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L'Homme et la société

Linguistique et sciences sociales : après le structuralisme


Pierre Achard

Abstract
Pierre Achard, Linguistics and the Social Sciences : Post-structuralism
What role does linguistics have in the social and human sciences ? An initial response to this question was proposed
around I960 by the structuralist movement, inspired by Claude Lévi-Strauss. Linguistics was considered a model, and the
method of phonology was transposed to different fields. However, the lack of specificity proper to this method made it
difficult to determine what was proper to language. Since that time, developments in linguistics have simultaneously
worked to limit the application of methodologies borrowed from other fields and to stimulate the study of language as a
part of social processes. Today, the social sciences are less interested in how the object of research functions as
language, and more interested in how it functions with languages.

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Achard Pierre. Linguistique et sciences sociales : après le structuralisme. In: L'Homme et la société, N. 97, 1990. Est-
Ouest : Vieux voyants, nouveaux aveugles. pp. 67-81.

doi : 10.3406/homso.1990.2489

http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1990_num_97_3_2489

Document généré le 16/10/2015


Linguistique et sciences sociales :

après le structuralisme

Pierre Achakd

Le terme de sciences sociales sera pris ici avec son extension


maximale. Je ne distinguerai pas a priori entre sciences sociales et
humaines.
On sait qu'au sein de cet ensemble complexe de disciplines qui se
situent entre la biologie et la philosophie et concernent l'Homme, en
tant qu'espèce naturelle mais aussi en tant qu'être rationnel, la
linguistique a joué un rôle tout à fait spécifique depuis le milieu des
années 50. Mais, par contre, on mesure plus mal en quoi la linguistique
a profondément changé depuis cette époque, et comment, parallèle
ment, la place que les autres disciplines lui attribuent a été elle aussi
profondément modifiée. Ce que je présenterai dans cette contribution
est un essai de clarification des enjeux actuels liés à ce problème et de
prospective des programmes de recherche que ce diagnostic permet
d'envisager.

Les hypothèses du structuralisme

Il a lieu de distinguer dans le mouvement structuraliste, deux points


assez différents : les hypothèses du structuralisme en tant qu'école
linguistique, et la façon dont ces hypothèses ont été étendues à d'autres
domaines de recherche.
Pour ce qui est du structuralisme en linguistique, je m'appuierai
largement sur ce qu'en dit Jean-Claude Milner. Ce programme de
recherche se caractérise par l'application systématique aux données de
langue, d'une épistémologie du minimum. Cette épistémologie se
caractérise par une méthode qui est celle de la commutation et la notion
de pertinence.
La notion de pertinence repose sur l'idée que la linguistique ne vise
pas à décrire, par exemple, la phonétique des langues naturelles, mais
seulement le système des oppositions auquel on peut réduire cette
phonétique pour rendre compte de l'existence d'effets de sens. Il s'agit
donc d'abstraire, à partir des données concrètes, ce qui a valeur
signifiante, sous forme d'oppositions.
Ces oppositions peuvent être mises en évidence par l'épreuve de la
commutation : on localise dans la chaîne parlée un site d'extension

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donnée (phonème, place syntaxique, place sémantique) et on constitue
la liste des objets de même niveau susceptibles de venir à cette place.
Une description est alors assimilable à une typologie des places et à une
typologie des objets susceptibles d'occuper ces places. Deux objets sont
distincts s'ils peuvent se trouver soit en opposition (s'ils sont
susceptibles d'occuper 4 la même place, mais en entraînant des
différences de sens), soit en contraste (occupant des places successives
dans une même production). Deux unités qui ne sont pas distinctes de
ce point de vue strictement formel pourront être identifiées sans
inconvénient (notion de variante combinatoire) même si elles n'ont rien
en commun du point de vue physique. Ainsi deux sons n'ayant aucune
parenté phonétique pourront être considérés comme des réalisations
d'un même phonème, non seulement s'ils ne s'opposent pas (si leur
commutation sur un même site ne provoque pas d'effet distinctif), mais
aussi s'ils sont en distribution complémentaire. Un exemple du premier
cas est la double réalisation en français du phonème r (qui, du point de
vue phonétique sera uvulaire ou vélaire). Un exemple du second cas
(distribution complémentaire) est la réalisation du verbe aller tantôt par
le radical ail- (il allait) tantôt par le radical v- (il va) dans la conjugaison.
La linguistique structurale a eu d'incontestables succès dans le
domaine de la phonologie, et a pu éclairer de façon intéressante
certains problèmes de morphosyntaxe et de sémantique. Elle pouvait
en outre se prévaloir d'une révolution scientifique, puisqu'elle était en
rupture avec la grammaire comparée qui, de son côté, avait constitué
un apport scientifique reconnu.
Mais cette situation ne suffit pas à expliquer que le modèle
structural ait joué un rôle de modèle pour les sciences sociales en
général. Pour le comprendre, il me semble qu'il faut tenir compte de
trois faits, deux d'entre eux étant de principe, et le troisième étant
« accidentel » :
la recherche de modèles de scientificité qui caractérise les
sciences sociales
l'absence de spécificité du modèle structuraliste
la personnalité de Claude Lévi-Strauss.

La recherche de modèles de scientificité dans les sciences sociales.


Il était courant, à la fin des années 50 et au début des années 60, de
parler de la situation des sciences sociales en termes de retard {par
rapport aux sciences exactes). Alors que l'épistémologie des sciences de
la nature est un discours qui s'est développé postérieurement ou
simultanément à leur élaboration, c'est un volontarisme épistémologi
que qui est à l'origine des sciences sociales. La sociologie en particulier
est d'abord issue de considérations théoriques d'Auguste Comte, avant
de se réaliser comme discipline. En histoire ou en grammaire, la
référence à la science est tardive. L'application aux domaines humains
des méthodes des sciences naturelles apparaît comme un impératif et

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non comme le développement spontané d'une nécessité interne. Ceci
signifie que la démarche des sciences sociales repose sur l'application de
modèles dans des domaines où ils ne sont pas apparus spontanément.
* Ceci n'est pas sans conséquences. Les diverses sciences exactes
(physique, chimie, biologie) fournissent leur contingent de modèles
adaptés à travers des analogies. De plus, l'unité postulée de la science
conduit à chercher une continuité entre le naturel et l'humain. Deux
disciplines sont le plus souvent invitées à jouer un rôle de charnière
pour assurer cette continuité: la psychologie d'une part {dans une
séquence supposée continue physique-chimie-biologie-psychologie-
sociologie) et l'économie de l'autre (mobilisant une médiation possible
entre ks sciences fondamentales, les techniques et' l'organisation
sociale)»
En accédant la première à un statut scientifique sans s'être soumise
à cette double épistémologie du modèle et de la continuité, la
linguistique ouvre donc virtuellement une troisième voie, un modèle
alternatif possible pour les autres sciences sociales. Ce modèle présente
l'intérêt de ne pas être une transposition des démarches en vigueur
dans les sciences de la nature. Au contraire, la découverte du code
génétique peut donner l'impression que la biologie elle-même
emprunte ses méthodes à la linguistique, tandis que les développements
de l'informatique peuvent laisser croire que les technologies elles aussi
peuvent utiliser les principes linguistiques. On comprend alors en quoi
la linguistique offrait une image tentante pour se débarrasser du retard
accumulé et ne plus dépendre d'un modèle de scientificité qu'on ne
parvenait pas à rejoindre.

L'absence de spécificité du modèle structuraliste. Ce point,


souligné par Milner, est effectivement très éclairant. En effetr les
principes de recherche de la linguistique structurale, (pertinence,
segmentation, commutation, oppositions) sont suffisamment généraux
pour pouvoir s'appliquer à toute une série de données qui n'ont rien de
langagières. Pour des sciences à la recherche de modèles, le fait que les
principes de la linguistique structurale puissent être aussi aisément
transposables tombait bien. < .
On peut donc sans trop de difficultés traiter la parenté comme si les
femmes étaient des messages* les classes sociales comme des places
dans les rapports de classe, analyser les mythes comme combinatoire
d'éléments symboliques, dire que l'inconscient est structuré comme un
langage, etc
Mais ces recherches dont il ne faut pas minimiser ce qu'elles ont
de productif * il faut le souligner, ne trouvent pas leur origine dans
une réflexion sur le rôle du langage dans les processus sociaux. Elles
reposent sur le fait que les principes descriptifs qui se sont montrés
féconds en phonologie sont transposables dans d'autres domaines.
Tout au plus est-on amené à se passer de la contrainte de linéarité. Les

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différents objets que l'on analyse ainsi deviennent traitables comme des
langages parce qu'ils sont segmentables* donc analysables à l'aide de la
commutation et de l'oppositon. La théorie linguistique elle-même
postulait l'absence de spécificité de son objet, lorsqu'elle soutenait que
les langues peuvent différer entre elles autant qu'on veut 4 s'il n'y a pas
de limite à ce qui peut séparer deux langues, on ne s'étonnera pas de
trouver, dans le champ des objets descriptibles par les méthodes de la
linguistique, d'autres choses que les langues. ,
Le structuralisme linguistique offre donc tout à la fois un modèle de
scientificité venu de l'intérieur, même des sciences sociales et une
méthode originale ayant une très grande généralité pour décrire la
structure des données non quantitatives. Les contre-parties de cette
très grande généralité sont de deux ordres : les structures dégagées sont
pauvres, le fonctionnement de la méthode est d'ordre taxinomique (il
permet de -. classer les données, non de les contraindre) et par
conséquent donne peu de prise à la réfutation. Il est vrai que, sur ce
point, les méthodes quantitatives basées sur la statistique souffrent en
général des mêmes défauts. Seules la psychologie et la psychologie
sociale expérimentales prétendaient à un statut basé sur la réfutabilité
et la reproductibilité, mais au prix d'un tel affaiblissement de la
pertinence qu'elles ne pouvaient s'ériger en modèle.

La personnalité de Claude Lévi-Strauss. Si la méthode structurale a


les bonnes qualités pour fournir un modèle alternatif aux sciences
sociales (par rapport au modèle de la physique), l'extension possible
n'allait cependant pas de soi. Le structuralisme linguistique est un
phénomène mondial, initié par Saussure à Genève, repris à Prague
autour de Trubetzkoi, en Russie autour de.Propp et Jakobson, en
France par Meillet et Martinet, aux Etats-Unis par Bloomfeld et Harris,
etc. Le structuralisme en sciences sociales est resté un phénomène
centré sur la France, quelle qu'ait été son audience internationale.
Certes, on a parlé de structuro-fonctionnalisme pour des auteurs
comme Parsons, Radcliffe-Brown, Merton, etc. Le phénomène est
différent, et il s'agit bien de fonctionnalisme, non de structuralisme au
sens de la méthode structurale. En effet, si ces auteurs peuvent
employer la notion de structure -r- sociale, de la personnalité, etc., ce
n'est pas sur le mode de l'opposition binaire, de la commutation et de
la pertinence.
C'est bien parce que Claude Lévi-Strauss a repris la méthode
structurale, a réduit la partie fonctionnaliste de son épistémologie à une
version formelle du modèle jakobsonien de la communication, et l'a
appliquée systématiquement à un secteur important des processus
sociaux (la parenté) que d'autres chercheurs ont pu s'autoriser du
modèle et de son extension^
Cette intervention a eu pour effet de reformuler la distinction,
historiquement héritée de la structure universitaire, entre sciences

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sociales et humanités. Claude Lévi-Strauss a en gros proposé de
considérer comme sciences humaines celles que le structuralisme a
concernées le plus directement (anthropologie, histoire, littérature,
linguistique, sociologie) et comme sciences sociales celles qui s'étaient
préalablement constituées sur d'autres modèles (essentiellement socio
logie et économie). On voit donc pourquoi je ne retiens pas ici cette
distinction : elle suppose résolu, d'une certaine manière (historiqu
ement datée), le problème de la place de la linguistique par rapport à ces
disciplines.*
Ce que Lévi-Strauss a donc permis, c'est que de nombreux
chercheurs puissent se saisir de la méthodologie structurale dans leurs
domaines respectifs. Il faut cependant souligner qu'un problème qui
n'était pas initialement posé fait retour dans ce mouvement.
En effet, si l'on examine ce qu'ont écrit les grands structuralistes
(Foucault, Barthes, Lacan, Vidal-Naquet, Destiennes, Greimas...) on
constate qu'ils ne se sont pas contentés d'appliquer la méthode
structurale à des données historiques, sociales, psychanalytiques, mais
qu'ils ont été en même temps amenés à s'intéresser au rôle joué par les
phénomènes d'ordre langagier dans leurs disciplines. Ceci étant, ces
démarches ne conduisent pas {sauf peut-être chez Foucault) à poser le
problème de l'articulation entre dimension linguistique et dimension
sociale. Pour le faire, il faut pouvoir formuler la question de la
spécificité du langage, c'est-à-dire prendre en compte l'évolution de la
linguistique elle-même, dans laquelle le structuralisme n'est plus
dominant. , .

La spécificité du langage

Je continuerai à suivre Jean-Claude Milner pour présenter les


problèmes fondamentaux de la linguistique post-structurale, bien qu'il
en tire une conclusion qui, on le verra, mérite pour le moins d'être
nuancée.:
La linguistique structurale a été remise en question, pour l'essentiel,
à cause de son incapacité à traiter la syntaxe de façon satisfaisante. La
syntaxe pose en effet; de façon plus cruciale que la phonologie, la
question du rapport entre l'attesté et le possible. Ceci pour deux
raisons.
La première, qui n'est pas de principe, tient à ce que la syntaxe est
observable à travers un vocabulaire beaucoup plus abondant que la
phonologie. Un système phonologique ne contient jamais plus d'une
cinquantaine d'unités. Une distribution qui n'est jamais attestée peut
raisonnablement être considérée comme impossible. Avec des vocabul
airesde dizaines de milliers de mots, la combinatoire est beaucoup
trop abondante pour que la position soit tenable.
Mais en outre, il se pose, en syntaxe,' un certain nombre de
problèmes de structure qui ne peuvent pas s'exprimer en termes de
places. Ainsi, en français, peut-on dire r

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Pierre mange la pomme '
la pomme que Pierre mange \. . , .
la pomme que mange Pierre.,
Il n'y a pas de moyen distributionnel simple pour décrire le fait que
Pierre est toujours sujet et la pomme complément du verbe manger. De
tels phénomènes constituent des « paradoxes positionnnels »* suivant
l'expression de Milner^ « <
Or si le paradoxe positionnel est au centre de la syntaxe (il motive la
grammaire transformationnelle, aussi bien dans la version harrissienne
que chomskienne, les positions de Tesnières, et l'approche de Culioli),
il est peu pertinent en phonologie,. Les linguistes actuels ont tendance»
de ce fait, à dire que la syntaxe est devenue la partie centrale (le « noyau
dur ») de la linguistique, et qu'elle a remplacé la phonologie dans ce
rôle parce que ses propriétés sont celles qui caractérisent le langage
comme objet de la linguistique» , . . . , i
. Or* si la linguistique se caractérise par la nécessité de traiter le
paradoxe positionnel, ceci implique à son tour , de , passer de
L'observable direct (les productions) à une interprétation {structura-,
tion, jugement degrammaticalité),i Et les méthodes y perdent leur
généralité, deviennent non transposables en ce sens qu'il n'y a pas de
paradoxe positionnel hors de la langue? ,
De ceci, il résulte un curieux décalage A la fin des années 60 et
dans les années 70, le paradigme structuraliste est plus ou moins admis
dans l'ensemble des sciences sociales t même si souvent il s'agit d'une
révérence purement nominale et si les exigences réelles de la méthode
ne sont pas toujours respectées. Mais en même temps, le structuralisme
est sur la défensive, voire relégué dans l'histoire de son domaine
propre : la linguistique. Parallèlement, la sémiotique s'étend aux
systèmes de signe en général, tandis que la linguistique generative,
maintenant dominante, s'éloigne de plus en plus de l'idée que la langue
soit un système sémiotique.'. .
De cette évolution contradictoire, il va sortir une profonde
réorganisation du champ épistémologique des sciences sociales, portant
au premier plan > les sociolinguistiques r- même i si leurs succès
médiatiques n'ont pas l'ampleur de ceux du structuralisme. Il est vrai
que l'organisation des' savoirs qu'elles impliquent .est bien plus
complexe.

Les sociolinguistiques et la philosophie du langage

On peut dire que, tandis qu'en France, le mouvement structuraliste


s'organisait autour de la linguistique structurale comme modèle,
l'Allemagne, le monde britannique et l'Amérique du Nord posaient la
question de la place du langage dans le processus social. Alors que^
semble-t-il, les travaux structuralistes français jouent aujourd'hui un

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rôle important dans l'enseignement sociologique de hase du monde
anglo-saxon, les préoccupations classiquement anglo-saxonnes devien
nentdominantes en France. Curieux chassé-croisé qui.réclameun
examen d'ensemble. ..
On ne peut, en effet, réduire, comme lé fait Milner, l'histoire. des
sciences du langage au cours des trente dernières années à l'affront
ement entre structuralisme et générativisme autour de la question de la
syntaxe. Un foisonnement de recherches dans lesquelles je vais essayer
de mettre un peu d'ordre pour pouvoir en parler, a eu lieu. Nous les
classerons en quatre catégories, suivant deux critères : la discipline
dominante, et l'accent mis soit sur la pluralité externe des pratiques,
soit sur la dynamique du processus langagier. ,
Les travaux de la sociolinguistique variationniste sont centrés sur la
discipline linguistique, et montrent que, même à l'intérieur d'une
langue, la description linguistique doit inclure une part de variation.
Pour le montrer, il faut voir que l'hypothèse des dialectes sociaux ne
suffit pas : la différence entre les parlers « populaire » et « distingué »
est statistique, et doit tenir compte d'une dimension « stylistique ». Il
n'y a pas d'un côté la langue populaire et de l'autre la langue
bourgeoise, mais il y a un champ de variation qui est le même pour
l'ensemble des locuteurs, et dans lequel les différents groupes sociaux
ont des comportements qui se distinguent par la fréquence des choix
effectués. Une fois défalqués les effets des variables explicatives d'ordre
social ou situationnel, reste une variation inhérente Ce résultat
essentiel est établi de façon rigoureuse en phonologie, car il est possible
de reconnaître plusieurs réalisations phonétiques du même mot ou delà
même phrase. Par contre, k variation est techniquement plus-délicate à
étudier à d'autres niveaux de la langue, car il est difficile sinon
impossible de prétendre à l'équivalence sémantique de deux syntaxes
différentes, surtout si elles sont en variation. Le résultat établi dans le
domaine de la > phonologie permet néanmoins de - postuler ce
phénomène de variation pour l'ensemble des niveaux. Mais alors, où se
termine la variation intra-linguistique et où commence la dialectîsa-
tion ? L'expérience de la sociolinguistique variationniste conduit, à
douter, sur le plan le plus général, que la linguistique soit en mesure de
dire, sur ses seules bases, où une langue s'arrête et où commence une
autre. De ce fait, le problème de la délimitation des langues se trouve
renvoyé à la sociologie.
La sociologie du langage au sens Fishmanien va s'appliquer à
clarifier le problème des limites des langues d'un point -de vue
sociologique. Le maître mot est celui de spécialisation fonctionnelle :
qui parle quelle langue à qui et quand ? Bien entendu, cette sociologie a
toutes les caractéristiques d'une sociologie régionale : les langues y sont
traitées comme des pratiques particulières et la sociologie du langage
dans ce sens est un sous-ensemble de la sociologie de la culture. Son
importance tient à ce que c'est elle qui permet de savoir comment se
constituent socialement, les objets « langue » que traite le linguiste.

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Le rapport interdisciplinaire est profondément différent quand on
considère, non plus la variation et la différence des langues, mais le
processus langagier. Il est alors clair que, dans les disciplines sociales en
général, le rôle joué par le langage est central, s Le linguiste et
sémioticien soviétique Bakhtine a pu avancer, à bon droit selon moi,
que ce qui caractérise les sciences sociales par rapport aux sciences de
la nature, c'est que leur objet n'est pas simplement de l'ordre du fait
observable brut, mais comporte toujours la dimension de l'interpréta
tion. Or, qui dit interprétation dit langage, et la différence entre nature
et culture se ramène alors à la position énonciative que le locuteur
adopte à l'égard de son objet. \
Cette conception des sciences sociales n'est pas absolument neuve,
elle se trouve dans le xix4 siècle allemand (de Kant à Marx), et s'oppose
assez nettement à l'épistémologie comtienne d'une physique sociale ou
aux formulations du socialisme scientifique chez Engels, qui situent la
dialectique historique dans la continuité d'une dialectique de la nature
et effacent de ce fait le rôle du sujet historique comme agent réel
(Santamaria). On la retrouve dans les écoles contemporaines, tant chez
les successeurs de Schutz et de la phénoménologie, ethnométhodolo-
gues (Garfinkel) et interactionnnistes symboliques (Goffman, Gum-
perz),v. que; dans le. courant de * l'éthique de la * communication
(Habermas)* En> histoire, elle conduit, comme' le* fait Jacques
Guilhaumou à mettre f accent sur l'archive contre les historiographies,
sur le point de vue de l'acteur contre les interprétations postérieures à
Pévénementi '
Bref, les sciences sociales; et en particulier la sociologie, peuvent
considérer les langues de la même façon que leurs objets habituels, mais
elles ne peuvent faire de même avec l'activité de langage, trop
étroitement indiquée avec leur objet. Reste à savoir comment il est
possible de prendre en compte cette activité, i .
Une première voie est ouverte par ce qu'on appelle la philosophie
du langage. Elle trouve son origine dans l'uvre de Ludwig
Wittgenstein, principalement dans* les investigations philosophiques.
Son travail a consisté à examiner Factivité langagière comme jeu de
langage. De nombreux travaux ont été effectués depuis, bouleversant
les idées qu'on pouvait .avoir sur la sémantique, et ont permis de
dégager k dimension paradigmatique du langage (Austin, Searle,
Ducrot et Anscombre, Fauconnier, etc.). Il est clair que les objets des
sciences sociales peuvent en général être considérés, au moins pour
partie, comme des jeux de kngage au sens de Wittgenstein puisque,
si l'analyse wittgensteinienne n'épuise pas le sens, du moins relie-t-elle
systématiquement le sens aux pratiques.,-
. La philosophie du kngage est Pobjet de toute une série de critiques,
venues de divers côtés. Le développement important d'une linguistique
pragmatique justifie en partie la critique de Milner, suivant laquelle, si
le projet de Wittgenstein est poussé à son extrême, la dimension
proprement linguistique du langage pourrait être entièrement réduite

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dans la sémantique sociale. Mais on peut aussi admettre que cette
dimension syntaxique et formelle, qui résiste à la sémantisation, joue le
rôle d'un arrière-fond nécessaire mais irréductible, sans pour cela
annuler la pertinence des analyses.
Plus fondamentale à mes yeux, est la critique de Pierre Bourdieu
dans Ce que parler veut dire. Elle peut se résumer de la façon suivante r
la philosophie du langage tend à réduire l'acte social à un jeu de langage
inter-individuel. Or il est facile de montrer que l'efficacité d'une parole
dépend étroitement * de rapports sociaux > préalablement établis,
c'est-à-dire de k légitimité du locuteur^ Cette critique est assez juste
lorsqu'elle porte sur des utilisations de sociologie spontanée par des
linguistes pragmaticiens, mais selon moi, sa formulation est trop
extensive : s'il est vrai que la légitimité à une place sociale est un
élément essentiel de réalité d'un acte de parole (la pragmatique sociale
n'est pas réductible à sa dimension linguistique), cette légitimité n'est
pas d'origine extra-langagière, mais s'appuie sur l'existence antérieure
de discours de légitimation^ .. ¦
La philosophie du langage semble par contre adoptée par les
sociologies phénoménologiques et également par certains tenants du
courant- habermasien. Cela correspond au fait que ces courants
supposent l'un comme l'autre que le membre d'une société est en
mesure d'appréhender de façon régulière le sens des conduites sociales,
par une appréhension à la fois consensuelle et rationnelle. L'identifica
tion imaginaire de l'analyste avec le membre, qui est un trait constant
de l'analyse pragmatique, convient donc à ces sociologies, alors qu'elle
est en assez nette opposition avec les hypothèses de Bourdieu aussi bien
qu'avec celles avancées par Bakhtine ou Foucault, pour lesquels (et
bien que de façon tout à fait différente) le processus social se déroule
sur un mode irréductible à l'appréhension, consciente ou non, que les
acteurs individuels peuvent en avoir.

Discours et sociologie du langage

Dans cette partie, je prendrai quelque distance avec l'évolution de


la situation actuelle, et j'avancerai quelques thèses qui ne font pas
l'unanimité.
Thèse 1 : Les sciences sociales ont pour objets des phénomènes du
vécu humain. Chaque discipline désigne donc ce que j'appellerai un
paradigme interprétatif sélectionnant un aspect de ce vécu, * Pour
constituer ce vécu en objet de connaissance, il lui suppose donc une
autonomie relative, dont la traduction en termes de délimitation et de
pertinence constitue ce qu'on peut appeler son horizon de clôture.
Commentaire : La thèse 1 suppose que le vécu humain est toujours
un vécu signifiant, et que si la démarche scientifique lui est applicable,
elle n'aurait pas à rendre compte simplement des conduites et de leur

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fonctionnalité,, mais aussi de l'interprétation des conduites par les
sujets. Plus exactement : l'interprétation des conduites fait partie des
conduites, et ne peut en être séparée. .
La sélection d'un aspect du vécu n'est possible que comme
limitation d'un point de vue interprétatif. L'économie, par exemple,
repose sur k possibilité supposée de s'intéresser aux pratiques
d'échange marchand d'un point de vue ne mettant en jeu que l'échange
lui-même et permettant d'ignorer ou de négliger «on contexte. De
même; la sociologie suppose que l'interprétation institutionnelle et
collective des rapports sociaux a une stabilité suffisante pour pouvoir
être étudiée en elle-même (par exemple sous k forme des idéal-types
weberiens), etc. .
Toute discipline se définit alors par son horizon de clôture, et par le
rapport qu'elle établit avec les autres disciplines, c'est-à-dire la
réduction qu'elle propose de leur objet. Ainsi, l'économie supposera
que ce qu'elle appelle conduite rationnelle (transitivité des choix) peut
être étudié et délimité dans le champ de la psychologie.
Deux disciplines jouent dans cet ensemble structuré un rôle
particulier : ...
k linguistique/ dont l'objet est le langage comme forme
signifiante. Elle ne suppose pas de filtrage particulier, et s'intéresse
donc aux formes. C'est en quelque sorte le point de vue minimal qui
étudie les contraintes communes à tout matériel kngagier interpré
table ;
la philosophie, qui reste à l'horizon des sciences sociales. Elle
partage avec elles le souci interprétatif, mais ne borne pas son objet. Si
l'on met à part les applications purement techniques, les sciences
sociales sont des discours sociaux rationalistes dont les effets sont à
envisager dans la perspective d'une « sagesse ». Elles ont des rapports
étroits aux normes, et la philosophie est en quelque sorte le lieu où ce
rapport aux normes s'actualise. Ceci d'autant plus lorsque la dimension
interprétative est prise en compte. L'herméneutique (Paul Ricur), la
philosophie du langage (Wittgenstein), la phénoménologie (Alfred
Schutz) posent des questions qui touchent toutes les sciences sociales.
Non qu'il faille les réduire à une philosophie appliquée, mais plutôt
dire que les significations partielles qui se dégagent de chaque
discipline ne peuvent se mettre en perspective qu'à partir d'un point de
vue externe, qui n'est pas spécifiquement disciplinaire et relève à ce
titre de la philosophie. v

Thèse 2 : Les processus signifiants passent par le langage. La notion


centrale pour les disciplines autres que la linguistique est le discours. '

Commentaire : Cette thèse est distincte de la précédente. Dire que


les sciences sociales doivent non^ seulement interpréter, mais rendre
compte des interprétations des acteurs est une chose. Dire que les
interprétations des acteurs sont prises dans le langage en est une autre.

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Et préciser que les interprétations reposent sur k dimension
linguistique en est encore une autre.
U est commode de distinguer, à cet égard, signification et sens. Il est
de nombreux cas en sciences sociales» où l'analyste (par exemple le
sociologue) peut légitimement interpréter une situation parce qu'il en
partage la compétence avec les participants. Les sciences sociales, il
faut bien le dire, procèdent le plus souvent ainsi. L'expérience de
l'analyse de discours, depuis trente ans, a montré que certaines
dimensions essentielles échappent alors.
L'analyse de discours, dans sa version française, a été développée à
partir du structuralisme, comme interrogation sur la place du langage
dans les processus sociaux. Le lien avec le structuralisme est assuré
essentiellement par Michel Foucault, dont la leçon inaugurale,
« L'ordre du discours », peut être considérée comme un programme
organisateur de ce point de vue. On citera le nom de Michel Pêcheux
comme le principal auteur de la problématique, ceux de Zellig Harris,
Emile Benveniste, Antoine Culioli et Jenny Simonin-Grumbach comme
les références linguistiques essentielles.
L'enjeu de k thèse avancée est un double refus des « fondamental
ismes » : rejet de l'hypothèse d'une détermination en dernière instance
par les techniques et leur évolution ; rejet de l'hypothèse de
Sapir- Whorf d'une détermination en dernière instance par la langue.
La notion de discours est la conséquence de cette double
exclusion : le sens, comme effet social ou psychosocial de l'énoncé
attesté, est tributaire de la structure linguistique attachée à cet énoncé
(sa signification), mais ne s'y limite pas. Il est tributaire également de
l'accumulation des énoncés, de leurs rapports déjà établis par les
énonciations antérieures, des légitimités déjà acquises par les locuteurs.
Il est aussi tributaire des pratiques en général, et non des seules
pratiques langagières, mais n'en est pas simple reflet, il contribue à les
faire émerger et à les organiser. On parle alors de matérialités
discursives.

l'interlocution
Thèse y : Ilety ce
a lieu
qui de
relève
distinguer,
de la représentation.
dans le discours,
Dans
ce qui
l'ordre
relève
de de
la

langue, c'est la dimension de l'énonciation qui permet de mettre en


évidence cette distinction.
Commentaire : Pour des raisons sans doute liées à ce qu'on appelle
« la modernité », lorsqu'on se repose, actuellement, sur sa propre
compréhension intuitive, on est beaucoup plus à même de reconnaître
la dimension des représentations que celle de l'interlocution. C'est là
que réside la faiblesse essentielle de l'analyse de contenu utilisée en
sociologie, ou en psychologie ou des méthodes de la lecture
d'archives en histoire.
De même, la linguistique generative accorde-t-elle une place
marginale ou inexistante à l'énonciation, produisant de ce fait une
syntaxe essentiellement centrée sur l'énoncé à la troisième personne du

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singulier et du présent. L'énonciation apparaît alors comme un
supplément.
Or, dans la plupart des langues (selon moi, dans toutes), on peut
montrer que les marqueurs qui relèvent de l'énonciation (ce qu'on
appelle les déictiques) ont un fonctionnement beaucoup plus gramma-
ticalisé, plus régulier que la masse du lexique. Leur étude formelle en
termes de signification est relativement aisée.
Et l'interprétatttion en termes de sens dans le discours conduit à
envisager un fonctionnement beaucoup plus direct que celui des
représentations. En effet, l'effet social d'une représentation suppose
que celle-ci régule l'action à la façon dont un maçon se sert d'un plan
d'architecte. Le domaine du langagier et celui de la pratique sont
supposés disjoints. Dans le cas des opérateurs énonciatifs, au contraire,
il n'y a pas d'écart entre le fait de s'adresser à quelqu'un et le fait de
recourir aux formes linguistiques de la seconde personne. L'énonciat
ion désigne directement l'acte de parole sans qu'il soit besoin de
distinguer le langagier et l'extra-langagier.
Dans cette perspective, et d'un point de vue discursif (et non pas
linguistique), on voit que les représentations elles-mêmes sont titulaires
d'une énonciation : elles ne peuvent fonctionner qu'à partir d'un point
de vue.
Thèse 4 : Les interlocuteurs partagent la forme extérieure des
énoncés, mais pas le sens.
Commentaire : Il s'agit là du principe dialogique, énoncé vers 1924
en URSS sous la signature de Voloshinov, et attribuable à Bakhtine. La
redécouverte de ce principe et de ces auteurs, à partir de 1978 est une
bonne auto-illustration de ce principe : le post-structuralisme est une
conjoncture plus favorable à l'idée de dialogisme que le marxisme
soviétique des années 30. Il n'est nullement évident que le sens de cette
thèse dans son contexte de production soit superposable à son effet de
sens dans les années 80.
La conséquence, c'est qu'il n'y a pas d'interprétation vraie, qui
serait opposable à des interprétations erronées. U y a des groupes
sociaux, ou des pôles sociaux, qui s'affrontent autour des interprétat
ions, et le fait qu'une interprétation l'emporte sur une autre est une
question de pouvoir, non de vérité abstraite et suspendue. Que le
pouvoir passe lui-même par des processus discursifs n'enlève pas de
pertinence à la remarque.
Une conséquence seconde, mais non pas secondaire, de ce point de
vue est que la notion de discours interdit de séparer la dimension
langagière et la dimension pratique. L'économie, par exemple, peut
être conçue comme l'affrontement dialogique des sujets sociaux autour
du sens à donner à des énoncés tels que « 5 francs », énoncé en
situation. Cet affrontement, d'une façon extrêmement schématique, a
lieu entre l'usage de l'objet anticipé par l'acheteur et l'estimation d'un
profit anticipé par le vendeur. Un autre exemple, moins artificiel, est

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celui de la notion de qualification, étudié par Josiane Boutet. Cette
notion fait l'objet d'un affrontement entre ouvriers et patrons, les
premiers y voyant une catégorisation sociale entraînant une variation de
salaire, les seconds des propriétés intrinsèques de la personne de
l'ouvrier, utilisables dans la production. Cette différence peut se mettre
en évidence par l'étude des façons de parler de la qualification, en
termes d'énonciation : dans le discours des ouvriers, le patron donne
ou refuse telle ou telle qualification.
Thèse 5 : Les sciences sociales sont des discours en continuité avec
leur objet. Elles comportent un aspect descriptif, en tant que sciences, et
un aspect normatif en tant qu'elles sont sociales.
Commentaire : En prenant comme primitifs les termes de social et
de naturel, on peut avancer quatre énoncés possibles :
(1) les sciences naturelles sont des phénomènes naturels
(2) les sciences naturelles sont des phénomènes sociaux
(3) les sciences sociales sont des phénomènes naturels
(4) les sciences sociales sont des phénomènes sociaux.
Ces quatre énoncés n'ont pas les mêmes conséquences. On peut
illustrer (1) en disant par exemple que la théorie physique se réalise
sous forme d'appareils et d'expériences. Il se traduit par le principe
d'incertitude d'Heisenberg. Mais les théories sont avant tout des
discours de représentation du monde naturel, et le monde naturel se
définit en quelque sorte par le fait qu'il n'interprète pas. L'énoncé (2),
lui, dit que les sciences naturelles sont interprétables, et que de ce fait
leur interprétation n'est pas autonome des systèmes sociaux interprétat
ifs en général. (1) et (2) ne sont pas logiquement contradictoires, leur
conjonction signifie simplement que les objets de la science sont
construits (Bachelard). (3) n'a pas de conséquences particulières, il se
regroupe simplement avec (1) pour parler des sciences en général. (4)
par contre, a des conséquences importantes.
Ces conséquences sont sensibles même en linguistique. Par
exemple, Milner asserte que l'objet de la linguistique n'est pas les
énoncés produits, mais la norme qui les régit. Un énoncé attesté est un
discours, ce n'est pas nécessairement un objet licite de la langue (il peut
être a-grammatical). Un linguiste, donc, qui décrit k norme sous forme
de théorie syntaxique, formule en même temps une norme possible.
Rien ne prouve que, ce faisant, il ne la déplace pas. De plus, quiconque
a participé au travail des linguistes sait à quel point le fait d'exhiber des
contre-exemples conduit ceux qui en discutent à s'écarter de leur
réaction syntaxique première, soit en refusant pour des raisons
théoriques des énoncés qu'ils auraient peut-être produits ou acceptés
dans des situations plus naturelles, soit au contraire en s'habituant à un
forçage de règles qu'ils n'auraient pas transgressées spontanément. A
fortiori, dans d'autres disciplines. L'auto-validation ou l'auto-réfutation
sont des caractéristiques fréquentes des énoncés de sciences sociales.
Il y a donc lieu d'examiner d'un point de vue discursif, les discours

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tenus dans les sciences sociales. On pourra y distinguer, avec les outils
de l'analyse énonciative, des interlocuteurs directs ou indirects, et des
« objets », c'est-à-dire des humains qui ne sont pas traités comme
interlocuteurs. Ceci permet » de distinguer entre la composante
normative et la composante descriptive de ces discours, mais ne permet
pas de régler le problème de ce qu'on peut faire de cette constatation.
Deux attitudes sont alors schématiquement possibles. On peut
assumer activement cette contrainte, comme le font Habermas, ou
Boltanski et Thévenot. On peut également la considérer comme un
« résidu », un point aveugle qu'on ne peut maîtriser, mais à partir
duquel du vrai et du faux peuvent se dire. A l'extrême, cette seconde
attitude peut aller jusqu'à la forclusion et le refus d'envisager la
dimension normative. Dans la pratique, les deux attitudes se trouvent
dans un rapport dialogique : les mêmes énoncés circulent entre les
deux positions, en recevant des interprétations différentes.

Conclusion

La place particulière de la linguistique parmi les sciences sociales


est en rapport étroit avec leur constitution en sciences interprétatives,
ce qui les détache du modèle normatif des sciences de la nature qui
avait présidé à leur émergence.
Le structuralisme avait dans un ¦> premier temps permis ce
détachement par la promotion du modèle sémiotique comme modèle
général de la signification, modèle non spécifique à la linguistique. Sans
que ce modèle soit épuisé dans toutes ses applications (on pourrait par
exemple montrer qu'il continue à être fécond en ce qui concerne
l'esthétique, et il peut rendre localement des services sur des points
précis), son importance est actuellement beaucoup plus limitée.
La première raison en est qu'il a perdu sa position centrale en
linguistique, qui a développé des méthodes et des théories qui sont
spécifiques au langage et aux langues, et qui ne sont pas directement
transposables.
La seconde est que l'interrogation des autres sciences sociales s'est
déplacée d'une vue paradigmatique du langage (en quoi les autres
niveaux de la vie sociale fonctionnent-ils comme le langage ?) à un
questionnement d'articulation (quelle est la place du langage dans les
autres niveaux de la vie sociale, et comment, jusqu'à quel point k
structure linguistique du langage peut-elle et doit-elle être prise en
compte ?).
Cette interrogation, à son tour, spécifie les contraintes normatives
qui pèsent sur la démarche scientifique dans le domaine des sciences
sociales. La notion de discours permet de formuler à la fois les
interrogations et les contraintes.

CNRS, INALF (URL3) Paris

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Références

Achard Pierre, « Sociologie et discours », Langage et société, n° 37, 1986.


Boltanski Luc et Laurent Thévenot, Les économies de la grandeur, Paris,
1987, PUF.
Bourdieu Pierre, Ce que parler veut dire. L'économie des échanges
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Cipriani Roberto (éd.), The sociology of legitimation. Current sociology, vol.
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Flader Dieter et Trotha Thilo von, « Positivisme et ethnométhodologie »,
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Guilhaumou Jacques, « L'historiographie de la Révolution française existe i
je ne l'ai pas rencontrée », Raison présente, 01-1981.
Leach Edmund, Lévi-Strauss, Londres, 1970, Fontana-Collins.
Maldidier Denise (éd.), «Analyse de discours: nouveaux parcours.'
Hommage à Michel Pêcheux », Langages, n° 81, mars 1986.
Milner Jean-Claude, Introduction à une science du langage, Paris, 1989, Seuil.
Santamaria Ulysses, Marx contre Marx. Philosophie et critique sociale, Paris,
1981, Université René Descartes.
Todorov Tzvetan, Mikhaïl Bakhtine et le principe dialogique, suivi de Ecrits du
cercle de Bakhtine, Paris, 1981, Seuil.

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