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NOMS PROPRES ET INNOVATIONS LEXICALES : ÉTUDE LINGUISTIQUE ET


STATISTIQUE À PARTIR DE NÉOVEILLE

Article · March 2019


DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-08791-5.p.0203

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1 author:

Emmanuel Cartier
Université Paris 13 Nord
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NOMS PROPRES ET INNOVATIONS LEXICALES : ÉTUDE LINGUISTIQUE
ET STATISTIQUE À PARTIR DE NÉOVEILLE

Introduction

Les noms propres, dans les langues, représentent la catégorie lexicale la plus
ouverte : Ehrmann et al. (2016) comptabilisent environ 330 000 noms propres et
près de 300 000 variantes dans la ressource multilingue JRC-Names construite à
partir de dépêches de presse dans 21 langues de l’union européenne depuis 2004,
soit quasiment l’équivalent du total des formes d’une langue non casuelle comme le
français ou l’italien. GeoNames1, la plus grande base de données de noms
géographiques, en contient plus de 3 millions, et près de 5,5 millions de variantes.
Ces noms propres, inscrits dans une langue spécifique, peuvent sans difficulté être
intégrés à d’autres langues, moyennant d’éventuelles adaptations phonologiques et
orthographiques. Ces noms couvrent des champs sémantiques diversifiés : individus
(humains et non humains), organisations, entités géographiques, entités
manufacturées, événements. Ils sont soumis, une fois entrés en langue, aux
différents mécanismes productifs disponibles : morphologie productive d’une part,
permettant de générer des dérivés verbaux (chiraquer, chiraquiser), nominaux
(chiraquiste, chiraquien), adjectivaux (chiraquiste, chiraquien), adverbiaux
(chiraquement) ; polysémie régulière, d’autre part, un nom d’organisation pouvant
être utilisé par exemple pour évoquer l’un des composants associés à son
sémantisme (Apple > la direction d’Apple, le pdg d’Apple, le bâtiment du siège
social d’Apple, etc.).

Dans cet article, nous étudierons, à partir de deux groupes de noms propres,
personnalités politiques et les cinq principaux réseaux sociaux, comment se
comportent ces lexies vis-à-vis de l’innovation lexicale, en nous appuyant
principalement sur les données recueillies dans la plateforme de veille néologique
Néoveille et sur différents outils qui y sont disponibles (Cartier 2016, 2017, 2018).
Le propos sera organisé en trois sections : la première évoquera un certain nombre
d’hypothèses théoriques sur la place de l’innovation lexicale dans l’économie
générale des langues ; la seconde détaillera la méthodologie suivie dans cette étude ;
enfin, la dernière partie décrira les innovations lexicales basées sur les noms propres
choisis.

1. Éléments théoriques

Nous présentons ici les principes théoriques essentiels qui justifient la


méthode suivie pour décrire les IL. Pour plus de détail, nous renvoyons à Cartier
(2018).

1.1. Dynamique des langues

Contrairement à la vision saussurienne de la langue comme « état de


langue », système stable, il faut considérer les langues comme des systèmes

1
http://www.geonames.org

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partir de Néoveille », Cahiers de lexicologie, n° 113, 2018 – 2, Néologie et noms propres, p. 203-224 DOI :
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essentiellement dynamiques. On trouve une telle conception chez Humboldt avec la
notion d’energeia, puis, de manière plus élaborée, dans Weinreich et al. (1968) et
Coseriu (1958, 1964, 2007 [1980]) : les systèmes linguistiques sont en constante
évolution, tout simplement parce que l’activité de parler et les discours qui réalisent
cette activité assurent une double fonction : la préservation du système, en
reproduisant la norme linguistique mémorisée, mais également une fonction
intrinsèquement créatrice, puisque chaque discours est par définition un événement
dans lequel des énoncés nouveaux sont produits, et le système comprend en lui-
même un potentiel de réalisations, par toutes les règles qu’il prévoit. Cela conduit à
inverser les oppositions saussuriennes langue (système) / discours (acte) et
synchronie / diachronie : les systèmes linguistiques sont constamment renouvelés
par les discours, sont dynamiquement construits par les paroles et leur diffusion. La
synchronie, comme état, n’est qu’une abstraction pratique, qui oublie le potentiel
créatif des langues. C’est en diachronie, par les événements linguistiques, que les
langues restent vivantes en se réalisant, et se modifient continuellement par les
expressions créatrices des locuteurs.

Il faut également reconsidérer la notion de système linguistique homogène et


unique, la langue de Saussure. Coseriu (2007 : 5) affirme que « [l]e locuteur (...) se
trouve confronté, dans son expérience réelle, à l’état d’une langue historique, dont la
synchronie est différenciée des points de vue diatopique, diastratique et diaphasique.
Tout locuteur, s’il ne connaît pas la langue historique dans son ensemble, connaît, au
moins jusqu’à un certain degré, plus d’un dialecte et plus d’un niveau de langue ; et
tout locuteur maîtrise plusieurs styles de langue. » Il existe donc non pas une langue
unique (le français, l’italien, l’espagnol, etc.) mais une série de variétés linguistiques
qui coexistent et s’interpénètrent. Coseriu emprunte à Flydal (1951) les notions de
diatopie (variation géographique aboutissant à des dialectes), et de diastratie
(variation sociale aboutissant à des sociolectes), ajoutant la diaphasie (liée au
locuteur, qui peut selon les circonstances de communication changer de style et/ou
de registre de langue). Coseriu emprunte également à Flydal la distinction structure /
architecture pour rendre compte de l’existence de ces variétés (structure) et de
l’existence d’une langue commune (architecture), « exemplaire », recouvrant ces
variétés, permettant de rendre compte des langues nationales. Koch et Oesterreicher
(1985) introduiront un autre axe, celui de la distance communicative permettant de
rendre compte, sur un continuum, des différentes situations, de l’immédiat (l’oral
dans une situation de communication non normée) à la distance (l’écrit normé). La
modélisation de ces variétés de langue reste un débat ouvert.

La linguistique cognitive (Langacker 1987, 1991 ; Schmid 2008, 2015), puis


les grammaires de construction (Goldberg 2013 ; Traugott et Trousdale 2013)
rejoindront ce modèle en se plaçant sur le terrain cognitif, en insistant sur l’usage
linguistique et en mettant l’accent sur l’exposition répétée ou non aux discours pour
rendre compte de l’enracinement (et du déracinement) des associations formes-sens
et des règles de leur combinaison qui permettent de modifier continuellement les
systèmes linguistiques.

Au final, trois perspectives permettent d’étudier les langues et les


innovations lexicales : une perspective socio-pragmatique, car les situations de

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communication dans lesquelles se produisent les IL doivent être caractérisées
sociologiquement et pragmatiquement ; une perspective linguistique, car les IL
doivent être mises en regard du système linguistique mémorisé pour décrire les
mécanismes de leur création et leurs propriétés phonologiques, morphologiques,
syntaxiques et sémantiques. Les deux premières perspectives permettent de
caractériser finement les innovations lexicales (et les lexies en général) en coupe
synchronique, mais on peut et doit également exploiter une perspective
diachronique, afin de décrire l’évolution de ces innovations : émergence, diffusion
et lexicalisation.

1.2. Notion d’innovation lexicale

Dans ce modèle général, nous définirons l’innovation lexicale, en première


approximation, de la façon suivante : « une unité lexicale ou un emploi qui dévie de
l’usage mémorisé pour la communauté linguistique considérée. » Décomposons
chacun des éléments de cette définition :

Unité lexicale et emploi : cette définition reprend la distinction classique néologie


formelle / néologie sémantique mais en prenant le point de vue des grammaires de
construction, qui rend l’opposition méthodologiquement pratique m a i s
théoriquement non valide : en effet, lorsqu’une innovation emporte la création d’une
forme nouvelle (email, courriel, macroniste), il se produit également et
nécessairement un sens nouveau (même si dans certains cas le concept nouveau peut
entrer en concurrence avec un concept existant, par exemple email versus courriel –
mais il subsistera même dans ce cas des différences sémantiques). D’autre part,
lorsque l’innovation se cantonne à un nouvel emploi, et donc lorsqu’une forme
lexicale (morphologique) existante est utilisée, en se plaçant du point de vue d’une
conception du sens comme usage, il y aura également création à la fois d’une forme
nouvelle (c’est-à-dire d’un emploi lexico-syntaxique nouveau de la lexie existante) et
d’un sens nouveau : l’innovation un tsunami d’applaudissements, apparue dans les
années 1970, est bien un nouvel emploi de la lexie tsunami. Au final, il s’agit d’une
nouvelle forme – une unité polylexicale nominale qui va ensuite devenir productive
et faire de l’expression un tsunami de un déterminant complexe. Il y a certes une
différence de conception de la forme entre la néologie formelle (forme au sens
morphologique) et la néologie sémantique (forme au sens d’une expression
polylexicale plus ou moins figée, comme plus haut, mais aussi au sens plus large
d’emploi lexico-syntaxique, dans le cas des emplois métaphoriques et
métonymiques : Apple se trouve au premier feu à droite, Apple décide de lancer son
nouveau smartphone. Ici, ce qui distingue les deux mentions d’Apple ressortit aux
emplois prototypiques qui sont permis dans l’un et l’autre cas, qui sont distincts).
L’ajout de la notion de néologie phraséologique permet de fixer un jalon sur le
continuum néologie formelle - néologie sémantique. Afin d’étudier les évolutions
sémantiques, il faudra également distinguer les éléments dénotatifs du sens (voiture),

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les éléments connotatifs (automobile/bagnole) et toutes les valeurs holistiques2
associées à une unité lexicale (automobile/voiture).

Notion de déviation par rapport à une norme linguistique : le second élément


définitoire concerne la déviation introduite par l’innovation. Cette notion est bien
évidemment ce qui permet de distinguer une innovation lexicale d’une unité lexicale
déjà mémorisée. Cette déviation est relative à une variété de langue spécifique, dans
le modèle proposé. Le sentiment de déviation (sentiment néologique) doit donc être
mis en regard de la connaissance des différentes variétés de langue par les individus
de la communauté linguistique. Il reste que le sentiment de déviation ressortit
parfois à un effet discursif lié à une « zone néologène » (Gardin et al. 1974) plus
qu'à une lexie et qu'il met en lumière la difficulté à délimiter un état de langue. C’est
pourquoi, dans nombre de cas, le sentiment néologique varie d’un individu à l’autre,
et qu'une objectivation est difficile à mettre en œuvre.

Un dernier point définitoire concerne le périmètre de l’innovation lexicale,


au regard de son émergence et de sa diffusion. Certains linguistes, anglo-saxons
notamment, limitent les IL aux lexies en cours de diffusion, mais non encore entrées
dans la norme. Cette définition permettrait de les distinguer des nonce-words, ou
créations forgées pour une occasion particulière (on rencontre également les notions
d’occasionalisme et de protologisme). Dans la conception adoptée ici, l’innovation
lexicale débute dès sa première apparition ou émergence, l’histoire de sa diffusion
(ou non) faisant partie du périmètre de son étude, la lexicalisation ou entrée dans
l’usage étant la seule limite à l’innovation lexicale. L’opposition entre innovation
lexicale (non entrée dans l’usage) et unité lexicale (entrée dans l’usage) peut être
affinée en introduisant les notions de particularisme, lorsque la lexie n’est entrée
que dans l’usage d’une variété (d’un point de vue diastratique et/ou diatopique),
d’idiotisme, lorsque la lexie ne concerne qu’un individu (Gérard 2010), et de terme,
lorsque la lexie ne concerne qu’une communauté professionnelle de pratiques).
Notons enfin que dans une théorie de la dynamique lexicale, il faudrait également
considérer la dégénérescence lexicale, processus inverse de tombée en désuétude des
lexies.

1.3. Place des noms propres dans l’innovation lexicale

Les noms propres offrent une double porte d’entrée pour l’étude des
néologismes. Comme tous les autres mots des langues, ils ont été d’abord des
néologismes, et l’étude de la création onomastique est l’un des champs que la
linguistique a investis depuis longtemps (pour une synthèse, voir Leroy 2004). Une
fois créés comme noms propres, ils peuvent faire l’objet de créations néologiques,
soit en tant que tels par antonomase (poubelle, kleenex, harpagon, etc.), soit en

2
Par holistique, nous voulons dire que le sens ne se réduit pas à la dénotation (qui peu ou prou
cherche à expliciter des conditions nécessaires et suffisantes ou encore des conditions
proototypiques) et à la connotation (qui attache à la lexie une valeur axiologique négative ou
positive) mais intègre toute une série d'autres valeurs liées aux restrictions d'emplois,
m :associations d'idées et minimalement les évocations liées à la forme phonologique (ici par
exemple automobile conserve un sens compositionnel auto-mobile, contrairement à voiture).

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devenant la base d’autres unités lexicales, par le biais des procédés de création
néologique (dérivation : anti-macron, macroniste, macroniser, fillonite
composition : macron-bus, trumponomics, trumpcoin, troncation : insta, sarko,
emprunt : instagirl, instafood). C’est ce second aspect qui nous intéressera ici, car,
de ce point de vue, les noms propres constituent un bon moyen d’étudier les
différents aspects de l’innovation lexicale.

2. Méthodologie

Dans cette section, nous présentons la méthodologie que nous avons suivie
pour valider puis décrire les néologismes forgés à partir de noms propres, après
avoir présenté les corpus de textes utilisés. Nous renvoyons à Cartier (2016, 2017,
2018) pour une présentation de la plateforme Néoveille.

2.1. Corpus

Le corpus d’étude Néoveille est constitué d’une base d’articles issus de 257
sites de presse en ligne, automatiquement récupérés depuis mars 2016 deux fois par
jour à partir des fils RSS publiés par les éditeurs. Au total, au 1er juillet 2018, cela
représente plus de 1,5 million d’articles, soit près de 400 millions de mots. À chaque
source d’information sont associées des méta-informations, soit définies
manuellement par les linguistes lors de la définition de la source d’information :
nom du journal, public visé (presse généraliste, de vulgarisation, spécialisée,
féminine, des jeunes), type de texte (actuellement, exclusivement des articles de
presse), domaine (général, économie, industrie, etc.3), aire géographique (pays et
régional/national), soit récupérées automatiquement pour chaque item d’information
dans le fil RSS ou dans la page web contenant l’article : auteur(s), date de
publication, mots-clés, thématique(s).

Les distributions diatopique et par domaine sont présentées dans le tableau 1.


Pays/région Nbre Nbre Domaine Nbre Nbre
sources d’articles sources d’articles
153
France (135, 184) 1 175 984 Général 1 214 552
Algérie 54 (44,10) 111 457 Sport 168 417
25
Sénégal (23,2) 54 331 Presse féminine 34 046
8
Liban (8,0) Politique 16 047
4
Canada (1,3) 93 917 Informatique 16 367
4
Belgique (4,0) 50 828 Industrie 13 138
4
Maroc (4,0) 11 763 Économie 9 604
3
Actuellement, nous utilisons une nomenclature inspirée de la typologie proposée par le consortium
international IIPTC (https://iptc.org/standards/media-topics), simplifiée à une quinzaine de catégories.
4
Le premier chiffre correspond à la presse nationale, le second à la presse régionale.

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Nature 6 067
Santé 5 793
Sciences 5 540

Tableau 1. Distribution diatopique (à gauche) et par domaine (10 principaux, à droite)

Pour l’étude des néologismes basés sur des noms propres, nous avons
également utilisé différentes sources disponibles sur Internet, notamment via le
moteur de recherche Google, et les données disponibles sur les réseaux sociaux
Twitter, Instagram et Facebook. Ces sources additionnelles ont permis d’obtenir un
certain nombre d’innovations et d’attestations dans des documents moins normés.

2.2. Choix des néologismes à partir de noms propres

La plateforme Néoveille a permis de valider, pour le français, depuis mars


2016, plus de 20 000 néologismes formels (Cartier et al. 2018). Dans cet ensemble,
nous avons sélectionné les néologismes forgés à partir de noms propres, en
focalisant sur deux types d’entités nommées : les noms de personnalités politiques,
d’une part, et les noms propres désignant les cinq réseaux sociaux les plus utilisés
(Instagram, Facebook, Twitter, Snapchat, Youtube), d’autre part.

Pour les personnalités politiques, nous sommes parti d’une liste des vingt
personnalités politiques les plus citées dans la presse française en 2016 et 2017 5.
Nous avons ensuite recherché dans le corpus Néoveille toutes les formes attestées
construites à partir de la base, pour ne conserver que les 12 bases les plus
productives, indiquées dans le tableau 2.
Prénom nom Base Nombre total Nb total de
d’occurrences formations
(Néoveille) lexicales
Angela Merkel merk 10 493 17
Barack Obama obam 17 116 19
Donald Trump trump 60 023 53
Emmanuel Macron macron 94 843 68
François Fillon fillon 30 844 29
François Hollande holland 53 384 32
Hilary Clinton clinton 10 441 16
Jean-Luc Mélenchon mélenchon 23 314 19
Manuel Valls valls 27 490 15
Marine le Pen Lepen/le Pen 29 581 21
Nicolas Sarkozy sarko 29 755 51
Vladimir Poutine poutin 7776 19

Tableau 2. Liste des 12 personnalités politiques prises en compte dans cette étude

Dans ce tableau, le nombre total d’occurrences (colonne 3) correspond, dans le


corpus Néoveille, aux mentions de la base indiquée en colonne 2 (cette base est une
5
Nous sommes parti du classement annuel réalisé par Presse EDD (https://www.edd.fr) ainsi que des listes
fournies par le European Media Monitor (http://emm.newsbrief.eu/overview.html).

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réduction du nom propre pour tenir compte des contraintes phonologiques pouvant
s’appliquer aux innovations) tandis que le nombre total de formations lexicales
correspond aux différentes innovations rencontrées (dans Néoveille et dans d’autres
corpus).

2.3. Méthodologie pour la description linguistique

La méthodologie suivie répond aux trois perspectives présentées en 1.1.

Point de vue linguistique : il s’agit de décrire les mécanismes formateurs de


néologismes en s’appuyant sur la typologie proposée par Sablayrolles et Pruvost
(2016) et Sablayrolles (2017) ; il s’agit également de décrire les particularités
phonologiques, morphologiques, syntaxiques et sémantiques de ces unités (Cartier et
Sablayrolles 2008 ; Cartier 2018) ; étant donné que nous nous plaçons dans le cadre
d’une théorie du sens-usage, le sémantisme pourra être décrit par les unités
polylexicales plus ou moins figées (ou collocations) et les constructions lexico-
syntaxiques les plus typiques de la lexie (Gries 2010). Le profil sémantique
distributionnel (Baroni et Lenci 2010, Hamilton et al. 2016) ne sera pas étudié ici,
par manque de corpus suffisant ;

Point de vue socio-pragmatique : il s’agira également de décrire les


caractéristiques socio-pragmatiques des textes où se produisent les occurrences, afin
de dégager les lieux d’émergence et d’éventuelle diffusion. Les méta-informations
disponibles dans Néoveille ont été présentées en 2.1 ;

Point de vue diachronique : enfin, afin de suivre le cycle de vie des IL, il nous
faudra décrire l’évolution fréquentielle et l’évolution ou non des caractéristiques
socio-pragmatiques et linguistiques des occurrences. La plateforme Néoveille nous
permettra d’étudier cet aspect depuis mars 2016 jusqu’à aujourd’hui.

3. Description des innovations à partir de noms propres

3.1. Caractérisation linguistique : procédés de formation

3.1.1. Personnalités politiques

Parmi les quatre cent formations néologiques attestées dans le corpus Néoveille
et dans Google sur des sites français, on constate la prédominance des procédés par
dérivation et par fractocomposition6, pour l’ensemble des personnalités politiques.
Rappelons que ces procédés font partie de la morphologie productive (Dal et Namer
2015 ; Bauer 2009). Ils permettent de construire autour du terme un réseau
sémantique.

6
La dérivation concerne les affixes. Dans notre présentation, nous évoquons également certains fractolexèmes
permettant de former des fractocomposés. Dans le modèle de Sablayrolles et Pruvost (2016) et Sablayrolles
(2017), ils sont l’une des matrices de composition, avec la composition savante (à base de formants savants)
et la composition hybride (combinant formant savant et lexie contemporaine). Pour une justification de cette
différence, voir Cartier et al. (2018, notes 16 et 19). Nous désignerons collectivement ces éléments (affixes
et fractolexèmes) sous le terme de « formant ».

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partir de Néoveille », Cahiers de lexicologie, n° 113, 2018 – 2, Néologie et noms propres, p. 203-224 DOI :
10.15122/isbn.978-2-406-08791-5.p.0203
Les dérivés servent tout d’abord pour désigner les participants à l’action
politique : les militants (macroniste), les sympathisants (macronien), avec
d’éventuelles connotations (macronieux, macronolâtre). Le nom d’agent en -eur est
a priori bloqué puisqu’il doit s’appliquer à une activité (verbe ou nom dérivé :
*macroneur, *sarkoz(y)eur) : cependant, il existe un compte Twitter satirique dont
le titre utilise ce nom d’agent (Macroneur7). Et sans être attestées dans notre corpus,
les formations Vallseur et Trumpeur sont disponibles, avec la collision avec valser
e t tromper. D’autres formations plus spécifiques sont également attestées :
macronista(s) et trumpista(s), le premier étant influencé par la diffusion du premier,
désignant les sympathisantes d’origine mexicaine, puis les sympathisantes en
général. Le suffixe -ette permet également, par analogie avec suffragette(s), de
désigner les militantes (avec ou sans majuscule initiale) : trumpette(s),
macronnette(s), sarkozette(s)8.

Les mêmes formants (-iste, -ien, -âtre), auxquels il faut ajouter -esque,
permettent de créer l’adjectif, soit relationnel (administration/thèse/éléphant
trumpiste), soit qualificatif / prédicatif (film trumpiste, trolls trumpistes). Les bases
nominales sur lesquelles portent ces adjectifs dénotent des rôles ou fonctions
(ministre, maire, sympathisant, etc.), des organisations (administration, équipe,
etc.), des actions et processus (décision, mesure, loi, etc.), les idées et sentiments
(ambition, objectif, etc.), ainsi que les noms d’évaluation (erreur, échec, réussite,
etc.), traçant le périmètre élargi du champ sémantique de l’action politique. La paire
de fractolexèmes -phobe et -phile est également attestée pour toutes les
personnalités.

On trouve également d’autres formants productifs pour désigner un territoire


socio-géographique dominé par l’homme politique (fractocomposition :
Macronistan, Sarkoland), l’univers conceptuel construit autour de la politique de
l’individu (suffixation : macronie, macronitude, macronisme, macronité). Dans
notre corpus, ces néologismes ne sont présents que pour les trois personnalités les
plus populaires (Trump, Macron, Sarkozy). Il en va de même pour les fractolexèmes
en -logie, -logue, logiste désignant la « science » (ou les individus s’adonnant à cette
science) liée à la politique menée par la personnalité. La formation en -ite, désignant
une affection maladive, est attestée pour toutes les personnalités. La formation en
-age n’est attestée que pour Emmanuel Macron sur Twitter sous forme de hashtag,
avec une collision avec macaronage9. La formation en -ette, par analogie avec
mesurette(s) (puis balladurettes et jupettes), est attestée pour tous ceux qui ont
exercé le pouvoir en France : macro(n)nette, sarkozette, hollandette, fillonnette (voir
aussi note 7).
7
Nous sommes Tous à être Moi ! Macroner c’est siphonner, s’emparer de. Le Macroneur est quelqu’un qui
Macrone #Macrophage #Macrophile qui n’est rien ! (https://twitter.com/Palafox181).
8
Ce suffixe diminutif issu du latin a connu deux événements qui affectent aujourd’hui son sémantisme : d’une
part, la formation suffragette(s), emprunté en 1906 à l’anglais, qui permet de former, par analogie, des lexies
désignant les militantes liées à la base ; d’autre part, dans les années 1990, les mesurettes, puis les
balladurettes et les jupettes, désignant des « mesures (de faible portée) en faveur de l’industrie automobile »,
qui expliquent certains emplois de macronnette. Notons, enfin, deux autres emplois de Trumpette : pour
désigner Marine Le Pen, d’une part, comme « militante numéro un », et pour désigner Donald Trump lui-
même, en focalisant sur la connotation négative du suffixe (par exemple, « Tais-toi, trumpette! »,
http://www.courrier-picard.fr/112589/article/2018-05-28/tais-toi-trumpette).
9
https://twitter.com/hashtag/macronage

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On compte également un certain nombre d’autres formations nominales par
fractocomposition: -gate (pour toutes les personnalités, avec élision de la voyelle ou
de la syllabe finale : sarkogate, poutingate, lepengate, etc.), -xit (attesté pour
l’ensemble des personnalités, mais présent dans la presse française seulement pour
Macron : macronxit, Trump, avec création d’un site Internet : trumpxit, et Sarkozy :
sarkoxit), -economics (macronomics, compocation sous influence de trumponomics),
et -mania (macro(n)mania, lepenmania, sarkomania, etc.)

Du point de vue verbal, la conversion par le morphème -er ne peut se produire


qu'en sélectionnant un trait typique (et généralement péjoratif) de la personne. C’est
bien ce qui se passe. Macroner n’est pas présent dans notre corpus, mais Google
indique près de 90 000 occurrences, principalement suite aux définitions proposées
par Bernard Pivot sur son compte Twitter en avril 2016 :
Macroner. Verbe irrégulier. Déf. : marcher, marcher surtout de gauche à droite.
Syn.: zigzaguer. Ex. : sur l’eau Jésus macronait-il ?
(twitter.com/bernardpivot1/status/723371706379694080?lang=fr)

Pour Trump, la flexion aboutit à un jeu de mots par collision avec tromper (14
occurrences dans Néoveille) : « Comment avons-nous pu nous "trumper" à ce point
sur l’efficace montée du populisme aux États-Unis ? » (Huffington Post,
19/11/2016). Angela Merkel a eu droit à son verbe en allemand dès 2010 (merkeln,
néologisme de l’année 201010) dans un sens également péjoratif : « Merkeler, c’est
ne pas décider, ne pas agir, tergiverser… » (Le Figaro, 31/08/2015). Sarkoz(y)er
n’est par contre pas attesté. D’autres personnalités ont pu également être raillées par
cette formation (cahuzaquer, filloner, etc.11).

Deux formations suffixales aboutissant à des verbes sont répandues pour


l’ensemble de nos personnalités : les formations en -iser et en -ifier. Les verbes
résultants désignent le processus « naturel » (-iser) ou volontariste (-ifier) de
transformation de la société liée à la politique menée. On notera la cohorte de
suffixations en -iser permettant de créer le déverbal (-isation) et l’agent (-
isateur/isatrice), permettant de compléter le champ. Pour -ifier, bien moins fréquent,
le nom d’agent est bloqué par ses connotations et n’a aucune attestation, même dans
Google.

Du point de vue des préfixations, la majorité des noms de personnalités ont des
formations en ex-, anti-, non-, post-, ultra-, dé-, anté-, néo-, le plus souvent
construites à partir d’un dérivé suffixal (sauf anti-, post-, ultra-). Ces préfixes sont
parmi les plus productifs en français (Cartier et al. 2018).

Du point de vue des compositions, en dehors des fractocompositions déjà


évoquées, le nombre de formations attestées semble corrélé à la popularité des
personnes. On notera quelques formations savoureuses : immigrafillon,
lepenchonisme, macronpatible (à partir de macron-compatible, productif également
avec d’autres personnes) et les compocations Merkozy, Merkollande et Merkron (ou
par abréviation : M & M).
10
http://www.owid.de/artikel/407474
11
On consultera la page http://www.bvoltaire.fr/connaissez-vous-le-sens-du-verbe-cahuzaquer, qui recense des
formations possibles, plus ou moins imaginaires.

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partir de Néoveille », Cahiers de lexicologie, n° 113, 2018 – 2, Néologie et noms propres, p. 203-224 DOI :
10.15122/isbn.978-2-406-08791-5.p.0203
Concernant les procédés de néologie sémantique, rappelons que les langues
disposent – en miroir de la morphologie productive – de règles de formation
productives, via la métaphore et la métonymie, qui ont été mises au jour dans le
cadre des études sur la polysémie régulière (Apresjan 1974) et que nous pouvons
nommer sémantique productive. Appliqué aux noms propres de personnes, ce
procédé se matérialise par différents types d’antonomase, par sélection d’une
caractéristique liée à un trait de la personne elle-même (Tartuffe, Apollon, Don Juan)
ou à l’une de ses actions/réalisations (Poubelle, Browning, Watt, Béchamel). Avant
le passage au nom commun (désignant, dans le premier cas, un humain doté de
caractéristiques typiques, et une autre entité dans le second), quelques formations
discursives (réalisations antonomasiques, Leroy 2004) permettent d’extraire les
caractéristiques typiques du nom propre : un vrai Macron, un macron de la finance,
la Benalla de l’Assemblée générale, un Mélenchon en herbe, vous n’êtes qu’un petit
Mélenchon, une nouvelle/vraie Le Pen, etc. Notons également l’apparition en anglais
d e twrump, pour désigner un individu utilisateur compulsif du réseau social. On
trouvera, notamment dans (Leroy 2004), une étude de ces contextes préparatoires à
la formation (éventuelle) d’antonomases lexicalisées.

3.1.2. Noms des réseaux sociaux

Le tableau 3 présente les différents néologismes, en les classant par type de


procédé, pour les 5 réseaux sociaux étudiés.
Facebook Twitter Instagram Snapchat Youtube
Intégration facebooker tw(ee|i)t(s) (n) Instas (n) snapchater youtuber
morphologique (v) tweet-er (v) instagram(m)er (v) (v)
(morphème (v) snapchat(s)
flexionnel : flexion (n) >
et conversion) snap(s)
Intégration à la facebookeur twitteur(euse) instagram(m)eur snapchat(t) youtubeur
morphologie (euse) tweeteur (euse) (euse) eur(euse) (euse)
productive (affixes, facebookien re(-)tweeter, instagram()- iser / snappeur(e youtubing
fractolexèmes et (ne) tweeterisation, isation, use)
formants savants) facebooking tweeting, anti- instagramm-able, snapchat(t)
, anti- tweet, demi- instagramm-abil- ien(ne)
facebook, tweet, non- ité, instagramm- anti-
facebookism tweet, auto- erie(s) snapchat
e, facebook- tweet, pseudo-
is-ation tweet, tweet-
esque, tweet-
able, tweet-on-
ade
composition live(-)tweet(s) , blogueuse- Snapcode,
live-tweet-er, instagrameuse, snapshot,
macro-tweeting, foodistas- snapbot,
acrostweet, instagrammeuses, fitsnapeuse
faketweet, faux- acteur- , voyageur-
tweet, quote- réalisateur- snapchatte
tweet, top-tweet, instagrameur, ur
subtweet prête-à-
instagrammer,
instameal,

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instagirl,
instafood,
instapoète,
instastory,
instaphoto,
instaclip,
instapreneur,
instadog,
instabrand,
instagrami,
instabookeuse
Troncation tweet Insta Snap?
gram

Tableau 3. Néologismes par matrice néologique (noms des réseaux sociaux)

On constate ici la prédominance de deux réseaux sociaux, Twitter et Instagram,


notamment en ce qui concerne la création par composition. Pour les noms de
réseaux sociaux, la conversion permet de générer le verbe correspondant à l’action
de saisie d’un message (instagrammer et grammer, plus récent, tweeter, youtuber,
snapchat(t)er ou snapper, facebooker désigne de manière générique l'utilisation du
réseau, poster e t liker désignant des activités spécifiques, pouvant également
s'appliquer aux autres réseaux), le message lui-même (par emprunt : tweet,
snapchat puis par troncation snap ; par troncation ; insta (apocope) ou gram
(aphérèse) ; les autres plateformes ne disposent pas de termes spécifiques, post et
like restant les termes employés), les agents (par suffixation en -eur/-euse et en -eux,
limité au pluriel, à connotation négative, avec un concurrent par emprunt pour
Twitter : twitto(s), désignant cependant également les autres participants), les autres
participants (twitto(s), et – plus vieilli –, twi(ee)(t)tonaute, les autres réseaux
sociaux utilisant les termes génériques follower(s) ou suiveur(s)/euse(s), de façon
marginale).

On notera également la productivité des formations en tweet et insta, qui


obtiennent le statut de fractolexèmes productifs, montrant la popularité de ces
réseaux.

Un phénomène spécifique aux noms propres des réseaux sociaux – empruntés –,


ressortit aux adaptations phonologiques et orthographiques : cela concerne
notamment la plateforme Twitter, avec une hésitation entre twit(ter) et tweet, qui,
pour l’emprunt simple, est plus souvent non-adapté, mais qui l’est la plupart du
temps dans ses versions dérivées (twittos, twictée, twitonaute, twitcam, etc.). Cette
situation se produit également dans d’autres langues. Un autre exemple concerne les
dérivés à base instagram, avec deux graphies concurrentes : instagrammeur,
instagrameur.

3.2. Caractérisation socio-pragmatique des sources d’information

Les lieux d’émergence sont tout à fait différents pour nos deux groupes de
noms propres. Tandis que les IL issues de noms de personnalités politiques
apparaissent directement dans la presse généraliste et la presse politique, avec une

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diffusion dans un grand nombre de journaux, les IL des réseaux sociaux sont
marquées par une émergence et une diffusion essentiellement dans certains types de
presse (presse féminine, presse people et journaux à base anglo-saxonne), la
diffusion dans la presse généraliste restant marginale et généralement accompagnée
de gloses métalinguistiques.

3.3. Caractérisation de l’évolution diachronique : émergence, diffusion,


lexicalisation

Les études sur l’évolution diachronique des IL distinguent généralement trois


phases : émergence, diffusion, lexicalisation (par exemple, Traugott et Trousdale
2013). Nous avons montré que l’émergence pouvait être caractérisée comme une
période courte d’apparition d’une lexie ou d’un usage nouveau, généralement
marqué(e) par des contextes méta-linguistiques et des gloses explicatives, se
produisant dans des contextes socio-pragmatiques restreints et identifiables (Cartier
et al. 2018). Avec l’apparition puis la généralisation de la communication
numérique, la caractérisation par la notion de « période courte » se substitue à la
définition classique par la seule apparition fréquentielle, qui n’est plus suffisante
étant donné la rapidité de circulation de l’information et l’existence d'articles répétés
tels quels, notamment dans les jounaux régionaux appartenant au même groupe de
presse. La caractérisation socio-pragmatique rappelle qu’une IL est avant tout une
variation inscrite dans un contexte, et permet d’identifier les innovateurs. D’un
point de vue psychologique, la création lexicale s’accompagne, plus souvent que
pour les lexies conventionnelles, d’un marquage métalinguistique indiquant la
nouveauté ainsi que d’une glose explicative.

Concernant nos deux groupes de noms propres, cette émergence est bien
évidemment liée à l’apparition des référents, à savoir l’exposition médiatique liée à
une prise de fonction nationale et/ou internationale, des événements spécifiques12,
pour les hommes politiques, et à l’augmentation des utilisateurs de l’innovation
technologique, pour les réseaux sociaux. L’évolution fréquentielle des mentions des
réseaux sociaux dans les actualités françaises (via Google Trends13), montrent ainsi
les moments saillants : apparition (2004 pour Facebook, 2005 pour Youtube, 2006
pour Twitter, 2010 pour Instagram et Snapchat), globalisation de l’utilisation de
Facebook et Youtube en 2010, montée progressive des autres plateformes après
2011, baisse de Facebook et Youtube à partir de 2015 et montée concomitante des
autres plateformes. On constate depuis 2016-2017 un resserrement de la popularité
entre les différentes plateformes. En spécifiant les thématiques14 d’actualités
couvertes à la catégorie Internet et télécoms, on constate la prédominance de
Twitter. Si nous restreignons à la catégorie « Individus et Société », la distribution
est bien moins claire.

12
On constate par exemple en juillet 2018 un pic de fréquence concernant les formations lexicales basées sur
Macron, lié au scandale Benalla. Ce pic efface, temporairement, le pic d’occurrences lié à la campagne
présidentielle et à l’élection de mai 2017. Cela indique également la nécessité de prendre avec précaution les
courbes fréquentielles brutes.
13
https://trends.google.fr
14
Ces thématiques proviennent de la combinaison des catégories assignées par les éditeurs, et d’algorithmes de
clustering lancés par Google.

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La diffusion des IL peut être caractérisée par un faisceau d’indices :
augmentation (plus ou moins) brutale de la fréquence, diffusion au-delà des
contextes socio-pragmatiques initiaux, intégration à la morphologie flexionnelle et
productive, fixation d’un usage prototypique, enfin stabilisation de la place de
l’innovation dans le champ sémantique.

Concernant l’évolution fréquentielle, la sociologie a produit un modèle (dit


modèle de la courbe en S, ou courbe sigmoïde, car elle correspond à la fonction
sigmoïde) de diffusion et d’adoption des innovations technologiques (Rogers 2003
[1983]) en rattachant les différentes phases saillantes fréquentielles à des rôles
sociaux spécifiques (innovateurs, adopteurs précoces et tardifs, retardataires). Des
applications au changement lexical commencent à voir le jour, mais dans le cadre
d’une diachronie longue (Nevalainen 2015, Feltgen et al. 2017). En diachronie
courte, le corpus Néoveille ne montre aucune tendance spécifique, même si, en
utilisant l’une des mesures de lissage de fréquence 15, on constate, pour les réseaux
sociaux, une courbe ascendante. Mais la diachronie courte n’offre aucune garantie
sur le sort à long terme des lexies. Cela est évidemment encore plus vrai pour les
personnalités politiques, le buzz néologique des années Sarkozy puis Hollande étant
par exemple en passe de retomber. Notons une autre particularité : parmi les
néologismes basés sur les noms propres, un petit groupe de dérivés atteint une
fréquence supérieure à 100 occurrences, tandis que la majorité stagne à quelques
dizaines d’unités : il s’agit des dérivés communs à l’ensemble des personnes, et qui
fixent le réseau sémantique minimal (voir 3.1.1).

Concernant l’évolution des contextes socio-pragmatiques, la surexposition


médiatique des personnalités politiques fait qu’un grand nombre de journaux
diffusent les innovations dès leur émergence, et ce dans un grand nombre de
domaines. Par contre, les réseaux sociaux sont encore très marqués par les lieux
d’émergence (presse féminine, presse people, journaux d’origine anglo-saxonne) et
les innovations ne se diffusent pas en dehors de ces contextes, sauf pour les
innovations déjà bien implantées (à savoir les principaux dérivés affixaux).

D’un point de vue purement linguistique, une étape importante pour la


diffusion d’un néologisme ressortit à son adaptation au système linguistique. Du
point de vue de l’émergence, il se produit tout d’abord une adaptation phonologique
et orthographique (pour les emprunts et pour les dérivés, voir instragram(m)eur),
une intégration morphosyntaxique (par assignation d’une partie du discours et
adaptation des flexions. La plupart des néologismes sont d’abord des noms – à
morphologie réduite – désignant de nouveaux concepts). À ce propos, si les IL-noms
sont généralement bien intégrées, on constate des emplois restreints des IL-adjectifs
et plus encore des verbes : ?je macrone, ?macronante, etc. Les dérivés verbaux des
réseaux sociaux sont par contre déjà largement diffusés (twitter, et dans une moindre
mesure instagram(m)er, youtuber et snapchat(t)er). Les marques métalinguistiques

15
Parmi elles, citons la moyenne mobile (Moving Average) consistant à lisser les fréquences brutes en
calculant une moyenne tenant compte des fréquences constatées avant et après la période temporelle
considérée. Deux mesures dérivées sont particulièrement utiles dans le cadre d’un suivi fréquentiel : la
moyenne mobile cumulative (Cumulative Moving Average, consistant à cumuler les fréquences passées pour
calculer la moyenne) et la moyenne mobile exponentielle (Exponential Moving Average, consistant à prendre
compte les fréquences en appliquant une règle exponentielle aux fréquences connexes).

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partir de Néoveille », Cahiers de lexicologie, n° 113, 2018 – 2, Néologie et noms propres, p. 203-224 DOI :
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et les gloses sont également fréquentes en phase d’émergence. Avec une diffusion
accrue, ces marques tendent à disparaître.

Nous avons vu que, du point de vue de l’intégration à la morphologie


productive, les noms propres choisis (qui ont déjà diffusés) sont systématiquement
dérivés et utilisent toutes les ressources de la morphologie constructionnelle.

Concernant la fixation d’un usage et la stabilisation dans le champ


sémantique, les noms liés aux réseaux sociaux permettent notamment d’étudier des
évolutions de champs sémantiques. Prenons en exemple les noms des acteurs des
réseaux sociaux (principalement autour de Youtube, Twitter et Instagram), pour
lesquels existent toute une série de lexies qui se partagent le champ sémantique de
l’influence numérique. Historiquement, les acteurs influents, en marketing, étaient
dénommés leaders o u relais d’opinion. Puis, à partir de 2002, apparaissent les
premiers leaders d’opinion sur Internet, au travers des blogs (> blog(g)ueur
(professionnel)). Vers 2010, par emprunt adapté, apparaît influenceur, lié aux
médias sociaux, qui remplace progressivement les deux premières lexies, avec une
domination du féminin (influenceuse). En septembre 2014, avec la couverture de
Vogue, apparaît la notion d’instagirl, l’influenceuse mode, généralement femme
mannequin peu connue qui génère du revenu en postant des conseils et
recommandations d’achats. Le complémentaire instaboy ne connaîtra pas le même
succès. Vers 2015, enfin, apparaît la notion d’instagrammeuse puis vers 2016 celle
d e blogueuse-instagrammeuse. La répartition des fréquences entre ces différentes
dénominations ainsi que l’évolution temporelle de 2015 à nos jours montrent la
dominance du terme blog(g)ueur, l’apparition d’instagirl et son remplacement
récent par instagrammeur/-euse. Du point de vue de la fonction d’influence,
influenceur a totalement escamoté leader d’opinion/relais d’opinion, dans le cadre
des réseaux sociaux mais également dans le cadre plus global de l’action marketing.

Conclusion et perspectives

Dans cet article, nous avons présenté, en nous appuyant sur un corpus de
noms propres appartenant à deux champs (personnalités politiques, réseaux
sociaux), les formations néologiques qui sont construites sur leur base. Il apparaît
clairement que les noms propres, selon la catégorie sémantique à laquelle ils
appartiennent (personnes ou objets manufacturés, dans notre cas), sont
potentiellement les cibles de l’ensemble des mécanismes de formation néologique :
dérivation, composition, troncation, etc. Les noms propres que nous avons étudiés,
déjà populaires, montrent notamment une grande productivité dérivationnelle, qui
permet d’organiser le réseau lexical autour du nom propre. Par contre, aucune des
personnalités politiques choisies n’a encore généré d’antonomase lexicalisée, même
si des emplois antonomasiques sont identifiables.

Nous avons également étudié les innovations du point de vue socio-


pragmatique, en montrant par exemple qu’un certain nombre d’IL dérivées des noms
de réseaux sociaux étaient encore cantonnées à un certain type de presse.

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Enfin, nous avons donné quelques indications sur l’évolution diachronique et
les paramètres pour identifier à la fois l’émergence et la diffusion des lexies
nouvelles.

Les données qui ont servi à cette étude sont disponibles sur la plateforme
Néoveille à l’adresse suivante : www.neoveille.org.

Ce travail, principalement applicatif et méthodologique, nous semble


appuyer le modèle dynamique des langues présenté en section 1. Il reste néanmoins
beaucoup de travail pour caractériser précisément les discours sources, décrire
linguistiquement les innovations, et notamment leur comportement lexico-
syntaxique et leur positionnement dans le ou les champs sémantiques existants, et
enfin pour modéliser finement le processus de diffusion des innovations.

Emmanuel CARTIER
Université Paris 13 Sorbonne Paris Cité,
Labex EFL, LIPN UMR 7030 CNRS,
emmanuel.cartier@univ-paris13.fr

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