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Jean Dubois
Joseph Sumpf
Linguistique et révolution
In: Communications, 12, 1968. pp. 148-158.
Dubois Jean, Sumpf Joseph. Linguistique et révolution. In: Communications, 12, 1968. pp. 148-158.
doi : 10.3406/comm.1968.1178
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1968_num_12_1_1178
Jean Dubois et Joseph Sumpf
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Disons que ces thèmes ont été sous-jacents à toutes les discussions entre
enseignants et enseignés et qu'ils sous-tendent les propositions de la commission
de linguistique.
2. Le discours révolutionnaire.
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rique ne sont pas les mêmes, on peut cependant constater qu'ils ont requis un
certain rapport entre les deux participants de la discussion : le « professeur »
était mis en contestation en sa double qualité d'enseignant et de représentant
d'une idéologie ; ce rapport impliquait une double asymétrie dans la mesure où
les enseignants étaient un petit nombre au regard de la masse des contestants et
où ils conservaient la maîtrise d'une rhétorique qui gardait sa puissance ali
énante et son prestige. Aussi la discussion devenait-elle impossible lorsqu'un
déséquilibre quelconque faisait obstacle à la communication : le nombre trop
important de participants avait pour conséquence de supprimer l'échange,
puisque la recherche de l'effet oratoire constituait nécessairement l'essentiel
du discours. On retrouvait alors, sous une autre forme, l'absence d'échange qui
caractérisait le discours didactique dans la structure pédagogique ancienne, les
conditions de la communication étant inverses, mais les rapports numériques
étant les mêmes. Discours polémique et discours didactique tendent à avoir les
mêmes propriétés lorsque le déséquilibre entre les termes de la communication
tend à retourner l'énoncé vers lui-même. En revanche, la durée de la communic
ation en deçà de laquelle les deux énoncés sont possibles est différente, le discours
polémique exigeant des limites relativement étroites, alors que les discours
didactiques gardent leurs propriétés pendant un temps plus long. Enfin, disons
que le cadre même dans lequel se tient le discours est lui aussi dépendant d'une
tradition rhétorique : le débat polémique s'ordonne dans un amphithéâtre, où
les participants « se situent » et où ils s'érigent en termes successifs de contestat
ion, alors que les discours didactiques exigent des salles, où les termes de la
communication s'ordonnent en fonction des propriétés « rationnelles » de l'énoncé :
fonction de redondance, de complémentation, de particularisation, de propos
itions généralisantes (réalisations concrètes exemplifiant l'institution), etc.
Le discours polémique peut être défini comme V affrontement de thèses person-
nettes à l'intérieur d'un ensemble idéologique commun, celui-ci étant alors défini
comme le modèle socio-culturel qui fonde l'institution universitaire et le savoir
qui y est transmis. Il est donc normalement constitué par des assertions succes
siveset opposées, dont les propriétés énonciatives sont proches de celles du
discours didactique, ce qui en permettra la transformation, mais dont les
embrayeurs sont différents. Le discours polémique implique un code commun,
dont une des caractéristiques est l'injure : celle-ci sert d'embrayeur, en ce sens
qu'elle assure l'autonomie des assertions enfermées entre deux interpellations,
cette autonomie étant réelle ou simplement supposée. Elle permet l'assertion
opposée qui se développe ainsi à l'aide de formules d'appel de contestation. Les
injures appartenant, dans le cadre présent, à deux modèles distincts, l'un renvoie
aux oppositions traditionnelles dans le discours socialiste de revolution! réforme,
maîtref esclave, etc., l'autre au modèle moral qui sous-tend toute possibilité
d'échange (la « bonne foi ») : d'un côté on aura « réformiste, paternaliste, corpor
atiste, réactionnaire, bureaucrate, etc. », de l'autre « malhonnête, salaud, etc ».
Dans la mesure où l'injure renvoie au système idéologique commun, elle implique
la réponse par une assertion sur le même modèle : aussi on aura en sens inverse :
« gauchiste, aventuriste, etc. » et correspondant à « malhonnête », le terme
d'« irresponsable ». La référence au même sous-ensemble idéologique que constitue
le modèle socialiste requiert que l'embrayage se fasse, soit sur le terme de a tra
hison » (celui-ci impliquant que l'énoncé n'est pas en réalité assumé par le sujet
d'énonciation : « se dire simplement révolutionnaire »), soit sur le terme de « verba
lisme» ; celui-ci implique le même phénomène, mais le terme contesté est inversé.
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magne ; mais la différence est que les discours tenus à Nanterre tendent, en l'ins
érant dans les perspectives nouvelles, à en institutionnaliser le fonctionnement.
Le concept d'autonomie est ainsi repris et explicité au niveau de la pratique : il
est tout aussi évident que la possibilité de porter la contestation au sein de
F « école linguistique » prend une valeur nouvelle. Les exposés de chercheurs
venus de l'extérieur se présentent comme des mises en question de l'ensemble
que constitue « l'école » et, de ce fait, en assurent l'évolution.
2) La définition de la linguistique comme science des langues et du langage,
et sa conception comme une méthode aussi fondamentale pour les sciences humaines
que peuvent l'être par un autre côté mathématiques et logique détermine les
règles du « modèle générateur » à travers lequel est conçu l'enseignement. Science
des modèles « humains », elle doit précéder l'acquisition d'un savoir, lui-même
résultat de méthodes d'analyse diverses, et relevant implicitement ou explic
itement de modèles théoriques. Aussi, dans une large perspective, il apparaît que
dans les deux premières années universitaires l'initiation à la linguistique doit
être conçue comme la mise en oeuvre de modèles de complexité différente dans
un champ d'application défini par une langue, et comme un élargissement pro
gressif des domaines d'application. Cela signifie, par exemple, que la première
année est constituée d'une initiation méthodologique à la linguistique correliée
aux deux formations mathématique et logique, et qu'elle se donne pour champ
la langue du sujet parlant ou celle qui est prise comme objet d'analyse privilégiée.
Linguistique, logique et mathématique forment les bases nécessaires de toute
science des textes et toute science de production du langage. Cette initiation
méthodologique précède toute analyse des résultats. Pour la deuxième année,
les problèmes diachroniques d'évolution, en prenant là encore comme champ
d'application une ou plusieurs langues, mettront à l'épreuve les modèles théo
riques, en même temps se fera un élargissement aux domaines correliés : initia
tionà la sociolinguistique, à la psycholinguistique, aux sciences de la communic
ation et à leurs techniques.
Un tel programme doit être celui de toutes les sciences humaines qui utilisent
à un moment ou à un autre les modèles du langage. Tronc commun des disciplines
qui veulent fonder scientifiquement une science des textes et une science du sujet
parlant, il laisse donc la place aux directions différentes de chacune des disciplines.
Il présente un caractère d'initiation méthodologique, le modèle étant mis à
l'épreuve sous des formes différentes selon le champ d'application : autrement
dit sa réalisation sera faite dans une langue objet (français, anglais, allemand, etc.)
ou comme composante d'une analyse d'ensemble (sociologie, psychologie).
3) La constitution d'un lieu de contestation dans la troisième année d'études,
qui se définit par Vaccession à une formation de spécialiste, modifie le type de
relation que l'on peut instituer entre les groupes de travail et les séminaires.
Dans le système ancien, les premiers répondaient aux applications méthodolog
iques d'une théorie définie dans les seconds, les deux assurant la transmission
du savoir. L'introduction d'un troisième terme modifie la structure ; il permet
seul le mouvement et la mobilité de l'ensemble. Le micro-groupe de travail de
cinq étudiants assure lui-même, par l'adjonction d'un moniteur de quatrième
année, la fonction dévolue à la transmission du savoir. Il se constitue en lieu de
questions, de demandes au groupe supérieur, formé de cinq micro-groupes
(vingt-cinq étudiants), dirigé par un enseignant-assistant. Ce groupe se constitue
alors comme lieu de contestation, après avoir approfondi les problèmes posés au
niveau du cours de base, transmis dans sa totalité aux divers groupes dès le début
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presque définitive pour le 1er juillet ; les cours et les manuels de base sont alors
en la possession de chacun et la période de transmission et de discussion de base
peut avoir lieu avec une certaine latitude selon les groupes. La période d'instal
lationest supprimée en octobre. On peut aussi concevoir un étagement dans
la rentrée des groupes et des années, dans la mesure où le travail de base
est largement entrepris avant que les séminaires ne commencent effectiv
ement.
En général, la différence entre ces deux types de discours est réduite à l'aff
irmation que les enseignants doivent être des chercheurs : autrement dit on conçoit
que les deux énoncés sont relativement identiques et cette identité est reconnue
au niveau du sujet de renonciation, puisque l'on considère, qu'il s'agit de la même
personne. Mais, en posant ainsi le problème, on en rend du même coup la solution
impossible, le nombre de facteurs constituant ce sujet étant infini et non réper
torié. On remarque aussi dans les propositions faites par diverses commissions
facultaires que l'antinomie enseignement/recherche est constamment réduite
par la primauté de l'enseignement (on parle d'enseignement des résultats de la
recherche) et celle de la pédagogie (tenue du discours didactique) : ainsi les tr
avaux universitaires (thèses, mémoires, articles), s'ils se voient déniés parfois
toute valeur pour définir la fonction d'enseignant, n'en acquièrent pas pour autant
une valeur dans la définition de la compétence de l'enseignant.
En fait la difficulté où l'on est de situer les rapports entre la recherche scienti
fiqueet la transmission du savoir vient de ce que les deux discours ne sont pas
identifiables et, par voie de conséquence, que les lieux d'élaboration du savoir
et ceux de l'enseignement ne sont pas identiques, même si l'on conçoit un certain
parallélisme ou une cohabitation. Le discours scientifique se distingue du premier
en ce sens que le sujet de l'énoncé s'y trouve contesté par le sujet d'énonciation :
l'énoncé scientifique ne cherche pas, comme l'énoncé didactique, à ce que l'inte
rlocuteur s'identifie au sujet qui énonce et dont est détruite ainsi l'originalité.
Au contraire, le discours scientifique assure la personnalité du chercheur, puisqu'il
se situe au point où on s'oppose à d'autres analyses, où l'on confirme une analyse
antécédente, ce qui revient au même puisque celle-ci est un corps de propositions
définies par une contestation. Il existe entre les deux discours une finalité dif
férente ; ils sont issus de deux types distincts de communication ; et les règles
qui président à leur constitution ne sont pas les mêmes (d'une manière très él
émentaire, on peut voir que les pronoms personnels ne sont pas les mêmes dans
les deux énoncés). Celui qui expose une recherche n'enseigne pas, car, au moment
même où il expose didactiquement, il ne tient plus un discours scientifique :
ou le sujet est incapable de passer d'un discours à l'autre (ce qui est le cas le plus
fréquent), ou le sujet tient des discours différents (ses « activités » sont dis
tinctes).
Aussi le problème de la relation entre l'enseignement et la recherche ne peut-il
se situer dans les personnes, dans les lieux ou dans la relation savoir/élaboration
du savoir, mais dans la possibilité de passer d'un discours scientifique au discours
didactique, et dans la maîtrise des règles qui en assurent le fonctionnement. Ce
caractère « personnel » que nous conférons au discours scientifique peut surprendre,
en un moment où le syndicat des chercheurs scientifiques pousse à l'esprit
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d'équipe, où tel article 1 établit une équivalence entre « personne — élite — r
echerche pure — système concurrentiel — rendement et statut (légitimé par le
rendement, etc.) » et critique « ce système ». Du point de vue de la méthode, le
linguiste est toujours pour le moins surpris de voir avec quelle légèreté on
constitue « des systèmes » où se mêlent, par exemple, rationalité du discours
scientifique ou didactique et rationalité économique, que celle-ci ressortisse de
la méthode des agrégats ou d'un modèle de planification comptable ou socio-
politique. Nous ne dirons rien ici de la tactique et de la stratégie syndicales.
Le caractère « personnel » du discours scientifique tient à des conditions fonda
mentales : 1) Le mouvement diachronique de la recherche scientifique manifeste
la constitution à tel moment, à partir de tel secteur, d'un front scientifique qui
s'exprime par des citations. Il est possible de constituer ces citations en corpus,
d'étudier la diachronie selon des modèles linéaires, comme semblent le faire un
certain nombre de chercheurs américains. 2) Le discours scientifique a affaire
à un réfèrent opaque (distinction de Quine entre vague et opaque) qu'il signifie
par l'hypothèse. 3) Le discours scientifique est issu d'un travail plus ou moins
chaotique de la part du chercheur. Celui-ci se débrouille, fait ce qu'il peut et non
ce qu'il veut. Certes il s'appuie sur une tradition, c'est-à-dire sur un discours
didactique plus ou moins approché. Il s'appuie également sur le discours, pol
émique ou non, formé par les citations. Mais, au-delà, tout discours scientifique
présente des segments très hétérogènes (« théorie — manipulations — résul
tats» etc.).
La linguistique met à plat l'ensemble des énoncés. Ils ne sont plus que des
énoncés et l'on éprouve toujours une certaine anxiété en se demandant s'il n'y a
pas eu que cela.
Il faut pourtant se poser cette question radicale si l'on veut approcher avec
quelque rigueur les problèmes dits de structure ou ceux, plus profonds mais
aussi plus obscurs, de l'action. Un premier pas est constitué par la typologie des
discours, dont nous avons tout au long de cet article donné quelques éléments.
La typologie, à la différence du corpus et plus encore de l'univers d'énoncés,
nous fournit un condensé de dimensions et en même temps des choix histor
iquement situés grâce auxquels l'ensemble, source — canal — récepteur, est comp
ris comme structure. Les structures du discours sont fortes, contraignantes.
Mais en même temps, en français, elles permettent des interférences faciles. Par
contre, si l'interférence est facile, la transformation, parce que consciente, exige
des énoncés longs, une étude attentive des ambiguïtés et des normes successives
qu'elles font intervenir. On ne peut pas dire que l'analyse de discours, la psychol
inguistique et la socio-linguistique nous éclairent amplement sur tous ces points.
Mais elles commandent, comme toute la linguistique moderne, une certaine
rigueur. Polémiquement, il serait possible d'affirmer ainsi que le passage du pol
émique au didactique a été une manœuvre du corps enseignant, une méthode
d'intégration, ou un psychodrame.
La rigueur peut se traduire en règles de discussion. Elle peut être une action
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en ce sens qu'elle fonde la communication sur un ensemble d'habitudes x. On peut
dire que le département de linguistique est parvenu à approcher ce résultat,
pratique. Cependant, lorsque le discours didactique ou le discours scientifique,
également traversés par le discours polémique, aboutissent à des propositions-
et que les propositions conduisent à des actes d'organisation, le discours devient
un contrat qu'aucune partie n'a intérêt à transgresser.
Le problème devient évidemment plus difficile lorsqu'il s'agit de passer de la
communication restreinte à l'institution au sens juridique du terme. Le passage
des propositions ou du programme à l'institution ne peut être le fait que de l'action-
Le seul critère de la rigueur à ce niveau ne peut être que la réussite 2.
Pour les linguistes de Nanterre, les principes de l'organisation de la vie étu
diante sont enfermés dans la notion d'Université critique impliquant la distinc
tion du discours didactique et du discours scientifique, tous deux dotés du moteur
de la contestation. Cela signifie qu'il faut distinguer l'institut de formation pro
fessionnelle (didaxie) et le laboratoire de recherche. Mais la séparation des types
de savoir et d'institution, non seulement ne contredit pas, mais exige leur union.
Du point de vue de la fonction sociale, le chercheur doit, à des périodes définies
en commun dans le laboratoire, enseigner ; l'enseignant ou le praticien doivent
pouvoir devenir des chercheurs. Du point de vue du discours didactique même,,
la demande étudiante va dans le sens de l'ampleur et de la rigueur à la fois. A-
deux ans de distance, il n'est plus possible de refaire le même cours parce que
l'étudiant a entendu, lu, travaillé autre chose ailleurs et qu'en même temps il
veut être sans cesse mieux armé, plus rigoureux. Il s'ensuit que, dans l'institut
ou le département de linguistique, une bonne partie de l'enseignement doit être
assurée par les chercheurs.
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