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Enquête

Archives de la revue Enquête

3 | 1996
Interpréter, Surinterpréter

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/enquete/332
DOI : 10.4000/enquete.332
ISSN : 1953-809X

Éditeur :
Cercom, Éditions Parenthèses

Édition imprimée
Date de publication : 1 novembre 1996

Référence électronique
Enquête, 3 | 1996, « Interpréter, Surinterpréter » [En ligne], mis en ligne le 14 septembre 2007, consulté
le 06 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/enquete/332 ; DOI : https://doi.org/10.4000/
enquete.332

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Cette publication électronique est une édition revue et corrigée du numéro 3 de la


revue Enquête, anthropologie, histoire, sociologie, publiée en 1996 par les Éditions
Parenthèses à Marseille.

Enquête, 3 | 1996
2

SOMMAIRE

Avant-propos

Essais

La mesure de l’excès
Remarques sur l’idée même de surinterprétation
Gérard Lenclud

La violence faite aux données


De quelques figures de la surinterprétation en anthropologie
Jean-Pierre Olivier de Sardan

Risquer l’interprétation
Pertinences interprétatives et surinterprétations en sciences sociales
Bernard Lahire

L’espace mental de l’enquête (II)


L’interprétation et les chemins de la preuve
Jean-Claude Passeron

Travaux

L’interprétation, source de la compréhension chez Max Weber


François-André Isambert

De la surinterprétation des sources diplomatiques médiévales


Quelques exemples français des alentours de l’an mil
Olivier Guyotjeannin

Confrontations

L’invention historiographique
Autour du dossier Menocchio
Jean Boutier et Philippe Boutry

L’interprétation sauvage
Yannick Jaffré

La « stratégie » chez Pierre Bourdieu


Note de lecture
Alain Dewerpe

Enquête, 3 | 1996
3

Inédits

Métaphores conventionnelles et métaphysiques anthropologiques


La problématique de la traduction culturelle
Roger M. Keesing

Chantier

L’interprétation et l’interprète
À propos des choses de la religion
Paul Veyne

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Avant-propos

1 Les sciences sociales sont évidemment des sciences de l’interprétation : c’était un point
de convergence des contributions au premier numéro d’Enquête. Il y a là une première
démarcation de la « sociologie de compréhension » d’avec la pratique « naturaliste »
des sciences sociales qui choisit d’ignorer qu’il y a toujours un pari interprétatif au
principe de toute construction théorique dans les savoirs que nous développons. La
difficulté est de marquer, en même temps, en quoi et comment les méthodes des
sciences de l’homme fournissent des garanties contre les dérives de l’interprétation
libre. Le développement postsaussurien de la sémiologie, qui s’est vite étendu à tous les
systèmes de signes, a eu quelques effets conceptuels, point tous clarificateurs, sur les
régimes d’interprétation que pratiquaient historiens, sociologues et anthropologues.
Celui en particulier de ramener toutes les formes d’interprétation à un modèle trop
simple de sémiosis, qui abolit la distinction entre « indice » et « indicateur »,
« compréhension » et « interprétation ». Après Eric Buyssens, Luis Prieto a vainement
protesté, au nom des conditions d’exercice d’une analyse sémiotique rigoureuse, contre
l’effacement de la frontière entre sémiologie de la communication et sémiologie de la
signification. Cet « enrichissement » de l’interprétation historique s’est vite transformé
en un capharnaüm où toutes les relations de signification sont devenues équivalentes,
indépendamment des méthodes de description et de mesure qui leur confèrent leur
sens assertorique.
2 Si, comme le constate Umberto Eco dans Interprétation et surinterprétation (1996) – à
propos de l’analyse des textes, il importe de le rappeler ; mais la métaphore de la
« société » comme « texte » a connu récemment une fortune impressionnante – les
droits de l’interprète se sont développés sans mesure dans les dernières décennies, une
question doit être posée : dans quelles conditions les chercheurs en sciences sociales
peuvent-ils soutenir que leur tâche consiste à interpréter (des traces, des conduites, des
institutions, des effets de composition, etc.) et, en même temps, cohabiter sans dégâts
avec des théories de la sémiosis illimitée qui ramènent tous les actes de l’interprétation
à la seule conjecture ?
3 S’il n’est jamais, à propos de ce qui advient dans le cours historique du monde,
d’interprétation définitive ou de signification ultime, il reste que le chercheur, pour
honorer son contrat méthodologique, doit pouvoir dire pour quelles raisons une
interprétation est moins mauvaise que d’autres ou pourquoi elle a des chances de

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survivre plus longtemps que d’autres. C’est au cours du travail de description portant
sur des cultures étrangères à celle de l’interprète que la question des limites cognitives
et des difficultés méthodologiques de l’interprétation apparaît le plus clairement.
L’étude véritablement pionnière de Roger Keesing sur les usages anthropologiques des
métaphores conventionnelles – un des points de départ de ce numéro – illustre la
dérive qui consiste à produire des fictions métaphysiques à partir de constats
empiriques : ainsi, par exemple, a-t-on fait du mana « une substance spirituelle
influente qui se répand comme l’électricité ». Mais il existe bien d’autres formes,
souterraines ou non, de l’excès interprétatif dans nos disciplines. Ce débordement de la
description empirique par le trop-plein de sens provient bien moins souvent de la
profusion des indices ou des signes collectés par l’interprète que de son incapacité à
prendre en compte suffisamment de données diversifiées dans son analyse d’une
situation, d’une interaction ou d’une conjoncture : dans ce panorama des pauvretés
interprétatives, le déterminisme monocausal qui a si souvent stérilisé la recherche dans
nos disciplines n’est qu’un exemple de la surinterprétation engendrée par une sous-
évaluation des éléments interprétables.
4 Les contributions réunies dans ce numéro ne prétendent pas constituer un inventaire
exhaustif des figures de la surinterprétation ou proposer les critères théoriques d’une
bonne interprétation dans les sciences sociales ; et moins encore fournir son vade-
mecum à l’interprète de terrain. L’ambition consiste plutôt – en favorisant une
clarification, rendue nécessaire par la multiplicité des bannières sous lesquelles les
droits et les outils de l’interprète ont été revendiqués dans l’histoire des théories ou
utilisés dans la pratique de la recherche empirique – à raccorder l’inévitable
incomplétude de toute interprétation qui vise à expliquer un phénomène social avec les
opérations et les raisonnements qui définissent les méthodologies de l’enquête. À
l’appauvrissement inhérent à toutes les figures de la surinterprétation, ici recensées
comme faux-sens ou contresens (surabondances ou surcharges qui sont plus souvent
l’effet de la malnutrition que d’une nourriture trop riche de sens), on opposera le
bénéfice qu’apportent les réinterprétations fondées sur le constat qu’existent des
séquences significatives étagées, feuilletées ou enchevêtrées, dont la complexité fait la
difficulté d’analyse mais aussi le prix. C’est encore une manière de revendiquer
l’historicité de l’enquête.

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Essais

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La mesure de l’excès
Remarques sur l’idée même de surinterprétation
Measuring excess. Remarks on the very idea of overinterpretation

Gérard Lenclud

1 Les préfixes sont un cadeau de la langue. Tels des panneaux de signalisation, ils
délivrent une information immédiate. Grâce à celui dont il est orné, le verbe
surinterpréter se laisse aisément comprendre, du moins à première vue. Si l’on admet
qu’interpréter consiste à attribuer du sens, sans plus préciser, aux conduites, aux
paroles ou aux œuvres d’autrui, surinterpréter n’est rien d’autre qu’assigner un
excédent de sens à ces conduites, à ces paroles ou à ces œuvres, relativement aux
constats susceptibles d’être opérés sur leurs contenus. On leur fait dire plus qu’elles ne
veulent dire. Non, La mort aux trousses n’a pas toute la signification que lui ont prêtée les
thuriféraires d’Alfred Hitchcock ! La surinterprétation se manifeste sous la forme d’un
déséquilibre manifeste entre indices et conclusions.
2 Cette acception est trop générale pour être utile ou, si l’on préfère, discriminante. Il est
facile de voir pourquoi. Dans le couple constitué par les mots d’interprétation et de
surinterprétation, c’est le premier qui « porte la culotte », selon l’expression forgée par
J.-L. Austin. Surinterprétation n’a de signification que par rapport à interprétation qui est
le terme dominant. Or, comme chacun sait, interprétation a un emploi extrêmement
flexible dans la mesure où il n’y a pas qu’une façon d’attribuer du sens et de rendre
autrui intelligible. Le matérialisme historique, par exemple, interprète le devenir
humain en donnant un sens, qui n’est pas seulement une direction, aux relations
qu’entretiennent les hommes entre eux. J’interprète mon voisin en me transportant sans
y penser dans sa tête, pour lui consigner des états de conscience et, par là même,
conférer un sens à ses agissements. Il en résulte que la proposition du Manifeste
communiste – selon laquelle « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours, c’est l’histoire
de la lutte de classes » – peut légitimement être considérée comme le fruit d’une
surinterprétation – une somme encyclopédique de constats « empiriques » ne
parvenant jamais à la justifier –, exactement de la même façon que le fait d’attribuer à
mon voisin, m’offrant une cigarette avec le sourire, l’intention de hâter ma fin. Dans les
deux cas, il y a disproportion éclatante entre les indices et la conclusion. Marx sollicite

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l’histoire et moi le sourire de mon voisin. Parlons-nous vraiment de la même chose ? À


l’évidence non, et pourtant1…
3 Supposons maintenant que nous décidions de restreindre la signification du mot
interprétation (et, du même coup, celle du mot dominé surinterprétation), en décrétant
qu’interpréter veut seulement (!) dire : attribuer du sens aux comportements d’autrui
en reconstruisant la logique (interne) de ses actes. Par surinterprétation, il faudrait
donc entendre le produit de l’opération consistant, dans la tentative menée pour
comprendre la conduite d’un individu singulier ou collectif, à repenser (en soi) des
pensées, au sens large ou étroit2, que cet individu n’a jamais pensées et donc à affecter à
sa conduite un sens qu’elle n’a jamais eu (pour lui). Comment ne pas être d’accord avec
J.-P. Olivier de Sardan lorsque, s’efforçant de montrer que l’interprétation – et non
l’explication – politique des cultes de possession au Niger est une surinterprétation, il
écrit qu’« il n’est guère satisfaisant de proposer aux comportements des acteurs un sens
qui ne tienne pas compte du sens qu’eux-mêmes leur donnent 3 » ?
4 Deux questions se posent alors immédiatement. La première, infiniment débattue, ne
nous retiendra pas ici. Il suffit de la rappeler à cause des conséquences entraînées par la
réponse qu’on lui apporte généralement. Que signifie au juste, pour le chercheur,
« tenir compte » du sens que les acteurs eux-mêmes livrent (rétrospectivement), ou
livreraient, de leurs actions ? Rares sont les spécialistes de ces disciplines, dites
interprétatives, qui iraient soutenir que le sens consigné, mettons, par l’agent à ses
conduites peut être dit constituer à lui tout seul le sens déposé dans cette conduite.
Rendre raison d’un comportement ne consiste pas uniquement à retranscrire les
raisons que son auteur en donne, ou en donnerait. Remarquons seulement que, si l’on
adhère à cette thèse fort minoritaire, le diagnostic de surinterprétation repose sur une
structure logique simple, même si la vérification en est difficile : le péché est commis
chaque fois que l’interprétation de l’interprète ne coïncide pas avec l’interprétation de
l’interprété.
5 La deuxième question est moins fréquemment abordée, si ce n’est sous la forme de
recommandations de méthode. Comment se prémunir contre la tentation, inhérente au
métier d’interprète, de franchir la ligne rouge séparant l’interprétation de la
surinterprétation ? Et où passe exactement cette ligne dès lors qu’est admise, en droit
(épistémologique), la possibilité que l’interprétation élaborée de la conduite d’autrui ne
recoupe pas celle que ce dernier est susceptible d’en offrir ? Il est souvent rappelé, à
fort juste titre, dans la communauté des sciences humaines, que les faits ont leur mot à
dire et doivent même, en principe, avoir le dernier mot. On fera néanmoins observer
que les faits ne s’expriment que dans et par la bouche de l’interprète, même si ces faits
sont des actes de langage, à moins de considérer – on y revient toujours – que l’auto-
interprétation (éventuelle) de l’acteur est parole d’évangile et a donc force, sinon de loi,
du moins de critère « en dernière instance ». J.-C. Passeron écrit : « Le sens construit
par une science sociale, c’est celui que n’exclut aucun des constats empiriques que ses
méthodes lui permettent d’opérer ; les constats de relations qui ne peuvent s’énoncer
conformément à ce sens construit obligent à le reconstruire4. » On acquiesce des deux
mains à ce précepte valant pour toute modalité d’interprétation. Pourtant on remarque
en même temps qu’une interprétation du genre « chef d’orchestre clandestin », par
exemple, attribuant à une entité quelconque une capacité infinie à anticiper et à
manipuler autrui, ne sera mise en défaut par aucun constat empirique. Seule une
décision théorique obligera à remettre en chantier le sens ainsi construit des actions de

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cette entité. Pourquoi semble-t-il qu’aucune grille de contraintes empiriques, si serrées


soient-elles, ne puisse suffire à protéger contre l’arbitraire de l’interprétation et donc
contre le risque de surinterprétation ?
6 Ces quelques remarques liminaires visaient seulement à justifier la direction
qu’empruntera notre réflexion sur l’idée même de surinterprétation. Nous
examinerons, d’abord, quelques-uns des problèmes qu’entraîne la mobilisation de la
notion dominante, celle d’interprétation. Puis nous vérifierons le caractère
irrémédiablement psychologique de l’activité interprétative. Enfin, en raisonnant « à la
limite », nous tenterons de montrer pourquoi la frontière entre interprétation et
surinterprétation est, en théorie sinon en pratique, rigoureusement indécidable.

Interprétation et compréhension
7 Afin de se convaincre que le mot interprétation est équivoque à plus d’un titre et a été
enrôlé sous trop de bannières, d’Aristote jusqu’aux fondateurs de l’herméneutique,
pour que sa signification soit tout à fait franche, il suffit de se pencher un instant sur
les liens qu’il entretient, dans le vocabulaire des sciences de l’homme mais aussi dans le
langage commun, avec celui de compréhension.
8 Dans un certain contexte, interpréter et comprendre sont synonymes. Mais cette
synonymie n’advient que dans le cadre de considérations épistémologiques. C’est pour
les mêmes raisons que M. Weber qualifie de compréhensive la sociologie, ou parle des
sciences de la compréhension en général, et que dans le sillage de C. Geertz, weberien
hétérodoxe, les ethnologues d’outre-Atlantique insistent sur le caractère interprétatif de
l’anthropologie. À travers l’emploi de l’un ou l’autre de ces termes, il est affirmé que,
par rapport aux événements du monde physique, les actions humaines, ou l’activité
humaine, sont dépositaires d’un sens subjectif, et que cette dimension définitoire de
l’action ou de l’activité5 les rend inaccessibles au savoir nomologique, celui qui subsume
sous des lois. L’hydrographe explique le comportement d’un fleuve, assurément dénué
d’états de conscience ; l’historien, le sociologue ou l’anthropologue interprètent ou
comprennent la conduite d’un homme ou d’un groupe parce qu’elle leur « dit » quelque
chose.
9 Il va de soi que, pour une part, les conduites humaines sont des événements physiques
et relèvent, du même coup, pour cette part et pour cette part seulement, d’une
explication. Un homme gonfle ses biceps : c’est, tout à la fois, un événement physique
justiciable d’un traitement nomologique sur le mode du « toutes les fois que x, alors y »
(le mouvement de contraction du muscle cause, en référence à une loi, le gonflement
du biceps) et une action effectuée, devant la glace ou sur une plage, appelant cette fois-
ci compréhension ou interprétation, c’est-à-dire la détection des motifs pour lesquels,
ici et maintenant, cet individu a gonflé ses biceps. Il est en effet aisément vérifiable que,
chaque fois qu’un homme est face à une glace ou debout sur une plage, il ne gonfle pas
ses biceps. Un événement physique arrive, il est causé ; une action s’accomplit, elle est
assignable à un motif. C’est pourquoi on dira, par exemple, qu’on comprend, ou
interprète, les agissements d’un homme en colère (ce qu’il accomplit) mais qu’on
explique et prédit les comportements d’un serial killer (ce qui lui arrive… autant qu’à ses
victimes).
10 La synonymie entre interpréter et comprendre tient donc tout entière à ce que ces deux
verbes s’opposent en bloc à expliquer sitôt qu’il s’agit des conduites humaines. Ces

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conduites réclament un mode spécifique d’intelligibilité découlant des traces déposées


en elles par une conscience. Que cette dernière s’y exprime consciemment ou non ne
change rien à l’affaire, pour l’observateur du moins. En résumé : ce qu’on ne saurait
expliquer, il faudrait le comprendre ou l’interpréter. De là viennent, ou viendraient,
tant l’originalité que l’autonomie de fonctionnement de ces sciences dites tout à tour de
l’esprit, de la culture ou encore humaines et sociales.
11 La philosophie analytique de l’action, sous l’influence de L. Wittgenstein 6, a retranscrit
dans son propre langage les termes du séculaire Conflit des méthodes en durcissant, le
plus souvent, le contraste entre les causes et les raisons et, partant, entre le physique et
le mental (ou le psychique). Ses praticiens ont durablement postulé une dualité
insurmontable de jeux de langage entre l’idiome de l’expliquer et celui du comprendre ou
de l’interpréter. Ainsi, dit l’un d’entre eux7, une phrase parlée est simultanément une
suite de sons et une suite de mots. Les sons ont des causes, accessibles à la physiologie
de la phonation, mais ils n’ont pas de raisons ; de ce fait, la phrase-suite de sons est un
événement physique, à texture nomologique, susceptible d’être traité dans le langage
physicaliste. À l’inverse, les mots, en tant qu’ils véhiculent la pensée d’un locuteur, ont
des raisons mais pas de causes ; il s’ensuit que la phrase-suite de mots est une action,
donc de texture non nomologique, hors d’atteinte de l’explication – allez expliquer
pourquoi je dis ce que je dis ! – susceptible d’être traitée dans le seul langage
intentionnel, à l’aide de concepts mentalistes (exprimés par tous les verbes rapportant
des attitudes propositionnelles).
12 Ce n’est que dans un deuxième temps que certains philosophes analytiques, dont
D. Davidson au premier chef, ont tenté d’affecter un caractère causal (et pas seulement
causatif) aux raisons. Ils ont dû se livrer à des prouesses argumentatives et faire assaut
de subtilité conceptuelle pour contourner le fameux précepte du langage causaliste
selon lequel les causes (en l’occurrence les raisons) doivent pouvoir être décrites
indépendamment de leurs effets (les actions causées), ou stipulant que les causes ne
sauraient intervenir dans la description de leurs conséquences. Tout le problème, en
effet, est qu’une action humaine n’est identifiable pour ce qu’elle est qu’à travers
l’incorporation des raisons de son auteur dans son contenu (et que les raisons d’agir, de
nature interne, ne se déchiffrent qu’à travers l’acte, de nature externe). Un don n’est
décelable comme don que par le biais de l’attribution au donateur de l’intention de
donner ; un prêt n’est (objectivement) un prêt qu’à condition d’assigner au prêteur le
désir (subjectif) que l’emprunteur rende ; une vengeance n’est repérable que si la raison
de l’acte, au minimum la volonté de venger, figure dans la description que l’on s’en fait,
etc. L’action économique capitaliste est-elle représentable comme action capitaliste
indépendamment de l’espoir de profit qu’on installe dans la tête de celui qui la met en
œuvre ?
13 Bref compréhension et interprétation sont synonymes dans le sens où ces mots expriment
l’idée d’une alternative de méthode – satisfaisante ou peu satisfaisante, peu importe –
au nomologique « dans toutes les sciences qui ont pour objet des institutions et des
événements culturels humains8 ».
14 Sitôt que l’on quitte le domaine des considérations épistémologiques, compréhension et
interprétation cessent d’être synonymes. Un simple test linguistique suffit à le montrer.
Il est aisé de préfixer le mot d’interprétation. Chacun admet possible et légitime de
parler de surinterprétation. Il n’en va pas de même avec le terme de compréhension :
« sur-comprendre » (ou « sous-comprendre ») serait une expression inintelligible. On

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comprend ou on ne comprend pas. Il est parfois dit qu’on a mal compris mais
reconnaître qu’on a mal compris quelque chose, n’est-ce pas avouer, peu ou prou, qu’on
ne l’avait pas compris ? La question cruciale posée par l’idée même de surinterprétation
est, à l’évidence, celle de savoir si la surinterprétation est un obstacle à la
compréhension.
15 Il résulte de là que compréhension et interprétation entretiennent un rapport
logiquement hiérarchique. On interprète autrui (on le déchiffre) dans ses actes aux fins
de le comprendre. L’interprétation est le moyen, ou l’outil, de la compréhension. Dans
les premières lignes de l’Essai sur quelques catégories de la sociologie compréhensive, Weber
parle d’une « compréhension du comportement humain obtenue par interprétation » ;
au début d’Économie et société, il évoque « une science qui veut comprendre par
interprétation l’agir social ». Ainsi donc, d’une manière conforme à l’intuition, Weber
entend-il que le chercheur a recours à l’interprétation dès le moment où le contenu
significatif de l’acte ou de l’œuvre, ou encore la signification culturelle cristallisée dans
une institution, n’est pas compris au sens où l’on comprend d’emblée, dans la vie
courante, le sens d’un commandement formulé par un parfait inconnu.
16 Les choses ne sont pas aussi simples pour, au moins, deux raisons. La première a été
mise en évidence dans toutes les discussions tournant autour du cercle herméneutique.
L’interprétation ne saurait partir de rien. On ne peut donc interpréter que ce qui a fait
l’objet d’une… compréhension préalable. Il faut bien en effet, qu’une conduite humaine
soit jugée compréhensible pour qu’on se lance dans une interprétation. Or estimer
qu’elle est compréhensible revient, grossièrement parlant, à dire qu’on l’a (un peu)
comprise. De même que voir quelque chose, c’est le voir comme étant quelque chose,
comprendre quelque chose, c’est le comprendre comme étant quelque chose. Toute
interprétation est, par conséquent, en ce sens, une révision de la « première »
compréhension (et l’on n’est pas loin, dans ce cas, de devoir admettre la notion,
linguistiquement hasardeuse, de « sous-compréhension »). « Nous ne chercherions pas
le sens, si nous n’avions pas déjà trouvé un sens9. » Si cela est, l’enchaînement logique se
présente sous cette forme : première compréhension (ou compréhension immédiate) –
interprétation – nouvelle compréhension. Il en découle que compréhension et
interprétation redeviennent quasiment synonymes puisqu’à chaque interprétation
correspond une compréhension. L’interprétation n’est pas seulement un instrument de
la compréhension, donc détachable d’elle ; elle y adhère étroitement. La
compréhension n’est pas séparable de l’interprétation logée en elle, constitutive d’elle.
Celle, proposée par Weber, de la formation du capitalisme tient à son interprétation.
17 On peut considérer le problème des rapports entre compréhension et interprétation
d’un tout autre point de vue. Qu’entendons-nous, au juste, par le fait d’avoir compris
quelque chose ? Si l’on refuse que la compréhension soit entièrement définie comme un
état mental ou comme une expérience interne de type particulier (un sentiment
d’évidence, par exemple, ou une impression de certitude), il convient d’admettre
qu’elle réside dans une capacité ou une disposition. Capacité à quoi ? On répondra sans
doute : à composer la représentation claire, sous forme propositionnelle, du deuxième
quelque chose dans l’expression « comprendre quelque chose comme étant quelque chose
», bref à traduire. Mais, pour suivre Bouveresse qui suit lui-même Wittgenstein, plus
sûrement encore capacité, ou disposition, à arrêter l’interprétation. La preuve que l’on a
compris quelque chose, c’est que nous cessons de nous interroger. Du même coup,
compréhension et interprétation cessent d’être synonymes mais apparaissent comme

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mutuellement exclusifs. « Dire que nous comprenons ne signifie […] pas que nous ne
pouvons pas interpréter davantage mais que nous ne le faisons pas 10. » En somme,
interpréter serait cheminer vers un but qui est celui de comprendre ; comprendre
serait, sinon être arrivé au terme du trajet, du moins arrêter le cheminement. Et quand
stoppe-t-on le cheminement ? Lorsque l’interprétation cesse d’apparaître comme une
interprétation pour se muer en compréhension.
18 Il faudrait en conclure ceci : l’objectif de l’interprétation érudite, celle de l’historien, du
sociologue ou de l’anthropologue, est de parvenir, au prix d’un immense effort, au
résultat obtenu, sans la moindre difficulté, par la compréhension immédiate qui est de
ne pas laisser de place à une interprétation ou à une interprétation supplémentaire, ni
donc à la surinterprétation. L’idéal des sciences humaines serait de retrouver cette
situation à l’issue, quant à elles, d’un travail de bénédictin. Cet idéal est-il réaliste ?

Interprétation et psychologie
19 Maintenant, quelle est la nature de cette procédure, l’interprétation, par laquelle on
cherche à retrouver le sens d’une conduite d’autrui jusqu’à la comprendre, c’est-à-dire
arrêter la procédure, sachant bien par ailleurs, et pour n’y plus revenir, que le sens
« visé » par l’auteur de cette conduite (ses motifs) n’est pas le tout du sens déposé, ou
disponible, en elle ?
20 La psychologie a mauvaise presse dans l’épistémologie des sciences sociales, bien plus
que dans celle de l’histoire, sauf chez ceux de leurs praticiens qui adhèrent au point de
vue de l’individualisme méthodologique. On trouvera un écho de cette défiance dans le
passage, déjà cité, du Raisonnement sociologique où Passeron exprime son « refus que le
sens culturel des actions sociales puisse se réduire à l’interprétation psychologique, qui
ne laisse le choix qu’entre les projections « empathiques » du sociologue et les discours
auto-interprétatifs des sujets11 ».
21 La conception weberienne des rapports entre « sociologie compréhensive » et
interprétation psychologique est, pour autant que nous soyons à même d’en juger,
infiniment balancée et complexe ; d’où la pluralité des… interprétations de sa pensée. Si
Weber tient à rappeler que dans les sciences sociales, par opposition aux sciences
naturelles, « nous avons affaire à l’intervention de phénomènes d’ordre mental qu’il
faut “comprendre” par reviviscence », il écarte résolument l’idée que la sociologie
compréhensive puisse constituer une « branche de la psychologie », que
l’interprétation soit une « méthode purement psychologique », qu’elle soit
« subjective » ainsi que l’estimait Simmel en la différenciant de la compréhension
« objective », qu’elle consiste en une « reviviscence empathique » (ou encore en une
expérience d’« intropathie ») et que l’explication, obtenue par l’interprétation, d’une
activité se ramène à la faire « dériver de conditions psychiques 12 ».
22 On se contentera d’énumérer quelques-uns des arguments weberiens contre une vision
« psychologiste » de la sociologie compréhensive et de la méthode interprétative. 1) Ce
n’est pas tant le sens de l’action humaine (les motifs de son auteur) qui est à interpréter
que l’action elle-même en tant qu’elle est « co-conditionnée » (sic) par un sens. Les
sciences de la culture ne sont pas une variété du genre herméneutique. 2) Interpréter
autrui ne saurait consister à reproduire en soi son vécu, tâche impossible (le sujet lui-
même ne peut reproduire en lui les épisodes de son propre vécu mental), à communier
avec lui d’âme à âme, mais est une opération visant à une reconstruction conceptuelle.

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L’interprétation est une procédure intellectuelle (logique, rationnelle) et non intuitive


comme le voulait la tradition romantique du « comprendre ». 3) Cette procédure
intellectuelle s’appuie sur un vaste travail de connaissance, préalable indispensable à la
reconstitution de l’univers mental d’autrui. C’est sur la base du savoir accumulé sur le
monde de l’acteur historique, autant que sur sa personnalité13, que l’interprète va
pouvoir légitimement remonter de l’activité aux « expectations » des auteurs,
recomposer idéal-typiquement les étapes significatives du « voyage » allant des motifs
d’une conduite à sa réalisation ou retracer la perspective prise par l’agent sur ses
actions. 4) Les résultats de l’interprétation sont vérifiables puisqu’exprimés, non pas
sur le mode du quasi indicible (la communion d’âme), mais, comme dirait le logicien,
dans des énoncés pourvus de la structure propositionnelle, donc porteurs d’une valeur
de vérité. 5) L’interprétation est donc inséparable, dans le cours de la recherche, des
opérations visant à sa vérification causale. Toute relation établie entre des raisons et
des actes doit être contrôlée, notamment par la comparaison, afin que l’interprétation
du déroulement puisse tenir lieu d’« explication compréhensible valable ». En ce sens,
l’interprétation n’est même pas une méthode propre à certaines sciences et ne s’oppose
aucunement, au contraire, à l’explication inductive ou au calcul statistique. Au prix
(coûteux) du recours à toutes les démarches de vérification, c’est logiquement – dans les
formes requises pour une imputation causale – que l’on peut affirmer, par exemple, que
le fatalisme et l’anomisme éthique sont des conséquences de la croyance en la
prédestination.
23 L’un des plus éminents commentateurs de l’œuvre de Weber, Raymond Aron, résume
de manière lapidaire dans l’Introduction à la philosophie de l’histoire la méthode
interprétative : « Pour interpréter une conduite, nous mettons en forme logique la
délibération qui théoriquement l’a précédée et qui était peut-être restée implicite. Nous
devons nous mettre à la place de l’autre, établir ce qu’il savait, concevoir ce qu’il a
voulu14. » Forme logique désigne le travail de conceptualisation ; délibération correspond à
peu près aux « expectations » que le chercheur doit reconstituer compréhensivement à
partir de la conduite réalisée ; établir ce qu’il savait renvoie à la connaissance érudite du
monde de l’acteur faute de laquelle l’interprète ne saurait reconstruire le sens que cet
acteur a imprimé à sa conduite.
24 Cela étant rappelé, il n’en reste pas moins que l’interprète doit bien se propulser dans
la tête d’autrui afin d’être à même de restituer « compréhensivement » le déroulement
psychique censé avoir pris place dans son enceinte mentale. Objectivation certes,
conceptualisante et informée à coup sûr, mais objectivation de faits psychiques 15.
Pourquoi psychiques ? La réponse est si évidente qu’on ose à peine la formuler ; elle
découle de la définition de l’action humaine ou de l’activité au sens weberien. Si l’on
admet que l’homme, à la différence des fleuves, des drosophiles et de son propre
organisme, ne saurait être considéré comme un automate remonté par une histoire
(naturelle), des structures ou des programmes, il s’ensuit qu’il ne lui arrive pas
seulement des événements mais qu’il effectue des actions dont il est, pour
l’observateur, l’auteur. Or, l’action n’est identifiable en tant qu’action et discriminée de
l’événement, par l’observateur, qu’au travers de l’injection, dans la description que ce
dernier s’en fait, de raisons d’agir dans l’action et l’acteur lui-même ne peut être vu
comme auteur de ses actes que pour autant qu’il est regardé comme le sujet de ses
agissements et donc ses agissements comme motivés. Si, pour cela même, les faits à
objectiver sont de nature psychique, il en résulte qu’il est impossible d’évacuer la
dimension psychologique de la méthode interprétative. Weber ne s’y aventure d’ailleurs

Enquête, 3 | 1996
14

pas qui écrit, par exemple, dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme : « Il s’agit
de découvrir les motivations psychologiques qui avaient leur source dans les croyances
et les pratiques religieuses qui traçaient à l’individu sa conduite et l’y maintenaient 16. »
25 Nous voulons bien convenir que la méthode interprétative n’est pas de la psychologie
mais nous demandons de reconnaître qu’elle met en œuvre une psychologie, sauf à
n’être pas… interprétative. Quelle psychologie ? On ne voit pas qu’elle puisse être autre
chose, pour l’essentiel, que la psychologie ordinaire, de sens commun, dite parfois
populaire (folk psychology), celle nommée aussi psychologie des désirs et des croyances,
qui est au fondement de notre capacité à traiter d’autrui, à le comprendre et même à le
prédire. Elle consiste à lui attribuer des états mentaux afin de rendre intelligibles ses
comportements en les motivant, de manière parfois fruste, parfois extrêmement
subtile. Cette psychologie « enseigne », par exemple, que l’adhésion d’un individu à un
idéal et sa volonté de s’y conformer « tracent à l’individu sa conduite et l’y
maintiennent » et sont donc « explicatives » de cette conduite. On sait que les plus
radicaux des philosophes de l’esprit entendent éliminer cette psychologie, ou plus
exactement sa « théorie », pour cause d’incertitude quant au statut ontologique des
entités et contenus mentaux assignés et de non-conformité du langage intentionnel au
langage de la science.
26 Weber ne s’est pas privé d’user de ce langage17. Il est d’ailleurs trivial de rappeler que
l’historien, le sociologue, l’anthropologue (mais aussi bien le démographe face à ses
chiffres ou l’archéologue face à ses traces) ne sauraient écrire une page sans utiliser des
concepts mentalistes exprimés par des verbes intentionnels18 et attribuer une efficacité
causale aux contenus intérieurs assignés. Bref la psychologie offre ses munitions, ou
des munitions, à l’arme interprétative.
27 De la même façon, il est certes toujours possible de frapper d’interdiction le terme
empathie bien qu’il ne signifie pas uniquement une communion affective ou une fusion
immédiate avec autrui mais aussi le processus par lequel on se met à la place de l’autre
pour tenter de se représenter les pensées et les sentiments qu’on formerait et
éprouverait19. Il est, en revanche, hautement problématique d’imaginer que la méthode
interprétative puisse exclure l’expérience empathique dans ce deuxième sens.
L’attribution d’états de conscience à autrui, ces croyances et ces désirs qui seraient
selon la psychologie ordinaire les causes des actions dont elles sont (peut-être) les
raisons, est nécessairement du type projectif, donc par empathie, même si le contenu
représentationnel de ces états est étroitement tributaire du savoir accumulé par
l’interprète sur le monde dans lequel se déroulent les actions et vivent leurs auteurs.
L’ethnographe, par exemple, n’est-il pas cet homme qui « essaie d’accorder ce qu’il
pense que les gens pensent avec ce qu’il pense que lui-même penserait s’il était
vraiment l’un d’entre eux20 » ?
28 De manière plus générale, est-il concevable de prétendre atteindre des significations en
s’interdisant de recourir à une psychologie ? Certains l’ont cru mais il nous semble qu’il
convient de se garder d’un malentendu : la psychologie à laquelle nous songeons n’est
nullement la psychologie scientifique ou expérimentale, laquelle a, du reste,
considérablement évolué depuis l’associationnisme de la seconde partie du XIXe siècle21.
Pour bien saisir ce dont il est question ici, rappelons brièvement ce qu’il en est de la
saisie des significations linguistiques. La philosophie (analytique) du langage prit son
tournant mentaliste dès lors qu’il s’avéra impossible de formuler, comme le projet en
avait été nourri, une théorie pure de la signification, décontaminée de toute référence

Enquête, 3 | 1996
15

au psychique (au mental). Il fallut bien se résoudre à admettre que le sens d’une phrase
n’était pas réductible à ses conditions de vérité et que, pour y accéder, force était
d’ajouter au sens linguistique « étroit » (ce que la phrase veut dire) la compréhension
de ce que le locuteur avait eu l’intention de communiquer (ce qu’il a « voulu » dire) et
l’identification de ce que ce locuteur tient, en gros, pour véridique (ses croyances). On
comprend les mots d’autrui en comprenant aussi ce qu’il désire signifier par ses mots et
en les reliant à l’arrière-plan épistémique en fonction duquel il les emploie. C’est
pourquoi une phrase comme « on est au pôle Nord ici » est saisie sur-le-champ comme
voulant dire « fermez la fenêtre » ! Les Bororo disant littéralement qu’ils étaient des
araras ne « voulaient » pas dire cela. Pour accéder au sens de la phrase, il fallait savoir
ce que les Bororo croyaient d’eux-mêmes (et des araras) ou, si l’on préfère, ce à quoi ils
ne croyaient aucunement (qu’ils étaient des araras). Il s’ensuit que la compréhension
des significations linguistiques exige l’attribution, automatique ou méthodique, d’états
mentaux et donc l’intervention d’une psychologie. Par quel miracle pourrait-il en être
autrement des significations culturelles déposées dans des activités, des œuvres ou des
institutions ? Quel pourrait être le sens d’une entreprise visant à rechercher les
significations d’un rituel, par exemple, à propos duquel le chercheur ferait le postulat
que les acteurs y participent sans y penser et sans en penser quoi que ce soit, quand
bien même est-il de notoriété publique que la « conscience n’est pas la clé de l’action »
et que « nous nous portons fort bien de vivre au jour le jour sans pouvoir formuler la
logique de nos actes » (Paul Veyne) ? La seule réponse imaginable est celle-ci : le
chercheur entend démontrer que les participants au rituel réagissent à des stimuli, ce
qui est bien, par ailleurs, une thèse psychologique.
29 Supposons que nous soit accordé le droit d’écrire que la méthode interprétative
mobilise assurément des instruments psychologiques et que, de ce fait, elle ouvre la
porte à la surinterprétation. Il nous sera immédiatement rappelé que les propositions
interprétatives, nécessairement entachées de subjectivité, ne sont pas séparables des
procédures d’établissement de leur caractère causal, marquées quant à elles au sceau
de l’objectivité. Le risque de dérive interprétative serait donc limité par la recherche
méthodique du déterminisme des raisons. Impossible d’attribuer n’importe quelle
raison à l’activité d’autrui puisque les raisons détectées sont appelées à comparaître
devant le tribunal de la vérification et doivent ressortir de l’audience commuées, ou
non, en occurrences d’un type (virtuellement) général. Il n’en est pas moins vrai,
comme le souligne Aron22, que l’interprétation reste autonome par rapport à la
vérification causale et qu’elle ne lui emprunte aucunement sa validité intrinsèque. La
reconstitution weberienne de l’esprit protestant ne doit pas sa justesse à la
démonstration du fait qu’il entraîna des conséquences en matière de conduites
économiques. « Bien plus, ajoute Aron (l’interprétation) communiquerait sa
subjectivité à la causalité bien plus qu’elle n’en recevrait une totale objectivité ».
Pourquoi ? Parce que, en premier lieu, le rapport établi entre raisons et agissements
dépend entre autres du découpage pratiqué dans la sphère des agissements et que,
ensuite, l’action des raisons n’est « compréhensible » que par l’éclairage de mécanismes
psychologiques au sens elsterien. C’est de manière également interprétative que l’on
saisit la relation entre l’esprit protestant et les conduites capitalistes même si, par la
suite, Weber contrôlera le caractère causal (ou causatif) de cette relation significative
par les moyens de la comparaison historique et de la recherche des meilleurs contre-
exemples.

Enquête, 3 | 1996
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30 Si l’on admet ces deux points, à savoir que la méthode interprétative présuppose le
recours à une psychologie et que son résultat, sous forme de traduction conceptuelle,
est logiquement indépendant des procédures de vérification causale dans la mesure où
ce qu’il y a à expliquer, il faut bien le comprendre, force est de se demander si le ver de la
surinterprétation n’est pas toujours déjà contenu, à l’état latent, dans le fruit de
l’interprétation. On peut poser la question autrement : une interprétation nouvelle ne
peut-elle toujours venir s’ajouter à une interprétation ancienne qui a déjà sa cohérence
et sa valeur explicative propres ? Est-il besoin de préciser que n’est pas soutenue ici
l’idée stupide selon laquelle toutes les interprétations se vaudraient ?

Interprétation, surinterprétation
31 On se contentera ici de montrer pourquoi le signal de la surinterprétation ne saurait, à
un moment donné de la recherche, clignoter infailliblement dans l’espace mental de
l’interprète pour commander, en droit, l’arrêt de l’interprétation. Entre assez et (peut-
être, sans doute…) trop d’interprétation, il n’y a pas de barrière ; cela pour de bonnes
raisons qui tiennent à la nature du mental ou, du moins, à la « théorie » qu’on peut en
faire.
32 Le raisonnement empruntera ses prémisses à l’argumentation déployée par
D. Davidson23 pour justifier ses thèses sur la structure de l’agir et le caractère causal des
raisons. Une action humaine, avons-nous rappelé, se définit par le fait qu’elle est une
chose accomplie par quelqu’un (plonger dans la mer) et non un événement qui lui
advient (tomber dans l’eau). Une action n’en est une que s’il est possible de lui
consigner un auteur et, par conséquent, de trouver à cette action des motifs, c’est-à-
dire si l’observateur (ou rétrospectivement l’acteur) est susceptible de se décrire cette
action comme intentionnelle, fut-elle même effectuée par l’agent sans y réfléchir.
« Identifier un agent et lui reconnaître des motifs sont des opérations
complémentaires » (Paul Ricœur). C’est pourquoi l’observation, historique ou
ethnographique, d’une conduite est de nature interprétative.
33 Or, et c’est le point qui nous intéresse, il est toujours concevable de commuer un
événement (non intentionnel) en action (intentionnelle) : il suffit d’y découvrir les
traces d’une conscience. Un homme tombe en suivant une procession ; c’est un
événement qui lui arrive. L’observateur est néanmoins parfaitement capable de le
transfigurer en action pour peu qu’il rattache l’événement, dans la description qu’il
s’en donne, à la volonté de cet homme de rattraper la procession, ou encore au fait qu’il
était absorbé dans de pieuses méditations. La phrase « cet homme est tombé parce qu’il
tentait de rattraper la procession » ou « parce qu’il était plongé dans ses prières » est
tout à fait compréhensible bien qu’elle ne fasse aucune référence à la pierre qui causa
l’événement. Voilà la victime de la chute changée en auteur de sa maladresse ! Cette
faculté d’être immanquablement à même de déceler interprétativement des motifs est
au fondement de la différence entre la manière dont on traite d’un événement humain,
impliquant un alter ego, et d’un événement physique, se produisant chez un aliud 24.
34 Il en découle logiquement que l’on peut maintenant se poser la question suivante : s’il
est toujours possible de commuer descriptivement un événement en action, ne serait-il
pas toujours possible de déceler d’autres motifs à une conduite, et donc de ne jamais
pouvoir se résoudre à arrêter l’interprétation ? La thèse en fonction de laquelle la
question est légitime est dite du holisme mental ou psychologique 25. Elle repose sur un

Enquête, 3 | 1996
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constat d’évidence, à savoir qu’une croyance, un désir, une intention, n’importe quel
contenu d’état de conscience susceptible de jouer le rôle de motif, n’existe pas à l’état
isolé ou « monadique » et que l’attributeur d’une raison d’agir à autrui le sachant
intimement, est à même d’en tenir compte dans la description qu’il se donne des
agissements d’autrui.
35 La thèse du holisme mental est issue de l’application du principe de contextualité,
valant dans le domaine de la compréhension des significations linguistiques (ce n’est
que dans le contexte d’une phrase qu’un mot prend tout son sens, dans le contexte d’un
énoncé qu’une phrase est pleinement intelligible, dans le contexte d’un jeu de langage
qu’un énoncé est significatif), à la sphère des comportements d’autrui, y compris
linguistiques. Le nombre nécessairement réduit de désirs et de croyances explicitement
attribués à autrui et qui, pour nous, expliquent ses actions, exigent d’être connectés à
quantité d’autres, formant une trame complexe aux limites incertaines, qui
déterminent le contenu des premiers. Croire, par exemple, à la prédestination, c’est
adhérer à combien de croyances, s’alimenter à combien de désirs, nourrir combien de
pensées ? Ce qui détermine le contenu de cette croyance, c’est une foule d’autres
représentations impliquées par ce contenu ou condensées en lui.
36 Supposons que nous voulions comprendre les mécanismes au travers desquels, dans un
certain contexte d’ensemble dont la connaissance est évidemment un préalable,
s’épanouit un système politique de type clientélaire26. Pour ce faire, il faudra bien à un
moment interpréter ce qui se passe dans la tête de celui qui vote pour son protecteur et
dans celle de l’éminence qui rend des services à son protégé. Imaginons que nous
disions du premier : il dépose dans l’urne un bulletin au nom de son patron parce qu’il
désire obtenir un avantage et parce qu’il croit qu’il l’obtiendra en votant pour
l’éminence en question. Il est aisé de vérifier que le contenu tant de ce désir que de
cette croyance, érigés en raisons, est sémantiquement vide tant que ne sont pas
comprises les raisons pour lesquelles il ressent ce désir et entretient cette croyance ; et
ces raisons ne sont rien d’autre qu’une multitude d’autres désirs, d’autres croyances,
d’autres pensées au sens large et étroit. Il ne peut avoir les uns sans avoir les autres,
sauf à dire qu’il éprouve compulsivement le désir de n’importe quel avantage, à
acquérir dans n’importe quelles conditions, pour en user de n’importe quelle façon,
bref qu’il est de la limaille de fer attirée par un aimant. Ainsi le protégé ne peut-il
croire que son protecteur lui rendra un service qu’à la condition de croire que son
protecteur le voudra ; il ne peut croire que son protecteur le voudra sans croire les
raisons pour lesquelles ce dernier croira qu’il convient de le vouloir, etc. Le protégé
doit donc anticiper les croyances et les désirs de son protecteur, notamment le désir
formé par celui-ci qu’on ne vote pas pour lui pour ce qu’il fait mais pour ce qu’il est (ou
croit être) ; de la même façon que le protecteur doit anticiper les croyances et les désirs
de son protégé, en particulier le désir de celui-ci qu’on ne lui rende pas service parce
qu’il est un électeur mais parce qu’il est un homme qui le mérite (croit-il). Voilà
l’interprète en passe de se perdre dans les méandres de l’âme humaine, comme disent
les chroniqueurs judiciaires ! On veut seulement dire par là que le chercheur, s’il
entend ne pas se résoudre à écrire des phrases tautologiques telles que « l’action du
protégé est intéressée » ou « l’action du protecteur est motivée par une attente », doit
reconstituer un réseau touffu de contenus d’états de conscience pour être en mesure
d’assigner un contenu à l’un quelconque d’entre eux et de le pourvoir d’une efficacité
causale.

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37 Le problème est alors celui-ci : si l’on ne peut interpréter une pensée qu’en envisageant
les relations épistémiques (et conceptuelles) que cette pensée entretient avec d’autres
pensées dont elle reçoit sa signification, où s’arrêter dans l’exploration de cet arrière-
plan ? À supposer que l’on admette, à la limite, qu’une croyance, ou un désir, s’identifie
avec la totalité de ses connexions, au nom de quel principe découper dans le réseau de
ces connexions, sachant bien que les croyances et les désirs menant « typiquement » à
certaines conduites pourraient être dits trouver leur expression dans d’autres
conduites pour peu que le chercheur procède à un découpage différent ? Où finit
l’interprétation ou, si l’on préfère, où commence la surinterprétation dont on voit bien
qu’elle aussi permet la, ou une, compréhension ?
38 On conviendra sans difficulté que nous raisonnons « à la limite » et qu’il est impossible
de soutenir une version radicale du holisme mental. De même qu’il est nécessaire
d’admettre la possibilité de saisir le sens d’un énoncé sans s’assigner le devoir de passer
en revue la totalité des liaisons possibles de cet énoncé avec d’autres énoncés du même
langage (version forte du holisme linguistique27), force est de rejeter le postulat de
l’interdépendance absolue des contenus d’états de conscience. À l’adopter, en effet, on
se condamne à s’interdire d’attribuer une croyance déterminée à un individu, et donc
une raison à sa conduite, tout comme d’envisager que plusieurs hommes puissent
partager la même croyance et que c’est pour ce motif qu’ils agissent à l’unisson. Toute
généralisation psychologique, et donc sociologique, serait alors indue. Autrement dit,
s’il est trivialement évident que, pour avoir une pensée, il faut en avoir d’autres, il ne
s’ensuit ni qu’il faille en avoir une infinité d’autres ni que l’interprète d’une conduite
doive reconstituer la totalité du réseau dans lequel entre la raison attribuée à son
auteur pour en capter le sens. Sans souscrire à aucune forme d’atomisme, lequel fait
violence à la texture (présumée) du mental, l’interprète est en mesure d’estimer qu’un
contenu de croyance, ou de désir, en « condense » un nombre suffisant d’autres pour
qu’il soit utile de fouiller davantage dans l’arrière-plan qui fournit sa signification à ce
contenu.
39 Il n’en reste pas moins qu’il est parfaitement licite de ne jamais tenir l’interprétation
d’une conduite, d’une institution ou d’une œuvre culturelle pour complète. Il demeure
toujours possible, en effet, de lui découvrir une autre signification, également
compatible avec les constats empiriques susceptibles de nourrir la description de cette
conduite, de cette institution ou de cette œuvre. Admettre ce fait, c’est seulement
reconnaître le principe de la pluralité des interprétations ; reconnaître ce principe,
n’est-ce pas, du même coup, évoquer l’idée de surinterprétation ?
40 Ici, pourtant, surinterprétation a manifestement changé de sens et perdu sa résonance
péjorative. Comme on le sait, il existe une langue qui utilise beaucoup le préfixe sur ;
c’est celle de la psychanalyse. Cette discipline ne tient aucunement la surinterprétation
pour un mal mais comme la conséquence du fait qu’une formation de l’inconscient
renvoie à une pluralité de facteurs déterminants et qu’elle s’organise selon des
séquences significatives différentes et étagées, fondant de la sorte la possibilité, voire la
nécessité, de la surinterprétation. Il n’est pas absurde d’estimer qu’il en est, de ce point
de vue, d’une conduite humaine comme du rêve selon Freud. Si comprendre le sens
d’une proposition, cela veut dire savoir comment on doit procéder pour en arriver à
décider si elle est vraie ou fausse (Wittgenstein), les propositions interprétatives, celles
qui font état d’un phénomène de causalité mentale, manifestent, à l’évidence, un défaut

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intrinsèque renvoyant à un mal dont la surinterprétation est le symptôme, nullement


inquiétant.

NOTES
1. Aucune théorie de l’action ne peut, comme nous le rappellerons plus loin, faire l’économie de
l’ascription d’états mentaux aux acteurs qu’elle évoque. L’auteur du Manifeste a-t-il pu manquer
de se propulser dans l’enceinte psychique de l’homme libre et de l’esclave, du patricien et du
plébéien, du baron et du serf, du maître de jurande et du compagnon ? De s’identifier un instant,
et successivement, à l’oppresseur et à l’opprimé ? Comme en témoigne Le 18 Brumaire de Louis-
Napoléon, Marx parlait avec dextérité l’idiome intentionnel, cette langue qui prête généreusement
(sans garantie) à autrui les contenus de son for intérieur et qui est celle dans laquelle s’écrit tout
récit.
2. Au sens large, une pensée est une variété d’état mental, ou attitude propositionnelle, dont le
contenu, prêté à autrui (ou à soi-même), représente un certain état de choses. Une pensée,
entendue en ce sens, n’implique aucunement que son détenteur supposé y adhère sur le mode
réfléchi. Dans l’acception étroite du mot, une pensée est un engagement délibéré et s’inscrit dans
un raisonnement ou un calcul. Les Pensées de Pascal ne sont pas des pensées au sens où l’on en
attribue une, sans y « penser », à l’automobiliste qui vous serre de trop près. Il va sans dire que
repenser les pensées de Pascal n’est pas une opération du même type que celle consistant à
« repenser » celle, hypothétique, de l’automobiliste.
3. J.-P. Olivier de Sardan, « La surinterprétation politique : les cultes de possession hawka du
Niger », p. 196, in J.-F. Bayart, ed., Religion et modernité politique en Afrique noire, Paris, Karthala,
1993, p. 163-214.
4. J.-C. Passeron, Le Raisonnement sociologique : l’espace non popperien du raisonnement naturel, Paris,
Nathan, 1991, p. 241-242.
5. « Nous désignerons toujours par « activité » […] un comportement compréhensible, ce qui veut
dire un comportement relatif à des « objets » qui est spécifié de façon plus ou moins consciente
par un quelconque sens (subjectif) « échu » ou « visé » » (M. Weber, Essais sur la théorie de la
science, Paris, Plon, 1965, p. 329-330).
6. « Nous confondons raisons et causes. Les « pourquoi » et leur sens ambigu nous y invitent » (L.
Wittgenstein, Le cahier bleu et le cahier brun, Paris, Gallimard, 1965, p. 65) et plus loin : « La
différence entre le sens logique des termes raison et cause est tout à fait semblable à la différence
que l’on observe entre le motif et la cause ». Wittgenstein aurait nié le droit de parler
d’« explication compréhensive » ou de « compréhension causale » à propos de la reconstruction
interprétative des motifs dont Weber estimait qu’elle équivaut à une « imputation causale »,
qu’elle est l’analogue de l’interprétation causale d’un quelconque phénomène (singulier) de la
nature.
7. F. Waismann, « Language Strata », in A. Flew, ed., Logic and Language, Oxford, Blackwell, 1961,
p. 11-31.
8. M. Weber, op. cit., p. 121.
9. J. Bouveresse, Herméneutique et linguistique, Combas, Éd. de l’Eclat, 1991, p. 23.
10. Ibid., p. 37.
11. J.-C. Passeron, op. cit., p. 241.

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12. M. Weber, op. cit., p. 156-157. Sans doute faut-il tenir compte du fait que l’une des questions
débattues dans le cadre du Conflit des méthodes était de savoir si la psychologie était apte à
jouer, dans les sciences de l’esprit, le rôle dévolu aux mathématiques dans les sciences de la
nature. Weber rejette cette problématique et ne trouve aucun intérêt à s’interroger sur
l’hypothèse d’une « mécanique », ou d’une « chimie », possible des fondements psychologiques
de la vie sociale, dès lors qu’il s’agit d’examiner les modalités de la « connaissance de la
signification culturelle ».
13. Notons au passage cette formule de Weber : « Pour l’interprétation de l’historien, la
personnalité n’est pas une énigme ; elle est, au contraire, la seule chose qu’il est vraiment
possible de comprendre par interprétation » (cité par J. Freund, in M. Weber, op. cit., p. 72).
14. R. Aron, Introduction à la philosophie de l’histoire, Paris, Gallimard, 1981, p. 132.
15. Ibid., p. 189.
16. M. Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964, p. 112.
17. Le statut d’une proposition weberienne comme « l’homme heureux se contente rarement du
fait d’être heureux ; il éprouve de surcroît le besoin d’y avoir droit » (cité par J.-C. Passeron,
« Avant-propos : l’espace weberien du raisonnement naturel », Enquête, Cahiers du CERCOM, 7
[Marseille], 1992, p. 16) est celui d’une généralisation psychologique à valeur compréhensive-
explicative. Elle est comparable en tout point aux « mécanismes » définis par J. Elster (Nuts and
Bolts for the Social Sciences, Cambridge, Cambridge University Press, 1989) – lequel ne refuse
aucunement de les étiqueter psychologiques – comme « enchaînements causaux » (explicatifs
mais non prédictifs) ou comme « modèles d’interprétation » : par exemple, le mécanisme « les
raisins sont trop verts » (les hommes tendent à proportionner leurs désirs à leurs moyens) ou son
contraire « l’attrait du fruit défendu » (les hommes préfèrent ce qui est hors de leur portée parce
que c’est hors de leur portée).
18. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire d’employer un verbe explicitement intentionnel pour
divorcer d’avec le langage descriptif et causaliste des événements physiques. Si dire que mon
voisin m’entend est (généralement) neutre, affirmer qu’il m’écoute revient à lui attribuer l’état
intérieur d’attention.
19. J. Favret-Saada, « Être affecté », Gradhiva, 8, 1990, p. 4.
20. D. Sperber, Le savoir des anthropologues, Paris, Hermann, 1982, p. 31.
21. Je remercie André Mary de m’avoir rappelé les arguments « antipsychologistes » développés
par la phénoménologie. Ce serait le lieu d’une discussion que j’esquive ici, faute de place et
surtout de compétence. On rappellera seulement que Brentano assimilait la « phénoménologie
descriptive » à une « psychologie descriptive », laquelle n’était pas, dans son esprit, la
psychologie naturaliste de son temps mais l’entreprise visant à appréhender, par le seul moyen
du raisonnement conceptuel, la nature des phénomènes mentaux étudiés. C’était, écrit P. Engel
(Philosophie et psychologie, Paris, Gallimard, 1996, p. 39), « une psychologie non psychologiste ».
22. R. Aron, op. cit., p. 339-341.
23. D. Davidson, Actions et événements, Paris, Presses universitaires de France, 1994.
24. Sur ce point, comme sur d’autres, la philosophie analytique retrouve l’inspiration propre à la
philosophie allemande du « comprendre ». Le point de vue développé par D. Davidson (op. cit.)
coïncide avec l’idée, longuement développée par E. Cassirer dans sa Logique des sciences de la
culture (Paris, Éd. du Cerf, 1991), d’une différence irréductible entre « perception des choses » et
« perception de l’expression » chez autrui ou dans ses œuvres.
25. Pour une excellente présentation du holisme mental et aussi l’exposé des arguments par
lesquels il est possible de parer (conceptuellement) à ses conséquences ultimes, désastreuses en
ce qui concerne le métier d’interprète, voir P. Engel (Davidson et la philosophie du langage, Paris,
Presses universitaires de France, 1994).
26. Nous nous permettons de renvoyer à l’un de nos articles qui traite de ce sujet : G. Lenclud,
« S’attacher », Terrain, 21,1993, p. 81-97.

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27. Le tenant d’une version forte du holisme linguistique devrait logiquement nier que deux
hommes puissent comprendre leur conversation, sauf à la meubler d’interminables silences
occupés à l’exploration de la chaîne paradigmatique !

RÉSUMÉS
L’article met d’abord en évidence quelques-uns des problèmes soulevés par l’emploi de la notion
d’interprétation, notamment celui de la relation entre activité d’interprétation et situation de
compréhension. Il soutient ensuite que l’activité d’interprétation met bien en œuvre une
psychologie dans la mesure où l’interprète a pour objectif de reconstruire les « motivations »
(Max Weber) des auteurs des conduites étudiées. Enfin, sans soutenir la thèse absurde selon
laquelle toutes les interprétations se vaudraient, il essaie d’expliquer, en faisant valoir le principe
de contextualité, pourquoi il est impossible de tracer une frontière entre interprétation et
surinterprétation : aucune motivation, repérée par l’interprète, ne saurait exister à l’état isolé.
En d’autres termes, une conduite humaine, comme le rêve selon Freud, est, pour celui qui
l’analyse en tout cas, surdéterminée ; elle ne saurait, par conséquent, avoir une signification
unique, arrêtée par décret.

The article exposes some of the problems raised by the use of the notion of interpretation,
especially that of the relationship between the act of interpretation and the state of
understanding. It then contends that the act of interpretation clearly uses psychology to the
extent that the interpreter’s objective is the reconstruction of “motivations” (Max Weber) of
authors whose behaviour is studied. Finally, without supporting the absurd thesis according to
which all interpretations would have the same value, it tries to explain, by asserting the
contextual principle, why it is impossible to draw a boundary line between interpretation and
overinterpretation: no motivation, identified by the interpreter, could exist in an isolated
condition. In other words, human behaviour, like the dream according to Freud, is for one who
analyses it, in any case, overdetermined ; consequently, it would not know how to have a unique
meaning, fixed by decree.

Enquête, 3 | 1996
22

La violence faite aux données


De quelques figures de la surinterprétation en anthropologie
Abuse of data. Concerning some forms of overinterpretation in anthropology

Jean-Pierre Olivier de Sardan

1 De prime abord, le terme de surinterprétation, en sciences sociales du moins, évoque


irrésistiblement un excès de sens imposé au « réel » dont on prétend rendre compte.
Par mépris, par incompétence ou par négligence, le chercheur maltraite les données.
Soupçonné de les ignorer ou de les travestir, il franchit les limites acceptables de ce
qu’on peut imputer à la réalité décrite, et propose de celle-ci une image par trop non
conforme, et, pour tout dire, « fausse ». Il sollicite à l’excès les éléments empiriques
disponibles, ou produit des assertions qui n’en tiennent pas compte, voire les
contredisent.
2 Cette notion spontanée de « surinterprétation » mêle de façon indissociable un
jugement de valeur (la surinterprétation, c’est mal) et un jugement de fait (la
surinterprétation, cela se réfute données à l’appui). Nous sommes là au cœur d’une
épistémologie latente à la fois pratique et normative, qui est au fond celle que nous
pratiquons tous, plus ou moins comme M. Jourdain, tant à propos des écrits des autres
qu’en référence à nos propres travaux. On peut, certes, soupçonner ou dénoncer le
moralisme derrière le jugement de valeur, et le positivisme derrière le jugement de fait,
cela ne change rien à l’affaire : nous ne pouvons nous passer de ce type de jugement
dans la pratique ordinaire de notre activité professionnelle.
3 Manifestement, cette notion de surinterprétation relève du « sens commun savant ».
Mais peut-elle aussi servir de support à des réflexions méthodologiques ou
épistémologiques plus argumentées, qui soient de quelque utilité dans l’exercice
quotidien de nos disciplines, autrement dit qui relèveraient de cette « grounded
epistemology », de cette épistémologie enracinée dans les problèmes du terrain, que nous
appelons de nos vœux ? Il me semble que oui, et d’abord parce qu’elle a l’énorme
avantage d’introduire à un débat fondamental dans nos disciplines que nous tentons
tous d’esquiver plus ou moins, tant il est incommode. On admettra volontiers, d’un
côté, qu’il n’y a aucune ligne jaune nettement tracée qui sépare l’interprétation
acceptable de la surinterprétation inacceptable, et qu’aucune police épistémologique

Enquête, 3 | 1996
23

ne pourra jamais dresser de contravention. Mais on doit aussi admettre, d’un autre
côté, que chacun d’entre nous a déjà été confronté à des « excès interprétatifs » qui
l’ont fait sortir de ses gonds et auxquels il a opposé l’existence d’une « réalité » mieux
connue par lui et honteusement malmenée ou ignorée1. Tout le problème est qu’il y a là
deux registres de discours complètement différents et qui, en l’état normal de nos
disciplines, ne sont jamais, ou presque, amenés à se confronter. Quand on affirme
l’indiscernabilité ultime de l’interprétation et de la surinterprétation, on se situe pour
l’essentiel dans un registre épistémologique abstrait. Quand on oppose les « faits » à
leur méconnaissance scandaleuse ou à leur déformation éhontée, on se situe pour
l’essentiel dans un registre critique contextuel.
4 Pourquoi cette sorte de schizophrénie entre un discours général qui apparaîtra pour les
uns comme trop relativiste (avec un parfum d’« épistémologiquement correct »), et un
discours particulier qui apparaîtra pour les autres comme bassement positiviste ?
L’entrée par la « question de la surinterprétation » oblige à se confronter au problème
fondamental du rapport entre « risque interprétatif » et « légitimation empirique »
dans les sciences sociales en général et en anthropologie en particulier. Notre thèse est
simple : bien qu’une délimitation incontestable de la frontière interprétation/
surinterprétation soit impossible, bien que les contours de la surinterprétation ne
puissent être cernés avec précision et de façon formelle, il est cependant possible de
repérer – et de stigmatiser – quelques foyers2 éminents de surinterprétation, qui sont
autant de formes de « violence » faite aux supports empiriques dont toute recherche en
science sociale s’autorise pour proposer des interprétations.

Surinterprétation, sous-interprétation,
mésinterprétation
5 Surinterprétation appelle évidemment la mobilisation de termes à la fois contrastés et
parents. Interprétation, surinterprétation, sous-interprétation et mésinterprétation semblent
ainsi former un système sémiologique composé d’affinités, de distinctions et de
nuances qu’il convient d’éclaircir. En première lecture la surinterprétation dépasserait
les limites admissibles de l’interprétation. Elle s’opposerait au défaut symétrique et
inverse de sous-interprétation. Elle se démarquerait enfin de la mésinterprétation, faute
bénigne ou péché véniel.
6 En fait, cette typologie qui va du plus au moins n’est pas aussi satisfaisante qu’il y
paraît. Le véritable enjeu épistémologique est avant tout le partage entre interprétation
et surinterprétation, du moins si on s’en tient à une définition opératoire et non
essentialiste de la surinterprétation, et si on lève les hypothèques de la
mésinterprétation et de la sous-interprétation.
7 Nous considérerons donc par convention comme relevant de la surinterprétation tous les
cas où apparaît une contradiction significative entre les références empiriques et les
propositions interprétatives. L’essentiel ici n’est pas de savoir si « surinterprétation » est
bien le mot juste ou s’il n’a pas d’autres sens (il en a), mais d’englober sous un concept
unique l’ensemble des situations, pas si rares dans nos disciplines, où se conjuguent
projection excessive de préconceptions et paresse méthodologique, ce qui engendre
une violence faite aux données ou un déni de celles-ci. La particularité des énoncés
anthropologiques surinterprétatifs (selon l’acception ici proposée du terme) est qu’il

Enquête, 3 | 1996
24

est possible de les récuser ou de les dé-plausibiliser non pas simplement sur des bases
logiques, théoriques, ou interprétatives-alternatives, mais avant tout sur des bases
empiriques, par la démonstration que des données ont été maltraitées ou non prises en
compte.
8 Cette acception-là de « surinterprétation » n’aurait pas le même sens dans les champs
de la critique littéraire, de la réflexion psychanalytique ou de l’herméneutique
philosophique, qui ne travaillent que dans les empilements et les confrontations
d’interprétations, sans être soumis aux contraintes d’exploration empirique
méthodique qui sont celles des sciences sociales. Pour ces trois champs, la notion de
surinterprétation ne peut avoir de pertinence que dotée d’une autre acception 3. Si on
admet notre définition de la surinterprétation en ce qu’elle a de spécifique aux sciences
sociales, que deviennent alors les notions voisines de sous- et de mésinterprétation ?
9 Soit la sous-interprétation. On pourrait certes y voir le double inversé de la
surinterprétation. En ce sens il y aurait, entre le piège surinterprétatif et le piège sous-
interprétatif, le niveau pertinent de l’interprétation, espace du « ni trop, ni trop peu ».
Mobilisons la métaphore de l’acteur. Quand celui-ci joue « juste », c’est qu’il n’en fait
pas trop (sinon on lui reprocherait de « sur-jouer »), mais qu’il en fait quand même
assez (sinon on lui reprocherait de « sous-jouer »). Double refus de l’emphase et de la
grisaille… Interpréter « juste »… La métaphore fait sens. Toutefois cette vision linéaire
allant d’un excès à l’autre, du manque vers le trop-plein, de la sous-interprétation à la
surinterprétation, avec en son milieu une interprétation légitimée par sa position
centriste, est à divers égards trompeuse.
10 On peut en fait distinguer trois formes de la sous-interprétation. La sous-interprétation
comme posture heuristique n’est pas tenable, et il suffit de renvoyer aux innombrables
démonstrations qui ont fait admettre à la très grande majorité des chercheurs en
sciences sociales aujourd’hui qu’il n’est pas de résultat, de recherche, de production de
données, voire de fait sans interprétation. Aussi la sous-interprétation comme refus du
risque interprétatif est-elle un non-sens. Certes, bien que discréditée, elle n’a pas
complètement abandonné la place. Mais on peut aisément prouver qu’il ne s’agit en fait
que d’interprétation honteuse et masquée, et par là même peu productive. La seconde
forme de sous-interprétation, comme moment méthodologique, peut en revanche être une
étape « normale » dans un processus de recherche, et, parfois même, dans une
restitution de recherche. Il est des moments où l’anthropologue s’efforce de « rester au
plus près des données », d’avoir une « stratégie du profil bas » ou une « politique du
document brut » (aussi délibéré ou construit soit cet effacement). Ce sont là des phases
nécessaires, fécondes. Autrement dit, dans un processus de recherche clairement
interprétatif de part en part, des étapes relativement sous-interprétatives sont
méthodologiquement nécessaires… Transitoires, artificielles, contrôlées, elles n’ont
rien à voir avec une posture sous-interprétative de principe, intenable quant au fond et
improductive quant aux résultats. Enfin, il est une troisième forme de sous-
interprétation, qui n’est autre que… la surinterprétation : on y reviendra.
11 Soit maintenant la mésinterprétation. Ma position serait de dire qu’il n’y a pas d’espace
de la mésinterprétation. Soit on est dans l’espace des interprétations concurrentes
empiriquement légitimes, c’est-à-dire dotées d’un minimum de véridicité (nous
reviendrons sur cette question), et alors chacun appellera mésinterprétations les
interprétations qu’il récuse (c’est-à-dire qu’il considère comme erronées, moins
plausibles que les siennes). Soit on est dans l’espace des interprétations empiriquement

Enquête, 3 | 1996
25

illégitimes, c’est-à-dire quasi réfutables en véridicité (cet espace même dont nous allons
décrire quelques foyers), et alors la mésinterprétation n’est qu’une figure de la
surinterprétation, simplement conçue comme plus « soft » en ce qu’elle brutaliserait
moins ce qu’on sait de la réalité sociale que telles ou telles formes « hard »…
12 Si l’on peut démontrer qu’une mésinterprétation anthropologique malmène les
données accessibles, ne les prend pas en compte ou les mutile, elle relèvera bel et bien
pour nous du domaine de la surinterprétation telle que nous l’avons définie. Si en
revanche le terme de mésinterprétation est utilisé pour stigmatiser une interprétation
à peu près compatible avec les données mais que l’on estime non fondée, il ne s’agit
alors de rien d’autre que l’interprétation des autres, en tant qu’on ne la partage pas.
13 Le lecteur sceptique ne manquera pas d’objecter que tout le problème est de savoir
comment départager ces deux espaces, dont il ne suffit pas de décréter l’existence. La
lutte des interprétations, dans ce que j’ai appelé l’espace des interprétations
empiriquement légitimes, ne prend-elle pas pour une part la forme d’objections d’ordre
empirique, et chacun ne cherche-t-il pas pour une part à déstabiliser la plausibilité
empirique de celui avec lequel il est en désaccord, et donc à l’exclure au moins
partiellement de cet espace des interprétations empiriquement légitimes ?
14 Un léger détour est ici nécessaire.

Interprétativité et empiricité
15 Nous partirons de deux postulats, qui ne semblent plus à démontrer à force d’avoir été
réaffirmés et réargumentés par les uns et les autres : a) les sciences sociales sont
fondamentalement interprétatives (corrélat : le positivisme scientiste et le naturalisme
ne sont pas tenables) ; b) les sciences sociales sont des sciences empiriques (corrélat :
l’anarchisme épistémologique et le postmodernisme ne sont pas tenables).
16 Ceci définit évidemment la ligne de crête sur laquelle évoluent l’essentiel des
recherches menées dans nos disciplines. On peut le dire autrement : nous sommes dans
un espace de la plausibilité (et non de la falsifiabilité), où les processus interprétatifs,
aussi omniprésents soient-ils, se reconnaissent des contraintes empiriques et se
donnent des procédures de (relative) vigilance méthodologique (et pas seulement de
vigilance logique) qui tentent de préserver tant bien que mal une certaine adéquation
entre référents empiriques et assertions interprétatives. Cette adéquation recherchée
ou invoquée, sinon toujours réalisée, peut être représentée sous la forme d’un double
lien qu’il s’agit d’assurer :
17 a) Lien entre le « réel de référence » et les données produites à son sujet par les
opérations de recherche.
18 b) Lien entre ces données et les énoncés interprétatifs proposés. Le premier lien tente
de garantir que les données produites indiquent quelque chose du « réel » et ne sont
pas sans le « représenter » d’une certaine façon, aussi imparfaites soient-elles : ce lien
est à dominante méthodologique. Le second lien gage autant que possible les assertions
du chercheur (dans les divers registres interprétatifs possibles : descriptif, explicatif,
comparatif, etc.) sur une mise en scène ou une mise en récit de ces données (sous
formes d’attestations, d’exemples, de tableaux, de schémas, de cartes, de cas, etc.) : ce
lien est à dominante argumentative. Tous deux sont indissociables. Dans les deux cas, il
s’agit bien de légitimer des énoncés interprétatifs au nom d’un certain indice de

Enquête, 3 | 1996
26

véridicité4. L’imagination interprétative accepte en l’occurrence de se soumettre aux


contraintes ou aux vigilances particulières que lui impose l’empiricité des sciences
sociales, ce en quoi elle se distingue des « exercices libres » (à cet égard) de
l’herméneutique littéraire ou de la philosophie spéculative. C’est l’ensemble « réel de
référence » + « données produites à son propos » + « usage argumentatif de ces
données » qui définit le substrat empirique des sciences sociales 5.
19 L’espace épistémologique propre aux sciences sociales est donc à la fois intégralement
interprétatif et empiriquement contraint. On peut voir une contradiction entre ces
deux postulats : il s’agit plutôt d’une difficulté. Si les sciences sociales sont
interprétatives, faut-il en conclure que toutes les interprétations se valent et que seules
les départagent leur virtuosité et leurs capacités de séduction intellectuelle ? Non, car
dans la mesure où ces interprétations sont soumises à des exigences de plausibilité
empirique et de véridicité (même relatives), toutes les interprétations ne se valent pas,
et chacune doit rendre des comptes. La souveraineté interprétative proclamée par le
premier postulat abdique certaines de ses prérogatives au nom du second.
20 Le rapport entre interprétation et empirie se complique d’autant plus qu’il y a
interprétation et interprétation, comme il y a empirie et empirie. On ne peut sans
quelque abus parler de l’« interprétation » en général (comme du « sens » en général),
le terme « interprétation » recouvrant des opérations de statut cognitif très divers et
pouvant s’appliquer à des référents (et des types de données) extrêmement variés 6. Les
modalités des interprétations ne dépendent pas seulement de la posture adoptée par le
chercheur, ni de l’échelle choisie7, mais aussi des objets sociaux sur lesquels elles
portent, du type de données (« émiques » et/ou « étiques », spécifiques et/ou
comparatives, « qualitatives » et/ou « quantitatives ») que la stratégie de recherche
adoptée permet de produire sur ces objets, des « dispositifs 8 » variables où sont
enchâssées les interprétations « indigènes », etc.
21 Notons simplement que, au sein de cette immense diversité des situations
interprétatives, on peut, en simplifiant à l’extrême, distinguer deux pôles quant aux
rapports interprétativité/empiricité. Certains énoncés sont « quasi réfutables »
empiriquement9. On peut plus ou moins « prouver » que X a fait un contresens dans sa
traduction du terme valaque « zdrycrhol », ou que Y a bien assisté au rituel de divination
du 30 février et en a décrit fidèlement la topographie. D’autres énoncés sont à peu près
non réfutables empiriquement. Personne ne « prouvera » jamais que W a eu tort en
affirmant que l’histoire de l’humanité est l’histoire de l’échange, ou que Z a eu raison de
comparer un culte de possession à la Commedia dell'Arte.
22 En fait, dans les cas de quasi-réfutabilité maximum, les énoncés sont descriptifs ou
constatifs (c’est là un certain mode interprétatif, mais en quelque sorte a minima), et
leurs référents empiriques ne sont vérifiables que dans la mesure où ils sont très
circonscrits et d’ordre factuel. Nous sommes dans l’ethnographie la plus méticuleuse
(ou sociographie, ou historiographie), associée à la production des données de terrain.
Dans les cas de non-réfutabilité maximum, les énoncés sont hypothétiques, comparatifs
ou explicatifs (il s’agit donc d’autres modes interprétatifs, plus proches de ce qu’on
entend en général par « interprétation ») et les référents empiriques relèvent
d’espaces-temps étendus et hétérogènes : il s’agit toujours d’agrégations complexes.
Nous sommes dans l’anthropologie (ou la sociologie, ou l’histoire). Ces deux extrêmes,
qui sont extrêmes aussi bien au niveau des modes interprétatifs que des référents
empiriques, forment les pôles d’un continuum le long duquel circule la plausibilité. Du

Enquête, 3 | 1996
27

côté de la quasi-réfutabilité maximale, l’exigence en véridicité croît, et la prise de


risque interprétatif décroît. Du côté de la non-réfutabilité maximale, c’est l’inverse. Les
assertions que nous produisons se répartissent entre ces deux pôles. Mais dans tous les cas, elles
incorporent à la fois de la prise de risque interprétatif et de la légitimation empirique. Il a
souvent été démontré que tout énoncé à statut empirique explicite, qui prétend rendre
compte d’un état précis du monde dans un espace-temps donné, c’est-à-dire tout
énoncé qui se situe dans un registre descriptif ou constatif est en fait interprétatif, bien
qu’il ne se donne pas comme tel. Inversement, et ceci est moins souvent souligné, tout
énoncé ouvertement interprétatif (en sciences sociales, bien sûr), et donc de type
hypothétique, comparatif ou explicatif, sous-entend des légitimations d’ordre
empirique, et affirme, plus ou moins explicitement, qu’il tient tels ou tels états du
monde pour « vrais ». Empiricité et interprétativité sont ainsi toujours mêlées, mais
selon des dosages qui varient considérablement.
23 Ainsi, les énoncés interprétatifs, toutes échelles confondues, reposent-ils d’une façon
ou d’une autre sur des présomptions ou des présupposés d’empiricité, même si c’est à des
degrés divers. Les propos des chercheurs se prévalent nécessairement d’un « effet de
réalité », se targuent en permanence d’une connaissance du social par l’enquête et
invoquent sans cesse des données qui sont censées témoigner de ce réel. C’est dans
cette « visée » empirique, dans cette « légitimation » empirique, comme on voudra, que
s’ancrent et se plaident nos interprétations, quelles que soient les précautions
épistémologiques dont nous nous entourons par ailleurs.
24 À partir de ce contexte global résumé au pas de course, la notion de surinterprétation
implique que quelque chose n’aille pas dans le couple empirie/interprétation, que l’on
en fasse dire trop aux données, qu’on ne tienne pas compte de faits avérés, qu’on
invoque à tort un réel déformé, qu’on impose un excès de sens ou un sens erroné aux
phénomènes étudiés, qu’on n’apporte aucun élément solide à l’appui de ses dires… Ce
sont des reproches que nous faisons tous, chaque fois que nous critiquons d’un point de
vue empirique des propos tenus par un chercheur qui nous apparaît à cet égard, quel que
soit son talent rhétorique, comme imprudent, léger voire incompétent. Dans les débats
et les commentaires qui agitent en permanence notre tout petit monde de chercheurs,
tout n’est pas qu’affrontements de paradigmes, antagonismes d’écoles et querelles de
personnes : on dispute aussi de la véridicité des arguments produits, et l’on y met
souvent en doute la teneur et la valeur empiriques, explicites ou latentes, des propos.
Les « faits » ont beau être construits, ne pas exister en l’état, ne pouvoir être
« récoltés », être indissociables du regard de l’observateur, qui parmi nous n’a jamais
opposé « les faits » à des interprétations abusives et donné raison aux « faits 10 » ?

Le ciseau surinterprétatif
25 Pour comprendre d’où nous vient cette impression récurrente de sens « forcés » sur les
données (ou de données « forcées » sur leurs réalités de référence), la métaphore du
« ciseau surinterprétatif » peut ici être utile. La projection excessive de préconceptions
d’un côté et la paresse méthodologique de l’autre fonctionnent en effet comme les deux
branches d’un ciseau.
26 Les préconceptions, comme chacun sait, on essaie sans cesse d’y échapper (à coup de
rupture épistémologique pour certains, par de plus simples exercices pour d’autres)
sans jamais y arriver vraiment, puisqu’il n’est pas de donnée produite sans qu’elle

Enquête, 3 | 1996
28

réponde à des questions qu’on se pose, et qu’on ne peut se poser de question sans qu’il
n’y ait une préconception à l’œuvre. Mais on conviendra qu’un peu de préconceptions
ne veut pas dire trop. Ce n’est pas parce qu’il n’existe aucun compteur à repérer les
excès de préconceptions que ceux-ci n’existent pas. Rien n’est en effet plus tentant
pour un chercheur que de peindre la réalité aux couleurs qui lui conviennent, ou de
prendre ses désirs scientifiques pour des réalités. Les incitations à l’excès sont
multiples. Paradigmes (durs ou mous), postures heuristiques, théories locales ou de
moyenne portée, idéologies de tous ordres, fantaisies idiosyncrasiques : ces éléments
incontournables du paysage de toute recherche ne sont pas avares de préconceptions,
plus ou moins productives, et il est souvent plus commode de les projeter sur la réalité
sociale étudiée plutôt que de les mettre à l’épreuve de celle-ci.
27 D’un autre côté, les excès de préconceptions sont à l’évidence d’autant plus faciles à
commettre qu’on baisse sa garde méthodologique. La vigilance méthodologique (qui n’a
évidemment rien à voir avec le simple respect de procédures statistiques, et vaut
autant pour le « qualitatif » que pour le « quantitatif ») permet justement de dresser
quelques garde-fous contre la propension aux excès interprétatifs : le recoupement des
sources, la recherche des contre-exemples, l’identification des propos, la compétence
linguistique, et bien d’autres « tours de métiers », aident à garder une souhaitable
prudence empiriciste au sein même de la nécessaire prise de risque interprétative.
28 C’est donc cet intervalle, plus ou moins ouvert, entre les deux branches du ciseau, qui
constitue l’espace de la surinterprétation, en tout cas dans la définition qui a été ici
proposée de ce terme. En ce qui concerne nos disciplines, qui nierait que le jeté de
présupposés sur terrain d’enquête ne soit un sport assidûment pratiqué ? Qui ne
remarquerait la langueur méthodologique et la désinvolture empirique dont certains
sont affligés ? Sans chercher la paille dans l’œil d’autrui, n’avons-nous pas tous, dans de
rares éclairs de lucidité, perçu que nous nous laissions parfois aller à d’excessives et
séduisantes extrapolations facilitées par une vigilance empirique émoussée ? La
surinterprétation existe donc, bien qu’elle ne se laisse ni mesurer, ni réduire à une
quelconque formule satanique. M’autorisera-t-on à en décrire quelques figures
proéminentes et récurrentes ?

Figure 1 : la réduction à un facteur unique

Un conflit divise le village A, charmante bourgade biélo-ukrainienne. Il oppose le


maire à son premier adjoint. Toute la vie du village en est empoisonnée. Un
anthropologue distingué s’intéresse à ce village, et à ce conflit. Il analyse sans
hésiter toute l’affaire comme l’expression d’antagonismes « ethniques ». En effet le
maire est de l’« ethnie » E1, et le premier adjoint de l’« ethnie » E2. Il y a déjà eu
des tensions, des injures, des rumeurs, portant sur l’appartenance « ethnique » des
uns et des autres. L’anthropologue en fait état pour appuyer son interprétation. Il
ne manque pas non plus de citer une abondante littérature d’inspiration
ethnologique sur les conflits séculaires entre les E1 et les E2, avec parfois
intervention des E3.
Mais il se trouve que le maire est aussi le beau-père de son adjoint (les mariages
interethniques sont à A aussi fréquents qu’ils l’étaient en ex-Yougoslavie et au
Rwanda). Et il y a bien sûr aussi beaucoup d’exemples de conflits entre beaux-pères
et gendres dans la région de A (comme à Lyon).

Enquête, 3 | 1996
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Par ailleurs, le maire habite le quartier haut, et l’adjoint le quartier bas. L’histoire
du village n’est pas avare de conflits entre les deux quartiers, dont chacun est
multiethnique. De plus le maire est baptiste, et son adjoint s’est récemment
converti à une nouvelle église évangélique. Là encore, on a pu constater que dans
le pays la coexistence de ces deux confessions est loin d’être toujours pacifique.
Enfin, le maire a un caractère impossible, et le premier adjoint n’est pas commode.
Tous deux sont de fortes personnalités, et se sont constitué leur propre réseau
d’amis, de clients, de relations. Ces deux réseaux supportent d’ailleurs chacun un
club de football différent. Ce n’est pas vraiment la grande fraternisation entre les
deux réseaux.

29 Aussi trivial ou caricatural que soit cet exemple fictif, il renvoie à une pratique assez
habituelle dans nos disciplines : réduire n facteurs, empiriquement observables et pouvant
tous jouer un rôle dans l’« explication » d’une situation sociale locale, à un seul d’entre
eux. Tous les autres disparaissent comme par enchantement. Cette pratique n’est pas
sans rapport avec une propension préalable, préprogrammée en quelque sorte, de celui
qui s’y adonne à privilégier justement ce facteur-là, où que ce soit. On a ainsi les
spécialistes de l’interprétation par l’ethnie, par la classe sociale, par le « genre », par
l’appartenance religieuse, etc. Bien sûr ces différents facteurs, ou d’autres, peuvent
jouer. Mais la complexité de la vie sociale et de ses interactions rend finalement rares
les contextes où un facteur et un seul peut être invoqué. Et pourtant la
« monofactorialisation », autrement dit le fait de ne proposer à un processus social
donné qu’une seule « cause » ou « origine » là où l’expérience de la recherche comme
l’histoire des sciences sociales devraient inciter à plaider la multifactorialité, est loin
d’avoir disparu.
30 Rappelons aussi qu’il n’y a pas nécessairement obsession monofactorielle
préalablement constituée, et qu’une recherche qui veut résolument privilégier
l’empiricisme peut succomber elle aussi à la tentation de se focaliser sur un seul
facteur, le plus apparent localement, ou le plus élégant scientifiquement, ou le plus
séduisant intellectuellement, quitte à « oublier » tous les autres.
31 Certes, la mise en évidence d’une cause ultime, ou principale (« en dernière instance »,
disions-nous autrefois en suivant Althusser) n’est en rien une ambition illégitime des
sciences sociales, confrontées à une multiplicité de variables qui peut conduire à la
démission interprétative. Une simple énumération ne prend pas de risques : mais y
verra-t-on de la bonne anthropologie (sociologie, histoire…) ? Elle doit bien déboucher
un jour ou l’autre sur une tentative de pondération des facteurs. C’est un risque normal
à prendre que de proposer que tel facteur soit considéré comme « dominant ». Mais
cela ne saurait se faire au prix d’une impasse sur tous les autres. Dire « ce conflit est
ethnique » (en ne fournissant que des « preuves » allant dans ce sens et en étant muet
sur tout le reste) n’est pas la même chose que de dire « parmi tous les facteurs qui peuvent
expliquer ce conflit – et l’on détaille ces facteurs en fournissant les « preuves »
correspondantes –, je pense que le plus influent est le facteur “ethnique”, et voici pourquoi… »
Nous sommes à un de ces lieux de « passage », aussi fluctuants que les Lettres de
l’Atlantique, où l’on quitte le risque interprétatif légitime pour une surinterprétation
qui s’auto-affranchit de contraintes empiriques.

Enquête, 3 | 1996
30

Figure 2 : l’obsession de la cohérence

Le célèbre ethnologue V a peint un tableau considéré comme achevé de la


complexité du système cosmogonique, mythologique, rituel et symbolique des P.
C’est d’ailleurs son chef-d’œuvre. On y voit que, au même titre que les Grecs, les
Hébreux ou les Égyptiens, voire mieux qu’eux, les P, peuplade injustement
méconnue de l’Océanie centrale continentale, avaient développé une cosmogonie
particulièrement complexe, dont l’élaboration du système de correspondance ne
laisse pas d’étonner. À chaque principe spirituel, révélé au fil des siècles par les
Ancêtres, selon les dires des Grands Mythes, répond un élément rituel, repérable
dans la grande diversité des cérémonies lignagères et villageoises qui ponctuent
l’année, lequel renvoie à son tour à une plante, laquelle prend place dans un
système de classification botanique où l’on reconnaîtra, au prix de quelques
opérations routinières d’inversion, de transformation et de substitution, un
décalque du système cosmogonique précédemment identifié. Qui plus est, on
retrouvera dans l’habitat, les travaux artisanaux, et les préparations culinaires,
pour ne citer que ces quelques activités, les traces de cette matrice symbolique
omniprésente.

32 La mariée est souvent trop belle. Pour qui a été sans cesse confronté à des savoirs oraux
hétérogènes, fluctuants, voire « en miettes », inégalement répartis, diversement
structurés, peu systématisés, stratégiquement proférés, politiquement manipulés, les
fresques symboliques grandioses ou les tableaux « ethno-scientifiques » bien ordonnés
laissent rêveur, et sceptique11. L’ordinaire de l’anthropologie, en tout cas de
l’anthropologie de terrain, c’est quand même l’ambiguïté et la multiplicité des systèmes
de valeurs, les contradictions et les divergences incessantes dans les propos, la
structure floue et les limites incertaines des « systèmes de représentations 12 », la
discordance fréquente entre normes et pratiques…
33 Certes il nous appartient de mettre autant d’ordre qu’il se peut dans ce désordre, ce
fouillis, cet enchevêtrement. Par définition, les sciences sociales, en créant du sens,
vont produire un minimum de cohérence : il n’est pas de sens dans l’incohérence. Mais
cette exigence de cohérence inhérente à l’activité intellectuelle même de nos
disciplines ne signifie pas pour autant carte blanche accordée à la « cohérentisation »
ou à la « systématisation » tous azimuts. L’imagination « cohérentisante » et
« systématisante » débridée dont l’anthropologie a parfois fait preuve n’est pas ce dont
elle a le plus à s’enorgueillir13. L’exercice comparatif, qui, comme chacun sait, est au
principe même des sciences sociales, est plus productif lorsqu’il s’appuie sur les
divergences que lorsqu’il ne s’intéresse qu’aux similitudes. L’exercice monographique
lui-même, indissociable de toute ambition comparative, gagne à s’interroger sur les
ambiguïtés, les contradictions, les différences plutôt qu’à les aplatir 14.

Figure 3 : l’inadéquation significative

Imaginez un anthropologue poldave, ne parlant quasiment pas le français,


débarquant à Marseille, fort désireux de confirmer au plus vite la déjà flatteuse
réputation de chercheur brillant et audacieux qu’on lui avait faite à l’université de

Enquête, 3 | 1996
31

Q. (capitale intellectuelle du pays). Au bout de quelques jours, il avait déjà repéré


que tous les aborigènes étaient désignés par le terme d’adresse « cong »,
manifestement associé à une appartenance clanique, et qu’un sous-lignage pouvait
être distingué à partir de l’expression « niktamèr ». Un mois plus tard, il avait
considérablement avancé dans la reconstruction du système religieux local, à base
de totems et de gris-gris pieusement déposés devant l’autel d’une divinité païenne
(sans doute l’ancêtre maternelle des autochtones), connue sous divers avatars
(bonmèr, saintvierj, notdam), qui exige de ses fidèles qu’ils entretiennent nuit et jour
des feux en cire devant son tombeau. Après six mois, devenu, croyait-il, expert en
français, il se sentait capable d’analyses sémiologiques plus fines encore : ainsi
avait-il mis en valeur, par l’enregistrement patient des conversations
quotidiennes, que les indigènes croyaient tous en trois forces mystiques distinctes,
mais associées par des liens fort complexes qu’il entendait bien démêler
ultérieurement s’il obtenait pour ce faire une bourse Fulbright, forces appelées
respectivement « bol », « po » et « shans », que l’on rendait responsables des heurs
et malheurs incessants de l’existence : jai-pad-bol, mank-d-po, la-shans-séfèt-lamal,
étaient autant de plaintes rituelles adressées à ces forces lorsqu’elles avaient
abandonné l’intéressé, plaintes débouchant le plus souvent sur des formules
propitiatoires du type « skusi-sava-marshé ».

34 J’ai tenté, en recourant à ce procédé rhétorique désormais classique en anthropologie 15,


de montrer simplement à quel point la « fidélité » aux conceptions locales et à l’univers
de sens des autochtones est difficile à restituer pour l’observateur étranger dès lors
qu’il ne maîtrise pas les codes locaux. C’est certes un piège qui attend évidemment plus
l’ethnologue travaillant en pays lointain, voire l’historien, que le sociologue (quoique
parfois…). Qui ne pourrait mettre divers noms derrière des méprises illustres ou
obscures quant aux significations « indigènes » ? On voit mal comment, sur la base de
reconstitutions, de descriptions ou de traductions qui « manquent » gravement la
réalité de référence, on peut proposer des interprétations ayant un quelconque indice
de véridicité. Rien n’empêche néanmoins ces interprétations « empiriquement
fausses » d’être, pour les lecteurs non avertis de la réalité locale, parfaitement
séduisantes.
35 Pourtant, l’« émicité », ou encore le respect de l’« adéquation significative », pour
reprendre un terme d’origine weberienne, autrement dit la capacité des sciences
sociales à restituer autant que possible les systèmes de sens des groupes étudiés, à
rendre compte des valeurs, des codes et des normes autochtones, à recueillir les
représentations propres aux acteurs sociaux, apparaissent comme des conditions
nécessaires de toute recherche empirique et de tout travail interprétatif. Certes, ce ne
sont pas des conditions suffisantes. Par exemple, le recours à d’autres types de données
ou à d’autres registres d’« adéquation » (l’« adéquation causale », en suivant Weber, ou,
dans un autre langage, les données « étiques ») s’impose. Mais des propositions
interprétatives qui seraient « inadéquates significativement », qui reposeraient sur des
faux-sens ou des contresens au niveau « émique », perdraient toute validité. En fait
l’inadéquation significative est si vaste en ses manifestations qu’elle peut être
décomposée en plusieurs sous-figures.

Enquête, 3 | 1996
32

Sous-figure 1 : l’incompétence linguistique

36 Cette incompétence peut-elle sévir même lorsqu’on travaille dans sa propre langue
mais sur d’autres parlers (le verlan ou le marseillais pour un intellectuel parisien) ? Je
ne sais, mais elle est évidemment beaucoup plus menaçante lorsqu’on travaille dans
une langue étrangère, et plus encore lorsque cette langue étrangère est très éloignée
culturellement et linguistiquement (cas des langues orales d’Afrique ou d’Océanie, par
exemple). La non-maîtrise des langues locales en situation quotidienne, travers
déplorable opposé au principe même de toute bonne ethnographie, mais hélas
particulièrement répandu dans l’anthropologie française, pave évidemment le chemin
aux étymologies fantaisistes, aux rapprochements homophoniques non fondés, aux
définitions partielles et partiales des termes locaux, aux délires interprétatifs à base
d’erreurs sémiologiques16.

Sous-figure 2 : la traduction orientée

37 Celle-ci se faufile au sein de la difficulté bien réelle à laquelle on est confronté lorsqu’on
veut traduire en français (en anglais, en espagnol…) un terme local dont le champ
sémantique n’a en fait pas d’équivalent possible dans les grandes langues
occidentales17. Prenons un exemple simple. Les spécialistes des séances de possession,
responsables des « confréries » de médiums, sont appelés serkin bori en haoussa, zimma
en songhay-zarma, etc. Comment va-t-on les désigner en français, langue où ce type de
fonction n’existe ni de près ni de loin ? Les deux traductions de loin les plus fréquentes
sont « prêtres » ou « guérisseurs ». Voilà le biais « religieux » d’un côté, le biais
« thérapeutique » de l’autre18. Certes on ne peut échapper à ce genre de dilemmes, sauf
à parsemer ses ouvrages de termes locaux non traduits, les rendant du coup quasi
illisibles. Mais, du moins, peut-on ne pas s’engouffrer aveuglément dans l’avenue
sémantique ouverte par le biais en question et mettre en garde le lecteur, quand on est
obligé de recourir à une traduction forcée, sur les risques de l’opération.

Sous-figure 3 : le « durcissement »

38 Toujours dans une problématique de la traduction, il s’agit cette fois d’un procédé qui
« sort » une expression autochtone de ses contextes de profération, souvent
machinaux, distraits, ambigus, pour la « surcharger » d’exégèse (volontiers
symbolique). Reprenons l’analyse de Keesing (qui lui-même s’appuie sur Lakoff et
Johnson)19 : les métaphores conventionnelles relèvent d’une appréhension lâche et
routinière du monde, à partir d’images évoquant des perceptions et des sensations sans
prétention explicative aucune, du type « j’ai l’estomac dans les talons », ou « la lune est
pleine ». Transformer une métaphore conventionnelle en un énoncé métaphysique ou
en une assertion spéculative, c’est produire un énorme contresens. On risque ainsi, si
l’on n’y prête garde – et les exemples en ethnologie exotique sont hélas nombreux –, de
détecter une parcelle de « vision du monde », de « conception de la personne », voire de
cosmogonie, à l’œuvre dans les banales expressions ou locutions « toutes faites » qui
parsèment les discours quotidiens, équivalent chez nous de « le soleil se lève à
5 heures » (ceci témoignerait d’une résistance massive à la modernité scientifique, au nom de
l’héritage chrétien prégaliléen…), ou de « son cœur est brisé » (les conceptions indigènes
considèrent l’organe du cœur comme le siège des sentiments).

Enquête, 3 | 1996
33

Sous-figure 4 : l’imputation émique abusive

39 Cette sous-figure de l’inadéquation significative est particulièrement vaste, puisqu’elle


couvre toutes les situations où le chercheur attribue aux « indigènes » des motivations,
des comportements ou des logiques qui apparaissent en fait, pour un observateur
mieux informé ou plus attentif, comme en contradiction avec tout ce que l’on peut
savoir des motivations, comportements et logiques desdits « indigènes ». L’histoire et la
littérature connaissent bien de tels anachronismes psychologiques ou culturels, mais
l’anthropologie a aussi son lot d’analogues ethnocentrismes.
40 Tout ceci n’est certes pas facile à « démontrer » puisqu’il faut en général passer par des
indicateurs indirects et complexes pour tenter de réfuter les imputations abusives.
Elles n’en existent pas moins. Pour prendre un exemple éculé, combien de
raisonnements ne sont-ils pas basés sur l’attribution à l’acteur d’une rationalité unique
de maximisation des profits et de minimisation des coûts, alors que la psychologie
cognitive témoigne de ce que les processus de prise de décision sont autres, et que la
socio-anthropologie montre que les logiques d’action sont à la fois diverses et
contraintes culturellement ?
41 Le « résistocentrisme » relève lui aussi de l’imputation émique abusive. On
transformera ainsi tout paysan (ou, selon les besoins, tout jeune, toute femme, tout
ouvrier) en « résistant », actif ou passif, direct ou indirect, manifeste ou latent, par une
lecture systématiquement orientée du moindre de ses comportements. Par leurs
rituels, par leurs rumeurs, par leurs jeux et leurs beuveries, par leurs migrations, ils
expriment leur résistance. Par leur refus des migrations, ils expriment encore leur
résistance20.
42 L’« hypersymbolisme », transformant les « indigènes » en théologiens, mythologues,
mystiques ou philosophes à plein-temps, est du même ordre.
43 Les exemples pourraient être énumérés à l’infini. Dans tous les cas, on a affaire à un cas
particulier de la projection de préconceptions, qui consiste à affubler les
« autochtones » des vêtements qu’on leur trouve seyants.

Figure 4 : la généralisation abusive

W était incontestablement un grand érudit. Bien qu’analphabète, il avait écouté


dès son jeune âge les prêches des imams et des curés dans sa petite ville natale, il
avait suivi avec grande attention et pendant des années les séances de géomancie
de son vieil oncle devin, il avait mémorisé les dires des griots qui déclamaient les
hauts faits des princes d’antan au cours des veillées, il ne manquait jamais non
plus d’être à l’écoute sur son transistor pour les émissions historiques de RFI.
J’allais oublier : une respectable carrière de tirailleur sénégalais l’avait mené de
Fréjus à Saigon, de Bordeaux à Constantine ; une seconde carrière de commerçant
ambulant lui avait fait connaître Dakar, Bamako et Douala. Un jour vint
l’ethnologue. Ils sympathisèrent. L’ethnologue fut ébloui par les connaissances de
W. L’ethnologue travaillait sur « la conception du monde et de la personne chez les
H ». Bien sûr W était lui-même H (sinon ils n’auraient pas ainsi sympathisé). C’était
un des H les plus vieux et les plus respectés. Six ans plus tard (délai normal dans la

Enquête, 3 | 1996
34

profession), la thèse de l’ethnologue était soutenue. On se doute que les propos de


W en formaient l’ossature. Trois ans plus tard (là, l’ethnologue avait fait nettement
plus vite que la moyenne), un livre paraissait, qui s’attaquait au difficile problème
de l’unité culturelle de l’Afrique : y a-t-il une conception africaine de la personne ?
(l’ethnologue avait laissé tomber les histoires de conception du monde, qui
désormais l’ennuyaient). Suivant en cela l’opinion de W, mais en l’étayant de
nombreuses lectures érudites, l’ethnologue disait que oui.

44 C’est à tous les niveaux et dans tous les domaines qu’intervient la généralisation
abusive. Distinguons, par commodité, généralisation interne et généralisation
comparative. La généralisation abusive peut d’abord être « interne » à un terrain. C’est
tout le problème par exemple des « représentations partagées » ou des « significations
partagées » (shared meanings)21. Jusqu’à quel point les propos d’un « informateur »
peuvent-ils être tenus pour « représentatifs » d’un groupe ou d’une culture ? Faute de
vigilance méthodologique (recoupements, triangulation, saturation…) le collaborateur
privilégié de l’anthropologue devient vite son « grand témoin », sa source quasi unique
de données, son inspirateur. C’est tout le problème aussi de l’unité d’analyse du
chercheur : en quoi une famille d’accueil exprime-t-elle la situation plus générale des
autres familles locales, en quoi un site d’enquête villageois renvoie-t-il à l’ensemble des
villages d’une région, en quoi une cité HLM est-elle l’archétype de toutes les cités HLM
du pays ? Quel degré de généralisation doit-on accorder à des propos fondés sur des
données « qualitatives » toujours fortement localisées et circonscrites dans leur
production, qui ne constituent en quelque sorte que quelques points dans l’espace
social de référence dont le chercheur entend rendre compte ? Des travaux
anthropologiques sur « les jeunes des banlieues parisiennes », ou « l’amour chez les
Peuls de l’Oudalen » ne sont évidemment fondés le plus souvent que sur quelques
entretiens avec quelques jeunes de quelques banlieues, ou une observation plus ou
moins participante dans quelques campements peuls.
45 Mais n’est-il pas abusif de parler de surinterprétation, là où on a affaire à des
phénomènes d’extrapolation inévitable, que le chercheur peut tenter de garder sous
contrôle ? La réponse est, encore une fois, « oui mais quand même… ». L’extrapolation
étant inévitable, et nécessaire, elle doit se faire avec d’autant plus de précaution, de
prudence et de vigilance. Or, trop souvent, précaution, prudence et vigilance ne sont
pas du voyage. Mais il est vrai que le manquement aux exigences de véridicité
empirique est dans le cas de la généralisation interne abusive particulièrement difficile
à plaider « données en main ».
46 Il l’est moins dans le cas de la généralisation abusive externe, à savoir l’extension
comparative indue, où la désinvolture se fait plus évidente. Ce que j’ai dit sur un groupe
X (à supposer que les généralisations internes à ce groupe X soient fondées) et que
j’applique sans hésitation à l’ensemble Y, dont le groupe X peut être considéré comme
un sous-ensemble, peut être pris en défaut dès lors que je ne me donne pas la peine
d’argumenter empiriquement cette extension.
47 On a chez Clastres, cela a déjà été fort bien relevé par d’autres 22, un bel exemple de
généralisation abusive par extension comparative. Ce qu’il a « démontré » à propos des
Indiens Guayaki ou Tupi-Guarani (si tant est que la démonstration soit valable et
empiriquement fondée, ce qui est une autre histoire ; mais laissons-lui ici le bénéfice du

Enquête, 3 | 1996
35

doute) est étendu par lui à l’ensemble des sociétés amazoniennes, voire indiennes, puis,
tant qu’à faire, à toutes les sociétés « primitives ».
48 Toutes les formes du « grand partage » relèvent d’ailleurs de la généralisation abusive.
Mais on pourrait aussi se demander si le « modèle mécanique » de Lévi-Strauss 23 ne
prête pas le flanc au soupçon, et ne constitue pas à certains égards une incitation à la
généralisation abusive. Certes, il s’agit, contrairement au « modèle statistique », de
rester proche des phénomènes, des cas, on dirait aujourd’hui des acteurs. Mais c’est
souvent pour sauter directement vers l’universel, le renoncement à la représentativité
statistique semblant parfois autoriser la modélisation « mécanique » à se libérer de tout
garde-fou en matière de comparatisme raisonné. L’anthropologie ne s’est-elle pas fait
une spécialité du « saut interprétatif » sans filet, autrement dit du raccourci entre
singulier et général ? Nous sommes une fois de plus confrontés au problème épineux du
« passage » à la surinterprétation. Si les amarres empiriques sont rompues, que ce soit
au niveau de la validité du modèle quant à sa situation empirique de référence ou que
ce soit au niveau de l’extension du modèle par l’absence de contrôle sur sa pertinence
dans d’autres situations empiriques, n’y a-t-il pas suspicion légitime de
surinterprétation24 ?

Figure 5 : le coup du sens caché

Il était une fois un club de rugby provincial qui coulait une vie tranquille en
division d’honneur. Une équipe de chercheurs en anthropologie du sport vint à
passer par là, et décida de s’intéresser à ce bonheur paisible d’une équipe sans
histoire. La subvention municipale tombait chaque année, l’équipe assurait son
maintien en milieu de tableau, les troisièmes mi-temps étaient aussi chaleureuses
que bien arrosées, le président ignorait la liaison que le capitaine de l’équipe avait
avec son épouse. Tout allait bien. Patatras ! L’enquête était déjà bien avancée,
quand un beau jour tout se dérégla. L’équipe commença une série de douze
défaites qui devaient la mener en relégation, une beuverie anodine se termina par
une intoxication alimentaire collective due à une pizza douteuse amenée par le
maire, le président du club eut la douleur de prendre les fautifs en flagrant délit,
etc.
Dans l’équipe de chercheurs deux interprétations s’opposèrent (qui ont d’ailleurs
amené ultérieurement l’éclatement du laboratoire). Pour les uns, une durée
excessive de tranquillité ne pouvait qu’aboutir à un tel dérèglement, par une
inversion des contraires typiques de l’inconscient collectif des petits groupes : les
pulsions de mort trop longtemps refoulées avaient provoqué un regrettable
effondrement des moi et des surmoi au profit des ça. Pour les autres, spécialistes
en ethno-occultisme, un sort avait été jeté par la femme du maire, elle aussi
amoureuse du capitaine de l’équipe.

49 Bien sûr, on ne trouvera jamais d’interprétations aussi grotesques émanant de


chercheurs sérieux (du moins dans ce registre et sur cette équipe-là). Mais le principe
du « sens caché », invérifiable de quelque façon que ce soit, pour « rendre compte »
d’une situation sociale, a beaucoup d’amateurs et non des moindres.
50 Par définition, en quelque sorte, on se libère de toute plausibilité empiriquement
fondée, émique ou étique, puisque le sens proposé est « opaque » aux acteurs (pas

Enquête, 3 | 1996
36

d’adéquation ou d’inadéquation significative) et qu’aucune procédure d’observation ne


peut non plus confirmer ou infirmer l’hypothèse. Ce type de surinterprétation est
autiste, autoréférentiel. Il marche en boucle, et marche toujours, puisque l’invocation
d’une « réalité cachée » suffit à fonder l’argumentation, sans craindre de démentis issus
de données quelconques. Multipliez les contre-exemples, vous ne pouvez déstabiliser
l’argumentation. Le crime est presque parfait ; il ne l’est pas tout à fait en ce que
justement l’absence de toute référence empirique mobilisable signale le coupable, si
tant est qu’on veuille y prêter attention. Une théorie qui se donne pour empirique (ne
serait-ce qu’en se réclamant de l’anthropologie, de la sociologie ou de l’histoire) mais
qui ne se déploie qu’en dehors de toute empiricité, par l’invocation de « principes » ou
de « logiques » en elles-mêmes invérifiables ou inexplorables quasiment par définition,
voilà qui devrait mettre la puce à l’oreille.
51 Et pourtant le « coup du sens caché » continue à avoir du succès, mais avec de
nombreuses variations et transformations. L’inconscient, par exemple, se porte très
bien, alors que d’autres modèles sont devenus obsolètes. Le « sens de l’histoire » ne fait
plus un malheur, et le « fonctionnalisme », qui relève bel et bien de ce genre, est lui
aussi plutôt dévalué. Une variante toujours fort en usage est l’attribution à des
ensembles abstraits (agrégats sociaux ou institutions, concepts, construits idéologiques,
artefacts scientifiques) de qualités de volition, de décision, d’intentionnalité,
proprement humaines. « Le système veut que… », « pour se reproduire la culture a
besoin de… », « le monothéisme a pour objectif de… », « conformément aux attentes de
la classe laborieuse… », « il est dans la nature de l’habitus de permettre… », etc. C’est le
problème du « macranthrope », fiction de contrebande dont les méfaits ont déjà été
soulignés par Mannheim25. On voit ici une des dérives surinterprétatives favorites du
« holisme », de même qu’on a vu plus haut que, dans la figure de l’imputation abusive,
pouvait se glisser une des dérives surinterprétatives favorites de l’individualisme
méthodologique.

La combinaison des figures


52 Toutes ces figures (et on pourrait sans doute en trouver quelques autres 26) se cumulent
bien sûr volontiers, à deux, à trois, voire plus.
53 Prenons l’exemple de l’Essai sur le don27. Le succès international non démenti du mana et
du hau doit évidemment beaucoup au talent de Mauss, mais il n’est pas non plus sans
liens avec les idéologies, scientifiques ou non, qui, de Bataille à Deleuze, accréditent
une version du « grand partage » qui voit dans la version océano-maussienne du don
l’antithèse de la vénalité capitaliste. Ces « préconceptions » en ont « rajouté » en
surinterprétation, mais le travail de Mauss lui-même, vu d’aujourd’hui, est loin d’en être
exempt. Ce qui est apparu longtemps comme empiriquement fondé semble aujourd’hui
non seulement dé-crédibilisé ou dé-plausibilisé aux yeux des spécialistes de l’Océanie,
mais aussi, sur certains points, quasi réfuté. On sait maintenant que, en Polynésie ou en
Mélanésie, le mana n’était ni une substance, ni l’âme du donateur enfermée dans la
chose donnée, ni un concept métaphysique, mais une notion populaire évoquant
« efficacité », « pouvoir », « capacité », et renvoyant aux ancêtres et aux esprits 28. Il en
est de même pour le hau, même si, de Firth à Sahlins, on débat encore de la meilleure
traduction du texte maori à partir duquel Mauss a développé son argumentation 29. Il est
d’autant plus intéressant de constater l’écart qui sépare certaines critiques

Enquête, 3 | 1996
37

contemporaines des critiques anciennes d’un Lévi-Strauss. Celui-ci, en effet, se souciait


fort peu en 1950 de questionner la validité des matériaux utilisés par Mauss 30. Bien plus,
il accusait Mauss (certes avec déférence) de s’être fait mystifier par les conceptions
indigènes en les reprenant trop à son compte… Sa critique était donc purement
« interprétative », ou plutôt « réinterprétative », puisqu’il s’agissait de remplacer
l’analyse quelque peu « substantiviste » de Mauss par une analyse « relationnelle »,
autant dire structuraliste. De nos jours, si les commentaires purement réinterprétatifs
n’ont pas disparu31, ils côtoient désormais des critiques fondées sur une remise en
question des sources de Mauss et de l’usage qu’il en a fait (ceci allant des erreurs de
traduction à la non-prise en compte des conditions d’énonciation des récits utilisés)
ainsi que sur un recours à des données nouvelles, inconnues à l’époque.
54 De ce fait, quel que soit l’hommage qu’on doive rendre à Mauss pour son souci
proclamé de s’appuyer sur les représentations « indigènes » et d’y fonder son
comparatisme, force est de constater que c’est bien le contraire qui s’est passé,
puisqu’on peut relever dans l’Essai sur le don le cumul de la plupart des figures de la
surinterprétation. L’erreur de traduction assortie à un durcissement de la métaphore
(figure de l’inadéquation significative) semble claire. Mais la généralisation abusive s’y mêle
allègrement, qui étend l’acception erronée de mana ou de hau aux « sociétés
primitives » dans leur ensemble. L’obsession de la cohérence est aussi passée par là, en
transformant le mana en principe général de la réciprocité, voire en « vision du
monde » tous azimuts. Enfin la projection d’un ensemble complexe de transactions sur
sa seule signification « mana » n’est-elle pas de l’ordre de la réduction à un facteur unique
?
55 Certes on ne peut parler à ce sujet de surinterprétation que par anachronisme, en ce
que rien de tout cela n’était perceptible à l’époque de Mauss. Le non-spécialiste de l’aire
n’y voit d’ailleurs aujourd’hui encore que du feu. Mais la différence est qu’il existe
justement désormais des spécialistes de l’aire qui peuvent démentir les données de
seconde main sur lesquelles Mauss a travaillé. Le niveau d’exigence empirique s’est de
ce point de vue-là considérablement élevé, au moins là où des compétences en
véridicité peuvent se manifester. L’avantage d’un débat sur la surinterprétation est
peut-être d’attirer l’attention sur ceci, en appelant de ce fait à plus de vigilance tous
ceux qui utilisent machinalement des références (classiques ou à la mode) extérieures à
leurs domaines de compétence (autant dire nous tous).
56 Mais il est vrai aussi que, dans le système de références érudites des sciences sociales,
certaines œuvres, devenues « classiques », ne fonctionnent plus que comme de purs
« textes », décrochés de fait de leurs référents empiriques. L’anthropologie (comme la
sociologie ou l’histoire) a ainsi une composante « histoire des idées » où les livres
réputés qui y ont pris place figurent, non en raison de leur pertinence empirique
(souvent mise à mal par des travaux ultérieurs plus modestes mais mieux documentés),
mais du fait de la nouveauté, de la séduction ou de l’originalité « en leur temps » des
« thèses », des « paradigmes », des « postures heuristiques », et parfois des formules qui
y figurent et qui leur ont valu la notoriété. Certes, comme toutes les œuvres se
réclamant des sciences sociales, ces travaux savants incorporaient originellement une
légitimation empirique. Mais tout se passe comme si celle-ci s’était peu à peu
dématérialisée et estompée pour ne plus laisser place qu’au seul brio argumentaire ou
au caractère emblématique de la démonstration théorique. On peut aujourd’hui à peu
près prouver que l’Essai sur le don est une œuvre empiriquement non fondée, ou que Le

Enquête, 3 | 1996
38

suicide de Durkheim recourt à une méthodologie contestable ; mais cela ne menace plus
la place de ces références illustres dans l’histoire de l’anthropologie ou de la sociologie.
De par ce délestage empirique, elles prennent place dans un circuit herméneutique
savant (ou méta-interprétatif) dans lequel on ne leur demande plus de comptes quant à
leur véridicité32.
57 Certes, il ne serait guère convenable de reprocher aux ancêtres totémiques de ne pas
avoir respecté par anticipation la vigilance empirique qu’on est en droit d’exiger
désormais de nos collègues et de nous-mêmes. Mais on peut déplorer, sans en rien
porter atteinte à leur mémoire, que les références massives à leurs écrits ne soient pas
plus souvent assorties de mises en garde quant au caractère obsolète des procédures et
au manque de fiabilité des données. Car il ne faut pas se le cacher : c’est l’invocation de
ces prédécesseurs illustres qui permet souvent de justifier chez certains de nos
contemporains leurs propres excès surinterprétatifs…

Le nécessaire risque interprétatif


58 Ces diverses figures de la surinterprétation que nous avons passées en revue ont ici un
évident caractère de « repoussoir ». Je n’entendais pas, en effet, dissimuler une position
épistémologiquement normative : la surinterprétation est une des plaies de notre
profession. Il ne faudrait pas pour autant croire qu’une attitude frileuse, arc-boutée au
plus près des données, et minimisant l’interprétation, soit la meilleure façon de se
prémunir de la tentation surinterprétative. Nous avons déjà récusé par avance les
tentations de la « sous-interprétation ». Qu’il soit clair que la prise de risque interprétatif
empiriquement contrainte est au cœur de toute activité de recherche en anthropologie. En ce
sens, le piège de la surinterprétation est sans cesse présent, car sans prise de risque
interprétatif il n’est pas de sciences sociales. On sait à quel point la posture confortable
qui consiste à dire seulement : « tout est beaucoup plus complexe que vous nous l’avez
dit », sans proposer de modèle alternatif, est improductive. On sait que l’attitude de
critique permanente… des autres, au nom d’un purisme méthodologique qu’on serait
bien en peine soi-même de respecter, est vaine. On sait que le repli sur une
ethnographie purement descriptive et notariale est stérile.
59 Or les procédures de la nécessaire prise de risque interprétative peuvent sans cesse
déraper vers la surinterprétation. On l’a vu dans notre exploration rapide des figures de
cette dernière. Chacune d’entre elles était liée à un exercice normal, nécessaire,
salutaire de l’imagination anthropologique (sociologique, historique). Pas
d’anthropologie sans recherche de facteurs plus ou moins dominants ou de cohérence,
sans traduction, sans généralisation, sans recherche de sens non « visibles ». Mais cela
ne signifie pas pour autant que l’on doive se résigner à la réduction à un facteur unique,
à l’obsession de la cohérence, à l’inadéquation significative, à la généralisation abusive,
au « coup du sens caché ».
60 Certains pourraient plaider en faveur d’un droit à la surinterprétation au nom de la
nécessité de la prise de risque interprétatif et des bienfaits de l’imagination
anthropologique. Y aurait-il donc une surinterprétation féconde et une
surinterprétation stérile, la première obligeant à tolérer la seconde, et ce d’autant plus
qu’il est parfois difficile de faire le départ entre une intuition géniale et une fantaisie
brillante ? Ce serait en fait se méprendre sur le sens qui a été ici donné à
« surinterprétation ». Les prises de risques et les sauts interprétatifs raisonnés, dès lors

Enquête, 3 | 1996
39

qu’ils sont empiriquement argumentés, qu’ils ne rentrent pas en contradiction avec les
données connues de l’époque, et qu’ils ne se prétendent pas plus étayés empiriquement
qu’ils ne le sont en fait, ne peuvent être qualifiés de surinterprétations. C’est là, on y
revient, l’ambiguïté même du terme de surinterprétation, qui pourrait faire croire
qu’on a simplement affaire à un « plus » d’interprétation, à une interprétation en « sur-
régime », alors que c’est l’absence de vigilance méthodologique ou argumentative par
rapport aux « données » qui « signe » pour nous la surinterprétation. Elle peut bien
s’affubler des atours les plus « théoriques » et les plus prétentieux, ou se targuer d’une
audace interprétative volontiers autoproclamée, la surinterprétation, dans l’acception
ici utilisée, est, d’abord, un « déficit » en sens, en ce qu’elle « oublie » toutes les autres
significations que les données qu’elle néglige ou déforme pourraient porter ou susciter.
Autrement dit, la surinterprétation, toujours dans le sens que nous lui donnons, n’est ni
du sens en plus, ni de l’audace en plus, en bien ou en mal, c’est du sens en moins et de
l’audace en moins par rapport au travail empirique. C’est un moins-disant empirique. C’est
un déficit en exigence scientifique, dans toutes ses dimensions : théoriques et
hypothétiques, comme descriptives et factuelles. Succomber aux sirènes de la
surinterprétation, c’est, en pliant les données à sa convenance, céder à la facilité, en
refusant le défi qu’une prise en compte de la complexité de celles-ci adresse à
l’imagination interprétative rigoureuse.

La critique et le contre-exemple
61 Au terme de ce parcours, on ne peut éluder la redoutable question du « comment
faire ? », compte tenu qu’il n’y a ni vaccin, ni antidote, ni préservatif. On ne voit guère
qu’un indéfinissable mélange de « métier » et de « scrupule empiriste » qui puisse
préserver des pièges les plus visibles de la surinterprétation, du fait qu’il n’y a ni règles
formelles ni procédures méthodologiques dont le respect permettrait d’interpréter en
toute sécurité. La véridicité étant intégrée aux démarches argumentatives et
interprétatives et en étant indissociable, elle ne peut être garantie à l’extérieur d’elles,
et a priori, par l’établissement d’une sorte de périmètre de sécurité méthodologique
extra-interprétatif et extra-argumentaire. Et pourtant on ne peut renoncer à sa quête,
ni à s’en prévaloir, ni à s’indigner lorsqu’elle fait défaut. D’où cette invocation au
savoir-faire et à la vigilance, bien qu’un tel mélange soit difficilement définissable en
termes épistémologiquement acceptables. Une pincée d’expérience professionnelle,
une pincée de déontologie, cela ne fait peut-être pas très sérieux. D’autre part, en
appeler à la « conscience méthodologique » de chacun peut laisser sceptique quant à
l’efficacité de telles exhortations morales. Et pourtant… Peut-être peut-on quand même
suggérer deux opérations intellectuelles dont l’exercice répété est ce qui existe encore
de mieux tant en matière de prévention que de traitement.
62 La première est le débat, la critique, parfois la controverse. Dans nos disciplines, plus
l’exercice de la pensée critique sera favorisé (institutionnellement, scientifiquement,
intellectuellement), y compris au niveau du contrôle de la véridicité, mieux pourra être
régulée la tension entre empiricité et interprétativité. La critique, à cet égard, doit
aussi porter sur les « preuves », les « données produites », la plausibilité empirique, la
véridicité des assertions, et non seulement sur les affrontements de paradigmes. Un
grand progrès, à cet égard, réside, en anthropologie, dans la multiplication des
« terrains revisités ». Le re-pâturage sinon le sur-pâturage anthropologique devient

Enquête, 3 | 1996
40

une réalité. Loin de le déplorer, au nom d’un exotisme de pacotille, il faut s’en réjouir. Il
devient dès lors possible de procéder à des « contre-expertises », à une « critique des
sources » qui faisaient autrefois cruellement défaut avec le système de la chasse
culturelle gardée. Le rapport empirie/interprétation peut devenir enfin objet de
critiques documentées. La présomption de surinterprétation devient argumentable.
C’est une sorte de révolution en anthropologie, dont on n’a guère souligné
l’importance.
63 La seconde opération intellectuelle salutaire a pour nom « contre-exemple ». C’est aussi
une arme utilisée dans les débats. Mais ceux-ci, avec ou sans usage de contre-exemples,
portent presque exclusivement sur des produits finis. Les retombées positives de la
critique ex-post sont donc indirectes et différées. Le contre-exemple peut en revanche
servir à toute étape du processus de recherche, et permettre de modifier celui-ci. Il a en
effet le grand avantage d’être un argument empirique. D’un côté il oblige à retourner aux
données, à ce double rapport « réalité »/données et données/interprétations que nous
évoquions au début. Il donne chair, forme, contenu à l’exigence de contrôle
méthodologique. D’un autre côté c’est une contre-interprétation latente, une incitation
à l’interprétation alternative empiriquement mieux fondée33. Loin de nous tirer en arrière ou
de nous faire tomber de la surinterprétation au renoncement interprétatif, il oblige à
rebondir, en sommant l’imagination interprétative de produire un « modèle » plus
exigeant en plausibilité empirique et en véridicité, car intégrant le(s) contre-
exemple(s).
64 On remarquera que plus l’usage du contre-exemple intervient tôt dans le processus de
recherche, plus il est efficace et permet d’améliorer la qualité interprétative. En fin de
parcours, déjà incorporé à un débat voire une polémique, quand les points de vue sont
déjà structurés, cristallisés et que les ego sont en jeu, on peut douter que la cible
concernée en apprécie toute la portée et remette en cause un modèle interprétatif déjà
clé en main. En début de parcours, quand on en est à l’étape de production des données
(étape où les premières hypothèses interprétatives ne sont pas encore « durcies » et
peuvent laisser encore place à d’autres, plus fécondes et plus empiriquement fondées),
le contre-exemple est un puissant stimulant intellectuel et méthodologique.
65 Reste évidemment la question pratique et triviale : qui, sur le terrain, va dire à
l’ethnologue : « ton hypothèse actuelle n’est pas satisfaisante, car il y a le cas D et le cas
G que tu as oubliés et qui la mettent en cause » ? L’exercice solitaire de l’anthropologie,
qui reste dominant dans notre discipline, rend l’affaire difficile. Certes, une certaine
forme de schizophrénie, dont d’ailleurs la profession n’est pas indemne, peut aider.
Mais, en général, c’est bien ce mélange de savoir-faire et de vigilance, que l’expérience
professionnelle permet d’acquérir (sinon chez tous, du moins chez beaucoup), qui va
tant bien que mal permettre à l’anthropologue en pleine enquête de tenir un dialogue
critique avec lui-même.
66 Il est une autre solution, toutefois, pour laquelle je voudrais plaider pour finir. C’est
l’enquête à plusieurs. L’existence d’une équipe travaillant sur un terrain commun, sur
la base bien sûr d’affinités problématiques et méthodologiques, permet de fonctionner
sur un va-et-vient permanent entre hypothèses interprétatives et recherches de
données vérifiant ou infirmant ces hypothèses, entre données imprévues et
impertinentes et interprétations les organisant significativement. Un tel processus est
d’autant plus efficace qu’il est collectif et que chacun peut opposer à tout moment des
contre-exemples à chacun. Certes un mécanisme de surenchère interprétative peut

Enquête, 3 | 1996
41

aussi se mettre en place et, pas plus que toute autre procédure méthodologique,
l’enquête collective n’est une garantie permanente et sûre contre la surinterprétation.
Mais une certaine expérience de sa pratique m’incite à penser que, au moins dans
certaines conditions, et en particulier lorsqu’elle se donne la libre critique mutuelle et
la recherche de contre-exemples comme règles du jeu, elle permet à la fois de stimuler
l’imagination interprétative empiriquement enracinée et de diminuer notablement les
pièges surinterprétatifs.
67 Si l’on convient qu’il n’y a pas de solution miracle à sortir d’un quelconque chapeau
épistémologique, sans doute faudra-t-il se contenter de tels bricolages. Ce n’est déjà pas
si mal.

NOTES
1. II est certes plus facile de repérer les excès chez les autres : mais, bien évidemment, chacun
d’entre nous a sans doute déjà été pris en flagrant délit de surinterprétation…
2. L. Boltanski avait, il y a longtemps, souligné le contraste entre le raisonnement juridique, qui
se soucie de frontières et procède par dichotomies, et le raisonnement sociologique, qui pense
(ou devrait penser) en termes de continuum et travaille sur des « ensembles flous » (L. Boltanski,
Les cadres. La formation d’un groupe social, Paris, Éd. de Minuit, 1982, p. 256-264, 463 et sq.).
L’absence de frontières nettes ne doit pas amener à nier la réalité de « foyers ». Notons au
passage qu’un prochain numéro d’Enquête doit prendre comme objet les rapports entre
raisonnement juridique et raisonnement sociologique.
3. La récente tentative d’U. Eco, tant dans Les limites de l’interprétation (Paris, Grasset, 1992) que
dans Interprétation et surinterprétation (Paris, Presses universitaires de France, 1996) lorsqu’il
argumente qu’on ne peut faire dire n’importe quoi à un texte, témoigne bien, malgré son
apparente proximité avec notre propre tentative, de ce en quoi les problèmes sont d’ordre fort
différent, puisqu’il est obligé, faute de référence possible à une démarche de recherche
empirique, de recourir au concept quelque peu énigmatique de « l’intention de l’œuvre » (intentio
operis) – sorte de droit du texte à être respecté en sa cohérence – comme garde-fou aux excès
surinterprétatifs. En sciences sociales, la production d’un ensemble organisé et réfléchi de
données empiriques est soumise à des contraintes, et crée à son tour des contraintes, qui ne sont
pas du tout du même ordre que celles de l’écriture d’un roman ou d’un essai. Certes, on a pu
vouloir réduire l’anthropologie à l’écriture anthropologique, et rabattre l’écriture
anthropologique sur le lot commun des autres formes d’écriture. Mais c’est bien au prix –
exorbitant à mon avis – d’un oubli ou d’un déni des contraintes empiriques. Quant à la vision
geertzienne de la culture comme texte, ce n’est guère qu’une formule, à faible productivité en
termes de « programme de recherche ».
4. On peut reprendre la définition de J.-C. Passeron : « forme particulière que prend la vérité dans
l’exemplification empirique d’une proposition sociologique » (J.-C. Passeron, « De la pluralité
théorique en sociologie : théorie de la connaissance sociologique et théories sociologiques »,
Revue européenne des sciences sociales, XXXII, 98, 1994, p. 76).
5. Le titre de cet article est donc un raccourci quelque peu abusif : ce n’est pas aux « données » –
prises en elles-mêmes – que la surinterprétation fait violence, mais au substrat empirique en son
ensemble, tel qu’il est défini ici.

Enquête, 3 | 1996
42

6. Certaines de ces opérations ont été décrites par D. Sperber, dans Le savoir des anthropologues,
Paris, Hermann, 1982 (cf. en particulier les interprétations d’interprétations – « indigènes » –,
ainsi que les généralisations interprétatives). Nous ne rentrerons pas ici dans un débat beaucoup
trop vaste sur l’interprétation en anthropologie.
7. Cf. J. Revel, ed., Jeux d’échelle : la micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard/Seuil, 1995.
8. Sur certains usages du rapport entre « représentations » et « dispositifs », cf. J.-P. Olivier de
Sardan, Anthropologie et développement. Essai en socio-anthropologie du changement social, Paris,
Karthala, 1995, p. 150-152. On pourrait aussi évoquer la complémentarité entre « contraintes
structurelles » et « contraintes contextuelles » chez Strauss (La trame de la négociation : sociologie
qualitative et interactionnisme, Paris, L’Harmattan, 1992).
9. La réfutabilité, ici, ne se limite donc pas à l’infirmation/confirmation d’hypothèses théoriques
(plus ou moins nomologiques), mais concerne tout démenti d’ordre empirique apporté à un
énoncé anthropologique quel que soit son niveau d’interprétation (général ou spécifique, ou
encore « proche » ou « loin » des données, pour plagier Geertz). Pour laisser à la notion de
réfutabilité son sens poppérien (et expérimentaliste) rigoureux, nous parlerons plus
prudemment de quasi-réfutabilité en ce qui concerne les sciences sociales.
10. Ainsi M. Augé, dans un livre récent, passe en revue différents modèles critiques qui
structurent l’anthropologie contemporaine et cite le modèle des « évidences » (en fait dans le
sens anglais du terme, proche de « preuves »), parlant à ce propos de « résistance des faits », de
« démenti des faits », d’« épreuve du réel », d’« opposer une évidence empirique à une
interprétation théorique », du « rapport entre un système d’interprétation et ses écarts » (M.
Augé, Pour une anthropologie des mondes contemporains, Paris, Flammarion, 1994, p. 65-67).
11. Un exemple éclairant, parmi bien d’autres, de ce en quoi bien des « savoirs traditionnels » ne
sont pas des « systèmes » est donné par Last – « The Importance of Knowing about non
Knowing », Social Science and Medicine, 15 B, 1981, p. 387-392 – ; en l’occurrence il s’agit des savoirs
thérapeutiques hawsa au Nord-Nigeria.
12. C’est pourquoi je préfère parler de « configurations » de représentations, et mettre en
évidence leur caractère « modulaire », par « paquets » ou par « familles », et la multiplicité des
logiques correspondantes, bien loin à cet égard d’une logique unique, d’une logique des logiques
ou « anthropologique » selon Augé (cf. M. Augé, Théorie des pouvoirs et idéologie, Paris, Hermann,
1975). Ceci, toutefois, ne signifie pas pour autant suivre Sperber sur son terrain cognitiviste,
quand il « loge » des modules de représentations dans le cerveau : il y a là un tout autre problème
(cf. D. Sperber, La contagion des idées, Paris, Odile Jacob, 1995).
13. Bien sûr, cette figure, comme toutes les autres, a déjà été identifiée depuis longtemps. Au sein
de l’anthropologie contemporaine, outre le texte de Keesing dont la traduction figure dans ce
numéro (p. 211-238), on peut évoquer P. Boyer qui s’attaque au « présupposé de cohésion » (P.
Boyer, Tradition as Truth and Communication, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p. 3-4).
14. Dans l’anthropologie africaniste française, le plus célèbre exemple d’« obsession de la
cohérence » est l’œuvre de Griaule et Dieterlen. La démonstration sereine mais implacable,
accompagnée de la mise en évidence du processus qui y a conduit, se trouve dans W. van Beek,
« Dogon Restudied : a Field Evaluation of the Work of Marcel Griaule », Current Anthropology, 32
(2), 1991, p. 139-158.
15. R. M. Keesing (cf. toujours dans ce même numéro p. 211-238) avait utilisé cette inversion des
regards à propos du terme « luck » en anglais. B. Latour (« Comment redistribuer le grand
partage ? », Revue de Synthèse épistémologique, 110, 1983, p. 203-236) fait grand cas de ce procédé
qu’il nomme « rectification de Bloor », en faisant allusion au texte de ce dernier qui, pour évoquer
la nécessaire « symétrie » de la recherche, imagine un anthropologue zandé en Occident (D. Bloor,
Sociologie de la logique, ou les limites de l’épistémologie [1976], Paris, Pandore, 1983).
16. Cas que je connais bien (et qui est, pour cette fois, américain) : P. Stoller – cf. « The Word and
the Cosmos, “Zarma Ideology” Revisited », Bulletin de l’IFAN, 40 (4), 1978, p. 867 – prétend que «

Enquête, 3 | 1996
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bonkaane » en songhay est un mot qui signifie à la fois « chef » et « chance ». Il s’empare de cette
particularité sémiologique qui l’enchante pour développer une « théorie » du chef comme porte-
bonheur collectif. Malheureusement l’oreille lui a fait défaut, car on a affaire à deux mots
parfaitement distincts que nul locuteur songhay-zarma ne confondra jamais (si bonkaane –
« bonne tête » – signifie bien « chance », c’est bon-koyne – « qui détient la tête » – qui signifie
« chef »).
17. Cette question de la traduction en anthropologie a donné lieu à une vaste littérature ; cf.
entre autres J. Needham, Belief, Language and Experience, Oxford, Blackwell, 1972 ; et D. Sperber, Le
savoir des anthropologues, op. cit. Bien évidemment, une bonne partie des débats relève de l’espace
des interprétations empiriquement légitimes concurrentes. Mais il y aussi des traductions dont
on peut « quasi-prouver » qu’elles font violence aux données émiques pour les besoins de leur
argumentation.
18. J’ai développé cette démonstration ailleurs – J.-P. Olivier de Sardan, « Possession, affliction et
folie. Les ruses de la thérapisation », L’Homme, 131, 1994, p. 7-27 –, ainsi que proposé, toujours à
propos des cultes de possession, l’analyse d’un autre type de surinterprétation, qui relève plutôt
de la sous-figure 4 ci-dessous (l’imputation émique abusive) : cf. J.-P. Olivier de Sardan, « La
surinterprétation politique : les cultes de possession hawka du Niger », in J.-F. Bayart, ed., Religion
et modernité en Afrique noire. Dieu pour tous et chacun pour soi, Paris, Karthala, 1993.
19. Cf. le texte de Keesing publié dans ce numéro (p. 211-238), et G. Lakoff et M. Johnson, Les
métaphores dans la vie quotidienne [1980], Paris, Éd. de Minuit, 1985.
20. L’ouvrage de J. C. Scott, Domination and the Arts of Resistance. Hidden Transcripts, New Haven-
Londres, Yale University Press, 1990, est pour une part une illustration de ce travers, dans le
champ de l’anthropologie politique comparée.
21. Si D. Sperber (La contagion des idées, op. cit.) a le mérite de rappeler qu’une culture n’est rien
d’autre qu’un ensemble de représentations partagées qui, en tant que représentations, ne sont
qu’une forme particulière des représentations mentales individuelles, il fait l’impasse
(concession au culturalisme ?) sur ce qui est le problème principal de l’anthropologie, à savoir les
diverses formes de partage de ces représentations partagées ; il suffit de rappeler que : (a)
nombre de représentations culturelles ne sont qu’en partie seulement partagées ; (b) elles
coexistent le plus souvent avec d’autres représentations culturelles contradictoires, elles-mêmes
en partie partagées…
22. E. Terray, « Une nouvelle anthropologie politique ? », L’Homme, 110, 1989, p. 5-29 ; cf.
P. Clastres, La société contre l’État, Paris, Éd. de Minuit, 1974.
23. C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 311-317.
24. La généralisation abusive, à cet égard, n’est pas sans rappeler ce que Boudon appelle le
« surclassement des énoncés » (un énoncé de possibilité devenant un énoncé de conjecture, et un
énoncé de conjecture devenant un énoncé nomologique) ; cf. R. Boudon, La place du désordre,
Paris, Presses universitaires de France, 1984.
25. Cf. J.-C. Passeron, op. cit., p. 203.
26. L’article ci-après de Bernard Lahire (p. 61-87) propose par exemple une typologie tri-partite
de la surinterprétation autrement constituée, et manifestement complémentaire.
27. In M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, Presses universitaires de France, 1950.
28. Une nouvelle fois, je renvoie à l’article ci-après de Keesing (p. 211-238).
29. Cf. M. Kilani, « Que de hau ! Le débat autour de l’Essai sur le don et la construction de l’objet en
anthropologie », in J.-C. Adam, M.-J. Borel, C. Calame et M. Kilani, Le discours anthropologique,
Paris, Méridiens Klincksieck, 1990.
30. C. Lévi-Strauss, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », in M. Mauss, op. cit.
31. Ainsi M. Godelier (L’énigme du don, Paris, Fayard, 1996), bien qu’il évoque, outre les arguments
de Firth et de Sahlins, divers travaux océanistes contemporains, s’intéresse assez peu au rapport
entre Mauss et son substrat empirique de référence. Il ne récuse d’ailleurs pas véritablement la

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soi-disante explication indigène du contre-don par l’âme contenue dans la chose donnée, mais la
considère comme insuffisante, en particulier parce que reflétant une sorte de fausse conscience,
un « fétichisme de la religion » analogue au « fétichisme de la marchandise » analysé par Marx.
Son propos est clairement réinterprétatif : il s’attache à « compléter » Mauss sur un plan avant
tout théorique et transculturel, afin de promouvoir sa propre solution à ce qu’il appelle l’énigme
du don.
32. C’est en raison de tels effets que Collins a pu analyser le rapport entre deux grands types de
« traditions » sociologiques, la tradition « héroïque loyaliste », et la tradition impersonnelle :
R. Collins, « Les traditions sociologiques », Enquête, Anthropologie, histoire, sociologie, 2, Usages de la
tradition, 1995, p. 11-38.
33. « La théorie est générée par une confrontation constante avec les “cas négatifs”, ceux qui ne
confirment pas la formulation en cours. Le chercheur est ainsi engagé dans un processus de
reformulation d’hypothèses et de redéfinition des phénomènes » (A. Strauss, op. cit., p. 286).

RÉSUMÉS
Considérons comme relevant de la surinterprétation tous les cas où apparaît une contradiction
significative entre les références empiriques et les propositions interprétatives. En effet les
sciences sociales, dans un espace épistémologique à la fois totalement interprétatif et
empiriquement contraint, doivent légitimer leurs énoncés interprétatifs au nom d’un certain
indice de véridicité, garanti par un double lien empirique : entre le « réel de référence » et les
données produites à son sujet par les opérations de recherche, entre ces données et les énoncés
proposés.
Bien qu’une délimitation précise de la frontière interprétation/surinterprétation soit impossible,
on peut néanmoins repérer quelques foyers de surinterprétation, où apparaissent la projection
excessive de préconception et le manque de vigilance méthodologique. Cinq figures, qui peuvent
se combiner, sont ici examinées : la réduction à un facteur unique, l’obsession de la cohérence,
l’inadéquation significative, la généralisation abusive, et le « coup du sens caché ».
Les pièges de la surinterprétation ne doivent pas empêcher la prise de risque interprétatif. En fait
la surinterprétation est un moins-disant empirique, qui, en faisant violence aux données, refuse
le défi qu’une prise en compte de la complexité de celles-ci adresse à l’imagination interprétative
rigoureuse. Faute de recettes, la critique empiriquement fondée et la recherche des contre-
exemples invitent à produire des « modèles » plus exigeants en plausibilité empirique et en
véridicité.

Let us consider all cases as those of overinterpretation where a significant contradiction appears
between empirical references and interpretative propositions. Indeed, the social sciences, in an
epistemological space that is entirely interpretative and empirically constrained at the same
time, must legitimise their interpretative statements in the name of a certain mark of
authenticity, guaranteed by a double empirical link : between the « real of reference » and the
facts relating to it produced by research operations, between these facts and the statements
proposed.
Although a clear demarcation of the border line interpretation/overinterpretation is impossible,
one can nevertheless identify some centres of overinterpretation, where the excessive projection
of preconceptions and the lack of methodological cautiousness appears. Five forms which can be

Enquête, 3 | 1996
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combined are examined here : the reduction to a single factor, the obsession with coherence, the
significant inadequacy, the abusive generalisation, and the « trick of hidden meaning ».

Enquête, 3 | 1996
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Risquer l’interprétation
Pertinences interprétatives et surinterprétations en sciences sociales
Risking interpretation. Interpretative and overinterpretative relevance in social
sciences

Bernard Lahire

1 À entendre les propos ordinaires des chercheurs en sciences sociales, il semble parfois
en aller en matière d’interprétations comme en matière de goûts et de couleurs :
chacun pourrait revendiquer le droit de posséder sa propre interprétation des faits et
cette interprétation personnelle ne saurait finalement se discuter. Celui qui prétendrait
vouloir examiner la valeur heuristique ou le bien-fondé empirique d’une interprétation
apparaîtrait dès lors comme un ennemi de la démocratie interprétative et des droits
fondamentaux de l’homme de science à proposer son interprétation. En définitive,
lorsqu’un chercheur en appelle à l’irréductible droit à la différence interprétative
comme à un droit qui n’entraînerait aucun devoir théorique, méthodologique ou
empirique, alors le terme « interprétation » constitue une manière d’éviter
l’affrontement des objections et de clore prématurément le débat scientifique, une
façon en tout cas d’ouvrir la voie à toutes les formes d’indifférentisme scientifique.
2 Pourtant chaque chercheur a éprouvé le sentiment, en lisant des textes scientifiques,
qu’il existe sur le marché réel (et non idéalisé ou restreint au sous-marché des produits
les plus « purs ») de la production scientifique des interprétations plausibles, fortes ou
convaincantes et d’autres qui ne le sont pas ou qui le sont moins.
3 Cette impression ne cesse en premier lieu d’être éveillée par la lecture des travaux de
recherche réalisés par des étudiants apprentis sociologues, apprentis historiens ou
apprentis anthropologues qu’aucun enseignant-chercheur – par devoir professionnel –
ne se prive de corriger. Les jugements, parfois sévères, portés dans les marges des
mémoires de recherche ne cessent de souligner les imprudences interprétatives ou les
interprétations « à côté de la plaque », maladroites, mal étayées, insuffisamment
argumentées ou empiriquement mal fondées. Pourquoi alors, ceux qui sont passés – par
la logique institutionnelle des recrutements – de l’autre côté de la barrière ne
pourraient-ils pas être soumis à semblable critique et correction, et pourquoi ne
pourrions-nous pas leur (nous) appliquer les mêmes jugements que ceux auxquels les

Enquête, 3 | 1996
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apprentis doivent logiquement se soumettre pour payer leur droit d’entrée dans le
métier ? Pourquoi serions-nous normatifs pour les uns (étudiants) et relativistes pour
les autres (pairs) ?
4 Plutôt que de laisser filer le terme d’interprétation vers ses usages démagogiques, on
peut essayer d’énoncer ce qui définit l’interprétation sociologique (au sens large du
terme qui englobe l’ensemble des sciences des contextes sociaux) et de la distinguer de
l’univers de l’herméneutique libre, c’est-à-dire des interprétations sauvages,
incontrôlées, empiriquement non contraintes. Car l’enquête en sciences sociales est
ponctuée d’actes d’interprétation (interprétation d’indices, de corrélations statistiques,
de discours, de traces, d’opérations de sélection ou de codage, etc.) qui, lorsque le
travail est bien fait, interviennent à tout moment de l’enquête.

Les droits et devoirs de l’interprète


5 Les interprétations (au sens de « thèses ») peuvent être qualifiées de scientifiques 1) si
elles s’appuient sur des matériaux empiriques ; 2) si sont livrés, aussi précisément que
possible, les principes théoriques de sélection puis les modes de production de ces
matériaux ; 3) si sont clairement désignés les contextes spatio-temporellement situés
de la « mesure » (de l’observation) ; enfin, 4) si sont explicités les modes de fabrication
des résultats à partir des matériaux produits (modes de traitement des données et, si
possible, choix du type d’écriture scientifique).
6 Le travail interprétatif n’intervient donc pas après la bataille empirique, mais avant,
pendant et après la production des « données » qui ne sont justement jamais données
mais constituées comme telles par une série d’actes interprétatifs. Et l’on voit bien à
quel point l’expression « interprétation du réel » est éloignée du métier réel de
chercheur en sciences sociales dans la mesure où elle donne l’impression que celui-ci
serait un « penseur » face au « réel », une sorte d’interprète final.
7 La qualité du travail d’enquête en sciences sociales réside d’abord et avant tout dans la
finesse et la justesse des actes interprétatifs mis en œuvre à chaque moment de la
construction de la recherche, de manière prospective mais aussi de façon rétrospective.
Lorsque certains actes sont commis « à l’aveugle », leurs conséquences sur le travail
doivent être mesurées par la suite pour comprendre ce qui a été fait sans le savoir dans
le moment même de leur effectuation. La connaissance sociologique ne s’engendre et
n’avance que par un incessant travail d’anticipation des actes de recherche à venir et
de retour réflexif sur les actes antérieurs de recherche, à partir des acquis
progressivement conquis grâce aux actes de recherche suivants. Les différents
moments de la recherche ne sont donc jamais séparés comme le laisseraient supposer
les schémas hypothético-déductifs scolaires. De façon pragmatique, on pourrait ainsi
énoncer que tout est bon, à n’importe quel moment du travail, pour mieux comprendre
ce qui a été fait à n’importe quel autre moment.
8 Au lieu de polémiquer sans fin sur la valeur de tel ou tel concept, de tel ou tel
paradigme, les chercheurs en sciences sociales gagneraient à livrer et à mettre en débat
leurs actes – aussi concrets qu’interprétatifs – de recherche, car c’est souvent dans les
moments les plus anodins de l’enquête que les thèses les plus fortes sont posées sans
être soutenues. Dans cette perspective, on passe de l’espace pseudo-démocratique des
interprétations sauvages, délestées du poids de toutes contraintes empiriques

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d’énonciation, à l’espace des interprétations empiriquement contraintes et


sociologiquement contrôlées par les anticipations et les retours réflexifs.

Qu’est-ce qu’une surinterprétation ?


9 On peut évidemment faire le départ entre les interprétations selon leur degré de
solidité ou de force du point de vue du déploiement du raisonnement sociologique dans
les divers moments de la recherche, et du point de vue du volume et de l’étendue du
matériau interprété (« soutenir une thèse » fondée sur un seul entretien est toujours
possible, mais si le chercheur développe un réseau articulé et cohérent de preuves
fondé sur des questionnaires, des entretiens, de l’observation et de l’analyse de
documents, sa thèse n’en aura que plus de force probatoire). Il y a aussi des
interprétations moins pertinentes, moins adéquates que d’autres. Une partie spécifique
des interprétations faibles, imprudentes ou inadéquates est constituée par ce que l’on
pourrait appeler des surinterprétations.
10 Qu’est-ce qu’une surinterprétation ? Est-ce que toute interprétation n’est pas, en un
certain sens, surinterprétation ? On pourrait le penser puisque les chercheurs en
sciences sociales – y compris les plus « compréhensifs » d’entre eux – mettent
généralement plus de sens dans les actions des enquêtés que ces derniers n’en mettent
eux-mêmes lorsqu’ils agissent, ou même lorsque ces derniers commentent, à l’occasion,
les actions effectuées. Mais on ne peut définir la surinterprétation comme surplus de
sens par rapport aux significations que livrent les enquêtés à propos de ce qu’ils font,
sentent, perçoivent, etc., car alors le risque serait grand d’avoir à rejeter comme
mésinterprétations pour cause de surinterprétation toutes les interprétations qui
n’agréeraient pas aux enquêtés. Si les enquêtés avaient scientifiquement le droit de
rejeter certaines interprétations, alors il faudrait explicitement leur accorder un rôle
dans la validation des thèses scientifiques1
11 Or les enquêtés jugent souvent, en lisant des comptes rendus de recherche qui portent
sur leurs activités, leurs vies, etc., que les interprétations ne correspondent pas à ce
qu’ils vivent, qu’elles déforment la réalité telle qu’ils la connaissent et la perçoivent.
Ces mêmes enquêtés peuvent aussi estimer que les chercheurs exagèrent certains
traits, certains comportements, certaines dimensions de l’activité sociale, etc., qui leur
paraissent secondaires, annexes. Pire que cela, l’expérience montre que les enquêtés ne
reconnaissent pas toujours ce qu’ils ont dit lorsqu’on leur présente la transcription la
plus plate, sans commentaire, de leur discours oral (« je n’ai pas dit ça », « je ne parle
pas comme ça »…). Si ces réactions d’enquêtés aux produits de la recherche ne doivent
pas laisser insensible le chercheur en sciences sociales (celui-ci devrait pouvoir les
comprendre, à l’intérieur même de son modèle d’intelligibilité, comme des indicateurs
de certains traits de son analyse et pourrait même trouver à cette occasion de quoi
l’enrichir), il ne peut être question in fine de laisser aux enquêtés le soin de trancher
entre les « bonnes » et les « mauvaises » interprétations, les interprétations « justes »
et les interprétations « fausses », etc.2
12 En définitive, lorsque le sociologue fait correctement son travail, la signification des
événements, des pratiques, des représentations, etc., qu’il propose constitue toujours
un surplus, un rajout par rapport à ce qui se dit ou s’interprète déjà ordinairement dans
le monde social. Interpréter c’est donc toujours surinterpréter par rapport aux
interprétations (pratiques ou réflexives) ordinaires : choisir de filer une métaphore le

Enquête, 3 | 1996
49

plus loin possible, de privilégier une dimension des réalités sociales, une échelle
particulière des contextes, etc., cela implique de rendre étranger à nos yeux comme aux
yeux des enquêtés un monde ordinaire parfois tellement évident que nous ne le voyons
plus vraiment.
13 Mais ce n’est évidemment pas de cette surinterprétation-là dont nous voulons parler.
Nous distinguerons donc pour la clarté de notre propos trois types de
surinterprétations :
– les surinterprétations dues aux décrochages interprétatifs par rapport aux situations
interprétées (type 1) ;
– les surinterprétations produites par le décalage non objectivé, non contrôlé et non
corrigé entre la situation du chercheur face aux matériaux étudiés et la situation des
enquêtés (type 2) ;
– les surinterprétations engendrées par la combinaison de deux éléments : d’une part la
surabondance des preuves apportées pour prouver la pertinence du modèle théorique
utilisé, d’autre part la nature « littéraire » (par emploi de procédés d’écriture) de la
production d’« effets de preuve » avec la profusion d’exemples « parfaits », qui
s’opposent aux exemples et contre-exemples engendrés ordinairement par l’enquête
empirique (type 3).

Les décrochages interprétatifs : surinterprétations de


type 1
14 On assiste à un tel type de surinterprétation (type 1) lorsque les matériaux sur lesquels
s’appuie l’auteur sont insuffisants (en richesse, en qualité…) pour soutenir les thèses
qu’il propose. On a alors effectivement l’impression d’avoir affaire à un décrochage de
l’interprétation par rapport aux situations interprétées. Cette sorte d’excroissance
interprétative nous amène à estimer que l’auteur « en fait trop », s’éloignant trop du
matériau en sa possession.
15 Tout enseignant-chercheur trouverait de multiples exemples de versions malhabiles de
ce type de surinterprétation qui témoignent de la difficulté à maîtriser les
commentaires théoriques par rapport aux matériaux, mesures, indices sur lesquels ils
portent. Ce genre de décrochage interprétatif vis-à-vis des données est très fréquent
chez les apprentis chercheurs qui livrent, souvent sans parvenir à le contrôler (ou à le
masquer), des interprétations trop lourdes pour le type ou le volume d’informations
sur lesquels ils s’appuient. Certaines interprétations peuvent n’être fondées ainsi que
sur un très court extrait d’interaction, un bref passage d’entretien ou un fragment de
document. Comment décider si l’interaction verbale ou le discours de l’enquêté ne
serait pas plutôt justiciable d’une autre interprétation, plus pertinente ? Rien dans le
matériau présenté ne peut nous aider à aller plus loin, parce qu’aucune interprétation
ne saurait reposer sur un seul extrait de matériau. Pour commencer à prendre,
l’interprétation devra s’appuyer sur des exemples variés tirés d’interactions verbales
récurrentes (montrant par exemple la réapparition fréquente d’un certain type
d’attitude), ou sur une interaction verbale confirmée par des propos tenus lors d’un
entretien, par le rapport que l’enquêté a pu entretenir avec la situation d’entretien et
avec l’enquêteur, par des entretiens menés avec d’autres enquêtés, par des sources
écrites, etc.

Enquête, 3 | 1996
50

16 Se pose donc la question du degré de forçage de l’interprétation par rapport aux réalités
évoquées. Les auteurs de mémoires de recherche utilisent souvent les schèmes
interprétatifs comme des lits de Procuste, c’est-à-dire en y introduisant de force les
faibles matériaux recueillis3. En matière d’étude de cas notamment4, plus
l’interprétation repose sur des mesures empiriques multiples et théoriquement
comparables et moins on court le risque de la surinterprétation. La multiplication des
données susceptibles de servir au chercheur permet alors de « tisser serré » les
différents fils de l’interprétation. Il faut tout simplement penser ici au gain
interprétatif considérable qu’il y a à travailler, pour chaque petit point d’analyse, sur
plusieurs informations qui viennent soit se confirmer mutuellement soit, au contraire,
se contredire et permettre de raisonnablement mettre en doute la fiabilité d’une partie
des informations possédées, l’interrogation sur ce défaut de fiabilité pouvant à son
tour, si on la considère comme partie intégrante du travail interprétatif, permettre de
relancer ou d’enrichir l’analyse d’ensemble.
17 La valeur relative des différentes interprétations ne dépend pas seulement (et peut-être
même pas essentiellement) de leur qualité ou de leur force intrinsèque, mais de leur
bon usage en fonction des données disponibles. Et c’est toute une science du kairos
interprétatif, de l’occasion interprétative, un sens du dosage de ce qui peut être avancé
à tel ou tel moment de l’analyse en fonction des matériaux soumis à interprétation qui
est en jeu dans l’apprentissage du métier de chercheur en sciences sociales.
18 De son côté, la version habile-professionnelle (savante) se caractérise par une inflation
verbaliste du discours interprétatif vis-à-vis des matériaux, c’est-à-dire par une
surenchère ou un gonflement interprétatif sans conséquence (et notamment sans gain
particulier) en matière de production de données empiriques ou de mode de traitement
des données.

La société de consommation

19 L’ouvrage de Jean Baudrillard, La Société de consommation, est un exemple idéal-typique.


Au contraire d’autres textes du même auteur écrits dans une veine encore plus
essayiste5, il s’inscrit explicitement6 dans le champ des sciences sociales. Son sous-titre
qui s’inspire directement du structuralisme ambiant de l’époque, ses références à des
lieux, des objets, des phénomènes sociaux ou des situations sociales « réels » (le
drugstore, le centre commercial Parly 2, le téléspectateur relaxé devant les images de la
guerre du Viêt-nam, les informations télévisées ou radiophoniques concernant les
morts sur les routes, la météorologie, la pollution, l’homme riche qui conduit sa 2 CV, la
machine à laver…), l’usage de données chiffrées (taux de mortalité par CSP,
consommation élargie des ménages…), tout cela contribue à ancrer l’ouvrage dans
l’univers des textes de sciences sociales.
20 Toutefois, les exemples ne constituent pas un corpus dont on connaîtrait les principes
théoriques de sélection. L’auteur illustre ses interprétations par des exemples fabriqués,
fictifs, par des « clichés » tirés de l’« actualité » (au sens large du terme), mais il n’est
aucunement question d’enregistrements de faits empiriquement attestés (datés,
localisés). Ces évocations de la réalité (vs construction méthodique et théoriquement
contrôlée d’un corpus) ont pour seule fonction de produire des effets de réalité. On ne
trouve donc pas véritablement dans l’ouvrage de preuves empiriques, mais des
informations sur le monde social qui composent comme un décor de théâtre.

Enquête, 3 | 1996
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Autrement dit, l’interprétation de la société de consommation par l’auteur ne se fonde


pas sur des matériaux empiriques mais utilise des évocations empiriques non
construites pour illustrer un propos construit en dehors de tout esprit et de toute
pratique de l’enquête. Du fait de l’absence d’ancrage empirique, la lecture de l’ouvrage
donne au lecteur animé par ce même esprit d’enquête l’impression de tableaux de
pensée un peu aériens et ne touchant jamais vraiment terre, à l’image de ces nappes de
brouillard planant sur la surface des étangs.
21 Ce type de majoration de l’expression verbale signifie bien souvent que l’auteur se
contente de traduire dans un langage savant, philosophique, esthétique ou poétique,
des thèmes ordinaires de l’air du temps (journalistique, publicitaire, politique,
philosophique…), compensant le manque – ou la désespérante absence – de données
empiriques par un savoir-faire essayiste. Il peut alors séduire les acteurs dont il flatte
les thèmes de prédilection7.

Le Dieu-télévision

22 Pour ne pas en rester à l’exemple caricatural qui pourrait donner l’impression, trop
commode, de la marginalité de ce genre de production, nous pouvons aborder un autre
cas de surinterprétation partielle, momentanée, qui ne structure pas l’ensemble d’un
texte. Au contraire de l’exemple précédent, celui que nous allons commenter est
constitué par un ouvrage animé par l’esprit d’enquête et par la réflexivité concernant
la méthode d’observation employée. Il s’agit de l’ouvrage d’Olivier Schwartz, Le Monde
privé des ouvriers8.
23 En certains passages, qui détonnent dans le style d’ensemble du texte, l’auteur
succombe au décrochage interprétatif eu égard aux situations interprétées. Il s’agit des
moments où il cherche à saisir le sens de certaines pratiques télévisuelles observables
en milieux populaires, pratiques consistant notamment à laisser continuellement
allumé le poste de télévision.
24 À chaque fois que la télévision est évoquée, le propos s’enfle verbalement, et le lecteur
éprouve un sentiment de décrochage par rapport aux descriptions des scènes de la vie
familiale autour du poste de télévision. L’auteur écrit, par exemple : « Je pense aussi,
précisément, à ces télévisions qui, dans de multiples foyers, fonctionnent des journées
entières, même si personne ne les regarde. Qu’un visiteur arrive, et on le fait asseoir, on
lui sert à boire, on bavarde, la télévision continue de fonctionner sans que personne
l’écoute, mais sans non plus que qui que ce soit songe à l’arrêter. Le poste continue de
saturer l’espace de son flux d’images et de sons, et rien que par ce courant ininterrompu,
par ce continuum visuel et sonore enveloppant, il remplit l’équivalent d’une fonction
nourricière, garantissant l’alimentation permanente du corps en stimulants perceptifs ou
hallucinogènes. La télévision est l’une des grandes divinités du foyer ouvrier moderne 9. »
L’impression de saturation de l’espace par les images et les sons des émissions
télévisées n’est-elle pas une impression de chercheur qui prête attention à ce qui
constitue un événement pour lui mais qui peut être vécu par les habitants du foyer avec
une attention distraite, oblique ou sur le mode de la consommation nonchalante et du
« savoir en prendre et en laisser » que Richard Hoggart observait dans les classes
populaires anglaises10 ? On peut aussi s’interroger sur le profit heuristique qu’il y a à
évoquer, dans une subite poussée d’emphase herméneutique, la « fonction
nourricière » de la télévision ou encore à utiliser la métaphore de la « divinité ».

Enquête, 3 | 1996
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25 Le même style interprétatif est employé beaucoup plus loin dans l’ouvrage, où l’on
retrouve la même hypothèse concernant la « saturation de la perception » dans la
réception des images par le corps, l’auteur ajoutant que le « flux ininterrompu »
d’images « autorise au spectateur une position de pure jouissance passive 11 ». Là encore,
on peut se demander ce qui peut justifier l’étude de la réception d’images télévisées en
termes de « jouissance passive », sachant que tout acte de réception culturelle est
toujours, contrairement à ce que l’on imagine ordinairement du fait de la connotation
passive du terme, une réception active12. Le thème de la passivité face aux images
télévisées constituant un thème récurrent et ordinaire des polémiques culturelles
journalistiques ou essayistes lancées par les « défenseurs de la littérature » contre la
télévision, il s’agirait davantage de le prendre comme objet d’étude que de le
thématiser dans un langage savant.
26 Puis l’on retrouve la référence au sacré, mais la télévision devient alors la divinité de
l’ensemble des foyers et non plus des seuls foyers ouvriers : « Divinité essentielle du
foyer moderne, la télévision symbolise de façon très nette la vertu afférente à ce lieu,
qui est de soutenir et de sécuriser la demande par la multiplication de 1’“effet de
présence”13. » Dans ces moments le lecteur éprouve le net sentiment d’une excroissance
interprétative se développant sur un corps empirique chétif.

La leçon d’écriture

27 Claude Lévi-Strauss raconte dans Tristes tropiques14 qu’il part un jour en voyage avec
quelques Nambikwara, apportant avec lui des cadeaux qu’il compte distribuer à ses
hôtes. Alors qu’ils sont arrivés au terme de leur voyage, il se passe « un incident
extraordinaire » qui va déclencher l’imagination de l’anthropologue et lui faire écrire
de longs développements sur l’écriture, ses usages et ses fonctions, le pouvoir et la
connaissance, etc.
28 Lévi-Strauss raconte qu’il distribue des feuilles de papier et des crayons aux indigènes
qui n’en font tout d’abord pas grand cas, mais qui les amènent tout de même un jour « à
tracer sur le papier des lignes horizontales ondulées », cherchant « à faire de leur
crayon le même usage » que lui. Mais, alors que généralement pour ceux qui s’y
essayaient « l’effort s’arrêtait là », le « chef de bande voyait plus loin ». Avant même la
description précise de l’« incident extraordinaire » annoncé plus haut, Lévi-Strauss
nous livre d’emblée son interprétation à propos de ce qui s’est passé ce jour-là : le chef,
à qui il prête une capacité à « voir plus loin » que les autres, aurait tout simplement
« compris la fonction de l’écriture ».
« Aussi m’a-t-il réclamé un bloc-notes et nous sommes pareillement équipés quand
nous travaillons ensemble. Il ne me communique pas verbalement les informations
que je lui demande, mais trace sur son papier des lignes sinueuses et me les
présente, comme si je devais lire sa réponse. Lui-même est à moitié dupe de sa
comédie ; chaque fois que sa main achève une ligne, il l’examine anxieusement
comme si la signification devait en jaillir, et la même désillusion se peint sur son
visage. Mais il n’en convient pas ; et il est tacitement entendu entre nous que son
grimoire possède un sens que je feins de déchiffrer ; le commentaire verbal suit
presque aussitôt et me dispense de réclamer les éclaircissements nécessaires. Or, à
peine avait-il rassemblé tout son monde qu’il tira d’une hotte un papier couvert de
lignes tortillées qu’il fit semblant de lire et où il cherchait, avec une hésitation
affectée, la liste des objets que je devais donner en retour des cadeaux offerts : à
celui-ci, contre un arc et des flèches, un sabre d’abatis ! à tel autre, des perles ! pour

Enquête, 3 | 1996
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ses colliers… Cette comédie se prolongea pendant deux heures. Qu’espérait-il ? Se


tromper lui-même, peut-être ; mais plutôt étonner ses compagnons, les persuader
que les marchandises passaient par son intermédiaire, qu’il avait obtenu l’alliance
du blanc et qu’il participait à ses secrets. »
29 C’est en se remémorant le soir cette scène observée – scène qu’il qualifie, selon les
paragraphes, de « comédie » ou de « mystification » et qui avait contribué à créer « un
climat irritant » – que Lévi-Strauss commence à interpréter l’événement dont il a été le
témoin. D’emblée l’ethnologue déchiffre, dans le spectacle qui lui est donné à voir,
l’usage de l’écriture « en vue d’une fin sociologique plutôt qu’intellectuelle » : « Il ne
s’agissait pas de connaître, de retenir ou de comprendre, mais d’accroître le prestige et
l’autorité d’un individu – ou d’une fonction – aux dépens d’autrui. Un indigène encore à
l’âge de pierre avait deviné que le grand moyen de comprendre, à défaut de le
comprendre, pouvait au moins servir à d’autres fins ». Puis, à l’immédiate suite de ce
bref commentaire, Lévi-Strauss esquisse les fondements d’une théorie générale des
fonctions de l’écriture, glissant ainsi de la description et de l’interprétation
ethnographique d’un moment de la vie des Nambikwara à des considérations beaucoup
plus vastes – que nous ne commenterons pas en elles-mêmes ici – sur l’écriture.
30 Le scribe est « celui qui a prise sur les autres ». Rejetant l’hypothèse d’une fonction
principalement et originellement « intellectuelle » (cognitive) ou « esthétique » de
l’écriture, il rattache l’invention de l’écriture et le déploiement de ses usages à « la
formation des cités et des empires, c’est-à-dire l’intégration dans un système politique
d’un nombre considérable d’individus et leur hiérarchisation en castes et en classes ».
L’écriture « paraît favoriser l’exploitation des hommes avant leur illumination », sa
« fonction primaire » étant de « faciliter l’asservissement », d’« affermir les
dominations ». Sautant du Pakistan oriental à l’Égypte, Sumer, la Chine, l’Afrique,
l’Amérique précolombienne, pour terminer par l’exemple des États européens au XIX e
siècle, Lévi-Strauss voit même la « lutte contre l’analphabétisme » et l’« instruction
obligatoire » (« qui va de pair avec l’extension du service militaire et la
prolétarisation ») comme des éléments de « renforcement du contrôle des citoyens par
le Pouvoir ».
31 Revenant sur l’élément déclencheur, Lévi-Strauss loue finalement la sagesse des
« fortes têtes » qui vont se désolidariser de leur chef « après qu’il eut essayé de jouer la
carte de la civilisation ». La sagesse tient au fait qu’ils « comprenaient confusément que
l’écriture et la perfidie pénétraient chez eux de concert » ; et Lévi-Strauss de rajouter :
« Réfugiés dans une brousse plus lointaine, ils se sont ménagé un répit. » À la sagesse
des « fortes têtes », cependant, est tout de même opposé « le génie de leur chef » qui
avait su percevoir « d’un seul coup le secours que l’écriture pouvait apporter à son
pouvoir » et avait atteint ainsi « le fondement de l’institution sans en posséder
l’usage ».
32 De fortes têtes néanmoins sages – figures des « sociétés authentiques » – qui sentent la
perfidie liée à l’écriture en intuitant toute la force oppressive contenue en sa substance,
un chef génial qui a pour sa part saisi en un clin d’œil le fondement de l’écriture, sa
fonction sociale primaire d’asservissement, d’affirmation du pouvoir : Lévi-Strauss fait
jouer aux acteurs (bons et perfides sauvages nambikwara) une scène qu’ils n’ont pas
vécue. L’interprète sur-sollicite les « données » (la description d’une scène un peu
extraordinaire de la vie quotidienne) et déborde généreusement les limites de ce
qu’elles lui permettraient d’énoncer. Si les costumes et les décors appartiennent aux
Nambikwara, le texte et la mise en scène sont de Claude Lévi-Strauss. Tout se passe

Enquête, 3 | 1996
54

comme si l’ethnologue profitait de cette scène pour énoncer une théorie de l’écriture
qui n’est en rien fondée sur les données ethnographiques. La scène est davantage
construite par l’auteur comme une parabole que comme une séquence de
comportements observés mise en relation avec une série d’autres faits similaires ou
différents15 ; elle est davantage l’occasion pour l’auteur de tirer une leçon sur l’écriture
et le pouvoir que de faire la science exacte de ce qui se passa ce jour-là chez les
Nambikwara. Concrètement, on n’a aucunement le sentiment que Lévi-Strauss
interprète ici des produits de l’observation, mais qu’il prend prétexte d’une scène, qu’il
constitue comme un événement (un « incident extraordinaire »), pour déployer une
théorie générale et universelle de l’écriture conquise ailleurs, hors du travail d’enquête.
Jacques Derrida, commentateur précis et prudent de cette leçon d’écriture, relevait
dans De la grammatologie la surinterprétation opérée par l’ethnologue lorsqu’il écrivait :
« L’écart le plus massif apparaîtra d’abord [...] entre le fait très mince de 1’« incident
extraordinaire » et la philosophie générale de l’écriture. La pointe de l’incident
supporte en effet un énorme édifice théorique16. » Et l’on pourrait rajouter que
l’incident relaté s’effondre sous le poids du commentaire théorique qui ne trouve guère
ainsi de soutien empirique17.

Les décalages non contrôlés entre chercheurs et


enquêtés : surinterprétations de type 2
33 Les surinterprétations de type 2 se caractérisent par l’oubli dans l’interprétation des
conditions réelles dans lesquelles les acteurs étaient amenés à agir, penser, voir,
percevoir, etc., c’est-à-dire par l’oubli du décalage entre l’œil savant (les conditions
savantes de perception du monde social) et l’œil ordinaire (les conditions ordinaires de
perception du monde social liées aux formes de vie sociale). En pareil cas, le chercheur
ignore la différence de situation et de perspective entre lui et ceux qu’il étudie et prête
ainsi à ces derniers des capacités visuelles, auditives, sensitives, cognitives plus
« grandes » que (ou simplement différentes de) celles qu’ils possèdent réellement. Il
projette alors le rapport qu’il entretient avec l’objet de connaissance en tant que sujet
connaissant dans la tête (les représentations, les structures de perception, etc.) de ceux
qu’il étudie.
34 On trouve une telle réflexion épistémologique chez Pierre Bourdieu lorsque celui-ci
met en garde contre l’intellectualisme qui consiste à « introduire dans l’objet le rapport
intellectuel à l’objet », c’est-à-dire à « substituer au rapport pratique à la pratique le
rapport à l’objet qui est celui de l’observateur18 ». Mais toutes les situations de
surinterprétation qui tiennent au décalage non contrôlé entre l’univers du chercheur et
l’univers des enquêtés ne concernent pas exclusivement la différence entre action et
connaissance, sens pratique et réflexivité, rapport pratique à la pratique et vision
théorique de la pratique, temps de l’urgence et temps intemporel de la science, etc.
35 Par exemple, lorsque Paul Veyne évoque les bas-reliefs représentant les différents
épisodes des campagnes de Dacie et ornant en une frise spirale le tour de la colonne
Trajane élevée à Rome en l’honneur de l’empereur romain Trajan (98-117), vainqueur
des Daces en 11219, il relève la très faible pertinence des interprétations de ces scènes
en termes d’art de propagande impérial dans la mesure où ces images étaient
architecturalement, spatialement, invisibles par le public de l’époque. Visibles,
descriptibles et analysables, ces images ne le sont que pour le savant qui a les moyens

Enquête, 3 | 1996
55

de travailler sur la reproduction de ces scènes (une bande d’environ quinze mètres de
long), hors contexte spatial d’origine, et de les voir comme personne avant lui n’a pu les
voir20. En invoquant l’art de propagande, l’interprète « en fait trop » et, finalement,
manque l’interprétation.
36 De même, combien de surinterprétations dans les exégèses contemporaines des textes
philosophiques grecs ignorantes du fait que les Grecs « écrivaient en scriptio continua,
c’est-à-dire sans intervalles entre les mots, ce qui – l’expérience le montre – rend la
lecture à haute voix pratiquement nécessaire21 ». Dans un remarquable texte
d’anthropologie historique, Jesper Svenbro met en évidence le fait que, pour les anciens
grecs, le texte écrit apparaît incomplet sans la voix qui l’oralise. Et, au moment de la
lecture, la voix n’appartient plus au lecteur mais à l’écrit, car la lecture fait partie
intégrante du texte. Dans une telle économie des représentations, la voix se met au
service du texte et celui qui prête sa voix est dominé : « Écrire, c’est être dominant,
actif, victorieux – à condition de trouver un lecteur prêt à céder. Lire, si l’on se décide à
le faire (car le lecteur – s’il n’est pas de condition servile – est évidemment libre de
refuser de lire), c’est se soumettre à la trace écrite du scripteur, c’est être dominé, c’est
occuper la position du vaincu. C’est se soumettre à cet éraste métaphorique qu’est le
scripteur. S’il est honorable d’écrire, il n’est pas sûr que la lecture, elle, soit sans
problèmes, étant vécue comme une servitude et comme une “passivité” (est “passif”
celui qui subit l’écriture). […] Et on peut donc penser que la lecture, tâche que les Grecs
laissent volontiers aux esclaves, comme dans le Théétète de Platon, doit se pratiquer
avec modération pour ne pas devenir un vice. Ou mieux : celui qui lit ne doit pas
s’identifier au rôle du lecteur s’il veut rester libre, c’est-à-dire libre des contraintes
imposées par l’Autre. Mieux vaut rester tà grammata phaûlos, “faible en lecture”, à
savoir capable de lire, mais sans plus22. » Il est évident que les conditions de réception
d’un texte (et, partant, les conditions de travail sur ce texte) sont différentes selon que
le texte est lu oralement ou silencieusement, avec les yeux ; selon aussi le sens que
prend l’acte de lire pour celui qui l’effectue. Nous pouvons donc, aujourd’hui, sans le
savoir, faire parler les textes grecs non seulement à travers d’autres intérêts culturels
que ceux des philosophes grecs, mais aussi, et cela est beaucoup moins contrôlé, à
travers le prisme d’autres représentations de l’acte de lire et d’autres techniques
intellectuelles de travail sur les textes. Les exégètes peuvent ainsi oublier dans leurs
commentaires l’écart entre les modes savants-contemporains de traitement des textes
et les modes de traitements des textes propres aux lecteurs de l’époque.
37 C’est toujours le même type d’erreur qui amène à traiter et à commenter
« littérairement » ce qui ne constitue nullement de la littérature. Par exemple, les
poèmes oraux en Grèce ancienne ne constituent en aucun cas un genre littéraire.
Énoncés oralement dans des contextes rituels ou cérémoniels particuliers, orientés vers
des fonctions sociales pratiques (paroles de banquets invitant aux libations et à
l’amour…), ils n’entrent absolument pas dans le même circuit de production du sens
que le texte littéraire écrit, destiné à un lecteur plutôt qu’à un auditoire, lu
solitairement en silence et rendant possible la mise en œuvre d’un mode
herméneutique d’appropriation du texte23. Faire la sémiologie des mythes ou l’étude
littéraire des odes grecques alors que mythes et odes sont justiciables d’une analyse
plus pragmatique, contextuelle, relève de la faute de surinterprétation par oubli des
conditions concrètes d’existence des réalités mythico-rituelles ou des poésies
chantées24. De plus, en plaquant ses catégories littéraires, scientifiques ou
philosophiques d’analyse sur une telle situation culturelle, le chercheur contemporain

Enquête, 3 | 1996
56

aplatit toutes les formes d’expression et de circulation de la culture de l’époque en


prenant objectivement parti pour ceux qui, au cœur même de l’événement, vont
historiquement dans le sens du travail d’invention de la littérature, de la science ou de
la philosophie. La surinterprétation littéraire, philosophique ou scientifique des
produits culturels de l’époque manque par là même une partie importante de l’objet
étudié.
38 Dans de telles conditions, les commentaires qui mettent entre parenthèses les
conditions effectives de circulation, de transmission et d’appropriation des textes
philosophiques, des mythes ou des poésies, sont bien en régime de surinterprétation
(type 2). Au lieu d’intégrer dans leur travail interprétatif les conditions réelles dans
lesquelles les acteurs étaient amenés à agir, sentir, penser, les chercheurs font subir
aux produits culturels étudiés un transfert scientifiquement illégal 25. Le chercheur est
alors plus proche de la démarche artistique (créative) que de la démarche sociologique :
il dit du mythe, de la poésie lyrique ou du texte philosophique ce que peut en dire et en
faire celui qui dispose de techniques intellectuelles scripturales et graphiques
contemporaines, mais pas – et c’est pourtant le but de l’étude sociologique,
anthropologique ou historienne – ce qu’ils sont (leur mode d’énonciation, de
transmission, etc.) pour les acteurs de l’époque.
39 On pourrait, à propos de tels exemples, parler d’anachronisme, puisqu’il s’agit bien de
cela, mais on ne décrirait pas suffisamment précisément le problème en le désignant
ainsi. Il s’agit en effet d’un anachronisme spécifique lié à l’oubli des conditions les plus
matérielles d’action, de représentation, de réception des œuvres culturelles dans
lesquelles se trouvaient insérés les protagonistes de l’époque considérée. Pour éviter la
surinterprétation en ce domaine, il faut donc prêter une attention particulière à la
matérialité des objets, des actes, des gestes, des situations. Cela nous ramène à
l’impératif de la description fine de réalités souvent simplement évoquées ou survolées
par les travaux en sciences sociales.
40 Si l’historien fait de la surinterprétation à propos de la colonne Trajane en commentant
des images comme si elles pouvaient être vues alors que leur taille et leur disposition
spatiale les rendent invisibles aux yeux des acteurs ordinaires, s’il peut être encore sur-
herméneute lorsqu’il lit les mythes, les poésies ou les textes philosophiques grecs à
partir d’autres conventions, d’autres techniques intellectuelles, d’autres procédures
que celles qu’étaient en mesure de mettre en œuvre les lecteurs ou les énonciateurs de
l’époque, on peut penser aussi au cas des spécialistes de l’art qui prêtent aux visiteurs
cultivés des musées (pressés ou attentifs, passionnés ou nonchalants…) des
compétences en histoire de l’art, ou au cas des sémiologues qui confèrent aux
spectateurs (distraits ou absorbés…) et téléspectateurs (affairés à la cuisine ou captivés
par le film…) une culture et une disposition sémiologique semblables à celles qu’ils
mettent en œuvre dans leur analyse des émissions télévisées ou des spectacles
culturels. Or, aussi bien les compétences effectivement possédées par le public (qui sont
socialement inégalement distribuées mais qui, tout particulièrement en ces domaines,
restent l’apanage d’une très faible minorité) que les conditions effectives de réception
du message (par exemple, l’analyse sémiologique ne peut se faire que dans le temps
long de la science alors que le téléspectateur ordinaire regarde la télévision dans le
temps réel du déroulement des images) rendent la plupart du temps impossible la
vision sémiologique spontanée ou l’interprétation d’une œuvre picturale armée de
connaissances en histoire de l’art. La remarque est encore plus pertinente à propos de

Enquête, 3 | 1996
57

l’art urbain qui n’est plus vu comme tel (i.e. dans sa dimension esthétique) par ceux
pour qui il constitue un décor urbain ordinaire.
41 Les chercheurs dotés d’une grande connaissance savante, érudite des œuvres
(picturales, textuelles, architecturales, etc.) ne peuvent bien sûr qu’être déçus par les
réceptions réelles (les réceptions telles qu’elles se font dans telle communauté, à tel
moment et dans telles conditions matérielles), nécessairement moins fouillées, moins
riches, mais aussi, bien souvent, prises dans les contresens historiques, les
anachronismes, les bricolages interprétatifs26. Ils ne peuvent de même qu’être
désappointés par l’absence d’intérêt pour des éléments jugés centraux de l’œuvre et
par le goût appuyé des profanes pour des traits habituellement supposés annexes,
secondaires par les spécialistes.

La surabondance d’exemples parfaits :


surinterprétations de type 3
42 L’exemple qui suit est-il encore un cas de surinterprétation ? On pourrait en douter.
L’auteur, dont l’esprit d’enquête a animé une grande partie de l’œuvre, ne sur-sollicite
pas ses données en déboîtant ainsi le commentaire de son support empirique
(surinterprétation de type 1) ; il ne pèche pas davantage par oubli des conditions
effectives, concrètes dans lesquelles se meuvent les enquêtés (surinterprétation de type
2), mais tisse au contraire un réseau serré de preuves qui font la force indéniable de
l’interprétation proposée. Le problème se situe ici presque à l’opposé de celui que pose
la surinterprétation de type 1 : dans le premier cas on déplore l’absence de « données »
ou les licences herméneutiques que s’accordent les auteurs eu égard au volume, à la
qualité ou à la nature des matériaux empiriques mobilisés ; dans ce dernier cas on peut
en revanche s’interroger d’une part sur la surproduction de procédés déployés pour
« faire preuve », c’est-à-dire pour prouver la pertinence du modèle théorique utilisé, et
d’autre part sur la nature (ou la logique) même de ces procédés.
43 À force de consolider, voire de fortifier sa théorie, le sociologue peut progressivement
inverser le cours scientifiquement normal des choses. Il bascule de la volonté de
comprendre et d’expliquer les faits sociaux qui expose fatalement la théorie à de
multiples transformations, adaptations et, dans certains cas, à de radicales remises en
question, au désir, conscient ou inconscient, de gérer le patrimoine conceptuel qui
amène progressivement à éviter de « voir » ce qui pourrait faire contre-exemple, ce qui
pourrait entrer en contradiction avec la belle mécanique théorique. En l’état actuel des
choses, l’espace scientifique concurrentiel conduit, qu’on le veuille ou non, vers la
défense de sa théorie27 et cette défense peut entraîner à son tour vers une logique de
l’enfermement théorique et de la dénégation des faits. Cette logique qui, à terme, mène
droit dans le mur du dogmatisme interprétatif doit par conséquent être sérieusement
contrôlée et contrariée par la logique de l’enquête et de la confrontation avec la
diversité des « faits ».
44 Le cas qui nous préoccupe ici, La Distinction de Pierre Bourdieu, est donc un cas limite –
choisi comme tel – de surinterprétation par surabondance de « preuves » contribuant à
valider le modèle, l’auteur tendant sans cesse à « en rajouter » et à faire ainsi défiler à
la barre les éléments – et seulement ceux-là – témoignant en faveur de la pertinence
interprétative du modèle proposé.

Enquête, 3 | 1996
58

Entre catégories savantes et catégories ordinaires

45 Tout d’abord, dans sa recherche de l’administration de la preuve, P. Bourdieu tisse


souvent un réseau serré de fils où l’on finit par ne plus distinguer ce qui appartient au
sociologue et ce qui est de l’ordre des catégories de sens commun. Ramenant les
différences de styles de vie à l’opposition conceptuelle entre la forme et la substance,
l’auteur peut ainsi tenter de prouver la pertinence de cette opposition en s’appuyant
sur des propos homonymes d’enquêtés « matériellement apparentés » aux siens. On
doit à Oswald Ducrot, dans son étude des phénomènes de délocutivité, d’avoir constaté
ce « glissement subreptice du langage au métalangage28 ». Le linguiste constate que
l’auteur de La Distinction passe illicitement de l’usage ordinaire du langage qui amène à
dire, par exemple, qu’un plat est « nourrissant » et « substantiel » à l’usage
philosophique et, ici, sociologique du concept de « substance ».
46 L’analyse peut être réitérée pour les oppositions conceptuelles suivantes : nature/
culture (« il est nature ») ; être/paraître (« sans chichis », « à la bonne franquette »,
etc.) ; matériel/symbolique (nourritures « terrestres », « terre à terre »,
« matérielles »). On ne sait plus alors si l’interprétation nous semble pertinente parce
qu’elle répète sur un mode savant les catégories ordinaires de perception, utilisées à
foison. Ces catégories, souvent prises dans des expressions mille fois entendues, nous
« parlent » presque trop facilement, produisant ainsi des « effets de réel ». Le lecteur
finit par se perdre dans la profusion des catégories et dans le dédale des
microglissements sémantiques disséqués avec soin par le linguiste. Épuisé par la
virtuosité de l’écriture, il ne parvient plus à distinguer les différents registres de
langage : l’analyse sociologique, la description phénoménologique faite à partir des
catégories ordinaires de perception et d’appréhension du monde social, la citation
(avec guillemets) ou la quasi-citation (sans guillemets).
47 Dans l’habile mélange des catégories ordinaires d’appréhension du monde social (qui
restent des catégories à expliquer) et des catégories savantes, on finit par se demander
si la preuve de la pertinence de l’interprétation sociologique n’est pas finalement
produite par les incessants glissements sémantiques. De nombreux passages de
l’ouvrage ressemblent presque trop à nos mythologies (littéraires et
cinématographiques) sur les mondes populaires, petits-bourgeois et bourgeois. L’auteur
paraît parfois en rajouter dans l’écriture qui, pour évoquer le monde populaire, peut
adopter un accent rabelaisien (« Et la philosophie pratique du corps masculin comme
une sorte de puissance, grande, forte, aux besoins énormes, impérieux et brutaux, qui
s’affirme dans toute la manière masculine de tenir le corps 29 » ; « la viande, nourriture
par excellence forte, donnant de la force, de la vigueur, du sang, de la santé, est le plat
des hommes30 », etc.). On assiste alors à un gonflement stylistique.

Des exemples sur mesure

48 L’alliage des catégories savantes et ordinaires est notamment à l’œuvre dans les
moments – très fréquents – où l’auteur se situe entre la description phénoménologique
et l’analyse sociologique de comportements (gestuels et langagiers) socialement
marqués. Se pose dès lors la question du statut des exemples donnés, des scènes
simplement évoquées ou soigneusement décrites. Dans la grande majorité des cas,

Enquête, 3 | 1996
59

Bourdieu décrit des scènes observées avec grande acuité, mais qui ne sont pas tirées
d’un travail d’observation systématique des comportements. Elles ne font pas partie d’un
corpus théoriquement et méthodologiquement construit (ce qui supposerait de dire
comment les observations ont été effectuées, à partir de quelle construction de l’objet,
quelle place les scènes rapportées occupent dans la nécessaire dispersion-variation des
situations observées, etc.) mais relèvent de ce que l’on pourrait appeler l’exemple sur
mesure. Ces scènes sont donc écrites pour exemplifier le schéma théorique (les
oppositions substance/forme ; matériel/symbolique ; nécessité/liberté…).
49 Parfois, l’exemple imaginaire (mais qui pourrait avoir été réellement observé) est
clairement énoncé pour faire immédiatement comprendre – pédagogiquement – le sens
d’une proposition théorique. C’est le cas ainsi de l’évocation d’« un vieil artisan » pour
exemplifier le concept de « formule génératrice31 ». Impossible de nier l’existence de
situations analogues à celle donnée en exemple par l’auteur (seule la mauvaise foi
théorique amènerait le chercheur à nier en avoir déjà rencontrées au cours de ses
enquêtes), mais le cas sur mesure, qui vient témoigner en faveur du schème théorique,
peut faire oublier qu’il est possible de montrer par la recherche empirique que toutes
les situations sociales ne relèvent pas de ce modèle32.
50 Mais le plus souvent, les descriptions phénoménologiques des manières de faire ou de
parler ne sont ni des exemples purement imaginaires, ni des comptes rendus de
situations singulières tirées d’une série raisonnée d’observations. Elles ont un air de
parenté avec des scènes littéraires, sociologiquement probables, telles qu’on en trouve,
par exemple, dans les romans de Flaubert33. Le sociologue a alors toute latitude – et peu
de contraintes empiriques – pour décrire des scènes qui mobilisent les oppositions
théoriques placées au cœur de l’interprétation sociologique :
« […] dans les situations ordinaires de l’existence bourgeoise, les banalités sur l’art,
la littérature ou le cinéma ont la voix grave et bien posée, la diction lente et
désinvolte, le sourire distant ou assuré, le geste mesuré, le costume de bonne coupe
et le salon bourgeois de celui qui les prononce […]».
« En matière de langage, c’est l’opposition entre le franc-parler populaire et le
langage hautement censuré de la bourgeoisie, entre la recherche expressionniste du
pittoresque ou de l’effet et le parti de retenue et de feinte simplicité (litotès en grec).
Même économie de moyens dans l’usage du langage corporel : là encore, la
gesticulation et la presse, les mines et les mimiques, s’opposent à la lenteur – “les
gestes lents, le regard lent” de la noblesse selon Nietzsche –, à la retenue et à
l’impassibilité par où se marque la hauteur. »
« Il serait facile de montrer par exemple que les Kleenex, qui demandent qu’on
prenne son nez délicatement, sans trop appuyer et qu’on se mouche en quelque
sorte du bout du nez, par petits coups, sont au grand mouchoir de tissu, dans lequel
on souffle très fort d’un coup et à grand bruit, en plissant les yeux dans l’effort et en
tenant le nez à pleins doigts, ce que le rire retenu dans ses manifestations visibles et
sonores est au rire à gorge déployée, que l’on pousse avec tout le corps, en plissant le
nez, en ouvrant grande la bouche, en prenant son souffle très profond (“j’étais plié
en deux”), comme pour amplifier au maximum une expérience qui ne souffre pas
d’être contenue et d’abord parce qu’elle doit être partagée, donc clairement
manifestée à l’intention des autres34. »
51 Mais le talent d’écriture de Bourdieu le fait passer parfois de descriptions
désingularisées (non situées dans le temps et dans l’espace géographique et social), qui
pourraient être comme le résumé idéal-typique d’une multitude d’observations
effectuées35 – c’est le cas de la fréquentation du café en milieux populaires 36 – à la
description de scènes singulières qui relèvent, là encore, davantage de la scène

Enquête, 3 | 1996
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littéraire que du compte rendu d’enquête circonstancié. Dans ces cas, on remarque que
l’auteur atteint un degré de détail tel qu’il ne peut convenir qu’à la description d’une
scène particulière, singulière, mettant en scène des personnages singuliers. Or ces
personnages sont fictifs du point de vue sociologique. Il y a donc bien une volonté
stylistique délibérée de produire un « effet littéraire », qui n’est autre qu’un « effet de
réel37 », et l’on peut alors se demander si les effets de réel littéraires ne prennent pas le
pas sur les effets de connaissance sociologiques dans ces descriptions de situations
singulières visant à exemplifier un style de vie, un habitus ou une vision du monde 38 :
« On tend à ignorer le souci de l’ordonnance stricte du repas : tout peut ainsi être
mis sur la table à peu près en même temps (ce qui a aussi pour vertu d’économiser
des pas), en sorte que les femmes peuvent en être déjà au dessert, avec les enfants,
qui emportent leur assiette devant la télévision, pendant que les hommes finissent
le plat principal ou que le “garçon”, arrivé en retard, avale sa soupe. […] On peut
ainsi, au café, se contenter d’une cuillère à café que l’on passe au voisin, après
l’avoir secouée, pour qu’il “tourne son sucre” à son tour. […] De même on ne change
pas les assiettes entre les plats. L’assiette à soupe, que l’on nettoie avec le pain, peut
ainsi servir jusqu’à la fin du repas. La maîtresse de maison ne manque pas de
proposer de “changer les assiettes”, en repoussant déjà sa chaise d’une main et en
tendant l’autre vers l’assiette de son voisin, mais tout le monde se récrie (“ça se mélange
dans le ventre”) et si elle insistait, elle aurait l’air de vouloir exhiber sa vaisselle 39. »
52 Encadrant (ou encadrés par, comme on voudra) les commentaires des données issues
des enquêtes quantitatives, les évocations littéraires, situées dans le registre de la
description de comportements singuliers de personnages singuliers, ont tendance à
capturer les classes ou les fractions de classe (populaires, petites bourgeoises ou
bourgeoises), à les enfermer dans les cas singuliers. C’est la classe ou la fraction de
classe qui se donne à voir dans la singularité du cas : les exemples livrent, par
synecdoque, comme la quintessence d’un style de vie ou d’un habitus de classe.

Le statut ambigu des photographies

53 De nombreuses photographies émaillent l’ouvrage de Pierre Bourdieu. Or, ces


photographies fonctionnent comme les petites descriptions phénoménologico-
littéraires qui singularisent et exemplifient le propos théorique, mais avec un problème
supplémentaire, à savoir que nombre d’entre elles40 ne sont pas commentées par
l’auteur et qu’elles sont dès lors à la fois sur-signifiantes (elles paraissent montrer ce que
l’auteur décrit par ailleurs : des manières de se tenir plus ou moins droit ou relâché, des
distances spatiales plus ou moins grandes entre interlocuteurs, des tables plus ou moins
garnies de victuailles et de plats, et plus ou moins strictement ordonnées…) et sous-
signifiantes (les images ne nous disent rien41 et, lorsqu’elles semblent « parler d’elles-
mêmes », il faut tout particulièrement nous en méfier car le risque est grand alors de
projeter nos petites mythologies sociales personnelles ou collectives).
54 De même que pour les scènes de description, on s’attendrait à ce que l’auteur nous dise
dans quels contextes, à quelles occasions, etc., les photographies ont été prises, ce qui
pourrait souvent contribuer à expliquer les différences visibles : repas familial ou repas
avec invités, repas du dimanche ou repas en semaine, photographie officielle et
publique pour un journal ou photographie au statut plus incertain lorsqu’elle est prise
par le sociologue à la suite d’un entretien, etc. Pour faire véritablement corpus et pas
seulement « bon-exemple-pour-la-théorie », les photographies devraient ainsi être
commentées, de même que les conditions de prise de vue. Ne sont présentées ici que les

Enquête, 3 | 1996
61

photographies les plus « parlantes », celles qui viennent témoigner en faveur de la


thèse centrale de l’auteur. Du même coup, leur présence participe, là encore, davantage
d’un effet de réel que d’un réel effet de connaissance. La production d’un effet de
connaissance sociologique supposerait l’analyse d’un corpus de photographies prises
dans des conditions relativement similaires, dans des familles socialement variées et
clairement situées (sous l’angle des capitaux économique et culturel notamment).

La lecture des données statistiques

55 Enfin, lus de manière comparative, les différents moments du texte laissent apparaître
parfois des surinterprétations de type 1. Par exemple, à la suite d’un passage consacré
au « bon vivant42 », on peut lire que 64 % des cadres supérieurs, professions libérales et
industriels jugent que « le Français mange trop » contre seulement 46 % des ouvriers.
Or, si l’écart statistique est amplement significatif pour susciter le commentaire qui le
précède, on peut toutefois se demander si les 46 % d’ouvriers qui portent le même
jugement que les classes supérieures ne devraient pas être l’objet d’une analyse
sociologique spécifique, analyse qui forcerait notamment l’auteur à distinguer les
fractions de classe au sein des milieux populaires aussi systématiquement qu’il le fait
pour les autres classes. En tout état de cause, les 46 % se laissent difficilement enfermer
dans la description phénoménologique qui précède le commentaire des chiffres.
56 De même, à la suite de l’extrait suivant :
« Cette manière d’introduire la rigueur de la règle jusque dans le quotidien (on se
rase et on s’habille chaque jour dès le matin, et pas seulement pour “sortir”),
d’exclure la coupure entre le chez soi et le dehors, le quotidien et l’extra-quotidien
(associé, pour les classes populaires, au fait de s’endimancher) ne s’explique pas
seulement par la présence au sein du monde familial et familier de ces étrangers
que sont les domestiques et les invités. Elle est l’expression d’un habitus d’ordre, de
tenue et de retenue qui ne saurait être abdiqué43. »
57 Si l’on se rapporte au tableau 19 rassemblant les résultats statistiques concernant les
« Variations des manières de recevoir », on constate encore une fois que si les écarts
sont significatifs entre ouvriers et cadres supérieurs, industriels et professions libérales
lorsqu’on leur demande s’ils aiment que leurs invités soient en tenue décontractée
(79,7 % pour les premiers et 58,6 % pour les seconds), on peut tout aussi bien remarquer
que la préférence des classes supérieures va vers cette modalité de la réception et que
seuls 30,6 % d’entre eux souhaitent que leurs invités soient élégants. Ce que l’on peut
contester ici, ce n’est pas le commentaire tel qu’il est fait des écarts entre groupes ou
classes, mais l’élision de tout ce qui pourrait faire contre-exemple, de tout ce qui
pourrait jeter le doute ou apporter quelques nuances à l’architecture théorique.

Les interprétations et leurs limites de pertinence


58 En pratique, toutes les interprétations ne se valent pas. Mais si toutes les interprétations ne
sont pas équivalentes, leur valeur n’est toutefois jamais fixée et acquise une fois pour
toutes. Et cette variabilité des valeurs ou des pertinences interprétatives est
essentiellement due au fait que ce qui définit sociologiquement la pertinence d’une
interprétation, c’est sa capacité à rendre raison du monde social et non sa force
intrinsèque, sa rigueur logique ou sa finesse argumentative. Quelle que soit la
pertinence attestée, éprouvée dans l’enquête empirique, d’une interprétation

Enquête, 3 | 1996
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complexe, relativement cohérente et conceptualisée (une théorie du social), aucun


chercheur en sciences sociales ne sera jamais dispensé de faire la preuve empirique sur
d’autres terrains, d’autres objets, d’autres époques, d’autres populations, etc., de cette
pertinence. Une interprétation (un ensemble cohérent de schèmes interprétatifs
discrets aussi bien qu’une grille d’interprétation conceptualisée, formalisée) a donc
toujours des limites de validité, un champ toujours limité de pertinence.
59 Puisqu’il a été longuement question dans les pages précédentes de surinterprétations,
on pourrait faire remarquer qu’une grande partie des travaux en sciences sociales
souffre davantage de sous-interprétation : analyses poussives, sociographies et autres
descriptions plates nous livrent un travail interprétatif embryonnaire. Ce constat nous
amène à formuler la proposition selon laquelle toute interprétation sociologique pertinente
est une surinterprétation contrôlée. Aucune règle de méthode ne permettrait de trouver à
coup sûr le « bon niveau » d’interprétation (ni trop haut – surinterprétation – ni trop
bas – sous-interprétation). Toute interprétation, pour ne pas en rester à ces plats
commentaires de tableaux ou à ces récits et à ces descriptions qui laissent le lecteur en
quête d’explications sur sa faim, est potentiellement une surinterprétation dans la
mesure où elle prend des risques. Et les risques de surinterprétation sont limités
lorsque le travail interprétatif est soigneusement contrôlé par les données, par la
réflexion sur leurs conditions de production, par la comparaison de ces données avec
d’autres séries de données produites par d’autres, dans d’autres conditions, etc. C’est là
que se fait la différence entre le dérapage contrôlé volontaire du professionnel qui tient
la route de l’interprétation (respectant les données et les contraintes qu’elles font
toujours – par leur diversité, leur apport de contre-exemples ou leur incohérence
relative – inévitablement peser sur le discours du chercheur) et le dérapage incontrôlé
de l’amateur – ou du professionnel en relâche – qui mène droit dans le décor de la
surinterprétation.
60 Les concepts sociologiques (au sens large du terme) sont des mots qui n’ont aucune
force ou aucune valeur scientifique en soi (i.e. purement théorique), mais qui ne valent
que dans leur rencontre, leur confrontation avec le monde social et, finalement, dans
leur capacité à capter et à organiser des éléments du monde social. La manière par
conséquent dont nous avons abordé les problèmes posés par les surinterprétations en
sciences sociales est fidèle à cette perspective : il n’existe pas de surinterprétation
sociologique que l’on pourrait débusquer du point de vue strictement linguistique,
logique ou étroitement argumentatif, mais des surinterprétations repérables au niveau
des rapports que l’interprétation entretient avec les situations interprétées.
61 Enfin, pour cadrer le sens de ce texte et éviter les malentendus concernant son statut, il
n’est pas inutile de rappeler que les réflexions épistémologiques qui viennent d’être
formulées ici sont des réflexions de chercheur au travail pour qui le mot « enquête »
n’est pas qu’une simple invocation verbaliste. En effet, pèse aujourd’hui sur ceux qui
réfléchissent sur leur discipline, leurs savoirs, leurs méthodes et leurs mises à l’épreuve
des faits un soupçon d’inutilité, de débauche luxueuse de temps qui marquerait une
absence de travail d’enquête ou l’ennui du travail « de terrain ». Certains disqualifient
par avance toute réflexion épistémologique comme réflexion futile, stérile,
prétentieuse ou verbeuse. Et c’est évidemment toujours ceux qui ont un intérêt tout
particulier au maintien de l’ordre scientifique en son état et dont l’épistémologie « va
de soi », « va sans dire », qui n’ont aucun intérêt à voir advenir de nouvelles réflexions.
La disqualification est donc plus difficile et, en tout cas, est forcée de se révéler sous son

Enquête, 3 | 1996
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vrai jour et de dévoiler son moteur, lorsque ceux qui entreprennent de réfléchir n’ont
pas quitté le chemin de l’enquête et y retournent d’autant plus volontiers que leurs
réflexions épistémologiques collectives améliorent la qualité de leurs travaux
empiriques et amplifient leur imagination sociologique en matière de construction des
objets. L’épistémologie, lorsqu’elle est leçon tirée du travail de recherche et invitation à
retourner sur le métier, n’a rien d’un préalable incontournable et un peu terroriste à
l’enquête qui empêcherait l’enquête elle-même par peur de la faute commise. Guide,
aide, appui ou coup de main, mais jamais droit de passage ou préalable.

NOTES
1. C’est ce que fait F. Dubet dans sa Sociologie de l’expérience, Paris, Seuil, 1994. Les sociologues
doivent soumettre aux groupes d’acteurs avec lesquels ils travaillent dans le cadre d’une
intervention sociologique leurs « interprétations sociologiques ». Puis les acteurs « sont invités à
interpréter à leur tour les analyses des sociologues, à y réagir ». Dans un tel cadre de validation
des interprétations sociologiques, le chercheur peut juger « fausse » son analyse si elle a été
rejetée comme non « vraisemblable aux yeux de ceux qui [sont] le mieux armés pour en
discuter ». F. Dubet insiste donc sur la double destination de l’argumentation sociologique : « la
communauté scientifique, avec ses critères propres, et les acteurs, qui maîtrisent d’autres
données ». Dans l’« espace d’argumentations réciproques » entre sociologue et acteurs, « le
sociologue peut trouver matière à construire ses raisonnements et ses hypothèses ; il peut aussi y
fonder certaines formes de validation » (p. 244-252).
2. Si l’on décidait de la qualité ou de la pertinence de l’interprétation en fonction du point de vue
des enquêtés, peu de travaux de sociologie de l’art résisteraient à la critique des artistes ou des
critiques artistiques.
3. Cf. M. Weber, Essais sur la théorie de la science, Paris, Presses Pocket, Agora, 1992, p. 178.
4. Ce qui est le plus fréquent pour les apprentis qui travaillent le plus souvent sur le mode
artisanal.
5. Par exemple À l’ombre des majorités silencieuses ou la fin du social, Paris, À l’imprimerie
quotidienne, Cahier d’utopie quatre, 1978.
6. L’un de ses préfaciers juge que le livre « est une contribution magistrale à la sociologie
contemporaine » et se risque à affirmer qu’« il a certainement sa place dans la lignée des livres
comme De la division du travail social de Durkheim, La Théorie de la classe de loisir de Veblen ou La
Foule solitaire de David Riesman ». Cf. J.-P. Mayer, « Avant-propos », in La Société de consommation,
ses mythes, ses structures [1970], Paris, Gallimard, 1985, p. 13.
7. Ce que nous visons ici, ce ne sont pas les « essais » en tant que tels, mais le style essayiste
lorsqu’il est à l’œuvre à l’intérieur du champ des sciences sociales. C’est la confusion des genres
ou l’importation non contrôlée de certains genres dans le monde des sciences sociales, en vue
notamment de s’épargner les affres de l’enquête empirique, qui posent problème et non
l’existence de genres différenciés. Notre jugement a le champ des sciences sociales comme limite
de validité et ne constitue pas une attaque contre le genre « essai » en général. On pourrait dire
de même des sociologues-poètes, des sociologues-métaphysiciens, des sociologues-journalistes,
des sociologues-idéologues, etc.

Enquête, 3 | 1996
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8. O. Schwartz, Le Monde privé des ouvriers. Hommes et femmes du Nord, Paris, Presses universitaires
de France, 1990. Précisons que les remarques critiques que nous émettons sur ce texte n’ont pas
pour principe le (malin) plaisir d’épingler un auteur en flagrant délit de surinterprétation, mais
le souci de faire partager à cet auteur nos interrogations sur des moments (que nous jugeons)
problématiques de l’interprétation.
9. O. Schwartz, ibid., p. 94-95. C’est nous qui soulignons.
10. R. Hoggart, La Culture du pauvre. Étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, Paris,
Ed. de Minuit, 1970.
11. O. Schwartz, op. cit., p. 382. Il parle plus loin de la « pure jouissance passive de l’objet-
télévision » (p. 391).
12. Voir en matière de réception des textes : R. Charrier, L’Ordre des livres. Lecteurs, auteurs,
bibliothèques en Europe entre XIVe et XVIII e siècles, Aix-en-Provence, Alinéa, 1992 et B. Lahire, La
Raison des plus faibles. Rapport au travail, écritures domestiques et lectures en milieux populaires, Lille,
Presses universitaires de Lille, 1993. Concernant la réception des images, voir J.-C. Passeron,
« L’usage faible des images. Enquêtes sur la réception de la peinture », in Le Raisonnement
sociologique. L’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991, p. 257-288.
13. O. Schwartz, op. cit., p. 382. Quelques pages plus loin, les images de la télévision sont
interprétées comme un des éléments du décor d’un appartement ouvrier surchargé d’objets : « Le
logement de René et Hélène est littéralement pléthorique : une centaine de plantes, deux chiens,
des poissons, des oiseaux, des poupées, des photos, la télévision qui marche en permanence
même si on ne la regarde pas, tout cela voisine dans un désordre doué de sens, fait pour produire
du plein et de la couleur, forme de défense contre la frustration et contre l’enfermement sans
perspectives » (p. 388-389).
14. C. Lévi-Strauss, « Leçon d’écriture », chap. XXVIII, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955,
p. 337-349. Toutes les citations entre guillemets sont tirées de ces pages.
15. Par exemple, d’autres passages de Tristes tropiques comme de la thèse sur les Nambikwara
montrent au contraire une société d’avant l’écriture marquée, à sa façon et selon des formes
spécifiques, par les hiérarchies et la violence.
16. J. Derrida, De la grammatologie, Paris, Éd. de Minuit, 1967, p. 184.
17. On pourrait objecter à l’analyse menée ici que Tristes tropiques n’est pas un ouvrage qui
appartient au genre anthropologique-scientifique, mais plutôt aux carnets de voyage. Mais, d’une
part, la même description ethnographique (sans le commentaire théorique) peut se lire dans la
thèse soutenue en 1948 par l’auteur sur La vie familiale et sociale des Indiens Nambikwara et, d’autre
part, Lévi-Strauss a eu l’occasion à maintes reprises de répéter son hypothèse concernant
l’écriture (dans Anthropologie structurale en 1958 et dans ses Entretiens avec Georges Charbonnier
en 1961), allant même jusqu’à parler d’une « théorie marxiste de l’écriture ».
18. P. Bourdieu, Le Sens pratique, Paris, Éd. de Minuit, 1980, p. 58.
19. P. Veyne, « Propagande, expression, roi, image, idole, oracle », L’Homme, XXX (2), 1990,
p. 7-26.
20. Cf. aussi L. Marin, « Visibilité et lisibilité de l’histoire. À propos des dessins de la colonne
Trajane », De la représentation, Paris, Gallimard/Seuil, 1994, p. 219-234.
21. J. Svenbro, Phrasikleia. Anthropologie de la lecture en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 1988,
p. 54.
22. Ibid., p. 212-213.
23. F. Dupont, L’invention de la littérature. De l’ivresse grecque au livre latin, Paris, La Découverte,
1994.
24. On peut, de ce point de vue, lire La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage (Paris,
Ed. de Minuit, 1980) de J. Goody comme un texte de réflexion épistémologique sur les opérations
savantes (scripturales et graphiques) et, notamment, sur celles du structuralisme. Nous nous
permettons de renvoyer également au chapitre I (« Cultures écrites et cultures orales ») de notre

Enquête, 3 | 1996
65

ouvrage Culture écrite et inégalités scolaires. Sociologie de l’« échec scolaire » à l’école primaire, Lyon,
Presses universitaires de Lyon, 1993, p. 7-41.
25. B. Lahire, « Linguistiquc/écrirure/pédagogie : champs de pertinence et transferts illégaux »,
L’Homme et la Société, Revue internationale de recherches et de synthèses en sciences sociales, 101,
3/1991, p. 109-119.
26. J.-C. Passeron, Le Raisonnement sociologique…, op. cit., p. 284.
27. B. Lahire, « La variation des contextes en sciences sociales. Remarques épistémologiques »,
Annales, Histoire, sciences sociales, L I, 1996, p. 381-407.
28. O. Ducrot, Le Dire et le dit, Paris, Éd. de Minuit, 1984, p. 124.
29. P. Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éd. de Minuit, 1979, p. 211. C’est
l’auteur qui souligne.
30. Ibid., p. 214.
31. « Le goût, propension et aptitude à l’appropriation (matérielle et/ou symbolique) d’une classe
déterminée d’objets ou de pratiques classés et classants, est la formule génératrice qui est au
principe du style de vie, ensemble unitaire de préférences distinctives qui expriment, dans la
logique spécifique de chacun des sous-espaces symboliques, mobilier, vêtement, langage ou hexis
corporelle, la même intention expressive. Chaque dimension du style de vie “symbolise avec” les
autres, comme disait Leibniz, et les symbolise : la vision du monde d’un vieil artisan ébéniste, sa
manière de gérer son budget, son temps ou son corps, son usage du langage et ses choix
vestimentaires, sont entiers présents dans son éthique du travail scrupuleux et impeccable, du
soigné, du fignolé, du fini et son esthétique du travail qui lui fait mesurer la beauté de ses
produits au soin et à la patience qu’ils ont demandés. » P. Bourdieu, La Distinction…, ibid.,
p. 193-194.
32. Cf. B. Lahire, Tableaux de familles. Heurs et malheurs scolaires en milieux populaires, Paris,
Gallimard/Seuil, 1995.
33. Pour prendre l’exemple d’un auteur cher à Pierre Bourdieu et qui pourrait bien avoir été
l’inspirateur de l’écriture de certains passages.
34. P. Bourdieu, La Distinction…, op. cit., respectivement p. 194, 197 et 211. On remarquera au
passage la formule : « Il serait facile de montrer… » qui suit un : « Cette opposition se
retrouverait… ». Voir aussi : « Il faudrait soumettre à une comparaison systématique… » (p. 215).
35. Mais, encore une fois, on ne sait pas si des observations ont été faites et, si c’est le cas, quels
en sont le volume et l’étendue, dans quelles conditions elles ont été réalisées, etc.
36. P. Bourdieu, La Distinction…, op. cit., p. 204.
37. R. Barthes, « L’effet de réel », Communications, 11,1968.
38. Si le romancier « recourt à l’observation ou à la documentation », il les « biaise toujours en les
pliant au seul souci de la “littérarité” des “effets de réels” ». À ce moment-là, l’auteur fait
davantage « usage d’un savoir-faire littéraire dans le “faire-croire” romanesque » qu’un « usage
contraignant […] des méthodes d’observation, d’enquête et de traitement des données, mises au
service d’une démarche ne visant qu’au renforcement des preuves et au contrôle de
l’interprétation ». Cf. J.-C. Passeron, R. Moulin et P. Veyne, « Entretien avec Jean-Claude
Passeron : un itinéraire de sociologue », Revue européenne des sciences sociales, t. XXXIV, 103, 1996,
p. 293.
39. P. Bourdieu, La Distinction…, op. cit., p. 217-218. C’est nous qui soulignons.
40. Cf. P. Bourdieu, ibid., p. 164-165 ; 186-187 ; 212-213 ; 223 ; 434 ; 439 ; 449 ; 529 ; et l’on
remarquera au passage que les classes populaires sont davantage photographiées et moins
longuement analysées discursivement que les autres classes (« Le choix du nécessaire », chapitre
consacré aux classes populaires, comporte 28 pages dont 4 de photographies ; « La bonne volonté
culturelle », à propos des petites bourgeoisies, 56 pages sans aucune photographie et « Le sens de
la distinction », chapitre sur les bourgeoisies, 71 pages dont 4 de photographies (mais
exclusivement des photographies de presse).

Enquête, 3 | 1996
66

41. II existe un écart considérable, que tout lecteur peut expérimenter, entre l’impression de
compréhension spontanée éprouvée en regardant les photographies – qui paraissent être de
bonnes exemplifications des analyses et des descriptions que l’on a lues par ailleurs – et le
sentiment de difficulté et d’inévidence que provoque l’effort d’explicitation des traits pertinents
de description de représentations photographiques non commentées.
42. « Le bon vivant n’est pas seulement celui qui aime à bien manger et bien boire. Il est celui qui
sait entrer dans la relation généreuse et familière, c’est-à-dire à la fois simple et libre que le boire
et le manger en commun favorisent et symbolisent, et où s’anéantissent les retenues, les
réticences, les réserves qui manifestent la distance par le refus de se mêler et de se laisser-
aller. », P. Bourdieu, La Distinction…, op. cit., p. 200.
43. P. Bourdieu, ibid., p. 218.

RÉSUMÉS
Dans le champ des sciences sociales, toutes les interprétations ne se valent pas. Le travail
interprétatif s'y distingue en effet de l'herméneutique libre, c'est-à-dire des interprétations
sauvages, empiriquement non contraintes. Une partie des interprétations imprudentes ou
inadéquates est constituée par des surinterprétations. On peut en distinguer trois types : celles
dues aux décrochages interprétatifs par rapport aux situations interprétées (type 1) ; celles
produites par le décalage non objectivé, non contrôlé et non corrigé entre la situation du
chercheur face aux matériaux étudiés et la situation des enquêtés (type 2) ; celles engendrées par
la combinaison de deux éléments : la sur-abondance de preuves pour prouver la pertinence du
modèle théorique utilisé et la nature « littéraire » (par emploi de procédés d'écriture) de la
production d'effets de preuve avec la profusion d'exemples sur mesure, opposés aux exemples et
contre-exemples engendrés ordinairement par l'enquête empirique (type 3). Pour aller au-delà
des analyses poussives et autres descriptions plates en régime de sous-interprétation, toute
interprétation sociologique pertinente pourrait être définie comme une surinterprétation
contrôlée.

In the field of social sciences, all interpretations are not of equal worth. Indeed, the
interpretative work in social sciences is distinguishable from free hermeneutics, that is to say,
from wild interpretations, empirically unconstrained. A part of these imprudent or inadequate
interpretations is constituted by what one could call overinterpretations. Three kinds can be
distinguished : those due to interpretative break of contact with reference to interpretative
situations (type 1); those produced by the non objectivised, uncontrolled and incorrected lag
between the position of the researcher confronted with the material and the state of the inquiry
(type 2) ; those engendered by the combination of two elements: over abundance of evidence
brought to prove the relevance of the theoretical model and the “literary” nature (by use of
processes of writing) of the production of results of proof with the profusion of tailored
examples, opposed to examples and counter-examples engendered ordinarily by the empirical
inquiry (type 3). To go beyond short-winded analysis and other flat descriptions which remain in
the sphere of overinterpretation, every pertinent sociological interpretation can after all be
defined as a controlled overinterpretation.

Enquête, 3 | 1996
67

L’espace mental de l’enquête (II)


L’interprétation et les chemins de la preuve
The mental space of the inquiry (II). Interpretation and the pathways of proof

Jean-Claude Passeron

NOTE DE L’ÉDITEUR
Cet article fait suite à une première partie publiée dans le n° l d’Enquête qui définissait
(1) L’espace argumentatif d’une science ; (2) L’enquête sociologique comme
transformation de l’information historique ; (3) Les actes et opérations d’une enquête
quantitative. L’analyse de son « acte premier » – la construction des faits dans la
description – traitait (a) de la distinction entre « faits » et « données » ; (b) de l’intérêt
et des limites de la « représentativité » statistique ; (c) de l’opposition trompeuse entre
« qualitatif » et « quantitatif » ; (d) de la méthodologie du « cas » et de celle de
l’échantillonnage ; (e) de l’illusion du « corpus » autosuffisant ; (f) du rôle de la méthode
comparative comme acte probatoire fondamental en sociologie, en histoire et en
anthropologie.

Acte II : le code, le questionnaire et l’interprétation


1 Le codage des réponses à un questionnaire est devenu, au fil de la spécialisation des
actes et des acteurs d’une enquête quantitative, une opération si mécanique qu’elle se
présente aujourd’hui en sa pratique routinière comme un moment laborieux, mais tout
d’exécution, comme une étape cruciale du nettoyage de l’information, mais où
l’impeccabilité ne semble plus relever que des préceptes techniques d’une
« standardisation » elle-même conçue comme une asepsie, définissable une fois pour
toutes par des consignes omnibus. Qui d’entre nous ne s’est laissé aller à le pratiquer ou
à le faire pratiquer comme une tâche subalterne, au moins comme une ascétique
parenthèse de gestes machinaux, qui ne perdrait rien à ce que ses exécutants ignorent
tout des hypothèses ou de la stratégie qui ont fait surgir le besoin d’enquête ? Le plus

Enquête, 3 | 1996
68

souvent, la commodité a même fait déléguer à un petit personnel d’étudiants ou de


vacataires l’application de consignes élaborées par-dessus la tête de codeurs dont le
contrôle est lui-même délégué à des contremaîtres, simples garants d’une homogénéité
automatique de l’imputation des réponses aux catégories d’un répertoire administratif
rarement révisé1.

Coder

2 S’en remettre purement et simplement aux automatismes bien rodés qui suffisent à
pourvoir aux besoins en chiffres d’un recensement ou d’un sondage portant sur de
simples « oui-non » ou des « souvent-jamais » répondant à des questions triviales,
revient à accepter d’avance l’appauvrissement de l’interprétation dans une enquête de
science sociale. Si, par-delà l’augmentation du nombre des informations sur le monde,
une enquête entend produire de l’intelligibilité, elle doit garder le contrôle mental de
ses moyens techniques de recoder le sens descriptif de ses « données » par une
interprétation comparative. Ce préalable de toute interprétation s’impose encore plus
quand, avec le recours au questionnaire, la standardisation du questionnement oblige à
simplifier l’observation pour la quantifier plus complètement. L’élaboration d’un code
précède évidemment le codage – et même le questionnaire puisque ce sont les
catégories de l’interrogation conçues en fonction du codage des réponses qui
engendrent la segmentation et le libellé d’un questionnaire. L’analyse de cette phase de
l’enquête sociologique fait apercevoir, lorsqu’on l’interroge sur les transformations
qu’elle fait subir à sa « base empirique2 », que le questionnaire (ou, aussi bien, la grille
d’observation d’une ethnographie méthodique) s’appuie sur une forme très particulière
d’observation du monde.
3 Un questionnement qui s’oblige à l’immobilisation de ses questions, pour préparer leur
chiffrage, se donne en effet un instrument de description dont chaque critère
classificatoire ne peut être choisi que par rapport à une double exigence : (a) celle de la
standardisation des descriptions assurément, puisque les astreintes simplificatrices
qu’implique l’homogénéisation de la description se justifient par la rigueur des preuves
propres aux méthodes quantitatives ; mais tout autant (b) celle d’une cohérence
sémantique, toujours susceptible d’amélioration, entre, d’une part, les opérations de
classification inhérentes à un codage et, d’autre part, l’« univers du discours » dans
lequel le matériel codé sera traité pour autoriser des assertions générales, dont le sens
comparatif débordera toujours le traitement statistique des matériaux propres à
l’enquête en cours. Autrement dit, un codage ou un recodage s’astreignent aussi, sauf à
annihiler d’avance les chances heuristiques du traitement qu’ils préparent, à maintenir
un lien sémantique entre la catégorisation instrumentale de l’observation et le langage
théorique qu’implique la formulation des hypothèses de départ : celles du chercheur
comme celles qui viennent des enquêtes qui l’ont précédé sur le même terrain ou sur
un terrain comparable, que ces enquêtes soient statistiques ou non. Le codage et, plus
généralement, n’importe quelle retranscription d’une description ne se réduisent à des
opérations de traduction automatique que pour le chercheur qui les pratiquerait sans
savoir ce qu’il en fera ensuite ni se soucier de ceux qui l’ont précédé. Dans une science
historique où les variables ne peuvent décalquer les concepts d’un « paradigme »
unique et unifié, l’élaboration du code et du questionnaire, avec tout ce qu’ils
conditionnent en amont comme en aval de cette phase de transformation de
l’information, oblige le chercheur à multiplier les allers et retours entre les aspects les

Enquête, 3 | 1996
69

plus singuliers de son terrain et l’univers des théories sociologiques qui ont déjà
organisé d’autres enquêtes. C’est alors ou jamais qu’il choisit de faire communiquer le
sens de ses concepts descriptifs avec ceux qui lui permettront de penser
comparativement ses assertions datées et localisées en étendant l’apparentement
typologique de ses « faits » à d’autres contextes d’observation.

L’imagination sociologique

4 Dans un pamphlet consacré à la sociologie américaine de l’après-guerre, Wright Mills


avait déjà dit l’essentiel sur les effets scientifiquement dévastateurs de
l’industrialisation sociologique : dès les années cinquante, l’autonomisation techniciste
des opérations de l’enquête ouvrait aux chercheurs la via facillima de la délégation des
tâches, qui fut immédiatement la plus fréquentée3. Mills argumentait au nom du bon
sens, en rappelant l’attention que le sociologue doit prêter au sens de son information
de base sitôt qu’il la transforme pour en inférer quelque chose. Tout raisonnement
transforme inévitablement ses informations en les codant ou en les recodant : un
codage opère un partage entre des informations irréversiblement constituées comme
« faits » différentiels dans l’argumentation qui les utilise. En outre, lorsque l’enquête
recourt à un questionnement portant sur des actions ou des attitudes sociales, le sens
de toute information issue de cette procédure ne peut être dissocié du sens de ce que
les circonstances font dire à « l’informateur » : on n’a réponse qu’à ce qu’on lui a
demandé, et qui inclut la manière dont on le lui a demandé. Pour interpréter le libellé
d’une information, il faut raisonner, et un automatisme ne raisonne pas. À contre-
courant de l’optimisme technologique d’époque, Mills épinglait ainsi la dérive
tayloriste qui n’a pas cessé depuis lors de faire courir les sociologues après les
technologies de la communication et du calcul, qui leur promettaient la lune : les
délivrer, par l’automatisation des manipulations d’un matériel d’enquête, de la pensée
de leurs actes d’interprétation, dans une science qui n’est sociologique que parce
qu’elle est interprétative.
5 Le processus est aussi implacable que celui des autres industrialisations, dès lors qu’on
subordonne la visée de connaissance scientifique au désir, toujours habité de quelque
désir de pouvoir social, d’organiser la recherche à toujours plus vaste échelle ou
d’augmenter son volume de production : passation de questionnaires improvisés à jet
continu ou réalisation de campagnes d’interviews en « flux tendu », codages à la chaîne
d’opinions atomisées prises au pied de la lettre ou dépouillement d’entretiens
naïvement directifs mis en paquets thématiques ou en graphes hermétiques,
traitements superficiels de vastes corpus de données quantifiées ou confection de
schémas imperméables à tout commentaire, représentant, dans l’abstraction aveugle
d’une retranscription formelle, des relations de moins en moins « compréhensibles » et
de moins en moins interprétées entre des fantômes d’actions sociales sans chair
culturelle ni contexte historique. Née aux États-Unis de la transformation des enquêtes
sociologiques pour répondre aux grandes commandes publiques ou privées, cette
« parcellarisation » du travail scientifique commençait en effet à faire proliférer les
firmes (commerciales ou académiques) productrices de chiffres spécialisés ou
vendeuses de conseils parés de tous les prestiges de l’enquête sur échantillon, en même
temps qu’elle faisait croître la taille des grandes « entreprises » sociologiques,
hiérarchisées sous le commandement managérial des « bureaucrates de l’empirie 4 »,
patrons universitaires reconvertis dans un toilettage moderniste du pouvoir

Enquête, 3 | 1996
70

traditionnel de faire exécuter par d’autres une stratégie de recherche conçue du haut
de leurs buildings institutionnels. Mills renvoyait ainsi la stérilité d’invention des PDG
de « grandes » enquêtes dos à dos avec celle des « grands théoriciens ». Pour ce
sociologue franc-tireur, c’était nommer polémiquement Lazarsfeld vs Parsons : mais on
a vu depuis de plus stériles dualismes combattants.
6 « L’imagination sociologique », moteur de toute interprétation d’une documentation
historique, sociographique ou ethnographique, reste la condition sine qua non de
l’invention des cheminements analogiques de l’interprétation ; et ceux-ci n’ont chance
de faire preuve que s’ils se déploient dans le cadre d’une enquête mentalement
indivisible, pourvue de données et d’hypothèses capables de communiquer, pour s’en
renforcer ou y objecter, avec des formes d’intelligibilité déjà constituées par d’autres
enquêtes. Une enquête doit être préparée par des pré-enquêtes exploratoires, des
familiarités de terrain et une maîtrise bibliographique du passé de la recherche – n’en
déplaise à Malinowski et à son éloge de la virginité livresque de l’ethnographe
débarquant sans bagages sur son île.
7 Comme Sherlock Holmes ou tout autre pratiquant d’un raisonnement conjectural, le
sociologue doit être capable, en chacune des phases de son enquête, de faire retour sur
ses exemplifications comme sur ses contre-exemples, sur les implications comme sur les
contextualisations de ce dont il parle lorsqu’il fait parler les acteurs, les témoins, les
documents ou les vestiges. Et son raisonnement est de même forme lorsqu’il interprète
des comportements observés ou lorsqu’il interroge des résultats d’analyse : corrélations
ou séquences historiques d’actions, que ces résultats viennent du laboratoire
(statistique) ou du terrain (ethnographique). Cela suppose évidemment une
organisation du travail scientifique qui garantisse l’interfécondation continue entre
l’utilisation argumentative des faits reconstruits par un langage théorique et une
observation empirique sans cesse renouvelée. En analysant les mécanismes sociaux qui
exténuent « l’imagination sociologique » par l’appauvrissement des données que
produisent les grandes firmes enquêtrices, Mills mettait à nu les racines d’un processus
de dégradation épistémologique : une comparaison statistique (mais aussi bien
historique ou anthropologique) perd toute vertu heuristique lorsque « l’empiriste
abstrait » (le méthodologiste obnubilé par sa technique) et l’abstracteur de concepts (le
théoricien enfermé dans son travail déductif de mise en cohérence d’un lexique)
monologuent séparément dans leurs deux univers mentaux, sémantiquement non
communiquant, nourrissant de surcroît leur condescendance intellectuelle pour le sens
du travail d’autrui de leur parfaite ignorance réciproque5.
8 Force est bien de constater aujourd’hui que les cadres théoriques de l’intelligibilité
sociologique, tout comme les connaissances de causalités partielles (parcellaires,
parfois minuscules, toujours passionnantes, en tout cas inattendues) que nous a
procurés le dernier siècle de l’histoire des sciences sociales ont été forgés sur de petits
chantiers qui autorisaient l’interfécondation quotidienne entre empirie et théorie dans
la pensée d’un même chercheur ou d’une même équipe. À feuilleter les bibliographies
scientifiques de nos disciplines, le contraste est saisissant entre ces acquis
d’intelligibilité, fortement personnalisés par un style d’argumentation, et les produits
passe-partout qu’a finalement procurés à notre curiosité scientifique, presque toujours
déçue, l’organisation hiérarchisée des monumentales enquêtes qui ont couvert de leurs
cavalcades richement dotées en moyens de parade (méthodologique) les steppes d’une
empirie parcourue au galop (interprétatif) : d’American Soldier à l’Observation continue du

Enquête, 3 | 1996
71

changement social6 qui précéda en France tant d’autres Observatoires de ceci ou de cela,
aujourd’hui multipliés à l’échelle des grandes organisations nationales ou
internationales, la couverture bureaucratique du terrain de l’enquête pose toujours le
même problème d’organisation professionnelle à la recherche. Non pas – écartons tout
malentendu – celui de la valeur, irremplaçable, d’une observation longuement
continuée ou étendue à de plus amples comparaisons, seule capable de procurer au
sociologue ou à l’anthropologue des séries de faits comparables sous le plus de rapports
possibles. Il va de soi qu’un « programme d’observation » vaudra toujours mieux qu’une
monographie ou qu’un coup de filet ponctuel, condamné à ignorer l’essentiel des
variations où il prélève le menu fretin de quelques relations de hasard. Le problème
posé ici est celui de la stratégie des descriptions et des catégorisations susceptibles de
s’articuler entre elles dans une enquête ou un programme. La conception
bureaucratique de l’enquête, conçue comme engrangement aveugle de data, conduit
tout droit à la paresse de conclure, mère de la procrastination théorique qui renvoie
toujours aux « chercheurs à venir » – et donc hors de l’espace de l’enquête – le moment
du raisonnement sociologique pourtant seul capable d’argumenter synthétiquement
des assertions susceptibles de s’associer entre elles ou d’objecter à d’autres pour
produire des intelligibilités nouvelles.

Le tronçonnage du raisonnement sociologique

9 Le raisonnement sociologique est à l’œuvre dès le recueil et la standardisation des


données : oublier de s’en servir lors de la constitution de la base empirique condamne à
la stérilité les travaux d’analyse qui s’y référeront. Un raisonnement d’enquête ne peut
catégoriser ses informations comme « faits pertinents » que par rapport à des
hypothèses ; et celles-ci ne peuvent être dotées de sens comparatif que pour autant
qu’elles se formulent en même temps que la construction des faits. On devrait
s’astreindre à ne jamais dire – mais on l’entend souvent – qu’un fait est « pertinent »,
qu’un phénomène est « typique » ou « significatif » sans préciser immédiatement en
quoi ou de quoi : la pan-pertinence, la typicité substantielle ou la significativité
intrinsèque sont des fantômes de relations entre deux termes dont l’un restera
indéfiniment absent, des monstres logiques donc, qui pourtant prospèrent dans les
sciences de l’homme. L’alibi sempiternel de l’utilité qu’auront sans doute un jour les
trésors d’information accumulés par des enquêtes « sans présupposés », pour le
bonheur de chercheurs futurs dont nous n’aurions pas à anticiper les questions, est
passablement éventé depuis le temps que l’on a vu de si belles données sociales
s’endormir, sans autre bonsoir qu’un titrage signalétique, dans la poussière d’archives
léguées à une postérité abstraite et, plus profondément encore, dans des « banques de
données » de plus en plus labyrinthiques. Le « vecteur épistémologique » bachelardien
qui – aujourd’hui comme hier, et dans les sciences de l’homme comme dans les autres –
« va toujours du rationnel au réel », de la théorie à l’observation, n’est pas une baguette
magique qu’un prince charmant pourrait, un beau matin, saisir par le bon bout pour
venir réveiller la beauté inaltérée de données assoupies dans l’attente de leur vérité.
10 Il y a, quelques précautions que l’on prenne pour démultiplier une catégorisation afin
de la garder disponible à d’éventuels regroupements, une part d’irréversibilité dans le
codage des descriptions comme dans l’inventaire des actes ou des objets.
L’irréversibilité de la première immatriculation tracera toujours ses limites à
« l’analyse secondaire » de corpus qui ont été constitués sur la base d’une croyance

Enquête, 3 | 1996
72

positiviste en un possible enregistrement d’un moment du monde. Ici comme ailleurs, le


travail scientifique est affaire d’un labeur qui n’oublie pas à quoi il besogne : labourage
méthodique du cours du monde, mais l’œil fixé sur la récolte dès le premier sillon.
Céder à la tentation d’un étalage publicitaire de l’infaillibilité ou de la sophistication
des instruments d’analyse – même si cette « montre » sert au prestige méthodologique
de la corporation scientifique – revient toujours à déséquilibrer, dans la transformation
réglée de l’information historique, le délicat ajustement du moyen technique à sa fin
cognitive, comme si on attelait une gigantesque charrue – ou, plus funambulesque
encore, un bulldozer informatisé – à des veaux maigrelets d’hypothèses-truismes, et
parfois même à l’espérance de veaux encore à naître.
11 On ne spécialise pas des chercheurs chacun dans un des morceaux d’un raisonnement
scientifique sans casser le sens de ce raisonnement et rendre du même coup délirants
ses tronçons assertoriques qui ne peuvent plus parler du monde que dans des idiomes
autosuffisants qu’aucun des locuteurs n’est plus capable de traduire entièrement dans
le langage de son interlocuteur. Le tronçonnage d’une syntaxe bouleverse sa
sémantique en coupant les assertions de leurs indexations comme de leurs
implications. Dire qu’on ne peut décrire un raisonnement sociologique que dans la
continuité de son « espace mental », c’est affirmer qu’il existe un niveau du discours où
le raisonnement peut être parcouru d’un seul tenant sans rupture du fil argumentatif par
un raisonneur unique – ou, s’ils s’y mettent à plusieurs, par des raisonneurs
interargumentateurs, chacun capable d’entendre entièrement le sous-raisonnement
des autres ; bref, ayant tous « connaissance commune » des transformations
sémantiques qu’ils font subir à l’information par leurs opérations respectives.
12 On a vu les effets d’un langage hémiplégique dans les contresens et parfois les non-sens
qu’a longtemps engendrés l’hiatus professionnel entre statisticiens et sociologues qui
troquaient leurs chiffres et leurs phrases sans vouloir y regarder de trop près. La
coopération entre le chercheur de terrain et l’informaticien est plus difficile encore ; et
plus redoutable l’illusion sur le sens des tâches que chacun laisse par commodité l’autre
faire à sa guise. On voit tous les jours des sociologues commenter, comme sur une
image du monde qui parlerait toute seule, le sens que confère à des « indicateurs » la
position des « modalités » qui leur correspondent sur un plan d’« analyse factorielle des
correspondances », sans se soucier de comprendre sinon le calcul mathématique du
moins la logique opératoire de ce que font un « calcul vectoriel » ou un « calcul
matriciel » ; même chose pour le commentaire de tableaux statistiques un peu
complexes ou de cartographies quantifiées exhibées comme des illustrations coupées
de leur méthodologie, c’est-à-dire du sens que leur confère le calcul dont ils sont issus.
On a vu plus d’un commentateur désinvolte livrer sans autre commentaire les
graphiques sortis de la machine à son lecteur, lui laissant ainsi, avec la tâche de faire le
sociologue à la place du sociologue, la charge de l’erreur d’interprétation technique qui
arrange son interprétation sociologique : par exemple l’interprétation d’une proximité
entre plusieurs modalités, dépourvue de sens statistique par rapport aux axes de ce
« plan factoriel ». De son côté l’informaticien, amoureux de la seule beauté formelle de
son programme et préoccupé avant tout des améliorations que l’« opérationalisation »
d’une procédure peut apporter à sa recherche informatique, acceptera toujours de
confier au calcul automatique n’importe quel lot de variables, n’importe quel codage,
peu importe la représentativité ou la structure du corpus : le recodage des variables,
opéré automatiquement par le logiciel pour les besoins du calcul, aura toujours
l’avantage de faire tourner une fois de plus le programme et de faciliter la recherche

Enquête, 3 | 1996
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des bugs. La responsabilité du sens et du non-sens d’une manipulation statistique ou


technique, comme la responsabilité d’une interprétation sociologique, qui ne peuvent
être assumées que conjointement par deux partenaires, chacun théoricien et praticien
d’un moment différent du raisonnement, ne sont plus alors à charge de personne.
13 Nous n’en conclurons pas, comme les coaches des branches industrielles new look, que
Small is beautiful à tous coups. Dans un collectif de travail intellectuel, la répartition du
pouvoir ou la taille de l’entreprise ne permettent guère de prédire le style scientifique
et la valeur heuristique de la recherche qui s’y mène : on a vu, dans d’autres sciences,
des découvertes révolutionnaires se faire dans des laboratoires gouvernés
monarchiquement, tout autant que dans des groupes aristocratiques, anarchiques ou à
leadership démocratique ; et les stérilités prolongées d’invention me semblent tout aussi
aléatoirement réparties entre les niches de chercheurs : la sociologie de la science,
s’intéressant à d’autres effets de cette variable, n’a pas encore mesuré précisément sa
corrélation avec la productivité scientifique des laboratoires. Nous plaidons seulement
pour la conception et le contrôle dans un même cerveau (individuel ou collectif) de
toutes les opérations d’une enquête, tout simplement parce que l’enquête est un
raisonnement et que ce raisonnement est indivisible. En ce sens là, oui, l’invention
scientifique garde toujours – et pas seulement dans nos disciplines toujours suspectées
d’être mineures ou traditionnelles au vu du rôle qu’y joue la non-spécialisation des
savoir-faire – des caractéristiques qui sont celles du travail artisanal. Pour être probant,
le raisonnement sociologique suppose le contrôle raisonné de toutes les opérations de
transformation de l’information, des plus matérielles aux plus intellectuelles. Il exige,
du fait de sa mixité argumentative, des chercheurs capables d’aller et venir du four au
moulin, surtout lorsqu’ils s’arment de machines multifonctionnelles qui, en
enrichissant les tâches, compliquent encore la job analysis du métier. Disons, non peut-
être artisanat de luxe, mais artisanat équipé.

Codage, transcodage, décodage : p et q, filles et garçons

14 Revenons au sens assertorique que prend l’opération de codage lorsqu’on la fait servir à
un traitement de données recueillies par questionnaire. Pour comprendre en quoi ce
codage restreint ne saurait être une opération plus aveugle que n’importe quelle autre
transformation sémantique intervenant dans l’enquête, il faut décrire le rôle que joue
en sourdine, en toute argumentation d’enquêteur, le transcodage généralisé de ses
énoncés. En tout lieu que se déplace le sociologue dans l’univers de ses informations, il
ne peut en tirer des descriptions nouvelles, des conjectures plus fortes, des
comparaisons plus parlantes qu’au prix de réinterprétations continues. Les énoncés
successifs du raisonnement sociologique forgent, à mesure qu’il intègre plus
d’analogies, des concepts descriptifs dont l’indexation change en même temps que se
construit la typologie où ils s’inscrivent. La transformation de l’information qui, au
terme d’une enquête, fait qu’il y a plus de connaissances dans son commentaire final
qu’il n’y en avait dans ses observations de départ, n’échappe à la tautologie que parce
qu’elle est une reformulation qui permet d’approfondir l’interprétation en étendant la
description. Chaque surplus d’interprétation ne peut être justifié que par un pas de plus
dans l’indexation du discours sur de nouveaux « cas ». Dans des sciences où la fécondité
discursive ne peut reposer entièrement ni sur la déduction ni sur l’expérimentation, les
connaissances nouvelles impliquent un déplacement du sens des assertions. Une preuve
sociologique ne s’améliore que dans la mesure où le raisonnement est capable d’élargir

Enquête, 3 | 1996
74

corrélativement le sens référentiel en même temps que le sens contextuel de ses


assertions. Bref, interpréter – seul moyen de faire avancer un raisonnement comparatif
vers ses conclusions – c’est toujours recoder du langage descriptif ; à charge pour le
raisonnement de nourrir de nouveaux constats les transformations que l’analogie
opère dans le codage conceptuel d’une description.
15 La logique formelle ne peut nous aider à décrire la spécificité d’un tel raisonnement. Si
deux propositions p et q sont vraies en même temps, le « calcul des propositions »
(indifférent par définition à leur sens référentiel et donc à l’état du monde qu’elles
assertent) ne nous autorise à inscrire ce « fait » – la rencontre de deux vérités, établies
ou supposées – que dans un « espace logique » : celui des « tables de vérité » qui
épuisent combinatoirement le monde des déductions possibles et nécessaires à partir
de la vérité ou de la fausseté de p ou de q. Si nous inscrivons par exemple notre « fait »
dans la « table de vérité » de l’opération de « conjonction », la nouvelle « proposition
conjonctive » engendrée par l’assertion simultanée de p et de q n’aura pas d’autre
contenu sémantique que d’être nécessairement vraie dans un seul des quatre et seuls
cas combinatoirement possibles (tant que l’on reste dans une logique bivalente) : à
savoir si p et q sont toutes les deux vraies :

v = signe de la conjonction
1 = signe de la vérité
0 = signe de la fausseté

16 On peut interroger la vérité qui se déduit de la confrontation entre les valeurs de vérité
ou de fausseté de deux ou plusieurs propositions en faisant intervenir les autres
opérations de la logique formelle : la disjonction (p ∧ q), la négation (p, non-p), la
condition (si p alors q), l’équivalence (p ≡ q), on n’y retrouvera jamais que l’algorithme
formel des opérations que l’on peut exécuter sur les relations entre propositions
(élémentaires ou composées), lorsqu’on s’astreint à associer en toute nécessité logique
la vérité ou la fausseté d’une proposition à celles d’autres propositions,
indépendamment de ce dont elles parlent. On ne peut donc schématiser à partir des
opérateurs de la logique formelle la manière dont procède une argumentation
sociologique quand elle prouve quelque chose, c’est-à-dire quand elle améliore la
véridicité du discours en y intégrant de nouvelles assertions descriptives.
17 Prenons maintenant l’exemple le plus simple d’un raisonnement sociologique, celui qui
statue sur les conséquences de deux constats d’observation tels qu’ils sont résumés
statistiquement sur un tableau croisé donnant à lire des fréquences relatives.

Enquête, 3 | 1996
75

18 On voit immédiatement que l’argumentation procède en ce cas d’une manière


radicalement différente de celle du « calcul des propositions ». Elle institue un tout
autre rapport démonstratif à la vérité des propositions qui assertent sur le monde
empirique, même quand le sociologue travaille sur des propositions qui sont d’ordre
statistique ou probabilitaire. En tant que raisonnement naturel, le raisonnement
sociologique peut produire des conjectures nouvelles à partir de la vérité simultanée de
p et de q, parce que (mais seulement dans la mesure où) il prend en compte le sens
contextuel de p et de q, ce qui l’oblige toujours à étendre l’interprétation à d’autres
descriptions empiriques, disponibles dans l’enquête ou à trouver ailleurs. Si p veut dire
par exemple : « Les garçons sont plus nombreux que les filles, dans le domaine de
comportement x que mesure mon enquête » ; et si q veut dire : « les filles sont plus
nombreuses que les garçons dans un autre domaine de comportement y (que mesure
aussi mon enquête) », je commence à interpréter dès que je fais une hypothèse pour
penser en même temps ces deux résultats contrastifs.
19 Cette hypothèse transforme ma première formulation qui disait « ce qu’il en est » des
garçons et des filles sur un seul tableau croisé (constat atomique, insuffisant pour
écarter la contradiction apparente) en introduisant un nouveau concept descriptif : par
exemple celui d’une « sous- » ou d’une « sur-sélection relative » des garçons et des filles
de mon échantillon, processus que j’imagine fonctionner en sens inverse dans le
domaine x et dans le domaine y. C’est dire que je dois recoder conceptuellement mon
observation pour la faire communiquer avec d’autres observations sur l’état social, daté
et localisé, des « relations entre les sexes » en prenant en compte la variation de ces
relations dans différents domaines d’activité ou dans le cadre d’une institution de
sélection filtrant différentiellement recrutements et reconnaissances (par exemple
l’université en ses différents cycles ou filières). Mais je m’oblige ainsi à interroger, dans
mon enquête ou en faisant appel à d’autres enquêtes, une série aussi étendue que
possible de descriptions portant sur les résultats scolaires et les attitudes des filles et
des garçons dans des filières ou à des stades différents de leur scolarité. Je puis aussi
recoder autrement ma description en introduisant le concept d’une « socialisation
familiale » différentielle selon les sexes. De toute manière, c’est une argumentation
alimentée par ce mouvement de comparaison et de mise en séries qui tranchera entre
les théories explicatives, selon qu’elles seront plus riches en constats ou en mesures
empiriques, plus cohérentes aussi par leur signification théorique. Dans tous les cas, je
n’ai pu faire avancer la synthèse grâce à l’enquête qu’en recodant ma description, par
des concepts descriptifs indexés sur de nouvelles observations. Ma conjecture ne
s’améliore qu’au fur et à mesure que j’utilise davantage de croisements statistiques,
convergents mais non redondants, issus de mon enquête. Très vite, le besoin de preuves

Enquête, 3 | 1996
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conduit à étendre l’espace argumentatif de l’enquête à toutes les enquêtes pertinentes


pour l’argumentation, obligeant évidemment le sociologue, pour opérer ses recodages
conceptuels, à argumenter historiquement sur la parenté des contextes où il prélève les
constats empiriques qu’il interprète comparativement.
20 Dans son travail interprétatif sur les faits, une argumentation sociologique associe donc
l’analyse des implications de ses concepts descriptifs à la reformulation des relations
entre observations. C’est le seul moyen de maintenir ou de rétablir la cohérence
sémantique de ses assertions lorsqu’elle les questionne à partir des relations entre
plusieurs de ces relations. Statistique ou non, c’est toujours un matériel empirique
analysé dans sa valeur informative qui fait avancer le raisonnement. Plus les
observations sont nombreuses, plus l’enquête exige du sociologue, s’il ne veut pas se
réduire au rôle de compilateur ou du monographe, qu’il réinterprète ses observations
afin qu’elles ne restent pas muettes, ambiguës ou contradictoires. En ce sens, le régime
mental d’une enquête quantitative est bien celui d’un perpétuel transcodage, qui
recode ses traitements de statistique comparative en autant de langues qu’il est utile
pour poursuivre l’analyse, circulant ainsi des langues les plus formalisées ou les mieux
quantifiées aux langues les plus idéal-typiques ou les plus proches de la description de
« cas » singuliers – et cela jusqu’au décodage final de tous ses résultats qui ne peuvent
alors, pour faire assertion sur le monde historique, que s’énoncer en langue naturelle 7.
Ce transcodage continu est mené sous la contrainte que l’enrichissement du sens
découle toujours de mises en relations plus nombreuses. Il ne peut exister dans l’espace
de l’enquête de codage fondamental – ce serait sinon une langue paradigmatique des
sciences sociales – qui définirait une fois pour toutes la langue des raisonnements sur
l’empirie que l’on peut mener sur tous les terrains. Il n’y a donc pas, pour un
questionnaire, de codage omnibus qui se répercuterait monotonement d’une enquête à
l’autre parce qu’il a jusque-là fait une ou plusieurs fois ses preuves 8.

Le questionnaire et le questionnement

21 Dans le schéma I [infra] nous avons volontairement fait figurer l’élaboration du


questionnaire dans une position intermédiaire, quelque part entre le moment du
codage et celui de l’observation. C’était souligner que la confection d’un questionnaire
ayant chance de procurer une information traitable et interprétable ne se situe
sûrement pas au début du cheminement d’enquête, même si nombre d’enquêtes
improvisées commencent ainsi, dans l’euphorie formulatoire, en transposant
naïvement les questions que se pose l’enquêteur en questions posées aux enquêtes. On
imagine les résultats de cette précipitation à la caricature de raisonnement conjectural
qu’ils produiraient dans la démarche du détective classique d’un roman policier. Pour
instaurer un questionnement compréhensible par les questionnés, il faut prendre le
temps de se donner une première sociologie de la population d’informateurs : choix de
l’idiome des questions ou recherche du niveau standard, le moins marqué socialement,
de la langue utilisée par le questionnaire, repérage des catégories indigènes de la
description, de l’évaluation et de l’auto-observation, effets de l’ordre et du réalisme des
questions, détermination de la proportion entre questions de fait, questions de
pratique et questions d’opinions en fonction des buts de l’enquête, etc., supposent que
l’élaboration du questionnaire soit issue d’une pré-enquête qui tienne compte des
précédents. Vouloir lancer précocement la campagne ne fait que reporter à plus tard,

Enquête, 3 | 1996
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trop tard, la découverte des difficultés et des impasses qui rendent impossible
l’exploitation des données et l’interprétation.
22 Le questionnaire d’enquête n’est pas l’expéditif petit ramasseur d’informations à toutes
fins utiles dont l’abus (journalistique, amateur, commercial, etc.) a fini par diffuser
l’image réductrice. Le questionnaire est trop banalement notoire, vilipendé ou célébré,
pour n’avoir pas fini par rassembler toutes les ambiguïtés d’un emblème passe-partout
de la scientificité du métier de sociologue, dérisoire pour les uns, label du sérieux
professionnel pour les autres. Il ne définit évidemment pas l’enquête sociologique par
opposition aux formes d’enquête pratiquées par les autres sciences sociales. Ce n’est
qu’à défaut d’autres procédures, plus laborieuses, que les sociologues incertains se sont
saisis de ces quelques feuillets, comme, à une autre époque, les premiers psychologues
expérimentaux de la « blouse blanche », symbole enfantinement revendicatif de leur
scientificité de laboratoire. Est « questionnaire » – comme instrument scientifique de la
constitution dune « base empirique » – toute catégorisation précodant une observation,
un recensement ou un dépouillement. Il y a questionnaire dès que l’on recourt à une
batterie de questions standardisées, que celles-ci soient posées à des individus
échantillonnés ou recensés, à des documents d’archives, des listes administratives, etc.,
c’est-à-dire à quelque ensemble d’éléments nombrables que ce soit, dès lors que les
questions de cette observation codent dans une classification finie les propriétés
qu’elles sélectionnent.
23 L’examen des différents protocoles de recueil de l’information utilisés par l’enquête
d’une science sociale dissuade d’opposer, purement et simplement, l’usage du
questionnaire à toutes les autres techniques d’interrogation du réel, confusément
regroupées sous la rubrique hétérogène de l’observation « qualitative ». Entre les
différentes formes d’observation, c’est le recours au questionnement (quantitatif ou non)
qui marque la frontière méthodologique entre observation directe et observation indirecte.
La seconde introduit par la délégation de l’observation à des informateurs (ou des
vestiges informatifs) des intermédiaires discursifs qui affaiblissent l’homogénéité et
parfois la fiabilité de l’information recueillie. Tous les raffinements de la méthode
historique sortent de la tâche de réinterpréter ces biais. Par le contact prolongé qu’elle
ménage avec les interactions sociales, l’observation directe garantit au moins que
l’inventaire est dressé par un observateur unique et supposé constant en ses
descriptions (ou au moins en ses biais)9 : la constance dans les biais d’une description se
prête mieux à l’analyse que leur multiplicité cachée. La seule différence certaine entre
une ethnographie de terrain et une sociographie de questionnaire est méthodologique
en ce que l’une et l’autre donnent un statut différent à leurs informateurs et, partant, à
leurs informations. C’est un inconvénient, en tout cas une difficulté spécifique du
questionnaire, qu’il constitue tous les sujets d’un échantillon en autant d’informateurs,
acceptés comme auto-observateurs10 et souvent auto-évaluateurs. Mais a-t-il jamais
existé une observation entièrement directe, puisqu’une « grille d’observation » ou une
liste d’objets à recenser constituent déjà une observation filtrée ? L’acte de
questionnement institue en tout cas une distance spécifique avec la réalité observée.
Même dans le cas du questionnement d’archives, on accepte au moins comme base de la
description les catégories et les nomenclatures de l’institution ou du témoin qui ont
recensé des propriétés ou des appartenances sociales.
24 L’irréversibilité du code, qui est déjà dans le questionnaire, constitue la limitation la
plus lourde de conséquences pour le déroulement d’une enquête. On ne reviendra

Enquête, 3 | 1996
78

jamais en deçà de ce qu’un questionnaire a saisi selon ses catégorisations ; ou alors on


fait un nouveau questionnaire, ce qui est avouer que le premier était prématuré. On
peut, en principe, surtout avec l’automatisation des opérations de recodage, revenir sur
un codage ; mais si on peut toujours regrouper mécaniquement des catégories, on ne
peut plus séparer ce qui a été agrégé trop tôt. Les avantages que procure au traitement
quantitatif des données un questionnaire (sur bon échantillon) le rendent pourtant
irremplaçable pour la force que la statistique, « descriptive » ou « analytique » 11,
apporte à l’administration des preuves. Lorsque des hypothèses interprétatives sur des
interdépendances entre phénomènes sont devenues plausibles, que les « indicateurs »
en ont été suffisamment affinés et éprouvés, il faut accepter de soumettre cette
description opératoire aux opérations du questionnaire et de son traitement
quantitatif. Les exigences en sont nombreuses mais le pari est d’autant moins aventuré
que le questionnaire a été préparé, non seulement techniquement dans « l’étalonnage »
(corrélatif de l’échantillonnage), mais aussi dans les premières interprétations de la
pré-enquête. Il faut y regarder à deux fois avant d’embarquer tout le train d’une
enquête sur la galère du questionnaire : il fait ramer beaucoup d’informateurs en
cadence, sur une route bien balisée. Mais les différences, les contradictions ou les
nuances du sens des actes, qui se cachent derrière cette cadence homogénéisée par un
maître impérieux, restent l’objet principal de l’enquête.

Actes III, IV et V : du traitement des données au


discours sociologique
25 Supposons acquis le principe de figuration qui donne son sens aux divers déplacements
argumentatifs de l’enquête quantitative tels qu’ils sont représentés sur le schéma I. Il
est simple : la mise en rapport d’une opération de sociologie quantitative avec d’autres
informations, connaissances et intelligibilités lui fait toujours dire plus et autre chose
sur le monde historique que ce que le calcul lui permet d’asserter au sens strictement
statistique. On le voit encore mieux si l’on rapproche la topographie de l’enquête dont
nous étions partis, dans ce schéma, du tableau qu’en donne Michel Volle dans un
ouvrage où il décrit la signification statistique des opérations qu’utilise le professionnel
pour analyser les données issues d’un questionnaire et garantir la fiabilité d’une
enquête quantitative (schéma II)12.

Enquête, 3 | 1996
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Schéma I - L’espace mental de l’enquête

Schéma II - Les trois phases d’une opération statistique

Source : M. Volle, Analyse des données, p. 15.

Enquête, 3 | 1996
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Signification sociologique et opérations statistiques

26 Le graphe de Michel Volle (schéma II) représente énumérativement – avec toute la


précision technique qu’ont progressivement institutionnalisée et diffusée l’INSEE et les
grands instituts nationaux d’extraction et de rassemblement de données socio-
économiques – ce que sont les phases d’une enquête menée sur base quantitative
lorsqu’elle entend se plier aux astreintes inhérentes à une « statistique descriptive ». La
présentation de l’enquête quantitative par le statisticien ne mentionne que les
opérations qui peuvent être réglées par le recours à l’instrument statistique et les
précautions techniques qui garantissent au fur et à mesure de la transformation de
l’information qu’elle restera disponible aux calculs. Coûteuse et d’organisation
laborieuse, une enquête quantitative d’ambition représentative est, plus qu’une autre,
placée devant la responsabilité de n’avoir pas dépensé tant d’effort dans le
rassemblement des informations pour tomber sur un os d’échantillonnage, sur des biais
qui ne peuvent plus être redressés, sur des informations inutilisables ou des
catégorisations qui ne seraient plus opératoires aux usages qu’on en attend.
27 Le schéma II laisse donc, par principe, hors description les actes argumentatifs
qu’essaie de représenter le schéma I13. Il manifeste du même coup, par la différence des
graphes, tout ce qui ne relève pas exclusivement des besoins de la « statistique
descriptive » ou de la logique probabilitaire de la représentativité dans les
raisonnements d’une enquête empirique, y compris celle du sociologue qui entend
utiliser pleinement la vertu probatoire des méthodes quantitatives. Le schéma de Volle
qui met en liste la succession chronologique des opérations de recueil et de traitement
de l’information représente bien un enchaînement argumentatif entre des procédures ;
mais il se borne au tracé linéaire des dépendances opératoires qui fondent la référence
localisée des assertions statistiques. Les conséquences descriptives du recueil et du
traitement d’information y sont limitées aux études appliquées et leur prolongement
synthétique aux modèles économétriques. Les chemins qui intègrent à l’enquête
quantitative les acquis de la comparaison historique ou qui conduisent à transformer sa
stratégie par les connaissances issues d’autres enquêtes n’y figurent pas. Le schéma II
ne fait dépendre le sens assertorique de chacun des chaînons du raisonnement
statistique que du sens informatif que lui garantit le chaînon précédent.
28 Le schéma I utilisait les deux dimensions du plan parce qu’il voulait représenter les
espaces d’information et de formulation dans lesquels la forme ou le contenu d’une
interprétation entraînent le raisonnement du sociologue lorsqu’il met en rapports
d’interrogation réciproque les résultats de son enquête avec ceux des autres enquêtes
comme lorsqu’il les fait parler dans l’univers du discours sociologique : désimplications
sémantiques et contextualisations comparatives, analogies ou contrastes, anticipations
et rétrospections du cours de l’enquête obligent le sociologue à élargir son
raisonnement. Ces cercles autour du corpus ne s’opèrent plus alors seulement dans le
choix originaire des « nomenclatures » ou en bout de course dans la construction d’un
modèle formel, mais tout au long des choix opératoires de l’enquête quantitative.
Malgré leurs différences, le schéma I et le schéma II ne proposent pas des descriptions
contradictoires de l’enquête quantitative ; mais, à la différence du premier qui replace
les opérations statistiques dans l’ensemble des utilisations argumentées qu’en fait le
sociologue en train de traiter ses données et de les commenter dans l’univers plus riche
des intelligibilités sociologiques, le second, représentation stricte des opérations qui se

Enquête, 3 | 1996
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succèdent dans un raisonnement statistique, ne dit pas, par exemple, que le


raisonnement comparatif peut déterminer des choix entre les actes techniques du
recueil et du traitement, parce qu’il les inscrit au fur et à mesure dans l’espace de
l’intelligibilité sociologique, contrôlant ainsi les réinterprétations qui s’opèrent tout au
long de la transformation des informations de base.
29 Le schéma I n’est pas placé en vis-à-vis du schéma II pour contester sa cohérence
logique. Il existe bien une logique de raisonnement provisoirement autonomisable en
chaque moment techniquement distinct d’une enquête. L’autonomie d’un
raisonnement c’est la délimitation d’un espace où ne s’appliquent que des règles
autosuffisantes, composables dans un calcul logique ou mathématique.
L’autonomisation provisoire n’est pas tronçonnage mais concentration mentale du
sociologue sur une opération qui ne vaut que par la perfection formelle de son
exécution. Quand je calcule, avec ou sans l’aide de machines à calculer, je dois être
entièrement présent à la mécanique formelle de mon sous-raisonnement pour rester
ultérieurement averti, dans mes interprétations historiques, de ses implications comme
de ses limites. Dans le moment, par exemple, où je permute les lignes et colonnes d’un
tableau croisant des variables pour rechercher la meilleure « diagonalisation » de ses
valeurs (sur chiffres ou histogrammes), je ne suis dans cet exercice astreint qu’aux
seules règles de la sémiologie graphique et je n’ai pas, pour le mener à bien, à
m’interrompre pour réfléchir sur les conditions dans lesquelles a été posée la question
qui en a fourni les données, pas plus que sur l’interprétation qui me fera aller de cette
diagonalisation vers d’autres tableaux de mon enquête, vers d’autres séries
quantitatives, vers d’autres enquêtes ou qui m’incitera à les penser par référence à des
types idéaux ou des récits historiques. De même, quand je m’astreins dans la lecture
d’un plan factoriel à énumérer, sans en oublier, les modalités de variables (des points)
qui contribuent fortement (pour plus du triple par exemple) à la fabrication de chacun
des deux facteurs afin d’isoler la figure que ces modalités contributives dessinent par
rapport aux deux axes du plan. Je ne reviendrai à mon raisonnement comparatif
d’ensemble que pour y réintégrer mes constatations partielles, dûment contrôlées en ce
qu’elles assertent et n’assertent pas au sein de mon sous-raisonnement statistique.
Mais, dès que je synthétise plusieurs de mes résultats pour risquer une interprétation,
je suis conduit à circuler sur divers chemins du schéma I afin d’interroger divergences,
contrastes et congruences de formes, et cela non pas seulement par rapport aux
résultats des traitements de mon enquête mais, très vite, par rapport à tout ce qui fait
sens comparatif lorsque je fais intervenir des faits tirés d’autres contextes.
30 À propos du travail mental qui prend place dans les actes III, IV et V du schéma I, on se
bornera alors à trois remarques pour préciser une conséquence pratique et deux
caractéristiques discursives des actes de synthèse où se joue évidemment l’échec ou la
réussite de toute l’enquête.

Analyse, synthèse, synopsis

31 Dans son ouvrage décrivant les opérations qui relient un traitement méthodique des
données quantitatives à son commentaire, Michel Volle fait très justement remarquer –
et c’est aussi le sens de toute notre description épistémologique – qu’on a coutume
d’appeler « analyse des données » ce qui est en fait une synthèse entre des conclusions
partielles, qu’on ne pourrait laisser vivoter assertoriquement en l’état de membra
disjecta sans renoncer aux raisons pour lesquelles on a dépensé tant de rigueur et de

Enquête, 3 | 1996
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calcul dans le traitement des données14. Le travail mental qui s’opère dans les actes III,
IV et V du schéma I est « synthèse », plus précisément synthèse progressive entre des
synthèses de plus en plus nombreuses. Le « commentaire » n’est pas un chapelet de
remarques décalquant dans un autre langage le défilé des tableaux statistiques, mais
production d’assertions nouvelles intégrant comparativement les significations de
résultats prélevés dans des recherches de plus en plus diversifiées.
32 L’unité élémentaire du commentaire qui accompagne la lecture des résultats d’un
traitement quantitatif est déjà un constat de relations, s’inscrivant dans un tableau
croisé, un plan factoriel, une table de mobilité, l’allure d’une série quantitative, un
relevé de colinarités ou de concomitances, etc. Dès qu’on énonce son sens, la
formulation de cette unité élémentaire est synthèse ; et cette synthèse est d’autant plus
complexe que le commentaire doit, pour leur donner un sens, restituer les descriptions
strictement statistiques au monde historique sur lequel porte l’enquête. Le
raisonnement réglé ne peut faire qu’une chose à la fois et, dans ses moments de calcul
statistique, il s’astreint d’abord à l’impeccabilité opératoire dans l’interprétation
logique de ce que veut dire son résultat (probabilitaire, mathématique, graphique, etc.).
Mais le raisonnement sociologique d’ensemble ne produit de nouvelles connaissances
qu’en composant toujours davantage d’énoncés élémentaires, c’est-à-dire en
recomposant ses commentaires. L’élargissement d’une intelligibilité sociologique
repose sur un montage de plus en plus synoptique des relations statistiques entre
variables comme des relations logiques entre arguments. Pour s’assurer de la portée
synoptique d’une interprétation il faut évidemment s’en donner les instruments
techniques (cartographie, diagrammes, schémas), dont la puissance comparative est
aujourd’hui accélérée et amplifiée par l’informatique du calcul d’images 15. Mais le
synopsis d’une argumentation qui fournit la charpente de l’interprétation ne peut
s’exprimer qu’en langue naturelle, avec toutes les difficultés syntaxiques que suppose
un exposé d’interdépendances multidimensionnelles lorsqu’il faut le couler dans le fil
unilinéaire du discours : les concepts descriptifs, qui ont plus de portée indicative que les
chiffres, sont là pour faire le lien entre des termes trop éloignés dans la phrase. Encore
faut-il, si l’on veut qu’ils boulonnent cette architecture argumentative d’une manière
qui ne se réduise pas à la rhétorique, qu’ils aient été longuement éprouvés dans la
comparaison tant statistique qu’historique.

Le temps de l’enquête et le calendrier de ses tâches

33 Dans le temps du chercheur, surtout si ce temps lui est mesuré par une contrainte
externe, il lui faut prendre garde que les traitements d’un matériel quantitatif
d’enquête, les commentaires qui accompagnent chaque avancée du raisonnement, les
questions qui surgissent des premiers résultats obligeant à pratiquer recodages et
nouveaux traitements, et enfin la mise progressive en synopsis de ses résultats avec les
résultats d’autres enquêtes, bref la mise en phrases de ce l’on fait dire aux résultats
d’un travail empirique quand on veut le penser sans contradictions ni coq-à-l’âne
constitue la tâche la plus longue, et parfois la plus interminable, d’une enquête. On ne
rappelle ici cette conséquence qui découle de la forme du raisonnement sociologique
que parce que les doctorants courant après le bouclage d’une thèse ne sont pas les seuls
à oublier les exigences de ce calendrier. C’est dans les moments de synthèse que prend
place, ou jamais, l’invention scientifique. La productivité des actes d’interprétation et

Enquête, 3 | 1996
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d’explication se joue ici sur la valeur des preuves, enfin conjointes, de l’une comme de
l’autre.
34 L’illusion est pourtant tenace que le recueil des « données » (entretiens ou
questionnaires), le terrain (ses prises de notes, de sons ou d’images) constituent
l’essentiel du temps de l’enquête. L’illusion du « thésard » devrait éclairer le sociologue
imprévoyant que nous sommes tous un peu, un jour ou l’autre, sur le véritable tempo
d’une enquête empirique, si on veut qu’elle soit productive d’autre chose que de
l’allongement des liasses de listings ou de graphiques. Qui n’a pas imprudemment
différé – pour s’acquitter des derniers questionnaires ou entretiens « nécessaires » au
bouclage de son échantillon ou de son corpus, ou dans l’attente des tableaux promis par
l’informaticien – le moment de la réflexion et de l’écriture. Dans le cadre du
raisonnement sociologique – qu’il se confronte aux méthodologies de traitement, qu’il
en fasse changer ou qu’il s’appuie sur un relevé des premiers résultats partiels –, le
commentaire d’un traitement de données se pense et s’écrit au fur et à mesure. Memoria
imbecillis est, écrivait Descartes (pour mieux s’en souvenir peut-être) ; la chose reste
vraie, même à l’âge de la mémoire électronique, car si elle est mémoire des fichiers, elle
ne l’est pas de la genèse d’une pensée qui se confronte aux tâtonnements de
l’invention.
35 On commence à raisonner, donc à écrire, sur une enquête dès ses premières phases :
journal ethnographique, notes sur les choix d’opérations, décisions méthodologiques,
ébauches d’hypothèses, attentes de résultats, analyses critiques d’enquêtes proches,
commentaires sur les premières miettes d’information, conclusions de pré-enquêtes,
etc. Qui n’écrit pas le pas à pas de son enquête prend le risque de ne jamais en écrire les
résultats. La contrainte syntagmatique de l’écriture est désimplication ; mais, trop
différée, l’écriture ne peut plus se frayer un chemin argumentatif dans une jungle
d’informations qui n’a jamais été débroussaillée. Mettre en phrases, c’est penser de la
manière qui est la plus proche du mouvement de l’argumentation sociologique :
ouvrant la possibilité de relire, l’écriture fait découvrir l’obligation de résoudre les
contradictions qui ne surgissent que de la confrontation d’un moment de
l’argumentation avec son dispositif d’ensemble. Argumenter sociologiquement c’est
objecter, et d’abord à soi-même, par des contre-assertions empiriques qui ne se
rencontrent presque jamais dans le voisinage immédiat de l’assertion dont on se
satisfait en son isolement. Il n’y a pas une pensée du terrain (ou du questionnaire)
distincte d’une pensée du traitement statistique ou d’une pensée de l’interprétation ; il
existe encore moins une pensée finale qui couronnerait le travail d’enquête par des
généralités théoriques, pensée-bouquet qui fonctionnerait comme une postface, enfin
libérée des pesanteurs du traitement pédestre des chiffres et documents, pour prendre
son essor dans l’éther de la théorie ou le plaisir de l’écriture.

Interprétation, surinterprétation, sous-interprétation

36 Une fois dit et redit qu’il y a nécessairement « interprétation » en toute assertion


scientifique16 (on recueille l’unanimité épistémologique) ; et une fois rajouté, pour faire
bonne mesure contre tous les naturalismes (le consensus diminue), que, dans une
science sociale, l’interprétation doit incorporer à ses explications historiques une
« compréhension » des motifs et raisons de l’action sociale, il reste qu’il faudra toujours
départager, par la valeur de leurs preuves empiriques, les différentes interprétations

Enquête, 3 | 1996
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que les sociologues nous proposent de leurs résultats d’enquête. Dans nos disciplines, il
faut l’avouer, les interprétations restent en concurrence, organisant différemment, en
chaque enquête réussie, causalités et structures intelligibles, puisque chacune construit
les « faits » dans son langage, jamais entièrement organisé dans le même « univers du
discours » que les autres.
37 Les théories socio-historiques ne se réfutent évidemment pas les unes les autres, et
elles sont encore moins « réfutables » par un seul « test » empirique « réfutateur » qui
serait déductible de leur forme logique, comme dans le trop beau cas des « propositions
universelles » selon Popper. C’est pourtant un fait que leur fécondité empirique tend à
les hiérarchiser dans l’histoire des sciences sociales : à travers l’évaluation qu’en fait la
postérité savante, en les utilisant ou non, à travers les programmes empiriques
auxquels elles obligent plus ou moins, comme à travers le « sentiment » de preuve que
nous procure la lecture des travaux qu’elles ont inspirés. Bref, à l’examen de leurs
produits, elles nous convainquent inégalement de leur productivité interprétative,
comme du sérieux de leurs exigences empiriques. Ce sentiment de véridicité plus ou
moins grande des manières de formuler les résultats d’une enquête repose sur une
balance qui ne peut être que d’expertise. Les poids et mesures de cette balance sont
évidemment en dispute en chacune des controverses scientifiques. Et par exemple : le
plus ou le moins d’interprétation qu’on incorpore à la description et, partant à
l’explication, ferait-il la différence de valeur entre les différentes théories
sociologiques ?
38 Le langage du « plus » et du « moins » est celui qui s’entend le mieux et qui se parle le
plus en toute comparaison de valeurs. On entendra souvent un chercheur disqualifier
l’interprétation d’un autre chercheur en disant que ce dernier « surinterprète » ses
constats d’observation : constats de corrélation entre variables, de coexistence
d’attitudes dans un « cas » historique ou de déroulement des actes d’une interaction. Le
préfixe qui semble opposer la surinterprétation à la sous-interprétation comme une
ubris interprétative à une anémie assertorique a quelque chose de trompeur – chacun le
dit à sa manière dans ce numéro – lorsqu’il vise à subsumer toutes les dérives de
l’interprétation sous la rubrique dénonciatrice de la « surinterprétation ». L’analyse qui
précède s’en est tenue à une définition minimale de ce qu’est l’interprétation dans une
science sociale : attribuer comme sens aux actes et à leurs relations celui que n’exclut
aucun des constats empiriques de l’enquête sur ces relations, à charge pour l’interprète
de multiplier les constats non redondants de relations, en recherchant dans le plus de
contextes possibles le plus d’exemples possibles de variations de ces relations, au risque
du contre-exemple.
39 En ce sens-là, Gérard Lenclud a raison dans son texte qui peut être lu comme une
« défense et illustration » du devoir de surinterprétation dans les sciences sociales, dès
lors qu’il entend le préfixe comme un panneau de signalisation épistémologique
enjoignant au chercheur d’enrichir toujours davantage ses interprétations de départ
(de courte empathie ou d’explication maigrichonne) par la multiplication des constats
et des raisonnements sur les relations entre phénomènes observables 17. Craindre de
surinterpréter, au sens où « surinterpréter » signifie trouver et établir plus de raisons
suffisantes ou compréhensibles à un phénomène, serait pour un chercheur s’arrêter,
cesser d’interroger la réalité historique, trouver suffisantes ses preuves empiriques,
s’estimer satisfait des observations qu’il a rassemblées, affirmer en un point de
l’enquête que le sens des actes qu’il a pris pour objet est suffisamment éclairci, qu’il ne

Enquête, 3 | 1996
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peut pas être plus complexe ni leur explication plus riche : programme de dogmatique,
de paresseux ou de positiviste. À l’inverse, un programme incitatif de
« surinterprétation » active qui arrache les sciences anthropologiques à l’illusion d’un
terminus de l’interprétation s’entend alors comme s’entend la pratique freudienne
d’analyse de la « surdétermination » des symptômes qui a arraché la psychologie à
l’illusion naturaliste d’une causalité linéaire pour lui préférer l’interminabilité de
« l’analyse en écheveau ».
40 Mais cet emploi du « sur- », qui rappelle qu’il ne peut y avoir, en droit empirique,
aucune limitation au droit du chercheur à approfondir l’interprétation empirique,
continue à cacher une difficulté, s’il ne vise qu’à proportionner l’interprétation à la
polysémie des actes humains ou à la pluralité inépuisable de leurs déterminations. Il
n’importe guère que le problème de l’interprétation scientifique soit analysé comme
méthodologique ou épistémologique : les formes de l’interprétation scientifique ne sont
descriptibles qu’à partir du moment où « compréhension » et « interprétation » ne sont
plus prises comme des synonymes de sens commun, ainsi que le rappelle ici François
Isambert en revenant sur un texte d’éclaircissement fondamental de Max Weber 18. Mais
s’il n’est plus un superlatif absolu (un « trop d’interprétation »), s’il est pris comme un
comparatif (un « mieux interprétatif »), le « sur- » appelle un complément pour
désigner et péjorer la trop faible teneur sémantique de la « sous-interprétation ». Il faut
demander : « plus ou mieux interprétatif » que quoi ? Serait-ce plus interprétatif que ce
que le phénomène étudié recèle de sens interprétable ? La réponse ne pourra être que
négative puisque, dans une situation de recherche qui porte toujours sur des
documentations historiques et des observations sociologiques ou ethnologiques
(indéfiniment extensibles), le phénomène empirique soumis à interprétation ne pourra
jamais constituer le comparant de l’interprétation elle-même : une empirie ne pourra
jamais d’elle-même exiger qu’on l’interprète moins. On peut définir logiquement la
compatibilité entre des énoncés, non entre un énoncé et un état du monde.
41 Dans les exemples empruntés par Olivier Guyotjeannin aux commentaires qu’ont
développés les historiens à propos des sources diplomatiques du haut Moyen Âge on
voit immédiatement que la « surinterprétation » (inscrite dans toute une tradition
historienne) d’un acte officiel d’Hugues Capet comme émanant d’un « roi mal obéi »
n’est pas autre chose que la sous-interprétation des conséquences qu’on peut tirer des
caractéristiques scripturaires de l’acte lui-même : s’il n’a pas été écrit par un chapelain
du roi, il l’a été par un moine de l’abbaye de Fleury, ce qui oblige à interpréter
autrement les événements et les relations manœuvrières dont il est question dans l’acte
lui-même : entre l’abbé dudit monastère, le châtelain razzieur du château d’Yèvres,
l’évêque Arnoul d’Orléans, le Roi, son fils, etc. C’est l’ignorance de toutes ces relations,
constituant le « contexte » de la rédaction de l’acte – c’est-à-dire la sous-interprétation
des intentions tactiques de son scripteur – qui a induit la surinterprétation de la lecture
littérale, naïve et sous-informée des historiens ayant trop vite endossé le manteau trop
court du chroniqueur. Ici comme ailleurs, « la surinterprétation n’est jamais que sous-
interprétation », dis-je souvent comme l’auteur de cet article19, tant on est amené à le
répéter quotidiennement à propos de ces analyses sociologiques ou anthropologiques
qui n’arrêtent pas de crier à la surimportance du dernier « phénomène de société »
cueilli dans l’actualité : c’est à tous coups par simple incuriosité pour le minimum
d’enquête qui montrerait les relations sous-interprétées, et pas même observées,
reliant ce phénomène à d’autres tout aussi banals. Déjà, dans les années cinquante, les
sociologues lyriques des « mass media » devaient sous-interpréter l’efficacité de tout

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autre mécanisme social pour pouvoir surinterpréter l’effet de la télévision en le


retrouvant partout égal à lui-même en son omnipotence métaphysique.
42 La sous- et la surinterprétation se retournent comme un gant. Il y a donc quelque chose
qui cloche dans ce langage du « plus » et du « moins » appliqué au décryptage des
significations – entendons celles qui relèvent de la sémantique, car les degrés de
« significativité statistique » se mesurent, eux, fort bien. Ne serait-ce pas qu’enfermer
la « signification » dans un phénomène comme la moelle dans un os ôte tout sens à une
relation de signification qui doit bien lier au moins deux termes, un signifiant à un
signifié ? Lucien Goldman a sans doute eu tort de se laisser aller à supposer un sens
intrinsèque de l’explication, comme lorsqu’il affirmait, en réponse à des objections faites
à son interprétation du théâtre de Racine, que ses mises en relations sociologiques
expliquaient « 80 % de la surface du texte ». Sans doute (ou peut-être) 80 % des vers de
l’auteur se laissaient-ils interpréter par le contexte socioculturel que décrivait
Goldman20, mais dans une science de l’homme, une grille d’analyse ne peut en exclure
d’autres : aucun acte social, aucun événement historique, a fortiori aucun texte ou
aucune peinture, ne peut se voir attribuer un quantum fini de signification ou de
structuration, puisque le travail descriptif de construction du sens peut toujours
l’étendre par des recompositions sémantiques à partir de nouveaux constats
empiriques.
43 Avec la métaphore du « ciseau surinterprétatif », J.-P. Olivier de Sardan propose une
approche qui explicite mieux le sentiment, que nous avons si souvent comme
chercheurs, à savoir qu’une interprétation « déborde » la valeur probatoire des
descriptions empiriques qu’elle utilise. Il introduit ainsi l’idée d’une proportionnalité
variable entre les deux termes de la relation interprétative elle-même : mesurons le
degré de surinterprétation à l’éloignement (ou au rapprochement) entre, d’une part, les
supports empiriques que l’interprète produit à l’appui de son interprétation et, d’autre
part, l’ambition théorique de cette interprétation21. Le catalogue de « cas » qu’il en
propose ici pourrait être encore étendu, comme en toute bonne description
empirique… Mais, comme en toute description qui ramène les sciences sociales à
l’exigence de l’empiricité de leurs preuves, le raisonnement sociologique ou
anthropologique ne se retrouve-t-il pas finalement, en cette affaire de ciseaux, devant
le même problème : celui de l’hétérogénéité entre ce que signifient un « plus » de sens
théorique et un « plus » de preuve empirique ? L’écartement des branches du ciseau, s’il
décrit fort bien le « sentiment de preuve », ne relève pas d’une méthodologie stricte de
la mesure puisqu’il met en rapport des termes non commensurables : empirie et
théorie, nécessairement liées dans le sens d’une assertion sociologique, ne se laissent ni
séparer comme des variables empiriques ni soupeser au même trébuchet théorique.
44 Soumise à la question quantitative, la surinterprétation ne peut se référer à aucun
instrument dûment étalonné : si elle est toujours ressentie par le chercheur comme une
« disproportion », c’est entre des incommensurables. Reste pourtant un autre sens du
terme de « surinterprétation », qui mérite un sort particulier parce qu’il désigne une
mésinterprétation, fréquente dans toutes nos disciplines, dont les méthodes érudites
encouragent l’intempérance de l’interprète dans la distribution des significations entre
les acteurs sociaux. Il s’agit alors d’une pure et simple erreur d’attribution
sociologique : prêter à un ensemble de pratiquants, ou à « la société », des croyances,
des savoirs des préoccupations qui n’appartiennent qu’à des spécialistes indigènes et
aux « virtuoses » (religieux, politiques, intellectuels). Le « trop » n’est pas celui du sens

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trop richement reconstruit, mais celui de la diffusion sociale qu’on lui prête.
L’« extension » des groupes ou comportements auxquels on applique une
interprétation ne peut être arbitraire ou sous-entendue : elle relève de la preuve
sociologique : elle peut toujours être précisée ou limitée par la description plus fine du
« contexte » historique, par la multiplication des « cas » apparentés, etc. C’est cette
mésinterprétation cavalière qu’Olivier de Sardan rencontre comme sous-figure 4, celle
de « l’imputation -émique abusive » : attribuer à une pensée « indigène » des
motivations, des représentations ou des croyances qu’elle n’a pas 22. C’est la même
« surinterprétation » que débusque Paul Veyne23, à propos de l’interprétation
traditionnelle de la fresque de la Villa des (prétendus) Mystères, ou de l’interprétation
implacablement mythologique de tous les détails des bas-reliefs funéraires de
l’Antiquité, produit de la lecture trop complaisante des mythographes grecs par les
historiens modernes.
45 « Surinterpréter » ne signifie pas ici « enrichir » la description ou l’explication d’un
phénomène en étendant le réseau de relations qui l’enserrent, mais – par un raccourci
de forme pars pro toto qui est en même temps majoration et ennoblissement – prêter à
un ensemble d’acteurs une « intensité » de l’expérience, une systématicité des
représentations, qui ne conviennent qu’à quelques individus ou sous-groupes (et
parfois même à personne d’autre qu’à l’interprète trop savant). Pour intensifier la
valeur de ce qu’il fait dire à un acte, le commentateur érudit cède ainsi à la tentation de
l’exotisme : interpréter le sens banal, distrait ou minimal d’un cérémonial, d’une
doctrine, d’une perception d’œuvre artistique, en prêtant à des acteurs, qui n’en
avaient cure, une plus grande conscience, une plus haute spiritualité, une culture plus
unifiée, une rationalisation plus élaborée, etc., alors que ces significations maximales,
qui ne se rencontrent que sporadiquement ou jamais dans la pratique des masses,
n’occupent guère que des rationalisateurs spécialisés : prêtres, légistes, écrivains, ou
amateurs d’intensités stylistiques. Péché mignon d’interprète, le même que celui qui
rehausse, dans la visite d’un musée, les savoirs du guide trop bien informé toujours
porté à allonger la sauce. Fréquent chez le sociologue, l’historien ou l’anthropologue, ce
travers professionnel, qui biaise la description empirique, trouve son principe dans le
plaisir d’« extra-quotidianité » que prendra toujours un intellectuel moderne à
« majorer » le contenu sémantique d’une « quotidianité » – au sens où l’on parle de
« majoration de la croyance » dans la sociologie des fondations religieuses.
46 Cette « surinterprétation » hante tout particulièrement les descriptions
iconographiques car la polysémie accueillante des images sera toujours plus disponible
que d’autres indices au bon plaisir de l’interprète intempérant. La définition
panofskienne du « sens iconologique » des œuvres plastiques ouvre à « l’enquête 24 » de
l’historien de l’art un espace empirique de description et d’explication où la mise en
séries peut enrichir sans cesse la « signification intrinsèque 25 » des œuvres. Ainsi
définie, nulle surinterprétation dans une production d’intelligibilité où l’enquête fait
intervenir toutes les disciplines historiques : le sens objectif ainsi reconstruit fait
« comprendre » son objet précisément parce qu’on sait qu’il déborde de toutes parts les
intentions du créateur ou de ses publics. Mais on voit bien aussi qu’un sens plus riche
une fois formulé, la tentation est grande pour les amoureux de l’art de le supposer
présent en toutes les perceptions de l’œuvre : ici commence, surtout en matière de sens
esthétique, la surinterprétation autogratifiante. C’est alors l’interrogation des « séries »
– comme, dans ce numéro, celle de la fresque de la Villa des Mystères rapprochée des
Noces Aldobrandines – qui peut seule dégonfler la bulle spéculative du trop-prêté. La

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véridicité sociologique suppose l’abdication laborieuse des plaisirs herméneutiques de


l’interprétation « majorante ». Dans un autre langage, l’enrichissement empirique de
l’interprétation suppose – quoi qu’il en coûte à une théorie interprétative qui s’est trop
vite « monté la tête » – un affinement de la description qui passe toujours par ce que
Veyne appelait « l’allongement du questionnaire » administré au monde par
l’historien26.
47 Mais ceci nous ramène à la définition de l’enquête et de l’esprit d’enquête.

A la fin des fins qu’est-ce qu’enquêter ?

48 Avec sa métaphore du « vecteur epistémologique » Bachelard rappelle que, comme en


toute autre science empirique, c’est s’astreindre à toujours pratiquer l’observation
empirique à partir d’une question inscrite dans une théorie cohérente des
phénomènes ; et, simultanément, à ne jamais recourir à une retranscription théorique
qui ne ferait pas bouger quelque chose dans la portée explicative d’une description
empirique (entendons quelque chose de plus que son lexique). Mais ce n’est encore là
qu’une définition tautologique puisqu’il est entendu que nous parlons d’une science
sociale. Il faut que le terme précise quelque chose de plus dans les exigences de
l’« enquête » propres à une science sociale. Une définition par différence du
raisonnement sociologique impose alors son évidence : le ressort probatoire de
l’argumentation utilisé dans nos disciplines n’est – sinon momentanément – ni de
l’ordre de la démonstration stricte ni de l’ordre de l’expérimentation pleine. Définition
négative où s’engouffrent avec empressement les liquidateurs de la scientificité de nos
disciplines. Il faut donc décrire en termes positifs l’usage que les sciences sociales font
de l’observation empirique. Les chercheurs ont multiplié les expressions pour cerner le
principe qui, ici, subordonne entièrement à l’enquête empirique le sens des preuves : il
y a, dit-on, la « résistance » des faits, le droit des faits à « dire non ».
49 Chacun y applaudira, mais les procédures de ce « droit des faits » restent ambiguës tant
que l’on n’éclaircit pas jusqu’où s’étend, et où s’arrête, le droit de la théorie à
construire les faits à sa guise. Les langages théoriques de la description historique ne se
sont jamais rassemblés dans un paradigme unifié : cela suffit à faire changer les
procédures d’interpellation ou de réfutation de la théorie par les faits. C’est la preuve
administrée par une comparaison entre observations qui fonde dans les sciences
sociales la vulnérabilité empirique des théories. Cette vulnérabilité prend alors une tout
autre forme que celle de la « réfutabilité » poppérienne : disons que la mécanique
argumentative est ici celle de l’objection ou, si l’on veut, la recherche systématique des
contre-exemples capables d’amorcer un nouveau langage théorique.
50 Le droit des faits c’est celui de choisir, par le raisonnement sociologique, entre toutes
les théories, celles qui facilitent et multiplient par leur langage les occasions techniques
et argumentatives de leur faire des objections à partir de l’observation. Le « vecteur
épistémologique » ne fonctionne plus ici de la même manière que dans une science
expérimentale. Métaphore pour métaphore, disons que le rapport entre théorie et
empirie ressemble davantage, dans l’enquête sociologique, au fonctionnement d’un
ressort avec sa force de rappel : les « faits », de quelque manière qu’ils y soient
construits ont un droit particulier, celui d’en appeler contre le droit des théories à les
avoir construits ainsi plutôt qu’autrement. Dans une science sociale, l’enquête joue
ainsi un rôle théorique, celui d’un contre pouvoir, homologue du pouvoir théorique

Enquête, 3 | 1996
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qu’elle a pour fonction de contester : c’est elle seule qui peut exclure de l’univers des
théories empiriques celles à qui leur forme paradigmatique interdit de rencontrer les
besoins conjoints de l’observation et de l’interprétation. L’enquête c’est le nom que
porte dans une science historique le droit des constats empiriques à s’opposer, quel que
soit le principe théorique qui lui permette de s’exercer, à une théorie qui dispose de
moyens exorbitants ou, en tout cas, plus insidieux dans une science expérimentale, de
réduire les « faits » à des faits de langage.
51 Si cette propriété théorique de l’enquête, celle d’ouvrir au raisonnement l’espace de
l’objection et du contre-exemple, ne peut être entièrement définie théoriquement, c’est
que, dans une science sociale, elle n’est pas une propriété purement logique, comme
celle qui permet à Popper d’inscrire intégralement les conditions de la « réfutabilité »
dans la structure formelle de la théorie. L’enquête nous enseigne d’abord qu’il n’y a
jamais d’objection purement théorique (qui vaille argumentativement quelque chose) à
un langage théorique de description du monde historique. Comme langages théoriques
susceptibles de faire leurs preuves d’organisateurs de l’observation empirique, tous les
langages théoriques se valent – si, évidemment, on les compare à degré équivalent de
cohérence syntaxique et sémantique. C’est par une autre propriété qu’ils ne se valent
pas : certaines théories sont plus empiriques que d’autres parce qu’elles multiplient les
occasions et les risques de se voir contre-exemplifiées. La pertinence empirique d’une
théorie de science sociale n’est pas inscrite aussi lumineusement dans les
caractéristiques logiques de ses propositions théoriques que la pertinence
expérimentale, entièrement descriptible par la réfutabilité poppérienne des
« propositions universelles ». C’est précisément une preuve – par l’histoire de la
recherche –, qu’une théorie n’est pas morte comme théorie empirique que de
rencontrer dans la recherche actuelle, l’attestation que les contre-exemples qu’elle a
constitués contre elle continuent à stimuler l’observation historique à partir de cette
théorie. Pensons par exemple au marxisme comme théorie économique de l’histoire.
52 Il faut peut-être pour caractériser ce consentement involontaire des « bonnes »
théories historico-sociologiques au risque de leur autodestruction, recourir à un
passage à la limite. C’est l’exemple que nous fournit, quand on interroge sa signification
épistémologique, la perpétuelle renaissance de l’esprit du « positivisme » – où
s’inaugura, ne l’oublions quand même pas, l’esprit scientifique propre aux sciences de
l’homme, par opposition à la théologie et à la métaphysique. Si le positivisme est un
phénix, c’est que les occasions de renaître lui sont sans cesse fournies, dans les sciences
sociales, par les abus de théories impérialistes, tout aussi intuables, dont le langage
parvient toujours à exclure, fût-ce au nom de la science, le goût d’enquêter. Disons qu’il
y a des cas, quand une théorie à pour effet de rendre l’enquête impossible ou
inopérante, que tout est bon qui permet de comprendre à la fois les vertus empiriques de
l’enquête et le vice des théories qui éludent l’enquête. Autrement dit, il existe des
controverses d’interprétation où le chercheur légitimement exaspéré par la
contestation de son droit à la parole empirique finira par proclamer que le positivisme
représente son « point d’honneur » scientifique, celui sur lequel l’enquête ne transigera
pas.
53 Osons le dire, quitte à pousser un peu loin le bouchon : la réhabilitation des « petits
faits vrais », de leur valeur argumentative dans un raisonnement scientifique,
redevient légitime toutes les fois où une théorie a si bien réussi à rendre son langage
étranger à la possibilité qu’une observation puisse jamais objecter à son droit régalien

Enquête, 3 | 1996
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de désigner son empirie qu’elle s’est transformée en un pouvoir absolu : celui de


récuser par ses mots toute objection issue de l’enquête. Lorsque, dans les années
cinquante était follement débattue, entre Sartre et les intellectuels marxistes, à grand
renfort d’arguments théoriques, la question de fait : « Y a-t-il des camps de travail en
Union Soviétique ? », c’était aussi, en deçà de la morale et de la politique, une question
à laquelle la sociologie pouvait maintenir qu’on pouvait répondre par « oui ou non », si
certaines conditions d’enquête étaient acceptées par le pouvoir politique qui s’était
rendu maître absolu du langage théorique permettant d’en parler. Cas-limite d’une
théorie métaphysique et théologique, dira-t-on, capable de disqualifier tout langage qui
n’aboutirait pas à distinguer, dans les « faits » historiques, « ce qui naît et ce qui
meurt » – puisqu’il s’agissait en l’occurrence de la théorie hégéliano-stalinienne du
« sens de l’histoire ». Sans doute, mais n’oublions pas que bien des intellectuels et
même des chercheurs y ont cru comme à une théorie scientifique, trop assurés du
mépris que leur dignité leur imposait de porter à tout « positivisme ».
54 On ne présentera évidemment pas comme scientifiquement productif un tel dialogue
entre l’entêtement que met le positiviste à récuser toute théorie et une théorie devenue
folle jusqu’à nier obstinément toute possibilité de constat dressé dans un autre langage
que le sien. Le dialogue entre un positivisme protestataire et une théorie non
empirique ne se situe évidemment plus dans l’espace de l’enquête : c’est une polémique
où chacun des protagonistes est sorti du raisonnement sociologique par une extrémité
opposée du schéma I. Mais le positivisme du dernier recours, celui de la protestation
empirique, élevée au nom du droit de l’observation banale à refuser le déni
d’observation, c’est ce qui reste de l’esprit d’enquête quand celui-ci ne peut plus
protester que négativement contre une théorie qui a cessé d’être une théorie
empirique. Que le positivisme soit intuable dans l’histoire des sciences sociales révèle
quelque chose de l’esprit d’enquête mis en situation de catastrophe.
55 L’esprit d’enquête ne recommande à personne d’être « positiviste », mais la
protestation positiviste révèle per absurdum jusqu’où s’étend, au nom du droit à
l’enquête, le droit du chercheur à ne jamais laisser l’intempérance du théoricien
soustraire à l’enquêteur les moyens de laisser parler les contre-exemples, et cela quelle
que soit la théorie dont il doive s’aider pour leur faire parler le langage de l’objection.
L’enquêteur parlera toujours le langage des théories qui ne l’obligent pas à choisir
entre le suicide théorique et le sacrifice de l’empirie.

NOTES
1. Un pas de plus et l’on voit plaider, pour la « bonne cause » administrative, la valeur
méthodologique d’un codage aveugle, censé garantir l’imputation des informations brutes à des
catégories rodées contre tout risque de « biais », par l’application mécanique de consignes qui
ont été institutionnalisées et arrêtées une fois pour toutes. C’est, au contraire, comme on l’a vu à
l’occasion de la refonte par l’INSEE de catégories socioprofessionnelles vieillies (CSP) en une
nouvelle nomenclature (celle des PCS), toute une histoire de la stratification de la société
française, informée des derniers développements de la recherche sociologique, en particulier de

Enquête, 3 | 1996
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la sociologie de la culture, qui a permis d’adapter l’instrument technique de recensement à


l’amélioration des concepts descriptifs de la théorie des différenciations sociales (en France et
dans cette période). Cf. A. Desrosières, « Éléments pour l’histoire des nomenclatures
socioprofessionnelles », Pour une histoire de la statistique, Paris, INSEE, 1977, p. 155-232 ;
L. Thévenot, « Les catégories sociales en 1975 : l’extension du salariat », Économie et statistiques,
91, 1977, p. 3-31. La fixité d’une nomenclature garde un moment les avantages de l’homogénéité
pour la comparaison, dans le temps et l’espace, des résultats d’enquêtes successives. Mais le
fixisme des codes engendre toujours le substantialisme sociologique : une enquête, définie par
des hypothèses spécifiques, doit choisir ses découpages. L’optimum entre l’immobilisation des
codages aux fins de comparaison et leur particularisation aux besoins probatoires d’une enquête
n’est pas le même en toute enquête.
2. Au sens où la référence des énoncés scientifiques à cette « base empirique » a fait l’objet,
depuis Fries au moins (Neue oder anthropologische Kritik der Venunft, 1831), en tout cas depuis
l’empirisme logique de Neurath et Carnap jusqu’à Popper, d’un débat incessant sur ses
formulations et ses procédures au sein des théories de la vérification empirique. Pour qu’il y ait
enquête sociologique, il importe seulement qu’il y ait une « base empirique » de l’argumentation,
et qu’elle joue un rôle réglé par une méthode constante dans l’évaluation de la véridicité
assertorique des énoncés.
3. C. W. Mills, The Sociological Imagination, Oxford, Oxford University Press, 1959. En fait ce sont les
études « appliquées », banales ou conformistes en leurs résultats mais orgueilleusement
légitimées comme scientifiques par leur représentativité statistique et leur méthodologie
quantitative, que Mills prenait comme tête de Turc, en particulier les études sur l’armée
américaine pendant la Seconde Guerre mondiale réalisées par Samuel Stouffer. Dans son
décorticage des abdications scientifiques qu’impliquent symétriquement tant le « fétichisme du
concept » que « l’inhibition méthodologiste » (op. cit., p. 50), Mills, qui fut aux États-Unis un des
traducteurs de Weber et des relais de son épistémologie, n’entendait pas opposer stérilement le
vide grandiose de la théorie abstraite (que nous appelons ailleurs « majoration énonciative ») aux
exigences de la recherche empirique : l’enquête de terrain ou de documentation restait à ses yeux
le seul lieu où ancrer empiriquement les assertions scientifiques de la sociologie. Sous le nom
d’« empirisme », Mills visait, bien sûr, la dérive « naturaliste » qu’encourage le modelage
irréfléchi de l’abstraction scientifique par l’abstraction opératoire des machineries de recueil et de
traitement de l’information, c’est-à-dire cette forme d’empirisme qu’il appelait « empirisme
abstrait » (abstracted empiricism) et qu’il traitait comme une autre forme du bluff conceptuel.
4. W. Mills, op. cit., p. 50-75.
5. Pour illustrer la stérilité de ce dualisme machinal on pense trop vite à la France et à ses vieilles
ornières philosophiques, devenues des boulevards institutionnels qui ont tendu à désertifier les
chemins de traverse : l’affrontement entre la mesquinerie positiviste et l’orgueil du théoricien
retranché dans son système y possède en effet d’antiques lettres de noblesse universitaires,
aujourd’hui photocopiables à peu de frais. Mais d’autres contextes nationaux laisseraient
apparaître d’aussi abruptes ruptures de la communication scientifique dans l’organisation du
travail de la recherche sociologique : aux États-Unis par exemple, on ne rencontre pas une
tradition intellectuelle moins fragmentée. L’ignorance réciproque entre les sociologues férus de
méthodologies pures et dures et ceux des « départements » universitaires militants d’une
ethnométhodologie venue de la phénoménologie philosophique vaut bien, en son déni de
reconnaissance mutuelle, celle qui oppose en France nos clans combattants : cloisonnement
absolu des problématiques et des langages, citations réservées aux proches parents théoriques,
polémiques outrancières supposant toujours que l’adversaire se situe hors du champ de la
« vraie » sociologie. Un interactionniste notoire que je croisais à New York était sincèrement
stupéfait que je puisse, après avoir admiré sa démarche, envisager de me rendre à l’université de
Madison (Wisconsin), haut lieu des traitements mathématico-formels de données

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92

démographiques, pour m’y enquérir de leurs instruments d’enquête : pourquoi diable ! aller
« chez ces gens-là » ? mon accord avec le style de preuve interactionniste n’aurait-il été que de
pure courtoisie ? La cause de la sociologie devient vite la cause d’un parti sociologique dans un
pays qui ne connaît pas, dans ce rôle, les partis politiques sectaires.
6. À partir de la concentration de moyens que permet de rassembler une institution nationale
(comme le CNRS), ce programme donnait l’exemple, fort suivi depuis, d’une ambition de
recensement panoramique et géographique visant à décrire sociologiquement toute une tranche
d’histoire de la société française (Cahiers de l’observation du changement social, Paris, Éditions du
CNRS, 1982). Les douze volumes de comptes rendus font cohabiter, pour l’essentiel, des
méthodologies et des langages disparates qui ne se sont jamais rejoints dans une argumentation
d’ensemble, comme des équipes qui se sont surtout rencontrées par le truchement
organisationnel des directeurs de l’entreprise. Mais ils contiennent aussi – vertu de l’esprit
d’enquête qui sait faire flèche de tout bois… – quelques enquêtes bien venues, celles qui ont saisi
l’occasion de mettre ces moyens inespérés de recherche au service de questions qu’elles auraient
aussi bien logées dans n’importe quel autre financement de programme : vertu des crédits
publics…
7. Sur cette affirmation, qui rencontre évidemment l’opposition séculaire de tous les
naturalismes pour qui un langage formalisé ou une description statistique sont censés pouvoir
faire directement assertion sur le monde historique, comme c’est le cas des assertions de la
physique mathématique par exemple, voir une argumentation plus développée dans J.-
C. Passeron, Le Raisonnement sociologique : l’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris,
Nathan, 1991, en particulier p. 154-160 et p. 373-375.
8. Pour seul exemple, à propos d’une « variable lourde » dont le codage avait fait longtemps ses
preuves dans les questionnaires en sociologie de la culture (celle du « niveau de diplôme » ou du
nombre d’années d’études), la particularité d’un échantillon hautement diplômé des visiteurs
d’un musée a fourni l’opportunité de coder séparément, au-delà du baccalauréat, et de maintenir
séparés dans tous les croisements statistiques, les sujets ayant fait des études supérieures
moyennes (jusqu’à Bac + 4) et les sujets ayant fait des études supérieures longues (plus de quatre
ans après le Bac) souvent confondus, à cause de leur faible fréquence relative, dans les enquêtes
sur les comportements culturels de la population française. Le traitement des données a alors
révélé toute une série de croisements où cette variable d’éducation fonctionnait
« paradoxalement » : c’était les sujets ayant fait des études supérieures de moyenne longueur qui
consacraient (au vu de l’observation et non du questionnaire) le plus de temps à la visite du
musée, suivis par les sujets les plus faiblement diplômés (au-dessous du bac) et enfin par les
sujets les plus hautement diplômés (4 ans et plus après le bac). Cette structure 2-1-3 de la relation
entre niveau d’études et comportement culturel se trouvait attestée sur toute une série
d’indicateurs, tandis que la structure 3-2-1 commandait d’autres croisements où l’allongement de
la durée d’études faisait croître régulièrement l’intensité ou la fréquence d’un comportement. On
voit que, lorsque le codage qui permet ce constat comparatif est praticable, la comparaison
systématique entre les comportements qui obéissent à la « relation paradoxale » et ceux qui
obéissent à la « relation classique » permet de préciser l’interprétation de ces deux catégories de
comportement culturel : J.-C. Passeron, E. Pedler, Le temps donné aux tableaux, Marseille, IMEREC,
1991 ; cf. en particulier p. 37-39, 72-79.
9. Au sens qu’a magistralement et minutieusement décrit Marcel Maget (plus proche des
problèmes quotidiens de l’observateur de terrain que Marcel Mauss dans son Manuel
d’ethnographie, cours publié en 1947 par Denise Paulme, Paris, Payot, rep. 1967, 1971) : M. Maget,
Guide pour l’étude directe des comportements culturels, Paris, Éditions du CNRS, 1962.
10. L’usage du questionnaire suppose que le sociologue soit devenu familier des travaux et
résultats des enquêtes de « méthodologie critique » qui ont permis de tester (par la réitération de
questionnaires sur échantillons « appariés » précisément) l’effet de toutes sortes de variations

Enquête, 3 | 1996
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dans la forme du questionnement. On trouvera nombre de ces résultats techniques dans des
revues spécialisées sur le domaine, par exemple Public Opinion Quaterly, dont la lecture n’est
finalement point trop désespérante sur la vertu informative des questionnaires.
11. Sur cette distinction qui montre que la vertu probatoire de la description statistique
n’enferme pas la méthode quantitative dans l’espace étroit des échantillonnages
« représentatifs », cf. J. Desabie, Théorie et pratique des sondages, Paris, Dunod, 1966, chapitre
premier.
12. M. Volle, Analyse des données, Paris, Economica, 1981, p. 15. Pour tout ce qui est appelé ici le
sens intrinsèquement méthodologique des opérations statistiques – qu’il faut effectivement
maîtriser au moins en leurs principes opératoires si on veut les faire communiquer
assertoriquement avec le sens d’opérations descriptives d’une autre nature (anthropologiques,
historiques, etc.) – on trouvera un exposé didactiquement lumineux dans un autre ouvrage de cet
auteur Le métier de statisticien, Paris, Hachette, 1980. Un sociologue qui se refuserait à ce minimum
de maîtrise statistique devrait alors s’interdire de jamais invoquer de chiffres, ne serait-ce que la
plus simple moyenne et donc la règle de trois, et même le langage des « quantificateurs vagues »
(« souvent », « parfois », « jamais », « toujours ») où elle est implicitement présente.
13. Le principe sur lequel est construit le schéma I est celui que commentait un chapitre du
Raisonnement sociologique (« Ce que dit un tableau et ce qu’on en dit », p. 111-133) : « Une
énonciation statistique devient ipso facto (même à son insu) une énonciation sociologique dès
qu’elle entreprend d’affirmer ou de nier quelque chose à propos du monde historique » (p. 115).
En outre, le schéma I essaie de représenter aussi, par ses cheminements réciprocables entre la
technique d’enquête et le raisonnement sociologique, le rôle que joue celui-ci dans le choix entre
les différentes opérations statistiques possibles en chaque moment du traitement des données.
14. « L’expression même « d’analyse des données » est mal choisie : il vaudrait mieux dire
quelque chose comme « synthèse des résultats », car ce dont elle part n’est pas un « donné »
naturel, mais un résultat construit par l’application de la grille conceptuelle et aussi par les
techniques que comporte un instrument statistique (vérification, extrapolation, redressement,
etc.). On opère sur ce résultat une opération de synthèse (puisqu’on le résume en un petit
nombre d’indications bien choisies) plutôt que d’analyse. », M. Volle, L’analyse des données, p. 14.
15. Jacques Bertin a précisément conçu sa théorie de la Graphique pour mettre à la disposition du
chercheur un instrument, jusque-là maladroitement utilisé dans la cartographie, permettant de
visualiser relations, structures et espaces. La sémiologie rigoureuse qu’il a donnée d’une
grammaire monosémique de la figuration dans les deux dimensions du plan non seulement
facilite la communication des résultats au lecteur, mais elle fournit un instrument d’analyse pour
rechercher et extraire des relations qui autrement resteraient invisibles au sein d’un corpus
complexe. Cf. J. Bertin, Sémiologie graphique : les diagrammes, les réseaux, les cartes, Paris, Gauthier-
Villars, 1967.
16. Et, bien sûr, même dans les assertions des sciences nomologiques : comprendre l’universalité
d’une loi, c’est comprendre un mode spécifique de l’assertion. Sur l’unité de la « compréhension
rationnelle » et la diversité des argumentations scientifiques, cf. J.-C. Passeron, « Normes sociales
et normes méthodologiques : à propos des styles d’intelligibilité dans les sciences sociales »,
Revue européenne des sciences sociales, 104, 1996, p. 11-55.
17. Cf., dans ce numéro, G. Lenclud, « La mesure de l’excès », p. 11-30.
18. Cf., dans ce numéro, F.-A. Isambert, « L’interprétation, source de la compréhension chez Max
Weber », p. 129-151.
19. Cf., dans ce numéro, O. Guyotjeannin, « De la surinterprétation des sources diplomatiques
médiévales », p. 153-162.
20. Cf. L. Goldman, Le dieu caché, Paris, Gallimard, 1970, ou Pour une sociologie du roman, Paris,
Gallimard, 1973.
21. Cf., dans ce numéro J.-P. Olivier de Sardan, « La violence faite aux données », p. 31-59.

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22. Voir dans ce même numéro p. 47.


23. Cf. dans ce numéro, P. Veyne, « L’interprétation et l’interprète », p. 241-272, et « Propagande,
expression, roi, image, idole, oracle », L’Homme, XXX (2), 1990, p. 7-26.
24. C’est le terme qu’emploie Panofsky pour définir l’exploration des « valeurs symboliques »
d’une peinture qui ne se révèle que lorsqu’on met en rapport sa description iconographique avec
la connaissance des contextes et des antécédents de l’œuvre : biographie, période, classe, culture,
histoire des idées, des genres, etc.
25. E. Panofsky, Meaning in the Visual Arts, New York, Doubleday, 1955 ; la traduction française de
l’introduction à ce volume figure in Essais d’iconologic, Paris, Gallimard, 1967. Sur les niveaux
d’interprétation des œuvres proposés par Panofsky, cf. p. 25-31.
26. P. Veyne, Le quotidien et l’intéressant, Paris, Les Belles Lettres, 1996, p. 169-180.

RÉSUMÉS
L'article poursuit l'analyse méthodologique et épistémologique des actes d'une enquête
sociologique de type quantitatif, dont le début a été publié dans le numéro 1 de la revue. Les
opérations de codage de l'information recueillie par un questionnaire, de son traitement
statistique, de la synthèse des résultats et de l'écriture sociologique sont ici examinées dans leurs
implications sémantiques et leur signification argumentative. Le raisonnement sociologique qui
opère sur des données chiffrées est décrit dans sa différence avec le raisonnement technique du
statisticien, lequel ne fait pas intervenir directement dans ses calculs le sens empirique de ses
assertions sur le monde. L'interprétation du sens culturel des actions soumises à la mesure
caractérise, tout au long de l'enquête, les décisions spécifiques que prend le sociologue dans son
usage des méthodes quantitatives. Le débat sur la « surinterprétation » des données empiriques
par la théorie conduit ainsi à mieux marquer le rôle de l'esprit d'enquête dans la définition du
caractère scientifique de la sociologie.

The article continues a methodological and epistemological analysis of the different stages of a
sociological inquiry of the quantitative type; the first part was published in Enquête 1. The various
operations by which the information received via a questionnaire is coded, then treated
statistically, the synthesis of the results thus obtained and their sociological aspects are all
examined here for their semantic implications and the importance of the arguments they
represent. The sociological reasoning governing the statistical data is described insofar as it
differs from the technical reasoning of a statistician who does not bring the empirical sense of
his assertions and claims about the world directly into play when making his calculations. All the
information submitted to the inquiry is subjected to a culture-based interpretation : this is what
characterises the specific decisions taken by the sociologist when applying quantitative methods.
The debate on “overinterpretation” of empirical data by too much theorising thus serves to
underline the role of the spirit of inquiry in the definition of sociology as a science.

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Travaux

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L’interprétation, source de la
compréhension chez Max Weber
Interpretation, source of understanding in Max Weber’s writings

François-André Isambert

1 On a relu cent fois, sans s’y arrêter, ce début d’Économie et société, définissant la
sociologie comme une science qui cherche à « comprendre en interprétant » (deutend
verstehen1) la vie sociale. Habitués que nous sommes à lier interprétation et
compréhension, nous ne remarquons même plus deutend qui nous paraît redondant. Et
pourtant, Weber insiste si souvent dans son œuvre sur l’interprétation qu’une
négligence de style est ici exclue. Ainsi, dans sa Verstehende Soziologie (1913), première
esquisse du chapitre initial d’Économie et société, on trouve, dès la première page, que
« ce qui n’appartient qu’au comportement humain, c’est l’ensemble des connexions et
des régularités dont le déroulement est interprétable de manière compréhensible ». Et un
peu plus loin, Weber se réfère à la « compréhension (Verstandnis) conquise par l’
interprétation2 ».
2 On peut dès lors se demander si le participe deutend spécifie la notion de verstehen qui,
sans autre précision, s’étendrait depuis l’intuition affective jusqu’à la compréhension
intellectuelle (Verstand désigne chez Kant l’entendement). On ferait alors fausse route,
car Weber emploie le mot « interprétation » dans au moins autant de sens que
« compréhension ». Et pourtant, le besoin d’une telle notion est chez lui constant. D’une
part, il ne peut concevoir une compréhension en quelque sorte offerte à la pensée : il
faut que cette compréhension soit le résultat d’une démarche active, d’un travail
intellectuel. D’autre part, elle permet de situer Weber dans la « querelle des méthodes »
(Methodenstreit), où règne la plus grande confusion concernant les critères de
différenciation dans une échelle de sciences allant depuis les plus empiriques des
sciences de la nature jusqu’à l’histoire qui occupe le pôle opposé. De toute manière,
l’interprétation se glisse comme une médiation nécessaire entre le sujet comprenant et
l’objet compris. Cette discussion, en faisant l’inventaire des acceptions du terme
« interprétation », permet en même temps de débrouiller cet écheveau et d’éviter
quelques équivoques.

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3 Weber veut préciser une démarche originale pour ce qu’il appelle « sciences de la
culture » sans pour autant renoncer à l’idéal d’objectivité. Bien que cet idéal ne soit pas
toujours atteint dans une compréhension qui reste le plus souvent approximative, il peut
être approché d’un côté par une saisie empirique sur laquelle vient se greffer
l’interprétation, de l’autre par l’introduction de la rationalité au sein même de
l’interprétation. Mais, une fois effectué ce rappel des exigences fondamentales du
wébérianisme, le principal reste à faire, à savoir débrouiller la manière dont Weber
répond à ces exigences à première vue contradictoires. Sa démarche étant d’abord
hésitante et son élaboration conceptuelle progressive, nous ne pourrons nous aussi
procéder que par approximations successives. Dans cette progression, l’étude sur
Roscher et Knies3 occupe la première place, non seulement dans le temps mais encore
par la minutie avec laquelle Weber y distingue les diverses sortes d’interprétation et
leur rôle possible dans la connaissance.

L’interprétation dans les sciences humaines


Roscher et l’interprétation historique

4 « Roscher und Knies » fut le premier travail de critique méthodologique et théorique de


Weber. Les deux dates de 1903 et 1906 qui situent la publication des deux parties de
l’ouvrage, finalement inachevé, illustrent la peine qu’eut Weber, au sortir de sa grande
crise, pour mener à bien cette œuvre qui fixait sa position dans l’univers intellectuel de
l’époque.
5 Publiée avec une multitude de notes additionnelles, elle marque la difficulté qu’eut
Weber à se dégager des alternatives créées par le débat dont les sciences sociales
étaient le théâtre4. C’est beaucoup plus aisément qu’en 1904 il fit paraître un manifeste
sur l’objectivité dans ces sciences, destiné à donner son orientation épistémologique à
l’Archiv für Sozialwissenschaft, et où il développait en toute liberté sa conception de la
démarche historico-sociologique. Des piliers incontournables de la « méthode
historique » en économie sociale, Roscher, Knies et Hildebrand, il ne retient que les
deux premiers5 et fait une place toute particulière à Roscher, pionnier de la méthode
historique en science économique.
6 Une première distinction lui est fournie par Roscher qui dissocie de la
conceptualisation classique une forme de connaissance qui constitue une première
esquisse de l’interprétation : Roscher oppose deux manières de traiter scientifiquement
le réel, qu’il désigne comme « philosophique » et « historique » : d’un côté la saisie
conceptuelle dans la voie de l’abstraction généralisante en éliminant les « accidents » du
réel, de l’autre la restitution du réel en le décrivant dans sa réalité intégrale 6.
7 Le caractère abstrait de la démarche généralisante est trop évident pour qu’on
s’appesantisse sur la critique qu’en fait Weber. Ce qui nous intéresse, c’est le réalisme
individualisant dont, après Rickert, il fait son profit. Or, sur ce point, la pensée de
Roscher conduit à une conception qui va beaucoup plus loin qu’une simple description
puisqu’il s’agit de « la connaissance de ces composantes de la réalité qui, pour nous,
dans leur singularité individuelle et, eu égard à celle-ci, sont essentielles 7 ». Weber
pénètre là dans le redoutable problème du concept d’individualité, que Roscher n’avait
pas craint d’aborder. Une première entrée serait celle des relations universelles qui
peuvent s’incarner dans un « individu » (être, chose ou ensemble – un peuple par

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exemple – doué d’une identité propre), considéré alors comme une combinaison de
prédicats génériques. Mais, au générique s’oppose le spécifique qui se caractérise par la
différenciation, atteignant son stade ultime dans l’individu. Ces relations sont capitales
pour en arriver au « concept de chose individuelle8 ». Weber éprouve le besoin de
préciser que l’usage ayant rendu cette alliance de termes insolite, il faut s’obliger à
entendre par « concept » tout élément logique ayant pour but la « connaissance de
l’essentiel » : il en donne comme exemple la personne même de Bismarck 9. À ce niveau,
il rencontre un axiome auquel il s’attachera constamment, à savoir qu’il n’y a de réalité
qu’individuelle : c’est la seconde entrée dans la notion de concept individuel.
8 Sur ce point, Weber, comme Roscher, ne pouvait que rencontrer le « concept » entendu
au sens hégélien10. L’attitude ambiguë que Weber reproche à Roscher à l’égard de Hegel
tient au fait que, selon lui, Roscher n’a pas exactement évalué le rapport entre la
conceptualisation dans les sciences génériques et ce qu’elle devient dans la démarche
historique, d’où le hiatus irrationalis11 qu’il est amené à creuser entre concept et réalité.
Weber serait plus proche de Hegel, à ceci près qu’il ne pense pas que la
conceptualisation du réel puisse aller jusqu’à sa déductibilité. Par ses réquisits
implicites, Weber esquisse donc un cheminement de pensée qu’il ne nomme pas encore,
mais qui conduit à la compréhension de l’individualité.
9 Or le critère de différenciation entre sciences génériques ou nomologiques et sciences
de l’individuel croise celui qui sépare sciences de la nature et sciences humaines d’une
manière qui fait confondre facilement les deux paires en une seule et même
dichotomie. Weber fait remarquer12 que la formulation exacte de cette dichotomie,
fournie par Dilthey et Simmel, avait auparavant été « esquissée » par Windelband, puis
précisée par Rickert. Ce sera pour lui l’occasion de marquer à la fois son accord
approximatif et provisoire avec des oppositions comme « sciences de la nature et
sciences de l’esprit » ou « sciences nomologiques et sciences historiques 13 » et, en même
temps, son adhésion, plus spécifique, à la position de Rickert, qui fait de l’individualité
de leur objet le propre des sciences historiques. Weber se verra obligé de revenir sur la
diversité des critères utilisés par les divers auteurs et sur leur validité respective. De
toute manière, Weber tient pour essentiel que « le cours de l’action humaine et de
l’expression humaine est chaque fois accessible à une interprétation comportant un sens
[sinnvollen Deutung]14 ». Et Weber insiste sur le fait que c’est cette interprétation qui fait
des sciences humaines un « groupe particulier ». Dès l’abord il présente l’interprétation
comme recherche d’un sens, propriété que seule l’activité humaine possède. Mais il ne
peut en rester là. Il recourt à Knies et à toute la mouvance irrationaliste pour trouver
un nouveau point d’appui qui va être en même temps un repoussoir.

Knies et la subjectivité

10 Knies, le deuxième pilier de l’« école historique », avait publié en 1853 Die politische
Œkonomie vom Standpunkt der geschichtlichen Methode. Pour lui, les lois de la nature
soumettent celle-ci au déterminisme, et il en est de même des lois économiques. Face à
cela, l’action humaine affirme sa liberté, ce en quoi, selon Knies, elle est irrationnelle 15.
Par là, on fait entendre qu’elle ne peut être expliquée et échappe à la causalité.
Retombe-t-on alors sur l’idée de « créativité » introduite par Wundt au sujet de la
« synthèse créatrice » que la personnalité induirait dans les états de conscience ?

Enquête, 3 | 1996
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Weber discute longuement cette notion et n’a pas de mal à mettre en évidence ses
contradictions.
11 L’idée forte sur laquelle il s’appuie, c’est le fait que les comportements humains
présentent une prévisibilité au moins aussi forte – et parfois plus – que les phénomènes
de la nature. L’exemple qu’il fournit mérite d’entrer dans la collection des images
philosophiques célèbres.
« Lorsque la tempête a arraché un bloc d’une paroi rocheuse et l’a fait éclater en
nombreux débris éparpillés au sol [...] en combien de morceaux de quelles formes,
le bloc a éclaté et comment, dans leur éparpillement, ils gisent regroupés [...] cela,
notre savoir nomologique ne le comprend que comme n’entrant pas en
contradiction directe avec lui. En revanche, une “régression” causale réelle ne
serait pas seulement tout à fait impossible par suite du caractère incalculable de cet
aspect du phénomène [...] mais aussi, indépendamment de cela, cette recherche
causale serait sans objet16. »
12 Une telle indétermination contraste avec la prévisibilité attendue des actions
humaines : celle d’un commandement militaire, d’une peine judiciaire, d’une
expression dans nos relations avec autrui et dont on peut prévoir l’effet dans une
situation donnée. En somme, Weber conçoit les phénomènes naturels comme une
poussière de petits faits insignifiants que seul notre esprit rassemble pour en faire des
objets en mouvement. L’essentiel des faits massifs n’est donc pas d’être soumis à la loi
des grands nombres, mais de retenir notre attention, ce qui peut être le cas du
regroupement de phénomènes élémentaires. Mais l’attention du savant peut aussi se
porter sur d’autres types de faits. Par exemple, en biologie, un concept comme celui
d’« adaptation », non répétitif mais soumis à la phylogenèse, échappe de ce fait aux
explications de type nomologique et doit être soumis à exégèse 17. Il en sera de même
pour les faits qu’étudient les sciences sociales. Ces faits sont choisis « dans l’infinité
dépourvue de sens du devenir universel18 ».
13 Or, sur cette voie, on rencontre la position de tous ceux pour qui, avec Knies, le sens est
strictement subjectif et totalement étranger aux catégories de l’explication objective.
Ainsi, pour Münsterberg, la connaissance par interprétation va-t-elle être une
connaissance « subjectivante » (subjektivierende19), c’est-à-dire non seulement une vue
subjective mais une démarche qui nous conduit à une appréhension subjective des
choses. Weber n’interdit pas d’employer « interprétation » dans ce sens, mais il s’élève
contre la prétention de Münsterberg d’exclure cette voie pour les sciences qui visent
par ailleurs l’objectivité et de dresser l’une contre l’autre « sciences subjectivantes » et
« sciences objectivantes ». L’histoire la plus attachée à l’objectivité peut avoir recours à
l’intuition concrète (Veranschaulichung20) pour communiquer une expérience
affectivement vécue (Gefühlserlebnis) ou le caractère global d’une culture.
14 On ne doit jamais oublier que, d’un point de vue scientifique, l’interprétation est avant
tout explicative et répond à une « exigence de causalité » (kausales Bedürfnis). Le
comportement humain se prête particulièrement à l’interprétation de deux manières
distinctes, quoique très proches l’une de l’autre. Cela peut consister à
« déterminer l’objectif [d’un acte] et cela pas seulement en tant que “possible” au
sens où il s’agirait de le rendre “conceptuellement” compatible avec notre savoir
nomologique, mais de le “comprendre” c’est-à-dire de trouver un “motif” concret,
“intérieur”, “susceptible d’être revécu” (nacherlebbares) ou un ensemble de motifs 21
».

Enquête, 3 | 1996
100

15 Ainsi interprétable, le comportement humain est moins irrationnel qu’un fait naturel
singulier, car il y a davantage dans cette interprétation que dans la simple prévision
inductive (au cas où un fait n’est pas directement compréhensible, nous nous rabattons
sur les lois de la psychologie et surtout de la psychopathologie 22). Ou bien, nous plaçant
sur un plan logique, nous pouvons insister sur la différence par rapport à la simple
observation des régularités naturelles. « Nous demandons à l’interprétation le “sens”
de l’action23. » Celui-ci ne nous est pas donné par une observation empirique des lois du
comportement, qui ne nous dévoile pas le « pourquoi » (warum 24) de la constance des
réactions observées. Même si nous ne savons pas ce que signifie le « sens », nous savons
qu’il réside dans ce « pourquoi » qui comble un vide de la connaissance.
16 Ce qu’on peut appeler « interprétation rationnelle » (rationale Deutung 25) touche de près
à la précédente. Elle repose sur l’hypothèse selon laquelle l’action à expliquer a été
pensée comme un rapport de moyens à fins. Hypothèse correspondant parfois à la
réalité, mais pouvant aussi consister à donner un sens clair et simplifié à une conduite
dont la motivation pouvait être obscure et complexe. En ce cas, l’interprétation est une
véritable construction, résultat d’une rationalisation a posteriori, l’édification d’une sorte
de « modèle » qui permet de trouver un fil conducteur dans une suite d’événements
obscurément orientés vers une fin et sans lequel on ne rencontrerait qu’absurdité. Ce
genre de modèle va resurgir lorsque nous évoquerons les « types idéaux ».
17 Enfin – et c’est là qu’on trouve le point de vue le plus originalement wébérien – c’est
encore une forme d’interprétation, celle que nous nommerons « exégèse axiologique »
ou, plus littéralement « interprétation qui relie aux valeurs » (wertbeziehende
Interpretation26). Processus complexe, nettement distinct de toutes les autres formes
d’interprétation, elle joint, comme nous aurons l’occasion de le voir de plus près,
l’intuition des valeurs et l’objectivité des constats ; elle possède une fonction essentielle
dans le choix de l’objet d’étude en évaluant ce qui vaut la peine d’être étudié.

Médiations
Concepts

18 Le concept est l’objet lui-même en tant qu’il est conçu. L’importance de cette maxime a
été soulignée dans le cas du concept d’un objet historique. Nous sommes bien obligés,
après un premier tour d’horizon, d’avouer que cette maxime est seulement normative.
Le concept, même s’il fournit l’essentiel de l’objet, ne peut donner qu’une
approximation dont sont exclues toutes les particularités de l’objet concret. Il est, nous
l’avons vu, des interprétations purement affectives. Les interprétations intellectuelles,
les seules qui intéressent directement la science, sont obligées d’avoir recours aux
concepts qui, pour autant qu’ils gardent une distance – si faible soit-elle – avec l’objet,
n’en constituent pas moins une étape intermédiaire, médiation obligée dans une vision
indéfinie du concret. Mais, inversement, le concept, si imparfait soit-il, contribue à
constituer l’objet dans une vision du monde qui, comme celle de Weber, rencontre le
réel comme une poussière amorphe au sein de laquelle notre pensée a aggloméré des
formes.
19 La tradition aristotélicienne accorde au concept une nature générique 27. En
introduisant la notion de type idéal, Weber voit plus large. Il est faux, comme on le fait
parfois, d’opposer « concept générique » et « type idéal », même si Weber nous donne

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un mode de construction du type idéal qui n’a apparemment rien de générique et


s’apparenterait plutôt à la caricature ou à la « stylisation ». C’est en accentuant un ou
plusieurs traits de l’objet et non en sélectionnant les traits communs à un genre qu’on
campe en général un type idéal (et on voit déjà ici comment la valeur peut intervenir).
Mais ce croquis peut aussi bien être celui d’un individu (comme Bismark) que celui d’un
genre comme celui d’artisanat28. Seulement, il n’est pas dit que les traits retenus pour
notre tableau de l’artisanat s’obtiendront par superposition de tous les artisans
possibles. C’est en retenant les traits les plus significatifs à nos yeux que nous faisons
habituellement notre tri. Si les traits retenus sont ceux qui sont communs au plus
grand nombre d’artisans, notre type idéal coïncidera avec le type générique. Mais le
plus souvent, notre choix sera guidé par une idée de valeur.
20 Toutefois, si Weber utilise l’expression « type idéal » avec une grande souplesse, en
admettant sous ce nom tout « tableau de pensée » (Gedankenbild) pourvu qu’il présente
une unité, tout en sachant qu’il s’écarte des données empiriques et représente une
« utopie29 », sa préoccupation constante est double : d’une part donner au type idéal un
caractère « génétique », c’est-à-dire pouvoir construire sur cette idée de base un édifice
suffisamment riche, d’autre part identifier les relations causales ou finales, de
ressemblance ou de différence, entre le type idéal et l’objet empirique auquel il se
réfère. Cette double préoccupation fait du type idéal le médiateur par excellence de
l’interprétation. Certes, le type idéal est une conception et non un jugement – et toute
interprétation comporte un jugement – mais chaque élément d’un jugement, sujet
comme prédicat, peut être idéaltypique, de même que la totalité du système tissé entre
ces éléments. L’interprétation scientifique proprement dite consiste en de multiples
essais comprenant la conception des types idéaux, puis la tentative de jugement (par
exemple de causalité) qui lie ces types entre eux, puis la confrontation avec les données
empiriques pertinemment choisies, enfin l’acceptation ou le rejet de l’hypothèse.
21 Apparentés aux types idéaux sont les « points » (Gesichtspunkten 30), tel que le point de
vue économique dans l’analyse sociologique. Comme le type idéal il choisit certains
traits pour les mettre en relief, mais c’est tout un pan de la vie sociale qui est alors
privilégié. L’« interprétation économique de la réalité » (die ökonomische Deutung der
Wirklichkeit31) est très exactement un point de vue déterminé sur les faits sociaux.
« Libérés de la croyance surannée selon laquelle l’ensemble des phénomènes
culturels peut être déduit, comme produit ou comme fonction, de constellations
d’intérêts matériels, nous croyons pour notre part qu’une analyse des phénomènes
sociaux et des processus culturels menée du point de vue spécifique de leur
conditionnement et de leur portée économiques a constitué un principe
scientifique d’une créativité féconde et que son emploi prudent et libre de préjugés
dogmatiques le reste encore dans l’avenir. Ce qu’on appelle la “conception
matérialiste de l’histoire” comme “vision du monde” ou comme dénominateur
commun de l’explication causale de la réalité historique étant à rejeter de la
manière la plus nette il ne reste que le souci d’une interprétation économique de
l’histoire (ökonomischen Geschichtsinterpretation) est un des buts essentiels de notre
revue32. »
22 Pourvu qu’on réduise les réserves de Weber à l’égard du marxisme à leurs justes
proportions33, le passage cité est à retenir. En effet, on y trouve la distinction entre un
économisme dogmatique et global et une interprétation économique qui ne vise pas à
être autre chose qu’un éclairage particulier sur l’histoire sociale. Cette interprétation
« particulière » est féconde, sans pour autant barrer la route à des interprétations
fournissant des éclairages différents. C’est ce que Weber était en train de pratiquer au

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moment où il écrivait ces lignes34, en réfléchissant sur les rapports entre vie
économique et religions. L’« esprit du capitalisme » est éclairé par l’éthique
protestante, alors que la religiosité propre à telle ou telle couche sociale est éclairée par
sa situation économique.

Valeurs

23 Précisant la notion de « point de vue », Weber y voit le résultat d’une appréciation


impliquant des valeurs.
« Toute connaissance de la réalité culturelle se présente toujours comme une
connaissance acquise d’un point de vue spécifique particulier. Lorsque nous
exigeons de l’historien et du sociologue comme condition élémentaire qu’ils
puissent distinguer ce qui est important et ce qui est sans importance et que, pour
cette distinction, il possède le “point de vue historique” requis, cela veut dire
seulement qu’il doit comprendre comment installer les processus de la réalité –
consciemment ou inconsciemment – sur le plan des “valeurs culturelles”
universelles et, d’après cela, établir des relations qui soient pour nous
interprétables35. »
24 Il ne faut pas confondre, comme on l’a vu plus haut, l’interprétation subjective-
affective (subjektive getfühlmäszige) et l’« interprétation liée aux valeurs »
(wertbeziehende Interpretation). Expression curieuse à première vue, l’interprétation
relevant apparemment du seul domaine de la connaissance et non de la valeur. Mais
cette interprétation ne peut éviter d’avoir à connaître d’« objets historiques »
axiologiquement qualifiés. Weber va longuement développer cette proposition dans ses
« Études critiques36 ». Il y discute en effet avec déférence l’ouvrage d’Edward Meyer, Zur
Theorie und Methodik der Geschichte. Il se montre d’accord sur l’essentiel de la méthode et
sur son retour à l’individu. Mais Meyer va plus loin. Au sein de la réalité, c’est ce qui est
effectif (wirksam) qui doit être retenu, c’est-à-dire ce qui possède une importance
causale, une efficience. Mais aux yeux de Weber, ce critère n’est pas absolument décisif.
Si un choix est encore nécessaire, il se fera au nom de l’« intérêt historique »,
expression qui demande à être élucidée.
25 Weber prend et retourne dans tous les sens le cas des lettres de Goethe à Madame de
Stein37. Ces lettres semblent avoir exercé sur Weber une véritable fascination,
représentant le type le plus pur de ce que l’historien sociologue peut se donner comme
objet valable en dehors de toute considération d’action causale sur le devenir des choses.
On aurait attendu qu’il en fasse lui-même l’analyse textuelle. Il nous donne en fait un
texte long et embrouillé, mais où il creuse autant qu’il est possible la ligne-frontière
entre la connaissance et la valeur. On « interprétera » ces lettres comme une
expression des sentiments éprouvés par Goethe au cours de cette période de sa vie. Il
en émerge alors plusieurs couches de sens possibles.
26 On peut tout d’abord les voir comme des chaînons dans le développement de la
personnalité de Goethe. L’alliance de la passion et de l’ascétisme dont elles témoignent
a sans doute influé sur la production littéraire ultérieure de leur auteur et peut leur
conférer à ce titre la qualité d’« historiques ». Mais, ajoute Weber, même si on supposait
que ces lettres n’eussent pas laissé de trace dans l’œuvre postérieure de Goethe, elles
pourraient apporter quelque chose d’essentiel sur Goethe, en nous dévoilant un peu de
la conduite de sa vie et contribueraient alors à l’explication de son personnage
historique. Supposons ensuite qu’au lieu de dévoiler la personnalité originale de

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l’homme-Goethe, elles campent un type caractéristique de son milieu, de sa nation, ou


de son époque. Ce type pourrait avoir encore une fonction explicative, dans la mesure
où les individus sont influencés par le « type social » qui sert d’idéal et de modèle à leur
société et leur milieu, ou encore parce que certaines conditions sociales provoquent
généralement ce type de conduite. On pourrait enfin concevoir que rien de tout cela ne
puisse nous retenir et que seule puisse nous attirer la connaissance pure, du fait de
notre spécialité (par exemple la psychiatrie) ou de notre désir de connaître, encouragé
par la conviction vague que toutes les connaissances finissent par converger.
27 Dans tous ces cas, et de moins en moins à mesure que nous avancions, les fameuses
lettres ne nous auraient servi à expliquer quelque phénomène que ce soit. C’est même,
jusqu’à un certain point en ce sens qu’elles sont, pour nous, « significatives ». Mais plus
leur utilité est mise en question, plus se dessine en filigrane quelque chose
d’irréductible38 :
« Le contenu de ces lettres, pour autant que nous ne regardons pas vers quelque
particularité externe ne résidant pas dans l’espace délimité des “traits significatifs”
en eux-mêmes, est pour nous, dans son unicité, un objet d’estimation et il en irait
encore ainsi même si nous ne connaissions absolument rien de leur auteur 39. »
28 Tous ces degrés de « significativité » sont dépassés par le plus haut d’entre eux. Ces
expériences peuvent « être significatives » pour nous, et pas seulement comme
« causes » ou comme « moyens de connaissance ». Notre intérêt est double : d’une part
nous nous attachons à ce que l’objet a d’unique en lui-même, d’autre part celui-ci
donne lieu à réflexion et méditation. Mais cette bipartition ne doit pas être confondue
avec une autre que le lecteur a du mal à dégager parce que plusieurs bifurcations
secondaires s’enchaînent dans les pages qui suivent.
29 Une fois mentionnée la distinction entre l’attention pour l’objet lui-même et le même
objet comme source de méditation, vient la distinction majeure :
« Cette “exégèse” ou, comme on dit, cette “interprétation” peut maintenant
emprunter de fait deux directions nettement séparées logiquement, mais presque
toujours confondues. Elle peut être et deviendra en premier lieu une “exégèse
axiologique” (Wertinterpretation), c’est-à-dire qu’elle peut nous apprendre à
“comprendre” la teneur spirituelle (geistigen Gehalt) de cette correspondance et, en
même temps, à déployer et élever vers la lumière d’une évaluation distincte ce que
nous “ressentons” de manière obscure et confuse40. »
Vient alors l’énoncé de la « direction », à ne pas confondre avec celle-là. Une telle
interprétation
« n’est, à cette fin, d’aucune manière forcée elle-même de produire un jugement de
valeur ni de le suggérer [...]. À l’égard du comportement de Goethe et de Madame de
Stein, le moderne et détestable censeur des choses du sexe (Sexualbanause) comme
aussi le moraliste catholique, même s’ils se montrent d’abord “compréhensifs”,
auront pour attitude essentielle de s’en détourner. »
30 Ainsi est mise en place une opposition qu’on retrouve à diverses reprises avec
insistance dans l’œuvre wébérienne. « La différence n’est pas seulement entre
évaluation (Wertung) et rapport aux valeurs (Wertbeziehung), mais aussi entre évaluation
et exégèse axiologique41. » Cette manière de pousser le plus loin possible la
différenciation s’explique dans la mesure où Weber veut bien faire entendre qu’il ne
faut pas seulement éviter de confondre jugement de valeur et mise en relation avec des
valeurs, mais que l’exégèse des valeurs, concept qu’il a lui-même introduit, pourrait être
confondue avec une évaluation parce que les deux démarches sont proches l’une de
l’autre. L’une et l’autre proviennent d’un même « intérêt pour les valeurs »

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(Wertinteresse) et toutes deux débouchent sur une estimation. Mais les valeurs de
référence de la seconde n’expriment pas une préférence personnelle du savant : elles
sont d’ordre culturel (voire transculturel).
31 Weber accumule les exemples d’objets d’estimations possibles : le Capital de Marx, ou
Faust, le plafond de la Chapelle Sixtine, les Confessions de Rousseau, les pensées de sainte
Thérèse d’Avilla, de Madame Roland, de Tolstoï, de Rabelais, de Marie Bashkirtseff ou le
Sermon sur la montagne. Tous ces objets culturels peuvent se voir appliquer des
jugements de valeur extrêmement diversifiés qui reposent sur des interprétations de
leur sens. Ces estimations sont subjectives et non scientifiques. Elles restent malgré
tout des exégèses axiologiques, dans la mesure où l’expertise enrichit et affine la
connaissance. Weber en soutient l’originalité.
« Puisque cette sorte d’interprétation n’est dirigée ni vers la recherche de faits
causalement pertinents pour une relation historique, ni vers l’abstraction
d’éléments typiques, valables pour la construction d’un concept générique, mais
qu’en contrepartie elle conçoit plutôt ses objets “à leur guise” et “pour eux-mêmes”
(au sens où Meyer parle de la “totalité d’une culture” dans son unité, par exemple
celle de la civilisation grecque lors de son épanouissement) et qu’elle fait prendre
conscience du rapport aux valeurs, elle n’entre dans aucune des catégories de la
connaissance dont les relations directes ou indirectes avec la notion d’“historique”
ont été mentionnées42. »
32 Ce n’est pas qu’il faille larguer les amarres avec l’histoire. Il s’agit, en fin de compte, de
comprendre des faits historiques, mais c’est seulement après en avoir saisi le sens, puis
en avoir dégagé l’importance significative, qu’on peut mettre en lumière leur
dynamique. La pensée la plus intime de Goethe est pénétrée par l’action du milieu dans
lequel il vivait et par les événements qui se déroulaient autour de lui. Weber est ici
obligé de se défendre contre la tendance de Meyer à placer l’exégèse axiologique hors
du devenir qui serait l’apanage de l’histoire : la première serait intemporelle, tandis
que seule l’histoire s’écoulerait dans le temps. On retrouve donc une dualité entre l’
importance causale et l’importance axiologique. Mais Weber, qui s’est surtout efforcé
jusqu’ici de les séparer, va désormais les traiter comme complémentaires.

L’interprétation au service de la connaissance


À la recherche de la cause

33 C’est une nouvelle fois de compréhension interprétative43 qu’il s’agit lorsque nous
cherchons, en histoire, la vraie cause d’un événement. Particulièrement exemplaire est
la recherche de la cause du déclenchement de la révolution de 1848 à Berlin, que
certains attribuent à deux coups de feu tirés inopinément.
« Si on avait rendu plausible que, sans ces deux coups de feu devant le château de
Berlin, une révolution aurait pu, selon les lois générales de l’expérience, être évitée,
et cela avec une dose décisive de vraisemblance, parce que, de façon démontrable,
la combinaison des autres conditions, sans l’intervention de ces coups de feu
n’aurait pas, ou n’aurait pas considérablement “favorisé” (begüngstigt) [...] une
révolution, toujours selon les lois générales de l’expérience, il aurait alors fallu
parler d’un fait provoqué “accidentellement” (zufällig) et même attribuer comme
cause à la révolution de mars seulement ces deux coups de feu, chose véritablement
difficile à penser44. »

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34 L’insatisfaction laissée par ce genre d’explication montre bien que nous sommes à la
recherche d’une cause d’un autre ordre. L’allemand aide à cela en distinguant Kausalität
et Ursächlichkeit. Bien que ces deux termes soient à la rigueur interchangeables, leur
dualité peut servir à mettre en évidence, dans le terme Ursäche, la cause fondamentale,
laissant souvent – et Weber use volontiers de cette possibilité – à l’adjectif kausal le soin
de qualifier la simple antécédence empirique. Le même genre d’insatisfaction assaille le
lecteur lorsque l’historien attribue une guerre à la décision d’un homme d’État,
Hannibal, Frédéric le Grand ou Bismarck45.
35 Certes, Weber ne considère pas comme « oiseuse » (mübig) la question des conséquences
de telles décisions. Mais on a eu tort, en s’appuyant sur le cas de l’importance causale
décisive de la bataille de Marathon46, d’attribuer en propre à Weber la « méthode » que
l’on pourrait dire de l’« histoire-fiction », qui consiste à imaginer les conséquences de
l’absence d’un fait historique pour en éprouver l’importance causale. Pour Weber, cette
manière de faire est spontanée et les historiens ne s’en privent pas. Il lui reconnaît
donc une certaine validité. C’est pourquoi, finalement, dans le cas des deux coups de
feu de Berlin, il ne leur dénie pas toute efficience, parmi la multitude des conditions de
réalisation de la révolution allemande de mars 1848. Mais là n’est pas la question
essentielle. Tant que nous en sommes à dénombrer les « causes » (au sens kausal) nous
restons sur le plan de nos habitudes de pensée empirique (Weber insiste sur
l’expression « selon les lois générales de l’expérience »). Or ce qui compte, c’est autre
chose, c’est – pour emprunter un terme aux juristes – la « causalité adéquate »
(adäquate Verursachung47).
36 Bien que le texte s’interrompe au moment où Weber va définir la causalité adéquate –
thème sur lequel il reviendra, mais sans en donner de définition complète –, nous
pouvons dès maintenant l’apercevoir en quelque sorte en creux dans la critique de ce
qui est donné comme son opposé, la « causalité accidentelle 48 ». Cette critique, Weber
avoue la devoir pour l’essentiel à von Kries qui évoque la question de la causalité
humaine à propos de la responsabilité criminelle49. Dans les deux cas, ce qui est
recherché, ce n’est pas la « combinaison de lois » (Gesetzlichkeit) qui a abouti à un
certain effet, mais le « conditionnement causal concret d’un résultat 50 ». On devine
immédiatement que, dans la causalité, il faudra retrouver l’« individualité » (au moins
dans le sens très large que Weber confère à ce terme en histoire) et son orientation
intentionnelle, ce qui nous fait rejoindre le sens recherché par toute interprétation. En
revanche, le constat des régularités empiriques ne conduit qu’au probable et leur
accumulation n’arrive pas à combler le fossé qui les sépare d’une causalité certaine.
37 Pour en revenir à la bataille de Marathon, Weber ne recommande pas de soupeser les
facteurs multiples qui l’ont occasionnée et les innombrables effets qu’aurait pu avoir
une victoire des Perses, mais de se demander, après avoir dégagé les « éléments
essentiels », à savoir l’affrontement de deux civilisations « par quelles opérations
logiques nous effectuons l’examen – et rendons possible de le fonder sur une
démonstration – selon lequel une telle relation causale entre les éléments “essentiels”
du résultat et des éléments déterminés provient de l’infinité des facteurs
déterminants51 ? »
38 Sous cet angle, nous pouvons nous livrer à la fiction historique, mais sachant bien qu’il
a fallu d’abord choisir ces « éléments essentiels » et que les conséquences prévues par
nos manipulations mentales ne sont rien d’autre que celles auxquelles « nous pouvons

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nous attendre » (« zu erwarten gewesen »). Ce sont des abstractions, des constructions
invérifiables stricto sensu.

Les formes d’adéquation

39 Passant en revue les divers degrés de compréhensibilité des types de liaison que nous
établissons entre les événements et les comportements, Weber se référera à nouveau,
quelques années plus tard, à la notion de « causalité adéquate » (adäquat Verursachung) à
laquelle il accole l’adjectif sinnhaft que traduit mal le mot « significatif » et qu’il vaut
mieux rendre un peu lourdement par « du point de vue du sens52 ». L’adéquation du
sens dans une relation causale se marque par le degré d’« évidence » (de la
compréhension) que produit l’interprétation que l’on propose. Aussi est-ce bien le
même type qui possède la plus forte adéquation de sens et le plus haut degré
d’évidence, le type de la « rectitude » (Richtigkeittypus53) qui est présenté comme une
forme de rationalité : ce qui nous ramène vers l’« interprétation rationnelle » que nous
avons citée. Ici, la pensée de Weber devient plus difficile à démêler. En effet, s’il écrit en
toutes lettres : « La coïncidence avec le type de la rectitude est la plus compréhensible
parce qu’elle est la relation causale “la plus adéquate du point de vue du sens” »
(Koinzidenz mit dem Richtigkeittypus ist der verständlichste, weil « sinnhaft adäquateste
Kausalzusammenhang »54), il avait donné plus haut le premier prix de compréhensibilité
à l’« interprétation rationnelle par finalité55 » qu’il recommandait de ne pas confondre
avec la précédente56. Cette variation dans l’ordre de préséance s’explique par une
différence d’approche.
40 La rationalité téléologique (Zweckrationalität) se place au point de vue subjectif de
l’acteur : celui-ci enchaîne-t-il bien aux fins qu’il se propose des moyens (fussent-ils
magiques) qui soient intelligibles en tant que tels ? Cette manière de pénétrer dans
l’intention d’autrui nous fournit une vue intérieure irremplaçable 57. On voit à quel point
Weber est à l’opposé de ceux qui, comme Litt ou Scheler, attribuent à la communion
affective le plus haut degré de pénétration de la pensée d’autrui. Les intuitions
affectives (avec reconstitution du vécu) sont maintenant situées après les
interprétations rationnelles dans l’ordre de l’évidence. En deçà, on trouve
l’incompréhensibilité absolue de certains états affectifs que nous ne pouvons pas nous
représenter, comme par exemple certains états mystiques58.
41 Mais la cohérence interne de la rationalité téléologique, dont il ne faut pas oublier que
c’est nous-mêmes qui la reconstruisons comme hypothèse particulièrement limpide,
peut se trouver en contradiction avec les critères contemporains communément admis.
À ce type de rationalité reposant sur une relation abstraite de finalité, s’oppose le type
de la « rectitude » qui a pour critère la reconnaissance qu’une démarche intellectuelle
est valable dans le milieu où elle est produite. Or, la norme de cette rectitude peut être
déterminée empiriquement et des facteurs de tous ordres peuvent avoir contribué à la
fixer : nous n’épousons plus avec notre propre sens de la finalité ce qui est censé
conduire la pensée d’un homme ou d’une collectivité selon une logique différente de la
nôtre. C’est à l’histoire de la science et, plus généralement, de la logique que nous avons
recours pour nous dire ce qui, en ce temps et dans ce lieu, était considéré comme
rationnellement correct. Mais, du même coup, l’histoire confère à la norme une validité
objective comme ayant contribué à la pensée rationnelle.
« Ainsi les énoncés et les normes mathématiques, là où ils sont l’objet d’une
recherche sociologique, par exemple lorsque le degré de leur rationalité par

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rectitude s’applique à l’objectif d’une étude statistique ne sont à nos yeux, d’un
point de vue logique, rien d’autre que les usages conventionnels d’un
comportement mental, même si leur validité est par ailleurs présupposée par le
travail du chercheur59. »
42 Revenons à la décision d’un homme d’État qui déclare une guerre. La cause de la guerre
va bien se trouver dans la motivation de cet homme d’État, mais il y a deux manières
d’envisager cette motivation. La première, se plaçant du point de vue interne de cet
individu va essayer de reconstituer ce qu’a été sa pensée à cette occasion, en tentant de
reconstituer les buts qu’il poursuivait et les moyens qu’il employait. À s’en tenir à cette
approche, on ne dépasse pas les limites de la psychologie 60. On peut même faire bonne
mesure en incluant dans cette motivation les traits de personnalité qui ont pesé dans la
décision61. Au fond, cette rationalité téléologique est censée être universelle et peut
être assimilée, pour quitter un moment l’univers conceptuel wébérien, à une faculté du
psychisme humain. La seconde manière de procéder se réfère à la sociologie de deux
façons : d’abord en se référant non à une rationalité intemporelle, mais à une
rationalité relative à un temps et à un lieu, capable d’intégrer les valeurs culturelles de ce
temps et de ce lieu, puis en faisant entrer dans la motivation toutes les circonstances
dont le ou les décideurs ont dû tenir compte pour déterminer leur vouloir, ce qui
revient à situer ces circonstances mêmes au rang de causes déterminantes. On voit
qu’inversement la causalité des circonstances ne fait qu’une avec la motivation des
hommes d’action qui ont agi sur les événements. D’où, si on veut, la rationalité relative –
compte tenu d’accidents imprévisibles comme l’invasion des polders hollandais par la
mer – de l’action des circonstances en histoire. Ce rapprochement ne conduit pas pour
autant à une position quasi hégélienne, identifiant réel et rationnel.

Adéquation causale et adéquation selon le sens


« Ce contre quoi la sociologie s’élèverait, ce serait d’admettre que la
“compréhension” et l’“explication causale” n’aient aucune relation entre elles, si
vrai soit-il qu’elles commencent leur travail à des pôles complètement opposés du
devenir62. »
43 La « compréhension » dont il s’agit ici puise son inspiration dans la recherche de la
coïncidence entre deux subjectivités : elle s’applique assez bien au décryptage du sens,
selon la rationalité téléologique ou l’identification affective. L’« explication causale »,
elle, plonge ses racines dans l’expérience des choses. Elles convergent en direction du
même objectif : rendre compte causalement des faits, mais sans jamais pouvoir se
rejoindre entièrement. C’est pourquoi, aiguisant le paradoxe, Weber n’hésite pas à
mettre en opposition « compréhensibilité » (Verständlichkeit) et « fréquence » (Häufigkeit
63
) : ces deux approches non seulement sont sans corrélation positive, mais varient
souvent de manière inverse si on admet que, comme à la Bourse, les hommes agissent
souvent de manière irrationnelle. Reste que la conduite rationnelle sert de modèle à la
conduite effective, dont elle constitue le type idéal ; elle engendre même une chaîne de
types idéaux qui est en même temps une cascade d’interprétations.
« La rationalité objective par rectitude, en regard d’une conduite empirique, la
rationalité téléologique, en regard de ce qui est compris psychologiquement comme
ayant un sens, et enfin ce qui est compris comme ayant un sens, en regard du
comportement motivé de manière incompréhensible, servent de type idéal dans le
rapprochement par lequel des éléments irrationnels (dans les divers sens du mot)
causalement pertinents sont retenus à des fins d’imputation causale 64. »

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44 Cette phrase est capitale pour caractériser l’interprétation wébérienne. Elle situe
exactement les rapports du compréhensible et du réel en même temps que la situation
ambiguë de la causalité qui participe de l’un et de l’autre. Si l’« évidence » d’une
interprétation explicative ne suffit pas à valider le lien nomologique entre plusieurs
phénomènes, elle possède, dans la compréhension de l’action humaine, un pouvoir de
clarification issu de la rationalité que nous introduisons dans le réel observable.
Inversement, l’observation et l’établissement empirique de lois ne nous permettent
aucunement de comprendre la relation entre les phénomènes, surtout si ceux-ci sont
provoqués par une action humaine, mais ils nous forcent à examiner les raisons que se
donnent les acteurs, compte tenu des valeurs qui ont cours dans leur environnement.
Ainsi la rationalité (et Weber élargit volontiers ce concept à la finalité de toute action
orientée) pénètre-t-elle notre aperception des choses et des comportements par le
recours aux types idéaux des raisons par lesquelles nous les interprétons, « raisons » qui
sont issues soit de notre propre sens de la finalité intentionnelle des actes, soit
d’hypothèses au moyen desquelles nous reconstituons la « justesse » vers laquelle
tendaient les personnages de la scène sociale.
45 C’est sans doute la position malaisée de la « rationalité par rectitude » qui amène Weber
à la redistribution bien connue entre rationalité téléologique, ou selon la fin
(Zweckrationalität), et axiologique, selon la valeur (Wertrationalität 65). Il s’agit à première
vue de deux types de conduite plutôt que de deux types d’interprétation. Mais on voit
assez rapidement que la préoccupation propre à Max Weber de comprendre ces types
de conduite le ramène vers les modes principaux de l’interprétation. Le premier type
de rationalité est en continuité avec ce qui a été dit de l’orientation subjective vers un
but. La Wertrationalität, on le sait66, se caractérise par une cohérence dans la soumission
à certaines valeurs. La Richtigkeit (rectitude) peut être, bien que Weber ne le précise pas,
absorbée par la Wertrationalität, comme cas particulier (si toutefois la traduction que
nous en proposons ici est valable). N’est-elle pas l’application stricte des normes issues
des valeurs de vérité portées par le milieu culturel ? Toute difficulté n’est pas pour
autant écartée de ce concept parce que la rationalité axiologique n’est pas sans poser
des questions méthodologiques que Weber n’a sans doute pas complètement résolues.
46 Pourtant les deux types de rationalité relèvent d’un même processus de
compréhension, Weber ayant apparemment réussi à unifier dans une même intuition
intellectuelle la logique de la finalité et celle des habitudes de pensée.
« Nous comprenons de manière absolument univoque quel sens on conçoit, dans sa
pensée ou dans une argumentation, quand on emploie l’expression 2 x 2 = 4 ou le
théorème de Pythagore, ou quand on développe un raisonnement logique “correct”
[richtig] – selon nos habitudes de pensée. De même quand, de “faits d’expérience”
validés comme “bien connus” et de fins déterminées pour le genre de “moyens” à
employer, on tire dans sa conduite les conséquences indubitables (selon notre
expérience) qui en résultent67. »
47 Il est vraisemblable que Weber, parlant en sociologue, peut se permettre ces
assimilations parce qu’ici il est culturellement de plain-pied avec les conduites à
interpréter et n’a pas à reconstituer les habitudes de pensée d’une autre époque,
comme l’historien ou l’anthropologue se doivent souvent de le faire. De plus, la libre
circulation qu’il établit entre rationalité axiologique et téléologique profite en
définitive à la rationalité par « rectitude » qui se trouve entraînée par ce mouvement et
ainsi englobée dans un concept, moins cloisonné, de rationalité. Comme Weber le
répète deux fois68,

Enquête, 3 | 1996
109

« ce qui s’appelle “comprendre” c’est [...] soit “la saisie interprétative” d’une réalité
historique ou d’une moyenne dans le phénomène de masse traité par le sociologue,
soit un pur type idéal scientifiquement construit. Cela veut dire que, dans les deux
cas, nous attribuons un sens à la conduite d’agents réels ou fictifs 69. »
48 Mais cela ne veut pas dire qu’il ne subsiste pas de fossé entre compréhensible et réel.
L’exemple souvent donné par Weber est la loi de Gresham, « interprétation rationnelle
évidente » selon laquelle lorsque deux monnaies sont en compétition, « la mauvaise
chasse la bonne ». Mais seule l’expérience statistique peut nous apprendre si, de fait, la
conjoncture économique n’arrive pas à faire disparaître une monnaie trop faible. Dans
un cas pareil, il vaudrait mieux commencer par l’observation, puis en tenter une
interprétation70. De manière générale,
« “Adéquat selon le sens” est le qualificatif d’un comportement dont le déroulement
est lié, dans la mesure où le rapport entre ses éléments est posé par nous, selon nos
habitudes moyennes de penser ou de sentir, comme exprimant typiquement (nous
avons l’habitude de dire “correctement”) une relation ayant un sens. “Adéquat
causalement” se dit au contraire d’une succession d’événements, dans la mesure où,
selon les lois de l’expérience, il existe une chance pour qu’elle se déroule bien
réellement de la même manière71. »
49 Ce qui est « adéquat » est évidemment l’interprétation de telles conduites, ou, ce qui
revient au même, de telles conduites, dans notre pensée, comme objets
d’interprétation. Au reste, quelques lignes plus loin, Weber conclut :
« Une interprétation causale correcte signifie que le cours extérieur et le motif se
rencontrent et sont en même temps reconnus comme ayant entre eux des relations
dont le sens est compréhensible ».
50 Weber arrive donc à formuler en une seule phrase ce qu’il avait longtemps cherché : ce
qu’est l’interprétation frayant le chemin à la « compréhension explicative ». Destinée à
décrypter l’efficacité de l’action humaine, cette explication est à la fois souple et
exigeante.
51 La souplesse réside dans son aptitude à se couler dans le sens de la conduite humaine.
Nous l’avons vu en effet tirer sa spécificité de l’action à laquelle elle s’applique « quand
et pour autant que le ou les sujets de l’action lui associent un sens subjectif », c’est-à-
dire « intentionnel » (gemeint72). Cette caractéristique permet de considérer toute
conduite à interpréter comme « orientée », c’est-à-dire finalisée dans un sens large, qui
va depuis la rationalité strictement téléologique enchaînant les moyens et les fins,
jusqu’à une affectivité animée par un telos moins distinct. Elle se prête de ce fait aussi
bien à l’analyse d’un calcul mathématique qu’aux motivations plus ou moins claires
d’un bûcheron qui abat un arbre. Et si de fait, seuls les individus peuvent avoir des
intentions proprement dites, la sociologie interprétative attribue un sens typique à
l’action des types sociaux qu’elle distingue du fait de leurs analogies ou de leurs
fonctions73.
52 Les exigences de l’interprétation sont liées à son double lien avec le compréhensible et
le réel. Le réel ne se lit généralement pas à livre ouvert. Une opération intermédiaire de
décryptage sépare et relie la perception et l’intellection. Certes, Weber est le premier à
nous donner des exemples de « compréhension immédiate », (aktuelles Verstehen), celle
d’un homme qui abat un arbre ou qui pose « 2 x 2 = 474 ». Mais ces actes ont à être
expliqués et l’interprétation, même instantanée, bâtit toujours une hypothèse sur les
motifs. Or c’est ici que se trouve le piège : le motif le plus « évident » n’est pas
nécessairement le motif réel75. Compte tenu de nos habitudes de penser, nous mettons

Enquête, 3 | 1996
110

en avant un motif économique : le bûcheron abat un arbre pour gagner sa vie. Mais une
connaissance empirique des faits peut nous détromper : cet homme est peut-être un
propriétaire terrien dans sa forêt et il abat des arbres pour se donner de l’exercice…
53 L’interprétation explicative (la seule qui retienne l’attention de Max Weber comme elle
devrait être la seule à retenir l’attention de tout sociologue) demande à être
constamment confrontée à l’expérience. Si on commence par celle-ci, comme le
suggère par moments Weber, il faudra bien trouver un sens aux actes que nous
observons, ce qui nous remet sur le chemin des hypothèses qui doivent alors se vérifier
par une évidence interne. L’idéal de l’interprétation reste toujours la coïncidence
exacte des deux adéquations (avec en plus la compréhension des conditions de
réalisation de cette coïncidence). Mais ce but est rarement atteint, en sorte que
l’interprétation, pour être adéquate selon le sens, gardera toujours un minimum
d’incertitude et de distance au réel. Et celui-ci, bien qu’éclairé par l’interprétation, n’en
sera illuminé que partiellement.

NOTES
1. Wirtschaft und Gesellscbaft, 4e éd., p. 1. Pour les textes comportant une traduction française, la
référence au titre allemand indique un passage directement traduit de l’allemand par l’auteur.
2. « Über einige Kategorien der verstehende Soziologie » in Gesammelte Aufsätze zur
Wissenschaftslehre [1951], Tübingen, Mohr, 1968, 3e éd., p. 427-428 (traduction française : « Essai
sur quelques catégories de la sociologie », in Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1965). On
notera que si verstehen désigne l’acte de comprendre, verstandnis se réfère à la compréhension
acquise.
3. « Roscher und Knies und die logischen Probleme der historischen Nationalökonomie », in
Gesammelte Aufsätze zur Wissenschaftslehre, op. cit., p. 1-145.
4. Marianne Weber, Max Weber, Ein Lebensbild, Tübingen, Mohr, 1926, p. 319.
5. « Roscher und Knies », op. cit., p. 2.
6. Ibid., 1re partie, « Roschers “historische Methode” », p. 3. Roscher avait, dès 1842, écrit son
Leben, Werk und Zeitalter des Thukydides, et, l’année suivante, Grundriss zu Vorlesungen über die
Staatswirtschaft, nach geschichtlicher Methode. En 1857 était paru le System der Volkswirtschaft.
7. Ibid., p. 5.
8. Ibid., p. 6.
9. Ibid., p. 6, note 8.
10. Ibid., p. 15-16.
11. Ibid., p. 35.
12. Ibid., p. 12.
13. Ibid.
14. Ibid., p. 13.
15. Ibid., 2e partie, « Knies und das Irrationalitätsproblem », p. 44.
16. Ibid., p. 65-66.
17. Ibid. Weber utilise alternativement le mot courant Deutung et le mot savant Interpretation avec
un sens analogue. Nous utiliserons « exégèse » chaque fois que, pour Weber, Interpretation semble

Enquête, 3 | 1996
111

avoir été choisi à dessein (par exemple lorsque le terme est souligné) pour désigner une analyse
plus approfondie que l’interprétation ordinaire.
18. « Die “Objektivität” sozialwissenschaftlicher und sozialpolitischer Erkenntnis », in
Wissenschaftslehre, p. 180.
19. Ibid., p. 75.
20. Ibid., p. 121.
21. Ibid., p. 67. On remarquera la multiplication des guillemets, signe de ce que Weber emploie ici
des expressions courantes qu’il ne prend pas entièrement à son compte.
22. Idée reprise par Jaspers (Allgemeine Psychopathologie, 1913).
23. Ibid., p. 69.
24. Ibid., p. 70. Le warum allemand s’intéresse plus à la finalité de l’acte que le « pourquoi »
français.
25. Ibid., p. 126.
26. Ibid., p. 122.
27. Ibid., p. 194.
28. Ibid., p. 202.
29. Ibid., p. 191.
30. « Die “Objektivität” sozialwissenschaftlicher und sozialpolitischer Erkenntnis », op. cit., p. 146
sq.
31. Ibid., p. 168.
32. Ibid., p. 166-167.
33. Réserves accentuées par la traduction de Julien Freund (Essais sur la théorie de la science, op. cit.,
p. 147). En fait nous verrons Weber mettre le Capital sur le même pied que les œuvres les plus
sublimes.
34. La première édition de l’Éthique protestante est de 1905.
35. « Die “Objektivität” sozialwissenschaftlicher und sozialpolitischer Erkenntnis », op. cit., p. 181.
36. « Kritische Studien auf dem Gebiet der kulturwissenschaftlichen Logik » (« Études critiques
dans le domaine de la logique des sciences de la culture », 1906), in Wissenschaftslehre, p. 215.
37. Âgé d’une trentaine d’années, et après avoir publié Werther, Goethe eut à Weimar, avec
Charlotte de Stein, de quelques années son aînée, une liaison platonique et épistolaire (environ
1 700 lettres écrites par lui) où s’exprime, avec une passion contenue, le sens de leur existence.
38. Pour toute cette séquence, cf. « Kritische Studien auf dem Gebiet der
kulturwissenschaftlichen Logik », in Wissenschaftslehre, p. 241-244.
39. Ibid., p. 245.
40. Ibid.
41. « Gutachten zur Werturteilsdiskussion im Ausschluss des Vereins für Sozialpolitik » (1913), in
E. Baumgarten, Max Weber, Werk und Person, p. 122. Phrase reprise, ainsi qu’une partie du texte
dans « Der Sinn der “Wertfreiheit” der soziologischen und ökonomischen Wissenschaften »
(1917), in Wissenschaftslehre, op. cit., p. 498.
42. « Kritische Studien auf dem Gebiet der kulturwissenschaftlichen Logik », op. cit., p. 248.
43. Ibid., p. 277, 282, 290. Dans la seconde partie de l’article, intitulée « Objektive Möglichkeit und
adäquate Verursachung in der historischer Kausalbetrachtung » (Possibilité logique et
explication adéquate dans l’analyse causale).
44. Ibid., p. 287.
45. Ibid., p. 266.
46. Ibid., p. 276-277.
47. Ibid., p. 286.
48. Ibid., p. 290.
49. Über den Begriff der objektiven Möglichkeit und einige Anwendungen desselben, Leipzig, 1888.
50. « Kritische Studien auf dem Gebiet der kulturwissenschaftlichen Logik », op. cit., p. 270.

Enquête, 3 | 1996
112

51. Ibid., p. 273.


52. « Über einige Kategorien der verstehende Soziologie » (op. cit., p. 434), que nous traduisons :
« Sur quelques catégories de la compréhension sociologique » pour éviter les connotations
approbatives du terme « compréhensive ».
53. Nous traduisons par « rectitude », plus près du sens étymologique de Richtigkeit et surtout
pour éviter un malentendu sur « justesse », fréquemment employé dans ce cas, et qui peut
signifier l’« exactitude » (comme dans le cas d’une opération dont le résultat est « juste », malgré
des erreurs de calcul).
54. Ibid., p. 434.
55. « Über einige Kategorien der verstehende Soziologie », op. cit., p. 428.
56. Ibid., p. 432.
57. Ibid., p. 430.
58. Ibid., p. 428. L’allemand emploie Evidenz aussi bien dans les cas où nous traduirions par
« certitude » que dans les cas où nous dirions « évidence ». Nous n’appliquons l’adjectif
« évident » que pour caractériser un objet de pensée, par exemple un axiome et non pour
caractériser l’acte de pensée qui le saisit. C’est pourquoi, nous répugnons à parler
d’interprétation évidente s’il s’agit de la démarche intellectuelle de l’interprétation. En revanche,
« une interprétation » peut être, comme une hypothèse, le contenu-objet de la démarche
d’interprétation. En ce cas, on pourra dire qu’une interprétation est plus évidente qu’une autre.
59. Ibid., p. 437. Ce « chercheur » est le sociologue et non le statisticien dont il étudie les travaux.
Forscher répond à soziologischer Forschung. C’est le fait que le même chercheur puisse reconnaître
comme valables certains travaux de mathématiques, tout en traitant leur méthode comme
n’importe quel objet empirique, qui est digne de remarque et non le fait que le mathématicien
présuppose la validité de ses propres travaux.
60. Ibid., p. 429-430.
61. Cf. « Kritische Studien auf dem Gebiet der kulturwissenschaftlichen Logik », op. cit.,
p. 288-289.
62. « Über einige Kategorien der verstehende Soziologie », op. cit., p. 436.
63. Ibid., p. 437.
64. Ibid., p. 436.
65. Wirtschaft und Gesellschaft, p. 12.
66. Cf. J.-C. Passeron, « La rationalité et les types de l’action sociale chez Max Weber », Revue
européenne des sciences sociales, XXXII (98), 1994, p. 5.
67. Wirtschaft und Gesellschaft, p. 2. La forme curieuse de ce raisonnement est à rapprocher de
celle que Weber emploie dans « Politik als Beruf » lorsqu’il met en garde à la fois contre les
moyens et les conséquences qu’entraînent certains idéaux politiques.
68. Ibid., p. 1 et 4.
69. Ibid., p. 4.
70. Ibid., p. 5.
71. Ibid.
72. Ibid., p. 1.
73. Cf. à ce sujet la longue discussion de Wirtschaft und Gesellschaft, p. 6-10.
74. Ibid., p. 3.
75. « Über einige Kategorien der verstehende Soziologie », op. cit., p. 427.

Enquête, 3 | 1996
113

RÉSUMÉS
Généralement la compréhension n'est pas donnée immédiatement, mais suppose un acte
intermédiaire d'interprétation, en particulier lorsqu’il s’agit de conduites humaines ayant un
sens. Dans le cas de l’historien, la question revient à celle de la conceptualisation d’un fait ou
d’un être singulier. Il ne faut pas en conclure que la compréhension est strictement subjective ;
encore moins qu’il y ait des « sciences subjectivantes », face aux « sciences objectivantes ». Mais
la constitution même d’un objet historique suppose, dans la multiplicité indéfinie du devenir et
des points de vue, le choix de ce qui est significatif. De même, la cause d’un événement doit être
choisie comme significativement adéquate à son effet. Ce type d’interprétation exige une forme
particulière d’interprétation, l’« exégèse axiologique », qui n’est pas un jugement de valeur mais
une estimation du rapport aux valeurs. Les types d’interprétation s’échelonnent depuis la
reviviscence affective jusqu’à l’interprétation rationnelle qui peut être une construction
idéaltypique de ce qu’aurait été la conduite de l’agent s’il avait agi rationnellement. Toutefois,
l’interprétation est toujours prise entre deux formes d’adéquations possibles, l’adéquation selon
le sens, qui peut avoir pour nous divers degrés d’évidence, et l’adéquation « causale »
(empirique) qui se réfère aux lois habituelles du comportement.

In general, understanding is not immediately given but presumes an intermediary act of


interpretation, particularly when meaningful human behaviours are concerned. In the case of
the historian, the question comes back to that of the conceptualisation of a fact or of an
uncommon being. This should not lead to the conclusion that understanding is strictly
subjective; still less, that there are “subjectifying sciences” facing “objectifying sciences”. But the
very constitution of a historical object assumes, in the indefinite multiplicity of developments
and of view points, the choice of that which is significant. In the same way, the cause of an event
must be chosen as significantly adequate to its result. This kind of appraisal demands a particular
form of interpretation, “axiological exegesis”, that is not a value judgement but an evaluation of
the relationship to values. The types of interpretation spread from affective revival onto rational
interpretation which can be an ideal typical construction of the probable behaviour of the agent
had he acted rationally. Nevertheless, interpretation is always caught between two forms of
possible adequacy, the adequacy according to meaning, which can have different degrees of
evidence for us, and "causal" (empirical) adequacy which refers to customary laws of behaviour.

Enquête, 3 | 1996
114

De la surinterprétation des sources


diplomatiques médiévales
Quelques exemples français des alentours de l’an mil
On overinterpretation of medieval deeds. Some French examples around the year
one thousand

Olivier Guyotjeannin

1 Assez fournie pour attirer l’historien et assez lacunaire pour laisser une large place à la
reconstitution, la documentation d’archives occidentales des X e et XIe siècles obéit à des
codes, à des stratégies de mise par écrit, que la diplomatique commence à peine à
prendre en compte avec l’attention qu’elles méritent. Née au XVIIe siècle, la discipline
s’était d’abord donné pour tâche de séparer, parmi les diplômes de souverains, plus
largement dans l’ensemble des actes écrits, le vrai du faux, l’acte sincère de la forgerie.
Attentive bientôt à reconstituer les modalités de travail au sein des chancelleries, la
formation des écrivains professionnels, plus tard soucieuse de dégager des règles
d’édition des documents et d’analyse de leur tradition, elle a inévitablement été
soumise, dans son programme, aux vues dominantes sur les fins de l’histoire
(apologétique, défense du prince puis de la Nation, illustration de l’idée de progrès…),
dans ses présupposés, aux périodisations proposées par les historiens.
2 Nulle époque sans doute ne le montre mieux que les Xe et XI e siècles, tenus pour le
moment des grands bouleversements souterrains et cataclysmiques, âge moyen du
Moyen Âge. Au paradigme longtemps dominant de l’« anarchie féodale » (genèse
tourmentée, dans le bruit et la fureur, d’un ordre nouveau qui se reconstruira par le bas
après avoir jeté bas toutes les structures publiques d’encadrement, mettant dans l’œil
du cyclone l’« impuissant » Hugues Capet), le diplomatiste a longtemps emprunté la
vision d’une période produisant peu d’écrit, et mal. Le diplôme royal du XI e siècle
capétien est-il (parfois) couvert de souscriptions de tiers, c’est symptôme de faiblesse
royale, à l’image d’un prince qui doit « demander conseil » à ses grands ou à ses
familiers. L’acte privé est-il rare dans nos archives, établi avec une incroyable variété
de formats, de mises en page, d’écritures, de présentation, de vocabulaire, c’est encore
preuve d’« anarchie », ou de « maladresse ».

Enquête, 3 | 1996
115

3 Au terme d’un processus séculaire caractérisé par la reproduction et la réappropriation


de formules (vocabulaire, parties du discours, cadre général de l’acte) héritées de la
Basse Antiquité, à l’aube d’une autre période qui sera celle de toutes les créations
(juridictions gracieuses et notariat public, acte de souverain et acte pontifical
régénérés, acte épiscopal « inventé »…), et de toutes les mises au point qui s’ensuivent
(surgissement de l’anthroponymie moderne, apparition du réseau de microtoponymes,
vocabulaire renouvelé, apparition de langues techniques – latines ou vernaculaires –
fortement imprégnées d’un droit qui ne peut être que savant), les documents produits
autour de l’an mil sont révélateurs d’une période de transition. Du coup, ils offrent un
vaste champ à un examen renouvelé… et des occasions uniques à la surinterprétation :
lexique, tournures, formules, contenu du discours ont tous été appelés au secours de
raisonnements circulaires, qui faisaient miraculeusement trouver en fin d’enquête
l’illustration des présupposés qui avaient été à l’origine de celle-ci. Et ce d’autant que,
selon un préjugé fortement ancré, les sources d’archives, à la différence des témoins
littéraires, « ne mentent pas » : malentendu nourri depuis l’époque même de la
naissance de la diplomatique, dont Mabillon, il y a plus de trois siècles, faisait un « art
de distinguer le vrai du faux » (discrimen veri ac falsi), engageant du coup des disciples
moins subtils, plus spécialisés que lui dans cet unique champ documentaire, à croire
que la diplomatique, décernant un label d’authenticité à certaines sources, validait
aussi, sans autre forme de procès, des témoignages pour l’historien.
4 Les sources diplomatiques des alentours de l’an mil, dans les régions aujourd’hui
françaises (en dépit de leur diversité à l’époque) – disons dans l’espace de ce qui est
alors le « royaume des Francs de l’Ouest », de la Flandre à la Catalogne –, offrent une
spécificité certaine, que l’on a encore trop peu mise en parallèle avec l’historiographie
des mêmes régions : or, les thèmes de l’« anarchie féodale », des « terreurs de l’an mil »,
sont presque uniquement français. Dans l’époque, les historiens de langue allemande
sont allés longtemps rechercher la construction d’un bel ordre étatique (la
« renaissance » ottonienne) domptant les hordes hongroises et quelque trublion
bavarois. On voudrait suggérer que ces différences de lecture ont largement reposé sur
des différences de la base documentaire.
5 Différences qui sont, d’abord, de quantité. Hugues Capet, roi de Francie occidentale de
987 à 996, n’a laissé qu’une petite quinzaine d’actes (mis à part ceux sur qui pèsent de
lourds soupçons de falsification). Otton III, roi de Germanie et d’Italie (du nord), maître
plutôt contesté de Rome et empereur magnifié par une propagande qui s’intensifie, de
983 à 1002, en a laissé environ 420. Autant les premiers varient dans leur formulaire,
dans leur présentation, autant les seconds présentent une vaste gamme de traits
communs. À Paris ou Senlis, un chapelain, parfois le bénéficiaire lui-même, dresse le
diplôme capétien ; à Aix, Rome ou Magdebourg, une chapelle-chancellerie industrieuse,
vivier d’évêques, dit sans relâche la gloire de l’empereur (ce qui n’empêche d’ailleurs
pas certains actes d’être aussi produits, de façon incertaine, par les bénéficiaires, le
souverain d’en souscrire tout simplement d’autres, non établis en son auguste nom :
mais ceux-là, les diplomatistes allemands les taisent, les réputant « non royaux »).
6 Les actes « privés », qui enregistrent les plus modestes des transactions de base de la
vie en société sont aussi divers et rares dans le territoire français qu’ils sont répétitifs
et nombreux dans les innombrables chartriers du nord de l’Italie. Lire dans le petit
nombre d’actes, incroyablement variés dans leur expression et leur présentation, des
régions aujourd’hui françaises les symptômes d’une « baisse de la culture écrite », en

Enquête, 3 | 1996
116

même temps que d’une anarchie sociale, en contraste avec l’ordre ottonien, avec la
culture écrite italienne, et qui marquerait un « siècle de fer », a été longtemps un lieu
commun des études diplomatiques et historiques.
7 Ce que faisant, la diplomatique oubliait l’une de ses missions : non seulement distinguer
l’acte sincère de l’acte forgé quelques décennies ou quelques siècles plus tard, mais
encore dégager sa genèse, le contexte qui l’a vu naître et les modalités concrètes de sa
rédaction ; et, plus largement, soupeser le « besoin d’écrit » qui l’a suscité et réfléchir à
la façon dont il a pu être conservé ou éliminé. Si l’on procède à cet examen, qui en est
encore à préciser ses méthodes et à ordonner ses conclusions, on constate sans peine
que la documentation « française » enregistre, précisément au cours des X e et XI e
siècles, une mutation fondamentale. Aux vieux formulaires appliqués par des dynasties
d’écrivains professionnels, réunis par une commune formation si ce n’est par la
filiation, et pour qui la reproduction des vieilles recettes était garante d’authenticité,
elle substitue un discours différent, tenu par l’une des parties, le bénéficiaire même de
l’acte, dont les archives sont aujourd’hui les seuls réservoirs de sources diplomatiques.
Discours nouveau dans ses rythmes et son vocabulaire, dans sa narration et son ordre ;
discours tout autant codé, pas moins stéréotypé, mais avec d’autres codes et d’autres
stéréotypes. On y gagne une documentation plus colorée, où Dominique Barthélémy a
récemment dégagé le concept fort opératoire de « révélation documentaire 1 » : une
révélation qui a pu laisser accroire que la société se métamorphosait au rythme des
apparitions (d’ailleurs contradictoires) d’un terme ou d’une situation qui ne se
rencontraient pas auparavant dans la documentation écrite. Une documentation qui
s’ouvre à de nouvelles formes, à tâtons (d’où l’impression de bricolage qui transparaît
de nombreuses productions), en se forgeant peu à peu des traditions locales ou
régionales.
8 Si l’on ajoute, pour reprendre la comparaison avec la documentation italienne, que
l’historien français ne lit plus que les documents qui ont trouvé grâce aux yeux des
réformateurs monastiques du XIe siècle et des gestionnaires avisés du siècle suivant,
dont les cartulaires ont impitoyablement sélectionné la documentation, alors que les
chartriers italiens ont largement vécu sur le mode de la continuité et de la préservation
de l’original, de tout original, on comprend mieux que les deux zones présentent
aujourd’hui des situations si différentes2.
9 Depuis plus d’un siècle, les diplomatistes de l’époque positiviste ont fait justice du
mythe des « terreurs de l’an mil », qui reprend un peu de vigueur en notre fin de
millénaire – plus exactement de ses prétendues attestations dans les actes. Il s’agit d’un
véritable cas d’école : aux historiens romantiques qui avaient monté en épingle les
préambules de quelques actes dont le rédacteur avançait, pour justifier une donation, la
prochaine fin du monde (Adpropinquante mundi termino…), ils ont opposé la permanence
d’un fonds de préambules et de considérations, remployé par les rédacteurs d’actes du
VIe à la fin du XI e siècle et, plus largement, la prégnance d’une vue « médiévale » de
l’histoire du monde comme celle d’un déclin, d’un vieillissement irrémédiables et
rapides3. Le rédacteur d’actes mérovingien était déjà persuadé que le monde allait à sa
perte (et à son Jugement), à tout le moins y voyait-il, comme ses collègues, une entrée
en matière suffisamment conforme à la culture du lecteur pour être incorporée à sa
production.
10 Plus complexe, la légende de l’« anarchie » s’est aussi plus subtilement appuyée sur une
identique surinterprétation des sources documentaires. C’est sans doute qu’elle était

Enquête, 3 | 1996
117

trop bien liée à une certaine représentation des siècles médiévaux dont les acquis ont
été, par ailleurs, essentiels à la conception et à l’essor de l’histoire « médiévale ».
Depuis les premières décennies du XIXe siècle (que l’on pense par exemple aux « temps
mérovingiens » d’Augustin Thierry), le Moyen Âge a dû gagner son identité en brisant,
par la grâce des invasions, mutations et autres révolutions, la tranquille continuité qui
le noyait jusque-là dans un long fleuve au cours tranquille : continuité providentielle
des trois races de rois, identité nationale et chrétienne… L’avènement de Hugues Capet,
l’apparition d’un vocabulaire nouveau dans les actes, un peu de peurs et beaucoup de
violences révélées par des sources en fait plus disertes : tout cela coïncidait trop bien
pour ne pas inciter à tirer de la documentation l’idée d’un bouleversement sauvage des
bases sociales. On a dit combien les Xe et XI e siècles (au juste, surtout le second), avec
leur « révélation documentaire », disent plus de violence, sans en vivre forcément
davantage.
11 Prenant le contre-pied de ces vues, des historiens insistent sur la permanence quasi
fixiste des structures antiques. Partis d’un examen de sources réputées « fiscales »
parce qu’elles persistent à employer des termes de la Basse Antiquité, certains
déduisent, de la permanence du lexique, la pérennité des structures d’administration 4.
Partis d’un autre problème et d’autres sources, des historiens, à l’origine historiens du
droit, traquent depuis plus d’un siècle les moindres signes d’une « connaissance du
droit romain » dans les sources documentaires5. Souvent séparés dans leurs centres
d’intérêt ou leurs conclusions, ils ont en commun l’insistance mise sur les continuités.
De telles études ont le mérite de corriger la vision sauvage de souverains du X e ou XI e
siècle, grossiers et incultes chefs de clan, et d’inciter à dépasser l’anachronique
opposition entre public et privé, mais elles succombent, dans une destination opposée,
aux mêmes erreurs de méthode.
12 Dans le premier domaine, le moindre terme extrait des documents sert à prouver, par
exemple, que les Capétiens du XIe siècle disposaient d’une organisation fiscale et d’une
comptabilité dont on se demande en quoi les siècles postérieurs auraient pu
l’améliorer. Or, si un souverain du XIe siècle donne à des moines les revenus d’un
marché, la moitié du péage d’un pont, est-ce forcément qu’il en lit et contrôle chaque
année la comptabilité ? Quand le roi Philippe Ier en 1071 donne à l’évêque de Laon
quicquid de regio computatur apud villam que Vallis vocatur, est-ce que nécessairement il
« existait des comptes annuels par villa » et que « les rois pouvaient, lors de leurs
innombrables et nécessaires déplacements, se faire présenter toutes les pièces
comptables qu’ils désiraient vérifier ou faire vérifier6 » ? N’est-ce pas plutôt que l’on
tiendrait l’une des premières attestations, sous la plume du clerc qui rédige l’acte,
d’une tournure latine nouvelle, passée à la langue française (plutôt même que d’une
tournure vulgaire latinisée) : « tout ce que l’on compte de royal à Vaux ». Et donc, en
poussant l’analyse, que l’on aurait là l’un des nombreux témoignages de ce mélange de
solennité et d’imprécision, de majesté et de flou, d’absolu (dans le pouvoir affirmé) et
d’incertain (dans la domination sur la terre), qu’un diplomatiste allemand, Peter Rück,
a par ailleurs si magistralement dégagé des actes ottoniens ? Questions qui font toucher
du doigt le processus d’élaboration d’un langage, le langage des actes, et qui sont au
moins aussi captivantes que de demander si Hugues Capet est successeur de Dioclétien.
13 Dans le second domaine, celui de l’histoire du droit, on sait mieux aujourd’hui que, s’il y
a eu une « redécouverte » du droit romain au XIIe siècle, elle a été sélective, orientée et
oublieuse de « redécouvertes » partielles et antérieures ; que certains textes du droit

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118

romain tardo-antique avaient été lus, copiés, glosés bien avant. Mais ici encore la
traque des moindres adages, passablement déformés, employés parfois à contresens,
aboutit à un appauvrissement de la véritable question : quel usage, quelle source
précise un rédacteur d’acte a-t-il en vue ? La question de la lèse-majesté en donne une
illustration. Le XIIe siècle n’a pas exhumé le concept de siècles lointains ; il l’a
systématisé pour en tirer des conséquences plus rigoureuses. Du coup, voir le terme
fleurir dans quelques actes ou lettres de la fin du Xe siècle capétien prête moins à
conséquence pour l’historien, et davantage pour le diplomatiste et l’historien de la
diffusion des textes, qui reconstitue des filiations, des lectures, en même temps qu’il y
voit l’une des multiples manifestations de l’imprégnation des rédacteurs par un savoir
scolaire, attentif aux termes rares comme aux fleurs de la rhétorique 7. Un comte sera
qualifié de consul ; le roi de France Robert le Pieux sera, ailleurs, dit augustus. Y voir la
prégnance du monde antique ou l’émergence d’une idée impériale chez le deuxième
Capétien ne tient pas.
14 Un acte de Hugues Capet permet de saisir, plus profondément que d’autres, tout le jeu
de la surinterpération des sources diplomatiques. En 993, le roi délivre un précepte à
l’abbaye de Fleury (Saint-Benoît-sur-Loire) que, dès sa première année de règne, il avait
ornée d’un privilège d’immunité. Autant l’acte de 987 était d’une rédaction stéréotypée
(il reprenait d’ailleurs très largement la teneur d’actes royaux carolingiens), autant
celui de 993 provoque le lecteur8 :
« Au nom de la sainte et indivise Trinité. Hugues, par la grâce de Dieu roi des
Francs. L’usage et la coutume des rois nos prédécesseurs ont toujours été d’élever
les églises de Dieu, de répondre avec clémence aux justes demandes des serviteurs
de Dieu et de les décharger avec bienveillance des oppressions qu’ils subissaient,
pour s’attirer la faveur de Dieu, par amour de qui ils agissaient ainsi. Pour cette
cause, j’ai entendu les plaintes du vénérable Abbon, abbé du monastère de sainte
Marie, saint Pierre et saint Benoît de Fleury, et des moines qui vivent sous ses
ordres, qui sont venus en notre présence, au sujet des mauvaises coutumes et
rapines incessantes qu’Arnoul du château d’Yèvre prenait, sous couvert de
l’avouerie et de la voirie, dans leur pôté [domaine] appelée Yèvre, ce qu’auparavant
personne n’avait jamais fait. J’ai envoyé en ce lieu mon fils le roi Robert pour qu’il la
remette sous notre défense et protection, afin qu’aucun de ses hommes, non libre
ou fibre, n’ose rien y prendre ; ce qu’il a fait avec diligence. Mais entre-temps le
comte Eudes s’est levé contre moi et, parmi tous les alliés et fidèles que nous avons
réunis par semonce autour de nous, nous avons aussi fait venir à notre aide Arnoul,
évêque d’Orléans, qui a, pour cette raison, demandé que nous restituions les
coutumes au susdit Arnoul, son neveu, comme il les avait tenues auparavant,
quoique violemment. Ne voulant, pour son service, l’offenser, j’ai rappelé le susdit
abbé et lui ai demandé de verser, [des revenus] de ladite pôté, trente muids de vin,
aux vendanges, audit Arnoul, tant que vivrait son oncle l’évêque, pour notre
sauvement, à cette condition qu’aucun des hommes [d’Arnoul], non libre ou libre,
n’y exigerait davantage ; et qu’après la mort de [l’évêque], ni ledit Arnoul ni aucun
de ses successeurs n’aurait l’audace de réquisitionner, dans ladite pôté, ni cela ni
quelque autre chose, ni la présomption d’y entrer et d’en enlever désormais quoi
que ce soit. Ce que pour renforcer et notifier, j’ai fait faire pour ledit monastère,
pour cette cause, le présent précepte de notre immunité, je l’ai ci-dessous renforcé
de ma propre main et je l’ai fait renforcer par mon fils, le roi Robert, et je l’ai
marqué de l’empreinte de mon sceau, afin qu’à l’avenir personne jamais, évêque,
abbé, duc, comte, vicomte, voyer, tonloyer ou tout autre collecteur public ne puisse
y entrer pour y collecter quoi que ce soit, de notre temps ou aux temps à venir, et
n’ait la présomption d’y collecter quoi que ce soit, mais que l’abbé et la
congrégation du susdit monastère, défendus par notre immunité, puissent en toute

Enquête, 3 | 1996
119

quiétude posséder ladite possession ; et que ce bien, comme tous les autres biens du
susdit monastère, protégés et défendus par les préceptes des rois des Francs nos
prédécesseurs, reste lui aussi irrévocablement protégé par la présente autorité de
notre précepte, pour le bien de mon âme et de l’âme de mon fils et pour la
perpétuelle stabilité de notre pouvoir souverain. »
15 Le rappel normalement insistant du pouvoir royal, le prologue passe-partout, la fin de
l’acte coulé dans un formulaire usuel, forment contraste avec le récit précis mais
dépouillé, parfois virulent, presque cru, qui occupe la plus grande partie du document.
Un méchant châtelain qui « envahit » les possessions des moines désarmés, et voilà
pour la violence déchaînée. Un évêque armé qui négocie son service, un roi qui
quémande les fidélités, qui revient même sur la parole d’abord donnée à un abbé, et
voilà l’impuissance du roi (de l’État !). En 1854, Eugène de Certain entend parler, dans
l’acte, une royauté qui « fait elle-même l’aveu de sa faiblesse » ; moins d’un demi-siècle
plus tard, Ferdinand Lot écrit que cette « petite anecdote » (sic) montre un « roi mal
obéi ». L’interprétation en reste naturellement là si elle prend l’acte pour ce que
l’histoire positiviste en fait : un témoin qui dit (pauvrement) la vérité.
16 La perspective peut être renversée. Par chance en effet, l’original de l’acte est conservé.
La comparaison de ses caractères externes, comme le dit le jargon diplomatique
(format, écriture, signes de validation…), comme de certaines formules rédactionnelles,
avec les autres diplômes de Hugues Capet permet de penser que le document n’a pas été
rédigé par un chapelain du roi, mais par un moine de Fleury (aujourd’hui Saint-Benoît-
sur-Loire). Du coup, tout s’éclaire. Recourant largement à des termes et à des concepts
bien attestés dans la production normative du IXe siècle (la « violence » et l’« invasion »
sont moins de sauvages coups de main que des détournements de revenus, dans le
cadre de dominations incertaines que l’on s’efforce de faire sanctionner par un pouvoir
supérieur, ou par la coutume), le rédacteur monastique cherche à consacrer par l’écrit
(un écrit presque préparé à la sauvette) le résultat d’une très instable transaction, où le
roi a dû tempérer et temporiser, où l’abbé a dû composer.
17 Moine qui juge les hommes du siècle (évêques compris) comme ceux qui n’ont pu ou su
se détacher du monde, le rédacteur a voulu, par un acte qui est à la fois récit et
instrument de droit, consacrer les strictes limitations temporelles et matérielles mises
au demi-échec de son abbé. Si l’on confronte le document aux autres sources (toutes
monastiques) relatives à l’abbaye, on perçoit aussi en négatif tout ce que le document
ne dit pas : engagé dans une lutte implacable contre l’ordinaire qui exige la soumission
de l’abbaye à l’évêque, Fleury est aussi largement soumis au pouvoir royal, qui
imposera quelques années plus tard, non sans grave tension, un nouvel abbé. Toute la
réussite du rédacteur est dans la théâtralité de sa mise en scène. Car il lui faut taire les
motifs bien précis et assurément pesants que le roi avait de faire avaler à l’abbé une
amère potion ; il lui faut donc détourner les regards, insister sur les motifs du
revirement du roi, dresser le tableau circonstancié des tergiversations du souverain et
du chantage à la fidélité qu’exerce sur lui l’évêque d’Orléans. Roi faible et fidèle
intrigant, prompt à caser un neveu ? Certes oui, mais sans doute pas plus qu’au IX e ou
qu’au XVIe siècle !
18 Ce rapide examen permet de constater qu’ici aussi la surinterprétation n’est jamais que
sous-interprétation. Mais en dépit de leur position usuelle sur l’échiquier des sources
historiques, les sources diplomatiques gagnent, non seulement à risquer le jeu de la
« sur-compréhension », si l’on peut reprendre l’expression à Jonathan Culler 9, mais
encore à être traitées comme des sources « littéraires », des récits dont le responsable,

Enquête, 3 | 1996
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avec plus ou moins d’art et de contrainte, doit trouver un compromis entre formulaire
et situation précise, entre des conventions imposées par la société et une marge de
liberté, grosse à la fois de promesses et de dangers : promesses et dangers d’un écrit qui
fera d’autant plus foi auprès des contemporains qu’il aura su capter leur attention,
emporter leur conviction par l’adaptation habile des codes généraux à la description
ponctuelle, par un incessant travail d’ajustement entre tradition et innovation.
19 L’école diplomatique de langue allemande a apporté de magnifiques études en
replaçant l’acte de souverain du haut Moyen Âge dans le cadre de sa réception :
rhétorique de l’acte lu, si ce n’est psalmodié, en public ; « rhétorique visuelle » de l’acte
exhibé10. Les études commencent à peine à prendre en compte l’élaboration du « récit 11
». Ce que vient, par exemple de faire Michel Zimmermann dans une admirable analyse
des « formules de pertinence », où le rédacteur énumère de façon aussi vaste et
exhaustive que possible tous les types de biens, arbres et moulins, champs et cours
d’eau, espaces incultes et espaces « à découvrir », dont peut se composer le bien-fonds
qui fait l’objet de l’acte écrit12. Loin d’être témoins de richesse agraire
(surinterprétation encore courante), loin d’être fatras routinier (degré zéro de la
surinterprétation chez les diplomatistes positivistes), ces formules, mises en série,
interprétées comme un document d’histoire culturelle, peuvent ainsi révéler, pour faire
bref, l’œil et l’art du notaire ; l’évolution du premier, l’étendue du second. À poursuivre
le jeu, on s’apercevra que les sources diplomatiques ont bien plus à livrer que le morne
catalogue de noms et de dates, de lieux et d’actions que l’on a coutume d’y puiser.

NOTES
1. D. Barthélémy, La société dans le comté de Vendôme, de l’an mil au XIV e siècle, Paris, Fayard, 1993,
p. 9-116.
2. Sur ce problème, pour faire bref, on se permet de renvoyer à différents dossiers étudiés dans :
O. Guyotjeannin et E. Poulle, eds, Autour de Gerbert d’Aurillac, le pape de l’an mil : album de documents
commentés, Paris, École nationale des chartes, 1996 ; O. Guyotjeannin, L. Morelle, M. Parisse, eds,
Les pratiques de l’écrit documentaire au XIe siècle, numéro spécial de la Bibliothèque de l’École des
chartes, CLV, 1997, fasc. 1. Les quelques réflexions qui suivent leur doivent beaucoup.
3. La critique est faite de façon remarquable par A. Giry, Manuel de diplomatique, Paris, 1894,
p. 543-544, avec la pointe qu’il faut d’anticléricalisme : « Il n’y a là rien autre chose que
l’expression banale de la doctrine catholique sur la proximité de la fin du monde, très propre à
être invoquée par les moines pour déterminer les laïques à se dépouiller de leurs biens. »
4. J. Durliat, Les finances publiques de Dioclétien aux Carolingiens (284-889), Sigmaringen, Thorbecke,
1990, tire par exemple argument de la permanence du terme descriptio pour en inférer la
permanence de la cadastration fiscale. À confronter, sur un cas précis, avec l’étude fine de
l’élaboration progressive d’un type documentaire : J.-P. Devroey, « Les premiers polyptyques
rémois, VIIIe-IXe siècles », in A. Verhulst, ed., Le grand domaine aux époques mérovingienne et
carolingienne, Gand, Centre belge d’histoire rurale, 1985, p. 78-97.

Enquête, 3 | 1996
121

5. D. P. Block, « Les formules de droit romain dans les actes privés du haut Moyen Âge », in
Miscellanea mediaevalia in memoriam Jan Frederik Niermeyer, Groningen, 1967, p. 17-28 (avec
bibliographie).
6. E. Magnou-Nortier, « Pouvoir, finances et politique des premiers Capétiens », in Id. ed., Pouvoirs
et libertés au temps des premiers Capétiens, Maulévrier, 1992, p. 150. L’acte est édité par M. Prou,
Recueil des actes de Philippe Ier, roi de France, Paris, Académie des inscriptions et belles-lettres, 1908,
n° 61.
7. J.-P. Poly, « Le sac de cuir : la crise de l’an mil et la première renaissance du droit romain », in
J. Krynen et A. Rigaudière, Droits savants et pratiques françaises du pouvoir (XI e-XVe siècles), Bordeaux,
Presses de l’université de Bordeaux, 1992, p. 39-68. On pourrait dire la même chose du concept de
res publica : le trouver dans des actes carolingiens n’est pas inintéressant, déduire d’une baisse
des attestations ultérieures que l’idée d’État se perd est nettement plus audacieux, surtout si l’on
a survalorisé l’observation précédente.
8. Dernière édition du texte latin par M. Prou et A. Vidier, Recueil des chartes de l’abbaye de Saint-
Benoît-sur-Loire, t. I, Paris, 1900-1907, n° LXX, p. 182-185.
9. Ou plus exactement à sa traduction française : J. Culler, « Défense de la surinterprétation », in
U. Eco, Interprétation et surinterprétation, Paris, Presses universitaires de France, 1996, p. 106.
10. Ainsi, entre autres exemples, H. Fichtenau, « Bemerkungen zur rezitativischen Prosa des
hochmittelalters », in A. Haidacher et H. E. Mayer, eds, Festschrift Karl Pivec, Innsbruck, 1966,
p. 21-32 ; P. Rück, « Die Urkunde als Kunstwerk », in A. von Euw et P. Schreiner, eds, Kaiserin
Theophanu, Cologne, Schnutgen Museum, 1991, t. II, p. 311-333.
11. H. H. Kortüm, Zur päpstlichen Urkundensprache im frühen Mittelalter : die päpstlichen Privilegien,
896-1046, Sigmaringen, Thorbecke, 1995, renouvelle ainsi profondément la compréhension de la
production des actes pontificaux et, partant, des manifestations et des initiatives de la papauté
en dévoilant, sur des bases linguistiques, la part prise par les bénéficiaires à la rédaction des
actes.
12. M. Zimmermann, « Glose, tautologie ou inventaire ? L’énumération descriptive dans la
documentation catalane du Xe au XII e siècle », Cahiers de linguistique hispanique médiévale, 14-15,
1989-1990, p. 309-339. La même démarche a été appliquée avec un identique bonheur à une
recherche en matière d’histoire du bâti : E. Hubert, Espace urbain et habitat à Rome du X e siècle à la
fin du XIIIe siècle, Rome, École française de Rome, 1990.

RÉSUMÉS
Le faible nombre des actes écrits dans la France des X e et XI e siècles, leur diversité, leurs
nouveaux modes de présentation ont été longtemps objet de surinterprétations chez les
diplomatistes qui y ont appliqué à toute force les paradigmes dominants de l’historiographie.
Sous-interprétations, plutôt, qui ont masqué les témoignages les plus captivants : procédures et
enjeux de la mise par écrit de litiges, de compositions, de donations, qui gagent au jeu de la « sur-
compréhension ».

The small number of written documents drawn up in 10th and 11th century France and the
diversity of new styles of presentation, were for a long time a subject of overinterpretation with
specialists of diplomatics, who applied the dominant paradigms of historiography at all costs.
Under-interpretations, which have concealed, to a certain extent, the most fascinating evidence

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of all : proceedings and stakes in the drawing up of lawsuits, settlements, donations which
benefit from the game of “overunderstanding”.

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Confrontations

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L’invention historiographique
Autour du dossier Menocchio
Historiographical invention. Some reflections on the Menocchio case

Jean Boutier et Philippe Boutry

À propos de : Carlo Ginzburg, Le Fromage et les vers. L’univers d’un meunier au XVI e siècle ;
Andrea Del Col, Domenico Scandella detto Menocchio ; Umberto Eco, Interprétation et
surinterprétation.
1 En mars 1990, Andrea Del Col publie l’édition critique de deux procès d’inquisition du
meunier Domenico Scandella, dit Menocchio, natif de Montereale, modeste village du
Frioul, en Italie du nord1. Le premier procès est conduit par l’inquisiteur général
apostolique délégué dans le diocèse de Concordia, assisté d’un vicaire épiscopal, de
septembre 1583 à mai 1584. Menocchio y développe entre autres une cosmogonie
originale, qui compare la genèse du monde issu du chaos à la coagulation naturelle du
lait en fromage, à la surface duquel apparaissent des vers – les anges –, formulation
d’une « génération spontanée » de l’univers qui nie toute création divine. Il est alors
reconnu coupable d’hérésie formelle, mais les juges prononcent une sentence de
réconciliation, assortie d’une peine de prison. Une reprise de l’activité inquisitoriale,
appuyée par la papauté, suscite un second procès, en juillet 1599 ; le meunier,
condamné, est finalement exécuté.
2 Cette publication de source rend enfin disponibles les pièces essentielles sur lesquelles
est construit Le fromage et les vers, ouvrage novateur et contesté, publié en 1976 par
l’historien italien Carlo Ginzburg et traduit désormais en plusieurs langues 2. Le livre a
en effet suscité un vif débat, relatif à l’interprétation des faits et des doctrines, et, plus
largement, aux rapports entre culture populaire et culture savante. Ginzburg prend
comme fil directeur de son travail l’image du fromage et des vers, dont l’interprétation
reposerait sur une « coïncidence stupéfiante » constatée avec un mythe cosmogonique
des bergers de l’Altaï, également mentionné dans les Vedas. Cette coïncidence devient
alors une des « preuves, fragmentaires et à demi effacées, de l’existence d’une tradition
cosmologique millénaire », à travers une « transmission orale, de génération en
génération » (p. 99, repris p. 166).

Enquête, 3 | 1996
125

3 L’édition critique de Del Col porte principalement sur deux ensembles documentaires,
d’une centaine de feuillets, conservés aux archives archiépiscopales d’Udine. Dans une
longue introduction qui réunit la quasi-totalité des traces laissées dans les archives par
Menocchio durant sa vie, Del Col propose une autre interprétation à travers l’analyse
précise du contexte de l’affaire et des mécanismes institutionnels qui aboutissent à la
fois à la constitution de l’archive et à la condamnation du meunier. Les propos et les
conceptions de Menocchio ne seraient plus l’expression d’une culture populaire
millénaire, à la fois orale et autonome, matérialiste et rationaliste, conservatoire de
croyances anté-chrétiennes partagées par des populations qui vont de l’Inde ancienne à
l’Europe médiévale ; ils constitueraient une interprétation tardive et un peu fruste du
manichéisme cathare, tel qu’il s’était diffusé au XIIIe siècle en Italie du Nord.

Conflit d’interprétations ?
4 Ouvert dès la parution de l’ouvrage de Ginzburg, le débat, dont Del Col est l’un des plus
récents protagonistes, s’est poursuivi pendant plusieurs années et dans différents pays
au fil des traductions. Parmi les divers comptes rendus, deux interventions ont proposé
une interprétation alternative, à partir des éléments fournis par Ginzburg lui-même.
5 Pour Giorgio Spini, Menocchio n’appartiendrait pas à la culture paysanne. Étranger aux
thématiques des Réformes, il manifesterait la pénétration dans les campagnes des
doctrines savantes, antichrétiennes et antireligieuses, des « libertins », qui conduisent
de l’averroisme des Padouans aux thèses de Giordano Bruno condamné par l’Inquisition
romaine et exécuté en 16003.
6 Reprenant l’image du fromage, Paola Zambelli, spécialiste d’histoire de la magie
savante et de l’ésotérisme, s’est efforcée de démontrer l’existence du cheminement
d’une réflexion savante sur la « génération spontanée » de l’univers, en suivant une
méthode régressive, qui la conduit de Pomponazzi et des Padouans (la véritable patrie
de la « fermentation cosmogonique » est, pour elle, « entre Padoue et Venise », et non
dans l’Inde lointaine), à travers Ficin et le platonisme florentin, Avicenne, Averroès et
l’aristotélisme arabe médiéval, jusqu’à la tradition hermétique antique réintroduite
dans l’Italie des XVe et XVIe siècles4.
7 Les autres interventions, plus ponctuelles, critiquent certains éléments, parfois décisifs,
de l’interprétation de Ginzburg, sans apporter d’élaboration originale. Rendant compte
de la traduction américaine, Valerio Valeri formule deux objections : il récuse la
présence du thème cosmogonique de la coagulation du lait dans la plus ancienne
mythologie hindoue (absent des Vedas, le mythe est attesté plus tardivement, et sous
une forme sensiblement différente, dans le Mahabharata, le Ramayana et les Puranas) et
conteste vigoureusement l’équivalence qui serait établie par Ginzburg, à la suite de
Bakhtine, entre culture populaire, matérialisme et progressisme 5. Plus généralement,
Charles Phythian-Adams incrimine la thèse d’une religion paysanne pré-chrétienne,
liée au cycle de la nature et indifférente aux dogmes et aux rituels, dont n’existerait pas
même un « commencement de preuve6 » ; il insiste sur l’importance du carrefour
culturel vénitien, point de contact entre Orient et Occident et, le premier avant Del Col,
s’attache, contre l’affirmation explicite et répétée de Ginzburg (p. 139, 190), aux
similitudes de croyances avec les Manichéens7. De même, François Billacois demeure
réticent devant la thèse d’un matérialisme inhérent à une culture paysanne, où le
naturel serait étranger au surnaturel, et réciproquement8.

Enquête, 3 | 1996
126

8 Peu nombreux sont les livres qui, en histoire, ont ouvert de tels débats autour d’un
même texte : l’œuvre de Rabelais, autour de l’athéisme et de la culture populaire 9, plus
récemment, l’autobiographie du parricide Pierre Rivière10. Il est encore plus rare dans
l’historiographie, jusqu’à une date récente, qu’un ouvrage soit à ce point construit sur
une opération interprétative11 et qu’il suscite, en retour, une telle prolifération
interprétative. Mais, puisque, dans le contexte de la recherche historique, il est
impossible de considérer que toutes les interprétations se valent, comment évaluer leur
degré de validité ou de pertinence pour les départager ? Comment P. Zambelli peut-elle
diagnostiquer un excès interprétatif, une « conclusion d’une certaine façon
exorbitante » sur les rapports entre culture populaire et culture savante 12? En bref, une
surinterprétation13.

De la méthode exégétique en histoire


9 C’est pourtant à un genre ancien – un des modèles originels de la pratique
interprétative – que s’apparente, par sa subtilité et son brio, Le Fromage et les vers :
l’exégèse. Comme dans l’exégèse biblique ou coranique, les déclarations de Menocchio à
ses juges sont soumises à une accumulation de commentaires ; un texte de taille
modeste (les deux procès d’inquisition, qui constituent l’essentiel de la documentation
locale de Ginzburg) mobilise une vaste érudition pour donner sens, perspective et
consistance aux propos du meunier. Donné parfois en larges extraits, souvent découpé
en morceaux choisis ou émietté en citations, le texte est intensément scruté, exploité,
sollicité. Toutefois, les conditions de l’exégèse critique, telle qu’elle s’est affirmée avec
la méthode historique elle-même au tournant des XVIIe et XVIII e siècles, ne sont pas
totalement réunies : elles supposent, entre autres, que le texte soit établi, édité selon
des critères rigoureux, et devienne alors le bien commun du lecteur et du
commentateur. Or Ginzburg, maître des citations, est aussi le seul gardien d’un texte
qui lui confère autorité et compétence sans laisser à son lecteur la possibilité d’évaluer
l’interprétation qu’il lui livre. Dès lors, comme au XVIe siècle, ce dernier se prend à
revendiquer l’accès direct au texte contre les théologiens et les docteurs 14.
10 Quel peut être alors l’effet induit par le « retour au texte » sur l’interprétation du « cas
Menocchio » ? Les exigences philologiques ne sont pas ici véritablement en cause 15. Le
fait de disposer de l’intégralité d’un texte, au-delà des effets de réel narratifs et de leur
impact sur l’imagination historienne16, entraîne pour l’interprétation plusieurs
conséquences : il oblige à prendre en compte la totalité du document, sans en exclure
aucun élément, sans négliger l’hétérogénéité des textes qui le composent (témoignages,
« constituts »)17 ; il permet de cerner les logiques du texte et de sa production, et,
éventuellement, l’intentionnalité de ses auteurs ; il autorise la mesure des zones
d’ombre et des silences de la source. Ces trois éléments, s’ils ne sont pas constitutifs de
l’interprétation en tant que telle, en sont toutefois des préalables indispensables,
susceptibles d’invalider certaines hypothèses de travail. Ils proposent ainsi certaines
des contraintes qui s’exercent sur l’interprétation historique.

Des usages de l’analogie


11 Le travail de Ginzburg est, pour l’essentiel, appuyé sur une confrontation minutieuse, et
souvent conjecturale, d’interprétations de textes. Menocchio est un grand lecteur, qui

Enquête, 3 | 1996
127

cite ses sources, marque ses accords, souligne son travail d’appropriation et de
réélaboration, produit ses propres interprétations (« ces opinions que j’ai eues, je les ai
tirées de mon cerveau », p. 56) ; les inquisiteurs frioulans confrontent les dits du
meunier à leurs sommes et leurs traités, mais aussi à ses dépositions antérieures ;
l’historien l’emporte sur eux tous par la variété des références que sa maîtrise de la
bibliographie ancienne et moderne lui permet de mettre en œuvre au service d’une
réinterprétation anthropologique des réponses de l’accusé aux questions des juges.
Mais, à ne confronter que des interprétations, le cas Menocchio semble se dérouler
exclusivement dans la sphère des représentations : le meunier, sollicité par le
questionnement des inquisiteurs, élabore en système l’ensemble parfois hétérogène de
ses croyances et de ses convictions personnelles ; le tribunal cherche à constituer à
partir de ses propos un ensemble cohérent de propositions, susceptibles de se
transformer en chefs d’accusation et preuves d’hérésie ; l’historien, prenant la relève
du juge ecclésiastique, s’efforce de traduire les positions théologiques extorquées à
Menocchio en une sorte d’anthropologie interprétative.
12 « Deux esprits, sept âmes, plus un corps composé de quatre éléments : comment avait
pu naître dans la tête de Menocchio une anthropologie aussi obscure et aussi
compliquée ? », s’interroge Ginzburg (p. 115). Parce que Menocchio est un interprète
radical, excessif : sa grille de lecture « mettait en lumière certains passages et en
cachait d’autres, [...] exaspérait la signification d’un mot isolé de son contexte, [...]
agissait dans la mémoire de Menocchio en déformant la lettre même du texte » (p. 70),
« rapprochant des passages différents et en faisant jaillir de foudroyantes analogies »
(p. 91).
13 Rarement les logiques interprétatives du producteur, du juge et du commentateur d’un
même texte n’ont convergé avec autant de force. Navigant entre ces différents textes,
la quête interprétative de Ginzburg repose aussi principalement sur la recherche
d’analogies. Plus exactement, elle recourt à deux échelles d’analogie.
14 La première est à court rayon. Pour reconstruire les modalités de lecture de Menocchio,
elle met en parallèle ses dits et les textes plus ou moins hétérodoxes qu’il avoue avoir
lus. Loin de déboucher sur une généalogie de ses croyances et de ses représentations,
elle permet, à travers la revendication par Menocchio lui-même d’un usage contrôlé de
l’analogie – ce qui n’exclut par sa « force corrosive » (p. 153) –, de restituer des
processus intellectuels d’appropriation, de rejet ou de création. Or ces analogies,
inscrites dans les pratiques contemporaines, même si elles dévoilent des
« correspondances indubitables » (p. 82), ne peuvent servir de preuve dès lors qu’il
s’agit de prouver l’absence de dépendance de Menocchio vis-à-vis de ces textes
hétérodoxes.
15 Le second usage est à très large rayon. Il part d’un constat, une « coïncidence
stupéfiante » (p. 99), « extraordinaire » (p. 169), de « surprenantes analogies » (p. 176)
entre des réalités qui n’ont jamais été en contact direct ou qui ne peuvent provenir de
sources communes, constat qui échappe aux acteurs eux-mêmes. Deux propositions
ambitieuses en offrent une interprétation : les croyances et représentations exprimées
par Menocchio – ainsi que par d’autres paysans, comme l’anonyme Scolio, des environs
de Lucques, dont les écrits présentent des analogies « évidentes » (p. 161-166) –
renvoient à une culture paysanne millénaire ; les analogies avec certaines expressions
radicales de la « haute culture du XVIe siècle » révèlent les « racines populaires d’une
grande partie de la haute culture européenne » jusqu’à la fin du XVI e siècle (p. 177), à

Enquête, 3 | 1996
128

l’inverse de l’hypothèse simpliste que pourraient asseoir les riches lectures de


Menocchio. L’hypothèse interprétative est certes « en partie indémontrable » (p. 177),
mais l’étude des cultures subalternes impose des « critères de vérification différents
des critères habituels » (p. 203). La transformation de l’indice en preuve, tentée par
Ginzburg dans un article fameux18, légitime dès lors toute prise de risque interprétatif.

Retour au texte
16 Dans l’acte interprétatif, Ginzburg est très attentif à la question de la preuve. Il définit
clairement le statut des énoncés qu’il avance, de la simple conjecture au possible ou au
probable. Mais ses procédures d’évaluation reposent, le plus souvent, sur la seule
exégèse textuelle. Ainsi, paradoxalement, il devient essentiel de briser le cercle
magique des textes, de sortir d’une herméneutique interne, appuyée sur une archive
réduite à un texte. Dans un livre postérieur, Ginzburg a clairement posé le problème à
propos de l’analyse purement stylistique des œuvres d’art, exposée aux périls de
l’« iconologie sauvage » où « l’interprète risque de présenter ses propres élucubrations
comme un enrichissement ou un approfondissement » des œuvres. Le « contrôle des
interprétations » peut alors reposer sur l’identification des commanditaires, qui ont
généralement participé à la définition du programme iconographique des œuvres
commandées19.
17 Extérieur au texte ou à l’image, mais propre aux phénomènes analysés, c’est bien le
contexte qui est ici en cause. Certes, pour Ginzburg, le cas Menocchio est inséparable à
la fois des intenses débats théologico-religieux suscités par les Réformes, qui fragilisent
l’Église, et de la nouvelle mise en forme de la culture savante induite par la diffusion de
l’imprimerie ; ces deux phénomènes, qui permettraient à Menocchio d’être le porte-
parole et l’interprète original d’une culture paysanne millénaire, jouent à l’évidence
bien au-delà du « cercle restreint de son village » (p. 150). S’ils conditionnent en partie
une réflexion, ils sont toutefois trop généraux pour valider des hypothèses
interprétatives, et ne constituent pas un contexte adéquat, selon les exigences
rappelées par E. P. Thompson20.
18 Question délicate. Certains éléments locaux, comme les conflits de Menocchio, et plus
largement de la communauté paysanne, avec le curé, importent peu, finalement, pour
l’interprétation d’une cosmogonie hérétique. La reconstitution fine de la circulation
des idées et des hommes qui les expriment n’apporte pas non plus d’éléments décisifs
pour valider ou invalider une simple expertise textuelle, qui rejette les dépendances
réformées, anabaptistes ou antitrinitaires. Le contexte le plus fort, ici, semble bien être
le fonctionnement inquisitorial, qui fonde son enquête sur le schéma « complice /
livres / invention individuelle ». Del Col propose dès lors une interprétation du texte
qui échappe à la grille de lecture de l’inquisiteur, pour retrouver, dans sa complexité et
ses contradictions, les thématiques et l’argumentaire cathares, tels qu’ils avaient
évolué en Italie du Nord aux derniers siècles du Moyen Âge 21. Si la cosmogonie de
Menocchio se nourrit ici d’échanges complexes, son interprétation échoue, comme
chez Ginzburg, devant le « mystère » de sa transmission. Mais dans leur économie
interne, les deux interprétations présentent une différence fondamentale, qu’a relevée
Donald Weinstein dans un récent compte rendu de l’édition de Del Col : « Le principal
avantage de l’hypothèse de Del Col sur celle de Ginzburg est qu’au moins le catharisme
a existé22. » Ce qui rejoint les réflexions, plus récentes, de Ginzburg, sur les formes

Enquête, 3 | 1996
129

littéraires d’expérimentation, où « l’invention l’emporte sur la reconstruction


historiographique23 ».

Principe d’économie et éthique de l’interprétation


19 Où réside en définitive la surinterprétation ? Dans la place disproportionnée attribuée à
un élément du texte par rapport à d’autres ? Dans le verrouillage de l’interprétation,
qui exclut rapidement toute alternative à l’hypothèse centrale de la recherche ? Dans le
« surclassement » d’un énoncé hypothétique, transformé en interprétation suprême 24 ?
Dans la survalorisation d’indices ou d’analogies, au détriment de preuves véritables ?
Qu’il s’agisse d’une lecture incomplète du document, d’une interprétation restreinte –
une forme de sous-interprétation – ou d’un dérapage argumentatif, il est difficile, voire
impossible, de fixer une ligne de démarcation claire entre interprétation et
surinterprétation. Il ne saurait pour autant s’agir, en refusant les risques de
l’interprétation, de cantonner l’historien à une explicitation prosaïque des textes, d’en
interdire toute « lecture ouverte ».
20 Pour le théoricien de la littérature Jonathan Culler, il est nécessaire de défendre la
surinterprétation. « Comme la plupart des activités intellectuelles, écrit-il,
[l’interprétation] n’est intéressante qu’à partir du moment où elle est extrême.
L’interprétation modérée, celle qui exprime un consensus, bien qu’elle puisse avoir une
valeur dans certaines circonstances, est de peu d’intérêt25. » C’est là énoncer la position
radicale du déconstructionnisme – la liberté illimitée, irrépressible de la lecture et de
l’interprétation – et retrouver de quelque manière l’hypertrophie du sujet historien et
le nietzschéisme fin-de-siècle caractéristiques d’une histoire dite « expérimentale 26 ».
21 Un texte (littéraire, mais aussi historique) ne serait-il donc (selon une jolie formule de
Tzvetan Todorov) qu’un pique-nique où l’auteur apporterait les mots, et les lecteurs le
sens27 ? Umberto Eco – que l’on accusera difficilement de brimer les droits du lecteur,
même s’il se soucie davantage aujourd’hui des Limites de l’interprétation 28 – introduit à
cet endroit, autour d’un même texte, une distinction décisive entre trois registres
d’intentionnalité : l’intentio auctoris, ou l’action consciente ou sub-consciente du
producteur du document ; l’intentio lectoris, ou l’appropriation libre qu’en effectue le
consommateur (que sa lecture soit immédiate ou savante) ; enfin l’intentio operis, qui se
dégage du texte lui-même dans son vocabulaire, sa syntaxe, sa construction et son
contenu. Eco établit ainsi une règle essentielle (dira-t-on une éthique, au risque de faire
penser qu’on attache quelque dimension morale à une pratique rigoureuse de
l’interprétation ?) et une première limite à la liberté de l’interprète. Par-delà la fausse
conscience que l’auteur peut nourrir sur ses processus créatifs, en deçà de l’espace
illimité du champ des possibles surinterprétations, sous-interprétations ou
mésintelligences du lecteur, « il y a une intention du texte », affirme Eco : « Entre
l’intention inaccessible de l’auteur et l’intention discutable du lecteur, il y a l’intention
transparente du texte qui réfute toute interprétation insoutenable » ; « entre la
mystérieuse histoire de la production d’un texte et la dérive incontrôlable de ses
futures lectures, le texte en tant que texte représente encore une présence, le point sûr
auquel nous pouvons nous cramponner29 ».
22 S’agit-il là d’une via media, susceptible de sauvegarder à la fois les droits du lecteur et
ceux de la raison critique (ou du simple bon sens) ? Eco ne s’en défend nullement, cite
malicieusement Horace (« Il est une mesure en toute chose, il existe donc des limites

Enquête, 3 | 1996
130

par-delà et en deçà desquelles le juste ne saurait exister 30 ») et rappelle à son public


anglo-saxon ce principe de droit romain selon lequel « dans l'hypothèse d’un refus des
frontières, il ne peut y avoir aucune civitas31 ». Mais il assortit également sa distinction
liminaire d’un critère de discernement en matière d’interprétation : ce qui permet de
rendre compte de l’écart entre l’intentio lectoris et l’intentio operis (abandonnant pour
l’heure l’intentio auctoris aux arcanes de la création littéraire), ce sont « certains critères
d’économie et de simplicité » ; et, plus précisément dans le champ de la sémiologie, le
critère de l’économie textuelle.
« Je pense, affirme Eco, que nous pouvons accepter une sorte de principe poppérien
selon lequel, s’il n’existe aucune règle nous permettant de savoir quelles
interprétations sont les “meilleures”, il existe au moins une règle qui nous permet
de savoir lesquelles sont “mauvaises”. Nous ne pouvons pas dire dans quelle mesure
les hypothèses képleriennes sont définitivement les meilleures, mais nous pouvons
dire que l’explication ptoléméenne du système solaire était fausse, parce que les
notions d’épicycle et de déférent violaient certains critères d’économie et de
simplicité, et étaient incompatibles avec d’autres hypothèses sur lesquelles on a
montré qu’on pouvait s’appuyer pour expliquer des phénomènes que Ptolémée
n’expliquait pas32. »
23 Ce qui ne signifie nullement refuser l’hypothèse complexe pour tomber dans
l’explication simpliste, ce que dénonçait Ginzburg (p. 176).
24 Notre intention n’était pas ici d’arbitrer entre les diverses interprétations auxquelles
ont donné lieu les interrogatoires de Menocchio, ni, a fortiori, d’en proposer une
nouvelle : mais, à l’occasion de l’édition critique d’A. Del Col, de proposer l’analyse de
quelques formes historiennes actuelles de la surinterprétation. L. Febvre a
suffisamment fustigé dans son œuvre l’excès interprétatif le plus classique,
l’anachronisme, pour ne pas y revenir. Trois conclusions principales se dégagent du
dossier Menocchio. En premier lieu, l’histoire interprétative apparaît comme un genre
rare, lié d’une part à la surexploitation récurrente et délibérée d’une source unique,
d’autre part à l’exportation des ressources et des méthodes d’une exégèse laïcisée dans
le champ de la recherche historique : à cet égard, l’édition intégrale du texte et
l’approfondissement du contexte procurés par Del Col restaurent les exigences
scientifiques essentielles de l’exégèse critique. En second lieu, les procédures mises en
place par Ginzburg – l’utilisation du raisonnement analogique et la substitution de
l’indice à la preuve – ont à coup sûr démultiplié les potentialités interprétatives des
lecteurs successifs (les intentiones lectorum) et stimulé une inflation interprétative que
seul un élargissement de la documentation pouvait permettre de maîtriser. En
troisième lieu, le recours à des références lointaines, étrangères au texte et éloignées
du contexte spatial et historique dans lequel ce dernier a été produit (les mythologies
hindoues, les légendes des Kalmouks et des bergers de l’Altaï) répond mal au critère
d’économie qu’U. Eco établit pour évaluer les interprétations selon leur degré de
pertinence. En définitive, l’édition critique des interrogatoires de Menocchio vient
davantage compléter que remettre en cause le travail textuel et analytique de
Ginzburg. Si, au regard de l’interprétation manichéenne de Del Col, l’interprétation
« chamanique » de Ginzburg ne constitue peut-être pas, à proprement parler, une
surinterprétation, elle est à coup sûr une interprétation coûteuse.

Enquête, 3 | 1996
131

NOTES
1. A. Del Col, ed., Domenico Scandella detto Menocchio : i processi dell’Inquisizione (1583-1599),
Pordenone, Edizioni Biblioteca dell’Immagine, 1990.
2. C. Ginzburg, Il formaggio e i vermi. Il cosmo di un mugnaio del ‘500, Turin, Einaudi, 1976 ; traduction
française : Le fromage et les vers. L’univers d’un meunier du XVI e siècle, Paris, Flammarion, 1980
(toutes les citations, ainsi que les références dans le texte, renvoient à cette édition). Le livre a
également été traduit en allemand (1979), en anglais (1980), en espagnol (1981), en suédois (1983)
et en polonais (1989).
3. G. Spini, « Noterelle libertine », Rivista storica italiana, LXXXVIII, 1976, p. 792-802.
4. P. Zambelli, « Uno, due, mille Menocchio ? », Archivio storico italiano, CXXXVI, 1979, p. 51-90.
5. V. Valeri, Journal of Modern History, LIV, 1982, p. 139-143.
6. Remarque similaire de H. C. Erik Midelfort, Catholic Historical Review, LXVIII, 1982, p. 513-514.
7. C. Phythian-Adams, Social History, VII, 1982, p. 213-215.
8. F. Billacois, Annales ESC, XXXVI, 1981, p. 98-102.
9. L. Febvre, Le problème de l’incroyance au XVIe siècle. La religion de Rabelais, Paris, Albin Michel,
1942 ; D. Wootton, « Lucien Febvre and the Problem of Unbelief in the Early Modern History »,
Journal of Modern History, LX, 1988, p. 695-730 ; M. Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture
populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance [1965], Paris, Gallimard, 1970.
10. Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère. Un cas de parricide au XIX e siècle,
présenté par M. Foucault, Paris, Gallimard-Julliard, 1973 ; D. Fabre, P. Lejeune, J.-P. Peter, « Le cas
Pierre Rivière : pour une relecture », Le Débat, 66, 1991, p. 91-132.
11. C’est seulement avec le livre de R. Darnton, Le grand massacre des chats, Paris, Laffont, 1985
[édition américaine : New York, Basic Books, 1984] et le recours explicite à l’anthropologie
interprétative de C. Geertz, qu’a émergé une « histoire interprétative » : P. Benedict, « Storia
interpretativa o storia quantitativa ? », Quaderni storici, XX (58), 1985, p. 257-269 ; E. Grendi,
« Storia sociale e storia interpretativa », Quaderni storici, XXI (61), 1986, p. 201-210 ; cf. également
R. Chartier, « Texts, Symbols and Frenchness », Journal of Modern History, LVII, 1985, p. 682-695, et
R. Darnton, « The Symbolic Element in History », Journal of Modern History, LVIII, 1986, p. 218-234.
12. P. Zambelli, op. cit., p. 65.
13. Notons ici que le terme est employé, de longue date, dans la psychanalyse freudienne, pour
désigner « une interprétation qui se dégage secondairement alors qu’une première
interprétation, cohérente et apparemment complète, a pu être fournie » (J. Laplanche, J.-
B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, Presses universitaires de France, 1967, p. 469).
14. Par exemple, G. Spini, op. cit., p. 792. C. Ginzburg a lui-même procuré une édition critique et
commentée des Costituti di don Pietro Manelfi, Florence-Chicago, Sansoni-The Newberry Library,
1970.
15. Sur le renouvellement des perspectives philologiques en histoire, J.-L. Gaulin, « L’ascèse du
texte ou le retour aux sources », in J. Boutier et D. Julia, eds, Passés recomposés, champs et chantiers
de l’histoire, Paris, Autrement, 1995, p. 163-172.
16. Seuls ces deux éléments sont proposés par A. Del Col, op. cit., p. XXI.
17. Sur ce point décisif, A. Del Col, ibid., p. XXXV-LXIII.
18. « Signes, traces, pistes : racines d’un paradigme de l’indice », Le Débat, 6, 1980, p. 3-44.
19. C. Ginzburg, Indagini su Piero : II Battesimo, il ciclo di Arezzo, la Flagellazione di Urbino, Turin,
Einaudi, 1981, p. XIX.
20. E. P. Thompson, « Anthropology and the Discipline of Historical Context », Midland History, 1,
1972, p. 41-55.
21. A. Del Col, op. cit., p. LIII-LXXVII.

Enquête, 3 | 1996
132

22. D. Weinstein, Journal of Modern History, LXVI, 1994, p. 178-180


23. C. Ginzburg, Il giudice e lo storico, Considerazioni in margine al processo Sofri, Turin, Einaudi, 1990,
p. 103.
24. Sur les effets de « surclassement », R. Boudon, La place du désordre, Paris, Presses
universitaires de France, 1984, p. 202.
25. J. Culler, « Défense de la surinterprétation », in U. Eco (avec R. Rorty, J. Culler et C. Brooke-
Rose), Interprétation et surinterprétation, Paris, Presses universitaires de France, 1996, p. 102.
26. Sur ce point, P. Boutry, « Assurances et errances de la raison historienne », in J. Boutier et
D. Julia, eds, op. cit., p. 56-68. Cf. également les réflexions nuancées d’A. Prost, « Imagination et
imputation causale », in Douze leçons sur l’histoire, Paris, Seuil, 1996, p. 169-187.
27. D’après U. Eco, op. cit., p. 22.
28. Rappelons ici L’Œuvre ouverte [1962], Paris, Seuil, 1965 ; Lector in fabula ou la coopération
interprétative dans les textes narratifs [1979], Paris, Grasset, 1985 ; Les limites de l’interprétation [1990],
Paris, Grasset, 1992.
29. U. Eco, Interprétation…, op. cit., respectivement p. 23, 71-72, 80.
30. Satires, I, v. 106-107, cité ibid., p. 24.
31. Ibid., p. 25.
32. Ibid., p. 47-48. Notons que ce principe, issu de la sémiotique, avait déjà été avancé par A. J.
Greimas, Du sens, Paris, Seuil, 1970, p. 30.

RÉSUMÉS
La récente édition critique, par A. Del Col, du texte des procès du meunier frioulan Menocchio,
jugé par l’inquisition à la fin du XVIe siècle, invite à confronter les diverses interprétations qui en
ont été données, depuis la publication du livre de C. Ginzburg. L’article n’entend pas les
départager, encore moins en formuler de nouvelles. À partir de l’examen de la méthode
interprétative utilisée – une forme laïcisée d’exégèse –, des usages diversifiés, non seulement
heuristiques mais aussi probatoires, de l’analogie des procédures historiennes de validation de
l’interprétation d’un texte, il explore certaines des contraintes qui s’exercent sur l’interprétation
historique. Face aux difficultés rencontrées pour identifier le passage à la surinterprétation, il
suggère l’établissement d’une échelle de préférences, en recourant au principe d’économie
interprétative

The recent critical edition by A. Del Col of the text of the trials of the Frioulan miller Menocchio,
judged by the inquisition at the end of the 16th century, invites a confrontation of its various
interpretations which have been delivered since the publication of the book by C. Ginzburg. The
article does not propose to decide between them, still less to formulate a new interpretation. By
the examination of the interpretative method used – a laicized form of exegesis –, of diversified
uses of analogy that are not only heuristic but also probatory, of historical processes involved in
authenticating the interpretation of a text, it explores some of the constraints on historical
interpretation. Before the difficulties encountered in identifying the passage to
overinterpretation, it suggests the establishment of a scale of preferences, by resorting to the
principle of interpretative thrift.

Enquête, 3 | 1996
133

L’interprétation sauvage
Wild interpretation

Yannick Jaffré

Une lecture du livre de Tobie Nathan, L’influence qui guérit, Paris, Odile Jacob, 1994.
1 Les publications relevant de la psychiatrie transculturelle ont récemment connu en
France un important développement qui, plus encore qu’à l’accroissement des flux
migratoires et à la prise en considération de la détresse de certaines populations,
correspond aux mutations des rapports à l’autre. Dans un premier temps, seul le
psychiatre expatrié devait accorder son violon thérapeutique à des contextes
exotiques. Nombre de recherches menées au Centre hospitalier de Fann à Dakar
consistaient à adapter un savoir technique aux conditions locales d’exercice 1. Les
études se multiplièrent, englobant une réflexion sur les repères structuraux de la
psychanalyse, l’utilisation des données culturelles dans les thérapies 2, ou
l’aménagement de l’espace de soin. D’autres équipes se consacrèrent à une description
anthropologique de cultes et rites de possession, et à l’étude des savoirs populaires
étiologiques et thérapeutiques de la folie3. La tension entre spécialisation de la
psychiatrie et/ou secteur de l’anthropologie apparaît ainsi comme constitutive de
l’ethnopsychiatrie.
2 Cette obligation d’un double regard concerne maintenant des praticiens œuvrant dans
leurs propres sociétés. Face à des patients venus d’ailleurs ou liés à d’autres
appartenances, ils se trouvent dans une position singulière, rencontrant des difficultés
pour établir leur diagnostic, et éprouvant le caractère souvent artificiel des cadres
nosographiques qui leur sont familiers. À l’obligation de tenir compte des spécificités
de pratiques de soins dans des situations de contact entre des groupes culturellement
distincts, est supposée répondre la combinaison des études psychologiques et ethno-
sociologiques. L’anthropologie fournirait alors les grilles sémantiques et culturelles
nécessaires à la compréhension d’une singularité subjective. La diversité des modalités
– de la « psychologisation du social » à l’oubli de l’individuel au profit d’un « tout
social » – qui peut ordonner cette mise en rapport de disciplines distinctes autour des
rapports qu’un individu entretient avec les signifiants de sa culture, engage des
questions d’interprétation.

Enquête, 3 | 1996
134

3 Dans le domaine français, un psychologue clinicien, Tobie Nathan, a publié plusieurs


ouvrages d’ethnopsychiatrie clinique4 illustrant les liens tissés entre recherches
cliniques et ethnologiques. Le dernier ouvrage de cet auteur, jouissant d’un fort succès
médiatique, est précisément consacré à comprendre « comment la psychiatrie
occidentale peut aider les populations immigrées qui ne partagent pas les mêmes
références culturelles » et comment le médecin « peut s’inspirer de démarches
traditionnelles pour vraiment aider des patients venus d’une autre culture 5 ». Pour
brosser à grands traits le contexte socio-psychologique de sa pratique, T. Nathan utilise
une série d’oppositions distinguant deux mondes : celui de la « pensée rationnelle »
(p. 20), du « savoir objectif » (p. 21), de la « logique bien huilée » (p. 21), de « l’ordre
intellectuel occidental » (p. 47), de « l’occident obtus » (p. 329), des « clergés et des
syndicats de thérapeutes » (p. 73), à celui des « pensées d’une densité inouïe » (p. 25),
d’une « science plusieurs fois millénaire des guérisseurs » (p. 332) 6. Au-delà de ce
pathos idéologique7, ce texte peut permettre, à partir d’entretiens en situation
pluriculturelle, d’ouvrir à une réflexion sur une interaction thérapeutique qui
comprend, au minimum, deux opérations – comprendre et dialoguer – correspondant à
deux problèmes distincts, celui du cadre interprétatif du discours du patient et celui du
langage utilisé pour répondre à sa demande.
4 Face à la référence nosographique, ce n’est pas de manquer de systèmes
d’interprétations dont souffre le « thérapeute transculturel », mais d’en trop posséder.
Il peut en effet analyser le dire de son malade selon une grille nosographique
« scientifique » ou selon les représentations « populaires » ou « savantes » de la société
dont est originaire son patient. Très simplement, il peut choisir d’employer un
métalangage interprétatif (psychologique, psychiatrique, etc.) ou utiliser une partie du
code de son interlocuteur comme interprétant8 de son discours. Ces interrogations sont
proches de celles rencontrées par l’ethnologue faisant alterner dans sa description
données émiques et étiques. En fait, plus que des questions de différences culturelles,
ces textes d’ethnopsychiatrie concernent des difficultés naissant de la mise en rapport
d’une langue naturelle avec un code interprétatif artificiel9.
5 Pour des populations françaises, l’usage d’une même langue d’expression et la diffusion
d’une certaine éducation sanitaire rend possible un dialogue médecin-patient à partir
de quelques référents communs (représentation des parties du corps, postulats
physiologiques et psychologiques simples, etc.). Selon les contextes, les problèmes se
posent avec plus ou moins d’acuité10. Toutefois, de la « Corrèze au Zambèze », les
questions sont les mêmes : chaque société, ou culture, face au discours médical (disease)
communément utilisé comme référence, découpe différemment le continuum du
pathologique en fonction de divers traits sémiologiques et étiologiques (illness)
différenciant ainsi les expériences subjectives (sickness) de la maladie. Face à cette
multiplicité d’interprétants potentiels, le choix du système thérapeutique de référence
dépend, avant tout, des rapports institués entre médecine officielle et systèmes locaux
d’interprétation11. Pour l’Afrique, est accepté un dialogue avec un ensemble de
pratiques populaires de soins qui sont légalement exclues du champ de la thérapie en
Europe.
6 Il s’agit aussi de légitimité scientifique12. Différant des autres « spécialités » médicales
où les référents corporels (anatomopathologiques, biologiques, génétiques, etc.) offrent
des points, même provisoires, de certitude, le discours psychiatrique se présente avant
tout comme sémiologique. Il est donc soumis aux aléas d’hypothèses explicatives et de

Enquête, 3 | 1996
135

nouvelles catégorisations. Mais, hors le choix explicite d’un discours de référence, le


thérapeute transculturel se trouve confronté à la simple succession des propos de ses
patients. Il doit alors, « tout faire pour agir en Soninké avec un patient Soninké, en
Bambara avec un Bambara, en Kabyle avec un Kabyle… » (p. 24), oscillant ainsi entre un
œcuménisme identificatoire et un infini des interprétations. Le dialogue, quant à lui,
implique à l’évidence que les interlocuteurs partagent un même code linguistique et
sémiologique. Cette prise en compte du contexte est assez proche de la notion de
« double ajustement réciproque » : des cadrages successifs sont imposés au soignant
pour accorder son langage à celui de son patient. Pourtant, s’agissant d’une interaction
à finalité thérapeutique, bien que nécessaire, cette adaptation culturelle n’est pas
suffisante.
7 Dans la pratique biomédicale, le sens est construit par l’utilisation d’une terminologie
scientifique ayant le corps et la maladie pour référents. Pour élaborer son diagnostic, le
soignant tente de réduire la polysémie des termes utilisés par le malade en les
ramenant à leur référent corporel. Il transforme alors les symptômes évoqués en signes
cliniques d’une réalité physiologique13. Les paroles du malade sont ainsi confrontées à
la « vérité objective » de la maladie. Autrement dit, le signe est conçu comme le
représentant de la maladie et non comme le signifiant d’un sujet. La psychanalyse
utilise d’autres critères et insiste sur l’ensemble des réseaux associatifs liés au signe
identifié14. À l’envers de « l’ordre médical », elle souligne que les symptômes évoquent
le sujet à son insu15. Dans ce cadre, les paroles ne peuvent être fausses ; mais
simplement vides dès lors qu’elles se bornent à reprendre le discours commun et ne
sont attribuables à aucun sujet.
8 En fait, en ethnopsychanalyse, l’interprétation concerne deux niveaux distincts. Il faut
d’abord définir les conceptions du normal et du pathologique dans une société donnée,
puis utiliser ces connaissances pour permettre à un patient d’accéder au sens de sa
souffrance16. Dans ce domaine, le choix des procédures employées pour articuler le
social et le singulier apparaît donc comme essentiel. Faute de précautions
méthodologiques, le rapport à l’autre risque de se présenter sous les traits d’une
« interprétation sauvage » – interprétation qui ne résulte pas de la cohérence des
données mais de l’arbitraire de l’interprète, même si cet arbitraire se dissimule sous
une apparente cohérence rhétorique – dont il est possible de souligner quelques
caractéristiques.

L’équivalence et la comparaison
9 Une des manières de définir un signe est d’en comparer la signification avec celle
d’autres termes appartenant à des champs sémantiques proches 17. Évoquant plusieurs
cultures, T. Nathan commente ainsi des notions appartenant à des aires culturelles
différentes. Par exemple la « frayeur » est supposée équivalente à « diatigè » en
bambara et « sama fit dem nat » en wolof, puisque tous ces sentiments signifieraient
« l’extraction du noyau du sujet », ce dernier étant lui-même équivalent à « âme en
arabe, ro’h ; double en bambara, dia ; principe vital en wolof, fit » (p. 225). Ce procédé
rhétorique de mise en abîme est fréquemment utilisé par l’auteur. Un autre texte
propose, par exemple, une « définition ethnopsychanalytique » de la possession, qui
prend la forme d’une énumération de divers cultes – Loa haïtien, Zar éthiopien, Lup
serer, Tromba malgache, etc. ; elle signifie globalement « que la pensée prend le

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136

corps », tout en jouant, parfois, comme pour le Loa ou « au Niger » (sic), d’une
« ambiguïté » puisque « le cavalier est au-dessus (donc masculin), mais il écarte les
jambes (il est donc féminin)18 ».
10 Ce procédé suscite bien des réserves. Les premières concernent le sens accordé aux
termes utilisés. À suivre les travaux de Zempléni19, le fit (énergie, force vitale) et le roo
(souffle qui quitte le corps au moment de la mort) en wolof seraient équivalents au ni
bambara (souffle et énergie vitale), en revanche le takandeer (ombre du corps humain)
serait le dia (ombre). Or, le bambara en distingue plusieurs types : le ja naloma (lit,
ombre stupide), le janin kegun (ombre maligne), etc., cette dernière quittant le corps au
moment du décès… On l’aura compris, comparaison n’est pas équivalence : les champs
sémantiques ne sont pas isomorphes. Quant au second exemple, à ces réserves
s’ajoutent diverses contradictions avec des données émiques20. À l’évidence, on ne peut
résoudre le problème du comparatisme ni par de hâtives équivalences ni par une
« psychiatrisation » du social.
11 Comparer signifie définir des similitudes et des différences entre divers objets, ce qui
suppose qu’ils puissent être soumis à un même ordre de mesure, c’est-à-dire qu’ils
possèdent (ou qu’on leur attribue) un ensemble de dimensions communes ou qu’ils
appartiennent à un même ordre de phénomènes. Dans ce domaine ethnopsychiatrique,
trois « entrées » peuvent ouvrir à une démarche comparative. Il est tout d’abord
possible de travailler sur des référents semblables. Si la question d’un instrument de
mesure, notamment épidémiologique21 est supposée résolue, l’interprétation
s’attachera non pas à homogénéiser les données, mais à souligner que semblable ne
veut pas dire identique : il s’agit de comprendre comment la diversité des contextes
détermine des représentations, des usages ou des appropriations variables d’objets
identiques. Inversement, cette question peut, en second lieu, être posée à partir des
interprétations et des discours locaux. Ainsi, diverses populations semblent s’accorder
sur les mêmes représentations, notamment étiologiques, de la folie. Il s’agit ici, non pas
d’homogénéiser des conceptions et des pratiques – comme celle de la possession – mais
d’en évaluer la valeur dans divers contextes précis avant de les comparer. Enfin, les
populations se côtoient, échangent leurs savoirs et traduisent spontanément leurs
souffrances. « Justes » ou « fausses », ces traductions montrent que des acteurs en
situation « dialogique » établissent quotidiennement des équivalences entre des
sensations et des pathologies. Il sera toutefois nécessaire de distinguer entre ces
diverses relations langagières (locuteurs plurilingues, dialogue entre malades, entre
soignants et malades, usage commun de néologismes, etc.). Sinon, faute de se fixer des
règles et de les énoncer clairement, une recherche comparative risque fort de n’être
qu’une accumulation où « tout est dans tout, et inversement ».

La métaphore au réel
12 T. Nathan insiste, à juste titre, sur l’importance qu’il convient d’accorder à la langue de
ses interlocuteurs – « leur langue maternelle, à partir de leurs propres théories »
(p. 331). Quelques termes autochtones fleurissent en effet dans le texte, notamment en
langue bambara ; leur utilisation pourtant ne va pas sans poser quelques problèmes 22.
13 Les métaphores, parfois commentées dans le seul sens symbolique, sont « durcies ».
Ainsi, pour reprendre un exemple précédent, que ja signifie le « double » de la
personne, et tigè « couper », n’implique pas qu’une personne disant n ja tigéra (litt. mon

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137

double/âme est coupé) exprime « l’extraction du sujet ou plutôt du noyau du sujet »


(p. 225). Depuis César et Pagnol nous savons que « fendre le cœur » n’est pas
automatiquement une cause de décès. Bref, admettre que le signifiant puisse parfois
s’exprimer, pour un sujet, sous la forme d’un symptôme somatique ne signifie pas que
toute catachrèse soit à prendre « au pied de la lettre23 ».
14 Ces locutions, souvent des mémoriaux de croyances anciennes, sont, de plus, liées à une
histoire sociolinguistique. Leur existence actuelle n’atteste donc pas automatiquement
qu’un sujet contemporain adhère aux idées qu’elles véhiculent. Dans un contexte
français, les locutions « se faire du mauvais sang, ou de la bile » s’accordent avec
l’ancienne théorie des humeurs, mais elles ne permettent pas d’inférer que des acteurs
sociaux attribuent leur désarroi à leur vésicule, alors que c’est ce que laisse supposer
T. Nathan en pays bambara : « La colère comme la frayeur est [...] articulée à une notion
de membrane interne qui cède sous l’effet d’une intense pression. Dans la frayeur, c’est
la coquille de l’âme qui, s’ouvrant accidentellement, laisse échapper le noyau de la
personne ; dans la colère, c’est la vésicule contenant la bile qui crève, permettant à la
substance amère (en arabe, la bile se dit marara “amertume”) de se répandre à travers
le corps, peut-être même de cheminer jusqu’à la tête, provoquant la fureur. » (p. 246).
Qu’un patient en pays bambara exprime sa souffrance en disant « n kono gwanen don »
(litt. mon ventre est chaud) ne signifie ni qu’il partage une conception de la maladie
opposant le chaud au froid, ni qu’il s’apprête à prendre sa température.

Traduction et transposition
15 Il est enfin impossible d’évaluer la valeur d’un terme hors de son champ sémantique :
une interprétation doit d’abord être textuellement cohérente avant de pouvoir être
utilisée pour décrire une situation ou servir de base à une traduction. Ainsi la notion
d’inquiétude (angoisse et/ou frayeur) ne peut être décrite que par approximations fines
opposant par exemple le « trop » calme (suma) au ressassement (miiri), la nostalgie
(nyènafîn), les « problèmes » (kono gwan), la détresse (dusu kasi), etc. Privée d’un
préalable ethnolinguistique – une opposition symbolique ne peut être directement liée
à une interprétation sans être au préalable située dans une organisation dont elle ne
constitue qu’un élément –, la traduction n’est plus qu’une transposition ne permettant
ni de rendre compte de l’évolution des sentiments vécus par un patient 24, ni
d’entreprendre un travail comparatif entre diverses cultures et populations.

La faiblesse des inférences


16 A minima, l’interprétation consiste à établir des relations entre des faits et des discours
supposés en apporter une explication. Dans la cure ethnopsychanalytique
s’entrecroisent des propos de malades et des propositions relevant de l’anthropologie
et de la psychologie. Il serait présomptueux de s’interroger ici sur la « véridicité » des
diverses disciplines utilisées. En revanche, il est possible de mettre en relation des
énoncés des patients avec une interprétation du thérapeute. Reprenons ici un exemple
choisi par T. Nathan. Un homme de nationalité mauritanienne et d’origine soninkée, vit
douloureusement un divorce qui le confronte à des règles différentes selon sa société
ou la juridiction française25. Il décrit sa situation en utilisant un proverbe – « La tortue
ne quitte pas sa carapace ! » – interprété par le thérapeute comme signifiant

Enquête, 3 | 1996
138

« lorsqu’on vit au milieu d’étrangers, on ne montre pas sa nature, on se tient


tranquille », « on ne commet pas l’imprudence de révéler à un étranger sa véritable
pensée » (p. 23). L’analyste répond alors par un proverbe bambara – tu aperçois une
calebasse de belle apparence descendant le Niger, c’est que son fond est troué –, ayant
selon lui pour effet de permettre à son patient « d’être avant tout soninké (la seule
façon d’être humain pour un Soninké) et d’évoquer, à la façon soninké, ses griefs envers
sa femme ». Le patient propose à son tour comme réponse : « Si tu trouves une
bicyclette dans le fleuve, saches que tu devras venir la déposer à l’endroit où tu l’as
prise ! » Cet échange est ainsi commenté par le thérapeute : « Avais-je fait autre chose
que lui signifier : tu as désiré une femme jeune et jolie ; qui sait si elle n’appartenait pas
à quelque génie du fleuve ? » Outre des questions linguistiques et anthropologiques mal
maîtrisées, comme l’assimilation rapide entre le bambara appartenant au groupe
linguistique mandingue et le soninké appartenant au groupe soudanien, alors qu’il n’y a
pas d’intercompréhension entre leurs langues, cette interaction langagière ne va pas
sans poser problème. Les premiers portent sur le sens commun. Il faut bien accepter
qu’une interprétation obéisse à certaines contraintes, et tienne compte d’une acception
première, celle « qu’accepterait une communauté d’interprètes visant à un accord
quelconque, sinon sur les meilleures interprétations, du moins sur le refus de celles qui
sont indéfendables26 ». Il semble normal que, dans un contexte de séparation, le patient
veuille signifier qu’une femme prise chez ses parents doit être ramenée chez eux. Quant
au dicton utilisé par le thérapeute, il souligne fort banalement qu’il faut se méfier des
apparences. Cette idée est largement illustrée en pays bambara : « Si tu vois un
barbican insulter le père d’un héron, c’est que son logeur est une autruche », ou « il ne
faut pas choisir sa femme un jour de fête », etc. Ces sentences invitent à se méfier d’une
prétendue faiblesse dissimulant d’importantes relations ou à prendre garde aux
charmes des atours féminins. Ainsi, dans cet entretien, rien n’autorise à supposer
l’existence d’un « génie ». L’absence de relations cohérentes entre les diverses données
textuelles du dialogue rend donc peu plausible une telle interprétation.

L’univocité des causes


17 Les assertions du thérapeute, hypostasiant quelques données, supposées heuristiques
d’une situation complexe, relèvent globalement d’une option culturaliste. Ce choix
n’est pas sans conséquences. Ainsi, pour reprendre notre exemple précédent,
soulignons que cette interprétation laisse « un reste » : des enfants et une femme, « qui,
influencée par les assistantes sociales et les puéricultures de la PMI, a demandé le
divorce selon la loi française ». La question est reprise plus avant : ce sont les
travailleurs sociaux qui, « au nom d’une idéologie sans âme et à force d’arguments et de
philosophie sommaire », auraient incité une femme bambara venue se plaindre de son
mari à « divorcer et à tout entreprendre pour obtenir la garde des enfants. Savent-ils
seulement qu’on est bambara par son père ? Que les enfants appartiennent à l’ancêtre
du patrilignage ? » (p. 330). À l’évidence, l’analyse ignore les débats maliens concernant
le code de la famille, le taux élevé de divorces et de naissances prématrimoniales à
Bamako… Retenons ici que cette relation thérapeutique laisse apparaître des patients-
acteurs utilisant plusieurs univers sociaux concurrents et négociant une nouvelle
définition des rapports entre hommes et femmes où le désir ne serait plus assujetti à
une unique fonction reproductrice27. Expérience souvent difficile, l’émigration est aussi
une occasion de définir d’autres relations de subordination et d’obtenir d’autres droits.

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139

Il ne s’agit donc pas que de croyances et, si l’on peut s’accorder sur la notion d’une
autonomie des interprétations causales par un patient, il serait absurde d’imaginer une
indépendance totale du trouble par rapport à ses déterminants sociaux. Dans ces
rapports qui lient des coutumes et une nouvelle définition des rôles de chacun 28, les
enjeux concernent le présent, comme le souligne un proverbe bambara : « Le lièvre
d’aujourd’hui, c’est le chien d’aujourd’hui qui le chasse. »

La preuve par l’effet et l’univocité de l’interprétation


18 Notre thérapeute, désireux de fonder une « influençologie » (p. 25), est attentif aux
effets : « Lorsque je raconte une histoire à quelqu’un, c’est à la modification de son état
que je perçois que l’histoire a été reçue. » (p. 140). Si cette attention à la valeur
performative du langage est compréhensible dans un cadre thérapeutique, elle laisse
cependant entière la question de l’adéquation entre interprétation et dire du patient.
19 Sans nul doute, le dispositif de la cure (un thérapeute et des cothérapeutes) incite au
transfert ou tout au moins à la croyance, comme en témoigne cette malade qui déclare
à propos de T. Nathan : « Ça fait des mois que son djinna me parle dans les oreilles. »
(p. 135). Or, dès lors qu’on recherche une « modification durable » de l’état des patients,
la question « ça marche ? » est fondamentale29. Toutefois l’écart entre des
interprétations ponctuelles, strictement culturelles, et la complexité des demandes des
patients incite à s’interroger sur la durée bienfaisante de telles injonctions. Deux séries
de questions concernent ici les modalités de l’interprétation et son adéquation aux
situations vécues. Ainsi dans un cas (p. 136), les troubles d’une patiente délirante et
errante sont univoquement interprétés en fonction d’une grossesse gémellaire. Pour
s’en tenir au matériau présenté, soulignons, outre une situation socio-économique et
familiale complexe, que d’autres éléments probablement signifiants ne sont pas
commentés. Ainsi le prénom de la patiente, tèné, est le même que celui de sa tante
paternelle ; il lui fut sans doute attribué comme marque d’attachement de son père
envers sa propre sœur ou comme consolation de sa stérilité. De même des colas sont
présentées par la malade, à la suite d’une demande du thérapeute, et utilisées lors de la
cure. Sont-ce des yèlè woro évoquant la chance, filanin woro pour les jumeaux, sokun woro
pour le pouvoir ? Ces quelques signifiants, au hasard de notre lecture, évoquent ainsi la
parenté, la reproduction, une possible « emprise » d’une tante… Il est donc fort peu
probable que cette pathologie se laisse réduire à une seule causalité et résoudre par une
seule réponse. Loin d’une interprétation univoque et ponctuelle, la situation de
désordre doit être appréhendée globalement, d’autant plus qu’un éventuel pacte noué
avec un génie devra être honoré, dans le temps, sous peine de « représailles 30 ».

Les figures de l’autre


20 Il reste à comprendre la situation d’un malade vivant de manière syncrétique ces
langages des sens multiples où s’enchâssent anciennes conceptions et obligations d’une
société d’accueil. Dans les cures présentées, les patients apparaissent comme
exemplaires de leurs origines « ethniques », et l’acte thérapeutique est décrit comme
une corrélation « d’univers complémentaires entre des sensations physiques et des
univers culturels » (p. 137). Or, il est hasardeux de ne définir le contexte social du
patient que par quelques croyances supposées unanimement partagées 31.

Enquête, 3 | 1996
140

21 Cette définition d’une identité accordant globalement le singulier au commun a été


naguère abordée par Jean Bazin, à propos d’un éventuel critère de « bambaraïté 32 ».
Avec sagacité, il remarquait que « l’ethnie n’est jamais, en fait, un simple cadre formel
dont la commodité opératoire compenserait l’arbitraire. Elle tient toujours la place
d’un sujet auquel nous reconnaissons au moins assez d’existence pour pouvoir lui
attribuer comme prédicats des énoncés, des événements, des rapports sociaux dont nous
pourrions donner une autre description si nous étions libérés de cette référence
obligée ». Force est de reconnaître que les cures présentées ici tombent sous cette
critique. Faute de référents empiriques, le thérapeute tient plus un discours sur les
autres qu’il n’appréhende le discours des autres33. L’anthropologue soulignera que c’est
bien légèrement faire fi de l’hétérogénéité des groupes sociaux constituant les sociétés
africaines contemporaines et négliger la pluralité des recours et des systèmes
d’interprétations. Le psychologue soupçonnera qu’il s’agit de proposer 34 au patient une
identification imaginaire de plus, dont la spécificité ne serait que d’être une
méconnaissance « ethnique ».

Le recours et le retour
22 Les notions utilisées – guérisseurs traditionnels, possession, génies… – amalgament des
pratiques d’une telle diversité qu’elles semblent peu adaptées à circonscrire et décrire
leur objet. Reste, malgré tout, l’importance des questions traitées puisque ces
« autres », même en se limitant à l’émigration malienne en France, représentent au
moins 60 000 personnes35. Les multiples difficultés rencontrées par ces populations
concernent tant les différences entre les règles sociales du pays d’origine et celles du
pays « d’accueil » (religion, polygamie, nombre et éducation des enfants, scolarisation,
compétences et clivages linguistiques…) que les jeux de pouvoirs entre communautés
locales et émigrées (atténuation du système des castes, du pouvoir des aînés, retour des
enfants, etc.)36. Toutefois, quoique difficiles, voire douloureuses, ces transactions entre
le propre et l’emprunté ne peuvent être conçues sous la forme pathétique de la
domination – « je l’affirme haut et fort, les enfants des Soninkés, des Bambaras, des
Peuls, des Dioulas, des Ewoundous, des Dwalas, que sais-je encore ? appartiennent à
leurs ancêtres. Leur laver le cerveau pour en faire des blancs, républicains, rationalistes
et athées, c’est tout simplement un acte de guerre. » (p. 331) – ou de la préservation –
« Dans les sociétés à forte émigration, il faut favoriser les ghettos – oui, je le dis haut et
clair –, favoriser les ghettos afin de ne jamais contraindre une famille à abandonner son
système culturel. » (p. 216). Cet argumentaire du « bon cœur » risque en effet de
déloger de leurs vies les objets mêmes d’une telle sollicitude. L’histoire de ces acteurs
témoigne en effet d’autres choix, et d’une autre vitalité. Ainsi quatre cents associations
regroupant des populations sénégalaises, maliennes et mauritaniennes ont été
dénombrées en France en 1991 et, pour se limiter au secteur de la santé, durant cette
même année, soixante-dix projets, représentant un financement de onze millions de
francs, ont été mis en œuvre. Bref, il ne s’agit pas ici de nostalgie culturelle mais de
dynamiques sociales, « d’interface entre les communautés plus ou moins organisées, les
pouvoirs publics et les institutions locales37 ».
23 On admet aisément que la prise en charge d’un patient oblige à considérer
simultanément des questions psychologiques et des données sociales 38. Mais ces
dernières, qui ne se limitent pas à quelques symboles, doivent inclure les acteurs

Enquête, 3 | 1996
141

sociaux, individuels ou collectifs, leurs stratégies, leurs enjeux… Seules de telles études
permettraient de rendre compte des multiples rationalités qui traversent les sociétés
africaines, dont celles constituées autour de l’émigration. Sous l’apparente uniformité
de l’étranger, diverses situations se rencontrent : entre un enfant africain élevé en
France, des femmes pratiquant de nouvelles formes de noria, ou des travailleurs
provisoirement expatriés, le seul point commun est peut-être d’avoir « un double
horizon » comme référence. Cet « ailleurs » diffère cependant d’un groupe à l’autre,
constituant autant de « communautés narratives39 » articulant diversement
l’inscription en un lieu et l’adaptation à une histoire40. Gageons que l’adoption d’une
telle problématique pourrait aussi influer sur la prise en charge des patients. Mais il
s’agit là d’une autre histoire où, l’originaire, dans la cure, ne serait plus un retour au
guérisseur, mais un recours pour vivre le présent dans sa complexité et non dans des
ghettos.

NOTES
1. H. Collomb, « Rencontre de deux systèmes de soins. À propos de thérapeutiques des maladies
mentales en Afrique », Social Science and Medicine, VII, 1973, p. 623-633.
2. M.-C. et E. Ortigues, Œdipe africain, Paris, Plon, 1966 ; M.-C. Ortigues, P. Martino, H. Collomb,
« L’utilisation des données culturelles dans un cas de bouffée délirante », Psychopathologie
africaine, III, 1967, p. 121-147.
3. A. Zempléni, « La dimension thérapeutique du culte des Rab. Ndop, Tuuru et Samp, rites de
possession chez les Lebou et les Wolof », Psychopathologie africaine, II, 1966, p. 295-439 ; A. Adler et
A. Zempléni, Le bâton de l’aveugle, Paris, Hermann, 1972.
4. La folie des autres. Traité d’ethnopsychiatrie clinique, Paris, Dunod, 1986 ; Le sperme du diable, Paris,
Presses universitaires de France, 1988.
5. L’influence qui guérit, Paris, O. Jacob, 1994 (quatrième de couverture).
6. II s’agit ainsi de protéger « un patient migrant de tout acte thérapeutique s’appuyant sur une
causalité de type scientifique [qui] constitue à lui seul un nouveau traumatisme psychique »
(p. 22), pour éviter qu’une fois « adultes, ces enfants noirs élevés à la française [ne deviennent]
les plus insipides de tous les blancs » (p. 331).
7. Qui, parfois, n’est pas sans conséquences sanitaires : A. Prual, « Traditional Uvulectomy in
Niger. A Public Health Problem ? », Social Science and Medicine, XXXIX, 1994, p. 1077-1082, montre,
à partir d’une enquête épidémiologique, que de sévères complications médicales nécessitant
hospitalisation sont dues à une pratique populaire d’ablation de la luette en pays zarma et
haoussa.
8. « Un métalangage critique n’est pas un langage différent du langage objet. C’est une portion du
même langage objet et, en ce sens, c’est une fonction que n’importe quel langage remplit lorsqu’il
parle de lui-même », U. Eco, Les limites de l’interprétation, Paris, Grasset, 1992, p. 44.
9. Ce langage interprétatif artificiel emprunte des termes aux langues naturelles, les vide de leurs
signifiés puis les emploie pour expliquer les signifiés d’autres termes. Cette opération est assortie
de diverses contraintes. Ainsi selon A. J. Greimas, Du sens, Paris, Seuil, 1970, p. 30, une taxinomie
scientifique est convenable si elle est exhaustive et cohérente, « c’est-à-dire que chaque terme

Enquête, 3 | 1996
142

objet ne puisse être placé qu’à un seul endroit de l’arbre taxinomique et non à plusieurs » ; il faut
qu’elle « soit simple, et enfin qu’elle présente la classification sous sa forme la plus économique ».
10. Ce qui ne veut pas dire que la maladie ou le désordre ne soient pas, dans le domaine français,
diversement connotés ; cf. S. Fainzang, « L’alcool, les nerfs, le cerveau et le sang », L’Homme,
XXXV (135), 1995, p. 109-125.
11. J.-P. Dozon, « Ce que valoriser la médecine traditionnelle veut dire », Politique africaine, 28,
1987, p. 9-21.
12. Cette question est traitée radicalement par T. Nathan : « Je ne suis pas loin de penser que la
psychologie [...] serait une pure fiction » (p. 25).
13. Cf. R. Barthes, « Sémiologie et médecine », in L’aventure sémiologique, Paris, Seuil, 1985,
p. 273-283.
14. Cette posture engage aussi des questions de « pouvoir médical », puisque c’est admettre que
le patient n’est pas sans savoir sur sa maladie. Sur ce point cf. notamment G. Raimbault, Médecins
d’enfants (onze pédiatres, une psychanalyste), Paris, Seuil, 1973.
15. J. Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », in Écrits, Paris,
Seuil, 1971 : « Pour libérer la parole du sujet, nous l’introduisons au langage de son désir, c’est-à-
dire au langage premier dans lequel, au-delà de ce qu’il nous dit de lui, déjà il nous parle à son
insu, et dans les symboles du symptôme tout d’abord » (p. 293).
16. Sur la différence entre le ressenti de la souffrance et la construction médicale de la douleur,
I. Baszanger, Douleur et médecine, la fin d’un oubli, Paris, Seuil, 1995.
17. U. Eco, Sémiotique et philosophie du langage, Paris, Presses universitaires de France, 1984 :
« Naturellement, dans une sémantique à interprétants, chaque interprétation est à son tour
sujette à interprétation » (p. 110).
18. T. Nathan, La folie des autres, traité d’ethno-psychiatrie clinique, Paris, Dunod, 1986, p. 144-147.
19. A. Zempléni, op. cit., p. 310.
20. Cf. J.-P. Olivier de Sardan, « Possession, affliction et folie : les ruses de la thérapisation »,
L’Homme, XXXIV (131), 1994, p. 8 : « Il s’agit là d’une interprétation non fondée empiriquement, et
en contradiction avec les représentations autochtones, émiques. Disons-le abruptement (nous
nuancerons plus loin) : pour les adeptes de la plupart des cultes de possession africains et afro-
américains, il n’est aucunement question de soigner de la maladie mentale » (p. 8).
21. « Dans la science médicale, le niveau « maladie » prévoit, par définition, la connaissance de
l’étiopathogenèse, du traitement et de l’évolution. [...] Dans le domaine de la psychiatrie, il n’y a
pas d’accord entre les différentes écoles sur l’étiopathologie, le traitement et le pronostic d’une
grande partie de ces affections. On travaille donc sur du matériel flou », P. Coppo, « Problèmes et
limites méthodologiques des études épidémiologiques en situations transculturelles »,
Psychopathologie africaine, XXIII, 1990-1991, p. 279-285.
22. Sans nous attarder sur des fautes de transcription, quoique des règles existent pourtant
depuis 1967 (diatigè au lieu de jatigè ; subakha au lieu de subaga, etc.), soulignons les erreurs :
diabatigè (terme pourtant « savamment » commenté p. 224) n’existe pas en langue bambara, et ne
pourrait s’entendre que comme « oignon / couper ». Le terme exact serait jatigèba, lexicalement
correct mais inusité ; le terme tigè-tigè, lui aussi commenté, signifie fendre ou couper, mais jamais
scarifier dont la traduction est ci, etc.
23. Ce dont témoignent, bien évidemment, les travaux de Freud sur l’hystérie : cf. « Fragment
d’une analyse d’hystérie (Dora) », in Cinq psychanalyses, Paris, Presses universitaires de France,
1970.
24. Cf. P. Coppo, ed., Essai de psychopathologie dogon, Pérouse, CRMT / PSMTM, s.d.
25. Sur la complexité des procédures de divorce entre normes juridiques multiples, D. Kintz,
« L’amant blessé ou une discussion peule sur le pluralisme juridique », Politique africaine, 40, 1990,
p. 42-50.

Enquête, 3 | 1996
143

26. U. Eco, op. cit., p. 14, 17. Eco ajoute : « Même le déconstructiviste le plus radical accepte l’idée
qu’il y a des interprétations scandaleusement inacceptables. Cela signifie que le texte interprété
impose des restrictions à ses interprètes. Les limites de l’interprétation coïncident avec les droits
du texte (ce qui ne veut pas dire qu’ils coïncident avec les droits de son auteur). »
27. Pour une analyse des difficultés sexuelles ressenties par des femmes maliennes, cf. D. Lutz-
Fuchs, Psychothérapies de femmes africaines, Paris, L’Harmattan, 1994.
28. Cette adaptation des règles aux nouvelles situations est incluse dans la notion même de
« coutume » : E. Le Roy, « Les usages politiques du droit », in C. Coulon et D. C. Martin, eds, Les
Afriques politiques, Paris, La Découverte, 1991.
29. Cf. A. Zempléni, « Où en est l’anthropologie médicale appliquée », in AMADES, 1992, p. 27-28.
30. En milieu mandingue, cf. J.-M. Gibbal, Tambours d’eau, Paris, Le Sycomore, 1982, p. 240 : « En
matière de maladie mentale, j’ai pu observer une nette amélioration auprès de quelques patients,
arrivés chez le jinétigi dans un état de prostration complète. Mais dans bien des cas c’est
seulement une socialisation et une régulation des troubles qui résultent de la cure. Le patient
devient époux ou épouse du génie dont la présence dans sa vie explique la déviance. »
31. Par exemple : « Mon interprétation terminale reprend une cosmogonie très répandue en
Afrique [...] selon laquelle le monde s’est peuplé à partir d’un couple de jumeaux primordiaux. »
(p. 137) ; « Un père qui tombe devant son fils, c’est comme si le monde s’écroulait. En Afrique il
n’y a qu’une solution… » (p. 190).
32. J. Bazin, « À chacun son Bambara », in J.-L. Amselle et E. M’bokolo, eds, Au cœur de l’ethnie,
Paris, La Découverte, 1985, p. 87-127.
33. J.-P. Olivier de Sardan, « Le réel des autres », Cahiers d’Études africaines, XXIX, 1989, p. 127-135.
34. « Proposer » est un euphémisme si l’on en juge par certains dialogues (p. 136) : « Après
plusieurs minutes de contemplations, j’énonce (T. N.) : “Il s’agit d’une histoire de jumeaux !” Téné
demande : “Veux-tu dire que dans mon ventre-là, je porte un couple de jumeaux ?” Je répète :
“Non ! À l’origine il s’agit d’une histoire de jumeaux !” Téné demande encore : “Ma voisine vient
d’accoucher de deux jumeaux. Peut-être est-ce ceux-là que tu viens de voir ?” »
35. S. Diarra et M. Nadio, Migration et urbanisation au Mali, Bamako, CERPOD, I (7), 1993.
36. C. Quiminal, Gens d’ici, gens d’ailleurs, Paris, C. Bourgois, 1991. Soulignons que d’un point de vue
de santé publique, il ne serait pas inutile de posséder des données d’épidémiologie descriptive sur
la santé mentale de ces populations avant de préconiser des « solutions ».
37. M. Cissé, « Un pari : créer un centre de santé », Hommes & Migrations, 1165, mai 1993, p. 23,
30-32. L’auteur, animateur local d’une association de migrants, déclare par exemple : « Avoir un
personnel performant est d’autant plus important que les gens vont d’abord voir les médecins
traditionnels et qu’en cas d’échec, ensuite, ils se rendent au centre de santé ».
38. Nous retrouvons ici l’enthousiasme de J. Berque, Mémoire des deux rives, Paris, Seuil, 1989,
p. 276 : « Deux sociétés se recouvrant sur le même sol s’intériorisent l’une à l’autre, de sorte qu’il
n’est plus entre elles d’autre solution qu’impliquant une réciprocité. Je ne parlerais plus
d’immigration mais, risquons le néologisme, d’enmigration : voyage vers soi-même en l’autre, et
vers l’autre en soi. »
39. Cf. J.-B. Metz, La foi dans l’histoire et dans la société. Essai de théologie fondamentale pratique, Paris,
Cerf, 1979. Cette notion permet de rendre compte des divers idiolectes et sous-cultures souvent
conflictuelles de l’émigration.
40. P. Ricœur, La critique et la conviction. Entretien avec François Azouvi et Marc de Launay, Paris,
Calmann-Levy, 1995 : « Le terme de reconnaissance me paraît beaucoup plus important que celui
d’identité, autour duquel le débat du multiculturalisme tourne la plupart du temps. Dans la
notion d’identité, il y a seulement l’idée du même ; tandis que la reconnaissance est un concept
qui intègre directement l’altérité, qui permet une dialectique du même et de l’autre. La
revendication d’identité a toujours quelque chose de violent à l’égard d’autrui. Au contraire, la
recherche de la reconnaissance implique la réciprocité. »

Enquête, 3 | 1996
144

RÉSUMÉS
Un texte d’ethnopsychiatrie de Tobie Nathan, L’influence qui guérit, permet de souligner quelques
opérations rhétoriques relevant globalement d’une interprétation « sauvage », qui dépend non
de la cohérence des données mais de l’arbitraire de l’interprète. Ces diverses procédures – mise
en équivalence, durcissement des métaphores, transposition hâtive des termes, faiblesse des
inférences, univocité des causes et des interprétations – constituent un système de
« mésinterprétation ». Au-delà de ces aspects sémantiques, cette problématique, construite
autour de la notion d’identité, débouche sur un programme sanitaire et sociopolitique valorisant
diverses formes de prises en charge « traditionnelles » des patients et appelant à la création de
ghettos culturels. L’article suggère que la prise en compte de la complexité des interprétations
autochtones de la déviance, des déterminants sociaux de la maladie, des dynamiques sociales et
l’utilisation de concepts comme celui de « reconnaissance » permettraient, à travers les diverses
réalités de l’émigration, une meilleure prise en charge des patients.

An ethnopsychiatric text of Tobie Nathan, The influence which cures, allows us to underline some
rhetorical operations arising mainly from “wild interpretation”, or in other words, from an
interpretation which does not depend upon the coherence of facts but upon the arbitrariness of
the interpreter. These various procedures – equally matched, hardening of metaphors, hasty
translation of terms, weakness of conclusions, univocity of causes and interpretations –
constitute a system of “misinterpretation”. These questions are not however limited to these
semantic aspects. Indeed, this problematic, constructed around the notion of identity, opens on
to a medical and sociopolitical programme valorizing different forms of “traditional” care of
patients and calling for the creation of cultural ghettos. The article suggests that the
consideration of the complexity of indigeneous interpretations of deviance, of social
determinants of illness, of social dynamics and the utilisation of concepts like “recognition”
would allow, besides a better comprehension of different realities of emigration, a better care of
patients.

Enquête, 3 | 1996
145

La « stratégie » chez Pierre


Bourdieu
Note de lecture
Strategy in Bourdieu’s works. Reading note

Alain Dewerpe

1 Qu’est-ce qu’une stratégie selon Pierre Bourdieu ? Certainement un système d’idées


complexe et cohérent, d’autant plus difficile à saisir que le concept est utilisé sur une
longue période de recherche – plus de vingt ans – et qu’il faut prendre en compte les
tâtonnements, essais et erreurs, hypothèses abandonnées qui forment, dans le
déroulement des textes mêmes, l’histoire d’un concept au travers de son usage
pratique. D’autant plus difficile à saisir, ensuite, parce qu’il s’intègre dans un système
de notions connexes, tant et si bien qu’expliciter l’une revient à reconstruire le système
dans son entier. D’autant plus difficile, enfin, que la logique agonistique de laquelle
procède le choix intellectuel et sémantique des notions est stratégiquement (au sens
premier du terme) construite pour s’opposer, en particulier par l’emprunt à d’autres
sciences sociales – économie et anthropologie –, à d’autres notions adverses dans le
champ de la sociologie1.
2 Comme celui de capital, le sens de stratégie est très élargi 2, bien au-delà, à lire le Robert,
du sens militaire premier – la partie de la science militaire qui concerne la conduite
générale de la guerre et l’organisation de la défense d’un pays –, ou du sens induit aux
registres non guerriers, un ensemble d’actions coordonnées, de manœuvres, en vue
d’une victoire.
« Les stratégies de reproduction, ensemble de pratiques phénoménalement très
différentes par lesquelles les individus ou les familles tendent, inconsciemment et
consciemment, à conserver ou à augmenter leur patrimoine et, corrélativement, à
maintenir ou améliorer leur position dans la structure des rapports de classe,
constituent un système qui, étant le produit d’un même principe unificateur et
générateur, fonctionne et se transforme en tant que tel. Par l’intermédiaire de la
disposition à l’égard de l’avenir, elle-même déterminée par les chances objectives
de reproduction du groupe, ces stratégies dépendent premièrement du volume et
de la structure du capital à reproduire, c’est-à-dire du volume actuel et potentiel du

Enquête, 3 | 1996
146

capital économique, du capital culturel et du capital social possédés par le groupe et


leur poids relatif dans la structure patrimoniale ; et deuxièmement de l’état, lui-
même fonction de l’état du rapport de force entre les classes, du système des
instruments de reproduction, institutionnalisés ou non3. »
Soit une séquence logique qui peut se représenter par le graphique simplifié suivant :

3 Disposant d’un certain capital, dans un champ structuré par des règles et des enjeux, un
agent adopte une stratégie pour en tirer le maximum de profit. Non point moyen de
l’action, manœuvre ou plan, la stratégie apparaît comme un modèle de comportement,
un mode d’action ou de conduite, une pratique qui a des effets bénéfiques, voire
optimaux, conçus en terme de « profit », bref un acte finalisé : c’est ce qu’on fait dans le
monde social présent dans sa relation avec le monde social futur, compte tenu du
monde social passé. S’appuyant sur un intérêt subjectif comme sur un intérêt objectif,
opérant à court comme à long terme, cette notion polysémique est par définition, d’une
part, diversifiée : « Une structure déterminée de capital tend à imposer un mode de
reproduction particulier, caractérisé par un ensemble de stratégies de reproduction
adapté aux particularités de l’espèce de capital qu’il s’agit de reproduire 4 » ; et, d’autre
part, systématique : il y a un « système des stratégies de reproduction [...] constitutif
d’un mode de reproduction ».
4 Cette stratégie n’a pas besoin d’être délibérément choisie, elle peut être d’autant plus
efficace qu’elle n’est pas intentionnelle. Des « pratiques phénoménalement très
différentes s’organisent objectivement », elles contribuent à la reproduction du capital
possédé : mais ce raisonnement ne conduit pas à « imputer au calcul rationnel, ou
même à l’intention stratégique » ces pratiques5.
« L’habitus est au principe d’enchaînement de “coups” qui sont objectivement
organisés comme des stratégies sans être aucunement le produit d’une véritable
intention stratégique (ce qui supposerait par exemple qu’ils soient appréhendés
comme une stratégie parmi d’autres possibles)6. »
« Je dois insister une fois encore sur le fait que le principe des stratégies
philosophiques (ou littéraires, etc.) n’est pas le calcul cynique, la recherche
consciente de la maximisation d’un profit spécifique, mais une relation
inconsciente entre un habitus et un champ. Les stratégies dont je parle sont des
actions objectivement orientées par rapport à des fins qui peuvent n’être pas les
fins subjectivement poursuivies7. »
5 En effet, cette organisation objective vient de ce que les pratiques ont pour principe
l’habitus, « qui tend à reproduire les conditions de sa propre production en produisant,
dans les domaines les plus différents de la pratique, les stratégies objectivement
cohérentes et caractéristiques d’un mode de reproduction8 ». « Système de dispositions
acquises par l’apprentissage implicite ou explicite qui fonctionne comme un système de
schèmes générateurs », l’habitus est « générateur de stratégies 9 », valant pour des

Enquête, 3 | 1996
147

situations répétées mais aussi dans des conjonctures nouvelles, où il joue « en tant que
principe générateur de stratégies permettant de faire face à des situations imprévues ».
6 Le concept, absent dans les années soixante, s’impose avec l’Esquisse d’une théorie de la
pratique, puis s’intègre dans le système théorique élaboré à la fin des années soixante-
dix. En dépouillant les index, on constate son absence 10, puis sa présence : stratégie
renvoie alors à habitus, reproduction, rite 11 ; à règles12; à calcul, rhétorique, système de
défense collectif13. Par ailleurs, la stratégie s’exprime au singulier14, mais aussi au pluriel15.
Si l’on envisage ses spécifications, on constate que la stratégie peut être collective,
d’honneur, de fécondité, matrimoniale, successorale16 ; ou : de fécondité, de
reproduction, d’officialisation17. Au pluriel, elles peuvent être individuelles, collectives,
à plusieurs générations, économiques, symboliques, de bluff, de condescendance, de
contre-pied et de double négation, de distinction, d’euphémisation, de reconversion, de
reproduction, de fécondité, de scolarisation18 ; ou : économiques, d’investissement
social, de reproduction, de sociodicée, éducatives ou scolaires, de fécondité,
matrimoniales, prophylactiques, successorales19. L’extension est (trop ?) large.
7 En un sens, la stratégie a affaire à la continuité intergénérationnelle, aux instances
individuellement les moins consciemment (en apparence ?) contrôlables – mariages,
procréation, scolarisation –, celles où la transparence du marché est la moins
saisissable – c’est-à-dire à la mobilité sociale du groupe restreint (la famille surtout) et
à la reproduction, éventuellement élargie, des ressources sociales de ces groupes.
« Indissociables des stratégies successorales, des stratégies de fécondité, ou même
des stratégies pédagogiques, c’est-à-dire de l’ensemble des stratégies de
reproduction biologique, culturelle et sociale que tout groupe met en œuvre pour
transmettre à la génération suivante, maintenus ou augmentés, les pouvoirs et les
privilèges hérités, les stratégies matrimoniales n’ont pour principe ni la raison
calculatrice ni les déterminations mécaniques de la nécessité économique, mais les
dispositions inculquées par les conditions d’existence, sorte d’instinct socialement
constitué qui porte à vivre comme nécessité inéluctable du devoir ou comme appel
irrésistible du sentiment les exigences objectivement calculables d’une forme
particulière d’économie20. »
8 Tout est ici d’abord affaire de persévérance dans son état et, pour ceux qui ont des
ressources plus que pour ceux qui n’en ont pas, de pouvoirs. Filant la métaphore du
monde social comme jeu, la stratégie a ainsi affaire avec le sens du jeu, les règles, les
« coups » (« l’image du jeu est sans doute la moins mauvaise pour évoquer les choses
sociales »)21, mais un sens dont personne n’a jamais fixé les règles, alors que le jeu lui-
même est soumis à des régularités qui en assurent la cohérence. S’inscrivant dans un
système théorique, organisée en étroite relation avec les concepts connexes d’habitus
et de capital, la stratégie est néanmoins l’objet de manifestes limites, théoriques elles
aussi, qui sont explicitement assumées : « C’est [...] un terme que je n’emploie pas sans
hésitation ».
« [Le terme de stratégie] encourage le paralogisme fondamental, celui qui consiste à
donner le modèle qui rend raison de la réalité pour constitutif de la réalité décrite,
en oubliant le “tout se passe comme si”, qui définit le statut propre du discours
théorique. Plus précisément, il incline à une conception naïvement finaliste de la
pratique (celle qui soutient l’usage ordinaire de notions comme intérêt, calcul
rationnel, etc.). En fait, tout mon effort vise au contraire, avec la notion d’habitus
par exemple, à rendre compte du fait que les conduites (économiques ou autres)
prennent la forme de séquences objectivement orientées par référence à une fin,
sans être nécessairement le produit, ni d’une stratégie consciente, ni d’une
détermination mécanique22. »

Enquête, 3 | 1996
148

9 On s’interdit donc d’en rendre pleinement compte si l’on n’introduit pas dans le
commentaire l’avantage pratique de son usage, qui découle de la position que la notion
occupe dans le dispositif des refus théoriques de l’auteur. La stratégie se pose ainsi
contre l’économisme, qui envisage, d’un côté, de par sa composante subjectiviste, un
acteur rationnel orientant son action vers la recherche de l’optimum et une fin
consciemment posée, et envisage, de l’autre côté, de par sa composante objectiviste,
des causes économiques mécaniques : bref elle se conçoit à la fois comme une arme
contre le finalisme et contre le mécanisme. On comprendra ainsi mieux le sens des
limites, voire des apories, du concept de stratégie, si l’on prend en compte le programme
de double refus du subjectivisme sartrien (doublon philosophique de l’économisme de
l’acteur rationnel) et de l’objectivisme structuraliste23. La stratégie est alors dans une
position paradoxale, à la fois stratégique parce qu’elle monte en première ligne contre
ses deux adversaires opposés mais alliés, et précaire parce qu’elle est ainsi soumise à
leurs feux croisés.
« Il y a une économie des pratiques, c’est-à-dire une raison immanente aux
pratiques, qui ne trouve son “origine” ni dans les “décisions” de la raison comme
calcul conscient, ni dans les déterminations de mécanismes extérieurs et supérieurs
aux agents. [...], faute de reconnaître aucune autre forme d’action que l’action
rationnelle ou la réaction mécanique, on s’interdit de comprendre la logique de
toutes les actions qui sont raisonnables sans être le produit d’un dessein raisonné
ou, à plus forte raison, d’un calcul rationnel ; habitées par une sorte de finalité
objective sans être consciemment organisées par rapport à une fin explicitement
constituée ; intelligibles et cohérentes sans être issues d’une intention de cohérence
et d’une décision délibérée ; ajustées au futur sans être le produit d’un projet ou
d’un plan24. »
10 De ce programme du ni-ni – ni raison calculatrice, ni déterminations mécaniques de la
nécessité économique, ni stratégie consciente, ni détermination automatique – découle
le fait que la stratégie de Pierre Bourdieu est un concept en creux, une notion en
suspens, comme sur le fil du rasoir. Plusieurs questions me paraissent en effet faire
problème, dans l’écart existant entre la logique théorique, close dans une très grande
cohérence, et l’usage pratique, à partir des terrains d’enquête effectivement
prospectés : elles ressortissent à la part de l’historicité, aux échelles de décision et à la
confusion des logiques d’un niveau à l’autre, aux balancements entre les conditions de
la décision individuelle et celles de la décision collective, entre le conscient et
l’inconscient, entre la logique de la détermination et celle de l’invention.

Un historicisme statique
11 La stratégie est un concept totalement historicisé. En ce que seule l’histoire des champs
peut rendre raison de sa structure et de sa répartition : « À travers la connaissance
pratique des principes du jeu qui est tacitement exigée des nouveaux entrants, c’est
toute l’histoire du jeu, tout le passé du jeu, qui sont présents dans chaque acte du jeu 25
». Ainsi l’histoire est présente en ce qu’elle est incorporée dans un état présent. Mais
l’est-elle comme dynamique ? La relation entre les modes de production et les modes de
reproduction paraît peu claire. Comment rendre en effet raison, pratiquement, de la
dynamique du changement et de la continuité ? Comment passer d’un mode de
reproduction à un autre ? S’il y a des stratégies les plus probables, compte tenu des
habitus des agents, comment se réalise la rupture, le passage à une stratégie

Enquête, 3 | 1996
149

intrinsèquement nouvelle ? En d’autres termes, on voit bien que tout est censé changer,
mais on comprend mal comment. On conçoit que ce nouveau soit empiriquement rare :
mais, par exemple, pour l’historien de la « révolution industrielle », l’approche de cette
nouveauté (le système de la concentration du procès de travail et de la mécanisation)
sera décisive.
12 Or, il n’y a paradoxalement que peu d’historicité dans la logique de P. Bourdieu. Trois
arguments vont dans ce sens. D’abord, les champs sont conçus comme des plans
factoriels, de telle sorte que les règles de transformation d’un plan à l’autre sont soit
absentes, soit sous-estimées dans l’analyse, ce qui mène de facto à l’absence d’historicité
26
: « On peut décrire le champ social comme un espace multidimensionnel de positions
tel que toute position actuelle peut être définie en fonction d’un système
multidimensionnel de coordonnées27 ». À la question : « Vous décrivez un état de la
structure sociale sans dire comment ça change », P. Bourdieu précise :
« Ce que saisit l’enquête statistique, c’est un moment, un état du jeu à 2, 3, 4 ou 6
joueurs, n’importe ; elle donne une photographie des piles de jetons de différentes
couleurs qu’ils ont gagnés lors des coups précédents et qu’ils vont engager dans les
coups suivants. Le capital saisi dans l’instant est un produit de l’histoire qui va
produire de l’histoire28. »
13 Ici, la métaphore du jeu (quelque chose entre le bridge et le Monopoly) n’éclaire pas
vraiment le fait qu’avec une même donne, dans un état du champ semblable, deux
joueurs auront des stratégies différentes et qu’en particulier, dans le cas de stratégies
improbables, l’un aura une stratégie innovante et l’autre pas. Ensuite, et je suis ici
J. Rancière, le système reproduit son existence parce qu’il est méconnu et sa
reproduction produit la méconnaissance :
« Il est impossible d’imaginer que l’ordre puisse jamais cesser de contribuer “par
son existence même” à sa “propre perpétuation” ; impossible donc qu’il ne
(re)produise pas perpétuellement ce surcroît de la méconnaissance appelé à se
redoubler en méconnaissance de la méconnaissance et ainsi de suite à l’infini 29 ».
14 Enfin, à la limite, l’histoire est improbable (impossible ?) au sens où ceux qui la font
sont des agents à la trajectoire improbable :
« Il ne faut pas oublier tous les décalages entre l’histoire incorporée et l’histoire
réifiée, tous les gens qui sont “mal dans leur peau” [...], c’est-à-dire dans leur poste,
dans la fonction qui leur est assignée. Ces gens en porte-à-faux, déclassés par le bas
ou par le haut, sont des gens à histoires qui, souvent, font l’histoire 30. »
15 Si bien qu’il y a de l’histoire partout, en ce que les stratégies possibles ne sont que les
effets par lesquels l’histoire passée a structuré l’état présent du champ où elles
s’exercent, et qu’il n’y a d’histoire nulle part, puisque la dynamique de l’invention
paraît réduite au minimum du « sursis », suivant l’aphorisme selon lequel il faut bien
que tout change pour que tout demeure pareil.

Le stratège, entre moi et les autres


16 L’acteur de la stratégie pose un second problème, dès lors qu’il est un agent socialisé.
Cette dernière formule ne nous aide pas beaucoup si elle veut seulement dire que tout
agent s’inscrit et inscrit son action dans le monde social. Mais elle veut dire plus : elle
suggère une réduction de l’initiative de l’agent, le refus de l’individualisme
méthodologique comme glissement du phénomène social aux choix et calculs
d’individus supposés dotés d’une rationalité limitée mais suffisante. La distinction

Enquête, 3 | 1996
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entre décision individuelle et décision collective est faite, souvent implicitement


déductible des exemples, mais jamais explicitée. Parti de l’individu ou de la famille, on
passe au collectif par agrégation, avec des effets de composition, dits « pervers », ce qui
mène à la dénonciation de l’illusion biographique comme censure de la « trajectoire
comme série des positions successivement occupées par un même agent (ou même un
groupe) dans un espace lui-même en devenir et soumis à d’incessantes
transformations31 » : « On voit que le sujet n’est pas l’ego instantané d’une sorte de
cogito singulier, mais la trace individuelle de toute une histoire collective. [...] En fait,
on ne sait plus qui est le sujet de la décision finale 32. »
17 Cette dilution suggère que les règles de construction sociale des placements et des
déplacements dans l’espace social seraient de même ordre, réductibles à une même
espèce, ou, du moins, que l’on pourrait tenir pour négligeable une interrogation sur les
variations, les écarts, les ruptures, de l’une à l’autre, comme nous le suggèrent les
problèmes posés par l’écriture de la biographie historique33. Il faut ainsi préjuger ou
construire l’homologie de la décision individuelle et des choix collectifs. Mais,
comment, par exemple, s’articulent la décision industrialiste de l’entrepreneur et les
voies sociales, collectives, nationales de l’industrialisation 34 ? On voit bien que la
stratégie paternaliste de Motte-Bossut ou des Schneider n’est pas du même ordre que
les stratégies, collectives ou impersonnelles (affectées à des instances globales, – le
« patronat », le « capital » – certes réifiantes, mais dont l’historien a souvent besoin
pour rendre compte de phénomènes sociaux globaux) de différenciation sociale de la
force de travail, par les procédures de segmentation et différenciation du marché du
travail et du procès de travail. Ou : quelque chose comme la division internationale du
travail est-elle le produit d’une stratégie ?

Science de la stratégie et inconscient social


18 La conscience de soi dans l’action produite par la stratégie constitue le troisième
problème. On voit bien chez Bourdieu la dialectique de l’objectivité et de la subjectivité
chez l’agent individuel. Mais on constate aussi une double modalité de l’action et de la
stratégie, consciente et inconsciente, avec un glissement entre méconnaissance
(freudienne) et dénégation (sartrienne)35. D’où une série de questions. Est-ce que je sais
que je suis un stratège ? Est-ce que je sais quelle stratégie j’ai adoptée ? Est-ce que la
stratégie adoptée est conforme à l’idée consciente que j’ai de mes intérêts ? Est-ce que
la stratégie que j’ai adoptée est conforme à mes intérêts objectifs ? Est-ce que la
stratégie mise en œuvre a été efficace ? P. Bourdieu met tout particulièrement l’accent
sur le caractère non conscient des objectifs poursuivis et les effets de méconnaissance
qui en sont la conséquence (le désintéressement), jusqu’à faire de cette dissimulation
une finalité fonctionnelle de l’efficacité de la stratégie. À propos du don et du contre-
don, il note : « Tout se passe comme si les stratégies, et en particulier celles qui
consistent à jouer avec le tempo de l’action ou, dans l’interaction, avec l’intervalle
entre les actions, s’organisaient en vue de dissimuler, à soi et aux autres, la vérité de la
pratique36. »
19 Les « stratégies les plus “payantes” sont celles qui ne se vivent pas comme des
stratégies37 ». La primauté semble donc être du côté de l’inconscient, si l’on se réfère à
la double proposition selon laquelle le système reproduit son existence parce qu’il est
méconnu, et que le système opère, par la reproduction de son existence, un effet de

Enquête, 3 | 1996
151

méconnaissance. De fait, la stratégie semble réaliser cette magie sociale qui consiste à
masquer le monde social, à produire un effet de méconnaissance, effet qui est au
principe de l’action efficace, c’est-à-dire porteuse d’un accroissement du profit de
l’agent, et dont la vérité serait la stratégie d’officialisation, qui a pour objectif de
transformer en le masquant l’intérêt en désintéressement38.
20 Mais le mécanisme qui déclenche les stratégies non conscientes n’est pas explicité 39, si
bien que l’ambiguïté entre stratégie consciente et inconsciente donne du poids à
l’imputation, caricaturale et grossissant le trait, d’une interprétation par une
conspiration mythique de la classe dominante40.
21 Or, nous avons besoin de connaître avec précision le registre du conscient, du
stratégique stricto sensu, et celui de l’inconscient, les règles qui régissent la frontière
entre l’un et l’autre – faute de quoi, nous échapperont les logiques de transformation
de l’expérience du monde social qu’ont les agents – afin d’obéir ainsi à l’injonction que
Bourdieu adresse lui-même au savant :
« La théorie la plus résolument objectiviste doit intégrer la représentation que les
agents se font du monde social et, plus précisément, la contribution qu’ils
apportent à la construction de la vision de ce monde, et, par là, à la construction
même de ce monde, à travers le travail de représentation (à tous les sens du terme)
qu’ils ne cessent d’accomplir pour imposer leur vision du monde ou la vision de leur
propre position dans ce monde, de leur identité sociale41. »
22 Car c’est bien à partir de cette représentation du monde actuel que se construisent,
pour l’individu et pour les groupes, les représentations du monde possible et
souhaitable qui sont au principe des stratégies conscientes que ces individus ou ces
groupes vont mettre en œuvre : le sens du jeu est ainsi en partie déterminé par des
instances telles que la quantité d’informations disponibles à chaque agent. La question
est d’autant plus cruciale qu’on sait que les théories de la décision distinguent, certes
abstraitement, la décision en univers certain, aléatoire (probabilités connues), et
indéterminé, avec leurs variantes de critères (maximin, minimax, maximax, matrice
des regrets, etc.). Un exemple : un entrepreneur (ou le groupe des entrepreneurs),
ayant lu Charles Babbage et Andrew Ure et ayant été convaincu par eux des avantages
de la division du travail pour l’accumulation du capital (elle induit l’annexion d’un
travailleur à une seule opération, ce qui augmente la productivité, assure le monopole
du contrôle sur le procès de travail, l’achat de la force de travail est au niveau de
chacune des opérations décomposées et non à celui de la qualification la plus élevée),
est-il conscient de et formule-t-il une stratégie de mécanisation / division du travail ? 42

Les fins de la conduite : un intérêt inintéressant


23 La logique constitutive de l’action fait elle-même problème. Les principes qui sont
censés fixer les buts – conscients ou inconscients – de l’action relèvent d’une catégorie
hétérogène, l’intérêt :
« Il n’y a pas un intérêt, mais des intérêts, variables selon les temps et selon les
lieux, à peu près à l’infini. Dans mon langage, je dirai qu’il y a autant d’intérêts qu’il
y a de champs [...]. L’existence d’un champ spécialisé et relativement autonome est
corrélative de l’existence d’enjeux et d’intérêts spécifiques43. »

Enquête, 3 | 1996
152

24 En théorie, contrairement à la réification de l’axiomatique de l’économie néo-classique,


l’intérêt n’est pas donné une fois pour toutes, doit être spécifié historiquement, est une
« institution arbitraire », une « raison d’être » de l’action44.
« Le mot d’intérêt, que j’ai plusieurs fois employé, est aussi très dangereux, parce
qu’il risque d’évoquer un utilitarisme qui est le degré zéro de la sociologie. Cela dit,
la sociologie ne peut se passer de l’axiome de l’intérêt, entendu comme
l’investissement spécifique dans les enjeux, qui est à la fois la condition et le
produit de l’appartenance à un champ45. »
« Autrement dit, l’intérêt est à la fois condition du fonctionnement d’un champ
(champ scientifique, champ de la haute couture, etc.), en tant qu’il est ce qui “fait
courir les gens”, ce qui les fait concourir, se concurrencer, lutter, et produit du
fonctionnement du champ46 ».
25 On peut signaler ici des difficultés de trois ordres :
26 1. Préoccupé de concevoir contre la transcendance du subjectivisme utilitariste,
qu’illustre la Rational Action Theory (RAT)47, une théorie de l’action immanente, Bourdieu
serait dans l’obligation de construire une « raison d’être » tout aussi essentialiste : tout
se passe en pratique comme si une forme plus complexe de principe premier
transcendant revenait, malgré toutes les précautions de protocole et de méthode, par la
coulisse, dans la stratégie objective telle qu’il la pratique. Il y a une rationalité de
l’agent, mais cette rationalité doit être pensée comme méconnaissance de soi : il faut
imaginer qu’un agent – et l’agent et la collectivité sur lesquels s’exerce son action,
comme résultante de sa stratégie – puisse (et doive) ignorer qu’il exerce par là même
une « imposture bien fondée, un abus de pouvoir légitime, collectivement méconnu,
donc reconnu48 ». Or, l’attention portée aux effets de méconnaissance induits par la
distribution initiale des capitaux et à la structure du jeu et des enjeux instruit
pratiquement une diminutio capitis de la part spécifique prise par la subjectivité de
l’agent, son pouvoir d’invention, la diversité et la singularité de la rationalité qu’il met
en œuvre, bref par ses « raisons d’être » (et d’agir). Les formes réelles des divers
intérêts tendent à s’estomper.
27 2. Ensuite, « les préférences ne peuvent pas en même temps être engendrées par la
nécessité et expliquées par leur fonction » : il y aurait deux directions contradictoires,
expliquer les causes des choix par leurs conditions sociales de production et les
fonctions par leurs effets sociaux49.
28 3. Enfin, il ne suffirait pas, dans une approche cynique, d’expliciter les attendus
intéressés du désintéressement si l’on ne peut rendre raison d’une part, que les
stratégies de désintéressement sont mises en œuvre par certains groupes plutôt que
par d’autres, par exemple chez les serviteurs de l’État ou les professions libérales, et
non dans le monde des affaires ; d’autre part, que ces stratégies peuvent être
faiblement rémunératrices, qu’on peut ne pas avoir intérêt au désintéressement (le
jeune avocat stagiaire, le médecin sans cabinet ni clientèle, l’oblat, le pauvre prêtre, le
cadet de famille, l’instituteur, qui « font les frais » de leur désintéressement) ; enfin
qu’elles puissent s’appliquer aux déviants et marginaux, ceux qui n’ont pas le sens du
jeu, jouent hors-champ, hors-norme, à contretemps50. En d’autres termes, une même
stratégie peut relever de positions différentes – dominées ou dominantes, présentes ou
passées, dans le jeu et hors du jeu – si bien que cette hétérogénéité fait douter de la
logique de la pratique (maximiser un profit en masquant que c’est un profit) que la
notion était censée éclairer51.

Enquête, 3 | 1996
153

L’économique généralisée
29 La stratégie joue sur une métaphore de l’échange marchand, du capital, de l’économie :
cette extension au discours sociologique du paradigme économique est explicitement
assumée. « L’homo sociologicus est donc un joueur intéressé (le jeu comporte un ou des
enjeux) et susceptible de calculer et de définir une stratégie approximativement
rationnelle » : cette axiomatique de l’intérêt est une dérive directe de L’homo
economicus52. Mais, contre l’usage naturalisant des « motivations » et des « aspirations »
en sociologie, Bourdieu emprunte à l’économie un « intérêt », associé à
« investissement » ou à « illusion53 ». Il s’agit d’une extension du lexique dans une
nouvelle axiomatique qui fonderait une économique généralisée (une « économie
générale des pratiques ») empruntant, en les transformant, des notions à l’économique
de l’économie. Trois remarques :
30 1. Moins paradoxalement qu’il n’apparaît à première vue, on trouve peu d’analyses du
champ économique dans l’œuvre de P. Bourdieu, dont l’essentiel des études de cas
ressortissent à ce qu’il est convenu d’appeler la sociologie de la culture 54. Comment –
alors que la tendance est plutôt de dépasser la théorie néo-classique du marché et de L’
homo economicus rationnel dans un univers transparent, de K. Polanyi 55, ou d’A.
Hirschman56, jusqu’à l’économie des conventions57 – se passe le retour de ces notions
dans la sphère de l’économie d’où elles sont parties ?
31 2. La mesure, affirmée théoriquement, est souvent pratiquement inexistante : dans le
cas de la quantification des capitaux58 ; dans celui de la probabilité des trajectoires de
l’écart entre position initiale, position probable d’arrivée, position réelle d’arrivée ;
dans celui de l’utilisation de stratégies homologues assurant l’accès à cette position
d’arrivée (ne peut-on envisager le cas d’une position d’arrivée probable obtenue grâce à
une stratégie improbable ?).
32 3. L’ambiguïté demeure en ce qu’en un sens « l’illusion du calcul économique
universel » a peut-être « un fondement dans la réalité ». Puisque tous les champs ont
une économie, même si elle leur est spécifique, ils peuvent « obéir, en partie ou en
totalité, au principe d’économie et faire intervenir une forme de calcul, de ratio, visant
à assurer l’optimisation du bilan coûts-profits ». Ces actions, dans des champs autres
que l’économie restreinte, pourraient ainsi être interprétées comme « des
investissements orientés vers la maximisation de l’utilité ». Mais, en un autre sens,
cette universalisation de la rationalité économique de l’économique oublie que la
« rationalisation parfaite n’est jamais réalisée59 ». Ce glissement et cette tension
signalent une hésitation entre les bénéfices pratiques de l’économique généralisée, où
l’on peut objectiver les rationalités spécifiques des différents champs en terme de
calcul d’optimum, et les coûts théoriques d’une soumission absolue à la logique de
l’intérêt économique des économistes.

Sur le fil du rasoir


33 À l’issue de cette brève approche des actions situées sur le terrain, les feux croisés de
l’objectivisme et du subjectivisme n’ont pas été réduits.
34 Dans une analyse des rapports entre ethnologie et histoire, C. Lévi-Strauss
s’interrogeait, à partir du cas des sociétés dites « à maisons » :

Enquête, 3 | 1996
154

« N’y a-t-il pas contradiction à parler de structure là où je n’ai décrit qu’un jeu de
rivalités entre des stratégies individuelles ou collectives ? Plus précisément, ce que
nous prenons pour une structure sociale d’un type particulier ne se réduit-il pas à
une moyenne statistique résultant de choix faits en toute liberté, ou échappant du
moins à toute détermination externe ? Comme il est peu plausible que les sociétés
humaines se répartissent en deux groupes irréductibles, certaines relevant de la
structure, d’autres de l’événement, douter que l’analyse structurale s’applique à
quelques-unes conduit à les récuser pour toutes60. »
35 Cette critique du « spontanéisme » et du « subjectivisme » (qui « traîne un peu
partout » et qui est « à la mode »), que Bourdieu prend pour lui 61, peut être inversée.
Quel peut être le rôle de la stratégie, puisque le champ des possibles ouvert à l’« agent
socialisé », contre le « sujet », est déterminant et puisque les stratégies du sens
pratique, même pensées, contre les projets et les calculs d’une conscience, en termes de
probabilités statistiques, sont « plus ou moins “automatiques” 62 » ? Il me semble que
l’usage fait de la stratégie n’est parfois pas très éloigné de la conception de Durkheim
suivant laquelle,
« si rien n’entrave ou ne favorise indûment les concurrents qui se disputent les
tâches, il est inévitable que ceux-là seuls qui sont les plus aptes à chaque genre
d’activités y parviennent. [...]. Ainsi se réalise de soi-même l’harmonie entre la
constitution de chaque individu et sa condition63. »
36 Si on lit habitus au lieu d’aptitude, homologie au lieu d’harmonie, la logique de la
relation entre l’action stratégiquement construite et l’univers des positions
historiquement possibles est chez Bourdieu d’un ordre voisin. Si l’on accepte cette vue,
le véritable choix créateur, celui qui fabrique, celui qui invente, voire celui qui tranche
du probable vers l’improbable, n’a guère de place ici. Espace de liberté dans un monde
sans liberté, univers singulier de l’art du jeu dans un monde où tout (donc rien) n’est
jeu, la stratégie n’est peut-être plus que l’art de faire de nécessité, vertu.
37 À l’autre extrême du dispositif, la pluralité des possibles et des choix est maintenue en
trois acceptions. D’abord, l’existence de dérives et de marges – jamais niées en théorie
mais rarement mesurées en pratique – est interprétée comme écart à une valeur
modale, à la régularité statistique affectant les dispositions déterminantes de la
stratégie. Ensuite, le choix, dans la stratégie même, est ouvert parce qu’il demeure du
« flou », de « l’indéterminé », du « suspens » et du « sursis ». Ainsi, des représentations
du monde social, on dira que :
« Les objets du monde social peuvent être perçus de différentes façons parce que,
comme les objets du monde naturel, ils comportent toujours une part
d’indétermination et de flou – du fait par exemple que les combinaisons les plus
constantes de propriétés ne sont jamais fondées que sur des liaisons statistiques
entre des traits substituables ; et aussi parce que, en tant qu’objets historiques, ils
sont sujets à des variations dans le temps et que leur signification, dans la mesure
où elle est suspendue à l’avenir, est elle-même en suspens, en attente, en sursis, et,
par là, relativement indéterminée64. »
38 Enfin, la stratégie comme produit du sens pratique comme sens du jeu est un pouvoir
d’adaptation aux situations mouvantes, avec son potentiel d’erreur ou d’inadaptation
(erreur de jeu, médiocre sens du jeu) :
« Le bon joueur, qui est en quelque sorte le jeu fait homme, fait à chaque instant ce
qui est à faire, ce que demande et exige le jeu. Cela suppose une invention
permanente, indispensable pour s’adapter à des situations indéfiniment variées,
jamais parfaitement identiques. Cela n’assure pas l’obéissance mécanique à la règle
explicite, codifiée (quand elle existe) [...]. Le sens du jeu n’est pas infaillible ; il est

Enquête, 3 | 1996
155

inégalement réparti, dans une société comme dans une équipe. Il est parfois en
défaut [...]. Mais cette liberté d’invention, d’improvisation, qui permet de produire
l’infinité des coups rendus possibles par le jeu (comme aux échecs) a les mêmes
limites que le jeu65. »
39 Si bien, qu’entre la détermination des règles du jeu et les stratégies mises en œuvre, il
faut admettre une forme de magie sociale qui adapte les unes aux autres :
« Le sens pratique oriente des “choix” qui pour n’être pas délibérés n’en sont pas
moins systématiques, et qui, sans être ordonnés et organisés par rapport à une fin,
n’en sont pas moins porteurs d’une sorte de finalité rétrospective […] [qui illustre]
la rencontre quasi miraculeuse entre l’habitus et un champ, entre l’histoire
incorporée et l’histoire objectivée, qui rend possible l’anticipation quasi parfaite de
l’avenir inscrit dans toutes les configurations concrètes d’un espace de jeu 66 ».
40 Cette magie sociale est conceptuellement nécessaire pour réconcilier les contraires,
apaiser les tensions : axiomatique, elle n’est jamais justifiée et explicitée. La cohérence
du système ne pouvant dès lors que difficilement être mise en question, il faudrait
plutôt en contester le caractère infalsifiable. Dès lors, faut-il jeter le bébé avec l’eau du
bain ? Comment se fait-il pourtant, une fois explicitées les difficultés internes et
externes du modèle, que la séduction perdure, si l’on exclut l’hypothèse d’une malice
diabolique chez le lecteur (et dont témoigne la diffusion dans l’historiographie d’un
usage « spontané » de la notion de stratégie selon une conception voisine de celle de
Bourdieu) ? Je soutiendrai plutôt que le programme ni-ni, cette tension entre deux
enfers théoriques, avec toutes ses imperfections, signale une ligne problématique qui
n’a pas épuisé ses effets de savoir. Problématique féconde lorsqu’elle s’efforce, dans une
situation donnée complexe, de mettre au jour la relation entre les ressources sociales
des agents, en particulier des individus et des groupes restreints, les règles du jeu à
partir de ces ressources et le résultat final de la partie, moins éloquente peut-être,
lorsqu’on passe à des collectivités plus larges (entreprises, institutions, nations,
économies nationales ou régionales). Par ailleurs, les ambiguïtés, les tensions internes,
la plasticité même du concept permettent à l’historien de l’utiliser de façon souple ; ce
qu’on perd en rigueur théorique, on le gagne en richesse d’analyse. Aussi la fécondité
heuristique du programme ni-ni demeure-t-elle grande de par sa cohérence et sa
capacité à poser des questions (si ce n’est à donner des réponses), qui, pour
l’historiographie, ont le plus souvent été ignorées ou mal posées. Il convient en effet, à
mon sens, plutôt que de juger abstraitement des bienfaits ou des méfaits de la théorie,
d’envisager, plus simplement mais aussi plus stratégiquement, les coûts qu’elle induit
et les gains qu’elle permet.

NOTES
1. Ce texte est la version abrégée d’une communication faite au séminaire « Choix et stratégies
dans le développement économique et social », de P. Boutry, G. Delille et G. Levi, École française
de Rome - École des Hautes Études en Sciences sociales, Rome, 24 janvier 1990.
2. J. Elster, « Le pire des mondes possibles. À propos de La Distinction de Pierre Bourdieu »,
Commentaire, 19, 1982, p. 445.

Enquête, 3 | 1996
156

3. P. Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éd. de Minuit, 1979, p. 145. Les
autres références aux travaux de P. Bourdieu figurent par la suite sans nom d’auteur.
4. La noblesse d’État, Paris, Éd. de Minuit, 19S9, p. 386.
5. Ibid.
6. Esquisse d’une théorie de la pratique, précédée de trois études d’ethnologie kabyle, Genève, Droz, 1972,
p. 175 ; l’habitus est un « système de dispositions » produit de toute l’expérience biographique
d’un individu, que l’on peut regrouper, bien qu’il n’y en ait pas deux identiques, en classes
d’habitus, « sortes de programmes (au sens de l’informatique) historiquement montés », qui
donnent leur efficacité aux stimuli externes qui déclenchent l’action (Questions de sociologie, Paris,
Éd. de Minuit, 1980, p. 75) ; la stratégie, c’est l’opus operatum, par rapport à l’habitus comme modus
operandi (La noblesse d’État, op. cit., p. 389).
7. Questions de sociologie, op. cit., p. 119.
8. La noblesse d’État, op. cit., p. 386-387.
9. Questions de sociologie, op. cit., p. 119.
10. Les héritiers. Les étudiants et la culture (avec J.-C. Passeron), Paris, Éd. de Minuit, 1964 ; Un art
moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie (avec L. Boltanski, R. Castel, J.-
C. Chamboredon), Paris, Éd. de Minuit, 1965 ; L’amour de l’art. Les musées d’art européens et leur
public (avec A. Darbel), Paris, Éd. de Minuit, 1969 ; La reproduction. Éléments pour une théorie du
système d’enseignement (avec J.-C. Passeron), Paris, Éd. de Minuit, 1970 ; Ce que parler veut dire.
L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982.
11. Esquisse d’une théorie de la pratique, op. cit.
12. Choses dites, Paris, Éd. de Minuit, 1987.
13. Homo academicus, Paris, Éd. de Minuit, 1984.
14. Esquisse d’une théorie de la pratique, op. cit. ; Le sens pratique, Paris, Éd. de Minuit, 1980 ; Homo
academicus, op. cit. ; Choses dites, op. cit.
15. La distinction, op. cit. ; La noblesse, op. cit.
16. Esquisse d’une théorie de la pratique, op. cit.
17. Le sens pratique, op. cit.
18. La distinction, op. cit.
19. La noblesse, op. cit.
20. Le sens pratique, op. cit., p. 270.
21. Choses dites, op. cit., p. 80.
22. Ibid., p. 127.
23. « La théorie de l’habitus vise à fonder la possibilité d’une science des pratiques échappant à
l’alternative du finalisme et du mécanisme », Questions de sociologie, op. cit., p. 119. Le programme
ni-ni est explicitement formulé in Le sens pratique, op. cit., p. 51-87.
24. Le sens pratique, op. cit., p. 85-86.
25. Questions de sociologie, op. cit., p. 116.
26. Cette critique est d’ailleurs commune aux sociologues, tels M. Crozier et R. Boudon,
reprenant, dans des logiques différentes, le paradigme économique. Cf. A. Caillé, « La sociologie
de l’intérêt est-elle intéressante ? (à propos de l’utilisation du paradigme économique en
sociologie) », Revue française de sociologie, XXII, 1981, p. 257-274.
27. « Espace social et genèse des “classes” », Actes de la recherche en sciences sociales, 52-53, 1984,
p. 3.
28. Questions de sociologie, op. cit., p. 58-59.
29. J. Rancière, « L’éthique de la sociologie », in Collectif « Révoltes logiques », L’empire du
sociologue, Paris, La Découverte, 1984.
30. Questions de sociologie, op. cit., p. 76.
31. « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, 62-63, 1986, p. 71.
32. Choses dites, op. cit., p. 129.

Enquête, 3 | 1996
157

33. G. Levi, « Les usages de la biographie », Annales ESC, XLIV, 1989, p. 1325-1336.
34. M. J. Piore, C. Sabel, Les chemins de la prospérité, Paris, Hachette, 1989.
35. J. Rancière, op. cit., p. 30-32.
36. Le sens pratique, op. cit., p. 180.
37. Questions de sociologie, op. cit., p. 10.
38. Le sens pratique, op. cit., p. 186.
39. J. Elster, op. cit., p. 445.
40. F. Bon, Y. Schemeil, « La rationalisation de l’inconduite : comprendre le statut du politique
chez Pierre Bourdieu », Revue française de science politique, XXX, 1980, p. 1198-1228.
41. « Espace social », op. cit., p. 5.
42. C. Babbage, On the Economy of Machinery and Manufactures, Londres, 1835 ; A. Ure, The
Philosophy of Manufactures, Or an Exposition of the Scientific, Moral and Commercial Economy of the
Factory System of Great Britain, Londres, 1835 ; cf. S. Marglin, « Origines et fonctions de la
parcellisation des tâches. À quoi servent les patrons ? », in A. Gorz, ed., Critique de la division du
travail, Paris, Seuil, 1973, p. 41-89.
43. Choses dites, op. cit., p. 124.
44. Le sens pratique, op. cit., p. 85 n.
45. Questions de sociologie, op. cit., p. 119.
46. Choses dites, op. cit., p. 125.
47. L. J. D. Wacquant, C. Jackson Calhoun, « Intérêt, rationalité et culture. À propos d’un récent
débat sur la théorie de l’action », Actes de la recherche en sciences sociales, 78, 1989, p. 41-60.
48. « La production de la croyance. Contribution à une économie des biens symboliques », Actes
de la recherche en sciences sociales, 13, 1977, p. 9.
49. J. Elster, op. cit., p. 449.
50. Le sens pratique, op. cit., p. 104-105.
51. D. Memmi, « Le désintéressement », intervention au séminaire du Centre de sociologie de
l’Éthique, EHESS-CNRS, juin 1989.
52. A. Caillé, op. cit., p. 258 ; A. L. Cot, B. Lautier, « Métaphore économique et magie sociale chez
Pierre Bourdieu », in Collectif « Révoltes logiques », op. cit., p. 70-85.
53. Choses dites, op. cit., p. 124 ; ou : « Rompre avec l’économisme pour décrire l’univers des
économies possibles, c’est échapper à l’alternative de l’intérêt purement matériel, étroitement
économique, et du désintéressement et se donner le moyen de satisfaire au principe de raison
suffisante qui veut qu’il n’y ait pas d’action sans raison d’être, c’est-à-dire sans intérêt ou, si l’on
préfère, sans investissement dans un jeu et un enjeu, illusion, commitment », Le sens pratique, op.
cit., p. 85 n.
54. À l’exception de : P. Bourdieu, M. de Saint-Martin, « Le patronat », Actes de la recherche en
sciences sociales, 21-22, 1978 ; les études de cas consacrées au « champ économique » sont peu
représentées dans les Actes de la recherche en sciences sociales.
55. K. Polanyi, The Great Transformation. The Political and Economical Origins of our Time, New York,
Holt, Rinehart & Winston, 1944, trad. française, Paris, Gallimard, 1983 ; K. Polanyi, C. M.
Arensberg, H. W. Pearson, eds, Trade and Markct in the Early Empires, Chicago, Gateway, 1971.
56. A. Hirschman, The Passions and the Interests. Political Arguments for Capitalism before its Triumph,
Princeton, Princeton University Press, 1977, trad. française, Paris, Presses universitaires de
France, 1980.
57. L. Boltanski, L. Thévenot, Les économies de la grandeur, Paris, Presses universitaires de France,
1987 ; Les conventions économiques, Cahiers du centre d’études de l’emploi, Paris, Presses
universitaires de France, 1985 ; R. Salais, L. Thévenot, eds, Le travail. Marchés, règles, conventions,
Paris, INSEE-Economica, 1986.
58. Comment en effet mesurer la valeur d’échange et de conversion d’un capital à un autre,
J. Rancière, op. cit., p. 31.

Enquête, 3 | 1996
158

59. Choses dites, op. cit., p. 130.


60. C. Lévi-Strauss, « Histoire et ethnologie », Annales ESC, XXXVIII, 1983, p. 1229-1230.
61. « Je ne me reconnais pas dans ce que Lévi-Strauss a dit récemment à propos des recherches
sur ce qu’il appelle les “sociétés à maisons”. Bien que je ne puisse pas ne pas me sentir concerné,
puisque j’ai contribué à réintroduire dans la discussion théorique en ethnologie une de ces
sociétés où les actes d’échange, matrimoniaux ou autres, semblent avoir pour « sujet » la maison,
la maysou, l’oustau ; et aussi à formuler la théorie du mariage comme stratégie. » (Choses dites, op.
cit., p. 77).
62. Ibid., p. 79.
63. É. Durkheim, De la division du travail social [1893], Paris, Presses universitaires de France, 1986,
p. 369 ; à comparer avec : « À un volume déterminé de capital hérité, correspond un faisceau de
trajectoires à peu près équiprobables conduisant à des positions à peu près équivalentes – c’est le
champ des possibles objectivement offert à un agent déterminé », La distinction, op. cit., p. 122.
64. « Espace social », op. cit., p. 5.
65. Choses dites, op. cit., p. 79.
66. Le sens pratique, op. cit., p. 111.

RÉSUMÉS
Cette note de lecture vise à déployer l’espace de la notion de « stratégie » construite dans les
textes de Pierre Bourdieu. Analysée dans ses relations avec les notions connexes d’habitus et de
capital, la « stratégie » est l’expression d’un programme ni-ni, entre subjectivisme et
objectivisme, entre rationalité des acteurs et structure. Elle est ainsi contrainte, tant du côté du
sujet que du mode, de la fin et de l’historicité de l’action, par des tensions qui, loin de la rendre
caduque, rendent son emploi par les historiens d’autant plus fécond.

This note aims to elucidate the notion of « strategy » constructed in the works of Pierre
Bourdieu. Analysed in its relationships with the allied notions of « habitus » and of capital,
« strategy » is the expression of a neither-nor programme, between subjectivism and objectivism,
between rationality of actors and structure. It is thus restrained as much on the side of the
subject as on the side of custom, goal and historicity of action by tensions, which far from making
it decrepit, render its use by historians all the more fruitful.

Enquête, 3 | 1996
159

Inédits

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Métaphores conventionnelles et
métaphysiques anthropologiques
La problématique de la traduction culturelle
Conventional metaphors and anthropological metaphysics. The problematic of
cultural translation

Roger M. Keesing
Traduction : André Mary

1 Roger M. Keesing est né en 1935. Il a suivi ses études aux universités de Stanford puis de
Harvard, ce qui en fait un anthropologue de formation et de culture américaine. Après neuf ans
d’enseignement à l’université de Californie (Santa-Cruz), de 1965 à 1974, il est nommé professeur
d’anthropologie à l’Institut des Hautes Études de l’université nationale d’Australie où il exercera
son activité d’enseignement et de recherche jusqu’à sa mort. Son œuvre associe de façon
exemplaire un engagement continu dans l’enquête de terrain, dont témoigne l’étude
monographique qu’il a consacrée aux Kwaio de Malaita dans les îles Salomon et les nombreuses
missions effectuées dans cette région à partir de 1962, et un souci de réflexion épistémologique
sur les données accumulées, nourri de la connaissance des recherches les plus récentes dans le
domaine de la linguistique, de la pragmatique et de l’anthropologie cognitive. Après sa thèse sur
le mariage et la parenté dans la société Kwaio, il publie plusieurs articles sur la chefferie
traditionnelle et le devenir du big man dans l’espace politique moderne, notamment à partir de
l’histoire de vie d’un leader politique local1. Ses travaux sur la langue et la grammaire sont au
centre de ses préoccupations, et son ouvrage majeur sur le système religieux des Kwaio est en fait
l’étude cognitive des assomptions sur le monde et des prémisses culturelles qui sous-tendent les
manières de parler indigènes2. Combinant une anthropologie culturelle critique et une analyse
micropolitique des conflits locaux, R. M. Keesing s’intéresse aussi bien aux regards croisés des
Britanniques et des indigènes sur les conflits de l’époque coloniale3 qu’au point de vue des
femmes de ces sociétés, à la manière dont leurs récits autobiographiques éclairent leur rapport
au pouvoir et à la parole4. Signalons enfin ses réflexions novatrices sur le statut de la
« coutume » au sein même du mouvement de réinvention de la tradition et des luttes pour la
revendication de l’autonomie culturelle5. Impossible selon lui d’étudier la culture comme stock de

Enquête, 3 | 1996
161

connaissances et grammaire de règles sans s’interroger sur sa distribution inégale auprès de


ceux qui en vivent et contribuent à la définir autant qu’à la contrôler.
2 La dimension polémique du débat sur la surinterprétation (ou la rnésinterprétation) du mana et
de la stigmatisation de la théologie culturelle des anthropologues du symbolique, qui a contribué
à faire connaître les écrits de Keesing dans la communauté scientifique, ne doit pas faire oublier
le socle des préoccupations cognitives et sociolinguistiques de l’auteur 6 : quel rapport y a-t-il
entre les manières de parler des gens, leurs présupposés sur le monde et leur expérience
subjective ? C’est par le détour de recherches savantes sur le rôle des schèmes métaphoriques
dans la mise en forme de l’expérience que se trouve ici posé le problème des dérives
interprétatives de l’activité ordinaire de traduction culturelle qui est au cœur du métier
d’ethnographe. La quête du sens que poursuit une anthropologie dite « symboliste » comporte
sans doute plus d’effet surinterprétatif que la question de savoir qui crée et manipule les
significations culturelles (encore que…), mais il va de soi, aux yeux de Keesing, que la question du
statut ambigu des formes symboliques, et, notamment, de l’usage différencié des schèmes
métaphoriques qui informent la vision du monde et l’expérience des sujets d’une culture donnée,
ne peut rester pour l’anthropologue un point aveugle. L’autoréflexion (renforcée par le « nous, les
anthropologues ») et l’appel à l’ouverture d’un véritable champ de recherche sont aussi
importants ici que la stigmatisation de l’autre. La mise en évidence de la surinterprétation passe
de toute façon par un travail de réinterprétation et par une sorte d’anthropologie symbolique
élargie et renouvelée.
3 Le cheminement du présent article7 est très significatif des difficultés de la posture adoptée. On
commence par marquer l’écart entre l’évidence la plus apparente (en l’occurrence l’évidence
linguistique) et les fictions métaphysiques de la religion des anthropologues, ou plus subtilement
entre les présupposés « métaphysiques » du parler ordinaire et les élaborations « chargées de
sens » des métaphysiques savantes, et, chemin faisant, la frontière se trouble : on découvre que la
parole indigène n’exclut pas la possibilité de l’exégèse, qu’il arrive que les conventions
métaphoriques engendrent des croyances « réelles » ou même que le mana soit « véritablement »
réifié et traité comme une substance. En un mot, les autres aussi surinterprètent, ou plus
exactement certaines sociétés, certaines langues, certains groupes ou agents, dans un certain
contexte, et cela aussi fait partie de l’évidence ethnographique. La conséquence méthodologique
est importante puisqu’il s’agit moins d’appeler à faire table rase de données ethnographiques
imaginaires, ou à s’y complaire, qu’à mieux les situer et les contextualiser en s’interrogeant
notamment sur les conditions qui conduisent certaines sociétés ou certains agents à investir
l’activité interprétative comme enjeu de pouvoir.
4 Le problème anthropologique majeur sur lequel débouche le questionnement ethnographique de
Keesing est redoutable : dans quelle mesure les schèmes métaphoriques et les expressions
linguistiques qui informent notre expérience cognitive et émotionnelle du monde (et celle des
autres) peuvent-ils être considérés comme une description adéquate de ce que nous (et les
autres) pensons et ressentons « réellement » ? La leçon de l’auteur est celle de la prudence et
même du scepticisme méthodique, une attitude paradoxalement encouragée par la
multiplication des années de terrain8. Mais nul doute en revanche qu’il existe pour lui, en
contrepoint de nos fictions langagières, une « réalité » de l’expérience, et même, au-delà d’une
certaine variabilité des formes culturelles – largement exagérée à son avis par le paradigme
culturaliste –, une étonnante invariance des schèmes qui président à la symbolisation de
l’expérience humaine. L’anthropologue n’a pas à renoncer à l’ambition de savoir ce que les
hommes pensent « réellement » et ressentent « profondément », à la seule condition de ne pas
prêter à leurs manières de parler plus de réalité et de profondeur qu’elles n’en ont. Le pari est

Enquête, 3 | 1996
162

difficile mais il faut bien qu’il y ait un « fond de réalité » quelque part qui remonte à la surface
des choses sons la forme d’une « évidence flagrante » si l’on veut échapper à la fois aux excès de
sens et au solipsisme relativiste.
ANDRÉ MARY

5 Si un ethnographe rencontre des gens qui parlent comme si l’univers était dominé par
une énergie dynamique, une sorte de fluide, ou comme si le ventre était le centre des
émotions, ou encore comme si les arbres pouvaient exprimer des idées, comment faut-
il interpréter de telles manières de parler ? Doivent-elles être comprises comme des
expressions d’idées métaphysiques ou tout simplement comme des métaphores
conventionnelles, des figures du discours, des tropes ? Mon argument sera que nous
autres, les anthropologues, sommes des professionnels du marché de l’exotisme. Si les
significations sont ambiguës, nous avons tendance à choisir des lectures qui présentent
les populations que nous étudions comme ayant une culture, des croyances, des
symboles étonnamment différents des nôtres. Lorsque notre évidence se nourrit de la
substance du langage (et lorsque notre connaissance des langues du terrain n’est pas à
la hauteur de la compétence indigène), nous pouvons projeter dans les paroles des
autres des pertinences métaphysiques qui n’y sont pas du tout.
6 Je me propose d’explorer les implications épistémologiques des recherches récentes sur
la métaphore conventionnelle pour l’entreprise anthropologique. Si, comme le
soutiennent un certain nombre d’écrits récents sur les métaphores, la plupart d’entre
elles ne sont ni « vivantes » ni « mortes », mais tout simplement conventionnelles 9,
basées sur des « cadres » culturellement établis10 ou sur des « modèles culturels 11 » –
alors il en est de même du parler ordinaire dans la jungle, le désert, ou dans les villages
du monde paysan où nous faisons notre travail de terrain.
7 En mettant en évidence la cohérence des paradigmes de la métaphore conventionnelle,
la manière systématique dont ils suggèrent des relations entre les domaines et la façon
pénétrante dont ils structurent notre langage et peuvent canaliser et informer notre
expérience, la recherche récente lance un défi aux anthropologues invités à dresser la
carte des schèmes métaphoriques des populations non occidentales. Notre
interprétation et nos analyses de la métaphore ont été, mises à part quelques notables
exceptions, fragmentaires et partielles ; comme le laisse entendre Salmond 12, une
exploration beaucoup plus systématique s’impose.
8 L’essentiel de mes préoccupations s’inscrit dans une autre orientation. Les
ethnographes peuvent souvent avoir projeté sur les manières de parler des autres des
croyances métaphysiques et des cosmologies que celles-ci semblaient, à tort, impliquer.
Avons-nous inventé des cosmologies, des théologies, des croyances, construites à partir
des métaphores des autres ? Avons-nous, ethnographes, agi comme des théologiens
inventant des théologies fictives ?

L’anthropologue théologien
9 Les ethnographes qui travaillent dans les sociétés tribales rencontrent de façon
caractéristique des gens dont la cosmologie est en grande partie présente à l’état
implicite dans leur pratique rituelle et leur conduite au quotidien. Habituellement peu

Enquête, 3 | 1996
163

d’informateurs, s’il en est, articulent à leur intention une explication globale et


cohérente de leurs systèmes de croyances et de leurs significations rituelles. Il existe de
notables exceptions parmi les peuples tribaux, telle que les Iatmul de Nouvelle-Guinée,
où l’érudition théologique est une source de pouvoir mondain13. Et l’ethnographe qui a
de la chance peut rencontrer un philosophe populaire, comme Ogotemmeli ou
Muchona le Frelon, qui étale toute une vision globale, riche et cohérente, de « son »
monde14. Une part du danger que représente la théologie culturelle vient précisément
de notre propension à rechercher le philosophe populaire le plus doué et le plus savant,
et à élever ce qui peut être une synthèse ou une extrapolation personnelle jusqu’au
royaume des « symboles culturels ».
10 Je me sens encore plus concerné par la tentation de l’anthropologue de prendre les
pièces et morceaux présents dans la pratique rituelle et dans ce que les acteurs
indigènes font et disent, et de construire à partir de ces éléments une philosophie
cohérente qu’aucun informateur n’a lui-même conçue. L’ethnographe joue le rôle de
théologien culturel, suppléant aux éléments qui manquent, assemblant les fragments
épars, transformant en apparence l’implicite en explicite.
11 Il existe deux modes de distorsion virtuelle en la matière. En premier lieu, par le fait de
rendre cohérent ce qui est fragmentaire, l’ethnographe peut gommer des contrastes
significatifs entre, d’un côté, les visions du monde pragmatiques, partielles et
sociocentriques, caractéristiques des populations tribales (plus concernées par l’agir
dans le monde que par la tendance à l’expliquer systématiquement) et, de l’autre, les
théologies culturelles cohérentes qui sont le propre des sociétés stratifiées en classes
comportant des théologiens professionnels. Une cosmologie cohérente fallacieuse,
inventée par l’ethnographe à partir d’une vision du monde partielle et pragmatique,
peut, comme Brunton15 l’a récemment suggéré dans le cadre de la Mélanésie, dissimuler
des écarts qui appellent une explication théorique.
12 Le second problème est plus sérieux. L’ordre manquant complété par l’analyste peut
être un faux. Ce qui semble impliqué par une évidence de surface peut être une
inférence fallacieuse de l’ethnographe. Un exemple frappant nous est fourni par le
réexamen récent auquel se livre Needham16 de la question de la chasse aux têtes dans
certaines régions de l’Asie du Sud-Est. Les premiers ethnographes, principalement
allemands, ont relevé le lien entre la prise de têtes et les profits qui étaient censés
revenir aux chasseurs de têtes, particulièrement pour la fertilité des récoltes. Les
Européens en ont déduit que le lien entre la prise de tête et les bénéfices mondains est
un médium invisible, une « âme-substance », une force vitale de la personne, à la fois
sociale et individuelle, située dans la tête et qui peut être acquise par une personne qui
prend cette tête. La chasse aux têtes est ainsi motivée par la poursuite de cette « âme
substance » qu’il s’agit de s’approprier. Needham accumule les évidences qui montrent
que la plupart de ces chasseurs de têtes d’Asie du Sud-Est n’ont en fait aucune idée de
l’« âme-substance » : cet hypothétique médium spirituel est un faux ingrédient créé par
les ethnographes pour alimenter un lien causal entre la prise de tête et les bénéfices qui
s’en suivent. Les réflexions de Needham17 méritent d’être considérées :
« La fabrication de l’idée d’âme-substance n’est pas suffisamment expliquée par le
simple fait qu’elle se révèle utile pour l’analyse. [...] Nous avons besoin de
comprendre [...] pourquoi précisément cette idée particulière en est venue à être
formulée dans ce but. La réponse peut être décelée, je pense, dans les images
descriptives auxquelles les ethnographes ont typiquement recours dans leurs
tentatives pour traduire ce qu’ils conçoivent comme l’œuvre d’un agent causal.

Enquête, 3 | 1996
164

Kruyt introduit l’idée d’une “force de vie”, d’abord pensée comme un “fluide” puis
comme une “substance” ; Elshout fait référence à une “énergie” magique [...] et
Izikowitz, parlant du klpu chez les Lamet, évoque “une sorte de fluide, comme
l’électricité”. [...] Mais tous ces termes appartiennent en fait à un idiome
scientifique dérivé de la physique : électromagnétisme, hydraulique, mécanique. Ils
ont été cités par les ethnographes parce qu’il fallait rendre compte en termes de
causalité de certains effets. »
13 Needham pointe une influence similaire des images dérivées de la physique classique
dans les interprétations anthropologiques des grands sociologues français (Durkheim,
Mauss, et les autres). Mauss, par exemple, s’appesantit sur l’« esprit du don » : « Quelle
force y a-t-il dans la chose donnée, demande-t-il, qui fait que celui qui la reçoit la
rend ? ». De telles réifications et métaphysiques fallacieuses ont la vie dure. Je pense
que nous, les ethnographes, perpétuons ce genre de choses et continuons dans le même
temps à les inventer.
14 Un exemple tout aussi frappant que j’ai eu l’occasion d’explorer moi-même nous
ramène au fameux concept océaniste de mana. Un grand nombre de faits linguistiques
et ethnographiques18 indiquent que dans les premières langues de l’Océanie, dont sont
issues les langues de la Mélanésie orientale, des Fidji, de la Micronésie centrale et de la
Polynésie, mana correspondait, selon l’usage autorisé, à un verbe d’état dont les
significations étaient « être efficace, être vrai, être accompli, être puissant », avec l’idée
qu’une telle efficacité et une telle puissance étaient le produit d’une bénédiction ou
d’une protection, ou encore de la transmission d’une force par les ancêtres ou d’autres
esprits. Le terme était aussi utilisé comme verbe transitif (« mana-iser ma formule
magique », ou « mana-iser mon jardin » ou « mana-iser ma pirogue de guerre ») et
comme un verbe intransitif (« mana pour moi », « mana, mana, mana ! ») dans les prières
où l’on s’adresse aux esprits. Finalement, mana était utilisé comme un nom
morphologiquement abstrait et indistinct dérivé d’un verbe d’état. Dans certaines
langues inscrites dans cette filiation, ce nom abstrait et dérivé est affecté d’un suffixe
marquant son usage nominal. C’est ce cas de figure (présent dans la langue Kwaio et
dans d’autres langues Malaita) – et la découverte rétrospective de mes propres erreurs
de traduction – qui m’a conduit à mener une analyse comparative.
15 Le triple usage du terme mana en tant que verbe d’état, verbe d’action et nom abstrait
est dominant dans la Mélanésie orientale, et répandu en Polynésie et en Micronésie. Ce
qui est surprenant, lorsque l’on retourne aux textes, c’est la théologie fallacieuse qu’on
a greffée sur le mana en tant que substance diffuse, médium invisible du pouvoir que les
hommes recherchent auprès des fantômes, des esprits et des dieux. Une telle
métaphysique semble, comme l’« âme-substance » des chasseurs de têtes, être pour
l’essentiel une création de théologiens européens et non d’autochtones. Les
Mélanésiens s’adressant aux esprits pour l’efficacité (et l’attribution de puissances aux
uns et aux autres) sont conçus comme étant en situation de négociation ou de
possession d’un médium invisible de pouvoir spirituel. La plupart du temps, c’est un
pur contresens qui a conduit à la faute. Dès l’époque de Codrington, lorsque les
anthropologues ont découvert que mana était un nom, nous avons en fait enregistré le
terme utilisé pour qualifier un état ou comme verbe, et nous l’avons traduit comme un
nom. « Mana pour moi », dit un Mélanésien à son ancêtre en prière. « Donne moi le
mana », traduit l’anthropologue.
16 Mais dans certaines parties de la Mélanésie, et dans beaucoup de régions de la
Polynésie, mana en tant que nom abstrait dérivé (« efficacité, puissance ») était au

Enquête, 3 | 1996
165

moins partiellement substantivé ou concrétisé. Mana devient, au moins


métaphoriquement, quelque chose dont les individus disposent plus ou moins. J’ai émis
l’hypothèse que cette élaboration théologique était un produit d’un certain type de
hiérarchie politico-religieuse de l’Océanie19. Il est difficile pourtant, avec seulement
quelques textes originaux crédibles, de faire la part entre théologie indigène et
mésinterprétation européenne. Douglas Oliver20, à qui je dois une part de mon
scepticisme ethnographique, a noté, en référence à Tahiti, le problème de la
surinterprétation et de la création d’une métaphysique fictive :
« À mon avis, les données concernant les îles de la Société ne permettent pas de
soutenir la thèse de E. S. C. Handy21 selon laquelle ces Polynésiens conçoivent
l’univers comme un dynamisme psychique qui se manifeste lui-même
physiquement. [...] Aucun texte enregistré ou aucun commentaire sur les conduites
qui me soit connu, ne fournit la moindre évidence que les habitants de ces îles
cultivent une telle vision générale et englobante, énergique et animiste, de leur
univers. [...] Je crois que le point de vue ci-dessus énoncé, d’une compréhension si
hautement raffinée, est le produit de la pensée philosophique de l’ethnologue et
non, même en termes implicites, des insulaires eux-mêmes. »
17 Nous retrouvons, comme Needham le notait pour l’« âme-substance », la tendance à
imputer aux populations non occidentales des cosmologies totalisantes et
universalistes, caractérisées par la terminologie de l’électromagnétisme, de la
mécanique et de l’hydraulique, héritée de la physique classique.
18 Comment pouvons-nous éviter la mésinterprétation ou la surinterprétation de ces
systèmes conceptuels populaires ? Nous avons besoin avant tout de nous attaquer à
notre tâche d’interprétation en la traitant carrément comme une tâche de traduction
culturelle, une tâche pleine de difficulté et de danger.

Réification et distorsion dans la traduction


ethnographique
19 Une des erreurs les plus répandues que j’ai rencontrée dans les interprétations
anthropologiques du mana réside dans le fait de traduire un état ou un verbe comme s’il
s’agissait d’un nom. De telles erreurs de la part de spécialistes travaillant dans l’ombre
de Codrington22 sont peut-être compréhensibles, mais une telle mésinterprétation de
termes décrivant des processus ou des états par le recours à des substantifs de la langue
anglaise semble être un problème plus général. Un premier pas vers une traduction
culturelle moins soumise à distorsion serait d’être fidèle à l’évidence linguistique à
portée de main et d’être constamment attentif aux dangers (auxquels la langue
anglaise, semble-t-il, nous prédispose spécialement) de la réification et de la fausse
substantialisation, ou encore d’attribuer à un monde de relations et de processus ce que
le philosophe des sciences Campbell appelle l’« entitivité 23 ».
20 Une traduction erronée peut engendrer non seulement des entités fictives mais
également de faux problèmes d’analyse. Le terme océaniste d’origine austronésienne
tapu / tabu, qui, comme le mana, a occupé une place dominante dans l’anthropologie du
Pacifique et dans le métalangage de l’analyse comparative, est un cas intéressant. Tapu
et ses formes apparentées sont, selon les canons de la langue, des verbes d’état. Qu’il
s’agisse des commentaires sur les coutumes polynésiennes ou mélanésiennes ou, plus
généralement, du discours anthropologique (« le tabou de l’inceste »), ce mot qui
désigne un état a été traduit comme s’il était question d’un nom, dans la continuité

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166

d’un procès de réification et de distorsion qui commence ironiquement avec les


voyages de Cook24. Les anthropologues (qui ont au moins la plupart du temps
correctement noté la forme d’état comme étant première) ont souvent créé, par une
traduction trompeuse, de pseudo-problèmes. La signification de base de tapu dans les
deux langues mélanésiennes et polynésiennes semble être rendue au mieux par « off-
limits », « défense d’entrer », tout simplement25. Cela permet de saisir la dimension
relationnelle de tapu, sur un mode que « sacré » ou « interdit » exclut ; et cela nous
libère de l’apparente contradiction entre la valeur positive de la sacralité et la valeur
négative de la « pollution » et de l’interdiction. Quelque chose qui est tapu est ainsi
« off-limits », et cela implique inévitablement : 1) un agent ; 2) une perspective ; 3) un
contexte.
21 Quelque chose est « off-limits », seulement si quelque agent (humain ou non humain) le
définit en tant que tel. Cet agent peut être un dieu, les ancêtres, ou un chef (quasi-dieu).
Dans beaucoup de langues d’Océanie, il se peut aussi que ce soit un parent disant à un
enfant de ne pas faire quelque chose26. Quelque chose est « off-limits », tapu, seulement
à partir d’une perspective donnée. Ce qui est « off-limits » pour une personne ou une
catégorie de personnes peut être « permis » (souvent rendu par noa ou des formes
similaires) ou même prescrit pour une autre personne ou catégorie de personnes. Une
case menstruelle peut être tabu du point de vue privilégié des hommes ; au regard de
l’avantage d’une femme qui a ses règles, il serait tabu de se trouver partout ailleurs que
dans ce lieu. De même, une maison des hommes peut être tapu pour les femmes, noa
pour les hommes ; une perspective est toujours en cause. Quelque chose qui est « off-
limits », tapu, l’est toujours pour quelqu’un, et non en soi ou par soi. En définitive, être
tapu, off-limits, suppose un contexte. Une place, un acte ou une chose, qui est tapu cet
après-midi, du point de vue de certaines gens et dans le contexte d’une circonstance ou
d’un rituel particulier, peut être noa (ou tapu) pour une population différente demain.
Se trouve ainsi souligné ce pourquoi les traductions de tapu par « sacré » ou par
« interdit » sont trompeuses.
22 La sainteté est une qualité que nous imaginons inhérente aux gens, aux lieux ou aux
choses de manière absolue et non contextuelle. Or même la qualité tapu d’un prêtre ou
d’un chef dans la Polynésie orientale était contextuelle et relative, bien que la fusion du
pouvoir politique et de l’intercession sacerdotale auprès des dieux semble avoir conduit
à des élaborations théologiques des notions de tapu aussi bien que de mana. Sahlins 27,
dans son livre récent sur Hawaï, note les élaborations de la « tapuité » qui émane des
dieux et qui entoure les chefs, et il y va de commentaires sardoniques sur la manière
dont les Hawaïens modernes écrivent « kapu » sur les clôtures, comme si le mot
signifiait simplement « entrée interdite, propriété privée ». Sans doute Sahlins a-t-il
raison de souligner qu’à Hawaï un terme au départ imprégné de significations
religieuses a fini par se séculariser. Cependant et non sans ironie, « off-limits » a été la
racine sémantique de tapu pendant au moins quatre cents ans, et cela dans la
transparence pour les locuteurs de l’Océanie tout au long de cette période et sur une
vaste aire géographique. Nous ne pouvons utiliser de meilleure métaphore pour
traduire le sens de tapu que celle d’une clôture interdisant l’accès, que cette clôture ait
été érigée par des dieux, des chefs ou de simples mortels. Si nous interprétons tapu
comme « off-limits » (sans aucune autre préconception, que celle-ci concerne le fait que
la « clôture » ait été érigée par des dieux ou des ancêtres ou qu’elle ait à voir avec les
qualités inhérentes à l’acte, l’objet ou la personne qui est mise à part), nous échappons
au pseudo-problème sur lequel Steiner et bien d’autres se sont appesantis, à savoir

Enquête, 3 | 1996
167

pourquoi le terme se réfère à la fois à la sainteté et à ce qui est prohibé ou pollué. Il fait
bien référence aux deux valeurs et en même temps à aucune.
23 Une première étape urgente vise donc les traductions soignées, attentives à ne pas
concrétiser faussement, à ne pas créer des substantifs inexistants à partir de relations,
d’états ou de processus. Cela ne veut pas dire que nous, les analystes, ne pouvons pas ou
ne devons pas aller au-delà des catégories indigènes, mais une première tâche est
incontestablement d’en rendre compte aussi fidèlement que nous le pouvons.
24 Les peuples de l’Océanie (certains d’entre eux, au moins) parlent de fait comme si les
individus qui ont toujours du succès, qui sont manifestement puissants ou
héréditairement sacrés, « avaient du mana ». Au sens littéral, ils semblent vouloir dire
que le mana, dont les gens disposent plus ou moins, est un médium ou un instrument de
pouvoir, de succès et de sacralité. Et cela m’amène à la question de la métaphore
conventionnelle.

De la métaphore conventionnelle
25 Le rôle influent de la métaphore conventionnelle dans le langage ordinaire a été très
fortement démontré par Lakoff et Johnson. Ils mettent en avant ce qu’ils appellent une
théorie « expérientielle » de la métaphore. Les métaphores conventionnelles ont un
caractère systématique (nous pourrions dire paradigmatique) en ce qu’elles suggèrent
un univers dans lequel on parle d’un domaine de réalité dans les termes d’un autre.
Ainsi les métaphores de la spatialisation décrivent les réalités temporelles,
émotionnelles, ou expérientielles en termes d’espace. Dans les métaphores ontologiques,
les forces ou entités naturelles sont personnifiées ou les abstractions sont concrétisées,
comme dans les métaphores qui assimilent les théories à des édifices construits sur des
fondations. Les « métaphores structurales » proposent une homologie de structure
entre une source de référence et une réalité visée, comme dans le cas de l’équivalence
que nous établissons entre le débat rationnel et la guerre.
26 Lorsque l’on considère les schèmes métaphoriques qui traversent une série de langues,
nous pouvons nous attendre à trouver à la fois une diversité culturelle et peut-être une
étonnante régularité. Ainsi toutes les langues, au moins virtuellement, décrivent les
relations dans le temps en termes de relations dans l’espace. Les émotions sont décrites
en référence aux couleurs (« bleu », « vert d’envie », « voir rouge »). D’autres
métaphores spatiales très répandues, peut-être universelles, caractérisent le monde
physique à partir des termes dans lesquels les hommes le découvrent au niveau de la
perception, comme si la terre était plate, le soleil et la lune se déplaçaient alors que la
terre restait au repos (le soleil se « lève » et se « couche »), même si cela n’est pas en
accord avec les connaissances astronomiques modernes. Dans ces domaines, les
schèmes métaphoriques sont beaucoup plus semblables d’une langue à l’autre que nous
pourrions le penser. La vie est considérée comme une marche en ligne droite, un
chemin sur lequel le futur se situe vers l’avant et le passé en arrière 28. Les métaphores
reposant sur les parties du corps diffèrent beaucoup moins que nous pourrions le croire
d’une langue à l’autre29. Les langues contiennent cependant de fait des systèmes de
métaphores qui sont spécifiques à chaque culture (sans être nécessairement uniques).
Lakoff et Johnson illustrent ce point, dans le cas de l’anglais, par le système de
métaphores qui assimile le temps à la monnaie : nous gagnons du temps, nous le
gaspillons, nous le budgétisons, et ainsi de suite.

Enquête, 3 | 1996
168

27 Les langues non occidentales peuvent user de schèmes métaphoriques différents des
nôtres pour caractériser les émotions et les processus cognitifs. Lakoff et Kovecses 30
analysent le modèle systématique par lequel, en anglais, la colère est assimilée à un
liquide chaud contenu dans un récipient. Rosaldo31 explicite les usages de liget chez les
Ilongot, un terme qui exprime également, bien que différemment, un système de
schèmes métaphoriques des états émotionnels de la « colère ».
28 Ce qui est le plus intéressant sur le plan anthropologique à propos de tels modèles de
métaphore c’est qu’il suggère un univers de discours métaphorique, au sein duquel on
parle d’un domaine d’expérience dans les termes d’un autre. C’est cette suggestion d’un
univers, formé par les métaphores d’une culture étrangère, qui pose un problème
épistémologique particulier auquel nous n’avons pas accordé suffisamment d’attention.
Considérons le cas de mana. Lorsqu’un Polynésien dit que les chefs ont du mana, et que
c’est pour cela qu’ils sont tapu, faut-il pour autant imaginer que mana est une substance
spirituelle influente qui se répand comme l’électricité, une substance dont les gens
disposent plus ou moins, grâce aux dieux ?

La métaphore conventionnelle : quelle profondeur ? quelle


pertinence ?

29 Avant que nous puissions poser le problème de la juste interprétation des modèles de
métaphore conventionnelle des autres peuples pour les anthropologues, il est utile de
considérer de plus près l’argumentaire de Lakoff et Johnson, en tant qu’il se réfère
notamment à une ethnographie de la vision du monde codifiée dans la langue anglaise.
Lakoff et Johnson s’appliquent à montrer que les métaphores vivent dans un autre
monde, d’une autre manière, que celui ou celle que nous imaginons habituellement. Les
métaphores conventionnelles dominent notre langage ordinaire ; nous ne pouvons
parler, nous ne pouvons penser qu’en elles et par elles32. Elles sont construites à partir
de nos expériences les plus fondamentales, issues de corps et de cerveaux humains,
d’un appareil sensible, situés dans un monde semblable aux nôtres ; et dans le même
temps, selon l’argumentaire de Lakoff et Johnson, nos manières conventionnelles de
caractériser l’expérience subjective sont constitutives de l’expérience elle-même. Nous
nous percevons comme des agents-dans-le-monde, en partie dans les termes
métaphoriques conventionnels de l’agencéité et de la cause (et, comme l’a noté Whorf,
sans doute également dans les termes de moules grammaticaux issus du langage). Nous
sommes inextricablement situés dans un monde que le langage crée pour nous.
30 L’argument lancé dans Metaphors We Live By est encore à développer et à raffiner, ses
implications étant toujours à explorer. Dans leur analyse de la conception anglaise
implicite de la colère, Lakoff et Kovecses montrent qu’un schème métaphorique central
qui assimile celle-ci à un fluide retenu dans un contenant, en liaison avec une série de
métaphores associées, oriente ou dessine un scénario prototypique de la colère, de ses
raisons et de son déroulement : « Ceci nous permet de montrer de manière précise
comment les différentes métaphores sont reliées les unes aux autres, et comment elles
fonctionnent ensemble pour aider à caractériser un concept particulier. C’est une chose
que Lakoff et Johnson étaient incapables de faire. »
31 Lakoff et Kovecses montrent que l’ontologie de la colère mise en scène dans ce scénario
prototypique est « en général constituée par métaphore » ; mais ces métaphores
constitutives, caractérisant le déroulement de la colère en termes de limite, de force, de

Enquête, 3 | 1996
169

contrôle, etc., sont extraites de domaines relativement abstraits, de source


« supérieure ». Par contraste :
« Les métaphores principales qui dessinent l’ontologie de la colère – LIQUIDE
CHAUD, FOLIE, FEU, FARDEAU, COMBAT – apparaissent comme étant des concepts
de base, c’est-à-dire des concepts qui sont liés plus directement à l’expérience, des
concepts qui sont riches en information et en images mentales conventionnelles.
[...] Une grande partie de notre compréhension de la colère passe par ces
métaphores de base. [...] Sans elle notre compréhension de la colère serait
extrêmement appauvrie. »
32 Bien qu’ils prolongent le schéma conceptuel proposé par Lakoff et Johnson bien au-delà
de ce qu’il était, ces auteurs s’accordent à reconnaître que des questions cruciales
subsistent. Étant donné que l’usage linguistique est essentiellement constitué par des
schèmes métaphoriques sous-jacents dont il est également l’expression systématique,
Lakoff et Kovecses s’interrogent sur ce que sont les ressorts psychologiques et
expérientiels de tels schèmes métaphoriques.
« Notre méthodologie ne nous permet pas d’en dire plus sur le statut psychologique
du modèle [de la colère] que nous avons découvert. Quelle est la part de ce modèle
dans la manière dont les gens comprennent de fait la colère ? Est-ce que les gens se
basent réellement dans leurs actions sur ce modèle ? Quelle importance a-t-il, s’il en
a une, dans ce que les gens croient consciemment ? Et plus curieusement, le modèle
a-t-il un quelconque effet sur ce que les gens ressentent ? »
33 Ils observent qu’il n’est nullement certain que le modèle de la colère qu’ils explicitent
soit également pertinent pour tous les locuteurs de langue anglaise, qu’il ait les mêmes
significations pour eux.
34 Lakoff et Kovecses, en prolongeant l’analyse de Lakoff et Johnson, éclairent la mise en
forme culturelle et la nature systématique d’un modèle de la colère construit en
anglais, un modèle par conséquent que nous, les anthropologues, pourrions nous
attendre à trouver différent des modèles de la « colère » et des émotions associées qui
sont codifiés dans les autres langues et cultures. Les analyses de Rosaldo 33 consacrées
au terme liget chez les Ilongot des Philippines et les analyses de Lutz 34 portant sur les
conceptualisations culturelles des émotions chez les Ifaluk confirment amplement ces
hypothèses.
35 Mais la question de savoir dans quelle mesure les métaphores conventionnelles sont
constitutives de l’expérience reste incertaine. Il paraît vraisemblable que beaucoup
d’entre elles le sont, et qu’elles informent et canalisent de manière pénétrante notre
pensée. Mais beaucoup d’entre elles peuvent ne pas être aussi profondément
pertinentes. On ne peut non plus admettre tranquillement, comme Lakoff et Kovecses
nous en avertissent, que sous prétexte que tous les locuteurs indigènes utilisent les
mêmes expressions linguistiques conventionnelles, celles-ci ont les mêmes
significations pour chacun d’entre eux.
36 Considérons par exemple la manière dont les locuteurs anglais parlent du cœur dans
leurs métaphores conventionnelles. Je n’ai aucun doute sur le fait que Lakoff et
Kovecses puissent mettre en évidence, avec une habileté équivalente, de nombreuses
structures faisant système dans notre façon de parler des cœurs. En tant que formule
systématique permettant d’évoquer des états intérieurs ayant les propriétés d’une
entité, la métaphore du cœur nous est très utile ; ses qualités sont décrites de manière
significative en termes sensibles : léger ou lourd, le cœur se soulève ou se serre, il est
pur, solide, ou brisé, dur ou tendre. Les processus et les expériences affectifs et

Enquête, 3 | 1996
170

cognitifs associés au cœur dans les métaphores conventionnelles sont en contraste avec
l’aspect purement intellectuel de ceux qui se réfèrent aux choses de la « tête ». Mais le
cœur représente parfois la volonté et la résolution, parfois les émotions
(particulièrement l’amour, la compassion, la sentimentalité), parfois la profondeur de
l’engagement, parfois le profond, le fondamental, et l’indicible.
37 La question de savoir à quel organe physique on fait appel comme instrument
métaphorique pour caractériser les émotions, les pensées et les sentiments les plus
intenses, et les aspects les plus profonds et les plus stables de la volonté et du caractère,
ne relève pas de l’arbitraire : il faut à ce sujet un organe principal, viscéral, et non un
organe périphérique (il doit être physiquement « profond » aussi bien que central) ;
idéalement se trouve écarté (peut-être) tout organe que nous guidons directement sur
le plan physiologique ou que nous contrôlons volontairement. En cas de stress
émotionnel nous faisons l’expérience d’une palpitation accélérée. Ainsi le cœur est un
domaine source adapté, dont le choix ne relève pas du hasard, pour nos manières de
parler des émotions, de la volonté, du caractère, etc. Et en un certain sens, les
oppositions signifiantes tirées du langage du cœur sont à la fois pertinentes sur le plan de
l’expérience et également formatrices et constitutives des voies par lesquelles nous
interprétons notre être et celui des autres.
38 Mais au-delà du langage du cœur, le recours à l’anatomie des viscères comme domaine
source ne consiste pas à attribuer à ce dernier les processus décrits à partir de ses termes.
Le cœur n’est pas, pour nous, le « siège des émotions ». Notre explication populaire à ce
sujet (intégrée dans de nombreux et savants volumes) est qu’à une certaine époque de
notre passé, lorsque nous étions moins raffinés, nous, occidentaux, avions pour usage
de croire que le cœur physique était le « siège des émotions » ; nos métaphores sont
tout ce qui reste de ces anciennes croyances. Les observations de MacCulloch 35 dans l’
Encyclopœdia of Religion and Ethics donnent forme à cette théorie populaire :
« Une conception du cœur qui en fait le siège de l’expérience religieuse, de
l’émotion, de l’illumination et de la présence divine, est commune à la plupart des
grandes religions. [...] Bien sûr, ce qui est ici une conception métaphorique du mot
repose en fait sur des vues antérieures concernant le cœur physique en tant que
tel. »
39 Dans la pensée primitive, le foie était sans doute considéré comme un siège originel de
la vie, mais en général le cœur, au fur et à mesure que ses fonctions physiologiques
étaient mieux comprises, a fini par être considéré de cette façon.
40 Une telle conception de nos métaphores comme résidus d’anciennes croyances
désormais gelées, me semble être fondamentalement contredite par le travail de Lakoff
et Johnson. Si les métaphores dominent notre langage, informant notre expérience tout
en la stimulant, suggérant des homologies pertinentes (mais non en termes
métaphysiques) entre des domaines source et des domaines cible, nous devons nous
attendre à ce que la caractérisation métaphorique du monde soit un processus à
l’œuvre dans toutes les langues. Nous ne pouvons présupposer que les façons de parler
des autres peuples à propos des cœurs et des foies, du lever et du coucher du soleil, de
la réussite et de l’échec, ont pour eux-mêmes des profondeurs de sens qualitativement
différentes de celles qui sont les nôtres.
41 Les mêmes problèmes et les mêmes questions surgissent à propos des manières de
parler qui sont moins clairement métaphoriques mais tout aussi conventionnelles.
Considérons par exemple les façons de parler dont usent les locuteurs anglais pour

Enquête, 3 | 1996
171

évoquer la « chance » (luck). Le prototype du scénario dont dérivent les significations


centrales de la « chance » (et également de la bonne fortune) est (je pense) un jeu à
risque qui apparaît fondé sur le hasard mais qui en fait a de « lourdes » conséquences
pour les participants, conséquences qui sont invisibles mais qui transparaissent dans
les gains et les pertes. Le schéma métaphorique qui dérive de ce scénario prototypique
suppose, comme je le pense, que : 1) La chance est une substance invisible dont les
« joueurs » disposent plus ou moins ; ainsi « certaines gens ont toujours de la chance »,
« ma chance s’est évanouie », « pas de chance ». 2) La chance, en tant que substance,
présente deux variétés, la bonne chance et la mauvaise chance ; ainsi « j’ai eu de la malchance
aujourd’hui, mais de la veine hier », etc. 3) La chance est une personne qui s’active à
contrôler le jeu ; ainsi « Dame fortune », « la chance est avec moi », « la chance est de
mon côté », « la fortune me sourit », « le coup de pouce du hasard », etc.
42 Mais qu’en est-il de la pertinence, pour les locuteurs anglais, de telles conventions dans
les manières de parler ? Tout d’abord, je pense que nous pouvons sans prendre de
risque en déduire que les significations de la « chance » pour des locuteurs anglais
différents varient considérablement. Beaucoup d’entre nous admettent que les
conséquences des événements que nous assimilons à un jeu de la chance relèvent en
fait du hasard. Nous faisons usage d’expressions linguistiques conventionnelles de la
chance pour caractériser des résultats particuliers dans des circonstances particulières,
parlant comme si les « jeux » de la vie avaient des conséquences déterminées sans
« croire » pour autant qu’il en est réellement ainsi. Mais beaucoup d’entre nous
peuvent aussi « croire » que les résultats sont déterminés. Lorsqu’un locuteur anglais
dit que « Certaines personnes ont toujours de la chance », il ou elle peut très bien être
en train de faire une remarque sur l’inégalité des chances des gens dans la vie, ou de
faire un commentaire (sardonique ou moqueur) à propos d’une situation particulière.
43 Les métaphores conventionnelles de la chance en tant que substance invisible sont
ritualisées pour beaucoup de locuteurs anglais par des « porte-bonheur », tels que les
pieds de lapin. Mais ceux qui ont des amulettes qui portent chance, ou les athlètes qui
ont des crosses de golf ou des bandeaux porte-chance, peuvent (je le pense) avoir des
notions très diverses (s’ils en ont) sur la manière dont ces objets sont reliés à ou
influent sur les conséquences des événements.
44 Notre langage de la « chance » illustre des manières conventionnelles de décrire
l’expérience de la vie en termes de jeu échappant au hasard, des manières qui sont
incorporées dans la substance même des habitudes du langage ordinaire. Notre
manière de parler de la « chance » n’a aucune relation précise avec des croyances
métaphysiques concernant les forces qui contrôlent l’univers, au même titre que notre
langage du « cœur » n’implique aucune physiologie de l’esprit ou de l’émotion. La façon
dont les gens qui parlent anglais se représentent effectivement le monde « à l’œuvre »
n’est ni déterminée par ni déductible de tels modes conventionnels du langage. Dans les
conventions métaphoriques, la relation entre le domaine source et le domaine cible
(entre le fluide chaud et la colère, le cœur et l’amour, le jeu à risque et la vie), telle que
le locuteur l’imagine, est indéterminée, variable sans nul doute d’un locuteur à un
autre, et jamais démontrable par les seules manières de parler.
45 Il est nécessaire que je clarifie ce que j’entends par « métaphysique » dans ce contexte.
Laissez-moi introduire une distinction entre deux sens du mot, même si la frontière
entre les deux est floue inévitablement. Nous faisons des hypothèses implicites sur la
nature du monde perçu à travers l’expérience sensible : la solidité des objets « solides »,

Enquête, 3 | 1996
172

la « lourdeur » de ce qui est en bas et la « hauteur » de ce qui est en haut, les


représentations de l’espace, du temps, de la cause, etc., du sens commun. Ces
présupposés sont, je pense, systématiques et modélisants, ou encore paradigmatiques.
Je n’ai aucun doute sur le fait qu’ils varient dans une certaine mesure d’une culture à
l’autre (aussi bien que, dans une certaine mesure, d’un individu à l’autre dans telle
société particulière) ; et je ne doute pas qu’ils soient constitués de manière décisive à
partir des métaphores conventionnelles et véhiculés par les canaux syntaxiques,
sémantiques et idiomatiques du langage. Je qualifierai ces présupposés de
métaphysiques en un sens « non chargé » du terme.
46 À cette signification du qualificatif de métaphysique qui fait référence aux présupposés
implicites portant sur ce qui relie en arrière-fond et connecte les éléments du monde
perçu par les sens, je souhaite opposer ce que j’appellerai un sens « chargé » du terme.
La métaphysique en ce sens constitue une explication (plus ou moins explicitement
articulée) de ces aspects du monde qui ne peuvent être perçus par les sens : une théorie
explicative de la manière dont le monde travaille qui rende compte des expériences
humaines et des conséquences des événements. Une idée métaphysique est du genre de
celle que les ethnographes ont forgée de manière caractéristique avec des énoncés du
type : « Les X croient que ...36 ».
47 Nous pouvons illustrer cet écart en référence au soleil qui se « lève » et se « couche » ou
à la terre qui est plate. Nous, les modernes « évolués », quelle que soit l’étendue de nos
connaissances en astronomie, vivons notre vie et parlons notre langue comme si le
soleil se levait et se couchait réellement, comme si l’univers était plat ; c’est là une
métaphysique, au sens « non chargé » du terme, qui est sans doute inéluctable pour des
créatures qui ont nos cerveaux et nos corps, et qui vivent à la surface de notre planète.
Mais il serait absurde pour un ethnographe de l’Angleterre ou des États-Unis d’écrire
que « les autochtones croient que la terre est plate et que le soleil s’élève et décline »,
ou que « les autochtones croient que le cœur est le siège des émotions ». Là se situe, par
conséquent, le problème de l’anthropologue.

Métaphore conventionnelle et anthropologie de la


religion
48 Beaucoup d’écrits anthropologiques sur la religion (la plupart des premiers travaux et
un bon nombre des analyses contemporaines) intègrent implicitement ou
explicitement le présupposé formulé par MacCulloch37 : les peuples primitifs partagent
des croyances métaphysiques au sens « chargé » du terme, des croyances semblables à
celles que les peuples occidentaux ont pu partager autrefois mais plus du tout
aujourd’hui. Par suite, lorsque les peuples « primitifs » parlent de leurs émotions dans
le langage du cœur, du foie, ou du ventre, ou parlent d’une âme-substance ou du mana,
ces manières de parler renferment une métaphysique que nos paroles sur les cœurs
brisés et le fait d’avoir toujours de la chance n’impliquent pas du tout. Une telle vue des
choses exprime une opposition ethnocentrique entre notre raffinement et leur
primitivisme, opposition qui a été dépassée dans la plupart des domaines de
l’anthropologie sociale mais qui semble se perpétuer, sous forme déguisée, dans une
certaine anthropologie symboliste même récente. « Leurs » manières de parler du
monde sont imputées à une pertinence métaphysique ou cosmologique, ce qui n’est pas
le cas de nos manières de parler.

Enquête, 3 | 1996
173

49 Je n’ai pas de doute sur le fait que les populations tribales qui exposent des théologies
dans lesquelles les arbres ont des esprits à demeure, qui disent qu’elles rencontrent les
doubles des morts en rêve, qui pratiquent la divination pour savoir s’il est opportun de
monter un raid, ou qui font de la magie ou de la sorcellerie pour le jardinage, ont des
visions du monde substantiellement, et même qualitativement, différentes de celles que
la plupart des Américains ou des Européens partagent présentement. Mais je doute
réellement du présupposé selon lequel de telles notions métaphysiques peuvent être
inférées des seules manières de parler, ou que nos métaphores ne représentent pour
l’essentiel que des résidus d’anciennes croyances. Nous ne pouvons même pas
présupposer que des croyances métaphysiques cohérentes sous-tendent les pratiques
magiques ou rituelles, quand bien même celles-ci semblent impliquer de telles
croyances ; en témoignent les pieds de lapin et les clubs chanceux. Si nous considérons
la métaphore conventionnelle comme un processus universel relevant de la cognition
humaine, présent dans toutes les langues (comme les vues de Lakoff et Johnson le
laisseraient entendre), alors il se peut qu’il n’y ait jamais eu de lien précis et
métaphysiquement pertinent entre un domaine cible et un domaine source. Et bien loin
que les métaphores expriment les résidus gelés d’anciennes théories ou théologies
populaires, c’est précisément le cycle inverse qui peut souvent se produire. Dans
l’histoire d’une langue, un lien entre un domaine source plus accessible en termes
d’expérience ou plus facilement caractérisable et un domaine cible moins directement
descriptible peut être établi par le biais d’un schème métaphorique ; par suite, cette
métaphore peut se concrétiser et s’actualiser dans une pratique rituelle ; et finalement,
une métaphysique peut être créée, élaborant une théorie du domaine ainsi métaphorisé.
Une théorie populaire d’un organe corporel compris comme siège physique des
émotions peut se former à partir d’une métaphore, mais non l’inverse ; une théorie
populaire du succès ou de l’échec conçu comme lié à la présence ou l’absence d’une
substance invisible peut se développer à partir d’une métaphore qui s’est concrétisée,
qui a été dramatisée dans un rituel et ensuite bricolée en une théologie. C’est
précisément ce qui, je le crois, est arrivé, dans certaines régions d’Océanie, avec mana.
50 Le Kwaio, comme beaucoup d’autres langues non occidentales (y compris le japonais),
utilise systématiquement un schème métaphorique conventionnel dans lequel le ventre
est le domaine source pour caractériser certaines émotions et certains états cognitifs
riches en émotion. « Mon ventre » (ogagu ou bao-gu) est chaud, rouge, mauvais lorsque
je suis en colère ; il est bien quand je suis satisfait ; il se rétablit dès que j’ai d’autres
pensées ou que je me change les idées ; il se rétracte ou se rétrécit lorsque ma colère est
apaisée, etc. Je n’ai pas de doute sur le fait que le langage du ventre est pertinent pour
les locuteurs Kwaio au même titre que le langage du cœur ou des fluides chauds est
pertinent pour nous : il localise les émotions suivant qu’elles sont centrales ou
périphériques ; il les caractérise dans les termes d’une expérience vivante ; il distingue
les choses de mon « ventre » de celles qui concernent manatala -gu, « mon intellect ou
mon esprit ». Mais je ne vois aucune raison, en dehors de ces usages linguistiques, de
supposer que le langage du ventre est l’expression d’une théorie populaire du « siège
des émotions », conçu en termes physiques. Combien y a-t-il de populations non
occidentales auxquelles les ethnographes ont attribué des croyances portant sur le foie,
le ventre, ou le cœur comme « siège des émotions », ou à propos desquels ils ont décrit
des notions métaphysiques complexes concernant le mode d’organisation et de
contrôle du monde nouménal, croyances et notions dont l’évidence vient de

Enquête, 3 | 1996
174

métaphores conventionnelles qui n’ont pas une pertinence métaphysique, au sens


« chargé » du terme ? Un autre exemple Kwaio peut être instructif.
51 Les Kwaio parlent des ancêtres comme étant « chauds » lorsqu’ils accordent des
pouvoirs forts ou infligent des sanctions sévères aux êtres vivants, et comme étant
« froids » lorsqu’ils ne le font pas. De la même manière, les tombes sont « chaudes » si
ce sont des lieux puissants et dangereux de communication avec le monde des esprits,
« froides » si elles sont interdites d’accès et abandonnées. Les objets et la magie qui sont
mana sont souvent désignés par des verbes d’état qui en termes physiques
correspondent à « être chaud » (un modèle très dominant dans plusieurs autres langues
Malaita et qui s’étend très loin dans l’ouest de la Mélanésie). En ce qui concerne les
Kwaio et leurs voisins, je ne vois aucune évidence pour que le « chaud » de tels objets
ou pratiques, êtres ou lieux, dotés de puissance, soit plus qu’une convention
métaphorique. L’état des objets physiques soumis à la chaleur (spécialement, en
Mélanésie, les pierres à four) est utilisé comme un domaine source, adapté d’une
expérience vivante, pour rendre compte de l’efficacité des entités et des actes. Le chaud
est invisible, perceptible seulement au toucher, et se manifeste par ses effets (la
transformation de la nourriture, du cru au cuit). La « chaleur » des ancêtres, des
tombes, des sacra et des formules magiques semblent ne représenter (pour les Kwaio,
au moins) aucune notion métaphysique concernant la manière dont les ancêtres
produisent réellement des effets dans le monde visible.
52 Qu’est-ce qui pourrait fournir une preuve de telles croyances ? Nous sommes ici sur un
terrain glissant. Même si nous en venions à trouver un rituel où, disons, les vivants
utilisent le feu ou des objets chauffés dans le but de conduire les ancêtres à faire, quelle
que soit la chose, ce qu’ils font, nous ne saurions y voir l’actualisation d’une théologie
populaire portant sur ce que les ancêtres font pour produire directement des
changements dans le monde de l’expérience humaine, mais simplement une mise en
scène de l’homologie métaphorique entre un domaine source et un domaine cible.
Avant que le poids de l’évidence ne nous oriente vers un schème métaphysique sous-
jacent (en particulier sous la forme de théories populaires cohérentes), mon sentiment
est que nous devrions pécher par excès de doute et de prudence38. Trop souvent, je le
crains, nous avons péché dans l’autre sens.
53 Notre sauvegarde contre l’imputation fallacieuse de croyances métaphysiques à nos
sujets d’enquête, croyances qui semblent impliquées par leurs manières de parler,
repose principalement sur le scepticisme et sur la recherche implacable de
confirmation de l’évidence en dehors du domaine du langage. Peut-être faut-il aussi
mettre en suspens quelques-unes de nos convictions selon lesquelles la pensée, la
logique et les cosmologies des peuples non occidentaux sont radicalement différentes
les unes des autres et également des nôtres39. Malheureusement les possibilités
restreintes de terrain prolongé et continu, associées à certaines des habitudes de
l’anthropologie symboliste contemporaine, peuvent avoir précisément l’effet inverse.
Nous misons très fortement sur notre maîtrise des langues de terrain. C’est en partie les
intuitions de nos locuteurs indigènes qui pourraient nous dire (si tant est que la
question se pose) si leur façon de parler du mana est plus profondément pertinente que
notre langage de la chance, si leur langage du « ventre » représente une théorie plus
ancrée dans la physiologie que notre langage du cœur. Au moment même où notre
quête des structures de sens nous encourage à chercher des connexions cachées et à
rendre compte des structures cosmologiques et des équivalences symboliques (et nous

Enquête, 3 | 1996
175

récompense ainsi de nos découvertes), la possibilité de jouir de ces années de terrain


qui nous permettent de commencer à saisir les intuitions des acteurs indigènes,
s’évanouit progressivement. Après un total de presque cinq années de terrain chez les
Kwaio, étalées sur une période de vingt et un ans, je suis encore loin de comprendre les
profondeurs du sens (et les liaisons métaphoriques conventionnelles) du parler Kwaio.
[...]40.

Orientations à explorer

54 Les ethnographes doivent traduire et interpréter au mieux qu’ils le peuvent. En


plaidant pour le scepticisme à propos de la lecture en termes de notions théologiques
des choses du langage ordinaire et de la pratique rituelle, je m’efforce de donner des
arguments pour un engagement plus sérieux dans la réflexion épistémologique sur
notre rencontre, et non pour une position de retrait. Certaines des directions de
recherche indiquées par le livre de Lakoff et Johnson et par d’autres écrits récents sur
la métaphore41 sont entièrement différentes. Si toutes les langues incorporent des
modèles métaphoriques aussi dominants que ceux dont Lakoff et Johnson esquissent les
grandes lignes pour l’anglais et aussi systématiquement interconnectés que ceux que
nous montrent Lakoff et Kovecses à propos de nos conceptions de la colère, alors il faut
donner au repérage et à l’analyse des schèmes métaphoriques dans les langues non
occidentales une grande priorité dans la recherche.
55 Nous, anthropologues, avons beaucoup à apporter sur ce point, et des écrits récents
issus de la tradition symboliste ont marqué quelques progrès dans cette direction. Les
contributions à l’ouvrage collectif de Sapir et Crocker42, les études de Fox et de ses
collègues sur les métaphores de la parenté et de l’alliance dans l’Indonésie orientale 43,
et les parcours théoriques de Fernandez et Beck44, illustrent un engagement croissant
de l’anthropologie symboliste dans la question de la métaphore. Certains travaux, tels
que l’essai de Salmond45 sur les conceptions métaphoriques de la connaissance chez les
Anglais et les Maori, se sont nourris directement d’écrits récents relevant de la
philosophie et des disciplines apparentées, ce qui est aussi le cas de l’œuvre de Lakoff et
Johnson.
56 La cartographie la plus systématique et la plus ambitieuse des schèmes et relations
métaphoriques du langage ordinaire d’une population non occidentale est sans doute
celle que nous offre l’analyse de Rosaldo consacrée aux conceptions Ilongot
(Philippines) de liget (« la colère ») et rinata (« le cœur ») dans leur rapport avec la
coutume de la chasse aux têtes. J’ai ailleurs46 exprimé un certain scepticisme, conforme
à l’argumentaire développé ici, quant à la question de savoir si le parler Ilongot
concernant liget et rinata était aussi profondément pertinent et constitutif de
l’expérience et de la motivation que le croit Rosaldo. Est-ce que la manière, très
différente de la nôtre, dont les Ilongot parlent de la « colère », implique réellement que
la colère et les émotions associées sont sur le plan de l’expérience à ce point différentes
de celles que nous caractérisons en termes de fluides chauds ? Et est-ce que la façon
dont les Ilongot parlent des motifs qui conduisent leurs semblables à capturer des têtes
fournit une description analytique adéquate de ces motifs ? Notre propre langage
psychologique est, de toute évidence, aussi massivement métaphorique ; pourrons-nous
jamais briser ce cercle, ou devons-nous simplement essayer à la fois de caractériser
leurs métaphores et de les traduire dans les nôtres ? Le parler des « cœurs » des Ilongot

Enquête, 3 | 1996
176

est-il d’une pertinence à ce point supérieure à la nôtre que nous puissions dire, comme
le fait Rosaldo47 : « Parce que les cœurs peuvent parler comme les personnes et se
mouvoir comme la musique ou le vent, les Ilongot conceptualisent les “états intérieurs”
et les “événements objectifs” dans des termes qui assimilent et relient les événements
que nous percevons comme indépendants » ? Ou encore, pouvons-nous dire, avec
Rosaldo48 que : « Ce qui est évident dans le parler des cœurs Ilongot c’est [...] un sens de
la dialectique ou de la tension dynamique entre un état de socialité et un état
d’opposition et de retrait, entre un moi à l’aise dans son environnement et un moi qui
s’isole » ?
57 Je reste un sceptique face à la tendance à conférer aux métaphores conventionnelles
des autres peuples une pertinence plus profonde que celle que nous accordons aux
nôtres. Jusqu’à ce que nous ayons cartographié les schèmes métaphoriques qui
s’expriment dans les langues non occidentales de manière plus systématique que ce qui
a été tenté jusqu’à maintenant (en suivant la voie explorée par Rosaldo), et jusqu’à ce
que les métaphores de l’anglais et des langues occidentales (et la manière dont elles
informent l’expérience et canalisent la pensée) soient plus soigneusement analysées,
ces questions doivent rester ouvertes. De telles voies d’exploration devraient
représenter pour les anthropologues un défi majeur dans la prochaine décade. Dans
cette recherche, il y aura de la place pour ceux qui cherchent à prouver à la fois que les
métaphores sont constitutives de l’expérience et guident la pensée en imposant leurs
contraintes, et que les schèmes métaphoriques conventionnels des différents peuples
varient, la question de notre particularité distinctive et de notre relationnalité
métaphorique s’éclairant par là même. Il y aura également place, je le pense, pour le
scepticisme. Nous ne pouvons éviter de parler et de penser le monde à travers des
réseaux de métaphores conventionnelles. Certaines sont profondes et profondément
contraignantes pour notre pensée (même si elles peuvent n’impliquer aucune
profondeur métaphysique) ; pour d’autres (c’est ce que me dit mon intuition) cela est
moins évident. Je pense que les « cœurs brisés » ne méritent qu’une observation en
passant dans une ethnographie de notre culture. Mais en tant qu’ethnographe
travaillant sur des mondes étrangers, et me demandant où placer les parenthèses du
doute et le sceau de la certitude, mes propres intuitions culturelles m’offrent peu de
confort.
58 La description des autres cultures qui est le travail essentiel de l’anthropologie et qui
remplit les pages des monographies et des revues techniques est beaucoup plus
problématique que nous n’en avons conscience. Le respect des données premières, des
textes et des contextes, est décisif. Une conscience critique des métaphysiques
fallacieuses que véhiculent les interprétations classiques (e.g., « âme-substance », mana,
et « l’esprit du don ») fournit un fil directeur édifiant. Mais en définitive, le respect de
l’évidence apparente à laquelle nous confronte l’ethnographie ne peut que repousser
les frontières du doute. La traduction culturelle restera, je le crains, nécessairement
problématique.

Enquête, 3 | 1996
177

NOTES
1. R. M. Keesing, Elota’s Story. The Life and Times of a Solomon Islands Big man, St Lucia, Brisbane,
University of Queensland Press et New York, St Martin Press, 1978 (réédité à New York, Holt,
Rinehart and Winson, 1983). R. M. Keesing est l’auteur des autres références présentées dans les
notes qui suivent. [NdlR.]
2. R. M. Keesing, Kwaio Religion. The Living and the Dead in a Solomon Island Society, New York,
Columbia University Press, 1982. [NdlR.]
3. R. M. Keesing, en collaboration avec P. Corris, Lightning Meets the West Wind. The Malaita
Massacre, Melbourne, Oxford University Press, 1980. À propos du meurtre en 1910 d’un
administrateur britannique et de la répression qui s’en est suivi, vus par les colonisateurs et les
colonisés. [NdlR.]
4. R. M. Keesing, « Ni Geni : Women’s Perspectives on Kwaio Society », in A. M. Strathern, ed.,
Dealing with Inequality, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, et R. M. Keesing, « Kwaio
Women Speak : Micro Politics of Autobiography in Solomon Islands Society », American
Anthropologist, 87, 1985, p. 27-39. [NdlR.]
5. R. M. Keesing, Custom and Confrontation. The Kwaio Struggle for Cultural Autonomy, Chicago,
University of Chicago Press, 1992. [NdlR.]
6. On trouvera en note la référence aux nombreux articles qui ont précédé et suivi celui que nous
présentons ici. Citons entre autres, R. M. Keesing, « Linguistic Knowledge and Cultural
Knowledge : Some Doubts and Speculations », American Anthropologist, 81, 1979, p. 14-36. [NdlR.]
7. Le texte qui suit est la traduction de « Conventional Metaphors and Anthropological
Metaphysics : the Problematic of Cultural Translation », Journal of Anthropological Research, 41,
1985, p. 201-217. [NdlR.]
8. Cf. R. M. Keesing, « Anthropology as Interpretive Quest », Current Anthropology, 28, 1987, et le
débat qui l’accompagne. [NdlR.]
9. G. Lakoff et M. Johnson, Les métaphores dans la vie quotidienne [1980], Paris, Éd. de Minuit, 1985.
10. D. A. Schon, « Generative Metaphor : A Perspective on Problem-Setting in Social Policy », in
A. Ortony, ed., Metaphor and Thought, Cambridge, Cambridge University Press, 1979.
11. D. Holland et N. Quinn, eds, Cultural Models in Language and Thought, New York, Cambridge
University Press, 1987.
12. A. Salmond, « Theoretical Landscapes : On Cross-Cultural Conceptions of Knowledge », in
D. Parkin, ed., Semantic Anthropology, Londres, Academic Press, 1982.
13. G. Bateson, La cérémonie du naven [1936], Paris, Éd. de Minuit, 1971.
14. D. Radin, Primitive Man as Philosopher, New York, D. Appleton, 1927. Ogotemmeli était
« l’informateur » dogon bien connu mis en scène par M. Griaule dans Dieu d’eau, Muchona the
Hornet était celui de Victor W. Turner lors de son terrain chez les Ndembu de Nzambie. [NdT.]
15. R. Brunton, « Misconstrued Order in Melanesian Religion », Man, 15, 1980, p. 112-128.
16. R. Needham, « Skulls and Causality », Man, 11, 1977, p. 71-78.
17. Ibid.
18. R. M. Keesing, « Rethinking Mana », Journal of Anthropological Research, 40, 1984, p. 137-156.
19. Ibid., p. 151-153.
20. L. Oliver Douglas, Ancient Tahitian Society, 3 vols, Cambridge, Harvard University Press, 1974,
p. 55.
21. E. S. C. Handy, « Polynesian Religion », Bernice Pauahi Bishop Museum Bulletin, 34, 1927.
22. R. H. Codrington, « Religious Beliefs and Practices in Melanesia », Journal of tbe Anthropological
Institute, 10, 1881, p. 261-316 ; The Melanesians : Studies in Their Religion and Their Folklore, Oxford,

Enquête, 3 | 1996
178

Clarendon Press, 1891 ; avec J. Palmer, A Dictionary of tbe Language of Mota, Londres, Society for
Promoting Christian Knowledge, 1896.
23. Je suis redevable à R. d’Andrade de m’avoir suggéré ce terme de Campbell (entitivity), mais je
ne peux fournir la référence.
24. Cf. F. Steiner, Taboo, Londres, Cohen, 1956.
25. Pour respecter les connotations propres à cette expression typique du langage militaire
américain, et éviter les malentendus d’une traduction culturelle confrontée en l’occurrence à
trois univers de sens, nous avons choisi de conserver pour la suite le terme « off-limits » que
l’auteur met lui-même le plus souvent entre guillemets. [NdT.]
26. M. Macintyre fut la première à me suggérer que tapu illustre par excellence les problèmes de
réification et de mésinterprétation que j’ai rencontrés avec le terme mana. Dr Macintyre fait
remarquer qu’à Tubetube et dans d’autres langues austronésiennes de Milne Bay Province, en
Papouasie-Nouvelle-Guinée, souvent les parents disent à un enfant d’abandonner telle activité en
s’écriant : « C’est tabu », l’interdit étant uniquement une affirmation temporaire de la volonté
parentale. Dr Macintyre poursuit en notant que lorsque les missionnaires chrétiens ont traduit la
Bible dans ces langues, ils l’ont de façon significative intitulée Buka Tabu, qui voulait dire,
pensaient-ils, « Livre sacré ». En fait, ce titre signifie que certaines personnes ne sont pas
autorisées à le lire. La mésinterprétation a conduit à consacrer une nouvelle signification dans les
langues indigènes, comme cela s’est souvent vérifié pour mana lorsque le terme a été codifié sous
la forme d’une mésinterprétation de passages de la Bible.
27. M. Sahlins, Historical Metaphors and Mythical Realities, Ann Arbor, University of Michigan, 1981.
28. G. Lakoff a montré que les exceptions supposées (comme les locuteurs Quechua qui sont
censés inverser ce schème) sont dues habituellement à une mésinterprétation de l’analyste quant
à la perspective prise en compte dans les expressions particulières du schème métaphorique.
29. J. Haviland, Body Part Metaphors (Unpub. ms).
30. G. Lakoff et Z. Kovecses, « The Cognitive Model of Anger Inherent in American English », in
D. Holland et N. Quinn, eds, op. cit.
31. M. Rosaldo, Knowledge and Passion. Ilongot Notions of Self and Social Life, Cambridge, Cambridge
University Press, 1980.
32. La littérature sur la métaphore, particulièrement en philosophie et dans la critique littéraire,
est très étendue ; je n’ai aucune prétention à faire la synthèse de cette littérature au profit des
anthropologues. Lakoff et Johnson ne sont en aucun cas les premiers à remarquer l’influence de
la métaphore dans le langage ordinaire. En réalité, leur livre témoigne d’une vertu d’innocence
au regard de cette vaste littérature et du degré d’approfondissement avec lequel les sujets en
question ont été explorés par la philosophie continentale, britannique, et américaine. Cette
innocence apparente, faut-il le souligner, est trompeuse ; M. Johnson a étudié avec Ricœur
pendant des années et est très avancé dans la littérature philosophique continentale. Ce que je
trouve intéressant sur le plan anthropologique et innovateur sur le plan philosophique dans le
travail de Lakoff et Johnson, c’est, d’une part, l’examen qu’ils font de la nature systématique et
paradigmatique de la métaphore conventionnelle et, d’autre part, la manière dont ils s’appuient
sur l’expérience.
33. M. Rosaldo, op. cit.
34. C. Lutz, « The Domain of Emotion Words on Ifaluk », American Ethnologist, 9, 1982, p. 113-128.
35. J. A. MacCulloch, « Heart », in J. Hastings, ed., Encyclopædia of Religion and Ethics, Édimbourg,
T. & T. Clark, 1912, p. 557 et 556.
36. Cf. R. Needham, Belief, Language and Experience, Chicago, University of Chicago Press, 1973, sur
les problèmes concernant l’attribution d’une « croyance » aux gens.
37. J. A. MacCulloch, op. cit.
38. Je suis très circonspect lorsque de telles articulations sont l’invention d’un philosophe
populaire isolé, d’un shaman, d’un savant, ou d’un prêtre de culte.

Enquête, 3 | 1996
179

39. Cf. E. Hutchins, Reasoning on Discourse. An Analysis of Trobriand Land Litigation, Cambridge,
Harvard University Press, 1980.
40. Nous nous autorisons à supprimer ici le développement d’un exemple supplémentaire
emprunté aux Kwaio qui n’ajoute pas d’élément nouveau à l’argumentaire de l’auteur. [NdT.]
41. Cf. également, A. Ortony, « Metaphor : A Multidimensional Problem », in A. Ortony, ed., op.
cit. ; P. Ricœur, La métaphore vive, Paris, Seuil, 1975 ; S. Sacks, ed., On Metaphors, Chicago,
University of Chicago Press, 1979.
42. J. D. Sapir et J. C. Crocker, The Social Use of Metaphor. Essays on the Anthropology of Rhetoric,
Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1977.
43. J. J. Fox, ed., The Flow of Life, Cambridge, Harvard University Press, 1980.
44. J. Fernandez, « The Mission of Metaphor in Expressive Culture », Current Anthropology, 15,
1974, p. 119-146 ; B. E. F Beck, « The Metaphor as a Mediator between Semantic and Analogic
Modes of Thought », Current Anthropology, 19, 1978, p. 83-97.
45. A. Salmond, op. cit.
46. R. M. Keesing, « Anthropology as Interpretive Quest », Current Anthropology, 28, 1987.
47. M. Rosaldo, op. cit., p. 48.
48. Ibid., p. 44.

RÉSUMÉS
L’examen des travaux récents sur la métaphore conventionnelle associés aux réinterprétations
des études classiques portant sur « l’âme-substance » et le mana conduit à confirmer les dangers
de la surinterprétation – de l’attribution de théologies et de métaphysiques fictives – chez les
ethnographes. Ne sommes-nous pas enclins, dans notre entreprise de traduction culturelle, à
prêter aux manières de parler des autres peuples une pertinence qui va bien au-delà de ce
qu’elles impliquent en fait ?

Recent work on conventional metaphor together with reinterpretations of classic studies of “soul
substance” and mana are examined to assess the dangers of overinterpretation – the attribution
of inexistent theologies and metaphysics – by ethnographers. In our project of cultural
translation, are we prone to attribute deeper salience to other peoples’ way of talk than they in
fact imply ?

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Chantier

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L’interprétation et l’interprète
À propos des choses de la religion
Interpretation and the interpreter. On the subject of religious matters

Paul Veyne

1 Surinterprétation : le mot est vague, mais utile, car il est polémique et heuristique.
Surinterpréter n’est pas seulement interpréter de travers, mais le faire en exagérant. Il
faut donc admettre qu’en sociologie, en ethnologie, en histoire, il existe une possibilité
d’exagérer, que ce soit en cédant à un monolithisme monoïdéiste ou que ce soit en
chosifiant toutes choses et en oubliant ainsi que la pensée n’est pas un caillou. Le mot
de surinterprétation est gros d’un malaise et d’un conflit potentiel entre tendances ou
écoles : tout chercheur n’éprouve pas le besoin de stigmatiser la surinterprétation. Et si
l’on demande au chercheur prudent ce qu’il entend stigmatiser par là, il répondra sans
doute : « Je ne le sais pas encore bien, mais je sens en moi un vif mécontentement, que
ce mot-drapeau m’aidera peut-être à tirer au clair. »

Le symbolisme funéraire romain


2 Le mot de « surinterprétation » est venu à la bouche de quelques jeunes archéologues, à
l’École de Rome, vers 1956, à l’occasion d’une guérilla de deux ans sur le symbolisme
supposé des scènes mythologiques qui décorent les sarcophages gréco-romains et qui
illustreraient allégoriquement des doctrines relatives à l’au-delà. Chaque camp resta
sur ses positions, l’un accusant l’autre de manquer de sensibilité religieuse et l’autre
blâmant les surinterprétations du premier comme autant de cécités interprétatives.
3 Les décors sculptés qui ornent les sarcophages romains représentent les légendes
mythologiques les plus diverses, pas toujours édifiantes ni majoritairement tragiques
(les représentations de l’au-delà et des Enfers demeurent l’exception). Quelques-unes
sont susceptibles d’une interprétation allégorique sur la destinée de l’âme, à condition
qu’on aille leur dénicher un sens chez les penseurs néoplatoniciens, ces maniaques de
l’allégorisme. Dès lors il est trop facile de trouver à n’importe quoi un sens allégorique :
les légendes prétendument symboliques ne le sont pas plus que les autres ; elles n’ont
de rôle que décoratif, ou plutôt consolateur et esthétisant. Aux oreilles de ceux qui

Enquête, 3 | 1996
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surinterprètent, ce mot de « décoratif » est péjoratif : ils semblent postuler que, plus
une interprétation est intense, plus elle a de chance d’être la bonne ; le décoratif serait
trop mou pour mener aux émotions vraies. Il y a là un postulat de sensibilité
chrétienne : « la mort est la grande affaire et ne doit pas être occultée ». Mais les
païens, eux, souhaitaient plutôt se consoler en l’esthétisant : ils « décoraient » leurs
tombeaux de belles scènes mythologiques. Même lorsqu’elles font des concessions au
tragique : la légende d’Adonis, beau chasseur aimé de Vénus et tué à la chasse, a un
caractère affligeant qui convient à un tombeau ; mais l’image de la belle Vénus convient
encore plus, car elle fait oublier la mort ; le caractère mythique de la légende est lui-
même une parade au principe de réalité. Oublions donc toute interprétation
symbolique (telle que d’alléguer qu’Adonis est un dieu qui renaît chaque année au
printemps et que sa personne est l’allégorie de quelque résurrection) et ne télescopons
pas la fonction d’une image (décorer un tombeau) et sa signification, qui n’est pas
nécessairement funèbre : les païens n’intensifiaient pas chrétiennement la mort, bien
au contraire.
4 Même si, par aventure, certains décors mythiques avaient réellement eu une
signification allégorique, il faudrait établir que celle-ci répondait aux intentions du
propriétaire du tombeau et que ce dernier ne s’est pas borné à accepter ce que le
marbrier lui proposait ; il faudrait savoir si ce marbrier, à son tour, était un virtuose de
l’allégorie et de la haute spiritualité, ou s’il ne s’est pas contenté de tirer de son album
un poncif qui circulait d’atelier en atelier ; il faudrait savoir enfin si l’auteur premier de
la scène allégorique y a investi toute sa foi et sa piété, ou s’il n’a fait preuve que
d’ingéniosité à symboliser et d’un goût personnel pour l’ésotérisme brillant. Ce n’est
pas tout : l’acheteur lui-même croyait-il avec toute la force de son émotivité au sens
allégorique qu’avait la scène ? Ou bien a-t-il voulu se draper dans une noble posture en
décorant son tombeau d’une image sublime ? Ou encore, croyait-il un peu à
l’interprétation allégorique, comme on croit à une doctrine élevée, mais théorique et
dont seuls se soucient les sages, les penseurs ? Ne ressemble-t-il pas à ce personnage
d’une comédie grecque qui rapporte une doctrine ésotérique en des termes pleins de
modestie et d’indifférence : « On dit que les doctes enseignent que… ». Car il faudrait
étudier aussi le « champ » des croyances et comment il s’articule à l’attitude des
simples envers les doctes, en une époque de « libre entreprise » spirituelle et d’absence
d’autorités en la matière.
5 Ce ne sont pas là arguties : le tableau de la civilisation gréco-romaine en dépend ; était-
elle hantée par des angoisses et des doctrines sublimes, ou bien avait-elle une
religiosité légère et jetait-elle un regard plus curieux que fasciné sur les doctrines des
sectes ? On intensifie la réalité historique lorsqu’on élude d’emblée les médiations et les
pluralités : le créateur, le copiste et l’acheteur sont supposés partager les mêmes
croyances, qui ne se distingueraient pas de la signification littérale de l’image, de son
commentaire ou de sa légende ; cette signification se réduira à ce qui saute aux yeux du
commentateur, sa réception à une relation cognitive, à un rôle purement informatif ;
on oubliera qu’une image peut aussi servir à divertir, à jeter un rideau de fumée, à
embellir, à masquer : à « exprimer » plus souvent qu’à « communiquer », comme l’a fait
voir Ernst Gombrich1 ; elle est « quasi assertorique » au sens qu’a précisé Jean-Claude
Passeron2.
6 Quelquefois le débat sur le symbolisme se durcit en un faux problème : « Dans le travail
historique, faut-il privilégier les pensées majoritaires et la médiocrité de masse ? Ne

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peut-on admettre que les idées les plus élevées sont par là, au fond, les plus vraies ? Les
croyances de masse ne sont-elles pas l’émanation et la dégradation des idées d’élite ? »
Sur ce platonisme sans le nom, on peut lire avec intérêt la conclusion hésitante du livre
célèbre d’Edgar Wind sur Les mystères païens de la Renaissance. Le platonisme spontané
est le fondement de bien des surinterprétations.

La prétendue villa des mystères


7 Nous espérons montrer ailleurs que la plus fameuse des peintures gréco-romaines, la
fresque de la Villa des Mystères à Pompéi, connue de tous les touristes, ne représente
justement pas les Mystères (c’est-à-dire l’initiation) du culte de Bacchus, mais
simplement les épisodes caractéristiques de la vie d’une matrone, à commencer par la
cérémonie du mariage (comme sur une autre fresque, celle des Noces Aldobrandines au
Vatican). C’est ainsi qu’on a pris pour un mystérieux rituel initiatique ce qui est la
préparation du traditionnel bain prénuptial, qu’on retrouve sur la fresque du Vatican.
Lui succède une initiation, mais à la vie conjugale, à savoir la nuit de noces et la
défloration, discrètement évoquée par l’image du dévoilement d’un phallus caché dans
une corbeille ; à sa vue, la jeune mariée, traumatisée et en larmes, se réfugie à demi-nue
dans les jupes de sa nurse ; cependant qu’une démone ailée, armée d’un fouet, interdit
aux regards indiscrets la vue des secrets de la nuit de noces. Les deux autres scènes
montrent la nouvelle matrone dans les rôles sociaux d’épouse prospère (elle se pare de
bijoux devant un miroir que lui tendent de petits Amours) et de mère heureuse d’une
noble famille : son fils apprend à lire et sera « bien élevé » (pepaideumenos), aux deux
sens du mot : lettré et distingué. Sur des centaines de tombeaux, la richesse et la
culture « libérale » sont les deux signes de l’appartenance à la classe élevée 3 (les
« manières » comptaient moins que l’éducation lettrée). Tels sont les trois épisodes de
la vie d’une matrone. Mais les dieux sont présents au milieu de ces scènes humaines :
Bacchus, dans les bras de sa maîtresse Ariane, se mêle aux participants de la cérémonie
nuptiale. Car il est le dieu du mariage, du moins dans l’imagination aimable des artistes,
sinon dans les réalités de son culte ; un demi-millénaire plus tôt, déjà, sur les vases
grecs, il venait prendre part à la cérémonie, pour montrer que l’amour conjugal est
bien de l’amour et que le mariage est chose plaisante.

Enquête, 3 | 1996
184

La fresque de la Villa des Mystères à Pompéi.


L’INTERPRÉTATION CONSACRÉE

Source : W. Burkert, Ancient Mystery Cults, Cambridge, Harvard University Press, 1987.

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185

La fresque de la Villa des Mystères à Pompéi.


LA VIE D’UNE MATRONE

A : Au centre de la fresque, Bacchus et son cortège* se mêlent au déroulement du mariage humain,


comme sur les vases grecs.
B : Préparation du bain prénuptial par la matrone et ses servantes, comme sur la fresque des Noces
Aldobrandines.
C : Allégorie de la nuit de noces comme dévoilement rituel du phallus bachique (la jeune épouse est
« initiée » à la vie conjugale). Dikè, démone vengeresse**, interdit les secrets de cette nuit aux regards
indiscrets.
D : La jeune mariée, « ayant souffert le premier assaut et outrée contre l’époux » (Martial, IV, 22), se
réfugie à demi-nue dans les jupes de sa nurse. Une danseuse nue et une cantatrice participent aux
noces, comme dans les Noces Aldobrandines.
E : Devenue riche matrone, la mariée se pare de bijoux, servie par des Amours, puis, dans son fauteuil,
règne paisiblement sur le gynécée.
F : Devenue mère d’enfants de bonne famille, la mariée jette un regard heureux sur l’éducation libérale
de son fils (en nudité éphébique) auquel la nurse fait lire les Classiques.
* Avec le masque effrayant qu’on vient d’ôter de son visage, Silène, au centre, s’est innocemment
amusé à faire peur à la ménade qu’on voit, à gauche, écarter les bras de frayeur. C’était là un jeu
d’enfants dont on suit les images sur six siècles (dont un chous inédit du musée d’Eleusis). L’union
sexuelle est non moins momentanément effrayante… Cette image banale, qui « entre en série », a
néanmoins prêté à des interprétations fantasmagoriques.
** On a en vain cherché cette femme ailée dans le « personnel » des Mystères. Il suffisait de la
chercher ailleurs : dans le personnel mythologique ; les urnes « étrusques » de style pergaménien aux
deux derniers siècles avant notre ère représentent avec son fouet cette démone chasseresse ailée
(une Vanth en costume de Dikè) dans des mythes grecs, Persée et Andromède, Etéocle et Polynice,
Pâris et Déiphobe… Voir T. Dohrn, « Pergamenisches in Etrurien », in Römische Mitteilungen, LXVIII,
1961, p. 14 ; F.-H. Pairault, Recherches sur quelques séries d’urnes de Volterra à représentations
mythologiques, Rome, École française de Rome, 1972, p. 169 (Oinomaos et Hippodamie) ; O. J. Brendel,
Etruscan Art, Harmondsworth, Penguin, 1978, p. 380 (châtiment des Niobides) ; H. von Brunn, I rilievi
delle urne etrusche, Rome, 1965, 3 vols, passim. La chasseresse ailée figure aussi dans des scènes
d’outre-tombe (mais non de Mystères) sur des vases apuliens (Marina Pensa, 1977) où son nom est
inscrit : c’est Dikè.

8 L’interprétation consacrée de cette fresque – dont les trois ou quatre composantes


entrent pourtant chacune « en série » avec d’autres documents, dans une
interprétation moins grandiose – s’est obsédée sur la scène d’exhibition du phallus

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pour y voir un épisode d’initiation bachique4. Et pourtant, les rares images


authentiques de cette initiation restent discrètes et ne dévoilent pas le mystère sacré :
au lieu de l’exhibition même, elles montrent un rite préparatoire et d’une religiosité
plus intérieure et moins crue. On n’a pas remarqué que toutes les représentations
d’exhibition (mosaïque de Djemila, plaques Campana, autel d’Eupor à Aquilée), loin
d’être pieuses, sont des images plaisantes ou polissonnes ou du moins alléchantes ; par
exemple, devant le phallus exhibé, une jolie fille à demi-nue se voile le visage
d’horreur, cependant qu’un satyre, dont la nudité laisse à voir une vigoureuse
excitation, déplore du geste tant d’effarouchement.
9 Mais il fallait que Mystères il y eût. Restait à interpréter les autres scènes en
conséquence. Une matrone se parait-elle de bijoux devant son miroir ? Elle s’apprêtait
richement à assister aux Mystères ; un petit écolier déchiffrait-il son livre sous les yeux
de sa mère et de sa nurse ? C’était un néophyte qui donnait lecture du rituel
d’initiation. Nul ne s’étonnait qu’aucun de ces personnages ne portât de couronne, ce
qui était obligatoire pour la moindre cérémonie et même un simple banquet.
10 Cette surinterprétation initiale était motivée surtout par la présence de Bacchus lors
des cérémonies nuptiales, comme sur les peintures de vases ; on a cru que la fresque de
Pompéi était rituelle ou du moins religieuse, puisqu’un dieu était là. Il n’en est rien.
Bacchus est avec Mercure le plus humain des dieux, car il donne des plaisirs et jamais
d’ordres ; il enseigne par sa présence à tenir pour sainte et délicieuse la vie conjugale.
La fresque, ou plutôt l’original grec dont elle est la reproduction, était destinée à orner
la chambre conjugale d’un gynécée (la coutume était de décorer de peintures
appropriées la chambre des nouveaux époux, comme le montre un vers du poète grec
Théocrite). La défloration, cette initiation traumatisante ou alléchante au statut de
riche matrone et de mère d’enfants de bonne famille, est le fait de ce dieu idyllique (le
phallus était le symbole de Bacchus). La fresque n’est ni cultuelle ni même proprement
religieuse : les croyances bachiques sont ici le prétexte à un jeu artistique sur des
réalités très quotidiennes et socialement conformistes.
11 Les païens, fort pudibonds dans leur conduite réelle, rêvaient d’un plaisir facile à
travers certains de leurs dieux ; en outre, étant peu théologiens, ils ne distinguaient pas
toujours entre leurs croyances et les fictions. Devant tant de candeur, n’allons pas non
plus faire des phrases sur quelque intimité primitive du sexuel et du sacré. De tout
temps, la peinture (ou la tapisserie), lorsqu’elle n’est pas religieuse ou qu’elle ne célèbre
pas les exploits des grands et des moins grands, met sous les yeux des spectateurs des
mondes à souhait. La particularité du paganisme est d’avoir rattaché certains de ces
mondes à certains dieux et à des objets religieux (sans oublier l’humour sur le sacré,
chez Homère déjà). Et ce rattachement ne passait pas pour blasphématoire.

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Noces Aldobrandines

1. La mère de la mariée prépare avec ses esclaves le bain prénuptial.


2. Vénus à demi-nue prépare des parfums pour la mariée.
3. La Persuasion à demi-nue réconforte la mariée encore voilée.
4. Au pied du lit nuptial, Bacchus, dieu des plaisirs et licences, dans le rôle du jeune époux, attend, à
demi-nu et dans une posture sans-gêne, que la mariée soit à sa disposition.
5. Lendemain de noces : la jeune matrone entretient le feu sacré de la maisonnée (d’après B. Andreae).

6. Une cantatrice et une musicienne rehausseront la réception du lendemain des noces.

La quotidianité
12 Tel est mon premier souvenir de militant anti-surinterprétation. Le deuxième est de
m’être découvert en 1963 de grands frères d’armes dans le numéro 211 des Temps
modernes (revue alors prestigieuse) où Bourdieu et Passeron éreintaient les sociologues
des mythologies et les mythologies des sociologues, à savoir les prophètes de catastrophe qui
dénoncent notre entrée en un monde aussi nouveau que funeste, celui de la
massification, de la fascination par les mass media et la télévision, de l’aliénation par les
objets de consommation et de la perte de notre société devant laquelle s’ouvre le
gouffre du nihilisme5. Ils militèrent en vain : depuis trente ans, le flot de déclamations
n’a fait que grossir à gauche comme à droite, où se multiplient les jeunes gens graves
qu’inquiète le siècle.
13 On calomnie son temps par ignorance de l’histoire, disait Flaubert. Cette pseudo-
sociologie correspond assez exactement à ce que fut la satire romaine, à Juvénal
dénonçant la décadence, le pain et le Cirque ; elle a l’avantage de nous faire
comprendre que ce rhéteur ait pu passionner et inquiéter ses contemporains. Il avait de
la verve, il est vrai. On a la demi-surprise de déceler une trace de ce misonéisme
emphatique et élitiste chez Tocqueville, notre Sage, sans doute, mais aussi tendancieux
qu’un autre. Sa page le plus souvent citée affirme que la société démocratique à venir
sera faite d’hommes tous semblables et égaux qui, sous les yeux glacés d’un Pouvoir
cynique et bénin, « tourneront sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et
vulgaires plaisirs ». Le hobereau normand oppose à cette quotidianité un Ancien
Régime introuvable, où l’establishment des nobles représentait la liberté collective
contre l’égalitarisme et se souciait des grands intérêts du royaume. La vérité est que les
nobles se souciaient plus souvent de bons vins, de chasse et de filles de ferme et que,
depuis toujours, la majorité des hommes se sont souciés de petits intérêts vulgaires, si
bien que l’humanité a survécu.
14 En somme la surinterprétation consiste à méconnaître ce qu’on pourrait appeler la
quotidianité, qui empêche ou aurait dû empêcher de croire à un Ancien Régime
introuvable, et non moins au paradis soviétique et à son Homme Nouveau, ou à

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188

l’interprétation anarchiste du maoïsme. La même inflation bovaryste faisait croire à


l’héroïne de Flaubert qu’il existait des pays et des îles où le bonheur croissait avec la
force et le naturel des arbres et la densité d’un en-soi sartrien. Bourreau de lui-même,
Flaubert a passé sa vie à flageller son cœur incurablement romanesque ; en écrivant
Madame Bovary, il avait voulu, disait-il, peindre une certaine nuance du gris. Dans
Salammbô, il a inventé une Carthage dix fois plus exotique qu’elle ne pouvait l’être, mais
en présentant comme self-evident cet exotisme, qui en devient le comble du quotidien.
Car on s’ennuyait sûrement autant à Carthage qu’à Rouen, Croisset et, j’imagine, chez
les Nambikwara.
15 À cette étape de notre voyage, la surinterprétation consiste à fabriquer de fausses
intensités, que ce soit pour exalter l’avenir radieux, pour accabler la présente
décadence ou simplement par espoir du merveilleux ou d’un catastrophisme satirique
qui fait mouche à tout coup. On les fabrique en intensifiant le sens allégué, au moyen
d’un télescopage des instances. On les fabrique aussi en s’imaginant que l’intensité est
le régime de croisière de la quotidianité ; que celle-ci s’abolit dans l’éclat de l’exotisme :
procédé littérairement louable chez Victor Segalen, car il en naît de la poésie 6. Ou
encore, sous le nom de conscience collective, on étend à tous les agents et à toute la
durée des moments d’intensité ou la virtuosité de quelques âmes d’élite.
16 Exemple de ce second type de surinterprétation, la description de l’homme que fait Sein
und Zeit, ou plutôt celle du Dasein : de l’homme limité à ce qui est en lui rapport à l’Être
(donc cet homme heideggerien, réduit à une fiction édifiante, ne travaille pas, ne se
reproduit pas, ne se coupe pas les ongles, etc.). Or René Char (qui n’était pas
heideggerien) me disait amèrement un jour qu’un poète, cela n’existait pas, ce n’était
qu’une abstraction momentanée. J’avais maladroitement prononcé les mots de
condition poétique ; l’intéressé me rétorqua : 1) qu’un individu n’était poète que par
intermittence et en revêtant un rôle qui lui était extérieur ; 2) que seul existait
substantiellement le poème, mais que celui-ci, à peine achevé, échappait à son auteur ;
on songe à la réification, à l’objectivation selon Hegel et Marx : l’œuvre échappe à son
producteur ; si bien que l’idée d’« esprit objectif » n’est pas loin.
17 Tel est le rapport que nous avons avec les valeurs : l’homme n’est pas un Berger de
l’être. Au fil des jours, nous vivons dans l’indifférence, la tristesse ou le ronronnement
(« l’entrain », disait Char) d’un bien-être quasi physiologique. Cet entrain ou cet ennui
ne sont dissipés que par des heures ou des minutes d’absorption qui sont la seule espèce
non utopique de bonheur, lorsqu’un travail est intéressant, par exemple. Sous le nom
de culture, les sociétés ont inventé une foule de machineries qui leur procurent des
absorptions momentanées ; les activités momentanées absorbantes vont, de la Sonate
Hammerklavier ou de L’Art de la Fugue, au football, à la prière, à la recherche scientifique,
à la drogue ou à ces productions savantes que sont la passion amoureuse ou l’art de la
conversation.
18 Comme dit, je crois, Georg Simmel, si la culture ou la religion étaient pleinement
vécues, les hommes seraient des êtres achevés, voire divins ; Albert Piette, qui le cite 7,
allègue à ce propos le Pour-soi selon L’Être et le Néant : l’homme n’existe jamais que
comme un ailleurs par rapport à lui-même. Même le désespoir n’a pas d’intensité plus
grande que l’ordinaire des jours. Lorsque le drame survient, notre première réaction
est de nous dire : « Sans doute n’ai-je pas encore réalisé », car nous sommes étonnés
que l’espace, le temps et le moi aient continué identiquement et nous enchaînent, que

Enquête, 3 | 1996
189

nous ne soyons pas transportés dans une tragédie shakespearienne ou dans un Enfer. Le
monde est aussi réel qu’avant, aussi indubitable ; nous ne sommes pas devenus fous.

La banalité et l’« anachronisme contrôlé »


19 Nous parlions de Salammbô, de Segalen et de l’exotisme, de cette sensibilité
surinterprétatrice qui s’émerveille de voir combien les Persans sont Persans.
L’exotisme n’est pas une théorie, mais un état de sensibilité ou un procédé d’écriture
ethnocentrique par lequel on veut croire que certains peuples étrangers (ou anciens)
échappent à la banalité. Alors qu’en réalité personne ne s’étonne de soi-même et que
chacun se trouve normal. Un badigeon d’universelle banalité recouvre les siècles et les
continents, aux yeux des contemporains et des indigènes, mais non à nos yeux de
découvreurs étonnés ou épouvantés.
20 Si j’énonce pesamment cette vérité première, c’est pour signaler l’existence d’un
procédé d’écriture historique, l’anachronisme contrôlé (comme on parle de « dérapage
contrôlé ») ; il est pratiqué par les plus grands, Ernest Renan ou Peter Brown, de moins
grands osant rarement s’y risquer, car le procédé, qui plaît aux lecteurs, effarouche la
pudibonderie des professionnels. Il consiste à écrire parfois, en des occasions
déterminées : « La cellule manichéenne dont saint Augustin devint compagnon de
route, à la manière d’un groupe amical d’étudiants de l’élite oxfordienne devenus
secrètement communistes vers 1930… » ; « Après l’interdiction des cultes païens,
l’aristocratie traditionaliste continua à donner du pain et du cirque, pour démontrer la
persistance du mode de vie païen, comme on a pu voir en 1945 les grandes familles
continuer à se montrer dans leurs loges à l’Opéra dans les capitales de l’Europe
centrale, pour prouver qu’en dépit des apparences tout était demeuré comme avant 8. »
Il faudrait être bien lourd pour stigmatiser ici un « raisonnement par analogie » ;
l’anachronisme contrôlé sert simplement à suggérer que les confidents de saint
Augustin virent ses sympathies pour les manichéens du même œil étonné, réprobateur
et résigné que les confidents de Philby ou d’Anthony Blunt parmi les esprits avancés
d’Oxford, et aussi que tout cela n’est que tempête dans le verre d’eau de scholars en
serre close et chaude. Que tout cela est aussi banal.
21 Dans l’écriture historique, l’exotisme ne fait qu’embaumer les morts ; c’est la
banalisation qui les ressuscite, en rendant au passé son authenticité de grisaille.
L’anachronisme contrôlé est un moyen de banaliser : « telle attitude, tel trait de mœurs
ne saurait surprendre, puisque nous avons vu, de nos jours, quelque chose de
vaguement analogue se produire et qu’il nous a bien fallu en admettre la possibilité ».
Le procédé consiste donc à mettre une touche de gris dans un recoin du tableau
historique où des couleurs faussement vives et criardes suggéreraient au spectateur
une impression d’exotisme. Il ne peut être employé qu’en des occasions rares et
précises, pas plus qu’en une phrase ou deux et, si possible, en subordonnée, protase ou
incise, sous peine de brouiller tout le tableau.
22 L’autre procédé de banalisation, le grand, le permanent, est consubstantiel à l’écriture
historique : décrire les attitudes et actions du passé en détaillant et décomposant les
gestes des agents, de manière à les faire épouser au lecteur qui, revêtant ainsi le rôle,
trouve bientôt celui-ci tout naturel, bien qu’étranger. Car nous ne savons rien de
l’homme, nous ignorons de quel rôle il est ou ne saurait être capable 9. Si un historien
nous affirme qu’un rôle a été joué dans un siècle passé et nous le fait épouser, nous le

Enquête, 3 | 1996
190

croyons sur parole, dans notre ignorance du possible. Nous trouvons plausible tout rôle
qu’il sait nous faire mimer du dedans. Le fond des récits historiques est donc peuplé de
rôles détaillés. Mais il arrive que le narrateur doive incidemment évoquer une
institution ou un trait de mœurs qu’il ne saurait longuement détailler à cet endroit de
son tableau ; c’est là que, pour faire vite, il mettra une touche d’anachronisme contrôlé.
Et, conclusion révélatrice, le lecteur trouve généralement que cette touche grise « fait
vivant ».

En lisant Jack Goody


23 Il arrive parfois qu’un historien ait un coup de chance pluridisciplinaire, comme on
disait il y a un quart de siècle : le hasard d’un service de presse lui fait ainsi connaître
les Entretiens avec Pierre Emmanuel Dauzat, que J. Goody a publié aux Belles Lettres en
1996, sous le titre de L’Homme, l’écriture et la mort. Je voudrais partager mon coup de
chance avec mes collègues historiens. Trois points semblent dignes de les intéresser ; ce
sont trois protestations contre des surinterprétations, trois entreprises de déflation.
24 1) Depuis deux siècles, il est entendu que le mythe est la forme archaïque de la pensée :
le mythos s’oppose au moderne logos ; les mythes contiennent une explication archaïque
du monde et répondent au besoin, universel selon certains, de savoir ce que nous
sommes, d’où nous venons, où nous allons et ce qu’il nous est permis d’espérer. Le
mythe est donc un aussi grand objet que la raison pour la spéculation philosophique
des modernes, jusqu’à Lévi-Strauss compris.
25 Toutefois quelques antiquisants ne pouvaient s’empêcher de penser que, dans sa
prolifération native, le mythe n’était pas cela, même s’il le devient dans l’usage
rationalisateur des intellectuels, dont Platon ; que les récits mythiques n’étaient rien de
plus qu’une littérature orale, destinée aux enfants et à ce qu’il reste d’enfantin chez
l’adulte, et que leur signification métaphysique et religieuse était quasi nulle. De même,
ajoutaient certains d’entre eux, les récits de vie des martyrs, écrits durant le haut
Moyen Âge pour distraire moines et laïcs, et toute la Légende dorée, n’avaient rien d’un
texte liturgique ni même d’un récit pieux : c’était l’équivalent de la littérature
populaire de divertissement. La mythologie n’est rien de plus que cela : une littérature
orale de divertissement à laquelle nul ne prêtait foi (la « foi qui transporte les
montagnes ») et qui n’était ni une métaphysique, ni une théologie. Les Grecs n’ont cru à
leurs mythes qu’à demi.
26 Or voici ce qu’on lit chez Jack Goody : les mythes et légendes sont « surtout des récits
racontés par des adultes à des enfants et qui, en un sens, ne sont faits que pour
satisfaire leur curiosité. Comme si on faisait de l’histoire du Chaperon Rouge un
élément de la mythologie des Français et des Anglais ! Je ne pense pas que les adultes
prennent ces récits au sérieux, ni qu’ils aient une explication des origines plus générale
ou plus satisfaisante que celles de nos sociétés. En aucun cas ces histoires pour enfants
ne font partie de la pensée primitive ».
27 Un antiquisant ne peut qu’applaudir ; il se souvient que, dès Homère, les poètes
inventent à plaisir, pour amuser leurs auditeurs, les amours d’Arès et d’Aphrodite ou
celles de Zeus (Odyssée, VIII ; Iliade, XIV). Les nourrices, dit Philostrate dans ses Images,
« racontent aux enfants le beau mythe d’Ariane, de Thésée et de Bacchus, car elles
savent mille contes de ce genre ». Les mythes, dont la piété n’avait que faire, étaient
l’affaire de la poésie, de l’art et des vieilles nourrices ; c’étaient des contes de bonne

Enquête, 3 | 1996
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femme, des aniles fabulae. Comme l’écrit Goody10, « la croyance ne va jamais sans un
certain scepticisme ».
28 Si bien, continue Goody, que, lorsqu’un ethnologue reconstruit la mythologie d’une
société, cela consiste à créer un ordre là où, vraisemblablement, il n’y en avait pas.
Cette mythologie se réduit à un « comportement particulier », propre à quelques
spécialistes, aux théologiens du groupe. « On a voulu voir à tort, dans le mythe, une
espèce de charte de la société et l’on s’est efforcé de rechercher les liens entre le mythe
et la structure sociale. De même, à chaque mythe devrait correspondre un rite et
réciproquement. Pour ma part, je ne vois pas comment on pourrait dire quel était le
mythe des Français ou des Anglais à telle ou telle époque ».
29 2) Le deuxième point concerne des surinterprétations qui pullulent à propos de la
« rationalisation » économique ; de la superstition que Max Weber ou certains
historiens ont attachée à certaines pratiques, à la « comptabilité en partie double », à la
lettre de change ou à la séparation de la caisse familiale et de celle de l’entreprise.
Goody, qui a vécu cela dans sa vie aventureuse, écrit : « Le rôle de la comptabilité en
partie double dans le développement du capitalisme ? Je m’interroge sur la réalité de
cette contribution. Weber parlait de forme de comptabilité rationalisée. Comme si les
autres formes de comptabilité n’étaient pas rationnelles ! L’expérience m’a appris que
la comptabilité à partie unique était une méthode parfaitement rationnelle et adaptée à
la gestion d’assez grandes entreprises11. »
30 3) Enfin deux lignes peuvent plonger un historien des religions dans un abîme de
réflexions : « Le symbolisme des rites est-il dans l’esprit de l’agent, ou s’agit-il d’une
chose que nous lisons de l’extérieur12 ? ». Le rite du couronnement des rois à Reims
révèle-t-il ce que le peuple ou les barons pensaient du roi, ou bien n’est-il qu’une
spéculation d’abbés et chanoines, ravis de concocter un symbolisme savant et flatteur,
dont nul ne se souciait ni ne comprenait le sens ? Il m’est arrivé de suivre des offices
chrétiens et je voyais bien que la plupart des fidèles ne comprenaient rien au rituel ni
ne s’en souciaient. N’empêche qu’ils avaient le mérite, aux yeux de Dieu, de venir à la
messe : et tout est là.
31 N’ayant jamais beaucoup cru à Lévy-Bruhl ni à Lévi-Strauss, je me permettais de penser
que la pensée sauvage n’était pas différente, à cet égard, de la pensée rationnelle. Aussi
deux anecdotes m’ont-elles enchanté. La première, dont je ne sais plus quel est l’auteur,
est l’histoire d’un ethnographe qui vivait dans une tribu persuadée, disait-on, que le
monde s’écroulerait si les prêtres cessaient de secouer certaine calebasse sacrée. Il eut
permission de voir ces prêtres de ses yeux et s’attendait à voir des êtres angoissés,
accrochés à leur calebasse comme au détonateur d’une bombe nucléaire ; il aperçut des
ecclésiastiques ennuyés qui exécutaient un travail de routine.
32 Et pour cause : ces prêtres « savaient au fond » que le monde n’exploserait pas : ils le
croyaient seulement. Cette croyance, qui n’avait pas de liens avec les autres croyances
empiriques, était une théorie, voilà tout. Les Primitifs ne sont pas des naïfs, ils
recourent à la magie faute de mieux ; comme disait Bergson, religion et magie ne
servent qu’à « combler l’intervalle » et, peut-on ajouter, à rassurer « un peu ». C’est une
réaction contre le découragement13. Dans les circonstances assurées, les Primitifs font
comme les animaux et comme nous : ils se fient aux « lois » de l’expérience naturelle et
la pensée sauvage n’est pas la leur. De même, il est entendu que les Huichol assimilent
structurellement le blé au cerf, à la plante hikuli et aux plumes ; ils le croient, n’en
doutons pas, mais ils ne font pas jusqu’à cuire de la bouillie de blé en croyant faire du

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ragoût de cerf : ainsi s’exprime Olivier Leroy14 dans La Raison primitive (vieux livre
richissime en anecdotes bien commentées). Bref, on croit tomber sur des réalités claires
et nettes, pensée sauvage, mentalité prélogique, structures. Erreur : ce ne sont partout
que transparences louches. Ma seconde anecdote se lit chez Gregory Bateson 15 ; je cite en
entier :
« Il arrive que l’on ignore presque totalement la signification rituelle des
cérémonies et que l’accent soit exclusivement mis sur leur fonction comme moyen
de célébrer l’achèvement d’un travail et de mettre en relief la grandeur des
ancêtres claniques. Ainsi, un jour que l’on célébrait une cérémonie relative à la
prospérité et à la fertilité, lors de la pose d’un nouveau plancher dans la maison
cérémonielle, la majorité des informateurs me dit qu’on célébrait la cérémonie “à
cause du nouveau plancher” ; rares étaient les hommes qui avaient pleine
conscience de la signification rituelle de la cérémonie ou y portaient un intérêt ; et
ceux-là mêmes s’intéressaient, non pas aux effets magiques de la cérémonie, mais
plutôt à ses origines totémiques ésotériques. Ce qui est une question de la plus
haute importance pour des clans dont l’orgueil repose largement sur des détails qui
concernent leurs ancêtres totémiques. »
33 Seulement, cette minimisation du sens des rites et de leur symbolisme n’est que la
moitié de la vérité. Car enfin, les gens vont à la messe tant que le rite rencontre leur
docilité, voire leur conformisme, sinon leur conviction. Le rite s’impose, non par la
signification qu’il symbolise, mais aussi longtemps que, par chance pour la religion, il y
a docilité. Une analogie fait comprendre cela. Au temps du Rideau de Fer, les rues des
démocraties populaires étaient garnies de haut-parleurs qui émettaient les messages du
Parti. Personne ne se souciait de la signification des discours, en langue de bois. Mais, à
défaut d’expression, signification, compréhension et persuasion, il y avait docilité : ces
discours prouvaient par leur omniprésence qu’il existait un pouvoir puissant qui
passait par-dessus les têtes, qui avait le droit de parler et que les autres n’avaient qu’à
laisser dire ; le sens des discours ne convainquait pas : il invitait à la docilité par son
nonsense même.

Docilité et virtuosité
34 Il est donc très vrai, en un sens, que les rites correspondent effectivement aux
conduites, mais cette correspondance est indirecte (c’est celle de deux cousins sur un
arbre généalogique) et ne passe pas par la conscience et la compréhension de leur sens.
Un clergé, ou du moins un corps de spécialistes (il en existe un chez les tribus qui
célèbrent le Naven), élabore les rites et est bien le seul à se soucier de connaître leur
symbolisme et de l’enrichir ; par ailleurs, les fidèles sont formés à être dociles et
respectueux envers la religion qui comporte ces mêmes croyances (qu’ils connaissent
d’ailleurs plutôt mal que bien). Si cette entreprise de socialisation, de dressage, ne
réussissait pas, l’enseignement des croyances religieuses ou patriotiques entrerait par
une oreille et sortirait par l’autre : le dressage ne réussit que si tout le contexte éducatif
et social l’appuie et persuade les esprits qu’il y a un consensus en faveur de la docilité
respectueuse, et que tout cela va de soi. On ne peut se fier à la conviction nue, à la
lumière d’un chemin de Damas : ce sont là des cas individuels « d’élite », ceux que
Weber, qui les majore sans doute, appelle de « virtuosité » religieuse.
35 Envers une croyance commune, il n’existe jamais d’attitude ou de réaction qui serait
commune à toute une collectivité ou classe ; habitus ou pas, toute société, tout groupe,
est hétérogène à cet égard. Dans la description sociologique, la saisie des « degrés

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d’habituation » précède la typologie des habitus. Les titres de chapitre de la grande


histoire : « une époque de foi », « l’identité musulmane », « le paganisme et la Cité
antique », sont autant de surinterprétations qui méconnaissent un arc-en-ciel de
réactions inégales. « Allons donc, tu sais bien que les dieux n’existent pas », dit un
mauvais garnement à un autre esclave dans une comédie, au siècle de Périclès.
36 À toute époque, peut-être, il y a eu çà et là des athées par polissonnerie ou par
conviction ; plus encore, des têtes rétives, des cancres. Et surtout, à toute époque, une
forte minorité (voire le gros des fidèles, selon saint Augustin) était composée
d’indifférents qui s’ignoraient et qui préféraient supposer qu’ils étaient dans la norme ;
dès le triomphe du christianisme, à la fin de l’antiquité, apparaissent ces gros bataillons
dociles dont la foi est faible parce que la religion ne les intéresse pas beaucoup. Ils sont
pieux de la même manière qu’ils portent des vêtements : pour être convenables. L’arc-
en-ciel où s’agrègent les intéressements individuels inégaux n’est pas une barricade où
s’affronteraient les croyants et les Lumières ; son dégradé va plutôt de la rare virtuosité
individuelle à une large docilité indifférente. Aussi bien le recrutement de ces croyants
traditionnels est-il ordinairement une affaire de milieu, de famille, de région, bref de
socialisation : faire comme font les siens, c’est être convenable, conforme à la norme.
37 De fait, à côté de la majorité ou grosse minorité de fidèles par conformisme, il en existe
une autre, plus petite, mais plus caractérisée, car sa température est plus élevée. Elle
est composée de ceux qui investissent un sentiment plus personnel dans le sens du
convenable ; par respect de soi ou par une sensibilité religieuse plus vive, eux
intériorisent la norme et mémorisent les représentations. Ils veulent être « pieux
envers les dieux », « bons chrétiens », « bons musulmans ». Ce sont eux qui donnent à
une civilisation son vernis historique d’identité religieuse, de chrétienté, etc. Sous
notre Ancien Régime, ils étaient les lecteurs, ou du moins les acheteurs, des
innombrables ouvrages de piété qui constituaient la masse de l’édition. Ce sont,
derrière le virtuose qui est « premier de la classe », le noyau estimé des « bons élèves » ;
ils se distinguent par là du gros de la classe qui se contente docilement de « suivre »
avec quelque indifférence, en laissant en queue le quarteron des cancres. Le tout forme
un dégradé dont les extrémités (virtuoses et cancres) sont moins peuplées que le
centre.
38 De même la sincérité profonde, qui vit intensément l’angélisme du pain de l’Agneau,
existe bien, mais elle n’est pas le régime de croisière des expériences quotidiennes.
Âmes d’élite et moments de ferveur n’appartiennent qu’à la grande histoire religieuse ;
même un mélomane ne vit pas sur commande et à chaque concert la beauté de la Sonate
Hammerklavier.
39 Puisqu’il n’y a que cousinage et non gémellité, entre la religion objective et les
sentiments vécus, la moitié de la réalité religieuse, et la plus proche de nous, nous
demeure presque inconnue. Chaque jour que je passe à Rome, je vois, à l’heure de sortie
des bureaux, une poignée de fidèles des deux sexes et de tout âge faire un détour par
une église et s’agenouiller un moment pour… se recueillir ? Oublier ? Élever leur cœur
vers la sublimité du divin ? Raconter leurs petits ou grands chagrins ? Prier, mais pour
demander ou ressentir quoi ? Mystère. Le dimanche à midi, quand la place Saint-Pierre
est envahie, je comprends sans peine : quiconque a eu des convictions les comprendra.
Mais que dire de ces deux femmes, indifférentes au pieux meeting, qui étaient
agenouillées en silence, cachées dans la foule, contre la façade de la basilique ? C’est
aux questions les plus simples et les plus proches qu’il est le plus difficile de répondre.

Enquête, 3 | 1996
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« Un peu »
40 Illusions, disions-nous : ce n’est rien de moins que le problème des sagesses à travers
l’histoire, des méthodes d’autotransfiguration dans les sociétés à « sectes
philosophiques » à Rome par exemple, ou d’autodivinisation dans le monde chinois ou
hindou : bouddhisme, stoïcisme, taoïsme. Aucun taoïste n’a jamais chevauché de tigre,
bien que la doctrine l’ait promis ; aucun stoïcien n’est jamais devenu un sage : sa secte
l’admettait et même le professait ; elle ne faisait même pas d’exception pour ses
propres fondateurs : le seul Sage qui ait jamais existé était Hercule. N’empêche que le
stoïcisme a occupé à plein temps une poignée de convaincus, dont certains y ont
sacrifié leur vie. Alors la surinterprétation semble dire vrai et le régime de croisière se
confond avec l’intensité, le temps de vivre et de mourir. Les intellectuels, me disait
Jean-Claude Passeron, qui tenait ce paradigme de Tran-Duc-Thao (philosophe marxiste
encore phénoménologue), ont le cœur à gauche, mais conservent à droite le
portefeuille où ils serrent le montant de leur traitement (avec le relevé de leur
« honneur social ») : les anecdotes ironiques abondent et les rieurs ne manquent pas.
Seulement – c’est la seconde moitié du même paradoxe –, la condition des intellectuels,
leur estime de soi, leur prestige et l’argent de leur traitement même, dépendent de leur
dignité de penseur, et non de la propriété privée et des rapports capitalistes de
production. Si bien que, mis au défi sur sa gauche, l’intellectuel se suicidera comme
Sénèque ou se fera tuer dans la Résistance. Ce qui n’a évidemment rien de méprisable.
Une mise au défi envoie l’ordinaire des jours rejoindre l’illusion livresque que la
surinterprétation prend au pied de la lettre.
41 Aussi bien l’énigme ne réside-t-elle pas dans le sacrifice suprême, mais bien dans
l’ordinaire des jours : force est de constater notre capacité d’illusion, qui nous permet
indéfiniment de supporter sans même le voir l’intervalle qui sépare les promesses des
doctrines et la grisaille de notre médiocrité quotidienne ; et ce, sans seulement mettre
en doute la vérité des promesses. La surinterprétation que fabriquent à jet continu
historiens, ethnologues et sociologues n’est en somme qu’une forme scientifique et
moderne de cette illusion livresque.
42 Mais, même chez les virtuoses, la profondeur d’une conviction ne se mesure pas en
termes de durée (la religion n’occupe guère qu’une heure ou deux sur l’emploi du
temps quotidien des personnes les plus pieuses) et n’imprègne jamais le moi de part en
part. L’histoire des religions sait nous décrire éloquemment comment l’islam ou le
christianisme sont devenus un idéal, un absolu représentatif, assorti de promesses
sublimes et de terribles menaces pour les populations du Proche-Orient ou de
l’Occident médiéval16 ; comment ces populations en firent leur culture et leur
« identité » (on était musulman, chrétien, juif ou manichéen). Mais l’histoire des
religions néglige d’ajouter que ces mêmes populations n’allèrent pas jusqu’à passer aux
actes ultimes et à remodeler sur leurs convictions leur moi tout entier, leur
quotidianité d’action, qui conserva un mode plus traditionnel et banal : villageois,
féodal, bédouin ou iranien. Les prétendues identités ne subsument sous elles tout
l’individu que par illusion, malgré le caractère catégorique de leurs prescriptions et la
généralité de leurs visions du monde. Être calviniste a aidé à devenir capitaliste : nous
en croirons Weber là-dessus. Mais être bouddhiste, néo-confucéen ou shintoïste
n’empêche nullement de le devenir aussi.

Enquête, 3 | 1996
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43 Pas plus en religion qu’en musique, on ne saurait douter de la force et de la sincérité de


certaines personnes en de certains moments. La surinterprétation engendre deux erreurs
descriptives. La première est de faire reposer la culture ou la religion sur ces
occurrences rares ; aucune religion ne tiendrait, si elle ne reposait que sur quelques
moments intenses chez quelques fidèles. La seconde erreur est de croire que, même
chez une élite vouée à la « virtuosité », l’intensité occupe tout le moi. Le stoïcisme ou la
croyance en un Paradis soulagent-ils un condamné à mort, la nuit qui précède son
exécution ? Un peu, sans doute. Une amulette rassure-t-elle vraiment son porteur ? Un
peu. Langage médiocre et obscur, assurément : « un peu » n’est pas un vocable à dignité
scientifique ou philosophique. Et pourtant l’expérience et l’action de chacun ne sont
faites que d’innombrables « un peu ». Il arrive parfois, très exceptionnellement, que
l’intensité occupe tout le moi, ou plus exactement que le moi devienne esprit objectif
(comme si le mélomane devenait la musique même et que spectateurs et même
footballeurs soient le Match en personne) : mais ces moments ont pour nom « états
extatiques », au sens exact du mot d’extase (qu’il faut soigneusement distinguer de
« transe »), si l’on analyse froidement la logique de ces états : ce que l’auteur de ces
lignes a essayé de faire dans un volume d’Entretiens 17, paru dans la même collection que
celui de Jack Goody.
44 L’interprète qui surinterprète croit voir partout des intensités, alors que celles-ci sont
sporadiques, ou trompeuses. Mais voici l’expérience inverse : Goffman a vu des femmes
rêvasser et somnoler dans des églises, sans contrevenir par là à quelque règle de
bienséance ; en revanche, écrit-il, les vendeuses dans un magasin de mode sont obligées
de rester attentives et le sourire aux lèvres18. L’attention, l’absorption, l’intensité ont
quelque chose de suspect ; l’historien ou le sociologue doit d’abord soupçonner le
conformisme, la mise en scène convenue ; au contraire, la distraction et, à la limite,
l’indifférence révèlent l’existence et l’autorité d’un « esprit objectif » qui n’a pas besoin
de la collaboration empressée des individus, car il n’attend pas le client. La
surinterprétation, lumière trop intense, surexpose son objet et rend le cliché trop
transparent ; or, écrit aussi Piette19, « en pleine transparence, l’homme semble tout à
fait absorbé dans ses différentes activités : l’effet surinterprétatif ne peut alors être
évité ».
45 Les militaires parlent d’« obéissance passive » (donc, toute obéissance ne l’est pas) et de
« signes extérieurs du respect » (donc, le respect intérieur est autre chose, mais eux
estiment pouvoir s’en passer). Il se pourrait que sociologues et historiens aient intérêt à
creuser ces idées banales (peut-être même serait-ce plus utile que d’approfondir Sein
und Zeit, dont la notion édifiante de quotidianité est aux antipodes de ce que le mot de
surinterprétation veut suggérer). Et le concept d’habitus nous semble également
fonctionner trop en gros : il convertit en masse et verbalement le social (ou
l’historique) en individuel. Mieux vaudrait « faire dans le détail », couper plus fin et
sonder ce qui nous sonne dans l’âme un creux toujours présent.

La boite noire
46 L’intensité (appelons-la ferveur) existe bien, mais précisément elle est sans
représentation ; elle n’en constitue pas moins un des aspects capitaux du caractère et
de la vie des individus, mais elle n’est pas susceptible de surinterprétation, car il n’y a
pas grand chose à interpréter : la ferveur vit fortement certaines choses, mais ne pense

Enquête, 3 | 1996
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rien. Que désigne-t-on, lorsqu’on dit qu’Untel aime beaucoup la musique ? Qu’il a plus
d’idées en ce domaine, plus de goût, ou que la musique se rattache en lui à d’autres
intérêts ? On entend simplement que la musique « compte beaucoup pour lui » : c’est
un constat que nous serions bien en peine d’interpréter et d’expliquer, car ce n’est pas
un « état intentionnel ». Jean-Marie Schaeffer, qui appelle intentionnel « tout état qui a
un contenu représentationnel et un objet », en distingue très bien « la boîte noire des
états subjectifs non intentionnels où s’originent les appétits humains 20 ». Et nul n’a
jamais ouvert cette boîte noire, celle où s’origine la passion de la musique, ou celle de
l’amour physique, ou celle de la religion chez une minorité fervente.
47 Entendons-nous bien : nous ne songeons ici qu’aux cas où l’amour de la religion, pour
prendre cet exemple, est la cause unique et où la religion ne se rapporte pas à d’autres
intérêts à partir desquels on peut l’interpréter. Il ne s’agit donc pas de phénomènes
comme les hérésies du moyen-âge italien, où le ressentiment social (forme archaïque
d’une lutte des classes) déclenche une réprobation morale des riches et de leur
ostentation. Ni de l’islamisme actuel, qu’il se rapporte à un désir de blasonner les
différences nationales ou à une révolte sociale. Encore moins songeons-nous ici au cas
unique du catholicisme, celui d’une religion qui est aussi une Église, ce qui a obéré ou
obère encore la sociologie religieuse occidentale mal placée pour faire la distinction
entre être « croyants » et « croire » : être croyant est beaucoup plus que croire, c’est
appartenir obligatoirement à une société articulée en gouvernés et gouvernants, en un
troupeau et ses pasteurs. L’islam est différent : ce n’est pas un autoritarisme pastoral
qui gouverne les âmes une par une et persécute, violemment ou doucement, ceux qui
ne croient pas, mais un impérialisme ; il appartient à l’islam de dominer le monde ; il ne
se soucie pas de convertir à la vraie croyance les troupeaux qu’il a conquis, mais de
faire que la vraie foi règne par ses croyants sur tous les peuples, qui resteront infidèles
autant qu’ils voudront, pourvu qu’ils baissent la tête : d’où la prétendue tolérance
musulmane pour chrétiens et juifs, qui est indifférence de conquérants pour les âmes
des troupeaux conquis. Comme on voit, le mot de religion est un pavillon qui couvre
des marchandises hétéroclites. Ce n’est pas à ces religions-cultures que nous songeons
ici : nous songeons seulement à une religiosité naïve et passionnée qui est aveugle à
tout ce qui n’est pas elle. Incompréhensible, ininterprétable, cette piété est aussi
inexplicable que le choix amoureux.
48 L’extraordinaire richesse humaine et intellectuelle du christianisme, sur lequel la
chrétienté a accumulé tous ses trésors pendant seize siècles, s’est faite sur un fond
évangélique qui n’appelait guère pareille accumulation. Le message de Jésus se limitait
à ceci : « Repentez-vous, car la fin des temps et l’établissement du Royaume de Dieu sur
cette terre sont imminents ; ils auront lieu de votre vivant ; y entreront ceux qui ont
cru à la mission que Dieu, avec lequel j’ai un rapport privilégié que vous n’avez pas, m’a
confiée, qui est d’annoncer cette fin des temps ». En somme, Jésus enseignait
l’imminent Royaume, et de croire en Sa mission divine pour y entrer, mission prévue de
toute éternité (Jean, I, 1-2, VIII, 58, XVII, 5 et 24). Et Il ne destinait ce message qu’au seul
peuple d’Israël, parce que les regards de Jésus ne s’étendaient guère plus loin ; cet
ethnocentrisme juif découvre avec étonnement l’humanité de ces étrangers que sont
les Cananéens (Mathieu, XV, 26-27) : les non-Juifs, les « Grecs », sont des « chiens » de
païens (Marc, VII, 27-28). Plus encore qu’au seul Israël, le message s’adresse à ceux-là
seulement qui ont cru en Jésus messager de Son Père, et éminemment aux disciples
(Jean, XVII, 20), choisis par Lui (XV, 16) et prévus comme Lui de toute éternité (XV, 27).

Enquête, 3 | 1996
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C’est à ces disciples (Jean, XIII, 34 et XV, 17) et à eux seuls (XIII, 35) que s’adresse le
commandement fameux : « Aimez-vous les uns les autres comme Je vous ai aimés », qui
fait des disciples une secte unie qui deviendra cette société organisée que va être
l’Église (Première Épître de Jean, II, 7).
49 Bien plus que l’image déjà affadie et conventionnelle que donnent de Jésus les trois
évangiles synoptiques, l’extraordinaire évangile de Jean, qui repose sur les souvenirs
personnels d’un disciple et d’un témoin, nous rend la version authentique (et
embarrassante parfois) des événements. Quand ils découvrirent l’égocentrisme du
message de Jésus et la taille surhumaine qu’il se donnait, « beaucoup de disciples »
l’abandonnèrent et une rupture se fit dans le groupe (Jean, VI, 66-67). Le contraste
entre la petitesse des fondements chrétiens et l’énormité de l’édifice qui a suivi est une
grande leçon de « philosophie » de l’histoire ; contraste qui risquerait d’inciter a toutes
les surinterprétations, à moins qu’il ne mette en garde contre la tentation de
surinterpréter. Pour qui ne complique pas les choses par goût du sublime et avec les
yeux de la foi, les trois Évangiles synoptiques sont des « Vies » comme celles de
Plutarque ou de Suétone, on l’a récemment montré ; le Quatrième Évangile, lui, ne
commence pas à la naissance de Jésus, mais à la première fois où Jean vit son Maître ;
« le lendemain… » ; « le surlendemain », Jésus dit à Jean et à André : « venez » ; « c’était
vers la dixième heure » ; « le troisième jour… ». Jean raconte avant tout l’expérience qui
l’a transformé : la relation passionnelle d’un Maître possessif et de ses disciples,
fascinés autant par son magnétisme personnel que par le contenu de son enseignement.
Contenu que relatent de seconde main les trois autres Évangiles : Jésus prêche au
peuple, outre l’imminent Royaume dont il lui ouvre les portes, une morale de simples
gens soucieux de simplicité, de pureté de cœur et de compréhension indulgente.
Enseignement d’autant plus aisément indulgent et extrême en son irénisme (« tendez
l’autre joue »), que l’imminente arrivée du Royaume idyllique ôte toute importance au
réalisme et à la Loi. Cette image du Christ en prophète dont le message principal est son
propre rôle ne pouvait que choquer les historiens chrétiens ; aussi répète-t-on, encore
aujourd’hui, que l’Évangile de Jean est une production tardive, dont on fait l’ellipse 21.
Beaucoup d’historiens agnostiques l’ont pensé aussi, qui ne peuvent s’expliquer le
succès du christianisme en dehors du mérite intellectuel de son contenu. Il est pourtant
difficile de ne pas ressentir l’authenticité brûlante du témoignage oculaire de Jean, qui
donne le sentiment de la réalité, du vécu ; témoignage qui dément souvent la légende :
Jean ignore la Cène, a pour « sacrement » le lavement de pieds, connaît les frères de
Jésus et leur rôle équivoque, place le dernier repas le jeudi, et non pas le vendredi, jour
du festin de la Pâque, comme le font les trois synoptiques qui donnent ainsi à ce last
supper un sens symbolique ; certains miracles (Jésus marchant sur les eaux ou
apparaissant à Jean et Pierre) sont si naïvement et sincèrement racontés que la genèse
de l’illusion est presque transparente au lecteur moderne22. Les sectes actuelles sont : 1)
fascinées par leur gourou, 2) qui a souvent des pouvoirs de guérisseur (de même, pour
l’évangéliste Marc, Jésus est d’abord un guérisseur, un thaumaturge), et 3) elles
recrutent leurs fidèles moins par le contenu pauvre et flou de leur enseignement qu’en
touchant des sensibilités blessées. De même, Jésus consolait les souffrances, parlait
tendrement à ses auditeurs, était leur médiateur vers un Père céleste, providentiel et
indulgent, et s’appuyait sur leur sens moral et leur scrupulosité qu’il attisait. On songe
à un mot de Renan dans la préface de sa Vie de Jésus : « Tel voudrait faire de Jésus un
sage, tel un philosophe, tel un patriote » ennemi des Romains, « tel un homme de bien,
tel un moraliste, tel un saint. Il ne fut rien de tout cela. Ce fut un charmeur ».

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50 Reconstruire la boîte noire de la religion à partir des croyances, mythes ou rites ou


encore à partir du malaise social est une entreprise vaine. Que dire de la passion
amoureuse ou de la mélomanie, sauf que cela fait vivre la réalité, la vie, avec une
chaleur et une poésie que ne comprennent pas les vulgaires profanes ? Seul le poète a
su en dire ce qu’il fallait, quand il a écrit : « On ne questionne pas un homme ému 23 »,
on ne lui demande pas de rendre compte de son émotion et de la justifier.

Une intentionnalité respectueuse


51 Mais ce fait qu’un sentiment soit profond, a toujours été chose rare et ce serait à tort
qu’on y chercherait l’essence de la religion, par cette surinterprétation qui place le
maximum de vérité descriptive dans la plus grande et noble intensité. La religiosité de
la plupart des croyants, même aux époques de foi, s’en tient à l’espérance, nous disent
des textes gréco-romains, et aussi, dans le christianisme, à une sentimentalité
christique et mariale (la Vierge est devenue la quatrième personne de La Trinité).
Espérance pour les biens de ce monde s’entend : les dieux donnent bon espoir en cas de
maladie, d’accouchement, de voyage par mer… La croyance aux dieux ou en Dieu
permet de sentir que nous ne sommes pas seuls et abandonnés sur terre et que des
êtres supérieurs et donc adorables, comme le sont les rois, peuvent s’occuper de nous.
52 Mais avant tout, à voir toutes ces foules qui se pressent dans les sanctuaires et dont la
foi, pour être coutumière, n’en est pas moins évidente et profonde, la piété est une des
espèces qui relèvent d’un genre omniprésent : elle est la plus répandue de ces
stylisations de l’existence qui donnent une forme à la vie terre à terre. Forme trouvée
d’autres fois dans d’autres idéaux : la pratique appliquée des humbles vertus, l’idéal
guerrier de mainte population, la « religion de la culture », l’esthétisme de la vieille
Grèce, le « patriotisme » au sens jacobin du mot, les causes généreuses et les
convictions militantes, le stoïcisme…
53 La religion n’est ni plus ni moins profonde, sublime, originale ou mystérieuse que ces
autres dignités collectives, dont la chaleur n’est pas moindre. L’importance pour ainsi
dire quantitative des religions à travers les millénaires ne saurait impressionner ; elle
n’est peut-être qu’une longue trivialité, le style de vie pieux étant, à la réflexion, celui
qui exige le moins d’efforts et qui suppose le moins de conditions historiques
particulières (d’où, au fond, l’humilité consolante de la piété).
54 Ainsi était-ce à la religion que pensaient tout de suite les politiques qui cherchaient le
moyen le plus facile et le moins particulier de cimenter la société et de civiliser
l’existence brute (sans religion, une société passait pour informe) ; pour eux, la religion
était la chose la plus utile à croire, l’idéal de masse rêvé.
55 Il faut s’arrêter un instant, pour ajouter une précision sans laquelle tout ce qu’on vient
de lire sonnerait faux, même si c’était vrai à la lettre : la croyance à des dieux est une
relation cognitive de nature très particulière ; elle est, par essence, accompagnée
d’affectivité ; on ne peut connaître un dieu sans l’aimer, sans éprouver pour lui de
l’adoration, de la crainte, du respect, que l’on soit un fidèle « virtuose » ou l’homme de
la rue qui n’a pour la religion qu’un vague penchant. La croyance aux dieux ne se fait
pas suivre d’adoration et de respect par voie de conséquence : elle en est pétrie.
Affirmer l’existence de Dieu sans rien éprouver pour lui est un froid déisme, une thèse
métaphysique ou une idéologie.

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56 La chaleur de ces relations les rend inestimables à ceux qui les éprouvent. Parler
froidement d’un(e) aimé(e) à son amant(e) ou de la poésie à un poète, c’est blasphémer
des choses saintes ; demander à ce poète s’il estime que Jakobson ou Genette ont bien
analysé la poésie reviendrait à demander à un amant s’il estime que la dissection de son
aimée a été exacte. De même, la religion est sans prix pour les croyants, sérieuse, grave,
élevée. Pour parler cyniquement, la relation religieuse comporte nécessairement, sinon
une surinterprétation, du moins une surestimation, comme la relation amoureuse. De là
viennent des malentendus entre les religions et leurs historiens agnostiques : parler du
contenu représentationnel de la foi sans faire preuve de sensibilité ou de respect pour
la partie affective de cette intentionnalité, c’est, aux yeux d’un croyant, passer à côté de
l’essentiel. Ce qui n’est pas faux phénoménologiquement. Cette intentionnalité pétrie
de respect, cette haute dignité font que les religions obtiennent largement créance et
crédit. Les ethnies et les individus les prennent le plus volontiers comme titre
nobiliaire ou blason de leur identité et raison de se respecter soi-même ; se battre pour
sa patrie, c’est se battre « pour ses autels et son foyer », pro aris et focis.
57 On se tromperait, par ailleurs, si l’on donnait, de l’importance que les religions se
donnent et qu’elles ont dans l’histoire universelle, une explication fonctionnaliste ; si
l’on y voyait des « illusions utiles » à la société (comme Pareto, qui participe par là,
comme beaucoup d’autres, de l’illusion du cynique) ou des rationalisations utiles à
l’existence, que nous donnerait l’inconscient ou l’Élan vital. Certes, ces croyances
rassurent un peu. Mais, par ailleurs, rien n’est plus banal que la crédulité. On croit sur la
parole d’autrui. Très peu d’individus seraient allés supposer qu’il existe des dieux s’ils
n’en avaient entendu parler. Mais, à dire vrai, la parole d’autrui éveille alors en eux un
germe de foi, un désir de croyance et de représentation légitimes. Et, s’il y a simple
germe, mais aussi socialisation et suivisme, il y a épigenèse culturelle ; et non simple
habitus ni, inversement, préformation naturelle de la croyance.

L’épigenèse et les mixtes


58 La croyance de la majorité n’a jamais été faite que de ce germe non monté en herbe et
de beaucoup de socialisation et de docilité presque indifférente. La chrétienté
médiévale n’est qu’une pieuse légende, on le sait grâce à Gabriel Le Bras et à ses
enquêtes sociologiques. Aucune religion historique ne repose sur le seul vécu pensé
dans la ferme évidence d’un Cogito.
59 Docilité « presque » indifférente, disions-nous. En effet, la question rebattue de savoir
si la religiosité est naturelle à l’homme, si la religion est universelle et a une dignité
anthropologique, est posée sans nuances, alors que « presque » ou « un peu » sont des
réponses plus justes. Un peu de religiosité se mêle à tout, même au football, de même
que s’y mêle un peu de sens esthétique, par exemple. Mais, de là à un monothéisme, la
route est longue ; des virtuoses de la religion, comme dit Max Weber, y sont suivis ou
s’y font docilement suivre par une foule mollement convaincue. La religion n’a
d’universalité anthropologique qu’à l’état de germe.
60 Il semble impossible de nier l’existence de ce germe ; sinon, on ne saurait expliquer
comment, jusqu’à notre siècle, la piété d’une élite de virtuoses a toujours pu s’imposer
aux collectivités toutes entières, cités, empires ou royaumes, et en noyauter les
appareils d’État. N’en concluons pas que la religion a l’avenir pour elle : le germe ne
monte pas nécessairement en herbe ; le « besoin » anthropologique de religion peut se

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satisfaire de mille autres manières. De plus, le germe se contente de peu ; il lui suffit
généralement de faire répondre « oui » dans les sondages où on demande aux passants
s’ils croient en Dieu ou se considèrent comme catholiques. Après quoi, le passant, qui
n’assiste jamais à aucun office religieux et ignore tout de Dieu, n’y pense plus. Le germe
de religiosité aime à être titillé : il n’en demande pas plus, car l’imaginaire lui suffit. Cet
imaginaire n’est pas un substitut du réel, son Ersatz ou son anticipation. La foule des
acheteurs est contente avec les images de nudités en vente dans tous les kiosques à
journaux ; ces acheteurs ne sont pas tous des frustrés ; de même, les ors des églises
baroques titillaient l’imagination des paysans du voisinage sans les pousser à la lutte
des classes. En ces temps-ci, les nombreux livres qui paraissent sur l’histoire des
religions ne servent guère à satisfaire qu’une excitation de curiosité. Cette curiosité
qu’un vrai fidèle trouverait futile, prouve à la fois l’existence d’un germe et
l’impossibilité de croire à plein, avant comme après le développement des sciences : le
« désenchantement » de la terre et du ciel. Mais, pour passer au-delà, il faut des
inventeurs, des institutions, une mise en culture et toute une élaboration historique
aléatoire et rarissime. Nous avons tous eu quelque occasion de recueillir les confidences
de personnes qui ont une vive sensibilité « religieuse » ou « mystique », hors des
religions constituées et souvent plus intensément que leurs fidèles. On sait combien ces
sentiments sont variés : certitude d’une inexplicable sécurité non empirique,
conscience d’une présence sans visage (Catherine Pozzi, René Char), « expérience »
spinozienne de la signification éternelle du vrai, abandon à la violence océanique du
sublime, sentiment « panthéiste » de la profondeur allégorique du monde… Ne
créditons pas les religions de tant de richesse, qui se passe d’elles comme elles-mêmes
s’en passent généralement. Deux surinterprétations sont donc à éviter. Reconnaître
l’existence d’un germe de religiosité chez beaucoup d’hommes, voire chez tous, ne
légitime nullement que le chercheur, ému, sacrifie à ce fait brut les leçons de
l’entendement historique et sociologique, par une complaisance sentimentale : la
« nature » n’est pas un guide. Cela n’autorise pas non plus à imputer au germe la
richesse des constructions historiques qu’on appelle religions. Le « retour du
religieux » dont on parle actuellement, s’il est vraiment une nouveauté et s’il a
l’ampleur et l’intensité que l’on dit, est un événement conjoncturel, et non le retour en
force de la nature humaine. Le besoin spirituel, cette demande enfantine et têtue, ancre
les religions dans l’immensité et la diversité des foules humaines, mais n’en fait pas de
somptueux navires amirals ; ce sont plutôt la docilité, les « identités », le goût de la fête,
l’esthétisme, la recherche d’une règle pour se corseter le caractère, la peur de
l’incertitude et l’envie d’espérer « un peu », la révolte ou, au contraire, le zèle
conformiste, l’attrait du pouvoir, l’amour de la tradition, la censure morale, le réflexe
grégaire de faire régner l’ordre dans les rangs, et j’en passe. Si bien qu’il n’est pas rare
qu’on croie solidement à sa religion, qu’on tienne à tout ce qu’elle représente, mais
qu’on pense peu de chose de Dieu, qu’on pense rarement à Lui et, qu’à le dire
sommairement, on ne croie pas en Dieu.
61 Il serait intéressant de découvrir pourquoi l’atome de religiosité vraie a, comme celui
de carbone, la propriété d’agglutiner autour de lui tant d’atomes différents pour en
former les molécules géantes que sont les religions historiques. Une religion est plutôt
un mixte, ce mélange d’éléments, hétérogènes, mais si bien mixés qu’on ne discerne plus
leur hétérogénéité, en sorte que la molécule réagit généralement en bloc aux menaces
et objections extérieures. Imputer au seul germe d’authentique religiosité ces

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richissimes ou redoutables agglutinations est la plus naïve ou la plus rusée des


surinterprétations.
62 Mais, en sa pureté, le germe de religiosité n’en a pas moins une conséquence aussi
énorme que médiocre : lui seul fait que la religiosité des inventeurs et des virtuoses ait
pu s’imposer à tous et qu’à travers les siècles et les continents la religion soit ou ait été
une réalité universelle et publique et, au sentiment de tous, une chose élevée, à la fois
noble et nécessaire. La sociologie se trouve devant la tâche de relier par épigenèse les
deux phénomènes que voici : des convictions assez chaleureuses pour provenir de la
boîte noire et être (pour ainsi parler) leur propre cause, mais qu’on ne saurait
interpréter sans les surinterpréter, car elles ne se trouvent que chez une poignée
d’individus ; et, de l’autre côté, des croyances qui sont universelles ou presque, mais
qu’il ne faut pas surinterpréter non plus, car elles sont trop superficielles pour avoir en
elles-mêmes leurs racines. Or, si nul ne doit sourire d’un homme ému, personne, en
revanche, n’est tenu de respecter un mixte. On fait généralement l’inverse.
63 Si les religions sont des mixtes et si leur partie représentationnelle repose sur notre
facilité à croire, sans que l’illusion ait nécessairement de fonction vitale ou sociale,
alors il faut leur appliquer le « rasoir d’Occam » ou « loi de parcimonie », cet
instrument élagueur des surinterprétations :
64 1) On ne peut pas prétendre qu’une religion répond à nos questions ni à nos angoisses :
elle nous les impose. Si vous êtes missionnaire bouddhiste et désirez répandre cette
religion ou doctrine, commencez par suggérer à une population que notre existence
n’est qu’un tissu de misères, dont nous éprouvons le besoin de nous dépêtrer. Ainsi fait
également Pascal avec sa « misère de l’homme sans Dieu ». À l’état natif, nous ne
pensons ni ne nous demandons rien. Les religions nous exagèrent nos misères, en
ajoutant qu’elles viendront nous en consoler, ou nous posent des questions auxquelles
nous ne songions guère, pour rendre indispensable leur réponse.
65 2) La richesse humaine et intellectuelle du christianisme est un des spectacles les plus
extraordinaires que peut admirer un touriste visitant l’histoire universelle. Ne dites pas
que le christianisme a prodigieusement enrichi l’Occident ; estimez plutôt que la
chrétienté a investi dans le christianisme, pendant seize siècles, ses trésors toujours
nouveaux de pensée et de sensibilité, à commencer par les richesses dont elle avait
hérité de la philosophie grecque.
66 3) Chaque religion inventant ses questions à elle et s’enrichissant d’investissements
variés, il ne saurait exister de sensibilité religieuse en général ; celui que le
christianisme rebute aurait pu être un bon païen gréco-romain et n’éprouve que
sympathie pour le bouddhisme.
67 4) Cessons d’imputer au « fanatisme religieux » le terrorisme irlandais ou la guerre
civile algérienne : c’est prendre la partie pour le tout et le pavillon pour la
marchandise. Étant respectable par essence, la religion est toute désignée pour servir
de couverture à un nationalisme qui s’est bâti autour de la différence religieuse et l’a
prise comme drapeau ; c’est lui qui est le vrai responsable. Le fanatisme n’est pas
coupable des Guerres de Religion au XVIe siècle ; leur véritable enjeu était la
construction du sujet, l’image que chacun voulait avoir et donner de lui-même, l’estime
de soi. Or, écrit Lucien Febvre, « s’il y avait une chose que les contemporains de Martin
Luther repoussaient de toutes leurs forces, c’était l’argument d’autorité » ; ils ne
pouvaient plus s’estimer eux-mêmes, si le clergé catholique avec ses « pasteurs »
continuait à les traiter en grands enfants, en moutons, en « ouailles ». La subjectivité

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révoltée contre l’autorité pastorale de l’Église catholique a fait couler plus de sang que
la lutte des classes et le mouvement ouvrier au XIXe siècle, disait un jour Michel
Foucault ; la subjectivité, et non la religion, qui en était seulement l’endroit le plus
sensible, le plus respectable.
68 Le germe de religiosité engendre une complaisance à la docilité ; « la religion est
naturelle à l’homme », disaient Benjamin Constant et Raymond Aron, qui,
apparemment, se considéraient eux-mêmes comme étrangers à l’espèce humaine,
puisqu’ils étaient l’un et l’autre incroyants. Mais on comprend trop bien d’où vient le
plaisir que nous avons à prendre au sens fort la docilité complaisante : il provient de
notre tendance à prêter anthropomorphiquement un sens compréhensible à la culture
comme à la nature.

NOTES
1. E. Gombrich, « L’image visuelle », in L’écologie des images, Paris, Flammarion, 1983, p. 323-349.
2. J.-C. Passeron, « L’usage faible des images », in Le Raisonnement sociologique. L’espace non
poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991, p. 281-288.
3. Le livre aux hommes et aux adolescents, la parure aux femmes. Voir l’article pénétrant de
P. Zanker, « The Hellenistic Grave Stelai from Smyrna », in A. Bulloch et al., Images and Idéologies.
Self-definition in the Hellenistic World, Berkeley, University of California Press, 1993 (surtout p. 222
et 229). F. Pfuhl et H. Mobius, Die ostgriechischen grabreliefs, Mayence, 1977-1979. Sur le caractère
mythologique des peintures dionysiaques à Pompéi, comme idéologie de la vie privée, voir le
grand livre de P. Zanker, Pompéi : società, immagini urbane e forme dell’abitare, Turin, Einaudi, 1993,
p. 23, 44-46, 48, 60, 186, 188 et 194 ; contre leur surinterprétation, p. 210.
4. Alors que c’est une « initiation » métaphorique aux choses du sexe et du mariage. Sur cette
initiation traumatisante et sur le rôle de Bacchus en cette affaire, les Noces Aldobrandines offrent
un parallèle : au pied du lit conjugal, la fiancée est attendue par le jeune époux, à moitié nu,
impatient, tendu, prêt au viol légal ; or ce jeune époux prêt à bondir n’est autre que Bacchus, car
il est couronné de pampres, avec des grappes de raisins violets.
5. P. Bourdieu, J.-C. Passeron, « Sociologues des mythologies et mythologies de sociologues », Les
Temps modernes, 211, décembre 1963, p. 998-1021.
6. V. Segalen, « Sur l’exotisme », Le Mercure de France, 1955, texte dont P.-J. Jouve qui en favorisa
la publication posthume dit qu’il révèle une « poésie encore ignorée et au sein de laquelle vit un
mystère » ; republié comme Essai sur l’exotisme. Une esthétique du divers, Paris, Fata Morgana, 1979.
7. A. Piette, Ethnographie de l’action, Paris, A.-M. Metailié, 1996.
8. P. Brown, La vie de saint Augustin, Paris, Seuil, 1971, p. 364, 366. Pour la réticence des
professionnels devant le procédé, voir la fin d’un compte rendu, du reste élogieux, d’un autre
livre de Brown dans le Times Literary Supplement du 22 mars 1996.
9. Le métier de l’historien, de l’ethnologue, ou même du sociologue, leur rend évidemment la
tâche un peu plus difficile – Weber y insistait – lorsque les croyances ou comportements les plus
« normaux » et les mieux normés dans une culture sont totalement étrangers à la culture du
lecteur, par exemple l’adhésion de tout un peuple, même inégalement enthousiaste, à
« l’économie aztèque du sacrifice (humain) ». Anthropologues de la Méso-Amérique
précolombienne pour qui ce serait ne plus rien comprendre à une telle adhésion comme évidence

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culturelle que de la voir comme une singularité « pure », Jacques Soustelle ou Christian Duverger
essaient ainsi de puiser quelques « cela va de soi » analogiques dans les horreurs tout aussi
banales de « l’inhumanité » des tueries inter-religieuses dans les guerres de religion du XVI e
siècle européen (C. Duverger, La fleur létale. Économie du sacrifice aztèque, Paris, Seuil, 1979).
10. J. Goody, L’Homme, l’écriture et la mort. Entretiens avec Pierre Emmanuel Dauzat, Paris, Les Belles
Lettres, 1996, p. 156 pour ceux qui en douteraient.
11. Ibid., p. 156.
12. Ibid., p. 68.
13. H. Bergson, Œuvres, Paris, Gallimard, (« La Pléiade »), p. 1094.
14. O. Leroy, La Raison primitive. Essai de réfutation de la théorie du prélogisme, Paris, Geuthner, 1927,
p. 70.
15. G. Bateson, La cérémonie du naven [1936], Paris, Éd. de Minuit, 1971, p. 170.
16. J. Delumeau a décrit la richesse des constructions qui ont inscrit dans les pratiques de
l’Occident moderne les pastorales de la peur : La peur en Occident (XIV e-XVIIIe). Une cité assiégée,
Paris, Fayard, 1978, et Le péché et la peur. La culpabilisation en Occident, XIII e-XVIIIe siècles, Paris,
Fayard, 1983.
17. P. Veyne, Le quotidien et l’intéressant. Entretiens avec Catherine Darbo-Peschanski, Paris, Les Belles
Lettres, 1995.
18. A. Piette, op. cit., p. 95.
19. Ibid., p. 64.
20. J.-M. Schaeffer, Les célibataires de l’art. Pour une esthétique sans mythe, Paris, Gallimard, 1996,
p. 171 et 173.
21. Pour citer un récent succès, cf. le Jésus von Nazareth de Günther Bornkamm, Stuttgart,
Kohlhammer, 1980, p. 12.
22. Jean, XII, 28-29 : la voix d’un ange glorifie Jésus du haut du ciel, mais « la foule disait que
c’était le tonnerre ».
23. R. Char, Qu’il vive !, dans Les Matinaux.

RÉSUMÉS
La surinterprétation consiste à croire que le maximum de vérité coïncide avec le maximum
d’exotisme ou d’intensité. À partir d’exemples historiques (le so-called symbolisme funéraire
romain, la so-called Villa des mystères à Pompéi, la véritable personnalité de Jésus, l’esquisse
d’une sociologie de la religion, une citation de Jack Goody sur la fausse notion de « mythe »), on
essaie de montrer qu’il n’existe pas d’essences, telles que la religion ou le beau, mais des
« mixtes », ni d’immédiateté, de dualisme ou d’habitus, mais une épigenèse, si bien que tout est
banalité et quotidianité.

Overinterpretation consists in believing that the maximum of truth coincides with the maximum
of exoticism or intensity. On the basis of historical examples (the so-called roman funerary
symbolism, the so-called villa of mysteries at Pompei, the true personality of Jesus, the sketch of
a sociology of religion, a quotation of Jack Goody on the false notion of “myth”), we attempt to
show that no essentials such as religion or beauty exist, but combinations, nor immediacy,
dualism or habitus, but an epigenesis – so much so that everything is ordinary and humdrum.

Enquête, 3 | 1996

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