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Perspectives sémiologiques
Tzvetan Todorov
Todorov Tzvetan. Perspectives sémiologiques. In: Communications, 7, 1966. Radio-télévision : réflexions et recherches. pp.
139-145;
doi : https://doi.org/10.3406/comm.1966.1101
https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1966_num_7_1_1101
Perspectives sémiologiques
1. En fait, le terme « sémiotique » apparaît dans son sens contemporain deux siècles
plus tôt, et son créateur est John Locke.
2. Simposium po strukturnomu izucheniju znakovyx sistem, Tezisi dokladov, Moscou,
1962, 160 p.
3. Approaches to Semiotics, Cultural Anthropology ; Education ; Linguistics ;
Psychology, éd. by Th. A. Sebeok, A. S. Hayes, M. C. Bateson (Janua Linguarum, Series
Maior, XV): Mouton & Co., La Haye, 1964, 294 p.
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1. Signes et symptômes.
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peut découvrir un schéma culturel dans les cas que l'on considérait comme
purement « naturels » : le malade tend inconsciemment vers certains
stéréotypes pour se faire comprendre par le docteur ou par ceux qui l'entourent.
Les Indiens de deux tribus voisines ne toussent pas de la même manière,
chaque toux a un sens particulier (p. 42). Margaret Mead conclut que
« le comportement entier est modelé (patterned) dès le jour de la naissance »
et qu* « on ne peut pas parler d'événements purement spontanés dès qu'ils
apparaissent plus qu'une fois » (p. 43). La sémiologie et la biologie ne
sauraient se. diviser le champ de la communication en signes et symptômes ;
il s'agit plutôt d'une différence de niveau et de point de vue. La « nature »
provoque le désir de communication mais la communication elle-même
est toujours sociale. Ainsi, le système de communication utilisé par le
malade pour informer le docteur de sa maladie se distinguerait des autres
systèmesnon par son caractère naturel, mais, comme le remarque justement
Ostwald, par le fait que « ni l'émetteur ni le récepteur ne savent par
avance quel code transmettra l'information significative sur la maladie »
(p. 12).
Cette conclusion s'impose avec d'autant plus d'évidence à propos des
gestes conventionnels ou du comportement quotidien : leur caractère
« naturel » ou même motivé est une illusion. Les exemples cités par W» La
Barre en sont, une preuve convaincante. On peut partir d'un signifiant
identique (p. ex. montrer sa langue), et trouver les signifiés les plus
contradictoires chez les divers peuples ; ou inversement, partir d'un signifié (tel
que la satisfaction) pour voir les formes multiples qu'il peut prendre dans
les différentes parties du monde. Les psychologues essayaient de voir une
motivation naturelle à l'inclinaison affirmative de la tète : ce serait le geste
de Penfant cherchant l'air. Il suffit cependant de quitter l'Europe
occidentale, pour s'apercevoir que le même signe peut désigner la négation ou
que l'affirmation trouve bien d'autres formes (p. ex. courber le menton
d'une certaine façon, à Ceylan). Il n'y a pas de gestes naturels : a les gens
marchent différemment dans les différentes sociétés » (p. 195). Une toute
autre question est de savoir si ces habitudes sont innées (héritées) ou
apprises au cours de l'éducation : dans les deux cas, elles restent
caractéristiques d'une société donnée.
Une autre limite est posée à la sémiologie par les psychologues. Elle
est formulée clairement dans le Post-scriptum du rapport de G. Mahl
et G. Schulze, les rapporteurs de la session sur la psychologie. Il y a, à leur
avis, une nette opposition entre l'approche des linguistes et des
anthropologues, d'une part, et celle des psychologues, d'autre part. Les
psychologues s'intéressent à la façon dont un individu exprime ses émotions ; la
personnalité étant une unité qui se suffit à elle-même, tout doit être
considéré dans sa perspective. Par contre, les linguistes et les anthropologues
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1. Le texte de Volockaja et al. indique correctement, à notre avis, que le langage des
gestes ne connaît pas la hiérarchie des niveaux (p. 70).
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1. Pour une vue d'ensemble sur celle-ci, voir le livre de Th. A. Sebeok Zoosemiotics,
The M. I. T. Press, Cambridge (en préparation).
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enviable dans aucun des cas, bien que pour des raisons différentes : dans le
premier cas, parce que le champ est trop homogène pour laisser place à
une autre science que la linguistique ; dans le deuxième, parce que le
champ est trop hétérogène pour qu'une unification complète lui soit
profitable (pensons à l'influence néfaste du caractère interdisciplinaire qu'ont
ces conférences américaines où les spécialistes doivent parler la langue des
non-spécialistes pour se faire comprendre).
Les perspectives sémiologiques sont-elles aussi sombres qu'elles nous
ont soudain apparues ? Elles le sont dans la mesure où la sémiologie cherche
à isoler un champ qui lui soit propre ; dans la mesure où elle se satisfait
,de nommer des phénomènes bien connus de termes linguistiques. Après
avoir dit que toute l'activité humaine est significative et qu'elle relève
de la sémiologie, on n'a encore rien dit. Et pour faire un pas en avant, il
ne suffit pas d'employer les mots « signifiant » et « signifié », « morphème »
et « trait distinctif ».
Ces perspectives nous paraissent beaucoup plus prometteuses dans le
cas où le rôle de la sémiologie se réduit à donner un cadre général ou
quelques principes fondamentaux. Ces principes peuvent établir l'unité des
sciences humaines actuelles, mais non pas prescrire la forme que prendront
les recherches dans chaque domaine particulier. Unir la psychologie, la
sociologie, la musicologie, la poétique en une seule science et l'appeler
sémiologie n'est pas une condition nécessaire à leur progrès ; par contre,
chacune de ces disciplines peut profiter d'une explicitation et d'une
formulation plus précise de ses postulats dans le cadre sémiologique. Le rôle
que nous lui accordons est proche, on le voit, de celui d'une épistémologie.
C'est peut-être ainsi qu'on arrivera à abandonner le conditionnel et les
verbes modaux, en parlant de la sémiologie : on n'a que trop entendu ce
qu'elle veut, peut ou doit nous faire connaître. Il est temps de commencer
à employer l'indicatif et de dire ce qu'elle est K
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Université de Sofia.
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