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M.

Jean Dubois
Joseph Sumpf

Linguistique et révolution
In: Communications, 12, 1968. pp. 148-158.

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Dubois Jean, Sumpf Joseph. Linguistique et révolution. In: Communications, 12, 1968. pp. 148-158.

doi : 10.3406/comm.1968.1178

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1968_num_12_1_1178
Jean Dubois et Joseph Sumpf

Linguistique et révolution

La création à la faculté de Nanterre d'un département autonome de linguis


tique, en mai 1968, était due à la rencontre de deux révolutions au premier abord
distinctes, l'une politique et l'autre scientifique ; ou, si l'on considère les « événe
ments de mai et de juin » comme une séquence d'énoncés, on dira que cette créa
tion se situait à l'intersection de deux types de discours, l'un scientifique, intéres
sant l'évolution de la linguistique elle-même, et l'autre, polémique, intéressant
la contestation d'un modèle socio-culturel et celle de sa représentation institu
tionnelle par des mouvements d'étudiants qui s'exprimaient par une rhétorique,
dont ils mettaient en cause, par ailleurs, la puissance d'aliénation. Les enseignants
et les étudiants linguistes de Nanterre, par leur appartenance à une faculté qui
a vu les premiers développements de cette remise en cause, et par leur adhésion
à divers groupements politiques, mais aussi par la conscience qu'ils avaient de
travailler dans une science en complète révolution, étaient relativement sensi
bilisés à un ensemble de problèmes et de sentiments qui se sont ordonnés autour
des termes « changement » (« mutation, révolution, réforme ») et « contestation ».

1. Situation révolutionnaire de la linguistique.

Qu'en était-il en effet de la situation de la linguistique en France? Ayant


acquis, avec les approfondissements successifs de ses modèles, une maîtrise
méthodologique et théorique qui a servi de cadre exemplaire et de référence ex
plicite aux sciences humaines, la linguistique ne se confond cependant avec
aucune des disciplines qui lui empruntent ses techniques, ses méthodes et ses
modèles ; elle n'est ni l'anthropologie sociale, ni l'analyse littéraire, elle n'est
pas une partie de la sociologie ni de la psychologie, même s'il reste ce fait essentiel
que chacune, dans la mesure où elle implique la nécessaire prise en considération
de la médiation du langage pour aborder son objet, est appelée à envisager d'une
certaine manière ses interrelations avec la linguistique. Mais celle-ci devait trouver
dans ses développements les plus récents une justification plus décisive, plus
singulière, à sa revendication d'autonomie. Quand elle n'était que science des
langues et qu'elle usait des modèles descriptifs qui renvoyaient à chaque idiome
comme à autant de systèmes autonomes, elle tendait à être aussi multiple et
polymorphe que peuvent l'être les langues. A un premier stade, historiquement
défini par les formes universitaires, on a eu autant de linguistiques qu'il existait

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de champs d'application : français, anglais, allemand, russe, espagnol, italien,


langues anciennes, etc. Cette première étape a été marquée en particulier par
la solution donnée au conflit entre les littéraires et les linguistes : les deux disci
plines ont été considérées comme interdépendantes dans le champ d'une langue
et cette autonomie relative a été sanctionnée par la création d'enseignements
propres aux seuls linguistes (1925-1966). A un niveau plus élevé, le conflit était
à la fois entre deux états d'avancement de la science, les progrès étant profondé
ment dissymétriques en littérature et en linguistique, et il était aussi l'actuali
sationde la contradiction entre deux modèles culturels, ancrés sur deux états
sociaux différents et coexistant au sein de l'institution universitaire. Dans cette
perspective, la linguistique générale était réduite, soit à la grammaire comparée,
soit au dégagement d'une méthode descriptive ou à l'apprentissage des techni
quesd'enquête, dont les composantes étaient d'ailleurs communes aux autres
méthodologies des sciences humaines.
Mais, à partir du moment où la linguistique s'est détachée du modèle distri-
butionnel ou fonctionnel qui mettait en évidence, par le statut privilégié accordé
aux « performances » (énoncés réalisés), les irréductibilités fondamentales entre
les langues et dès l'instant où elle s'est attachée à définir la « compétence » (règles
de grammaire) fondée sur les propriétés universelles d'un langage, phénomène
spécifiquement humain, la linguistique devait trouver dans le modèle générateur
une justification plus profonde à sa revendication d'une autonomie irréductible.
La conséquence de la prise en considération des modèles actuels d'analyse est
que la linguistique, comme les mathématiques, ne peut se définir par le champ
d'application qu'est une langue, non plus que par chaque problème que pose le
langage (genèse, apprentissage, fonctionnement, pathologie) : la linguistique
ne peut s'identifier à aucun objet d'analyse, puisqu'elle est nécessairement pré
sente dans toutes les sciences humaines.
Certes les sciences humaines et les lettres (ou sciences des énoncés) ne consti
tuent évidemment pas un corps de connaissances comparable à celui des sciences
de la nature, encore qu'il ne faille pas établir ces dernières dans une sécurité
qu'elles n'ont pas. Cependant on peut dire qu'il y a une série de questions dans
le champ dit humain. On ne peut passer des questions aux problèmes, puis aux
solutions que sur le terrain relativement saisissable des effets économiques ou
politiques (tel type de formation contribue ou non à accroître le revenu national)
ou sur le terrain de la question elle-même prise comme objet, et cette « question »
nous semble être fondamentalement linguistique. Aussi, sans vouloir établir une
dominance quelconque, l'économie politique et la linguistique nous semblent
être les deux accès méthodologiques majeurs aux problèmes humains.
Aussi, alors même que certains envisagent la division entre faculté des Lettres
et faculté des Sciences humaines, la linguistique, qui n'est plus ni générale ni
particulière, joue encore son rôle subversif en rendant vaines les justifications
d'une division qui n'est plus à la mesure de la science actuelle : où pourrait-elle
se situer, elle qui s'applique à toute langue et qui rencontre la psychologie, la
sociologie et la pathologie autant que les conditions de la communication qui
sous-tendent toute réflexion sérieuse sur la pédagogie. Son autonomie n'est donc
pas le repli hautain sur une discipline avancée, mais la constatation qu'elle n'est
à sa place dans aucun département défini par son objet d'analyse (et non par
ses modèles théoriques ou ses méthodes) et qu'elle est à sa place dans tous :
car quel département n'a mis dans son programme une initiation à la linguistique
ou à sa méthodologie, aux analyses d'énoncé ou à celles de la production du

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langage, selon des perspectives d'ailleurs différentes puisqu'elles étaient nées


dans des champs d'application divergents ? Ne faut-il pas, pour retrouver une
unité, que les linguistes aient d'abord assuré leur autonomie scientifique dans
la réalité institutionnelle universitaire.
Que le mouvement parte des linguistes spécialistes de langue française n'est
pas non plus l'effet d'un hasard, puisque la linguistique generative fonde son
analyse sur la connaissance implicite par le locuteur des règles de fonctionnement
de la langue, sur l'intuition du sujet parlant.
Mais le mouvement d'autonomie n'en est qu'à ses débuts et on peut prévoir
le moment où il trouvera un premier aboutissement dans la constitution d'une
institution qui définira la linguistique comme science des langues et science du

Disons que ces thèmes ont été sous-jacents à toutes les discussions entre
enseignants et enseignés et qu'ils sous-tendent les propositions de la commission
de linguistique.

2. Le discours révolutionnaire.

Dire de la situation à l'intérieur de l'Université qu'elle est révolutionnaire,


cela signifie que les rapports sociaux institués entre enseignants et enseignés
étaient inadéquats aux relations entretenues dans la société et devaient être
fondamentalement modifiés, comme transformés aussi les rapports de l'Univers
ité avec la société elle-même. La suite des propositions formant l'énoncé clos
que constitue un programme ne pouvait être issue que d'un ensemble de discours
tenus sur les structures anciennes (la contestation de la forme féodale, à la fois
par la société néo-capitaliste et par les forces socialistes contestant ce néo-capi
talisme) et sur les modèles universitaires de référence (constat « américain »,
constat « allemand » p. ex.). Il en a résulté plusieurs séquences de discours
distinctes, c'est-à-dire plusieurs programmes qui enferment en eux-mêmes leurs
modalités d'action. Mais le linguiste doit, pour comprendre la validité des énoncés,
se référer à une typologie des discours que les auteurs de l'article essayent de
faire sur la triple articulation, constamment présente au cours des mois de mai
et de juin, du discours politique et polémique, du discours didactique (la construc
tion de la nouvelle Université) et du discours scientifique (la recherche scienti
fiqueau sein du monde universitaire). Disons que les linguistiques de Nanterre
ont tenté de tenir un discours scientifique, sur le « mouvement », ce qui leur a
permis un progrès plus rapide dans l'élaboration de leur programme et les a
maintenus dans une position spécifique.
Les discussions qui se sont poursuivies entre les enseignants et les enseignés
se sont inscrites dans le cadre général du discours polémique et selon des règles
d'une rhétorique empruntée à la tradition socialiste : cette forme de discours
était indépendante des thèmes traités, que ceux-ci soient d'ordre politique (att
itude du parti communiste et de la C.G.T., des professeurs communistes, défi
nition de la situation révolutionnaire, etc.) ou d'ordre pédagogique ou univers
itaire (rapports d'enseignement, critique des cours, institutions département
ales, etc.). D'une manière générale, les énoncés polémiques ont été transformés
en discours didactiques, les règles de transformation opérant à partir des schemes
communs aux deux types de discours.
Si les conditions de communication qui président à ces deux formes de rhéto-

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Linguistique et révolution

rique ne sont pas les mêmes, on peut cependant constater qu'ils ont requis un
certain rapport entre les deux participants de la discussion : le « professeur »
était mis en contestation en sa double qualité d'enseignant et de représentant
d'une idéologie ; ce rapport impliquait une double asymétrie dans la mesure où
les enseignants étaient un petit nombre au regard de la masse des contestants et
où ils conservaient la maîtrise d'une rhétorique qui gardait sa puissance ali
énante et son prestige. Aussi la discussion devenait-elle impossible lorsqu'un
déséquilibre quelconque faisait obstacle à la communication : le nombre trop
important de participants avait pour conséquence de supprimer l'échange,
puisque la recherche de l'effet oratoire constituait nécessairement l'essentiel
du discours. On retrouvait alors, sous une autre forme, l'absence d'échange qui
caractérisait le discours didactique dans la structure pédagogique ancienne, les
conditions de la communication étant inverses, mais les rapports numériques
étant les mêmes. Discours polémique et discours didactique tendent à avoir les
mêmes propriétés lorsque le déséquilibre entre les termes de la communication
tend à retourner l'énoncé vers lui-même. En revanche, la durée de la communic
ation en deçà de laquelle les deux énoncés sont possibles est différente, le discours
polémique exigeant des limites relativement étroites, alors que les discours
didactiques gardent leurs propriétés pendant un temps plus long. Enfin, disons
que le cadre même dans lequel se tient le discours est lui aussi dépendant d'une
tradition rhétorique : le débat polémique s'ordonne dans un amphithéâtre, où
les participants « se situent » et où ils s'érigent en termes successifs de contestat
ion, alors que les discours didactiques exigent des salles, où les termes de la
communication s'ordonnent en fonction des propriétés « rationnelles » de l'énoncé :
fonction de redondance, de complémentation, de particularisation, de propos
itions généralisantes (réalisations concrètes exemplifiant l'institution), etc.
Le discours polémique peut être défini comme V affrontement de thèses person-
nettes à l'intérieur d'un ensemble idéologique commun, celui-ci étant alors défini
comme le modèle socio-culturel qui fonde l'institution universitaire et le savoir
qui y est transmis. Il est donc normalement constitué par des assertions succes
siveset opposées, dont les propriétés énonciatives sont proches de celles du
discours didactique, ce qui en permettra la transformation, mais dont les
embrayeurs sont différents. Le discours polémique implique un code commun,
dont une des caractéristiques est l'injure : celle-ci sert d'embrayeur, en ce sens
qu'elle assure l'autonomie des assertions enfermées entre deux interpellations,
cette autonomie étant réelle ou simplement supposée. Elle permet l'assertion
opposée qui se développe ainsi à l'aide de formules d'appel de contestation. Les
injures appartenant, dans le cadre présent, à deux modèles distincts, l'un renvoie
aux oppositions traditionnelles dans le discours socialiste de revolution! réforme,
maîtref esclave, etc., l'autre au modèle moral qui sous-tend toute possibilité
d'échange (la « bonne foi ») : d'un côté on aura « réformiste, paternaliste, corpor
atiste, réactionnaire, bureaucrate, etc. », de l'autre « malhonnête, salaud, etc ».
Dans la mesure où l'injure renvoie au système idéologique commun, elle implique
la réponse par une assertion sur le même modèle : aussi on aura en sens inverse :
« gauchiste, aventuriste, etc. » et correspondant à « malhonnête », le terme
d'« irresponsable ». La référence au même sous-ensemble idéologique que constitue
le modèle socialiste requiert que l'embrayage se fasse, soit sur le terme de a tra
hison » (celui-ci impliquant que l'énoncé n'est pas en réalité assumé par le sujet
d'énonciation : « se dire simplement révolutionnaire »), soit sur le terme de « verba
lisme» ; celui-ci implique le même phénomène, mais le terme contesté est inversé.

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J. Dubois et J. Sumpf

Le discours polémique révolutionnaire peut être analysé selon deux formes


essentielles, qui définissent ce que l'on pourrait appeler une ligne politique :
ou bien il exprime une situation globale et la position de la classe ouvrière dans
cette situation, et on part d'une définition substantielle; ou bien on dira que
le discours est acceptable 1 ou inacceptable, autrement dit qu'il s'insère ou non
dans les formes d'un type de discours révolutionnaire. La première voie implique
une conception mystique de la classe ouvrière et du parti communiste, ou des
groupes révolutionnaires, de leurs propriétés virtuelles inhérentes à leur existence,
et une conception indéfinie, puisque ambiguë, de la signification. Dire que le
sens de la position du parti, c'est la situation de la classe ouvrière, c'est supposer
une totalité non définissable en réalité où les termes sont « politique globale-classe
ouvrière-parti ». La deuxième voie implique une hypothèse quant au discours
politique révolutionnaire acceptable en France. On peut penser que ce dernier
y a été instauré par Jaurès et qu'il se définit comme un discours didactique,
dont le topique est constitué par un ensemble idéologique issu de la tradition
républicaine et socialiste : l'énoncé est ainsi formulé selon un scheme d'identité
entre deux classes d'assertions (a le socialisme c'est la justice*»). Historiquement
l'ensemble idéologique a été peut-être le seul code commun possible pour un
mouvement ouvrier chez qui la division est la règle et l'unité l'exception 2.
Le discours « jauressien » constitue une structure extrêmement forte, que les
formulations en français de la pensée stalinienne, maoïste, trotskyste ou même
marxiste modifient assez peu : ainsi l'adjectif « populaire », mis en avant par des
publications pro-chinoises, puis repris dans l'expression « gouvernement popul
aire et d'union démocratique », renvoie aux énoncés a Front populaire, popul
ation de la France, Peuple (avec la connotation « bon »), union populaire des
étudiants et des ouvriers, vrais et faux amis du Peuple, etc ». Chaque fois, il y a
passage d'énoncés descriptifs (telle catégorie sociale agissant de telle manière)
à une hiérarchie idéologique où « peuple » est équivalent de « justice » (parfois
factitif : « le Peuple fera que la justice soit »), ou de a Révolution ». Cette structure
laisse en dehors d'elle le discours scientifique en politique (s'il peut y en avoir un)
et la violence (gestes de contestation). Le discours jauressien est un des plus
propres à passer au discours didactique, comme a pu le montrer l'évolution des
discussions avec les étudiants, car il implique une dialectique pédagogique (pour
Jaurès V Humanité devait instituer la pédagogie du prolétariat).
Mais le discours polémique, dans la mesure où il est une succession d'asser
tionsopposées, implique qu'il emprunte certaines de ces règles au discours
scientifique : ainsi la rigueur, définie par la forme des propositions, les preuves,
que celles-ci renvoient à des assertions d'autorité ou à des données quantitatives.
L'action, décrite en termes de choix possibles, en séquences de comportements,
est aussi un des moyens de passer au discours scientifique vers lequel peut tendre
un discours polémique. Plus important nous paraissent être, dans les règles de
transformation, celles qui impliquent le rapport du sujet d'énonciation à son
énoncé dans les deux types de discours. Le discours polémique implique des
affrontements personnels : le sujet d'énonciation a je » assume son énoncé, ident
ifié à une action (« il ») sur l'histoire ; il est opposé à a tu » qui a les propriétés

1. Au sens de l'acceptabilité de Chomsky,


2. Bien entendu, le type léniniste du discours politique ou le type maoïste sont tout
à fait différents. Le discours jauressien est notamment caractérisé par la fréquence
élevée de la nominalisation et un système d'équivalences.

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inverses de a je ». Le discours scientifique implique au contraire une identifi


cationde « je » à « tu », dans la mesure où l'énoncé doit être assumé par l'inte
rlocuteur ; le sujet d'énonciation s'y efface au contraire devant son énoncé, ident
ifié au monde connaissable. Le passage d'un discours à l'autre explique les
types de revendications des étudiants : le rejet de l'opposition professeur/étu
diant, qui aboutit à une relative identification (« il n'y a plus ni enseignant ni
enseigné »), afin que le cours, reconnu comme discours polémique donc contesta
ble (alors que le « professeur » le pensait didactique), perde ses propriétés pour
devenir un énoncé réellement scientifique assumé par tous ; la revendication des
jurys d'examen paritaires représente une tentative de modifier les rapports
entre les participants à une communication qui se fondait sur la transmission
didactique du savoir, pour que celle-ci devienne scientifique.

3. Les discours didactiques.

Le passage du discours polémique au discours didactique s'est réalisé chez


les étudiants dès les premières assemblées générales. Dans le département de
linguistique, la transformation de la contestation en des propositions d'institu
tionnalisation s'est faite par l'exploitation de deux règles spécifiques. 1) L'énoncé
polémique a été considéré comme la voie toujours possible vers laquelle pouvait
aboutir l'énoncé didactique. Certaines propriétés du discours polémique lui ont
donc été attribuées : ainsi la formule « Université critique » implique l'intégration
de l'assertion opposée au discours scientifique tenu dans les facultés. 2) La
transmission des connaissances, du savoir, a été conçue sous la forme d'un modèle
générateur et non plus d'un modèle structural statique : ainsi toutes les propos
itions sur la souplesse de l'enseignement, la nécessité d'échapper à une sclérose
possible, etc. relèvent de la substitution à un premier énoncé scientifique construit
sur un modèle structural (propositions ordonnées et structurées selon un schéma
donné) d'un second énoncé où les propositions de base sous-jacentes donneront,
par les règles de transformation, une infinité de phrases inédites (modèle géné
rateur) : il n'est pas non plus un hasard que s'opposent ainsi deux séries de termes,
l'une autour de « créativité, imagination », l'autre, issue des énoncés anciens,
autour de « forme, contenu, structure ». Le refus de l'institution implique le
refus de la constitution d'une nouvelle modalité didactique se substituant à
l'ancienne : l'intégration de l'énoncé polémique permettra alors d'introduire
la contestation au sein même de l'énoncé scientifique, institutionalise. Mais le
discours garde les propriétés de clôture (énoncé fini), en ce sens qu'il a une fin
qui est la constitution d'un corps de propositions.
L'énoncé didactique formulé sur la place de la linguistique dans l'enseignement
est dominé par les deux principes dégagés précédemment :
1) L' intégration du discours polémique, en définissant un univers comme
l'Université critique, fait de chaque département linguistique, dans chaque
établissement d'enseignement supérieur, un lieu de contestation pour tous les
autres départements de linguistique en France. Ceci signifie que, comme ailleurs
dans le monde, se constituent des « écoles linguistiques ». Le choix effectué dans
l'ensemble des théories détermine la place où les enseignants sont soumis à la
contestation des autres enseignants. Le département de linguistique est école
linguistique, force de contestation et d'enseignement, et en même temps contesté.
Certes, c'est un état de fait aux États-Unis, en Union soviétique ou en Alle-

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J. Dubois et J. Sumpf

magne ; mais la différence est que les discours tenus à Nanterre tendent, en l'ins
érant dans les perspectives nouvelles, à en institutionnaliser le fonctionnement.
Le concept d'autonomie est ainsi repris et explicité au niveau de la pratique : il
est tout aussi évident que la possibilité de porter la contestation au sein de
F « école linguistique » prend une valeur nouvelle. Les exposés de chercheurs
venus de l'extérieur se présentent comme des mises en question de l'ensemble
que constitue « l'école » et, de ce fait, en assurent l'évolution.
2) La définition de la linguistique comme science des langues et du langage,
et sa conception comme une méthode aussi fondamentale pour les sciences humaines
que peuvent l'être par un autre côté mathématiques et logique détermine les
règles du « modèle générateur » à travers lequel est conçu l'enseignement. Science
des modèles « humains », elle doit précéder l'acquisition d'un savoir, lui-même
résultat de méthodes d'analyse diverses, et relevant implicitement ou explic
itement de modèles théoriques. Aussi, dans une large perspective, il apparaît que
dans les deux premières années universitaires l'initiation à la linguistique doit
être conçue comme la mise en oeuvre de modèles de complexité différente dans
un champ d'application défini par une langue, et comme un élargissement pro
gressif des domaines d'application. Cela signifie, par exemple, que la première
année est constituée d'une initiation méthodologique à la linguistique correliée
aux deux formations mathématique et logique, et qu'elle se donne pour champ
la langue du sujet parlant ou celle qui est prise comme objet d'analyse privilégiée.
Linguistique, logique et mathématique forment les bases nécessaires de toute
science des textes et toute science de production du langage. Cette initiation
méthodologique précède toute analyse des résultats. Pour la deuxième année,
les problèmes diachroniques d'évolution, en prenant là encore comme champ
d'application une ou plusieurs langues, mettront à l'épreuve les modèles théo
riques, en même temps se fera un élargissement aux domaines correliés : initia
tionà la sociolinguistique, à la psycholinguistique, aux sciences de la communic
ation et à leurs techniques.
Un tel programme doit être celui de toutes les sciences humaines qui utilisent
à un moment ou à un autre les modèles du langage. Tronc commun des disciplines
qui veulent fonder scientifiquement une science des textes et une science du sujet
parlant, il laisse donc la place aux directions différentes de chacune des disciplines.
Il présente un caractère d'initiation méthodologique, le modèle étant mis à
l'épreuve sous des formes différentes selon le champ d'application : autrement
dit sa réalisation sera faite dans une langue objet (français, anglais, allemand, etc.)
ou comme composante d'une analyse d'ensemble (sociologie, psychologie).
3) La constitution d'un lieu de contestation dans la troisième année d'études,
qui se définit par Vaccession à une formation de spécialiste, modifie le type de
relation que l'on peut instituer entre les groupes de travail et les séminaires.
Dans le système ancien, les premiers répondaient aux applications méthodolog
iques d'une théorie définie dans les seconds, les deux assurant la transmission
du savoir. L'introduction d'un troisième terme modifie la structure ; il permet
seul le mouvement et la mobilité de l'ensemble. Le micro-groupe de travail de
cinq étudiants assure lui-même, par l'adjonction d'un moniteur de quatrième
année, la fonction dévolue à la transmission du savoir. Il se constitue en lieu de
questions, de demandes au groupe supérieur, formé de cinq micro-groupes
(vingt-cinq étudiants), dirigé par un enseignant-assistant. Ce groupe se constitue
alors comme lieu de contestation, après avoir approfondi les problèmes posés au
niveau du cours de base, transmis dans sa totalité aux divers groupes dès le début

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Linguistique et révolution

<le l'année universitaire. Le séminaire dirigé par un enseignant-professeur n'est


•donc pas seulement un complément ou une réponse aux questions posées par les
groupes dirigés par les assistants, mais il est aussi un lieu contesté, déterminant
la position des théories ou des analyses dans l'ensemble des théories linguistiques.
4) En fait l'intégration de la contestation à l'intérieur de l'enseignement et
son institutionalisation modifient fondamentalement le modèle théorique : ce
■dernier pouvait être défini dans l'Université ancienne comme un modèle structur
al, fini et clos, doué de propriétés de stabilité et d'inertie, ne concevant le chan
gement que sous la forme d'un renversement de structure. La forme proposée
repose sur un modèle générateur et transformationnel qui, acceptant un certain
nombre de propositions de bases fondamentales (rationalité), pose dans les inst
itutions des règles de transformation qui permettront, en tout état de cause, la
production de discours inédits ; ceci signifie le progrès indéfini des connaissances
et du savoir transmis.
5) Dans la perspective d'un « modèle générateur », on ne parlera plus de recy
clage, concept attaché au modèle structural, mais de cyclage permanent, l'Univer
sité étant alors le lieu de transmission et de discussion des connaissances, larg
ement ouvert. Les idées si souvent émises d'établissement accessible aux travail
leurs,aux autres classes sociales, ne sont que la conséquence de cette substitution
■de modèles. A tout un ensemble de concepts articulés sur l'opposition étudiant/
non-étudiant, école/vie pratique, formation/profession, etc. le modèle générateur
intègre le concept d'éducation permanente en en modifiant la finalité humaniste
de ses promoteurs anciens.
C'est cette prise en considération du cyclage continu qui a inspiré la commiss
ion de linguistique dans ses projets d'organisation au niveau des troisième et
quatrième années d'études, considérées comme plus importantes encore que les
années d'information, de méthodologie et d'orientation que constituaient les
deux premières années. La quatrième année est axée sur l'initiation au travail
de recherche collectif, les dimensions des groupes étant alors humainement ra
isonnables. Elle est aussi une année de mise en pratique effective des méthodes
linguistiques, et cette mise à l'épreuve n'est pas seulement faite par le travail de
recherche, elle l'est aussi dans la communication même de cette connaissance.
Aussi la relation recherche-enseignement, dont on pose en principe qu'il est l'axe
sur lequel se meut l'enseignement supérieur, est-il réalisé dans le fait que l'étu
diant de quatrième année est moniteur dans le micro-groupe de travail de tro
isième année, segment du groupe dirigé par l'assistant. Ce qui était, dans la réforme
précédente, un certificat de maîtrise devient alors une praxis linguistique et un
cyclage permanent puisque toute modification scientifique se transmet alors
grâce à la symbiose de la troisième et de la quatrième année. La valorisation
universitaire du monitorat des étudiants avancés se fait aussi bien à l'aide de
crédits spécifiques que par l'attribution du titre universitaire qui sanctionne le
contrôle des connaissances par leur communication elle-même. Dans cette pers
pective et par voie de conséquence on procède à la valorisation effective d'un
assistant devenu réellement le directeur des travaux pratiques d'unités restreintes
«t relativement souples, capables de mutations en cours d'année.
6) Cette organisation implique une refonte de Vannée universitaire. Celle-ci
doit commencer au 1er juin, les groupes se formant alors au cours de ce mois
d'information et de mise en place ; des cadres fondamentaux sont constitués,
le temps qui s'écoule avant la rentrée elle-même devenant essentiel. Les micro-
groupes, qui jouissent d'une certaine autonomie, se constituent d'une manière

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J. Doibs et J. Sumpf

presque définitive pour le 1er juillet ; les cours et les manuels de base sont alors
en la possession de chacun et la période de transmission et de discussion de base
peut avoir lieu avec une certaine latitude selon les groupes. La période d'instal
lationest supprimée en octobre. On peut aussi concevoir un étagement dans
la rentrée des groupes et des années, dans la mesure où le travail de base
est largement entrepris avant que les séminaires ne commencent effectiv
ement.

4. Discours didactique et discours scientifique.

En général, la différence entre ces deux types de discours est réduite à l'aff
irmation que les enseignants doivent être des chercheurs : autrement dit on conçoit
que les deux énoncés sont relativement identiques et cette identité est reconnue
au niveau du sujet de renonciation, puisque l'on considère, qu'il s'agit de la même
personne. Mais, en posant ainsi le problème, on en rend du même coup la solution
impossible, le nombre de facteurs constituant ce sujet étant infini et non réper
torié. On remarque aussi dans les propositions faites par diverses commissions
facultaires que l'antinomie enseignement/recherche est constamment réduite
par la primauté de l'enseignement (on parle d'enseignement des résultats de la
recherche) et celle de la pédagogie (tenue du discours didactique) : ainsi les tr
avaux universitaires (thèses, mémoires, articles), s'ils se voient déniés parfois
toute valeur pour définir la fonction d'enseignant, n'en acquièrent pas pour autant
une valeur dans la définition de la compétence de l'enseignant.
En fait la difficulté où l'on est de situer les rapports entre la recherche scienti
fiqueet la transmission du savoir vient de ce que les deux discours ne sont pas
identifiables et, par voie de conséquence, que les lieux d'élaboration du savoir
et ceux de l'enseignement ne sont pas identiques, même si l'on conçoit un certain
parallélisme ou une cohabitation. Le discours scientifique se distingue du premier
en ce sens que le sujet de l'énoncé s'y trouve contesté par le sujet d'énonciation :
l'énoncé scientifique ne cherche pas, comme l'énoncé didactique, à ce que l'inte
rlocuteur s'identifie au sujet qui énonce et dont est détruite ainsi l'originalité.
Au contraire, le discours scientifique assure la personnalité du chercheur, puisqu'il
se situe au point où on s'oppose à d'autres analyses, où l'on confirme une analyse
antécédente, ce qui revient au même puisque celle-ci est un corps de propositions
définies par une contestation. Il existe entre les deux discours une finalité dif
férente ; ils sont issus de deux types distincts de communication ; et les règles
qui président à leur constitution ne sont pas les mêmes (d'une manière très él
émentaire, on peut voir que les pronoms personnels ne sont pas les mêmes dans
les deux énoncés). Celui qui expose une recherche n'enseigne pas, car, au moment
même où il expose didactiquement, il ne tient plus un discours scientifique :
ou le sujet est incapable de passer d'un discours à l'autre (ce qui est le cas le plus
fréquent), ou le sujet tient des discours différents (ses « activités » sont dis
tinctes).
Aussi le problème de la relation entre l'enseignement et la recherche ne peut-il
se situer dans les personnes, dans les lieux ou dans la relation savoir/élaboration
du savoir, mais dans la possibilité de passer d'un discours scientifique au discours
didactique, et dans la maîtrise des règles qui en assurent le fonctionnement. Ce
caractère « personnel » que nous conférons au discours scientifique peut surprendre,
en un moment où le syndicat des chercheurs scientifiques pousse à l'esprit

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Linguistique et révolution
d'équipe, où tel article 1 établit une équivalence entre « personne — élite — r
echerche pure — système concurrentiel — rendement et statut (légitimé par le
rendement, etc.) » et critique « ce système ». Du point de vue de la méthode, le
linguiste est toujours pour le moins surpris de voir avec quelle légèreté on
constitue « des systèmes » où se mêlent, par exemple, rationalité du discours
scientifique ou didactique et rationalité économique, que celle-ci ressortisse de
la méthode des agrégats ou d'un modèle de planification comptable ou socio-
politique. Nous ne dirons rien ici de la tactique et de la stratégie syndicales.
Le caractère « personnel » du discours scientifique tient à des conditions fonda
mentales : 1) Le mouvement diachronique de la recherche scientifique manifeste
la constitution à tel moment, à partir de tel secteur, d'un front scientifique qui
s'exprime par des citations. Il est possible de constituer ces citations en corpus,
d'étudier la diachronie selon des modèles linéaires, comme semblent le faire un
certain nombre de chercheurs américains. 2) Le discours scientifique a affaire
à un réfèrent opaque (distinction de Quine entre vague et opaque) qu'il signifie
par l'hypothèse. 3) Le discours scientifique est issu d'un travail plus ou moins
chaotique de la part du chercheur. Celui-ci se débrouille, fait ce qu'il peut et non
ce qu'il veut. Certes il s'appuie sur une tradition, c'est-à-dire sur un discours
didactique plus ou moins approché. Il s'appuie également sur le discours, pol
émique ou non, formé par les citations. Mais, au-delà, tout discours scientifique
présente des segments très hétérogènes (« théorie — manipulations — résul
tats» etc.).

5. La valeur de la typologie des discours,

La linguistique met à plat l'ensemble des énoncés. Ils ne sont plus que des
énoncés et l'on éprouve toujours une certaine anxiété en se demandant s'il n'y a
pas eu que cela.
Il faut pourtant se poser cette question radicale si l'on veut approcher avec
quelque rigueur les problèmes dits de structure ou ceux, plus profonds mais
aussi plus obscurs, de l'action. Un premier pas est constitué par la typologie des
discours, dont nous avons tout au long de cet article donné quelques éléments.
La typologie, à la différence du corpus et plus encore de l'univers d'énoncés,
nous fournit un condensé de dimensions et en même temps des choix histor
iquement situés grâce auxquels l'ensemble, source — canal — récepteur, est comp
ris comme structure. Les structures du discours sont fortes, contraignantes.
Mais en même temps, en français, elles permettent des interférences faciles. Par
contre, si l'interférence est facile, la transformation, parce que consciente, exige
des énoncés longs, une étude attentive des ambiguïtés et des normes successives
qu'elles font intervenir. On ne peut pas dire que l'analyse de discours, la psychol
inguistique et la socio-linguistique nous éclairent amplement sur tous ces points.
Mais elles commandent, comme toute la linguistique moderne, une certaine
rigueur. Polémiquement, il serait possible d'affirmer ainsi que le passage du pol
émique au didactique a été une manœuvre du corps enseignant, une méthode
d'intégration, ou un psychodrame.
La rigueur peut se traduire en règles de discussion. Elle peut être une action

1. Voir Vie de la Recherche scientifique, n° 128, 1968, Tribune libre.

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J. Dubois et J. Sumpf
en ce sens qu'elle fonde la communication sur un ensemble d'habitudes x. On peut
dire que le département de linguistique est parvenu à approcher ce résultat,
pratique. Cependant, lorsque le discours didactique ou le discours scientifique,
également traversés par le discours polémique, aboutissent à des propositions-
et que les propositions conduisent à des actes d'organisation, le discours devient
un contrat qu'aucune partie n'a intérêt à transgresser.
Le problème devient évidemment plus difficile lorsqu'il s'agit de passer de la
communication restreinte à l'institution au sens juridique du terme. Le passage
des propositions ou du programme à l'institution ne peut être le fait que de l'action-
Le seul critère de la rigueur à ce niveau ne peut être que la réussite 2.
Pour les linguistes de Nanterre, les principes de l'organisation de la vie étu
diante sont enfermés dans la notion d'Université critique impliquant la distinc
tion du discours didactique et du discours scientifique, tous deux dotés du moteur
de la contestation. Cela signifie qu'il faut distinguer l'institut de formation pro
fessionnelle (didaxie) et le laboratoire de recherche. Mais la séparation des types
de savoir et d'institution, non seulement ne contredit pas, mais exige leur union.
Du point de vue de la fonction sociale, le chercheur doit, à des périodes définies
en commun dans le laboratoire, enseigner ; l'enseignant ou le praticien doivent
pouvoir devenir des chercheurs. Du point de vue du discours didactique même,,
la demande étudiante va dans le sens de l'ampleur et de la rigueur à la fois. A-
deux ans de distance, il n'est plus possible de refaire le même cours parce que
l'étudiant a entendu, lu, travaillé autre chose ailleurs et qu'en même temps il
veut être sans cesse mieux armé, plus rigoureux. Il s'ensuit que, dans l'institut
ou le département de linguistique, une bonne partie de l'enseignement doit être
assurée par les chercheurs.

En bref, ce qui doit commander l'institution universitaire, c'est l'articulation


des différents types de discours.

Ont participé à l'élaboration du texte les membres de la


commission paritaire de linguistique enseignants et étudiants :
R. Bautier, D. Bouix, E. Castaing, S. Cunin, J. Dreher,
J. Dubois, M.-C. Goldblum, J.-P. Landeau, B. Lerville,
M. Margeat, E. Michel, J. Novatin, G. Pitois, M. C. Rennert,
J. Rouah, J. Sumpf.
Faculté des Lettres et Sciences humaines, Nanterre.

1. Bien entendu, la participation commune à l'action politique a renforcé le système


d'habitudes.
2. De même le seul critère décisif de la proposition : « Nous sommes en situation révo
lutionnaire », est la réussite de la révolution même.

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