille
nucléaire à une « secte » soumise à un chef impitoyable. Ils vivent en vase clos, le père
paranoïaque soupçonnant tout le monde et interdisant à son fils de recevoir ses camarades à la
maison. Il interdit aussi à sa femme de sortir sans sa permission, excepté pour se rendre à son
travail et faire les courses et il oblige Émile à ne plus rendre visite à ses grands - parents
paternels. Nous sommes loin de la famille élargie unie dans laquelle a vécu Alexandre Najjar.

316
Enfin, le narrateur de Lambeaux parle de sa famille maternelle, de celle qui l’a vu naître et la
famille adoptive qui l’a recueilli. La première est évoquée par son imagination comme fermée sur
elle-même, indifférente au bonheur de l’aînée, uniquement préoccupée par le besoin de lutter
contre la misère. La deuxième, également évoquée par son imagination, n’apporte pas non plus le
bonheur à sa mère biologique. La troisième, bien que tout aussi pauvre, lui a dispensé la tendresse
et lui a assuré une éducation, malgré les contraintes matérielles.

Nous nous sommes également intéressée aux figures parentales très différentes. Les parents
d’Alexandre Najjar ont dispensé à leurs enfants l’affection, la tendresse, des valeurs morales et
une solide éducation. De même, le père de Sami Tchak aimait son fils, il était fier de ses succès
scolaires et de sa notoriété d’écrivain et il lui a inculqué par ses sages paroles des valeurs que le
fils enseignera lui-même par la suite. Pour sa part, le père biologique de Juliet n’a manifesté
aucun intérêt pour son fils et pour sa femme qu’il a abandonnée dans l’asile psychiatrique et, de
ce fait, il peut être considéré comme un complice de l’extermination douce pratiquée par les
Nazis. Ce sont ses parents adoptifs qui l’ont aimé et sa mère adoptive à laquelle il était
profondément attaché a inspiré sa carrière d’écrivain. Quant au père d’Émile (alter ego du père de
l’auteur), il n’a causé que des souffrances à son fils qui, malgré les sévices subis, l’admirait. La
mère, elle-même victime de son mari, a toujours été impuissante à le défendre. Son amour
maternel pourtant réel, se manifeste rarement.

Ainsi, les parents des auteurs de notre corpus diffèrent par leur comportement envers leurs
enfants, par l’intérêt qu’ils accordent à leur instruction, l’importance que certains attachent aux
valeurs sociales et morales qu’ils s’efforcent de leur inculquer. Seul le père d’Émile , enfermé
dans sa folie, n’a donné à son fils ni amour ni valeurs, ne lui a proposé, contrairement au ténor,
aucun modèle à suivre au cours de sa propre existence. Émile, donc Chalandon, a suivi une voie
solitaire le conduisant à l’homme qu’il est devenu.

Ces familles ont vécu dans une société différente, citadine dans le cas d’Alexandre Najjar et dans
le cas du narrateur de Profession du père. Chalandon précise que la ville où vivent le narrateur et
sa famille n’est pas citée, mais il affirme dans une interview qu’il s’agit de Lyon où lui-même a
grandi. Le texte ne fournit pas d’indication précises sur le milieu social, parce qu’il se concentre
sur les événements historiques au cours desquels se situe l’intrigue du roman. En revanche, les
récits d’Alexandre Najjar précisent le nom de la capitale libanaise, certains de ses quartiers et
317
décrivent le centre-ville de Beyrouth. À travers le texte, nous découvrons la vie dans la capitale
avant la guerre d’une famille bourgeoise, les habitudes, les divertissements, le milieu culturel.

En revanche, la famille biologique et la famille adoptive de Juliet vivent dans un milieu rural.
Leurs occupations sont évoquées indirectement par les tâches accomplies par les parents et les
enfants. Cependant, l’auteur, grâce à son imagination et aussi à son expérience personnelle, se
concentre sur la société villageoise dont fait partie la famille de sa mère biologique. C’est par le
biais du regard de la paysanne enfant et adulte, qu’est dénoncée une société marquée par la
discorde, la peur de l’étranger, la mesquinerie de certains ; tout cela désole l’héroïne qui rêve
d’un monde meilleur utopique – la ville- où le Mal n’existerait pas. Malheureusement, elle n’a
pas conscience que la ville ne répond pas à ses rêves, que le Mal est présent partout.

La société rurale africaine est évoquée par Sami Tchak qui a passé son enfance et son
adolescence dans un village togolais au nord du pays. L’auteur décrit les activités des habitants,
leurs croyances-animisme, islam- et certaines coutumes comme l’excision et l’ordalie. L’excision
toujours pratiquée en Afrique est une coutume destinée à marquer le passage de la jeune fille à
l’âge adulte, au mariage et à la procréation. Respectueux des règles de sa société, Tchak ne la
condamne pas, il l’admet comme un rituel faisant partie des coutumes ancestrales. En revanche,
il dénonce l’épreuve de l’ordalie imposée à son père ; l’expression « une justice briseuse de
dignités » dit bien ce qu’il pense d’une coutume que les amis de son père considèrent comme une
revanche personnelle du chef du village contre Salifou le Sage. L’auteur constate qu’il ne peut
combattre une telle coutume, mais il éprouve de la colère contre ceux qui ont humilié son père.
Par conséquent, pour Tchak, les croyances ancestrales sont profondément enracinées dans la
société africaine du XXIe siècle, elles en constituent toujours l’ossature.

À cause de l’ostracisme dont sont victimes la mère biologique de Juliet et le père de Tchak, nous
avons vu en eux la figure du bouc émissaire. Tous deux sont différents des autres villageois qui
se considèrent alors comme indifférenciés. Tous deux possèdent des signes victimaires : la
paysanne a un comportement étrange aux yeux de la communauté, le forgeron togolais est
infirme et sage. La violence exercée contre eux est, pour la mère biologique, l’exclusion du cercle
familial et social, pour le père, l’épreuve de l’ordalie qui entraîne son exclusion volontaire de sa
communauté. Pourtant, tous deux sont innocents du « crime » dont on les accuse, en l’occurrence,
le fait de contrevenir aux règles qui gèrent leur communauté respective.
318
Cependant, les fils, par le biais de l’écriture, rendent indirectement la justice en intentant un
procès aux persécuteurs et en proclamant l’innocence des victimes. L’écriture rend aussi justice
aux persécutés : Tchak réhabilite la mémoire de son père grâce à sa renommée d’écrivain ; Juliet
recrée l’être lumineux que fut sa mère, image que la société rurale bornée n’a pu percevoir.

Étant donné que la relation de la vie de l’autre, les parents, et la relation de sa propre vie par
l’auteur nécessite la contribution de la mémoire, nous avons consacré un chapitre à l’analyse de
la mémoire individuelle et de la mémoire collective. La mémoire individuelle est fondée sur les
souvenirs personnels de l’auteur-narrateur et de la mémoire familiale qui exerce plusieurs
fonctions étudiées dans notre travail.

La mémoire collective réfère au souvenir de plusieurs individus qui sont vivant dans la mémoire
d’un peuple. Ces hommes ont lutté pour la liberté, en l’occurrence, les intellectuels libanais,
exécutés pour avoir exercé la liberté d’expression et les maquisards pour avoir combattu par les
armes l’occupant nazi. L’hommage qui leur est rendu s’exprime par des monuments, des plaques
commémoratives ou bien par des musées.

La statue érigée à la mémoire des martyrs libanais de 1916 se dresse encore sur La place des
martyrs au centre-ville de Beyrouth. Le livre intitulé Le Quatuor de Beyrouth a été d’une aide
précieuse : il nous a procuré des informations sur le déplacement de leurs dépouilles et sur la
cérémonie officielle qui leur rend hommage. Le fait qu’elle ne se déroule plus devant le
monument sur la Place des martyrs, qu’elle prend place au cimetière où se trouvent leurs tombes,
révèle, selon nous, que les martyrs de 1916 n’occupent plus une place primordiale dans la
mémoire unie et une du peuple libanais. Celle-ci s’est fracturée après la guerre, à l’image de la
statue mutilée par les balles des frères devenus ennemis se dressant toujours sur la place. Une
autre cérémonie s’est déroulée sur le même lieu en souvenir des martyrs de la guerre qui a
déchiré le pays durant quinze ans. Un autre monument devrait être érigé pour commémorer la
mort de ces victimes. Car il n’existe pas de livre d’histoire commun en raison des dissensions sur
l’appellation « martyr » des disparus. Or le livre d’histoire contribue à maintenir la mémoire
collective d’un peuple.

En revanche, aucune dissension ne vient troubler la commémoration de la résistance armée des


maquisards en France. Bien que le maquis de l’Ain, région où est né Charles Juliet soit considéré

319
comme un haut lieu de la Résistance, l’auteur n’y fait pas allusion ; nous avons donc choisi de
parler du maquis du Vercors emblème de tous les autres. La mémoire collective est symbolisée
par les plaques portant le nom des combattants, un monument, un musée. Ces preuves matérielles
révèlent, d’une part, que la mémoire collective du peuple français sur la lutte contre l’occupation
allemande est unie et une, d’autre part, elles sont un témoignage du respect commun envers les
hommes qui ont sacrifié leur vie à la cause de la liberté.

Nous avons terminé notre travail en étudiant les multiples écritures qui contribuent au récit de la
vie de l’autre et de soi.

Comme deux des auteurs de notre corpus sont francophones, nous avons analysé l’écriture
hybride et l’identité culturelle de l’auteur libanais Alexandre Najjar et de l’auteur togolais Sami
Tchak. Tous deux ont choisi le français comme langue de l’écriture. Mais leurs techniques
linguistiques diffèrent sur certains points. Najjar se plaît à mêler le français au parler libanais.
Nous avons relevé les emprunts (toponymes et anthroponymes) communs aux deux écrivains
mais les calques présents dans les récits de Najjar, sont absents dans le livre de Tchak. Celui-ci a
d’ailleurs avoué qu’il n’avait jamais pensé à écrire en tem, sa langue maternelle.

Avant d’aborder l’identité culturelle proprement dite des deux écrivains, nous nous sommes
arrêtée sur les connotations de la notion de francophonie et leur évolution au Liban, durant du
XXe siècle. La francophilie initiale s’est transformée ensuite en francophobie pour finir par se
stabiliser en une francophonie fondée sur l’acculturation.

L’identité culturelle des deux écrivains est d’abord fondée sur la culture française par la lecture
des œuvres littéraires en français et des œuvres écrites par des auteurs étrangers. Au cours de ses
lectures, Alexandre Najjar a été influencé par deux idées qui ont orienté sa carrière d’écrivain :
être en situation et témoigner. En revanche, Sami Tchak relate ses nombreux voyages et livre au
lecteur une liste impressionnante de lectures diversifiées d’auteurs antiques, français,
francophones de nationalités différentes, européens et latino-américains, surtout, qui ont nourri
son écriture, ses réflexions philosophiques, ses recherches de sociologue. C’est cette identité
culturelle édifiée par la fusion de deux ou plusieurs cultures dans leur culture originelle que nous
pouvons qualifier Najjar et Tchak d’« écrivains monde ».

320
Si les divergences entre les écrivains de notre corpus sont dues à leurs origines, au choix des
genres littéraires adoptés, à leur identité culturelle, leur style, par les différents registres
employés, les rapproche. En effet, le pathétique, expression des sentiments et des émotions –
souffrance, désespoir – des personnages, parcourt les récits d’Alexandre Najjar, le roman de Sorj
Chalandon et en particulier Lambeaux de Charles Juliet. Le tragique est également présent, sous
formes diverses – guerre, vide affectif, parole réprimée, épreuves intolérables- dans tout le
corpus. Quant au comique, il accomplit la mission de provoquer le rire, d’alléger les tensions
dans les récits d’Alexandre Najjar. Mais nous n’avons constaté aucune présence de ce registre ni
dans Ainsi parlait mon père ni dans Lambeaux ni dans Profession du père. En revanche,
l’humour noir caractérise certains passages des récits d’Alexandre Najjar et le passage où Sorj
Chalandon relate les obsèques de son père. Ici, le narrateur tourne en dérision le rituel des
funérailles comme si, pour la première fois, il pouvait rire d’une situation solennelle et de la
maîtrise, par son père, de l’art du mensonge dont il a pris conscience à l’âge adulte.

Pour clore notre travail, nous aimerions résumer l’apport des recherches que nous avons menées
tout au long de la rédaction de notre thèse. Et que nous avons développé dans l’introduction
générale.

Nous avons relevé les motifs de notre choix du corpus qui visaient à une diversification les
auteurs par leur origine. En particulier, le choix de Sami Tchak nous a permis de découvrir la
littérature francophone togolaise et la société africaine, des coutumes comme l’ordalie et
l’excision encore pratiquées aujourd’hui.

En analysant les écrits des auteurs du corpus, nous avons constaté que l’Histoire se répète, que les
guerres n’ont pas de fin. Pour sa part, Sami Tchak a souligné de nouveaux problèmes affrontés
par le monde d’aujourd’hui, la migration clandestine et la résurgence du racisme.

En définitive, la responsabilité sociale de l’écrivain est de « témoigner », « d’être en situation » et


de nombreux auteurs en sont conscients. En suivant l’exemple de Sartre et de Camus, de Najjar,
de Tchak ou de Claudel, par le pouvoir du verbe, ils témoigneront, dénonceront la violence,
la barbarie, l’indifférence des dirigeants devant les souffrances de la population civile. Il reste à
espérer que leur message sera entendu.

321
Enfin, la pandémie de Covid19 oriente déjà les écrits vers une autre voie, car la littérature
postmoderne est structurée sur l’évolution de la société et spécialement du mode de vie :
l’enseignement en ligne dans les écoles et les universités, l’isolement, le manque de sociabilité,
ou encore les catastrophes récentes ont eu un écho sur le comportement de l’individu, la société et
le mode d’expression : l’écriture et les arts.

Comme nous le constatons, l’artiste ne peut rester indifférent aux problèmes qui accablent le
monde actuel ; le verbe, le pinceau ou le burin transforment le Mal en œuvre d’art, en Beauté,
faisant écho à ce vers célèbre de Baudelaire : « Tu m’as donné ta boue et j’en ait fait de l’or. »

322
323
Annexe I

Biographies des auteurs du corpus

1. Alexandre Najjar

Alexandre Najjar est né à Beyrouth en 1967. Fils aîné de six enfants, il vit une enfance heureuse
dans une famille très unie. Dès son plus jeune âge, il éprouve pour son père, avocat du barreau,
en plus d’une profonde affection, une admiration fascinée. Il lui a d’ailleurs consacrer un livre,
Le Silence du ténor. Sa mère lui montre l’exemple du dévouement et de l’amour sans partage
pour son mari et ses enfants. C’est avec beaucoup d’amour qu’il parle d’elle dans ses écrits
inspirés de sa propre vie. Malheureusement, la guerre vient perturber la vie familiale. Alexandre a
alors 8 ans et il sera désormais entraîné dans la tourmente, vivant comme tous les Libanais au
rythme des bombardements, des coupures d’eau et d’électricité et cela jusqu’à l’âge de vingt-trois
ans.

Cependant, ses études scolaires entreprises au Collège de Jamhour se poursuivent et ne sont


interrompues que durant des périodes plus au moins longues, selon l’état de la sécurité. Inspiré
par l’exemple de son père, le jeune homme se rend ensuite en France pour des études juridiques.
À son retour au Liban, il s’inscrit au barreau. I mène depuis une carrière juridique dans le
domaine du droit bancaire et financier. En même temps, Alexandre Najjar occupe des fonctions
officielles : Conseiller du Ministre de la Culture et membre du Comité de modernisation des lois,
il est aussi représentant du Liban dans la Commission juridique de l’UNESCO et membre de la
Commission nationale de l’UNESCO au Liban. Il a enfin participé activement à plusieurs
organisations culturelles ou littéraires.

Par ailleurs, le jeune homme vit une autre passion, l’écriture une vocation est née très tôt,
favorisée par la guerre !

Il publie des articles dans la revue du Collège et compose ses premiers poèmes.

Alexandre devra attendre 1988 pour se faire connaître comme écrivain grâce à un recueil de
poésie, A quoi rêvent les statues. Suit, un an plus tard, un recueil de deux nouvelles, La honte du
survivant et Le ciel n’est pas l’ennemi. Depuis, Alexandre Najjar mène avec bonheur les deux

324
carrières d’avocat et d’écrivain, car estime-t-il, « il existe plusieurs points de convergence entre le
droit et la littérature. Il s’agit, dans les deux cas, d’un contact permanent avec les mots et d’une
défense commune de la vérité et de la liberté »1.

Son œuvre d’écrivain lui a valu plusieurs prix. Il est Officier dans l’Ordre des Arts et des Lettres
(France), Officier dans l’ordre du Cèdre (Liban) et Commandeur dans l’ordre civil espagnol. Il a
été élu « Ecrivain de l’année 2000 ». Il a reçu le Premier Prix de Poésie de la Ville de Paris en
1990 ; son premier roman, Les Exilés du Caucase, lui a valu le Prix de l’Asie en 1996 ; il a
obtenu le Prix France- Liban en 1997 pour L’Astronome, le Prix Méditerranée, le Prix Hervé
Diluen de l’Académie française et bien d’autres prix au Liban et en France ont couronné ses
écrits.

Alexandre Najjar dirige aussi depuis 2006 L’Orient littéraire, supplément littéraire du quotidien
L’Orient. Le Jour.

Alexandre Najjar s’est essayé plusieurs genres littéraires, toujours avec le même bonheur.

Ses recueils poétiques puisent leur inspiration dans plusieurs domaines : l’art avec À quoi rêvent
les statues (1988), l’actualité libanaise dans Khiam (2000), l’amour avec Un amour infini (2008),
la mort dans Un aller simple pour la mort (2010), l’aspiration à l’immortalité dans
Un goût d’éternité (2011). Ses récits et ses nouvelles naissent de son expérience
autobiographique et de son intérêt pour l’histoire.

Ses romans sont en majorité des romans historiques. Citons : Les Exilés du Caucase (1995),
L’Astronome (1997), Athina (2000), Le roman de Beyrouth (2005), Phénicia (2008) Berlin 36,
Kadicha (2011), Harry et Franz (2018), Les Confessions de Beethoven (2019).

Alexandre Najjar a, en outre, écrit des biographies, faisant revivre des personnalités connues ou
peu connues des lecteurs : Le Procureur de l’Empire (2001) réédité en 2011 sous le titre
Le Censeur de Baudelaire raconte la vie d’Ernest Pinard Procureur du second Empire,
Khalil Gibran (2000), Le Mousquetaire (2003).

Alexandre Najjar est aussi l’auteur d’un essai De Gaulle et le Liban (2002 et 2004).

Magazine, janvier 2007.


1

325
Son amour pour la langue française se révèle dans Pérennité de la littérature libanaise
d’expression française (1993).

Enfin, l’auteur a composé une trilogie familiale ou autobiographique qui comprend :

L’École de la guerre (1999), un récit nourri de son expérience d’enfant, puis d’adolescent
pendant la guerre du Liban ; Le Silence du ténor (2006) où il évoque sa relation avec son père
grand avocat foudroyé par la maladie ; Mimosa (2017) qui est un hommage à sa mère, une femme
courageuse et dévouée, passionnée de fleurs et de plantes médicinales.

Alexandre Najjar a reçu récemment le Grand Prix de la Francophonie 2020.

2. Sami Tchak

Sami Tchack, de son vrai nom vrai nom SadambaTcha-Koura est un écrivain africain né au Togo
en 1960. Il a passé son enfance et son adolescence dans son pays natal. Il est l’unique garçon de
la famille qui est allé à l’école et suivi des études supérieures. Passionné par la philosophie, il a
obtenu sa licence à l’université de Lomé en 1983 et un doctorat de sociologie en France.

L’auteur togolais a d’abord travaillé dans l’enseignement avant de devenir écrivain et critique
bien connu.

Les années 2000 ont apporté de nombreuses modifications dans vie. Son parcours éducatif est
couronné avec la parution de Hermina, en 2003, La Fête des masques en 2004, Le paradis des
chiots en 2006 et Filles de Mexico, en 2008, évoquant les traditions et les rapports entre les
nations. Il a obtenu en 2004 le Grand prix littéraire d’Afrique noire.

La société africaine et ses préoccupations ont fait l’objet de plusieurs séminaires organisés par
Sami Tchack. Son retour à son pays d’origine en 2011 est marqué par l’apparition des romans
suivants : La couleur de l’écrivain, Place des fêtes, Al Capone Le Malien, roman dans lequel il
n’hésite pas à dénoncer la corruption et le matérialisme scandaleux de milieu africain, Les fables
de Moineau et Ainsi parlait mon père, publié en 2018, objet de notre étude. Il est conçu comme
une dédicace adressée à son père décédé à La Mecque en 2003. Malgré la séparation et la rupture
du dialogue verbal entre le fils et le père, le contact s’est maintenu par le biais de l’écrit.

326
Puisqu’il est né l’année de l’indépendance du Togo, Sami Tchack réfléchit sur le devenir africain
par ses écrits.

3. Charles Juliet

Charles Juliet, poète et écrivain français, est né le 3 septembre 1934 à Jujurieux l’un des villages
de l’Ain. Son enfance et son adolescence sont difficiles. À l’âge de trois mois, il est confié à une
famille paysanne suisse à la suite à l’internement de sa mère dans un hôpital psychiatrique.
Vers sept ans, il assiste à l’enterrement de sa mère biologique dont il découvre alors l’existence.
Sa famille adoptive l’a entouré d’affection et d’amour. À douze ans, il est envoyé à l’école des
enfants de troupe et il poursuit ensuite ses études à l’Ecole de santé militaire de Lyon.

La littérature était pour lui une source de consolation et un refuge. Il s’est écarté de son milieu
social et s’est livré au silence pour se consacrer à l’écriture …

Sa vie personnelle constitue une matière fertile à ses ouvrages. Fragment, publié en 1989 et
préfacé par Georges Haldas est sa première œuvre d’art dédiée à sa mère biologique après quinze
ans de travail. Ses ouvrages alternent entre la biographie de sa mère et l’autobiographie
personnelle.

Connu par le biais de ses romans comme L’année de l’Éveil, paru en 1989 et Lambeaux publié en
1995 consacré à sa mère biologique et sa mère adoptive.

Outre son engagement dans la littérature, Juliet a maitrisé l’art du journalisme. Il a réalisé
plusieurs émissions pour France culture et ses travaux sont diffusés sur les antennes
radiophoniques.

IL a été est récompensé par plusieurs prix : le Grand prix des lectrices de Elle en 1989, le Prix
Goncourt de la poésie en 2017 et le Grand prix de l’Académie française pour l’ensemble de son
œuvre.

4. Sorj Chalandon

Sorj Chalandon dont le prénom de naissance est Georges est né à Tunisie le 16 mai 1952. Il a
passé son enfance à Lyon avec son frère et ses parents.

327
Son enfance est marquée par la brutalité de son père et l’absence d’affection maternelle.

Les années 1973 ont marqué un véritable tournant dans sa vie. Son lancement dans le domaine
journalistique a maintenu son attachement à la presse écrite. Il a travaillé comme grand rédacteur
dans Libération durant trente ans et actuellement il écrit dans Le canard enchaîné.

Ses reportages de qualités sur l’Irlande du Nord et le procès de Klaus Barbie lui ont valu des
récompenses en 1988. Il est devenu formateur au centre journalistique à Paris de 2007 à 2009.
La clôture de sa carrière journalistique lui a ouvert une nouvelle perspective dans le champ
littéraire.

Nombreux de ses écrits reviennent à l’enfance, à l’évocation de son père mythomane ; il dénonce
les vices sociaux et appelle à des meilleures conditions de vie par l’appel à l’assurance des droits
de la citoyenneté.

L’impact de la vie personnelle se voit clairement dans le ses écrits. Un grand nombre de ses
romans ont été publiés chez Grasset comme Le petit Bonzi où évoque le bégaiement expression
de son enfance tourmentée. De même, Mon Maitre, écrit en 2008 relate son amitié avec Denis
Donaldson, se transforme en traitre dans Retour à Killybegs en 2011.

L’originalité de ses écrits réside dans la concrétisation des évènements politiques et familiaux
liant la réalité à la fiction. Il a été récompensé par plusieurs prix : le Prix Albert Londres en 1988,
le prix Médicis en 2006, le Prix du roman de l’Académie française. Le quatrième mur, inspiré de
son séjour au Liban en tant que journaliste en 1982, lui a valu le Prix Goncourt des lycéens en
2013 et le Prix Goncourt Moyen-Orient la même année. Profession du père, publié chez Grasset,
a reçu le Prix du style.

328
ANNEXE II

La guerre du Liban

Le conflit qui débute le 13 avril 1973 est précédé de tensions qui s’exacerbent : les relations avec
la Syrie, le problème palestinien et les difficultés politiques internes.

La création du Grand Liban par la France en 1920 est une source de contestation pour les
nationalistes tant syriens que libanais, qui revendiquent le rattachement du Liban à la Syrie.
Damas cherche de ce fait à contrôler le Liban et exerce diverses pressions qui tendent les
relations entre les deux Etats. De plus, dans le contexte de la guerre froide, le Liban s’étant rangé
dans le camp occidental, il refuse d’intégrer la République arabe unie et se distingue par sa liberté
d’expression et son économie libérale.

Le problème palestinien est consécutif à la guerre israélo-arabe de 1948-1949. Le Liban,


intervenu militairement aux côtés des armées arabes, est concerné pour deux raisons. Tout
d’abord, la frontière entre le Liban et Israël fixée en 1920 par les puissances
mandataires française et britannique est choisie lors de l’armistice israélo-libanais de
mars 1949 comme ligne de cessez-le-feu, et est surveillée par une mission de l’ONU. Ensuite, les
réfugiés palestiniens sont accueillis au Liban, et sont répartis dans environ quinze camps près des
grandes villes. De 100 000, le nombre des réfugiés augmente après la guerre des six jours de
1967 et après Septembre noir (1970) à 250 000. Les camps, où sont recrées les organisations
politiques et paramilitaires palestiniennes (notamment l’OLP), servent également de base
d’entraînement militaire. Des opérations sont ainsi lancées, à partir du Liban, contre Israël, qui
attaque le territoire libanais en représailles. Le but israélien est double : lutter contre les
Palestiniens et forcer l’Etat libanais à combattre ces derniers. L’accord du Caire de novembre
1969 reconnaît la présence militaire palestinienne au Liban, en échange de quoi l’OLP reconnaît
la souveraineté libanaise. Néanmoins, les répercussions liées à la présence palestinienne sont
nombreuses pour le Liban : en dépit de l’accord du Caire, le pays est touché dans sa souveraineté
par les actions des Palestiniens et des Israéliens. Les tensions politiques sont en effet exacerbées
par la présence palestinienne au Liban. Le Mouvement national, dirigé par le druze Kamal
Joumblatt, réunit les arabistes, tant chrétiens que musulmans, et soutient les Palestiniens. En face,

329
les chrétiens défendent la nation libanaise. Plusieurs d’entres eux, Camille Chamoun, Pierre
Gemayel ainsi que le président de la République Suleiman Frangié, créent le Front libanais. À ces
difficultés politiques s’ajoute l’évolution de la société : le réveil du syndicalisme, la volonté de
sortir du communautarisme, tant sur le plan personnel et individuel par la recherche de la laïcité
(c’est-à-dire de ne plus être répertorié en fonction de l’appartenance religieuse), que sur le plan
du fonctionnement du système politique basé sur la répartition communautaire. Des grèves et des
manifestations sont le corollaire à ce contexte troublé et les partis politiques recueillent de
nouvelles adhésions. Ils constituent et arment également des milices, comme les Phalanges (ou
Kataëb) fondées par Pierre Gemayel.

Dans ce contexte politique et social très lourd, la guerre du Liban se déclenche.

Le déclenchement de la guerre civile en avril 1975 et l’arrivée des troupes syriennes

La guerre débute le 13 avril 1975, à la suite d’un incident entre les Phalanges et des Palestiniens
dans la banlieue de Beyrouth. Cet incident met le feu aux poudres et embrase tout le Liban. Deux
factions se font face dans des affrontements violents et meurtriers (guérilla dans les villes,
assassinats de civils, francs-tireurs, bombardements) qui touchent tout le pays : les chrétiens d’un
côté et les défenseurs de l’arabisme et des Palestiniens de l’autre. À Beyrouth, dont le centre est
détruit à l’automne 1975, une ligne de démarcation sépare l’est chrétien de l’ouest musulman.
C’est dans ce contexte que l’armée syrienne entre au Liban. Dès le début du conflit, la Syrie
a proposé sa médiation. Son intervention est motivée par plusieurs raisons : la crainte d’une
alliance entre un petit Liban chrétien et Israël, la crainte d’une invasion de la Syrie par l’armée
israélienne en passant par le Liban et la volonté de contrôler la résistance palestinienne. La
volonté à terme du président syrien Hafez el-Assad est de créer une Grande Syrie sous l’égide
syrienne, composée de la Syrie, du Liban, de la Jordanie et de l’OLP. Après des contacts établis
entre les différents chefs libanais (Kamal Joumblatt qui a rejeté violemment cette intervention et
l’a payé de sa vie le 16 mars 1977 et les chrétiens plutôt favorables à une intervention
qui va les aider à redresser leur situation gravement compromise dans la montagne face aux
Palestiniens et au Mouvement National), les troupes syriennes entrent au Liban début juin 1976.
Cette intervention militaire est acceptée par les responsables politiques libanais, dont le président
Frangié. Freinées dans leur progression par des combats menés par les Palestiniens, les troupes

330
syriennes entrent à Beyrouth le 15 novembre 1976 (elles n’entrent pas au Sud Liban). Leur
arrivée est l’occasion d’un arrêt des combats, après un an et demi de guerre et 65 000 victimes.

Sur le plan régional, l’intervention de la Syrie suscite la prise de position diplomatique de


l’Arabie Saoudite et de l’Egypte. Au cours d’un sommet organisé à Riyad par ces deux Etats, le
Liban et l’OLP reconnaissent la légitimité de la présence syrienne au Liban, tandis que la Syrie
reconnaît la présence au Liban d’une force armée composée de troupes d’Arabie Saoudite, du
Soudan, de la Libye, du Yémen et des Emirats arabes unis. Cette force de 30 000 hommes est
appelée Force arabe de dissuasion (FAD).

Au Liban, le président Frangié est remplacé par Elias Sarkis, élu à la présidence de la République
le 8 mai 1976. Sélim Hoss devient président du Conseil. Le gouvernement libanais souhaite
rétablir l’unité nationale et reconstruire le pays. Mais Elias Sarkis doit faire face à de nombreux
défis. Une très forte proportion de la population est réfugiée à l’étranger et hésite à revenir au
Liban. Sur le plan militaire, une armée libanaise est recréée, et les milices, conformément aux
décisions de Riyad, doivent désarmer. Ces dernières refusent non seulement de désarmer mais
également de se plier à l’Etat, devenant ainsi un contre-pouvoir. Dans le même temps, les
relations entre chrétiens et syriens, ainsi qu’entre les différents groupes chrétiens se délitent.
Tandis que la guerre civile se calme, les milices chrétiennes décident de lutter contre la présence
syrienne, craignant que les Syriens ne deviennent les nouveaux occupants. Dans le même temps,
afin de trouver de nouveaux alliés, les chrétiens se rapprochent des Israéliens. Sur le terrain, les
chrétiens du Front libanais se battent contre l’armée syrienne dès février 1978, et des
bombardements détruisent Beyrouth est en septembre et en octobre.

L’armée israélienne au Sud Liban

Au Sud Liban, l’armée israélienne, à la suite d’une attaque palestinienne en mars 1978, envahit le
Sud Liban jusqu’au fleuve Litani, afin de dissuader les Palestiniens de nouvelles attaques. Cette
opération, qui provoque la fuite vers Saïda et Beyrouth de 200 000 Libanais, est condamnée par
le conseil de sécurité de l’ONU. Deux résolutions créent la FINUL (force intérimaire des Nations
unies au Liban) qui prend position au Sud Liban, afin de rétablir la sécurité et l’autorité du
gouvernement libanais. L’armée israélienne est obligée d’évacuer mais elle met en place une
« ceinture de sécurité », c’est-à-dire une bande d’environ 10 km de profondeur, s’étendant de la

331
côte à la ville de Merjayoun, et laissée à la milice du colonel Saad Haddad. Cette milice, aidée
par l’armée israélienne, interdit à l’armée régulière libanaise de reprendre position dans le Sud
Liban. Les combats sont nombreux entre la milice de Haddad et les positions libanaises et
palestiniennes, tandis que les bombardements de l’aviation israélienne se poursuivent.

Relations entre chrétiens

Les relations entre chrétiens sont également très tendues. Le fils de Pierre Gemayel,
Bachir Gemayel, réorganise dès l’été 1976 les structures paramilitaires rattachées au parti Kataëb
et les dote d’un commandement autonome. Après la chute du camp palestinien de Tell el-Zaatar,
situé dans les faubourgs chrétiens de Beyrouth, ces milices prennent le nom de Forces libanaises.
Bachir Gemayel devient leur chef à la suite de William Hawi, mort au cours des combats. Quant
à Pierre Gemayel, il reste le chef du parti Kataëb jusqu’à sa mort en 1984. L’ambition de Bachir
est d’unifier toutes les milices chrétiennes. Mais les maronites du nord Liban, conduits par
l’ancien président Frangié, refusent cette unification. Le contentieux opposant les deux camps
porte sur la volonté d’obtenir des intérêts économiques sur différentes entreprises d’Etat très
lucratives, comme les cimenteries nationales ; sur les relations avec la Syrie ; sur la direction de
la communauté maronite et par conséquent sur la présidence de la République. La riposte de
Bachir Gemayel est immédiate. Un commando des Forces libanaises, sous le commandement de
Samir Geagea, assassine le fils de l’ancien président Frangié, Tony Frangié, ainsi que sa famille
le 13 juin 1978. Le 7 juillet 1980, une opération similaire est menée contre l’autre grande rivale
des Forces libanaises, la milice du Parti National Libéral de l’ancien président Camille Chamoun
et commandée par son fils Dany. Ce dernier, contrairement à Tony Frangié, a la vie sauve, mais
ses combattants doivent intégrer la milice de Bachir Gemayel qui, désormais, domine du côté
chrétien.

Bachir Gemayel entreprend alors de s’opposer aux Syriens dans la Békaa, région stratégique pour
la sécurité de la Syrie en cas d’attaque israélienne. Contrôler la ville chrétienne de Zahlé devient
l’enjeu du Front libanais et des Syriens. Les combats entre la milice chrétienne et l’armée
syrienne débutent dès le mois de décembre 1980, et fin avril, les Syriens assiègent la ville. En
parallèle, les combats reprennent à Beyrouth le 2 avril, puis se propagent au sud Liban entre
Palestiniens et Israéliens. Les Etats-Unis envoient alors un médiateur, le diplomate américain

332
d’origine libanaise Philippe Habib. Des tractations diplomatiques s’organisent entre les Libanais,
les Palestiniens et les Israéliens, et un cessez-le-feu est négocié le 24 juillet 1981.

Nouvelle intervention israélienne

En 1982, une nouvelle intervention israélienne se prépare. L’objectif est double : éliminer la
résistance palestinienne du Liban et favoriser la victoire des Forces libanaises et l’accès à la
présidence de la République de leur chef, Bachir Gemayel, qui s’engage à signer un traité de paix
avec Israël. Sur le plan politique, le président Sarkis, ne parvenant pas à réaliser l’unité du pays,
soutient la candidature de Bachir Gemayel à la présidence de la République. Celui-ci garantit
pour sa part son aide militaire aux Israéliens. L’opération militaire israélienne, appelée Paix en
Galilée, débute le 6 juin 1982. 100 000 soldats israéliens combattent les Palestiniens dans le Sud
Liban et atteignent Beyrouth le 14 juin où ils rejoignent les troupes des Forces libanaises. Ces
dernières reçoivent l’ordre de ne pas combattre et d’apporter uniquement une aide logistique aux
Forces de défense israéliennes. Bachir Gemayel ne veut en effet pas impliquer directement ses
hommes auprès des Israéliens, afin de préserver son image pour l’avenir auprès des communautés
musulmanes hostiles à Israël. Dès le 9 juin, les Israéliens attaquent également l’armée syrienne
dans le Chouf et dans la Bekaa, où elle subit de lourdes pertes et se retire brutalement de toutes
les positions jusque-là occupées. Grâce à la médiation américaine de Philippe Habib, un cessez-
le-feu est signé le 11 juin. L’armée israélienne poursuit son offensive et bombarde Beyrouth
Ouest où sont repliés les combattants palestiniens et le commandement de l’OLP. La médiation
américaine obtient l’évacuation de l’OLP à partir du 21 août sous la protection d’une force
multinationale composée de 2500 soldats français, américains et italiens et la promesse
israélienne de ne pas entrer dans Beyrouth Ouest. Une fois sa tâche accomplie, la Force
multinationale quitte le Liban le 13 septembre 1983

Assassinat de Bachir Gemayel

En politique intérieure, Bachir Gemayel est élu à la présidence de la République le 23 août et


s’attache à rétablir l’Etat libanais sur l’ensemble du territoire national. Il tend la main aux leaders
musulmans et prône la réconciliation nationale. Sa politique implique donc une alliance discrète

333
avec Israël et non, comme le souhaite Israël, un traité de paix. Il est assassiné le 14 septembre,
ainsi que de nombreux civils, alors qu’il tenait une dernière rencontre avec ses partisans au QG
des Forces libanaises du quartier d’Achrafieh. Au lendemain de l’assassinat du président élu, et
en dépit de la promesse de ne pas investir Beyrouth Ouest, l’armée israélienne y entre, afin
d’assurer la sécurité et d’éviter des massacres. En réalité, Israël souhaite achever la destruction de
la présence palestinienne (armes et combattants). Les Forces libanaises entrent également à
Beyrouth et massacrent du 16 au 18 septembre les populations palestiniennes civiles (les
combattants ont été évacués par la Force multinationale) des camps de Sabra et Chatila, sous le
regard des militaires israéliens. Une fois connue la nouvelle du massacre, la Force Multinationale
retourne au Liban. Le 21 septembre, Amine Gemayel, frère du président assassiné, est élu
Président.

Présidence d’Amine Gemayel

Amine Gemayel poursuit la politique de son frère (refus de signer un traité de paix avec Israël,
restauration de l’Etat libanais et reconstitution d’une armée nationale) mais il se heurte à
l’opposition des Forces libanaises, alliées d’Israël, qu’il ne parvient pas à contrôler. Il s’appuie
également sur la politique américaine qui prône l’évacuation des forces étrangères du Liban et sur
la présence de la Force multinationale. Mais les heurts se poursuivent avec les différentes factions
présentes au Liban : Forces libanaises, armée israélienne, armée syrienne, Front de la résistance
nationale libanaise (créé le 16 septembre 1982 et qui réunit le parti communiste, le parti syrien
national et social, le Fatah palestinien, le FPLP). Des négociations sont entamées entre le Liban et
Israël le 28 décembre 1982, sous la médiation américaine. Un accord, conclu le 17 mai 1983,
décide du retrait des forces israéliennes, syriennes et palestiniennes du Liban. Mais cet accord
n’est accepté ni par la Syrie ni par le Front de la résistance nationale libanaise.

À l’été 1983, dans le Sud Liban, les chiites et le mouvement chiite Amal de Nabih Berri,
mouvement pro-syrien, se battent contre les Israéliens. Le but de Amal est d’obtenir des pouvoirs
plus étendus pour la communauté chiite, dans un Etat libanais réunifié sous l’égide syrienne.
Un autre mouvement apparaît à la même époque : le Hezbollah (parti de Dieu), parti chiite pro-
iranien, qui veut installer une république islamique au Liban. Dans le Chouf, l’armée israélienne
décide d’un changement de stratégie et évacue la région début septembre 1983, laissant derrière

334
elle les combattants des Forces libanaises qui ont mis à profit l’invasion israélienne pour investir
le Chouf, où ils commettent des actes hostiles envers les notabilités et la population druzes. Il
s’en suit « la guerre de la montagne » de septembre 1983, au cours de laquelle les druzes aidés de
combattants palestiniens et d’armes envoyées par la Syrie battent les Forces libanaises aidées de
la Force multinationale qui, à partir de ses porte-avions croisant le long du rivage beyrouthin,
bombarde les positions druzes. Vivement critiquée pour son soutien aux Forces libanaises, la
Force multinationale est victime de deux attentats le 23 octobre, l’un contre les Français (57
morts) et l’autre contre les Américains (241 morts). Dans une réaction immédiate, le président
Amine Gemayel annonce son intention de ne pas ratifier l’accord du 17 mai, semant la
consternation dans les rangs des Forces libanaises. La Force multinationale évacue le Liban en
février 1984.

Sur le plan diplomatique, une conférence se tient à Genève du 31 octobre au 4 novembre 1983,
avec les responsables politiques libanais afin de trouver une solution à la guerre. La Syrie est
représentée par son ministre des Affaires étrangères Abdel Halim Khaddam, et l’Arabie Saoudite
par le secrétaire général du ministère des Affaires étrangères Mahmoud Massoud, et par Rafic
Hariri, homme d’affaires libano-saoudien qui a mis ses talents de négociateur et sa fortune
personnelle au service de la conférence. Aucun accord n’ayant été trouvé sur les réformes et sur
la cessation des hostilités, la conférence de Genève se solde par un échec. Et la guerre se poursuit
avec l’intervention d’une nouvelle force : le 6 février 1984, les miliciens d’Amal, du PSP, du
PSNS et du PCF, forts de la révolution iranienne et du retrait de la Force multinationale,
s’emparent de Beyrouth Ouest. Le président Amine Gemayel révoque l’accord du 17 mai et est
reçu le 29 février 1984 avec les honneurs à Damas par le président Assad qui, la veille, a déjoué
un putsch organisé par son frère Rifaat. Une nouvelle conférence est alors organisée à Lausanne
du 12 au 21 mars au cours de laquelle un gouvernement d’union nationale est constitué. La
déclaration finale de la conférence de Lausanne pose les fondements des futurs Accord Tripartite.
Le président Frangié s’oppose violemment à la réduction des privilèges traditionnels de la
communauté maronite. Une altercation a même lieu à ce sujet entre lui et le ministre
Khaddam qui se hâte de rentrer à Damas.

Retrait israélien du Sud Liban

335
Dans le même temps, Israël, pour des raisons de politique intérieure et d’intensification de la
guérilla à son encontre, décide de retirer son armée du Sud Liban. Ce retrait s’effectue de janvier
à juin 1985. Une zone de sécurité de 20 km de profondeur est constituée en territoire libanais,
et confiée à l’armée israélienne ainsi qu’à la milice dirigée par le général libanais Antoine Lahad
(devenu le chef de la milice à la suite de la mort de Saad Haddad). Profitant du départ israélien,
l’OLP se réinstalle dans les camps palestiniens du Sud Liban. Quant aux chiites du mouvement
Amal, ils intensifient leurs actions afin de prendre le contrôle de la totalité de Beyrouth-Ouest et
se heurtent dans leur entreprise aux intérêts des druzes de Walid Joumblatt. De son côté, le
Hezbollah, souhaitant l’établissement d’une république islamique au Liban et la guerre contre
Israël, se bat contre Amal (qui ne veut pas de la reprise des combats avec Israël). Des
affrontements ont lieu entre Amal et le Hezbollah dans la banlieue de Beyrouth et dans le Sud
Liban, et sont renforcés par des prises d’otages d’Occidentaux par les mouvements pro-iraniens.
La situation se complique encore le 19 mai 1985, lorsque commence la guerre des camps entre le
mouvement Amal et les Palestiniens, qui, en un mois fait plus de 1 000 morts et 4 000 blessés.
Ces affrontements durent jusqu’en 1988.

Accord Tripartite

L’année 1985 est également riche en bouleversements dans les régions contrôlées par les Forces
libanaises. Depuis la mort de leur chef Bachir Gemayel, ces dernières vivent une transition
difficile. Leur allégeance au président Amine Gemayel a été de pure forme. L’abrogation de
l’Accord du 17 mai les a fait basculer dans l’opposition au nouveau régime. Le 12 mars 1985,
Samir Geagea, le commandant des Forces libanaises à Jbeil (Byblos), conduit un mouvement
insurrectionnel (Intifada). Il conteste le rapprochement qui s’esquisse entre les Kataëb et la Syrie
à l’initiative de la nouvelle direction du parti, à la suite du décès le 29 août 1984 de son
fondateur, cheikh Pierre Gemayel. Le 9 mai 1985, Geagea est renversé par Elie Hobeika qui,
suite à une deuxième Intifada, prend le commandement des Forces libanaises et prône un
rapprochement avec Damas. Au cours de l’été 1985, des réunions se déroulent à Damas entre les
Forces libanaises dirigées par Hobeika, le PSP et Amal. Le 26 octobre 1985, un texte intitulé
« Projet pour une solution nationale au Liban » est signé par les représentants des trois partis qui,
au regard de la Syrie, sont les plus influents sur la scène libanaise. Ce document est rejeté par
l’ensemble des maronites, par le président Amine Gemayel qui n’a pas été consulté, et par

336
l’ancien président Frangié. Ceci n’empêche pas le texte d’être officiellement adopté à Damas le
28 décembre 1985. Il sera désormais connu sous le nom d’Accord Tripartite. Il décrète
notamment : la fin de l’état de guerre, l’équilibre des pouvoirs entre chrétiens et musulmans,
l’abolition du confessionnalisme et la réforme des institutions. Les dispositions
posant problème aux maronites sont celles concernant l’éducation et l’information, qui doivent
être remodelées de façon coordonnée avec la Syrie. La liberté du système éducatif libanais et de
la presse libanaise apparaît menacée. Le 13 janvier 1986, lors d’un sommet qui le réunit avec le
président syrien Assad, le président Amine Gemayel refuse d’adopter l’Accord Tripartite. Le 15
janvier 1986, une nouvelle Intifada conduite par Samir Geagea contraint Elie Hobeika à quitter le
Liban. Il gagne la Syrie via Paris. Ce mouvement insurrectionnel sonne le glas de l’Accord
Tripartite, mais pour un temps seulement. Il finit par s’imposer sous le nom d’Accord de Taëf à la
fin de l’année 1989.

Impasse politique et accord de Taëf

En 1987, la Syrie se repositionne au Liban, à la demande du gouvernement libanais. L’armée


syrienne s’installe à Beyrouth Ouest. Son but est de rétablir l’ordre dans le conflit qui oppose
Amal et les druzes. Sur le plan politique, le président Amine Gemayel arrive en fin de mandat et
de nouvelles élections se préparent pour l’été 1988, mais le Parlement n’a pas encore trouvé son
successeur. Le climat politique est très tendu : le président du Conseil, Rachid Karamé, assassiné
le 1er juin 1987, est remplacé par le ministre de l’Education Sélim Hoss. La Syrie, l’Irak et les
Etats-Unis interviennent alors dans le choix du candidat. L’impasse est totale, les Forces
libanaises rejetant tous les candidats proposés par la Syrie et par les Etats-Unis. C’est finalement
le général Aoun qui est choisi pour former un gouvernement provisoire, en attendant l’élection
définitive d’un président de la République. Le président du Conseil Sélim Hoss maintient
néanmoins son gouvernement soutenu par la Syrie : il y a donc à la tête de l’Etat libanais deux
gouvernements. La mission initiale du général Aoun est de faire élire un nouveau président de
la République. Mais il s’engage dans une politique d’indépendance et d’intégrité du Liban,
politique qui passe par la lutte contre les milices, et notamment les Forces libanaises qu’il attaque
à partir du 14 février 1989. Il déclare également la guerre aux Syriens par la « guerre de
libération » menée du 14 mars au 22 septembre 1989.

337
Dans le même temps, une solution au conflit est examinée par la Ligue des Etats arabes. Trois
Etats membres, le Maroc, l’Algérie et l’Arabie Saoudite tentent une médiation entre les différents
acteurs libanais et la Syrie. Un accord est trouvé à Taëf, en Arabie Saoudite, le 22 octobre 1989.
Le général Aoun et ses partisans refusent la mise en application de cet accord, et l’élection à la
présidence de la République de René Moawad, député de Zghorta, le 5 novembre 1989, n’est
reconnue ni par Michel Aoun qui se proclame président du Liban le 7 novembre, ni par Samir
Geagea. Le 22 novembre, René Moawad est assassiné et Elias Hraoui, député de
Zahlé, le remplace à la présidence de la République. Le général Aoun poursuit néanmoins, en
janvier 1990, la guerre contre les Forces libanaises de Samir Geagea. Le 13 octobre 1990, la
Syrie, décidée à mettre fin à sa résistance, bombarde son armée qui rend les armes. Aoun
demande alors à ses partisans de rejoindre l’armée légale et lui-même demande asile à
l’ambassade de France et part en exil à Paris.

La reconstruction du Liban se déroule sous la tutelle syrienne, comme il en a été décidé à Taëf, et
suite à la signature d’un accord entre les deux pays, le 22 mai 1991, par lequel le Liban accepte
d’harmoniser sa politique extérieure et culturelle ainsi que son économie avec la Syrie. En outre,
l’armée syrienne, malgré les décisions prises à Taëf, est autorisée à rester au Liban et n’est plus
tenue de se replier dans la Bekaa, tant que l’armée israélienne restera dans le Sud Liban et tant
que toutes les réformes constitutionnelles ne seront pas mises en place. Le gouvernement doit
faire face à plusieurs défis : la reconstruction de l’Etat, la faiblesse de l’économie, avec une livre
très basse et un manque d’investissement, et la question des populations déplacées.

Référence bibliographique

AMMOUN D. (2005) Histoire du Liban contemporain, 1943-1990. Paris : Fayard

Récupéré sur https://www.lesclesdumoyenorient.com/Guerre-civile-libanaise.htmlpublié le 25


octobre 2020

338
Annexe III

Le putsch d’Alger

Dans la nuit du 21 au 22 avril 1961, quatre généraux français opposés à l'indépendance de


l'Algérie font sédition et s'emparent d'Alger avec des légionnaires et parachutistes, défiant le
général de Gaulle au pouvoir. L'épisode sera bref et se soldera par un échec mais restera un fait
marquant de ce qui ne s'appelait pas encore la guerre d'Algérie.

« Garder l’Algérie ». Tel est le serment, au matin du 22 avril 1961, du général Maurice Challe
lorsqu’il prend la parole pour expliquer la situation. Challe est l’un des quatre généraux qui
estiment alors que le président Charles de Gaulle est en train d’abandonner l’Algérie. Une
trahison inacceptable à leurs yeux.

L’épisode sera bref, à peine cinq jours. Six décennies plus tard, il apparaît comme le geste un peu
désespéré et parfaitement rocambolesque d’une vieille garde déjà nostalgique d’une époque
irrémédiablement révolue, celle de l’Algérie française.

En ce mois d'avril 1961, l'histoire est en effet en marche. Le 16 septembre 1959 de Gaulle a
reconnu le droit des Algériens à l'autodétermination et, le 8 janvier 1961, les Français ont voté à
75% en sa faveur lors d'un référendum ouvrant la voie à l'indépendance du pays colonisé par la
France depuis 130 ans.

Pour une partie des cadres de l'armée française, déjà humiliés par la défaite en Indochine, c'est
une trahison insupportable du pouvoir, incarnée par le général de Gaulle devenu président de la
République, et qui vient d'évoquer, le 11 avril, un « État souverain » en Algérie.
Les quatre putschistes Maurice Challe, Edmond Jouhaud, André Zeller, puis le général Raoul
Salan qui les rejoint le 23 depuis l'Espagne, ne seront pas seuls. D'autres généraux au rang moins
prestigieux les suivront, mais sans un basculement total de la haute hiérarchie militaire et sans les
soldats de l'armée de conscription. Récit d’une opération vouée à l’échec.

Prise de contrôle nocturne

339
Dans la nuit du 21 au 22 avril, le 1er régiment de parachutistes du commandant de Saint-Marc,
cantonné à Zeralda dans la banlieue ouest d'Alger, fait route direction la capitale et y investit le
Palais d'été où siègent la Délégation Générale, les bâtiments officiels, la radio et les centraux
téléphoniques et télégraphiques. Le centre d'Alger est quadrillé de chicanes.

Le délégué Général du gouvernement, Jean Morin, et le ministre des Travaux publics, Robert
Buron sont arrêtés ainsi que le Général Fernand Gambiez, commandant en chef des troupes en
Algérie, qui tentait de regagner son PC.

Radio Alger l’annonce : « l'armée a pris le pouvoir en Algérie et au Sahara ». L'Agence


France-Presse relaie alors une déclaration du ministère de l'Information : « L'indiscipline de
certains chefs et de certaines troupes a abouti ce matin à Alger à placer les pouvoirs civils et
militaires dans l'impossibilité d'exercer leur commandement. La situation dans le reste de
l'Algérie est calme. Le gouvernement a pris cette nuit les mesures nécessaires, qui seront
publiées dans le courant de la journée ».

À Alger, le général Challe lance un appel : « L'armée s'est assurée le contrôle du territoire
saharo-algérien. L'opération s'est déroulée conformément au plan prévu. Je suis à Alger
avec les généraux Zeller et Jouhaud, en liaison avec le général Salan, pour tenir notre
serment : garder l'Algérie. »

Le général Zeller décrète l'état de siège « sur l'étendue des 13 départements français
d'Afrique » tandis que le général Pierre-Marie Bigot, commandant la 5e région, se place sous les
ordres du général Challe. Dans l'après-midi, Radio-Alger annonce qu'Oran est aux mains des
insurgés.

Le « pronunciamiento » d'un « quarteron de généraux en retraite »

À Paris, un conseil des ministres exceptionnel proclame l'état d'urgence. Mais déjà en Algérie les
premières défections apparaissent du côté de l'armée. À Mers-el-Kébir, la Marine refuse de suivre
la sédition. Les généraux de Pouilly et Gouraud, commandants militaires d'Oranie et du
Constantinois, repoussent l'ultimatum des putschistes. Gouraud se ralliera finalement le
lendemain.
Le 23 avril à 20H00, Charles de Gaulle, en uniforme, lance sur les ondes sa célèbre

340
condamnation du pronunciamiento (une expression espagnole désignant une prise de pouvoir
par l'armée) et moque un « quarteron de généraux en retraite », « groupe d’officiers
partisans, ambitieux et fanatiques ».
« J’interdis à tout Français, et d’abord à tout soldat, d’exécuter aucun de leurs ordres »,
dit-il, déplorant d'un trois fois Hélas ! que le coup de force émane d’hommes « dont c’était le
devoir, l’honneur, la raison d’être, de servir et d’obéir ».

Ce soir-là, le Général de Gaulle annonce aussi la mise en œuvre de l'article 16 de la Constitution


qui lui donne les pleins pouvoirs. Michel Debré, Premier ministre, intervient ensuite : « Des
avions sont prêts à lancer ou à déposer des parachutistes sur divers aérodromes afin de
préparer une prise de pouvoir (...) Dès que les sirènes retentiront, allez-y à pied ou en
voiture, convaincre des soldats trompés de leur lourde erreur », demande-t-il.

Débandade

Le lendemain, Challe, Salan, Jouhaud, Zeller, les colonels Godard, Argoud, Broizat et Gardes
sont destitués par Paris. En Algérie, les appelés multiplient les actes de résistance à la sédition :
brouillage des communications, sabotage des véhicules et dépôts d'essence. Les gendarmes
reprennent Alger. Le 25 avril, les légionnaires du 1er régiment étranger de parachutistes (REP) se
réfugient au camp de Zeralda qu'ils quitteront le 27, leur unité étant dissoute.
Le gouvernement reprend la radio d'Alger. L'insurrection est terminée.
Deux des putschistes, Maurice Challe puis André Zeller, se constituent prisonniers. Edmond
Jouhaud et Raoul Salan passent à la clandestinité pour prendre la tête de l’Organisation armée
secrète (OAS).

341
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348
Table des matières
Remerciements.................................................................................................................................2
INTRODUCTION GÉNÉRALE......................................................................................................2
PREMIÈRE PARTIE.......................................................................................................................2
ENTRE RÉALITÉ ET FICTION.....................................................................................................2
Introduction......................................................................................................................................2
Chapitre 1. La biographie aux XXe et XXIe siècles : un genre rénové...........................................2
1.1. Bref historique de la biographie................................................................................................2
1.1.1. La biographie dans l’Antiquité...........................................................................................2
1.1.2. La biographie aujourd’hui..................................................................................................2
1.1.3. Évolution de la biographie de la dévalorisation à une nouvelle définition.........................2
1.2. La biographie dans les œuvres du corpus : l’Autre vu par soi..................................................2
1.2.1. Le récit biographique dans l’œuvre d’Alexandre Najjar....................................................2
1.2.1.1. Le Silence du ténor.......................................................................................................2
1.2.1.2. Mimosa.........................................................................................................................2
1.2.2. Le père centre du récit biographique dans Ainsi parlait mon père de Sami Tchak...........2
1.2.3. La biographie fictive, recréation de la mère par les mots dans Lambeaux de Charles
Juliet..............................................................................................................................................2
1.2.4. La biographie centrée sur le père dans Profession du père de Sorj Chalandon..................2
1.3. La biographie : hommage ou condamnation.............................................................................2
Chapitre 2. Autobiographie et autofiction : évolution d’un genre à l’autre.....................................2
2.1. L’autobiographie : un genre traditionnel...................................................................................2
2.1.1. L’autobiographie, un genre codifié par Philippe Lejeune..................................................2
2.1.2. Les voix narratives : le statut du narrateur..........................................................................2
2.1.3. Le narrataire........................................................................................................................2
2.1.4. Le pacte autobiographique..................................................................................................2
2.1.5. L’évolution du pacte autobiographique..............................................................................2
2.1.5.1. Autobiographie et roman autobiographique.................................................................2
2.1.6. Le « Pacte » vu par ses détracteurs.....................................................................................2
2.1.6.1. Le sujet-écrivant et le sujet-écrit ne coïncident pas.....................................................2
2.1.6.2. Le sujet autobiographique est une fiction....................................................................2
2.1.7. Défense et illustration du pacte autobiographique..............................................................2

349
2.1.7.1. Une conception narrative de l’identité.........................................................................2
2.1.7.2. L’autobiographie définie comme attitude de lecture...................................................2
2.2. Autobiographies (partielálement) canoniques...........................................................................2
2.2.1. Le pacte autobiographique..................................................................................................2
2.2.2. Alexandre Najjar. Une autobiographie insérée dans la biographie des parents..................2
2.2.3. Sami Tchak. Une autobiographie fondée sur les leçons du père........................................2
2.2.3.1. La condition humaine...................................................................................................2
2.2.3.2. L’état actuel du monde.................................................................................................2
2.2.3.2.1. Les méfaits du capitalisme : l’universel mirage du matériel.....................................2
2.2.3.2.2. Les migrants..............................................................................................................2
2.2.3.2.3. Le racisme.................................................................................................................2
2.2.3.2.4. La verticalité..............................................................................................................2
2.2.4. Respect des normes de l’autobiographie. Les niveaux narratifs dans les autobiographies
du corpus.......................................................................................................................................2
2.3. L’autofiction : un genre nouveau..............................................................................................2
2.3.1. La part de la fiction dans l’autobiographie.........................................................................2
2.3.1.1. Charles Juliet : soi-même comme l’autre.....................................................................2
2.3.1.2. Sorj Chalandon : soi-même devenu autre....................................................................2
2.4. La temporalité dans l’autobiographie et l’autofiction...............................................................2
2.4.1. Étude narratologique du temps...........................................................................................2
2.4.2. Une chronologie perturbée..................................................................................................2
2.4.3. La temporalité dans l’autofiction........................................................................................2
Chapitre 3. Lieux et périodes historiques témoins de vie.s..............................................................2
3.1. La description de l’espace dans un texte narratif......................................................................2
3.1.1. L’insertion de la description dans le récit...........................................................................2
3.1.2. Les fonctions de la description...........................................................................................2
3.2. Des lieux source de bonheur......................................................................................................2
3.2.1. Beyrouth..............................................................................................................................2
3.2.2. La maison familiale à Beyrouth..........................................................................................2
3.2.3. La campagne.......................................................................................................................2
3.2.3.1 La maison de campagne : paradis terrestre...................................................................2
3.2.3.2. Les randonnées.............................................................................................................2
3.3. Des lieux en « lambeaux ».........................................................................................................2

350
3.3.1. Les espaces fermés..............................................................................................................2
3.3.1.1. Les fermes : espace de la solitude morale....................................................................2
3.3.1.2. L’hôpital psychiatrique : espace déshumanisant..........................................................2
3.3.2. Les espaces ouverts.............................................................................................................2
3.3.2.1. La chambre : espace d’une nouvelle naissance par le pouvoir des mots.....................2
3.3.2.2. L’école : espace de la connaissance.............................................................................2
3.3.2.3. La nature : espace de liberté propice à la parole..........................................................2
3.3.2.4. La forêt de sapins : espace de la rencontre amoureuse................................................2
3.3.3. Deux espaces opposés à l’image d’une double identité......................................................2
3.3.3.1. La ferme de la famille adoptive : espace du bonheur et de l’affection........................2
3.3.3.2. L’école militaire : espace de souffrance.......................................................................2
3.3.4. Les livres : source de l’écriture...........................................................................................2
3.3.5. L’espace du Mal : la maison et la ville...............................................................................2
3.3.6. Les espaces de liberté.........................................................................................................2
3.3.6.1. L’hôpital psychiatrique : espace de la parole libérée...................................................2
3.3.6.2. L’art, espace d’évasion.................................................................................................2
3.4. L’HISTOIRE dans l’histoire.....................................................................................................2
3.4.1. La théorie de Pierre Barbéris..............................................................................................2
3.4.2. La guerre du Liban..............................................................................................................2
3.4.3. Les maquis..........................................................................................................................2
Conclusion de la première partie......................................................................................................2
DEUXIÈME PARTIE......................................................................................................................2
FAMILLES ET SOCIÉTÉS MULTIPLES......................................................................................2
Introduction......................................................................................................................................2
Chapitre 1. La famille......................................................................................................................2
1.1. Définitions.................................................................................................................................2
1.2. Familles multiples dans les œuvres du corpus..........................................................................2
1.3. Les fonctions de la famille........................................................................................................2
1.3.1. La fonction de production...................................................................................................2
1.3.2. La fonction de consommation.............................................................................................2
1.3.3. La fonction de socialisation................................................................................................2
1.4. Les figures parentales................................................................................................................2

351
1.4.1. L’image maternelle.............................................................................................................2
1.4.1.1. Mimosa. Un portrait physique fragmenté....................................................................2
1.4.1.2. Les années de formation...............................................................................................2
1.4.1.3. Les multiples images de la femme au foyer.................................................................2
1.4.1.4. L’épouse aimante.........................................................................................................2
1.4.1.5. Une âme généreuse......................................................................................................2
1.4.1.6. « L’être unique qui m’aime ».......................................................................................2
1.4.2. La mère biologique recréée par l’écriture : l’autre vu par l’imagination du soi................2
1.4.2.1. Réalité et fantasme.......................................................................................................2
1.4.2.2. « L’étouffée »...............................................................................................................2
1.4.2.3. L’étrangère.......................................................................................................................2
1.4.2.4. La libérée......................................................................................................................2
1.4.3. La mère adoptive................................................................................................................2
1.4.3.1. La fermière active et stoïque........................................................................................2
1.4.3.2. La mère aimante et aimée............................................................................................2
1.4.3.3. L’inspiratrice................................................................................................................2
1.4.4. La figure paternelle.............................................................................................................2
1.4.4.1. Le ténor, « idéal du moi »............................................................................................2
1.4.4.2. Un patriote fervent.......................................................................................................2
1.4.4.3. Un avocat brillant.........................................................................................................2
1.4.4.4. Un père de famille affectueux......................................................................................2
1.4.4.5. Un membre aimé et respecté de la famille élargie.......................................................2
1.4.5. Un philosophe africain........................................................................................................2
1.4.5.1. Un exclu élevé à la dignité d’auteur.............................................................................2
1.4.5.2. Un sage.........................................................................................................................2
1.4.6. Deux figures paternelles antithétiques................................................................................2
1.4.6.1. Un père biologique indifférent.....................................................................................2
1.4.6.2. Les pères modèles........................................................................................................2
1.4.6.3. Un père enfermé dans la schizophrénie.......................................................................2
1.4.6.3.1. Les symptômes de la paranoïa..................................................................................2
1.4.6.3.2. Un père aimé malgré tout..........................................................................................2
Chapitre 2. Une société multiple......................................................................................................2

352
2.1. Quelques définitions..................................................................................................................2
2.2. L’approche sociocritique...........................................................................................................2
2.2.1. Historique............................................................................................................................2
2.2.2. Georg Lukács (1885-1971).................................................................................................2
2.2.3. Lucien Goldmann...............................................................................................................2
2.2.4. Pierre Zima.........................................................................................................................2
2.2.4.1. Le répertoire lexical.....................................................................................................2
2.2.4.2. Le code (Niveau sémantique).......................................................................................2
2.2.4.3. La mise en discours (Niveau narratif)..........................................................................2
2.2.5. Pierre Bourdieu...................................................................................................................2
2.3. La société rurale........................................................................................................................2
2.3.1. La campagne française dans Lambeaux de Charles Juliet..................................................2
2.3.2. Les caractéristiques de la société traditionnelle africaine dans Ainsi parlait mon père de
Sami Tchak...................................................................................................................................2
2.3.2.1. Les structures sociales..................................................................................................2
2.3.2.2. Les Tem........................................................................................................................2
2.3.2.3. Les structures politiques...............................................................................................2
2.3.2.4. Les croyances religieuses.............................................................................................2
2.3.2.4.1. L’animisme...............................................................................................................2
2.3.2.4.2. La coexistence entre l’animisme et l’Islam...............................................................2
2.3.2.4.3. L’ordalie....................................................................................................................2
2.3.2.4.4. L’excision..................................................................................................................2
2.3.3. Les transformations de la société africaine.........................................................................2
2.3.3.1. Le contexte social.........................................................................................................2
2.3.3.2. Le contexte politique....................................................................................................2
2.4.1. Définition.s.........................................................................................................................2
2.4.2. Évolution de l’urbanisation (Stébé, Marchal, 2000)..........................................................2
2.4.3. Beyrouth..............................................................................................................................2
2.5. La place de la femme dans la société........................................................................................2
2.5.1. La société patriarcale..........................................................................................................2
2.5.2. La domination masculine....................................................................................................2
Chapitre 3. La mémoire : le passé au présent...................................................................................2
3.1. Définitions.................................................................................................................................2

353
3.2. La mémoire individuelle............................................................................................................2
3.2.1. Mémoire individuelle dans Le Silence du ténor : témoignage d’amour et d’admiration
pour le père...................................................................................................................................2
3.2.2. Mémoire individuelle dans Mimosa d’Alexandre Najjar : témoignage d’amour pour la
mère..............................................................................................................................................2
3.2.3. Mémoire individuelle dans Lambeaux de Charles Juliet : reviviscence d’un traumatisme2
3.2.4. Mémoire individuelle dans Profession du père de Sorj Chalandon : résurgence d’un long
cauchemar.....................................................................................................................................2
3.3. La mémoire collective...............................................................................................................2
3.3.1. La mémoire familiale..........................................................................................................2
3.3.1.1. La mémoire familiale dans Le Silence du ténor...........................................................2
3.3.1.2. La mémoire familiale dans Mimosa.............................................................................2
3.4. Entre mémoire et Histoire : les lieux de mémoire.....................................................................2
3.4.1. La Place des martyrs...........................................................................................................2
3.4.2. Le maquis du Vercors.........................................................................................................2
Conclusion de la deuxième partie.....................................................................................................2
TROISIÈME PARTIE......................................................................................................................2
ÉCRITURES MULTIPLES.............................................................................................................2
Introduction......................................................................................................................................2
Chapitre 1. Hybridité scripturale et culturelle : l’écrivain monde....................................................2
1.1. L’écriture hybride......................................................................................................................2
1.2. Identités multiples de l’écrivain monde....................................................................................2
1.2.1. L’écrivain libanais francophone.........................................................................................2
1.2.2. Identité multiple de l’écrivain libanais francophone..........................................................2
1.2.3. Fluctuations de la notion de francophonie..........................................................................2
1.2.4. L’écriture en français, expression d’une multiple appartenance........................................2
1.3. L’intertextualité, fondement de l’hybridité culturelle...............................................................2
1.3.1. Les récits d’Alexandre Najjar, miroir d’une culture bilingue.............................................2
1.3.2. L’intertextualité dans Ainsi parlait mon père de Sami Tchak............................................2
Chapitre 2. Plumes multiples............................................................................................................2
2.1. Le paratexte...............................................................................................................................2
2. 2. Des titres évocateurs.................................................................................................................2
2.3. Un style aux résonnances multiples..........................................................................................2

354
2.3.1. Le pathétique.......................................................................................................................2
2.3.2. Le tragique..........................................................................................................................2
2.3.2.1. Évolution de la tragédie et du tragique au cours des siècles........................................2
2.3.2.2. L’expression du tragique..............................................................................................2
2.3.2.3. Le tragique dans les œuvres du corpus........................................................................2
2.3.3. L’humour dans les différentes formes du rire.....................................................................2
Chapitre 3. L’écriture, force thérapeutique de l’âme.......................................................................2
3.1. Le projet d’écriture....................................................................................................................2
3.1.1. La préface auctoriale...........................................................................................................2
3.1.2. Les entretiens......................................................................................................................2
3.2. Les fonctions de l’écriture biographique...................................................................................2
3.2.1. La vie singulière..................................................................................................................2
3.2.2. Des parents modèles...........................................................................................................2
3.2.3. Vaincre le temps et la mort par le pouvoir du verbe...........................................................2
3.2.3.1. Pérenniser la mémoire des êtres disparus.....................................................................2
3.2.3.2. Ressusciter les êtres disparus.......................................................................................2
3.3. Les fonctions essentielles de la voix et de la voie autobiographiques......................................2
3.3.1. Formation de la personnalité...............................................................................................2
3.3.2. Faire la paix avec le père....................................................................................................2
3.3.3. La quête identitaire.............................................................................................................2
3.3.4. L’écriture thérapeutique......................................................................................................2
3.3.4.1. Un traumatisme à l’origine de l’autobiographie..........................................................2
3.3.4.2. La résilience.................................................................................................................2
3.3.4.3. Les facteurs de résilience.............................................................................................2
3.3.4.4. Les voies de la résilience..............................................................................................2
3.3.4.4.1. La lecture : les mots d’autrui.....................................................................................2
3.3.4.4.2. L’écriture : les mots de soi........................................................................................2
3.3.5. L’écriture sacramentelle.....................................................................................................2
Conclusion de la troisième partie.....................................................................................................2
CONCLUSION GÉNÉRALE..........................................................................................................2
Annexe I...........................................................................................................................................2
ANNEXE II......................................................................................................................................2

355
Annexe III.........................................................................................................................................2
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES.........................................................................................2

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