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Swiggers Pierre. Iconicité : un coup d'œil historiographique et méthodologique . In: Faits de langues n°1, Mars 1993 pp. 21-28.
doi : 10.3406/flang.1993.1031
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/flang_1244-5460_1993_num_1_1_1031
Iconicité :
et méthodologique
PIERRE SWIGGERS*
Les remarques qui suivent ont une portée restreinte : elles ne concernent
que quelques jalons dans l'histoire de la pensée linguistique (1), choisis ici
pour dégager l'enjeu, l'exploitation ou l'éclipsé du principe de l'iconicité,
dont on voudrait surtout thématiser le statut méthodologique (2). L'atten
tion se portera presque exclusivement vers l'iconicité — la notion de « moti
vation » étant encore moins définie — et sur l'arrière-fond d'une référence aux
langues naturelles, et non à d'autres systèmes sémiotiques.
1. Dans l'histoire de la réflexion sur le langage, l'iconicité apparaît
comme support explicatif sous deux conditions :
1) la mise à l'écart d'une réflexion sur les structures grammaticales au profit
d'une interrogation sur le sens profond de signes lexicaux ou de phéno-
* fnrs belge. Je tiens à dédier ce travail à M. André Coupez (Musée royal de l'Afrique centrale, Tervu-
ren), qui non seulement m'a fourni des documents indispensables sur les idéophones dans les langues ban-
toues, mais dont le texte pénétrant sur « densité » et « clarté » dans le langage (Coupez, 1989) m'a fait réflé
chir au problème du rapport entre riconicité de la langue et les propriétés générales du langage.
Faits de langues, 1/1993
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1. Cf. Cratyle, 383a. Sur les perspectives ouvertes par le Cratyle, voir De Pater, Van Langendonck
(1989).
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1.2. L'iconicité voit son rôle réduit dès qu'un cadre de grammaticalisa-
tion est instauré, c'est-à-dire dès qu'on est reporté de la parole à la langue.
On peut mesurer sur ce point la distance qui sépare le Cratyle de la ré
flexion d'Aristote : posant une nette distinction entre matière et forme, Aris-
tote voit dans la langue un moyen de représentation symbolique {De l'inte
rprétation, 16a). '
Cette vue instrumentaliste du langage apparaît d'emblée dans les Caté
gories : Aristote y pose le problème de l'homonymie et de la synonymie,
deux problèmes incontournables pour toute forme de cratylisme, et celui de
la paronymie, manifestation de la grammaticalisation inhérente à chaque
langue. D'où l'affirmation : « Entre noms et choses il n'y a pas ressem
blance complète » {Réfutations sophistiques, 165л). Il s'agit en effet de deux
ordres — celui de l'être et celui du dire — qui sont par nature différents
(d'où d'ailleurs la possibilité même de la symbolisation langagière).
La troisième division des signes est, qu'il y en a de naturels qui ne dépendent pas
de la phantaisie des hommes (...) ; & qu'il y en a d'autres qui ne sont que d'ins
titution & d'établissement (...). Ainsi les mots sont signes d'institution des pens
ées, & les caractères des mots {Logique, 1662, 1, IV).
1. Voir à ce sujet la fine analyse d'Engler (1962) et l'aperçu bibliographique de Koerner (1972).
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1. Les vues de Peirce (193 1-1958 ; voir surtout vol. II) sont bien plus riches (et nuancées) que ne le sug
gère cet exposé forcément réducteur (où compte l'opposition avec Saussure) ; je m'en tiens ici à l'essence de
l'exploitation linguistique qui en a été faite. Sur l'iconicité comme propriété sémiotique, voir le recueil Iconi-
city (1986) ; pour les diverses applications de thèses iconicistes en linguistique, voir Haiman (1980, 1983,
1985, éd. 1985), Mayerthaler (1980), Posner (1980) et Ross (1980).
2. Dans son ordre linéaire, dans sa macrostructure, dans le choix de lexemes particuliers.
3. Cf. le cas du genre poétique ibisïgo en rwandais, signalé par Coupez (1989).
4. On se reportera toujours à l'exposé très clair de Sapir (1921, chap. IV et V).
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a) onomatopées ;
b) structures réduplicatives, extensives.
viduelles (comportant des variantes, par ex. [livre], [livr], [liv], etc.)1- Le
niveau d'incidence ne peut pas non plus être celui d'une correspondance
générale et variable (!) entre les structures linguistiques et des propriétés
d'objets : que les langues permettent d'exprimer des différences de forme,
des oppositions de chronologie, différentes dimensions, l'occupation de
l'espace, etc., cela n'est pas encore une preuve d'iconicité.
A cet égard, il n'est sans doute pas inutile de rétrécir la théorie de l'ico-
nicité en fonction d'un rappel de certaines propriétés du langage :
a) le langage a un rapport avec une réalité de fondation discursive : cela ex
plique la présence d'onomatopées (partielle)2 et d'homomorphies
(par ex. pour la catégorie du nombrable) ; à ce niveau-ci, le langage sert
surtout à symboliser des classes d'objets ;
b) le langage a un rapport avec une réalité de référence discursive ; cela ex
plique l'existence d'une topologie linguistique : cf. pronoms et (autres)
déictiques (subsumant des phénomènes de scalarisation et de hiérar
chie). L'expression du second type de rapport peut parfois entrer en
conflit avec celle du premier type de rapport (cf. le pluriel de majesté),
ou en tout cas l'excéder (phénomènes d'emphase ; pronoms à fonction
« éthique », etc.). Au niveau b), le langage symbolise surtout des types
de rôles ;
c) le langage manifeste des rapports de structuration (ce qui constitue son
économie) : ces rapports sont ceux par exemple de partie/ tout (cf. diff
érents phénomènes de dérivation), de linéarité (le langage peut exprimer,
mais non « mimer » la simultanéité qui existe dans la réalité), de projection
(transferts de catégorie : par ex. noms -» prépositions ; verbes -♦ prépos
itions, comme en chinois ; transferts de sèmes/classèmes : cf. les compos
és du type cheval-vapeur, chauve-souris, texte-cochon).
1. Comme le langage est une métaphore (= transposition), tout item linguistique est une icône de sa
classe ; toute réalisation d'un item est une icône de l'item (en tant que classe-singleton).
2 Si l'on veut tenir compte de leur degré de grammaticalisation. Un bon exemple en est fourni par les
idéophones dans les langues bantoues (et Niger-Congo) : ils constituent un phénomène typique du langage
expressif, et empiètent surtout sur le terrain des verbes et des adverbes ; ils dépassent le niveau de l'onoma
topée (à la fois par leur origine et par leur exploitation stylistique), et constituent du point de vue phonolo
gique (et morphosyntaxique) un sous-système de la langue. Cf. Fortune (1962) et Fivaz (1963).
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