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JOCELYNE DAKHLIA

Lingua Franca

ACTES SUD
SOMMAIRE

Lingua franca-, une langue métisse en Méditerranée.............. 9


Introduction. - Parler du même.............................................. 11

I. Une langue entre Orient et Occident:


origines et termes d’un débat............................................ 31
n. Un système de langues optionnel....................................... 61
ni. Interstices de la langue......................................................... 107
IV. Une langue dans l’Islam....................................................... 147
v. Territoires de la langue.......................................................... 193
vi. Modulations du parler franc.............................................. 243
vu. La langué franque en Europe occidentale........................ 291
vin. Mise en mots, mises en scène........................................... 329
ix. Langue commune, langue universelle et langue de l’autre 369
x. De la langue franque au sabir et après................................. 409

Conclusion. - La langue à soi ?................................................ 471


Notes........................................................................................... 489
Glossaire..................................................................................... 569
Bibliographie............................................................................. 573
Index des noms propres............................................................ 581
Remerciements

J’ai eu la chance de bénéficier, tout au long de la recherche


qui a conduit à ce livre, de l’intérêt et même parfois de l’enthou­
siasme que pouvait susciter un objet aussi riche de questions
et d’enjeux que l’est la langue franque. Bien souvent, dans ma
quête d’indices et de sources, on m’a signalé un texte, procuré
une référence, et cet intérêt pour la lingua franca a considéra­
blement encouragé mon propre investissement dans ce long
projet... Je tiens à remercier pour leur soutien les étudiants,
le public et les invités de mon séminaire à I’ehess. Ma grati­
tude va tout particulièrement à Jérôme Lentin et Christian
Windier pour les références qu’ils m’ont aimablement commu­
niquées et pour nos conversations stimulantes en cette occasion.
LINGUA FRANCA-.

UNE LANGUE MÉTISSE EN MÉDITERRANÉE

Ce que nous entendons aujourd’hui par lingua franca revêt sou­


vent le sens métaphorique d’une langue consensuelle ou d’un “ter­
rain d’entente”, d’un lieu où les désaccords s’estompent et où l’on
peut parler ensemble. Nous oublions, ce faisant, qu’à la base de ce
“lieu commun”, il y eut une langue métisse historiquement parlée
en Méditerranée, la lingua franca méditerranéenne, que ce livre
analyse et décrit jusqu’à sa disparition au milieu du xixe siècle.
Langue du Bourgeois gentilhomme, référence littéraire, surtout
comique, aussi bien que langue du commerce et surtout de la
réduction en captivité, nous avons oublié à quel point la langue
franque s’imposait alors comme une réalité banale, très présente,
et ce dans les domaines les plus divers du rapport avec le “Turc”
ou de la représentation de l’altérité islamique.
Son histoire, en effet, ne s’énonce pas sous le signe univoque
du consensus, mais bien dans un contexte d’extrême tension géo­
politique, celui de la guerre de course notamment, entre l’Europe
occidentale et la Méditerranée islamique ; une tension analogue
à celle que nous connaissons aujourd’hui, tout aussi paradoxale
tant les circulations et les échanges s’intensifient parallèlement
aux conflits. Cette étude fait donc apparaître la production d’une
langue commune révélant toutes formes de continuums culturels
et linguistiques d’une rive à l’autre de la Méditerranée, un conti­
nuum bien plus important qu’on ne le conçoit de nos jours, mais
qui n’aboutit pas, pour autant, à l’élision des lignes de démarca­
tion et de clivage.
Bien au contraire, la lingua franca, comme langue à part et
langue par excellence du contact avec l’autre, réaffirme une
forme de no mans land de la communication, un entre-deux ou
10 LINGUA FRANCA

un espace liminaire, dans le moment même où elle atteste une


communauté de langue et de repères. Il s’agit en cela d’un rapport
non identitaire à la langue et donc d’une langue qui ne saurait
être de “civilisation” ni même de prestige, conception de la langue
fort déroutante pour nous aujourd’hui, mais qui nous aide à dis­
cuter l’adéquation entre langue et culture que nous établissons si
spontanément. En situation d’adversité et de conflit, jusqu’à quel
point, en effet, s’autorise-t-on à parler une même langue ? Peut-on
concevoir une langue neutre?
INTRODUCTION

PARLER DU MÊME

Nous voulons dire que Dieu institua l'ensemble


des langues parlées et nous supposons cela parce
que nous ne saisissons pas quelle cause aurait
convié les hommes, alors qu’ils avaient une
langue qu'ils parlaient, et dans laquelle ils se
comprenaient, à en produire une autre, ce qui
est une entreprise très pénible et injustifiée.

Ibn Hazm1

Que l’huile bouillante et le miel sauvage me


tombent dessus si je peux ne serait-ce que
comprendre un mot de ce turc en finnois dans
ce foutu patois que tu me rotterdames. Jamais
vu jamais entendu! Bien le bongîte! A damné
prochaine!

J. Joyce2

Jamais, dans l’histoire contemporaine, le fossé n’a paru aussi


profond entre l’Occident et l’Islam qu’il ne l’est aujourd’hui.
Que l’on adhère ou non au modèle du “choc des civilisa­
tions”, on doit admettre cette réalité présente dans toutes
ses conséquences. Il est vrai que ce rapport conflictuel à
l’Islam n’est sans doute que le lieu et la projection d’une
tension plus extrême que d’autres, dans une géopolitique
des cultures qui voit aussi s’intensifier la crainte de la Chine,
par exemple, et qui reconfigure fébrilement une nouvelle
12 LINGUA FRANCA

“grammaire des civilisations”, pour reprendre la formule


d’un manuel d’histoire écrit et conçu par Fernand Braudel3.
Sur la pertinence contemporaine de ce concept de “civilisa­
tion” et sur cette logique même des blocs, il y aurait beau­
coup à dire pour un historien, mais sans même entrer dans
ce débat, on peut constater qu’à mesure que se creusent, ou
paraissent se creuser, de tels fossés entre les civilisations, des
utopies linguistiques se développent, à l’inverse, et l’on voit
refleurir aujourd’hui le rêve d’une langue universelle. Dans
le moment même où la mondialisation et la globalisation en
débats accompagnent une hégémonie croissante de l’anglais
et une crainte grandissante de la “mort des langues”, de nou­
velles tentatives d’inventer des langues universelles se font
jour, sur la base d’emprunts plus paritaires aux différentes
langues du monde, et loin de ces prééminences écrasantes
d’une langue impériale4. Renouveau de l’espérantisme, mais
aussi nouveaux processus d’invention, tel celui qui conduit
à une “Lingua Franca Nova (LFN)”, regain de curiosité pour
les langues véhiculaires du passé..., toutes ces réalités pas­
sées et présentes, et toutes ces projections vers le futur nous
montrent que la problématique des langues communes se
voit très vite, sans doute trop vite, investie de valeurs qui
dépassent les seuls enjeux de l’intercompréhension linguis­
tique. On y projette toujours, au moins implicitement,
une notion de consensus ou de concorde, ou encore de
communion5. Dans le domaine de la linguistique, la créolis-
tique, florissante, participe d’un recentrement plus général,
en science sociale, sur l’étude des frontières poreuses et des
“métissages”6. Le métissage, notion s’il en est au cœur du
débat identitaire, suscite tant l’espoir de la concorde que la
crainte de la perte et de la déperdition d’être.
Qu’il y ait eu, dans ce contexte méditerranéen au sens
large qui est le nôtre, et dans un passé somme toute assez
proche, une Lingua franca historique, unissant — mais le
ferme n’est-il pas déjà surdéterminé? - l’Europe et l’Islam,
ou en usage, au moins, entre l’Europe et l’Islam, cette réalité
tangible et avérée aurait pu susciter un fort intérêt des histo­
riens. Leur attention aurait été d’autant plus justifiée qu’une
étiologie communément répandue de la Langue franque his­
torique la fait dériver des Royaumes latins de Terre sainte, et
INTRODUCTION 13

la raccorde donc aux Croisades, soit à la période de l’histoire


qui illustre avec le plus de force symbolique un antagonisme
vital de l’Europe chrétienne et de l’Islam. Cette période de
conflictualité extrême que représentent les Croisades, et qui
figure trop souvent, aujourd’hui, en arrière-plan, conscient
ou inconscient, du débat politique, avait effectivement pro­
duit aussi, mais nous tendons à l’oublier, des phénomènes
de fusion, voire, à suivre cette hypothèse, une langue com­
mune. De manière plus générale, il faut se souvenir de cet
autre effet des conflits : l’adversité extrême, la guerre même
provoquent des effets de brassage et de rapprochement peut-
être plus intenses qu’en tant de paix.
Certes, parler une même langue n’est en aucun cas parler
d'une même langue, et encore moins d’une même voix, et
les locuteurs de la langue franque ne s’accordaient pas même
à toujours la désigner d’un même nom; mais ils la nom­
maient, l’identifiaient, quoique à des degrés divers, comme
une langue à part7. Qu’est-ce alors qu’une langue commune
qui, par paradoxe, définirait la frontière même de l’altérité ?
Dans notre perspective de la langue, “l’autre” n’est-il pas, par
essence, celui dont la langue est incompréhensible ? C’est là
l’étymologie ordinairement admise du terme “Barbare”, et
cette acception grecque du Barbare trouve son équivalent
ou son empreinte au sud de la Méditerranée. Comme le
rappelait notamment Ibn Khaldûn au XIVe siècle, le Barbare
est devenu le “Berbère”, celui dont la langue se réduit à des
sons incompréhensibles, “bar, bar...”*.
Comment concevoir alors une altérité révélée, à l’inverse,
par l’usage d’une langue commune? Ou qu’est-ce, à nou­
veau, qu’une langue commune dont l’usage procéderait
d’un rapport d’altérité? Ces questions n’ont guère retenu
l’attention des historiens, bien que les références à la lin­
gua franca, au fil des archives médiévales et modernes, leur
soient familières ; leur absence sur ce terrain problématique
mériterait en soi une élucidation. Depuis un article fonda­
teur du père de la créolistique, Hugo Schuchardt, paru en
1909, les linguistes sont les seuls représentants du monde
de la recherche à avoir institué la Langue franque médi­
terranéenne en objet d’étude au sens plein, et si elle sus­
cite actuellement un certain intérêt auprès d’un public plus
14 LINGUA FRANCA

élargi, sur Internet notamment, les historiens s’impliquent


toujours aussi peu dans ce cercle érudit9.
Pourquoi une réalité symboliquement si forte - une
langue commune, avérée, documentée, entre Occidentaux
et Orientaux, entre Européens et gens d’Islam, phénomène
qui peut sembler aujourd’hui proprement inouï... - n’a-
t-elle pas mieux émergé comme objet d’histoire? N’est-ce
pas de l’incrédulité quelle suscite, au fond, parmi les his­
toriens? Comment comprendre que l’historiographie de
la Méditerranée, qui a acquis une telle valeur matricielle à
l’échelle du monde, depuis l’œuvre de Braudel, ait si inten­
sément mis au jour l’histoire des échanges et des circulations
en Méditerranée, circulations d’hommes, de marchandises,
de techniques, d’idées, mais sans plus s’intéresser, au fond, à
la langue de ces transactions10?
C’est donc, de manière plus générale, l’histoire des langues
en Méditerranée, au sein de laquelle la Langue franque tient
une place parmi d’autres et à définir, c’est cette histoire des
langues en usage dans cette interaction que nous connais­
sons mal, et qui nous renvoie à la question des limites entre
l’Europe et l’Islam, ou entre l’Orient et l’Occident. Cette
détermination des frontières fut historiquement bien moins
évidente quelle ne le paraît aujourd’hui. Comme l’ont
rappelé récemment, par exemple, Walter G. Andrews et
Mehmet Kalpakli, dans une étude centrée sur les produc­
tions littéraires ottomanes et européennes de la Renaissance,
il y eut, dans des périodes pas si lointaines, une Europe où
l’on parlait turc (l’Europe balkanique) ou arabe (la péninsule
Ibérique, Malte... )11.
Que faut-il alors entendre, dans ce contexte historique,
par “langue franque” ? Trois sens de l’expression nous sont
aujourd’hui connus.
Dans une acception assez communément répandue, la
moins précise, et qui découle de sa réappropriation par les
sciences sociales, une langue franque nous paraît synonyme
de “lieu consensuel”, au sens où l’on parle de “lingua franca
rituelle”, par exemple, ou de langue franque musicale...
Dans un deuxième sens, strictement linguistique, on
définit comme langue franque une langue “nationale”, ou
la langue d’un groupe, lorsque celle-ci devient une langue
INTRODUCTION 15

véhiculaire, une “langue de contact” comme l’est aujourd’hui


l’anglais dans l’ensemble du monde ou peu s’en faut, comme
le sont le russe ou le chinois dans des aires plus délimitées,
ou comme le fut le latin en Europe... Ces usages et ces
caractérisations comme langues franques de langues “natio­
nales” véhiculaires sont multiples. Mais ce sens est lui-même
dérivé.
Dans une troisième acception, en effet, qui est l’accep­
tion originelle, mais la moins connue, les linguistes désignent
comme “langues franques” des mixtes de langues usités entre
des locuteurs que n’unit aucune autre langue commune,
et dont l’existence est limitée dans le temps; les langues
franques ne se pérennisent pas, comme d’autres pidgins, et ne
deviennent pas des créoles, c’est-à-dire quelles ne deviennent
pas la langue maternelle, la langue en propre d’un groupe
particulier12. Ces langues, pour autant d’ailleurs qu’on leur
reconnaisse pleinement le statut de langues — et cela peut faire
débat parmi les linguistes -, sont également multiples, et leur
nom générique leur vient précisément de la Langue franque
méditerranéenne (souvent écrite ainsi avec une majuscule
pour la distinguer de cet usage plus général)13.
C’est dans ce dernier sens, le plus étroit, que les langues
franques recèlent un rapport à la langue quelque peu exo­
tique et déroutant pour nos catégories modernes, car elles la
détachent de sa détermination identitaire. La lingua franca
méditerranéenne, comme d’autres langues de la même
“famille”, ne recouvre ainsi par elle-même aucun enjeu de
territorialité, ne dénote à peu près aucun enjeu de souve­
raineté dans ses usages et, par définition, elle n’est porteuse
d’aucun marqueur identitaire propre14. Mieux encore, elle
fait éclater nos représentations communes de la langue parce
quelle ne révèle quasiment aucune détermination sociale.
Ce n’est jamais la langue d’un groupe social, ni un parler
socialement marqué ou marquant. Son usage, comme on
le verra, est attesté à tous les niveaux de l’échelle sociale,
et ce dès lors qu’intervient un “dépaysement”. Marginale ?
Non plus. Elle occupe en un sens une position centrale, et
non périphérique. On y recourt aussi bien sur le port ou
au marché que dans les intérieurs les plus cossus, voire au
sommet de l’Etat. Mieux encore, on pourrait suggérer par
16 LINGUA FRANCA

boutade quelle avait dû se faire entendre à Versailles, et que


la “haute culture” européenne n’était pas non plus exempte
de son empreinte.
Cet usage historique et historiquement attesté de la Lin­
guafranca méditerranéenne, son usage originel, ne constitue
donc aujourd’hui que la troisième acception de cette notion,
la moins connue. Néanmoins, à l’épreuve des sources docu­
mentaires, ces trois définitions différentes de la “langue
franque” s’avèrent, au fond, assez difficiles à démêler. Quel­
que rigueur que l’on y mette, la pratique même des acteurs
les rend plus ou moins inextricables. La frontière entre les
langues de Méditerranée, quand bien même elles appar­
tiennent à des “familles” différentes, est souvent incertaine,
indécise, flottante... Les mots, en particulier, les éléments
lexicaux circulent, s’adaptent, s’adoptent... Que faire de cette
confusion ? En quel sens la démêler ? Faut-il effectivement la
réduire et dénote-t-elle à elle seule la langue franque ?
Le point axial qui nous retiendra ici est celui de l’illusion
d’une automaticité du mélange. La fusion des langues médi­
terranéennes qu’illustre la langue franque pourrait, en effet,
à bon droit, nous apparaître comme l’effet d’une action plus
ou moins mécanique : les hommes se confrontent les uns
âux autres, échangent entre eux, se parlent et s’invectivent,
Us négocient pacifiquement ou s’entretuent, et au fil de ces
constantes interactions, les mots et les langues se mêlent...
On concevrait volontiers la langue franque, a priori, comme
la résultante géométrique de ces échanges si intenses en
Méditerranée, comme le lieu médian de la rencontre de
l’Europe et de l’Islam. Il n’en est rien, et c’est sur ce plan
quelle figure un révélateur de la limite et de la différence.
La langue franque méditerranéenne, en effet, est un pidgin
de langues romanes, latines, dans lequel l’arabe, le judéo-
arabe, le turc et les autres langues propres au monde isla­
mique, incluant le grec ou l’arménien, n’occupent qu’une
place très marginale15. Toutes les descriptions des linguistes
s’accordent sur ce caractère très fortement prédominant des
langues romanes dans la composition de ce parler.
Dissipée l’illusion d’un lieu fusionnel symétrique... Cette
dissymétrie foncière nous renvoie à une forme de mystère
culturel: pourquoi les sociétés d’Islam, en Méditerranée,
INTRODUCTION 17

ont-elles si communément usé, dans leurs rapports avec


les Européens, et sur leurs propres territoires, d’un idiome
basiquement roman, latin, européen, sans davantage impo­
ser l’usage de leurs propres langues ? Est-ce là une forme
de “dépendance culturelle” préfigurant l’issue coloniale?
Et comment expliquer quelles y aient recouru de manière
si familière, voire intime, alors même que l’un des clichés
historiographiques les plus communément enracinés de
l’histoire des rapports entre l’Europe et l’Islam, martelé par
Bernard Lewis notamment, est celui de l’indifférence de l’Is­
lam à l’égard des langues de l’Europe ?

UNE ASYMÉTRIE DU MÉLANGE

Alors que l’Europe développait une connaissance savante


des langues de l’Orient, l’Islam n’aurait pas marqué d’inté­
rêt pour une connaissance réciproque16. Rappelant à juste
titre que les juristes musulmans déconseillaient les voyages
en Europe, et a fortiori d’y vivre, Bernard Lewis en infère
un peu vite “une quasi-ignorance des langues occidentales”.
“Seul l’italien avait vaguement cours en Méditerranée orien­
tale et servait de moyen de communication entre l’Orient
et l’Occident. Mais là encore, poursuit Lewis, c’était sur­
tout le fait des chrétiens d’Orient et des juifs, très rarement,
sinon jamais, des musulmans17.” Telle est donc la perspec­
tive de cet historien, communément reprise, par exemple,
par Amin Maalouf, dans son livre sur les Croisades, où
l’auteur explique toutefois cette “fermeture” comme une
conséquence de l’agression franque et non comme un trait
culturel18. L’usage de la lingua franca par les hommes de
l’Islam, l’usage d’un parler foncièrement roman ou à base
romane, n’infléchit-il pas cette perspective de repli ?
Alors que l’on croit saisir une histoire métisse et un rap­
port de réciprocité débouchant sur la fusion, sur une langue
fusionnelle, on est confronté à une différence foncière des
sociétés, sinon des cultures, qu’il faut interpréter. Comment
les locuteurs de la langue franque entendaient-ils cette dif­
férence? Jusqu’à quel point la percevaient-ils ? Les phéno­
mènes de mixité et de brassage, tant sur le plan des langues
18 LINGUA FRANCA

que dans d’autres domaines de l’échange, étaient évidem­


ment multiples, complexes, au sein du monde méditerra­
néen, depuis l’Antiquité au moins, et chaque configuration
régionale ou locale induisait ses propres rencontres. Est-il
même approprié de parler de métissages dans un cadre où
l’interaction est si intense, constante, et relève plutôt, tout
méditerranéisme idéologique mis de côté, d’une coalescence
permanente? Pour s’en tenir à la question des langues, on
sait que l’histoire de la péninsule Ibérique, par exemple, au
Moyen Age et à l’époque moderne, a produit, à elle seule,
plus d’un phénomène de rencontre linguistique et de contact
de langues, tout comme la mer Adriatique ou la mer Egée...
Mais qu’à l’échelle de la Méditerranée tout entière, parmi
toutes ces formes de fusions et d’inventions linguistiques,
langues d’un groupe ou langues “franches”, langues franques
pour certaines, se soit imposée, à l’époque moderne, l’idée de
la Langue franque, ou du “langage franc”, du “parler franco”,
par-delà une pratique linguistique de toute façon multiple,
plurielle dans de très nombreux cas de figure, qu est-ce que
signifiait cette référence unitaire à la Langue franque pour
ses contemporains19? Que traduisait-elle des rapports des
' uns et des autres à l’altérité ? Que ce “nom de la langue” ait
'recouvert, au fond, une réalité unique, sinon homogène, ou
qu’il ait coiffé, comme c’est plus probable, un ensemble plus
disparate d’usages métis, il paraît assigner un lieu spécifique
au mélange20. Métissage sans métis ?
Il paraît alors difficilement concevable de maintenir cette
définition — que Claude Hagège, notamment, reprend à son
compte — de la langue franque comme simple “jargon de
fortune” destiné à une communication ponctuelle et limi­
tée21 . L’existence de tels jargons de fortune n’est pas douteuse
et elle évoquerait, par exemple, cette langue des armées que
Cervantès fait parler à tel soldat espagnol de retour d’Italie
dans ses Nouvelles exemplaires-, en aucun cas, Cervantès ne
l’assimile à la langue franque, qu’il décrit sans ambiguïté par
ailleurs22. Mais qu’au fil de près de quatre siècles, du début
du xvie siècle au milieu du XIXe, on se soit aussi continûment
accordé à identifier un parler spécifique sous un même nom
(avec des définitions plus ou moins variables) montre bien
qu’il y avait là un enjeu dépassant celui de la communication
INTRODUCTION 19

de fortune. C’est un consensus pérenne et socialement indé­


terminé qui s’est ainsi imposé, consensus sur un lieu com­
mun, sur un outillage commun, même s’il n’induisait pas
par lui-même des relations de nature consensuelle entre les
locuteurs, d’une rive à l’autre de la Méditerranée. Langue
de l’altérité “interne”, en usage entre Européens dépourvus
d’autres langues communes, ou langue d’une altérité plus
externe, dans le rapport aux Orientaux ou aux hommes de
l’Islam, la langue franque est bien une langue de compromis,
et d’un compromis historiquement codifié, reconnu, par-
delà toutes les formes d’idiosyncrasie.
On conçoit que, pour un linguiste, ce qui fait une langue
franque est l’existence d’une morphologie en propre, au
moins minimale; elle ne dérive pas morphologiquement
d’une autre langue, ne procède pas de l’altération d’une
langue matrice. Et l’on retiendra cette définition. La langue
franque n’est pas, sur le principe, un “italien corrompu”,
pour reprendre ce cas de figure prédominant. On conçoit
aussi qu’un “mauvais italien” n est pas assimilable à un ita­
lien “pidginisé”, mêlé d’autres apports. Sur le plan linguis­
tique, ces phénomènes diffèrent assurément.
Néanmoins, ce n’est pas en linguiste que j’entends m’in­
téresser ici à l’histoire de la lingua franca, mais bien en his­
torienne, et pour lui poser des questions d’historiens. De ce
point de vue, il s’agit d’abord de comprendre comment et
pourquoi les sociétés islamiques ont pu user de manière si
libérale des langues européennes, dans leurs rapports avec
l’étranger venu d’Europe, le “Franc”, sans plus imposer
que ces relations s’établissent dans leurs propres langues.
Il revient aux linguistes une description compétente de la
langue franque sur le plan morphologique, syntaxique et
lexical, comme il leur revient de déterminer s’il s’agit bien
d’une “langue” au sens plein ; point qui, comme il a été sou­
ligné, fait aussi question. Tout au plus, empruntant à leurs
outils conceptuels, pourrais-je définir sous le signe d’une
“épilinguistique” les questions qui m’occupent ici23. A l’afifut
de toutes les traces de la langue franque que peuvent receler
les sources documentaires de l’historien, occurrences directes
(elles sont rares et de toute façon transcrites), citations, défi­
nitions (bien plus nombreuses), la perspective prioritaire qui
20 LINGUA FRANCA

a été ici adoptée fut de comprendre ce qu elles signifiaient


pour leurs auteurs, pour les locuteurs (avoués ou non) de la
langue franque et ce quelles révélaient de conceptions du
rapport à l’autre, outre ce quelles nous enseignent des rela­
tions entre l’Europe et l’Islam au fil de plusieurs siècles.
L’enjeu était donc moins d’identifier la langue franque
“pure” (comme certains écrivains antillais veulent aller au
“pur créole”), de la différencier d’autres langues romanes en
usage en Méditerranée, que d’établir ce que recouvrait cette
notion pour ceux qui en usaient et de clarifier les situations
d’énonciation dans lesquelles le phénomène était avéré. Il
s’agissait de comprendre, d’autre part et surtout, comment
se construisait un lieu neutre, ou un lieu d’échange possible,
en contexte d’adversité et pourquoi ce lieu supposé médian
pouvait s’avérer dissymétrique, inégal. De manière plus
générale, comment expliquer que les sociétés d’Islam, pour
y insister, aient recouru avec tant de tolérance, d’indifférence
aux langues latines, européennes, dans leurs rapports avec les
étrangers issus du monde latin et de l’Europe du Nord, sans
■ équivalent manifeste d’une telle libéralité en Europe ?
Les relations entre musulmans et chrétiens ne sont, rap-
. pelons-le, pas seules en cause. Le monde de l’Islam englobe,
en des proportions variables, une grande diversité de juifs et
de Chrétiens d’Orient, et ces groupes minoritaires, comme
on le sait, sont particulièrement actifs et présents dans les
rapports avec l’Europe. Ces gens d’Islam, les minoritaires,
figurent à ce titre parmi les locuteurs de la langue franque
que les sources font apparaître le plus communément. A
l’inverse, ce parler s’avère aussi en usage, même si la docu­
mentation est moindre, entre des Européens qui n’auraient
pas d’autre langue commune en partage. Langue de l’autre,
la langue franque dessine ainsi des frontières de l’altérité à
géométrie variable.
Par un paradoxe singulier, elle pointe, comme on l’a sou­
ligné, l’altérité, la révèle dans le moment même où elle la
résout, la surmonte. Elle nous contraint, de la sorte, à une
approche plus complexe que nous ne le concevons commu­
nément de la question de l’autre comme envers de soi et
nous pousse bien au-delà de cette idée du miroir inversé,
si fortement enracinée depuis La Conquête de l’Amérique
INTRODUCTION 21

de Tzvetan Todorov. On ne recourt à la lingua franca qu’en


situation d’altérité, mais, dès lors, on a au moins une langue
en partage. Où situer alors l’altérité ? Il faut ici mettre en tra­
vail le statut quasi implicite qui est celui de la linguafranca...
Les créolistes, outre leur identification des composantes de
la langue franque, et leurs analyses formelles de celle-ci, se
sont surtout montrés soucieux d’en recenser les traces, sans
questionner, généralement, la position des locuteurs dans
l’échange et les situations d’interlocutions, pour autant
qu’on puisse les connaître. De surcroît, un grand nombre
de sources documentaires étant de nature “littéraire”, fic-
tionnelle, elles détachaient d’autant mieux ce corpus d’une
lecture sociolinguistique ou d’une analyse d’histoire sociale,
et induisaient même le doute sur la pertinence d’une telle
lecture. Il serait donc revenu aux historiens de pousser plus
avant une réflexion sociale et politique sur les usages de la
lingua franca. Si cette réflexion n’a pas eu lieu, et il faut en
prendre acte, c’est peut-être alors en raison du mode de pré­
sence presque inarticulé, indicible, qui est celui de la langue
franque, présence en creux d’un objet qui, parfois, affleure.
Deux raisons peuvent justifier l’inscription toute filigra-
natique d’un phénomène doté par ailleurs d’une force d’évi­
dence bel et bien reconnue, comme on essaiera de le montrer.
La première est que la lingua franca n’est pas une langue de
prestige, ni une “langue de civilisation”. C’est là ce qui fait
sa raison d’être d’ailleurs. C’est une langue infraculturelle
ou supraculturelle, au-delà d’un rapport savant à la langue,
et de peu d’intérêt, à ce titre, pour l’historien d’une culture
ou d’une société particulières. Elle relève donc d’une his­
toire non seulement sous-jacente, mais interstitielle. Langue
non écrite de surcroît, mais il en est beaucoup après tout,
à l’époque moderne, à l’instar du maltais ou du berbère,
et qui ont peut-être laissé quantitativement encore moins
de traces écrites... Une langue utilitaire, triviale, par consé­
quent, et sans prestige pour qui en use mais aussi, peut-être,
pour qui l’étudie. Certes, les historiens, récemment, se sont
intéressés à bien d’autres objets parmi les plus triviaux et les
moins prestigieux... Si la linguafranca n’a pas mieux trouvé
place au sein d’une histoire de la vie humble, par exemple
d’une histoire des gens de mer, c’est sans doute qu’il y avait
22 LINGUA FRANCA

là un autre écran historiographique, une seconde raison, au


moins, à sa faible visibilité dans l’histoire24.
Il se pourrait quV» soi la question des “métissages” entre
l’Europe et l’Islam ait fait obstacle à son émergence histo­
riographique, tant cette dimension de l’histoire méditerra­
néenne s’est avérée difficile, malaisée à concevoir.

L’OBSTACLE DU MÉTIS

Soit l’on pense la Méditerranée comme un socle ou une


communauté culturelle, postulat méditerranéiste qui resur­
git périodiquement, et la question du métissage n’a plus lieu
d’être; soit l’on envisage, au contraire, des blocs distincts de
cultures onde sociétés, l’Europe et l’Islam de part et d’autre,
et l’on prend en compte, d’un point à l’autre, Nord-Sud,
Est-Ouest, toutes formes de circulations, échanges, bras­
sages... Mais le terme même de “métis”, ou “métissage”, est
rarement employé dans cette perspective méditerranéenne.
On parlera plus volontiers de transfuges, à l’exemple de
Braudel notamment, qui n’hésite pas à évoquer à cet égard
les “milieux interlopes” du contact25.
' Assurément, la question du métissage, si elle constitue
fune des plus importantes questions récemment débat­
tues par la science sociale, est aussi l’une des plus agaçantes.
Le terme est-il approprié aux contextes méditerranéens?
On peut en douter fortement, tant il implique la mise en
présence de deux entités préexistantes et qui viendraient
ultimement à se rencontrer. Dans une Méditerranée où la
circulation des hommes et de leurs productions remonte à la
plus haute Antiquité, peut-on vraiment parler de métissage?
Les sociétés y sont dans un rapport quasi continu, extensif...
De surcroît, le terme, comme un certain nombre d’analyses
s’accordent désormais à le rappeler, recèle des connotations
biologiques qui entérinent l’idée de cultures ou de sociétés
■ forcloses, lesquelles, ponctuellement, occasionnellement,
connaîtraient des “croisements”26. Sans doute faut-il rele­
ver à cet égard que la métaphore biologique n’est pas étran­
gère non plus à l’espace-temps braudélien, dans la référence
que fait Braudel aux frontières comme “cicatrices qui ne
INTRODUCTION 23

guérissent pas”, notamment27. L’“hybride” dans cette pers­


pective méditerranéenne est a fortiori exclu.
Mais pour impropre que soit le terme, c’est bien à des
phénomènes de métissage que renvoie la langue franque,
objet métis, composite par définition. Elle peut alors nous
permettre de mieux comprendre quels effets de fusion, et
même de continuum, produisent les fameux brassages médi­
terranéens, si l’on exclut l’zzpriori d’un méditerranéisme
anthropologique, d’une Méditerranée éternelle. Il est un
seuil à cet égard à franchir. L’historiographie générale de
la Méditerranée, on l’a suggéré, pense aisément le contact
et la circulation, plus malaisément la fusion et le continu.
L’Europe et l’Islam, en particulier, figurent résolument des
môles. Et Braudel en particulier exprimait sa difficulté, voire
sa réticence, à penser le mélange comme fusion, outre sa
réfutation légitime d’un “racialisme” méditerranéen :
[L’historien] serait presque prêt à suivre Gabriel Audisio et à
penser que la vraie race méditerranéenne est celle qui peuple
ces ports bigarrés et cosmopolites : Venise, Alger, Livourne,
Marseille, Salonique, Alexandrie, Barcelone, Constantinople,
pour ne citer que les grands. Race qui les réunit toutes en
une seule. Mais riest-ce pas absurdité ? Le mélange suppose
la diversité des éléments. La bigarrure prouve que tout ne
s’est pas fondu dans une seule masse ; qu’il reste des éléments
distincts, qu’on retrouve isolés, reconnaissables, quand on
s’éloigne des grands centres où ils s’enchevêtrent à plaisir28.

Avons-nous changé d’époque, sur le plan de l’écriture


de l’histoire ? Le malaise ou la difficulté persistent. En pre­
mier lieu, nous assistons aujourd’hui à une idéalisation du
métissage qui fait siennes toutes les contraintes et les limites
d’une réaction, au sens le plus chronologique, postcoloniale.
Le métissage devient une valeur en soi, se voit brandi, de
manière paradoxale, tant par les tenants d’une société plu­
rielle, ouverte à la diversité, que par les défenseurs, avoués
ou non, d’une réhabilitation de la cohabitation coloniale.
On serait tenté d’écarter le problème en défendant l’idée
que toutes les sociétés, et donc toutes les “cultures”, ou pro­
ductions culturelles, sont de fait en contact, et quelles sont
24 LINGUA FRANCA

donc par nature “métissées”, si ce terme ne postulait pas un


minimum de pureté originaire. Il en serait de même pour
les langues. Il n est de langues que de contact, aucune ne
s’est constituée en vase clos et toute langue peut se dire, à un
degré ou à un autre, “métissée”29. Il n’y a donc pas de sens,
de ce point de vue, à plaider pour le métissage, car il en est
comme du mouvement même de la vie30.
Néanmoins, tout ne change pas et ne circule pas au même
rythme, ni dans tous les sens. Et si les sociétés sont des
ensembles ouverts, elles prétendent aussi contrôler le mou­
vement, se replier sur une identité nucléaire, le cas échéant.
Tout est sans doute affaire d’échelle. Prétendre lutter contre
le métissage est, à une certaine échelle, aussi vain que de
prétendre lutter contre l’érosion orographique. C’est une
entreprise-parfois efficace de manière ponctuelle, limitée,
jamais de manière définitive ni extensive. Il y a donc du sens
à étudier historiquement l’intensité des phénomènes, non
seulement de brassage mais de fusion, dans leurs à-coups,
leurs permanences ou leurs freins. Serge Gruzinski envi­
sage ces “limitations” comme l’effet induit de rapports de
domination, mais elles résultent aussi de processus internes,
d’impulsions propres, et pas nécessairement de la réaction
de sociétés agressées ou menacées31. Il est des ruptures de
rythmes endogènes, des différentiels dans le mouvement et
dans les circulations. Or, la question de la linguafranca révèle
sur ce plan des résistances, dont on ne saurait dire d’emblée si
elles sont plutôt historiographiques ou sociétales, ou même
culturelles.
Autant les passages, les transmissions — de techniques,
d’idées... — entre l’Europe chrétienne et l’Islam ont été étu­
diés, autant les lieux de mélange et d’indistinction sont mal
connus. L’étude, fort féconde, des “passeurs”, des médiateurs
culturels fut à cet égard historiographiquement profitable
ou rassurante, car elle résolvait le problème de la transmis­
sion tout en conservant le principe de mondes à distance
l’un de l’autre. Que prennent figure, et souvent avec bon­
heur, toutes sortes de transfuges, de passeurs, d’interprètes
ou truchements en tout genre, Léon l’Africain par exemple,
et voilà résolue la question des continuités et des transferts
culturels... Une attention nouvelle, ou moins récente, au
INTRODUCTION 25

monde des transfuges ou des passeurs a donc permis de sor­


tir de la thématique de l’altérité comme simple fantasme,
comme projection inversée de soi-même (l’une et l’autre de
ces perspectives étant justes aussi de toute façon). Pourtant,
au vu de la langue franque et de ses usages, on entrevoit que
la question des interprètes, des traducteurs, par exemple, qui
est si importante et qui fut longtemps sous-étudiée, n’épuise
pas le problème des contacts de langues ni des transmissions
culturelles, quand bien même de tels personnages jouent
à cet égard un rôle décisif. Stephen Greenblatt le montre
notamment32.
La raison d’être de la langue franque peut être vue,
d’ailleurs, comme le désir ou la nécessité d’échapper à toute
opération de truchement, à toute intermédiation, ce qui ins­
titue d’emblée cette histoire dans un écart radical à celle des
interprètes. En réalité, elle n’en fut pas totalement éloignée,
car nombre d’interprètes, officiels ou de fortune, usaient de
la lingua franca (et ne s’en vantaient pas nécessairement). Il
y a donc des pans entiers d’une histoire faite de capillarité,
de contiguïté, tantôt paisible et tantôt conflictuelle et chao­
tique, qui échappent à notre visée si nous nous plaçons dans
la seule perspective d’une identification des “passeurs”. La
problématique des passeurs relève en effet d’une perspective
de la disjonction, d’un fossé radical entre deux mondes.
Est-ce un hasard si le regain d’une histoire des média­
teurs, des truchements, nous est venu récemment de
l’historiographie de la conquête de l’Amérique? Est-ce
un hasard si l’ensemble des problématiques du métissage
aujourd’hui porte l’empreinte de l’histoire de la conquête
des Amériques, depuis Tzvetan Todorov ou Nathan
Wachtel, jusqu’à la “pensée métisse” de Serge Gruzinski,
par exemple ? L’historiographie, somme toute récente, de la
Méditerranée est tributaire aujourd’hui de ce modèle d’un
métissage comme “réponse” du vaincu, adaptation du colo­
nisé33. Il est vrai aussi quelle s’est elle-même affirmée dans un
moment colonial, puis de décolonisation, dans un moment
de séparation; la Méditerranée figurait dès lors une ligne
de partage, même si périodiquement se font entendre des
appels à une “Euroméditerranée”. Braudel lui-même pense
la Méditerranée dans un contexte colonial, et la seconde
26 LINGUA FRANCA

édition de son maître livre sur La Méditerranée et le Monde


méditerranéen à l'époque de Philippe II paraît en 1966 dans
un contexte de décolonisation. On trouve alors sous sa
plume des formules sur le “choc violent des civilisations”
ou sur la nécessité de distinguer entre elles, sous peine d’une
“catastrophique confusion de perspectives”, que Samuel
Huntington a beau jeu de reproduire ou de citer à loisir34.
Pierre Bourdieu lui-même a pu formuler cette idée de “choc
des civilisations” comme effet de la colonisation, et dans le
moment où il s’agissait de rendre une société à elle-même,
de séparer l’Algérie de la métropole35. La fusion, l’intrication
dans ce cadre ne furent comprises que comme conséquence
et séquelle du rapport colonial.
Les phénomènes métis sont bien plus diffus et pérennes,
leur présence sous-jacente, à peine soulignée d’ordinaire, et
il conviendrait de mieux les dissocier des problématiques
de la domination et de la conquête. Pourtant, ce sont bien
ces moments d’adversité et d’écrasement qui semblent leur
conférer la plus grande visibilité : c’est dans les moments de
forte conflictualité entre l’Europe et le monde de l’Islam que
surgit la question de la lingua franca. Les Croisades, même
si cette hypothèse est discutée, seraient pour bon nombre de
linguistes, nous l’avons souligné, son origine éponymique et
matricielle36. De manière plus incontestable, c’est l’expan­
sion de la course en Méditerranée, “forme supplétive de la
croisade”, selon la formule de Braudel, qui conduisit au flo-
rissement de la langue franque et à son identification consen­
suelle comme langue distincte ou relativement distincte. Sa
fixation documentaire, la multiplication de son empreinte
dans les sources historiques et littéraires procèdent aussi, pour
une très large part, des aléas de la course et de l’histoire de la
captivité. Guerre, réduction en captivité, esclavage ou ran-
çonnement, toutes ces formes d’affrontement ouvert béné­
ficient à la langue franque et lui donnent vie, ou favorisent
en tout cas son empreinte documentaire. Elle fut langue de
marchands, certes, comme on le conçoit communément,
langue diplomatique, mais l’échange violent va de pair avec
l’échange profitable37. Un lieu commun d’historien rappelle
que l’on fraternise volontiers sur le terrain alors que dans
les hautes sphères diplomatiques les rhétoriques belliqueuses
INTRODUCTION 27

se donnent libre cours... Mais on peut aussi fraterniser au


sommet et se haïr sur le “terrain”, tout en étant en relation
d’affaires... Les usages de la linguafranca nous situent alors
au cœur de cette relation complexe des échanges avec l’ad­
versaire ou l’ennemi — et pas seulement avec l’autre — et c’est
aussi à l’aune de ce questionnement tendu qu’il faut en lire
les traces.
Mais cette relation-là, d’ennemis, est dans ce temps fon­
cièrement paritaire. Tout au long de l’époque moderne, et
quelque téléologie que l’on ait pu construire se révèle fragile,
l’Europe et l’Islam sont dans un rapport de relative parité;
la réciprocité de la guerre de course le prouve, par-delà
Lépante ou d’autres scansions attendues du déclin ottoman.
C’est, schématiquement, 1798 et l’expédition d’Egypte de
Bonaparte qui sonne le glas de ce rapport réciproque, sinon
toujours symétrique. L’histoire de la lingua franca s’écrit
ainsi avec un arrière-plan paritaire et non pas dans le cadre
d’une histoire conquérante ou coloniale. C’est pourquoi
cette relation imbriquée de l’Europe et de l’Islam réclame
de nouveaux cadres d’analyse, loin du schéma de la “ruse
métisse”, comme adaptation, appropriation (maître mot),
réponse à la conquête, et loin de tout schéma du colonisé,
du conquis reprenant prise sur son univers par la grâce du
métissage38. Comment se mettre en quête d’un “espace tiers”
dans ce contexte méditerranéen où la langue franque n’est
jamais la langue d’un groupe de métis, ni même d’exilés39?
Nul “éloge de la créolité” ne fait sens ici40.
Pourtant, des formes de créolisation méditerranéennes,
cette histoire en est pleine, et l’on est loin d’en avoir invento­
rié la richesse, tant le tabou sur la mixité persiste, longtemps
après la désintrication coloniale ; tant ces mélanges risquent,
rétrospectivement, de figurer les signes avant-coureurs du
rapport colonial - et la romanité de la lingua franca peut ici
jouer à plein. Il faut par ailleurs compter avec une certaine
autonomie des phénomènes de langue et des faits linguis­
tiques. Pas plus que la lingua franca n’est la langue d’un
groupe, elle n’induit ou ne dénote directement, par elle-
même, le métissage culturel, celui qui imprègne le quoti­
dien notamment. A l’époque moderne, l’intensification des
échanges et des confrontations en Méditerranée multiplie,
28 LINGUA FRANCA

certes, les effets d’interaction, mais aucun lien de cause à


effet ne peut être rapporté à la lingua franca comme telle.
C’est donc une histoire propre du métissage ou du brassage
qui est la sienne, dans un contexte où la mixité, le mélange
n’impliquent pas, loin s’en faut, toute dilution d’un rapport
d’altérité.
Ce faisant, son évolution, entre le xvie siècle et le milieu
du XIXe, nous permet malgré tout de pénétrer au cœur du
processus colonial, et par l’un de ses instruments les plus
chargés d’affect, qui est la langue. Au xrxe siècle, en effet,
après la conquête de l’Algérie, la langue franque, langue bila­
térale, disparaît progressivement pour laisser place au sabir,
langue unilatérale, langue coloniale; ou bien elle mute en
cet avatar41 .

- Sur ce plan aussi, le débat, somme toute très technique,


sur la continuité de la langue franque et du sabir colonial
ne constituera pas ici un point problématique central42.
C’est une question qui, sur le plan linguistique, n’est évi-
' demment pas dénuée d’enjeux, mais il importera surtout
de saisir et d’expliquer les mutations du régime de la langue
dans ce cadre, après l’instauration directe, brutale ou plus
'diffuse d’un rapport de domination. C’est aussi dans ce nou­
veau contexte que l’on voit apparaître une notion qui était
absente à l’âge moderne : celle de la souffrance par la langue.
On pouvait certes souffrir auparavant, et notamment dans
les fers de la captivité, mais on souffrait dans la langue et
non par elle. La lingua franca comme telle campait la scène
de l’altérité, mais par elle-même elle n’était pas le symptôme
d’une souffrance. Tout au plus écorchait-elle les oreilles, et
encore... Son usage n’était pas supposé affecter l’identité de
son locuteur.
L’impérialisme du xixe siècle a ceci de particulier, par
rapport aux régimes d’empires de l’âge moderne, quii se
combine au nationalisme, à la suprématie d’une nation
ou d’une culture et qu’il opprime par la langue43. “Nous
l’avons conquise, cette langue française”, clament les auteurs
de ïEloge de la créolité, et ce cri fait écho à celui de Kateb
Yacine réclamant le français comme “butin de guerre44”.
Souffrance surmontée, ou à surmonter, langues réprimées
INTRODUCTION 29

ou conquérantes, invention d’un nouveau territoire de la


langue et de la culture, sur la base de ces “cicatrices”, telle
est l’histoire des langues en Méditerranée que nous connais­
sons ou reconnaissons aujourd’hui. L’histoire de la langue
franque est autre. C’est sur le sens de son a-territorialité,
sur les formes de déterritorialisation quelle autorise qu’il
nous faut nous interroger au premier chef, en concevant
que cette formulation même de la question pourrait bien
résulter d’une projection rétrospective. Elle soulève, au fond,
la question de la pertinence d’une langue à soi.
CHAPITRE I

UNE LANGUE ENTRE ORIENT ET OCCIDENT:


ORIGINES ET TERMES D’UN DÉBAT

Avant même la naissance de la créolistique et une première


| étude de Hugo Schuchardt, publiée en 1909, la langue
franque faisait débat. Les historiens, on l’a souligné, ne sont
pas significativement intervenus dans celui-ci1. Pourtant,
ces controverses scientifiques portaient pour une large part
sur la question des “origines” de la lingua franca et sur son
lien aux Croisades ou aux Royaumes latins de Jérusalem2. Le
problème d’une filiation, d’une évolution linéaire entre une
langue franque médiévale du Levant et la langue franque
de l’époque moderne, surtout connue par ses occurrences
à l’ouest de la Méditerranée, a notablement retenu l’atten­
tion des linguistes. Peu sensibles à ces schémas macro-his-
ï toriques, les historiens de la Méditerranée sont demeurés
relativement indifférents à ces problématiques, à quelques
exceptions près. Jean Richard, historien des Croisades et des
Etats latins de Terre sainte, définit ainsi la langue composite
de certaines de ses sources documentaires comme étant de
“langue franque”3.
Mais ce sens est tout autre que celui de la lingua franca
moderne; la réalité et les pratiques que recouvrait cette
notion, dans le contexte médiéval levantin, différaient for­
tement de celles de l’époque moderne en Méditerranée.
Un tel décrochement fut donc au centre de nombreuses
analyses linguistiques, mais sans encore retenir l’attention
des historiens. De manière générale, on peut estimer que
leur vision fut assez systématiquement limitative. Il s’est agi
d’une vision restrictive, qui par elle-même nous intrigue
et mérite élucidation. Car s’il paraît légitime de se défier
32 LINGUA FRANCA

a priori des grands schémas diffusionnistes méditerranéens,


ou même d’envisager une diffusion de la langue franque
dans le monde à partir de la Méditerranée, il faut éclairer,
historiquement, la pérennité et les usages séculaires d’un
même nom, d’une même notion, et d’un effet de miroir
entre l’Orient et l’Occident.

1. UNE PLACE A LA MARGE

Soit l’historiographie méditerranéenne voit dans la langue


franque une forme de réalité “naturelle”, une sorte d’arrière-
plan indispensable à la conduite des échanges entre les
hommes (et cette évidence même fait question) ; soit elle
en construit une vision limitative, au sens de la restriction
physique, géographique, du phénomène. Sa restriction à
une marge littorale étroite, aux seuls espaces de contact,
le pourtour maritime, exclut alors toute pénétration plus
poussée dans l’intérieur des sociétés. Une illustration
du premier cas de figure, celui d’une prise en compte à
peine allusive du phénomène, caractérise notamment La
Méditerranée... de Fernand Braudel. Il évoque à l’occasion,
'dans ce maître livre, l’extension de l’usage de l’italien en
^Méditerranée, et notamment à Raguse, mais, par exemple,
dans les chapitres qu’il consacre à Alger dans la seconde
moitié du xvie siècle, alors qu’il évoque puissamment, et
dans sa pleine mesure, la bigarrure des nations dans cette
cité de la course, conquérante, il ne mentionne pas une
seule fois le phénomène de la lingua franca. A l’échelle de
la Méditerranée, Alger dans cette période est pourtant la
ville pour laquelle les sources sont les plus abondantes et
les mieux fournies sur cette question linguistique4. C’est à
peine si le lexique nautique auquel Braudel se réfère briè­
vement, lexique commun à l’Empire ottoman, fait signe
vers cette réalité de la lingua franca, qui n’est, sauf erreur,
pas autrement mentionnée, c’est-à-dire nommé^. Qui plus
est, cette rare allusion réfère à un rapport d’emblée conçu
comme inégal, les Turcs se mettant à l’école de l’Europe.
Kadrigha (galère), kaliotta (galiote), kalioum (galion),
l’historien souligne ce “rapprochement que l’on peut faire
I - UNE LANGUE ENTRE ORIENT ET OCCIDENT 33

du vocabulaire maritime des Turcs et des Chrétiens”, mais


pour y voir un basculement d’équilibre : “le mot, mais
aussi la chose ont été empruntés par les élèves de l’Est6”.
Ce rapprochement linguistique se présente donc moins
sous les auspices d’une langue franque que d’une forme
d’allégeance technique et, par extension, linguistique.
Mais ce silence sur la question des langues de l’échange
caractérise, comme l’a souligné Joseph Cremona, bien
d’autres historiens de la Méditerranée7.
La position de Maurice Lombard illustrerait par contraste
le second cas de figure évoqué, plus rare, celui d’une langue
franque explicitement nommée. Elle se voit clairement
prise en compte au sein d’une lecture historique centrée sur
l’analyse des échanges, principalement des échanges écono­
miques, mais géographiquement restreinte. M. Lombard
saisit ainsi le phénomène au sein d’une logique essentielle­
ment commerciale. L’Islam lui-même, l’ensemble de la civi­
lisation islamique lui apparaissent sous le signe intrinsèque
du commerce, ce qui ouvre la perspective méditerranéenne
et permet de s’en déprendre. Il énumère de la sorte “aux
marges du monde musulman [...] des langues commerciales
composites : sogdien pour l’Asie centrale, swahili pour la côte
orientale de l’Afrique, azer pour le Soudan, lingua franca
pour la Méditerranée8”.
La langue arabe, dans cette perspective, est “à la fois
langue de religion, d’administration, de commerce et de
civilisation”, si bien qu’il faudrait distinguer, Lombard y
insiste, entre monde arabe et arabophone ; elle revêt selon
lui un caractère d’universalité, conséquence de sa “tota­
lité”. L’historien définit par là même dans une certaine
externalité “les langages périphériques qui se sont déve­
loppés sur les marges de l’empire musulman”, au nombre
desquels il compte “la lingua franca de la Méditerranée,
enfin, qui devait survivre longtemps, puisque le dernier
homme à la parler mourut au milieu du xixe siècle à
Raguse9”.
On pourrait s’interroger sur ce motifdu “dernier locuteur”,
mais il est surtout révélateur que ces langues composites que
sont les langues franques soient aussi définies comme des
langues relais, en matière de transmission lexicale, comme
34 LINGUA FRANCA

si, d’une langue de civilisation à l’autre, l’hiatus s’avérait trop


fort et nécessitait des formes transitionnelles :
Ces aires linguistiques, marginales sur la carte, revêtent dans
la réalité, une importance considérable : elles sont le creuset
où se transforment les vocabulaires techniques, les termes
maritimes ou commerciaux qui passent ensuite dans les
langues voisines. L’importance du processus est à signaler,
notamment, pour l’arrivée, dans les langues romanes, de
termes techniques issus du monde musulman10.

Ainsi retrouvons-nous, au cœur de quelques interroga­


tions historiennes sur la langue franque, une préoccupation
essentiellement lexicale et centrée sur la question des tech­
niques. Quant à l’insistance de Maurice Lombard sur la
notion de marge, elle révèle bien la position articulaire de la
linguafranca et sa nécessaire atrophie, au regard des civilisa­
tions et de leurs langues.
Une autre forme de vision restrictive et marginale de
la lingua franca affleure çà et là dans une historiogra­
phie plus récente, et elle se résume à y voir une langue
essentiellement servile, la langue des esclaves. Ce point
' fait écho à un paradoxe soulevé par plusieurs linguistes.
- Ordinairement, en effet, les esclaves apprennent la langue
de leur maître. Or, dans le cas de la lingua franca, ce sont
les maîtres (dans le monde islamique) qui auraient appris,
à l’inverse, la langue de leurs esclaves, puisque la langue
franque est majoritairement composée d’apports romans.
Cette formulation de la question s’avère elle-même ten­
dancieuse et partielle, donc restrictive, puisqu’elle réfère
à un seul contexte d’usage de la lingua franca, celui de la
captivité. Elle n’en est pas moins enracinée dans des défi­
nitions contemporaines du phénomène, lesquelles sou­
lignent effectivement le rôle moteur de la captivité dans
son apparition et son développement. C’est le cas, par
exemple, dans la définition qu’en donne, dans la seconde
moitié du xvue siècle, le chevalier d’Arvieux, qui fut inter­
prète et diplomate français au Levant et en Barbarie, et
qui avait inspiré à Molière et Lully les fameuses strophes
en langue franque du Bourgeois gentilhomme^ . Cette
I - UNE LANGUE ENTRE ORIENT ET OCCIDENT 35

définition concerne la ville d’Alger, alors grande capitale


de la course12:
La diversité des Nations Chrétiennes que cette ville retient
toujours dans l’esclavage, a formé peu à peu une Langue
dont tout le monde se sert, sur tout les Patrons, pour se faire
entendre de leurs Esclaves. C’est proprement un composé
corrompu de l’Espagnol, de l’Italien, du Provençal, et autres
qui ont du rapport avec celles-là. On appelle ce langage la
Langue Franque13.

Une distinction entre langue “maternelle”, d’usage intra­


communautaire ou langue “nationale”, et cette langue véhi­
culaire, de communication avec l’étranger, est par ailleurs
clairement établie par le même chevalier d’Arvieux :
Les Maures Naturels du Pais ne se servent entre eux que
de l’Arabe Mauritanique fort différente de l’Arabe Oriental.
Les Soldats ne parlent jamais entre eux que la langue Turque.
On s’en sert au Divan, dans les assemblées et parmi les per­
sonnes de considération14.

Pourtant, le même observateur souligne l’initiative ou


l’implication active des maîtres musulmans dans l’usage de
la langue franque (en usent “sur tout les Patrons, écrit-il,
pour se faire entendre de leurs Esclaves”).
Le musulman, à Alger, au Maghreb, mais aussi au Levant,
maître chez lui, et à tout point de vue en position domi­
nante, parlerait ainsi aux Européens, seulement définis dans
ce cadre comme esclaves, un mixte de langues à base romane.
Tel est le “mystère” culturel, mais aussi politique qu’il faut
tenter d’éclaircir.
A cette question, un ouvrage d’historien sur la captivité
des Européens en Méditerranée musulmane a récemment
apporté une réponse à bien des égards peu convaincante.
L’auteur, Robert Davis, y souligne que la langue franque
méditerranéenne se différencie d’autres sabirs et linguae
francae parlés dans d’autres régions du monde colonial, où
les maîtres emploient avec leurs esclaves des versions simpli­
fiées et sans désinences de leurs propres langues (avec l’ajout
36 LINGUA FRANCA

de termes locaux et éventuellement des dictions locales)15.


Le modèle de référence s’avère ainsi explicitement colonial,
si bien que cette mise en perspective confond la logique uni­
latérale des sabirs et bilatérale des langues franques. R. Davis
a alors le mérite de souligner que la raison pour laquelle les
maîtres, en Barbarie, s’adressent à leurs esclaves dans un par­
ler roman, plutôt que “dans un sabir arabe ou turc”, n’est pas
très claire. Une explication possible, poursuit l’auteur, serait
que nombre de propriétaires d’esclaves étaient des renégats
(c’est-à-dire des Européens convertis à l’islam). Mais cet
argument aurait dû favoriser l’usage en propre des langues
romanes, italien, espagnol, français ou provençal, et non pas
l’émergence de la linguafranca.
La compétence linguistique de ces fameux renégats était
assurément reconnue et largement exploitée, puisqu’ils ser­
vaient communément d’interprètes dans toutes sortes de
situations officielles ou plus informelles ; on n’en finirait pas
de mentionner des exemples de renégats sollicités comme
truchements16. On conçoit donc que leur présence, assez
considérable dans les sociétés islamiques de l’âge moderne,
en Méditerranée, ait produit des effets culturels détermi­
nants, et que différents phénomènes de continuum avec la
culture européenne du temps puissent leur être imputés17.
Mais leur position de truchements privilégiés prouvait
bien qu’ils apprenaient aussi l’arabe ou le turc, et nulle part
dans les sources documentaires, les renégats ne sont défi­
nis comme des locuteurs préférentiels de langue franque ou
comme ses transmetteurs favoris.
Le mystère demeure donc entier. Pourquoi les sociétés
islamiques n’ont-elles pas mieux marqué de leur empreinte
linguistique la langue franque? Comment comprendre
quelles aient usé de manière si libérale d’un parler roman
avec leurs esclaves ou captifs venus d’Europe ? Et pourquoi
le rapport servile ou esclavagiste est-il si prédominant dans
la perspective historiographique? Le livre de R. Davis est
à cet égard symptomatique d’un resserrement de la visée
autour de ce “scandale” historique que constituerait, pour
un certain courant d’historiens, la servitude d’Européens,
de “Blancs”, dominés, possédés par des musulmans. Cette
formulation de la question fait disparaître par principe le
I - UNE LANGUE ENTRE ORIENT ET OCCIDENT 37

caractère éventuellement réciproque de l’usage de la langue


franque, en Europe même, avec les esclaves musulmans, et
elle élude son usage hors des contextes de captivité - dans
les échanges commerciaux ou diplomatiques notamment.
C’est donc une marge tant sociale que politique qui est ici
retenue.

2. LE FLOU DE L’AUTRE

Une vision par principe restrictive de la place de la langue


franque dans l’économie langagière renvoie plus générale­
ment au problème crucial de l’asymétrie que pointe inlas­
sablement B. Lewis dans ses travaux : le désintérêt avéré des
musulmans pour l’apprentissage des langues européennes.
Lewis l’explique par leur sentiment de supériorité et même
par une certaine suffisance18. Cette appréciation paraît s’ap­
puyer sur de nombreux témoignages de l’époque moderne.
Pourtant, Volney, par exemple, qui n’est pas connu pour
avoir été le plus tendre des voyageurs européens à l’égard de
l’Orient musulman, suggérait à l’inverse, en se référant à son
expérience de la Syrie, une certaine familiarité des Orientaux
avec les langues de l’Europe :
Cette langue [la langue arabe] fait un usage si répété de
voyelles et de consonnes gutturales, que lorsqu’on l’entend
pour la première fois, on dirait des gens qui se gargarisent.
Ce caractère la rend pénible à tous les européens ; mais telle
est la puissance de l’habitude, que lorsque nous nous plai­
gnons aux arabes de son aspérité, ils nous taxent de manquer
d’oreille, et rejettent l’inculpation sur nos propres idiomes.
L’italien est celui qu’ils préfèrent, et ils comparent avec
quelque raison le français au turc, et l’anglais au persan19.

La langue de l’autre n’est donc pas si inaudible aux


Orientaux. Mais le problème est plus vaste. Ce qui est en
cause est bien la question des modes de l’ouverture à l’autre,
traitée sur un mode culturel et même culturaliste par Lewis.
L’interrogation en soi n’est pas absurde. Les Européens
créent des écoles de langues orientales; les Musulmans n’en
38 LINGUA FRANCA

créent pas. Pourquoi? Une catégorie commode, un terme


arabe, semble substantialiser aussi ce rapport à l’autre qui est
celui des Arabes, sinon de l’Orient musulman à travers eux,
et marquer une certaine condescendance de leur part : ‘ajam,
qui signifie “non-Arabe”, et qui s’applique à l’humanité non
arabe20. Cette notion recouvre pourtant toutes les catégo­
ries de l’altérité non arabe, au point de pouvoir désigner
aussi bien le raffinement culturel du Persan, référence pres­
tigieuse, que la nature supposée fruste du Noir africain ou
la personnalité tout aussi fruste mais virile, valeureuse, que
l’on prête au Turc... On a beaucoup rapproché ce terme de
la notion de “barbare” dans la Grèce ancienne, le terme “bar­
bare” introduisant de surcroît l’altérité langagière de celui
que l’on ne comprend pas {bar, bar.. .)21. De fait, ‘ajam (adj.
‘ajami) est un terme opératoire en toutes périodes et tous
lieux du monde arabe. Faut-il en inférer, comme un trait
psychologique structurel, un désintérêt permanent pour la
connaissance de l’autre ?
Au xvne siècle, en plein âge de la course, l’historien tuni­
sien Ibn Abi Dinar applique notamment le terme ‘ajam à
des Turcs, alors maîtres du pays. Le même chroniqueur,
évoquant les célèbres corsaires anglais Sanson et Ward, qui
s’étaient mis au service du dey de Tunis et semaient la terreur
parmi les chrétiens, écrira sobrement:
Les raïs les plus célèbres furent Samson et le capitaine
Guardia (Ward). Ils étaient chrétiens tous les deux; ils firent
longtemps la course sans changer de religion ; mais à la fin,
ils se firent musulmans22.

Peu lui importe ainsi de préciser qu’ils étaient anglais de


nation. Peu lui importe aussi, dans sa chronique au moins,
la langue dont ils usaient. Mais ce “flou” - cette imprécision
dans la description du rapport à l’autre - dénote-t-il une
effective indifférence à son égard, un sentiment de supério­
rité ? Un tel sentiment serait de toute façon symétrique et
également partagé.
Quant à l’ouverture à l’autre, on peut envisager, sur un
mode culturaliste faisant écho à celui de Lewis, qu’il y a deux
façons de gérer ces rapports : la première est d’apprendre à
I - UNE LANGUE ENTRE ORIENT ET OCCIDENT 39

connaître l’étranger, pour mieux maîtriser la relation; la


seconde est d’apprendre à le tenir à distance. A moins que
la différence ne réside dans le statut fonctionnel de l’étran­
ger. L’Europe, ainsi, crée dès le premier âge moderne des
chaires d’études orientales, mais elle n’intègre pas un seul
musulman parmi ses élites politiques. Les Musulmans
n’étudient pas les langues européennes, mais ils permettent
à des Européens d’accéder chez eux aux plus hautes fonc­
tions sociales et politiques. Les Français finissent par pro­
duire des “jeunes de langues”, de jeunes interprètes français,
formés aux langues orientales23; les Musulmans recourent
principalement à des minoritaires ou à des “renégats” pour
leurs besoins d’interprètes, à des non-Musulmans ou à des
transfuges qui ont donné, en principe, des garanties de leur
loyauté24. Ces deux méthodes ont chacune leur rationalité et
leurs limites. Paradoxalement, les Musulmans, qui semblent
si indifférents à identifier et à connaître leurs interlocuteurs
européens, leur font une large place à tous les niveaux de
l’échelle sociale et sont prêts à les assimiler, à les “indigé-
niser”. Cela pourrait constituer une réponse: deux modes
d’être face à l’altérité, dont on voit bien qu’ils procèdent de
schémas opposés.
Ibn Abi Dinar, d’ailleurs, pouvait-il réellement ignorer
que Ward et Sanson étaient anglais et non pas hollandais
ou espagnols? Le même chroniqueur explique qu’il s’était
enquis auprès de “chrétiens yersés dans l’étude de l’histoire”
de l’antiquité de Tunis, et qu’ils lui avaient montré un livre
d’histoire "enrichi des plans de Tunis et Carthage25”. “Les
chrétiens, souligne-t-il, ont en général de la passion pour ces
sortes d’études.” On imagine cette discussion érudite, cette
sociabilité savante, mais dans quelle langue la concevoir?
Elle put être l’occasion de croiser, de manière sans doute
informelle, peut-être amicale, hors de tout cadre officiel, des
manières différentes d’écrire l’histoire (et un rapport sans
doute différent à l’“antiquité”, notamment), mais elle ne
révèle certainement pas de la part de l’un des protagonistes
une indifférence à l’autre.
De manière plus générale, que savons-nous de la langue,
des langues usitées dans les échanges en Méditerranée, du
nord au sud et de l’est à l’ouest? il est remarquable, on l’a
40 LINGUA FRANCA

souligné, que les circulations, le commerce aient constitué


un objet d’étude si riche et si dense, si central, dans l’histoire
du bassin méditerranéen sans que jamais ou presque - si
l’on songe à un ouvrage stimulant mais passablement dérou­
tant, de John Wansbrough - la langue de la transaction soit
pleinement prise en considération comme objet d’étude
à part entière26. Cette question de la langue des échanges
serait-elle accessoire, du moment que les hommes, les objets
et même les idées circulent ?
On peut s’étonner alors que le modèle des échanges soit
si durablement conçu comme paritaire (même si l’histo­
riographie braudélienne, notamment, scrute les repères
chronologiques du déséquilibre et du basculement des
forces en faveur de l’Europe), alors que les modèles de la
langue privilégient, dans ces contextes, des schémas iné­
galitaires d’inculcation ou de domination. Dans un article
sur les drogmans, Bernard Lewis, pour mettre en évidence
une continuité de son approche, distingue de la sorte, en
matière de langues, entre trois sens différents qui peuvent
être donnés au terme de “maître” : le maître de l’esclave, le
maître en contexte colonial (qui n’apprend pas la langue
des colonisés ou l’apprend mal) et la langue des maîtres (au
sens des prescripteurs culturels, représentants d’une civili­
sation prestigieuse et culturellement dominante). Dans ces
trois sens, le “dominé” se mettrait donc linguistiquement à
l’heure des maîtres27.
Mais quelle est la pertinence de ces définitions pour la
Méditerranée de l’époque moderne? Le cas de la langue
franque invite précisément à discuter la question d’un
apprentissage de la langue des dominants, en montrant
que celui-ci n’est ni automatique ni systématique. Il nous
invite aussi à faire la part de situations coloniales du monde
contemporain, à coup sûr stigmatisantes ou oppressives du
point de vue linguistique, par rapport à d’autres situations
historiques de hiérarchie des langues ou d’inégalité de pres­
tige des outils linguistiques. Or, il s’avère que les exemples de
“langue franque” les plus précoces qui nous soient parvenus,
ses occurrences médiévales, relèvent plus manifestement, au
fond, de situations de type “colonial” que les occurrences de
l’époque moderne. C’est à ce titre au moins que l’hypothèse
I - UNE LANGUE ENTRE ORIENT ET OCCIDENT 41

d’un continuum entre le Moyen Age et l’époque moderne


paraît quelque peu illusoire.

3. ETIOLOGIES

Une démarche récurrente dans nombre de travaux de lin­


guistes consiste à tenter d’identifier la Linguafranca “authen­
tique”, c’est-à-dire à démêler le bon grain de l’ivraie, et à
dissocier, dans les sources historiques, la “véritable” Langue
franque de formes plus ou moins pidginisées d’autres
langues, et au premier chef de l’italien. Cette approche,
quelque peu datée d’ailleurs, a le mérite de ne cesser de nous
mettre en garde quant à un usage extensif, et avéré, de la
notion de langue franque. Mais faut-il absolument envisa­
ger un phénomène unique? Les contacts de langues et les
mixtes de langues sont multiples au fil de plus d’un millé­
naire d’histoire méditerranéenne, et il est douteux que l’on
puisse les regrouper sous un vocable unique et pour l’en­
semble de cette longue période. Depuis plusieurs décennies
pourtant, voire près d’un siècle, depuis le premier article
consacré à cette question par Hugo Schuchardt, en 1909, la
recherche linguistique a produit plusieurs théories générales
de l’origine de la Langue franque. Comme le Moyen Age est
la période la moins documentée, cette question est évidem­
ment des plus sujettes à caution, et ces hypothèses s’avèrent
souvent fragiles.
On ne peut manquer d’être surpris, de ce fait, par la
vigueur d’un modèle monogénétique a|i sein de cette tra­
dition scientifique28. Non seulement certains auteurs
postulent une origine unique de la langue franque méditer­
ranéenne, mais l’hypothèse a pu être formulée d’une langue
franque essaimant hors du bassin méditerranéen, matrice
d’autres phénomènes de langue franque dans l’Empire por­
tugais, notamment, voire au-delà29.Ce qui est notable dans
ce modèle d’une origine unique, tout impropre et sujet à
caution soit-il, est qu’il révèle paradoxalement une mise à
distance des processus de mixité et de fusion, réduits à une
dispersion, à une histoire, au fond, singulière30. Si le recours
à un mixte de langues, notamment dans le rapport entre
42 LINGUA FRANCA

chrétiens et musulmans, justifie au fil des siècles d’une cer­


taine constance en Méditerranée, tous ces mélanges linguis­
tiques ne sauraient être rangés sous le vocable de la seule
lingua franca, et a fortiori d’une lingua franca unique et née
des Croisades.
Or, bien que ce modèle diffusionniste et monogénétique
de la Langue franque prête à fortes discussions, la question,
sinon de son origine, au moins de son antériorité, continue
d’imprégner de manière sensible les approches linguistiques.
Les multiples interrogations et hypothèses sur l’antériorité
du phénomène et ses origines ont de la sorte “canonisé” un
petit nombre de textes médiévaux, qui seraient ses attesta­
tions les plus anciennes, ou qui nourrissent à tout le moins
le débat. A défaut de consensus sur l’origine de la langue
franque,- on doit ainsi prendre en compte la constitution, à
partir de la fin du XIXe siècle, d’une certaine vulgate textuelle,
d’un corpus de textes plus ou moins fixés documentant les
origines supposées de la langue franque.
Il faut donc rappeler brièvement ce que sont ces textes
médiévaux, en mettant en relief les problèmes qu’ils sou­
lèvent pour notre intelligibilité présente de la langue franque,
ainsi que les débats qu’ils ont suscités, avant d’expliciter le
choix de restreindre la présente réflexion à une période plus
tardive. Il paraît plus cohérent en effet de se focaliser sur ce
moment du premier âge moderne où la notion de langue
franque apparaît explicitement sous la plume des contem­
porains, dans des sources européennes majoritairement, et
pour désigner un phénomène linguistique particulier, sinon
atypique ou exotique. Le début du xvie siècle figure, grosso
modo, ce moment où les locuteurs occidentaux de la langue
franque ou leurs contemporains décrivent eux-mêmes ce
phénomène sous le vocable de la langue franque ou lingua
franca, ou encore langage franc, franco. Dans les sources de
langue arabe, la “langue franque” désigne au contraire de
manière continue la langue d’un groupe “ethnique”, les
Francs (ou encore la langue qu’entendent les Francs, ce qui
n’est pas tout à fait la même chose)31.
L’expression même “langue franque” ou lingua franca
serait, en effet, tout simplement un calque de l’arabe lûghat
al-Ifranj, “la langue des Francs”32. La première mention qui
I - UNE LANGUE ENTRE ORIENT ET OCCIDENT 43

nous soit connue d’une “langue franque” émane d’un texte


de langue arabe d’Ibn Khûrdâdhbih, au milieu du ixe siècle ;
l’auteur se réfère non pas à un phénomène linguistique
spécifique, mais à la langue d’un groupe (al-lûgha al ifran-
jiyya), qu’il distingue de celle des Grecs ^al-rummiyya], des
Ibériques (al-andalusiyya) ou encore des Slaves33. Dans ce
contexte, il est peu probable que l’expression réfère à un
mixte de langues ; elle désigne plutôt une famille de langues,
par différence avec d’autres. Et si, dans cette énumération,
une langue devait approcher la définition moderne de la lin­
gua franca, ne serait-elle pas plutôt, au IXe siècle, la langue
“andalusiyya” ? Il est donc important d’avoir à l’esprit que
l’expression “langue franque” peut être dépourvue de toute
idée d’un composite pour les locuteurs arabophones, voire
turcophones, et recouvrir simplement une définition “natio­
nale” ou ethnique.
C’est dans la période des Croisades, comme il a été sou­
ligné, que, selon nombre de linguistes, la “langue franque”
émergerait peu à peu comme un mixte de langues. Les
Royaumes latins de Jérusalem sont ainsi identifiés comme
son cadre de naissance, d’élaboration. Lieu d’affrontement
entre Musulmans et Chrétiens d’Occident, mais aussi terre
de fusion culturelle, d’acculturation réciproque, la Terre
sainte et les Royaumes latins de Terre sainte seraient les labo­
ratoires de la Langue franque, hypothétique résultante de
cette fusion de forces, d’énergies et de cultures. De manière
significative, Jean Richard, comme il a été rappelé, spécia­
liste des Croisades, est le seul historien qui ait expressément
appelé à l’étude de la “langue franque”34.Et pourtant, les
exemples de linguafranca dont il fait lui-même état seraient
discutables, sur un plan strictement linguistique.
J. Richard reproduit notamment dans l’un de ses ouvrages
un “compte de 1423 en langue franque”, qui a retenu l’at­
tention de Charles Haberl35. Dans ce texte provenant du
Royaume de Chypre, alors sous la domination française des
Lusignan, on chercherait en vain les traits morphologiques
minimaux mais caractéristiques de la langue franque. Si l’on
peut constater qu’il s’agit bien d’un mixte de langues, celui-
ci ne présente pas les caractéristiques propres de la langue
franque. Il s’agit plutôt d’une pratique d’alternance codique.
44 LINGUA FRANCA

mêlant le français, l’italien et le latin avec quelques éléments


de grec (le terme oro par exemple)36. L’ensemble est compli­
qué par l’usage d’un style sténographique et de très nom­
breuses abréviations, comme le montre ce court extrait:
(Première colonne. Dépenses)
Thomasin, de dare, par resto de B. MV de la coumesarie
de dame Eschive Nostre, corno appert off. CIIII..................
BLXIKXIII
Item a recevudo de la vente dou vin dou vesque de Baffe, de
Moncoubel et Ramondin, par tout dellyer, aff. 98............
B (besant) XlIIIk (carat) V
Item, de dare, por palmy de pano negro auc por capuzo, de
quello mefiiy manda de Vency, a di XVI de.................. etc.

La liste se poursuit ainsi et l’on ne retrouve dans ce texte


ni le maintien du verbe à l’infinitif, ni l’absence d’accord
des noms et pronoms en genre et en nombre, notamment,
traits spécifiques du “parler franc”. C’est donc de manière
formellement abusive que l’expression “langue franque” se
voit appliquée à ce type de documents. Le linguiste Cyril
Aslanov, sur la base de ces caractérisations par trop exten­
sives, a d’ailleurs récemment réfuté la réalité historique de
toute langue franque au Levant, la dénonçant comme un
mythe37. En premier lieu, Aslanov restitue ou met en lumière
les procédés d’alternance codique qui expliquent la nature
composite de ces textes, sans production d’une “langue” en
propre ; ces phénomènes, explique-t-il, résulteraient simple­
ment de la cohabitation dans la Chypre des Lusignan de
locuteurs de plusieurs langues (français, italien, grec)38. En
second lieu, il redonne toute sa vigueur à la notion classifi­
catoire de “Franc”, catégorie générale sans surdétermination
linguistique selon lui39.
La pertinence de ces critiques d’Aslanov semble des plus
solides, dans ce contexte chypriote et au vu de ce type de
textes, mais à restreindre la pertinence d’un phénomène
trop souvent évalué de manière floue ou inflationniste d’une
manière qui serait elle-même trop extensive, on risque de
“jeter le bébé avec l’eau du bain” et de négliger, notamment,
d’autres témoignages avérés au Levant40. La valeur toute
I - UNE LANGUE ENTRE ORIENT ET OCCIDENT 45

générique du terme “franc”, désignant, pour les Orientaux,


l’ensemble des Chrétiens d’Europe ou assimilés, est d’ailleurs
bien connue des historiens, comme le rappelle l’historien du
monde ottoman Edhem Eldem :
[...] lorsqu’il s’agit de non-musulmans étrangers, dont ni
la langue ni la culture ne permettent un véritable rappro­
chement, le terme générique de Frenk (Franc) amalgame
diverses nationalités et sujétions que seuls les gradés de l’ad­
ministration peuvent - et, souvent, doivent - éventuelle­
ment débrouiller41.

Cette valeur englobante du terme a d’ailleurs pour réci­


proque et symétrique la valeur tout aussi générique du
terme “Turc” pour les Occidentaux, qu’il s’applique, selon
les contextes, aux seuls “Turcs” ou turcophones, à l’ensemble
des sujets de l’Empire ottoman, ou à n’importe quel musul­
man de Méditerranée, fût-il marocain, par exemple42.
Néanmoins, même si la langue du conto chypriote de
1423 n’est pas un exemple de langue franque au sens où
l’entendent les linguistes, cet exemple, par contraste, peut
aider à préciser ce qui constituera la spécificité de la langue
franque de l’époque moderne. En premier lieu, on peut
noter que, même dans un contexte de cohabitation ou
de synthèse culturelle, tel que le royaume des Lusignan à
Chypre, on ne voit pas que cette “langue franque” mise
en lumière par Jean Richard ait créolisé, quelle soit deve­
nue une langue maternelle43. Dans le cas de la Sicile, qui,
plus encore que Chypre au temps des Lusignan, figure (et
sans doute à l’excès) une histoire d’harmonie et de syn­
thèse culturelles, on ne voit pas non plus que la complexité
des situations de bi- ou de trilinguisme (quelle que soit la
complexité même de cette notion de plurilinguisme)44 ait
produit un mixte de langues sous les espèces de la langue
franque, ni que cette langue ait reçu une quelconque offi­
cialisation45. A Chypre comme en Sicile, tout au long du
Moyen Age, il subsiste une ou plusieurs langues “officielles”.
Ni dans ces périodes médiévales ni plus tard, ces îles de
Méditerranée, véritables laboratoires de mixité selon nos
perspectives contemporaines, ne promeuvent une langue
46 LINGUA FRANCA

mixte en langue propre à une société, à un territoire, langue


d’un groupe et moins encore d’un Etat46.
La langue franque, d’ailleurs, n’est pas en principe une
langue écrite. Dans le cas de ces mixtes de langues qu’on
observe fréquemment dans la langue de chancellerie ou
dans celle des comptes, la notion de “niveau de langue”,
ou même de “qualité” de la langue du scribe, demeure sans
doute au premier chef pertinente, ce qui n’est pas le cas
dans l’usage de la langue franque proprement dite où la
notion de niveau de langue ne fait pas sens, a priori-, pour
les locuteurs47. Parmi ce type de documents, dont le conto
chypriote offre un exemple parmi tant d’autres, on peut
même envisager d’évaluer le degré de “corruption” d’une
matrice, qui serait la langue officiellement en usage sur le
territoire. En Sicile sous domination normande, la langue
des comptes serait ainsi mêlée d’arabe48. De même, dans le
Maghreb ottoman, la langue des comptes, dans les registres
d’Etat, mêlera en certains cas le turc et l’arabe, voire l’ita­
lien, ou la langue franque, sans que l’on puisse pour autant
la qualifier au sens propre de langue franque ni surtout
l’identifier à la Langue franque.
La nature de la source mise en exergue par Jean Richard est
d’ailleurs significative. Il s’agit d’un compte, soit d’un écrit
minimal et de peu de prestige. La langue de chancellerie ou
des registres de comptes est souvent une langue élémentaire,
peu soucieuse de correction, mêlée de formes dialectales et,
le cas échéant, truffée d’emprunts à d’autres langues dans les
contextes de cohabitations plurilingues. John Wansbrough,
usant de la notion de linguafranca dans un sens plutôt méta­
phorique, résume cette réalité en suggérant que la mise au
point et le respect d’un code formel, code de chancellerie ou
de commerce, importaient plus, au fond, que la correction
ou la qualité de la langue de la transaction ou de l’acte lui-
même49. Ce type de texte pourrait donc nous laisser envisa­
ger par ailleurs de possibles usages écrits de la lingua fianca,
dans des documents semblables ou moins prestigieux encore,
bribes de comptes, notes éphémères50. Mais ces archives de
chancellerie pidginisées ne sont pas assimilables par elles-
mêmes à la langue franque en tant que langue reconnue et
nommée comme telle. Même s’il s’agit de pratiques validées
I - UNE LANGUE ENTRE ORIENT ET OCCIDENT 47

par l’usage social, elles ne débouchent pas, aussi composites


soient-elles, sur la reconnaissance d’une langue en propre51.

4. RÉSISTANCES

Sans doute faut-il évaluer à sa pleine mesure la banalité


de ces formes de pidgin, ou des multiples recours à l’alter­
nance codique, dans les périodes médiévales. La poésie en
use alors communément, comme le rappelle, notamment,
George Steiner, égrenant une longue série chronologique de
ces exemples :
Le minnesinger Oswald von Wolkenstein réalisa un tour de
force qui est passé à la postérité en combinant six langues,
et la poésie des troubadours comporte des mélanges de pro­
vençal, d’italien, de français, de catalan et de portugais de
Galice52.

Un texte poétique médiéval du xine siècle, le Contrasto


della Zerbitana, figure dans cet esprit parmi les documents
les plus fréquemment cités de la langue franque, et il est géné­
ralement présenté comme son attestation la plus ancienne53.
Il s’agit d’une poésie, ou dialogue poético-comique, qui fut
découverte par l’érudit italien Giusto Grion dans un codex
florentin du XIVe siècle54. Son contexte d’origine n’est pas
celui des Royaumes de Terre sainte, même s’il illustre,
semblablement, une situation historique de rivalité entre
Musulmans et Chrétiens. L’île de Jerba, alors sous domina­
tion sicilienne, donne lieu à de constants affrontements en
même temps qu’à un processus de mixité culturelle.
S’agit-il cette fois, et à proprement parler, d’un texte de
langue franque? Le poème s’inscrit dans un registre léger
et badin qui sera aussi, ultérieurement, l’un des registres
privilégiés, sinon de la lingua fianca, au moins de sa repré­
sentation littéraire. On y retrouve par ailleurs la situation
d’interlocution qui est le propre, en principe, de tout recours
à une lingua fianca: permettre une communication ver­
bale entre des individus ne maîtrisant aucune autre langue
commune : entre musulmans et chrétiens d’Europe, ou entre
48 LINGUA FRANCA

Européens parlant des langues différentes et sans intercom-


préhension... Le tiers terme linguistique n’est pas néces­
sairement, alors, un mixte des deux premiers... Ce poème
évoque une “Zerbitane rétive, farouche”, c’est-à-dire une
habitante de l’île de Jerba, une Jerbienne, une autochtone,
résistant, sinon aux avances, au moins à l’intrusion chez
elle d’un homme italien venu en conquérant sur l’île. Son
effet comique résulte des paroles mises dans la bouche de la
femme, qui mêlent l’arabe et l’italien :
E barra55 fuor casa mia. •

Et sors (1. arabe), sors (1. ital) de ma maison.

L’usage de termes arabes dans le poème demeure limité, ils


y sont comme enchâssés pour leur effet exotique et comique,
et cette restriction préfigure la sous-représentation de la langue
arabe dans la langue franque de l’époque moderne. Le reste du
poème résonne, par ailleurs, de termes qui apparaîtront ulté­
rieurement comme le “poinçon” en propre de la langue franque
(la forme verbale “star” pour “être”, par exemple, ou encore le
verbe à l’infinitif “pigliar”, le pronom “ti” ou “mi”...
Or, ce qui a été peu souligné dans l’analyse de ce texte
est l’extrême violence, sur le fond, de cet échange. Affectant
l’indignation, le jeune Italien ne cesse de s’étonner des
paroles de la femme (O la Zerbitana retica! / Ilparlar ch’ella
mi discia!/ O Zerbitana retica, / Come ti volerparlare?), mais
il va aussi jusqu’à la menacer de sérieuses représailles. Il lui
promet de l’attraper par les cheveux et de la molester, fort de
la protection de son amiral, tandis quelle lui lance à la figure
le déshonneur qu’il a infligé à sa fille (à qui il a “levé la jambe
et fait ce qu’il voulait”) :
Oi Zerbitana retica
corne ti volerparlare?
se per li capelli prendoto
come ti voler conciare!
cadalzi e pugne moscato
quanti ti voler donare!
e cosi voler conciare
tutte le votre ginoie.
I - UNE LANGUE ENTRE ORIENT ET OCCIDENT 49

Ardire, ardir, minacciami?


per le partu del giustizierò
va ed escimifuor di casama
elmalvagio, lo baratterò!
calzasti la gamba a filama,
efestiglil volentero,
e non volesti guardare
alle notre cortesoie.

E ardire, ardir minacciami?


non aver di te paura!
E’ mantenemi l’amiralia
che me ne star ben sigura;
e ardire, ardire? tocomo
e guardar delle mal ventura;
ch’io tifarò pigliare
e metter in prigionoiff

La violence inhérente à ce dialogue poétique est donc à


peine teintée, voilée d’humour, et ce contexte dénote aussi
le caractère de violence, de contrainte, d’une très grande
partie des échanges attestés en langue franque, ou référés à
la langue franque: ils ont souvent pour cadre un rapport
de dépendance et de domination, conséquence de la course
et des rapts systématisés entre Européens et gens d’Islam57.
Ainsi, “paura, mal ventura’ : ces termes, à l’époque moderne,
seront parmi les plus récurrents dans le lexique de la lingua
franca dont nous ayons connaissance par les sources docu­
mentaires. Ce poème a aussi cet intérêt rare et marquant
qu’il soulève la question du “métissage” au sens le plus lit­
téral: un conquérant étranger courtise ou importune une
femme indigène (ou sa fille), et elle tente de l’expulser de
chez elle. Cela ne signifie pas que tout échange en langue
franque dénotait, en soi, ces rapports de force, et moins
encore que tous les échanges intersociétaux en Méditerranée
s’effectuaient, aux époques médiévale ou moderne, sous le
signe d’une telle violence. Une telle réalité n’était pas à sous-
estimer (ni à surestimer non plus), mais elle paraît très sen­
siblement amplifiée par la nature des sources documentaires,
lesquelles la mettent en exergue: à souligner l’étrangeté du
50 LINGUA FRANCA

parler de l’autre, voire à parler comme lui on s’inscrit mani­


festement dans un rapport d’altérité condescendante, sinon
d’hostilité marquée.
Il est significatif, en second lieu, que le locuteur par excel­
lence de la lingua franca dans cet exemple — pour autant que
l’on admette qu’il s’agit d’une de ses occurrences, et parmi
les plus anciennes - se trouve être une femme : son interlo­
cuteur masculin se met en position d’“adapter”, de mettre à
sa portée sa propre langue. La plupart des linguistes caracté­
risent les langues franques comme relevant, au contraire,
d’un usage masculin, puisqu’elles concerneraient au pre­
mier chef la sphère de l’échange, du contact avec le monde
extérieur. Cet exemple précoce, même si l’on peut discuter
sa caractérisation comme illustration de la langue franque,
devrait, aurait dû, mettre en garde contre une systémati­
sation trop poussée de ce principe de genre58. Les femmes
s’avèrent aussi locutrices de la lingua franca, alors même
que l’enjeu du poème est de définir une ligne supposément
infranchissable de la sphère domestique (“E barra fuor casa
mia”', “fuor di casama”).

Pourrait-on parler de situation “coloniale”, au risque de


l’anachronisme? Charles Haberl souligne à cet égard que
la manière dont Giusto Grion, dans la dernière décennie
du XIXe siècle, identifie la langue de cette chanson ou de ce
poème comme étant “du dialecte franc de Djerba” n’est pas,
dans le contexte de l’époque (celle des rivalités impériales et
des visées italiennes sur la “Tunisie”), exempte de préjugés59.
Ç’aurait été en effet une manière de revendiquer le passé sous
le signe d’une certaine italianité ou francité de file de Jerba.
De ce point de vue, et par le face-à-face de l’arabe et d’une
langue européenne qu’il met en scène (l’arabe émaillant sim­
plement le texte), ce poème précoce n’est pas sans évoquer
les sabirs du xixe siècle60.
Ces terres disputées entre musulmans et chrétiens sont
sans surprise les plus fertiles en occurrences d’une langue
composite, et un autre exemple de langue franque, relatif
à Jerba, daté de 1528, a été identifié de longue date par
des linguistes. Il provient d’une lettre de Paolo Giovio au
pape Clément VII, dans laquelle Giovio évoque la mort du
I - UNE LANGUE ENTRE ORIENT ET OCCIDENT 51

vice-roi espagnol Hugo de Moncada lors d’une bataille, près


de Salerne, contre les Génois, auxquels s’adjoignaient les
Maures et les Turcs. Il avait pris Jerba en 1520. Lorsqu’il fut
enseveli, et de manière indigne, écrit Giovio, les “Maures”
lui rendirent un cruel hommage :
Li Mori lifaceando la baia61, dicendo:
— O don Ugo, ti venir a Zerbi e Tunesfi-,

Par ce qui pourrait nous apparaître comme une forme


d’inversion, Giovio emprunte ainsi à la langue arabe le terme
bay‘a, référant à l’acte d’allégeance à un nouveau gouver­
nant, alors que les Maures usent (par dérision ?) de la langue
franque (ti venir a Zerbi.. .)63.
Ainsi, dans les rares sources de la langue franque qui ont
été identifiées pour le Moyen Age et les premières années
du xvic siècle, les éléments d’origine arabe de ces mixtes de
langues semblent beaucoup plus apparents qu’ils ne le seront
dans la lingua franca moderne, dans son plein développe­
ment, notamment au xvne siècle. Pour cette raison même,
on peut contester que ces textes illustrent des occurrences de
la langue franque. Cette clarté de l’élément arabe, comme
mis en exergue, pour son effet comique ou son sens politique,
est plus près d’évoquer, au fond, les sabirs du XIXe siècle que
la langue franque des xvne et xvnie siècles, bien mieux docu­
mentée que ces exemples médiévaux par ailleurs.

5. FRICTIONS ET TRANSLATIONS

Une barrière de l’altérité, sinon de l’adversité, apparaît


néanmoins, à partir de ces premiers exemples, comme une
constante de la problématique de la langue franque et de
son usage. Toutes les situations de contacts et d’interac­
tions ne s’instaurent pas sous le signe de l’affrontement et
de la conquête, mais toutes, au fil des sources de langue
franque, soulignent une forme de “dépaysement”. Dans
cette même période du premier âge moderne, un autre
texte, bien connu également des linguistes intéressés à ces
questions, nous ramène alors au Levant, à la Terre sainte. Il
52 LINGUA FRANCA

s’agit d’un villancico, du nom d’un type de chanson espa­


gnole, composé par le poète et dramaturge espagnol Juan
del Encina, prêtre de son état, qui mourut en 153464. Ce
poème fut composé après le voyage en Terre sainte de son
auteur, qui entendait tourner en dérision les mendiants
et autres rançonneurs qui harcèlent et importunent les
pauvres pèlerins. Comme dans le cas de La Zerbitana, et
même plus clairement encore, on peut observer dans ce
texte une mise en exergue à effet comique des emprunts à
la langue arabe, lesquels se détachent sur un “fond” linguis­
tique franco-espagnol. Le locuteur, en effet, le “mendiant”
de Terre sainte, est supposé être un arabophone s’essayant
à parler la langue du pèlerin franc; le mendiant réclame au
pèlerin (plegrin) toutes sortes de pièces de monnaie {benda,
marqueta, maidin) et lui adresse ce bon vœu :
Y ala ti da bon matin

Que Dieu (Allah) te donne une bonne journée.

Por ala te recomenda


Dar maidin marqueta benda
Con besti o tuto lespenda
Xomaro estar bon rroçin

Au nom de Dieu je te recommande


De donner un muayyid, un mark ou un benda
Pour une bête de confiance
L’âne {himàr, Xomaro) est une bonne monture

Peregrin taybo cristian


Si querer andarJordan
Pilla per tisjomis pan
Que no trobarpan ne vin
Pilla pilla per camino
Polastro bona gaiino
Bon fica taybo fino
Et taybo zucarazin

Pèlerin bon chrétien


Si tu veux aller au Jourdain
Emporte du pain
I - UNE LANGUE ENTRE ORIENT ET OCCIDENT 53

Car tu ne trouveras ni pain ni vin


Prends pour la route
Un coq et bon poulet
De bonnes figues, bonnes et délicates
Et du bon raisin sucré65.

Sous forme de conseils pratiques, avisés, qui sont de règle


dans nombre de relations de Terre sainte, cette ballade, sous
ses dehors humoristiques, met donc en scène le rapport
assez âpre et tendu du pèlerin et de l’indigène, situation de
négociation et de tension malgré tout moins heurtée que
celle que décriront les relations de Terre sainte de l’époque
moderne. Les rapports d’argent et le marchandage des pro­
tections, notamment, ou des droits de passage, y occuperont
semblablement une place centrale, mais ces récits des xvne
ou xvnic siècles ne feront guère place à l’humour et refléte­
ront plus uniment le sentiment du danger. Dans l’exemple
du villancico d’Encina, le poinçonnage du poème par des
termes arabes (notamment taybo, tayyib, “bien”, “bon”) tra­
duit indiscutablement la recherche d’un effet de dérision.
Mais ces éléments sont-ils perçus comme expressément
“arabes” ? Ou bien réfèrent-ils à un Orient plus indistinct,
une altérité plus vague? Dans la même veine littéraire et
poétique, on doit mentionner, de ce point de vue, parmi les
textes considérés comme attestations précoces de la langue
franque moderne, une pièce de la commedia dell’arte datée
de 1545, La Zingana. Elle est l’œuvre d’Artemio Gigio
Giancarli, auteur vénitien qui aurait vécu en Méditerranée
musulmane et y aurait appris la langue franque66.
Giancarli semble en tout cas s’être initié à la langue arabe,
au moins de manière fragmentaire, car, plus encore que
dans les cas précédents, la netteté des emprunts à l’arabe
est saisissante dans ce texte, redoublés qu’ils sont de leur
traduction en langue italienne67. Elle est donc bien inten­
tionnelle. Le procédé confirme à quel point la frontière peut
être mince entre un mixte de langues qui est un vrai pidgin,
qui possède une morphologie propre, fût-elle minimale, et
un parler composite fondé sur des phénomènes d’alternance
codique {code-switching, code-mixing). Si la langue franque
affectionne les tournures de redoublement {mucho mucho,
54 LINGUA FRANCA

pillar pillar...'), on a affaire ici à une forme d’autotraduc­


tion simultanée de termes et expressions de langue arabe.
Cette langue évoque d’ailleurs fortement l’arabe égyptien,
ce qui paraît conforter une étymologie tout “égyptienne”
de Zingana, la Tzigane, et une confusion assez banale entre
Orientaux et Tziganes. Il s’agirait donc d’une parodie de
langue franque, ou d’un langage faisant signe vers la langue
franque, plutôt que de citations de linguafranca proprement
dite, ce qui atteste à nouveau la difficulté ou même l’impos­
sibilité d’identifier une langue franque “pure” :
Acte II, scène 12 :

V. 44 : Dei beled betach, chesta star to terra.


Ce pays est le tien.

V. 45 : In sala ana ma barf, mi no saber serta, perché mipassata


campstaser séné, chindez ani, che sercata tanta tanta [...] Mo
se mi trobar el beith, la cas...
Inch Allah, Dieu le veuille, je ne sais pas trop parce que
j’ai passé quinze ans au loin à tant chercher [...] Mais si je
trouve la maison68...

Au-delà du procédé de redoublement, des phrases telles


que “mi no saber” dénotent indiscutablement la langue
franque. Ces alternances d’arabe, sans doute égyptien, et de
vénitien sont donc aussi émaillées de phrases ou de locu­
tions de linguafranca. Pour le premier cas de figure, celui de
l’alternance codique, on mentionnera par exemple la phrase
suivante :
V. 47 : cando mi intrate fîlbeith abuch...
quand je suis entré dans la maison de ton père frbeith abuch
en langue arabe)...

La “traduction” n’est donc pas systématique. Il faut pour


cette raison supposer que le public de ce type de commedia
dell’arte, à Venise, avait, pour partie au moins, une certaine
familiarité avec la langue arabe, sous peine d’être découragé
d’entendre la pièce69. Quant à l’empreinte de la linguafranca
dans cette comédie, elle concerne certaines des formules qui
I - UNE LANGUE ENTRE ORIENT ET OCCIDENT 55

l’illustreront de la manière la plus emblématique à l’époque


moderne, au xvne siècle surtout. C’est le cas notamment du
terme usanza, qui réfère à la coutume, à l’usage qui fait droit
et qui s’impose à l’autre, au besoin par la force. Il est ici pré­
sent sous une forme contractée :
V. 48 : Como star nostra ‘zanza.

On retrouvera cette expression, quelques décennies plus


tard, par exemple, sous la plume de Brantôme, mention­
nant cet échange en langue franque entre le grand maître de
Malte, M. Parisot, et le grand corsaire Dragut, capturé par
Andréa Doria et mis à la cadène :
M le grand maistre lui diet : Senor Dragut, usanza de guerra!
Il luy respondit: Y mudanza de fortuna70.

“Usage de guerre, coutume de guerre!”, s’exclame le pre­


mier; “Tour, revers de la fortune”, répond le second. Ces
références stéréotypées à la précarité du sort s’imposent
comme une constante dans les citations de langue franque
et dénotent le contexte d’adversité du temps.
Un autre exemple marquant, véritablement emblématique
lui aussi, d’une présence de la langue franque dans le texte
de La Zingana de Giancarli pourrait être aussi l’emploi du
verbe espagnol saber, lequel donnera sabir dans les strophes
de langue franque du Bourgeois gentilhomme. Au xixe siècle,
sous la forme du nom commun “sabir”, il désignera fina­
lement les avatars de la langue franque, puis la famille de
“langues” du même nom71.
Un troisième exemple enfin, emprunté à La Zingana, et
moins connu que le précédent, pourrait être cette expression
décalquée du français, gramarzé (grand merci) :
V. 66: Cater alà cairech (1. arabe), gramarzé (1. française).

On retrouvera, semblablement, un gramercy dans les


paroles de bienvenue en langue franque par lesquelles le dey
de Tunis, au xvne siècle, accueille une ambassade du roi de
France72.
56 LINGUA FRANCA

Comme d’autres pièces de la commedia dell’arte, La


Zingana met donc en jeu une marqueterie d’arabe, de véni­
tien et d’autres éléments éventuellement plus indistincts des
langues latines ou encore orientales, dès lors que figure dans
l’intrigue un personnage incarnant l’Orient, ou le Levant,
ou le monde de l’Islam, les Turcs... Cet exemple confirme
alors toute la complexité de ces inventions et restitutions
de la langue de l’autre73. Un usage extensif et trop systéma­
tique de la notion de “langue franque” face à toute bizarrerie
linguistique, à tout mixte langagier, doit assurément se voir
évité, mais il serait illusoire, à l’inverse, de détacher totale­
ment la quête de la langue franque de ces jeux de langue
(dans le cas du théâtre notamment), et plus généralement
de ces multiples contacts de langues et langues de contacts,
dont elle est solidaire, et dans lesquels elle est plus ou moins
immergée.
Il apparaît à travers ce cas de La Zingana, qui date de
1545, qu’avant même le milieu du XVIe siècle certains des
traits ou termes saillants de la langue franque sont déjà fixés
et, sinon communément en usage, du moins connus et repé­
rés sur la rive nord de la Méditerranée74. Mais cet emploi
littéraire, et à dominante comique, de la linguafranca reflé­
tait-il une large familiarité du public avec ces parlers ? Et dans
quels contextes ? Outre les voyageurs, pèlerins, marchands
et autres “passeurs de Méditerranée”, d’autres citoyens de
Venise entendaient-ils ces langues d’Orient, plus ou moins
recomposées et fictives, dans lesquelles on englobait ainsi
la lingua francai L’Orient était assurément aux portes de
Venise et campait même dans la ville, par la présence des
esclaves ou marchands musulmans, comme il était pré­
sent aussi à Livourne, par exemple75. Quant au lien entre
Tziganes et langue franque, même s’il peut nous paraître
aujourd’hui fort hypothétique ou fantasmatique, on sait que
dans les environs de Venise une importante communauté
de Tziganes était établie, et que ces derniers étaient assimilés
aussi à des Orientaux76.
L’exotisme de La Zingana est donc en réalité un exotisme
proche, immédiat, quotidien, et l’on doit penser que ces
mixtes linguistiques, stylisés par le dramaturge ou le poète,
reflètent au moins pour partie des usages locaux, et non pas
I - UNE LANGUE ENTRE ORIENT ET OCCIDENT 57

seulement des langues du lointain. On peut noter aussi que


le principal personnage de la pièce, et son éponyme, est une
femme, comme dans le cas du Contrasto della Zerbitana, ce
qui bouscule à nouveau ce postulat général que les langues
franques émanent d’un univers essentiellement masculin, et
réfèrent à un espace public masculin.
Enfin, l’intrigue même de cette pièce, La Zingana, resti­
tue étroitement ce contexte méditerranéen du xvie siècle qui
accompagne la floraison de la linguafranca ; avec l’expansion
de la course, mais aussi l’amorce de relations diplomatiques
plus pacifiques avec l’Empire ottoman, les circulations en
tout sens se multiplient, quelles soient libres ou forcées.
Absences prolongées des captifs, retour de ceux que l’on
avait cru perdus... Comme dans bien des comédies de cette
époque, il est instamment question de personnages revenus
d’exil, de fausses identités et de travestissements divers77.
Sans mauvais jeu de mots, la question de la “translation” est
donc à l’évidence au cœur de ces histoires, de même que la
“restitution” de la langue de l’autre joue un rôle décisif dans
la narration et l’intrigue, aussi bien dans l’écriture théâtrale
que dans les relations de captivité, par exemple.

Une lecture de ces textes parmi les plus anciens de ceux


que les linguistes placent communément sous le vocable de
la langue franque — discutant souvent, d’ailleurs, la perti­
nence de cette attribution — n’éclaire donc pas, à elle seule,
le problème d’un continuum historique entre la langue
franque des Royaumes de Terre sainte et la langue franque
méditerranéenne de l’époque moderne. Elle révèle plutôt à
quel point ce phénomène est inextricablement mêlé à des
contacts de langues des plus “classiques”, si l’on ose dire,
phénomènes d’alternance codique ordinaires qui sont loin
de tous déboucher sur la production de pidgins. Ces textes
nous enseignent donc le caractère illusoire d’une quête de la
linguafranca “pure” et la nécessité, au contraire, de s’enqué­
rir de systèmes de langues plus englobants, de configurations
à logiques multiples et non pas unitaires78.
Il apparaît aussi de manière récurrente, dans ces périodes
médiévales ou dans le premier âge moderne, un rapport
tendu, voire hostile, mais réduit par l’humour, à une altérité
58 LINGUA FRANCA

“orientale”. Cet autre est, dans ce moment, clairement iden­


tifié par son usage de la langue arabe, mais on peut commu­
niquer avec lui, puisqu’il s’emploierait aussi à parler “franc”,
userait d’un mixte de langues, d’une langue de compromis.
Ces sources elles-mêmes, néanmoins, sont peu nombreuses,
fragmentaires et disparates ; elles laissent entrevoir que cer­
tains des éléments lexicaux ou même morphologiques de la
langue franque moderne sont déjà fixés, mais sans que l’on
puisse les relier absolument d’un trait continu.

Nous pouvons sans doute espérer que notre compré­


hension des métissages linguistiques de ces époques, et de
ce qu’ils signifient en termes de relations interculturelles,
s’enrichisse de nouveaux textes ou même que des textes déjà
disponibles et plus nombreux soient mis en travail dans cette
perspective. Mais nous pouvons d’ores et déjà raisonner sur
la base d’un seuil ou même d’une rupture. Dans le courant
du xvie siècle, en effet, deux évolutions remarquables sont à
prendre en compte.
La première est que l’on se met à nommer la langue
franque, à identifier, sur la base de langages composites en
tout genre, un type de langue particulier, ou un phéno­
mène singulier, qui reçoit communément le nom de langue
franque (ou encore franco ou langage franc...)79. Ce nom
englobant ne doit pas faire illusion quant à l’homogénéité
et à l’unicité du parler ainsi désigné. Non seulement cette
langue évolue dans le temps (comme toutes les langues),
mais elle recouvre, en fonction de ses définitions, des usages
relativement variables, n’excluant pas, dans certains cas, des
pratiques qui relèvent plutôt de phénomènes d’alternance
codique ou de la pidginisation d’une langue matrice. Des
pratiques diverses de contacts de langues sont alors unifiées
sous un même vocable, à moins quelles ne se codifient plus
effectivement dans une même langue composite.
En second lieu, ce consensus autour du nom de la langue
accompagne une inflation numérique remarquable du phé­
nomène et des sources qui le documentent, grosso modo à
partir du milieu du xvie siècle. Ce moment coïncide à l’évi­
dence avec le développement de la course en Méditerranée,
mais aussi, et corrélativement, avec une forte expansion des
I - UNE LANGUE ENTRE ORIENT ET OCCIDENT 59

échanges commerciaux et de toutes formes de circulations


d’hommes, de capitaux et de biens. Par contraste avec les pre­
miers documents, tout aléatoire et biaisée que soit leur consti­
tution en “corpus”, le paysage textuel de la langue franque
paraît alors se modifier. Il se masculinise de manière considé­
rable; les femmes n’y ont plus la même visibilité que dans des
oeuvres telles que le Contrasto della Zerbitana ou La Zingana.
La distinction communément établie entre créoles et langues
franques, notamment, systématise leur éviction dans l’analyse
linguistique: les créoles devenant, par définition, des langues
“maternelles”, il faut bien y associer des locuteurs féminins.
Les langues franques, en revanche, dans la famille des pid­
gins, seraient des langues de contact restreint, ou saisonnier
par exemple, ne devenant jamais des langues maternelles.
Elles demeureraient donc étrangères par nature, dans cette
perspective, à la sphère domestique et au monde des femmes.
L’évolution de la langue franque méditerranéenne paraît donc
confirmer ce schème, mais jusqu’à quel point ?
Sur un autre plan, le registre du poème et de la chanson,
de la comédie, jusque-là prédominant dans la documenta­
tion, cède le pas, sans disparaître, à d’autres types de textes
et notamment à des témoignages “sur le vif”, autobiogra­
phiques : récits de captivité, récits de missions de rédemption,
récits d’ambassades, relations de voyages en tout genre...
Pour des raisons par ailleurs complexes à expliquer, le Levant
s’estompe dans les sources, la Terre sainte ne figurant jamais,
dans ces descriptions modernes, le lieu matriciel assigné à
la lingua franca. En raison, peut-être, des centres de gravité
de la guerre de course, la Méditerranée occidentale devient,
au contraire, le lieu où son emploi se fait le plus visible et le
plus banalement attesté. Mais cette corrélation du franco et
de la course est-elle si étroite? Et pourquoi serait-elle moins
visible ailleurs en Méditerranée ?
La manne documentaire qui caractérise le cœur de
l’époque moderne permet en tout cas de s’interroger sur la
manière dont les hommes, et plus rarement les femmes, de
ce temps percevaient et décrivaient la langue franque et ses
usages, et de mieux comprendre, de ce fait, quelles logiques
de l’interaction, d’une rive à l’autre de la Méditerranée, pou­
vaient être à l’œuvre dans la langue.
CHAPITRE II

UN SYSTÈME DE LANGUES OPTIONNEL

Les sources documentaires qui permettent aujourd’hui


d’avoir une idée de ce qu’était morphologiquement la
langue franque, et de la place qui était la sienne dans les
dispositifs linguistiques de l’époque moderne, relèvent,
grosso modo, d’un double modèle narratif. Soit elle figure
un objet insolite, atypique, dans les catégories langagières
du temps, et justifie de ce fait d’une description ou d’une
explicitation à l’intention d’un lecteur qui n’en connaîtrait
pas nécessairement l’existence. Soit elle relève à l’inverse
d’un savoir tacite, et la mention de son existence n’apparaît
que de manière allusive, fortuite, celle d’un fait bien connu.
De manière logique, c’est dans le premier âge moderne et
au xvne siècle que sont produites, publiées, les descriptions
les plus précises de cette lingua franca-, les périodes plus tar­
dives banalisent cette réalité et donc s’y réfèrent de manière
moins explicite. Cette règle chronologique n’est cependant
pas absolue, comme s’il y avait bien, au-delà de l’expansion
d’un phénomène jusque-là plus restreint ou moins signifiant,
deux manières de concevoir sa présence et son “statut”.

1. LA LANGUE DES NATIONS

Il est difficile de repérer avec certitude les premières men­


tions, à l’époque moderne, d’une langue ou d’un idiome
particuliers expressément désignés comme “langue franque”.
Néanmoins, la description la plus complète dont nous avons
connaissance, et la plus détaillée pour le xvie siècle, celle qui
62 LINGUA FRANCA

s’avère aussi la mieux identifiée par les créolistes, est celle


du frère bénédictin Diego de Haëdo, auteur d’une célèbre
Topographie et histoire générale d’Alger, parue à Valladolid en
16121. Cet ouvrage se présente comme un tableau politique,
historique, mais aussi ethnographique, de la capitale de la
Régence ottomane d’Alger. L’information de son auteur fut
à la fois directe, car il vécut à Alger entre 1578 et 1581,
en tant que rédempteur de captifs pour le compte de son
ordre, et indirecte : à Paierme, où son oncle était archevêque,
il fut constamment au contact d’anciens captifs “rapatriés”,
recueillant leurs témoignages. Il est vrai que la paternité de
l’ouvrage son attribution a été discutée, mais pas l’authenti­
cité du témoignage2.
Alors que les pages consacrées à la langue franque dans ce
livre sont parmi les mieux connues, les plus communément
citées par les linguistes s’étant intéressés à cette question,
on peut s’étonner que seule la description “technique” de
cet outil linguistique par Haëdo, ou le pseudo-Haëdo, ait
généralement retenu l’intérêt. L’auteur, en effet, insère la
question de la lingua franca dans un véritable système de
langues, dont la logique interne apparaît souvent négligée au
profit de la mise au jour du seulyhzwco. Même sur celui-ci,
son témoignage semble insuffisamment exploité sur le plan
des rapports sociaux et de l’histoire sociale. Les observations
de Haëdo sur l’usage et la diffusion de la langue franque
s’inscrivent en effet dans un tableau d’une grande richesse
de la situation linguistique de la Régence d’Alger et, pour
cette raison même, elles révèlent une certaine complexité de
ses usages. Dans ce moment, la domination ottomane et la
prospérité de la course algéroise et maghrébine de manière
générale induisent d’importants changements dans la
composition de la population de grandes villes côtières telles
qu’Alger, Tunis ou Tripoli, mais aussi, hors de l’influence
ottomane, Salé, au Maroc3.
Les subtilités de sa description d’un milieu urbain passa­
blement enchevêtré ont pu décourager, en certains cas, une
lecture plus exhaustive de Haëdo, d’autant que son témoi­
gnage battait en brèche un certain nombre d’idées reçues sur
la linguafranca. De manière plus générale, il n’est pas simple
d’évaluer aujourd’hui à sa juste mesure le statut et le poids
II - UN SYSTÈME DE LANGUES OPTIONNEL 63

dans la société de tant de chrétiens venus d’Europe, ou encore


de juifs, si présents dans les sources et que l’on retrouvait à
tous les niveaux de l’échelle sociale, à Alger comme à Tripoli
ou Tunis. Cette visibilité de l’étranger, marginalisé (cap­
tif) ou, à l’inverse, “intégré” ou en cours d’intégration (de
conversion religieuse, notamment) est sans équivalent dans
l’historiographie européenne4. Ce n’est que de manière très
récente que l’hi'toriographie maghrébine en prend la pleine
mesure ou réintègre complètement cette présence à son his­
toire nationale. L’ère des décolonisations en Méditerranée a
incité de toute façon à développer de toutes parts des visions
historiques à l’échelle des nations et des Etats, qui par là
même gommaient ces multiples intrications historiques5. Si
l’on ajoute à cela la difficulté de saisir la nature de la domi­
nation ottomane en Méditerranée musulmane, et une pré­
sence “turque” qui recouvrait elle-même, sous ce label, une
histoire complexe, très peu turque au fond, on conçoit que
ce contexte historique ait été très peu sollicité dans l’analyse
des linguistes et leur lecture de la Topographie d’Algei^.
Ce n’est, il faut y insister, que dans une historiographie
plus récente, et avec l’essor, également, d’un courant de
recherche réhabilitant l’Empire ottoman dans ses provinces,
que l’ampleur de ces brassages se voit mieux prise en compte,
y compris dans l’analyse du fait national. Ce contexte géné­
ral, notamment dans les années I960, peut expliquer que
l’on n’ait pas relevé dans le témoignage de Haëdo tous les
éléments d’information possibles en matière de “partage des
langues” et de “langues en partage”. Il fait état en effet de
pratiques croisées bien plus répandues qu’il n’est générale­
ment envisagé, comme l’établit notamment cet extrait :

On parle trois langues à Alger: le turc, que pratiquent les


Osmanlis entre eux et avec leurs renégats; des Maures et
aussi beaucoup de captifs chrétiens parlent très bien cette
langue par suite de leur fréquentation avec les Turcs.
La deuxième langue est l’arabe qui est généralement usitée
par tous, car non seulement les Maures, mais les Turcs, pour
peu qu’ils séjournent quelque temps à Alger, et les chrétiens,
nécessairement en rapport avec les indigènes, parlent l’arabe
peu ou beaucoup [...] La troisième langue en usage à Alger
64 LINGUA FRANCA

est la langue franque ainsi appelée par les musulmans non


pas qu’en la parlant ils croient s’exprimer dans la langue
d’une nation chrétienne quelconque, mais parce que, au
moyen d’un jargon usité parmi eux, ils s’entendent avec les
chrétiens, la langue franque étant un mélange de divers mots
espagnols ou italiens pour la plupart. Il s’y est aussi depuis
peu glissé quelques mots portugais, après qu’on eut amené
à Alger de Tétouan et de Fez, un très grand nombre de gens
de cette nation faits prisonniers dans la bataille que perdit le
roi de Portugal, Don Sébastien.
Joignez à cela la confusion et le mélange de tous ces mots,
leur mauvaise prononciation par ces musulmans, qui ne
savent pas conjuguer les modes et les temps des verbes
comme les chrétiens à qui ces mots appartiennent, cette
langue franque n’est qu’un jargon, ou plutôt un patois de
nègre arrivé de son pays (p alomenos un hablar de negro boçal,
traydo a Espana de nuevo), et récemment amené en Espagne.
Pourtant ce jargon est d’un usage si général qu’on l’emploie
pour toutes les affaires, et toutes les relations entre Turcs,
Maures et chrétiens, et elles sont nombreuses; de sorte qu’il
n’est point de Turc, de Maure et même parmi les femmes et
les enfants, qui ne parle couramment ce langage et ne s’en­
tende avec les chrétiens7.

Il y a aussi beaucoup de musulmans [poursuit Haè'do] qui


ont été captifs en Espagne, en Italie ou en France. D’autre
part, il y a une multitude infinie de renégats de ces contrées,
et une grande quantité de Juifs qui y ont été, lesquels parlent
très joliment l’espagnol, le français ou l’italien. Il en est de
même de tous les enfants des renégats et renégates qui ayant
appris la langue nationale de leurs pères et mères, la parlent
aussi bien que s’ils étaient nés en Espagne ou en Italie8.

Une première information notable fournie par ce tableau


des langues d’Alger est sa mention, fort rare, d’une diffu­
sion de la langue turque parmi les Maures et les chrétiens
de la ville. Cette information sera confirmée à une date plus
tardive, au xvne siècle, par la relation de captivité du sieur
de Rocqueville, captif français, par exemple, mais dans la
vulgate historique de la domination ottomane à Alger, on
II - UN SYSTÈME DE LANGUES OPTIONNEL 65

considère généralement la langue turque comme langue de


l’élite politique, langue de la caste dominante que n’auraient
pas acquise les autochtones et moins encore les chrétiens
d’Europe. Certes, la population “indigène”, arabophone ou
berbérophone, n’y avait pas “officiellement” accès, puisqu’il
lui fallait, en particulier, recourir à un interprète officiel
pour s’exprimer devant le Divan. On peut se demander
alors s’il ne faut pas distinguer entre des situations officielles
ou solennelles, où se mettent en scène la diversité et la hié­
rarchie des statuts et des groupes, et des pratiques sociales
et linguistiques plus ordinaires, quotidiennes, sous le signe
d’une plus grande fluidité.
Haëdo mentionne en second lieu les langues autochtones
ou autochtonisées de la Régence, soit l’arabe et le berbère,
et, de la même façon, il fait état d’une certaine licence des
chrétiens, hommes ou femmes, quant à l’apprentissage de
l’arabe (“les chrétiens, nécessairement en rapport avec les
indigènes, parlent l’arabe peu ou beaucoup”). Sur ce plan
aussi, ce témoignage bat en brèche l’idée d’une sacralité de la
langue arabe qui rendrait son apprentissage problématique
ou proscrit pour les non-musulmans. Des cas d’interdiction,
comme on le verra, sont avérés, en d’autres lieux, mais la
relation de Haëdo invite à se demander si, dans ce cas égale­
ment, il ne faut pas prendre en compte deux niveaux de dis­
cours et deux niveaux de la pratique, l’un qui séparerait entre
les groupes, les religions, les statuts, et l’autre qui admettrait
une labilité ou une licence de fait.
Et non seulement les uns apprennent, par contact, la
langue des autres, mais les langues, quelles qu’elles soient,
subissent ces mêmes croisements, se corrompent et, par cor­
ruption, se différencient les unes des autres, s’autonomisent
pour ainsi dire. L’arabe parlé en Berbérie n’est plus l’arabe
de l’Arabie conquérante, rappelle Haëdo, et les Africains, les
autochtones voient leur langage se mêler de termes arabes,
au point qu’il se différencie en dialectes sans intercompré­
hension. De la même façon, explique-t-il, “un pur espagnol
n’entend pas un pur italien, ni un français...” Ce processus
de différenciation linguistique se révèle donc universel, et
son évocation ne stigmatise aucunement la langue arabe. Il
n’est pas sûr que le modèle babélien induise nécessairement,
66 LINGUA FRANCA

ici, la notion d’une corruption morale, d’une déchéance


transcrite dans la langue. C’est une érosion plus mécanique
de la langue qui semble invoquée, un processus d’éloigne­
ment croissant de la langue originelle et de différenciation
des langues entre elles9.
On doit néanmoins s’étonner de la référence qui est celle
de l’auteur à un étalon national de la langue (même si la
nation, dans ce cadre, n’a pas le sens politique que nous
lui connaissons aujourd’hui)10. C’est comme le produit abâ­
tardi, dérivé, de langues nationales que se présente, dans sa
perspective, la lingua franca :
La troisième langue en usage à Alger est la langue franque,
ainsi appelée par les musulmans, non pas qu’en la parlant
ils croient s’exprimer dans la langue d’une nation chré­
tienne quelconque, mais parce que, au moyen d’un jargon
usité parmi eux, ils s’entendent avec les chrétiens, la langue
franque étant un mélange de divers mots espagnols ou ita­
liens pour la plupart".

Ce témoignage marquant sur la langue franque s’inscrit


dans un moment où le nombre de chrétiens dans les grandes
villes corsaires atteint sans doute sa proportion maximale ou
n’en est pas loin. Les prises de courses se multiplient, et la
mention des captifs de guerre, par Haëdo, ceux de la bataille
des Trois Rois, revendus à Alger, souligne aussi la présence
d’une population flottante de captifs à rançon. Mais il
faut également compter avec les chrétiens libres, établis à
demeure ou de manière transitoire, artisans, par exemple,
ou marchands, ainsi qu’avec les convertis, les “renégats” de
fraîche date. Le père Dan, autour de 1630, évaluera à un
quart de la population globale de la ville la part des chré­
tiens, libres ou captifs et “renégats” confondus12. Même si
ces chiffres constituent une évaluation maximale et outrée,
ils indiquent une présence tout à fait visible et économique­
ment décisive de la population d’origine européenne dans
ce contexte urbain13.
Il s’agit de chrétiens, mais aussi de juifs, venus notamment
d’Espagne, d’Italie et de toute l’Europe méridionale, ou encore
des Balkans, ces derniers par l’administration ottomane, et
II - UN SYSTÈME DE LANGUES OPTIONNEL 67

cet enchevêtrement de populations aide à concevoir ce que


fut la banalité du recours à la langue franque dans ce contexte.
Or, c’est bien sous ce jour banal que Haëdo entend la décrire
lorsqu’il affirme: “Il n’est point de Turc, de Maure et même
parmi les femmes et les enfants, qui ne parle couramment ce
langage et ne s’entende avec les chrétiens.”
Peut-on aller jusqu’à déduire de son information que
certains chrétiens pouvaient parler à la fois la langue arabe
ou turque, et la langue franque ? Ou supposer que cer­
tains Algérois parlaient à la fois l’une ou l’autre des langues
européennes et la langue franque ? Cela battrait en brèche
ce postulat si fermement établi que les langues franques
n’apparaîtraient qu’entre alloglottes, en l’absence d’une autre
langue commune entre deux interlocuteurs. La nécessité
seule commanderait leur formation. Cette double compé­
tence ou ce double “apprentissage” ne sont pas explicitement
mentionnés par le frère Haëdo, mais dans le tableau qu’il
trace des usages linguistiques à Alger, où les langues sont
appropriées en tout sens, rien n’interdit d’en faire l’hypo­
thèse. Le recours à la langue franque relèverait, dans ce cas,
d’un “choix” plutôt que d’une nécessité, du choix du ter­
rain de l’interlocution (de même que l’apprentissage ou non
de l’arabe ou du turc pourrait résulter aussi, au moins dans
une certaine mesure, de “choix”, individuels ou collectifs,
dans cet ensemble linguistique apparemment si fluide que
décrit Diego de Haëdo). On peut au moins retenir comme
hypothèse que la connaissance de la langue de l’autre était
probablement plus poussée, de part et d’autre, qu’il n’est
généralement estimé, ce qui laisse aussi envisager le recours à
la linguafranca sous un jour éventuellement plus optionnel,
plus intentionnel, qu’il n’est communément admis.
Un autre point notable de ce témoignage essentiel est
que son auteur rapporte expressément la pratique et même
la notion de la langue franque aux musulmans. En réalité,
le texte original se réfère aux “Moros y turcos\ résumés en
“musulmans” par la traduction de Grammont comme on
peut le constater :

La tenera lengua que en Argel se usa, es la que los Morosy tur-


cos llaman franca, o hablarfranco, llamando ansi a la lengua
68 LINGUA FRANCA

y modo de hablar christiano, no porque ellos hablen teda la


lengua y manera de hablar de christiano, o porque este hablar
(aquellos llamanfranco) sea de allunarparticular nación Chris­
tiana, que lo use, masporque mediante este modo de hablar que
està entre ellos en uso, se entienden con los christianos^.

La troisième langue en usage à Alger est la langue franque


ainsi appelée par les musulmans non pas qu’en la parlant ils
croient s’exprimer dans la langue d’une nation chrétienne
quelconque, mais parce que, au moyen d’un jargon usité
parmi eux, ils s’entendent avec les chrétiens15.

L’auteur souligne le paradoxe d’un type de parler “en


usage parmi eux” (à l’intention des chrétiens), “este modo de
hablar que esta entre ellos en uso... ” mais qui serait composé
de langues romanes; il s’agirait bien d’une langue nom­
mée par les musulmans, élaborée par eux, mais sur la base
des langues romanes et non pas locales. Sa description du
contenu ou des composantes de la lingua franca souligne
bien ces composantes “nationales” :
Una mezcla de varias lenguas Christianas, y de bocablos, quepor
la mayorparte son Italianos, y Espanoles, y algunos Portugueses
depoco aca, despues que de Tetuan, y Fez truxeron aArgelgran­
dissimo numero de portugueses, que se perdieron en la batalla
del Rey de Portugal, don Sebastian)6.

Alors que les citations de dialogues en langue franque


que reproduit ou reconstitue Haëdo ou le pseudo-Haëdo,
par ailleurs, notamment dans les fameux “Dialogues de
captivité”, manifestent une forte empreinte de l’espagnol,
trahissent la propension de chaque narrateur à “enten­
dre” de manière prédominante sa propre langue dans le
franco, la définition qu’il donne de sa composition est
conforme à une définition standard de la lingua franca:
l’italien y est nommé au premier chef. Le français ou
le provençal, en revanche, ne sont pas même mention­
nés. Nombre de témoignages définissent Alger comme
le point de partage d’une prédominance de l’apport
espagnol à l’ouest, vers le Maroc, et de l’italien à l’est,
II - UN SYSTÈME DE LANGUES OPTIONNEL 69

prééminent jusque dans le Levant. Mais on peut estimer


que la prégnance des apports ibériques dans franco est
bien conforme alors à la réalité d’Alger. Cette période de
la fin du XVIe siècle est celle de relations ou d’interactions
particulièrement fortes, même si elles sont conflictuelles,
entre l’Espagne et la Régence d’Alger. Les possessions
espagnoles dans l’Ouest du Maghreb, les présides, sont
le lieu de contacts continus, de passages constants d’un
bord à l’autre, sas de fuite et de conversions croisées;
ils constituent, par conséquent, des lieux d’interaction
linguistique forte, et les grands épisodes d’affrontements
militaires - tels le siège d’Alger par Charles Quint en
1541 ou les affrontements entre Espagnols et Ottomans
pour la conquête de Tunis — donnèrent lieu à de nom­
breuses “prises de guerre”, à la réduction en captivité
de plusieurs milliers d’hommes de part et d’autre, et à
une certaine hispanisation du Maghreb en un sens’7.
On peut se rappeler aussi dans quelles circonstances, à
la bataille de Lépante, Cervantès devint prisonnier des
Turcs, avant de se retrouver captif à Alger. Ces apports
brusques d’une population captive, ou ballottée et ralliée,
ces fluctuations soudaines ont un impact quasi immédiat
sur la langue qui se parle et qui s’entend en ville, et l’on
devrait même prendre en compte l’intégration de rené­
gats espagnols, par exemple, dans les montagnes kabyles,
qu’atteste également la Topographie et histoire d'Alger™.
Cette analyse due à Haëdo est d’ailleurs la première qui
ait attiré l’attention sur le caractère fluctuant de la lingua
franca-, l’auteur souligne l’instantanéité de ses variations par
cet exemple des apports linguistiques portugais résultant de
l’afflux massif de prisonniers, après la bataille des Trois Rois
au Maroc19.
L’état des groupes nationaux en présence se refléterait
donc de manière immédiate dans le parlerfranco et, néan­
moins, les musulmans n’y laisseraient aucune empreinte
ou presque. Cette langue qu’ils inventent, en malmenant
littéralement “les langues des chrétiens”, ne semble com­
porter aucune composante “nationale” procédant, symé­
triquement, des “Maures ou Turcs”. L’analyse qu’effectue
l’auteur de la formation du franco est en effet des plus
70 LINGUA FRANCA

péjoratives et elle procède, curieusement, d’un parallèle


avec une situation coloniale, telle que l’Espagne en donne
l’exemple :
Yjuntando a esta confusion y mezcla de tanto diversos bocablos
y maneras de hablar, de diversos Reynos, provintias y naciones
christianas, la mala pronunciation de los moros y turcos, y no
saben ellos variar los modos, tiempos y casos, corno los christia-
nos (aquellos son proprios) aquellos bocablos y modos de hablar,
viene a ser el hablarfranco de Argel, caso una gerigonça, o alo-
menos un hablar de negro boçal, traydo a Espana de nuevé1^.

La lingua franca serait donc un parler “petit-nègre”, un


“parler de nègre mal dégrossi”, fraîchement conduit en
Espagne21. L’auteur use là d’un schème impropre à qualifier
ce contexte algérois, car les musulmans y sont bel et bien
en position de maîtres, et ce sont eux, non des esclaves, qui
auraient produit un tel jargon; c’est du côté des dominants,
cette fois, que sont énoncées l’impuissance, l’incapacité lin­
guistiques, l’absence de maîtrise de la norme (“mauvaise
prononciation”, constate-t-il, incapacité à “conjuguer les
modes et les temps des verbes comme les chrétiens à qui ces

mots appartiennent » 22 .
Ce paradoxe par lequel ce sont les maîtres qui apprennent
la langue de leurs esclaves (et non pas les esclaves qui adop­
tent la langue de leurs maîtres) fait-il sens ? Formuler ainsi
la question, on l’a vu, s’avère de toute façon impropre, car
s’il est des esclaves dans ce Maghreb de l’époque moderne,
comme dans toute la Méditerranée islamique et une bonne
partie de l’Europe, la figure prédominante, de part et d’autre,
dans les échanges entre l’Europe et l’Islam, est plutôt celle
du captif à rançon, appelé au rachat, et dont l’exil n’est pas
en principe définitif23. Cette notion d’un terme chronolo­
gique, d’un horizon du retour dans ce qui constitue pro­
bablement une majorité de situations d’usage de la lingua
franca, paraît être un élément essentiel de son intelligibilité
dans ces contextes. Un esclave a peu d’espérance de réinté­
grer la société à laquelle il a été arraché. Un captif à rançon,
même si sa captivité se prolonge, par exception, une ving­
taine d’années, peut conserver l’espoir d’être racheté ou de
II - UN SYSTÈME DE LANGUES OPTIONNEL 71

se racheter lui-même, et s’inscrire autrement dans le paysage


social et langagier de ce fait. La lingua franca serait ainsi la
langue de situations transitoires, fussent-elles appelées à se
prolonger.
Au début du xvne siècle, lorsqu’un captif français,
Chastelet des Bois, évoque la négociation relative à son
rachat, on perçoit bien que cette délicate tractation s’effectue,
avec son “patron”, sous le vocable de la langue franque :
[...] ayant plus d’affection pour moi que de bonne opinion,
il ne m’avait point encore parlé de me tagliar, ou courtar,
c’est, en langue franque, composer avec le patron de son
rachat24.

On constate donc, à suivre le texte si riche de la Topographie


et histoire générale d’Alger, que la langue franque ne figure
en aucun cas un point de rencontre, et encore moins de
fusion harmonique entre les sociétés. Elle n’offre aux chré­
tiens qu’une image déformée d’eux-mêmes, impropre et
impure, dans laquelle ils ne se reconnaissent pas. Et néan­
moins, Haëdo insiste sur le caractère quasi généralisé de son
emploi :
[...] il n’est point de Turc, de Maure et même parmi les
femmes et les enfants, qui ne parle couramment ce langage
et ne s’entende avec les chrétiens.

Cet élément pourtant central de son observation n’a guère


retenu l’attention des linguistes. Sans doute est-ce parce qu’il
semblait contredire, on l’a suggéré, une forme de vulgate
analytique de la langue franque - mais le caractère central
accordé, dans les corpus, à ce texte de la Topographie et his­
toire générale d’Alger, aurait pu inciter, précisément, à ques­
tionner plus avant cette vulgate.

2. LES FEMMES AUSSI

L’auteur de la Topographie et histoire générale d’Alger atteste


une maîtrise courante de la lingua franca par les femmes
72 LINGUA FRANCA

et les enfants, dans un contexte domestique, alors que le


créole est par définition, dans la “famille” des pidgins, un
pidgin qui serait devenu langue maternelle, la langue d’un
groupe, et qui se trouve parlé, par conséquent, dans un cadre
familial, domestique. Les langues franques, à l’inverse, sont
définies comme des pidgins ne débouchant pas sur une créo­
lisation, et d’existence transitoire. Leur emploi cesserait dès
lors que disparaîtrait le contact entre des groupes que n’uni­
rait aucune langue commune. N’observant pas quelles deve­
naient langues maternelles, on a pu, par extension, exclure
quelles aient été parlées dans un cadre domestique et fami­
lial, que leur usage ait concerné les femmes et les enfants.
C’est ce qui résulte par exemple de l’analyse de N. Vianello
concernant la Dalmatie des xnf-xv^ siècles, selon laquelle le
franco serait une langue d’hommes et non de femmes25. A
quelques égards, cela rejoint aussi le point de vue de Fernand
Braudel sur l’usage public et masculin de l’italien à Raguse,
le slavon demeurant en usage parmi les femmes26. Cette
information de Haëdo quant à une pratique de la lingua
■ franca par les femmes et. les enfants est donc d’une impor­
tance décisive. '
Certes, il est loisible d’envisager que la linguafranca ait pu
“créoliser” ponctuellement, l’espace d’une génération tout
au plus, en certains foyers. Les phénomènes de mixité sont
tels, dans certaines situations familiales de cette époque en
Méditerranée, que la langue franque a fort bien pu servir de
langue de communication, en certains cas, et au moins pen­
dant une certaine période, entre mari et femme notamment
(ou entre épouse et belle-mère...), d’autant que l’afflux de
captives ou d’esclaves dans les intérieurs domestiques du
monde islamique dure jusqu’à la fin du XIXe siècle: quelle
langue parlait-on au Maroc, par exemple, dans les premières
années du XXe siècle, avec ces Circassiennes achetées à grands
frais qui faisaient alors l’orgueil des harems de notables27?
Si l’on se reporte à un exemple, certes extrême, que men­
tionne le père Antoine Quartier à Tripoli, dans la seconde
moitié du xvue siècle, on doit admettre que la simple com­
munication quotidienne, dans certaines situations familia­
les, n’était pas une mince affaire. Son témoignage concerne
un seigneur piémontais contraint de fuir son pays et qui,
II - UN SYSTÈME DE LANGUES OPTIONNEL 73

se faisant “renégat”, musulman, trouve asile et protection


auprès du “Bacha de Tripoly” :
Le Bacha le gratifia de deux écus par jour et de six plats de sa
table, luy fit épouser une Russiote, le logea dans le Casteau,
et luy donna deux Esclaves pour son service ; l’un d’eux était
Esclavon et luy servait de truchement auprès de sa femme,
laquelle ne parlait que la langue Turque que l’Esclave sçavait
et qu’il expliquait à son Maistre en Italien28.

On peut se demander pourquoi une Russiote, une Russe,


ne parle que la langue turque (fut-elle arrachée très jeune à
sa famille ?) ; à cette question, l’auteur n’apporte pas d’élé­
ments de réponse. Et quelle est cette langue “italienne”
que parle un esclave slave sachant le turc ? A lui seul cet
exemple décrit une situation de brassages et d’intrications
linguistiques absolument considérables et qui n’épargne
pas la sphère domestique, ni même un espace conjugal
plus intime. Sans aller jusqu à assimiler, sans autre élément
d’information, l’“italien” de l’esclave slavon à la langue
franque,' on peut, sur la base de cet exemple, se souvénir
qu’un nombre fort important d’intérieurs domestiques,
dans les grandes villes littorales notamment, accueillent
alors des esclaves ou des captifs, hommes et femmes,
et que, comme dans le cas de figure précédent, un bon
nombre de maîtresses de maison sont elles-mêmes fraî­
chement arrivées d’Europe latine ou d’Europe centrale et
orientale. L’observation de Haëdo est donc des plus vrai­
semblables, lorsqu’il évoque ces femmes musulmanes qui
parlent la lingua franca ; elles ont toutes sortes d’occasions
de la pratiquer avec des domestiques, des concubines ou
co-épouses, ou même avec des parentes par alliance. Elle
est corroborée, à quelques années de distance, vers 1620,
par le témoignage d’un captif portugais, Joâo Mascarenhas,
qui? comme Haëdo, évoque une certaine réciprocité des
apprentissages de la langue de l’autre, phénomène dont
on a conçu qu’il n’était pas toujours exclusif du recours à
une langue franque. Une histoire, dans la relation de cet
ancien captif portugais, concerne ainsi une captive espa­
gnole, Catarina, qui s’était enfuie d’Alger et avait réussi à
74 LINGUA FRANCA

vivre deux ans dans “l’intérieur des terres”, avec son com­
pagnon, cachés parmi les “Alarves” Arabes :
Ils furent assez habiles pour adopter le costume de ces
mêmes Alarves et pour vivre chez eux pendant plus de deux
ans. Ils savaient en effet très bien parler leur langue, surtout
la femme. C’est chose courante chez toutes les captives chré­
tiennes, car de même que les maîtresses auxquelles elles ont
affaire savent parler, et apprennent d’elles, la langue espa­
gnole ou, comme elles disent, la langue franque, de même
les chrétiennes apprennent de leurs maîtresses, très facile­
ment, la langue mauresque29.

On notera ici l’assimilation par les locutrices musulmanes


de la langue espagnole à la langue franque et surtout on
relèvera que le nom de la langue leur est imputé (“comme
elles disent, la langue franque”). On peut aussi se demander
si en certaines situations le recours à la langue arabe ou à la
langue “domestique” n’est pas concurrent de l’emploi de la
langue franque. Cela confirmerait l’hypothèse d’un “choix”
linguistique, qu’il soit aléatoire ou codifié selon les contextes
langagiers.
Sur les origines géographiques de ces femmes chrétiennes,
nous avons peu d’informations précises. A Alger, le père
Dan, qui publie la relation de sa mission rédemptrice en
1631, évalue le nombre de chrétiennes (très majoritairement
“renégates”, en réalité) à
1000 ou 1200, qui sont la plupart Espagnoles, Portugaises,
Italiennes, Grecques et Anglaises. Mais surtout il y a quan­
tité de Russie, païs proche de la Hongrie, qu’on amène à
Constantinople, et où ceux d’Alger les achètent quand ils
y vont. Pour des Françaises, il n’y en a que 3 ou 4, qui sont
presque toutes mariées. Et les Turcs et Maures épousent plus
volontiers ces femmes renégates que celles de leur païs30.

Ce décompte nous incite à avoir, au bout du compte,


une image moins romane, latine, qu’on ne l’imagine
communément de ces milieux domestiques, et ce bien
avant que les Géorgiennes et les Circassiennes viennent,
II - UN SYSTÈME DE LANGUES OPTIONNEL 75

surtout au xixc siècle, compenser le tarissement des flux


de femmes d’Europe latine. Les hommes, les captifs qui
peuplent aussi les intérieurs domestiques, au service de
“patronnes” musulmanes (à l’instar de Mouette au Maroc,
employé à moudre du grain ou à garder un jeune enfant),
sont quant à eux beaucoup plus nombreux à venir d’Eu­
rope occidentale et du Nord, plutôt que d’Europe orien­
tale et d’Asie.
La lingua franca, sans créoliser, a dû par conséquent
se voir couramment employée dans les intérieurs domes­
tiques. Nombre de familles des couches aisées, ou sim­
plement moyennes, avaient à leur service un ou plusieurs
domestiques chrétiens ou plaçaient leur capital dans la
rançon d’un ou plusieurs captifs, monnaie d’échange
éventuelle pour l’un des leurs, s’il lui advenait d’être pris
en mer par des corsaires chrétiens. Lorsque ces hommes
étaient logés sur place, ils côtoyaient la maîtresse de mai­
son ou étaient même placés sous ses ordres immédiats.
Le Flamand Emanuel d’Aranda, qui fut captif à Alger
de 1640 à 1642, témoigne alors aussi de cette familia­
rité des femmes avec la langue franque. Conduit chez un
nouveau patron, il s’étonne que l’épouse de celui-ci, sa
“patronne” (et le terme lui-même serait de langue franque
selon le père Dan, notamment31), ne lui parle point, “car
elle connaissait très bien la langue espagnole et parlait
aussi franco32”. Hispanophone, Aranda sait distinguer,
quant à lui, entre l’espagnol et le franco. Les métiers de
boutique, les artisans recouraient également à cette main-
d’œuvre captive, souvent logée à domicile33. Enfin, on
peut envisager, sans aller jusqu’à parler, au Maghreb, de
contexte pluriconfessionnel, des sociabilités de voisinage
entre musulmanes et chrétiennes ou renégates.
Pour illustrer enfin le caractère banal de cette pratique
de la langue franque parmi les femmes musulmanes, dont
Haëdo a laissé ce témoignage précoce, on pourra se repor­
ter aux mémoires, parus en 1690, d’un autre religieux, le
père Quartier, dans le contexte de Tripoli de Barbarie34.
Antoine Quartier, “l’esclave religieux”, est employé à la
construction d’une maison de campagne, mais on l’envoie
76 LINGUA FRANCA

souvent en courses à Tripoli où est demeurée Zoé, l’épouse


de son maître :
Califa son Eunuque se contentait au commencement de
me recevoir à la porte sans qu’il me soit permis de passer
outre. Mais après quelques visites Zoé lui commanda de me
faire parler à elle toutes les fois que je viendrais à la Maison.
L’Eunuque, sachant que Salem m’estimait, ne fit point de
difficultés de m’en permettre l’entrée. Quelques entretiens
m’ayant fait connaître le dessein qu’avait Zoes de me sur­
prendre, je m’abstins pendant quelques jours de la voir, un
soir Califa ne voulut jamais recevoir un panier de fruits que
j’apportais, il me dit de le présenter moy-mesme à Zoes,
qu’il n’y avait point de danger, quelle estoit en compagnie,
qu’il avait ordre de me faire entrer. Elle me reçut bien, s’en-
quit des nouvelles de mon Pais et me pria d’en raconter
les galanteries à ses Parentes qui sçavoient un peu la langue
Franque6. Je leur parlay du bonheur des femmes françaises
qui avaient la liberté de voir le monde, et de se divertir au
jeu, à la promenade, au bal et à la comédie, et je déploray le
malheur des Africaines qui estoient perpétuellement enfer­
mées et exposées à la jalousie et aux caprices de leurs Maris
qui les traitaient en esclaves, outre qùelles étaient toujours
dans l’appréhension d’estre répudiées36.

Zoé va jusqu’à lui proposer un jour la main de sa fille


Salima, et il est notable que dans cette négociation, qui
suppose une pleine intégration à la société locale et surtout
une conversion à l’islam, la conversation va être conduite en
langue franque. On retrouvera aussi dans cette citation une
conjonction entre lien conjugal et usage de la langue franque
qui mériterait plus d’élucidation :
Sa cousine, femme d’un Renégat Provençal, laquelle parloit
un peu la langue Franque prit la parole et me dit que je
n’estois pas de meilleure condition que tant de captifs qui
lassez de traîner leurs chaînes, avaient préféré le Turban aux
rigueurs de la servitude37.
Il - UN SYSTÈME DE LANGUES OPTIONNEL 77

La question d’une familiarité des femmes, ou de certains


milieux féminins tout au moins, avec la lingua franca est
donc centrale ; elle remet en cause, ainsi qu’on l’a suggéré, le
modèle d’une langue véhiculaire réservée à l’espace public,
soit à des locuteurs masculins. Nos représentations communes
de l’échange transméditerranéen rabattu sur un espace mari­
time et côtier, coupé de la sphère domestique, s’en trouvent
ébranlées. Un exemple, par excellence, sans doute extrême,
démentira l’idée d’un contact à la marge, préservant le cœur
des sociétés, leur être intime. Une proche parente du consul
britannique à Tripoli, miss Tully, qui vécut dans cette ville de
1783 à 1793, en fait état dans ses mémoires :
Il y a ici, dans ce moment un prince de Bornou. Il vient
de Tunis, et retourne chez lui. Trois de ses femmes l’accom­
pagnent. L’une d’elles a appris, dans le cours de ses voyages,
assez d’italien pour s’exprimer en lingua franca-, mais le
prince est si jaloux d’elles toutes, que les dames européennes
ont inutilement cherché à les voir38.

Même si le cas de cette femme initiée à la langue franque,


dans la suite d’un prince du Bornou, n’est pas mieux docu­
menté, il offre un fort indice d’une mobilité des femmes et
pas seulement des hommes; l’ensemble de la société, plus
généralement, même à distance du littoral, est partie pre­
nante, à des degrés variables, des phénomènes d’interaction
et d’échange avec l’Europe.
On mesure ainsi à quel point l’ouvrage de Haëdo, ou attri­
bué à Haëdo, permet non seulement de résumer les grandes
questions que soulève et continue de soulever la linguafranca,
mais aussi d’élargir cette perspective et même de la moder­
niser, en bouleversant la “topographie” consacrée des usages
de la langue franque39. Le même auteur souligne d’ailleurs,
dans cette perspective, la cohabitation des migrants kabyles
et des chrétiens, notamment dans les rues d’Alger où ils
exercent conjointement de petits métiers ; les femmes kabyles
s’emploient quant à elles dans les intérieurs domestiques :

Beaucoup de femmes de ces Kabyles et Zwâwa sont plus


blanches qu’eux ; celles qui sont mariées à ces soldats
78 LINGUA FRANCA

auxiliaires vivent avec eux dans des chambres à loyer, et


s’entretiennent avec la paie des maris et surtout avec le pro­
duit du travail de leurs mains. Car la plupart filent, ou font
toute sorte de service dans les maisons des mauresques ou
renégates riches40.

Ainsi, même par les femmes, il peut se concevoir une dif­


fusion de la langue franque, ou une imprégnation de celle-ci,
qui produirait des effets en retour jusque sur le parler kabyle,
et en Kabylie même (l’empreinte de la langue franque sur le
kabyle étant plus banalement attestée au xrxe siècle)41.
Sur la base de cette circulation, migrations saisonnières
traditionnelles ou plus pérennes, il est logique d’envisager
une familiarité avec la langue franque hors des limites de
la ville, par des phénomènes d’efflorescence lexicale notam­
ment42. Cette question non plus n’a pas donné lieu récem­
ment à investigation, tant domine une vision restrictive de
ces contacts linguistiques, a fortiori dans un contexte d’af­
firmation de l’amazighité : nous aimons à penser les sociétés
historiques dans leur authenticité, si ce n’est leur spécificité,
et le recours à une langue franque dans ce cadre, fût-il dis­
cret ou restreint, relève par nature d’un schème intrusif et
malvenu.

3. RÉÉVALUER LE MOUVEMENT

Nombre de témoignages ultérieurs confortent un aspect ou


l’autre de ce tableau relativement labile des langues en usage
à Alger que retraçait Haëdo. De manière plus générale, il
invite à questionner la pertinence de la notion présente, si
cruciale en linguistique, de “langue de contact”. Cette pers­
pective, en effet, fige l’une en face de l’autre deux sociétés
a priori conçues comme distinctes et qui produiraient ou
emprunteraient pour communiquer entre elles un outil lin­
guistique tiers ou médian, préservant ainsi leur propre iden­
tité linguistique. Ce principe d’un “contact” toujours second
entérine donc leur séparation historique. Or, Haëdo attestait
aussi qu’un certain nombre de chrétiens, à Alger au moins,
s’initiaient, on ne sait trop dans quelles conditions, au turc
Il - UN SYSTÈME DE LANGUES OPTIONNEL 79

et à l’arabe43. Inversement, et ce point non plus n’a guère


retenu l’attention, il mettait l’accent sur la familiarité de cer­
tains autochtones avec les langues romanes, une familiarité
directement acquise sur la rive nord de la Méditerranée44.
Il évoque en second lieu l’effectivité d’un certain métissage,
“biologique” au sens propre, nombre de musulmans d’Alger
étant nés d’une mère chrétienne, “franque” :
Il y a aussi beaucoup de musulmans qui ont été captifs en
Espagne, en Italie ou en France. D’autre part, il y a une
multitude infinie de renégats de ces contrées, et une grande
quantité de Juifs qui y ont été, lesquels parlent très joliment
l’espagnol, le français ou l’italien. Il en est de même de tous
les enfants des renégats ou renégates qui ayant appris la
langue nationale de leurs pères et mères, la parlent aussi bien
que s’ils étaient nés en Espagne ou en Italie45.

On connaît moins bien encore que celle-ci la situation


symétrique des chrétiens nés en Europe, et pour l’essentiel
en Europe du Sud, d’une mère d’origine musulmane. C’est
un cas de figure certainement moins banal mais bien attesté
par les recherches sur l’esclavage au nord de la Méditerra­
née. Cette modalité européenne, et non plus islamique, du
“métissage” est à peu près occultée dans les représentations
historiques communes aujourd’hui, ce qui accrédite l’idée de
sociétés préservées en amont des zones de contact. On limite
ainsi l’éventualité du mélange à des lieux proprement assi­
gnés, espaces urbains, portuaires ou littoraux pour l’essentiel.
Or, comme le montre le témoignage de Haëdo, mais aussi
d’autres sources légèrement plus tardives, comme la relation
de Mascarenhas, l’émergence reconnue, validée par une opé­
ration nominative, d’une lingua franca à l’époque moderne
n’exclut pas diverses formes d’interconnaissance linguistique
et de familiarité réciproque; elle ne saurait être dissociée de
ce terreau déjà commun. L’observation de Haëdo contre­
dit donc, au moins partiellement, sa condescendance lors­
qu’il impute aux musulmans une “incapacité” à maîtriser les
langues romanes et y voit l’origine du parler franc.
Il faut encore songer qu’une forte proportion des janis­
saires en garnison dans les provinces ottomanes étaient de
80 LINGUA FRANCA

toute façon d’origine européenne et donc pour partie fami­


liers, eux aussi, des langues romanes (mais encore et peut-
être surtout slaves, balkaniques...) ; la définition du “turc”
dans ce cadre est sans doute plus statutaire qu “ethnique”. A
nouveau, il est loisible d’envisager que, dans le cas des locu­
teurs musulmans, et notamment des renégats de “langues
maternelles” européennes, la langue franque ne soit pas
toujours usitée à défaut de la maîtrise de toute autre lan­
gue commune, et quelle relève, éventuellement, d’un mode
spécifique de la communication, d’une option linguistique
plutôt que d’une nécessité.
L’observation qui est celle de Haëdo, cependant, ne risque-
t-elle pas de conduire à une lecture trop inflationniste des
usages et de la diffusion de la langue franque, et plus géné­
ralement des situations de mixité entre Européens et gens
d’Islam ?

4. DÉCRIRE ET CIRCONSCRIRE

Nulle part les témoignages sur le recours à la linguafranca ne


sont plus nombreux qu’à Alger et nulle part cette réalité n’est
mieux documentée, nourrie de textes. La Barbarie ottomane,
de manière plus générale, est la région de Méditerranée
où les sources écrites sont les plus fournies ou les mieux
connues sur cette question (c’est aussi le cas des sources
“orales”, d’une empreinte dans les langues parlées au pré­
sent)46. L’information s’avère beaucoup plus lacunaire pour
le Levant, au point que la présence et l’usage de la lingua
franca au Méditerranée ont pu se voir scientifiquement mis
en doute47. Et pourtant, la plupart des définitions générales
de la lingua franca produites à l’époque moderne étendent
son aire de pertinence au Levant, et même à l’ensemble des
côtes de Méditerranée. C’est le cas par exemple du diction­
naire de Furetière de 1690:

Langue franque-. La langue franche, ou langage franc, est


un jargon qu’on parle sur la mer Méditerranée, composé
du Français, Italien, espagnol et autres langues, qui s’entend
par tous les Matelots et Marchands de quelque nation qu’ils
II - UN SYSTÈME DE LANGUES OPTIONNEL 81

soient. Ce qui vient de ce que les Français étendirent autrefois


bien loin leur Empire, de sorte que les Grecs, les Sarrasins,
les Arabes et les Abyssins appelèrent tous les Européens du
nom de Francs vers le temps de Charlemagne, comme dit
Du Cange48.

En 1755, le Manuel lexique de la languefrançaise de l’abbé


Prévost ne varie guère dans sa définition :
Français-. Nom que la plupart des Orientaux donnent aux
Peuples de l’Europe. La langue qu’on nomme Franca ou
Franque est un Jargon composé de diverses langues telles que
le Français, l’Italien, l’Espagnol, etc. qui est en usage entre
les Gens de Marine de la Méditerranée et les Marchands qui
vont négocier au Levant, et qui se fait entendre de toutes les
Nations49.

Il n’est pas exclu que des descriptions de la Méditerranée


musulmane, sur la base d’une observation particulière, nota­
blement des sociétés barbaresques, aient généralisé la pra­
tique de la langue franque à l’ensemble de la Méditerranée
musulmane, ou “presque”, sans que soit toujours déterminé
ce “presque”, comme le montre l’exemple de la Description
de l’Afrique d’Olfert Dapper:
Les anciens Algériens parlaient Phénicien et du temps des
Romains Latin, mais les Arabes ensuite y ont introduit leur
langue ; de sorte qu’aujourd’hui tous les écrits publics se font
en cette Langue, ou en celle des Turcs. Les Mores originaires
du pais parlent l’ancien Moresque. Mais & à Alger & pres­
que dans tout le Levant les Mahometans & les Chrétiens se
servent d’un certain jargon composé de Français, d’Italien &
d’Espagnol, qu’on appelle la langue Franque, par le moyen
de laquelle on peut entendre facilement les trois Langues51,

S’il faut pouvoir expliquer cette asymétrie documentaire et


sans doute celle des emplois effectifs de la linguafranca dans
faire méditerranéenne, il faut aussi et d’abord rendre compte
de ce quasi-consensus des contemporains, des locuteurs,
quant à son aire d’extension: elle serait méditerranéenne.
82 LINGUA FRANCA

Passe encore que le lecteur moderne se méfie aujourd’hui des


dictionnaires, dont il connaît l’inertie intrinsèque et l’effet
de “retard”. Passe encore qu’il se défie du théâtre, commedia
dell’arte et turqueries diverses, qui reconstituent à l’envi un
Orient plus ou moins fantasmé. Il ne saurait réfuter l’en­
semble des témoignages consacrant la présence de la lingua
franca au Levant, même s’ils sont plus rares, et par là plus
difficiles à interpréter que ceux qui concernent les Régences
barbaresques, voire le Royaume du Maroc.
Pour en rester aux textes les plus anciens, on donnera
l’exemple au Levant de ce rapport d’un ambassadeur vénitien
à Constantinople, en 1591, dont il est vrai qu’il concerne
un personnage d’origine italienne, Hassan Veneziano, “capi­
tano del mare”, grand amiral de la flotte ottomane : ce cas de
figure n était pas atypique. Le baile Lorenzo Bernardo écrit
ainsi de Hassan Basha qu’il parlait
un pezzo in turco per riputazione, nella quale (lingua)pare que
non sia molto pronto, e poi parlòfranco assai accomodamente,
interponendovi molte parole spagnoli2.

Cette langue franque dans laquelle s’exprime l’amiral en chef


de la flotte ottomane peut être la lingua franca barbaresque,
apprise par lui lorsqu’il était esclave au service de ‘Ulj ‘Ali, autre
grand officier ottoman et ancien dey d’Alger; mais il a été
envisagé ope. franco signifiait simplement, dans ce contexte,
“langue italienne”, une langue alors truffée d’hispanismes.
Un Vénitien d’origine, Hassan Basha, n’aurait pu, dans cette
perspective, s’adresser en “pidgin” à l’un de ses anciens compa­
triotes, le baile de Venise, et ce en audience diplomatique.
Cette hypothèse d’une adresse en linguafranca ne nous paraît
cependant pas à écarter totalement, dans une situation où un
renégat devait donner des gages de sa rupture avec son milieu
originel, afortiori dans un contexte de relations tendues ou
hostiles avec l’Europe. Pourquoi ce discours en italien aurait-il
intégré tant d’hispanismes si le basha avait manifesté un tel
souci de correction? Peut-on concevoir enfin que le témoin
vénitien de cette entrevue diplomatique ait qualifié sa propre
langue defrancai En revanche, dans ce contexte diplomatique,
la mise en scène d’un “écart” linguistique fait sens.
II - UN SYSTÈME DE LANGUES OPTIONNEL 83

L’usage maghrébin admet souvent que les gouvernants,


tant dans les Régences ottomanes qu’au Maroc, à l’excep­
tion des audiences les plus solennelles, telles que la réception
des lettres de créance d’un envoyé étranger, s’adressent en
langue franque, et sans la médiation d’un interprète, aux
représentants diplomatiques des Etats européens. Ces rela­
tions informelles seraient-elles communément bannies à
Istanbul, au cœur de l’Empire ottoman? C’est peut-être
un effet de regard rétrospectif, de notre part aujourd’hui,
que de prêter un caractère de prestige à toutes les interac­
tions diplomatiques; les consuls, notamment, n’étaient le
plus souvent, surtout au début de la période moderne, que
des représentants des milieux marchands, marchands eux-
mêmes, établis localement53. Il ne paraît donc pas exclu que
ce Hassan Veneziano ait réellement usé de la langue franque,
du franco à Constantinople, et ce, peut-être, en écho direct
de son expérience algéroise.
En Méditerranée, les hommes circulent, il faut prendre
garde de l’oublier, du nord au sud mais aussi d’est en ouest.
Notre conception de rapports Nord-Sud aujourd’hui nous
conduit à oublier cet ancien rapport transversal à l’Islam.
Le cloisonnement nominal de la Barbarie et du Levant
ne résiste pas, en bien des cas, à l’examen des circulations
commerciales ou des carrières marchandes, diplomatiques,
ou même militaires, pour le cas des Ottomans54. Cela n’ef­
face aucunement les disparités régionales, mais invite à ne
pas les systématiser, ni à les formaliser à outrance.
Qui plus est, les descriptions les plus précises qui nous
sont parvenues de la lingua franca concernent le Levant, et
non pas la Barbarie, et elles s’y réfèrent expressément. Ce
sont pour l’essentiel des témoignages du xvne siècle, au pre­
mier rang desquels s’impose la clarté analytique de François
Savary de Brèves, diplomate français et précoce “orienta­
liste”. Il fut ambassadeur à Constantinople dans les toutes
premières années du xvne siècle, mais se réfère ici à la ville
de Tripoli de Syrie :

Or ayant été fait mention cy-dessus des habitants de Tripoli,


il convient sçavoir que la langue commune de la province
de Syrie, et encore l’Egypte, est l’Arabesque, ou Moresque,
84 LINGUA FRANCA

qui est le mesme, et qu’outre icelle, les citadins des villes


marchandes parlent quasi tous Italien, mais un parier cor­
rompu, ou pour mieux dire un iargon, que la pratique des
marchands de cette nation, avec les Italiens et François, pour
le besoin de leur commerce leur a fait apprendre : il est bien
composé de termes Italiens, mais sans liaison, sans ordre,
ny syntaxe, ne gardant es noms la concordance des genres,
meslans les masculins avec les féminins, et ne prenant des
verbes que les infinitifs, pour tous temps et personnes, avec
les pronoms mi et ti: néanmoins on les entend aussi bien
que s’ils y observaient toutes les règles de grammaire, et faut
que ceux qui ont affaire avec eux, en usent de même, s’ils
veulent être entendus55.

A nombre d’égards, cette définition de Savary de Brèves


est très proche de celle de Haëdo ou du pseudo-Haëdo pour
Alger, à peu d’années de distance. On y retrouve la même
caractérisation de la langue franque comme parler élaboré par
les Orientaux, car la mention des “marchands de cette nation”
est bien référée à la nation arabesque ou moresque, et aux
“citadins des villes marchandes”. Cet usage ne serait donc pas
non plus le fruit d’une co-invention, d’une fusion réciproque.
Il s’y avère néanmoins une réciprocité, les marchands occi­
dentaux se trouvant dans la position de “locuteurs seconds”,
voire contraints, d’un tel “jargon”, pour reprendre le terme de
Savary de Brèves : “faut que ceux qui ont affaire avec eux, en
usent de même, s’ils veulent être entendus.” La description
morphologique de la linguafranca est par ailleurs plus précise
encore que celle du frère Haëdo.
On ne niera pas que ce contexte syrien offre une tonalité
très différente de celle du Maghreb. Les différents groupes
nationaux et religieux composant la marqueterie levantine
sont assignés chacun à une langue propre, selon Savary de
Brèves, et si l’observation d’une certaine fluidité des usages
linguistiques, l’évocation d’un plurilinguisme avéré sont
bien présentes, elles concernent des groupes faisant presque
structurellement fonction de truchements. L’auteur souligne
notamment la polyglossie des Juifs :

Pour le regard des autres peuples qui vivent en ce pays avec


les Mores, ils se servent entre eux de leur langue maternelle,
Il - UN SYSTÈME DE LANGUES OPTIONNEL 85

les Turcs de la Turquesque, les Grecs de la Grecque, les luifs


vulgairement de l’Espagnole et Portugaise, et en leur syna­
gogue de l’Hébraïque, comme aussi en leurs contacts et actes
publics. Outre cela plusieurs d’entre eux en savent encore
l’Italienne, Turquesque et Arabesque: de sorte que par
toutes les Villes de l’obéissance du Turc, si quelque estranger
a affaire de Drogman, ils se présentent en foule à son ser­
vice et se trouvent parmi eux gens de tant de langues, qu’ils
savent une partie de celles d’Europe, Asie et Afrique56.

Ainsi, avant d’analyser une possible disparité des usages


de la langue franque en Méditerranée, ou un différentiel
dans sa visibilité, ce texte, à lui seul, permet d’attester au
minimum sa présence au Levant, mais encore de l’envisager,
dans ce contexte levantin également, au sein d’un véritable
système de langues. De manière secondaire, on notera qu’à
l’évidence il n’est plus question de césure, dans ce cadre,
entre “musulmans” et “chrétiens”, sur le plan linguistique,
comme c’était le cas dans la perception de Haëdo. La pré­
sence pérenne des christianismes orientaux interdit, au
Levant, cette vision dichotomique et lui substitue une autre
forme de tension entre l’Europe et l’Orient.
Dans l’une des Nouvelles exemplaires de Cervantès,
“L’amant libéral”, et en contexte barbaresque, un person­
nage chrétien pouvait définir la langue franque de la manière
dont la définissaient ses locuteurs musulmans : “La langue
chrétienne.” Une Léonise dit dans ce cadre de sa maîtresse
mauresque Halima :
[...] elle comprend quelque peu la langue chrétienne, tout
au moins ce mélange de langues dont on use ici, grâce auquel
nous nous entendons tous57.

Cette simple démarcation linguistique d’un clivage reli­


gieux (qui fait d’ailleurs bon compte des juifs) ne fait plus
sens au Levant.
Un autre élément de différenciation que fait ressortir la défi­
nition de la lingua franca de Savary de Brèves est la manière
dont il la place sous le signe de l’activité marchande, à Tripoli,
par contraste avec l’accent très fortement porté sur la captivité,
86 LINGUA FRANCA

l’esclavage, dans ses évocations maghrébines. Cette dernière


assignation est très apparente dans l’“histoire du captif” de
Cervantes qui, comme on le sait, décalque d’assez près sa
propre expérience de la captivité à Alger58. Le protagoniste de
cette histoire se tient ainsi dans le jardin d’Agi Morato pour y
voir Zoraïde, qui l’y attend, et il y rencontre son père:
La première personne que je rencontrai fut son père, lequel
me dit dans la langue usitée par toute la Barbarie et à
Constantinople entre les esclaves et les Maures, et qui n’est ni
mauresque, ni castillane, ni d’aucune autre nation, mais un
mélange de toutes les langues, dont nous nous servons pour
nous entendre tous; je dis donc qu’en cette sorte de langage, il
me demanda ce que je cherchais en son jardin et qui j’étais59.

Une telle corrélation entre esclavage ou captivité et langue


franque n’est presque jamais attestée au Levant (même si le
narrateur se réfère aussi, dans cet exemple entre biographie et
fiction, à Constantinople). Le commerce de l’homme n’est
assurément pas proscrit ou absent de cette partie orientale de
la Méditerranée, mais il y est peut-être l’objet d’une moindre
spécialisation qu’entre l’Europe occidentale et le Maghreb60.
Par ailleurs, le nombre des bagnes, ou même le phénomène
des bagnes lui-même, y est moins attesté, et une grande par­
tie de la matière documentaire concernant la langue franque
découle de ces concentrations d’hommes dans les espaces de
rétention que sont les “
Reste enfin, et la question s’avère pertinente pour le Levant
comme pour les sociétés maghrébines ou “barbaresques”, selon
la terminologie du temps, ce lien immédiat qu établit Savary de
Brèves, de manière très banale, entre langue italienne et langue
franque. Poser une telle équivalence de l’italien “corrompu”,
dégénéré ou barbarisé, et de la langue franque s’impose comme
un trait récurrent dans les définitions de l’âge moderne61. On
le retrouvera jusque dans le témoignage d’un officier russe,
reçu en audience par le bey de Tunis au xvine siècle, qui lui
demande comment lui paraît son peuple :

La bienséance, mais non l’état dans lequel se trouve ce peu­


ple me força à en frire l’éloge ; à quoi il me répondit dans un
Il - UN SYSTÈME DE LANGUES OPTIONNEL 87

italien barbare : ogo quanto star bon Re, star bona gente, c’est-
à-dire “dobryï qoçoudar dielaiét poddannykh dobrymi” : un
bon roi rend ses sujets bons. C’est à peine si je pus me retenir
de rire62.

Il apparaît assez énigmatique que ce parler, qui par défi­


nition combine différentes composantes “nationales”, soit
si fréquemment rabattu, dans les perceptions du temps, sur
une matrice unique, altérée ou dégénérée. En certains cas, le
schème de corruption procède d’une inclination assez natu­
relle de l’“écrivant”. Le “sentiment national” ou l’oreille tout
aussi “nationalement” éduquée d’un observateur peuvent
l’amener à surestimer la part de sa propre langue dans la lin­
gua franca ou le conduire à entendre de manière prédomi­
nante, dans ce pidgin, les éléments qui lui seront les plus
familiers. La transcription des dialogues de langue franque,
le passage à l’écrit accentuent vraisemblablement ce trait car
surgit alors la difficulté d’écrire ce qui n’a pas toujours de
forme écrite (surtout s’il s’agit d’en faire ressortir le caractère
insolite). Ces transcriptions, sans surprise, portent la marque
de la langue “maternelle” ou plutôt nationale de leur auteur.
Ce n’est pas, de la sorte, l’élément le moins surprenant
d’une analyse de la langue franque que d’y découvrir ainsi
une si forte prégnance du fait national. Les transcriptions de
dialogues de langue franque de Haëdo, on l’a mentionné,
comportent une forte empreinte de l’espagnol, vraisembla­
blement plus forte encore que ne le laisse concevoir l’ampleur,
à Alger, des apports linguistiques et culturels espagnols dans
ce moment. Mascarenhas, ancien captif portugais dans la
même cité algéroise, au xvne siècle, transcrit également des
paroles de lingua franca en les tirant vers sa propre langue63.
Le dictionnaire français de Furetière, enfin, également men­
tionné, francise, mieux encore, non seulement la composi­
tion de la lingua fianca mais son histoire, en invoquant une
filiation de franc à français, et non de français à franc64:

La langue franche, ou langage franc, est un jargon qu’on


parle sur la mer Méditerranée, composé du Français,
Italien, espagnol et autres langues, qui s’entend par tous les
Matelots et Marchands de quelque nation qu’ils soient. Ce
88 LINGUA FRANCA

qui vient de ce que les Français étendirent autrefois bien


loin leur Empire, de sorte que les Grecs, les Sarrasins, les
Arabes et les Abyssins appelèrent tous les Européens du
nom de Francs vers le temps de Charlemagne, comme dit
Du Cange...

Dans leurs identifications des composantes franco, et


jusque dans le nom qu’ils attribuent à ce langage si particu­
lier, les observateurs, même indirects, tendent ainsi à porter
au premier plan la composante nationale qui leur est la plus
proche, lorsqu’ils ont eux-mêmes pour langue maternelle
une des langues romanes65. Néanmoins, la caractérisation
la plus fréquente (et la plus juste) de la langue franque, dans
toute la Méditerranée orientale, est celle qui la rapproche de
l’italien. L’observation de Savary de Brèves paraît à cet égard
très juste et équilibrée (“les citadins des villes marchandes
parlent quasi tous Italien, mais un parler corrompu, ou pour
mieux dire un iargon”), et elle était sans doute assez exacte,
dans un moment où la présence commerciale de l’Italie
(de Venise surtout) et celle de la France étaient les plus pré­
gnantes au Levant.
Cependant, de quel “italien” s’agissait-il? Cette carac­
térisation générale, nationale, était-elle pertinente dans
un contexte où ni l’unification linguistique ni, afortiori,
l’unification politique ne faisaient sens ? D’autre part, quel
sens attribuer à cette double définition ? Si la lingua franca
n’est que de l’italien corrompu, pourquoi lui conserver un
nom en propre? L’idée d’une “langue-fille”, simplement
dérivée de la langue italienne, ne va-t-elle pas à l’encon­
tre de la définition principielle du. franco comme mixte de
langues ?
La majorité de ses caractérisations à l’époque moderne
reprennent, quoique de manière non exclusive, cette même
assimilation à un “italien corrompu”. Les définitions des
contemporains ne conçoivent guère ce critère qui, pour
la linguistique aujourd’hui, définit une langue franque: il
y faut des traits morphologiques en propre, lesquels inter­
disent de l’assimiler à un simple phénomène de pidginisation
d’une autre langue. Une langue franque n’est pas une langue
simplement dérivée de l’altération d’une matrice. La lingua
II - UN SYSTÈME DE LANGUES OPTIONNEL 89

franca méditerranéenne présente ainsi des formes syntaxi­


ques, une structure formelle minimale qui empêchent qu’on
la confonde avec de l’italien dégrammaticalisé, si proche en
soit-elle, sur le plan lexical notamment66. En un sens formel,
elle ne se confond pas avec un italien pidginisé ou incorrect,
broken Italian, même si elle peut converger aussi vers cette
réalité.
On ne tentera pas ici d’identifier une linguafranca “pure”,
sur ce plan morphologique comme sur un autre. Nous
intéressent, au contraire, les types de discours sur le pur
et l’impur qui accompagnent ces définitions de la langue,
dans les écrits des contemporains, et ce qu’ils révèlent de pra­
tiques sociales, interculturelles et intersociétales. Or, dès lors
qu’une transaction entre des individus provenant de l’Eu­
rope latine, d’une part, de l’Islam méditerranéen, d’autre
part, s’effectue en italien, ou dans une autre langue romane
ou encore en linguafranca, elle relève au fond d’une problé­
matique assez semblable : la prédominance déconcertante,
dans toute une série d’échanges, des langues de l’Europe
latine en des contextes où d’autres langues, le turc et l’arabe
notamment, mais aussi le grec, auraient pu tout aussi légiti­
mement ou plus légitimement encore s’imposer. Pourquoi
une prééminence si marquée de l’italien, notamment, dans
des contextes transactionnels symétriques, impliquant à
parts égales Occidentaux et Orientaux, chrétiens d’Europe
et gens d’Islam? Pourquoi une si manifeste “tolérance” ou
une telle indifférence des sociétés islamiques à imposer leurs
propres langues comme véhicules de la transaction ? Quel
statut ou qualité les Européens pouvaient-ils reconnaître à
cette part de romanité qu’acclimataient si libéralement, à des
degrés divers, les sociétés islamiques ?

5. DES PARTAGES ILLUSOIRES?

La question de savoir si la lingua franca est proche d’un ita­


lien corrompu ou constitue un jargon en “propre”, sur la
base de différentes langues romanes, est relativement secon­
daire, mais elle révèle des conceptions de la langue, sous le
jour du mélange, de la corruption et du mixte, que l’on peut
90 LINGUA FRANCA

tenter de mettre en rapport avec d’autres formes d’interac­


tions des sociétés méditerranéennes; sociétés non pas en
contact mais en interaction permanente, constituées l’une
par l’autre, voire l’une dans l’autre, depuis l’Antiquité67.
Le risque se profile assurément de dériver vers une lec­
ture par trop métaphorique de la langue et des enjeux lin­
guistiques, comme simple entrée vers la question qui serait,
au fond, essentielle : la question du métissage68. On se gar­
dera de postuler une valeur simplement métonymique de
ces pratiques langagières, dénotant le chevauchement des
frontières culturelles et des appartenances nationales. Même
si l’on garde en mémoire que ces périodes modernes ne
sont pas celles d’une équivalence entre langue et territoire,
et que la langue, dans ces contextes historiques, ne dénote
pas la souveraineté territoriale, comme l’imposera l’ère des
nationalismes, on observe sur ce plan un “franchissement”
remarquable, un déversement de romanité sur le monde isla­
mique, qui fait problème pour l’historien par son caractère
étonnamment licite, et même apparemment perçu comme
anodin. Il faut dans tous les cas envisager ici une possible
autonomie des pratiques de langue, par rapport à d’autres
réalités, ou à d’autres frontières, religieuses, politiques...
Mais comment évaluer cet écart? Et l’ensemble à son tour
fait-il système ? Peut-on isoler la langue d’autres lieux licites
de la mixité et de la rencontre, plus ou moins bien connus ?
Quelle que soit la réalité linguistique qui l’emporte dans
tel ou tel contexte, celle d’une pidginisation de l’italien (ou
d’une autre langue romane), la “corruption” d’une langue
matrice, ou celle de la production d’une langue franque,
au sens propre, la question qu’un historien peut se poser
s’imposera au premier chef comme celle des catégories et
des schémas évolutifs au moyen desquels les contemporains
décrivent ce parler si singulier et la logique, consciente ou
implicite, qu’ils lui reconnaissent.
C’est en effet parce que la linguafranca sort de l’ordinaire
qu elle justifie d’un nom en propre, ou même d’un nom
propre ; simultanément, son assimilation à une langue “cor­
rompue” l’inscrit dans une norme, une banalité du fait de
langue. Du modèle fusionnel du jargon, corruption d’une
pluralité de langues, ces descriptions glissent de manière
II - UN SYSTÈME DE LANGUES OPTIONNEL 91

immédiate vers le modèle d’une langue dégrammaticali-


sée, corruption d’une seule langue ou d’une langue souche,
éventuellement truffée d’autres apports. Il est vraisemblable
que ces deux visages du franco ont trouvé à se réaliser, avec
toutes formes de gradations de l’un à l’autre, sans compter
l’intrusion d’idiotismes (jamais prédominante) ; différentes
formes de continuum sont ainsi possibles entre ces diverses
modalités de la langue “dérivée”.
Au bout du compte, la singularité de ces productions
langagières, sous le signe de la bâtardise, se voit considé­
rablement réduite par l’universalité d’un schème de la cor­
ruption des langues. La langue française, la langue italienne
ou espagnole, pour autant que l’on puisse se fixer, dans ce
moment, sur ces échelles nationales de la langue, à l’instar
des auteurs modernes décrivant la langue franque, toutes
ces langues latines sont elles-mêmes tenues pour des langues
dérivées, filles du latin. La lingua franca ne serait ainsi en
définitive qu’une langue dérivée de langues dérivées, terme
ultime d’un processus d’altération... Elle ne représenterait
de ce fait qu’un état plus avancé que pour d’autres parlers
de la dégénérescence universelle des langues. Faut-il y voir,
alors, un horizon ultime de la décadence ou de la déchéance
historique par le mélange ? Rien n’est moins sûr. Les mul­
tiples analyses de l’inéluctable corruption des langues
qui accompagnent fréquemment la mention de la langue
franque, le tableau ou le système de langues dans lequel on
l’inscrit, paraissent remarquablement neutres, au contraire,
par leur vision passablement mécanique de ces processus.
Mieux encore, il apparaît remarquable que les différentes
langues de la Méditerranée soient à ce point conçues dans
un même plan. Aucune, au fond, n’échappe à une caracté­
risation comme langue corrompue, dans un contexte ou un
autre, et l’on ne voit pas, notamment, que (es langues de
l’Islam y soient perçues comme plus (ou moins) corrompues
que les autres69.
Ainsi, écrit simplement le Français Poiron, au xvine siècle,
confirmant un modèle centre-périphérique de l’altération
des langues : “Le langage des Tunisiens est un arabe plus cor­
rompu vers les côtes que dans le centre du royaume, on lui
donne le nom de langue moresque70.”
92 LINGUA FRANCA

Le mélange de différents apports linguistiques, la dégé­


nérescence des langues par contact seraient une vérité
plus générale de la vie de la langue, dont la lingua franca
n’illustrerait au fond qu’une acception extrême, certes sans
noblesse. Cette conception linéaire de la langue, subissant
une évolution dégénérative par contact, par une forme
d’érosion mécanique et de brassage, a donc pour effet para­
doxal une certaine normalisation de la lingua franca1, dans
certains contextes elle se verra banalement tenue pour une
langue parmi d’autres, comme toutes les autres. C’est ainsi
que, pour évoquer ici une œuvre littéraire et non plus un
texte de témoignage, ou d’analyse, le géant échoué à Lilliput
dans Les Voyages de Gulliver, présenté devant l’empereur,
s’adresse à ses interlocuteurs dans toutes les langues de la
Création avant de tenter de communiquer avec eux en
langue franque :
Il y avait là des prêtres et des hommes de loi, à en juger par
leur costume, qui reçurent l’ordre de m’adresser la parole.
Je leur parlai dans toutes les langues dont j’avais quelques
notions : haut et bas-allemand, latin, français, espagnol, ita­
lien, et linguafranca - mais sans aucun résultat71.

Sans doute la mention de la langue franque vient-elle au


terme de l’énumération, mais elle entre bien dans une série
de langues familières, langues européennes en l’occurrence.
Sa position ultime refléterait à la fois une position en dernier
recours, si l’on peut dire, et la position logique d’un terme à
la quête des langues, le produit final de la langue. On peut
donc, sur la base de cet exemple littéraire, souligner à nou­
veau ce paradoxe que la mention de la langue franque s’inscrit
généralement dans un contexte d’accentuation ou de mise
en exergue d’une logique paradoxalement toute nationale de
la langue. De même que Haëdo évoquait l’absence d’inter­
compréhension entre un “pur espagnol” et un “pur italien”,
nombre des descriptions linguistiques du XVIe et duxvue siècle
se réfèrent, de la même façon, à des langues nationales dont
nous savons pourtant quelles ne figurent en quelque sorte
qu’une “monnaie de compte”. Il faut sans doute entendre par
là une “famille” de langues, et une famille nationale.
Il - UN SYSTÈME DE LANGUES OPTIONNEL 93

C’est d’ailleurs à elles qu’il s’agit de “revenir” par la lingua


franca. Comme le montre un tableau des langues d’Alger
emprunté à Pierre d’Avity, dans un ouvrage paru en 1637,
la langue franque (“ce qu’ils appellent le Franc”) peut consti­
tuer un outil permettant aux gens d’Islam l’intelligence
des langues latines, plutôt quelle ne figure en soi un outil
d’intercompréhension entre musulmans et chrétiens :
Leur langue [celle des habitants d’Alger] était Punique
anciennement, et depuis ils usèrent de la Latine, sous
l’empire des Romains, ainsi qu’on connaist par plusieurs
inscriptions qui se trouvent tant en Alger qu’à Sargel. Mais
en fin les Arabes introduisirent leur langue en ce pays, telle­
ment qu’aux actes publics et aux lettres, ils usent également
de la langue Turquesque et de l’Arabesque. Il est vray que
tant en ce lieu que dans tout le Levant les mahométans pra­
tiquent avec les Chrétiens la langue Franque, composée de
Français, d’Italien et d’Espagnol (mais plus d’Espagnol que
de toute autre, comme ie l’ay reconnu) par le moyen de
laquelle ils entendent parfaitement ces trois langues72.

L’échelle de cette logique communicationnelle est bien


intersociétale ou interculturelle, et pourtant elle est restituée
par une mosaïque toute nationale de la langue. Une échelle
locale ou régionale de celle-ci n’est pas autrement accentuée.
Une référence à l’italien, par exemple, au xvue siècle, sera
rarement rapportée à une présence génoise, florentine ou
vénitienne, ni déclinée en parlers régionaux. Le fait national,
au sens large, écrase des référents identitaires et linguistiques
plus précis, et les mentions de langues régionales, aussi lar­
gement répandues soient-elles, sont généralement éludées.
On peut songer, par relative exception, à ce témoignage du
chevalier d’Arvieux, lorsqu’il rencontre, en 1661, un captif
espagnol retenu depuis près de dix-huit ans en Palestine et
l’aide à rentrer dans son pays :

Ce pauvre homme s’imagina d’abord que c’était quelqu’un


de ses parens qui était venu d’Espagne exprès pour le cher­
cher, il monta à cheval à l’instant tout transporté de joie, et
vint tout droit descendre sous sa tente, et après m’avoir bien
94 LINGUA FRANCA

embrassé, et nous être baisé nos barbes, selon l’usage du Païs,


il me demanda en langage Espagnol, qu’il avait déjà fort cor­
rompu, si j’étais de Mayorque, car il était Mayorquin73.

Une exception plus notable serait aussi le “provençal”,


mentionné en quelques occurrences sur le même plan
que l’italien ou l’espagnol74. A moins que cette référence
aux langues régionales ou locales ne demeure sous-jacente,
comme l’indiquerait la fréquente caractérisation de la lingua
franca comme “baragouin” ; elle y serait assimilée, mais par
référence à un artefact national de la langue. Pour être cou­
rante ou familière, sa pratique n’est, de la même façon, ni
prestigieuse ni même agréable à entendre... La plupart des
témoignages la tiennent pour un parler haïssable à l’oreille,
et peu de voyageurs ou de littérateurs l’estiment agréable.
- Le père Dan tranche sur le lot des témoignages, dans son
Histoire de la Barbarie et de ses corsaires parue en 1637, lors­
qu’il la décrit sous un jour “plaisant” :
L’on parle ordinairement en Alger, à Tunis, à Salé, et aux
autres villes des Corsaires de Barbarie, trois sortes de langues
différentes. La première est l’Arabesque ou la Mauresque,
qui est celle du païs. La seconde est la Turque, qui n’a rien de
commun avec celle des Arabes et des Maures ; et la troisième
celle qu’ils appellent le Franc, dont on use communément
pour se faire entendre, ce qui est un barragoüin facile et plai­
sant, composé de Français, d’Italien, et d’Espagnol75.

Les témoignages estimant agréable un tel mixte de langues,


caricature de romanité, sont donc minoritaires. Certes,
le théâtre comique, l’opéra s’amuseront à l’envi du même
idiome, mais les situations de confrontation réelle avec les
hommes de l’Islam (jusqu’à la fin du xvne siècle au moins)
excluent plus radicalement l’amusement et le plaisir avoué76.
Cela ne signifie pas que la langue franque n’ait jamais été
parlée avec plaisir, jubilation, avec la jouissance du parler
propre à toute langue, mais ses descriptions, en raison du
contexte politique et intellectuel dans lequel elles s’insèrent,
excluent a priori, dans l’extrême majorité des cas, ce registre
du jeu ou même de la plaisante fluidité.
II - UN SYSTÈME DE LANGUES OPTIONNEL 95

C’est même de la “peine” qui s’entend par la langue


franque, et au-delà de la douleur du captif, qui lui est si
souvent associée, elle “écorche les oreilles”. En 1779, le
Languedocien Thédenat, qui avait pourtant vécu à Uzès, en
Corse et à Cadix, est vendu comme captif, à Alger, “à un juif
qui parlait un peu la langue franque” et il précise en note :
“C’est un mélange de l’italien et de l’espagnol, qu’on a peine
à entendre77.”
Nul doute que cette peine qu’infligerait la langue franque
à son locuteur européen, locuteur contraint, comme il aime
souvent à le souligner, résulte de son impureté. Ainsi que le
rappelle Harald Weinrich, c’est au premier chef cette concep­
tion de la langue pure comme langue exempte d’apports
étrangers qui prévalait à l’époque78. On peut néanmoins
s’étonner, aujourd’hui, du schème si manifeste de pureté des
langues que traduit la notion si obsessive de “corruption” de
la langue ; s’enquérir de la signification qu’il pouvait revêtir
dans un contexte où, comme il est bien connu, les usages
linguistiques étaient fortement fragmentés et pluriels, et ce
dans différents milieux sociaux; contextes où l’unification
des langues était loin d’être absolument définie, quelque
centralisation étatique que l’on ait vue émerger, où la norme
linguistique était en travail, l’orthographe à peine en cours
de fixation...

6. UN DÉNI DE LA LANGUE

La pureté des langues semble, à l’aune de la lingua franca,


une notion rapportée à leur ancienneté et à leur degré de
conformité à une antiquité attestée. Cette conception
avère le modèle d’une dénaturation du langage par bras­
sage. Ce trait est particulièrement admis pour le cas de la
langue grecque, du grec démotique, comme le montrerait
par exemple un autre texte du xvne siècle concernant le
Levant, extrait de la relation d’un soldat français, le sieur
Guillet, ou de La Guilletière. Ce témoignage a le double
intérêt d’attester l’usage de la lingua franca dans des pro­
vinces grecques, par ailleurs en résistance à la domination
ottomane, en Magnésie, et de l’articuler à la question, plus
96 LINGUA FRANCA

générale et sempiternellement évoquée par les voyageurs, de


la corruption du grec moderne, par rapport à la langue de
Démosthène:
Le grec vulgaire des Magnottes est beaucoup plus corrompu
qu ailleurs ; car ayant incessamment à faire trafic de ce qu’ils
ont pris en course, et traittant tous les jours tantost avec
une Nation, tantost avec l’autre, ils se sont fort attachés à
cette Langue, appelée Franque, c’est à dire, à cette méchante
expression Italienne qui h employe jamais que l’infinitif
de chaque Verbe pour tous les Temps, et les Modes de la
Conjugaison, & qui avec cette locution estropiée, ne laisse
pas d’estre generalement entendue par toutes les Costes du
levant79.

Ainsi, le commerce corrompt, l’échange corrompt, et


cette analyse qui est celle du sieur de La Guilletière établit
une relation des plus claires entre la dégénérescence de la
langue, sa corruption et le recours à cette “locution estro­
piée” qui est celle de la Langue franque - par ailleurs assi­
milée une fois de plus à l’italien. Il est vrai que ce point de
vue est celui d’un soldat, qui ne semble pas porter grande
estime aux marchands (le commerce des Magnottes est selon
lui, de surcroît, le plus haïssable qui soit puisqu’ils tireraient
l’essentiel de leurs revenus du commerce des esclaves entre
chrétiens et Turcs).
Est-ce à dire que les “nations” qui acceptent ou encou­
ragent cette corruption de leur langue sont les plus déca­
dentes, les plus avancées dans la voie de la déchéance ? Le
même La Guilletière, il est juste de le préciser, combat le
préjugé tenace d’une “pesanteur d’esprit des Grecs moder­
nes80”. Comment se présenteraient d’autres filiations aux
langues antiques ?
La koinè grecque, qui domina dans tout le bassin méditerra­
néen, est curieusement absente de ces évocations. L’universalité
ou la généralité de son usage en Méditerranée ne suscitent
jamais le moindre rapprochement avec la langue franque81.
La langue latine, en revanche, l’Antiquité romaine peuvent se
voir, ici ou là, mises en relation avec elle; ce lien n’est pas forte­
ment accentué dans les témoignages, mais il est présent.
Il - UN SYSTÈME DE LANGUES OPTIONNEL 97

De la langue latine, langue souche des langues romanes, à


la linguafranca, langue dérivée des langues romanes, on aurait
pu envisager une mise en relation plus systématique de la part
de littérateurs contemporains dont beaucoup ont été éduqués
en latin, imprégnés de latin bien avant de découvrir la seule
existence de la linguafranca. Le rôle qu’avait joué et continuait
de jouer le latin en tant que lingua franca lui-même, au sens
de langue véhiculaire, aurait-il pu les inciter à systématiser ce
parallèle formel ? D’une part, ces deux usages concernaient des
sphères culturelles et des niveaux de pratique sociale assez radi­
calement disjoints, la lingua franca étant aux antipodes d’une
langue savante et de prestige. Quand bien même il s’avère que
des voyageurs savants, médecins, botanistes, tels Tournefort,
au xvne siècle, ou le naturaliste prussien Hebenstreit, au
xvme siècle, usaient couramment de la lingua franca au cours
de leurs voyages scientifiques, et l’entendaient parfaitement, ces
deux instruments véhiculaires correspondaient à des registres
de l’action et à des interfaces sociaux totalement dissociés.
D’autre part, il y a bien sur ce plan, comme il a été évo­
qué, une asymétrie dans le rapport à l’autre de l’Europe et de
l’Islam82. Seuls les Chrétiens orientaux, ou certains d’entre
eux, parmi les Maronites notamment, apprennent le latin;
il ne sert jamais autrement à la communication entre chré­
tiens et musulmans83. A fortiori est-il évincé ou presque du
domaine de “compétence” de la langue franque. Les réso­
nances sacrales, liturgiques du latin peuvent expliquer ce
désintérêt des musulmans, mais il semble qu’il participe
aussi d’un type de rapport à l’Europe qui exclut l’apprentis­
sage écrit des langues européennes84.
Le lien qui unirait le latin et la langue franque est donc
des plus ténus, à peine suggéré. Un voyageur des Lumières,
Poiron, à Tunis en 1752, le formule par exception de manière
assez explicite :
Les Romains, qui furent longtemps les maîtres de ces pays,
y apportèrent avec eux la langue latine, qui, comme par­
tout ailleurs, a dégénéré en un jargon italien appelé petit
moresque, qui a pris aussy quelque chose de l’arabe. On le
parle communément dans tous les ports de la mer, et le Bey
s’en sert luy-même lorsqu’il traite avec les Etrangers85.
98 LINGUA FRANCA

Plus communément, les textes qui se réfèrent à une anti­


quité de la langue franque, à l’ancienneté de son usage en
Méditerranée islamique, ne mentionnent pas expressément
sa filiation avec le latin, d’une part, et sont relativement
tardifs, d’autre part, n’étant pas antérieurs au xvme siècle.
Le comte de Saint-Gervais, en poste consulaire à Tunis, qui
serait l’auteur des Mémoires historiques de Tunis, se réfère
dans ce moment à une antiquité du “petit Franc” corres­
pondant chronologiquement à la période de la domination
byzantine dans la région :
L’on parle dans le Royaume de Tunis trois sortes de Langues,
l’Arabe, le Turc, et un Italien corrompu, qu’on appelle le
petit Franc. Les sarrazins maîtres de l’Afrique en 643, sous
Osman troisième Calife, portèrent avec eux en Barbarie la
langue Arabe ; l’Africaine commença à s’y parler moins : tous
les écrits composés dans la Langue du Pays, furent livrés
aux flammes. Les Sarrazins en usèrent ainsi, pour ramener
les Africains des erreurs de l’idolâtrie à la loi mahométane,
qui fut seule laissée entre leurs mains. La Langue Arabe, qui
se parle à Tunis, est fort corrompue ; le mélange des mots
Africains, que la communication des Mores avec les Arabes
y introduit a fort défiguré la Langue Arabe, abondante en
expressions heureuses, hardies et nobles. Les Capitulations
des Souverains de l’Europe avec les Etats de Barbarie se font
en langue Arabe ainsi que tous les actes publics. Les Turcs
ont apporté la Langue Turque en Barbarie ; le petit Franc y
était connu dès le sixième ou septième siècle86.

Ainsi, l’absence d’écrits en langue africaine (soit la langue


“berbère”, amazigh) appelle le motif de leur destruction
par l’Islam alors que la présence de la langue latine n’est
pas même évoquée. Qu’est-ce alors que cet “italien cor­
rompu” des VIe ou VIIe siècles ? L’intérêt de ce modèle histo­
rique est au moins qu’il confirme, pour les contemporains,
une absence totale de corrélation entre les Croisades et la
langue franque. L’appellation “petit franc”, sur le modèle
de “petit-nègre”, introduit-elle, dans ce premier quart du
xvnie siècle, une nuance péjorative particulière, par rapport
à “langage franc” ou “langue franque”, franco ? Il n’en est
II - UN SYSTÈME DE LANGUES OPTIONNEL 99

rien. On en rencontre la mention au xvne siècle, sous la


plume de Thévenot, et dans un contexte égyptien où elle ne
dénote pas plus de condescendance 87:
[...] je partis du Caire le jeudi dix-septième janvier de l’an­
née 1658 avec un Capucin et un Provençal qui sçavait bien
l’Arabe, et un valet More accoustumé à servir les Français et
qui sçavait parler petit Franc, laissant au Caire le mien pour
quelque indisposition88.

Toute désagréable que nous paraisse cette expression - le


“petit franc” évoquant le “petit-nègre” —, elle dénote, comme
le montre cet exemple, une compétence, voire un “savoir”.
De là à reconnaître aux Barbaresques ou Levantins une
forme de romanité antique, quasi autochtone, originaire,
et non pas simplement acquise, à l’imitation maladroite, si
imparfaite, de leurs interlocuteurs européens, il y avait sans
doute un pas à ne surtout pas franchir.
C’est cette solution de continuité que l’on ressent,
notamment, à la lecture d’un grand voyageur français,
La Condamine, décrivant la langue franque au xvme siècle,
qui remarque, en quelque sorte, un “air de famille” entre la
lingua franca et le latin, mais sans assumer autrement le lien
de filiation :

Le mauresque est la langue du pays. Les Turcs parlent turc


entre eux ; mais la langue dont se servent les uns et les autres
pour se faire entendre aux Européens est ce qu’on appelle la
languefranque. On dit qu’on la parle dans tout le Levant et
dans tous les ports de la Méditerranée, avec cette différence
que celle qui est en usage du côté de Tripoli et plus avant
vers le Levant est un mélange de provençal, de grec vulgaire,
de latin et surtout d'italien corrompu, au lieu que celle que
l’on parle à Alger, et qu’on appelle aussi petit mauresque,
tient beaucoup plus de l’espagnol que les Maures ont retenu
de leur séjour en Espagne. On assure même qu’il y a dans
les terres de Barbarie plusieurs endroits où le bon espagnol
s’est conservé et la plupart des Maures l’entendent. On ne se
sert presque pas des infinitifs (sic) dans ce jargon, qui s’en­
tend aisément quand on est accoutumé à l’accent, surtout
100 LINGUA FRANCA

quand on sait le latin ; c’est celui des divertissements turcs


du Bourgeois gentilhomme et de l’Europe galante®9.

Un autre passage de ce texte confirme un effet de réso­


nance entre le latin et la langue franque :
Je me faisais assez bien entendre de lui et de la plupart
des Turcs en me servant de la langue franque, à laquelle on
s’accoutume fort aisément, surtout quand on sait un peu de
latin et d’italien. Le franc de Tunis et celui de Tripoli tient
beaucoup de l’italien, comme celui d’Alger tient de l’espa­
gnol. Tous les Turcs qui ont été en Provence, en Italie ou au
Levant entendent et parlent ce langage, qui est la langue de
commerce de tous les ports de la Méditerranée90.

Il n’est sans doute pas insignifiant que cet écho du latin, aussi
assourdi soit-il, ne soit de la sorte articulé qu’au XVIIIe siècle
— et que le même auteur, d’ailleurs, relie d’un lien explicite la
langue turque de l’opéra et la langue franque du commerce,
des voyages ou de la servitude (ces “Turcs qui ont été en
Provence, en Italie...”), car ces registres demeuraient autre­
ment dissociés dans les multiples descriptions Affranco.
Sur un plan historique, on peut sans doute opposer la
Méditerranée du xvne siècle, maelstrom humain, au visage
plus régulé, sinon pacifié, quelle offre au siècle suivant. La
grande période de la course et de la captivité est la fin du
xvie siècle et le xvue siècle. On voit dans ce moment des
puissances d’Europe du Nord, et au premier chef l’Angle­
terre et les Provinces-Unies, s’engager passionnément dans
diverses opérations corsaires ou militaires mais aussi commer­
ciales en Méditerranée, et le brassage des hommes atteint là,
sans doute, sa plus forte intensité. Le xvuie siècle donne lieu
par contraste à un recul de la course et des phénomènes de
captivité, grâce à la multiplication d’accords diplomatiques
et à différentes formes de stabilisation politique des rapports
transméditerranéens.
C’est peut-être ce que traduit la vision plus équilibrée
de la langue franque qui se fait jour dans la relation de
La Condamine, voyageur des Lumières, explorateur puis
académicien. Il est l’un des premiers utilisateurs de la formule
Il - UN SYSTÈME DE LANGUES OPTIONNEL 101

“petit mauresque” comme équivalent de langue franque ou


“petit franc”. Celle-ci entérine au moins formellement la
dimension spéculaire du phénomène ; ces deux notions ou
formules sont clairement renvoyées en miroir : faux franc,
faux mauresque... De même que l’auteur mentionne la pré­
sence musulmane en Europe dans ses effets linguistiques,
l’empreinte au Maghreb d’une langue romane est mise en
relief. Un autre voyageur des Lumières, Peyssonnel, mettra
un accent plus déterminé encore sur la survivance du “bon”
espagnol, en raison de la présence morisque. Le rappel (fort
exceptionnel, isolé) qu’effectue La Condamine d’un lien
culturel entre l’Europe et l’Islam par le biais de la langue
franque (“langue du Bourgeois gentilhomme et de EEurope
galante"), ce lien culturel assumé traduit donc une relation
plus apaisée, plus pacifique entre l’Europe occidentale et la
Méditerranée musulmane91.
C’est là, comme on le sait, une situation d’équilibre que la
fin du xvnie siècle verra basculer. La langue franque sera de
moins en moins conçue comme le langage “franc” et de plus
en plus comme un “petit mauresque”, la part du “Maure” s’y
fera grandissante. Mais même dans ce contexte, et alors que
s’instaure crescendo une ère de tensions et d’affrontements
ouverts, consacrée par l’expédition d’Egypte de Bonaparte,
l’étiologie des Croisades marque peu les représentations
des origines de la lingua franca. Ce n’est en aucun cas une
hypothèse d’évidence dans les sources, peu nostalgiques au
demeurant, ou peu informées de l’histoire des langues au
temps des Royaumes latins de Terre sainte.
Outre une certaine ignorance de ce que fut le creuset
culturel des Royaumes de Terre sainte, on peut simplement
remarquer que la notion en soi d’une langue franque issue
d’un creuset est aux antipodes des conceptions des hommes
de l’époque moderne. Ils la voyaient comme l’effet d’une
corruption, certes, et d’un contact réciproque, mais assu­
rément pas comme une co-invention ou comme un objet
fusionnel - de fait, sa composition asymétrique, foncière­
ment romane, paraît confirmer la récusation d’un tel lieu
fusionnel; ayons plutôt en tête un lieu consensuel. C’est
toujours aux gens d’Islam (qu’ils soient musulmans, juifs ou
chrétiens) qu’est attribuée l’“invention” de la lingua franca
102 LINGUA FRANCA

avec son jaillissement originaire. Or, à attribuer aux Croisés


et aux Musulmans de Terre sainte la co-élaboration d’une
langue commune, on se reconnaîtrait précisément un point
de fusion, un lieu identitaire et linguistique commun... La
langue franque, par nature, est conçue comme la langue de
l’autre.
On constate enfin que c’est dans les lieux et les moments
où la ligne de partage entre le soi et l’autre apparaît la plus
“épurée”, la plus nette, que la lingua franca est le mieux
réfléchie dans les sources, quelle atteint sa visibilité maxi­
male sur le plan documentaire. Il n’est certes pas de pureté
de la frontière entre Europe latine et Islam, mais c’est dans
l’Ouest de la Méditerranée, et notamment dans les Régences
ottomanes, que cette relation d’altérité atteint sa clarté maxi­
male. Elle est autrement brouillée au Levant par la multipli­
cité des identités confessionnelles orientales, notamment les
Chrétiens d’Orient qui sont souvent assimilés aux Francs ou
suspects de collusions avec eux. C’est sans doute pourquoi le
recours à la linguafranca est beaucoup plus visible ou mis en
lumière dans les sources maghrébines, parce quelle illustre
là sans ambiguïté un rapport d’altérité, par ailleurs et selon
le cas pacifique ou offensif, amical ou hostile. Au Levant,
où se brouille ce schéma de confrontation ou d’interface, eu
égard à la marqueterie des identités locales, la lingua franca
est moins présente dans les sources documentaires. Soit elle
y est effectivement moins pratiquée, soit elle y est moins
souvent “mise en mots” tout simplement, en raison d’autres
modes d’“articulation” du contact. Soit encore les codes de
l’altérité diffèrent, dans ce paysage identitaire plus complexe,
plus “communautaire”.
Tel est peut-être aussi le cas du Maroc, à l’époque moderne,
dans une situation de complexe enchevêtrement territorial,
politique et humain avec l’Espagne et le Portugal, dans
une situation de disputes de territoires, de déplacements
de populations particulièrement intenses à la fin du xvie et
au début du xvne siècle. Ainsi, le sultan du Maroc au ser­
vice duquel s’était mis Hassan al-Wazzân, futur Léon l’Afri­
cain, dans la première décennie du XVIe siècle, était nommé
Muhammad al-Burtughâli, Muhammad le Portugais, parce
qu’il avait passé toute son enfance captif au Portugal92.
II - UN SYSTÈME DE LANGUES OPTIONNEL 103

Là aussi d’autres façons de mettre en mots l’altérité, et par


voie de conséquence le mélange, vont peut-être s’imposer.
Dans tous les cas, contrairement à ce qui pouvait être
supposé, la langue franque est perçue ou définie comme la
langue de l’autre avant d’être conçue comme une langue
commune. Il est rare de ce fait, outre son peu de prestige,
qu’un observateur s’en déclare lui-même locuteur. Aranda, à
Alger, évoque ainsi une conversation qu’il eut avec une jeune
juive, durant son séjour forcé dans la ville:
Il arriva qu’une juive, nous ayant apporté quelque chose,
devisa avec moi, en langage portugais. Je lui répondais en
franco, quelle entendait fort bien, et j’entendais la langue
portugaise .

Ce n’est que de manière implicite, le plus souvent, que


les voyageurs et auteurs européens concèdent y avoir eux-
mêmes recouru. Un témoignage aussi explicite, à cet égard,
que celui de La Condamine, relatif au Bardo de Tunis, au
palais beylical, en 1731, demeure quelque peu exceptionnel
dans ce moment :
Il y avait parmi les gens de la maison qui nous suivaient un
homme d’une belle physionomie, qui parlait bon italien;
je l’entendais fort bien et je lui ai dit en mauvais baragouin
moitié italien moitié français au moyen duquel on se fait
entendre en ce pays-ci, que je le croyais Européen, il m’a
répondu en riant, et d’un air à ne pas douter qu’il ne mentit,
qu’il était Turcofino, à quoi j’ai réparti qu’il sentait le renégat
chrétien94.

Fino signifie ici “pur”, un Turc de pure souche, et l’on


constate que la compréhension du visiteur français est
immédiate. De manière générale, ces contributions per­
sonnelles à la vie de la lingua franca sont quelque peu pas­
sées sous silence, ou elles demeurent implicites — jusqu’au
moment où l’on pourra les assumer par jeu, la supériorité
culturelle et politique de l’Europe devenant flagrante et
sans appel. Mieux encore, il n’est pas d’exemple, sauf erreur,
Xautocitations en langue franque, de passages autoréférés au
104 LINGUA FRANCA

discours direct. C’est dans le contexte diplomatique et dans


les milieux diplomatiques que l’on relève les mentions les
plus explicites de son usage par des locuteurs européens, et
non pas seulement turcs, orientaux, musulmans, car, dans
ce cadre, les mots ont du poids, et l’on tend à les noter à
la lettre. Mais même dans ce cadre, la citation transcrite de
langue franque est toujours placée dans la bouche d’un autre
locuteur. En dépit de cette réserve, le contexte diplomatique
révèle un usage consacré du franco.
Malgré la constitution croissante d’un corps diplomatique
spécialisé, qui se détache peu à peu des milieux marchands,
avec la formation progressive de diplomates de métier, de
consuls et de chanceliers notamment, les archives diploma­
tiques font apparaître en pleine lumière des situations où
la connaissance de la lingua franca n’est pas loin de consti­
tuer une exigence. C’est le cas tout particulièrement des
Régences ottomanes de Barbarie où, en dépit de la présence
d’interprètes, de part et d’autre, une partie du travail diplo­
matique s’effectue manifestement en langue franque. Cette
réalité empirique ressort des correspondances échangées
entre ces Etats et la cour de France notamment. “A la fin du
xvue siècle, constate M. Touili, éditant la correspondance
des consuls de France à Alger, la langue franque est plus en
usage que le langage ordinaire95.”
A titre d’illustration, l’archiviste mentionne ce témoignage
d’estime en “petit mauresque, adressé au consul Thomas par
le dey” :
Quandi clamar per andar in Francia ô altri luoghi, mi non
mollarper ti - Lorsqu on vous rappellera pour aller en France
ou en d’autres lieux, je ne vous lâcherai point96.

La constitution, au final, de l’Ecole des jeunes de langues,


la formation en France d’un corps d’interprètes spécialisés
n’éradique pas totalement l’usage de la lingua franca dans
ces contextes, loin sans faut97. Et c’est bien dans ces corpus
diplomatiques que le recours des Européens eux-mêmes à
la langue franque est le plus directement admis et consacré.
Relevons par contraste l’exemple de ce consul d’Angleterre
arrivé à Tunis en 1790, et dont son homologue français
II - UN SYSTÈME DE LANGUES OPTIONNEL 105

rapporte qu’“il ne parle ni l’italien ni le petit moresque, ce qui


met beaucoup de gêne dans sa conversation avec le bey98”.
Ou bien encore l’exemple de ce diplomate français, en
1757, qui, après avoir remis des lettres officielles au bey de
Tunis, se voit convié à les expliquer en langue franque :
Il les décacheta luy-même, et après les avoir lues fort
attentivement, il m’en remit les copies en françois en me
priant de les luy expliquer en petit moresque pour voir s’il
les avoit bien comprises en langue turque, qu’il n’entend
qu imparfaitement99.

C’est donc dans ce type d’écrits, à usage interne au demeu­


rant, notes de travail, qu’apparaît le mieux la bilatéralité de la
lingua franca, autrement dissimulée ou laissée dans l’ombre
par les descriptions ordinaires, ainsi que ce caractère de “pas­
sage obligé” qui est le sien.

Beaucoup d’implicite, on le constate, entoure ainsi les


occurrences ou les mentions de la langue franque. Les locu­
teurs apparents, selon les sources européennes, sont imman­
quablement au premier chef les gens d’Islam. Mais il faut
être deux pour danser le tango. Pour être dissymétrique
dans sa composition, elle n’en est pas moins d’un emploi
réciproque, symétrique: on parle bien ensemble la même
langue. Comment expliquer alors que les Européens se
reconnaissent si peu dans cette romanité commune, fût-elle
corrompue? N’y voient-ils qu’un abâtardissement d’eux-
mêmes? Et leur “honte” à parler un tel jargon n’est-elle pas
en contradiction avec l’évidence de leur propre recours à la
lingua francai
CHAPITRE III

INTERSTICES DE LA LANGUE

A certains égards, la langue franque n’est pas loin d’appa­


raître aujourd’hui comme un mythe1. Elle s’entoure d’une
aura irénique, éminemment positive pour qui œuvre au rap­
prochement interculturel en Méditerranée. A langue métisse,
histoire fusionnelle... Mais cette valeur fusionnelle que nous
lui prêtons lui vaut aussi une forte défiance, pour les mêmes
raisons. Dans un Maghreb postcolonial, en particulier, où
le rapport à la francophonie continue de poser problème,
exhumer la question de la langue franque équivaut à brandir
potentiellement une forme de préfiguration historique de la
colonisation française ; mettre au jour l’enracinement histo­
rique d’une forme de romanité antérieure à la colonisation,
c’est risquer qu’un lien continu soit tracé de cette histoire à
la domination française. En raison de son nom même, qui
renvoie à la “francité”, la langue franque peut donc susciter
aujourd’hui soit une forme d’incrédulité, soit une récusation
plus véhémente2.
Ces positions plus ou moins affirmées, et toujours a priori,
s’inscrivent en réalité dans une plus longue histoire, tissée de
dénis, voire de faux-fuyants, et qui enchaîne les modalités
les plus indicibles ou même ineffables de la rencontre avec
l’autre, aussi effective et dense soit-elle sur le fond3.

1. UNE EMPREINTE ÉCLATÉE

La réfutation de la langue franque relève en certains cas


aujourd’hui d’une position de principe, voire d’une idéologie
108 LINGUA FRANCA

teintée de nationalisme. Lui faire place dans l’histoire médi­


terranéenne, et ce jusqu au début de l’ère coloniale, implique
en effet de reconnaître un lien quasi organique entre l’Europe
et la Méditerranée islamique, avec la tentation logique d’y
voir rétrospectivement une “pré-colonisation”. Comment
concilier cet objet indistinct avec une historiographie fondée
sur la notion d’un “choc” colonial entre des protagonistes qui
s’ignoraient jusqu’alors et qui ne se seraient “découverts” qu’à
compter de cette confrontation brutale4? L’historiographie
maghrébine des années I960, notamment, avait quelques
raisons d’être gênée par un objet historique qui présupposait
de cette façon une “romanité” au long cours inhérente à l’his­
toire du Maghreb. Elle ne pouvait y voir qu’une “influence”
culturelle européenne dont on pressentait bien quelle ne
pouvait être strictement linguistique. L’enjeu de la langue,
en plein débat sur l’arabisation, était déjà, par lui-même,
d’une importance cruciale et d’une sensibilité extrême ; il
n’autorisait nul compromis. Cette mise en doute conserve
quelques échos dans un contexte maghrébin ou dans l’his­
toriographie du Maghreb à l’heure actuelle5.
Mais c’est dans le contexte historique de la Méditerranée
orientale que l’existence de la langue franque a été le plus radi­
calement et le plus sérieusement mise en cause. Le contraste
entre l’abondance des sources documentaires concernant le
Maghreb (ou l’Occident musulman, la “Barbarie” dans la
terminologie européenne de l’âge moderne) et le Levant a
pu conduire à l’hypothèse d’une absence de la linguafranca
au Levant, et d’une extrapolation de sa pertinence à partir
de situations et de témoignages maghrébins. Cyril Aslanov
a notablement défendu cette hypothèse d’une généralisa­
tion abusive d’un tel phénomène historique au Levant, en
rabattant la notion de langue franque, pour résumer son
argument, sur la présence effective des “Francs” au Levant6.
Seule la langue franque maghrébine, ou sabir, lui paraît
• • averee
ainsi / / 7 .
Enfin, si quelques linguistes ont abordé historiquement
cette question, la réalité de la langue franque est plus difficile
encore à établir en Europe même, dans un contexte nord-
méditerranéen plutôt qu’islamique8. Plusieurs articles mar­
quants de linguistique envisagent l’existence d’une langue
Ill- INTERSTICES DE LA LANGUE 109

franque ou son empreinte en des contextes aussi différents


que la côte dalmate et Raguse, Venise ou la Grèce, ou encore
l’Angleterre, mais ce qui est entendu en chaque cas par
“langue franque” dans ces contextes fait incontestablement
débat et ne repose pas sur une enquête à plus grande échelle,
qui supposerait des compétences croisées9.
Enfin, l’une des grandes questions que soulève la lingua
franca est celle de son évanescence dans les sources de langue
arabe (et l’on s’en tiendra ici à cette composante arabe de
la Méditerranée musulmane dans l’analyse des sources,
faute de compétence dans la lecture directe de l’osmanh
notamment). Le caractère pour le moins parcimonieux
des citations de langue franque dans les sources de langue
arabe (chroniques, œuvres littéraires et a fortiori sources juri­
diques. ..) contraste fortement avec l’abondance - là encore
relative — de citations et de mentions de son usage dans la
documentation européenne.
Il est vrai qu’en abondance les sources de langue arabe révè­
lent aussi une forte porosité aux “emprunts” linguistiques ita­
liens ou espagnols, voire à la linguafranca plus directement.
Cette perméabilité de la langue écrite à la langue qui se parle
est le propre de toute langue vivante, et le modèle diglossique
à cet égard ne tient pas10. Les archives du palais beylical à
Tunis, par exemple, attestent un monde administratif et
curial où les serviteurs de l’Etat sont dans une proportion
non négligeable des chrétiens ralliés à l’Islam, mamelouks
notamment, et la correspondance administrative courante
ou la gestion des comptes du palais ou de l’Etat attestent à
l’occasion une telle mixité. Mais des scribes ou secrétaires
autochtones ou turcs émaillent aussi leurs écrits d’emprunts
à un lexique européen. Le lexique du vêtement et les noms
mêmes des tissus ou des éléments de la parure, recensés
dans les listes civiles, listes de présents ou de fournitures,
témoignent aussi d’une certaine bigarrure linguistique, reflet
de la circulation des produits et de la diversité d’origines des
hommes ou des femmes qui les portent, les vendent ou les
produisent11. Il en est de même dans d’autres domaines, celui
des pratiques alimentaires notamment.
De la même façon, au Maroc, les cours sultaniennes, en
particulier, connaissent ce principe de mixité du personnel
110 LINGUA FRANCA

au service de l’Etat et du prince, sans même évoquer le


monde corsaire et l’univers métis d’une ville comme Salé.
L’occupation ibérique y a maintenu aussi des enclaves d’his-
panité, et le rayonnement de la langue espagnole et portu­
gaise, autour de ces places fortes, offre aussi de nombreux
exemples d’une bigarrure ibérique des parlera locaux, arabes
et certainement amazigh12. Le problème s’y pose dans les
mêmes termes que pour les Régences ottomanes.
Les sources de langue arabe, dans ces contextes, attestent
donc des emprunts lexicaux, au premier chef, plus ou
moins nombreux et plus ou moins “conscients”, pour les
locuteurs ou les scribes, mais ce constat est tout autre chose
qu’une mention ou une attestation de la lingua franca
comme telle. Plus exactement, les mentions de la langue
franque ou “langue des Francs”, al-ifranjiyya, dont font
état certaines sources arabes se rapportent plus sûrement
à la langue des “Européens” ou à la langue des chrétiens,
de manière générique, quelles ne désignent une modalité
spécifique de la communication verbale avec ces mêmes
locuteurs européens13.
Est-il sûr, néanmoins, qu’une telle indifférence aux par-
lers des chrétiens d’Europe soit si avérée qu’on ne s’y réfère
que de manière générique ? D’où viendrait cette condescen­
dance, dans le rapport à l’autre des hommes de l’Islam, qui les
conduirait à ignorer, à l’écrit au moins, ces différences langa­
gières avec des interlocuteurs qu’ils côtoient, au demeurant,
dans des contextes extrêmement divers, irréductibles à une
modalité unique ? On peut se demander si la difficulté idéo­
logique, sinon politique, que soulève aujourd’hui encore, et
à maints égards, la question de la langue franque en contexte
islamique n’a pas eu pour effet de minorer tout simplement
son identification dans les sources de langue arabe, tout
comme les “emprunts” de la langue arabe à d’autres langues
(hormis sans doute le persan et à la rigueur le turc) tendent
à être minorés.
Dans la recherche récente concernant la Méditerranée
musulmane, le texte au sein duquel les spécialistes de littéra­
ture arabe s’accordent le plus consensuellement à identifier
l’empreinte de la linguafranca est la Sira de Baïbars - une épo­
pée “médiévale” par son intrigue, transmise au fil de plusieurs
Ill- INTERSTICES DE LA LANGUE 111

siècles mais, par ailleurs, de transcription tardive14. On y


voit même représenter différents types de langues franques, et
pas seulement celle qui réfère aux “Francs”. En dehors de
ce corpus, où l’objet se fait explicite, se donne à voir et à
entendre, les sources historiques, et les chroniques notam­
ment, demeurent presque muettes sur le phénomène. Il y a là
un paradoxe puisque l’expression même “langue franque” est
identifiée comme un calque de l’arabe; sa première mention
proviendrait d’Ibn Khûrdâdhbih au ixe siècle15. Elle désigne­
rait simplement la langue des “Francs”, terme par lequel,
rappelons-le, les Arabes désignaient une certaine catégorie
d’Européens, les Latins ou “Francs”, Franj, par opposition
aux Byzantins ou Rûm. On décèlerait donc dès ce premier
Moyen Age une identification générique de la “langue des
Francs” dans les sources islamiques. Cette aptitude à diffé­
rencier les langues que manifestait Ibn Khûrdâdhbih s’est-
elle interrompue par la suite? La même expression, dans
ses usages plus tardifs, réfère-t-elle de manière indistincte à
toutes les langues romanes ou à n’importe laquelle d’entre
elles, ou bien perçoit-on de manière plus consciente qu’un
pidgin, une langue à part, a pris corps ?
Outre cette question, il est probable que toutes les
empreintes de la langue franque dans la langue arabe ne
nous sont pas immédiatement accessibles, parce qu’elles
n’ont pas été répertoriées comme telles, ou “lues” à l’aune
de cette problématique. Dans le cadre du Maghreb particu­
lièrement, toutes les relations européennes concernant les
Régences ottomanes ou le Maroc — qu’il s’agisse de relations
de voyage proprement dites ou de rapports consulaires, de
relations d’ambassadeurs ou encore de pères rédempteurs —
ont longtemps été assimilées à une littérature de “voyageurs”,
suspecte de partialité. Ce terme consacré, “voyageurs”, suf­
fisait à indiquer à quel point leur observation était jugée
marginale et peu objective ; on soulignait le caractère tran­
sitoire de leur présence (même si certains avaient résidé de
fort longues années dans telle ou telle société de l’Occident
musulman). Les seules sources légitimes pour une histoire
du Maghreb nouvellement indépendant étaient alors les
sources nationales et, dans ce moment, de langue arabe, à
l’exclusion de toutes les autres.
112 LINGUA FRANCA

Dans ce contexte, on était donc peu disposé à “entendre”


dans la langue des chroniqueurs et autres “informateurs” légi­
times de l’histoire nationale l’empreinte de ces interactions
multiples avec l’Europe, bien antérieure à l’ère des colonisa­
tions, l’empreinte d’une interaction et d’une mixité avérées,
interrompues au contraire, reconfigurées sur une tout autre
base dans le contexte de la domination coloniale. L’un des
rares historiens du Maghreb ayant abordé explicitement la
question des langues européennes dans les Régences otto­
manes, M. H. Chérif, décrit d’ailleurs très lucidement cette
question comme un “problème”, une difficulté logique.
L’européanité de certains dirigeants ottomans de la Régence
de Tunis, explique-t-il, “fait problème” ; “certains auraient eu
le « cœur français », voire abandonnèrent — provisoirement —
Tunis et l’islam pour la Chrétienté, ce qui dépasse singulière­
ment le cadre des intérêts matériels et fait problème16”.
Outre le cas fameux du fils du dey Yûsuf, au xvne siècle,
qui se convertit au catholicisme et vécut en Espagne sous
le nom de Dom Philippo, avant de réintégrer Tunis et
l’islam, la question que soulève M. H. Chérif est sur le fond
celle d’une “acculturation” européenne des élites de l’âge
moderne, transcrite dans les termes d’une influence11. Cette
acculturation riaurait d’ailleurs pas été le fait des seuls gou­
vernants ottomans :
Si la plupart [des] hommes nés à Tunis connaissaient la
langue arabe qui était leur “langue naturelle”, ils n’avaient
cure toutefois d’ignorer la langue “turque”, celle des conqué­
rants et maîtres du pays ; la connaissance de certaines langues
européennes — souvent l’italien ou la “lingua franca” (“italien
corrompu”) — paraissait largement répandue dans ces milieux
ainsi que dans ceux de la milice ottomane [...] D’ailleurs
la pénétration des influences européennes dans ces milieux
posait un problème, que ce lut dans le domaine linguistique,
dans celui du cadre d’habitation ou de l’ameublement ou
dans celui des mœurs et des goûts. Comment expliquer ce
phénomène18?

M. H. Chérif souligne ainsi en note que nombre de


grands personnages de Tunis consommaient des boissons
Ill- INTERSTICES DE LA LANGUE 113

alcoolisées... En plein contexte de décolonisation et de


construction de l’historiographie nationale, cette “européa-
nité” de goûts et de pratiques ressemblait fort à une accultu­
ration, en effet, sinon à une inféodation, là où nous serions
plus disposés à voir, aujourd’hui, une simple communauté
de culture, un métissage. L’enjeu était de concilier cette réa­
lité très lucidement constatée avec la démonstration cruciale
d’une indigénisation des élites ottomanes, de leur “tunisifî-
cation”, pour reprendre le terme de l’historien, par enraci­
nement dans le pays. L’hypothèse retenue ne pouvait être en
ce cadre que celle d’une “influence” des esclaves européens,
notamment, dans l’éducation des enfants de notables ; ces
derniers auraient affirmé par là une distance sociale, ins­
crite dans des goûts et des pratiques distincts, mais sans
que l’affirmation de cette différence ait remis en cause le
patriotisme des classes dirigeantes. Mieux encore, par cette
démonstration, le recours à la langue franque aurait été mis
au service d’une position clairement patriotique:
Etait-ce pour autant une “aristocratie” cosmopolite sans atta­
ches avec le milieu quelle dominait? il ne le semble pas : si
certains “Turcs” de fraîche date à Tunis ou certains renégats
pouvaient aisément passer au service d’Alger ou d’Istamboul,
la majorité des “dirigeants” prenaient racine dans le pays [...]
Mieux, on assistait au niveau de certains responsables — de
la dynastie des Mouradites, en particulier — à l’élaboration
d’un “patriotisme” indéniable: en réponse aux menaces de
représailles de l’envoyé français en 1666, le dey Muhammad
al—Hafçî s’écriait: “Monsieur, sachez que nous sommes ici
dans un pays qui ne craint personne, et que toute la chré­
tienté ensemble n’a pu conquérir” ; et lui montrant avec le
doigt un jardin qui est sur le chemin de Carthage, il ajouta:
“Votre Roi Louis est mort-là, et vous verrez à la Goulette
les armes de Charles Quint qui servent de marches à nos
châteaux. Non far tanta fantasia'.” .

Les suspicions, lourdes ou plus nuancées, à l’égard des


sources européennes comme telles sont aujourd’hui retom­
bées, et l’on considère avec plus de sérénité, dans l’historio­
graphie maghrébine, l’hypothèse d’un rapport organique et
114 LINGUA FRANCA

continu entre les deux rives de la Méditerranée. Nous pour­


rions même prendre acte d’un décalage inversé dans l’écri­
ture de cette histoire commune puisque, aujourd’hui, c’est
l’histoire européenne qui affronte difficilement la question
de la présence et de l’intégration des musulmans en Europe,
au Moyen Age et à l’époque moderne.
Tous ces héritages historiographiques ont leurs effets d’opa­
cité, partiellement ou incomplètement levés. Comment expli­
quer qu’un objet aussi “central” que la linguafranca — central
par sa présence dans la vie marchande, mais aussi, comme on
commence de l’entrevoir, dans la vie domestique, et central
aussi dans les interfaces diplomatiques - n ait acquis, somme
toute, qu’une si faible visibilité, et soit si peu présent dans les
mémoires collectives ? Comment comprendre cette forme de
présence en creux qui est la sienne dans tant de documents
historiques ou d’œuvres de fiction, et ce mode d’évidence
tacite qui régit si souvent sa mention? L’une des raisons qui
concourent à son élision documentaire est très vraisembla­
blement le fait qu’il s’agit d’une langue sans prestige, et ce
; dans le moment même où les langues orientales s’affirment
comme langues de prestige.

2. VOYAGEURS SAVANTS ET LANGUE FRANQUE

L’une des raisons de l’“oubli” de la langue franque dans nos


représentations courantes a sans doute été l’essor de l’orienta­
lisme savant. Dans sa logique même, celui-ci visait à produire
un savoir nouveau sur des sociétés “autres”, quelles soient
arabes, persanes, chinoises ou indiennes... Et plus elles se
révélaient “autres”, plus grande s’avérait aussi la compétence
de qui pénétrait leur mystère, s’initiait à leurs langues, à leurs
littératures, s’imprégnait de leurs civilisations. La position
scientifique du savant orientaliste, toute condescendante
qu’ait été le plus souvent, mais pas toujours, sa posture poli­
tique, supposait un hommage à la haute culture de l’Orient,
quel qu’il soit. Dans une telle configuration de savoirs, la
lingua franca méditerranéenne ne pouvait trouver place. A
l’exact inverse de ce savoir exotique, elle instaurait un trait
d’union quasi organique entre l’Orient et l’Europe, et vouait
HI- INTERSTICES DE LA LANGUE 115

ce lien, qui plus est, à l’abâtardissement, à la “corruption”


réciproque20. Elle figurait l’antithèse absolue d’une langue
de culture, d’une langue classique digne d’être étudiée, pro­
tégée, perpétuée. Dans une perspective orientaliste, plus
encore que dans celle des études classiques, la lingua franca
était le contraire même d’une langue de civilisation.
Sans prestige, donc, et surtout sans écriture, sans littéra­
ture, vecteur élémentaire d’échanges eux-mêmes rudimen­
taires, à ce que l’on pensait, elle ne trouvait aucune place
dans la tradition orientaliste. Dans le dernier quart du
XXe siècle, la critique de celle-ci, telle quelle s’est développée
notamment à partir de EOrientalisme d’Edward W. Saïd, ne
lui accordait pas plus de crédit scientifique pour les mêmes
raisons. Avec la parution du fameux ouvrage de Saïd, en
1978, le principe d’une autonomie réciproque des deux
mondes en miroir s’est même vu, somme toute, réaffirmé
— ce n’est qu’ultérieurement que Saïd invoquera la nature
de toute façon métisse de toute culture21. La présence de la
lingua franca n’en était que plus imperceptible.
Il se pourrait, mieux encore, que la période du débat intel­
lectuel durant laquelle fut privilégiée la question du voyage,
des voyageurs ou explorateurs, et celle de la découverte de
l’Autre, dans la mouvance de Tzvetan Todorov et de son
livre sur La Conquête de l’Amérique, par exemple, ou, sur
un plan plus historique, du Miroir d’Hérodote de François
Hartog, ait conduit à une systématisation de la distance
culturelle, et, par là même, à un défaut de visibilité accru de
la question de la lingua franca. Les années durant lesquelles
la question de “l’altérité en miroir” fut au premier plan de la
recherche littéraire et historique (entre 1970 et 1990, grosso
modo) mirent aussi en lumière, de manière plus générale,
une découverte de l’autre axée sur le regard, la perception
visuelle, iconique et intellectuelle, plutôt que sur l’échange
verbal. Sans trop schématiser ce moment historiographique,
on peut relever que la figure du voyageur savant, ou de l’ex­
plorateur, du missionnaire, du conquérant, éventuellement
accompagné d’un interprète, primait alors sur la figure du
captif, immergé, quant à lui, et à son corps défendant, dans
des situations où le recours à un truchement ne pouvait être
constant et qui nécessitaient l’acquisition quasi immédiate
116 LINGUA FRANCA

d’une autonomie linguistique. Ce n’est que de manière bien


plus récente que la question des “captifs” et des transfuges
a rejoint cette problématique du contact des cultures, y
compris dans le contexte américain22.
Il est révélateur à cet égard que l’étude de Denise Brahimi,
par exemple, sur les voyageurs des Lumières n’ait fait aucune
mention de la lingua franca, à la fois parce que la probléma­
tique de cette recherche sur les voyageurs éclairés en Orient
évacuait ce registre d’interrogations, et parce que la nature
même des contacts entre Européens et Arabes, dans le cor­
pus étudié, privilégiait vraisemblablement les situations de
médiations d’un interprète plutôt que l’échange direct23.
C’est d’ailleurs dans ce même moment que les recherches
sur la catégorie sociale des interprètes, ou sur la profession
d’interprète, ont commencé à se faire plus nombreuses, dans
le cadre d’une réflexion plus générale sur les médiateurs
culturels et les truchements entre Orient et Occident24.
Un second moment historiographique, dans la dernière
décennie du XXe siècle, a remis au premier plan la question des
échanges violents — en Méditerranée, mais aussi en d’autres
régions du monde —, réhabilitant notamment l’étude de la
piraterie et des pirates, mais aussi celle des captifs, et renou­
velant l’histoire de la circulation des hommes et de ses effets ;
l’attention s’est déplacée vers un autre univers social et vers
d’autres registres, globalement moins savants, de l’écriture de
la découverte de l’autre25. Cette nouvelle focalisation sur des
populations plus anonymes, dans la recherche et la réflexion
sur la Méditerranée, s’avère plus propice à une investiga­
tion sur la langue franque; l’affleurement du phénomène
devenait plus visible dans ces contextes. Néanmoins, l’étude
fameuse de B. et L. Bennassar sur Les Chrétiens d’Allah, par
exemple, qui a apporté un éclairage inédit à la question des
“renégats” et a contribué à relancer une attention statistique
à l’ampleur des circulations et des migrations croisées en
Méditerranée, cette étude remarquée ne s’interrogeait pas
autrement sur la question de la lingua franca.
C’est pourquoi il s’agit peut-être moins d’inventer une
documentation nouvelle sur cette question que de relire
celle dont nous disposons déjà. On s’aperçoit, ce faisant,
que même ces voyageurs savants, érudits, ces premiers
Ill- INTERSTICES DE LA LANGUE 117

orientalistes, dont on aurait pensé qu’ils étaient à cent lieues


d’être concernés par la lingua franca, pouvaient, d’une part,
l’avoir pratiquée, et, d’autre part, en faire état, dans leurs
écrits, sans qu’il y ait été beaucoup prêté attention jusqu’ici.
La plupart d’entre eux, on l’a vu, se sont peu enorgueillis
dans leurs écrits d’avoir eux-mêmes recouru au parler franc.
Ceux des observateurs de l’Orient qui connaissaient les
langues orientales ou aspiraient à cette connaissance met­
taient un point d’honneur à ne pas l’évoquer, soit qu’ils aient
craint que soit mise en doute leur compétence, soit que leur
aisance dans les langues locales ait effectivement rendue
inutile toute communication via la lingua franca. Mais les
situations linguistiques étaient-elles au vrai aussi tranchées ?
La maîtrise de l’arabe ou du turc évacuait-elle à ce point
l’hypothèse de la langue franque ?
On peut se pencher ainsi sur le cas du chevalier Laurent
d’Arvieux (1635-1702)26. Ce diplomate français, dont on a
publié les mémoires peu de temps après sa mort, ouvrages
richement nourris de ses voyages et de ses missions en
Méditerranée musulmane, illustre tout d’abord la “compé­
tence” méditerranéenne de ces praticiens de l’Orient qui
conjuguaient l’expérience du Levant et de la Barbarie. Ce
noble provençal découvre l’Orient en travaillant pour le
compte de sa famille dans les Echelles du Levant; l’un de
ses oncles ou cousins est consul à Smyrne27. Il y apprend les
langues orientales et accomplit ensuite différentes missions,
pour le compte du roi de France, en Palestine, au Liban, en
Syrie, mais aussi, longuement, à Tunis et à Alger, où il a fait
fonction d’interprète puis d’agent consulaire.
En 1674, il avait séjourné à Alger, accompagnant une
ambassade de Louis XIV pour un échange de captifs. On
lui doit dans ce cadre une description de la ville, où il atteste,
parmi d’autres observateurs, la généralité du phénomène de
la linguafranca'.
La diversité des Nations Chrétiennes que cette ville retient
toujours dans l’esclavage a formé peu à peu une Langue
dont tout le monde se sert surtout les Patrons, pour se faire
entendre de leurs Esclaves. C’est proprement un composé
corrompu de l’Espagnol, de l’Italien, du Provençal, et autres
118 LINGUA FRANCA

qui ont du rapport avec celles-là. On appelle ce langage la '


Langue franque28.

Arvieux prend acte également de cet usage par la trans­


cription de (brèves) citations de lingua franca, en particulier
à l’occasion d’une première mission diplomatique à Tunis
en 1665, qui mérite que l’on s’y arrête. Les relations des
Régences ottomanes avec la France étaient en effet, dans ce
moment, très tendues, car un sérieux affrontement militaire
avait eu lieu en 1664: les Français avaient débarqué avec
8 000 hommes à Gigeri (Jijel), port non loin d’Alger, et ils
avaient pris la ville. Le dey d’Alger avait réussi à la reprendre,
et les Français avaient perdu 2 000 hommes29. Ce contexte
. difficile et l’échec sensible de cette opération expliquent un
récit des plus minutieux, scrupuleux, de Laurent d’Arvieux,
émaillé, peut-être de ce fait, de plusieurs citations de langue
franque. Ainsi, quand le dey de Tunis accueille l’ambassade
française, il lui adresse des paroles de bienvenue en lingua
franca:
Je le saluai en entrant. Il me reçut avec ce compliment d’Ita­
lien corrompu qu’on appelle Langue Franque, dont on se
sert ordinairement à Tunis : “Ben venuto, coma estar, bono,
forte, gramercy (grand merci).” Je ne savais pas assez ce jargon
pour m’en servir en lui parlant. Je lui parlai en Turc, et lui
exposai le sujet de ma visite, et de notre voyage [...] Le bon
homme fut ravi de m’entendre parler sa Langue30.

On observe l’immédiate dénégation du chevalier français,


qui, après tout, a été recruté comme interprète pour cetre
mission diplomatique. Est-il vraiment concevable qu’un
homme qui a déjà fait une partie de sa carrière au Levant, à
la fois dans le milieu du négoce et celui des consulats (encore
peu dissociés dans cette période), prétende ne pouvoir
conduire une conversation en langue franque, ou répondre
à un simple compliment de bienvenue? L^ compétence du
chevalier d’Arvieux dans les langues orientales est bien ce qui
fonde sa carrière et il met un point d’honneur à récuser la
langue franque (en même temps que sa compétence profes­
sionnelle y est engagée)31.
Ill- INTERSTICES DE LA LANGUE 119

Mission delicate et d’emblée compromise... Arvieux


affirme avoir en quelque sorte sauvé la paix entre Tunis et
la France, tant le consul lui-même, le sieur Dumoulin et
différents membres de l’entourage deylical y auraient mis
de la mauvaise volonté ou de la malice ; et dans son récit
des menus accrochages et négociations qui entourent la
signature du traité de paix, la question des langues se révèle
centrale mais démontre, surtout, sa propre valorisation
de l’usàge du turc. Il n’est pas loin, en effet, de prétendre
imposer te turc comme langue de la négociation, alors que
la réalité qu’il décrit atteste une pratique linguistique plus
complexe. Un certain “Ysoûf Corso” (Yûsuf te Corse) crée
ainsi des obstacles à la paix :
Ce renégat expliquait les articles du traité et moi je les
expliquais d’une autre manière tout opposée. Le traité avait
été fait en italien, que les renégats n’entendaient qu’im-
parfaitement, et que les ministres du Divan n’entendaient
qu’imparfaitement32.

On peut se demander ce qu’est la nature de cet italien


qu’un Corse est supposé mal entendre, sachant à quel point
la langue corse est estimée proche du toscan notamment...
Mais Arvieux prend les choses en main :
Je me retirai au logis aprè que j’eus conduit les Beigs chez
eux, et je traduisi le traité en turc. J’en fis trois copies, dont
j’envoyai une au Divan, une au Dey et une à Murad beig.
Elles firent fort bien reçues, et achevèrent de persuader
Murad (beig) que j’étais turc33.

En fait, dès l’arrivée de cette mission à Tunis, lorsque


monte à bord de leur navire une délégation officielle tuni­
sienne, Laurent d’Arvieux met en avant sa connaissance des
langues orientales, en supposant la réticence des dirigeants
barbaresques à user des langues européennes :

Je leur fis mon compliment en turc; cela leur fit plaisir, car
quoiqu’on doive ou puisse supposer qu’ils savent les langues
des Chrétiens, il est certain qu’ils n’aiment pas à s’en servir. Ils
120 LINGUA FRANCA

répondirent à mon compliment avec beaucoup de politesse


et parurent surpris que je parlais si aisément leur langue34.

Le même Arvieux regrettait à Smyrne que les marchands


juifs et arméniens parlent volontiers français35. Un trait,
peut-être, comme un lapsus, de qui aspire à orientaliser
toujours plus l’Orient, au mépris de l’évidence. Lorsque le
même savant diplomate décrit les institutions tunisiennes,
il observe :
Tous les Jeudis de chaque semaine, le Dey, le Pacha, le Mufti
et le Cadi, avec les principaux de la Milice, font une assem­
blée qu’ils appellent Megilio, qui signifie séance36.

L’origine de ce terme est évidemment le mot arabe majlis,


et cette transposition en Megilio, si elle n’est une erreur,
pourrait refléter une italianisation ou une “franquisation”
du terme37.
En dépit de multiples preuves d’une familiarité des diri­
geants locaux avec les langues européennes ou avec la lingua
franca, Arvieux persiste à jouer la seule carte du turc, l’une
des langues du fameux traité. Mais lorsque, à l’occasion
d’une négociation avec le consul français, le dey s’emporte,
c’est bien en lingua franca qu’il “lui dit en colère : Andate a
Gigery, Gigery . Et poursuivant sa diatribe, il conclut: Non
far tantafantasiosi
Le point de vue d’autres observateurs de ce contexte don­
nera une vision plus libérale encore des pratiques de langues
de ces dignitaires tunisiens et de leur propension à recourir
à la lingua franca. Une mission de trinitaires se présente en
effet en 1666 dans le port de Tunis pour négocier le rachat
de captifs. La relation de leur mission compose alors un récit
très vivant, notamment de l’arrivée du vaisseau français dans
le port et des tracas que leur causent les Tunisiens pour les
autoriser à débarquer:

[...] voicy le (dit) Capitaine du Port qui vient et accourt


bien éveillé en nostre bord dans une Sandale à six rames
et demande donde el vesello ? d’où vient le Vaisseau ? Nostre
Capitaine luy ayant répondu en même langue, d’où, de la
IH- INTERSTICES DE LA LANGUE 121

part de qui et pour quel sujet nous venions, il dit ben venido,
soyez les bien venus. Incontinent il demande s’il n’y a pas de
quoi foire la collation. Chacun bien aise de ce qu’il semblait
ne penser qu’à manger, se met à luy servir avec empresse­
ment tout ce qu’il y avait de meilleur au Vaisseau; il mange
sans vouloir boire de vin, noquiero bever de esso, disait-il,
mis il boit seulement un peu d’eau, qui n’estait plus guère
bonne, mais qui l’estait encore trop pour luy40.

Tant de sollicitude et de crainte provenaient de ce que les


marchands français de Tunis venaient d’être mis aux fers, en
raison d’une maladresse de l’envoyé français, Dumoulin. Le
capitaine du navire se voit d’ailleurs intimer l’ordre d’abaisser
ses voiles et de les remettre aux Tunisiens (précaution appli­
quée normalement aux seuls navires marchands et destinée à
les bloquer au port, sans possibilité de fuite41). Il affecte alors
de boire à la santé du capitaine du port de Tunis :
Ce Barbare, bien estonné de l’entendre ainsi parler, et ne res-
pondant autre chose, en une langue qui nous est inconnue,
sinon, mira, mira, corno tiéné fantasia esté Francése. Voyez,
voyez comme ce Français est fantasque.

La réponse du capitaine français est alors donnée en


espagnol :
Après avoir ainsi bû. à sa santé, il se met à luy dire avec un
agréable souris: Senor, espera por la manana de tornar las
vêlas, que tengo de ver al senor Dey en compania de los Padres,
Monsieur, attendez à demain à prendre les voiles, par ce que
j’iray avec les Pères voir le Seigneur Day.

Mais le lendemain, le dey exige que les voiles lui soient


remises et il envoie une délégation à cet effet:

Au même moment, voicy l’Aga Capitaine, ou Gardien du


Port et des Citadelles du jour précédent, qui vient à force
de rames avec trois bateaux et une trentaine au moins de
Sauvages et de Nègres, plus hideux encore que ceux qui
l’avaient amené la première fois, lequel, bien échauffé et
122 LINGUA FRANCA

tout hors d’haleine, montant à notre bord, crie à notre


Capitaine, que noues, quelles nouvelles? n’est-il pas ordonné
que je prendrai les voiles ? Le capitaine tente en vain de le
faire patienter :
Aussi-tost estant monté sur le tillac, il crie à ses Ministres
d’Enfer, pillad-pillad las veles; esta obrigada mi cabeça,
pillez et prenez de force les voiles, il y va de ma teste, tiené
fantasia esté perro de Christian, ce chien de Chrétien a des
fantaisies42.

La langue de ces échanges peu amènes n’est pas autre­


ment identifiée par l’auteur de ce Tableau de piété envers les
captifs, et il va jusqu’à la qualifier de “langue qui nous est
inconnue”. Néanmoins, on mesure l’aisance avec laquelle
les uns et les autres se font comprendre, il n’est pas d’entrave
à l’intercompréhension (même si la transcription de ces dia­
logues en italique souligne un élément d’exotisme dans le
récit). Cette familiarité linguistique contraste avec le radical
basculement dans l’altérité des protagonistes musulmans,
finalement assimilés à “des Sauvages ou des Nègres”.
On mesure donc l’écart de ce type de témoignage,
ponctuel, quasi “journalistique”, avec celui du chevalier
d’Arvieux, qui prétend pour sa part à une compétence
savante et à une connaissance de l’intérieur des sociétés
ottomanes, fondée sur sa maîtrise, y compris à l’écrit, du
turc et de l’arabe. Ce parti pris le rend, en un sens, plus
oriental, sur ce plan, que les “Orientaux” eux-mêmes. “Je
ne savais pas assez ce jargon pour m’en servir en lui par­
lant”, dit-il après leur audience auprès du dey de Tunis
- affirmation fort singulière de la part de celui qui sera
l’inspirateur des strophes en langue franque du Bourgeois
gentilhomme, quelques années plus tard43. Sans prestige,
sans gloire, la langue franque est donc non pas absente de
son témoignage (il évoque bien à Alger “une Langue dont
tout le monde se sert”), mais repoussée dans un implicite
un peu flou, à l’exception des situations où sa mention
permet de dévaloriser ou de folkloriser un interlocuteur
diffìcile. Il est vrai que cette mission diplomatique relève
d’un vrai rapport de force, à l’issue indéterminée, et non
pas d’une simple formalité.
Ill- INTERSTICES DE LA LANGUE 123

Mais cette forme de déni d’Arvieux, quant à son propre


recours à la langue franque, dans l’échange avec les Tunisiens,
avec les Barbaresques en général ou avec d’autres interlocu­
teurs du monde islamique, relève du paradoxe, insistons-y, si
l’on considère le rôle d’“expert” en matière de langue franque
qui fut le sien.

3. Y FAUT-IL UN EXPERT?

L’épisode est bien connu. Lorsque Louis XIV, en 1670, passe


commande à Molière et Lully de la pièce théâtrale qui deviendra
Le Bourgeoisgentilhomme, il entend se moquer d’une ambassade
ottomane, celle de Soliman Agha, en 1669, qui lui avait laissé
un souvenir des plus déplaisants. C’est dans ce contexte que
Molière et Lully se seraient enfermés à Versailles avec Laurent
d’Arvieux, convoqué comme conseiller en matière d’affaires
turques, pour les costumes notamment, mais aussi pour les
fameuses strophes de linguafranca de la pièce44.
De fait, elles ne constituent pas les seuls couplets de lin­
guafranca du répertoire théâtral dans ce moment, mais elles
sont beaucoup plus proches de la langue franque, attestée par
d’autres sources, que de ces couplets chantés plus fantaisistes
où l’on se contente de “faire signe” vers la lingua franca, ou
vers une sorte de langage hybride et comique attribué aux
“Turcs”45. Il est vrai que Molière en 1667, dans Le Sicilien
ou l’Amour peintre, avait déjà recouru à la langue franque
et sur un mode également assez réaliste (à l’exception du
Chiribiridaouch.. .)46.
Mais les paroles du Bourgeois jouent un rôle embléma­
tique et sont peut-être investies d’un sens politique plus aigu
que d’autres œuvres usant du même procédé. Ces strophes
accompagnent la cérémonie d’intronisation du grand mama-
mouchi , et elles figurent une sorte d’acte fondateur de la
réflexivité de la langue franque. Rétrospectivement, les lin­
guistes ou la tradition linguistique y rattachent la naissance
du terme “sabir”. Or les didascalies montrent bien que ce
langage des Turcs est identifié comme la langue franque
(acte IV, scène 5) :
La cérémonie turquepour ennoblir le Bourgeois sefait en danse
et en musique, et compose le quatrième intermède.
124 LINGUA FRANCA

Le Mufti, quatre Dervis, six Turcs dansant, six Turcs musi­


ciens et autres joueurs d’intruments à la turque, sont les
acteurs de cette cérémonie.
Le Mufti invoque Mahomet avec les douze Turcs et les quatre
Dervis ; après on lui amène le Bourgeois, vêtu à la turque,
sans turban et sans sabre, auquel il chante ces paroles :

LE MUFTI
Se ti sabir, Si toi savoir
Ti respondir; Toi, répondre
Se non sabir, Si pas savoir
Tazir, tazir. Te taire, te taire
Mi star Mufti, Moi être Mufti
Ti qui star ti? Toi, qui être toi
Non intendir: Pas comprendre
Tazir, Tazir Te taire, te taire

Le Mufti demande, en même langue, aux Turcs assistants de


quelle religion est le Bourgeois, et ils assurent qu’il est maho-
métan. Le Mufti invoque Mahomet en langue franque, et
chante les paroles qui suivent:

LE MUFTI
Mahametta per Giourdina Mahomet pour Jourdain
Mi pregar sera e mattina: Moi prier soir et matin
Volerfar un Paladina Vouloir faire un Paladin
Dé Giourdina, dé Giourdina De Jourdain, de Jourdain
Dar Turbanta, é dar scarcina Donner turban et cimeterre
Con galera é brigantina Avec galère et brigantine
Per deffender Palestina Pour défendre Palestine
Mahametta, etc Mahomet, etc.

Le Mufti demande aux Turcs si le Bourgeois sera ferme dans


la religion mahométane, et leur chante ces paroles:

LE MUFTI

Star bon Turca Giourdina ? Etre bon Turc, Jourdain ?

LES TURCS

Hi valla Oui, par Dieu

A bien des égards, ces strophes de langue franque peuvent


être dites emblématiques. Elles le sont, en premier lieu, sur
Partition musicale du Bourgeois gentilhomme, Comédie-Ballet, de Jean-
Baptiste Lully, 1670
126 LINGUA FRANCA

le plan de la langue elle-même. Si un élément de fantai­


sie et d’invention se fait sentir (avec l’invention du verbe
tazir, par exemple, qui n’est en nulle autre source attesté),
les marqueurs de la linguafranca sont bien là, avec des verbes
à l’infinitif, des pronoms personnels sans accord en genre
ou en nombre, etc. En second lieu et surtout, ces couplets
illustrent de manière exemplaire certaines des questions de
fond, tout aussi structurelles, qui régissent l’emploi de la
lingua franca, ce qui peut expliquer qu elles aient acquis
une telle valeur illustrative, parmi les multiples usages de la
langue franque dans le théâtre européen du xvne siècle48.
Au cœur de cette cérémonie figure un “renégat”, un trans­
fuge ou converti à l’Islam, le fameux Giourdina, Jourdain,
au nom lui aussi italianisé. Un enjeu: éprouver sa loyauté
à l’égard de l’Islam fTi star furba T, demandera le mufti,
“Es-tu fourbe?”) Le contexte auquel réfère cette fantaisie
n’est autre que celui de la Croisade (défendre la Palestine...)
et de la défense de la foi. Or, dans ce contexte d’adversité,
la langue franque est non seulement la langue du turc,
mais véritablement la langue de l’Islam (“le Mufti invoque
Mahomet en langue franque”, indiquent les didascalies).
Cette langue chantée n’est pas la même que celle que parlent
les pseudo-Turcs, Cléonte et Covielle, qui, paradoxalement,
emploient un langage beaucoup plus proche de la véritable
langue turque :
covielle: Carigar camboto oustin moraf.
cléonte oustin : Yoc catamelequi basum base alla moram.
covielle: Il dit: “Que le Ciel vous donne la force des lions
et la prudence des serpents !”
monsieur Jourdain : Son Altesse Turque m’honore trop, et
je lui souhaite toutes sortes de prospérités.
ovielle : Ossa binamen sadoc babally oracafouram.

L’identification du “Turc”, du musulman, se présente donc


sous le signe du doute identitaire : “ Ti, qui star ti ?’ “Toi, qui
es-tu demande instamment le mufti. Le recours à la lan­
gue franque, déjà sous le signe du pastiche, met en scène une
constante imposture (Covielle, déguisé en Turc, se jouant
du Bourgeois...) Comment mieux dire l’indétermination,
Ill- INTERSTICES DE LA LANGUE 127

au fond, de la frontière identitaire avec le Turc, y compris et


sans doute a fortiori dans ce contexte où cinglent “galères et
brigantines”49.
Ainsi, il y a bien quelque paradoxe à ce que la compé­
tence d’Arvieux dans les affaires “turques” se décline aussi
comme une compétence en langue franque, alors que le
savant interprète du roi se targue avec tant de confiance, sans
doute justifiée, dans ses mémoires, de sa parfaite maîtrise
des langues orientales, mais certainement pas de la langue
franque. Celle-ci est a priori exclue de toute compétence
savante... Si l’hypothèse que le nom commun “sabir” est
issu du Bourgeois gentilhomme peut être retenue, Arvieux a
quelque titre à en revendiquer la paternité, mais il est sans
doute loin d’avoir imaginé quelque postérité que ce soit par
ce biais50. Le terme n’entrera d’ailleurs dans l’usage sous cette
acception qu’au XIXe siècle.

Ce schéma est-il si général? Peut-on rapporter l’élision,


relative ou plus complète, de la question de la langue franque
dans les sources historiques à la démarche “orientalisante”,
même si le terme est anachronique, de certains témoins ou
observateurs du temps ? Le regard du “savant” orientaliste,
soucieux de restituer l’orientalité pleine et entière des socié­
tés qu’il décrit, évince peu ou prou la langue franque de
son observation ; il récuse ainsi leur part de “romanité”. Le
voyageur ou l’observateur plus ignare, non initié à l’Orient,
restitue-t-il plus fidèlement l’empreinte effective, l’usage
établi de la lingua franca dans les sociétés islamiques qu’il
découvre et parcourt... ? Peut-on également penser que cette
réticence ou résistance à se réclamer d’un jargon de langues
romanes jugé passablement infâme est le propre des seuls
observateurs issus de l’Europe latine? Des Anglo-Saxons
ou des locuteurs des langues germaniques répugneraient-ils
autant à en rendre compte?

4. UNE EUROPE SAVANTE

Le même déni tacite ou le même contournement de


la lingua franca qu’illustrait Arvieux dans ses Mémoires
128 LINGUA FRANCA

ressort d’une relation plus tardive, publiée par un Anglais,


Thomas Shaw, en 1738, sous le titre Travels or Observations
relating to Several Parts ofBarbary and the Levant (traduite
en français dès 1743). Le docteur Shaw (1694-1751)
réside à Alger durant dix-huit ans, en tant que chapelain
de la manufacture anglaise de tabac et du consulat britan­
nique51. Il s’investit dans l’apprentissage de la langue arabe
et rédige un ouvrage sur la Barbarie dans lequel il porte
un fort accent sur l’histoire naturelle de la région, mais
également et peut-être surtout sur la langue. Il nomme en
langue arabe un nombre considérable de plantes et d’ani­
maux, ou encore d’objets de la vie locale, attentif à leur
transcription, l’ethnographie se mêlant à l’histoire natu­
relle. Un glossaire complète cet ouvrage savant qui vaudra
à son auteur d’intégrer l’université d’Oxford dès son retour
en Angleterre52.
Or, dans ce livre, description des plus méthodiques et
fines de la société barbaresque, rédigée par un homme qui y
a séjourné près de vingt ans, la question de la langue franque
n’est l’objet d’aucune définition explicite. Plusieurs mots de
langue franque (mentionnés comme tels en d’autres sources)
y sont évoqués ou expliqués, mais sans autre attribution
{Bagnios, Kashareas, Mattamores, soit Bagnes, Caisserie ou
Matemore en d’autres transcriptions plus françaises... ou
encore “commis turc”, contadoPp.
Néanmoins, la Langue franque se voit aussi nommée,
à deux reprises, en deux occurrences, et comme par lap­
sus, ou sur le mode d’une évidence triviale et sans intérêt.
Observant que “l’abricot ordinaire donne souvent la fièvre
et la dissenterie”, Shaw explique: “C’est pourquoi on le
nomme en langue Franque, Matza Franka, ou le Boucher
des Chrétien^L De même, décrivant la maison moresque à
toit plat, il écrit :
Le dessus de la maison, qui est toujours plat, est couvert de
bon plâtre de Terrace, c’est de là que vient le nom que l’on
donne à cette Piatte-forme en langue Franque-, ce mot est
aussi en usage parmi les habitans de quelques districts du
Pais55.
Ill- INTERSTICES DE LA LANGUE 129

Ainsi avons-nous l’indication incidente d’un terme de par­


ler franc qui serait usité dans un cadre vernaculaire. Hormis
cet exemple, la langue franque n’entre pas même dans l’énu­
mération des langues parlées dans les Régences d’Alger et de
Tunis. Pourtant, dans le même moment, un contemporain
de Thomas Shaw, qui fit en sa compagnie un voyage dans
l’intérieur de la Régence d’Alger et celle de Tunis, compose,
sur la base de cette expérience commune, un récit d’une
autre tonalité. Son rapport aux langues indigènes est d’une
tout autre nature que celui du révérend Shaw.
Ce voyageur, le médecin naturaliste prussien Johann
Hebenstreit, est envoyé par le roi de Prusse dans la Régence
d’Alger en 1732. Il y séjourne plusieurs mois, avant de
prolonger sa mission naturaliste vers Tunis. Ce moment
est celui d’une certaine tension dans les rapports avec les
Européens. L’Espagne menace d’attaquer la Régence d’Al­
ger, et la présence de chrétiens dans la région est vue d’un
mauvais œil. Aussi n’est-il pas sans risque de s’engager dans
les régions intérieures, et lorsque Hebenstreit entreprend de
partir pour Constantine, une escorte lui est attribuée, avec
un sauf-conduit du dey; bénéficiant de cette protection, un
certain nombre d’Européens, dont Thomas Shaw, prennent
part aussi à l’expédition 56.
Hebenstreit a laissé de son expérience des deux Régences
ottomanes une relation très complète et très vivante. Mais
s’il est lui-même un grand savant naturaliste, il ne se pique
d’aucune compétence “orientaliste”, à la différence de Shaw;
il ne s’intéresse aucunement à la langue arabe et ne séjourne
de toute façon à Tunis et à Alger que de manière très transi­
toire57. N’ayant aucune aspiration à valider une quelconque
maîtrise des langues locales - il les ignore totalement et les
transcrit de manière très approximative -, il témoigne très
librement, à l’inverse de son compagnon d’expédition, de
l’usage de la lingua franca dans les "royaumes” d’Alger ou de
Tunis. Il explique ainsi qu’à Tunis,

la plupart des officiers de la couronne connaissent les princi­


pales langues de la chrétienté. On parle à Tunis l’italien avec
assez de pureté. Il y est presque devenu national. La langue
130 LINGUA FRANCA

franque, qui est à moitié espagnole à Alger, se rapproche


davantage de l’italienne à Tunis58.

Mais il atteste aussi qu’en dehors même du cadre urbain,


en pleine campagne, une familiarité minimale avec la lingua
franca ou certains de ses vocables est possible :
[...] Je n’ai jamais été inquiété par personne, soit Turc, soit
Maure, dans la ville ou à la campagne. Au contraire, on
nous a témoigné beaucoup d’égards comme étrangers ou
comme barbieros, ainsi qu’on a coutume de nous appeler.
Le peuple nous donne ce nom parce qu’il nous voit souvent
avec des fleurs et des plantes à la main ; c’est notre meilleure
sauvegarde59.

Ce terme, barbiero, est le plus communément consacré,


dans la langue franque, pour “docteur”. Tabib ou “toubib”,
qui viennent directement de l’arabe, paraissent d’introduc­
tion plus tardive dans la langue franque elle-même. Quelques
décennies plus tard, en effet, au Maroc, le médecin anglais
Lempriere, reçu dans un harem princier, se voit appelé par
les femmes seranio toubib, docteur chrétien, le premier terme
étant une “romanisation” de nasrani, chrétien, en langue
arabe60. Le prince, quant à lui, le saluera par ces mots : “Bono
toubib, bono inglez, bon docteur, bon anglais61.” Mais dans
le premier tiers du xvnie siècle, alors que Hebenstreit trans­
crit ce terme de lingua franca dont on le gratifie, barbiero,
Shaw pour sa part, dans les mêmes circonstances, s’en tient
strictement à l’arabe (“Je n’ai vu qu’un petit nombre de leurs
tibibs ou médecins qui connussent de nom Rasis, Averroès,
et autre anciens médecins arabes”62).
Ce contraste entre le regard “candide” du voyageur occa­
sionnel et le regard du lecteur savant, initié à l’histoire des
Arabes et de l’Orient et qui enferme son observation dans
une exigence d’authenticité, c’est-à-dire d’altérité, de spé­
cificité, ce contraste est manifeste et se vérifie en d’autres
contextes. Plus encore que de regard, il faudrait d’ailleurs par­
ler d’écoute. Ainsi, décrivant la Kasbah d’Alger, Hebenstreit
évoque la fête qui suit le Ramadan, “que les Musulmans
appellent Beïram”, précise-t-il, attestant ici le terme turc et
Ill- INTERSTICES DE LA LANGUE 131

non pas arabe. Mais la linguafranca affleure immédiatement


dans son témoignage :
Dans la langue franque, on fait usage du mot pasaca, non
que cette fête ait aucune ressemblance avec la pâques des
chrétiens mais parce quelle arrive après un long jeûne,
comme Pâques après le carême. Le matin du premier jour
chacun va saluer et féliciter le patron grande ou dey63.

Deux occurrences, ainsi, de la lingua franca dans ce bref


commentaire: une transposition de l’Aïd el-fltr en fête de
Pâques, pasaca, et un dey nommé patron grande. Ces deux
dénominations sont attestées par des sources plus anciennes
du xvnc siècle, notamment. Elles ne relèvent aucunement
d’un idiotisme. L’assimilation de l’Aïd au “carême”, en parti­
culier, est des plus communes dans la langue franque (Haëdo
en faisait état, ou encore Chastelet des Bois) et elle participe
d’une opération de “traduction” culturelle, de transposition
de la différence entre musulmans et chrétiens. Elle relève
de l’invention d’un “idiome” commun, sur le modèle d’un
calque linguistique. Hebenstreit poursuit:
La seconde fête du grand beïram (aid al Kabir) est appelée en
langue franque poscia de camieros, la pâques des brebis64.

Autrement dit, c’est la fête où l’on mange de la viande,


où l’on égorge un mouton. Cette locution était déjà
attestée aussi un siècle plus tôt par Chastelet des Bois, et
Aranda précisait même que les musulmans avaient “dif­
férentes pâques” en suggérant que le terme était employé
par des locuteurs musulmans (à l’adresse des seuls chrétiens
probablement...) :
[...] j’étais fort aise de voir les solennités que font les Turcs
quand ils célèbrent leurs Pâques, qu’ils appellent Pâques de
Ramadan, car ils ont plusieurs Pâques65.

Ces appellations s’officialisent, et sous la plume du consul


de France, en 1700, faisant l’inventaire de ses dépenses,
ce calque se marie curieusement avec une francisation de
132 LINGUA FRANCA

l’arabe ‘âda, pluriel 'awâid, qui sont des “aides” coutumières,


des cadeaux rituels exigés des consuls chrétiens :
Etat des dépenses ordinaires et indispensables du consulat
d’Alger: pour ouaides des pâques grandes, pour ouaides de
pâques de carnero, aux chrétiens du dey pour le service qu’ils
rendent chaque fois qu’on va luy parler dans sa chambre (il
s’agit des pages et jeunes valets de la chambre...) etc.66

De la même façon, le xztme patron oupatrone grande pour


désigner le dey d’Alger, mais aussi le bey de Tunis, est attesté
en différentes occurrences, et sur un mode, de surcroît, ver­
naculaire. Il semble entrer, en effet, dans l’usage parmi cer­
tains membres du personnel de la maison “royale” ; il n’est
pas réservé aux seuls visiteurs étrangers67. Il est également
relevé, dans l’enceinte du palais deylical d’Alger par le chan­
celier interprète Venture de Paradis, dans les années 1780, et
sera plus communément mentionné au XIXe siècle à la cour
du bey de Tunis. Cet usage d’appeler le bey ou le deypatrone
grand s’explique par la présence continue de jeunes pages
italiens et espagnols dans l’entourage de ces dignitaires otto­
mans, mais aussi par les origines européennes d’un certain
nombre de ces derniers. On doit encore songer à la présence
de secrétaires d’origine européenne, italienne notamment.
Le docteur Shaw, quant à lui, ne fait pas état de cet usage
consacré, détaillant au contraire les multiples fonctions et
les titres turcs de la hiérarchie politico-militaire ottomane.
La fin du Ramadan n’est autrement nommée par lui que “la
fête du baïram”.

Le contraste est vif, de la sorte, entre une lecture “orien-


talisante”, en quête d’une homogénéité culturelle et d’un
savoir de l’intérieur, et une lecture plus libre, plus en surface
sans doute, moins soucieuse d’un “savoir authentique” mais
plus apte aussi à la notation sur le vif des pratiques effectives.
Celle-ci reflète mieùx, au final, le caractère labile, complexe,
des référents identitaires et des usages admis. Shaw produit
une lecture fine de ces sociétés, dans leur richesse “ethnolo­
gique”, mais il porte l’accent tour à tour sur leur turcité, leur
arabité, voire leur kabylité ou leur bédouinité... Il amplifie
Ill- INTERSTICES DE LA LANGUE 133

par là même les traits de spécificité et de différence cultu­


relle68. A suivre le témoignage de Hebenstreit, à l’inverse,
on constate qu’il n’est pas jusqu’au fait religieux lui-même
(le plus irréductible selon nos conceptions communes) qui
peut se voir transposé dans les termes de la langue franque;
le ramadan devient le “carême”.
Sa description d’une des principales mosquées d’Alger
mentionne aussi des bannières ou pavillons, blancs et verts,
qui sont élevés ou abaissés en fonction de l’heure de la prière.
C’est là une scansion visuelle du temps liturgique, que
Hebenstreit, dans ses transcriptions approximatives fleu­
rant l’allemand, évoque comme les “panthera niva ou heure
d’arborer le pavillon et le soir panthera abasso, ou heure de
l’amener69”. Dans une transcription plus juste à l’oreille et
plus conforme à la trame latine de ces locutions, Venture de
Paradis, un demi-siècle plus tard, mentionnera ces mêmes
bannières comme bandiera niva et bandiera abasso :
Les minarets des mosquées paroissiales, c’est-à-dire avec
minarets et koubbés, ont un petit pavillon blanc qu’on
arbore à toutes les heures canoniques où le muezzin appelle
le peuple à la prière et qui s’abaisse lorsqu’il a cessé de crier ;
mais à l’heure du midi, il reste arboré depuis midi jusqu’à
une heure et demie précise que finit l’heure canonique de
la prière de ce moment du jour. C’est un usage particulier
d’Alger. Une heure et demie d’après-midi s’appelle bandiera
bassa-, c’est le moment où on fait donner la bastonnade
dans la maison du Dey et où on appelle ordinairement les
Européens lorsqu’on a quelque affaire à traiter avec eux.
Bandiera arriva signifie l’heure du midi. Les mosquées
arborent pavillon vert le vendredi [...] et à onze heures et
demie, elles arborent pavillon blanc70.

Les voyageurs et, de manière plus générale, les littérateurs


de l’époque moderne font donc le “choix” de restituer ou
non ces éléments de romanité qui constituent autant de
liens avec leur propre expérience culturelle; cela explique
en certains cas une quasi-invisibilité de la langue franque
dans leurs témoignages. Leur perspective devient de plus en
plus souvent, à mesure que se constitue le savoir orientaliste,
134 LINGUA FRANCA

celle d’une “mise au loin” de la société exotique, invento­


riée, détaillée, maîtrisée, mais aussi assignée à un lieu autre;
cette évolution les conduit logiquement à ignorer ou à glis­
ser sous le tapis ces éléments impurs de romanité que sont
les emplois banalisés de la langue franque dans l’expérience
courante des rapports avec les Européens. La plupart des
auteurs savants les ignorent donc ou les récusent, sinon dans
leur pratique quotidienne, au moins dans leur témoignage
écrit, et à plus forte raison s’ils confèrent à celui-ci une valeur
négociable, monnayant leur propre maîtrise de l’Orient et
de ses langues.
Mais par-delà l’enjeu d’une écriture savante, il s’avère une
vraie disparité dans l’expérience de cet Orient. La dualité
des toponymes recensés au Maghreb, notamment, atteste
qu’il est une forme d’appropriation topographique, d’ac­
climatation par l’Europe ou les Européens des lieux qu’ils
Investissent librement ou sous la contrainte. Ces doubles
appellations sont-elles le signe de mondes juxtaposés, qui
voisinent sans se confondre, ou se voient-elles plus indis­
tinctement usitées ?

5. LIEUX RETRANCHÉS ?

Thomas Shaw ne mentionne que des toponymes arabes ou


“turcs” dans la Régence d’Alger, outre un rappel des topo­
nymes latins pour les sites antiques71. D’autres auteurs, à
l’inverse, moins savants ou se piquant moins d’érudition,
font état d’un système de double toponymie à l’époque
moderne, pour toute une série de quartiers urbains notam­
ment, avec un nom local vernaculaire, le plus souvent arabe,
redoublé par un nom d’usage en langue franque.
A Alger, ainsi, la Porte de la mer est communément
transposée depuis le xvne siècle au moins, en porte de la
Pescaderia, “la Pêcherie”, terme que le père Dan définit
explicitement comme une appellation de langue franque :

La sixième et dernière porte est au bord de la mer, tout


contre l’Arsenal des navires et se nomme en langage franc la
porte de la Piscaderie72.
Ill- INTERSTICES DE LA LANGUE 135

Cette dualité des manières de nommer l’espace recouvre


peut-être des univers sociaux parallèles, gens du lieu et chré­
tiens d’Europe se côtoyant sans se fondre, mais elle reflète
sans doute aussi une spécialisation de l’espace urbain, cer­
taines parties de la ville étant plus particulièrement ouvertes
aux chrétiens que d’autres. C’est ce qui pourrait ressortir
aussi de ces noms des portes d’Alger qu’énumère William
Okeley vers 1640, sans d’ailleurs que l’auteur paraisse s’éton­
ner d’une si grande disparité entre les appellations franques
et vernaculaires :
The city is considerably large, the walls being above three miles
in compass beautified and strengthened with five gates: Port
Marine towards the North and Port Piscadore not far from
thence; and Porta Nova towards the South, built, as they
report, by the Spaniards whilst it was in their possession; the
West Gate, which they call Bubawite; and the Eastern Gate,
which in their tongue is called Bubazoon7j.

On reconnaîtra derrière ce Bubawite le fameux Bab


el-Oued, mais Port Marine, Port Piscadore et Porta Nova sont
bien de langue franque.
En dehors d’un cadre urbain, sur un espace littoral, il est
vrai, et dans une région de comptoirs français ou génois,
donc de contact, l’abbé Poiret, au xvne siècle, sur la côte
entre La Calle et Tabarka, relève sans surprise une série de
toponymes provençaux ou italiens. Il évoque notamment
“une montagne ronde, appelée en effet par les Provençaux
qui fréquentent ces côtes Monte ronde”, ou encore “le cap
des gallines (cap des Poules) [qui] reçut ce nom parce que les
Maures y vendirent des poules aux Corailleurs”74.
Ces comptoirs de la Compagnie d’Afrique, La Calle,
Tabarka, le Bastion de France, le Cap-Nègre sont par excel­
lence des lieux de “diffusion” de la linguafranca dans l’intérieur
du pays. Qu’entendre par diffusion ? L’apprentissage est réci­
proque, en réalité. Ces bastions d’Européens sont au contact
étroit d’une population locale qui les ravitaille, commerce
avec eux et avec qui les échanges sont incessants, les métis­
sages, même, avérés. L’abbé Poiret raconte par exemple qu’il
parcourt ces campagnes en compagnie de “deux Maures
136 LINGUA FRANCA

(emmenés avec lui) de La Calle, où ils ont appris à parler un


peu provençal75”.
On mesure bien la différence entre cette approche du
pays et celle de Shaw, qui se met en quête d’inscriptions
antiques ou se reporte constamment aux anciens voyageurs
arabes, plutôt qu’aux informateurs du cru. Si l’on reformule
la question, faut-il effectivement envisager que le voyageur
de passage puisse restituer une image plus juste, parce que
plus “instantanée”, de la réalité, que l’étranger plus dura­
blement enraciné dans le pays qui prétend en donner une
image recomposée, sciemment ordonnée et filtrée, épurée
de tout élément inauthentique - un peu à l’instar, plus près
de nous, d’une certaine ethnologie éludant tous les traits
impurs ou métis du tableau final ?
Ce ne serait pas une position crédible, non plus. Ce qui
est en cause, en effet, n’est pas en soi l’enracinement ou non
d’un individu dans une société autre et étrangère, car sa posi­
tion peut demeurer tout aussi externe au bout de vingt ans
de séjour. Ce qui est en cause est bien une posture, et une
inscription dans le registre d’une science de l’autre, d’une
science de l’Orient en l’occurrence.
Pour mettre en lumière ces registres différentiels du témoi­
gnage, qui expliquent le caractère fragmentaire, sinon inco­
hérent, des traces de la lingua franca, on peut alors songer
au cas d’Antoine Galland, figure par excellence du tropisme
orientaliste au xvne siècle, célèbre transmetteur, en Europe,
de la culture arabe et turque, et surtout célèbre transmetteur
des Mille et Une Nuits16. Galland, en effet, dans son jour­
nal, en apparente contradiction avec l’hypothèse qui vient
d’être formulée, rédige, en l’année 1678, une description
très précise de l’usage de la langue franque à Smyrne - texte
d’autant plus précieux que les témoignages sur le Levant sont,
comme il a déjà été souligné, les plus rares77. Son observation
confirme plutôt, tout d’abord, une prédominance diffuse de
l’italien dans les tractations entre les différents groupes ou
nations présents à Smyrne y compris entre européens :

Puisque toutes ces nations, qui sont si différentes les unes


d’avec les autres de mœurs, de religion, de rites et de façons
de faire, ont commerce ensemble, et que leur langage ne
Ill- INTERSTICES DE LA LANGUE 137

se ressemble pas, quelque curieux pourrait se demander


comment elles se font entendre lorsqu’elles ont à traiter
l’une avec l’autre. J’ai déjà remarqué que les consuls ont des
interprètes par la bouche desquels ils font entendre au cadi
et aux autres à qui ils ont affaire ce qu’ils souhaitent qu’ils
sachent; et quoiqu’ils soient ordinairement Grecs, ils savent
néanmoins l’italien, et quelquefois la langue des nations aux­
quelles ils sont engagés. L’italien est une langue commune
avec laquelle les Français, les Anglais et les Hollandais
s’expliquent, et j’ai remarqué que la plupart des Hollandais
parlent notre langue. Les Juifs l’entendent fort bien, quoi­
qu’ils ne la parlent pas, à moins qu’ils ne soient venus d’Ita­
lie. Ils se servent de celle qu’ils ont apportée d’Espagne,
laquelle approche plus du portugais que de l’espagnol, que
chacun entend assez bien parce qu’ils y mettent des mots
italiens, et ainsi ils n’ont point de peine à se faire entendre
aux marchands dont ils sont les sensaux78.

Le terme même de semai peut être considéré comme étant


de langue franque, mais Galland ne l’identifie pas comme
tel. Il provient du mot arabe “courtier” et se décline autre­
ment sous la forme samara., par exemple. Ces termes ubi-
quistes ne suffisent pas, à eux seuls, à déterminer la langue
franque, dont la description par Galland se fait plus explicite
et argumentée :

Les Arméniens qui viennent de Perse savent ordinairement


trois langues: celle de leur pays, la persienne et la turque
qui ne peuvent servir pour traiter d’affaire avec les Francs
qui emploient leurs Juifs pour ce sujet, ou traitent par eux-
mêmes, pour peu qu’ils aient appris le turc. Mais il y en a
beaucoup qui, en peu de temps, apprennent assez de langue
franque, ce que font aussi quelques Turcs et quelques Grecs,
pour se passer de truchement. C’est ainsi que l’on appelle
un certain langage par ti et mi, qui est corrompu de l’italien,
dont voici un exemple: Hau ven aqui, ti voler per questo, per
Dio mi far bon mercato, star bona roba, pigliar perti, c’est-à-
dire “Viens ça! Veux-tu acheter cela, je fen ferai bon marché,
la marchandise est bonne, prends là.” Le fréquent usage de ce
138 LINGUA FRANCA

jargon et de la langue italienne fait que les marchands s’appli­


quent peu à apprendre ni la turque, ni la grecque, si ce n’est
quelquefois celle-ci dont il y en a qui apprennent quelque
chose par la conversation qu’ils ont avec les femmes79.

On ne sait ce qu’il faut entendre au juste par cette der­


nière notation sur les femmes, car les Grecques, nombre
de voyageurs le soulignent, sont assez peu libres de leurs
mouvements, à l’instar des femmes musulmanes, et elles
fréquentent sans doute peu le bazar ou le marché. Galland
semble donc évoquer ici un commerce plus courtois.
Le voyageur français Jean Thévenot, son contemporain,
confirme cette vocation masculine de la langue franque ou
de l’italien, peu accessibles au monde des femmes, et il fait
ce même constat à Chio, où ces dernières seraient pourtant
réputées fort libres :
Un étranger qui ne les a jamais vues peut sans scandale s’ar­
rêter à parler à celle qui lui plaît, laquelle l’entretiendra et
rira avec lui aussi librement que si elle le connaissait depuis
plusieurs années : mais pour avoir bien ce divertissement, il
faut savoir un peu jargonner le grec vulgaire, car quoiqu’il y
en ait plusieurs qui sache l’italien, leur langage ordinaire est
le grec vulgaire, dont la meilleure partie n’est autre chose que
le grec littéral corrompu80.

Ainsi, les femmes grecques parleraient plutôt leur langue


maternelle avec les étrangers, mais il est bien question aussi
d’une langue véhiculaire, italien ou langue franque. Lorsque
Galland produit cette description si précise de la lingua
franca, son observation, de manière prévisible, demeure
tout extérieure ; il ne prétend pas lui-même y avoir recours,
fut-ce de manière occasionnelle. Mieux encore, il s’agit d’un
témoignage circonscrit au cadre de son journal (même si
un journal dans ce contexte n’est pas exactement un écrit
intime)81. Dans le cadre de son activité savante et profes­
sionnelle d’interprète auprès de l’ambassadeur de France,
Galland ne fait jamais mention d’un tel jargon. Sa légiti­
mité d’“orientaliste” (pour autant que le terme soit appro­
prié, point trop rétrospectif) repose sur sa maîtrise de l’arabe
Ill- INTERSTICES DE LA LANGUE 139

et du turc, incompatible, dans le principe, avec un recours


à la langue franque. L’existence de celle-ci n’est pas même
mentionnée dans son édition de l’Histoire de l’esclavage d’un
marchand de la ville de Cassis, à Tunis, récit de captivité,
témoignage d’un ancien captif à Tunis, Jean Bonnet, en
route pour Salonique, que Galland affirme avoir recueilli et
réécrit de sa main82. L’ellipse est d’autant plus remarquable
que les relations de captivité sont une des sources par excel­
lence dans lesquelles il est fait état du parler franc et dans les­
quelles sont même reproduits des dialogues de linguafranca ;
la scène de la capture par les Barbaresques et de l’abordage
du navire n’y donne pas même lieu et laisse dans l’ombre la
question de la langue d’échange. Occultation serait un terme
un peu fort, mais la mise entre parenthèses de la langue fran­
que est ici absolue.

Un peu different sera le cas de Jean-Michel Venture de


Paradis (1739-1799), un siècle plus tard, qui compte, lui
aussi, quoique sur un autre mode que Galland, parmi les
principaux orientalistes français de l’âge moderne. Son œuvre
écrite, bien moins connue que celle de son prédécesseur, est
considérable et originale. Elle s’impose notamment par un
intérêt marqué pour les langues vernaculaires. Venture de
Paradis, après une carrière de chancelier interprète à Alger
puis à Tunis, participa à l’expédition d’Egypte. Traducteur
de textes historiques et de grandes œuvres de la littérature
arabe ou turque, il a aussi édité, par exemple, des “Vers en
idiome barbaresque à l’occasion du bombardement d’Alger
par les Danois”, en 1770, et il est l’auteur d’un glossaire de
l’arabe algérien, d’un ouvrage sur le berbère, Grammaire et
dictionnaire abrégés de la langue berbèr^... Son rapport au
“métissage” historique est sur ce plan symptomatique, car il
décrit la langue berbère proprement comme un pidgin, mais
en évinçant toute sa dimension “romaine”, alors qu’il englo­
bait celle-ci dans les composantes du peuplement :

La population des villes et des villages de la Barbarie ne pro­


vient point des Arabes nomades qui auraient quitté leurs
tentes et leurs déserts. C’est le reste des Carthaginois, des
Romains, des Vandales, des Grecs réunis et incorporés aux
140 LINGUA FRANCA

derniers conquérants arabes. Et la preuve incontestable


de cette origine existe dans la langue particulière que l’on
parle dans toutes les montagnes qui séparent le Sahara de
la Barbarie Maurétanique, depuis celles qui bordent l’océan
du côté de Uvad Nounn jusqu’à la montagne des Osseltis
qui domine sur la plaine de Kairouan. On la parle aussi à
Girbé, à Sousse, à Monastir et dans beaucoup de colonies
répandues dans le Sahara entre autres, dans les nombreux
villages habités par les Beni Mzab. Cette langue me paraît
appartenir aux Carthaginois par la formation de ses pluriels
et la conjugaison de ses verbes, où on distingue la marque
de la grammaire arabe et hébraïque et aussi aux Vandales par
les lettres qui sont particulières aux langues gothiques et per­
sane tels que les th, \esgham, lesj, les^é. Ces deux dernières
surtout ne sont point de 1’“alphabet arabe”84.

Ainsi, des Carthaginois auxVandales, il manque l’empreinte


du latin ou des langues latines sur ce pidgin berbère qui sus­
cite si fortement la curiosité de Venture de Paradis :
J’ai employé mes moments de loisir dans ce pays à apprendre
cette langue. J’en ai fait un dictionnaire très complet et
exact, rempli de phrases qui serviront d’appui aux règles
grammaticales que je me propose de joindre à ce voca­
bulaire. Les savants seront donc à même de décider d’où
vient cette langue, en cas cependant que le gouvernement
veuille se charger des frais d’impression de cet ouvrage,
dont mes modiques facultés ne me permettent pas de faire
les avances85.

En dépit de cet intérêt remarquable et rare pour les


langues vernaculaires et pour les phénomènes de métissa­
ges linguistiques, Venture ne consacre pas une seule page de
ses écrits à une description de la langue franque. Sans doute
en donne-t-il de nombreux exemples au fil de ses écrits sur
Tunis et Alger, mais elle n’est pas même nommée, sauferreur,
dans l’ensemble de son œuvre86. Dans son observation des
Régences barbaresques, il se situe néanmoins au cœur des
réalités sociales, ainsi que de la pragmatique diplomatique,
sa perspective étant moins littéraire que politique87. C’est
Ill- INTERSTICES DE LA LANGUE 141

pourquoi son observation s’attache à des réalités principale­


ment économiques et administratives ; il répond longuement,
point par point, à des questions de l’abbé Raynal, notam­
ment sur l’état du commerce et des ressources de ces pays.
Il inventorie les richesses des Régences barbaresques d’Alger
et de Tunis, dresse un portrait très précis et documenté de
leurs dirigeants. Cette logique empirique, politique, expli­
que alors qu’il emploie si souvent dans ces “comptes-rendus”
et mémoires une série de termes ou d’expressions tradition­
nellement identifiés par les linguistes comme relevant de la
lingua franca. Si elle n’est pas nommée, elle est donc bien
présente, tout simplement parce que l’auteur se voulant au
plus près des pratiques restitue le terme en usage sans souci
d’hypercorrection.
L’expression codgedu trigo désignerait ainsi le “préposé aux
blés”, expression dans laquelle codge transcrit le terme “otto­
man”, arabe et turc khûja, trigo étant le mot espagnol pour
blé88. Signalons encore un capo di golphe ou majordome89.
Les muchachos de la golphe ou mouchaches de la golphe sont
les jeunes pages (muchachos) chargés de la chambre (ghurfd)
du bey90. Le ministre chroniqueur Ibn Abî Dhiyâf, à Tunis,
désignera les pages sous ce terme dans son IthafAhl az-
Zamân, quelques décennies plus tard, évoquant les mushâs-
hûwât, muchachos, les “enfants” du bey91. Retenons encore
sous la plume de Venture cette Casa del Re ou Maison du
Dey92.
Outre ces titres administratifs, Venture de Paradis nous
donne à entendre des paroles de langue franque et toujours
sans les identifier expressément comme telles. Ainsi dans sa
description de la Maison du Dey :
40 esclaves chrétiens, tant pour le haut que pour le bas ; celui
qui balaye s’appelle le capitan prove-, il y en a deux, un pour
le haut, l’autre pour le bas. Le capitan prove à l’aube crie de
la galerie deux fois bonjomo Effendi, bonjorno Effendi.

Ces divers exemples relèvent peut-être de pratiques


d’alternance codique plutôt qu’ils ne dénotent la langue
franque en tant que telle. Ils lui ont été en tout cas com­
munément assimilés, y compris par des contemporains de
142 LINGUA FRANCA

Venture de Paradis, par exemple Rehbinder. L’auteur lui-


même ne mentionne jamais un phénomène linguistique
spécifique, qui justifierait d’un nom spécifique94.
Ainsi, il se confirme que plus ces littérateurs se construisent
une légitimité de savants, arabisants ou turquisants, plus
ils font carrière par leur maîtrise scientifique ou diplo­
matique des langues de l’Orient, et moins ils déclarent
d’intérêt, fut-ce à titre de curiosité, pour la lingua franca,
moins ils la rendent visible, comme telle, par leurs écrits.
Ils l’attestent à la marge, en somme, de manière presque
incidente, lorsqu’ils n’expurgent pas purement et simple­
ment leur observation de ces formes de scories ou d’impu­
retés : contamination par contact d’un Orient islamique
assigné à une identité propre, volonté, délibérée ou non,
d’ignorer l’intrusion plus ou moins diffuse d’une “roma­
nité” moderne et peu glorieuse.
Néanmoins, la lingua franca perce le récit, affleure
comme par lapsus. Ainsi, lorsque le grand naturaliste
Tournefort (1656-1708) effectue en 1700-1702, pour
le compte du roi de France, un voyage scientifique dans
l’Orient ottoman, son intérêt pour les langues est fort
limité, et néanmoins la linguafranca fait irruption dans le
corps de sa description :
J’ai oublié de vous dire que nous avions logé à Brices, chez
un vieux Papas, fort zélé pour son rite, et d’une ignorance
pitoyable. Il voulut nous persuader en mauvais langage
Italien, qu’il y avait une ancienne prophétie écrite sur les
murailles du labyrinthe, laquelle marquait que le Czar de
Moscovie devait bien-tost se rendre maître de l’Empire
Othoman et délivrer les Grecs de l’esclavage des Turcs95.

Qu’est ce “mauvais langage Italien” ? Est-il réductible à la


linguafranca ou bien s’agit-il plus prosaïquement d’un italien
très imparfait, dégrammaticalisé, baragouiné en un mot? Le
terme grec papas est lui-même absolument consacré dans
la langue franque sous cette forme francisée, et Tournefort
l’emploie sans italique-.. Italien corrompu ou linguafranca,
le doute est permis au lecteur mais, dans l’espace de la même
page, dans le corps chétif d’une note parapaginale, la langue
Ill- INTERSTICES DE LA LANGUE 143

franque est, ô surprise, expressément nommée (c’est la seule


occurrence explicite de l’ouvrage, sauf erreur) :
Ce Papas nous promit de nous faire voir toutes les raretez du
pays, et surtout une inscription, qui est l’entrée d’une caverne
après de ce village [Retimo]. Le lendemain nous fûmes bien
mortifiez par le procédé d’un Turc, qui exigeoit la dixme
dans ce quartier, et que nous n’avions pas osé prier à souper,
parce que nous n’avions que du cochon à manger96.

A ce terme, “dixme”, Tournefort accole donc une note expli­


cative: “Décatie, en Langue Franque, Décime, Dixme97”.
A quel lecteur destine-t-il cette précision? Pourquoi la
langue franque affleure-t-elle si soudainement ? A qui est-il
utile de savoir que dixme se dit décatie en langage franc ? A
ces questions, guère de réponses, mais l’irruption en note de
la langue franque dans un ouvrage qui l’ignore autrement
démontre ce pouvoir d’évidence qui est le sien, au moins sa
présence sous-jacente.
Un dernier exemple, enfin, un peu plus tardif, confirmera
ce mode d’accréditation infrapaginal du nom de la langue.
Le consul danois George Host a publié des mémoires très
complets et d’un très grand intérêt sur son long séjour au
Maroc, où il fut en poste de 1760 à 1768. A l’instar de
nombreux consuls européens, il parle et écrit l’arabe, s’in­
téresse de près à la question des langues locales et s’attache
à les décrire mais — pour cette même raison ? — il ne pro­
duit aucune description de la langue franque. Il s’intéresse
de près, comme Venture de Paradis, à l’arabe marocain ver­
naculaire, par contraste avec l’arabe classique, en prend la
défense, déplore l’absence d’un dictionnaire98; cet intérêt
pour les langues effectivement en usage au Maroc ne va pas
jusqu’à la mention d’une quelconque langue “franque” :

La langue habituelle des Chrétiens entre eux est le français


ou l’espagnol, ce que les Maures appellent el-‘ajmia (al-
'ajamiyyd^. Ceux qui n’ont pas appris l’arabe ont l’avan­
tage de ne pas se soucier des injures et grossièretés qu’ils
ne comprennent pas, mais de tels commerçants sont moins
aptes à les fréquenter, les Maures préférant commercer sans
témoins100.
CHAPITRE IV

UNE LANGUE DANS L’ISLAM

Du point de vue des musulmans, et plus généralement des


sociétés d’Islam — majoritairement mais non pas exclusive­
ment musulmanes —, quel pouvait être le statut de la langue
franque ? Elle permettait de commercer avec les Européens,
mais cette tradition d’échanges était bien antérieure à la
floraison de la lingua franca moderne. Celle-ci est notable­
ment l’héritière de la présence commerciale génoise et véni­
tienne en Méditerranée. Cela explique pour une grande part
ses résonances très italiennes dans une large Méditerranée
orientale. Figure-t-elle de ce fait, pour les gens d’Islam, une
langue à part, dans la famille des langues de l’Europe occi­
dentale, dont ils concevraient le caractère composite ? S’agit-
il au contraire, pour eux, d’une catégorie générique, d’un
terme englobant recouvrant les diverses langues latines, par
contraste avec les langues grecques ou slaves notamment?
Et quelle visibilité ou légitimité peuvent être les siennes, dès
lors que l’empreinte des langues de l’Islam y est si faible?
Tant les langues “dominantes” en Méditerranée musulmane,
arabe et turc, que les multiples langues minoritaires ou des
populations minoritaires y semblent submergées par les
langues romanes... En aucun cas, et moins encore que pour
ses locuteurs européens, la lingua franca ne peut y figurer
une langue de l'intérieur, une langue à soi.
A en croire la documentation européenne, elle est pour­
tant d’un usage banal parmi les hommes (et les femmes)
de l’Islam dans leur commerce, leur interface avec les
Occidentaux, et c’est, mieux encore, un parler, une manière
de langage qu’on leur accole en propre, dont ils seraient les
148 LINGUA FRANCA

inventeurs. Et pourtant, bien peu de sources islamiques en


font état. Quand bien même elles se réfèrent à une langue
“franque”, qu’est-ce que ce terme signifie? Il peut s’avérer
aussi vague et général que l’emploi, à cette même époque,
du terme “Turc” pour désigner, en Europe, n’importe quel
musulman, de quelque origine qu’il soit. Le mutisme, au
moins relatif, des sources islamiques sur ce point est sans
doute aussi à replacer dans le cadre beaucoup plus général
d’une certaine élision, dans les écrits, de toutes les formes
d’interaction cordiale ou simplement pacifique avec les
Européens, systématiquement passées sous silence ou trai­
tées de manière implicite. Une ethnographie de la décou­
verte de l’Europe est, de ce fait, rarement mise en œuvre
dans l’historiographie islamique, à l’exception relative des
récits d’ambassade en Europe, qui relèvent d’une mission
commandée et s’inscrivent d’emblée dans un cadre légitime.
Encore suscitent-ils peu de curiosité, traditionnellement, par
rapport aux écrits sur d’autres régions du monde, plus exo­
tiques que l’Europe. Comprendre cette asymétrie du rapport
à l’altérité, de part et d’autre de la Méditerranée, s’avère ainsi
une condition essentielle de l’intelligibilité de cette langue
, pourtant commune, en partage, quest la lingua franca.

1. UN FAIBLE TROPISME OCCIDENTAL

Au xvie siècle, au cours du règne de Soliman le Magnifique,


la cour ottomane, qui avait connu une période de forte inter­
action culturelle avec l’Italie, notamment avec Venise, mit
fin à ce processus soudainement conçu comme une “euro­
péanisation”. Le grand vizir Ibrahim Basha, qui l’illustrait
en particulier, fut exécuté en 1533. Cela n’eut pas pour effet
d’interrompre toute relation entre l’Italie ou l’Europe et le
monde ottoman, loin s’en faut, mais ce moment enclen­
cha une mise à distance au moins symbolique de cet uni­
vers culturel. Le même schème de démarcation culturelle
fut à l’œuvre, périodiquement, et en différentes époques de
leur histoire, dans les provinces arabes ottomanes, comme
au Maroc ou dans d’autres régions du monde islamique.
Mais il n’y avait pas là d’enjeu dyadique. Une vision trop
IV - UNE LANGUE DANS L’ISLAM 149

rétrospective nous inciterait à penser que l’Europe de la


Renaissance était déjà le centre du monde et que la manière
dont ces régions méditerranéennes du monde islamique se
positionnaient par rapport à elle, se la représentaient, était
essentielle dans leur univers de sens. Il n’en était rien. Les
pôles culturels de référence étaient alors surtout internes
au monde islamique, arabes, ottomans, persans ou même
indiens, avant d’être européens. La langue franque, ce jargon
servant à s’adresser aux esclaves chrétiens, aux partenaires
commerciaux ou aux représentants diplomatiques euro­
péens, s’avérait a fortiori de faible incidence symbolique.
Néanmoins, il était banal d’y recourir, un nombre suf­
fisant de sources européennes en font foi. On ne sait ce
qu’aurait été sans elle l’économie maritime méditerra­
néenne. Pourquoi est-elle en ce cas si peu attestée par les
sources écrites islamiques? Pourquoi, de manière géné­
rale, cette documentation donne-t-elle à voir un monde
si peu curieux à l’égard de l’Europe, des sociétés europé­
ennes, d’une part, si peu prolixe, d’autre part, en matière
de rapports avec les Francs, pour reprendre ce terme qui
s’applique à toute présence “latine” en terre d’Islam ? Ainsi
que le souligne Tahar Mansouri, par exemple, cette situa­
tion n’était pas neuve. Depuis le Moyen Age, un contexte
géopolitique sous le signe d’une forte adversité entre
Europe et Islam, plus encore qu’une prétendue condescen­
dance des musulmans, et eux seuls, à l’égard du reste du
monde, expliquait que les relations de partenariat, d’amitié
ou même plus simplement les formes de sociabilité entre
musulmans et chrétiens aient été systématiquement mino­
rées dans les sources1. Les considérations théologiques, mais
encore diplomatiques ou militaires dont font état les chro­
niques ou l’historiographie proche du pouvoir politique
reflètent, dans une écrasante majorité de cas, la version
la plus officielle de ces contacts avec l’Europe chrétienne,
la vision d’un rapport tendu, voire hostile, et de relations
toujours plus ou moins à la limite de l’affrontement. Le
mot d’ordre officiel n’est-il pas celui de la guerre sainte, du
jihâd, aussi sublimé soit-il dans la course2? Les capitula­
tions ottomanes, ces traités diplomatiques signés d’abord
avec la France puis avec d’autres puissances européennes,
150 LINGUA FRANCA

ne mettent pas fin instantanément à cette rhétorique de la


puissance et de la guerre.
En deçà de ce rapport d’adversité proclamé, rodomon­
tades ou conflits réels, il est assez peu de place dans les écrits
du monde islamique pour la description d’échanges plus
pacifiques ou amicaux avec les chrétiens. Si de nombreux
musulmans furent prisonniers ou esclaves, captifs à ran­
çon dans telle partie de l’Europe, peu d’entre eux semblent
avoir laissé un témoignage autobiographique de leur expé­
rience, à l’inverse de ce qui se pratiquait sur la rive nord de
la Méditerranée, où ce type de “mémoires” avait donné lieu
à un véritable genre.
Pour des raisons qui restent largement à élucider, les
sources historiques européennes et islamiques ne sont donc
pas symétriques — à moins que notre connaissance des unes
et des autres, tout simplement, soit par trop inégale et que
nous attendent des surprises en matière d’exploration docu­
mentaire du monde islamique3. Différents motifs peuvent
intervenir dans cette dissymétrie: une gestion institution­
nelle differente de l’épreuve de la captivité (peu d’organisa­
tions structurant la libération des captifs en Islam), pour en
rester à cet exemple central, ou encore un rapport différent à
' la notion d’épreuve individuelle, mais aussi un autre type de
rapport à l’écrit autobiographique... Cette période est celle
de l’expansion de la course mais aussi d’entreprises militaires
de grande ampleur — le siège d’Alger par Charles Quint en
1541, la bataille de Lépante en 1571 ou les deux sièges de
Vienne par les Turcs... Ce contexte géopolitique hostile
pourrait suffire à justifier un mot d’ordre tacite d’euphémi-
sation de toutes les formes de fraternisation avec les chré­
tiens, et de toutes les formes d’acculturation à leurs usages,
y compris linguistiques. Mais le silence, au moins relatif, des
écrits sur l’Europe est plus ancien encore et plus structurel.
Certaines études récentes sur les captifs musulmans en
terre chrétienne, mais au Moyen Age, dans la péninsule
Ibérique, soulignent la très faible mention de cette réa­
lité dans les sources musulmanes, à l’exception partielle
des textes juridiques qui doivent par nécessité prendre en
compte les conséquences, dans la gestion des affaires fami­
liales notamment (héritage, remariage...), de ces situations
IV - UNE LANGUE DANS L’ISLAM 151

d’épreuve individuelle et collective4. En dehors de ce cadre


légal, le mot d’ordre historiographique serait en quelque
sorte de ne pas mentionner le sort incertain, voire infamant,
de ces musulmans condamnés à de longs séjours dans les
fers, en terre chrétienne (exposés à toutes les tentations?)
Est-ce parce qu’ils incarnaient, en raison de leur capture, un
échec, une défaite de l’Islam, que l’on faisait ainsi le choix
d’oublier officiellement les captifs? Les soupçonnait-on
d’apostasie ? Le soupçon réciproque était avéré en Europe5.
Le séjour chez l’infidèle vous marquait d’une souillure.
A l’époque moderne, les chroniques révèlent d’ailleurs
que ce silence n’était pas absolu; une rhétorique de la déli­
vrance des captifs et de leurs souffrances était bien présente
aussi au cœur de l’action diplomatique. Mais pourquoi ces
expériences individuelles ne se sont-elles pas mieux traduites
en écrits, en relations biographiques ou autobiographiques,
qui auraient fait apparaître, à son niveau le plus concret, les
modalités d’une découverte de l’autre, fût-elle forcée, et la
langue ou les langues de cette rencontre ?
A cette asymétrie de l’Europe et de l’Islam dans la pro­
duction de témoignages de captivité, Ellen Friedman,
auteure d’une étude sur les captifs espagnols dans le Nord de
l’Afrique au Moyen Age, apporte une explication singulière­
ment courte et assurément erronée : le niveau d’alphabétisa­
tion du Maghreb aurait été globalement inférieur à ce qu’il
était en Europe occidentale, ce qui aurait rendu peu vrai­
semblable qu’un esclave musulman rédige ses mémoires6.
Le même argument est récemment repris par Linda Colley
et se voit doublé de l’argument de l’absence de l’imprimerie,
reflétant la même méconnaissance des sociétés maghrébines
et de leur intense rapport au livre et à l’écrit7. Ces arguments
sont démentis par la fécondité du genre autographique de la
rihla notamment, la relation de pèlerinage,
Sur le plan de l’activité économique et marchande, le
même principe de réserve prédomine. Alors même que les
sources comptables attestent la densité des échanges, leur
transcription documentaire, comme le montrent des études
concernant le Moyen Age, euphémise tout lien avec des par­
tenaires commerciaux chrétiens8. A l’époque moderne, cette
manière de tenir formellement l’Europe à distance est aussi
152 LINGUA FRANCA

avérée. Au xvne siècle, le chroniqueur Ibn Abi Dinar loue tel


gouvernant de Tunis pour son engagement dans le rachat des
captifs ainsi que pour ses courses victorieuses contre les chré­
tiens, mais il ne dit rien de plus sur les procédures concrètes
du rachat et de l’échange, par exemple9. Or, le même Ibn
Abi Dinar fait allusion, par ailleurs, à ses conversations éru­
dites avec des chrétiens :
J’ai demandé à des chrétiens versés dans l’étude de l’his­
toire, quel était chez eux le nom primitif de Tunis, ils m’ont
répondu Tunis, et m’ont dit que ce nom était d’origine
grecque. Ils m’ont fait voir un livre d’histoire enrichi des
plans de Carthage et de Tunis [...] J’ai remarqué que Tunis
y occupe moins de place que Carthage. J’ai interrogé ces
chrétiens sur l’époque de la fondation de ces deux villes,
et ils m’ont dit quelle remontait à plus de deux mille ans.
Les chrétiens ont, en général, de la passion pour ces sortes
d’études. Le pays dont je parle leur appartenait, et il est à
croire que les propriétaires connaissent mieux les localités
(lieux) que les locataires10.

Avec humour, le chroniqueur évoque ici une forme de


partage des tâches en matière d’historiographie, qui réser­
verait aux chrétiens un intérêt pour l’Antiquité, c’est-à-dire
pour une histoire antéislamique, et donc structurellement
étrangère, ou mise au loin par les musulmans11. Mais ces
échanges sont à l’évidence cordiaux. Ce type de conver­
sation érudite ou semi-érudite était bel et bien possible,
avéré. La question qui se pose alors est celle de la langue
dans laquelle Ibn Abi Dinar pouvait ainsi entretenir une
conversation érudite avec des “chrétiens” ; elle n’est aucune­
ment précisée. On peut aussi s’interroger sur la lisibilité,
pour un lettré de langue arabe, d’un ouvrage rédigé en
caractères latins, même s’il ne s’agit que de “lire” des car­
tes. Ces menus indices soulèvent plus de questions qu’ils
n’en résolvent, mais ils confirment un décrochement entre
une réalité sociale fondée sur de multiples interactions,
plus ou moins paisibles selon le cas, avec les Européens,
et un discours plus officiel qui les tient à distance, quand
il ne les voue pas à la damnation, et qui imprègne tant
IV - UNE LÂNGUE DANS L’ISLAM 153

les autobiographies ou le genre biographique que le genre


chronistique, par exemple.
Une différence avec l’écriture de l’histoire qui prévaut
en Europe est-elle toujours si marquée, au demeurant? Les
sources documentaires européennes ne font pas une place
plus amicale ou prestigieuse aux musulmans présents sur les
rives nord de la Méditerranée. Ramon Lull lui-même, dont
on fait si aisément le symbole d’un rapprochement islamo-
chrétien, n’avait-il pas été suspecté, en Europe, de s’être
converti à l’islam parce qu’il apprenait l’arabe12? Et n’était-ce
pas dans ùne intention prosélyte qu’il avait ainsi appris cette
langue? Il avait d’ailleurs commencé à s’initier à la langue
arabe auprès d’un captif maghrébin, contraint, comme
d’autres, de se faire transmetteur de sa propre culture, puis
il l’avait fait jeter en prison et exécuter en raison d’un désac­
cord théologique de fond entre eux13.
Quant à un interdit supposé de l’apprentissage des
caractères latins, pour les musulmans, il n’apparaît pas si
établi qu’on le suppose communément, si l’on se reporte
par exemple au témoignage autobiographique d’Ahmad
ibn Qâsim al-Hajari. Ce Morisque, pieux musulman, fut
employé comme traducteur par le sultan marocain Moulay
Zidân, et celui-ci l’envoya en France et aux Pays-Bas, en
1612, afin d’obtenir réparation sur un contentieux com­
mercial. A Olonne, en Vendée, il se prend d’affection pour
une jeune fille et noue avec elle une relation de tendre ami­
tié. Or, très vite, elle propose de lui apprendre à “lire le
français”, et il devient son élève. Il est vrai qu’al-Hajari est
déjà hispanophone, mais ce qui importe ici, c’est de relever
qu’il s’autorise à faire état d’un tel apprentissage. Il parvient
au bout du compte à comprendre le français mais guère à
le parler, explique-t-il, et c’est ainsi qu’il dialogue notam­
ment avec le “prince Maurice” des Pays-Bas, qui s’adresse
à lui en français (franjî) lorsqu’il répond en espagnol14. Il
ne faut donc pas avoir en tête un interdit religieux concer­
nant tout apprentissage des langues européennes. Il est plus
vraisemblable que ces gens d’Islam en ont une vision peu
prestigieuse15.
Peut-être faut-il aussi avoir à l’esprit que les sociétés de
l’Islam méditerranéen sont, en règle générale, beaucoup
154 LINGUA FRANCA

plus “multiconfessionnelles” que les sociétés européennes


du Moyen Age et de l’époque moderne; quelles aient été
unies dans le giron de l’Eglise ou déchirées, avec la floraison
du protestantisme ou des divisions plus anciennes, celles-ci
aspiraient toujours, en principe, à l’unité sur ce plan. En
Islam, même au Maghreb, qui, par contraste avec le Levant,
a vu se réduire considérablement sa composante chrétienne
au Moyen Age, des minorités chrétiennes européennes ne
sont jamais absentes, et a fortiori des minorités juives. Des
milices chrétiennes au service des sultans, des communautés
marchandes, voire des ordres religieux, les franciscains au
Maroc, par exemple, établis dès le xme siècle, y sont soli­
dement implantés... La disparition du christianisme auto­
chtone au Maghreb ne fut d’ailleurs pas si immédiate après
là conquête musulmane qu’on l’imagine communément.
Jusqu’au milieu du XIe siècle, il subsisterait un christianisme
autochtone. Un texte célèbre d’Al-Idrisi, au milieu du
XIIe siècle, rapporte par ailleurs que la plupart des habitants
de Gafsa, dans ce moment, “parlent le latin d’Ifrîqiyya16”.
Les sociétés du Levant justifient à plus forte raison, et sans
qu’il soit besoin d’y insister, la notion d’une diversité confes­
sionnelle et “ethnique”, ou plutôt “ethnicisée”, avec tous les
héritages linguistiques éventuellement afférents.
Ces sociétés dans leur ensemble concevraient donc autant
de formes d’altérité tout intérieure, voire indigène, auto­
chtone... Ayant fait leur deuil de toute homogénéité reli­
gieuse, ou s’écartant de ce modèle unitaire, à la différence de
l’Europe, elles y ont peut-être construit un autre type de rap­
port à l’altérité. Certes, chrétiens et juifs y sont en situation
de dominés, et le chrétien d’Europe occidentale, le “Franc”
est idéalement, symboliquement, coulé dans le même moule.
Captif, prisonnier, ou même diplomate, rédempteur de cap­
tifs, il ne dénote qu’un monde subalterne, dominé, et l’on
conçoit qu’il y ait peu de prestige affiché à s’informer de sa
culture. L’Europe fait au mieux l’objet d’un savoir utilitaire,
elle donne lieu à une certaine curiosité, mais ne représente
jamais un champ de savoir prestigieux: l’enracinement des
Européens en terre d’Islam est ancillaire. La maîtrise des
langues européennes, par conséquent, n’y relève jamais
ouvertement, avant le xixe siècle, d’une acquisition savante.
IV - UNE LANGUE DANS L’ISLAM 155

Il en résulte une écrasante disparité dans la manière dont


la langue franque peut être documentée. Déjà peu présente
dans les sources européennes, en tant que langue non écrite
et de peu de prestige, elle s’éclipse a fortiori dans les sources
islamiques. Que nous laissent-elles au moins entrevoir quant
à sa diffusion ?

2. UNE SURPRENANTE LIBÉRALITÉ

Au début de l’époque moderne, la chancellerie de l’Empire


ottoman — Gilles Veinstein l’a souligné dans l’un de ses
articles sur la question des interprètes - a émis des actes offi­
ciels dans une pluralité de langues, manifestant une certaine
libéralité ou un certain pragmatisme dans ce domaine : grec,
slave, italien, latin, allemand17... Des lettres de Soliman au
roi de Pologne, datées de 1533 et écrites en italien, ont ainsi
été retrouvées. Point d’allusions, dans ce cadre, à la langue
franque. Les sources de langue arabe ne semblent guère
concevoir non plus la nature spécifique de ce parler “franc”.
Il n’en est pas moins présent au Levant dans les catégories
sociales et dans les taxinomies locales. Comportant une très
faible part d’apports lexicaux et syntaxiques arabes ou turcs,
la lingua franca figure de manière générique la langue des
Européens. Comme en témoigne un célèbre texte épique
de langue arabe, la Sira de Baïbars, elle figure, en fait, de
manière plus générale encore, la langue des Latins et des
Chrétiens d’Orient qui leur sont assimilés. On est Franc par
opposition aux “Grecs”, Rûm, ou encore aux Slaves, et par
opposition à certains Chrétiens orientaux arabophones ou
même turcophones - puisque, en certaines régions de l’Em­
pire ottoman, il est des chrétiens turcophones18. Se soucie-
t-on d’identifier, sur cette base, une modalité langagière
particulière ? Perçoit-on le mixte, le mélange qui constitue
en propre la lingua francai
En bien des cas, on peut en douter. Au Maghreb, sur­
tout, où la langue franque se traduit bien souvent comme “la
langue des « Chrétiens », nasâra, au sens d’Européens”. Mieux
encore, il peut être question de la langue des “Roumis”, ce
qui brouille plus encore les frontières de la “francité”.
156 LINGUA FRANCA

C’est le cas, par exemple, dans ce texte hagiographique


tunisien du xvue siècle, biographie d’un saint personnage,
al Qashshâsh, qui comporte le dialogue suivant :
Quelqu’un de confiance m’a raconté qu’un captif “chérif”
était sorti des terres chrétiennes, accompagné de son garant
chrétien, et qu’il vint à Tunis. Le captif alla voir le cheikh
Abû-1 Ghaith (que Dieu le bénisse). Après lui avoir présenté
les salutations d’usage, le cheikh lui demanda : “A combien se
monte ta rançon?” et le chérif lui répondit: “Monseigneur,
elle est de 300 dinars sultaniens or.”

Le cheikh promet la rançon, mais remet de jour en jour


son paiement. Le chérif et son garant retournent alors auprès
de lui, car le chrétien a perdu toute confiance dans la capa­
cité de son prisonnier à s’acquitter de la dette. Le cheikh
réitère sa promesse, amenant son interlocuteur à douter de
sa crédibilité:
Le captif rapporta ses propos au chrétien, en les lui tradui­
sant; mais l’homme répliqua dans la “langue des Roumis”
de telle manière que le chérif blêmit et que son visage se
troubla. Quand le cheikh lui demanda ce qu’il avait, il lui
répondit: “Je hai rien, Monseigneur.” Mais le cheikh s’em­
porta : “Par Dieu, tu dois me répéter, sur le champ, ce qui
a fait pâlir ton visage”. Le chérif baissa la tête de honte :
“Monseigneur, le chrétien m’a dit que si ce « babas » chez qui
je l’ai conduit possédait 300 chérifis, il ne m’aurait pas fait
marcher ainsi ; il ne serait pas habillé avec une bure en laine,
et il n’aurait pas une chéchia sur la tête”19.

Le captif musulman se voit finalement racheté, le délai


apporté au paiement de sa rançon n’étant qu’un motif de
mise à l’épreuve de sa confiance et une démonstration de
l’humilité du saint. Codifié par l’écriture hagiographique,
ce court récit n’en est pas moins réaliste ; il recoupe pleine­
ment des informations que nous avons par d’autres canaux
sur les modalités éventuelles du rachat (et c’est par excep­
tion une source assez précise sur cette question) ; que le
commerce des captifs induise ces circulations croisées n’était
IV - UNE LANGUE DANS L’ISLAM 157

pas exceptionnel. Mais il demeure d’une imprécision décon­


certante pour le lecteur d’aujourd’hui. Sa tonalité religieuse,
mystique même, explique en partie le flou de sa contextuali­
sation. A quel pays d’Europe correspondent ainsi ces “terres
chrétiennes” ou cette “langue des Roumis” ? Dans quel pays
ce chérif était-il captif? Et quelle langue au juste parle-t-il
avec son compagnon chrétien ? Le seul indice à cet égard
nous est peut-être fourni par le terme babbâs, par lequel le
chrétien désigne le pieux Abû-1 Ghaith, appliquant ainsi un
terme caractéristique de la langue franque {papas ou papasse,
de “pope”) à un “religieux” musulman20. Il n’est donc pas
exclu, sur la base de cet indice, que la “langue des Roumis”
apprise par le chérif soit bel et bien la linguafranca.
C’est une situation inverse qu’expérimente le jeune
Français Thédenat, à la fin du xvnie siècle. Il découvre au
contraire l’expertise linguistique des musulmans dans les
langues européennes. Sa plus grande surprise lui vient de
sa présentation à son nouveau maître, le bey de Mascara,
qui l’a fait acheter pour en faire son intendant. Il ressort
des mémoires du jeune Languedocien, en premier lieu, que
ce qu’il nomme “langue franque” recouvre plutôt, pour le
bey Muhammad al-Kabîr, la catégorie de l’“espagnol”. Cette
“évidence” de l’espagnol ou d’un pidgin assimilé à l’espagnol
est parfaitement plausible, car Oran est alors une enclave
disputée entre l’Espagne et la Régence d’Alger. Cette région
est par excellence une frontière, où les transfuges vont et
viennent, et où la langue espagnole s’est enracinée, verna-
cularisée. Il apparaît d’ailleurs que c’est pour s’appuyer sur
un homme de confiance extérieur à ce milieu de transfuges,
qui peuplent le palais beylical, que Muhammad al-Kabîr
tient à recruter un Français comme intendant ou comptable
{khaznadâr).
En second lieu, le jeune Thédenat observe avec étonne­
ment le plaisir affiché qui est celui du bey à parler une langue
européenne, la jubilation que lui procure cette langue étran­
gère. Muhammad al-Kabîr se déclare heureux de lui parler
en italien. Significativement, leur “empathie” réciproque les
pousse aussi à dépasser le stade d’une simple communication
en langue franque. Dans la narration de cette rencontre ini­
tiale, Thédenat dit son saisissement, sa surprise, et ce qui est
158 LINGUA FRANCA

en jeu dans cette confrontation est bien le vacillement inat­


tendu, pour ce qui le concerte, d’une limite de l’altérité :
A son aspect et à la magnificence de sa coupe21 (c’est la salle
où il reçoit sa cour) tous mes sens furent si surpris que je
savais à peine si j’existais ou non. C’était un homme de 40 à
45 ans, d’une belle figure, ayant une barbe noire qui le faisait
paraître très blanc et qui lui descendait jusqu’au milieu de la
poitrine et des moustaches qui lui tombaient sur les épaules,
à l’usage des Turcs. Il était (selon que je m’en aperçus par la
suite) rempli d’humanité et d’un très bon caractère. Il joi­
gnait à cela des connaissances qui ne sont guère susceptibles
aux gens de sa nation, aimant beaucoup les étrangers. [...]
Enfin tout ce qui s’offrait à mes yeux m’avait si tellement
ravi qu’à peine pouvais-je répondre aux questions du bey,
que ma vue avait semblé réjouir. Il demanda en langue
franque de quel pais j’étais et quel était mon état (quoiqu’il
le sût très bien). Après ma réponse, il parut encore plus satis­
fait. Il continua de me demander si je ne parlais aucune
autre langue que la mienne et l’espagnol ; et à peine lui eus-je
répondu que je parlai italien que je vis un homme qui à peine
pouvait retenir sa joie. “Eh bien (me dit-il en bon italien),
puisque tu parles cette langue, nous n’en parlerons jamais
d’autres ; et c’est aussi celle que je préfère. J’ai été (continua-
t-il) longtemps en Italie et surtout à Livorne. J’ai bien été à
Marseille et à plusieurs autres ports de France ; mais je n’ai
jamais rien pu apprendre de cette langue”. Ma surprise deve­
nait toujours plus grande en voyant de la manière que me
recevait le bey et encore de ce qu’il se servait d’une langue si
opposée à la sienne22.

Cette langue franque liminaire, Thédenat en avait fait


l’expérience dès son arrivée comme captif à Alger. Son
premier acheteur, écrit-il, est "un juif qui parlait un peu la
langue franque et qui me dit en me conduisant chez lui que
je lui coûtais soixante-dix sequins23”. Il explique alors en
note qu’il s’agit d’“un mélange de l’italien et de l’espagnol,
qu’on a peine à entendre24”. Cet idiome est donc clairement
distinct pour lui du “bon italien” que parle le bey. Une fois
encore, nous pouvons nous interroger sur la teneur de ce
IV - UNE LANGUE DANS L’ISLAM 159

“bon italien”. S’agit-il du toscan ou d’une autre modalité


régionale de l’italien?
L’autre langue européenne parlée dans la demeure du bey
de Mascara donne lieu à plus de nuances descriptives. A
peine sorti de cette première présentation à son maître, le
jeune Thédenat se retrouve entouré de pages chrétiens de
la suite du bey (“catalans ou mayorquains25”, précise-t-il) ;
il s’immerge dans un milieu de domestiques et de captifs
chrétiens, au sujet desquels le voyageur Desfontaines pré­
cise, en 1784, qu’ils sont presque tous “fugitifs d’Oran26”.
Néanmoins, la langue de l’“intégration” du nouvel intendant
à ses fonctions — sa langue de “travail”, pourrait-on dire — est
très clairement la langue arabe. Son apprentissage de l’arabe,
comme l’en informe son maître, est même une condition de
sa nouvelle existence :
Je vais te donner un homme, [lui déclare Muhammad al-
Kabîr], qui aidera aux efforts que tu fairas, j’espère, pour
apprendre la langue arabe qu’il est de mes intérêts et des
tiens que tu saches27.

J’eus en effet, [expliqueThédenat], un vieux renégat (comme


maître de langues), qui ne m’était d’aucun secours malgré
quii fòt bien payé28.

Les langues latines peuvent donc s’avérer d’un usage tout


à fait familier aux musulmans, et même leur donner du plai­
sir à les parler. Elles sont a fortiori répandues parmi les mino­
ritaires, juifs ou Chrétiens d’Orient, pour autant qu’ils se
spécialisent dans des tâches de médiation ou de truchement.
Outre ces acclimatations au long cours des langues romanes,
on découvre des apprentissages plus surprenants. Le cas de
l’anglais, par exemple, n’est pas si paradoxal, surtout au
Maroc. Nombre de Maghrébins parlent l’anglais29. Ce ne
peut être totalement expliqué par la présence d’anglophones,
de captifs relevant de la Couronne britannique dans ces
contrées, ni par le retour de prisonniers musulmans conduits
en Angleterre. Des corsaires anglais au xvne siècle se mirent
au service des musulmans ; ils eurent à parler la linguafranca
mais ont dû contribuer à rendre plus proche le Royaume-
Uni30. En plein xvine siècle, les renégats d’origine anglaise
160 LINGUA FRANCA

demeurent nombreux au Maroc. Thomas Pellow, le plus


fameux d’entre eux, au fil d’une vingtaine d’années de cap­
tivité, continue de pratiquer sa langue maternelle avec ses
compatriotes, et il apprend de surcroît l’espagnol et le por­
tugais, outre l’arabe31.
Plus à l’est, c’est au tournant du xvme et du XIXe siècle,
que différents corsaires semblent s’initier à l’anglais dans les
Régences barbaresques, on ne sait trop dans quelles condi­
tions. L’un des grands corsaires d’Alger serait franc-maçon,
selon le témoignage d’Elizabeth Broughton, et l’on ignore
s’il faut relier cette information à la maîtrise de l’anglais que
lui reconnaît aussi la fille du consul britannique. A Tunis,
dans ce même moment, Noah Mordecaï, consul des Etats-
Unis, décrit l’un des principaux corsaires de la ville en ces
termes :
There is afavourite captain, called Rais Hassuna, who has long
been engaged in commerce; Hassuna speaks English, French
and Italian; is popular with all parties; fond of Christians ;
and is ofgreat service to the Bey in hisforeign relations'1.

A la même époque également, le consul anglais arrivant à


Tripoli se voit accueillir par un ancien ambassadeur, Hamet
Coggia, dont il estime qu’il ne diffère guère d’un chrétien
que par le costume :
Quoique déjà âgé, il est encore bel homme, et conserve une
physionomie superbe. Il parle anglais avec facilité et fré­
quente beaucoup les maisons des chrétiens33.

Moins surprenant, enfin, et toujours dans la même


période, dans la dernière décennie du xvine siècle, ce cas
décrit par le comte Potocki, à Tétouan, d’un
vice-consul anglais, qui est un vieux Maure à barbe blanche,
qui parle l’anglais comme sa langue naturelle et sans l’appa­
rence de l’accent34.

Langues romanes, ou même, de manière plus circonscrite,


anglo-saxonnes, l’emploi des langues européennes s’avère
IV - UNE LANGUE DANS L’ISLAM 161

ainsi à différents niveaux de la hiérarchie sociale. Il ne dénote


pas toujours des échanges strictement fonctionnels, dépour­
vus d’aménité et de plaisir... On peut alors penser que c’est
en raison même de leur acclimatation “domestique” et de la
libéralité avec laquelle on conçoit leur emploi, hors tout cadre
religieux ou solennel, que ces langues ne suscitent à peu près
aucune curiosité “savante” de la part des sociétés islamiques.
Hormis le cas particulier des christianismes d’Orient affi­
liés à Rome, qui permet à certains Maronites, notamment,
d’apprendre le latin et l’italien, elles ne font l’objet d’aucun
apprentissage érudit. Cela n’empêche pas qu’à différents
niveaux de l’échelle sociale, et dans des registres culturels très
différents, des musulmans aient pu apprendre et pratiquer
au moins oralement ces langues européennes : anciens galé­
riens, négociants, fils de captives génoises ou majorquines...,
tous les cas de figure sont possibles, sans même parler de
la compétence dans leur langue native des renégats eux-
mêmes, “primo-arrivants”, pour détourner ce néologisme.
En Egypte, le voyageur français Paul Lucas rencontre deux
Turcs, dont l’un, pour avoir été huit ans galérien en France,
s’adresse à lui en français35. Le cas n’est pas rare.
Dans quelles circonstances le fameux Muhammad al-
Kabîr, bey d’Oran, a-t-il ainsi appris à parler le “bon ita­
lien”, pour reprendre l’expression de Thédenat ? Les sources
algériennes, ottomanes, le présentent plutôt sous un jour
de combattant du jihâd, comme l’homme qui a réussi
à reprendre Oran aux Espagnols, en 1792. La chronique
d’Ahmad b. Sahnûn al-Râshidî, texte panégyrique sur la vie
et l’œuvre politique du personnage, ignore totalement cette
partie de sa vie (ses séjours à Livourne ou à Marseille...)36.
Si l’on se reporte à cette biographie de Muhammad al-Kabîr,
on constate sans surprise que cette dimension “européenne”
de son entourage, de sa culture et de ses pratiques quoti­
diennes, telle que la retraçait Thédenat — son goût pour
le muscat de Frontignan, notamment-, est passée sous
silence. L’image du personnage qui ressort de ce texte est
celle d’un gouvernant juste, d’un chef apte à ramener les tri­
bus rebelles dans le droit chemin, repoussant les incursions
chrétiennes sur le territoire de l’Islam. C’est une image assez
stéréotypée du gouvernant sévère et juste, luttant contre
162 LINGUA FRANCA

l’infidèle, assurant l’équité sur le territoire dont il a la res­


ponsabilité devant Dieu, et qui restitue aussi la vraie stature
politique du personnage, notamment ses succès face aux
Espagnols37.
Pour quelle raison Muhammad al-Kabîr, en une autre
période de sa vie, avait-il fréquenté Livourne, mais aussi
Marseille et “d’autres ports” ? Nous pouvons supposer qu’il
s’agissait là d’activités commerciales38. Si cette notable
connaissance de tant de ports du sud de l’Europe avait
résulté d’une expérience de captivité, on peut penser que
cette information biographique, concernant un person­
nage de rang si élevé, aurait fini par sourdre a posteriori des
sources ottomanes. La présence commerciale des musul­
mans en Europe est encore mal connue, sous-étudiée, mais
on sait que les historiens s’accordent jusqu’ici à la considé­
rer comme faible, quantitativement, en regard de la pré­
sence des marchands européens en terre d’Islam. Par une
forme de spécialisation au long cours, les transports com­
merciaux maritimes, y compris internes à la Méditerranée
musulmane, se seraient effectué majoritairement sur des
navires européens et même d’Europe du Nord, hollandais
ou anglais, à certaines périodes, au xvnie siècle notam­
ment39. Mais un témoignage tel que celui de Thédenat sur
Muhammad al-Kabîr incite à y regarder de plus près et à
ne pas envisager l’expatriation et l’itinérance marchande
sous le seul angle des sociétés européennes. Les sources
islamiques documentent bien peu, toutefois, cette dimen­
sion de l’activité économique40. Il faut sans doute consi­
dérer que l’ensemble du rapport de cette Méditerranée
musulmane à l’Europe relève, en un mot, d’une sphère
relationnelle orale et prosaïque, en regard de la noblesse
et de la solennité de l’écrit.

3, . LANGUES EN MINORITÉS

Dans l’asymétrie des rapports à l’autre, nous serions tentés


de conférer un rôle déterminant à l’islam comme religion
(la sacralité de l’écrit entravant tout recours manifeste
aux écrits dans l’alphabet latin...) Mais il n’est pas seul
IV - UNE LANGUE DANS L’ISLAM 163

en cause. Nous pourrions escompter que les Chrétiens


d’Orient, qui ont un rapport de proximité plus manifeste
aux “Francs”, aux chrétiens d’Europe occidentale que les
Musulmans, aient développé un intérêt plus “scientifique”
pour les langues latines, hors du cadre liturgique et théo­
logique qui vient d’être rappelé41. Nous pourrions pen­
ser qu’à travers leurs écrits apparaissent de plus franches
distinctions entre les différentes langues latines, et entre
elles et la langue franque. Mais si les juifs et les chrétiens
d’Islam figurent souvent, pour les Occidentaux, des locu­
teurs désignés de la linguafranca, ils ne marquent pas plus
d’intérêt que les musulmans à la décrire ou à l’expliciter.
Il est vrai que l’idée de cette proximité linguistique des
chrétiens maronites, notamment, ou de certains d’entre
eux, qui parlent plus ou moins l’italien, imprègne les
témoignages européens, mais les pèlerins de Terre sainte
des xvne ou xvme siècles ne se montrent guère impres­
sionnés par la science de leurs interlocuteurs arabes chré­
tiens ; ils les estiment fort ignorants, le plus souvent. Cette
xénologie englobe très manifestement, jusqu’au seuil du
xixe siècle, les Chrétiens orientaux.
Ce n’est que dans les premières années du xixe siècle,
alors que les voyages d’Occidentaux en Orient se mul­
tiplient, que le personnage du prêtre maronite, parlant
latin, italien, et plus rarement français, devient une figure
familière et proche, dans les relations de pèlerinage et
de voyage. A l’occasion d’une fête maronite, en 1830, le
diplomate français Poujoulat se livrait ainsi à l’éloge de
l’évêque de Sgotta, au Liban :
Ce prélat, ancien élève de la propagande à Rome, parle le
latin et l’italien avec une pureté remarquable; il a rapporté
de son séjour en Europe beaucoup d’instruction, beaucoup
d’idées raisonnables ; c’est un des deux ou trois prêtres éclai­
rés que j’ai rencontrés en Orient42.

L’usage de l’italien avec les étrangers débordait, d’ailleurs,


dans ce moment, une stricte configuration confessionnelle.
Lorsque Lamartine, si proche par le cœur des milieux chré­
tiens, était reçu par les notables de Jaffa, rien n’indiquait
164 LINGUA FRANCA

dans son témoignage que l’usage de l’“italien” aurait été le


fait des seuls dignitaires chrétiens, voire des prélats :
Chacun d’eux s’approcha de moi, me fit son compliment,
auquel je répondis par l’organe de mon drogman, ou en
italien pour ceux qui l’entendaient.

L’image de minorités chrétiennes plus proches linguisti­


quement des Européens, des Francs, relève donc peut-être
d’une construction, tardive qui plus est (contemporaine
certainement de l’élan de solidarité de l’Europe occidentale
vers la Grèce opprimée). Hormis les milieux de religieux,
qui hébergent notamment les pèlerins de Terre sainte, il est
difficile de toute façon d’établir une plus grande familiarité
des Chrétiens d’Orient comme tels avec les langues latines.
En revanche, on peut les estimer surreprésentés dans les
sources. Statistiquement plus nombreux que les musulmans
à servir de courtiers, de truchements aux Européens, en rai­
son d’une position interstitielle dans la société urbaine qui
les prédispose à ce rôle, les chrétiens, comme les juifs, sont
ainsi plus visibles dans les témoignages. Mais les musulmans
demeurent proportionnellement plus nombreux à prendre
la mer, à s’engager dans l’armée et à connaître la captivité,
ou à être enlevés, capturés dans la guerre de course43. Ces
expériences, par excellence, induisent un apprentissage de la
langue de l’autre ou l’apprentissage, au moins, libre ou forcé
d’une langue commune. C’est pourquoi il paraît incertain
de présupposer une plus grande familiarité avec les langues
latines parmi les minoritaires. Le xixe siècle en revanche sera
un moment de stratégies éducatives et de politiques d’ensei­
gnement rapprochant les minoritaires des cultures savantes
européennes.
De manière préconçue, nous tendons peut-être à déduire
rétrospectivement d’une affinité religieuse d’autres formes de
proximité culturelles et identitaires. La lecture de deux auto­
biographies de Chrétiens orientaux célèbres, fameux pour
les relations qu’ils entretinrent avec de non moins célèbres
littérateurs européens, nous confirme qu’il faut se garder de
maximiser ou même d’outrer ce déterminant confessionnel,
dans l’analyse des formes de rapport à la langue.
IV - UNE LANGUE DANS L’ISLAM 165

Un premier témoignage, exceptionnel par son intérêt


— mais ils le sont tous —, est le récit par Yuhanna ou Hanna
Diab de son voyage en Europe, qui eut lieu en 1709. Ce Ma­
ronite alépin, qui avait été l’informateur d’Antoine Galland
(et lui aurait littéralement dicté certains contes des Mille
et Une Nuits}, avait accompagné en France le voyageur et
aventurier Paul Lucas, en tant qu’interprète et informateur,
passant notamment par le Nord de l’Afrique44. La présence
en Europe de Maronites n’était pas rare ; un certain nombre
d’entre eux séjournaient officiellement au Vatican pour y
effectuer leurs études45. On sait que des relations assez étroites
avaient uni des érudits français, tels que Peiresc, et des lettrés
maronites, dont le fameux “Abraham Ecchelensis”, mais le
lettré musulman Husayn Effendi, à Istanbul, ou l’érudit
“renégat” Ali Ufkî bey sont également connus pour avoir été
des informateurs de Galland ; la médiation des seuls minori­
taires ottomans est donc une illusion d’optique.
Les récits autobiographiques relatant ces formes d’asso­
ciation ou même d’amitié sont très rares, sinon absents, du
côté oriental. Bien souvent, les sources européennes sont,
réciproquement, tout aussi pudiques sur ce point que les
sources islamiques, pour ne pas dire muettes. Paul Lucas,
notamment, ne rend guère hommage à son compagnon de
voyage et informateur et ne fait pas même allusion à sa pré­
sence physique dans son propre récit. Galland, en revanche,
reconnaît sa dette46.
Yuhanna ou Hanna Diab rédige ses souvenirs un demi-
siècle après son voyage en France, en 1764, et nous pour­
rions supposer que la maîtrise de la langue française qu’il
avait pu acquérir ou parfaire en France avait dû influer sur
sa propre perception de la langue “franque” en Orient. Il
déclare dans ses mémoires lire et écrire le français — et il
appartenait à une famille d’interprètes du consulat d’Alep.
Quel français, néanmoins, parlait-il dans sa jeunesse, avant
cette expérience vécue de la France ? Des témoignages plus
tardifs, au xixe siècle, nous laissent entrevoir que la majorité
des clercs maronites avaient du mal à s’exprimer en fran­
çais ou même en italien et que nombre de truchements, y
compris officiels, parlaient une langue plus proche de la lin­
gua franca que du français ou de l’italien47. Sans pouvoir
166 LINGUA FRANCA

aucunement affirmer que Hanna Diab avait pu lui-même


recourir à la lingua franca dans ses fonctions de truchement,
à l’instar de tant d’autres drogmans plus ou moins informels,
nous pouvons au moins nous interroger sur les effets de son
inculcation in situ du français, lorsqu’il rédige ses mémoires
et s’y réfère à la “langue franque”48.
L’expression lisân alfranjî se rencontre ainsi sous sa plume,
mais plus certainement dans le sens de langue des Francs,
par opposition aux Grecs, notamment, que pour décrire le
pidgin, la lingua franca méditerranéenne. C’est ainsi qu’à
Chypre il déclare parler aux habitants en langue franque,
bi-lisân alfranjî. Ses interlocuteurs le comprennent mais
ne lui répondent qu’en grec, bir-rûmi. A Chypre, il fait éga­
lement état de l’usage du turc et de l’arabe, décrit une forme
de constant “tâtonnement” dans le choix ou l’identification
.de la langue de communication possible entre deux interlo­
cuteurs50. Mais en ce qui concerne la langue franque pro­
prement dite, au sens du pidgin véhiculaire, quels indices
de son usage nous donne-t-il ? On pourrait s’interroger sur
sa mention possible, dans ce cadre chypriote, à partir d’une
scène de dispute.
Diab déclenche en effet un incident parce qu’il se tient sur
une terrasse, d’oii il peut apercevoir les femmes de la maison
voisine. Le maître de maison découvre sa présence et se pré­
cipite vers lui, en le couvrant d’insultes en grec et en turc fr
lisân ar-rûmi wa bil-turkî). Un Grec catholique s’interpose
alors pour les calmer, s’adressant en grec au voisin offensé
mais en italien, bi-lisân al-talyâni, au Syrien imprudent. De
quel italien s’agit-il ? Quel lien relierait éventuellement ce
recours spontané à l’“italien”, avec un étranger, à la langue
franque ? Nous constatons que le témoignage d’un Maronite
syrien parlant français, ayant l’expérience de l’Europe, n’est
pas plus explicite ou précis à cet égard que celui d’un lettré
musulman.
Le lexique de la mer lui-même n’est pas placé sous le
vocable de l’“italien”, mais plus indistinctement de la langue
“franque”. Lorsqu’à Alexandrie Hanna Diab s’embarque avec
ses compagnons pour Tripoli, il rapporte que “le navire qui
les transporte s’appelle dans la langue franque «pinque»”,
wa-l markab byusammâ bi-lisân al-franjî binkâ^1.
IV - UNE LANGUE DANS L’ISLAM 167

A deux siècles de distance, le témoignage d’un autre


drogman chrétien, Fathallah Sâyigh, au xixe siècle pourtant,
pourrait conduire aussi à discuter le rapport privilégié des
minoritaires à la linguafranca. En cette période d’émergence
des langues “nationales”, son intérêt pour la description ou
la caractérisation des langues européennes, dans sa relation
autobiographique au moins, semble presque moins marqué
encore que celui de Hanna Diab.
Comme son “prédécesseur”, Fathallah Sâyigh est syrien
chrétien. Il devient le truchement d’un noble chypriote
au service de Bonaparte, Lascaris, avant que Lamartine le
prenne sous sa protection et publie ses mémoires52. Lorsqu’il
entame le récit de sa vie et de ses aventures, il se décrit comme
un jeune homme d’Alep ayant placé, comme tant d’autres,
tous ses espoirs de réussite dans le commerce. A nul égard,
ses compétences linguistiques, quelles qu elles soient, ne lui
paraissent mériter d’être mentionnées :
Je m’appelle Fathallah, fils d’Antoine Sâyigh, de rite latin,
habitant la ville d’Alep, que Dieu la protège [...] Quand
j’eus dix-huit ans, je fus tenté par le commerce et attiré par
ses gains, espérant ainsi édifier ma fortune. Je partis donc
d’Alep, avec un fond de marchandises, pour aller m’établir
à Chypre. Là, durant une année entière, du début de 1808
jusqu’au commencement de 1809, je me lançai dans des
opérations commerciales et entretins, avec les marchands de
la place, des rapports d’affaire. L’idée me vint alors de faire
pour Trieste un chargement des produits de cette île53.

Faisant affaire avec un capitaine Tommaso Chefalitione,


le jeune Syrien investit tous ses biens dans un navire en par­
tance pour Trieste qui sera malheureusement capturé par des
Britanniques et conduit à Malte. Ruiné, démuni, il devra
regagner Alep. La langue de ses partenariats commerciaux
n’est pas autrement explicitée. C’est de manière tout impli­
cite, au contraire, qu’il nous donne à entendre qu’il “parlait
franc” :

Quelques jours après mon retour, je dînais chez un de mes


amis francs, avec plusieurs personnes parmi lesquelles se
168 LINGUA FRANCA

trouvait un étranger fort mal vêtu, mais auquel on témoi­


gnait cependant beaucoup d’égards. Après le repas, l’at­
mosphère était à la gaieté. On parlait de choses et d’autres,
histoire de passer agréablement la soirée. Or, cet homme
respecté, aux accoutrements étranges, se tenait constam­
ment à mes côtés et prenait visiblement intérêt à ce que je
racontai. J’interrogeai à son sujet l’un des invités. J’appris
alors qu’il était une personnalité importante des pays francs,
qu’il s’appelait Théodore Lascaris de Vintimille, chevalier
de Malte34.

L’intérêt de ce noble chypriote pour le jeune Syrien se


confirme dans les jours qui suivent; ils se découvrent une
passion commune pour la musique, mais aucune notation
précise n’éclaire le lecteur sur la langue dans laquelle les
deux hommes développent ainsi une relation de confiance
mutuelle et d’amitié. Une chose au moins est sûre: cette
langue n’est pas l’arabe. En effet, leur rencontre débouche
sur une proposition concrète de Lascaris: il demande au
jeune homme, contre une confortable rémunération, de lui
enseigner à lire, à parler et à écrire l’arabe. Ce n’est que six
mois plus tard qu’il lui proposera de l’accompagner dans
un voyage quelque peu mystérieux, présenté initialement
comme une opération de commerce. Il s’avérera que Lascaris
était un émissaire de Bonaparte, qui espérait soulever les tri­
bus bédouines d’Arabie contre les Turcs ; son apprentissage
de la langue arabe était rien moins que désintéressé.
Une notation pourtant - une seule, sauf erreur, tout au
long de ce récit de leurs sept années d’expédition commune -
donne une indication au lecteur de ce que pouvait avoir été
leur langue d’interlocution, avant que l’arabe ne devienne,
entre eux, cette langue commune. Hôtes d’un grand chef
bédouin, les deux hommes sont consultés au sujet d’une
alliance avec un autre chef arabe; ils se concertent de
manière préalable. Lascaris se tourne vers son compagnon :
“Je crains, me dit-il en italien, qu’on nous tende un piège”,
écrit Fathallah Sâyigh55.
Leur langue initiale de communication, celle dans laquelle
ils se découvrent un goût commun pour la musique (quelle
musique? Ce point n’est pas non plus précisé) serait donc
IV - UNE LANGUE DANS L’ISLAM 169

l’italien; nous n’avons pas plus d’indications sur la nature


de cet italien, ni son rapport à la “langue franque”. Mais
de manière certainement symptomatique, l’usage ou la
connaissance de cet italien donne lieu, dans le récit, à une
réaction de dénégation. Confronté à un chef arabe, allié
des Ottomans, qui s’adresse à lui en turc, Lascaris “lui fît
savoir qu’il ignorait cette langue, ne parlait que le grec car
il était chypriote, et savait un peu d’arabe grâce aux leçons
de ‘Abdallah al Khâtib [nom d’emprunt de F. Sâyigh lors de
l’expédition]56”.
L’italien est donc compté pour rien dans ce contexte. Les
quelques notations sur les langues de l’Europe nous sont
clairement fournies de manière incidente dans ces mémoires.
Même en tant que drogman, ce qu’il devient de façon plus
officielle avec la protection de Lamartine, Fathallah Sâyigh
ne met jamais en relief, dans son récit, sa propre maîtrise de
l’italien, comme si elle relevait d’une évidence ou n’était pas,
en soi, une compétence remarquable. L’initiation de Lascaris
à la langue arabe par ses soins est, en revanche, soulignée par
lui avec quelque peu de condescendance.
Ce rapport à la langue de Fathallah Sâyigh pourrait éclai­
rer bien d’autres témoignages internes au monde de l’Islam,
tout aussi mutiques ou tacites sur la question des langues en
usage avec les “Francs”. Cela confirmerait un apparent désin­
térêt, non pas des Musulmans mais des sociétés islamiques
tout entières, dans ce moment, pour un apprentissage savant
des langues latines, étant entendu que leur pratique empi­
rique, fût-elle “bricolée”, était au contraire incontestable57.
Ce rapport si peu livresque aux langues de l’Europe, à la
langue des Francs, est-il pertinent aussi dans un contexte
diplomatique, qui suppose une maîtrise fine de la commu­
nication? Les besoins spécifiques de la diplomatie ont-ils
créé un rapport différent aux langues européennes et l’es­
quisse de leur valorisation savante? Ou bien ont-ils consacré
cette double modalité, proche et lointaine, familière mais
distante, de la langue de l’autre ?
170 LINGUA FRANCA

4. L’OREILLE DU DIPLOMATE

Peu de diplomates musulmans, comme on l’a rappelé, ont


rédigé des relations de leurs voyages en Europe avant le
XIXe siècle58. Le Maroc figure une exception relative; ce type
de témoignages y est un peu plus fréquent qu ailleurs (peut-
être en raison de sa situation si proche de l’Espagne, et des
tensions avec les Ibériques sur son propre territoire)59. Outre
la relation d’Ahmad ibn Qâsim al-Hajari, déjà mentionnée,
il ressort de ce corpus les relations de Muhammad b. Abda-
Iwahhâb al-Ghassâni (m. 1708) et de Muhammad b. ‘Uth-
mân al-Miknâsi (m. 1799); le premier fut l’envoyé du
sultan Mawlay Ismaîl auprès du roi d’Espagne, et le second
l’ambassadeur du sultan Mohammed b. Abdallah dans le
même pays60. D’autres ambassades marocaines en Europe,
au xvme siècle, furent confiées, non pas à des musulmans
d’ancienne souche, comme pour le cas de ces deux person­
nages, mais à des renégats, des néoconvertis, parlant une
langue européenne couramment — leur langue maternelle au
moins — et qui affichaient dans leur nom même leur identité
originelle : on peut ainsi songer à “Hadj Abdelkader Peres”,
Espagnol d’origine et ambassadeur de Mawlay Ismaîl en
Angleterre61. D’autres ambassadeurs étaient juifs, ou même
chrétien pour l’un d’entre eux, Bentura de Razy62.
L’attribution de ces missions diplomatiques à des chré­
tiens convertis à l’islam ou à des juifs bat en brèche l’image
d’un pays fermé, d’une société repliée sur elle-même et qui
découvrirait l’Europe avec stupeur au cours de brèves incur­
sions diplomatiques. Il serait particulièrement utile de dis­
poser d’autobiographies de renégats, mais les convertis, c’est
là un trait général, ne racontent que très peu leur vie, leur
expérience intime63. Cette dimension du lien entre l’Eu­
rope et l’Islam nous échappe donc pour une très large part;
combien de connaissances sur l’Europe passent-elles par
l’entremise des renégats? Les truchements techniques ont
été précocement mis en lumière, peut-être à l’excès (car l’his­
toriographie systématisait ainsi l’instrumentation des “rené­
gats” et faisait peu de cas du facteur proprement religieux,
en particulier). Mais ce qui pouvait passer d’un savoir diffus
sur la culture européenne, d’un habitus même, demeure à
IV - UNE LANGUE DANS L’ISLAM 171

peu près inaccessible. Les enfants de convertis, par exemple,


entendaient-ils des berceuses dans la langue natale de leur
père ou de leur mère ?
Si l’on ajoute à leur masse les milliers ou dizaines de mil­
liers de Marocains, libres ou esclaves, qui firent l’expérience
d’un séjour, libre ou forcé, dans la péninsule Ibérique, on
constate à quel point la perspective de la “découverte de
l’autre”, qui était celle de la recherche historique il y a une
vingtaine d’années, relevait d’une candide illusion64. Elle
présupposait en effet une imperméabilité, une étanchéité
des sociétés l’une à l’autre, et leur soudaine mise en contact
par le truchement d’un voyageur65. Cette illusion étant par­
tiellement dissipée, le dépaysement des ambassadeurs maro­
cains en Europe, plongés dans la société européenne, n’est
pas moins tangible.
Dans les récits des deux derniers ambassadeurs maro­
cains qui viennent d’être mentionnés, on observe ainsi de
leur part une sorte de parti pris idéologique au sujet de la
langue de l’autre. Hassan El-Boudrari résume cette position
de principe par l’idée d’une “langue innommable”. En effet,
le terme générique qui désigne la langue des Espagnols est
celui de 'ajamiyya, terme général qui recouvre l’ensemble
des cultures non arabes (bien au-delà, par conséquent, de
la seule notion de “Franc”)66. Dans aucune de ces deux des­
criptions, souligne H. El-Boudrari,
il n’est traité directement, en tant que telle(s), de la ou des
langues de l’autre [...] Cette manière indifférenciée de dési­
gner la langue de l’autre équivaut à un refus de la nommer,
puisque les deux voyageurs n’ignoraient rien, d’expérience,
de la diversité des langues de l’Occident67.

Al-Ghassâni inventerait même un néologisme pour évo­


quer la traduction de cette langue de l’autre, et au lieu d’em­
ployer tarjama, verbe consacré pour exprimer la traduction
(et qui a donné “truchement”, ainsi que “drogman”), il
emploie l’expression ‘ajjama^.
Néanmoins, comme le souligne aussi H. El-Boudrari, ces
deux ambassadeurs ont le souci de “nommer” dans la langue
de l’autre les éléments d’observation qui leur paraissent les
172 LINGUA FRANCA

plus exotiques. De la même façon que les voyageurs euro­


péens, en Orient, renonçaient à traduire certains termes
arabes, turcs ou persans pour mieux faire entendre au lecteur
la spécificité du monde qu’ils observaient (et alors même que
des traductions étaient possibles), ces voyageurs font ressor­
tir l’étrangeté des réalités qu’ils observent en les transcrivant
dans des termes espagnols69. Mais ces réalités “exotiques”
qu’ils maintiennent ainsi “en langue originale” dans le texte
peuvent nous sembler bien communes, au vu du lexique :
coche, soldados, palacios, plaza, venta, sombrero®...
On pourrait, à la limite, se demander s’il ne s’agissait pas
là, au contraire, de termes familiers au lecteur marocain,
et sans grande nécessité d’explicitation ou de traduction.
Dans tous les cas, il nous faut prendre conscience que cette
observation distancée et même la rhétorique ànjihâd, qui
imprègne plus ou moins la correspondance diplomatique
de l’époque, s’inscrivent sur la base d’un tissu relationnel
autrement dense et complexe que le discours diplomatique
ne veut l’admettre. J. F. P. Hopkins fait le même constat dans
son travail d’édition et de traduction de lettres officielles de la
royauté marocaine adressées à la royauté britannique. Les ter­
mes empruntés aux langues européennes figurent en abon­
dance dans ces correspondances de langue arabe. On peut
se demander s’il s’agit d’une adaptation du style du scribe
ou du diplomate à la langue de son interlocuteur, afin de se
rapprocher de lui, ou d’une proximité plus inconsciente et
pérenne, éventuellement réactivée ou amplifiée en situation
de dialogue officiel avec l’Europe71. Ces termes d’emprunt en
effet avèrent l’un ou l’autre cas de figure (rayina pour “reine”
dans la première situation, par exemple; kûshta, pour “côte”
ou justisiya pour “justice”, ces deux termes ayant évidem­
ment leur équivalent en langue arabe72).
Or, au sein de ce rapport intriqué, et bien quelle n’af­
fleure que très faiblement dans la documentation islamique,
la lingua franca occupe une position de fait centrale.
Cette situation est bien connue au moins pour les Régences
ottomanes du Maghreb. Les beys de Tunis, comme les deys
d’Alger ou les gouvernants de Tripoli, s’adressaient banale­
ment en langue franque aux représentants consulaires euro­
péens. Nombre de relations de consuls européens l’attestent
IV - UNE LANGUE DANS L’ISLAM 173

et révèlent par là même un fort hiatus entre les correspon­


dances officielles, les traités, et cette modalité plus informelle
et spontanée de communication dans la langue franque.
Certes, Gilles Veinstein rappelle que les correspondances
diplomatiques ottomanes, notamment, avaient pu s’effec­
tuer dans une pluralité de langues, sans que les dirigeants de
l’empire aient prétendu imposer une langue unique dans ce
cadre politique73. Dans les provinces africaines de l’empire,
comme par un surcroît de “gages” politiques, la langue
diplomatique solennelle demeure durablement le turc, toute
difficulté que l’on ait eu à la maintenir, dans les actes les plus
officiels au moins ; mais elle s’accompagne d’un recours assez
constant à l’italien à l’écrit, y compris dans les rapports avec
la France par exemple, et à l’italien ou à la langue franque à
l’oral - la frontière de l’un à l’autre se révélant souvent des
plus poreuses74.
Ainsi, au xvme siècle, comme le constate Christian
Windier, auteur d’une étude sur les consuls européens à
Tunis, certains beys pouvaient exiger que les cours euro­
péennes leur écrivent en turc, bien qu’eux-mêmes aient eu
souvent une mauvaise compréhension de cette langue, la
lingua franca constituant alors un outil de clarification :
Lorsqu’on 1757 Muhammad bey reçut des lettres du roi
(de France) et du secrétaire d’Etat de la Marine, rédigées
en français et accompagnées de traductions turques, il lut
ces traductions, mais finit par rendre au consul les versions
françaises, en le “priant de les lui expliquer en petit moresque
pour voir s’il les avait bien comprises en langue turque, qu’il
n’entend qu’imparfaitement”15.

La traduction des traités s’avère une opération particuliè­


rement riche de médiations linguistiques, comme l’atteste
aussi ce témoignage d’un consul français à Tripoli en 1729,
à l’occasion de la signature d’un traité :

Pour traduire en langue turque les articles du traité, je les


expliquais au Pacha en langue italienne, et lors qu’il les
avoir bien compris, il les dictoit en langue turque au Codgia
qui après les avoir écrit les lisoit tout haut, et un soldat de
174 LINGUA FRANCA

l’Astrée, qui parie Turc, me redisoit en François ce qu’ils


contenoient76,

La langue franque ou petit moresque figure ainsi une


langue de travail, oralement, au plus haut degré de l’Etat.
Mais le rapport à l’écrit n’est jamais aussi libéral, anodin,
comme l’indique un témoignage “de l’intérieur”, celui du
docteur Louis Frank, qui fut le médecin personnel du bey
Hammouda Basha dans les premières années du xixe siècle :
Il [le bey] parle lit et écrit facilement l’arabe et le turc; la
langue franque, c’est-à-dire cet italien ou provençal cor­
rompu qu’on parle dans le Levant, lui est également fami­
lière; il avait même voulu essayer d’apprendre à lire et à
écrire l’italien pur-toscan ; mais les chefs de la religion l’ont
détourné de cette étude, qu’ils prétendaient être indigne
• d’un prince77.

Le même docteur Frank a reproduit ces paroles de langue


franque, entendues dans la bouche d’un mendiant, qui fut
l’un des captifs musulmans de Malte libérés par Bonaparte
alors qu’il faisait route vers l’Egypte :
[...] Un de ces Maures me demandait l’aumône en langue
franque, et formulait sa supplique en ces termes, bien
étranges dans la bouche d’un musulman : “Donar mi mes­
chino la carità d’una carrouba, per l’amor della sanctissima
Trinità e dello gran Bonaparte”™.

Ainsi cet appel d’un musulman à la sainte Trinité paraît-


il justifier les scrupules des ulémas du bey, mais leur sévé­
rité concerne bien dans ce contexte le rapport à l’écrit. A
propos de ces mêmes captifs maghrébins de Malte, délivrés
par Bonaparte, le fameux chroniqueur égyptien al-Jabarti
déclare qu’au fond ils étaient déjà “occidentalisés”; en
d’autres termes, vendus aux Français. Il explique :
Certains de ces Maghrébins étaient des espions. Ils avaient
tout l’aspect des infidèles (kuffâr) de Malte. Ils connaissaient
même les langues du pays79.
IV - UNE LANGUE DANS L’ISLAM 175

Une relation plus immédiate commence-t-elle à se faire


jour entre occidentalisation et maîtrise des langues euro­
péennes ? Le problème du rapport à l’écrit est-il au contraire
plus pérenne et structurel ? Faut-il immédiatement invoquer
la sacralité de la “lettre” arabe (qui fournit aussi ses caractères
à l’osmanh, comme au persan...) ? Un exemple nous mettra
au contraire en garde contre une trop forte systématisation
de ce principe. Le sultan du Maroc Mohammed b. Abdallah,
dans la seconde moitié du xvme siècle, s’il fait écrire une par­
tie de sa correspondance diplomatique en langue espagnole,
comme nombre de ses prédécesseurs, exige des consuls euro­
péens qu’ils lui écrivent dans une “langue européenne” et non
pas en arabe. Plutôt qu’un enjeu identitaire, il y aurait là une
politique de contrôle sur la traduction, comme l’explique le
consul danois dans ce moment, car le sultan tient à imposer
ses propres interprètes dans le recours à la langue arabe80. Il
ne met aucun point d’honneur, de la sorte, à s’adresser en
langue arabe auxdits consuls européens dans ses correspon­
dances, et paraît recourir de manière assez indistincte à l’une
ou l’autre des langues latines pour correspondre avec eux.
George Host, le consul danois, reproduit la teneur de deux
lettres à son intention signées de “l’Empereur” et datées du
“8 joumada 1181” qui révèlent elles aussi l’indistinction,
dans l’expression du sultan, de la “langue européenne” :
Au consul de Danemark: “Puisque nous t’avons écrit en
européen pour éviter toute erreur, pourquoi m’écris-tu en
arabe, langue que tu ne comprends pas ? Tu peux faire des
erreurs, alors pourquoi ne m’écris-tu pas en européen ? Nous
ne voulons plus lire tes lettres en arabe, et toutes celles que tu
m’écris, écris les dorénavant en européen, sinon nous refu­
serons de les lire”81.

Il écrit aussi au cadi, et plus sévèrement encore :

Nous t’ordonnons de rassembler tous les notaires et de leur


dire que si l’un d’entre eux écrit une lettre à notre Cour en
arabe pour le compte du consul du Danemark, on lui fera
couper la main, et si le consul désire m’écrire, il doit le faire
’ 82 .
en européen
176 LINGUA FRANCA

Qu’est-ce que cette langue “européenne”? Comment


comprendre une telle imprécision, alors que, par ailleurs,
le sultan joue avec une parfaite aisance des rivalités entre
les puissances représentées au Maroc? Comment entendre
un terme aussi général, recouvrant une telle diversité de
langues ? D’autres écrits du consul danois témoignent que
le roi du Maroc pouvait faire rédiger sa correspondance avec
les consuls européens, de manière assez aléatoire, par des
esclaves, eux-mêmes européens, tantôt en espagnol, tantôt
en italien, selon leur nationalité (et l’auteur de reproduire
l’une de ces lettres en italien).
Le sultan mettrait aussi à contribution les franciscains de
Marrakech, par exemple83. Ce même consul danois, George
Host, auteur d’une remarquable étude sur le Maroc au
xvme siècle, rapporte que, lors de la guerre entre l’Espagne et
la Régence d’Alger, le sultan marocain avait joué les média­
teurs à la demande de la Porte ottomane84. Il avait alors écrit
“en arabe, italien et espagnol” aux consuls à Tanger; sa der­
nière lettre en ce sens étant rédigée en espagnol par “le prieur
du monastère espagnol de Marrakech”85.

Il ne faudrait aucunement en déduire une indifférence


totale de la cour marocaine à la question des langues sur
son territoire. Outre un enjeu technique et politique, voire
financier, relatif à la traduction, ces injonctions royales mani­
festent bien l’intention que chacun reste à sa place et que
les appartenances soient cohérentes. La royauté marocaine
semble en effet, par contraste avec les dirigeants ottomans,
avoir manifesté le souci, notamment, d’inculquer la langue
arabe aux néophytes. Thomas Pellow, dans le premier quart
du xvme siècle, reçoit cet enseignement, quoique avec peu
d’efficacité, dès lors qu’il accepte de devenir musulman86.
Un siècle plus tôt, le même lien, au moins formel, entre
inculcation de l’arabe et conversion à l’islam, apparaît lors
d’une grande opération de prosélytisme, où le sultan incite
une vingtaine de marins français à se convertir:

Il leur promit [...] que lorsqu’ils seraient assez versés dans


l’intelligence de l’alcoran et de la langue arabesque, il les
ferait tous gouverneurs de ville et capitaines de ses troupes ;
IV - UNE LANGUE DANS L’ISLAM 177

qu’il les marierait avantageusement, leur donnerait des vête­


ments très beaux, des chevaux, de l’or, enfin tout ce qu’ils
pourraient désirer87.

N’est-ce qu’à l’occasion d’une opération prestigieuse de


ralliement en nombre à l’Islam que le sultan du Maroc fait
ainsi donner un enseignement de l’arabe aux néophytes?
Conditionne-t-il leur intégration et leur ascension sociale à
leur maîtrise de la langue? Les informations sur cette ques­
tion sont rares et elles émanent ici d’une source française
et non pas marocaine. Mais l’information est congruente,
par exemple, avec le témoignage d’une Hollandaise, Maria
Ter Meetelen, captive au Maroc dans le premier tiers du
xvine siècle, et qui, sans même se convertir, entrant simple­
ment dans la mouvance du palais et le service du roi ou des
princesses, se voit affecter une “maîtresse de langues” pour
lui enseigner l’arabe. Même les femmes seraient ainsi inci­
tées à parler arabe. Y a-t-il là un enjeu politique effectif?
Comme en d’autres contextes, la tolérance ou la libéralité
relative à l’égard de l’usage des langues européennes ne se
pose pas dans les mêmes termes à l’oral et à l’écrit. Les rois
du Maroc usent avec les Européens de quelques termes espa­
gnols ou de langue franque, quasi consacrés, au premier rang
desquels le fameux bono, terme d’approbation88. Certains
princes alawites, dans cette période, s’adressent aux étran­
gers venus d’Europe en espagnol. Ils le parlent couramment,
et néanmoins l’apprentissage écrit des langues européennes
peut s’avérer controversé, voire inconcevable. Si les corres­
pondances officielles avec les Européens s’effectuent pour
partie en italien ou en espagnol, cela va de pair avec le recours
à des scribes ou “secrétaires” renégats ou chrétiens, fonction­
naires attitrés ou rédacteurs occasionnels. Diego de Torres, au
xvie siècle, raconte qu’il avait acquis la confiance et l’amitié
d’un prince saadien, à qui il enseignait à “lire l’abc”, mais que
des jaloux de l’entourage du prince, les surprenant, avaient
crié au prosélytisme et l’avaient accusé de vouloir convertir
le prince au christianisme (intention par ailleurs déclarée de
l’auteur dans son récit)89. Il n’est donc pas sûr que des musul­
mans “d’ancienne souche” soient si facilement initiés à une
pratique écrite ou à la lecture des langues européennes.
178 LINGUA FRANCA

Néanmoins, on serait tenté de relativiser cet enjeu. La


langue n’apparaît pas au même degré que dans le monde
contemporain comme un marqueur de souveraineté, par
rapport à l’Europe. Les Régences ottomanes laissent appa­
raître, de manière plus certaine qu’au Maroc, un enjeu poli­
tique lié à la langue, car elles sont sous domination turque.

5. UN ENJEU INTERNE

A Alger, le fonctionnement du Divan maintient l’arabe et le


turc dans un rapport imperméable, il officialise leur sépara­
tion. C’est ce que décrit par exemple le chevalier d’Arvieux
dans les années 1660, par contraste avec la situation plus
fluide que dépeignait Haëdo dans le dernier quart du
xvie siècle :
Il y a un Trucheman au Divan pour expliquer aux Maures
qui ne l’entendent pas les résolutions qu’on y prend. Les
Soldats se font un point sur-tout d’honneur de ne pas se
servir de l’Arabe, et les Maures ont un éloignement infini de
celle des Turcs, parce qu’ils les regardent comme les usurpa­
teurs de leur Pais90.

Olfert Dapper, dans sa Description de l’Afrique, reprenait


aussi cette idée d’une contrainte politique par la langue
turque et d’une distinction par la langue: “Un Aga peut
être renvoyé du Divan ou exclu s’il n’entend pas bien la
langue turque91.” Cette exigence est fort vraisemblable au
xvne siècle, et l’on dispose de descriptions très précises, tant
européennes que maghrébines, du fonctionnement de ce
Divan, avec des interprètes pour les “Maures” et pas seule­
ment pour les Européens en audience.
A Tunis, Ibn Abi Dinar fait observer que deux fameux
corsaires anglais, Sanson et Ward, au service des gouvernants
tunisiens, avaient longtemps conservé leur foi chrétienne
avant de se convertir92. S’étaient-ils initiés, en revanche,
à la langue arabe? L’auteur fait l’éloge, à cet égard, de tel
commensal du bey, “Turc d’origine, mais Arabe d’éduca­
tion, de langue, de costume et d’usages93”. La concurrence
IV - UNE LANGUE DANS L'ISLAM 179

politique de l’arabe et de l’ottoman ou du turc, langue “offi­


cielle”, langue du Divan, rendait-elle dérisoire toute notion
de concurrence, par parallèle, entre l’arabe et les langues
latines ? Aurait-elle favorisé, même, en certains cas, l’usage
“alternatif” de la langue franque et des langues romanes,
plus ou moins pidginisées, comme langues de “travail” ou de
communication ordinaire, afin d’éviter le turc? Une faible
proportion du personnel administratif maîtrisait celui-ci de
toute façon. Les langues romanes auraient donc pu jouer
ponctuellement le rôle de “tampon” entre ces deux options
linguistiques, le turc et l’arabe, même si certains person­
nages, comme celui que saluait Ibn Abi Dinar, accréditaient
leur synthèse. La question mérite au moins d’être posée.
On peut se demander ainsi pourquoi à Alger, par exemple,
les mots scribano ou contador s’imposent comme termes
administratifs alors qu’existent, et parfois de manière concur­
rente, leurs équivalents en arabe ou en turc94. De même pour
bachador, ambassadeur, au Maroc, usité par az-Zayyâni, par
exemple. On peut encore songer à ces muchachos, mushâs-
huwât, pages napolitains du palais, dont la défaillance, un
matin de Ramadan, en 1833, comme ils avaient oublié
de réveiller le bey, avait provoqué une sérieuse crise diplo­
matique entre Naples et la Régence de Tunis ; un vaisseau
de guerre napolitain avait même pointé ses canons sur la
ville95. Déjà, en 1616, le chevalier de Vincheguerre, faisant
les comptes de ses dépenses de Noël et cadeaux aux officiels
de Tunis, mentionnait dans sa liste divers mouchachou%.
En un autre cas de figure, la dualité des sources, locales et
étrangères, reflète une dualité interne des appellations dans
l’appareil administratif ou politique - comme on l’avait
constaté pour certains toponymes. L’usage, dans le cadre de
la cour ou tout au moins de l’entourage du bey ou du dey,
du terme padrone ou padrone grande, appellation de langue
franque, a déjà été mentionné. Hebenstreit, par exemple,
l’atteste à Alger vers 1730; ainsi, le matin du grand baï-
ram, “chacun va saluer le patron grande ou dey97”. Elle se
maintiendra au xixe siècle, sans que les sources du palais en
fassent état, par contraste avec d’autres appellations euro­
péennes entrées dans l’usage courant, passées dans la langue
administrative arabe ottomane98. Renaudot, qui fait, alors
180 LINGUA FRANCA

partie de la suite du consul de France, décrit finement la


pluralité des appellations :
Les Turcs nomment le dey, effendi, qui signifie Seigneur
dans leur langue. Les Maures l’appellent baba, qui signifie
père en arabe, et les Européens le nomment patron-grand,
qui signifie grand-maître en petit mauresque".

Néanmoins, et ce point est décisif, ni lefranco, ni l’italien


ou l’espagnol (et moins encore le français) ne s’imposent à
l’époque moderne comme langue de communication entre
musulmans ou entre “gens d’Islam’. Les emprunts lexicaux,
aussi libéraux soient-ils, ou même le recours ponctuel à des
locutions empruntées aux langues romanes, ne modifient
pas ce schéma100. Les langues latines, et de manière générale
les langues européennes, ne s’imposent jamais, dans ce cadre,
comme des langues de prestige101. La situation qu’évoquait
Braudel à Raguse, par exemple, où l’italien supplante le
slavon à la Diète, est ici proprement inconcevable102. On
est encore à mille lieues aussi de ce modèle francophile du
début du xxe siècle, où les élites alexandrines ou cairotes, par
exemple, parlaient français entre elles.
Il est plus que plausible, néanmoins, et sur un autre plan,
que la langue franque ou d’autres langues romanes, outre
le rapport aux étrangers d’Europe latine, aient été bana­
lement employées pour communiquer avec des musulmans
de fraîche adoption, avec des renégats, le temps de leur
“assimilation” ; ce temps de latence variait lui-même proba­
blement en fonction du contexte religieux ou politique et
des pressions qui s’exerçaient ou non sur eux pour qu’ils se
conforment au code général. A Alger, écrit ainsi Venture de
Paradis, à la fin du xvme siècle, “on a vu souvent des agas
renégats qui ne savaient ni le turc ni l’arabe103”. Mais c’est
là le seul cas où il est concevable que des musulmans aient
parlé entre eux en linguafranca.
Tolérance, familiarité avec la langue des chrétiens, indif­
férence (relative, circonscrite...) à leur emploi, ces constats
ne permettent pas d’aller jusqu’à parler d’une véritable indi-
génisation des langues romanes au Maghreb. Et pourtant
les apports continus de femmes européennes, sur le marché
IV - UNE LANGUE DANS L’ISLAM 181
/

matrimonial ou du concubinage, ou du service domes­


tique, entretiennent une présence “maternelle” des langues
romanes. Les flux en sont certes divers, fluctuants, mais ne
se tarissent jamais tout à fait, même au xixe siècle. C’est évi­
demment pour les grands personnages que cette réalité est
le mieux connue.
Prenons le cas, à Tunis, d’Ahmed Bey, qui accède au trône
en 1837. L’exemple est tardif, mais il a le mérite d’être éclairé
par un témoignage interne, celui de son ministre et proche
conseiller Ibn Abî Dhiyâf, son ancien précepteur par ailleurs.
Voici ce que dit celui-ci du rapport entre la langue de la mère
et les pratiques linguistiques :
Ce souverain naquit le 21 ramadan 1221 d’une mère esclave
chrétienne prise à la course. Elle fut prise jeune avec sa mère
et sa sœur et fut élevée dans la demeure de la grand mère
paternelle [d’Ahmed Bey] [...] et elle fut convertie à l’islam.
Son père s’occupa lui-même de son éducation et de son
instruction telles quelles étaient données à cette époque.
Il apprit le Coran sous la direction de Cheikh Ahmed es-
Sennan. Il apprit à parler le turc et l’écrivit un peu et apprit
également l’italien mais seulement parlé, sans l’écrire104.

Quelle est la langue de la mère d’Ahmed Bey? De quelle


région du monde chrétien cette femme était-elle originaire ?
Une fois de plus, ces précisions ne trouvent pas place dans
l’écriture chronistique. Nous savons par d’autres sources
quelle était sarde : elle fit partie des 400 habitants de l’île de
San Pietro, Carloforte, raptés en masse en 1798. Ce type de
razzia n’était plus alors qu’une exception, et celle-ci résultait
de circonstances politiques exceptionnelles; la plupart des
Carlofortains retournèrent chez eux, mais la mère d’Ahmed
Bey et quelques autres furent retenus; elle fut effective­
ment élevée dans le palais beylical. Est-ce grâce à elle que
le bey Ahmed “apprit” l’italien ? Rien n’est moins sûr, étant
donné l’âge précoce qui était le sien lorsqu’elle fut conduite
à Tunis105. Rien n’est moins sûr, aussi, parce que d’autres
beys tunisiens ou tripolitains étaient aptes à entretenir une
conversation en italien avec des Européens, sans tous bénéfi­
cier d’une mère italienne106. Par ailleurs, un certain nombre
182 LINGUA FRANCA

de ces princes ou grands personnages, de mère sicilienne


ou génoise (ce fut le cas, en particulier, du fondateur de la
dynastie husaynide, accédant au pouvoir en 1705), sont
décrits par des observateurs européens comme usant de la
“langue franque”, et non pas de l’italien.
Plusieurs interprétations sont alors possibles. Soit cette
configuration familiale ne les prédisposait pas plus que
d’autres à parler correctement l’italien; soit leurs interlo­
cuteurs européens étaient eux-mêmes mauvais juges de la
“pureté” de leur parler107; soit il faut envisager, enfin, que
leur emploi de la langue franque ait résulté d’un choix déli­
béré, et non pas d’une incapacité à parler une langue plus
correcte ou plus élégante, un peu comme on fait le choix
de parler petit-nègre par mépris envers son interlocuteur ou
pour marquer une distance.
Le rôle de ces mères ou épouses d’origine européenne qui
apparaissent dans les sources est-il alors si décisif dans la
vitalité de la langue franque elle-même ? C’est un facteur qui
explique assurément un enracinement domestique, ancillaire
et familial des langues romanes, d’autant que ces femmes
conservent parfois un lien avec leur famille d’origine, font
venir des parents auprès d’elles, grossissent les rangs d’une
population chrétienne ou d’origine chrétienne présente à
tous les niveaux de l’échelle sociale, de la domesticité la plus
fruste jusqu’au conseiller du prince. Mais il est rare qu’un
historiographe maghrébin fasse ainsi le lien entre l’origine
européenne d’une mère et l’aptitude d’un fils dans la langue
de celle-ci. Cette déduction est plutôt le fait des observa­
teurs européens eux-mêmes, très déconcertés par ce qu’ils
perçoivent comme un métissage, à la différence des gens
d’Islam. Ces derniers ne mettent généralement pas sur un
même plan le “sang” de la mère et celui du père, seul déter­
minant ou presque, et ne reconnaissent donc pas, de ce fait,
la catégorie même du métissage (ou pas au même degré). Le
père Caroni, en 1804, décrivant le maître qui l’a acheté après
sa capture, nous confirme que ce facteur familial, manifeste­
ment positif à ses yeux de Florentin, est loin d’assurer, à ceux
qui en “bénéficient”, une parfaite maîtrise de l’italien :

L’armateur est un des plus riches maures de Tunis, bien


que peu ou pas brun, étant né d’une italienne ; il avait des
IV - UNE LANGUE DANS L’ISLAM 183

manières nobles et, dans l’ensemble, un aspect grave et


imposant. Il savait ce peu d’italien qu’il avait appris à l’usage
à baragouiner dans sa famille et, depuis ses jeunes années,
avec les esclaves napolitains108.

Cependant, outre ces Espagnoles ou Italiennes qui abondent


dans la documentation, des femmes d’autres origines plus
lointaines peuplent les grands harems patriciens ou même les
maisons de notables de moindre rang: Anglaises, au Maroc
surtout, Grecques, Russes, Circassiennes ou Géorgiennes109...
Nous n’avons pas la moindre preuve quelles aient eu une
influence tangible sur les pratiques linguistiques de leurs
enfants, et ces apports n’ont visiblement qu’une part infime
dans la langue franque et dans sa codification110.
Il ne faudrait donc pas surévaluer le rôle des “langues
maternelles” dans la production de la lingua franca et plus
généralement dans le statut de licéité qui est celui des
langues romanes. Une autre cause pourrait alors expliquer
ce qui nous apparaît bel et bien comme une forme d’enra­
cinement local, quasi indigène de ces langues. Les sociétés
maghrébines, notamment, sans doute parce qu elles sont
faiblement peuplées, fonctionnent comme des sociétés
d’appel pour les migrants de cette Europe du Sud si pro­
che. Elles se conçoivent et se construisent comme des socié­
tés d’“intégration”, pour user d’un terme anachronique, et
elles accueillent à l’époque moderne une population non
négligeable de “primo-arrivants”, pour reprendre un terme
également anachronique dans ce cadre. Les chrétiens rené­
gats, mais aussi les Morisques, par exemple, ne parlent que
très imparfaitement, dans un premier temps au moins, les
langues vernaculaires111. Mal parler l’arabe, et a fortiori le
turc, s’avère donc extrêmement banal dans ces contextes - et
cet état de choses explique aussi un schème fréquent de mise
en doute de l’identité de son interlocuteur112.
A Alger, vers 1640, un des compagnons d’Aranda, le sieur
Caloen, de Dunkerque, a par exemple une relation des plus
conflictuelles avec sa vieille patronne, qui l’a acheté pour
obtenir le retour de son petit-fils, lui-même captif, en Flandre,
des propres parents de Jean-Baptiste Caloen. Affrontant la
vieille femme, il lui envoie à la figure sa méconnaissance de
184 LINGUA FRANCA

la langue arabe, alors quelle se déclare offensée parce qu’il


boit du vin chez elle :
Elle monta dans la chambre, grondant et tempêtant, sans
que personne ne se troublât ou fît semblant de l’entendre, ce
qui la faisait enrager, vomissant mille injures contre le sieur
Caloen en langage franco, mêlé de more ou arabe, auquel
il répliquait en flamand. Elle crevait de savoir ce qu’il mar­
mottait. “Je dis, lui dit-il : « Retire-toi, vieille sorcière et parle
la langue de ta mère sans faire la bête en langue more113
que tu n’entends pas; nous savons que tu as été chassée
d’Espagne, tu n’as appris depuis que quelques mots de la
langue morisque et tu viens nous en rompre la tête, j’en sais
autant que toi, tu as voulu te mêler de sorcellerie, et tu en
sais autant comme de la langue morisque”114.

Beaucoup d’hommes et de femmes dans ce moment,


et dans cette partie de la Méditerranée, étaient non seu­
lement dans un rapport multiple aux langues (et on n’ose
dire multilingues), cas de figure fort banal de toute façon à
l’époque moderne, mais se trouvaient, de surcroît, en situa­
tion dé déficience par rapport à la langue ou aux langues
dominantes : malmener la langue, taksîr al-lûgha, le terme
renvoie à la même image en langue arabe que l’expression
de langue anglaise, broken language. L’emploi de la langue
franque est donc à contextualiser dans un ensemble de pra­
tiques de “bricolages” linguistiques, au moins transitoires,
qui relativisent quelque peu sa spécificité.

6. DES ENSEMBLES DIFFRACTÉS

Ces constats ou déductions nous invitent aussi à ne pas


magnifier à l’excès le rapport à la langue arabe, notamment
en tant que langue sacrée, ou même en tant que langue
“classique”115. Une exigence de pureté de la langue trouve
sans doute à s’exprimer avec une particulière acuité dans
la tradition littéraire arabe. La valorisation de la limpidité
de la langue est très forte dans ce cadre, comme l’a mon­
tré notamment Georgine Ayoub à propos des Mille et Une
IV - UNE LANGUE DANS L’ISLAM 185

Nuits, mais, comme toutes les langues, l’arabe est dans un


rapport constant d’interactions et d’emprunts, et la langue
dite classique elle-même en porte instamment la marque116.
A fortiori, la langue qui se parlait au xvne siècle par exemple,
période de forte intensité des circulations et des échanges,
devait-elle refléter ce mouvement et ce brassage.
Mais si les mamelouks, notamment — ces fonctionnaires
du palais, de statut servile, qui remplissaient parfois les plus
hautes fonctions administratives, militaires et politiques —,
étaient raillés pour leur usage approximatif de l’arabe, on
ne voit cette réalité transparaître dans les sources que très
tardivement, avec ce constat ironique du ministre et chro­
niqueur tunisien Ibn Abî Dhiyâf, au XIXe siècle, moquant
l’accent des mamelouks et leurs difficultés de prononcia­
tion117. Le même auteur affirme que Hammûda Bey ne
permettait pas à ses jeunes mamelouks de parler arabe
— pour mieux empêcher toute collusion avec le milieu envi­
ronnant ? — mais qu’il parlait turc avec eux, “de peur d’en
perdre la pratique118”. Faut-il lire dans ces notations la nais­
sance d’une forme d’affirmation nationale, suivant en cela
A. Demeerseman, par exemple119? A la fin du xvne siècle, la
fascination coupable de Rumdhân Bey pour un favori flo­
rentin entraînait une réaction plus vive encore de l’opinion
en raison du plaisir qu’aurait pris le maître du pays à parler
l’italien (“il parlait l’italien” n’a pas le même sens que “il
aimait à parler l’italien”) 12°.
Quant à la langue turque, elle s’avérait sans doute plus
bricolée ou malmenée encore. L’osmanli est en soi, comme
on le sait, une langue composite, mêlant le turc, l’arabe et
le persan, mais le “turc” parlé dans les Régences ottomanes,
ou même la langue administrative, reflétait par surcroît
la complexité de la catégorie même de “turc”. Qu’était-ce
qu’être turci C’est une question difficile et qui n’a peut-être
de sens que rétrospectif. A Istanbul d’ailleurs, la catégorie du
Turc n’était pas des plus prestigieuses, et n’était certainement
pas valorisée sur le plan de la langue. Dans les Régences les
plus occidentales, l’administration “turque” comprenait des
turcophones de souche, venus d’Anatolie notamment, mais
aussi des arabophones venus des provinces arabes de l’em­
pire et des “Turcs” de conversion récente, recrutés dans les
186 LINGUA FRANCA

provinces européennes du monde ottoman, les Balkans sla-


vophones, voire en Méditerranée occidentale. On peut donc
concevoir, à nouveau, que le recours à la langue franque n’ait
qu’à peine diversifié, dans ce cadre, la palette des compéten­
ces linguistiques, plus ou moins spontanées, que devaient
maîtriser tant d’hommes, et même de femmes, dans ces
contextes.
Observer ce kaléidoscope idiomatique à la lumière des
sources arabes, ou d’une écriture “arabe” de l’histoire, c’est
donc s’inscrire dans le cadre a priori d’une narration visant à
restituer de la cohérence et du continu, de l’évidence (celle
de la langue dans sa pérennité) ; continuité non pas sur le
plan politique, puisque les chroniques visent à retracer au
contraire les accidents de l’histoire et à les déplorer, mais
continuité sur le plan de l’écriture de cette histoire, et de
la perpétuation d’une tradition linguistique, voire natio­
nale... Le spectre de la diversité des langues en usage n’est
pas nécessairement dissimulé dans ce cadre, il ne figure
même pas nécessairement une atteinte à l’identité, mais il
n’est tout simplement pas un objet d’histoire en soi, dans ces
contextes modernes. Les dictionnaires biographiques, qui
valorisént l’éloquence, balâgha, des lettrés ou des ministres
ou même des simples secrétaires, ne conçoivent pas une
autre éloquence que celle qui s’articule en langue arabe.
Symétriquement, il est douteux que les chroniques de langue
ottomane, les œuvres des historiographes ottomans, aient
valorisé ou même toujours mentionné la maîtrise des langues
slaves, ou de l’italien, dont faisait preuve tel dignitaire de
l’Etat, hormis une compétence “native”121. S’agissait-il pour
autant d’un savoir illicite ? Sans doute pas, surtout s’il était
circonscrit à une pratique orale122.
Ainsi la documentation historique émanant des sociétés
islamiques est-elle singulièrement lacunaire sur la question
de l’usage des langues européennes sur leur propre territoire,
et sur le type de connaissance, si ce n’est de maîtrise, dont
elles faisaient l’objet. Plusieurs facteurs peuvent expliquer
cette indifférence: au premier chef, on l’a vu, un rapport
ancillaire ou domestique à l’Europe qui interdit d’y voir des
langues de prestige. L’apprentissage que l’on en fait “par le
bas”, par les esclaves, les captifs, ou par le commerce, mais
IV - UNE LANGUE DANS L’ISLAM 187

aussi par une imprégnation directe, en Europe, apprentissage


libre ou forcé, rendrait inutile et paradoxale toute acquisi­
tion de leurs modalités savantes.
Des facteurs religieux, en second lieu, peuvent expli­
quer aussi une forme de réticence à cet apprentissage, et
un certain non-dit relatif à cette réalité, mais cette explica­
tion a ses limites et ne concerne ni les juifs ni les Chrétiens
d’Orient — lesquels n’ont pas non plus donné naissance à un
“occidentalisme” savant. L’indétermination avec laquelle les
langues européennes sont si fréquemment évoquées, sous
l’expression générale de “langue européenne” ou “langue des
chrétiens”, ne doit cependant pas conduire à imaginer une
méconnaissance volontaire et générale. C’est au contraire un
rapport d’intime connaissance de l’Europe que masquent
parfois ces mêmes sources.
Jugeons-en par cet exemple du père Caroni, captif à Tunis
en 1804, qui mentionne l’aptitude de son maître, le raïs
“Hagy Amour” (Hâj Amor) à identifier jusqu’aux diffé­
rentes modalités de la langue italienne :
Hagy Amour était un arabe tunisien, sexagénaire, au teint
brun clair, avec la barbe et les moustaches courtes. Il était
marié et père de famille (et, d’après ce qu’il me raconta plus
tard, il faisait le corsaire uniquement pour gagner sa vie).
Il avait été pris par les chrétiens une fois à Livourne et une
fois à Naples ; aussi, fort de sa propre expérience, il s’était
humanisé vis-à-vis des pauvres esclaves, au point, comme
on le verra, d’en être davantage le protecteur que le tyran.
En ce qui me concerne en particulier, comme il connais­
sait suffisamment les dialectes génois, toscan et napolitain,
il comprenait très bien d’après ma prononciation, que je
n’appartenais pas à ces trois nations ennemies, exclues de
l’alliance avec les barbaresques123.

Caroni est en effet milanais, et donc, dans ce moment


des conquêtes napoléoniennes, sujet français et protégé. On
est loin, au vu de ce témoignage, d’un rapport lointain ou
fantasmé à l’autre; dès lors que la langue recèle un enjeu
concret d’identification de l’origine (un captif est-il ou non
“de bonne prise”, de prise licite ? a-t-il ou non une valeur
188 LINGUA FRANCA

marchande124?), les déterminations s’affinent; les catégories


génériques n ont plus lieu d’être.
L’Islam et l’Europe sont-ils d’ailleurs si différents dans leur
manière de camperà langue de l’autre? L’une des principales
sources documentaires de la langue franque est la turquerie,
dans sa version théâtrale et éventuellement musicale. Que ces
textes, pièces de théâtre, livrets d’opéra recourent souvent à
une langue franque fantaisiste ou même fantasmée n’est pas
douteux125. Mais ils attestent bel et bien son existence, et
campent le Turc, plus ou moins stylisé lui aussi, en locuteur
de celle-ci. Symétriquement, un texte épique du monde isla­
mique tel que la Sira de Baïbars recourt au même procédé de
raillerie et de jeu sur la langue de l’autre, pour dépeindre à
l’inverse le personnage du “Franc”, ainsi que tous les chrétiens
qui lui sont assimilés. Le Franc y apparaît comme quelqu’un
qui parle la langue “franque”, c’est-à-dire un jargon plus ou
moins italianisé - de la même façon que le “Turc” parle un
jargon faisant signe vers la langue des Turcs, mixture d’arabe
et de turc, autre langue franque, islamique cette fois126. Cette
œuvre célèbre de la littérature épique était, comme d’autres,
à la fois contée en public (plus tard dans les cafés) et trans­
crite, transmise par écrit127. La plupart des versions qui nous
sont parvenues sont égyptiennes ; la version qui a été éditée
en France, estimée par ses éditeurs et traducteurs comme la
plus intéressante, étant une version syrienne128.
On retrouve ainsi dans cette Sira de Baïbars les mêmes pro­
cédés, au fond, que ceux de la turquerie en Europe à l’époque
moderne: quiproquos, déguisements, travestissements de
musulmans en chrétiens, et réciproquement... L’affectation
d’un parler en languefranque fait semblablement partie, dans
ce cadre, de la composition d’un personnage sous le signe
d’une altérité comique plutôt que véritablement menaçante
(et le grand mamamouchi du Bourgeois gentilhomme n’était-
il pas symétriquement de ces aimables imposteurs?)129. Leur
qualité de “Franc”, immédiatement intelligible à l’auditeur
ou au lecteur, découle de ce qu’ils emploient des expressions
standardisées telles que buon cavaliere, figliane, capetan, rey,
abbone ou encore diabro (diable), rizo, et d’autres moins
clairement identifiables telles que bicho (animal), ghandar,
terme d’adresse à un “monsieur”130.
IV - UNE LANGUE DANS L’ISLAM 189

Certains de ces termes dénotant le Franc ou ses acolytes


sont emblématiques de la lingua franca d’une rive à l’autre
de la Méditerranée, tel le terme bona, d’approbation pha-
tique, qui caractérise le sultan du Maroc, ou encore le terme
morto, qui désignera notamment le fameux corsaire algérien
Hassan Mezzomorto. Figlioni (fiston) se retrouve également,
par exemple, dans la relation de Mascarenhas, captif portu­
gais à Alger au xvne siècle ; un Turc, s’adressant à un captif,
lui dit :
Nonpord, figliolo, quem estapatrâo de ti?

Pas question, figliolo (fiston). Qui est patron de toi?131

Certaines de ces expressions consacrées sont des “mixtes”


de franc et d’arabe, comme chagar testa (couper la tête),
également attesté dans des sources historiques. D’autres, en
revanche, semblent plus spécifiques à ce contexte, voire tota­
lement forgées, comme dans cette réplique où un guerrier
byzantin, Armide, s’exclame que, s’il rencontrait Antar lui-
même, grandiose héros d’épopée, il lui “ferait la mantara
— déformation du castillan matar^.
De cette sorte, le jeu avec la langue de “l’autre”, avec sa
“langue franque”, qui est à l’œuvre dans Le Bourgeois gentil­
homme de Molière ou L’Impresario de Smyrne de Goldoni,
pour ne citer que deux exemples fameux entre tous, trouve
son exact équivalent dans ce contexte levantin. Le jeu sur
la langue de l’autre s’y cristallise aussi autour de la langue
franque, langue du chrétien. Une particularité, néanmoins,
du Roman de Baïbars, par rapport à l’opéra-comique euro­
péen dont il est contemporain, est qu’il met aussi constam­
ment en scène une autre altérité linguistique, une autre
frontière xénologique, avec le “sabir” turco-arabe des mame­
louks. H. Toelle et K. Zakharia soulignent cette intrication
linguistique complexe dans la version damascène du Roman
de Baïbars, et sur ces autres phénomènes de linguafranca pré­
sents dans l’œuvre, “internes” au monde de l’islam, mêlant
aussi l’arabe à l’hébreu, au turc et au persan133. Elles relèvent
les fortes oppositions que suscitait ce type de “littérature”
parmi les puristes, amoureux de la langue arabe, “tant dans le
monde arabe que parmi les arabisants occidentaux”. Les plus
190 LINGUA FRANCA

indulgents adversaires de cette littérature, écrivent H. Toelle


et K. Zakharia, préconisent l’édition, complète ou partielle,
de ces textes en les “corrigeant”, “les autres estimant qu’ils ne
valent pas la peine que l’on s’y arrête134”.
Les xénologies sont donc, sans grande surprise, à géomé­
trie variable. Surtout, on ne saurait dire les frontières, dans
ces contextes, entièrement externes. Les Francs et les chré­
tiens, leurs alliés supposés, tout comme les Turcs, sont bien
une composante interne de ces sociétés d’Islam. L’univers de
la turquerie, par contraste, même s’il démultiplie les lieux
d’exotisme et d’altérité, comme dans Le Bourgeois gentil­
homme, qui s’achève par un “Ballet des nations”, maximise
l’étrangeté de l’Orient “turc” et surtout lui assigne une posi­
tion totalement externe.
-, Interrogeons-nous alors, de manière symétrique, sur les
rapports, dans ce moment, des langues arabe, turque ou
persane, avec la langue française, par exemple, pour délais­
ser temporairement l’italien, si prégnant. Nous avons tous
présents à l’esprit une série d’emprunts lexicaux du français à
l’arabe, notamment, qui nous renvoient à une histoire pres­
tigieuse de l’apogée de l’Islam (“alcool”, “alchimie”, “algèbre”
ou encore “abricot”, le mot et le fruit s’exportant conjoin­
tement...)135. Cette perspective est quelque peu artificielle
ou factice puisqu’elle fige dans une origine “arabe” des mots
éventuellement “empruntés” en amont au persan ou au turc,
mais aussi dérivés de l’espagnol ou de l’italien ; elle polarise
ces circulations sur le face-à-face de deux langues, l’arabe
ou le français, là où pourrait être mise au jour une histoire
plus indistincte, ainsi qu’une problématique du mouvement
plutôt que de l’origine.
Par cette problématique de l’emprunt nous songeons par
ailleurs à une histoire moins noble de l’empreinte linguis­
tique de l’arabe en France, directement issue de l’expérience
coloniale, notamment en Algérie, et qui a donné “toubib”,
“fìssa”, “bezef” ou “macache” — raccourcis saisissants.
Mais entre ces deux périodes, y eut-il en Europe une
empreinte linguistique visible de la Méditerranée islamique ?
Les captifs chrétiens de l’époque moderne ayant pu réin­
tégrer leur patrie, rachetés, évadés, dont certains étaient
demeurés de longues années prisonniers, tous ces hommes
IV - UNE LANGUE DANS L’ISLAM 191

avaient appris au moins quelques rudiments d’arabe, de


turc; d’autres parlaient couramment ces langues, se tar­
guant même de cette compétence dans leurs mémoires. Que
devient ce savoir, acquis sur le tas ? Les anciens captifs qui
retournaient en Europe après plusieurs années d’immersion
dans une société islamique s’amusaient-ils à parler arabe ou
turc, par exemple, pour divertir leur entourage ? Thédenat,
captif dans la Régence d’Alger à la fin du xvme siècle, écrit
dans ses Mémoires qu’à son retour en France il réjouissait
son monde en imitant les mots et les gestes de la prière
musulmane136. D’autres langues encore - l’arménien ou
le grec par exemple, les langues slaves — étaient-elles ainsi
rendues “audibles” jusque dans les campagnes de l’Europe
occidentale ? On peut penser au cas du capitaine Smith, le
héros du Nouveau Monde capturé par les Turcs et captif
en Transylvanie. Et n’était-ce pas de l’arabe ou du turc que
l’on entendait aussi, en ville, dans certains ports européens,
lorsque des galériens musulmans parlaient ensemble, et
ce jusqu’en des périodes très tardives puisqu’ils furent les
derniers esclaves “recrutés” en masse en Europe137? Il est
vrai que Jean Marteilhe, dans le récit de son expérience des
galères, qualifie de “langue franque”, “véritable baragouin”,
la langue que parlaient les “Turcs”, et il les décrit de ce fait
comme aisément identifiables dans le paysage provençal et
peu encouragés à tenter l’évasion138.
Néanmoins, quelle est l’empreinte sur les langues euro­
péennes de l’époque moderne de cette présence de l’arabe
ou du turc sur le territcâre européen139? Il reviendrait à des
linguistes, plutôt qu’aux historiens, d’apporter des éléments
de réponse à cette question, mais elle permet simplement de
constater à quel point les opacités sont, au fond, réciproques,
voire semblables.
CHAPITRE V

TERRITOIRES DE LA LANGUE

Une linguafranca tout à la fois omniprésente et invisible, vérité


d’évidence, mais aussi d’arrière-plan, d’arrière-scène, insaisis­
sable à bien des égards... Cette existence en creux du franco
est l’une de ses caractéristiques majeures. Est-il alors possible
d’éclairer, comme pour toute autre langue, les cadres sociaux
dans lesquels elle s’emploie et les situations d’interlocution
dans lesquelles sa pratique est attestée? Les sources documen­
taires sur ce plan sont certes lacunaires mais pas absentes. Elles
sont surtout très inégalement réparties en Méditerranée, ce
qui, à nouveau, soulève le problème de la généralisation de la
linguafranca-, effective et implicite, ou illusoire?
Géographiquement, comme il a été déjà souligné, c’est au
Maghreb que sa présence est le plus massivement documen­
tée, principalement dans les Régences ottomanes d’Alger,
de Tunis et de Tripoli. Par contraste avec d’autres régions de
Méditerranée, la “Barbarie” sous domination ottomane est si
riche en témoignages sur cette question quelle autorise une
esquisse de topographie sociale du phénomène, projet plus
fragile et aléatoire dans d’autres contextes1. Or, cette plon­
gée historique dans les sources franco, si elle confirme
certaines idées reçues, bat aussi en brèche un certain nombre
de lieux communs sur la linguafranca. Plus exactement, cette
démarche plus sociolinguistique induit de manière indis­
pensable un changement de perspective historiographique.
Elle n’est pas loin, en effet, de bouleverser notre perspective
du “contact” entre les sociétés méditerranéennes, tant il va
de soi, pour nous, que la mer et ses bordures littorales sont
les lieux obligés, et par là réservés, du contact.
194 LINGUA FRANCA

1. LE CONTACT A LA MARGE?

L’historiographie méditerranéenne, très peu investie dans la


question des langues et des usages linguistiques, comme on
l’a vu, envisage communément la lingua franca comme une
sorte de médium circumméditerranéen généralisé, dans le
même temps quelle s’accorde à limiter cet usage aux strictes
franges côtières, littorales de la mer intérieure2. Maurice
Lombard est ainsi l’un des rares historiens qui ait pleinement
resitué ce phénomène de la Lingua franca méditerranéenne
dans la perspective d’autres langues de contact, et pourtant,
c’est en signifiant une forme de huis clos méditerranéen que
M. Lombard évoquait aussi la mort à Raguse, au milieu
du xixe siècle, du “dernier locuteur de la langue franque3”.
Cette illusion d’un “dernier locuteur” suppose une nature
“insécable” de la langue, comme si le terme d’une langue, et
a fortiori d’une non-langue comme la linguafranca, pouvait
être nettement circonscrit, sans efflorescences ni mutations
décelables4. C’était bien là une perspective de la langue révé­
latrice d’une pensée “par entité”, cohérente, laquelle indui­
sait aussi une manière particulière de penser le contact.
Le contact des langues ne se conçoit guère, ainsi, dans
la dissémination, l’emprunt réciproque, mais plutôt dans
l’usage d’un véhicule médian, externe, permettant de pré­
server des entités contiguës sans altération importante de leur
être propre. Il est par ailleurs notable que, selon Lombard,
ce “dernier locuteur” de la lingua franca soit localisé (mais
par qui et dans quel cadre ?) à Raguse, c’est-à-dire sur la rive
nord de la Méditerranée, et non pas en contexte islamique,
sur les rives sud ou orientales de la mer intérieure... Ultime
réappropriation du “franc” ou de la francité par l’Europe.
Raguse s’impose d’ailleurs à plusieurs égards, dans ce cadre,
comme un symbole de la grande époque du creuset méditer­
ranéen. Braudel y voit aussi une illustration par excellence
d’une fascination pour la latinité, pour la culture et la langue
italiennes5. L’un des rares développements que l’illustre histo­
rien a consacrés à la question des langues, dans sa Méditerranée
au moins, évoque ainsi ces nobles de Raguse qui avaient fait
de l’italien la langue officielle de leurs assemblées de recteurs,
le slavon étant réservé aux femmes et au peuple6. Or, dans la
V - TERRITOIRES DE LA LANGUE 195

perspective qui était la sienne, et qui imprègne, peu ou prou,


toute l’historiographie développementiste du troisième quart
du xxe siècle, la question de l’emprunt dénotait toujours un
différentiel de puissance. Elle révélait une forme d’allégeance
culturelle, un rapport inégal, comme dans l’exemple de
Raguse. Ou alors, à l’inverse, on perdait la trace de l’emprunt
et l’on n’avait plus sous les yeux, en Méditerranée, qu’une cir­
culation indistincte d’objets et, dans une moindre mesure, de
mots, dont on ne savait plus très bien à quel propriétaire les
rattacher. Une image assez triviale surgit ici, d’ailleurs, sous
la plume de Braudel, celle des “camionneurs” :
[...] La plupart des transferts culturels s’accomplissent sans
que l’on connaisse les camionneurs. Ils sont si nombreux,
les uns si rapides, les autres si lents, ils prennent tant de
directions que nul ne s’y reconnaît dans cette immense
gare de marchandise où rien ne demeure en place. Pour un
bagage reconnu, mille nous échappent; adresses et étiquettes
manquent, et tantôt le contenu, tantôt l’emballage7.

Ainsi faudrait-il concevoir un lieu propre, un lieu séparé


pour cette intense agitation : la gare de marchandises ; comme
si l’agitation de ces circulations en tout sens pouvait épar­
gner, au fond, la société en amont de ce contact. Braudel
poursuit :
Passe encore lorsqu’il s’agit d’œuvres d’art. Passe encore
quand il s’agit de ces biens tangibles, les mots, ceux du voca­
bulaire ou de la géographie. Le contrôle, en est possible,
sinon sûr. Mais quand il s’agit des idées, des sentiments, des
techniques, toutes les erreurs sont possibles8.

Ces pages de Braudel permettent, d’une part, de mieux


comprendre une certaine focalisation historique, historienne,
sur la question du lexique, plutôt que sur la langue propre­
ment dite. Elles éclairent, d’autre part, une vision “disjonctive”
des sociétés, dont l’interaction se limiterait à leurs marges;
cela supposerait entre elles une très mince articulation. On ne
s’étonnera donc pas que, dans La Méditerranée..., les déve­
loppements les plus susceptibles de référer à la lingua franca
196 LINGUA FRANCA

concernent le milieu par excellence de la mixité et du contact,


c’est-à-dire la mer, le monde de la navigation et des gens de
mer.
Ces brèves références possibles (plutôt qu’avérées) à la
lingua franca illustrent, au demeurant, non pas une cir­
culation indistincte qui érode les origines, mais bien une
problématique de l’emprunt: signe d’allégeance ou d’infé­
riorité. Elle s’insère significativement, qui plus est, dans un
corps de chapitre intitulé: “Psychologie de la défensive”. La
Chrétienté se tiendrait ainsi dans une posture défensive face
à un Islam toujours prêt à fondre sur ses ennemis :
Si l'Islam cherche le contact, et au besoin le contact déses­
péré qu’est la bagarre, c’est au contraire qu’il veut poursuivre
la conversation, ou l’imposer, qu’il a besoin de participer
aux techniques supérieures de son adversaire. Sans elles,
• impossible de jouer, vis-à-vis de l’Asie, le même jeu que la
Chrétienté vis-à-vis de lui. A ce point de vue, quel trait de
lumière de voir les Turcs, après en avoir fait l’expérience à
leurs dépens sur la frontière de Carniole, essayer, en vain
d’ailleurs, de mettre au point l’emploi, par les spahis et
contre les Perses, de dangereuses pistolades. Plus concluant
encore le rapprochement que l’on peut faire du vocabu­
laire nautique des Turcs et des Chrétiens: kadrigha (galère),
kaliotta, galiote, kalioum (galion). Le mot, mais aussi la
chose, ont été empruntés par les élèves de l’Est9.

Ces derniers mots ne sont pas sans évoquer un ouvrage


publié en 1958 par H. et R. Kahane et A. Tietze, La Langue
franque dans le Levant', le titre étant à vrai dire assez ina­
déquat10. Il s’agissait en effet d’une recension lexicale com­
mentée, analysée, des termes d’origine latine et, à un bien
moindre degré, grecque, dans le vocabulaire nautique turc,
et non pas d’une analyse des formes syntaxiques, morpho­
logiques d’une Lingua franca méditerranéenne. Dans la
perspective des Kahane et Tietze, la mise en évidence de ces
multiples “emprunts” n’était aucunement subordonnée à la
démonstration d’une infériorité technique du monde otto­
man dans ce domaine... Mais l’atomisation lexicale de la
question de l’emprunt révélait, peut-être, une perspective
V - TERRITOIRES DE LA LANGUE 197

plus générale de la réflexion d’après-guerre sur les inégalités


entre les sociétés. Ainsi, la seule circulation des mots était
supposée dénoter de grands différentiels politiques ou éco­
nomiques, dans ce moment — l’après-guerre, la décolonisa­
tion - où l’on s’interrogeait sur les possibilités de rattrapage
du “retard” des sociétés l’une par rapport à l’autre, comme si
le transfert d’éléments ponctuels et comme si des acquisitions
isolées pouvaient produire de tels effets d’ajustement.
Sur un autre plan, ce moment historiographique mettait
l’accent sur l’ampleur des circulations et des contacts, mais
pour en minimiser les effets au cœur des sociétés concernées.
Sa problématique centrale était celle de l’emprunt. Soit on
considérait que l’emprunt d’une société à une autre était une
question grave, cruciale, dénotant un différentiel technique,
culturel, civilisationnel, et ce moment était aussi celui du
modèle du take off, où se posait à plein la question des socié­
tés du tiers-monde à la traîne des autres - Braudel associe fré­
quemment, de la sorte, le monde des renégats et la question
des transferts technologiques ; soit on admettait que ces trans­
ferts s’intégraient au contraire à une relation ordinaire et plus
paritaire des sociétés, mais en cantonnant alors ses effets à des
espaces et à des lieux dévolus au contact et à la mixité. C’est
dans ce cadre voué à l’interaction et à l’échange, les milieux
du port, le monde de la mer, que l’on se représente communé­
ment l’émergence de la langue franque et sa pertinence11.
Mais est-il envisageable que la lingua franca ait ainsi carac­
térisé des espaces de mixité exacerbée, la “gare de marchan­
dises”, sans plus d’effets sur les usages langagiers au cœur des
sociétés ? Jusqu’à quel point est-elle effectivement une langue
de mariniers et de dockers, de galériens, ou, au mieux, de
marchands et de courtiers d’affaires ? Que les acteurs “iden­
tifient” un terrain en propre pour l’échange ou la transaction,
espace médian, langue médiane, ne signifie pas que tout phé­
nomène de porosité, de part et d’autre, s’interrompe; et ne
garantit pas non plus l’effectivité d’un tel cantonnement.
198 LINGUA FRANCA

2. DIALOGUES EN TENSION

A la fin du xvte siècle et dans la première moitié du xvne,


les descriptions de la langue franque sont relativement
nombreuses : c’est un moment où le phénomène prend par
excellence toute son ampleur du fait de l’essor spectaculaire
de la course, et il frappe les esprits. Il constitue aussi un
élément d’exotisme, un facteur d’altérité que soulignent à
l’envi les récits sur les “Turcs” ou les “Barbaresques”. Mais
cette altérité n’est pas toujours incarnée par les seuls musul­
mans ou gens d’Islam en Méditerranée. Savary de Brèves,
qui a décrit la langue franque à Tripoli de Syrie, décrit de
cette façon à Tunis un Anglais, ennemi de la France dans ce
moment, parlant ce qui est probablement la langue franque
ou une modalité proche de celle-ci12. Alors qu’il visite sur
son bateau un grand raïs ou capitaine de course tunisois,
Murat Raïs, il a le désagrément d’y croiser le capitaine Yvert,
célèbre corsaire anglais entré au service de la Régence de
Tunis, et qui pillait les navires français :
Nous le trouvâmes à la poupe de son vaisseau, non comme
les autres Capitaines Turcs, pompeusement vestu, sous une
tente de damas, ni entouré de jeunes garçons couverts de
soye et drap d’or, et enveloppez de précieuses fourrures:
mais environné d’une troupe de vieux Corsaires tous ras,
fors la moustache, et desquels la mine s’accordait fort avec
la profession: luy vestu comme un simple villageois, d’une
casaque de drap blanc, assis sur de chétifs tapis, et dessous
une tente de toile [...] Ce pendant que nous étions là, le
Pirate Anglais, dont i ay parlé cy-dessus, estant venu baiser
les mains à Murat raïs ; comme il lui eut demandé pourquoi
il prenait les vaisseaux François, amis des Musulmans, il luy
respondit en Italien baragouiné que les gens de sa qualité,
n’avaient point esgard à ces alliances13.

Aurions-nous un doute sur la nature de cet “Italien


baragouiné”, nous pourrions nous reporter à une autre
mention, par un autre Français, du même phénomène
linguistique, et dans la même période. René du Chastelet
des Bois, captif français à Alger, originaire de La Rochelle,
V- TERRITOIRES DE LA LANGUE 199

évoque tout d'abord, sous le choc de sa capture, la langue


franque comme la langue des “Turcs”, mais ce saisissement
surmonté, le choc dissipé, il entend peu à peu ce langage
étrange et constate que ses compagnons de captivité, au
bagne des esclaves, en usent entre eux, et pas seulement avec
les Turcs ou gens d’Islam :
[Un] vieil esclave, Circasse de nation, parlait la langue
franque qu’il avait apprise au Levant alors qu’il était avec son
maître le Bassa, qui depuis l’en avait amené avec beaucoup
d’autres, dont il n’avait pu se défaire quand il vint prendre
possession de son gouvernement ou Vice-Régence14. Il est à
remarquer que la langue franque est un baragouin ou gali­
matias composé des langues espagnole, italienne et fran­
çaise, que la nécessité de se faire entendre de tant de nations
a introduit, et qui a cours par tout le Levant, et principale­
ment sur les galères et vaisseaux de haut bord15.

Cet usage interne du franco est, plus clairement encore,


confirmé par Aranda, retenu à Alger entre 1640 et 1642 :
C’est le langage commun entre les esclaves et les Turcs, et
aussi entre les esclaves d’une nation à autre, c’est un langage
mêlé d’italien, d’espagnol, de français et de portugais ; autre­
ment il serait impossible de commander leurs esclaves, car
en notre Bain entre cinq cent cinquante esclaves, on parlait
vingt-deux langages16.

Ainsi la frontière est-elle brouillée entre Europe et Islam,


entre Orient et Occident... Non seulement des gens du
Ponant, incarnant une autre Europe que l’Europe latine,
peuvent éventuellement parler ce jargon, mais la langue
franque, composée de langues nationales romanes, comme
le souligne Chastelet des Bois, s’apprend au Levant.
Deux modalités de la langue franque sont donc attes­
tées ou tout au moins décrites. La première est celle d’une
langue que tous - musulmans ou chrétiens, Anglais ou
Slaves... — seraient susceptibles d’acquérir ou de connaître,
une langue trait d’union d’une frontière à l’autre d’une
grande Méditerranée. Selon Louis Marot, pilote royal des
200 LINGUA FRANCA

Galères de France, on aurait interdit aux galériens de


parler entre eux une autre langue que la lingua franca,
afin que les surveillants turcs puissent comprendre tout
ce qu’ils disaient (et prévenir toute tentative d’évasion)17.
Il en ressort une langue comme “incorporée”, d’évi­
dence, mais dont l’inculcation se produit sous le signe
de l’impureté, de la corruption ou au moins d’une abso­
lue trivialité. Elle diffère à ce titre de celle d’une langue
naturelle, qui dénoterait au contraire la pureté.
La seconde modalité de la lingua franca la voue au
contraire à l’insolite et à une position toujours “hors
de soi” ; c’est un véhicule linguistique que l’on ne peut
reconnaître comme sa langue vernaculaire. Elle ne figure
jamais une langue à soi, une langue de soi et n’appartient
à personne en propre. Dans le même univers des galères
françaises, Jean Marteilhe semble concevoir la langue
franque, à l’inverse de Marot, comme une langue qui
marque spécifiquement les galériens turcs et les empêche
de se fondre dans le milieu ambiant et de s’évader18.
La romanité si manifeste de la langue franque n’est de
la sorte jamais vraiment appropriée ni assumée par ses
locuteurs français, par exemple. Sa caractérisation comme
“italien corrompu”, la plus fréquente, ou “italien bara­
gouiné”, ne la rapproche pas non plus d’un groupe natio­
nal particulier et ne se traduit pas dans les termes d’une
prééminence, ni à plus forte raison d’une domination
italienne.
Au mieux, les contemporains observent que son
usage est plus immédiat pour des Latins que pour des
Nordiques, mais elle ne devient jamais la langue, dans ce
cadre, d’un groupe distinct de locuteurs. Si, au xixe siècle
et surtout au début du XXe, la question surgit d’une
relation privilégiée des juifs à la langue franque, ques­
tion aisément démentie, réfutée notamment par Marcel
Cohen pour le cas de l’Algérie, cette interrogation n’est
pas manifeste à l’époque moderne19. Très présents dans
les descriptions des opérations de commerce, ou d’accueil
et de revente des captifs, les courtiers juifs sont certes
fréquemment décrits comme des interlocuteurs de lingua
franca, ou même comme les tout premiers locuteurs de
V - TERRITOIRES DE LA LANGUE 201

celle-ci auxquels se voient douloureusement confrontés


les captifs. C’est ce qui ressort par exemple de cette défi­
nition àu franco par le chevalier Pananti, au tournant du
xvme et du xixe siècle :

Les fonctionnaires publics, les marchands, les Juifs sur la côte


communiquent entre eux au moyen de la langue franque,
composée indistinctement d’espagnol, d’italien et d’un arabe
corrompu ; et, quoique les verbes de ce baragouinage soient
employés à l’infinitif, et qu’il n’ait point de prépositions, les
étrangers et les indigènes parviennent à se comprendre20.

Toutefois, il n’est jamais établi, avant le xixe siècle, de


lien particulier entre les usages linguistiques des juifs, en
tant que groupe, et la lingua franca^. Nulle “ethnicisation”,
en d’autres termes, de ce pidgin. Il figure, de manière struc­
turelle, la langue de l’autre ; l’autre s’avérant le plus souvent
le “Turc”, mais pouvant endosser des identités diverses, et
parfois plus proches.

Au xvine siècle, pourtant, ce schéma général d’adversité


s’était quelque peu modifié. Les relations de la Méditerranée
musulmane avec l’Europe latine conservaient des pics de
crise et de conflits, mais la course n’occupait plus une place
aussi cruciale dans les échanges et déclinait sensiblement.
Les mentions de la langue franque reflètent cette évolution.
Elles se routinisent et se concentrent notamment dans un
contexte diplomatique. Les témoignages, les narrations
autobiographiques décrivant la Méditerranée islamique
intègrent la mention de la langue franque à des situations
bien plus ordinaires et pacifiques que par le passé; elles
font une moindre place aux imprécations et aux injures en
lingua franca, et reproduisent davantage de dialogues ami­
caux (lesquels n’étaient d’ailleurs pas absents des premiers
témoignages, mais plus rarement mis en exergue au dis­
cours direct). Le chevalier Pananti, par exemple, conduit
à Alger, à l’exact tournant du xvnie et du xixe siècle, par
des corsaires algérois, y bénéficia d’une prompte remise
en liberté, en tant que sujet napolitain, protégé français,
et il y attendit assez librement de pouvoir être rembarqué
202 LINGUA FRANCA

vers l’Italie. Il fait état, dans ce cadre, des quelques inju­


res stéréotypées auxquelles ont droit les derniers esclaves
chrétiens :
vamos a trabajo, comutos era l’espressione villana con sui si
udian gli aguzzini chiamar con orrido grido gli schiavi; (...)
A trabajo comutos, can dmfedele a trabajff

Mais, dès sa capture, il s’était fait un ami sur le bateau :


Je me rappellerai toujours avec plaisir Achmet, le fils d’un
prince arabe, qui avait plusieurs excellentes qualités; ce
jeune homme faisait fonction de secrétaire du raïs ; il avait
visité la plus grande partie de l’Europe, et parlait couram-
- ment français et italien23.

A Alger, il se lie aussi d’amitié avec un certain nombre de


fonctionnaires du deylik, de l’administration politique. Mais,
surtout, il s’entretient avec le Gardian Bachi, ou gardien en
chef du bagne (titre de langue franque par ailleurs), qui lui
fait miroiter une possible carrière algéroise, et lui vante ses
espérances de devenir interprète et secrétaire du dey:
Tutti, tutti dipender dai principi, dai più forti, dalle circons­
tanze, dalla neccessità; tutti stare schiavi degli usi, delle conve­
nienze, dellepassioni, delle malattie, della morte; ma chi salire
alpotere, non starpiù schiavo : vedere anzi schiavi al suo piede;
servire a uno per commandare a mille: ti star buona cavezza.
Ti aver buona lingua: star buono acquisto per noi; ti poterfar
l’interprete e il segretario del Dey, e allora ti nuotare nell’oro,
divenir lampada di sapere, e avec giardini di voluttà : ti divenir
grande persona, e tuttifare salamalekf

On peut s’interroger sur la véracité de ce dialogue ou plu­


tôt sur l’effet comique recherché par le narrateur ; des phrases
de langue franque caractérisées {ti star, tipoter, ti divenir...)
y paraissent comme enchâssées dans un discours italien plus
proche de la norme. Et à ce Gardian Bachi, qui veut le faire
passer à l’islam et au service du dey, Pananti prête des propos
quasi caricaturaux du discours oriental (la lampe de savoir,
le jardin de volupté, les salamalecs...) Ce ne sont donc pas
V - TERRITOIRES DE LA LANGUE 203

les moments de complicité amicale, d’empathie, qui justi­


fient d’ordinaire les passages au style direct, ces citations de
langue franque ou d’une langue supposée en tenir lieu. Ce
sont les moments de tension ou de rupture qui appellent
plus généralement une transcription de la lettre de l’échange,
exacte ou fictive, mise en forme, et la proposition, pourtant
cordiale de la part du Gardian Bachi, mais irrecevable pour
le chevalier Pananti, de se convertir et de faire carrière à
Alger, illustre pour lui l’un de ces moments de rupture et
d’illustration de la différence.
Le Gardian Bachi, d’ailleurs, de poursuivre par une évo­
cation du destin funeste des précédents secrétaires du dey.
Elle se fonde sur un topos (mais un topos peut être vrai), celui
des têtes qui volent:
Star questo costume d’aver segretario uno schiavo. Questo Dey
aver avuto primo suo segretario un Cristiano, e questo can dïnfi-
del aver tradito, e Deyfar testa tagliara. Altro Cristiano venuto,
star questo unfurbo cheportar lettere a consoli europei, e Deyfar
morire sotto le verghe. Averpreso un Ebreo che nopensar che afar
denari, e Dey spogliare Ebrei e poi far bruciare. Dey averpreso
un Arabo e un Moro: ma nulla saperfare, e Dey rimandare : ma
poi testa tagliare, perchè saper cose. Ora il Pascià voler tornare a
prender Cristiano, e saper che ti star buona cavezza^.

Quoique dans un contexte globalement moins violent


et belliqueux que par le passé, le recours à la lingua franca
continue ainsi de refléter des situations d’étrangeté et de rap­
port xénologique, y compris dans la mise à distance par le
registre tragi-comique26. L’italien dans ce moment constitue
encore une langue de travail diplomatique dans toute la Médi­
terranée, peu s’en faut, et, dans cette période d’affirmation
nationale des langues qu’est le XIXe siècle, la volonté de parler
un “bon italien” s’impose peu à peu. Ce que nous donnent
à voir les consuls européens, par exemple, à cette époque,
c’est l’incapacité des musulmans, par contraste, à parler ce
bon italien, et leur usage par défaut de la lingua franca. Or,
il se vérifie que les dialogues que ces consuls jugent bon de
transcrire dans leurs correspondances relèvent tous de situa­
tions de tension et non pas du cours paisible de leur activité
204 LINGUA FRANCA

consulaire. Un exemple pourrait être cette remontrance


adressée par le pacha de Tripoli, Yusuf Qaramanly, au consul
de Sardaigne, qui reprend la même expression que le Gar­
dian Bachi du bagne d’Alger, “avoir la tête bien faite”, buona
cavezza-, buona cabeza. Le pacha se plaint d’un manquement
à la coutume, le remplacement d’un consul (Barodi) n’ayant
pas donné lieu à la remise d’un présent rituel (rigai, regalò) :

Mi conoscer ti aver bona cabesa, pira Re Sardinia mandar


sempri Consul sensa rigaF[...] Ti star Consul o no star? [...]
Cristiane starfurbi. Barodi star morto, i Re Sardinia mandar ti
Tripoli, birché tener bona cabesa iprocura no pagar rigai19.

Dans leur contexte narratif, ces citations dans le texte


visent à concrétiser un fossé qui se creuse, à visualiser la ten­
sion qui se fait jour ; elles accréditent, en un mot, la part irré­
ductible de “barbarie” des interlocuteurs musulmans, ceux
qui commettent linguistiquement tant de “barbarismes”.
A l’adversité ouverte de l’Europe et de l’Islam du pre­
mier âge moderne, à leur forte conflictualité, s’est substituée
une situation géopolitique plus complexe, mouvante, où la
démonstration de l’altérité irréductible du despote oriental
se fait plus “culturelle”, parfois plus subtile, que par le passé.
Les citations de lingua franca jouent alors ce rôle de preuve
d’une limite civilisationnelle non négociable.
Cette tension de la limite se lit clairement, par exemple,
au tournant du xvine et du XIXe siècle, dans le jugement du
consul anglais MacGill sur le bey de Tunis, Hamouda Basha,
dont le portrait oscille constamment entre celui d’un prince
“européen”, éclairé, et “oriental”28:

Hamooda Bey is a man ofa handsome, shrewd, andpenetrating


countenance; he is possessed of very good naturel talents, and
considering his extremely limited education, his judgement is
tolerably enlightened. He reads, writes, and speaks the Arabian
and Turkish langages, and also speaks the “Lingua Franca”, or
Italian ofthe country19.

Dans un moment où l’Italie, certes partiellement “ensau-


vagée” elle-même, figure la destination par excellence de tout
V - TERRITOIRES DE LA LANGUE 205

voyageur européen éclairé, à commencer par les Anglais, on


comprend ce qu’apporte de restriction cette ultime préci­
sion : “Italian ofthe country'.
La suite du tableau confirme la profondeur de cette césure
politique et culturelle :

In the art ofgoverning, he cannot he supposed to possess any


ofthose qualities which render men great in European States,
where governments are on an extensive scale: and he appears
not to have any ofthose noble or expanded ideas, which bespeak
a great mind. As an instance ofthis, he still continues tofollow
the wretched policy of eastern courts. He must, therefore, be
considered as a barbaresque prince, who governs a state without
any knowledge ofthatpolicy which directs enlightened nations.
Considering him in this light, we must give him the praise of
ability; for he certainly holds a tight rein ofgovernment, and
acts with such a degree offirmness, as to keep under all intrigues
or civil broils in his country®.

L’hésitation pourtant demeure, la frontière de l’altérité se


révélant plus floue qu’il n’y paraît :
He was much addicted to the use of wine, and his palace has
more the apparence ofbeing the seat ofa northern, than ofan
oriental princtf.

C’est dans ce même moment qu’un lien plus particulier


des juifs à la lingua franca commence à être mis en exergue,
sans que l’enjeu en soit toujours clair: ce lien plus spéci­
fique a-t-il pour effet de les rapprocher des Européens ou au
contraire de mieux les en tenir à distance, en les assimilant
globalement aux Musulmans et autres Orientaux?
On peut se reporter à cet égard au témoignage du docteur
Frank, médecin du bey de Tunis dans les premières années
du XIXe siècle 32:

[...] Le langage habituel des Juifs de Tunis, dans leurs rapports


avec les Européens, est le jargon informe que l’on désigne
par le nom de langue franque, et qui se parle dans toutes les
Echelles du levant ; mais entre eux, ils ne se servent que d’un
patois judaïque, ou hébreu corrompu. La langue franque
206 LINGUA FRANCA

est seulement parlée, et n est presque jamais employée par


les Juifs dans leurs correspondances écrites : l’idiôme qu’ils
écrivent dans leurs lettres missives est cet hébreu corrompu
dont je viens de parler, ou un mauvais arabe, mêlé non-
seulement de mots hébreux, mais encore de ceux des langues
de toutes les nations qui bordent la Méditerranée33.

Cette distinction finale est évidemment importante : il ne


suffit pas de mêler des mots de toutes les nations qui bordent
la Méditerranée pour produire et parler la langue franque.
Celle-ci, par ailleurs, au témoignage du docteur Frank, n’est
presque jamais écrite, et ce “presque” n’est pas non plus sans
intérêt34. E Pananti, également, dans les premières années
du XIXe siècle, n’était pas loin de faire des Juifs des locuteurs
spécifique de la lingua franca :
. ■ Les fonctionnaires publics, les marchands, les Juifs sur la
côte communiquent entre eux au moyen de la langue
franque, composée indistinctement d’espagnol, d’italien et
d’un arabe corrompu ; et, quoique les verbes de ce baragoui­
nage soient employés à l’infinitif, et qu’il n’y ait point de
prépositions, les étrangers et les indigènes parviennent à se
comprendre35.

“Jargon informe”, “baragouinage”, ces qualifications


sont des plus péjoratives, et une rupture culturelle plus pro­
noncée, plus visible, avec ces milieux juifs est opérée dans
ce moment par les observateurs européens, notamment
lorsqu’ils confondent la lingua franca avec les langues des
judaïsmes méditerranéens ou certaines d’entre elles36.
En retour, un exemple au moins nous donne à penser que
les locuteurs musulmans ou orientaux de la lingua franca
commençaient à lui attribuer aussi un caractère “déclassant”.
Par elle-même, elle n’était pas socialement marquée, et son
usage n’était pas socialement dégradant, puisque subsis­
tait son emploi au sommet de l’Etat, entre les gouvernants
maghrébins, au moins, et les consuls ou ambassadeurs euro­
péens. Néanmoins, le dey Mohammed, pacha d’Alger à la
fin du xvme siècle, aurait affirmé qu’“il comprenait et par­
lait la lingua franca mais trouvait indigne d’en user avec des
V - TERRITOIRES DE LA LANGUE 207

chrétiens libres37”. Ce choix, puisqu’il est ici question d’un


choix, révèle bien, alors, un outil plus conscient et délibéré
de mise à distance de l’autre que par le passé.
Il va sans dire que le choix n’est pas toujours possible, que
le parler franc est souvent la seule langue de communication
possible, en l’absence d’une autre langue commune et d’inter­
prètes, officiels et professionnels ou informels, improvisés...
Mais ce schème de la nécessité fonctionnelle fait-il toujours
sens? N’est-ce pas un “choix” aussi que d’“apprendre” la
langue franque plutôt que la langue (une ou plurielle) de
l’autre? N’avoir pas d’autre langue commune est donc déjà
un “choix”. Et si les choix collectifs sont toujours douteux,
au moins pouvons-nous envisager des formes de consensus
autour de cette préservation relative des langues des uns et
des autres — préservation sensiblement plus marquée dans le
cas des langues de l’Islam.
La langue franque figurerait donc au premier chef un
sas, un lieu neutre, une sorte de “wo man’s langue38”. Il
s’agirait d’un espace liminaire, d’une forme d’espace tam­
pon, mais qui échouerait à se voir circonscrit, délimité à
l’instar d’une “gare de marchandises”, comme l’exprimait
Braudel pour les emprunts culturels. Il s’agirait en d’autres
termes d’une liminarité diffuse, plus ou moins accentuée
selon les contextes sociaux et même régionaux, mais qui
concernerait l’ensemble de ces sociétés, de la taverne ou
du port jusqu’aux salles d’audience des palais. En second
lieu, la langue de tous et de personne, si efficiente à cet
égard, “fonctionne” aussi comme langue de l’autre, et dans
un schéma peut-être de plus en plus caractérisé. Par quel
étrange paradoxe un objet métis peut-il ainsi produire de la
distance, renforcer la différence ? Comment qualifier cette
altérité insolite, à la fois condescendante et fiisionnelle,
dont la langue franque est porteuse ?

3. UNE LANGUE DURE A L’OREILLE

Dans les relations de captivité de l’époque moderne, la pre­


mière confrontation à la langue franque est le plus souvent
décrite comme un choc auditif; elle est indissociable de
208 LINGUA FRANCA

l’abordage du navire, de la capture en mer et des brutali­


tés qui l’accompagnent. Le Français Chastelet des Bois, qui
fut captif à Alger vers 1640, raconte ainsi que l’abordage
de leur bateau par de faux Hollandais, des Turcs déguisés
(ruse courante de la course), mêlait au tonnerre des coups
de canon les vociférations de "'Mena Pero” et “Brébré, Mena
Pero”, “Amenez chiens”39.
Son second contact avec le franco s’engage sous le signe
de la compassion, mais n’est guère plus réconfortant. Un
vieil esclave circassien les accueille au bagne, leur parlant en
langue franque :
Il est à remarquer que la langue franque est un baragouin ou
galimatias composé des langues espagnole, italienne et fran­
çaise, que la nécessité de se faire entendre de tant de nations
a introduit, et qui a cours par tout le Levant, et principale­
ment sur les galères et vaisseaux de haut bord40.

Ce témoignage de Chastelet des Bois est à d’autres égards


significatif. Le jour même de sa conduite au bagne, “deux
hommes fort lestes, habillés à la turque, surviennent et nous
saluent fort civilement en langue franque41”. Il s’avère que l’un
est “turc”, l’autre “juif”. Avec ce couple de compères, musul­
man et juif, Chastelet des Bois déclare avoir développé, par la
suite, une relation suivie : ils décident, faisant connaissance,
d’avoir tous trois une dispute théologique. Mais la diversité
des confessions et sa dramatisation théologique ne recouvrent
en aucun cas une diversité radicale de culture et de langue :
Vous remarquerez s’il vous plaît, que Ascem parlait bon cas­
tillan et meilleur franc, son père étant espagnol et sa mère
grecque. Aaron ne parlait pas moins bon français, son aïeul
étant parisien et l’ayant entretenu dans le trafic chez les
étrangers devant sa retraite en Alexandrie42.

La conclusion de cet échange cordial mais animé est la


suivante :
L’assemblage de nations et de religions fait une composi­
tion monstrueuse d’idiômes et de cérémonies, qui rend les
V - TERRITOIRES DE LA LANGUE 209

étrangers confus, lorsqu’ils peuvent converser avec les bar­


bares lettrés, comme vous le reconnaîtrez; parce qu’ils ne
manquent pas d’attaques et de réponses, et se servent d’une
liberté fondée sur certaines maximes fondamentales43.

Autrement dit, le Français, dans cette petite dispute


théologique, n’aurait pas été loin d’avoir le dessous, dans sa
défense du christianisme, tant il était dérouté par l’aisance de
ses interlocuteurs à manier ses propres arguments, dérouté
par leur proximité culturelle, en quelque sorte.
Après ce début stéréotypé, mais non moins vrai, d’une
scène fondatrice et d’un contexte de domination où l’on
vocifère et pousse des cris sauvages, traitant les pauvres chré­
tiens de “chiens”, en langue franque, il peut donc venir très
vite un moment où cette frontière vacille, où des éléments
de familiarité se révèlent, se mettent en place, et où non
pas une langue commune, mais plusieurs, le cas échéant, se
révèlent. Dès le deuxième jour, Chastelet des Bois prétend
ainsi qu’il commence à entendre “le baragouin de la langue
turque”, désignant par là, en réalité, la langue qu’on leur
parle, c’est-à-dire \z franco^.
Dans la même période, Aranda décrit aussi ce choc ini­
tial de la capture, mais sous le signe d’une confusion plus
radicale encore des langues et des nations, telle que l’on
ne sait plus exactement qui est “turc” et qui ne l’est pas.
Le brouillage de la frontière est donc également avéré. Le
premier capitaine algérois qui aborde leur navire se révèle
de la sorte “anglais de nation, mais renégat” ; Aranda
explique :
comme j’étais pour lors sur le tillac, il me demanda de quelle
nation j’étais et si j’étais marchand; je répondis: “je suis
dunkerquois et soldat de ma profession.” Sur quoi il répli­
qua en flamand : “Patience, frère, c’est la fortune de guerre,
aujourd’hui pour vous et demain pour moi45”.

Cette formule stéréotypée de lingua franca, relative à


la “fortune”, est convoquée par excellence dans ces récits
d’abordage et de capture. Brantôme, par exemple, évoquant
la vie du célèbre corsaire Dragut, renégat d’origine grecque et
210 LINGUA FRANCA

grand capitaine de course au milieu du xvie siècle, rapporte


cet échange entre le grand maître de Malte et le fameux cor­
saire, capturé par André Doria :

[...] Il fut investi et pris, luy et tous ses capitaines, et tous ses
gens. Pour ce il ne perdit courage, comme j’ay ouy racomp-
ter à M. Parisot, grand maistre de Malte, qui, le voyant un
jour ainsi à la cadene, M. le grand maistre lui dit : Senor
Dragut, usanza de guerra! Il lui répondit: YMudanza de
fortuna*6.

Le pillage du navire d’Aranda se poursuit dans un grand


brouillard émotionnel, et à nouveau se confirme une forme
de diffraction de l’identité même du Turc supposé ou du
musulman :
■ J’étais jusqu’ici comme dans un sommeil, où l’on voit
d’étranges fantômes, qui causent de la crainte, de l’admi­
ration et de la curiosité ; prenant garde aux diverses langues
(car on y parlait turc, arabe, espagnol, français, flamand et
anglais) aux habits étranges et aux armes différentes, avec les
cérémonies bizarres quand ils font leurs prières, vous assu­
rant que tout ceci me donnait matière à spéculer47.

Mais c’est une fois arrivé au bagne que le chevalier


d’Aranda éprouve véritablement le choc de la langue franque
et la violence de son usage dans ce contexte :

Le lendemain, le jour n’était pas encore levé que le gar­


dien entrant au bain commença à crier : Sutfa cani, à baso
canalla, c’est-à-dire, levez-vous chiens, en bas canailles (ce
fut là le bonjour). Aussitôt il nous fit marcher vers un fau­
bourg appelé Babeloued où nous trouvâmes tous les outils
pour faire des cordes ; et sans connaître le métier, il nous
fallait travailler. Mon compagnon Régis Salnier et moi
nous devions tourner la roue, ce que nous fîmes à toute
force et diligence, parce que le gardien criait continuelle­
ment : forti, forti, et nous pensions que cela signifiait vite
et en franco (c’est le langage commun entre les esclaves et
les Turcs, et aussi entre les esclaves d’une nation à autre,
V - TERRITOIRES DE LA LANGUE 211

c’est un langage mêlé d’italien, d’espagnol, de français et


de portugais ; autrement il serait impossible de commander
leurs esclaves, car en notre Bain entre cinq cent cinquante
esclaves, on parlait vingt-deux langages) forti signifiait
“doucement” ; et comme par son cri il n’obtenait pas ce
qu’il voulait, il vint à grands coups de bâton nous enseigner
ce que signifiait fort^.

Il n’est pas autrement attesté que forti signifierait “douce­


ment” et non pas “fort”, mais Aranda semble particulière­
ment peu doué pour lefranco (il est vrai qu’il est flamand) :
[...] le gardien me dit: Pilla este cani, “Prends cela chien”,
mais parce que je n’entendais pas son langage, ni ce que
voulait dire pilla, il me donna trois ou quatre coups de bâton
si serrés que le sang était aux marques49.

L’évocation de Babel s’impose très logiquement dans ce


cadre et elle vient à Aranda dans sa description du bagne
d’Ali “Pégelin”, ou Bitshnîn, l’un des plus puissants raïs de
la ville :
Le général avait une maison séparée de la sienne, où il logeait
de mon temps cinq cent cinquante de ses esclaves, qu’on
appelle bano, ou le bain, et l’on pouvait la prendre pour une
représentation de Babylone et pour un abrégé de l’enfer. Les
différentes nations, la confusion des langues, les incommodités
qu’on y souffre et toutes sortes de crimes qui s’y commettent
forceraient le plus méchant d’en juger de cette façon50.

Les “crimes” qu’Aranda associe aux bagnes sont bien


connus. Afin d’arrondir leur pécule, les captifs pratiquaient
toutes formes de recels et de reventes d’objets volés dans
l’enceinte de ces “bagnes”, d’une part, et, d’autre part,
ces établissements possédaient souvent une taverne, avec
toutes les nuisances qu’impliquait cette forme de com­
merce. La confusion des langues est donc ici clairement
associée au vice, et ce tableau décrit de manière assez dra­
matique une situation exactement inverse de celle que l’on
associe communément à la langue franque, c’est-à-dire
212 LINGUA FRANCA

l’intercompréhension spontanee. Le parler franc n’est ici


que le symptôme d’une corruption généralisée, au sens
moral et physique.
Ces expériences d’immersion forcée dans l’altérité
débutent ainsi, au fil de divers tropes narratifs, par une
sorte d’apnée linguistique; le captif se trouve en quelque
sorte abasourdi par la situation qui est la sienne, et l’un
des éléments les plus déstabilisants dans son aventure est
sa découverte, tout aussi immédiate, que la frontière de
l’altérité n’est pas radicalement tracée. Toutes ces étapes
transactionnelles portent en première ligne, en effet, des
personnages transfuges ou passe-frontières: renégats par­
lant la langue des chrétiens, courtiers et intermédiaires
juifs parlant la langue franque mais encore l’espagnol ou
l’italien, anciens captifs musulmans en Europe... Cette
confrontation à l’autre n’est donc jamais “pure”, elle est
toujours affectée d’une part de trouble de la limite, et le
recours au langage franc illustre cet espace de transaction
et de trahison. Une telle perception de la langue fran­
que est sans rapport avec l’usage plus paisible et codifié
dont elle justifie dans le contexte du négoce, par exemple,
où elle laisse peu de traces, précisément, en raison d’un
contexte normalisé51. Ce n’est que dans un second temps
quelle devient, pour les captifs, le médium d’une fraterni­
sation possible et de la reconstruction d’un cadre de vie, de
' 52 .
reperes
Néanmoins, une erreur de perspective serait de lier
l’horreur de la confusion et du vice, symbolisés par la lingua
franca du bagne, à une dimension pénitentiaire. Certes, les
bagnes, publics ou privés, ne constituent pas des lieux de
séjour agréables, loin s’en faut, mais ces bagnes de l’époque
moderne ne sont pas, comme les établissements contempo­
rains du même nom, voués à la punition. Il s’agit plutôt de
lieux de rétention, destinés à héberger des esclaves en tant
que force de travail (dans un cadre public ou privé), ou en
tant que “capital”, dans l’attente de leur rançon ou de leur
rachat par un particulier. Nombre de captifs travaillaient
en ville dans la journée, sans entraves, et ne rentraient au
bagne que le soir, où ils étaient éventuellement enchaî­
nés. Cervantès, dans son “histoire du captif”, si proche de
V - TERRITOIRES DE LA LANGUE 213

sa propre expérience de la captivité, traduit bien alors ce


qu’est la langue franque comme langue de l’autre lorsqu’il
écrit :

[...] j’occupais ma vie, enfermé en une prison ou maison que


les Turcs appellent bagnÊ3, là où ils enferment les chrétiens
captifs, aussi bien ceux du roi que ceux qui appartiennent à
des particuliers54.

D’où vient ce terme ? Il est clairement identifié par diffé­


rents linguistes modernes comme un terme caractéristique
de la langue franque, référant à bagno, “bain”, et, dès le pre­
mier quart du xvne siècle, le père Dan, par exemple, le carac­
térisait ainsi55.
Selon O. Dapper également, il y a à Tunis, au xvne siècle,

9 prisons, où l’on enferme les Esclaves, qu’on appelle en


langue Franque Bagnes ou Bafio^b.

Pour Alger, il évoque

neuf beaux bâtiments qu’on appelle Casseries, Funduques ou


Alberges en Langue Franque, où demeurent 600 janissaires,
qui les font tenir propres à leurs esclaves. Il y a dix prisons
qu’on nomme Bagnes, ou Basios des Esclavos, où les Turcs
mettent les Esclaves qu’ils prennent sur Mer57.

Le terme est aussi usité au Levant, mais il s’y rencontre


moins communément. Corneille Le Brun, par exemple,
voyageur flamand, en use dans les deux sens que nous lui
connaissons. A Sattalia, il observe, au milieu des ruines
d’un palais antique, un bâtiment couvert d’un dôme dont
il estime qu’il a

vraisemblablement servi de Bagno, c’est-à-dire de Bain à ce


palais, comme il est aisé d’en juger par les trous par où l’on
recevait l’eau58.
214 LINGUA FRANCA

Mais à proximité de Galata, à Kassum-pacha, près de l’Ar­


senal des Ottomans, il écrit :
on voit la Bagne des Esclaves du Grand Seigneur; c’est un
bâtiment d’une étendue considérable59.

De la fixation de ce terme pour désigner le lieu de réten­


tion des esclaves, on ne sait rien de sûr. L’un des voyageurs
de l’époque, La Motraye, qui, en 1697, accompagne des
rédempteurs catholiques dans les bagnes de Tripoli de
Barbarie, formule l’hypothèse suivante :

Ils me menèrent voir les Bagnos, nom que les Italiens ont
donné aux prisons des Esclaves. C’est un long bâtiment
obscur, irrégulier, partie de brique, partie de pierre, et ter­
miné par des voûtes. Je ne sais si ce nom de Bagnos, qui
signifie Bains, ne vient pas de ce que, comme les étuves,
ils ne reçoivent la lumière que par des trous percez dans les
voûtes : au moins ceux de Tripoli ne la reçoivent qû ainsi60.

Pococke, au Caire, réservera le terme Bagnios aux bains


publics, et un autre Anglais, à Alger, Dallam, le transcrira avec
le même sens de “bains publics” sous la forme bangowes6'.
Les bagnes constituent ainsi à eux seuls des laboratoires,
et peut-être les laboratoires par excellence, de la langue
franque, d’autant qu’ils comportent souvent, comme on l’a
mentionné, une taverne, fréquentée par tous, musulmans
compris, ou une chapelle, fréquentée par d’autres chrétiens
de la ville. Ces bagnes, publics ou privés, en tant que lieux
de recel et de revente de marchandises volées, ou tenant lieu
de “bourse du travail”, induisent aussi une mixité constante,
un va-et-vient mêlant population locale et captifs, gens de
mer et vieux citadins, etc.
Il ne faudrait cependant pas idéaliser, dans ce contexte,
l’efficacité, en matière d’intercompréhension, de la langue
franque.
V - TERRITOIRES DE LA LANGUE 215

3. L’AISANCE DU LOCUTEUR

Le témoignage d’Aranda, Flamand hispanophone, mon­


trait que l’intelligibilité du langage franc n’était pas toujours
immédiate pour tous62. Cette faculté d’acquisition avait-elle
à voir avec l’origine géographique des locuteurs ? Différentes
sources documentaires attestent que les Nordiques peinaient
à l’entendre. Un captif anglais à Alger évoque aussi son
embarras lorsque, arrivant dans la demeure de son patron, il
reçoit une bordée d’insultes en tant que Chrétien :
My neck was notyet bowed, nor my heart broken to the yoke of
bondage; I could not well brook because I had not been used
to such language, and because I could not express myselfin the
Moresco, or linguafrank, I supplied it with signs63.

Okeley suggérait pourtant que des compagnons d’infor­


tune l’avaient auparavant initié à la langue :
Many weeks, they kept us close prisoners at sea. Wefound many
Englishmen in their ships, slaves like ourselves, from whom we
had no other comfort but the condoling ofeach others miseries
and that from them we learnt a smattering of the common
language, which would be afuse to us when we should come to
Algiers, whither, afterfive or six weeks, we were brought.

Pour les gens d’Europe du Nord, l’intelligibilité de la


langue franque est donc, comme on pouvait s’y attendre,
moins immédiate que pour les locuteurs des langues
romanes. Mais, en sens inverse, Aranda relate sa surprise
lorsqu’un jeune Turc lui remet une supplique en latin, en
le priant de la remettre au consul de Danemark: il s’agit en
réalité d’un Islandais, pris lors du célèbre raid algérien sur
l’Islande en 1627, et qui avait depuis renié sa foi mais ne
désespérait pas de rentrer chez lui65. “Je ne pouvais pas juger
au langage franco avec lequel il m’avait abordé qu’il était tel
que j’appris depuis66”, constate Aranda.
Cet exemple et d’autres encore supposeraient, par ailleurs,
que la barrière de l’accent ait été nulle. Elle aurait pu, en
effet, au premier abord, expliquer certaines difficultés de la
216 LINGUA FRANCA

communication. Etait-ce la prononciation de leurs interlo­


cuteurs “turcs” qui déroutait tant ces Européens, au premier
contact? “Ce jargon s’entend aisément quand on est accou­
tumé à l’accent”, expliquait La Condamine, au xvnie siècle,
ajoutant curieusement, “surtout quand on sait le latin”67.
En sens inverse, des Provençaux, par exemple, devaient
avoir plus de facilités que d’autres à entendre l’“italien cor­
rompu” ou langue franque; des Languedociens devaient
se montrer mieux préparés à reconnaître la langue franque
telle qu’on la parlait à l’ouest d’Alger... Cela semblerait
logique. Mais pour moduler ce postulat d’intercompréhen­
sion instantanée avec les Latins, on peut citer a contrario
ce cas, dont fait état Wolfgang Kaiser, de deux Provençaux
qui affirment ne pas comprendre l’italien68. Il est vrai que
le contexte est particulier. Pris sur un vaisseau Barbaresque,
on les soupçonne d’avoir renié leur foi, et cette affirmation
qu’ils n’entendraient pas la langue italienne est peut-être
une façon, pour eux, de se murer dans un silence prudent.
On peut noter aussi à quel point ce clivage national auquel
se réfèrent les acteurs contredit notre vision moderne de
la langue et du fait linguistique pour ces périodes. Ils se
réfèrent bien à l’italien, par-delà ses variations régionales ou
locales.
Est-ce l’effet de simples “jeux d’échelles”, qui, en raison
de la distance, feraient ressortir l’échelle de la “nation” ? On
est porté à le penser lorsque l’Anglais Dallam, par exemple,
au xvne siècle, traduit franco comme synonyme d’“italien”.
Ce témoignage est relatif à son passage à Rhodes, en
1599-1600:
As we weare a drinkinge, there came unto us tow stout Turks,
and sayd: Parlye Francko, sinyori Which is: Can ye speake
Ittallian, sinyori Soe cothe Mr Maye and the under butler tal-
kinge with the Turkes, for they tow could speake Ittallian a
little, and so could none ofufi

Quel que soit le degré réel d’intercompréhension, il est


donc admis quelle n’est pas universelle et que des non-
Méditerranéens, en particulier, peinent à entendre ce qu’on
leur dit dans des langues romanes ou dans la lingua franca.
V - TERRITOIRES DE LA LANGUE 217

Mais comme pour le cas des deux Provençaux qui vient d’être
mentionné, on doit sans doute prendre aussi en compte des
phénomènes de surdité toute conjoncturelle. Au xvne et au
xvnie siècle, la Méditerranée, contrairement à l’image que
nous en avons aujourd’hui, est largement investie par les
hommes du Nord, du Ponant : Anglais, Hollandais et, dans
une période plus tardive, Danois ou Suédois... Il est douteux
qu’ils aient pu investir de la sorte la Méditerranée sans inves­
tir aussi les parlers en usage. Le père Philémon de La Motte
mentionne le cas de deux Hollandais réformés qu’il avait
accepté de rembarquer, par exception, avec une série de cap­
tifs rédemptés, et qu’il tentait de ramener dans la juste voie
du catholicisme, sans grand succès :

Ces deux Hollandais étant esclaves à Alger se sont rachetez


l’un quatorze cens Piastres, parce qu’il était Capitaine d’une
Barque ; et l’autre qui était son Pilote, quatre cens. Ils sont
tous les deux assez jeunes, surtout le Capitaine qui ne paraît
pas avoir plus de vingt-quatre ans. D’abord il a pris plaisir
de s’entretenir avec nos Esclaves ; ensuite il nous a joint assez
fréquemment, et à présent il se trouve presque tous les jours
à nos prières, quoi qu’il soit Calviniste. Son Pilote n’est pas si
docile, et fait son possible pour l’empêcher de communiquer
avec nous. Je crois que si nous avions un peu plus de facilité
de nous faire entendre, il ne serait pas éloigné d’entrer dans
la bonne voye. Mais il n’entend ni le Franc ni le Français, et
nous ne parlons point Hollandais70.

Il apparaît que l’incompréhension de la langue franque


qui serait celle du pilote a toutes les chances d’être for­
tement diplomatique. Dans un cadre diplomatique, les
Provinces-Unies semblent avoir considéré l’usage de la
langue franque comme hautement prévisible avec les
Barbaresques. Négociant en 1622 un traité de paix avec
Alger, elles envoient à cet effet un ambassadeur parlant ita­
lien, le professeur Pynacker. Celui-ci est accueilli par ces
paroles de bienvenue :
Ben venito Signore Ambasciator Flamenco, allfede de Dio, il
ambasciatorporta beliagente.
218 LINGUA FRANCA

Quant au Divan, il approuve le traité en sa session hebdo­


madaire par cette clameur: “ Tuta è buono sta pace pace”lx.
De manière plus generale, la coupure linguistique entre le
Nord de l’Europe et le Sud n est sans doute pas si accentuée,
à cette époque, qu elle le deviendra au cours du xvine siècle et
surtout au xixc siècle. Dans le premier quart du xvnie siècle,
en effet, un savant naturaliste allemand tel que le médecin
prussien Hebenstreit parle couramment l’italien et la langue
franque72. Au xvnc siècle, a fortiori, l’italien constituait pour
les marchands anglais une langue des affaires d’un emploi
tout à fait banal.
Nombre de ces Anglais italianisaient d’ailleurs leur nom
dans ces contextes méditerranéens. Les registres de chancelle­
rie des consulats britanniques l’attestent d’abondance. Mieux
encore, ces actes de chancellerie sont rédigés dans un italien
quelque peu macaronique — la langue de chancellerie — dont
Joseph Cremona souligne qu’il ne se confond pas avec la
lingua fianca proprement dite. Il rappelle :
La Lingua franca méditerranéenne n’était pas une langue
écrite mais essentiellement orale, elle n’était écrite que
lorsque des Européens voulaient en donner une idée, des
exemples.

L’italien des consulats anglais de Barbarie, étudié par


J. Cremona,
loin d’être un pidgin, était une forme d’italien toscanisé de
chancellerie, imparfait parce qu’il était usité par des non
Italiens qui avaient rarement été éduqués dans cette langue
(surtout en matière d’usages verbaux) mais aussi parce qu’il
était écrit par des locuteurs de dialectes italiens avec une
connaissance incertaine des formes littéraires en vigueur. En
fonction de qui écrivait ou dictait le texte, la langue atteste
des marques abondantes de l’influence d’autres langues, par­
ticulièrement le français, mais aussi l’espagnol, le catalan, et
bien sûr, les divers dialectes d’Italie73.

Cet italien de chancellerie, usité comme une langue


franque, n’est donc en aucun cas une transcription écrite de
V - TERRITOIRES DE LA LANGUE 219

la Langue franque. On n’y retrouve aucunement la construc­


tion syntaxique minimale de la lingua franca, notamment,
avec ses verbes à l’infinitif si caractéristiques, ou avec ses
redoublements {andar siémé siéméf par exemple). Tout
au plus relève-t-on des emprunts lexicaux caractérisés à des
tours usuels de linguafranca.
Mais l’anglais, dans ce contexte, s’infléchit bel et bien,
comme le montre J. Cremona. Les prénoms et parfois
les noms patronymiques eux-mêmes sont italianisés, ce
qui confère aux protagonistes une identité qui paraît
aujourd’hui fort composite. Les noms de “Giovanni
Goddard”, “Giacomo Chetwood (Console Inglese)” ou
“Giorgio Reynolds”, ou encore “Francesco Berrintone”
(Barrington?), en donnent une idée. A nouveau, donc, la
frontière se brouille, non seulement entre l’Islam et l’Eu­
rope, mais au sein même de l’Europe.
Le Journal de Thomas Baker, consul d’Angleterre à
Tripoli, par ailleurs négociant et lié aux milieux mar­
chands, confirme pleinement l’italianisation assumée de ce
milieu diplomatico-commercial. Dans les correspondances
officielles du dey de Tripoli, notamment, le consul n’est pas
autrement nommé que Tommaso Baker75. Il qualifie un
esclave vénitien, contre qui il porte plainte auprès du dey,
de false fede, insulte classique et locution stéréotypée de la
lingua franca, parce que le jeune homme veut se conver­
tir à l’islam76. Lui-même, au su d’un autre chrétien, le père
Quartier, prenait ses aises dans cet univers musulman ; après
une nuit de débauche en compagnie du propre neveu du
dey, il s’était présenté passablement éméché devant le dey
de Tripoli, et l’incident nous permet de constater à quel
point, même pour un anglophone, ivre de surcroît, la lin­
guafranca s’imposait comme la langue indispensable de la
communication :

Le Bacha, pendant l’entretien, s’aperçut que le Consul avait


bu d’autres liqueurs que celles commandées par le Prophète.
Et voyant que les Turcs s’en raillaient il lui dit, Signor Consule
per que non restar à casa tova quando ti estar sacran ? Monsieur
le consul, pourquoy ne demeurez-vous pas en votre logis
quand vous êtes pris de vin ? [...]
220 LINGUA FRANCA

Le Consul qui n était pas d’humeur à souffrir, piqué de


ces paroles, et le vin lui faisant oublier son devoir, répon­
dit hardiment au bacha, Saper Sultan que gente comme mi
bever vin, et bestie comme ti bever acqua. Sache Sultan que les
hommes comme moi boivent le vin et que les bestes comme
toi boivent l’eau77.

Ces quelques exemples, à partir de cas anglais, pourraient


faire effectivement penser à un monde de déclassés, sinon
de dépravés, de marginaux, où le brouillage identitaire et la
corruption des langues reflètent au fond un univers “inter­
lope”. Qu’en est-il?

4: LA LANGUE ENSAUVAGÉE

Interlope, ce qualificatif est celui-là même qui vient à


Braudel lorsqu’il décrit ces milieux de l’entre-deux, notam­
ment à propos des évasions du bagne, si fréquentes :
La facilité des fuites vient en grande partie du nombre crois­
sant de cette gent interlope, mi-musulmane, mi-chrétienne,
qui vit à la frontière des deux mondes, dans une alliance fra­
ternelle qui serait plus apparente encore si les Etats n’étaient
là pour maintenir une certaine décence. Fraternisation dans
le reniement (ce n’est pas la plus belle, c’est sans doute la
plus ample) ; fraternisation dans le commerce, le trafic sur
les rachats et les marchandises. A Constantinople, c’est la
spécialité de renégats italiens ; à Alger, des marins du cap
Corse, familiers des raïs et du bagne, corailleurs à l’occa­
sion [...]; à Tunis, c’est presque le monopole des consuls
français que l’on accuse de pouvoir faire sortir qui ils veulent
et de se charger à l’occasion, contre argent, de faire en sorte
que tel captif ne revienne pas. Partout se rencontrent les
intermédiaires juifs78.

L’historien insiste à nouveau:


Tunis est un rendez-vous d’échanges interlopes79.
V - TERRITOIRES DE LA LANGUE 221

Cette description d’un inonde de l’entre-deux repose sur


l’idée d’une marge méditerranéenne bien spécifique, sous le
signe du mélange, de l’hybridité, qui ne “mordrait” que très
faiblement sur l’intérieur des sociétés; c’est dans cet uni­
vers si particulier que les frontières se brouilleraient, et que
même de lointains allochtones, Anglais ou Hollandais, se
mettraient au service des Musulmans en parlant “italien”.
Cette vision foncièrement morale de l’univers des échanges
en Méditerranée, entre en résonance, il est vrai, avec les
témoignages des contemporains européens (Ibn Abi Dinar,
à l’inverse, se félicite que les corsaires anglais Sanson et Ward
- dont il arabise le nom en Wardiyya - se soient mis au ser­
vice des Ottomans de Tunis). Il est vrai aussi que, outre les
frontières religieuses, nationales, “culturelles”, ce que brouille
ce monde métis, ainsi pointé ou raillé pour ses multiples
“collusions”, ce sont les frontières sociales. Or, sur ce plan, les
conceptions islamiques et européennes du rang et du statut
social different assez radicalement. L’Europe est choquée par
un univers social où les fortunes se font et se défont si vite, où
les dynamiques sociales peuvent être fulgurantes. En bien des
contextes, le malentendu est flagrant. Or, l’usage non discri­
minant de la langue franque participe de cet arasement social
que déplorent les Européens, ou dont ils jouent, au contraire,
pour leur profit, mais avec le plus grand étonnement.
Par elle-même la linguafranca ne justifie d’aucun “niveau
de langue”, elle est trop élémentaire pour cela et s’emploie
dans quasiment toutes les couches de la société: aucun
groupe social ou presque, aucun lieu n’est strictement pré­
servé du contact, plus ou moins direct, avec l’Européen80.
Mais les circonstances dans lesquelles on y recourt s’avèrent
trop souvent, aux yeux des observateurs occidentaux, celles
d’une mixité sociale hors normes.
Les bagnes d’esclaves où on les rassemble, le cas échéant,
réunissent aussi des hommes de toutes origines sociales, et
non pas seulement géographiques, et la captivité opère éga­
lement, sur ce mode interne, un arasement radical. Tous sont
logés à la même enseigne, car les plus élevés socialement sont
contraints de dissimuler leur statut, pour se faire racheter à
bon compte ou pour préserver la possibilité de leur rachat, de
peur d’être gardés en otages. Les stratégies de dissimulation
222 LINGUA FRANCA

identitaire, dans ces contextes de négociation de la rançon,


sont constantes, et pourtant leur “naissance” devait transpa­
raître dans leurs manières d’être, dans leurs postures corpo­
relles et dans la langue, l’expression verbale. Les propriétaires
de captifs décryptaient souvent ces signes et n’avaient de
cesse d’examiner les mains de leurs prisonniers, ou encore
leurs oreilles (percées chez un gentilhomme)81. L’expression
orale ne paraît pas avoir figuré comme critère d’appartenance
sociale. On peut d’ailleurs se demander si l’usage de la langue
franque de la part de certains personnages de haut rang, dans
ce contexte de négociation,, n’était pas aussi un moyen de
lisser leur identité sociale et ne produisait pas cet effet d’ara­
sement. Le bagne dans tous les cas est vu aussi comme le lieu
d’un déclassement moral par simple mixité sociale.
Il serait néanmoins trompeur d’en rester à l’image d’un
monde interlope, ou encore d’activités dégradantes nécessai­
rement associées à la langue franque. Son usage, répétons-le,
n est pas par lui-même socialement marquant ni moralement
stigmatisant. Mieux encore, ce peut être la langue du service
religieux, du service dominical, comme le rapporte Laugier
deTassy, chancelier à Alger dans les années 172082:
La maison des missionnaires de France est la paroisse des
catholiques romains, qui se trouvent à Alger. L’on y fait un
prône en italien, ou plutôt en langue franque tous les matins
des dimanches et fêtes83.

Par elle-même, la linguafranca serait donc “neutre” socia­


lement, mais n’en dénoterait que mieux, peut-être, l’ubi­
quité, et donc la possible collusion morale, l’absence de sens
patriotique, de fidélité à soi-même... Cette langue qui serait
parlée, en Barbarie notamment, des galères jusqu’aux cercles
du négoce et de la diplomatie, fait la preuve, aux yeux des
observateurs européens, d’un univers socialement factice. Elle
conforte l’image de sociétés dont les dirigeants seraient trop
souvent d’origine obscure, issus des milieux les plus pauvres
et les plus déshérités de tout le bassin méditerranéen. C’est
ainsi notamment que l’on a débattu en tout sens les origines
de l’aîné des Barberousse, en qui l’on voyait aussi bien le fils
d’un potier grec qu’un gentilhomme français déclassé. De
V - TERRITOIRES DE LA LANGUE 223

fait, bien des gouvernants, bien des notables maghrébins,


dans ce moment, sont effectivement fils de bergers ou de
potiers... “Occhialy, écrit le père Dan, était de si vile extrac­
tion (ainsi que la plupart de ces corsaires et renégats) que la
pauvreté de son père l’avait réduit à être porcher84.”
Ils ne sont parvenus à des positions si éminentes (raïs,
capitaines corsaires, caïds...) que par le hasard de leur bonne
fortune et par leur capacité à s’imposer dans un système social
et une machine politique où chacun, effectivement, pouvait
saisir sa chance. Cela n’exclut pas que les familles notabi-
liaires d’ancienne souche et les descendants du Prophète,
plus particulièrement, bénéficient d’un prestige à part, mais
cette dynamique sociale ascensionnelle du monde islamique,
à l’ère de la course notamment, est bien réelle. Elle s’appuie
sur un principe méritocratique, longtemps sous-analysé dans
l’historiographie de ces sociétés musulmanes.
L’Europe, en effet, le méconnaît et porte un regard très
dévalorisant sur ces trajectoires sociales, comme si elles ne
concernaient jamais que des “parvenus”. L’historien moderne
lui-même n’est pas loin de partager une telle condescen­
dance ; il paraît trop souvent surpris ou amusé par la rapidité
de ces ascensions, adhérant implicitement au point de vue
d’une élite sociale de la naissance. Cette forme de fluidité,
de labilité des élites, avérée dans la plupart des sociétés isla­
miques, choquait donc. Economiquement, politiquement,
les notables de la mer, dans les régions barbaresques en par­
ticulier, tenaient le haut du pavé, et capitalisaient un grand
nombre des fonctions de commandement de la hiérarchie
politique, à moins que l’argent du pouvoir n’ait débouché
aussi sur les profits de la course85. Dans ce contexte tout spé­
cialement, l’origine sociale n’importait guère pour réussir.
Le chevalier Pananti, par exemple, soulignait la basse
extraction des membres de la milice d’Alger par cette
anecdote :
Un dey disputait un jour avec un des consuls européens :
“Mon père, dit-il, salait des langues à Péra et ma mère les
vendait à Constantinople ; mais je ne connais pas une langue
pire que la vôtre86”.
224 LINGUA FRANCA

Or, la communication des Européens avec ces hommes


qu’ils identifient comme socialement indignes ou parvenus
s’établit majoritairement en langue franque. Elle dénotera
de ce fait une forme d’indignité, moins pour sa propre
incorrection formelle, dans ce moment de l’âge moderne
au moins, que pour l’absence de discrimination sociale qui
régit son emploi. Le “déclassement” qui serait propre à ces
milieux musulmans affecterait, par contamination, toute
une frange d’aventuriers européens, renégats, mercenaires
de tout poil, mais aussi, de manière plus générale, tous les
étrangers ayant à traiter avec eux. Les observateurs occiden­
taux n’ont donc de cesse de se démarquer de ces milieux
hybrides, ce qui n’est pas simple lorsqu’on est consul
notamment, et cela explique que tant de citations de langue
franque visent, précisément, à souligner, en bien des situa­
tions, l’indignité des interlocuteurs de l’autre bord.
Les textes, les échanges en langue franque cités en trans­
cription par les divers littérateurs européens se révèlent à cet
égard éclairants. Car ils illustrent fréquemment des éclats de
colère, l’expression impatiente d’une extrême avidité, c’est-
à-dire la perte ou l’absence de dignité. Un consul sarde, par
exemple, vers 1820, rapporte l’éclat de colère du bey de
Tunis lorsqu’il s’aperçoit que la voiture découverte que lui a
offerte le roi de Sicile ne comporte que des plaques de cuivre
argenté, là où il escomptait du pur argent. Le bey convoque
alors le consul napolitain pour lui dire :
Roi de toi voulir e... moi ? lui penser peut-être moi pas tenir
boussole (jugement) ? Va, va, ceci pas bon87.

Le récit du consul “barbarise” ainsi son interlocuteur. Le


parler franc est associé dans nombre de récits à des contextes
de confrontation brutale, d’explosions de force verbales; il
peut encore transcrire l’âpreté farouche de certaines négocia­
tions. .. On peut donc à bon droit se demander si, en raison
du contexte de ces passages au discours direct, la transcription
du^WHfo, langue du protagoniste barbaresque ou musulman,
n’est pas schématisée à l’extrême, bien plus que de raison. On
peut songer ici, si cette comparaison n’est pas déplacée, à la
manière dont la langue allemande, durant des décennies, s’est
V - TERRITOIRES DE LA LANGUE 225

résumée, pour une large partie de la population française à


des vociférations brutales, à l’expression de commandements
rauques, d’ordres brutaux ^Schnell...”) Cette perception
caricaturale n’excluait pas que, même dans la haine de l’Alle­
magne, en situation de captivité notamment, une familiarisa­
tion effective avec la langue allemande ait pu avoir lieu.
Il ne faudrait certes pas systématiser de telles comparai­
sons, en grande partie inappropriées, mais ce parallèle peut
éclairer la manière dont la langue franque, dans les relations
de captivité surtout, illustre si fréquemment, dès quelle
fait irruption dans le récit, la brutalité des gens d’Islam.
Mais elle n’y parvient si facilement que parce qu’on la situe
aussi dans un univers de déclassement, d’indignité, voire
d’imposture sociale.
Il est impossible de mettre en évidence, en effet, une
différence significative entre une lingua franca parlée par
des représentants de la “haute société” et celle qui carac­
tériserait les milieux sociaux inférieurs: la taverne ou le
port, le bagne — tous lieux mixtes de surcroît. A ces deux
niveaux supposés extrêmes de l’échelle sociale régneraient
la même promiscuité, l’absence de tout critère d’origine et
de sang. Ces deux mondes, celui de la cour et de la course,
communiquent ; un chrétien habile ou ambitieux, s’il renie
sa foi, peut accéder aux plus hautes fonctions dans l’Etat
et faire rapidement fortune. Les femmes elles-mêmes, par­
ties de rien, peuvent accéder à un statut social inespéré.
Que tous ces gens recourent, à un moment ou à un autre,
à la lingua franca avec les Européens est sans doute, pour
ces derniers, l’une des marques d’un absolu bouleverse­
ment des hiérarchies sociales, consacré de surcroît par un
constant tutoiement.
Le chatoiement propre au franco serait donc le reflet
d’un monde métis, instable, en constant mouvement. Mais
ce monde labile, hybride, impur peut-il se voir si stricte­
ment restreint aux lieux assignés à la mixité: port, bagne,
taverne, mais aussi aux milieux politiques, si présents dans le
négoce maritime et la course ? Rappelons que les historiens
ont longtemps décrit, dans les Régences ottomanes notam­
ment, une société dirigeante totalement coupée d’un “pays
de l’intérieur”...
226 LINGUA FRANCA

Cette vision historique relèverait d’une forme de médi-


terranéisme anthropologique, en opposant instamment
à la Méditerranée des pourtours maritimes, ouverte sur le
monde extérieur, une Méditerranée du village et de la mon­
tagne, plus immuable, repliée sur elle-même. La validité de
cette vulgate historiographique, qui cantonne aux seules
villes côtières l’ensemble des occasions de confrontation à
l’autre et de métissage, par extension qui y cantonne l’usage
de la langue franque, peut être fortement discutée. Peut-on
concevoir un pays de l’intérieur qui demeurerait préservé du
contact et de la mixité ? Si, en Méditerranée musulmane, le
recours à la langue franque ne fait sens que dans un contexte
où les Européens sont présents, jusqu’où s’étend alors leur
présence et que signifie-t-elle ?

5. UNE LANGUE DIFFUSE

Certes, les villes côtières, les places commerciales littorales,


les villes où l’on trafique les hommes notamment — marchés
d’esclaves — sont les lieux par excellence où se parle la lin­
guafranca. Contester cette réalité serait pousser trop loin le
paradoxe et l’envie d’ouvrir la perspective. Certaines régions,
certaines provinces intérieures du Sud de la Méditerranée
ignorent vraisemblablement tout ou presque de ce parler.
Le consul français Laugier de Tassy décrit ainsi les Noirs
qui le servaient au hammam dans cet état d’“innocence” par
rapport à la grande ville :
Nouvellement venus du Biledulgerid, [...] non seulement
ils n’entendaient pas la langue franque mais parlaient même
un arabe différent de celui d’Alger88.

Mais un témoignage tel que celui-ci conforte à la fois


l’idée d’un phénomène restreint aux côtes, aux grandes villes
littorales, et la démonstration que, de l’intérieur du pays
à la côte, le mouvement, de fait, est continu, le brassage
constant, les circulations banales... Même si l’on retient
l’idée du creuset littoral et urbain, on constate rapidement
que le monde de la ville n’est pas clos ; au-delà des franges
V - TERRITOIRES DE LA LANGUE 227

maritimes, les hommes vont et viennent dans l’intérieur du


pays, s’enfoncent dans les montagnes... Les femmes aussi
circulent, comme le rappelait Haëdo lorsqu’il évoquait ces
femmes kabyles qui s’employaient à Alger au service de rené­
gates... Le brassage de ces sociétés, leur mobilité interne,
est beaucoup plus ample qu’on ne tend à le penser. Cela
implique aussi une possible diffusion de la lingua franca,
ou, à tout le moins, une possible dispersion de ses locuteurs
européens, outre l’essaimage de certaines locutions ou d’élé­
ments de son lexique89.
On ne s’étonnera pas en premier lieu, et ce cas de figure
est le plus simple, qu’autour des comptoirs français, ou
encore génois, de la côte barbaresque — le Bastion de France,
La Calle, Tabarka... —, il apparaisse symétriquement d’éven­
tuels locuteurs de la langue franque parmi les membres des
tribus environnantes, dans un contexte rural ou montagnard.
Certaines de ces tribus ravitaillent ces places fortes ou places
de commerce, ou en assurent par contrat la défense : autant
d’occasions d’user avec elles du franco, comme il a été évo­
qué90. Le père Dan décrit ainsi finement le Bastion de
France91, comptoir français de la côte, sous l’angle de cette
interaction constante :
A dix pas hors de la porte du Bastion qui regarde la terre-
ferme, il y a quelques vingt familles d’Arabes qui se tiennent
là pour le service de la forteresse. Ils demeurent sous des
tentes avec tout leur ménage, poulies, chevaux, boeufs et
autre bétail, ce qu’ils appellent en leur langue une barra-
que; et toutes ces tentes jointes ensemble un douar, comme
qui dirait un hameau ou un village. Durant le séjour que
nous y fîmes, je pris un extrême plaisir à visiter ces Arabes
dans leurs barraques par le moyen d’un des leurs qui parlait
franc12, et il me rendait raison de tout ce que je lui deman­
dais. Mais il me disait sur tout quantité de choses touchant
leurs coutumes et leurs manières de vivre, dont je fais un
chapitre au livre suivant93.

A la fin du xvne siècle, ce comptoir obtiendra même par


traité le droit d’avoir des otages “maures” à demeure afin
de garantir ses relations avec les tribus environnantes94.
228 LINGUA FRANCA

Une certaine diffusion du “français” est par ailleurs attestée


sur cette côte quelques décennies plus tard, le médecin
Desfontaines y plaçant la langue franque sous le signe domi­
nant du provençal :

On parle trois langues à Tunis et sur toute la côte de


Barbarie : l’arabe, la turque et la langue franque. Celle-ci,
qui mérite à plus juste titre le nom de jargon que celui de
langue, est en usage dans toutes les villes situées le long de
la côte : à Tunis, elle a beaucoup de rapport avec l’italien ;
à Bòne et dans les environs, elle diffère peu du Provençal ;
enfin à Alger et du côté du Maroc, c’est un mélange d’ita­
lien et d’espagnol. Les traités de la Régence sont écrits en
langue turque, quoique ce soit la moins répandue des trois.
L’arabe est celle que l’on parle le plus universellement ; elle
a beaucoup dégénéré dans les villes, tandis quelle s’est
conservée dans presque toute sa pureté primitive parmi
les Bédouins95.

Un peu plus tard encore, le vice-consul de France à Alger,


qui séjourne dans ce pays de 1818 à 1822, affirme s’y être
entretenu avec des habitants de la région en provençal, et il
explique que le commerce du blé entre La Calle et Le Havre,
notamment, frit si prospère qu’il eut des effets directs sur les
campagnes environnantes :

Les indigènes dépendant de ces concessions, en contact


avec eux (les gens du Bastion) avaient fini par adopter leurs
mœurs et leurs langue, ce qui les fit distinguer dans ce pays
par le nom d’arabes-français96.

On peut aussi se demander si, dans ces mêmes régions,


à la fin du xvuT siècle, le père Poiret n’attestait pas un
phénomène de cette nature avec un usage vernaculaire du
terme papas, “prêtre” dans la langue franque, appliqué non
pas à un religieux chrétien comme lui, mais à des ulémas
musulmans. A-t-il lui-même suggéré cette analogie ou
s’est-elle enracinée localement, de la même façon que le I

Lj
V - TERRITOIRES DE LA LANGUE 229

Ramadan est transcrit en “Carême” par les musulmans, en


langue franque et à l’adresse des chrétiens97? Il écrit :
Le bruit s’étant répandu que j’étais le Papas de la Calle, il
me fallut recevoir les compliments des Papas Maures qui me
traitèrent comme un de leurs confrères98.

L’usage indigène du terme est selon lui avéré:


Il en est qui, sous le titre de Papas, portent au cou des cha­
pelets à gros grain et président au cérémonies religieuses,
comme à la prière, aux mariages, aux enterrements etc, mais
l’on sait fort bien se passer d’eux99.

Ou bien, décrivant les rites funéraires, Poiret évoque ce


“Papas qui met entre les mains du défunt un billet pour le
recommander à Mahomet100”.
Ces régions de comptoirs français ou génois nécessiteraient
un parallèle plus approfondi avec les présides espagnols de
la côte occidentale. Mais les campagnes proches du littoral
ne sont pas les seules à être concernées par une présence
européenne— terme vague au demeurant, qui recouvre mal la
multiplicité des cas de figure possibles. On sait que les nota­
bles d’Alger, notamment, possédaient de grandes propriétés
dans les campagnes environnantes, dans la plaine de la Miti-
dja, avec une résidence d’été permettant de fuir les chaleurs
de la ville. Des captifs chrétiens, tout au long du xvne siè­
cle, y étaient fréquemment envoyés, soit lors des migrations
d’été, pour le service de la famille, soit pour y travailler sur
la propriété de manière permanente. Leurs compétences en
matière de maraîchage et de culture de la vigne étaient parti­
culièrement reconnues, comme le rappelait le père Dan :
Dans tous le païs qui es à vingt-cinq lieues d’Alger, on
compte 15 000 Jardins ou Mettayries, qu’ils appellent mas-
series ; entre lesquelles il est difficile de trouver une seule, où
il n’y ait pour le moins deux ou trois esclaves, et quelquefois
7 ou 8, qu’ils y tiennent ordinairement, soit pour labourer et
bêcher la terre et la vigne, soit pour garder le bétail, ou pour
le reste de l’économie de leurs maisons101.
230 LINGUA FRANCA

Cette même circulation des captifs chrétiens dans les


campagnes se retrouve autour de Tunis ou de Tripoli. Il
faut alors imaginer leur cohabitation sur la même propriété
avec d’autres employés, arabophones ou amazighophones,
comme il faut imaginer leurs contacts avec des Bédouins,
par exemple, venus vendre leurs produits ou servant de
main-d’œuvre d’appoint saisonnière102. Employé ainsi à
construire une maison d’été dans les environs de Tripoli, le
père Quartier commence par faire état de la nécessité, dans
ces situations, d’apprendre la langue “naturelle” du pays :
On m’employa [...] à servir des Massons qui estaient Turcs,
Arabes et Noirs, et qui parloient leur langue naturelle que
je n’entendait point. Je m’imaginay servir à la construc­
tion d’une seconde Tour de Babel à cause de la confusion
de leur langage. Comme chacun me commandait et que je
■ ne pouvois d’abord comprendre ce qu’ils désiraient, ils ne
me parloient le plus souvent que par des bastonnades qui
m’obligèrent d’apprendre en peu de temps leur jargon pour
m en exempter .

Ainsi est-ce plutôt l’apprentissage de la langue naturelle


du pays (mais laquelle au juste?) que met en avant le père
Quartier, dans les premiers temps de sa captivité. Néanmoins,
sa relation autobiographique fourmille d’informations qui
donnent à concevoir aussi une présence de la langue franque
hors du cadre urbain et de la côte. Il est envoyé, en effet,
avec certains de ses compagnons, pour une forme de travail
saisonnier, dans une province semi-désertique de la Régence
de Tripoli, la région de Mesrata, à l’époque de la cueillette
des joncs. Là, au cours de ce séjour forcé dans une nature
sauvage, hostile, le père Quartier fait connaissance et se lie
d’amitié avec des Bédouins vivant sous la tente, non loin de
leur propre campement :
Je rencontray dans les pavillons des Arabes un marabous
appelé Isouf, âgé de 70 ans qui s’y était retiré depuis quelques
années. Il parlait Latin, Espagnol, Turc, Arabe, et la langue
Franque, qui est commune dans les villes maritimes à cause
du Commerce. Il me dit qu’il était fils d’un Tagarin, et né
dans l’Andalousie, où l’Inquisition avait fait brûler son père
V-TERRITOIRES DE LA LANGUE 231

pour l’avoir reconnu Mahometan, que pour éviter un pareil


supplice il s’était retiré “à Thunis où les Turcs, qui ne le
croyaient pas véritable Musulman à cause qu’il était né en
Espagne, l’avaient extrêmement persécuté ; et qu’estant sorti
de Thunis pour aller à La Mecque, il s’était au retour habi­
tué dans ces deserts y exercer la fonction de Marabous”. Il
ajouta que sa femme était morte, quelle lui avait laissé deux
filles, que la première était veuve d’un Renégat italien qui
esté tué sur mer en piratant, et que la dernière n’estait âgée
que de vingt ans104.

Voici donc campé un personnage qui incarne l’identité la


plus “intérieure”, en quelque sorte, de la société locale ; il est
à la fois doté d’une légitimité religieuse, c’est un “marabout”,
et “bédouin”, c’est-à-dire un nomade ou semi-nomade. Pour­
tant, il cumule, sous cette même identité, des liens forts à
l’Europe, son origine espagnole, morisque, et sa pratique de la
langue franque avec son nouvel ami français. Cette paradoxale
familiarité avec la lingua franca d’un homme qui vit sous la
tente, en plein désert, est plus étonnante encore lorsqu’elle
concerne des femmes: les filles de ce même Isouf (Yusuf).
Isouf après quelques visites, eut tant confiance en moy qu’il
me les fit voir contre la coutume du païs ; Alima la plus
jeune qui passait pour la plus belle des pavillons, avoit les
mains et une partie du visage remplies de vermillon et de
cicatrices à leur mode, ce qui la rendait fort laide; elle ne
fit point scrupule de lever son voile, quoy qu’il leur soit
défendu de se montrer aux Chrétiens, et comme elle parlait
un peu la langue Franque, elle se fît un plaisir d’entretenir
mon compagnon pendant que son père me faisait part de
ses aventures105.

Le monde féminin n’est-il pas communément tenu pour


le siège d’une identité “de l’intérieur” dans le monde isla­
mique? Il est difficile de concevoir un plus fort démenti
au cliché de l’authenticité bédouine, véhiculé sans relâche
depuis Ibn Khaldûn au moins106. Mais, déformation pro­
fessionnelle du prêtre, du père Quartier? Effective nos­
talgie de Morisque? Une sympathie, réelle ou de simple
232 LINGUA FRANCA

courtoisie pour le christianisme semble aller de pair avec


ces échanges cordiaux:
Il avoua qu’il avait été dans sa jeunesse élevé dans un
Convent à Séville, où sans doute il se serait voué, sans le sup­
plice qu’on fit souffrir à son père en cette Ville, qu’il avait de
la vénération pour la Religion Chrétienne, et qu’afin de ne
point voir les misères que les Captifs souffrent dans les Villes
maritimes, il s’estait retiré dans ces deserts. Ayant été lors
averty que nostre Garde s’en estoit allé, il fit venir ses deux
filles, qui ce jour s’étaient parées. Alima, la plus jeune nous
présenta son maramas, c’est-à-dire son mouchoir, plein de
dattes et de sauterelles nouvellement cuites, et nous assura
en langue Franque avoir eu grande envie depuis nostre arri­
vée de jouir de la conversation des Chrestiens, dont sa soeur
luy avait dit tous les biens imaginables107.

L’une des filles de Yusuf a été mariée à un Italien; la


seconde, celle qui parlefranco (et comment l’a-t-elle appris ?),
se cherche sinon un époux, au moins un amoureux, car
elle badine avec l’un des compagnons chrétiens d’Antoine
Quartier.
On doit certainement se garder de systématiser cette
occurrence jusqu’en plein désert de la lingua franca. L’un
des gardes qui accompagnent les captifs, rapporte Quartier,
convié un jour avec eux à dîner auprès de Isouf, “s’ennuyant
de ce que le Marabous nous parlais en un langage qui luy
était inconnu, prit congé de la compagnie et alla rendre visite
aux filles d’Isoufi08”. Pourtant, un témoignage tel que celui-
ci ébranle fortement l’idée d’un “monde de l’intérieur”, qui
demeurerait préservé, sans corruption de sa langue notam­
ment ; c’est là au demeurant une idée khaldûnienne, puisque
dans la perspective bien connue d’Ibn Khaldûn les Bédouins,
en raison de leur isolement, étaient aussi supposés parler une
langue arabe plus pure que les gens des villes.
Ce Bédouin est “marabout”, il incarne donc une forme
d’authenticité “locale” musulmane (il aurait de surcroît
quitté Tunis parce que l’effectivité de son inscription dans
l’islam s’y voyait contestée). Sa fille a le visage tatoué et
peut-être scarifié, ce qui, aux yeux du père Quartier, la rend
V - TERRITOIRES DE LA LANGUE 233

résolument laide, et dénote chez lui une frontière cultu­


relle, un bornage rédhibitoire. Ces traits tangibles d’altérité
peuvent donc se combiner sans heurts avec les marques de
“romanité” inhérentes à la linguafranca, sans compter la rela­
tion intime de cette famille avec l’Europe et les Européens.
Outre leurs origines espagnoles, l’une des jeunes Bédouines,
rappelons-le, a épousé un renégat italien.
C’est dans des régions également qualifiées de “bédouines”,
mais en étroite relation avec les comptoirs français de
La Calle ou de Tabarka, que l’abbé Poiret, observant une
épidémie de peste, en 1786, recueille un proverbe de langue
franque attribué aux “Turcs” :

C’est encore un préjugé assez généralement reçu, que les


pays chauds sont le foyer de la peste, et que les grandes cha­
leurs en développent les principes. Je vous avoue, mon cher
docteur [écrit-il à son correspondant] que j’ai été fort sur­
pris de voir arriver le contraire, et d’entendre un proverbe
en langue franque dicté par l’expérience. Saint-Jean venir,
disent les Turcs, Gandoufandar. Quand la Saint-Jean arrive,
la peste s’en va109.

Faut-il aussi s’étonner de voir des Musulmans se référer


ainsi à la Saint-Jean ? Cette notation se rapporte sans doute
moins à des phénomènes de syncrétisme (par ailleurs plau­
sibles dans cette région) qu’à la question d’une “langue
commune”, et d’une constante traduction culturelle dans la
langue de l’autre.
On ne mentionnera ici que pour mémoire le rôle des
convertis, des renégats européens fixés dans l’intérieur du
pays. Thomas Pellow, par exemple, séjourna de longues
années, en garnison, dans la petite ville de Tamesna, au
Maroc, à la tête d’un corps d’armée d’une centaine de rené­
gats ; ce furent là les années les plus heureuses de sa vie, selon
ses propres dires. De là, il était envoyé en expédition avec
ses hommes, vers le Sahara notamment. Venus de toutes
origines, ces renégats au service de la royauté marocaine
n’étaient probablement pas tous arabophones dès leur inté­
gration, ou leur conversion. On peut donc supposer, par
leur biais, une forme de dissémination, dans l’intérieur du
234 LINGUA FRANCA

pays, de leurs langues vernaculaires, ou de la langue fran­


que, ou de l’espagnol sur un mode plus générique... ; au
moins assuraient-ils par leur présence en un si fort régiment
une acclimatation auditive aux langues européennes. La pré­
sence, diffuse ou le plus souvent contrôlée, d’Européens fixés
dans les régions de l’intérieur, installés à demeure, mériterait
d’être plus systématiquement étudiée, car elle ne se réduit
pas à la seule circulation de quelques espions, telle qu’on
a pu la concevoir pour le Maroc plus fermé du XIXe siècle,
notamment110.
La mobilité vers la ville, les migrations saisonnières en par­
ticulier, transplantent de toute façon dans l’intérieur des terres
des éléments des parlers urbains, et notamment de la lingua
franca. Même en l’absence d’étrangers, même en l’absence de
toute conversation à proprement parler en langue franque,
on constate la diffusion de certains éléments lexicaux, voire
syntaxiques, du langage franc dans les parlers vernaculaires. Un
exemple sans doute plus documenté que d’autres est celui de la
Kabylie. Si l’historiographie coloniale, notamment, a conduit
à privilégier une image très figée de l’authenticité kabyle, de
cultures repliées sur les villages et leurs traditions, il ne faut
pas oublier la grande tradition d’émigration vers les villes de
certaines populations kabyles, et leur spécialisation dans les
métiers de colporteurs ou de porteurs d’eau notamment, sans
oublier le rôle de certaines tribus au service du beylik de Tunis
ou même d’Alger. Il s’agit des fameux Zwâwa, terme qui a
donné en français “Zouaves”.
Dans la première décennie du XIXe siècle, la fille du consul
anglais d’Alger, Elizabeth Broughton, mentionne dans ses
mémoires que le personnel domestique des consulats euro­
péens était majoritairement recruté parmi les Kabyles, et il
ne fait pas de doute, à analyser sa relation, que la langue
franque était alors la langue de communication avec ce
petit monde ancillaire. Ces mémoires sont l’une des sources
les plus riches et les plus précises dont nous disposions
sur cette question et elles décrivent la forte mixité de ces
milieux domestiques. Le consulat d’Angleterre faisait coha­
biter notamment des domestiques italiens et kabyles111. Ce
même témoignage souligne aussi le caractère instable de la
domesticité kabyle, avec de fréquents retours en Kabylie,
V - TERRITOIRES DE LA LANGUE 235

si proche, et parfois des démissions en masse... Ainsi se


démultiplie le nombre des hommes ou des femmes acqué­
rant l’expérience de la ville.
Le témoignage d’Elizabeth Broughton sur le personnel
domestique au service des milieux consulaires concorde
donc avec celui de Haëdo, dès la fin du xvie siècle, lorsqu’il
mentionnait la présence en ville de femmes kabyles domes­
tiques ou encore d’épouses de janissaires. Les milieux consu­
laires ne produisaient donc pas seuls ce mélange ancillaire,
les notables de la ville avaient un recrutement domestique à
peu près semblable112. On peut ainsi songer à cet épisode de
la fin du XVIe siècle, au cours duquel le “roi de « Kouko »”,
quasi-dynaste gouvernant la “principauté” kabyle de
l’époque, recrute toute une série de déserteurs espagnols et
leur enjoint de se convertir à l’islam113.
On comprend mieux les remarques de Hugo Schuchardt,
dans son article de 1909, lorsqu’il expliquait la remarquable
pérennité du terme fantasia — l’un des plus emblématiques
de la linguafranca - et soulignait son usage et son acclimata­
tion dans la langue kabyle sous la forme tafantazit^. Dans
une lettre à Schuchardt, suivant de peu la publication de cet
article, Marcel Cohen confirmait cette empreinte persistante
de la langue franque en Kabylie. Il en donnait pour exemple
le terme muchacho, employé dans la région comme “de la
véritable langue franque”, et citait cette phrase française,
recueillie dans ce cadre, “Donne un sou muchacho^5".
On peut donc remettre en question l’idée de la Kabylie ou
d’autres régions vues comme autant de bastions identitaires
inexpugnables116. Toute société vit dans et par l’échange,
et la Kabylie n’échappe ni à ces phénomènes d’emprunt,
ni à d’autres formes de porosité ; nul réduit identitaire, par
conséquent, ce qui note aucune pertinence à l’amazighité
comme telle : elle peut se concevoir aussi comme une culture
dans le monde et dans le mouvement.
L’exemple kabyle attire l’attention, par ailleurs, sur une
autre frontière supposée de l’usage de la langue franque : la
frontière des sexes. Les intérieurs domestiques, comme il
vient d’être souligné, sont autant de creusets de la langue
franque, et ils mêlent à cet égard les hommes et les femmes
comme locuteurs de celle-ci.
236 LINGUA FRANCA

6. BABEL DOMESTIQUE

Même pour une aristocratie européenne habituée à une


certaine mixité du personnel domestique, la confusion des
langues propres aux maisons des notables orientaux peut
frapper les esprits. Les agents diplomatiques expérimentent,
comme on l’a vu, cette mixité dans leurs propres demeures,
et le Maghreb est loin à cet égard d’illustrer les configura­
tions les plus disparates. Lady Montagu, épouse de l’am­
bassadeur britannique à Constantinople, décrit de la sorte,
vers 1730, la cacophonie qui règne dans sa maison et qui ne
serait qu’un condensé de la mosaïque linguistique de Péra,
quartier européen de la capitale ottomane:

Je suis en grand danger de perdre mon anglais. Il ne vient pas


si aisément qu’il y a douze mois. Je suis forcée de chercher
mes expressions, et je dois renoncer aux langues étrangères
et revenir à l’étude de ma langue maternelle. L’entendement
humain est aussi limité que la puissance humaine ou que la
force humaine. La mémoire ne peut conserver qu’un certain
nombre d’images, et il est impossible à une seule créature
de maîtriser dix langues étrangères, comme il est impossible
de soumettre dix royaumes différents ou de combattre cent
hommes en même temps117.

On peut être surpris de cette métaphore toute guerrière,


mais elle s’applique bien à l’univers quotidien de l’épouse de
l’ambassadeur britannique :
J’ai peur de ne connaître aucune langue à fond. Je vis dans
un monde qui évoque bien la Tour de Babel : à Péra, on parle
turc, grec, hébreu, arménien, arabe, persan, russe, esclavon,
valaque, allemand, hollandais, français, anglais, italien et
hongrois ; ce qui est pire, c’est que sur ces dix langues, il y en
a dix que l’on parle dans ma propre maison. Mes palefreniers
sont arabes, mes valets français, anglais et allemands, ma
nourrice arménienne, mes femmes de chambre russes ; j’ai
six serviteurs grecs, mon maître d’hôtel est italien, mes janis­
saires turcs. Je vis en entendant perpétuellement ce mélange
de sons qui produit un effet très extraordinaire sur les gens
V - TERRITOIRES DE LA LANGUE 237

nés ici. Ils apprennent toutes ces langues en même temps


sans les connaître assez pour les écrire ou les lire. Il y a très
peu d’hommes, de femmes, d’enfants ici qui ne puissent
s’exprimer en cinq six langues. Je connais personnellement
plusieurs enfants de trois ou quatre ans qui parlent italien,
français, grec, turc et russe (langue qu’ils apprennent par
leur nourrice qui vient souvent de ce pays)118.

Lady Montagu se met à apprendre le turc, mais lorsqu’elle


s’entretient avec une dame grecque, qui l’accompagne par­
fois dans ses visites, celle-ci s’adresse à elle en italien119.
Dans des milieux aussi composites, où le personnel de
maison, de surcroît, n’est pas assuré d’une longue sécurité de
l’emploi, on doit immédiatement envisager l’établissement
d’une sorte de lingua franca, sinon le recours à la lingua
franca en tant que telle. Cette réalité est d’autant plus vrai­
semblable si ce personnel comporte des captifs ou prison­
niers de guerre, dont la présence est par nature transitoire120.
Or ces milieux domestiques comprennent, pour une part
appréciable, un personnel féminin. Cette observation ébranle
l’un des grands présupposés concernant la langue franque, et
cette catégorie des langues, de manière plus générale. Divers
linguistes considèrent, en effet, qu’il s’agit de langues de la
sphère publique, et surtout de langues de travail, et que, à ce
titre, elles ne sont pas parlées par les femmes. Mais le travail
féminin ne doit pas être ignoré dans cette perspective. De
manière plus générale, le rôle des femmes dans l’initiation
linguistique des étrangers et dans l’apprentissage croisé des
langues ne saurait être minoré.
Rappelons ce captif portugais, Mascarenhas, au xvne siècle,
selon qui les femmes des maîtres, les “patronnes”, apprennent
la langue franque, et les servantes, libres ou captives,
apprennent l’arabe ou une autre langue domestique. Il
relatait l’histoire d’une captive espagnole, Caterina, qui, en
compagnie de son amoureux, avait réussi à s’enfuir d’Alger
auprès des “Alarves” de l’intérieur des terres :
Ils furent assez habiles pour adopter le costume de ces
mêmes Alarves et pour vivre chez eux pendant plus de deux
ans. Ils savaient en effet très bien parler leur langue, surtout
238 LINGUA FRANCA

la femme. C’est chose courante chez toutes les captives chré­


tiennes, car de même que les maîtresses auxquelles elles ont
affaire savent parler, et apprennent d’elles, la langue espa­
gnole ou, comme elles disent, la langue franque, de même
les chrétiennes apprennent de leurs maîtresses, très facile­
ment, la langue mauresque121.

Il se pourrait que le huis-clos, au moins relatif, des inté­


rieurs domestiques ait justifié une plus grande réciprocité
des phénomènes d’apprentissage, hors d’un regard externe.
Ce qui est de peu de conséquence en privé revêt peut-être
une autre signification, plus problématique, dans l’espace
public. Des chrétiens auxquels on n’aurait pas autorisé un
apprentissage formel, public, de l’arabe, l’apprennent peut-
être de manière informelle auprès de leur patronne ou des
autres domestiques de la maison où ils servent122.
La relation active des femmes du monde musulman à la
langue franque apparaît aussi de manière marquée parce
que les relations amoureuses ou les formes d’amitié tout
simplement qu elles entretenaient avec les chrétiens sont
spécialement mises en lumière dans la documentation; elles
relèvent même d’une inflation narrative. Non seulement les
relations de captivité multiplient les récits d’aventures avec
des patronnes, délaissées par leurs époux, seules au logis avec
leur domestique chrétien, mais ils font état de propositions
de mariage. Celles-ci émanent également de patrons sou­
cieux de fixer auprès d’eux un jeune homme qui leur donne
toute satisfaction : l’incitation à la conversion accompagne la
proposition d’épouser une fille ou une nièce...
A Tripoli, au xvne siècle, le père Quartier se voit mis au
service de la femme de son patron, Zoé, probablement d’ori­
gine grecque, qui communique avec lui en langue franque,
de même que certains des eunuques de la maison. Elle s’en-
quiert des coutumes de son pays et le prie “d’en raconter les
Galanteries à certaines de ses Parentes qui sçavaient un peu
la langue Franque123”.
Or, tant Zoé que la patronne de Germain Moüette, à la
même époque, au Maroc, proposent à leur captif d’épouser
l’une de leurs proches parentes, lui manifestant de l’amitié.
Ce thème rebattu, mais peu étudié, mériterait à lui seul une
V - TERRITOIRES DE LA LANGUE 239

étude plus exhaustive. Il établit en tout cas que la langue


franque peut être aussi la langue de l’affection et de la séduc­
tion, la langue du badinage ou de l’amour. Elle ne sert pas
seulement à exprimer la domination, le commandement, la
mise au pas, comme ses citations au discours direct le font
souvent ressortir.
Nous avons peu de traces, malheureusement, de cette
modalité affective des usages de la langue franque, proba­
blement parce quelle relève de contextes plus intimes que
les acteurs répugnent à décrire. Réticents de toute façon
à se présenter comme locuteurs de la langue franque, ne
transcrivant jamais leurs propres paroles dans ce parler, ils
sont a fortiori peu enclins à le faire lorsqu’ils évoquent des
relations tendres, amoureuses ou amicales. Le ridicule des
paroles de langue franque, l’effet dérisoire du pidgin, doit
leur paraître a posteriori incompatible avec l’expression de
sentiments sincères ou justes.
Mais Cervântès, on l’a vu, évoque très explicitement l’usage
de la langue franque par la belle Zoraïde, lorsqu’elle propose
à la fois sa main et la fuite au jeune captif du Quichotte,
entérinant ces apprentissages croisés qui s’effectuent au sein
des intérieurs domestiques.
De manière plus générale, les femmes sont partie prenante
de ces circulations et, par paradoxe, les plus grands harems,
les mieux voués à la clôture, sont aussi les plus mixtes. La
Hollandaise Maria Ter Meetelen, au Maroc, qui a, dans ses
mémoires, livré l’une des rares descriptions de l’intérieur
du harem sultanien, au début du xvnie siècle, témoigne
quelle y eut un certain nombre d’interlocutrices et d’inter­
locuteurs (des eunuques) parlant un “mauvais espagnol”124.
On sait aussi que cette même cour marocaine hébergeait
un certain nombre d’Anglaises ou d’Irlandaises, ainsi que
des Françaises... On n’en sait guère plus, mais ces quelques
informations nous interdisent de considérer cet univers
féminin comme un monde figé, sur le plan linguistique au
moins125. La société “pure”, intacte en amont du contact, est
une fiction, tout comme s’avère fictive la notion du harem
comme milieu clos, imperméable à l’air du temps.
La présence de femmes dans l’espace public —les
domestiques en particulier - n’est d’ailleurs pas nulle. Elles
240 LINGUA FRANCA

côtoyaient de la sorte le porteur d’eau français, par exemple,


tel le sieur de Rocqueville, à Alger, qui abreuvait les passants
mais ravitaillait aussi en eau les hammams.

On peut alors se demander si l’idée commune d’une


langue franque réservée à des cercles restreints, sinon mar­
ginaux de la société, à son interface publique, à ses rela­
tions avec le monde le plus extérieur, ne procède pas, par
un préjugé moderne, de cet investissement de pureté dont
la langue fait l’objet depuis l’ère des nationalismes. Les
mélanges et métissages se voient par principe expulsés à la
marge. Pour oser un parallèle parfaitement anachronique, la
manière dont, en France, la langue des “cités” est, depuis des
années, communément tenue pour incompréhensible par le
commun des Français, renvoyant à un mélange inavouable,
dénote bien ce processus de “spatialisation” de la mixité et
du métissage. Le phénomène, réciproque et inverse, d’idéa­
lisation du mélange et de la régénération salvatrice de la
langue dans les cités repose sur la même solution de conti­
nuité territoriale. L’apologie de la francophonie projette sur
les mondes créoles cette même faculté régénératrice, mais
en les maintenant soigneusement, à l’égard de la “métro­
pole” et du centre, en position de toute façon marginale et
périphérique.
Le cas des femmes, locutrices au moins occasionnelles de
la langue franque, à l’encontre du schéma qui est générale­
ment celui des linguistes, invite à récuser l’idée d’un monde
du contact, hybride et impur, distinct d’un monde de la per­
manence culturelle, de la transmission pérenne et de la repro­
duction. Les femmes sont des acteurs à part entière d’une
histoire méditerranéenne d’échanges et de brassages, et leur
mobilité est souvent bien plus grande qu’on ne l’imagine.
Pour l’anecdote, passons sur la rive nord de la Méditerranée
et rappelons-nous cette histoire que relate le père Philémon
de La Motte, au tournant du xvne et du xvine siècle. Le bey
de Tripoli, Ramadhan, avait une grande affection pour une
femme de Marseille qui avait été sa “marraine” de captivité
et lui avait témoigné de la bonté dans l’épreuve. Il l’appelait
sa “mère” et l’invitait régulièrement à venir le rejoindre à
Tripoli pour profiter auprès de lui de sa bonne fortune126.
V - TERRITOIRES DE LA LANGUE 241

Nous avons là un indice que, en sens inverse, sur la rive


nord de la Méditerranée, les femmes aussi sont partie pre­
nante de cette histoire ; elles côtoient des captifs musulmans,
à demeure ou non. L’évolution générale de l’histoire des
langues, dans ces contextes, n’a nulle raison de maintenir à
part les femmes. Au XIXe siècle, à la cour de Tunis, un prince
interdit à son épouse de parler italien avec ses visiteuses
européennes127. Cette marque d’intolérance est à mettre en
relation avec l’affirmation d’un sentiment patriotique qui
passe de plus en plus par la langue, en rupture avec le passé,
et l’on se souvient dans ce contexte du vieux ministre Ibn
Abî Dhiyâf moquant les mamelouks qui prononcent mal
l’arabe128. On peut aussi lire dans cette interdiction conju­
gale un effet direct de la mutation dans cette période du
rapport politique aux puissances européennes.
Avec la mise sous tutelle croissante des gouvernants
musulmans par les agents consulaires européens, dans la
seconde moitié du xixe siècle, une conversation en italien
(quelle que soit la “pureté” ou la qualité de cet italien) pre­
nait une tout autre résonance que par le passé. Les grands
des cours ottomanes ne s’adressaient plus, de la même façon,
aux consuls européens comme à de quasi-domestiques, allant
jusqu’à les faire mettre aux chaînes en situations de crise. Or,
dans ce xixe siècle, alors que les hiérarchies s’infléchissent
puis s’inversent, que l’Europe affirme, peu à peu, sa position
dominante ou de contrôle, les citations de langue franque
attribuées à des femmes se multiplient. Féminisée, la lingua
franca, ou plutôt le sabir, devient un parler de prostituées et
de courtisanes...

Au lendemain de la conquête de l’Algérie, Léon Roches


reflétait ce renversement de perspective, ou cette inflexion
radicale, dans le rapport à la langue franque. Il évoquait
dans ses mémoires son amitié avec une grande dame d’Al­
ger, veuve du ministre de la Marine, et s’offusquait qu’une si
grande dame eût parlé un tel baragouin :
C’est une femme âgée de soixante ans environ, qui a l’air
tout à fait d’une grande dame et qui parle le langage sabir,
mélange d’italien et d’espagnol, dont se servent les marins
242 LINGUA FRANCA

algériens et tunisiens dans leurs rapports avec les Européens.


Cette langue, ou plutôt ce baragouin, est en usage dans tous
les ports arabes de la Méditerranée. Ma mauresque a dû
apprendre ce langage avec un des nombreux esclaves euro­
péens que possédait son mari, et dont un, me disait-elle avec
émotion, appartenait à la noblesse de son pays129.

Reprenant à son compte le cliché des amours entre


patronnes et captifs chrétiens, le jeune Roches suggérait donc
une idylle de cette nature à la base de la pratique du sabir de
sa vieille amie. Pour sa part, tombant amoureux d’une jeune
Mauresque, il n’a de cesse d’apprendre, au contraire, et sur
les injonctions de celle-ci, la langue arabe. Une page est défi­
nitivement tournée dans ce moment, comme le reflète par
ailleurs l’emploi croissant du terme “sabir” en lieu et place de
langue franque130. Dans le roman de Pierre Loti, Aziyadé, le
narrateur, également par amour, apprend la langue turque et
fait aussi mention d’un “sabir” féminin. Celui-ci dénote un
monde mystérieux, qui se dérobe à la compréhension, mais
qui s’avère simultanément dominé, voire vénal. La langue
franque, muée en sabir, s’identifie de manière croissante à
un parler d’Orientaux en position subalterne — cas de figure
excluant moins que jamais les femmes et les enfants.
Ce cadre général de la prégnance ou de la dissémination
de la linguafranca étant formulé, pour l’essentiel, à partir du
contexte historique des Régences ottomanes maghrébines,
pour la plus grande densité de leurs sources documentaires,
il convient de voir s’il s’avère au même degré ou de la même
façon dans les autres régions du pourtour méditerranéen,
pour autant que notre information y suffise et que des situa­
tions d’énonciation du franco puissent y être restituées.
CHAPITRE VI

MODULATIONS DU PARLER FRANC

Est-il établi que la langue franque ait été répandue dans


l’ensemble du bassin méditerranéen? Ses contemporains
le suggèrent, les dictionnaires l’affirment... Mais les dis­
parités documentaires entre l’Occident méditerranéen et le
Levant conduisent à en douter. La disparité quantitative des
témoignages recouvre-t-elle nécessairement des modalités
différentes du phénomène ? Les définitions extensives aux­
quelles il donne lieu masquent-elles sa rareté ou même son
absence dans certaines régions ? Envisager la lingua franca
comme un phénomène circumméditerranéen unique, uni­
forme, fût-ce en mettant de côté toute hypothèse mono­
génétique, risque d’accréditer a priori un monolithisme
méditerranéiste que l’histoire dément le plus souvent. Mais
pourquoi tant de contemporains affirment-ils la généra­
lité du phénomène, sans pour autant l’illustrer de manière
homogène ? Un état des lieux au sens le plus littéral s’avère
indispensable. Il pourrait commencer par le cas de la moins
méditerranéenne des régions de la Méditerranée, le Maroc,
également tourné vers l’Adantique.

1. IBÉRISMES MAROCAINS

A l’ouest de la Méditerranée, le cas du Maroc est particulier :


la langue franque, en tant que telle, n’y est presque pas attes­
tée. Elle n’y a jamais tout au moins la même visibilité que
dans la Régence d’Alger voisine ; la proximité relative d’Alger,
la ville la plus richement documentée sur ces questions,
244 LINGUA FRANCA

accroît l’apparente singularité du royaume chérifien à cet


égard. Néanmoins, une ville marocaine ressort à part : Salé,
que le père Dan, au début du xvne siècle, définit comme
l’une des villes de Barbarie où se parle la langue franque, au
même titre que les capitales ottomanes :
L’on parle ordinairement en Alger, à Tunis, à Salé, et aux
autres Villes des Corsaires de Barbarie, trois sortes de langues
différentes. La première est l’Arabesque, ou la Mauresque,
qui est celle du païs. La seconde est la Turque, qui n’a rien
de commun avec celle des Arabes et des Maures ; et la troi­
sième, celle qu’ils appellent le Franc, dont on use communé­
ment pour se faire entendre, ce qui est un barragoüin facile
et plaisant, composé de François, d’Italien, et d’Espagnol1.

Il est vrai que Salé constitue à certaines périodes de


l’époque moderne une enclave presque autonome, sorte de
république corsaire au sein du royaume du Maroc2. Haut
lieu de la course et du commerce d’esclaves et de captifs,
elle attire alors des aventuriers venus de toute l’Europe,
notamment un grand nombre de réformés huguenots après
la révocation de l’édit de Nantes (elle eut même l’un d’eux
pour gouverneur au tournant du xviT et du xvnie siècle, le
sieur Pillet, qui finit par se convertir à l’islam). La proximité
de l’Angleterre attirait également un grand nombre d’aven­
turiers britanniques, avec une proportion notable de cap­
tifs de la même origine3. Francis Brooks, par exemple, un
marin britannique retenu à Meknès comme captif durant
une dizaine d’années, à la fin du xvne siècle, se voit deman­
der, lorsqu’il est conduit, enfin libre, à Lisbonne, si lui et ses
compagnons savent parler français ou portugais :
I said we could speak some Portuguese, and a little Lingua
Franc [wc]4.

Quant à la mention de la langue turque sous la plume du


père Dan, elle ne procède peut-être pas d’un simple auto­
matisme, qui assimilerait ce port marocain aux grands ports
corsaires ottomans. Nombre d’“Algériens”, en effet, trouvent
refuge au Maroc ou s’y établissent et, d’un territoire à l’autre,
VI - MODULATIONS DU PARLER FRANC 245

les passages sont constants. Il n’est donc pas exclu que des
Turcs ou turcophones constituent une part notable de la
population de Salé5.
Les influences ibériques ne sont ainsi pas seules en cause,
dans le rapport du Maroc à l’Europe. Si les affrontements
constants avec les Espagnols et les Portugais, sur le sol maro­
cain, autour des enclaves ibériques, constamment disputées,
campent la toile de fond de cette histoire, d’autres moda­
lités du contact et des échanges avec l’Europe, violents ou
pacifiques, ont pris place sur le territoire marocain ; d’autres
langues européennes que les langues ibériques s’y sont fait
entendre. Thomas Pellow, blessé à plusieurs reprises au ser­
vice de Mawlay Ismaîl, est chaque fois soigné par un chirur­
gien allemand de l’armée royale6. Dans les dernières années
du xvnie siècle, un Allemand renégat occupe aussi auprès du
sultan du Maroc la place d’interprète “des langues allemande,
hollandaise, anglaise, française, espagnole et latine”, position
manifestement non exclusive7. On croise même quelques
Grecs de Morée, au Maroc8. En dehors du creuset qu’est Salé
— décrite elle aussi par l’historiographie traditionnelle comme
un milieu passablement “interlope” — et des comptoirs ibé­
riques, qu’en est-il du reste du Maroc, notamment des capi­
tales politiques nichées dans l’intérieur du pays9?
Marrakech, par exemple, que le père Dan appelle “Maroc”,
conformément à l’usage du temps, paraît englobée aussi dans
une vaste aire d’usage de la linguafranca :
Dans cette Ville sont deux grandes Caves, qu’ils appellent
Matamours, en langage franc, dans lesquels l’on enferme les
Chrétiens Captifs10.

Ce terme Matamoure, ou matemore, est communément


défini comme de langue franque, même si d’autres étio­
logies le rattachent plutôt à la langue arabe ou, plus sou­
vent encore, berbère (il désigne des silos ou greniers à blé).
C’est l’équivalent souterrain ou en sous-sol du “bagne”, et
Aranda, notamment, décrit, pour le cas de Tétouan, un sys­
tème de rétention dans les matemores tout à fait semblable
aux bagnes du monde ottoman voisin11. D’autres sources
parlent de “canot12”.
246 LINGUA FRANCA

Mais cette mention explicite, et clairement placée sous le


vocable de la langue franque, se révèle assez isolée au Maroc.
Ce pays présente plutôt le cas de figure d’une véritable indi-
génisation, vernacularisation de l’espagnol ou du portugais.
Outre la question des comptoirs disputés aux Ibériques, il
a ouvert ses portes de manière très précoce à des religieux
chrétiens, dès le xiue siècle, et pour le cas de Marrakech la
présence des franciscains est attestée très peu de temps après
la création de l’ordre13. Comme ailleurs au Maghreb, des
milices chrétiennes y étaient employées par les souverains
au Moyen Age. Ce qui aurait pu ne constituer qu’une pré­
sence résiduelle et marginale comme ailleurs dans le Nord
de l’Afrique prend alors un autre sens, si l’on songe que, lors
de leurs séjours à Marrakech avec la corny les rois du Maroc
recouraient aisément aux religieux chrétiens comme traduc­
teurs, par exemple, ou les employaient dans leurs échanges
diplomatiques avec les puissances européennes. Cette fami­
liarité se vérifie jusqu’à la fin de l’époque moderne14.
Quant à Meknès, la nouvelle capitale, Mawlay Ismail
(1672-1727), son fondateur, y impulsa après de longues
décennies de troubles une grande réforme ou refondation de
l’Etat, qui s’appuyait notamment sur la constitution d’une
“garde noire”, à la fois garde prétorienne et armée d’admi­
nistrateurs. Sa création autoritaire donna lieu à toutes sortes
de débats, tant parmi les contemporains que dans l’historio­
graphie moderne du Maroc, et elle relégua quelque peu au
second plan ou fit oublier une seconde modalité de la gestion
de l’Etat: l’importance d’un personnel d’origine chrétienne
ou juive, le “recrutement” simultané de captifs européens, et
le recours des sultans, à commencer par Mawlay Ismaîl lui-
même, à des conseillers ou des “clients” locaux européens15.
Les témoignages ne manquent pas sur cette forte présence
à la cour de Meknès d’Européens de toutes origines et de
tous statuts, en complète opposition avec l’image d’un pays
fermé qui se développera au xixe siècle.
Il faut se garder d’accoler rétrospectivement au Maroc
l’image qui fut la sienne dans les années qui précédèrent l’ins­
tauration du Protectorat français : l’image d’un pays replié
sur lui-même et sur ses traditions, un peu analogue au Japon,
dans lequel la circulation des Européens était, sinon interdite,
VI - MODULATIONS DU PARLER FRANC 247

du moins très étroitement contrôlée ; certains voyageurs alle­


mands au xixe siècle le compareront d’ailleurs plutôt à la
Chine16. L’idée d’un pays que les chrétiens ne pouvaient par­
courir librement était bien constituée à l’époque moderne,
mais elle s’explique par la multitude des transfuges, de part
et d’autre, entre les comptoirs contrôlés par les Ibériques et le
reste du territoire ; elle résulte aussi de la crainte des espions :
le chrétien, l’Européen, relève d’une réalité interne au pays
et à bien des égards assimilée ; la frontière externe concerne
plutôt le monde ottoman. C’est donc surtout après 1830, et
l’annexion de l’Algérie par la France, que le Maroc se ferme
à l’Europe et se replie davantage sur lui-même.
A l’époque moderne, il convient au contraire d’avoir à
l’esprit des territoires dans lesquels l’enchevêtrement des
Ibériques et des Marocains a pu atteindre une intrication
rare. Non seulement chaque enclave portugaise, espa­
gnole, prise et reprise, constamment disputée, constitue,
à elle seule, un foyer de mixité, de brassage, où les trans­
fuges vont et viennent, mais, comme l’a montré Ahmed
Boucharb pour le Portugal, les phénomènes de captivité
ou d’émigration libre sont aussi légion entre le Maroc et
le monde ibérique, au-delà du détroit de Gibraltar. Des
dizaines de milliers de Marocains, que A. Boucharb17
classe sous la catégorie de “Morisques”, furent ainsi
conduits de manière plus ou moins pérenne au Portugal,
ou ils s’y réfugièrent. Les années de famine entraînaient un
afflux de migrants, forme de contrepoint massif à l’afflux
des Ibériques sur le territoire marocain. Quelle que soit la
complexité de cette histoire politique, dont on a des équi­
valents bien moins massifs entre les territoires d’Alger ou
de Tunis, d’une part, et l’Espagne ou l’Italie, d’autre part,
on conçoit que les langues portugaise ou espagnole aient
été communément entendues ou même parlées au Maroc
à cette époque.
C’est d’ailleurs ce que constate Germain Mouette, captif
français, dès qu’il est conduit au Maroc en 1670. Il écrit en
introduction de ses mémoires :

On y verra comme dans un Tableau les cruautez des Peuples


parmy lesquels j’ay demeuré Captif près d’onze ans: et eu
248 LINGUA FRANCA

tout le loisir d’apprendre les deux langues qui y sont les plus
communes, sçavoir l’Arabesque et l’Espagnolle18.

Il apprend donc les deux langues. De manière significa­


tive, il les relie toutes deux semblablement à la conquête
arabe, puis aux conséquences de la Reconquista, justifiant
un enracinement “musulman” de la langue espagnole dans
ce pays :
La première s’y introduisit lorsque Jacob Almanzor, inonda
pour ainsi dire toute l’Affrique d’Arabes ; quand du fond
de l’Arabie heureuse où il régnait, aussi bien que dans la
pluspart de l’Affrique; il envoya ses Lieutenans faire la
conquête d’Espagne, à la persuasion du Comte Dom Julien,
dont l’Histoire est si célèbre. Ces mêmes Arabes après avoir
été 7 à 800 ans les Maîtres de presque toute l’Espagne, en
furent enfin dépossédez, et depuis entièrement chassés sous
Philippe III. Et comme les Royaumes de Fès et Maroc sont
les plus proches d’Espagne: Les Maures en s’y retirant y por­
tèrent la Langue Espagnolle, qui y est encore aussi commune
aujourd’huy que l’Arabe19.

L’intérêt de ce témoignage de Moüette est qu’il permet


de sortir du cadre des élites sociales et politiques (même si
l’on peut relativiser cette notion, en soulignant que les hiérar­
chies administratives, politiques et militaires sont aussi pour
une grande part très dynamiques, assimilationnistes, dans
ce contexte)20. Son observation concerne les pratiques de
langue dans des milieux sociaux modestes, ce qui apparaît
notamment dans le petit glossaire de l’arabe marocain qu’il
adjoint à l’un de ses ouvrages21.
Mais son schéma reste duel: l’arabe et l’espagnol,
sans tiers terme. Moüette se lie d’amitié avec un lettré
musulman, “talbe Bougiman” (Bou Jamaa?), et c’est sans
doute cette longue amitié qui lui permettra de produire,
à la fin de sa relation, ce lexique de l’arabe marocain.
Evariste Lévi-Provençal reconnaît néanmoins dans ce
“Dictionnaire arabesque une bonne part de mots apparte­
nant à la langue franque22”. Moüette et “Bougiman” des­
sinent aussi ensemble des cartes du Maroc, grande marque
VI - MODULATIONS DU PARLER FRANC 249

de confiance de la part du lettré marocain, tant il est


admis, à cette époque, que les Européens espionnent pour
le compte de leurs gouvernants et ne tracent des plans
que pour s’en servir à des fins stratégiques. Son informa­
tion linguistique mais aussi toponymique, par exemple,
s’effectue sous le contrôle d’un informateur légitime. La
relation de Moüette à la langue s’instaure sous le signe
de la quête du mot juste, et ses références à l’espagnol
s’établissent aussi sous le signe d’une certaine “correction”
de la langue. Sa découverte de l’importance de la langue
espagnole a lieu dans la demeure de l’un de ses patrons,
quatre propriétaires s’étant mis en commun pour l’ache­
ter. L’un d’eux est un Juif, Rabbi Yemin :
Il me fit un compliment espagnol (que je ne pus pas inter­
préter pour lors) me disant en me voyant fort triste Sennor
myo, buon animo ; Dios espoderoso y grande. El os à de sacarde
los trabajos, an que abeis Caydo, por los peligros y la fortuna
de la mar, qui est autant que de dire, Monsieur ayez bon
courage, Dieu est grand et tout puissant, il vous retirera des
travaux dans lesquels vous êtes tombé par la fortune et périls
de la MerJ.

La référence à la fortune, ici comme ailleurs, s’avère une


expression clé des récits de captivité et c’est un lieu commun
dufranco. Un renégat leur sert d’interprète pour cet échange,
au cours duquel les propriétaires tentent de déterminer
l’identité de leur nouveau captif afin d’en évaluer la valeur
marchande. Mais, dès le lendemain, le jeune homme est
conduit au logis de l’un de ses maîtres pour y travailler, et
il n’a plus de comptes à rendre qu’à deux “patronnes”, la
belle-mère et la femme de son maître, des “Andalouziennes”.
Nul interprète dans cet échange avec des femmes et il ne
peut compter que sur lui-même pour les comprendre ; sa
patronne, précise-t-il, “était une jeune et tres-belle Personne,
et qui parlait tres-bien Espagnol24”.
Selon un schéma qui pourrait bien se rapprocher de celui
des provinces ottomanes d’Occident, il se vérifie qu’un tel
observateur, parce qu’il a le goût de la langue et le souci de
sa correction, et surtout parce qu’il a appris l’arabe, évince
250 LINGUA FRANCA

de son propos, de manière generale, la langue impure,


incorrecte, catégorie dans laquelle entrerait évidemment la
lingua franca. Sans avoir la maîtrise des langues orientales
du chevalier d’Arvieux ou du docteur Shaw, à un degré
plus modeste et dans des sphères sociales également plus
modestes, Mouette valorise de la même façon les langues
pures. Cela pourrait expliquer l’absence de référence expli­
cite à une linguafranca dans les deux ouvrages qu’il publiera
à son retour en France.
La lingua franca comme telle, cependant, n’est pas plus
présente dans le récit de Thomas Pellow, paru en 1739.
On ne peut que constater le caractère d’évidence qu’a pour
lui aussi l’usage, au Maroc, de l’espagnol et du portugais,
langues qu’il affirme incidemment pratiquer25. Il confirme
leur enracinement quasi autochtone au Maroc. Néanmoins,
évoquant le sort des pauvres captifs chrétiens, Pellow trans­
crit l’une des citations les plus stéréotypées qui soient de la
langue franque26:
Bien qu’épuisés, ces hommes sont encore souvent réveillés la
nuit au cri de: “Vamos a travacho, cornutos’, c’est-à-dire “au
travail, cocus”, terme des plus injurieux chez les Maures, à
peine moins offensant que celui de “fils de chrétien”27.

Est-ce un ajout de l’éditeur, inspiré par les récits de Haëdo


ou encore d’Aranda, un collage, comme il y en a tant dans
cette autobiographie de Pellow? Ou la marque de l’indiffé­
rence de l’auteur à ces questions? Moüette demeure onze
années au Maroc, de 1670 à 1681, et Pellow y passe vingt-
trois ans, s’étant converti à l’islam, et pourvu d’une épouse
et d’une belle-famille “maure” : il fait lui-même partie de ces
“Maures” susceptibles de manier ainsi, ou de malmener, la
langue espagnole...
Nul doute qu’il ait eu aussi l’occasion de parler la langue
anglaise, au moins avec ses compatriotes, comme il l’affirme
par ailleurs. Il est même mobilisé comme interprète lors
de l’ambassade du commodore Stewart au Maroc, épisode
qui, curieusement, n’apparaît pas dans son récit personnel,
autobiographique28.
VI - MODULATIONS DU PARLER FRANC 251

D’autres observateurs, à l’inverse, deux d’entre eux en


particulier, ont porté une grande attention au mélange des
langues en vigueur au Maroc et sont plus près de décrire
un phénomène très proche de celui de la langue franque
et qui, peut-être, se confond avec elle. Ils ne font, l’un et
l’autre, que passer au Maroc, tous deux dans la première
moitié du xvne siècle, et le caractère plus bref de leur séjour
peut expliquer qu’ils se soient montrés plus sensibles à
un phénomène fort probablement équivalent à la lingua
franca. Tous deux le nomment d’un même nom : la “langue
gémique”.
Le médecin français Jean Mocquet, arrivant dans la rade
de Safi, est convoqué par le secrétaire du roi du Maroc
qui a entendu dire qu’“il y avait un Tabibe, un Médecin
à bord”, ce qui est l’occasion d’un dialogue de langue
franque :
Là il fit venir un juif pour servir de Truchement en langue
Gemique (qui est Espagnol ou Portugais corrompu) que je
sçavais, et m’ayant fait le discours de sa maladie, je me réso­
lus à ce qui me sembla le meilleur pour sa guérison29.

Cette connaissance de la langue dite gémique s’avère


ainsi réciproque : où Jean Mocquet l’aurait-il “apprise” ?
Il semble se référer simplement à un mode de parler qui
lui serait déjà familier. Elle serait, par ailleurs, d’une sub­
tilité ou d’une richesse suffisantes à la formulation d’un
diagnostic médical, et on l’imagine point trop sommaire,
dès lors que le patient est un personnage d’importance.
S’agit-il vraiment d’une langue distincte de la lingua
franca ? Une forte tonalité ibérique de celle-ci est de toute
façon ce que l’on peut escompter dans ces contrées atlan­
tiques. On peut donc concevoir qu’une même réalité ait
été recouverte simplement d’un autre nom. De manière
significative, à l’autre extrémité de la Méditerranée, Jean
Mocquet, dans ses mémoires, appliquera la même locu­
tion à la Syrie, dans la région de Kuneitra, comme s’il
s’agissait d’un simple synonyme de la langue franque. Sa
caractérisation de la langue change en effet dans ce cadre,
conformément à ce que nous savons de la lingua franca en
252 LINGUA FRANCA

Syrie ; d’une dominante espagnole et portugaise à l’Ouest,


on passe à une dominante italienne en Orient :

Nous allâmes coucher à Connetra en un Campo, où nous


payâmes un Cafar : Le Cheluhi^ qui est à dire le Seigneur
de là qui sçavait un peu de la langue Gémique (qui est un
Italien corrompu) parla pour moi aux Cafars à ce qu’ils me
traitassent doucement31.

Pierre d’Avity, à la même époque, use dans le contexte


marocain de la même appellation, la “langue gémique”, et
comme synonyme bien explicite cette fois du langage franc
ou de la langue franque :
Quant aux langues qu’on pratique en ces quartiers-là, ce
sont la Moresque, l’Arabesque, et la Langue Gemique, qu’on
appelle le langage Franc. Le Moresque est l’ancien Africain,
ou plutôt un de ces dialectes, où la corruption de l’arabe
s’est mêléej2.

Pourtant, en une autre mention de la langue gémique,


Avity établissait un phénomène “approchant” celui de la
langue franque, mais non pas exactement identique :
Il usent aussi de l’Arabe, mais non si pur qu’en son vrai pays,
d’autant que la pratique des Mores a fait glisser quelques
mots estrangers, de même que le Moresque a reœu plusieurs
paroles de l’Arabe. Quant à la langue Gemique, c’est un cer­
tain iargon, qu’ils ont composé, qui n’est autre chose qu’une
meslange de l’Espagnol, et du Portugais corrompu, appro­
chant du langage Franc des Turcs et de leurs Galères, meslé de
l’Espagnol, de l’Italien, autres langues de l’Europe, qui est fort
intelligible, comme j’ay quelquefois expérimenté, en m’entre­
tenant avec quelques Turcs durant plusieurs heures33.

Il est vrai que cette configuration linguistique diffère peu


de celle que le même Avity décrit à propos d’Alger :

Leur langue était Punique anciennement, et depuis ils usèrent


de la Latine sous l’empire des Romains, ainsi qu’on connaît
VI - MODULATIONS DU PARLER FRANC 253

par plusieurs inscriptions qui se trouvent tant en Alger qu’à


Sargel. Mais en fin les Arabes introduisirent leur langue
en ce pays, tellement qu’aux actes publics et aux lettres, ils
usent également de la Turquesque et Arabesque. Il est vray
que tant en ce lieu qu'en tout le Levant, les Mahometans
pratiquent avec les Chrestiens la langue Franque, compo­
sée de Français, d’Italien, d’Espagnol (mais plus d’Espagnol
que de tout autre, comme je l’ay reconnu) par le moyen de
laquelle ils entendent parfaitement ces trois langues35.

La différence du gémique et du franc paraît donc difficile


à établir, excepté la part de la composante ibérique dans le
premier cas, et elle rend assez peu probable une sensible dif­
férence à cet égard entre le Maroc et le reste du Maghreb.
A moins que l’enracinement des Ibériques au Maroc ne soit
tel qu’il ait effectivement vernacularisé leurs langues dans
le pays et restreint le composite des parlers : on emploie­
rait plus souvent au Maroc, avec les Européens, un mauvais
espagnol ou portugais (ou une modalité plus conforme de
ces deux langues) que l’on ne parlerait une langue franque
proprement dite. La vie des langues s’y voit placée de façon
plus générale sous le signe de leur perméabilité et de leur
porosité réciproques.
Offert Dapper, dans sa Description de l'Afrique, se réfé­
rant à Jean Mocquet, mentionne aussi, après lui, la langue
gémique, mais l’usage de ce terme demeure au bout du
compte assez rare :
On parle dans le royaume de Maroc, More, Arabe, et
Gémique: le More est l’ancienne langue des Africains
ou plutôt un mélange de plusieurs langues et d’un Arabe
corrompu; l’Arabe n’y est pas aussi fort pur, à cause du
commerce des étrangers. Le Gémique est un mélange d’Es­
pagnol et de Portugais.
Il y a encore un autre Jargon qu’on appelle Tamacete, qui ne
peut être couché par écrit: on trouve des peuples blans qui
le parlent, au septentrion du Mont Atlas36.

De la même façon que J. Hebenstreit, vers 1730, et en


contexte ottoman, entend ou tout au moins décrit la langue
254 LINGUA FRANCA

franque parce qu il n est qu’un voyageur de passage, alors que


le docteur Shaw s’y réfère à peine dans sa propre narration,
de la même façon les voyageurs sans perspective d’enracine­
ment au Maroc, et sans prétention à un savoir “oriental”,
restituent sans doute au plus près la langue effectivement
parlée avec les étrangers européens. Germain Mouette, qui
séjourne au Maroc, comme il a été rappelé, durant onze lon­
gues années, s’y acclimate, par contraste, et par conséquent
n’entend pas non plus la langue “gémique”, équivalent de
la langue franque; tout au moins, il ne la nomme pas. A
nouveau, nous entrevoyons que le recours au parler franc
s’inscrit dans une forme d’état liminaire de la relation avec
les Européens, et que toute intégration plus poussée de ces
derniers à la société locale suppose leur apprentissage plus
systématique de la langue arabe ou d’autres “langues du
pays”, selon la formule consacrée.
Quant à ce terme, “gémique”, il faut sans doute relever
que ses occurrences sont contemporaines de l’expulsion
des Morisques et de leur fuite vers le Maroc si proche, et
l’on a quelque raison de se demander s’il ne s’agit pas à la
base du mot aljamia, qui désigne, de manière générale,
la langue des Morisques37. Hugo Schuchardt rappelait
d’ailleurs que les Arabes désignaient comme al-‘ajamia la
langue des “Barbares”, des non-Arabes, et que, à l’inverse,
ou symétriquément, les Espagnols désignaient par là, sous le
terme aljamia, la langue dégradée dont ils usaient dans leurs
communications avec les Maures38. Schuchardt en déduisait
une effective synonymie avec la lingua franca et il rappe­
lait aussi les usages théâtraux, dans le registre de l’imitation
comique, de l’aljamia, dans le théâtre espagnol du xvie et du
xvne siècle — autre symétrie manifeste avec la lingua franca.
Comme il est bien connu, la péninsule Ibérique, depuis la
conquête musulmane, a été le siège de multiples contacts de
langues, donnant le jour à des “langues franques” diverses,
et à plusieurs croisements de langues à l’écrit, mais c’est au
cœur du royaume du Maroc, en résonance avec le phéno­
mène englobant, plus général de la Lingua franca, que se
serait produite cette cristallisation plus spécifique sous le
nom de langue gémique (terminologie francisée plus insta­
ble et éphémère que la linguafrancò).
VI - MODULATIONS DU PARLER FRANC 255

2. LA LANGUE FRANQUE MALGRÉ TOUT ?

De cette langue gémique, il n’est plus question, dans les


sources européennes, après le xvnc siècle ; cela ne signifie pas
qu’en tant que telle elle ait disparu. Mais c’est la catégorie de
l’espagnol, l’“espagnol corrompu”, qui devient dominante.
On recense bel et bien au Maroc un minimum d’empreintes
incontestées de la lingua franca, des traces tangibles, avérées
en d’autres régions de Méditerranée, et ainsi caractérisées
par les visiteurs européens du pays. Ainsi ce fameux terme
matemore, matemoure ou matemora (quand bien même son
étymologie est plus sûrement amazighs qu’espagnole)39.
Un autre terme emblématique de la langue franque se
retrouvera, de manière tout aussi marquante, dans la bouche
même des sultans du Maroc. Accueillant des visiteurs euro­
péens, quel que soit leur statut, humbles captifs ou envoyés
des puissances européennes, les sultans du Maroc, comme
on l’a vu, au xvme siècle au moins et au-delà, auraient sys­
tématiquement cette formule d’approbation à la bouche:
“bono, bono, bono... dont l’“italianité” ne fait pas de doute,
par contraste avec la forme bueno.
L’Anglais Windus, dans sa relation d’une ambassade à
Meknès, atteste doublement ce bono comme simple adjectif
et comme terme de bienvenue:
He nodded his Head, said Bono, several times, and bid the
Ambassador be covered

The Emperor, at the approach of the Ambassdor, cryed out as


before, Bono, Bono, and asked him haw he liked his Palace‘S ?

When he is angry with the Moors, the Christian Slaves are


in favour, to whom he will sometimes talk, calling them Bon
Christiano, and wishing them God would give them their
Liberty, just as ifit was not in his Power1-.

Quelques décennies plus tard, à la fin du xvme siècle,


l’ambassadeur de Suède, reçu par Mohammed b. Abdallah,
n’entend de la bouche du sultan qu’un sobre “Bono, bono,
Sultan Suède43”, et Olof Agrell, agent consulaire suédois
dans les toutes dernières années du xvme siècle, reçoit la
256 LINGUA FRANCA

même sobre appréciation de la part du sultan. Sa conversa­


tion, en cérémonie, se réduisait à de multiples déclinaisons
de bono: “Bono Ingles”, “Bono Tabib”, “Makan Bono”,
mais aussi “Bono Bassiador Swid44”, marquant chaque fois
son approbation45.
Cette même locution phatique se retrouve jusqu’en des
périodes plus tardives, au XIXe siècle, et à l’autre extrémité de
la Méditerranée, au Levant; mais au Maroc les observateurs
européens ne la rangent pas sous la catégorie générique de
l’espagnol, pas plus qu’ils ne la qualifient uniment de langue
franque. Le consul danois Host résiste même à reconnaître
cette “influence” et il arabise, contre l’évidence, le mot bono
en le rattachant à l’arabe tayyibun^.
D’autres descriptions du Maroc, toujours au xvme siècle,
vont confirmer aussi l’usage par les Marocains, dans leur
rapport aux Européens, d’expressions caractéristiques de la
langue franque. Le reflux territorial des Ibériques laisse-t-il
alors plus de visibilité à leurs occurrences47? Dans la relation
par le comte Potocki de son voyage au Maroc, il apparaît
bien que les bribes de langue franque qui frappent son oreille
ne sont pas cantonnées à l’espace du palais royal. Voyageant
dans l’intérieur du pays, convié dans une maison de cam­
pagne aux environs de Tétouan, il essuie une insulte qui est
l’une des plus banales de la lingua franca:
En revenant, je passai à côté d’une chapelle où il y avait
beaucoup de femmes et d’enfants. L’un de ceux-ci, âgé de
dix à douze ans, s’avança vers moi et m’appelafede di merda.
Je marque cette insulte parce que c’est la première que
l’on m’ait faite. Encore fut-elle vivement ressentie par les
Musulmans qui m’accompagnaient. Depuis lors, il ne m’est
plus arrivé d’être insulté48.

La même insulte est attestée par Laugier de Tassy à Alger,


au xvine siècle également :

S’il échappe le moindre mot à un Juif ou à un Chrétien


contre la Loi de Mahomet, il n’y a point d’amende pécu­
niaire qui les puisse garantir du châtiment. Le capitaine
d’un navire Anglois, maltraité il y a quelques années par un
VI - MODULATIONS DU PARLER FRANC 257

Mahometan, lui répliqua dans la colère les seuls mots de Fé


de merde, comme qui dirait, belle foi de bren : il fut traîné
devant le Dey et puni de cinq cents coups de bâton sur la
plante des pieds49.

Potocki relève aussi la haine que les Marocains vouent aux


Espagnols :
Lorsqu’un homme du peuple rencontre un étranger, il ne
manque jamais de lui dire: “Ingliz bono, Spaniol malo”5ü.

Il y aurait donc certains indices d’un continuum de la


lingua franca des côtes marocaines jusqu’aux autres régions
de Barbarie. Pourtant, la mention de la langue franque
comme telle n’est pas autrement attestée dans le royaume
alawite, et la “langue gémique” n’y devient pas non plus une
référence courante. Il semble que la catégorie générique de
l’espagnol ait absorbé à terme toute conception d’un par­
ler composite ; une langue de communication à dominante
romane se voit nécessairement assimilée à “l’espagnol”, de
toute façon fortement présent dans le pays51. Le schéma
duel de Moüette, définissant les langues en usage dans le
pays comme étant l’arabe, d’une part, l’espagnol, d’autre
part, est donc corroboré par cette situation (la langue dont
on use avec les chrétiens comme lui étant clairement la
seconde)52. Quant aux autres langues européennes, à l’ex­
ception relative de l’anglais, elles demeurent extérieures à
cette altérité familière, quasi domestique. L’anglais paraît
assez répandu dans le Nord du pays, en raison de la proxi­
mité de Gibraltar, sans compter l’occupation de Tanger
par les Anglais au xvue siècle, jusqu’en 168453. Mais lors­
que le gouverneur de Tanger, dans la dernière décennie
du xviiie siècle, recherche un interprète de l’anglais pour
accompagner le médecin anglais Lempriere auprès de l’un
des fils du sultan, les candidats ne se bousculent pas. Il faut
recourir à la contrainte, et dans cet esprit peut-être, c’est
auprès des juifs que s’effectue une telle recherche:

Après avoir cherché inutilement par toute la ville, le gou­


vernement ordonna que pendant la prière des juifs, on
258 LINGUA FRANCA

s’informât dans leurs synagogues si quelques gens de cette


secte ne parleraient point l’anglais. Un malheureux juif
qui vendait du fruit dans les rues de Gibraltar et qui était
venu à Tanger avec sa femme et ses enfants pour assister à
une fête de religion, n’imaginant point pourquoi on faisait
une pareille demande, répondit ingénument qu’il parlait la
langue anglaise aussi bien que l’arabe. On le saisit aussi-tôt,
et on le força de m’accompagner54.

Peut-être les aléas et les dangers d’une expédition vers


un prince du Makhzen, sans garanties de rémunération,
expliquent-ils le peu d’enthousiasme des truchements
virtuels, réticents plutôt que véritablement absents... Il est
difficile d’en juger, mais l’anglais est assurément la moins
opaque dans ce contexte des langues du Ponant.
Potocki, lors d’une conversation fort savante et approfon­
die avec un rabbin de Meknès, qui venait lui apporter un
ouvrage talmudique, mentionne avec insistance que calui-ci
possédait dans sa bibliothèque “beaucoup de livres impri­
més en Pologne, en hommage à la science des rabbins de ce
pays”, mais que ceux-ci avaient le défaut de commenter les
termes obscurs par des explications en allemand, “pis que de
l’hébreu pour les Juifs de Miquenez”55.
Cette identification de la langue espagnole, au Maroc, à
une langue du pays est pleinement consacrée dans un cadre
diplomatique. En 1724, par exemple, lorsque des pères
rédempteurs français se voient attribuer un passeport afin de
circuler dans le royaume, le document est rédigé en langue
arabe et en langue espagnole. Ils le font traduire en français56.
Reçus par l’un des fils du roi, ils le trouvent en compagnie de
plusieurs de ses frères et de préciser: “L’un d’eux parlait fort
bien la langue espagnole” ; il leur sert alors d’interprète57.
Le comte Potocki fait ce même constat dans la bonne
société, alors qu’il est invité à dîner par un notable andalou
de Tétouan :
Je n’avais pas mon interprète avec moi, mais plusieurs per­
sonnes de la société parlaient espagnol, d’autres le turc, et je
passai ma soirée très agréablement58.
VI - MODULATIONS DU PARLER FRANC 259

Mais c’est surtout par le témoignage de Maria Ter


Meetelen que cet enracinement quasi indigène de la langue
espagnole est confirmé, et de manière saisissante. Comme
d’autres captifs, elle se voit retenue treize longues années à
Meknès, la capitale du royaume59. Son récit de cette épreuve
est probablement enjolivé, de manière à lui donner systé­
matiquement les traits d’une femme vertueuse et brave, au
sens d’ailleurs de la bravoure la plus physique. Cette par­
tie de son témoignage est sujette à caution, mais on a peu
de raisons de remettre en cause son observation des usages
linguistiques en vigueur dans le pays. A peine le navire
espagnol sur lequel elle est embarquée avec son époux est-il
capturé par des Marocains, quelle souhaite la bienvenue au
capitaine “avec un grand compliment espagnol qu’il savait
bien comprendre ainsi que quelques uns de ses hommes60”.
Sa première audience au palais royal se déroule aussi sous
le signe d’une communication en espagnol ou en “mauvais
espagnol”. La fille d’un renégat, par exemple, “qui savait un
peu de mauvais espagnol”, lui fait comprendre que le roi
l’incite à la conversion. Un eunuque (chapon) à qui elle a
affaire sait aussi “un peu d’espagnol”61.
Mais les affaires plus officielles se traitent manifestement
en langue arabe et, information des plus rares, Ter Meetelen
nous apprend que les femmes aussi pouvaient être pourvues
d’interprètes et surtout se trouver partie prenante dans le jeu
diplomatique :
Un négociant français était arrivé à Salé, comme ambassa­
deur avec un cadeau pour racheter les esclaves français. C’est
moi qui fut choisie pour apporter à la Reine le cadeau et la
demande de libération, ainsi qu’un compliment à cet effet.
On me fit accompagner par une maîtresse en langues, dont
je me servis62.
<

Ayant attiré par cette mission l’attention du roi et de ses


proches, elle reçoit diverses faveurs et se voit attribuer de
surcroît, pour progresser dans la langue arabe,

un torseman [turjmân], c’est-à-dire une maîtresse de langue,


puisque je ne savais pas encore assez la langue pour venir
2Ó0 LINGUA FRANCA

chaque jour devant le Roi, comme interprète. On me donna


alors une renégate irlandaise, qui était devenue turque, après
beaucoup de tourments63.

La langue espagnole, néanmoins, restera associée à cette


épreuve marocaine. Lorsque, enfin, elle réussit à quitter le
pays et s’embarque avec sa famille, son fils, né au Maroc en
captivité, déclare, sur le bateau, ne plus jamais vouloir parler
l’espagnol :
Mon petit garçon qui avait à l’époque à peu près sept ans
savait lire, écrire et parler la langue espagnole aussi bien que
les espagnols, mais dès qu’il fut à bord, il ne voulut plus par­
ler cette langue, mais il dit: “Je suis à présent un Chrétien”,
et ne voulut plus jamais parler cette langue, et il n’a plus
jamais voulu la parler, ni par promesse ni par menaces, ma
petite fille qui avait dix-sept mois ne savait rien de cela64.

Si cet épisode est véridique, il est effectivement saisis­


sant: l’espagnol est perçu par cet enfant comme la langue
en propre des musulmans et de l’islam ; il est, autrement dit,
la langue par laquelle les musulmans communiquaient avec
eux. On est par ailleurs en droit d’avoir quelques doutes sur
le degré de maîtrise de la langue arabe qui aurait été celui de
Maria Ter Meetelen, si l’on en juge par la piètre qualité de
ses transcriptions (même en y concevant une oreille néerlan­
daise), mais la ligne de partage demeure claire. Quiconque
s’engage peu ou prou dans un processus d’intégration se voit
incité, à un certain moment, à s’initier aux langues verna­
culaires. Aussi autochtonisé soit-il, l’emploi de l’“espagnol”
marque à l’évidence une position plus externe.
Ce que décrivent en définitive ces différentes sources est
donc une situation où l’usage générique d’une langue euro­
péenne ou conçue comme telle, dans le commerce avec les
chrétiens, est rendu licite ou même institutionnalisé par la
plus haute autorité de l’Etat, jusqu’au moment où ils sont
éventuellement admis à un processus de conversion et d’in­
tégration... La libéralité en matière de langues qui caracté­
rise la première étape du processus recouvre donc, en réalité,
une forme de cantonnement symbolique et structurel,
VI - MODULATIONS DU PARLER FRANC 261

fonctionnel, des Européens. Il s’abolit pour qui manifeste


un désir d’intégration, pour employer un terme anachro­
nique, ou de ralliement, pour mieux rester dans l’esprit de
l’époque. Ce schéma explique le témoignage de Joseph de
León, armurier espagnol retenu vingt ans au Maroc du fait
de son métier, précieuse compétence, et parlant l’arabe, qui
témoigne, dans les années 1720, d’une interdiction absolue
faite aux captifs chrétiens d’apprendre à ïécrirez
Los cautibos que se reconozian âvilesy onrradosy que ablavan
la lentia ardvica (eszepto escrivir, que esta se zelava con pena
de la vida), se le empleava en los almazenes de el rey para su
resguardo y trabajoy otros usos de confiant5.

L’enjeu n’est-il pas ici de maintenir malgré tout une ligne de


séparation identitaire stricte, dans un contexte où l’imbrication
des tâches et des fonctions est au contraire très poussée ?
Thomas Pellow, incarnant le cas de figure inverse, car
converti à l’islam, se voit contraint d’adopter le vêtement des
Maures et d’apprendre “la langue et l’écriture des Maures”.
Il déclare :
J’y serais devenu habile si l’insolence de Moulay Sfa [son
maître, fils du roi] et sa mort violente sur ordre de l’empe­
reur ne fussent venues interrompre mes études66.

Le Maroc illustre donc aussi le modèle plus général du sys­


tème des langues à l’œuvre dans ces contextes d’imbrication
et de tension, tout à la fois, de l’Europe et de l’Islam. On peut
se demander alors si le processus de ressourcement interne
qui caractérise son histoire au xixe siècle, notamment en rai­
son de 1830 et des appétits européens sur la région, n’a pas eu
pour effet de restreindre et à tout le moins de masquer cette
ouverture linguistique — à moins qu’il n’y ait mis fin tout à
fait. L’historiographie méditerranéenne souligne communé­
ment une longue exception marocaine, à l’époque moderne,
la résistance politique d’un Maroc réussissant à se maintenir
hors de l’orbite ottomane. Si ce royaume nourrit effective­
ment, dans cette période, une grande défiance à l’égard de
son voisin “turc” et s’il préserve farouchement, y compris par
262 LINGUA FRANCA

la guerre, sa souveraineté, on a vu que, sur le plan de la cir­


culation des hommes, sa frontière n était pas étanche. Elle ne
l’est pas davantage sur le plan linguistique, l’arabe parlé au
Maroc attestant même une empreinte turque67. Les mêmes
captifs chrétiens, par ailleurs, vendus à Salé, se retrouvent à
Alger, ou l’inverse. L’image d’un royaume fermé, rétif à la
pénétration des étrangers, doit donc être nuancée, même
s’il apparaît clairement que leur pénétration, et notamment
celle des chrétiens, y est étroitement surveillée.
Avec le débarquement français à Alger, en 1830, la menace
chrétienne prend une autre tournure. Alger frit bombardée
à plusieurs reprises, au xvme siècle, par les Espagnols, les
Danois... Mais l’occupation française de l’Algérie confère
une tout autre tournure à ces affrontements avec les chré­
tiens. Un certain nombre d’Algériens fuient au Maroc et
se tournent vers le sultan pour demander sa protection,
lui conférant une stature soudainement plus légitime et
consensuelle de défenseur de l’islam68. Dans ce moment,
le Maroc surinvestit une identité plus strictement autoch­
tone et musulmane, et l’on peut faire l’hypothèse que ce
courant de résistance a eu pour effet d’évincer des pratiques
culturelles ou linguistiques qui avaient été, plusieurs siècles
durant, beaucoup plus composites.
Même dans ce moment, la fermeture du royaume n’est
pas absolue; on sait que, jusqu’au début du xixe siècle, le
sultanat marocain a fait place à des “conseillers” d’origine
européenne, chrétiens, tel le caïd Harry MacLean, mais les
classes dirigeantes s’autochtonisent beaucoup plus radicale­
ment, par contraste avec le début du xvme siècle, par exem­
ple ou avec le règne de Mohammed b. Abdallah. Une telle
évolution a dû dissiper rétrospectivement toute mémoire de
la langue franque ou même d’un univers lusophone, hispa­
nophone, au profit d’un accent plus soutenu sur la pérennité
de l’identité marocaine — alors même que cette diversité en
était une composante69. On peut aussi se rappeler qu’après
1912 et le Protectorat français, la politique culturelle et reli­
gieuse de Lyautey repose sur ce principe de “séparation” entre
Européens et indigènes, et que son action, en matière archi­
tecturale par exemple, a même contribué à ré-orientaliser le
Maroc, ou à l’assigner à une identité strictement musulmane
VI - MODULATIONS DU PARLER FRANC 2Ó3

et “arabe”70. Ce moment colonial a donc contribué aussi à


éradiquer la mémoire éventuelle d’une langue franque.
Tout autre est le cas de la Méditerranée orientale où, de
toute façon, et même en contexte colonial, la réduction
à une identité une et unique s’avérait par nature inconce­
vable. Dans ces contextes, c’est paradoxalement le fait de
la mosaïque, effective ou surimposée à toute lecture de la
trame sociétale, qui pourrait avoir évincé, à l’inverse, la visi­
bilité de la langue franque.

3. CACOPHONIES LEVANTINES

Plus encore qu’au Maroc, la question de la langue franque


relève au Levant d’une quête paradoxale car, en même temps
qu elle est attestée par les contemporains, elle se révèle fai­
blement documentée. La contradiction est d’autant plus
manifeste qu’en majorité, comme on l’a vu, les étiologies de
la langue franque la font dériver de l’histoire des Croisades,
et des phénomènes de métissages propres aux Royaumes
latins de Terre sainte71. Cette dernière question est propice,
sinon aux fantasmes, au moins à des projections identitaires
de tous ordres. Certaines, par exemple, réduisent la lingua
franca à un usage pidginisé du latin vulgaire, transposé au
Levant. D’autres mettent l’accent sur une forte représen­
tation des Provençaux dans les Croisades et y recherchent
un parler dérivé du provençal ou du français plutôt qu’une
langue franque proprement dite72.
Toutes ces hypothèses ne sont pas sans fondement, et l’on
peut encore songer à la manière dont les locuteurs grecs per­
cevaient cette romanité de la linguafranca sous un jour plus
ou moins indistinct, indifférents au fond à ces démarcations
et subtilités73. Faut-il par réaction, et pour réagir contre des
filiations parfois aléatoires, supposer, avec Cyril Aslanov, que
la langue franque, au Levant, n’est qu’un mythe et quelle n’y
a jamais eu d’existence effective? N’est-elle qu’une extrapo­
lation de la lingua franca occidentale ou de Barbarie74? On
peut suivre pleinement C. Aslanov dans sa démonstration
selon laquelle le terme “franc” endosse dans ces contextes
une signification générale et générique, et que le “parler
264 LINGUA FRANCA

franc” ne désigne pas nécessairement, au sens le plus tech­


nique, ce pidgin connu comme la Lingua franca. “Franc”
s’emploie fréquemment comme un signifiant flottant, dési­
gnant une identité parmi d’autres, une façon d’être chrétien
parmi d’autres, dans ces contextes marqués par une forte
diversité confessionnelle; le “Franc” s’oppose au Byzantin
ou au Grec, au Copte, à l’Arménien... et le terme désigne
communément les Latins d’Europe75.
Que des voyageurs du XIXe siècle (et ils furent fort nom­
breux) aient confondu la langue du “Franc” et la “langue
franque”, ou qu’ils aient entériné comme expressions de
langue franque des usages imparfaits d’autres langues véhi­
culaires, est fort probable. Ce rapport plus indistinct au
mélange dénote surtout, dans ce moment, une conception
nouvelle de la question de la langue et des distinctions iden­
titaires76. Ces approximations ne doivent pas conduire pour
autant à disqualifier, rétrospectivement, l’hypothèse même
de la langue franque au Levant. Quelques témoignages fort
concrets et précis, ainsi qu’une nuée de sources plus allu­
sives, nous empêchent, en effet, de balayer d’un revers de
manche l’éventualité d’une linguafranca usitée au Levant, et
peut-être même d’une langue franque du Levant.
La référence la plus immédiate sur cette question, comme
il a déjà été évoqué, est cette source de langue arabe, le Roman
de Baïbars, qui recourt à plusieurs “langues franques” : une
seule se rapproche de la lingua franca à dominante romane77.
Dans ce roman épique, à la fois oral et écrit, chaque per­
sonnage d’origine non arabe, ou peu s’en faut, est identi­
fié par des tournures langagières spécifiques, et même par
une forme de pidgin propre à sa caractérisation ethnique.
Le sultan Baïbars lui-même parle un jargon mêlé de turc
plus ou moins macaronique; d’autres personnages usent
de tournures “à la persane”, par exemple. Dans cette confi­
guration, la langue franque n’est autre que la langue des
Chrétiens, parfois désignés comme Cristiani, ainsi que de
ceux qui frayent avec eux, les Chrétiens orientaux. Certains
des éléments lexicaux qui émaillent leur langue, tel le
fameux prêtre “Jaouane”, Jean, personnage retors et redou­
table, semblent renvoyer tout simplement le lecteur à des
emprunts lexicaux à l’italien.
VI - MODULATIONS DU PARLER FRANC 265

Ce terme d’adresse, “Juan” ou “Jean”, sera d’ailleurs usité de


manière générique par les musulmans avec les chrétiens jus­
que dans des contextes modernes (un Jaouane, pour un chré­
tien) et loin du Levant, en Algérie (c’est l’équivalent inverse
et masculin de la “Fatma” de l’époque coloniale...)78. Mais
ces emprunts, par-delà l’empreinte génoise ou vénitienne au
Levant, relèvent parfois d’une romanité plus indistincte ou
métisse. Le fils du rey de Macédoine s’entend appeler par son
pere: figliane™-, un fils, en retour, appelle son père:padr£°.
Un prêtre est un abbone, et un vaillant guerrier un buon
cavaliere*1. Un personnage jure “sur ta tête”, “ala techta ; un
autre menace quelqu’un de lui couper la tête : “ammontare
la cabeza”, “bmanter kabâsak”*2. Un rabattement sur l’ita­
lien n’épuise pas les résonances romanes de ces locutions ou
constructions sémantiques. A d’autres moments, la langue
française semble aussi directement affleurer. Ghandar, terme
d’adresse à un “monsieur”, un grand personnage, pourrait
être une déformation de “(votre) grandeur”, de même que
shinyar évoque fortement “seigneur”83. De certains termes,
enfin, les traducteurs de la longue version du Roman de
Baïbars, publiée en français, déclarent ne pouvoir préciser
l’origine ; ils les identifient comme des expressions de langue
franque.
Assurément, il s’agit surtout d’un jeu verbal ; ces multiples •
éclats lexicaux émaillent le récit afin de camper le “Franc”,
ce qui conforterait la thèse d’une existence toute marginale
ou même postiche du parler franc. Mais certaines de ces
expressions se retrouvent aussi dans des relations de voyage
levantines ou maghrébines, et tissent un fil continu d’une
extrémité à l’autre de la Méditerranée. Le terme babb, réservé
dans le Roman de Baïbars à des rois ou seigneurs chrétiens,
a sans doute lieu d’être rapproché du terme papasse, papace
qui, en lingua franca., s’applique à tout religieux chrétien
(pope, prêtre...), voire musulman, tel ce papasso musulman
de Gênes84.Ce terme est des plus banals85. On en trouve la
mention dans la relation d’un marchand français de Tunis,
Nicolas Béranger, au xvne siècle, sous la formepapassoufial-
sou, “faux prêtre”, l’expression désignant un prêtre italien
renié86. Ce même personnage est mentionné sous la forme
“Papa False” par le père Philémon de La Motte87. L’usage
266 LINGUA FRANCA

de cette appellation se maintient d’ailleurs bien au-delà


du xvne siècle. Ainsi peut-on lire dans les archives de la
Congrégation “De propaganda fide”, à propos d’un pré­
fet de la Mission, ces paroles du pacha de Tripoli, en 1794
affirmant que ce personnage est le prêtre de tous les consuls
chrétiens et ne saurait être malmené :
Papassprigioni? Papassprigioni? No star di Console Francese
Papass, ma di tutti Consoli, di tutti Cristiani, non ardir (oser)
di toccai.

De même le terme bono, par exemple, n’a aucune rai­


son d’être étroitement rapporté à une “influence” italienne
tant il est caractéristique de la langue franque89. Pertinent
au Maroc, il n’est pas le moins du monde spécifique à la
Méditerranée occidentale90. Lors de l’occupation de l’Egypte
par les Français, en 1799, alors que Bonaparte s’exprime
solennellement devant des notables égyptiens, il déclare que
deux d’entre eux “n’ont pas été bûnù (bons)91”. C’est là la
traduction de l’interprète. On rencontre cette même expres­
sion d’approbation au XIXe siècle, toujours au Levant. La
comtesse Gasparin rapporte que son compagnon de voyage,
Mehemet Effendi, alors qu’ils se rendent à Constantinople,
émaillé sa conversation de “Bueno”92. Le marchand d’esclaves
Abd el-Krim, auquel Nerval veut racheter l’une de ses pen­
sionnaires, et qui parle “un italien corrompu”, présente ses
jeunes filles par d’élogieux “bono, bono”93. Certains usages
sont donc attestés de manière transversale en Méditerranée.
Peut-on cependant dépasser le stade de cette simple
empreinte lexicale, peut-être des plus superficielles, pour
accéder à des preuves plus tangibles d’un parler franc en
usage dans la Méditerranée orientale ? Ces traces suffisent-
elles à accréditer la pertinence Am. franco hors de Barbarie?
On se souvient à cet égard du système de langues que Savary
de Brèves, vers 1620, mettait en relief à partir de sa descrip­
tion de Tripoli de Syrie. Ce que révélait son observation était
la multiplicité, en Orient, des langues de “truchement”, de
médiation, de langues “nationales” pouvant servir de langues
véhiculaires et qui semblaient en quelque sorte concurrencer
la langue franque94.
VI - MODULATIONS DU PARLER FRANC 267

Le principe de labilité paraît inversé, d’une certaine façon,


en regard des sociétés “barbaresques”, sud-occidentales.
La langue n’est plus au Levant l’élément jointif entre des
groupes différents ou entre des individus différents. C’est le
truchement, au contraire, qui devient l’élément labile entre
plusieurs langues. Le principe de la marqueterie “ethnique”
ou confessionnelle masquerait donc, ou minimiserait, le
phénomène de la lingua franca, sans l’évincer tout à fait.
De fait, les sources documentaires mettent continûment
l’accent sur la figure du courtier, du médiateur polyglotte,
plutôt que sur l’idée d’un véhicule linguistique unique, fût-
il, au même degré, composite. Au xixe siècle, cette figure
du drogman atteint une forme d’apothéose, sous le signe
d’un “charabia” mêlant de manière idiosyncrasique toutes
les langues de l’Europe. Si la langue franque est en usage
au Levant, entre des chrétiens ou musulmans ou entre des
chrétiens hétéroglosses, retenons par conséquent quelle y
est toujours usitée en parallèle, sinon en concurrence, avec
des langues nationales employées comme langues véhicu­
laires (et elles-mêmes plus ou moins maltraitées au cours
de l’opération). Le personnage du drogman ou du courtier
(sansal), de l’entremetteur est à lui seul un “creuset”, et c’est
notablement pour contourner sa médiation que les acteurs
sociaux recourent à la langue franque95. C’est ce qui ressort
du journal d’Antoine Galland à propos de Smyrne, témoi­
gnage précieux qu’il n’est pas mauvais de rappeler :

Les Arméniens qui viennent de Perse savent ordinairement


trois langues : celle de leur pays, la persienne et la turque
qui ne peuvent servir pour traiter d’affaire avec les Francs
qui emploient leurs Juifs pour ce sujet, ou traitent par eux-
mêmes, pour peu qu’ils aient appris le turc. Mais il y en a
beaucoup qui, en peu de temps, apprennent assez de langue
franque, ce que font aussi quelques Turcs et quelques Grecs,
pour se passer de truchement. C’est ainsi que l’on appelle
un certain langage par ti et mi, qui est corrompu de l’italien,
dont voici un exemple : Hau ven aqui, ti voler per questo, per
Dio mifar bon mercato, star bona roba, pigliar perti, c’est-à-
dire “Viens ça! Veux-tu acheter cela, je t’en ferai bon mar­
ché, la marchandise est bonne, prends là”. Le fréquent usage
268 LINGUA FRANCA

de ce jargon et de la langue italienne fait que les marchands


s’appliquent peu à apprendre ni la turque, ni la grecque,
si ce n’est quelquefois celle-ci dont il y en a qui appren­
nent quelque chose par la conversation qu’ils ont avec les
femmes96.

Peut-être peut-on estimer que Smyrne constitue un cas


spécifique, tant elle s’identifie à une Méditerranée cosmo­
polite et métisse. Il faut plus d’indices pour attester la lin­
gua franca dans des milieux moins expressément voués à la
cohabitation et à la mixité97. On songera alors au sieur de
La Motraye qui, en 1697, à Rama, est convié à loger chez un
certain “Hadgi Mehmed” : “C’est un fort honnête homme
de mes amis, qui parle la Langue Franque, et qui sçait la
médecine98”, lui déclare le sous-bachi local.’
L’expression “langue franque” pourrait hêtre ici mention­
née par un musulman que sous une forme générique, car
Hadgi Mehmed est un Morisque, dont la famille fut chassée
d’Espagne ; en réalité, c’est l’espagnol qu’il parle, plutôt que
la langue franque. Néanmoins, cette qualification générique
de la langue des “Francs” par le sous-bachi ne dément pas,
en soi, la pertinence d’une langue franque dans la région,
car La Motraye la définit simultanément, en note, comme
“un mélange d’Espagnol et d’Italien99”. Son hôte, d’ailleurs,
se révèle aimer les disputes théologiques, à la différence des
Turcs “qui ne disputent avec personne, note La Motraye,
et ne veulent pas qu’on dispute avec eux”, et il se mesure
notamment à un diacre parlant italien100.
Les langues du Levant évoquées en parallèle ou en
concurrence avec la langue franque ne sont pas toujours,
par ailleurs, celles qui entrent sensiblement dans sa compo­
sition. Le grec et l’arménien figurent au premier rang de ces
langues de truchement ou ces langues des truchements. La
mosaïque ethnique et confessionnelle du Levant assourdit
de toute façon la langue franque, estompe son audibilité, et
la rapproche plus qu’ailleurs sans doute de pratiques langa­
gières métisses avec lesquelles elle est de fait en continuité,
voire confondue, dans les définitions épilinguistiques : l’ita­
lien corrompu notamment... Mais elle n’est pas au fond si
différente, dans ces contextes, de ce quelle est à Alger, par
VI - MODULATIONS DU PARLER FRANC 2Ó9

exemple, ou à Tunis... L’italien y est fortement représenté ; le


grec, certes un peu plus prégnant qu’au Maghreb, y appose
une très faible marque, au regard du nombre et du rôle si
marquants, dans le domaine social, économique, politique,
des Grecs présents dans l’ensemble du Levant. Il n’est qu’à
songer au cas de l’Egypte par exemple, sans parler du cœur
de l’empire, de Constantinople. ..
La faible prégnance du grec à elle seule dénote la lingua
franca historique. En Egypte, pour suivre cet exemple, le
voyageur ou explorateur danois Norden, au xvine siècle,
rédigeant un récit de voyage en forme de guide, et prodi­
guant des conseils à son lecteur, informe celui-ci qu’on n’a pas
besoin d’interprète, dès lors qu’on ne sort pas d’Alexandrie,
et il lui recommande de se trouver un valet qui comprenne
l’arabe, pour aller plus loin dans l’intérieur du pays. Mais il
recommande aussi de se faire accompagner d’un janissaire^
en en choisissant un qui comprenne “ce qu’on appelle la
lingua francò".
A traveller will take afterwards ajanissary into his service; and,
if it is possible, he will chuse one that has been accustomed to
serve the Francs. You get janissaries for a small matter. They
commonly undestand what is called lingua franca102.

Définissant alors cette linguafranca :


It is a kind ofjargon, composed of Italian, Spanish, French,
vulgar Greek, and other languages. In this language, ifit may
be called, nothing but the infinitive mood ofeach verb is used;
this servingfor all the tenses and moods ofthe conjugation^3.

Cette mention de la composante grecque dans la langue


franque est une notation rare, et qui demeure assez isolée.
La discrétion des apports lexicaux grecs en regard de la pré­
dominance de “l’italien” a été mise en évidence par l’analyse
lexicale des Kahane et de Tietze, parue en 1958, laquelle
constate qu’entre le XVe et le xvnie siècle, la part de vocabu­
laire roman passé dans le lexique nautique turc est infiniment
supérieure à la proportion du lexique grec emprunté, dans
ce même cadre, durant la même période. Pour 723 termes
270 LINGUA FRANCA

romans répertoriés (principalement italiens), on ne compte


que 155 termes grecs. Cette proportion ne reflète donc
aucunement l’importance de la contribution des Grecs à l’ac­
tivité navale et maritime dans l’Empire ottoman (outre le fait
qu’une partie de ce vocabulaire roman est aussi usitée par les
Grecs et passe dans la langue turque par leur entremise)104.
Un troisième exemple d’occurrence de la langue franque
au Levant peut d’ailleurs avérer une quasi-dissociation de
la langue grecque et de la lingua franca'®5. Il est le fait d’un
autre Français, un homme d’armes cette fois, qui, par ailleurs,
parle le turc, car les aléas de la fortune militaire l’ont conduit
à passer de longues années au cœur de l’Empire ottoman106.
Son témoignage concerne principalement la Grèce et plus
précisément la Magnésie, une région qui, à l’instar de Tripoli
de Syrie ou de Smyrne, répond à une vocation commerciale
et d’échange :
Le grec vulgaire des Magnottes est beaucoup plus corrompu
quailleurs; car ayant incessamment à faire trafic de ce qu’ils
ont pris en course, et traittant tous les jours tantost avec une
Nation, tantost avec l’autre, ils se sont fort attachés à cette
Langue, appelée Franque, c’est à dire, à cette méchante expres­
sion Italienne qui n’employe jamais que l’infinitif de chaque
Verbe pour tous les Temps, et les Modes de la Conjugaison, &
qui avec cette locution estropiée, ne laisse pas d’estre générale­
ment entendüe par toutes les Costes du levant107.

Cette langue franque est donc celle des Magnottes,


de Grecs dans leurs rapports avec des Latins (ou d’autres
“nations”...) Mais le sieur Guillet, ou de La Guilletière, évo­
que aussi un recours des Turcs, des Musulmans, à la langue
franque, fut-ce de manière beaucoup plus parcellaire, ponc­
tuelle. Il mentionne ainsi les cris de sommation lancés par
les Turcs lors du siège de Candie (auquel il participait) :
Si ces corps de garde découvraient quelqu’un, après luy avoir
crié deux ou trois fois Alla, Alla, ils ajoutaient en langage
Franti, à largua, à largua, qui est un terme de marine,
comme qui dirait Escartez-vous ? Cela leur tenait lieu d’un
Qui vive109.
VI - MODULATIONS DU PARLER FRANC 271

Un usage semblable est relevé par Jean-Baptiste Tollot, à


la même époque, au xvnie siècle, à Limassol, dans File de
Chypre :
Il y a à Limassol un Château sur le bord de la mer, pour la
sûreté des bâtimens Turcs et Grecs qui y Moüillent, les Turcs
y font la garde toute la nuit, et de moments à autre crient de
toutes leurs forces Sakena à larga, c’est-à-dire prenés garde à
vous, tenez vous au large, car nous sommes sur nos gardes11 °.

Ce même cri frappe l’oreille de nombreux voyageurs, lors


de la manœuvre des navires.
Ainsi, même dans ce contexte grec voué à l’échange, la lan­
gue grecque ne se substitue pas en toutes circonstances à la
linguafranca ; le grec ne s’impose pas comme langue véhicu­
laire dans ces divers échanges ou transactions commerciales,
dès lors qu’ils concernent des “Francs”.

4. UN ÉVINCEMENT DU GREC?

Le cas des régions grecques ou hellénophones permet


ainsi de “toucher du doigt” une forme d’“inertie” propre
à la lingua franca, en opposition à tout schéma, là aussi,
d’automaticité du mélange. Le grec, par rapport à elle, s’ef­
face, s’incline comme s’effacent l’arabe ou le turc en d’autres
contextes. Ou bien s’agit-il d’un partage linguistique des
tâches ? Le primat de la langue romane dans l’échange avec
les Occidentaux est d’autant plus remarquable que, dans
cette période, la frontière du christianisme orthodoxe grec
et de l’islam ottoman n’est pas stable et n’est pas non plus
strictement en adéquation avec la frontière des groupes hel­
lénophones et turcophones.
Une démarcation entre langues européennes et langues
orientales n’y fait pas sens, et entre les christianismes latin
et orthodoxe, la frontière est presque aussi grande qu’entre
le christianisme et l’islam. Par une vision des plus rétrospec­
tives nous risquons de surévaluer aujourd’hui le sentiment
d’une commune identité européenne des Grecs et des Latins
face à l’Islam. En certaines régions, des chrétiens sont donc
m LINGUA FRANCA

turcophones et des musulmans hellénophones, sans même


évoquer toutes les situations de bi- ou multilinguisme,
voire de “colinguisme”, situations avérées ou probables111.
La Guilletière l’atteste d’ailleurs :
La plupart des Mahométans d’Athènes ne parlent que
la langue Grecque, faute de commerce avec les Turcs de
dehors. Ils ne sçavent guère de la Turque que les sept ou
huit mots de leur profession de Foy, à sçavoir, La hillah
allah, Muhamet hu resoul ullah. Quand ils rencontrent un
Turc d’un autre pays, ils le vont aborder en levant bien haut
le pouce vers le Ciel et si l’autre ne sçait le Grec, la conver­
sation est finie112.

Le voyageur français Jacob Spon, dans le dernier quart


du xvne siècle, fait la même expérience dans la région du
Lopadi, en Grèce:
Nous logeâmes chez un Grec qui ne sçavait parler que Turc,
et dans les Villages de ces quartiers-là, il n’y a quelquefois
que le Prêtre qui sache le Grec113.

A Athènes même, il en est ainsi :


Les Mahométants d’Athènes parlent leur Langue, mais non
pas si élégamment qu’à Constantinople. Ils sçavent tous le
Grec pour s’entretenir avec les Grecs, de même qu’une partie
des Grecs sçait le Turc114.

Au xixe siècle, cette déploration culmine. Jean-Jacques


Ampère se désole que les Grecs parlent turc en Magnésie :

Cette population était grecque, c’est-à-dire chrétienne,


mais parmi ceux qui la composaient, bien peu connais­
saient un autre idiome que le turc. Il en est souvent ainsi
dans le pays que nous avons parcouru, et quand ces grecs
d’Asie veulent parler leur langue, ils prononcent des mots
barbares115.
VI - MODULATIONS DU PARLER FRANC 273

Compte tenu de cette intrication particulière, on aurait


pu supposer que la langue franque locale ferait son miel
de ces contacts de langues, de ces formes de code mixing
et se nourrirait de tant d’éléments linguistiques d’emblée
sous le signe du mélange. Il n’en est rien, semble-t-il. Avec
une certaine constance, elle demeure marquée d’une forte
italianité. Sa “substance” est donc plus effective qu’on
ne le penserait a priori ; c’est un phénomène bien moins
labile et fluctuant, à l’observer, qu’on ne le conçoit ordi­
nairement. L’italien proprement dit est d’ailleurs aussi fré­
quemment usité. Le botaniste anglais George Wheler, par
exemple, à Athènes, ayant besoin d’un interprète, recourt
aux services d’“un jeune Père qui parlait fort bon Italien,
étant natif de Zante116”.
- Le même voyageur, visitant Rhodes, se met en quête d’un
guide parlant italien, objectif qui ne se révèle pas si aisé :
Lors que je fus entré dans la Ville, je m’en allai aussitôt à
un bourg qui n’en, est pas loin, dans l’espérance d’y trouver
quelques Religieux qui se voulussent bien donner la peine
de me faire voir ce qu’il y avait de plus curieux, mais on
me dit qu’il n’y avait plus de Francs ni de prêtres étrangers
qui demeurassent là. Je fus donc obligé de m’adresser au
Supérieur des Grecs, mais comme il ne sçavait pas la langue
Italienne, je demeurai aussi sçavant que j’étais, et je m’en
retournai fort mal satisfait à notre Saïque117.

En route vers la Terre sainte, en revanche, à Damiette, le


même voyageur entrera en contact avec “un certain chrétien
qui parlait un peu les deux langues, l’Arabe et l’Italienne”, et
qui sert de truchement118.
Il est vrai que certaines régions du Levant furent des colo­
nies vénitiennes ou des zones d’influence commerciale de
Venise, ce qui explique largement cet enracinement de l’ita­
lien. Mais pourquoi, en ce cas, n’est-il jamais fait mention
du vénitien proprement dit? Ni de la présence vénitienne?
Le naturaliste Tournefort, lors de sa mission en Grèce pour
le compte de Louis XIV, est reçu dans un monastère de la
plaine de Candie dont il précise simplement que le supérieur
“parle Italien119”.
LINGUA FRANCA

Ailleurs en Grèce, la langue véhiculaire dans laquelle


communique le savant naturaliste demeure l’italien, ses
interlocuteurs tendant plus clairement vers la lingua
franca:
Nous avions logé à Brices chez un vieux Papas, fort zélé
pour son rite, et d’une ignorance pitoyable. Il voulut nous
persuader en mauvais langage Italien, qu’il y avait une
ancienne prophétie écrite sur les murailles du labyrinthe,
laquelle marquait que le czar de Moscovie devait bien-tost
se rendre maître de l’Empire Othoman, et délivrer les Grecs
de l’esclavage des Turcs120.

A Athènes, en 1673, La Guilletière, visitant un didascalos


ou maître d’école, s’entretient avec “un Caloger ou moine
grec en Italien, qu’il parlait assez bien121”.
Cette maîtrise de l’italien est parfois approximative, mais
de nombreuses écoles italiennes se voient mentionnées dans
ces régions hellénophones, au point de justifier la catégorie
de “Grec latinisé” dont use La Motraye122. La Guilletière
rencontre ainsi un père capucin qui enseigne aux enfants,
à Athènes, “à lire, à écrire, à chifrer, et à parler Italien123”.
Tournefort décrit même un système d’enseignement duel :
“De deux Peres qui sont dans le couvent de Milo, l’un fait
l’école Gréque, et l’autre l’Italienne124.”
Cette cohabitation a produit des mixtes linguistiques
particuliers, entre greghesco et grico, encore parlés dans
certaines régions d’Italie ou de Grèce125, mais sans aucune­
ment se confondre avec le phénomène de la lingua franca,
ni avec un usage plus ou moins “adapté” de l’italien comme
langue franque126.
Pour compliquer le tableau, des musulmans adoptent
aussi la même langue véhiculaire. La Guilletière et les savants
auxquels il sert de guide recrutent ainsi comme garde un
Turc parlant italien :
Nous choisismes pour notre escorte ordinaire un Turc qui
prenait le nom de Janissaire. II parlait Italien, il estait connu,
se faisait craindre et connaissait tout127.
VI - MODULATIONS DU PARLER FRANC 275

Quelles démarcations sociales seraient sous-jacentes à ces


usages? Sont-ils socialement discriminants ou plus indis­
tincts ? La domination ou l’influence vénitiennes suffisent-
elles à y expliquer ce rôle si prégnant de l’italien ou d’une
langue romane plus indistincte ? On mesurera l’extensivité
de ce phénomène à partir du témoignage de Castellan, en
1811. Dépassant Modon, dont il entend les muezzins, il
s’égare avec sa troupe et arrive près d’un campement de
Moraïtes nomades. Un berger, va chercher un vieillard qui
“s’exprimait facilement en italien128”.
En ville, un autre Grec, moins avenant, lui adresse son
secrétaire qui s’exprime, quant à lui, en “langue franque” :
Nous allions commencer un assez mauvais diner lorsque
l’écrivain de notre premier hôte accourt à la hâte et nous
annonce, en langue franque, que son maître inquiet de notre
brusque départ, l’envoie nous prier de revenir chez lui129.

Ainsi, un secrétaire, illustrant dans une certaine mesure


au moins la culture lettrée, parle la “langue franque”, alors
que le vieux nomade avec lequel s’entretient Castellan parle,
lui, “italien”.
Chateaubriand, quant à lui, en Messénie, et dans la même
période, se voit apostropher par un Turc à cheval qui parle
français. C’est un marchand de Coron :
Il avait été à Marseille, de Marseille à Paris et de Paris à
Marseille; il parle français130. ■

Le brouillage ou du moins l’enchevêtrement des frontières


linguistiques, sinon des appartenances, est pour le moins
étonnant dans ces contextes grécophones. Mais si, d’un point
de vue linguistique, l’usage de la langue franque et celui de
l’italien (ou du français) comme langue franque ne sont pas
du tout équivalents, ces deux recours à une langue véhicu­
laire, d’un point de vue socio-historique, peuvent partici­
per d’une même logique: le choix d’une tierce langue, pour
autant qu’on puisse parler de choix ou d’option réfléchie.
Grec et langue franque, en dépit de quelques contamina­
tions et phénomènes de porosité réciproque, relevaient
276 LINGUA FRANCA

vraisemblablement de deux logiques différentes de la com­


munication, dans les rapports avec les Latins. La langue
franque ou l’italien régissaient les relations avec le monde
extérieur, ou avec des interlocuteurs étrangers, lorsque le
grec, comme ailleurs l’arabe ou le turc, relevait d’une sphère
d’échanges plus intérieure, voire intime. On se souvient que
selon Antoine Galland, notamment, il faut entendre le grec
pour communiquer avec les femmes. Cela n’exclut pas que
cette langue de l’intérieur elle-même se voit soumise à diffé-
rentes influences, ou se décline sur un mode pluriel.

5. USAGES D’ORIENT

L’empreinte de l’italien, comme langue franque, et de la langue


franque proprement dite, caractérise-t-elle l’Orient arabe et
turc au même titre que l’Occident musulman ? Elle est assu­
rément peu formalisée dans les témoignages, sans doute plus
discrète qu’en Méditerranée occidentale, mais bien présente.
Le Liban maronite et la Terre sainte, notamment, sont des
régions du monde arabe sous domination ottomane où nom­
bre de voyageurs constatent une certaine familiarité avec l’ita­
lien, à moins qu’il ne s’agisse de régions ayant plus volontiers
donné lieu à cette notation que d’autres, plus attractives pour
le visiteur européen tout simplement. Le botaniste Jean-Bap­
tiste Tollot découvre ainsi la Terre sainte en 1731 et 1732, en
compagnie d’autres Français, dans un moment où les pèlerins
sont fort rares et le voyage dangereux. Ils traversent des régions
bédouines où ils doivent se déguiser en Arabes et masquer leur
identité de “Francs” ; ils sont accompagnés d’un guide dont
l’auteur précise qu’“il parlait fort mal italien131”.
Localement, les religieux s’avèrent les plus aptes à ce parler
italien, aussi sommaire soit-il ; l’ancienneté des relations entre
certains des Chrétiens d’Orient et Rome, la tradition depuis
la fin du xvie siècle d’envoyer de futurs prêtres maronites à
Rome pour y effectuer leurs études, notamment, expliquent
la familiarité de nombre d’entre eux avec la langue italienne.
La circulation des Maronites vers l’Italie, en particulier,
directement placés qu’ils sont sous l’autorité pontificale, a
été mise en évidence par Bernard Heyberger132. Mais, en
VI - MODULATIONS DU PARLER FRANC 277

retour, la rareté des pèlerins latins explique la faible prati­


que, à l’oral, de cette connaissance. Ce lien privilégié avec
Rome est fort positivement perçu par les visiteurs. Lorsque
Corneille Le Brun, par exemple, visite le Mont-Liban dans
les dernières années du xvne siècle, le patriarche d’Antioche
lui fait une excellente impression pour cette raison même :
Celui qui était revêtu de cette dignité lorsque j’y passai était
une personne de mérite et fort civile. Il s’appelait Stephanus
Petrus, et parlait fort bien Italien, parce qu’il avait étudié
quatorze ans à Rome133.

Ce sont d’ailleurs parfois de véritables savants, formés


dans les cadres intellectuels de l’Europe latine, que l’on peut
croiser dans ces régions, comme Savary de Brèves en fait
l’heureuse expérience :
Entre ces bons Archevesques et Evesques, qui font plus pro­
fession de simplicité et pureté de vie, que de doctrine, il
y en avait deux sçavants, lesquels avaient estudié à Rome,
et servaient de truchemans au Patriarche, par la langue
Italienne : l’un estait frère dudit Patriarche, et Abbé de sanct
Antoine; l’autre nommé Georges, estait Evesque simple­
ment, et non Religieux, mais fort galant homme, âgé de
trente deux ou trente trois ans, plein de bonnes lettres, tant
sainctes qu’humaines, et qui avec les langues Arabesque, et
Chaldeane, sçavait encore le Latin, et Italien, à perfection :
estant à Rome, il escrivit une méthode pour l’intelligence
dçs langues Orientales134.

D’autres intermédiaires chrétiens, cependant, font preuve


d’une intelligibilité beaucoup plus limitée de la langue
véhiculaire :
Tans que ces deux bons personnages entretenaient monsieur
de Brèves, j’appris de quelques religieux qui parlaient un peu
Italien, tout plein de particularitez de leur Ordre135.

Un élément significatif de cette familiarité levantine avec


l’italien, comme en Grèce, est son inscription au moins
partielle dans une pratique d’enseignement; il ne s’agit
278 LINGUA FRANCA

pas seulement d’une diffusion volatile et libre, comme en


Barbarie, où l’on ne trouve guère mention d’écoles en langue
italienne à l’époque moderne136. L’autre conséquence de
cette inculcation scolaire ou même savante est évidemment
la circulation de livres. Quelle sera alors la place du latin
dans ces échanges avec les Occidentaux ? Cette autre langue
véhiculaire, savante, cette autre “langue franque” a-t-elle
jamais doublé ici ou concurrencé, entre “clercs” notamment,
l’usage de l’italien ou de la langue franque? La question ne
se posait guère en Barbarie, au Maghreb.
Peiresc, le grand érudit provençal, entretint avec des savants
maronites un échange épistolaire partiellement en latin137.
Mais en dehors de ce cadre savant, au Mont-Liban, en Syrie,
le latin entrait-il dans la sphère linguistique des échanges avec
les étrangers ? Peut-on établir un lien de filiation, aussi ténu
soit-il, entre la connaissance du latin, qui devait être celle d’un
certain nombre de prêtres maronites, et la perpétuation de
la langue franque ou la vitalité de l’“italien” dans ces mêmes
régions ? Ce lien est douteux. Le divorce entre ces deux langues
véhiculaires est, ici comme ailleurs, assez radical.
A Alger, par exemple, certains récits de captifs révèlent
que le latin pouvait servir de langue “secrète”, mais entre
chrétiens, dans la négociation de leur rançon notamment.
Selon Aranda, le père d’un de ses compagnons, sachant que
le secret de leurs correspondances n’était pas respecté, avait
écrit à son fils qu’il préférait le laisser crever aux galères que
de payer la rançon exorbitante demandée par son maître. Ce
n’était qu’une ruse:
[...] dans la marge il avait écrit en latin: haecpropter bene
strare, lesquels mots nous effaçâmes et donnèrent la lettre à
la mère de Mostafa afin quelle la fît lire et interpréter par
quelque esclave flamand, ce qu’elle fit138.

Un autre épisode relaté par Aranda éclaire aussi le carac­


tère d’étrangeté du latin dans cet univers, comme langue
que personne ne reconnaît, tant du côté des musulmans
que des Européens. Il s’agit d’une situation où deux Turcs se
présentent au “Bain” :
Ils montrèrent une attestation en latin, et comme les esclaves
espagnols sont communément mariniers, ils disaient que
VI - MODULATIONS DU PARLER FRANC 279

l’attestation était en flamand ; les esclaves français disaient


que c’était en anglais. Les deux Turcs commencèrent à se
fâcher et dirent “Appelez un papa (c’est-à-dire un prêtre ou
quelque gentilhomme), car au pays de Dunkerque les papas
et les gentilshommes parlent communément ce langage, et
non pas la canaille comme vous autres”. Alors ils appelèrent
incontinent un esclave brabançon appelé François l’Etu­
diant, parce qu’il avait étudié à Louvain139.

Le latin est donc clairement synonyme de haute culture,


là où l’usage de la langue franque signifie, non pas l’absence
de toute inscription de ses locuteurs dans une haute culture
- Jean-Jacques Rousseau peut parler la langue franque -,
mais le choix ou la contrainte de laisser de côté toute consi­
dération de prestige, le temps d’un certain type de commu­
nication. On ne constate pas ainsi de passerelles apparentes
entre le latin véhiculaire et la langue franque, que ce soit au
Maghreb ou au Levant.
En Méditerranée du Levant, le latin ne paraît pas quitter
non plus le cadre d’un usage scripturaire et savant, ou litur­
gique, alors même que, par différence avec les régions de
Barbarie, certains autochtones, Chrétiens orientaux, en ont
la maîtrise. Des savants arabes orientaux jouèrent un rôle
certain de médiateurs culturels entre l’Europe et l’Islam. On
peut songer par exemple à ce Michel Casiri, maronite syro-
libanais, qui établit en latin l’inventaire des manuscrits arabes
de l’Escurial, dans les années 1760. Au Maghreb même, c’est
éventuellement par le truchement de Chrétiens d’Orient
que les Européens se familiarisent avec la langue arabe sur
un mode savant (l’apprentissage des modalités dialectales
de l’arabe étant en revanche plus indifférencié). Ainsi, au
xixe siècle, c’est souvent auprès d’interprètes chrétiens orien­
taux que s’effectue l’apprentissage savant de la langue arabe.
On peut songer notamment aux Pharaon, famille d’inter­
prètes égyptiens, dont l’un fut le maître d’arabe de Piickler-
Muskau à Alger, ou au Syrien Elias Mussali140.
C’est donc par cette double compétence dans la haute
culture latine et arabe (compétence à la fois réelle et pré­
conçue) qu’il faut comprendre la spécialisation de nom­
breux Chrétiens d’Orient dans des fonctions de traducteurs,
280 LINGUA FRANCA

d’intermédiaires linguistiques, et le rôle de passeurs d’idées


qui sera le leur. Leur réputation, notamment, de transmet­
teurs des idées des Lumières n’est plus à établir, même si elle
relève partiellement d’un topos.
Mais c’est là une partie de l’histoire de la circulation des
idées et des usages linguistiques qui constituent un arrière-
plan de la langue franque. De manière plus générale, en effet,
langue franque et langues savantes relèvent de registres disso­
ciés de la communication, sinon toujours de la connaissance.
Quant aux juifs, autre minorité confessionnelle, ils n’ont
pas, du moins au vu de ces récits de voyage, de ces relations
de l’Orient, une part aussi marquée à la culture savante de
l’Europe. On les associe plus volontiers en revanche à la pra­
tique de la lingua franca. Dans ces contextes levantins, ils
occupent une place sans doute moins singulière que dans les
sociétés barbaresques. A l’ouest de la Méditerranée, ils figurent
les courtiers par excellence de toutes les transactions commer­
ciales, notamment — mais pas seulement — dans le commerce
des captifs. Que ce soit par ime forme résurgente d’antisémi­
tisme chrétien ou non, nombre de relations de captifs mettent
en exergue la médiation d’un entremetteur juif, et ce bien
souvent dès le premier moment de la transaction, alors que la
tension émotionnelle est maximale... Dans ce cadre, l’usage
fréquemment attesté de la langue franque par les courtiers
juifs résonne donc avec une dramatique intensité.
Mais, en Orient, ce lien plus systématisé entre langue
franque et courtiers juifs n’a pas lieu d’être, il n’est plus si
apparent. La multiplicité des groupes d’intermédiaires, des
minoritaires assignés à ce rôle, est trop grande pour qu’une
relation privilégiée entre la lingua franca et les juifs se soit
imposée. Le lien de la langue franque et du personnage du
truchement est lui-même, comme il convient d’y insister,
plus diffus ou plus ténu... Dans la plupart des cas, la diver­
sité ressentie des “nations” est telle au Levant et les types “eth­
niques” ou confessionnels des intermédiaires y apparaissent
si variés, que ni les juifs, ni les Arméniens ou encore les Grecs
ne figurent des locuteurs spécifiques de la linguafranca, dans
les opérations de transaction avec des “Francs”, des chrétiens
d’Europe occidentale. Quant aux renégats, ils ne sont pas
non plus caractérisés par un tel recours à la langue franque.
VI - MODULATIONS DU PARLER FRANC 281

Les captifs chrétiens au Levant bénéficiaient de moins


de facilités de rachat qu’en Barbarie, peut-être en raison de
l’absence ou de la rareté des bagnes, ce qui favorisait leur
dispersion. Pour cette raison, leur captivité était générale­
ment beaucoup plus longue que dans le Nord de l’Afrique,
et elle y débouchait plus fréquemment aussi sur un proces­
sus de conversion et d’intégration — le modèle ultime étant
par ailleurs celui du devshirmé pratiqué au sommet de l’Etat
ottoman. Quelques exemples nous sont parvenus de captifs
européens ainsi acculturés à des contextes levantins parmi
les plus modestes (perdus dans un village...) Ils parlent soit
la langue turque, soit la langue arabe, soit un ensemble plus
complexe de langues locales, mais ne sont jamais caractérisés
par le parler franc. Cela confirmerait le caractère structurel­
lement liminaire de celui-ci.
Deux exemples pourraient être mentionnés à cet égard.
En premier lieu, celui de ce jeune Hollandais évoqué par le
Flamand Corneille Le Brun, au xvne siècle. Tombé esclave
des Turcs à l’âge de neuf ans, il ne parle plus que le turc, à
l’exception de quelques mots de sa langue maternelle. Elle
lui reviendra progressivement en mémoire dans la com­
pagnie d’un équipage de bateau hollandais, et de manière
suffisante à convaincre le capitaine de le rembarquer dans
son pays natal141. On pourrait songer en second lieu à ce
renégat majorquin, Hassan, demeuré dix-huit ans auprès de
l’émir de Palestine, converti sans conviction à l’islam, et qui,
lui aussi, redécouvre en tâtonnant la langue espagnole en
conversant avec le chevalier d’Arvieux. Celui-ci l’aidera à se
faire rapatrier142.

Il est donc exclu que le milieu des renégats constitue, dans


ces contextes levantins, un vecteur ou un foyer privilégié
de production de la lingua franca. Si ces milieux de trans­
fuges n’ont pas donné lieu en Barbarie à des groupes métis
durables, et moins encore à une “caste” (à la différence en
certains cas des couloughlis ou métis de Turcs), ce phéno­
mène est afortiori inconcevable au Levant, et moins encore
lié à un usage spécifique de la langue franque. L’hypothèse,
telle que la formule Peter Lamborn Wilson, par exemple,
ou telle que la reprend Robert Davis, relève d’une erreur
282 LINGUA FRANCA

d’appréciation sur la nature même du franco, ou d’une


langue franque de manière plus générale143. Les renégats
s’enracinent localement - souvent à leur corps défendant et
en désespoir de cause, mais ils franchissent le pas, s’engagent
dans un processus d’assimilation... -, alors que l’usage de
la langue franque avec des Européens dénote toujours, au
contraire, des contacts d’échange ponctuels, une perspective
“partenariale” et durable, le cas échéant, mais certes pas fon­
dée sur l’acculturation et la fusion. Les convertis à l’islam ne
font donc jamais “leur” la lingua franca.

6. LE CŒUR DE L’EMPIRE

Last but not least, le fonctionnement linguistique de l’admi­


nistration centrale d’Istanbul, du cœur de l’Empire ottoman,
paraît confirmer ces mêmes logiques linguistiques: libéra­
lité du recours aux langues romanes avec les Occidentaux,
processus d’intégration fondés au contraire sur la maîtrise
des langues vernaculaires. Dans le premier âge moderne,
nombre d’observateurs européens mettent l’accent sur la
diversité linguistique qui s’observe à la cour de Topkapi144.
Il est vrai que ce moment correspondait à une période
d’échanges très intenses avec l’Europe, l’Italie en particu­
lier; des historiens de l’art, notamment, l’ont défini par une
forme de syncrétisme culturel145. Au début du xvie siècle,
plusieurs relations de l’Orient ottoman, dont celle de Luigi
Bassano, mentionnent l’aptitude du sultan et de plusieurs
hauts personnages de l’Etat à parler ou même à lire diffé­
rentes langues, dont les langues “slavonnes” et latines. Il faut
donc souligner la prégnance des langues slaves, balkaniques
dans ces contextes ; Bassano mentionne en particulier l’atta­
chement de Soliman à la langue “slavonne”146. De manière
plus large, Nicolas Vatin, s’interrogeant sur une première
culture géographique ottomane, et sur les toponymes,
notamment, dont usent dans ce moment des envoyés de la
Porte en Italie, confirme l’influence marquante des langues
slaves des Balkans, lorsqu’il observe la manière de transcrire
les toponymes italiens ou de nommer les lieux d’Italie147. Un
personnage tel que le fameux interprète du sérail Bobovius,
VI - MODULATIONS DU PARLER FRANC 283

Ali Ufkî Bey, d’origine polonaise, et capturé par des Tatars


de Crimée à l’âge de dix-huit ans, confirme aussi, par son
histoire, cette composante slave, si essentielle dans l’histoire
de l’Empire ottoman, et qui n’a guère laissé d’empreinte à
l’autre extrémité de la Méditerranée. Les “Turcs” d’origine
balkanique et les renégats hongrois ou albanais n’y ont pour­
tant pas manqué non plus148.
Nicolas Vatin met aussi en évidence une autre particu­
larité ottomane qui fut, de manière plus circonscrite dans
le temps, l’emploi du grec comme langue diplomatique au
début de la dynastie ottomane. A cet égard, il faudrait établir
une distinction préalable entre deux niveaux des relations
avec l’Occident chrétien. L’historien explique :
Dans les relations quotidiennes des individus — en l’occur­
rence surtout des marchands et des marins — on finit tou­
jours par s’entendre et la lingua franca, jargon italianisant qui
se développa rapidement sur le pourtour de la Méditerranée,
constitua un moyen de dialogue satisfaisant. Mais les rela­
tions entre Etats demandent des instruments linguistiques
plus riches et plus précis149.

Pour ce deuxième niveau plus prestigieux et officiel


de la communication, l’Empire ottoman, du XVe siècle
jusqu’à la seconde moitié du xvT siècle, aurait notable­
ment recouru à la langue grecque. Le célèbre témoignage
d’un Ragusain anonyme atteste cette forme d’ouverture
linguistique, la Porte entretenant une chancellerie pour
chaque langue, et l’ensemble étant coiffé d’un chancelier
suprême unique :

Aux Grecs et aux Italiens, ils écrivent en grec; aux Hongrois,


aux Moldaves ou Valaques, aux Slaves et aux Ragusains,
en serbe, enfin aux Turcs, aux Arabes, aux Persans, aux
Arméniens et autres nations, en langue ‘acemi, en arabe ou
en persan150.

Il faudrait pouvoir éclaircir la portée sémantique de cette


langue ‘acemi, dans ce contexte, d’autant quelle paraît
concerner les Turcs... Il y a aussi quelque paradoxe à écrire en
284 LINGUA FRANCA

grec à des Latins (Venise, Florence, le Saint-Siège, Saint-Jean


de Jérusalem...) Il ne s’agit pas là d’un héritage byzantin,
précise N. Vatin, car cette correspondance s’effectue en grec
démotique et ses rédacteurs ne sont souvent pas, eux-mêmes,
d’origine grecque151. Quant au souci d’user d’une langue
véhiculaire, de manière à se faire comprendre de ses interlo­
cuteurs, il s’avère tout relatif, car la langue de la négociation
proprement dite n’était pas le grec démotique, et certaines
puissances latines n’en usaient pas communément, ne le
comprenant guère. L’exemple le plus frappant serait celui de
l’ordre de Saint-Jean, basé à Rhodes, “pour qui l’emploi du
grec aurait dû être le plus naturel”.
Si l’on s’écrivait en grec, on négociait donc en turc et en
italien. Nicolas Vatin explique cet usage du grec comme le
besoin d’un acte de référence écrit. Le grec, que chacun de
part et d’autre devait traduire, dans ce moment où il n’exis­
tait plus de puissance politique hellénophone, tenait lieu
d’“idiome d’enregistrement, voire d’archivage” plutôt que
de langue de contact152. De la même façon que la langue
franque ne dénote pas par elle-même de rapport de souverai­
neté, ce recours au grec démotique, dans ce contexte, n’était
porteur d’aucune transposition de puissance nî forme d’allé­
geance. Des langues neutres ou “neutralisées”, des espaces de
neutralité sont donc associés aux processus de négociations,
et à différentes échelles.
Si l’on peut oser une comparaison, toutes proportions
gardées, entre le cœur de l’Empire ottoman et ses régences
sud-méditerranéennes, on constate que le même principe
est à l’œuvre : la langue de la négociation n’est pas nécessai­
rement celle des traités, ni même des correspondances offi­
cielles, et inversement. Il faut qu’intervienne dans l’échange
une langue qui n’est celle de personne, d’aucun des interlo­
cuteurs concernés. La lingua franca peut, y compris dans le
domaine diplomatique, remplir ce rôle de langue neutre;
dans le cas que présente N. Vatin, le grec démotique,
d’une certaine façon, a joué aussi ce rôle, selon de tout
autres modalités (et de manière plus éphémère, puisque cet
usage s’interrompt dans la seconde moitié du xvie siècle).
Il est notable aussi que son usage caractérise les relations
avec les puissances latines, en situation de confrontation et
VI - MODULATIONS DU PARLER FRANC 285

d’antagonisme marqué, alors qu’aux provinces de l’empire


ou à ses satellites, l’administration de la Porte écrit, à l’in­
verse, dans leurs propres langues vernaculaires.
Ce rapport aux langues s’inscrit de toute façon dans une
perspective très peu unifiante ; aucune langue unique n’est
imposée comme langue diplomatique de l’empire. Cette
libéralité, on pourrait être tenté de la mettre en relation avec
le statut du turc, qui ne joue jamais le rôle d’une langue de
prestige, il s’en faut. Dans la fameuse combinaison de trois
langues qui fonde la culture proprement “ottomane” et qui
est à la base de l’osmanh, l’arabe est la langue de la religion
et de la sacralité musulmane, du droit religieux; le persan
est la langue de la culture, langue poétique et littéraire; et
le turc est associé à l’administration et à l’armée, domaines
considérables et nobles, mais sans forte valorisation de la
langue proprement dite153. En tant que telles, la “turcité”
et la langue turque ne seraient marquées d’aucun prestige
intrinsèque dans ces périodes154.
De manière très récente, deux spécialistes de littérature
ottomane, W. G. Andrews et M. Kalpakli, ont suggéré
néanmoins que le premier âge moderne avait aussi donné
le jour à une plus forte conscience linguistique et littéraire
turque, loin de toute vision stéréotypée de la langue fruste
des paysans d’Anatolie, et que, simultanément, l’émergence
littéraire de l’osmanh reposait sur une base linguistique
beaucoup plus large qu’on ne le pense communément, fai­
sant place notamment aux langues latines155. Cette histoire
se déploie dans un rapport plus ouvert et continu à l’Europe
qu’on ne l’envisage d’ordinaire. Cette période serait celle
d’un essor poétique, littéraire de l’osmanh et de sa consti­
tution, au sens plein, comme langue de culture, Andrews
et Kalpakli soulignant même une concomitance avec l’édit
de Villers-Cotterêts. Il ne semble pas qu’il y ait eu dans
l’Empire ottoman de politique autoritaire, ou même volon­
tariste en matière de promotion culturelle de l’ottoman,
mais cette nouvelle perspective décloisonne en quelque
sorte l’histoire des langues à la Renaissance. L’hypothèse
d’un continuum culturel plus marqué qu’on ne l’envisage
communément corroborait ainsi une histoire faite d’inter­
actions et d’osmoses constantes, mais elle ne fait pas place,
286 LINGUA FRANCA

signifîcativement, à la question de la langue franque et de sa


pertinence ou non dans la capitale ottomane...
Des puissances politiques arabophones ou persanophones,
dotées à l’inverse d’une image extrêmement valorisante de
leurs langues vernaculaires, n’hésitaient pas à produire des
correspondances officielles dans des langues latines, même si
les textes les plus officiels étaient en arabe, turc ou persan, de
même quelles autorisaient un travail de négociation et d’ap­
proche, une “sociabilité” diplomatique en langues latines (et
en langue franque). On pourrait, à titre de comparaison, s’in­
terroger sur le cas de l’Inde moghole, sur la base de quelques
exemples au moins, en observant l’audience de l’aventurier
anglais John Roe, reçu par le shah Jahangir en 1616, telle
que la résume S. Subrahmanyam156. Roe se présente devant
le shah avec un interprète italien, qui se voit retenu hors
de la salle d’audience. Il plaide : “Z could speak no Portugal,
and soe wanted means to satisfate His Majestie” L’interprète
est donc admis et Roe s’adresse à lui dans ce qu’il définit
lui-même comme du broken Portuguese. Jahangir, quant à
lui, émaillé de quelques mots de portugais sa conversation;
plus tard, un autre personnage, le prince Mir Miran, inter­
vient dans l’échange et traduit la conversation en turc, le
prince safavide retraduit du turc en persan157. Sous le règne
de ce même shah Jahangir, l’un des principaux émirs, Abd
ar-Rahim, s’était distingué par son aptitude linguistique,
puisqu’il avait appris l’arabe, le turc, le persan, le hindi, le
sanscrit et même le portugais sur ordre du shah158.
Il n’est donc pas de cloisonnement politique de prin­
cipe entre les langues européennes et les langues de l’Islam.
L’invocation de la sacralité de l’arabe, et de la lettre arabe,
dans laquelle s’écrivent aussi l’osmanli ou le persan, ne
résiste pas non plus à ce simple constat. Il est simplement
des contextes où ce niveau de familiarité demeure sous-
jacent ou caché.
La multiplicité des groupes et des nations {millet) qui
composent l’Empire ottoman ou qui gravitent dans son orbite
(Venise, notamment) a pour effet, de toute façon, de porter
au premier plan de l’observation des voyageurs la diversité
des langues de l’empire. Or, il s’agit d’une diversité maîtri­
sée par le politique, souhaitée par lui et contrôlée, faisant fi
VI - MODULATIONS DU PARLER FRANC 287

de l’indétermination de la langue franque. Les enfants du


devshirmé, “enrôlés” de force ou recrutés pour l’adminis­
tration d’empire, se voyaient enseigner le turc, langue de
service, mais ils étaient aussi tenu? de maintenir entfe eux
l’usage de leurs langues vernaculaires159. Une figure émerge
dans les descriptions européennes de l’Empire ottoman, celle
de l’interprète, notamment des grands interprètes de la cour.
Le rôle politique de qts personnages, fondateurs de puissantes
lignées pour certains, a été très clairement mis en lumière par
Gilles Veinstein. La centralité de ces interprètes et de leur
fonction combat à l’évidence l’idée d’une licence linguistique
absolue. Officiellement, souligne G. Veinstein, la parole de
l’empire est une, et la langue de l’empire est une, elle s’uni­
fie160. Ce rôle si décisif de l’interprète à Istanbul illustre au
fond une diversité maîtrisée de l’empire. Le monde ottoman
ne connaît pas de politique linguistique rigide et contrai­
gnante, mais, à la tête de l’empire, c’est la mise en scène
progressive d’une langue unique, l’ottoman, qui importe.
Dans ces contextes où, de surcroît, le sultan est de plus en
plus sacralisé, dès le xvie siècle, voire invisible, ou à peine
visible, il est totalement inconcevable de l’imaginer adresser
lui-même quelques phrases directement à un ambassadeur
européen, et a fortiori de le voir s’exprimer avec lui en langue
franque ou dans une autre langue romane.
Il y a loin de ce moment à celui où Soliman disparaissait
durant des soirées entières avec son ministre Ibrahim Basha
en compagnie d’un fils bâtard du doge de Venise, le fameux
Andrea Gritti. L’empire s’engage désormais, dès le second
tiers du xvie siècle, dans un processus d’affirmation de son
identité propre, il promeut des valeurs plus musulmanes et
“ottomanes”. La langue ottomane elle-même est une lingua
franca et elle réalise une synthèse du turc, du persan et de
l’arabe (avec idéalement une synthèse des valeurs censément
inhérentes à chacune de ces langues, comme on l’a rappelé :
valeur religieuse pour l’arabe, haute culture et poésie pour
le persan, valeurs administratives et virtu pour le turc...)
Idéalement, l’ottoman est donc la langue d’empire au sens
plein, la synthèse qui affirme sa complétude politique. La
dimension transactionnelle de la langue franque méditerra­
néenne n’a pas sa place consciemment dans ce tableau. Mais,
288 LINGUA FRANCA

dans le même temps, la langue politique par excellence n’est-


elle pas supposée être aussi la langue du silence? Tant de
descriptions du cérémonial ottoman ont mis l’accent sur ce
silence qui entoure un sultan de plus en plus hiératique,
devant qui s’emploie la langue des signes, au palais; un
padichah qui se fait obéir du regard, et devant qui ses sujets
mêmes observent un mutisme convenu.
Quels indices avons-nous alors d’une pratique de la
langue franque avec les “Francs”, les Européens ? La variété
des langues du Levant a-t-elle totalement évincé sa perti­
nence ou son usage ? Ces indices existent, même s’il est dif­
ficile de déterminer s’ils doivent être renvoyés à une italianité
un peu vague ou à une occurrence plus établie de la langue
franque. On peut ainsi penser, à la fin du xvine siècle, à cette
princesse Khadijé, qui apprend à écrire le turc en caractères
latins afin de communiquer avec l’architecte du palais,
Antoine Ignace Melling, un artiste lorrain, intendant des
achats du harem. Dans la correspondance étonnante qu’ils
échangent, certaines lettres de la princesse mentionnent
le jour et l’heure en italien ou dans un mélange de turc et
d’italien: "Martedì matina, Cibinlik mercoledì ghuni corasin.
Domenica saat 9X6X”
Réminiscence du principe même du francai
A l’autre bout de l’échelle sociale, ou plutôt de l’échelle
des convenances, figure cette “Sultana Sporca” mentionnée
au siècle précédent par l’Anglais John Covel :
Their was an old Lady (daughter to a Sultana of the former
empereurs) commonly now called Sultana Sporca, from her
ill mannersfor she kept about 30 women slaves ofyouth and
greatest beauty^2.

La clientèle de cette Sultana Sporca, aux dires de Covel,


inclurait les plus grands “Bassas”, voire le “Grand Signor”
lui-même (le padichah).
Traces ténues ? Il est tout aussi illusoire d’étendre sans pré­
caution l’usage de la langue franque à tous les domaines de
rencontre avec les “Francs”, dans l’ensemble du Levant, que
de s’en tenir, à l’inverse, à l’image d’une société repliée sur
son ottomanité et réticente à toute empreinte du “franc”163.
VI - MODULATIONS DU PARLER FRANC 289

Si la langue franque a moins de visibilité dans ce cadre


qu’en Barbarie, c’est aussi parce que les enjeux de langue
ne recouvrent aucunement, dans ces régions du cœur de
l’empire, une ligne de démarcation entre musulmans et
chrétiens. L’usage du turc n’est pas limité aux musulmans,
comme on l’a vu pour le cas de Grecs turcophones (à Konya,
par exemple, à la fin du Moyen Age, des Grecs orthodoxes
entendent la prière en grec et le sermon en turc). Certains
musulmans ne sont pas turcophones, ayant pour langue le
kurde ou le serbe... Il serait donc illusoire de poser une équi­
valence entre islam et turcophonie, dans cette partie centrale
du monde ottoman (sans même s’arrêter davantage sur ses
provinces balkaniques ou arabes...)
On peut concevoir que la lingua franca n’ait pas servi
au même degré, dans ce cadre, à camper le paysage d’une
confrontation entre l’Europe et l’Islam, et que son évocation
n’y revête pas la même intensité dramatique que dans leur
face-à-face plus duel, à l’ouest de la Méditerranée. Mais en
Europe même, ou tout au moins dans l’Europe latine, la
lingua franca est-elle plus audible ?
CHAPITRE VII

LA LANGUE FRANQUE
EN EUROPE OCCIDENTALE

Si les marchands musulmans ou, bien plus nombreux


encore, les anciens captifs musulmans, en Europe, avaient
laissé plus de témoignages relatant leur expérience des socié­
tés au nord de la Méditerranée, nous en saurions davantage,
aujourd’hui, sur la diffusion et les emplois de la linguafranca
en Europe occidentale. Interroger sa présence en Europe,
c’est d’abord, en effet, identifier les lieux et les cadres de la
présence de l’étranger, et de l’étranger musulman au tout
premier chef. La rencontre, libre ou forcée, amère ou plus
sereine, du captif, du galérien, du marchand musulman avec
l’Europe est en réalité aussi faiblement esquissée dans les nar­
rations autobiographiques islamiques que dans les sources
européennes. Nous sommes confrontés à un quasi-vide pour
documenter cette question, celle des usages historiques de
la langue franque sur les rives nord de la Méditerranée. Ce
déficit peut aussi bien s’expliquer par une sous-exploitation
des sources historiques à ce jour que par leur nature même,
foncièrement lacunaire.
Ainsi, quelles langues avaient cours sur les galères, notam­
ment? Peu d’historiens de la Méditerranée, significative­
ment, les ont envisagées comme des laboratoires de la langue
franque, ou se sont tout simplement posé la question des
langues que l’on y parlait. Peut-être les images de souffrance
qui y sont associées annihilaient-elles toute configuration
fusionnelle, fût-ce sur ce simple plan linguistique1. Un cap­
tif du xvne siècle, mais c’est là un témoignage relativement
isolé, affirme que la seule langue autorisée parmi les rameurs
de la chiourme était la lingua franca, afin que leurs gardiens
292 LINGUA FRANCA

puissent toujours les comprendre et prévenir les tentatives


d’évasion2. Les galères, “pourrissoirs d’hommes”, comme
l’a résumé André Zysberg, n’étaient certes pas des salons de
divertissement, mais l’on y causait, pourtant. Elles demeu­
raient d’ailleurs à quai un tiers ou la moitié de l’année, en
fonction des saisons, et devenaient alors d’autant mieux des
lieux de mouvements et d’échanges.
Il ne faut donc pas les imaginer comme un monde clos,
sans ouverture sur l’univers social extérieur. En France, la
chaîne des galériens, dans ses déplacements, comme l’a
rappelé A. Zysberg, accolait deux par deux chrétiens et
musulmans (ces derniers composant un tiers de la masse
des galériens de France), ce qui supposait un minimum
d’échanges entre eux3. Mieux encore, comme le montre
JeanMarteilhe, lorsque les galères restaient à quai durant
l’hiver, les hommes s’employaient à toutes sortes de métiers
en ville, travaillant dans des tavernes, par exemple, ou trico­
tant (spécialité de leur “corps”), ou encore œuvrant dans les
savonneries de la région de Marseille4. De la même façon,
à Rome ou dans d’autres villes d’Italie, on sait que des cap­
tifs musulmans étaient uilisés à des travaux de voirie, faisant
fonction d’“employés municipaux5”.
Dans ces conditions d’une vie au cœur de la cité, de la
société locale, avec tous les trafics, mais aussi toutes les for­
mes d’acculturation pacifique imaginables, on peut conce­
voir que toutes sortes d’initiations linguistiques aussi aient été
possibles, et que la linguafranca, en particulier, ait servi pour
les besoins de communication au moins les plus immédiats.
Pourtant, il n’en est que des traces ténues, à ce jour. L’archive
municipale, par exemple, met rarement au jour cette présence
musulmane. Les archives notariales, parce quelles révèlent
notamment la “rétention” dans un cadre familial de captifs
musulmans, destinés à un échange, pour faire éventuelle­
ment libérer tel membre de la famille prisonnier des musul­
mans, nous placeraient à coup sûr plus près de cette réalité,
mais sans toujours informer des questions de langue. Un vide
documentaire et historiographique manifeste entrave pour
l’heure l’examen de cette question en Europe.
Et pourtant, tant de musulmans ont été représentés en
Europe, à l’époque moderne, parlant la lingua franca, voire
VII- EN EUROPE OCCIDENTALE 293

d’autres langues européennes, tant de sources européennes


mettent littéralement en scène leur langage... C’est en effet
par le théâtre, l’opéra, et surtout l’opéra-comique, que le
musulman, le Turc, s’invite en Europe avec le plus d’éclat et
de présence, et fait entendre sa voix. Comment comprendre
une telle distorsion entre la reconnaissance si fragmentaire,
inarticulée, de la présence des Turcs en Europe à l’époque
moderne, et leur représentation théâtrale, certes décalée,
souvent fantasmée, mais qui les campe bel et bien sur le
territoire même de l’Europe ?

1. UNE INFORMATION INÉGALE

S’il est vrai que les musulmans ont consacré peu de récits
de voyages ou autobiographiques quant à leur “découverte”
de l’Europe, par contraste avec leurs écrits sur l’Extrême-
Orient, ou même sur l’Afrique, s’il y a là un moindre tro­
pisme culturel, l’historiographie récente du monde ottoman,
par exemple, commence à mettre au jour des récits autobio­
graphiques d’anciens captifs en Europe6. On doit souhaiter
que cet intérêt se confirme, afin de mieux éclairer, de façon
plus générale, ce que fut la présence musulmane en Europe
occidentale, au Moyen Age et à l’époque moderne, bien
avant l’imposition d’un rapport colonial en Méditerranée7.
Les enjeux, aujourd’hui, d’une telle avancée de nos connais­
sances vont sans dire.
Outre ces dissymétries documentaires ou historiogra­
phiques, deux facteurs contribuent à expliquer la moindre
visibilité historique de la langue franque dans les ports sud-
européens, en Italie, en France ou en Espagne, par contraste
avec l’Occident musulman ou même l’ensemble de la
Méditerranée musulmane. En premier lieu, il faut comp­
ter avec une présence plus restreinte des gens de mer et des
marchands musulmans en Europe, en regard du courant
réciproque de la circulation des négociants européens dans
les ports orientaux. Une des raisons de ce déséquilibre serait
la spécialisation de certaines nations européennes dans le
transport maritime des marchandises, qui incite leurs par­
tenaires du monde islamique à leur confier, de manière
294 LINGUA FRANCA

plus avantageuse, leurs transports marchands. A l’époque


moderne, même un port comme Gênes, par exemple, n a pas
de flotte marchande et préfère, par rationalité économique,
recourir aux services des Hollandais pour le transport des
marchandises. De la même façon, les musulmans font appel
à des capitaines et à des navires européens, et bien souvent
nord-européens, pour le convoi de leurs marchandises et
leurs opérations de négoce en mer8.
Il semble aussi, mais cette question demeure largement
sous-étudiée, qu’ils aient éprouvé des réticences à séjour­
ner de leur propre chef dans les ports européens, en terre
chrétienne. A moins qu’il ne s’agisse là d’un propos un peu
général et officiel, discours de jurisconsultes notamment. Un
prêtre en chaire le dimanche en France ou en Grande-Bre­
tagne n’incitait pas plus ses ouailles à tenter l’aventure chez
les infidèles... Il est difficile, par conséquent, de déterminer
s’il faut effectivement invoquer comme cause à cette faible
inclination à s’expatrier en Europe le discours dissuasif de
certains courants religieux, hostiles à tout enracinement
en terre infidèle. Certains éléments, tels que la difficulté à
consommer de la viande licite en voyage, peuvent sans doute
jouer aussi un rôle dans ce faible tropisme de l’Europe. Il ne
faut pas l’exagérer cependant, car nous savons comme l’a
montré C. Kafadar9, que des villes comme Venise, Livourne
ou même Marseille hébergeaient une population marchande
musulmane, sans parler d’autres catégories de musulmans.
Mieux encore, l’Espagne, le Portugal, l’Italie accueillaient
continûment toutes sortes de fugitifs venus du Sud de la
Méditerranée, soit pour des raisons politiques, soit pour fuir
la justice ou une situation économique difficile (un cou­
rant réciproque est avéré à cet égard). Une étude d’Ahmed
Boucharb sur les Marocains au Portugal démontre ainsi une
corrélation entre les périodes de famines ou de crises politi­
ques et les départs massifs de populations marocaines vers la
péninsule Ibérique10. Une recherche plus récente de Beatriz
Alonso révèle l’ample représentation des “Princes de Berbé-
rie”, du Maghreb, dans l’armée espagnole11.
A l’inverse de ces migrations “volontaires”, l’histoire de
la captivité nous renvoie à une présence forcée, mais sou­
vent tout aussi “durable”, voire définitive, des musulmans en
VII- EN EUROPE OCCIDENTALE 295

Europe, débouchant sur de multiples processus, encore très


mal connus, d’assimilation et de conversion. Pour des raisons
qui demeurent également mal déterminées aujourd’hui,
les processus de rachat des musulmans captifs en Europe
semblent avoir été plus difficiles à mettre en œuvre que dans
le cas inverse. L’absence de centralisation religieuse en Islam,
notamment, eut pour conséquence, selon certains historiens,
une moindre efficacité dans la mise en place de structures
spécialisées dans le rachat des prisonniers; les initiatives
confrériques sont dans ce cadre moins visibles et moins
bien connues. Il faudrait sans doute nuancer cette disparité,
car les ordres rédempteurs chrétiens, comme l’ont montré
des études récentes, n’assuraient de toute façon qu’un tiers
environ des retours de prisonniers ou de captifs12. Mais la
structuration différente, plus libre, moins encadrée, dans le
cas musulman, de ces expériences de captivité n’est pas sans
conséquence. La diplomatie centrale, d’Etat, joue un rôle
plus marqué, mais aussi plus fluctuant dans les procédures
d’échange et de rachat, et les initiatives individuelles priment
probablement, sans laisser beaucoup de traces.
Il en résulte peut-être la distorsion documentaire que
nous constatons. En Europe, où les autobiographies de
captifs constituent un véritable genre (en pleine redé­
couverte aujourd’hui, où on les exhume à des fins assez
idéologiques)13, c’est souvent à la suite d’opérations de
rédemption que ces récits voient le jour; leurs auteurs les
rédigent souvent en témoignage de reconnaissance ou à l’in­
citation de religieux chrétiens. Les libérations individuelles,
les mobilisations familiales, indépendantes des autorités
religieuses et politiques, induisent en Europe aussi moins de
témoignages, partant moins de récits autobiographiques, et
elles produisent moins d’archives. Les musulmans auraient
eu moins de facilités de retour à leur société d’origine;
ils auraient davantage peiné à se racheter, à se voir épau­
lés par les autorités politiques ou religieuses de leur propre
nation, et auraient basculé beaucoup plus souvent, de ce
fait, vers la conversion, le baptême... Or, en règle générale,
les néophytes, même lorsqu’ils témoignent par un écrit
autobiographique de leur satisfaction d’avoir découvert la
vérité, laissent dans l’ombre leur parcours biographique vers
296 LINGUA FRANCA

la conversion, dès lors que l’assimilation est complète et se


veut telle. Nous ne disposons pour l’heure que de témoi­
gnages assez dispersés sur ces hommes qui seraient l’équiva­
lent des “Chrétiens d’Allah” en Europe14.
Le seul cas historique qui soit bien documenté et étudié
est celui de la péninsule Ibérique, cas assez particulier, tant
l’intrication et la communautarisation réciproques des uns
et des autres y ont été profondes, par contraste avec le reste
de l’Europe occidentale. On peut à bon droit se demander
si la langue franque en tant que telle faisait alors sens, dans
un tel contexte. L’imbrication de différentes modalités de
l’espagnol, de l’arabe, du judéo-arabe et du judéo-espagnol
y a donné lieu plutôt à différentes “langues de contact”,
langues véhiculaires, ou langues “mêlées”, telles les roman­
ces ou ïaljamit^5. C’est aussi dans ce contexte que serait né,
selon certaines étymologies, le terme “charabia”, pour dési­
gner une forme de jargon, et qui viendrait tout simplement
de al-‘arabiyya, la langue arabe.
Dans cette configuration poreuse, non pas toujours fusion-
nelle, loin s’en faut, mais d’imbrication extrême, le front de
l’altérité ne se présente pas du tout dans les mêmes termes
qu’au cœur de l’Europe occidentale, ou bien il y endosse
une forme plus dramatique : il relève d’une modalité interne
de la communauté (fut-ce à l’échelle du royaume)16. C’est
pourquoi on peut concevoir, dans ce cas sans doute très
particulier du monde ibérique, une moindre présence de la
langue franque comme langue véhiculaire du contact avec les
musulmans. Ces derniers, nouveaux chrétiens ou non, ont
une présence plus tangible dans le paysage et ne sauraient
incarner, comme ailleurs, une altérité extérieure.
Reste à s’interroger sur l’usage éventuel de la lingua franca
en Europe entre chrétiens, lorsque aucune autre langue
commune ne s’imposait. Cette interrogation, y compris
dans le cas de la course chrétienne, n’est pas absurde, car
on sait que les musulmans n’étaient pas les seuls à être rap-
tés et vendus comme esclaves au cours de ces opérations.
Comme l’exprime un peu abruptement Robert Davis, mais
non sans fondement, tout était bon à prendre et à vendre
dans la course: protestants, Grecs, juifs... —à certaines
époques au moins17. Ce sont les galères à nouveau, dans
VII- EN EUROPE OCCIDENTALE 297

tous les cas, qui apparaissent le mieux comme des labora­


toires des langues européennes pour les musulmans, mais
aussi, sans doute, pour des non-musulmans dans les fers
tout comme eux.
Divers pères rédempteurs chrétiens ont eu l’occasion de
recourir, dans l’Occident musulman, au truchement de
ces anciens galériens. Ainsi, lorsque le père Philemon de
La Motte et ses compagnons vont à Jerba, dans les toutes
premières années du xvnie siècle, et qu’ils y négocient le
rachat d’un jeune coreligionnaire, ils prennent pour inter­
médiaire “un More de considération, qui entendait et parlait
un peu le Français ; parce qu’il avait été sur nos Galères18”.
D’autres témoignages contemporains laissent entendre,
mieux encore, que des amitiés pouvaient se nouer, en certai­
nes occasions, entre musulmans et chrétiens, à partir de cette
expérience si douloureuse des galères. Jean Marteilhe évoque
de tels liens amicaux. Mehemet Dey, dey de Tripoli, conser­
vait un très fort attachement à une femme de Marseille qui
lui avait témoigné son soutien dans cette épreuve :
Il ne manque pas cependant d’humanité et de reconnaissance
pour le bien qu’on lui fait; ce qu’il montre assez à l’égard
d’une femme de Marseille, qui a eu autrefois quelque cha­
rité pour lui, lorsqu’il était Forçat sur les galères de France.
Il n’en parle point, qu’il ne l’apelle sa Mère: il lui envoie de
tems en tems des présens, et lui a souvent fait offre de la
rendre très heureuse, si elle voulait aller à Tripoly19.

Un autre cas d’ancien galérien musulman sur les galères


de France, qui aurait appris, dans ces circonstances, la langue
française, est décrit dans la relation du voyageur Paul Lucas.
Il se trouve alors près des cataractes du Nil et cherche un
moyen d’aller à Assouan :

Comme j’étais en peine de chercher des commoditez pour


y aller, un Turc malade me vint trouver, et me demanda
quelques remèdes. Il était accompagné d’un autre Turc son
frère, qui me parla François. J’en fus d’autant moins surpris
que j’appris de lui qu’il avait été 8 ans esclave sur les Galères
de France20.
298 LINGUA FRANCA

Parler français ou parierfranco ? Ces differents témoignages


suffisent-ils à infirmer l’hypothèse de la langue franque ? Les
deux usages ou les deux “apprentissages” ne sont pas, de
toute façon, incompatibles. Parler en langue franque hest
pas exclusif d’une compréhension plus fine des langues euro­
péennes, romanes ; la maîtrise orale de ces langues (éventuel­
lement dissociée de leur intelligibilité) n’exclut pas non plus
un recours ponctuel à la langue franque. Rappelons-nous la
surprise du Languedocien Thédenat lorsqu’il constate que,
pour le bey de Mascara, la connaissance de la langue franque
n’est pas exclusive de la maîtrise de plusieurs langues euro­
péennes, et qu’il a un véritable bonheur à les parler21.
Libres ou contraints, ces apprentissages croisés sont légion.
La Guilletière, en 1669, rencontre en Italie un True de bonne
naissance, esclave d’un Italien, qui s’embarque avec lui pour
la Grèce afin que le Turc puisse réunir auprès des siens le
montant de sa rançon. Il observe que celui-ci, pour avoir été
longtemps esclave à Malte, “pouvait s’expliquer librement en
Italien22”. A Malte, précisément, de nombreux musulmans
furent détenus en captivité, l’île étant l’une des plaques tour­
nantes de la course, autour du grand ordre de Malte, et l’un
des plus grands marchés d’esclaves de Méditerranée23. Ainsi,
en Grèce, dans la région de Lampsaque, Jacob Spon et ses
compagnons sont accueillis par le sandjak turc du lieu, qui
les entretient
quelques moments avec un peu d’Italien qu’il sçavait. Il
nous dit qu’il avait été pris esclave et mené à Malthe, où il
avait demeuré trois ans avant que de s’être pu racheter. Il se
louait fort du Corsaire qui l’avait pris et dont il avait reçu
toutes sortes de bons traitement. C’était le capitaine Daniel
de Marseille, qui fut tué il y a deux ans24.

On doit ici aussi, à propos de Malte, évoquer la fameuse


libération par Bonaparte, sur sa route vers l’Egypte, des
esclaves musulmans qui y étaient détenus25. Comme l’ex­
plique notamment Martine Vanhove, la langue maltaise,
qui est originellement un “dialecte arabe de type maghré­
bin citadin”, est presque totalement coupée, à l’époque
moderne, de la culture et du pouvoir arabo-musulman.
VII- EN EUROPE OCCIDENTALE 299

Néanmoins, la présence considérable d’esclaves arabo­


phones sur l’île permet un minimum de contact avec
l’arabe parlé et joue un rôle marquant pour la langue mal­
taise elle-même26. Cette hypothèse était formulée dès la fin
du xvine siècle par le grammairien et lexicographe maltais
Vassalli, lequel évoquait à propos du dialecte de La Valette
une “influence de l’arabe assez nette, à cause peut-être
du trop grand nombre de prisonniers musulmans27”. La
langue maltaise évoluait autrement au contact du sicilien
et de l’italien toscan. Nulle surprise, donc, que des esclaves
musulmans dans ce moment de l’âge moderne aient appris
en retour l’italien à Malte. On notera toutefois que le mal­
tais était alors une langue non écrite, l’italien étant la langue
écrite par la bourgeoisie locale et usitée en cour de justice et
par les notaires28.
Le cas de Malte, où l’adversité de l’Europe et de l’Islam
constituait un dogme d’Etat, confirme que toutes les expé­
riences de captivité ne débouchent pas uniment sur une
accentuation de la haine et du rejet. Sans glisser sur le terrain
de la psychologie, constatons quelles produisent des effets
indéniables de rapprochement, de proximité au moins en
termes linguistiques. Mais cette familiarisation englobait-
elle la langue franque ? Y a-t-il des mentions de son emploi
en Europe?
La majorité des informations relatives à l’Europe sont
des œuvres littéraires, de fiction. On hésite à y englober
les relations de captivité qui relèvent, certes, d’un genre
littéraire, et de tropes spécifiques, qui circulent également
comme d’autres textes littéraires (si l’on songe à la “littéra­
ture de corde” portugaise, par exemple, à laquelle appar­
tient la relation de Mascarenhas...) Ces textes procèdent
d’une écriture codifiée et inspirent à leur tour les littéra­
teurs ou dramaturges, mais leur fondement demeure expli­
citement réaliste. D’autres ressources sont-elles avérées ? Les
archives commerciales, par exemple, sont étudiées depuis si
longtemps, en Europe méditerranéenne, que si la langue
franque y avait laissé une empreinte flagrante, on peut
supposer que le phénomène aurait été décrit (sinon ana­
lysé) comme tel — encore qu’il n’ait guère suscité d’intérêt
a priori, comme on l’a vu29. Les archives de l’Inquisition,
300 LINGUA FRANCA

qui se situent au contact direct de la frontière entre islam


et chrétienté, ménageraient sans doute aussi une place plus
explicite à ces questions, en grande partie parce quelles
sont constituées par des transcriptions d’interrogatoires, et
donc par la fixation, certes retravaillée, de formes parlées,
orales. On peut estimer quelles se rapprochent, en cela, des
relations de captivité, lorsque celles-ci reconstituent à l’écrit
des dialogues (plus ou moins fidèles à la réalité). Natividad
Planas a déjà attiré l’attention sur ces affleurements de la
langue franque dans les interrogatoires de l’Inquisition30.
Une plus longue enquête est donc envisageable, à partir de
sources inédites ou qui n’auraient pas été sollicitées dans
cette perspective, et elle pourrait renouveler notre vision de
la langue franque et de ses usages ou définitions en Europe,
maisles indices sont minces et le terrain d’enquête déjà
abondamment défriché.
Si l’on effectue alors le simple bilan de ce que nous
enseigne la matière documentaire aujourd’hui, en son
état actuel, on constate que, paradoxalement, il est plus
de mentions de la langue franque, au bout du compte, en
des régions d’Europe du Nord, où nous ne les attendrions
pas, que dans les ports de l’Europe du Sud, où nous serions
enclins à les rechercher. A moins que, par une forme de
“déplacement” sémantique, l’Europe méditerranéenne n’ait
purement et simplement assigné ses Turcs à un espace de
la scène et de la fiction.

2. UN ORIENT INDISTINCT?

L’Italie a bénéficié d’une attention privilégiée des linguistes,


dans la série des recherches sur la lingua franca, et ce particu­
lièrement pour le cas de Venise. Pourtant les études qui ont
été consacrées à la cité vénitienne font ressortir des phéno­
mènes linguistiques très complexes, sous le signe d’une très
grande mixité, qui n’impliquent pas de manière préféren­
tielle les chrétiens, d’une part, et les musulmans, de l’autre.
S’il y a langue franque à Venise, ce n’est donc pas nécessai­
rement au sens d’un vecteur de communication entre Islam
et Chrétienté. Il est vrai que la frontière de l’Islam est assez
VII- EN EUROPE OCCIDENTALE 301

floue. C’est ce que montre par exemple l’étude de Leonardo


Piasere sur les zingaresche, ces comédies où dominent les per­
sonnages de Tziganes, au sein d’une tradition longuement
constituée de la comédie plurilingue à Venise31. L. Piasere
met en lumière l’influence des parlers des Tziganes, des
“Zingana”, sur la langue franque vénitienne, sur la langue
qui se parlait avec les étrangers. Or, l’assimilation des
Tziganes, des “Egyptiens”, à des Orientaux ou Turcs était
des plus communes à l’époque32.
Le père Quartier, lorsqu’il était reçu par des “Bédouins”
à Tripoli de Barbarie, dans la région de Mestata, qualifiait
les deux filles de son hôte de “Bohémiennes” et prétendait
même qu elles avaient dit la bonne aventure à son compa­
gnon33. On se souvient que l’une d’entre elles au moins
parlait la langue franque. L’assimilation du Tzigane et du
Musulman est donc manifeste, et le lien des Tziganes au
Levant est si communément admis dans les catégories de
l’époque, bien en deçà de Venise, qu’on en rencontre, par
exemple, une formulation claire dans le Thrêsor de l’histoire
des langues... de Claude Duret, paru en 1613:
Quand est de la langue Chananéene, de laquelle ont usé les
Tyriens, Sydoniens, et aultres Phœniciens, elle n’est autre
que Arabesque ou Punique, semee et dilatée par les colo­
nies anciennes des Phoeniciens en Numidie, Mauritanie
Cesariense et Tingitane, mesme en Hespaigne habitée devant
quelques siècles de colonies de Phoeniciens. Et est plus vray-
semblable que ces Maures errants et vagabons que commu­
nément on appelle Cinganos, les Allemands Zegeiner, veus
premièrement en nostre Europe du temps de nos ayeulx, ont
esté appelés Gingan, de la province de Chanaan, plutôt que
Uzies, ou Egyptiens, de l’Egypte34.

Par les Tziganes au moins, l’idée d’une présence ancil­


laire, en Europe, des langues orientales est donc établie.
L’orientalité du Tzigane se voit communément mise en
scène au théâtre. Ainsi, dans la fameuse Zingana de Giancarli
(1545), alors que tous les personnages parlent différentes
modalités de l’italien ou approchant àugreghesco, la Zingana
est le seul personnage qui n’a pas de nom, comme le souligne
302 LINGUA FRANCA

l’analyse de L. Piasere35, et elle parie un “sabir vénitien-arabe


et arabe”, dont voici un aperçu :
Ma nei andar, no bedestu coma zé io linga ce ti parla, che par
zia inzi de luoch me beith abuch, che dessa ti begna del casa
del to pari?

Tu ne vois pas comment elle est la langue que tu parles, on


dirait que tu sors de la maison de ton père36?

Cette célèbre pièce théâtrale a pour thème r“assimilation”


des forastieri et, à travers la figure de la Zingana, c’est aussi
la présence des Mores et des Turcs de Venise quelle met en
scène. L’enjeu n’est pas de simple police ; il n’est pas seulement
question de réglementer l’espace public et la présence des Turcs
et autres étrangers. La pièce est centrée sur l’éducation d’un
enfant d’une grande famille vénitienne, enlevé par les Tziganes.
Elle soulève donc, avec le problème du métissage, la question
d’un enracinement des “Turcs” au sein même des familles loca­
les, dans le registre le plus domestique de la société.
D’autres études de linguistique visent néanmoins, dans
une tout autre perspective, à rabattre la question de la langue
franque sur des modulations vernaculaires, dialectales, de l’ita­
lien, et à réduire de ce fait l’idée même d’une lingua franca
sui generis. Il est plausible que la langue franque de Goldoni
emprunte considérablement au vénitien, voire le décalque, et
ne soit pas, par conséquent, conforme à une définition plus
stricte de la Langue franque. Il est possible également que les
régions voisines de la Dalmatie, notamment, aient produit
un mixte de langues particulier, un pidgin à ne pas confondre
avec la linguafranca. Cela ne vide pas pour autant de son sens
la pertinence de la linguafranca - afortiori lorsque les contem­
porains eux-mêmes s’y réfèrent, ce qui importe ici au premier
chef. Le linguiste Pelio Fronzaroli, par exemple, considère que
la langue franque de L'Imprésario de Smyme de Goldoni, créé
en 1759, relève d’une imitation littéraire vague et inexacte37.
Cela a pu se voir discuté d’un point de vue linguistique, mais
ce qui fait sens est que Carlo Goldoni ainsi que ses spectateurs
aient eu en tête une langue franque, sinon la Langue franque,
dénotant le Levantin, l’Arménien, le Turc..., et qu’ils l’aient
identifiée à la langue des Turcs à Venise38.
VII- EN EUROPE OCCIDENTALE 303

Le contexte vénitien, hautement cosmopolite, il faut y insis­


ter, est des plus propices à la formation de toutes sortes de lan­
gues franques ou plus généralement de pidgins. Diffractée, la
frontière de l’Islam et de l’Europe n’y figure à la limite qu une
ligne de l’altérité parmi bien d’autres ; elles apparaissent tou­
tes ensemble comme un écheveau passablement indémêlable.
Sur un autre plan que celui du langage, des ordonnances du
gouvernement vénitien auraient aussi, à l’époque moderne,
périodiquement rappelé l’interdiction d’une sociabilité trop
intime entre musulmans et chrétiens, en dehors des besoins
du commerce, édictant par exemple l’interdiction de faire
entrer des femmes et des jeunes gens imberbes dans le Fon-
dacco des musulmans à Venise39. Comme on le sait, le rap­
pel même de telles interdictions signifie, dans une certaine
mesure, l’inanité de leur promulgation. Les relations entre
musulmans et chrétiens ou entre Occidentaux et Orientaux,
puisqu’il faut compter avec les Juifs et les Chrétiens d’Orient,
y étaient sans doute sous le signe d’une plus forte intrication
que ne l’auraient souhaité les autorités.
On songe soudain à cette esclave grecque que courtise
Casanova, comme il le raconte dans ses Mémoires, alors qu’il
est retenu au lazaret. Elle est arrivée à Venise avec son maître,
un marchand turc de Salonique:
Oisif dans un lazaret, et tel que la nature et l’habitude
m’avaient fait, pouvais-je contempler un objet aussi sédui­
sant pendant une grande partie de la journée sans en deve­
nir fou ? Je l’avais entendue parler en langue franque avec
son maître, beau vieillard qui s’ennuyait comme elle et qui
ne sortait parfois avec sa pipe à la bouche que pour rentrer
l’instant d’après40.

En un autre endroit de son récit, Casanova identifie comme


turque la langue que la jeune esclave parle avec son maître:
Se trouvant dans la cour avec son maître, elle lui dit en turc
quelque chose qu’il approuva41.

Se peut-il que Casanova assimile la langue franque au turc?


Ou bien la jeune esclave s’exprime-t-elle dans l’une ou l’autre
304 LINGUA FRANCA

de ces deux langues? La frontière de l’altérité nest pas, en


tout cas, si nettement établie entre musulmans et Chrétiens
d’Orient ou Grecs, dans ces grands ports italiens. On en aura
une idée avec ce personnage d’Antoine Silbi, un Arménien,
officier des Douanes à Smyme, qui, à la suite d’une convoca­
tion du sultan, craignant de se voir confisquer ses biens, s’était
réfugié à Livourne, ainsi que le rapporte Corneille Le Brun:
Il y était encore dans le temps que j’y demeurais, vivant à
la manière des Turcs avec ses domestiques qui étaient tous
des esclaves Turcs, tant son cocher que ses laquais, et même
il avait quelques femmes Esclaves de la même Nation. Au
reste, c’était à dessein, et pour faire dépit aux Turcs, qu’il
avait ces gens-là à son service42.

Quelles langues parlait-on dans la demeure de ce riche


Arménien ? Nous avons perdu aujourd’hui la conscience de
cet enchevêtrement confessionnel, culturel et linguistique
dont les gens d’Islam, Silbi et tant d’autres, étaient si fami­
liers43. Mais nous savons que cette Europe méridionale était
la plus tournée vers l’Orient ; ce sont aussi ces grands ports
italiens, d’où l’on s’embarque pour l’Orient, que mettent en
scène les turqueries modernes. Nous pourrions estimer, par
conséquent, que l’aire de “diffusion” de la langue franque en
Europe est a priori celle des grands ports d’Europe du Sud,
centres de commerce pour les marchandises mais aussi pour
les hommes ; les marchés d’esclaves ne sont pas moins actifs
en Europe qu’en Méditerranée musulmane, même après le
déclin d’un recrutement servile de l’Europe en Méditerranée,
au XVIIe siècle44. Pourtant, dans les relations de captivité ou
les récits de voyages, c’est-à-dire hors du cadre de la fiction
proprement dite, on ne voit pas que la linguafranca soit plus
fréquemment attestée sur ces pourtours méditerranéens de
l’Europe que dans une Europe plus septentrionale. En Italie
même, c’est à Turin, à l’Hospice des Catéchumènes, que
Jean-Jacques Rousseau, dans le premier livre des Confessions,
relate l’agression sexuelle qu’il eut à subir de la part d’un
maure parlant “un baragouin franc”45.
Les quelques sources de première main dont nous dispo­
sons sur la langue franque audible et attestée en Europe ne
VII- EN EUROPE OCCIDENTALE 305

concernent pas tant la Méditerranée, en effet, qu’une Europe


plus continentale ou nordique, peut-être parce que l’irrup­
tion de la lingua franca dans ce cadre était suffisamment
insolite pour mériter d’être soulignée.
C’est ainsi qu’Emanuel d’Aranda, ce chevalier de Bruges
qui fut captif à Alger de 1640 à 1642, est prié par un grand
dignitaire de la ville de Dunkerque, un an après son retour,
de venir visiter des prisonniers turcs, que des corsaires fla­
mands avaient amenés, afin de voir s’il ne pourrait pas
échanger certains d’entre eux contre deux de ses proches,
retenus à Alger:
Je fis de très bon cœur ce voyage, espérant faciliter la liberté
de mes deux amis. Etant à Dunkerque, après avoir salué Don
Turineo, j’allai comme il le désirait dans la prison, où je trou­
vai environ cent esclaves turcs dans une misérable cave, pas
mieux traités que les chrétiens en Barbarie. Je demandai en
langage qu’on appelle franco (c’est un langage fort commun
en Barbarie, comme en Flandre la langue française et latine)
à parler avec le raïs (c’est le capitaine) qui se présenta46.

Dans ce réduit, Aranda retrouve d’ailleurs deux jeunes


Turcs qu’il a lui-même connus à Alger.
Une scène assez similaire se déroule un siècle plus tard
dans une région plus éloignée encore de la Méditerranée : la
Cornouaille, la presqu’île de Penzance. En septembre 1760,
un navire algérois s’y échoue, et les membres de l’équipage,
apprenant qu’ils sont en territoire britannique, se réjouissent,
car ils sont alors protégés par un accord diplomatique. Ils
s’exclament en touchant terre: “Inglaterra!Inglaterra!Bona
Inglaterra^1 F
On va s’enquérir d’un certain Mr. Mitchell, qui a com­
mercé au Levant et connaît la langue franque, et qui sert
d’interprète avec les naufragés :
It was recollected that a person of the name ofMitchell had
been much in the Levant trade, and thatprobably he would be
able to talk to them. He was accordingly sent for; and having
a smattering ofLingua Franciae, as well as Italian, he became
interpreter^.
306 LINGUA FRANCA

Cette présence d’un locuteur de la langue franque dans


un petit village de Cornouailles ne saurait étonner, tant les
Britanniques sont nombreux en Méditerranée, surtout au
xvnie siècle, soit comme marins, quelles qu’en soient les
modalités, soit comme artisans ou marchands, ou enfin
comme captifs49. On peut encore songer au cas de ce Turc
baptisé en 1657> Rigep Dandulo, catéchisé en lingua franca,
et grâce à un providentiel “interprète” :
One Mr. Samo is, who had been a Traveller in the Turkishparts,
and so knew very well how to accost him in that Language
which is usually spoken amongst them in those Territories which
is the Frank Language or bastard Italian50.

La familiarité de la société britannique avec la Méditerranée


dans son ensemble suscite actuellement un intérêt histo­
riographique accru, ainsi qu’une prise de conscience plus
avancée que dans d’autres pays d’Europe occidentale de
l’ancienneté d’une cohabitation avec l’Islam51. Mais la réci­
procité des apprentissages linguistiques est établie. Thomas
Phelps, par exemple, captif au Maroc à la fin du xvnc siècle,
rapporte que, lors de l’abordage de son navire, les Marocains
envoient à son bord un vieux Maure, “whoformely had been
a slave in England and spoke good English and was set at liberty
by our late gracious king Charles the Second52”.
En matière de lingua franca, la familiarité des anglo­
phones avec le phénomène apparaît toutefois bien en deçà
de ce quelle est pour des Latins. Elle est documentée en
Barbarie. Edward Coxere parle de “Lingofrank53”, et, à la
fin du xvie siècle, Richard Hasleton, captif évadé, s’adres­
sant à un Maure qui désherbe un champ, près de Didjelli,
précise: “I spake to him in the tongue ofFranke5^” En 1670,
un autre Anglais, Covel, visitant les ruines de Carthage, se
fait accompagner d’un guide qui parle “broken Italian and
lingua franca, which is bastard Spanish with words of most
trading nations'5”.
Mais au Royaume-Uni, qu’en était-il d’un usage codifié
de la linguafrancai Quelle y était la langue en usage avec les
musulmans ? Ils auraient été peu nombreux sur le territoire bri­
tannique. Les Britanniques auraient été plus portés à revendre
VII- EN EUROPE OCCIDENTALE 307

des esclaves, à en assurer le commerce, qu’à les faire travailler


et en escompter des rançons56. On peut donc imaginer leur
plus grande marginalité et leur plus grande coupure du reste
de la société que dans les villes d’Europe méridionale. Pour­
tant, les quelques témoignages autobiographiques qui nous
sont parvenus de musulmans convertis au christianisme ou
d’autres sources encore nous montrent aussi que les “Turcs”
fréquentaient les tavernes de Londres, par exemple57.
Mieux encore, l’hypothèse a pu être formulée par des
linguistes d’une corrélation entre la lingua franca méditer­
ranéenne et différentes sortes de parlers britanniques plus
ou moins argotiques, liés à autant de groupes marginaux.
Dans un article sur les “Survivances de la Lingua Franca en
Grande-Bretagne”, lan Hancock esquisse de la sorte une
relation de filiation entre la lingua franca méditerranéenne
et le parler polari, ou parlyaree, sorte d’argot des gens de
théâtre et d’autres groupes marginalisés (homosexuels
notamment...)58. Cette identification porte essentiellement
sur des points de lexique (bone, pour good, de la lf bono ;
mungarly, de l’italien mangiare ou de la lf mangiar-, camesa,
shirt, de camischia, etc.59. D’autres linguistes relient le polari
aux Tziganes60. Par le biais de la commedia dell’arte et de
l’itinérance des troupes de comédiens, l’hypothèse d’une
introduction de la langue franque en Angleterre par le milieu
des acteurs et du théâtre est ainsi envisagée, la présence de
musulmans en Grande-Bretagne à l’époque moderne deve­
nant, quant à elle, un point de moins en moins opaque de
la recherche historique61.
Le lien avec la Méditerranée islamique est donc aisément
tracé. De là à rechercher une filiation directe entre la lingua
franca et la langue des comédiens, mais aussi, par dériva­
tion, l’argot homosexuel, de là surtout à en rechercher des
traces actuelles, il y a sans doute un pas à ne pas franchir
trop vite62. Ces démarches explicatives participent d’une
vision trop systématiquement à la marge de ces phéno­
mènes, et elles conduisent de surcroît à postuler une coa­
lescence des marges assez discutable. Il n’en est pas moins
possible que le parler franco ait pu s’identifier, dans une
certaine mesure, en Angleterre ou dans d’autres contextes,
à une langue des bas-fonds.
308 LINGUA FRANCA

Mais un autre exemple européen nous confirmera que


son originalité est bien de n’être pas socialement assignée,
de nôtre pas la marque d’un déclassement social. Si la langue
franque ne figure pas une langue de prestige (et peut-être
pas même une langue véritable), son usage n’est pas socia­
lement connoté et il décrit plus sûrement la confrontation
à une altérité culturelle que sociale63. La meilleure illustra­
tion que l’on pourrait en donner est celle du rapport assez
neutre à la langue franque qui est celui de Rousseau, dans
Les Confessions. Jean-Jacques, dans ce moment de sa narra­
tion, se trouve dans une auberge suisse en compagnie d’un
prélat oriental, l’archimandrite grec de Jérusalem, en tournée
dans le pays. Leur conversation s’établit en langue franque,
clairement nommée :
Un jour, étant à Boudry, j’entrai pour dîner dans un cabaret :
j’y vis un homme à grande barbe avec un habit violet à la
grecque, un bonnet fourré, l’équipage et l’air assez noble,
et qui souvent avait peine à se faire entendre, ne parlant
qu’un jargon presqu indéchiffrable, mais plus ressemblant
à l’italien qu’à nulle autre langue. J’entendais presque tout
ce qu’il disait, et j’étais le seul ; il ne pouvait s’énoncer que
par signes avec l’hôte et les gens du pays. Je lui dis quelques
mots en italien qu’il entendit parfaitement. Il se leva et vint
m’embrasser avec transport. La liaison fut bientôt faite, et
dès ce moment je lui servis de truchement [...] Il me conta
qu’il était prélat grec et archimandrite de Jérusalem; qu’il
était chargé de faire une quête en Europe pour le rétablisse­
ment du Saint Sépulcre64.

A quel titre Jean-Jacques est-il le seul à entendre “tout


ce que disait” le prélat grec? Langue du cœur? On peut
aussi songer à une familiarité “inconsciente” avec l’Orient
qui serait la sienne, par “héritage familial” pour ainsi dire,
puisqu’il est bien établi que le père de Jean-Jacques avait été
horloger à Constantinople, y avait vécu, et qu’une branche
de la famille Rousseau y demeurait65. Ce pan de l’histoire
familiale, par le support de quelques récits, de paroles enten­
dues, a-t-il suffi à créer les conditions minimales d’une intel­
ligibilité de la langue franque ? Le narrateur la parle aussi.
VII- EN EUROPE OCCIDENTALE 309

N’est-elle que l’indice d’une prédisposition personnelle ? Les


difficultés de l’archimandrite à se faire comprendre dans ce
contexte suisse confirment en tout cas l’idée d’une césure
entre l’Europe du Nord et du Sud — à moins que ne soit ici
à l’œuvre un schème plus général et rousseauiste de l’incom-
munication66. Ce langage, néanmoins si étrange, est bien
identifié par Rousseau comme de la langue franque :
Il était assez content de ce qu’il avait amassé jusqu’alors; mais
il avait eu des peines incroyables en Allemagne, n’entendant
pas un mot d’allemand, de latin ni de français, et réduit
à son grec, son turc et à la langue franque pour toute res­
source; ce qui ne lui en procurait pas beaucoup dans le pays
où il s’était enfourné. Il me proposa de l’accompagner pour
lui servir de secrétaire et d’interprète [...] Monsieur l’archi­
mandrite était lui-même un homme de bonne compagnie,
aimant assez à tenir table, gai, parlant bien pour ceux qui
l’entendaient, ne manquant pas de certaines connaissances,
et plaçant son érudition grecque avec assez d’agrément. Un
jour, cassant au dessert des noisettes, il se coupa le doigt fort
avant; et comme le sang sortait avec abondance, il montra
son doigt à la compagnie, et dit en riant: “Mirate, signori;
questo è sangue pelasgo"^.

Il n’apparaît donc pas exclu qu’avec ces rudiments de lin­


gua franca puisse s’établir une conversation mondaine, et
a
meme ”68 .
«savante
La collaboration des deux hommes se poursuit jusqu’à
Soleure, où ils rencontrent l’ambassadeur de France, lui-
même parfaitement “locuteur” de la langue franque:
La première chose que nous fîmes, arrivant à Soleure, fut
d’aller saluer M. L’ambassadeur de France. Malheureusement
pour mon évêque, cet ambassadeur était le marquis de Bonac,
qui avait été ambassadeur à la Porte, et qui devait être au fait
de tout ce qui regardait le Saint-Sépulcre. L’archimandrite
eut une audience d’un quart d’heure, à laquelle je ne fus
pas admis, parce que M. l’ambassadeur entendait la langue
franque, et parlait l’italien du moins aussi bien que moi69.
310 LINGUA FRANCA

Ces rencontres avec des Orientaux parlant la langue


franque ne sont pas si exceptionnelles, et elles ne concernent
visiblement pas les seuls milieux du négoce maritime ou de
la mer. Leibniz, dans un développement sur la question de
la langue primitive, mentionnait, lui aussi, et de manière
presque banale, une rencontre avec un prélat oriental, à Paris,
et il se référait à ce propos à une langue franque qui évoque
fort le principe de la langue franque méditerranéenne :
La lingua franca, qui sert dans le commerce de la
Méditerranée, est faite de l’italienne, et on n’y a point d’égard
aux règles de la grammaire. Un dominicain arménien, à qui
je parlais à Paris, s’était fait ou peut-être avait appris de ses
semblables une espèce de lingua franca, faite du latin, que je
trouvai assez intelligible, quoiqu’il n’y eut ni temps, ni autres
flexions, et il la parlait avec facilité, y étant accoutumé70.

Néanmoins, la spontanéité avec laquelle Rousseau affirme


avoir communiqué en linguafranca avec l’archimandrite grec
de Jérusalem est autrement surprenante, et elle s’insère dans
le contexte d’une petite ville suisse du Valais, et non à Paris.
Cela suggère en premier lieu une Méditerranée beaucoup
plus continentale, à l’époque moderne, qu’on ne l’imagine
communément aujourd’hui, ou, à l’inverse, une Europe
plus largement pénétrée par le monde méditerranéen qu’on
ne le conçoit actuellement. La migration d’une partie de
la famille Rousseau en Turquie et la sédentarisation d’une
branche de la famille à Istanbul en sont l’illustration. La
profession d’horloger induisait particulièrement ces destins
nomades, en raison de la vogue des montres européennes.
Nombre d’horlogers anglais, suisses, mais aussi franc-com­
tois, ont eu ainsi l’occasion de s’établir de manière plus ou
moins durable dans l’Empire ottoman et en différentes
villes du monde musulman. De la même façon, Turin, au
xvme siècle, compte au moins un musulman d’origine dans
telle de ses corporations, ou Manchester au XIXe siècle voit
s’établir des orfèvres marocains71.
Indépendamment de ces expériences individuelles ou
familiales, l’horizon de l’Islam était peut-être beaucoup plus
proche, plus “interne” à ces sociétés de l’époque moderne
VII- EN EUROPE OCCIDENTALE 311

que nous ne le concevons aujourd’hui. La venue d’un ambas­


sadeur marocain ou turc continuait de susciter la curiosité
et d’attirer les badauds, mais on voyait plus banalement des
Maures, çà et là dans l’espace public ou les intérieurs privés,
comme domestiques72. La crainte d’être un jour pris par les
Turcs, soit sur les côtes, soit en mer, rendait d’ailleurs sin­
gulièrement proche l’univers de l’islam. Cet accident de la
fortune était très commun et l’on avait présente à l’esprit
cette perspective, tout à la fois redoutée et plausible.
“Que diable allait-il faire dans cette galère?”... Les
Fourberies de Scapin, qui ont pour cadre la ville de Naples,
nous renvoient, sur le mode comique, à cette crainte si pré­
gnante de voir un jour, lors d’un simple voyage en mer, toute
sa vie basculer73. Mais elles renvoient aussi à la présence en
ville des Turcs. Jugeons-en par la tirade de Scapin, lorsqu’il
fait croire à Géronte qu’il avait emmené son fils sur le port
pour le distraire :
Là, entre autres plusieurs choses, nous avons arrêté nos yeux
sur une galère turque assez bien équipée. Un jeune Turc de
bonne mine nous y a invités et nous a présenté la main. Nous
y avons passé, il nous a fait mille civilités, nous a donné la
collation, où nous avons mangé des fruits les plus excellents
qui se puissent voir, et bu du vin que nous avons trouvé le
meilleur du monde74.

Quelle extraordinaire familiarité est ici décrite avec ce Turc


qui sert le meilleur vin du monde ! L’autre face de la médaille
est la duplicité du Turc, qui met à la voile durant cette col­
lation et qui, sous peine du versement de cinq cents écus,
s’apprête à emmener “en Alger” le fils de Géronte. Cette pré­
sence en ville du Turc, élément familier et fourbe à la fois, est
donc une réalité dont nous avons perdu le sens aujourd’hui,
tout comme la question de la langue dans laquelle s’enga­
geait avec lui le dialogue a disparu de notre horizon.
Une autre hypothèse, en second lieu, pour interpréter
l’aisance instantanée dans la langue franque que revendique
Rousseau, est celle d’une assimilation de la linguafranca à la
langue naturelle, à la langue que l’on porte en soi, sans même
le savoir; c’est une question qu’il y aura lieu de discuter plus
312 LINGUA FRANCA

longuement, mais qui déplace la césure ou la ligne de front


entre le soi et l’autre au-delà de la simple ligne de partage du
musulman et du chrétien, qui décale cette frontière75.

3. FRONTIÈRES INSTABLES

Toutes les situations d’usage de la langue franque ne corres­


pondent pas à des contextes de cohabitation de musulmans
et de chrétiens, et, à l’inverse, toutes ces cohabitations ne
sont pas nécessairement synonymes de recours à la langue
franque. On peut se référer à cet égard aux mémoires d’Os-
mân Agha, de Temechvar, captif musulman dans l’Empire
des Habsbourg durant onze longues années, qui vécut sept
ans à Vienne et en différentes villes de l’Empire autrichien.
Racheté, successivement, par différents maîtres, il est notam­
ment employé comme valet dans une maison de Vienne,
où le personnel domestique se compose d’hommes et de
femmes de toutes origines, musulmans et chrétiens mêlés. Il
y côtoie trois jeunes musulmanes, dont deux, réduites fort
jeunes en captivité, ont été élevées dans un couvent (et donc
vraisemblablement baptisées ?)76. Il y apprend lui-même à
bien parler l’allemand et fréquente, à Vienne, les bals et les
tavernes, conte fleurette aux filles77. En Croatie, des jeunes
filles croates lui demandent de leur chanter des chansons
“musulmanes et bosniaques”. Un autre de ses compagnons
est Mehmet Sipahi, un Turc “converti au christianisme pour
la façade” et qui a épousé une musulmane. Ce Mehmet
Sipahi “parlait aussi le français, l’italien et l’allemand”. En
sens inverse, Osman Agha évoque un fils du bourgmestre de
Neustadt, près de Vienne, qui avait appris “suffisamment de
turc pour le parler”, parce que son père avait sous sa garde,
dans sa maison de Neustadt, le bey de Novigrad78.
Aussi mêlé soit cet univers, l’émergence d’une langue
franque ou le recours à la langue franque ne sont jamais men­
tionnés dans ce récit. Plus bigarré est le contexte, en somme,
et moins la langue franque est audible ou même avérée.
Cet aperçu trop rapide, à travers les mémoires d’Osmân
Agha, des régions à dominante germanophone ou slavo-
phone de l’empire autrichien, ne prouve pas que la langue
VII- EN EUROPE OCCIDENTALE 313

franque méditerranéenne ne se faisait jamais entendre sur le


territoire des Habsbourg, loin de son “milieu naturel”79. Mais
il ne l’atteste pas. Il ri est pas de modèle universel régissant les
situations de mixité, de multiconfessionnalisme et de coha­
bitation linguistique. Captif et musulman, Osman Agha est
en certains moments de sa captivité aussi heureux que peut
l’être un homme privé de liberté, mais entouré d’amis et
même de jeunes femmes compatissantes. Si l’on ignore ce
que fut, en chacune de ces situations, la langue de l’amitié,
de la galanterie ou de l’amour, il apparaît bien que, dans
ces contextes, la “maîtrise80” de plusieurs langues ou de plu­
sieurs familles de langues était monnaie courante ; une seule
langue — lingua franca ou autre — riétait en aucun cas suffi­
sante pour affronter l’ensemble de ces expériences de décou­
vertes amicales ou inamicales. Et pourtant Osman Agha,
dans ses projets ou tentatives d’évasion, parle d’atteindre “la
frontière musulmane”, ou la frontière franque, par opposi­
tion aux territoires slaves ou germaniques, et raisonne dans
les termes d’appartenances tranchées81.
A travers un tel témoignage, il se vérifie que l’Europe est
“turque”, dans ce moment, autant que la “Turquie” est euro­
péenne, mais de manière moins manifeste et acquise. S’il est,
alors, un domaine dans lequel l’Europe se reconnaît pleine­
ment “turque”, c’est celui du théâtre ou de l’opéra et, dans
ce cadre, paradoxalement, la lingua franca figure bel et bien
un élément alla turca.

4. LANGUES DE SCÈNES

On sait la floraison des “turqueries” dans l’Europe moderne,


et la manière dont elles reflètent et dévient, par le comique ou
d’autres formes plus cathartiques, une menace géopolitique
très concrète pour l’Europe chrétienne82. Il ne faut pas
seulement y voir une transposition de la peur du Turc, car
leur prolifération résulte aussi d’une interconnaissance plus
poussée, de relations diplomatiques de plus en plus étroites
(signature des capitulations entre l’Empire ottoman et la
France, envoi d’ambassades.. .)83. Les productions théâtrales
ou musicales de l’âge moderne sous le signe de la turquerie
314 LINGUA FRANCA

ont été étudiées de longue date, mais une recension exhaus­


tive de toutes les œuvres recourant à la lingua franca, ou
à une langue fictive approchante, faisant signe vers la lan­
gue franque ou vers le turc, resterait à établir. Elle nous
surprendrait sans doute par son ampleur.
De fait, la rareté des sources concernant l’emploi de la
langue franque sur le territoire européen est compensée
par la multiplicité de ses emplois métaphoriques dans le
domaine de la fiction théâtrale, où elle est mise en scène
comme langue du Turc. C’est là une réalité si présente qu’un
grand nombre des études consacrées par des linguistes à la
linguafranca se fondent sur des œuvres théâtrales, sans pou­
voir le plus souvent déterminer leur congruence avec une
pratique effective, non fictionnelle. Un exemple célèbre,
déjà mentionné, est celui de Carlo Goldoni, dans les pièces
duquel la langue des marchands orientaux est communé­
ment assimilée à la langue franque. Il s’agirait, en réalité,
de formes composites qui reflètent, selon les cas, des ethni-
cismes (le marchand arménien, l’imprésario de Smyrne) ou
différentes espèces de macaronisme.
Dans L’Imprésario de Smyrne notamment, le personnage
du riche marchand arménien, Ali, s’exprime exclusivement
en langue franque, comme on en juge par ces quelques
exemples extraits de l’acte III :
Se voler nudar Turchia, io ti mandar Constantinopoli.
Star orno o star donna ! star sola. Star bellina.
Andar diavolo ! Seder presso di me. Non mi romper testai

Néanmoins, le même personnage, ainsi caricaturé, entre­


tiendra un dialogue en pleine intercompréhension avec
d’autres personnages qui, eux, s’expriment en italien; la
bilatéralité, la réciprocité de l’usage dé la langue franque
est donc niée. Cet exemple montre, précisément par cette
absence de réciprocité, que la lingua franca est clairement
assimilée dans ce registre fictionnel à la langue de l’autre,
faisant fi d’usages effectifs bien plus réciproques. Il s’agit
bien de “compositions”, de représentations de la langue de
l’autre, qui ne sont pas nécessairement sans lien avec la réa­
lité de ce parler, mais qui n’ont aucune visée documentaire
VII- EN EUROPE OCCIDENTALE 315

et réaliste. Toutes les formes de retranscription de la langue


franque dans des citations sont certes autant de recomposi­
tions, mais l’écriture théâtrale ou celle des livrets d’opéra crée
à cet égard des contraintes supplémentaires, de rythme, de
rime, tout en libérant pleinement l’imagination. Dans Les
Indes galantes de Rameau, par exemple, le sultan turc est plus
proche d’un Indien d’Amérique que d’un padichah ottoman.
Certaines illustrations picturales du monde musulman, dès
le xvie siècle, identifient d’ailleurs ces deux registres de l’alté­
rité, confondant peu ou prou l’Indien et le Musulman.
Cette part de l’invention et de la projection étant admise,
il faut aussi souligner, en sens inverse, la force des conver­
gences entre cet univers théâtral, tout entier sous le signe
du quiproquo, de l’identité d’emprunt, du déguisement, du
déracinement et de l’exil, et la réalité d’un monde méditer­
ranéen où les aléas de la course et de la piraterie font basculer
tant de vies, coupent tant d’hommes et de femmes de leurs
familles, avec toutes les formes possibles de distension du lien
familial et conjugal, et toutes les incertitudes sur leur retour,
avec toutes les formes d’imposture qu’autorisent également
ces disparitions85. Procédures de reconnaissance, déguise­
ments, travestis..., tous ces flottements identitaires carac­
térisent par excellence l’univers de la captivité et donc, pour
une large part, celui de la langue franque. Exils forcés, retour
de ceux que l’on n’attendait plus, incertitudes identitaires,
ces situations constituent autant de lieux communs de la
narration théâtrale, décalquent les tours et détours du destin
des captifs et a fortiori des renégats... Un grand nombre de
ces “turqueries” ont d’ailleurs pour cadre l’Europe, l’Europe
dans son rapport au “Turc”, et non pas l’Orient.
La plus célèbre de ces pièces est évidemment Le
Bourgeois gentilhomme, jouée devant Louis XIV en 167086.
Commandée à Molière en 1669, la pièce doit venger le roi
d’une ambassade turque, celle de Soliman Agha, en 1669, qui
lui a laissé un souvenir des plus déplaisants87. Lully, comme
on le sait, en compose la musique, et pour les paroles, on
s’adresse au chevalier d’Arvieux, alors interprète du roi, et
qui fut en poste en Orient puis à Alger88. L’usage dans ce
cadre de la langue franque comme langue des Turcs - sinon
entre eux, au moins dans leurs échanges avec les chrétiens
316 LINGUA FRANCA

d’Europe occidentale - laisse entendre quelle avait pu ser­


vir aussi de langue de communication avec cette ambassade
turque de Soliman Agha, ou avec certains de ses membres.
Le langage du Turc est explicitement désigné, dans les
indications scéniques, les didascalies, comme étant de
“langue franque”, mais cette langue franque est réservée
aux seules strophes chantées. Lorsqu’ils parlent, les pseudo-
Turcs du Bourgeois gentilhomme, notamment le grand
mamamouchi, usent d’un langage assurément plus proche
de la langue turque89. Ainsi dans ce dialogue entre Cléonte
(faux Turc) et Covielle :
cléonte : Ambousahim oqui boraf, lordino, salamalequi.
covielle: C’est-à-dire: “Monsieur Jourdain, votre cœur
soit toute l’année comme un rosier fleuri.” Ce sont façons
de parler obligeantes de ces pays-là.
monsieur Jourdain : Je suis très humble serviteur de son
Altesse Turque.
covielle: Carigar camboto oustin moraf.
cléonte: Oustinyoc catamelequi basum base alla moram^.

Poùr être macaronique, ce turc n’est pas exempt d’élé­


ments réalistes (yok, salamalequi...)^. Mais, par contraste
avec la langue franque du mufti, il faut, à ce “véritable”
langage turc, un interprète (Covielle en l’occurrence). La
langue franque est au contraire immédiatement intelligible
par le bourgeois gentilhomme, si bien qu’il s’en fait à son
tour l’interprète auprès de son épouse :

monsieur Jourdain: Mamamouchi, c’est-à-dire, en notre


langue, paladin.
madame Jourdain : Baladin ? Etes-vous en âge de danser
des ballets ? J
monsieur Jourdain : Quelle ignorante ! Je dis paladin : c’est
une dignité dont on vient de me faire la cérémonie.
madame Jourdain : Quelle cérémonie donc ?
monsieur Jourdain : Mahameta per lordino.
madame Jourdain : Qu est-ce que cela veut dire ?
monsieur Jourdain : lordina, c’est-à-dire Jourdain.
madame Jourdain : Hé bien ! quoi Jourdain ?
VII- EN EUROPE OCCIDENTALE 317

monsieur Jourdain : Volerfar un Paladina de lordina.


madame Jourdain : Comment ?
monsieur Jourdain : Dar turbanta con galera.
madame Jourdain : Qu’est-ce à dire à cela ?
monsieur Jourdain : Per Defendar Palestina.
madame Jourdain : Que voulez-vous donc dire?
monsieur Jourdain : Dara dara bastonnara.
madame Jourdain : Qu’est-ce donc que ce jargon-là ?
monsieur Jourdain : Non tener bontà: questa star l’ultima
affronta.
[Etc.]

On appréciera l’ironie de ce Monsieur Jourdain voué à


“défendre la Palestine”. L’enjeu est clair: c’est celui du pas­
sage de “l’autre côté”. “Notre langue”, dit le bourgeois gen­
tilhomme de la langue franque. Se faire turc, renégat..., la
crainte ou le mépris du transfuge imprègnent l’ensemble
de l’histoire moderne occidentale. Nombre de musulmans,
libres ou contraints, s’évadent vers le christianisme, cependant
qu’en Islam se multiplient les “renégats”. “Le Turc est parmi
nous, jusqu’à quel point est-il identifiable? Différent?...”
Tels sont les termes de la question. Le Bourgeois gentilhomme
n’est pas seulement une pièce emblématique d’une exorcisa­
tion des Turcs, comme on l’évoque trop souvent, et comme
on présente trop souvent l’ensemble des turqueries euro­
péennes. Ces œuvres théâtrales ou musicales reconstituent
des situations qui font peur et que l’on met à distance par
le comique, ou en les transposant en intrigues amoureuses
— enlèvements, captures, déguisements, retours miraculeux
de captifs... Elles soulèvent aussi et surtout la question du
brouillage des frontières identitaires, du Turc “en nous”,
parmi nous, travesti, converti, indécelable, et, d’autre part,
elles mettent en évidence un tropisme oriental, une évasion
vers le Turc, vers l’Islam, qui instaure aussi un continuum
identitaire insoutenable.

Une illustration de la ligne sinueuse du soi et de l’autre


peut se lire dans ce “Ballet des nations” sur lequel s’achève Le
Bourgeois gentilhomme. L’étrangeté, la bizarrerie du^tzwco ou
du turc ne sont pas seules mises en scène, en effet, dans cette
318 LINGUA FRANCA

œuvre. Dans le divertissement final surgissent toutes sortes


de “provinciaux” parlant gascon, suisse, qui tous réclament
des “livres” - car les livrets étaient alors distribués au public
afin de suivre les paroles du ballet. Puis entrent en scène
des représentants de trois nations, qui chantent en leurs
langues, espagnol, italien, français, et finissent par se mêler.
Une langue franque sans le turc et sans Turcs ? Telle serait la
conclusion du Bourgeois!
Avant même sa création, une autre pièce de Molière, en
1667, recourait déjà à la langue franque et mettait aussi
en scène le motif du “faux Turc”. Cette pièce, Le Sicilien,
confronte ainsi un pseudo-esclave à un certain Don Pedre,
par qui il veut se faire acheter, lui vantant ses services (sa
bonne cuisine...) s’il paye pour lui. L’autre lui promet plutôt
de lui donner du bâton s’il ne s’en va pas :
l’esclave
Chiribirida ouch alla!
Star bon Turca,
Non aver danara
Ti voler comprata!
Mi servir a ti,
Se pagarper mi
Far bona coucina
Mi levar matina
Far boiler caldara
Parlata parlata
Ti voler comprata

DON PEDRE
Chiribirida ouch alla,
Mi ti non comprata,
Ma ti bastonata.
Si ti non andata,
andata, andata,
O ti bastonarli1.

La langue franque, dans cette autre occurrence fictionnelle,


apparaît donc aussi comme une langue d’emprunt parlée par
de “faux Turcs”, langue de la communication biaisée et du
quiproquo identitaire, ou de la “fourberie”. De manière plus
VII- EN EUROPE OCCIDENTALE 319

radicale encore, d’autres œuvres réinventent entièrement la


linguafranca, comme dans cette pièce de Jean de Rotrou, La
Sœur, créée en 1647. Il s’agit là, par contraste avec les œuvres
précédentes, d’une langue pratiquement sans aucune parenté
avec la langue franque réelle. Le jeu sur la langue, l’invention
d’un langage “turc” y sont par ailleurs explicites, comme l’in­
dique ce dialogue destiné à duper le personnage d’Anselme :
ANSELME

M’aurait-il attrapé, le traict serait subtil !


Mais s’il ne l’entendait, que luy répondrait-il ?

géronte, à Horace
Acciam sembiliir bel mes, mie sulmes?

HORACE
Acciam bien croch soler, sen belmen, sen croch soler.

GÉRONTE

Qu’il ne l’entendait point, et croiy que son Langage


N’estait qu’un faux jargon qui n’est point en usage93.

Ce “faux jargon” est donc supposé être du turc, cette


langue en apparence si facile à apprendre, si proche, en
somme, comme l’exprime Anselme :
Il nous a parlé Turc, que mon valet apprit,
Séjournant sur les lieux pour racheter ma femme94.

C’est aussi dans cette œuvre de Rotrou qu’est formulée


cette boutade, que reprendra Le Bourgeois gentilhomme, à
propos de la traduction de paroles en “turc de fantaisie” : “Le
langage turc dit beaucoup en deux mots95.”
Cette fiction est si manifeste quelle paraît bien référer,
plutôt qu’au turc proprement dit, à cette “fausse langue” des
Turcs, leur langue “seconde”, soit la langue franque. C’est
du moins ce qu’admettent un certain nombre de linguistes
qui rangent Rotrou parmi les littérateurs ayant donné vie à
la lingua franca*.

Ainsi la langue du Turc, qu elle qu’en soit l’acception, se


voit-elle traitée comme un artefact, déréalisée. Y a-t-il une
yo L’EU RO P? GAlAWfi,
En regnar ,
Enamor,
Far tributò-
L’OccidentOj l'Oriento,

En regnar y <
En -■antar^

Sempre fenùr
Flayer fenfa tormento.

'Dir è far ,
■ O-disfar
Subito, Jùbko.
Sù. lo, momento-.
Star contento ,
Star potento.,
Del mondo far Pamor , ò lò /paventai

+S®M
Sens des Vive le Souverain qui nous donne des loix ;
paroles
franques. Chantons, chantons, répétons mille fois,
.Vivele Souverain qui nous donne des loix.

Qu’il ignore A jamais les peines.


Qu’il éprouve mille douceurs,
Qu’il brille autant que les fleurs ,
Qu’il dure autant que les chefnes.

La Turquie, quatrième entrée de l’Europe galante, par Antoine Houdar


de La Motte.
VII- EN EUROPE OCCIDENTALE 321

évolution chronologique à ce décrochement du réel? Ces


langues de théâtre dénotant le Turc, fictives ou plus réalistes,
ou combinant ces deux registres, n’ont guère suscité l’intérêt
plus systématique quelles mériteraient, et faute d’une étude
d’ensemble, cette perspective chronologique nous échappe
quelque peu. Tant Molière que Goldoni proposent un aperçu
relativement réaliste, crédible, de la langue franque, ou faisant
signe vers cette réalité, alors que près d’un siècle les sépare97.
Malgré tout, il se dessine une évolution sensible au xvnic siècle.
A mesure que le Turc, le Musulman se fait moins terrible, sa
langue ou ses langues se voient plus clairement dissociées d’un
contexte réaliste, dans le registre de l’opéra-comique notam­
ment. Déréalisée, la langue franque est de plus en plus dis­
jointe du turc et en tient lieu fréquemment.
Cette langue des Turcs se voit soit rabattue sur un jargon
singulier, incompréhensible, une fausse langue franque, soit
rapprochée, au contraire, de l’italien, de la langue de la musi­
calité. Dans ce processus de diffraction de l’Orient, d’autres
modalités de l’exotisme interviennent assurément. Comme
dans Les Indes galantes de Rameau, on fait appel aux Indiens
d’Amérique et à d’autres sauvages, ou encore aux Chinois...
Le premier cas de figure, celui de la lingua franca de pure
fantaisie, pourrait être illustré par cette œuvre de Gluck,
jouée pour la première fois à Vienne en 1764, Les Pèlerins de
La Mecque ou la Rencontre imprévue. Un esclave, au Caire, y
observe un calender, mystique errant, qui chante de drôles
de paroles :

LE CALENDER
Castagno, castagna, pistafanache.
Rimagno, rimagna, moustilimache.
Quic, billic, loulougagne.
Mexa chefa, ronquillo, firlipi,
Mirlimagne selimanca, verquilo,
Lerolo, lerala, lerala, lerolo,
Lerolo, lerala, lerolo, lo.

OSMIN
Lerolo, lerolo,
Le Diable t’emporte avec ton lerolo !
322 LINGUA FRANCA

LE CALENDER

Castagno, castagna,
Pistafanache.
Rimagno, rimagna,
Moustilimache.
Quic, billic, loulougagne.
Mexachefa, ronquillo,
Firlipi, mirlimaque.

OSMIN

Je vous demande pardon, je ne comprends rien à ce que


vous dites.

LE CALENDER

Moi non plus. C’est une vieille chanson composée par


Mahomet, dans le style obscur de 1’Alcoran; nous la chan­
tons, nous autres calenders, quand nous allons demander la
charité98.

Ainsi, les musulmans eux-mêmes n’entendraient plus cette


langue de fantaisie, leur propre langue et la langue du Coran !
Un autre personnage, en revanche, se montre capable d’iden­
tifier et même de reproduire un air de musique italienne (“ce
n’est, dit-il, ni un Adagio, ni un Allegro, ni un Anfante,
ni Cantabile, ni Spiritoso, ni Amoroso, ni Allegretto, ni
Staccato, ni Pizzicato”) :
No, no, no.
E un presto prestissimo
Cosi, cosi, cosi.
Coui, coui, coui?
Tri, tri, tri.
Pri, pri, pri,
Pran, pran, pran,
larela, larela,
lerele, lerele,
Lireli, Lireli,
Lorelo, Lorelo,
1 lurelu, lurelu, lu
La, le, li, bo lu
La, le li, lo, lu
Lure, lure, lu®.
VII- EN EUROPE OCCIDENTALE 323

Le second cas de figure est celui d’une consécration totale


de la primauté de la langue italienne dans l’opéra (voire de sa
supériorité musicale, objet de débats fameux, entre Rousseau
et Rameau notamment). La langue franque dans ce cadre
se voit peu ou prou assimilée musicalement à l’italien, tout
en dénotant l’Orient ; la distance, ainsi, se réduit progres­
sivement entre l’Europe et la “Turquie”. La lingua franca
de L'Europe galante, en particulier, demeure assez proche de
celle qui se parle dans la vie réelle100.
Cet opéra fut joué pour la première fois en 1697 et repris
six fois jusqu’en 1755101. Il exprime un registre de la joie, de
la joie de vivre assez inhabituel dans d’autres types de sources
de la langue franque. C’est un moment historique où, clai­
rement, le Grand Turc fait moins peur, le despote sangui­
naire se mue en “despote amoureux”. Zuliman (Soliman) est
amoureux de Zayde, esclave chrétienne, et tous deux, à la fin
du ballet, cèdent à l’amour :
ZULIMAN ET ZAYDE

Livrons nos cœurs à la tendresse,


Ne formons que d’heureux désirs ;
Aimons-nous, aimons-nous sans cesse;
Comptons nos jours par nos plaisirs.

La fête qui clôt le ballet est explicitement chantée en


langue franque, le librettiste, A. Houdar de La Motte,
spécifiant ce point. L’affinité avec l’italien, néanmoins,
est manifeste, même si l’espagnol aussi peut affleurer
(Enemigos...) :

Vivir, vivir, Gran Sultana,


Unir, unir li cantata
Mille volte exclamara,
Vivir, vivir, Gran Sultana,
Bello corno star un fior,
Durar quanto far arbor.
A lEnemigos su sciabola,
Como àfrutas Tempeste.
La Ruciada matutina
Farfiorir su jardina.
324 LINGUA FRANCA

Favor celesta
Coprir su Turbanta

Star contento,
Starpotente.
Del mondo star l’amor o lo spavento
En regnar, en Amar, Far tributir,
L’Occidento, l’Oriento

En regnar,
En amar,

Sempre sentir
Plaze sensa tormento
Dir èfar,
O difar
Subito, subito.
Su lo momento.
Star contento,
Starpatenta.
Del mondo star l’amor, o lo spavento

“Sens des paroles franques102” :

Vive le Souverain qui nous donne des loix.


Chantons, chantons, répétons mille fois.
Vive le Souverain qui nous donne des loix.
Qu’il ignore à jamais les peines,
Qu’il éprouve mille douceurs,
Qu’il brille autant que les fleurs,
Qu’il dure autant que les chesnes.

Qu’il réunisse en lui la force et le courage


Que ses voisins jaloux
Craignent plus son courroux
Que nos fruits craignent l’orage.
Qu’au devant de ses vœux les cœurs viennent s’offrir,
Que pour son bonheur tout conspire ;
Et que le Ciel toujours fasse fleurir,
Et ses jardins et son Empire103.
VH- EN EUROPE OCCIDENTALE 325

Le chœur est conduit par le chef des bostangis, “jardi­


niers”, réminiscence, peut-être, de la fameuse ambassade
turque de 1669: Louis XIV avait été fort froissé que la cour
. ottomane se fasse représenter par un “jardinier”, un bos-
tangi, Soliman Agha, sans avoir conscience qu’il s’agissait là
de l’un des principaux titres de la hiérarchie administrative
ottomane. On est en droit d’être surpris par la tonalité très
politique des paroles, surtout dans leur traduction française
(“Vive le Souverain qui nous donne des loix”). En effet, la
langue franque est ici utilisée pour sa musicalité, mais la
traduction du livret par La Motte est loin d’être littérale ; elle
recompose le texte plutôt quelle ne le traduit, à l’évidence
pour éviter tout effet comique, qui résulterait, en particulier,
de l’emploi des verbes à l’infinitif et contrarierait l’effet de
fluidité et de grâce recherché.
Le réalisme relatif, à cet égard, de L’Europe galante sera
totalement battu en brèche, comme on l’a vu, par l’irréa­
lisme des Indes galantes de Rameau, qui s’inspire pourtant de
cette première composition104. On passe d’un emploi rela­
tivement fidèle de la langue franque à un usage purement
métaphorique de celle-ci. De manière générale, plus la figure
du Turc devient familière, et moins l’opéra recourt à ces lon­
gues strophes de jargon, restituant la langue de l’Oriental ou
du Musulman. Au début du xixe siècle, l’étrangeté linguis­
tique du Turc peut se réduire à l’enchâssement de quelques
termes caractéristiques, dont il ne faut d’ailleurs pas sous-
estimer le caractère éventuellement réaliste. Dans L’Italienne
à Alger de Rossini, le titre de Kaimakam, par exemple, loin
d’être fantaisiste, recouvre bel et bien un grade militaire
turc105. Dans Le Turc en Italie, de Rossini également, un
pauvre Geranio doit se déguiser en Turc (schème récurrent)
et devenir aussi Kaimakam contre sa volonté106. Les analy­
ses modernes des turqueries tendent souvent à surestimer la
part de l’invention langagière dans ces références à la langue
des Turcs, ignorant les réminiscences de la langue franque.
Celle-ci se fait sous-jacente. Même le fameux personnage
du Pappataci, dans ^Italienne à. Alger, qui paraît référer
directement au Bourgeois gentilhomme et à Molière, n’est
plus placé sous le vocable de la lingua franca ou de paro­
les franques. La cérémonie d’intronisation du Kaimakam
326 LINGUA FRANCA

décalque l’intronisation du mamamouchi, mais le terme


Pappataci en constitue la parodie (Pappa se substituant
comiquement à Marna). Quant au sens de pappataci, il se
décomposerait en deux termes d’italien pour le moins fami­
lier : “Bouffe et tais-toi”, avec un écho du tazir, tazir, “tais-
toi, tais-toi”, en langue franque, du Bourgeois gentilhomme,
mais aussi de sabir, saper. Différentes tournures, enfin, y
demeurent caractéristiques de la langue franque:
MUSTAFÀ

Saperfar meglio di te
Aver capito
Saperfar meglio di te107.

Mangia e taci
Pappataci. Mangia e taci
Di veder e non veder,
Di sentir e non sentir
Io qui giuro epoi conjura
Pappataci Mustafit.

Mange et tais-toi.
‘ Pappataci. Mange et tais-toi.
De voir et de ne pas voir,
D’entendre et de ne pas entendre,
Ici même je jure et signe
Pappataci Mustafà108.

Le lien, la filiation sont donc manifestes, et pourtant la


référence explicite à la lingua franca est absente; une page
est tournée. L’étrangeté linguistique des Musulmans se
résorbe, dans ce cadre au moins ; elle s’élide peu à peu. Le
Turc ne fait plus peur au même degré, le despote oriental est
amoureux, et bien souvent il consent ou se résout à étouf­
fer sa propre passion dévastatrice devant l’amour véritable.
“Même un Turc ressent de l’amour. Sente un Turcho anch’ei
l’amor”, dira le prince Sélim, dans Le Turc en Italie, en 1814.
Quant aux travestissements, emprunts d’identité, quipro­
quos, c’est un ressort théâtral qui perdure, dans ces turque-
ries tardives, mais qui perd son caractère dramatique (il n’y
a plus de galères...) et ces jeux de rôles sont intégralement
VII- EN EUROPE OCCIDENTALE 327

mis au service de l’amour. L’amour lui-même est souvent


“interethnique”, en vrai ou en jeu, comme dans le cas des
faux Albanais de Così fan tutte. L’ère où l’Europe chrétienne
devait faire front contre les Turcs est révolue, l’heure advient
de frontières plus intérieures. “Pensa alla patria , recom­
mande Isabella dans Le Turc en Italie 109, “apprends des
autres à te montrer italien110”.
Désormais, les Turcs parlent la langue de leurs interlocu­
teurs sans que nul ne s’en étonne et, dans ce moment, les
mentions formelles de la linguafranca dans l’écriture drama­
tique tendent à disparaître. Quelles qu’aient été auparavant
les querelles, les polémiques sur le caractère “national” ou
non de la musique (Rameau contre Rousseau, les puccinistes
contre les gluckistes), la langue franque comme telle se fait
plus évanescente au xixe siècle, en tant que référence assu­
mée du monde de l’opéra. Celui-ci l’italianise.

Tous les cas de figure sont donc réalisés dans l’âge


moderne, de la fantaisie la plus pure jusqu’à la citation de
lingua franca la plus réaliste ; mais de manière générale, il
apparaît que, dans la turquerie, ces inclusions de la langue de
l’autre font plus souvent signe vers la langue franque quelles
n’en constituent d’effectives transcriptions. Assignation au
fantasme et à l’étrangeté ? Pas seulement. Le traitement de la
langue franque qui est celui de l’opéra ou du théâtre prouve
quelle peut aussi exprimer l’amour, quelle n’est pas seule­
ment la langue de la confrontation brutale avec l’autre, mais
une langue de fraternisation, d’estime et de tendresse, le cas
échéant. Certes, au Pappataci, on répète “Mangia et taci”,
“Mange et tais-toi”, on le traite de babbeo, “idiot” en italien
(yoire “babouin”, terme consacré du genre pour moquer le
Turc). Mais ce registre de la moquerie et de la réduction au
silence n’est pas exclusif, et il l’est de moins en moins. “Quel
beau Turc! [...] Les Turcs ne me déplaisent pas”, s’exclame
une belle Fiorilla, dans Le Turc en Italie^11. Et ce beau prince
Sélim vient de manière toute pacifique “visiter l’Italie et
observer les coutumes européennes, i costumi Europei^”.
Cette sensible évolution renvoie au problème de ce qui se
f/z'rdans la langue franque; langue de l’adversité, de l’altérité
hostile, ou langue du rapprochement, de la réconciliation...
328 LINGUA FRANCA

L’usage de plus en plus anodin de sa musicalité, proche de


celle de l’italien, nous renvoie, par ailleurs, à la considérable
question de ses rapports à la langue universelle ou à une
langue universelle. Les utopies du xvne siècle et du siècle
suivant associent fréquemment, en effet, l’universalité de la
langue à sa musicalité113. C’est le cas notamment des utopies
de Godwin ou de Cyrano de Bergerac, et, un siècle plus
tard, Rousseau, plus particulièrement, y verra cette nature
intrinsèque de la langue universelle114. Mais ces emplois
de la langue franque dans l’opéra, au-delà de la dérision ou
du pastiche, ont-ils suffi à la rapprocher un tant soit peu
de la notion d’une langue philosophique, ou de la langue
universelle115?
CHAPITRE Vili

MISE EN MOTS, MISES EN SCÈNE

Tout ce que nous savons aujourd’hui de la langue franque


nous est parvenu à travers des écrits. Or, la lingua franca
n’est pas une langue qui s’écrit. Ce principe n’est gravé nulle
part, mais il n’est pas de littérature en langue franque, ni
de codification de sa fixation à l’écrit, pas plus que de pra­
tique codifiée de sa transcription. Ce n’est pas une langue
de culture, même si elle est une langue au sens plein1. C’est
donc un point fermement établi par la tradition linguistique
que son caractère d’oralité stricte. Et pourtant, c’est bien
par une accumulation d’écrits que nous la connaissons, et
certes pas par la mémoire commune. S’il en demeure des
traces, aujourd’hui, dans la langue italienne par exemple,
mais plus sûrement encore dans les langues maghrébines,
celles-ci, dans la conscience collective, ne réfèrent aucune­
ment à une pratique langagière particulière, à un héritage
historique bien identifié.
Dans les contextes où cette langue, ces parlers de langue
franque faisaient l’objet, à l’inverse, d’une conscience bien
claire, d’un usage en propre, ils donnaient lieu à des citations
dans des écrits, des transcriptions au moins partielles — toute
transcription relevant plus ou moins banalement d’une “tra­
hison”, ou tout au moins d’une interprétation, adaptant un
fait d’oralité. Toute transcription opère une partielle recréa­
tion du discours, et ces opérations contemporaines du recours
au parler franc, instantanées parfois,, furent aussi constitutives
de sa vie même. Ces relais textuels, en effet, l’accréditaient et
contribuaient à l’avérer comme pratique. La transcription,
ainsi, n’étant jamais neutre, ne sachant l’être, la masse des
330 LINGUA FRANCA

témoignages et des traces écrites qui nous est parvenue pro­


duit toutes formes de codifications et de stéréotypes, non seu­
lement de la langue elle-même, mais de ce quelle est supposée
exprimer. Or, certaines locutions ou certains motifs sont si
récurrents que l’on constate une certaine circularité de ce qui
est formulé, cité, transcrit en lingua frana?. Aurions-nous
affaire à une langue “qui ne saurait tout dire” ?

1. DES ÉCRITS FRAGILES

A l’observation, il faut commencer par nuancer le caractère


exclusivement oral de la linguafranca. Dans les années 1630,
par exemple, le fameux humaniste provençal Peiresc écrit à
son correspondant à Tunis, Thomas d’Arcos, pour s’enquérir
auprès de lui d’un squelette de géant (dinosaure? éléphant?
selon d’autres hypothèses...) découvert près de Zaghouan et
d’un livre qui en fait état. Il souhaite le faire copier, soit en
arabe, soit en langue frarique :
Ce que vous dictes de ces Mores qui osent donner un nom
propre à ce géant est bien plaisant et mériterait .qu’il vous
pleust de vous enquérir et du nom prétendu de ce géant et
du nom du libvre et de l’auteur qui en faict mention et de
prendre coppie de l’article ou du chapitre où il en est parlé,
et du nom du pais où il a esté trouvé et particulièrement à la.
ville qui en est la plus proche. Il ne vous manquerait pas gens
pour transcrire en langue arabique ledit chapitre ou pour y
mettre la version en languefranqu? ou autre intelligible4.

En Egypte, de la même façon, Peiresc ne paraît pas exclure


la possibilité d’obtenir une transcription en langue franque
d’un prêtre copte qui lui avait déjà fourni des informations
en langue arabe. Il s’adresse ainsi au père Cassien de Nantes,
le 17 mai 1635, pour s’enquérir auprès de lui d’autres apti­
tudes linguistiques de ce “prebstre Bactar” :

Je serais bien ayse d’apprendre de vous s’il entend du langage


cophte ce qu’il faudrait pour le parler, ou bien du turc, ou
d’aulcune autre langue que l’arabe, mesme du franc [ne] ou
Vili - MISE EN MOTS, MISES EN SCÈNE 331

italien, ou provençal abstardy. Car je serais bien ayse de luy


escripre ou faire escripre pour l’employer à la transcription
de quelque autre pièce5.

L’opération est complexe et laisse entrevoir soit que le


prêtre copte puisse en' retour écrire lui-même en langue
franque, soit qu’il puisse dicter dans cette langue une tra­
duction de ses lectures.
Ainsi la possibilité d’un écrit, savant de surcroît, en lingua
franca est-elle envisagée par le grand humaniste qu’est Peiresc,
sans que la chose lui apparaisse en plus extravagante6.
On relève à la même époque une autre mention d’un pos­
sible écrit en langue franque, mais il s’agit également d’un
texte “réclamé”, et non pas attesté, ni conservé. Jean-Baptiste
Saivago, drogman de Venise, est chargé en 1625 d’une négo­
ciation délicate avec les pachas d’Alger et de Tunis. Il reçoit,
au bout du compte, la promesse d’une réponse “en langue
franque” d’Abdi Pacha au doge, mais, comme il en est fait état
dans le rapport final de sa mission, la lettre ne vient pas :
Lorsque Saivago, au moment de partir, lui demanda la
réponse à la lettre du Doge, il refusa de la donner en turc
par crainte quelle fut trouvée sur le Drogman, à son dam et
à celui de ce dernier. Il voulait la donner en languefranque1,
comme il l’avait fait pour la lettre à Palavicino. Mais au der­
nier moment, il argua, pour ne pas s’exécuter, de ce qu’il
n’avait pas de secrétaire capable8.

L’argument est assez fantaisiste, dans un contexte où les


renégats génois ou corses ou vénitiens courent les rues ; ne
pas trouver de secrétaire “capable” d’écrire en langue franque
est une dérobade manifeste. Mais de quelle langue franque
s’agit-il ? Faut-il entendre par là une langue moyenne, sim­
plifiée, ce que nous entendons communément par “langue
franque méditerranéenne”, ou bien s’agit-il, lorsque le pacha
de Tunis emploie cette locution, de répondre simplement
dans “la langue des Francs”, soit dans une langue européenne ?
Cette acception n’est pas exclue, car dans la suite de sa rela­
tion, Saivago semble assimiler purement et simplement la
langue franque à l’italien. Il distingue entre les Turcs d’Asie,
332 LINGUA FRANCA

méprisés à Istanbul et qui se déversent en Barbarie, et les


Turcs d’Europe : “Ce mélange de renégats et de Turcs forme
une troisième espèce de Turcs qui parlent italien9”, explique-
t-il. La lettre en langue franque qu’il escomptait de la part
du pacha de Tunis aurait-elle été simplement rédigée dans un
italien déficient ou pidginisé, ainsi particularisé ?
Cette indistinction relative est bien ce qui ressort, dans
une période plus tardive, lorsque Chateaubriand reproduit
les comptes de son drogman, dans son Itinéraire de Paris à
Jérusalem. Il s’agit de manière très triviale des comptes tenus
tout au long de sa visite des Lieux saints et dont il souligne
l’exacte authenticité :
Je le laisse en italien que tout le monde entend aujourd’hui,
avec les noms propres des Turcs, etc. ; caractères originaux
qui attestent son authenticité10.

L’exposé des différents postes de dépenses est rédigé dans


un italien qui évoque assez peu la langue franque de l’âge
moderne, mais Chateaubriand croit bon de préciser en note,
à propos du terme “Arabes” :
Aravo pour Arabo. Changement de lettres très commun
dans la langue franque^', dans le grec moderne et dans le
grec ancien.

La phrase originale était : “ Cavalcatura sin a Rama, eportar al


Aravo, che accompagnasin a Gerusaleme, 1 piastre, 20 para12.”
Quelques paragraphes plus loin dans sa relation, il spécifie
encore :
Je donne les comptes originaux avec les fautes d’orthographe
du drogman Michel : ils ont ceci de curieux qu’ils conservent
pour ainsi dire l’air du pays. On y voit tous les mouvements
répétés, les noms propres de plusieurs personnages, le prix
de divers objets etc. Enfin, ces comptes sont des témoins
fidèles de la sincérité de mon récit13.

C’est donc un caractère de témoignage sur le vif, d’écrit ins­


tantané, qui est reconnu à cette note de frais en langue franque
Vili - MISE EN MOTS, MISES EN SCÈNE 333

ou en italien défectueux. L’insistance de Chateaubriand à jus­


tifier l’absence de toute correction ou rectification du texte,
de sa part, suggère aussi un statut très particulier et spécia­
lement précaire de ce type d’écrits. Il s’agirait d’écrits para­
doxaux, sans vocation ordinaire à se voir conserver. On peut
s’interroger, dès lors, sur l’éventuelle disparition de ces écrits
et retenir l’hypothèse que certaines notes “labiles”, dépour­
vues du statut de la chose écrite - listes de commissions, par
exemple... - aient pu ainsi se voir rédigées en langue franque
sans nous être parvenues, faute de volonté conservatoire.
Cette question de “l’écrit fragile” mériterait en tout cas une
plus ample investigation. Plus sûrs sont aujourd’hui quelques
indices d’une langue franque possiblement écrite.
A l’époque du voyage en Orient de Chateaubriand, c’est-
à-dire dans les premières années du xixe siècle, le docteur
Louis Frank, médecin du bey, mentionnait un éventuel
recours écrit des juifs de Tunis à la langue franque :
Le langage habituel des Juifs de Tunis dans leurs rapports
avec les Européens, est le jargon informe que l’on désigne
par le nom de langue franque, et qui se parle dans toutes les
Echelles du levant ; mais entre eux, ils ne se servent que d’un
patois judaïque, ou hébreu corrompu. La langue franque
est seulement parlée, et n’est presque jamais employée par
les Juifs dans leurs correspondances écrites : l’idiome qu’ils
écrivent dans leurs lettres missives est cet hébreu corrompu
dont je viens de parler, ou un mauvais arabe, mêlé non-seu­
lement de mots hébreux, mais encore de ceux des langues de
toutes les nations qui bordent la Méditerranée14.

Tout est donc dans ce “presque” d’une langue '''presque


jamais employée [...] dans leurs correspondances écrites”.
Il est notable à cet égard que L. Frank distingue clairement
entre la langue franque proprement dite et l’arabe pidginisé
usité par les juifs de Tunis à l’écrit.
Ces points sont corroborés par l’analyse de Marcel Cohen
sur le parler juif d’Alger, parue en 1912 :

[...] le langage commercial des juifs (d’ailleurs presque


réservé à l’usage écrit), se mélange volontiers d’éléments où
334 LINGUA FRANCA

l’on peut reconnaître de la langue franque : mais il s’agit là


d’un mélange occasionnel et non d’emprunts véritables15.

Ainsi ces recours à la langue franque dans les docu­


ments commerciaux seraient-il toujours sous le signe d’un
quasi-lapsus ou d’une écriture partielle, éphémère, sans
officialisation.

Peut-on envisager, étape supplémentaire d’un investisse­


ment de l’écrit, une relation autobiographique, par exemple,
en langue franque, la rédaction dans cette langue d’un texte
à vocation pérenne ? Un contemporain de Chateaubriand
et du docteur Frank, Fathallah Sâyigh, drogman de Lascaris
de Vintimille, ce trouble aventurier chypriote, émissaire de
Bonaparte en Arabie, avait rédigé en langue arabe, et sur des
feuilles volantes, le journal de ses voyages parmi les Bédouins
en compagnie de son maître. Cette recension journalière
s’était effectuée à la demande de Lascaris, afin qu’il en use
comme aide-mémoire pour son propre récit de l’expédi­
tion16. Mais ce sont les notes du drogman arabe Sâyigh, et
non pas celles de Lascaris, qui feront ici notre intérêt, en
raison de leur traduction ultérieure en langue franque17.
Ce texte eut en effet le bonheur de retenir l’attention d’Al­
phonse de Lamartine, alors en voyage en Orient, qui déplo­
rait la perte du journal de Lascaris. Informé par son propre
drogman de l’existence de ces notes de terrain en langue
arabe, rédigées par le truchement de Lascaris, Lamartine les
fit acquérir pour une somme non négligeable à l’époque:
deux mille piastres. '
Fathallah Sâyigh se trouvait alors à Lattaquié, en Syrie,
fort démuni, car la mort de son patron l’avait privé de toute
ressource et lui avait même coûté la rémunération prévue
pour ses sept années de services en Arabie. Lamartine écrit:

Rentré à Bayrouth, j’envoyai mon interprète négocier direc­


tement l’acquisition du manuscrit à Latakié. Les conditions
et la somme payée, M. Mazolier [wc] me rapporta les notes
arabes. Pendant le cours de l’hiver, je les fis traduire avec une
peine infinie, en langue franqu^, je les traduisis plus tard
moi-même en français, et je pus faire jouir ainsi le public
Vili - MISE EN MOTS, MISES EN SCÈNE 335

du fruit d’un voyage de dix ans qu’aucun voyageur n’avait


,19
encore accepte .

Ainsi le passage à la langue franque constitue-t-il une


étape écrite intermédiaire entre le texte arabe et sa traduc­
tion, en langue française, par Lamartine lui-même. Cette
dernière version est publiée à la suite du Voyage en Orient
de Lamartine. Le manuscrit intermédiaire n’a malheureuse­
ment pas été conservé, ce qui confirme le caractère intrin­
sèquement transitoire des écrits de langue franque, dans les
rares cas où ils sont avérés: simples notes, notations éphé­
mères et non pas écrits de valeur ou de prestige destinés à
durer20.
Mais qui est ce drogman qui transcrit ainsi, et “avec une
peine infinie”, un document de langue arabe en langue
franque? Ne pouvait-il le dicter directement en français à
Lamartine ? L’arabe en aurait-il été trop difficile ? Le texte est
rédigé par F. Sâyigh en arabe parlé syrien, et principalement
alépin, et il serait plus apte à déconcerter un véritable érudit
qu’un jeune drogman né et grandi comme lui dans le pays.
Lamartine écrivait dans sa propre Relation d’Orient-.
Mr Jorelle m’a procuré un excellent drogman ou interprète
en la personne de Mr Mazoyer, jeune français d’origine,
mais qui, né et élevé en Syrie, est très versé dans la langue
savante et les divers dialectes des régions que nous devons
parcourir21.

C’est donc l’écriture du français qui semble avoir fait diffi­


culté pour ce jeune interprète : il s’agit d’un jeune homme d’ori­
gine française, comme le souligne Lamartine, mais de mère
arabe, et qui est même le neveu d’un des principaux cheikhs du
pays, à en croire Lamartine, lequel ne cèle rien de ses difficultés
linguistiques, mais salue le travail de son truchement:

L’extrême difficulté de cette double traduction doit faire


excuser le style de ces notes. Le style importe peu dans ces
sortes d’ouvrages: les faits et les mœurs sont tout. J’ai la
certitude que le premier traducteur n’a rien altéré ; il a sup­
primé seulement quelques longueurs et des circonstances
336 LINGUA FRANCA

qui n étaient que des répétitions oiseuses et qui n éclaircis­


saient rien.

Jeune “barataire22”, métis franco-syrien, ce Mr. Mazolier,


ou Mazoyer, qui sert fidèlement Lamartine, est relati­
vement plus à l’aise dans la langue franque que dans la
langue française proprement dite. Lamartine lui-même,
s’il traduit cet écrit de la langue franque vers le français,
pratique-t-il aussi oralement la lingua franca ? C’est sur
la compétence en langue arabe de son protégé et sur son
enracinement dans ce pays arabe que Lamartine met l’ac­
cent lorsqu’il le recommande pour un poste consulaire,
soulignant symétriquement son dévouement à la France23.
De l’écrit transitoire de langue franque, impropre, défec­
tueux selon la perspective commune, il n’est plus fait
mention... Par elle-même, la langue franque ne justifie
pas non plus d’une explicitation.
Cette hypercorrection, qui conduit à l’oublier dans la
transmission textuelle, est-elle la marque du XIXe siècle ? Est­
elle le propre d’une époque qui commence à valoriser au
plus haut point la distinction des langues, leur pureté, et au
cours de laquelle les identités nationales s’affirment de plus
en plus communément par la langue ? Il est assez surpre­
nant de constater que des périodes plus anciennes ne sont
pas nécessairement sous le signe d’une plus grande licence à
cet égard. Au xvne siècle, assurément, l’orthographe est peu
fixée, mais différents témoignages révèlent le même souci de
rectifier à l’écrit la langue franque ou les formes langagières
approchantes, de les ramener à une langue plus correcte­
ment définie, en quelque sorte. '
La langue de chancellerie, si elle affectionne l’alternance
codique, ou les commutations syntaxiques, le mélange lexi­
cal, ne pratique guère les verbes à l’infinitif ou l’absence
de désinences, qui sont la marque de fabrique de la lingua
franca... Les traités entre puissances musulmanes et chrétien­
nes, dont la version européenne était souvent l’italien, langue
diplomatique jusqu’en une période très tardive, recouraient
éventuellement à un italien administratif pidginisé, comme
on l’a vu, mais ne pouvaient être tenus non plus pour des
transcriptions pures et simples de la langue franque24.
Vili - MISE EN MOTS, MISES EN SCÈNE 337

Or, ces diverses sources portent parfois la marque d’un


souci de rectification formelle de la part des maîtres de
l’écrit, éditeurs, traducteurs contemporains... La langue
des manuscrits originaux peut être elle-même l’objet d’une
transaction. Dans le premier tiers du xvne siècle, à Tunis,
nous voyons par exemple Thomas d’Arcos corriger de sa
main des actes de chancellerie qu’il était venu signer. Il
s’agit d’une procuration rédigée en italien de chancellerie,
et Arcos, dont le prénom dans d’autres actes est italianisé en
Tommaso, signe ici de son nom musulman ou d’un nom
métis: “Osman Dearcos”. Cette tension identitaire a-t-elle
pu accentuer son souci d’hypercorrection dans la langue
italienne ? Ou s’agit-il simplement du réflexe d’un homme
érudit? Il corrige esponta en spontanea et tuittolo en titolo et
finit par réécrire l’acte de sa main25.
Il est manifeste que nombre de textes de cette époque
ont été ainsi redressés à peine couchés sur le papier, ou
encore aussitôt dictés. On peut aussi songer à la relation de
l’aventurier français Vincent Le Blanc, au xvne siècle, qui
eut un grand succès auprès du public français. Son éditeur,
l’abbé Louis Coulon, affirmait en préambule quelle avait
été rédigée dans une langue “babélienne” et rétablie par ses
soins dans un français plus pur. Evoquant les mémoires pos­
thumes de cet intrépide voyageur, autre correspondant de
Nicolas Peiresc au demeurant, comme Arcos, il évoque ainsi
son propre travail de réécriture, effectué en 164826:
Enfin je les ay retiré fort heureusement d’une des plus flo­
rissantes Bibliothèques, et des plus sainctes maisons de cette
ville, comme les restes d’un triste naufrage, je les ay mis par
ordre, j’en ay fais un corps, que j’ay animé d’une âme aucu­
nement Française, je veux dire le langage, au lieu d’une cer­
taine confusion de mots, qui n’était pas moindre que celle
des ouvriers de Babel27.

On ne saurait présumer que cette relation de voyage ait été


originellement rédigée en langue franque, mais on peut sup­
poser qu’au terme de nombreuses années passées à bourlin­
guer, la langue de Vincent Le Blanc, d’ailleurs mise à l’écrit,
pour une large part, par le géographe Pierre Bergeron, portait
338 LINGUA FRANCA

l’empreinte de ces mixités, de ces rencontres linguistiques,


et la marque éventuellement d’autres outils linguistiques
que sa langue maternelle28. Cette incorrection, ce mélange
“babélien”, selon les termes de son éditeur, sont donc expli­
citement lissés dans la publication de ses mémoires.
De la même façon, on peut supposer qu’un grand nombre
de textes ont subi une forme de redressement formel. La
mise en texte elle-même, comme l’atteste ce cas des Vfrjwg»
fameux du sieur Vincent Le Blanc, mobilisait différents par­
tenaires. Le texte se révélait parfois composite. Une aven­
ture jugée trop courte par l’éditeur pouvait être enrichie
par d’autres textes antérieurs; des anecdotes empruntées à
d’autres auteurs pouvaient se voir compilées. Une relation
de captivité annexait des éléments de géographie ou d’his­
toire décalqués d’ouvrages plus savants, et elle pouvait donc
étendre ses descriptions à des régions où l’auteur, en réalité,
n’avait jamais mis les pieds.
Par parenthèse, lorsque l’on considère ces pratiques, on
peut s’étonner que la littérature arabe ou turque de la même
époque soit si uniment qualifiée de littérature de compi­
lation et vouée au déclin. Les sources occidentales sont
fréquemment composites elles aussi, réécrites ou écrites à
plusieurs mains, ce qui fait immanquablement disparaître
une partie de la langue la plus “parlée” dans ces textes. La
langue franque, par conséquent, se réfugiait dans les “empla­
cements” qui lui étaient assignés, dans des citations, plus
souvent quelle n’affleurait spontanément dans les textes.
Encore faut-il quelle n’en soit pas expurgée ultérieure­
ment par des rééditions ou traductions contribuant encore
à normaliser l’écriture... Un gros travail d’édition de textes
relatifs à la Méditerranée musulmane fut mené à bien dans le
cadre de la présence coloniale française, mais aussi anglaise,
en Egypte notamment. Les traductions de sources en langue
arabe ou turque furent nombreuses, et cette démarche édi­
toriale concerna aussi, dans ce moment, d’autres langues,
notamment les langues romanes : espagnol et italien. Mais
ces éditions du xixe siècle ou même du premier XXe siècle
“corrigent” systématiquement les textes. Il n’est que de com­
parer, par exemple, la masse des transcriptions de langue fran­
que présentes dans l’édition originale, en langue espagnole,
Vili - MISE EN MOTS, MISES EN SCÈNE 339

des Dialogues de captivité, de Haëdo, ou attribués à Haëdo,


parus à Valladolid en 1612, et l’élision à peu près complète
ou la transposition si lisse de ces mêmes tournures dans la
traduction française du xixe siècle, effectuée par H.-D. de
Grammont29.
Cette sévérité pour la langue des documents historiques
va jusqu’à concerner les documents administratifs eux-
mêmes, dans les éditions dont ils font l’objet. C’est le cas
notamment de l’inventaire monumental des fonds du
consulat français de Tunis — les mieux conservés de toute
la Méditerranée — qui a été édité dans l’entre-deux-guerres
par Pierre Grandchamp30. Les chanceliers des consulats,
rédacteurs des registres, mettent en forme, en langue, les
plaintes, déclarations et attestations diverses qu’on vient leur
soumettre. Les déclarants peuvent user du français comme
langue vernaculaire, de l’italien comme langue de “travail”
et de la langue franque comme langue de communication
courante — et comme ils sont aussi bien maures, turcs,
napolitains, catalans, corses, arméniens... que français, la
langue des Actes de chancellerie, langue des scribes et des
déclarants, se ressent de cette extrême mixité. Mais l’éditeur
P. Grandchamp juge cette qualité de langue avec une sévé­
rité certaine, sans laisser de place, surtout, à l’hypothèse de la
langue franque. Tel document sera simplement décrit par lui
comme étant “en très mauvais italien”, ou “en très mauvais
italien mêlé de très mauvais espagnol”31.
La reconnaissance d’un usage scripturaire de la lingua
franca à l’époque moderne n’a pas été loin, pourtant, sans
s’officialiser quelque peu, sans bénéficier d’une reconnais­
sance au moins minimale.

2. CRÉOLISMES

Dans le cours de la période moderne, la diplomatie fran­


çaise s’est efforcée de recruter un personnel de mieux en
mieux formé aux langues orientales (les fameux “jeunes de
langues”, ou élèves interprètes de ce qui deviendra l’Ecole des
langues orientales). Cette exigence croissante d’une compé­
tence linguistique du personnel diplomatique n’impliquait
340 LINGUA FRANCA

pas, toutefois, que cessât tout emploi de la langue franque ni


reconnaissance de sa pertinence32. C’est ce qu’indiquera ce
document, adressé à la chambre de commerce de Marseille
en 1780, pour l’informer de la nomination de drogmans
français en Barbarie :
Et comme les Srs Février et Collet, cy-devant chanceliers
d’Alger et deTripoly de B(arbari)e sçavent la langue franque,
et ont quelques connaissances des langues orientales, ils ont
été portés sur la liste des drogmans33.

On assiste en réalité, y compris dans les écrits adminis­


tratifs, à une créolisation de la langue française en usage
dans les milieux d’expatriés. De cette inventivité lexicale,
notamment, certains éléments “prendront”, passeront dans
le français moderne, d’autres disparaîtront au contraire,
demeurant à jamais datés34. Frédéric Tinguely, à propos de
la littérature de voyage de la Renaissance, dans l’Empire
ottoman, a mis particulièrement en relief le travail sur la
langue de l’autre qui s’effectue par la graphie : tranlittéra-
tion qui maximisent l’étrangeté des termes, dialogues en
italiques35... L’auteur met très justement en relief une sorte
d’enchantement phonique des textes de voyage de l’âge
moderne, la manière dont on travaille l’effet de “singula­
rité verbale” par la multiplication des italiques, des majus­
cules aux initiales36. Ce procédé visant à faire ressortir
l’exotisme des mots et des contextes est effectivement uti­
lisé d’abondance par certains aute;urs en Méditerranée, tel
Jean Mocquet, qui met en italique tout signifiant allogène
ou allochtone, tout terme d’emprunt dans la langue fran­
çaise37. Mais, à l’inverse, il est une écriture qui acclimate,
dans ces contextes méditerranéens, l’élément étranger, qui
l’intègre sans italique, sans guillemets, à une routine lan­
gagière et à l’usage commercial ou diplomatique... On
émaillé ainsi la langue française, notamment, de termes
arabes et turcs plus ou moins francisés, sans plus de façon.
Cela dénote sous la plume de certains auteurs, La Motraye
ou Grelot par exemple, un véritable enchantement de la
langue de l’autre; les transcriptions de l’arabe et surtout du
turc enflent jusqu’au vertige38.
Vili - MISE EN MOTS, MISES EN SCÈNE 341

Un terme caractéristique de ces créolisations est par exem­


ple celui de censal, sensed (pluriel sensaux), qui provient de
l’arabe simsâr, et que l’on retrouve en italien sous la forme san-
sart^. Il est répandu dans l’ensemble de la Méditerranée, tant
levantine qu’occidentale. Le chevalier d’Arvieux observe par
exemple que “la plupart des Sensals sont Juifs ou Arméniens40”
et il explique de la sorte cette spécialisation par nation :
Ceux qui font le métier de sensals doivent sçavoir en perfec­
tion les Langues des Marchands avec qui ils traitent. Il y avait
à Smirne dans le tems que j’y étais quelques Français, qui
sçavaient les langues Turque, Arabe et Persane, qui étaient
Sensals, et qui faisaient parfaitement bien leurs affaires. Mais
le nombre en était si petit qu’il fallait par nécessité que les
négocians Français passassent par les mains des Juifs et des
Arméniens [...] Ce qui empêche les Européens d’apprendre
les Langues Orientales, est la trop grande communication
qu’ils ont avec les gens de leur nation ; au lieu que dans les
endroits où il y a peu d’Européens, la nécessité de converser
avec quelqu’un, les contraint de fréquenter les gens du Pais,
et par conséquent d’apprendre leur langue41.

Dans un domaine plus politique, on peut mentionner


le terme lizme, de lizma, impôt affermé, en langue arabe,
qui donne éventuellement ce néologisme : les “lismataires”.
Chastelet des Bois mentionne même le terme francisé avant
le terme arabe. Son patron se rend en effet auprès d’Arabes
tributaires, qui “ne payaient le lisme (Lezma) que par
contrainte42”. Il n’évoque plus, dans la suite de son récit, que
la seule forme francisée43. De même, Laugier de Tassy fera
mention des “lismes ou tribut de la Compagnie du Bastion de
France”. Cette même compagnie se déclare “lismataire”44.
Dans le domaine commercial, les exemples sont innom­
brables et l’on peut penser au terme de franco usité dans le
commerce de Jerba, cebibo, qui provient de l’arabe zbîb, “rai­
sin sec”45. Ou encore au terme “couffe”, kuffa (couffin), certes
usité en Provence, et dont Chateaubriand atteste l’usage à
Jérusalem (le transcrivant en italique comme terme local)46.
Certains mots, dans ce processus d’acclimatation,
acquièrent plus de relief que d’autres, et deviennent
342 LINGUA FRANCA

emblématiques d’un type de rapports entre chrétiens


d’Europe et musulmans, sinon de la langue franque
elle-même. Ils imprègnent les sources tout au long de la
période moderne et parviennent jusqu’à nous sans que
nous ayons conservé la mémoire de leur origine orientale
ou Barbaresque, le plus souvent. C’est le cas du mot “ava­
nie”, parfois décliné en “vanie”, qui désigne ces vexations
financières que les Orientaux imposent aux étrangers, et
notamment à leurs marchands et à leurs consuls47. Il est
en usage au Maroc, par exemple, dès le xviT siècle, comme
l’atteste J. Mocquet:
Quand un More s’est enivré chez quelque Juif ou Chrétien
qui vendent le vin, le Juge vient faire casser tous les vaisseaux
à vin qui sont de terre, et encore donne une bonne avanie ou
amende au maistre Tavernier48.

JeanThévenot, dans la même période, l’atteste également


à Tunis et recourt aussi à l’italique :
Les Turcs, accoutumés à faire de mauvaises querelles aux
Maures pour leur foire payer amende en faisaient bien sou­
vent aux Français ; c’est ce qui a donné lieu au proverbe c’est
. 49
une avanie mauresque.

Antoine Galland, au Levant, donne assez dramatique­


ment au terme le sens d’un tour pendable, dans ce pas­
sage de son journal où il évoque la ruse de certains Turcs
poussant un jeune Grec à se faire m'usulman en lui faisant
déchiffrer la profession de foi musulmane; il parle d’une
• 50” .
«avanie
Cette même idée de fausseté ou de ruse, au xviT siècle
également, est présente dans le récit de voyage de Corneille
Le Brun, d’où il ressort aussi qu’il s’agissait d’un terme peu
familier au lecteur. Le Brun l’emploie à propos d’un

douanier arménien qui se tenait à Smyrne. Il s’appelait


Antoine Silbi et était extrêmement riche. On lui fit avanie,
c’est-à-dire qu’on le chargea de quelque fausse accusation,
qui lui fit donner ordre de la part du Grand Seigneur de se
Vili - MISE EN MOTS, MISES EN SCÈNE 343

rendre à Constantinople, sans doute dans le dessein de lui


faire perdre la tête avec tous les grands biens qu’il avait51.

Néanmoins, Thévenot, au même moment, emploie aussi


“avanie” dans le sens d’une mesure de rétorsion exercée par
les musulmans, en Turquie, en cas d’offense à des femmes
musulmanes, et donc sans la connotation d’un abus de pou­
voir ou d’autorité52.
Au siècle suivant et en Egypte, Volney évoque le “casuel
d’avanies ou de demandes accidentelles” infligé au voya­
geur53. Chateaubriand, enfin, emploiera pour sa part le
verbe “avaniser”, toujours mis en relief par de l’italique54.
L’origine du terme est difficilement identifiable. Il pourrait
s’agir de la racine arabe 'wn, “aider”, euphémisme pour l’impôt
forcé et l’extorsion. Selon le Dictionnaire de Trévoux, repris par
l’érudit administrateur français Henri-Delmas de Grammont
à la fin du XIXe siècle, le mot “avan” avait le sens d’inique. Mais
dès le xvue siècle, d’après Sanson Napoléon, commandant du
Bastion de France, dans les années 1630, le Divan d’Alger avait
“chassé toutes les mauvaises gens, les avanys et cabalistes55”.
L’enjeu majeur de ces circulations lexicales et de ces
croisements, surtout, n’est pas de déterminer une origine,
éventuellement indécidable et diluée dans la circularité des
échanges, dans leurs effets de retours permanents, mais
d’identifier des cristallisations particulières, qui dénotent
tout à la fois la proximité et l’adversité, la tension des rap­
ports et l’établissement de menus consensus sémantiques.
Assez proche par son sens d’avanie, un autre terme carac­
téristique de ces rapports tendus, dénotant plus fortement
encore la langue franque que le précédent, est celui de
“mangerie”, venu de la langue franque mangiaria ou man-
gearia. C’est un terme véritablement emblématique et qui
est passé lui aussi dans la langue diplomatique du temps, en
Méditerranée56. H.-D. de Grammont, à la fin du xixe siècle,
analysant la correspondance des consuls d’Alger, note à pro­
pos d’un texte daté de 1690:
Ce mot est souvent employé dans la correspondance de nos
consuls ; il s’applique aux exactions des agents algériens57.
344 LINGUA FRANCA

Il désigne aussi des opérations de “pillage” ou d’extorsions


forcées, mais il n’est pas demeuré en usage dans le français
courant actuel, à la différence d’“avanie”.
Au même registre sémantique appartient la “galime”,
terme usité en français, francisé, de l’arabe ghanima, qui
désigne la (bonne) prise, à la course58. Le père Dan renvoie
ce terme à la langue arabe. Si “armadours”, armateurs, terme
usité par les corsaires, est attribué par lui au “langage franc”,
il n’en va pas de même pour le butin “qu’ils appellent galima
en leur langue59”.
On pourrait multiplier les exemples... Il suffira de souli­
gner à quel point la langue française, mais encore la langue
anglaise, par exemple, intègrent l’usage de ces mots étrangers
sans les mettre toujours à distance, mais au contraire en les
acclimatant.
D’autres termes ou tournures, qui nous paraissent
aujourd’hui bien moins “exotiques” que ceux qui viennent
d’être évoqués, sont, par contraste, rattachés par les contem­
porains à la langue franque. Le terme “patron”, si banal, est
ainsi explicitement défini comme étant de langue franque.
Le père Dan écrit:
Son maistre, que, par un autre terme en langage de franc,
l’on appelle vulgairement patron, et ainsi de tous les autres
en regard de leurs captifs60...

Au début du xvine siècle, l’Anglais Joseph Pitts évoque les


tentatives de séduction auxquelles les captifs sont en butte de
la part de leur “patroonas or mistresses61”. Le mot est diver­
sement référé à la langue franque par les contemporains. Il
donnera, pour les mamelouks du bey de Tunis ou du dey
d’Alger, cet usage d’appeler leur maître padrone, ou encore
patrone grande, comme l’attestent Dapper, Hebenstreit
ou Venture de Paradis62. Il en est de même pour le terme
“bagne”, auquel le contexte marocain semble à l’occasion
substituer celui de “canot”, transcrit en néerlandais par
exemple, comme knoufi\
On a déjà mentionné dans ce même registre la francisation
de matemore, tantôt rapporté à la langue franque et tantôt à
la langue arabe (mais pas aux langues berbères, amazigh, en
Vili - MISE EN MOTS, MISES EN SCÈNE 345

dépit d’une certaine évidence rétrospective). Volney, il est


vrai, mentionne aussi des matmoures dans le Hauran ; il écrit
en revanche kervanseraï avec de l’italique64.
Même des termes que nous serions plus spontanément
fondés à attribuer à la langue arabe basculent dans la langue
franque ; ils sont assignés par les contemporains à ce parler :
Il y a neufbeaux bâtimens qu’on appelle Casseries, Funduques
ou Alberges en langue Franque, où demeurent 600 janissaires
qui les font tenir fort propres à leurs esclaves. Il y a six prisons
qu’on nomme Bagne, ou Basios des Esclaves, où les Turcs
mettent les Esclaves qu’ils prennent sur mer65.

Le terme “casserie” réfère à la qaisariyya, sorte d’agora,


de marché clos, qui viendrait d’ailleurs du mot “César”.
Arvieux le transcrit sous la forme “caisseries”, qu’il définit
comme de grandes maisons, “comme nos cloîtres” où logent
les soldats66. Un autre agent français, le consul Vallières, dans
un mémoire, transcrit le même terme comme “Cazerie, ou
Casernes67”. Venture de Paradis, pour sa part, adopte la trans­
cription “Cacheriés68”. Le terme “fondouk”,^wz^zcco, bien
mieux connu aujourd’hui, relève plus encore d’une circula­
tion indistincte69. Il devient “Fondique” sous la plume du
chevalier d’Arvieux70. Laugier deTassy écrit, quant à lui : “Il y
a apaxxç.fundus ou alberges en langage franc71.” Saint-Gervais
dans la même période, soit vers 1730, écrit “Fondouë72”. Les
auberges se disent aussi “okelles”, de l’arabe ukâla.
L’étrangeté verbale se voit ainsi largement “domesti­
quée” et s’apprivoise à l’infini. Une grande quantité de
termes, sinon de tournures “orientales” ou “barbaresques”,
s’avèrent, au bout du compte, parfaitement francisés et
passent plus ou moins dans l’usage. Or, contrairement à ce
que l’on pourrait penser, cette créolisation au moins ponc­
tuelle ne concerne pas toujours les termes les plus fréquem­
ment usités; elle paraît assez aléatoire et idiosyncrasique.
En 1727, dans la relation de LaMotraye en Turquie, les
tasses à café se disent, par exemple, des “flingeans”. Nerval,
bien plus tard, visitant Le Caire, transcrira ce même mot
sous la forme poétique, francisée ou même anglicisée “Fine-
Janes73”. Au xviT siècle, Thévenot nomme les aubergines
346 LINGUA FRANCA

“mezingianes ou navets violets74”. Tollot, lors d’un voyage


en Terre sainte, en 1731 et 1732, les désigne par le mot
“Merinjeannes”, précisant: “Ce sont des racines très-
communes en Provence.” Il évoque de même un autre terme
consacré de langue franque, la mantèlle, qui est, dit-il, “une
espèce de beurre composé de tout ce qu’il y a de plus mau­
vais75”. C’est un terme d’un usage plus banal encore sur les
côtes de Barbarie (où il est évidemment dérivé de l’espagnol
manteca ou mantequilldò On le rencontre banalement, par
exemple, sous la plume d’un renégat génois au service du
bey de Tunis (“ahmetto genovese”, signe-t-il), qui adresse
au consul de France une série de provisions à distribuer aux
pauvres : “una teschere di 30 mittari d’oglio, un’altra teschere
di 10 giare di mantecò6”.
“Mantèque” est encore attesté par Venture de Paradis, en
une première occurrence avec italique, soulignant son carac­
tère étranger, et une seconde fois sans italique77.
Ce que recouvre ici la notion de langue franque pour les
contemporains de celle-ci- et l’on n’ose dire pour ses locuteurs,
puisqu’ils ne se reconnaissent guère comme tels - est donc,
au bout du compte, un travail lexical et “graphique”, ortho­
graphique, qui manifeste, au-delà de la porosité ordinaire des
frontières entre les langues, des effets d’appropriation expli­
cites et réciproques, faut-il le souligner, d’une rive à l’autre de
la Méditerranée. Ces multiples adaptations surlignent autant
d’intersections, par exemple, entre langue française, langue
arabe et langue franque, avec toutes les variations possibles
autour de l’italien ou de l’espagnol, comme dans cette “Pesca-
derie” d’Alger. Ces configurations langagières sont éminem­
ment et consciemment labiles ; la langue, en chacun de ces
points d’intersection, s’impose comme un lieu relativement
indistinct, où s’estompent les limites.
Ce travail de la langue n’est pas loin d’attester au sens lit­
téral des pratiques syncrétiques, au moins en paroles. C’est
ainsi que l’Aïd al-Adhha, par exemple, la grande fête du
sacrifice du mouton, que les Turcs appellent Bayram, est
nommé “Pasques de Carnères” en langue franque, la Pâque
à l’occasion de laquelle on consomme de la viande. C’est
une traduction attestée dès le xvne siècle à Alger78. Chastelet
des Bois distingue les “Pasques du Beran”, Bayram, et celles
Vili - MISE EN MOTS, MISES EN SCÈNE 347

du “Carnère”. On en retrouve la mention, au siècle suivant,


par Hebenstreit sous la forme “Pascià de Carnieros” qui est
pour lui la pâque des brebis79.
Autre transposition pidginisée, cet
Etat des dépenses ordinaires et indispensables du consulat
d’Alger: pour ouaides des pâques grandes, pour ouaides
de pâques de carnero, aux chrétiens du dey pour le ser­
vice qu’ils rendent chaque fois qu’on va luy parler dans sa
chambre, etc.80

D’autres transcriptions sont plus idiosyncrasiques, et


leurs auteurs ne les relient pas à la langue franque mais
bien à l’arabe ou au turc, tel ce “Porche”, que mentionne
Thédenat, et qui doit être le Burj, “fort”, “ensemble fortifié”
en langue arabe, terme francisé à l’époque coloniale sous
la forme “Bordj”81. Ou encore le pont, qantara en langue
arabe, qui devient sous la plume de Thévenot “la cantre”,
mais ne semble repris dans aucune autre source imprimée et
ne passe pas dans l’usage courant82.

Comment circonscrire alors, au sein de ces acclimatations


réciproques et incessantes, la part de la langue franque?
Toutes ces opérations n’en relèvent assurément pas. Les fron­
tières linguistiques sont de toute façon relativement aléatoi­
res, surtout en matière de circulations lexicales, et s’en tenir
à la perspective de l’origine est faire le choix d’une opération
fragile et quelque peu arbitraire83. Ces captations lexicales
réciproques, éphémères ou durables, attestent la vitalité
des langues tout simplement, sans doute dans un moment
de particulière mixité. La lingua franca figure, au sein de
ces processus croisés, tantôt une langue ressource parmi
d’autres, tantôt la matrice du processus lui-même. Certaines
notions se détachent, d’ailleurs, dans les descriptions des
contemporains, comme hautement caractéristiques de la
langue franque et d’aucune autre langue. Mises en exergue
dans les citations du franco, elles en composent une forme
de raccourci saisissant.
348 LINGUA FRANCA

3. DES MOTS PHARES

Les bribes de langue franque qui sont parvenues jusqu’à


nous se réduisent à des membres de phrases ou à des phrases
isolées... Même dans le cas de dialogues plus importants,
on “n’entend” généralement que l’un des protagonistes...
Or, dans leur apparente fragmentation, ces situations
d’énonciation, ces éclats de voix retrouvent une certaine
cohérence, tant ils se cristallisent autour des mêmes thèmes,
des mêmes motifs, des mêmes mots ou formules de phrases,
mais aussi de situations d’interlocution passablement sté­
réotypées. Cela met en évidence un travail de sélection plus
ou moins conscient dans la transcription des paroles de
lingua franca, et dans les modalités du passage au discours
direct. Certains “concepts”, notamment, sont l’objet d’un
manifeste surinvestissement sémantique. Sous la plume
des observateurs européens, les stéréotypes culturels et les
tropes narratifs se conjuguent. Uzansa, “usage”, figure pour
eux, de la sorte, l’un des termes clés de la lingua franca. Il
signifie, un peu dans la lignée d’“avanie”, une forme d’ex­
torsion ou le “droit” de saisie de la guerre, sous couvert de
la coutume. C’est là un des plus anciens exemples de langue
franque moderne qui nous soit transmis, puisque Brantôme
en faisait état dans la restitution d’un vif échange verbal
entre le corsaire Dragut et le grand maître des chevaliers de
Saint-Jean, au milieu du xvie siècle 84.
Il est parfois francisé en “usance”, mais demeure attri­
bué à la langue franque. Ainsi, dans cet exemple anglais
du début du xvne siècle : alors qu’un navire anglais et un
vaisseau algérien se canonnent, une clameur s’élève du
second :
They not only called us dogs and cried out "Usance de la mer”,
which is as much as to say, “thefortune ofthe wars”, but attemp­
ted to tear up the planks etc?5

Laugier de Tassy mentionne aussi à Alger “les usances”,


“demander l’usance”86. C’est le calque de ‘awâid-s, de
‘âda, “coutume”, “usage”, par ailleurs transcrit avaïds par
Venture87.
Vili - MISE EN MOTS, MISES EN SCÈNE 349

La codification conceptuelle de ce terme va bien de pair


avec la fixation d’un cliché narratif :
Si un capitaine ou maître de bâtiment, qui a coutume
de faire des voyages à Alger avec des fruits frais, ou secs,
des confitures et d’autres choses semblables, en donne par
bienséance une fois aux Turcs dont il croit avoir besoin,
toutes les fois qu’il y retourne avec les mêmes denrées,
chaque Turc vient demander la même portion qu’il avait
déjà reçue: ce qu’on appelle demander l’usance. Ainsi il
ne faut leur donner que conditionnellement, et par pacte
exprès, en s’expliquant sur l’avenir : en ce cas ils n’ont rien
à dire88.

Le docteur Frank souligne aussi cet accent excessif sur la


tradition :
Il n’existe aucune contrée dans le monde où les anciens
usages soient aussi respectés qu’à Tunis ; quelques ridicules
qu’ils soient, quelque répugnance même que la raison
éprouve à les suivre, les Maures disent : “c’est l’usage”, star la
usanza (en langue franque), et cette phrase termine toutes
les difficultés89.

L’insistance tout à fait convergente, dans ce moment, des


Européens sur ce terme franco, usance ou usanza, uzansa,
caractérise une relation avec leurs partenaires islamiques
qu’ils entendent constamment renégocier, récusant la tyran­
nie de la “coutume”... Tous ces témoignages écrits s’instau­
rent sous le signe d’un rapport tendu, instable, en dépit des
apparences et d’une codification croissante des règles de la
course, des relations entre Etats, du droit des gens et du
droit de la mer90. Le répertoire des injures et des violences
verbales s’impose alors comme un passage incontournable
dans l’expression de cette constante tension.
Belle illustration, par exemple, de ces “clameurs” de
langue franque, que ce récit du débarquement des chevaliers
de Malte à Hammamet, en août 1606. Ils saccagent la ville
mais finissent en débandade. Malte est défaite (calas, khalâs).
Nombre de chrétiens sont tués, et Savary de Brèves décrit la
350 LINGUA FRANCA

colère populaire et le déchaînement de la foule sur les corps


des malheureux chevaliers :
Aucuns des restes furent attachées sur les carneaux du chas-
teau, & les autres enfilées par le nez, traisnées par les rues,
les suivant une troupe de populace, qui criait, Malta calas,
Malta calas, San Ioan dormir, et autres telles sornettes, en
opprobre des Chrestiens91.

Autres cris, ces injures des maîtres brutalisant les


captifs. Elles sont reconstituées ou transcrites par
Haëdo ou par l’auteur supposé des Dialogues de capti­
vité, Antonio de Sosa92. L’un des protagonistes raconte
à titre d’exemple comment on traite un captif malade,
qui réclame le docteur (barberò), en l’accusant de vouloir
tirer au flanc :
A cosi, a cosi, mirar corno mi estar barbero bona, y saber curar,
si estar malato, y ora correr bona. Si cane dezir dole cabeça,
tenerfebre no poder trabajar, ni saber com curat, a Fe de Dio
abrusar vivo, trabajar, no parlar que estar malato93.

Un vieux Père chrétien prisonnier se voit menacer de la


bastonnade, simplement parce qu’il possède une tortue, et il
se voit ordonner de la remettre à la campagne:
Veccia, veccia, niçarané Christiano ven aca, porque tener aqui
tortuga? qui por tato de campana? Gran vellaco estar, qui ha
por tato. Andapresto puglia, portafora, guarda diablo, portar a
la campana, questo si tener en casa, estar gran pecado. Mira no
trovar mi altra volta, sino a fee de Dio, mi parlarpatron dona
bona bastonada, mucho, much^.

Les insultes stéréotypées adressées aux captifs sont au pre­


mier chef le terme “chien”, cane ou perro, ou encore chupek
(kôpeF) en turc, kelb en arabe. Le terme cornuto, “cocu” ou
“cornard”, fuse aussi, peut-être parce que ces captifs dépen­
daient fortement, pour leur rachat, d’une mobilisation fami­
liale et notamment de l’empressement de leurs épouses à
tout mettre en œuvre pour faciliter leur retour. On moquait
Vili - MISE EN MOTS, MISES EN SCÈNE 351

aussi par là le prisonnier exilé qui n’avait plus de moyen de


contrôle sur sa femme et la savait libre de le tromper.
Quant aux renégats, une insulte consacrée, quasi auto­
matique, leur était destinée, senza fide, “sans foi”, qu’atteste
par exemple Elizabeth Broughton au tournant du xvine et
du xixe siècle95:
Je ne peux appeler autrement que Mauresque un ébéniste,
renégat italien, qui était un habile artisan et, comme tel,
estimé de tous ses présents coreligionnaires. Je n’ai pourtant
Jamais vu un Turc ou un Maure, mentionnant cet homme,
omettre de témoigner (par un geste ou en s’exclamant audi-
blement senzafeda} le peu d’estime qu’il portait à un traître
à la religion de ses pères96.

On peut aussi rapprocher l’expression de cette insulte


bien plus précocement attestée, au xvne siècle, que lance
le dey de Tunis Murâd III, célèbre pour son instabilité
mentale et ses accès de fureur despotique, et qui, au
témoignage du marchand français Nicolas Béranger, avait
obligé des ulémas à baiser la croix dans l’église Sainte-
Croix, à Tunis, en leur disant: “Sans si fede Beisse." Paul
Sebag interprète cette expression comme “senza fide
bas”, “il est mal d’être sans foi”, bas signifiant “le mal”
en langue arabe, mais il faut peut-être l’entendre plus lit­
téralement comme la transcription de “renégat, baise (la
• \”97 .
croix)
Un grand nombre des témoignages sur la langue franque
dont nous disposons aujourd’hui visent de la sorte à la faire
entendre de manière immédiate, par une irruption du dis­
cours direct, “sur le vif”. Ces occurrences soudaines de la
citation, de l’expression verbale directe, interviennent géné­
ralement dans des contextes de violence ou de grande ten­
sion, à tout le moins de surprise... La langue franque n’est
d’ailleurs pas la seule à se voir ainsi transcrite sous forme de
citations au style direct, restituant le choc linguistique de
l’altérité et de la barbarie... La langue arabe ou turque donne
lieu de la même façon à toutes sortes de transcriptions sur
le même mode du discours direct, accompagnées de points
d’exclamation qui privilégient, de la même façon, l’insulte, la
352 LINGUA FRANCA

mise en garde, et toutes les modalités verbales et langagières


d’une relation conflictuelle et tendue.
Sur le plan de la translittération, elles nous apparaissent
souvent très approximatives, soit parce que l’auteur qui les
enchâsse dans son récit n’a qu’une connaissance très approxi­
mative de la langue, ou a la mémoire qui flanche (nombre
de témoignages de captivité ne sont rédigés que fort long­
temps après cette expérience), soit parce que les systèmes de
transcription sont idiosyncrasiques, et dans tous les cas bien
moins codifiés qu aujourd’hui. Volney finira par appeler à
une unification des translittérations98. Elles varient aussi en
fonction de la langue maternelle de l’auteur. Le terme bâlak!,
“attention !”, apparaît ainsi comme emblématique du pre­
mier contact avec le monde arabophone, figurant une mise
en garde liminaire. C’est le mot que l’on entend dans les
ruelles surpeuplées, où les porteurs de charges, notamment,
crient aux passants de s’écarter. Pour le sieur de Rocqueville,
à Alger au xvne siècle, employé comme porteur d’eau, bâlak
ressort bien comme le premier terme arabe qu’il ait appris :
Les rues de la Ville sont extrêmement estroites, un homme
seul a peine d’y passer, et afin que l’on vous fasse place, il faut
crier de loin, beluque, qui veut dire prenez garde. Lorsque
j’estais arrivé où je pouvais croire que l’on avait besoin d’eau,
je criais aba mibla, qui veut dire, qui veut de l’eau99?

Le même mot est transcrit comme helek par Aranda, et


devient balocke sous la plume de l’Anglais Thomas Dallam
à Alger :
As they went a Longe the streete, they often would cale to the
people, and say, balocke, balocke, that is to saye, bewarr, or
take heede^.

Autre terme récurrent, la “falaque” oufalaca, ou “falanque”,


qui est la bastonnade. Ainsi, comme le relate Aranda, c’est le
châtiment réservé par le fameux raïs “Ali Pégelin” à l’un de
ses compagnons d’infortune:

Le général répondit incontinent : pila baso cane, portafalaca,


ce qui se dit ordinairement lorsqu’ils veulent battre quelqu’un
Vili - MISE EN MOTS, MISES EN SCÈNE 353

et veut dire : “mettez-vous bas par terre, chien, et que l’on


apporte lafalaca’, qui est un bois long de quatre ou cinq pieds,
troué par le milieu, par où on fait passer une petite corde, avec
laquelle les plantes des pieds sont étroitement attachées à ce
bois par cinq ou six trous en façon de garrot, que lui donnent
deux hommes, qui tiennent les deux bouts101.

Emblématique, ce terme l’est aussi devenu parce qu’il


illustre un rapport de force et l’exercice de la contrainte,
de la violence. La falaca jusqu’à présent, dans le monde
arabe, évoque aussi bien les châtiments corporels des écoles
coraniques que des pratiques tortionnaires. L’inclusion
dans les textes de transcriptions de “la langue de l’autre” au
style direct, quelle que soit cette langue, est donc, le plus
souvent, motivée par le récit d’une confrontation brutale
ou tout au moins déroutante avec lui. La transposition au
discours direct de la lingua franca s’inscrit dans cette règle
plus générale ; elle n’est généralement motivée que par une
démonstration de colère ou de brutalité, ou encore dénote
une xénologie radicale. Elle exprime de manière privilé­
giée une expérience aiguë, généralement douloureuse, de la
conflictualité et de l’adversité. On pourra encore juger du
caractère stéréotypé des dialogues en situation de contrainte
et de violence par une citation de Fercourt, compagnon de
captivité de Regnard, à Alger en 1678.
Dans une transition au style direct, il relate la bastonnade,
“falanque”, que lui inflige son patron :
Ce barbare m’aïant pris par le bras et craché au visage, me dit
avec des yeux de fureur et de colère : chien de chrétien, cou-
che-toy par terre. Perro sensa fede, gyaour, sentar abasso102.

Il y a loin de cette scène à la vision irénique d’une commu­


nication fusionnelle par la langue franque. Il y eut à n’en pas
douter des usages pacifiques et sereins dufranco, mais ils n’ont
pas donné lieu de la même façon à ces témoignages “sur le
vif”, au style direct. Peut-être le ridicule des paroles de langue
franque, dans la transcription, sous l’œil distancié du lecteur,
aurait-il introduit un effet contreproductif dans l’expression
de sentiments amicaux ou tendres... Si l’on ne se campe pas
354 LINGUA FRANCA

soi-même en locuteur de la langue franque, donnant à enten­


dre ses propres paroles dans cette langue, l’échange empathi­
que, les sociabilités amicales ne donnent pas lieu non plus à
cette transposition littérale de l’échange.
Par exception, on pourrait mentionner ce moment de la
relation de Rocqueville sur Alger:
S’il arrive que les Turcs prennent quelque Chrétien en affec­
tion, la plus grande caresse qu’ils lui font, est de luy dire
comme estas bonne fortè dios grande faser camino perii non
peaur, si le chrétien veut estre bien venu, il faut qu’il réponde
Fendicq, qui veut dire Maistre, Salcnieque, qui est à dire
grand mercy, et qu’il luy baise la main103.

Curieusement, le captif ainsi pris en affection, enjoint de


ne pas avoir peur (peaur), est supposé répondre sobrement,
mais en “turc” Effendi"), à ces paroles amicales de langue
franque, comme si chacun, dans cette relation, faisait une par­
tie du chemin vers l’autre. Le caractère injonctif de la réponse
indiquerait aussi le caractère “forcé” de cette amitié.
Une autre scène d’amitié d’un Turc donnant lieu à une
translittération de la langue franque est à trouver dans la
relation de Fercourt, et elle confirme à nouveau la nature
standardisée, mimétique, sinon de ces dialogues, au moins
des citations qui en rendent compte :
Tous les esclaves n’ont pas un sort aussi malheureux que le
nôtre. Ceux qui ont le bonheur de tomber entre les mains
d’un vray musulman ou turc naturel ne souffrent qu’autant
qu’ils ont perdu la liberté. On voit souvent ces bons musul­
mans consoler les esclaves qu’ils rencontrent dans les rues
chargés de chaînes en leur disant: No piliar fantasia, Dios
grande, mondo cousi, cousi, Dios fera il tuo camino, si
venira ventura, ira a casa tua, qui veut dire: Ne te chagrine
pas, Dieu est grand, le monde tellement, tellement, Dieu
fera ton chemin, il viendra une occasion qui te fera retour-
• 104
ner en ta maison .

Ces exemples sont rares. Les usages pacifiques de la lingua


franca, dans les échanges commerciaux, par exemple, mais
Vili - MISE EN MOTS, MISES EN SCÈNE 355

aussi dans les relations amoureuses ou simplement amicales,


ne donnent pas lieu généralement à la reproduction litté­
rale des dialogues, à une transparence des paroles, peut-être,
comme on l’a déjà suggéré, par crainte d’y introduire un
élément de dérision à l’écrit, un effet de torsion narrative,
contre-démonstratif. Les “barbarismes” ainsi accumulés ne
sauraient exprimer des sentiments positifs.
Les citations de langue franque s’inscrivent par consé­
quent dans des récits de souffrance, de plainte, ou alors elles
visent expressément à susciter le mépris ; dans les relations du
xvne et xvme siècles notamment, et a fortiori auxvme siècle,
son registre comique demeure réservé aux usages théâtraux
et musicaux. Ce n’est que dans les premières années du
XIXe siècle que des modalités comiques de la lingua franca
apparaissent aussi dans des textes de mémoires, d’autobio­
graphies. C’est le cas de la relation d’Elizabeth Broughton à
Alger, par exemple, qui justifiera plus d’attention de notre
part, ou de celle de Filippo Pananti, lorsqu’il s’entend propo­
ser, en langue franque, de devenir secrétaire du dey d’Alger.
On lui explique dans le même temps que le dernier déten­
teur du poste s’est vu couper la tête, mais l’effroi, la peur du
Turc ne sont plus de la même façon à l’ordre du jour.
Même dans un cadre plus détendu, le trait marquant de
ces textes, à l’échelle de presque toute la période moderne,
est leur caractère extrêmement stéréotypé. Les dialogues
impliquant des captifs, en particulier, se résument le plus
souvent en quelques messages fort simples: n’aie pas peur
(paura),ne fais pas le malin (fantasia) et Dieu te ramènera
chez toi. "Dios grandefaser caminoperti nonpeaur', transcrit
Rocqueville. “Dieu est grand, tu pourras rentrer chez toi,
haie pas peur”... Au moindre accroc pleuvent les injures:
“Chien, cornard, juif, foi de merde...”
Le même dialogue semble alors parcourir différents
textes, contemporains ou non les uns des autres. Ainsi de ce
dialogue “rapporté” ou reconstitué par “Diego de Haëdo”,
dans lequel un fils de renégat tente de consoler un captif de
son sort:
Dio grande, no pigliarfantasia, Mundo cosi cosi. Si estar scripto
in testa, andar, andar. Si no oca morir105.
356 LINGUA FRANCA

Antonio, l’un des deux captifs du Dialogue de la captivité,


raconte l’histoire d’un soldat espagnol qui porte l’argent de
sa rançon à son maître ; celui-ci ne s’en contente pas :
Como, cane, perro, ludio, cornudo, traydor, estas son los dîneras
que yo pedia del rescate? e alzo ilprezzo.

Après une seconde tentative, le maître n’est pas plus décidé


à autoriser le rachat :
De otra manera, aca morir cane comudoW6.

A lire le père Dan, qui décrit le sort des captifs de Barbarie


quelques décennies après Haëdo, on a bien le sentiment
d’entendre le même dialogue. L’auteur mentionne en effet
ces paroles que les corsaires turcs, qui s’emparent d’un navire,
adressent aux captifs :
[...] Ils les exhortent à ne se point fâcher, en usant de plu­
sieurs belles paroles, comme celles-cy que les Turcs leur
disent en langage franc, No pillar fantasia; Dios grande,
mundo cosi, cosi, si venira ventura ira à casa tua'®1.

Des paroles de menace sont prononcées dans les mêmes


circonstances punitives, la bastonnade :
Ce qu’il y a de pire, c’est que les faisant coucher de tout leur
long sur le tillac du navire, ils les frappent à grands coups
de baston sur le dos, et sur le ventre, en leur disant : quoy,
cane, perro, ludaeo traditor, tu nous as donc celé la vérité?
tu as icy de l’argent caché, tu es plus riche que tu ne dis, et
de meilleure condition que tu ne te fois ; parle hardiment,
combien peux-tu payer de rachapt?

Les mêmes injures reviennent encore, avec la bastonnade,


une fois à terre :

Ils apprennent à leurs despens, qu’une humeur dédai­


gneuse et superbe est la chose du monde que les Turcs
abhorrent le plus, principalement en leurs esclaves : aussi ne
Vili - MISE EN MOTS, MISES EN SCÈNE 357

manquent-ils guère de traiter mal ceux quelle maîtrise ; et


de leur payer comptant cent ou deux cens coups de baston.
Tener fantasia tu, leur disent-ils en langage franc, Abako,
cane, traditor™.

Un autre contemporain, Emanuel d’Aranda, lui-même


captif, produit dans ses mémoires des dialogues tout aussi
stéréotypés, émaillés des mêmes sortes d’injures mais accom­
pagnés d’une traduction. Son maître, “le général Ali Pégelin”,
tente d’obtenir une forte rançon d’un chevalier de l’ordre de
Saint-Jacques,
à quoi le chevalier répondit qu’il n’avait pas d’argent; ce
que le général ayant répété plusieurs fois, finalement fâché
de ne rien gagner, il lui dit en langage franco : la cane tyfar
gaziva, ty tenerfantasia, à fi de Dio my congar bueno por ti.
C’est-à-dire : “Vois, chien, vous faites l’entendu, vous avez
des fantaisies, par la foi de Dieu, je vous accommoderai
bien”109.

Une autre scène de bastonnade a lieu à la matemore de


Ceuta, mais, inversement, ce sont cinq Turcs qui y sont rete­
nus prisonniers ; un ancien captif, le bâton à la main, leur
crie: “Pilla bassa, c’est-à-dire, en langage franco, mettez-le
par terre110”.
Un dernier exemple de ces situations stéréotypées
- scènes de menace et de violence verbale ou physique —
pourrait être emprunté, encore à Alger au xvne siècle, au
Portugais Joâo Mascarenhas. Il relate dans ses mémoires
l’aventure d’un captif français contraint à la conversion,
marié à une Algéroise de bonne famille, qui prend la
mer avec ses beaux-frères musulmans, puis les débarque
à Valence et les vend à leur tour comme captifs. Ils le
supplient de les laisser libres :
Le Français leur répondait ce qu’eux-mêmes nous ré­
pondent, que c’est là l’usage, qu’il ne faut pas en faire une
fantasia, qu’il était écrit sur leur front qu’ils étaient faits
pour être esclaves, et lui pour recevoir l’argent qu’ils lui
rapporteraient.
358 LINGUA FRANCA

Le texte original comporte plus précisément l’expression


que non pilhassem fantasia^.
Mascarenhas relate aussi une tentative d’évasion à l’initia­
tive d’un Français et la colère du maître de son compagnon
d’évasion :
Cani Frances triller, ti querer levar christiano de mi para terra
de Espanha per arte de diabo. Non pord, cani sense fé, agora
pagar!

Chien de français dégénéré, toi vouloir emmener chrétien


de moi à terre d’Espagne par astuce diabolique. Pas possible,
chien sans religion! Maintenant payer”2!

Ces formules consacrées, qu’elles soient figées par


l’usage, par la réitération des mêmes contextes d’énoncia­
tion ou par ces tropes propres à la littérature de captivité,
constamment dupliqués, ont la vie longue. Le poète tos­
can Pananti, lorsqu’il est pris en mer et conduit à Alger
par des corsaires, dans les premières années du xixe siècle,
use dans le récit de cette expérience des mêmes formules
de langue franque qui avaient cours deux cents ans plus
tôt:
Ils nous dirent dans leur langue francque : “No paura,
point peur.” Ils se firent ensuite apporter du rum ; et après
s’être emparés des clefs de nos malles, ils nous partagèrent
en deux divisions113.

Le lever du jour, au bagne, s’accompagne aussi des mêmes


brutalités verbales :
Déjà le guichetier, avec une voix rauque de Stentor, se
mit à crier vamos à trabajo cornutos, à l’ouvrage: telles
étaient les flatteuses expressions employées pour appeler les
esclaves114.

Devant et derrière nous, étaient des gardes armés de fouets,


et répétant souvent à trabajo cornutos, can d’infidel à tra­
bajo, à l’ouvrage chiens de chrétiens, à l’ouvrage115.
Vili - MISE EN MOTS, MISES EN SCÈNE 359

Rapidement libéré, Pananti traîne dans la ville dans


l’attente de son rapatriement ; il subit à nouveau moqueries
et insultes :
Etes-vous avec de jeunes Turcs, ils s’amusent à vous donner
le nom de cornutos ou de chien sans foi116.

Ce corpus illustratif réduit à quelques exemples résume


donc l’univers de la captivité dans ses grands traits...
“Usanza de guerra”, “Mudanza defortuna”, telles étaient ces
expressions de langue franque que transcrivait Brantôme, les
attribuant au fameux corsaire Dragut et au grand maître de
l’ordre de Malte117. De manière plus générale, ce que met
en lumière cette insistance si marquée sur la fortune, sur les
revirements du sort (mudanza de fortuna), est un système
d’équilibre entre l’Islam et l’Europe latine, une tension dans
l’équilibre, et donc dans la parité, où les hommes se font
prendre, capter, rapter, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Il
n’y a pas, dans ce moment de déséquilibre flagrant des forces
et des puissances.
Par ailleurs, cet ensemble de citations est très souvent
référé au même espace urbain, et à la ville d’Alger majoritaire­
ment ; ses variations se déclinent moins comme des modula­
tions dans le temps que commé des variations transcriptives.
La langue “nationale” du narrateur (portugais, espagnol,
français ou italien) semble déterminer ces inflexions plus
sûrement encore que l’époque du témoignage, ou encore
l’identité sociale de l’observateur. On n’en déduira pas que la
lingua franca n’est pas évolutive; elle change et évolue dans
le temps comme toutes les langues ou modalités langagiè­
res, comme tous les parlers, mais on doit prendre acte de la
constance avec laquelle ces différents récits, certes massive­
ment référés à un contexte bien particulier, l’expérience du
rapt et de la rançon, usent continûment des mêmes formules
et des mêmes notions.
Un effet mimétique ressort donc de ces multiples textes.
Les compilations manifestes ne sont pas rares. Elles résultent
en partie de ce que la littérature de captivité devient dans ce
moment un véritable genre et connaît un succès notable.
Les mémoires d’Aranda, notamment, furent rééditées à
360 LINGUA FRANCA

plusieurs reprises et traduits en différentes langues euro­


péennes dès leur parution en 1656118. Au xvine siècle, la
relation de Thomas Pellow fît aussi l’objet de différentes
éditions et traductions européennes, tout comme, un siècle
plus tard, les Avventure e osservazioni sopra le coste di Barberia
de Pananti. Tous ces textes se présentent à la fois comme des
récits d’aventure et comme des “guides”, recueils de conseils
pour des lecteurs qui, à leur tour, connaîtraient l’infortune
de la captivité. Mais on doit se demander si la récurrence
des mêmes locutions de langue franque, dans les narrations
et dans les passages au discours direct, découle plutôt d’une
répétition de ces mêmes formules par les acteurs eux-mêmes
ou d’un effet de calque des récits. Les lieux communs ne
sont pas seulement narratifs. Ces deux niveaux de réalité
sont probablement avérés et concourent à une forte styli­
sation des évocations de la langue franque dans ce type de
textes.
Les citations de langue franque, au discours direct, repro­
duites dans les relations de captivité, s’avèrent en effet beau­
coup plus répétitives et prévisibles que celles qui émaillent
les récits diplomatiques, par nature plus sensibles à l’aléa,
mêmè si ces derniers n’échappent pas non plus aux poncifs.
Le plus lancinant d’entre eux, on l’a mentionné, est celui de
Y usance ou de ï avanie.

4. LIEUX DIPLOMATIQUES

Un tournant est pris, en Méditerranée, dans le milieu du


xvnie siècle et plus probablement après la Révolution
française. Sur un plan géopolitique, l’Empire ottoman
est affaibli. Les puissances barbaresques gênent l’Europe,
mais ne lui font plus peur au même degré; les Levantins,
après l’expédition d’Egypte notamment, deviennent pour
elle objets de mépris. Dans la balance diplomatique, la
Méditerranée islamique se voit de plus en plus assujettie.
De manière symbolique, les beys de Tunis, par exemple, qui
font tirer le canon, par forme de civilité, à l’avènement de
chaque nouveau roi de France, ne réussissent plus à obtenir
qu’un usage semblable leur soit rendu, à Marseille, comme
Vili - MISE EN MOTS, MISES EN SCÈNE 361

il était de coutume119. La course paraît moribonde, même


si elle connaît un renouveau, durant quelques années, après
l’expédition d’Egypte, en raison du blocus anglais - elle jus­
tifiera par rétorsion l’expédition de lord Exmouth, en 1816,
officiellement pour mettre fin aux pratiques esclavagistes des
Barbaresques120.
Dans ce contexte, la moindre revendication de souverai­
neté des puissances musulmanes de Méditerranée tend à être
perçue comme un acte d’autorité despotique (et c’est dans
ce moment au demeurant tardif que la caractérisation des­
potique des Régences ottomanes, et non plus du seul centre
de l’empire, se vulgarise pleinement). Toute exigence d’un
gouvernant islamique envers un consul ou un représentant
des nations européennes aura tendance à être interprétée,
désormais, comme une “avanie”121. Les rapports amicaux,
d’estime, ne disparaissent pas, dans ce nouveau contexte
politique; pour être despotiques, les gouvernants peuvent
même se voir qualifier d’“éclairés” à l’occasion, comme
ce fut le cas pour Muhammad Ali en Egypte ou d’autres
encore... Les échanges commerciaux se poursuivent aussi et
deviennent même de plus en plus profitables aux Européens,
mais leurs perceptions de l’univers islamique se schématisent
à outrance. Or, dans ce nouveau contexte, les perceptions de
la lingua franca entrent aussi dans un cadre schématique, et
jusqu’à la caricature.
Une nouvelle littérature, tout à la fois diplomatique et
savante, donne naissance à quelques plans d’expansion euro­
péenne en Méditerranée, tel ce projet d’invasion de l’Algérie
que Thédenat rédige pour Talleyrand, et un argument devient
central dans les analyses politiques : le thème de la coutume
tyrannique, des extorsions sans fin opérées par les Orien­
taux, de l’exigence constante, de leur part, de nouvelles taxes
ou nouvelles vexations pesant sur les Européens. Ce thème
devient quasi obsessionnel. Il faudrait veiller, expliquent les
personnels diplomatiques, à ne jamais créer un usage, à ne
jamais procéder à un don inédit, notamment, qui pourrait
faire droit et donner lieu à des extorsions ultérieures122.
Cette crainte s’énonce comqie un appel à refonder l'inter­
action, à suspendre son cours pour la-reformuler autrement,
voire lui donner, purement et simplement, un point d’arrêt.
362 LINGUA FRANCA

L’autre partenaire — qu’on le dise Barbaresque, Oriental,


Levantin, Musulman... - est toujours estimé trop avide et
prêt à tirer avantage de toute situation. C’est un schème de
dévoration qui, en d’autres termes, le caractérise^.. Il n’est
guère qu’un officier de marine (et espion ?) russe, Kokovtsov,
pour trouver dans ce moment, peut-être en raison de sa posi­
tion plus externe, ime explication somme toute positive à ce
manque de retenue supposé123:
Les marchands chrétiens qui vivent ici évitent les occasions
de leur faire un cadeau quelconque, parce que, s’ils le font,
les Barbaresques, les considérant comme obligés de le faire,
ne rougissent pas de les solliciter eux-mêmes ; de même il
ne faut pas les inviter à dîner chez soi; car ayant été vos.
hôtes une fois, chaque fois qu’ils viendront chez vous, il fau­
dra leur offrir la même chose, ce qu’ils tiennent comme un
grand honneur pour le maître de maison. Ils ont conservé
ces habitudes provenant des anciens peuples arabes, qui,
selon la description d’Aboulféda, observaient strictement
les devoirs d’hospitalité124.

En règle générale, on recense comme autant de clichés,


à compter de la fin du xvnie siècle, une série d’expressions
ou de termes de langue franque qui dénotent tous l’avidité,
la corruption, le harcèlement indigne exercé sur l’étranger.
Nulle part cette systématisation n’est aussi poussée et détaillée
que dans la description que donne de la langue franque,
non pas un diplomate directement, mais une femme, une
Anglaise, Elizabeth Broughton, fille du consul anglais il est
vrai, qui vécut à Alger de 1806 à 1812. Il s’agit, plus préci­
sément, d’un journal féminin à deux voix, Elizabeth enri­
chissant les mémoires de sa mère, l’épouse du consul, de
souvenirs personnels125.
Cette longue et riche description, publiée en 1839, ne
décrit pas, en premier lieu, un univers d’expatriés européens
repliés sur eux-mêmes. Une tendance communautaire se fait
jour, et Elizabeth Broughton évoque notamment la manière
dont sa mère avait reconstitué, dans leur maison de cam­
pagne aux portes d’Alger, une sorte de fermette anglaise, y
faisant même du jambon126. Mais elle fait aussi état d’une
Vili - MISE EN MOTS, MISES EN SCÈNE 363

forte interpénétration de ce petit milieu avec la société


musulmane environnante. Le consul et sa famille sont reçus
dans la société algéroise. Son épouse, par exemple, assiste
à un mariage. Le marié n’a pas encore vu sa fiancée et il
interroge la dame anglaise pour savoir si elle est belle; sur
sa réponse élogieuse, il approuve : “Star buono Signora, Star
buono"
Elle est également invitée avec ses enfants chez l’épouse
du dey (la deyle) et, là encore, la langue de communication
est la linguafranca, bien quelle nécessite un truchement du
côté de la deyle :
Elle nous reçut très gracieusement, vraiment très gentiment.
Son père était également présent. Il nous conduisit à l’étage
et nous introduisit auprès d’elle ; et comme il parlait parfai­
tement la lingua franca, et que je commençais à très bien la
comprendre, il me servit d’interprète128.

Ce n’est qu’à l’occasion d’une audience du consul anglais


par le pacha que Mrs. Blanckey s’emploie à donner une
définition de cette lingua franca. Le dey renvoie en effet le
consul sur cette gracieuse parole : “Andar e tentar quieto allo
suo Giardino".
Elle précise :
La Lingua franca, est la langue dans laquelle les Turcs et
les Maures établissent toutes les communications avec les
Européens de différentes nations. C’est une sorte di Olla
Podrida de toutes les langues parlées dans les différents pays
entourant la Méditerranée129.

Autre commentaire épilinguistique : lorsque E. Broughton


mentionne ce nom que le dey attribue au roi d’Angleterre,
“Buono Amigo el Rey Giorgi’, elle croit bon de préciser en
note:
Que l’on ait à l’esprit que c’est de la linguafranca que je cite,
et non pas l’une de ces langues plus pures à partir desquelles
elle est si arbitrairement compilée130.
364 LINGUA FRANCA

L’épouse du consul, “Madama Inglesa”, reçoit aussi un


précieux compliment de la part du premier khodja du dey,
qui lui déclare :
Ma ti no star Muger ti star hombre perche tener judicia d’un
hombre [mais toi tu n’es pas une femme, tu es un homme
parce que tu as le jugement d’un homme]131.

“J’espère que cela ne va pas me faire tourner la tête!”,


commente-t-elle.

Elle note aussi que Sidi Yusuf, ministre de la Marine, “par­


lait parfaitement la Langue franque dans toute sa franche
éloquence et concision”, ce qui démontrerait que, tout élé­
mentaire quelle était, cette langue pouvait, dans ce moment,
se trouver bien ou mal parlée132.

Ces deux dames elles-mêmes, mère et fille, comment


ont-elles appris la lingua franca ? 7e commence à très bien
la comprendre”, écrit Mrs. Blanckey dans son journal.
Le personnel domestique du consulat d’Angleterre est
composé en partie de gens du pays. Un couple de vieux
Italiens y travaille à demeure, mais aussi, et de manière
majoritaire, des Kabyles. C’est donc tout d’abord dans ce
cadre domestique que la famille anglaise pratique la lingua
franca. Au-delà de ces cercles subalternes, le consul bri­
tannique attire dans sa maison toutes sortes de dignitaires
algériens, et, à en croire E. Broughton, le raïs Hamidou,
le célèbre corsaire, parlerait même l’anglais, de même que
son compère Babastro (ce dernier étant de surcroît franc-
maçon)133. Et si l’ascendance de Babastro est possiblement
espagnole, le fameux raïs Hamidou est indiscutablement
d’origine maure ou même kabyle134.
Or, autant Hamidou apparaissait austère au chevalier
florentin Pananti, autant la jeune Broughton en restitue
un aimable portrait, celui d’un homme galant et cultivé.
D’autres notables algérois fréquentent cette demeure de
plaisance du consul, construite dans le quartier chic de la
ville, secteur de jardins sur les hauteurs d’Alger.
Mais en contrepoint à ce cadre de vie enchanteur, en fort
contraste avec ces sociabilités croisées, ouvertes, fluides et
Vili - MISE EN MOTS, MISES EN SCÈNE 365

pour une large part sous le signe de l’amitié, et même de


l’affection, la fille du consul anglais produit l’analyse de la
langue franque la plus détaillée mais peut-être aussi la plus
mordante qui nous soit parvenue. On ne peut que saluer
l’intelligence de cette analyse, dans sa cohérence et son
acuité, mais prendre acte aussi de ce quelle révèle de sché­
matisme et de condescendance.
La caractérisation du franco par Elizabeth Broughton se
résume en trois termes :

Les trois mots les plus significatifs et souvent fort amu­


sants du vocabulaire de la langue franque sont “Fantasia ,
“ Usanza" et “Mangiado". Leur sens est supposé être si exten­
sif que leurs différentes significations sont presque indéfinis­
sables. Si le Dey ou quelque autre personnage d’importance
donne son sentiment sur telle ou telle affaire, puis estime
qu’il faudrait lui donner un cours diamétralement opposé
pour quelle soit à son propre avantage, on estimait qu’il
était parfaitement suffisant de dire que le Pacha avait pris
“fantasia", ou que le ministre de la Marine n’entendrait pas
d’autre mot parce qu’il avait aussi pris “fantasia".
Plus d’une fois, nous fûmes confrontés à la désertion de
tous nos Cabaillis [Kabyles], qui servaient comme valets,
sous-jardiniers, garçons de ferme, vachers, bergers ou cou­
peurs de bois. Le janissaire, sous les ordres immédiats duquel
ils étaient placés, s’était disputé avec eux et ils avaient pris
“fantasia", et décampé dans la nuit [...] Si un dandy turc
inclinait son turban d’un quart de pouce sur le côté, ilétait
salué d’un “Ah fantasia'" Si une contenance s’avérait moins
gracieuse qu’il n’était escompté, à nouveau la même conclu­
sion en était tirée: “fantasia"^5.
Mais assurément le plus impératif de ce trio verbal était
ce mot magique, usanza, qui figurait comme le refrain de
chaque action de piraterie, injuste ou tyrannique, de chaque
coutume inintelligible, étrange ou absurde. “Star usanza,
c’est l’usage”, et tout devait s’incliner devant ces paroles.
Dernier, mais non des moindres, en raison de son extensivité,
venait “Mangiado". En vérité je ne peux pas même essayer
de donner une juste idée de son importance; mais le terme
s’imposait pour dénoter quelque chose d’irrémédiablement
366 LINGUA FRANCA

perdu, comme dans le cas d’un prodigue atteignant le der­


nier stade de la pauvreté. Le locuteur, vous racontant à
vous qui passerez par là, ce que fut sa richesse héritée de
son père, ajoutera simplement “ Todo Mangiado” et vous
saurez l’histoire. Si un navire était perdu en mer, il était
“Mangiado”^6.

Quel lien entre ces trois termes ainsi poinçonnés:


Usanza, Fantasia et Mangiado ? Pourquoi tant d’insistance,
congruente avec celle de tant d’autres témoins et locuteurs
européens de la langue franque, sur leur valeur exemplaire?
Leur point commun est clair. Ils ont trait chacun à la mise
en cause d’une limite, la limite des convenances, la limite
d’un droit, d’une civilité, d’un état d’équilibre, et leur usage
récurrent illustre la délimitation instable des rapports entre
Européens et Barbaresques, ou Orientaux, ou Musulmans...
Mangiado exprime clairement la dévoration. Fantasia est la
bravade, la provocation, ïagôn. Usanza relève aussi, parado­
xalement, d’une dissolution de la limite, puisque le terme
décrit une occasion qui fait droit et qui obère l’avenir. On
pourrait ajouter à ce lexique avanie. Ce champ sémantique
est donc celui de la dispute d’une limite du territoire du
soi et de l’autre, l’autre qui exige toujours plus, grignote du
terrain et prend l’avantage sur son adversaire...
Sans doute ces termes reflètent-ils au premier chef les
négociations pied à pied qui tissent la vie diplomatique,
telle quelle se fait “par le bas”, par les menus cadeaux et les
commissions versées par les consuls (et par les cadeaux aux
consuls)137. Mais par-delà ces tractations, petites et grandes,
c’est sans doute l’enjeu d’une “contamination” identitaire
qui inspire cette constante obsession d’être pris malgré soi,
contraint, dévoré, et même “mangé”... On observe qu’à
mesure que s’affirme le pouvoir de négociation des consuls,
notamment à la fin du xvine siècle, à mesure qu’ils impo­
sent leurs exigences, tant matérielles que de préséance, qu’ils
s’adaptent, en un mot, au milieu local et entrent dans le
jeu, la crainte grandit aussi d’être au bout du compte assi­
milé. Christian Windier a finement mis en évidence, au
demeurant, ces formes d’acculturation à la société locale.
Elles gagnent les milieux consulaires où des hommes, des
Vili - MISE EN MOTS, MISES EN SCÈNE 367

lignées familiales, s’enracinent durablement, au fil de plu­


sieurs générations, dans le pays ou dans la région... Ces
métissages sont a fortiori avérés en Orient, dans le monde
des “barataires”. Que l’on se rappelle, par exemple, ce jeune
Mazoyer ou Mazolier, interprète de Lamartine, Français par
son père, et d’une grande famille de Syriens de la montagne
par sa mère, qui avait traduit le journal de F. Sâyigh en langue
franque...
Il apparaît ainsi un contraste saisissant entre la multipli­
cité des modes de communication en langue franque qu’at­
teste E. Broughton dans ses mémoires, lorsqu’elle évoque,
au fil des citations de franco tant de relations de sociabilité,
relations hiérarchiques aussi bien qu’affectives et amica­
les, et cette image presque caricaturale des rapports entre
Européens et Musulmans qui ressort de son analyse lors­
qu’elle s’essaie à décrire la langue franque. La notion fort
ancienne de ï avanie, celle de lafantaisie, au sens de la langue
franque, fantasia, bravade, défi, s’amplifient désormais, figu­
rent autant de prétentions insupportables, inacceptables.
C’est le principe même d’une langue commune que récuse
à terme ce discours sur la langue franque, lequel postule une
adéquation d’essence entre les notions et l’être même d’une
société. Mais la lingua franca avait-elle jamais figuré, de la
sorte, une langue commune? L’avait-on tenue pour un lieu
véritablement commun ?
CHAPITRE IX

LANGUE COMMUNE, LANGUE UNIVERSELLE


ET LANGUE DE L’AUTRE

La lingua franca est la langue d’un mi-parcours, d’un che­


min vers l’autre où l’on s’arrête à mi-distance. Quand bien
même le lien d’une langue à un territoire, à un espace de
souveraineté n’est pas, dans l’âge moderne, ce qu’il sera pour
le monde contemporain, à parler la langue de son interlo­
cuteur, on vient se placer sur son terrain, on lui donne des
gages. La lingua franca est ce véhicule linguistique qui per­
met alors de se parler dans une langue qui n’est véritable­
ment à personne. Chacun s’avance ainsi vers une sorte de
terrain “neutre”, de no mans langue, avec cette évidence que
le pas que s’autorisent les Orientaux ou les Musulmans est
plus grand que celui que franchissent leurs interlocuteurs,
usant de la langue franque. N’est-elle pas plus sensiblement
romane ou latine que turque, arabe, grecque, mais encore
slave ou germanique1? Une pareille image du cheminement
vers l’autre est-elle pertinente? Elle pourrait être porteuse
malgré tout d’une trop forte notion territoriale, et de l’idée
de “concession” dans un sens presque aussi territorial. Un
schéma topographique n’est pas nécessairement pertinent
dans cette explicitation, mais la question est bien de définir
un support neutralisé de la communication.
Si la linguafranca est un instrument linguistique qui per­
met de s’affranchir (ponctuellement) de l’inscription dans
un lieu, une identité, une confession, si elle revêt ce carac­
tère d’universalité, tout transitoire soit-il, c’est bien que ces
frontières territoriales de la langue existent, dans une cer­
taine mesure. Ce parler métis, agrégatif, sinon fusionnel,
est simultanément une langue frontière, une langue de la
370 LINGUA FRANCA

délimitation du soi et de l’autre. Le métissage, assurément,


ne dénote par lui-même ni la fusion, ni l’élision des lignes de
démarcation, ni, à plus forte raison, l’harmonie... Un usage
désormais établi dans les sciences sociales tend, en effet, à
instamment associer la notion de lingua franca à celle de
consensus, d’une manière plus ou moins implicite. Mais dans
la perspective des hommes et des femmes de l’âge moderne,
dans leurs écrits tout au moins, cette langue métisse, langue
en partage, s’avérait aussi langue du commandement, de
l’assujettissement, langue de la haine et de l’altérité à vif, et
non pas langue de la fusion...
Il n’en demeurait pas moins qu’un phénomène en propre
avait pris corps et s’était formalisé. Il recevait un nom,
plus ou moins spécifique - la langue franque ou le langage
franc... et son emploi visait à établir un espace plus ou
moins neutre de l’interlocution. Jusqu’à quel point, dans ces
conditions, la linguafranca pouvait-elle néanmoins se conce­
voir comme une langue proprement commune? Et dans un
tel contexte d’adversité, avait-elle la moindre chance de se
voir investir d’une valeur universelle ?

1. DES RÉSISTANCES INTERNES

Nombre de situations de rencontre, d’échange verbal,


commencent par une forme de tâtonnement linguistique:
dans quelle langue engager la conversation ? Quel aspect de
son identité mettre en avant lors d’une rencontre avec un
inconnu ? Même s’il s’agit d’une fiction contemporaine, Jean
Soublin, qui a mis en roman, récemment, les aventures de
Théodore Lascaris en Arabie, décrit avec finesse ce moment
de flottement qui caractérise la confrontation à un interlocu­
teur inconnu, dans ces contextes. Il imagine ce monologue
intérieur de Lascaris, parmi les Bédouins, confronté à un
inconnu:

Et d’abord, en quelle langue lui parler ? Qui de nous deux


révélera le premier son origine ? J’arrive, il m’attendait, la
politesse exige que je parle le premier. J’hésite. Allons, c’est
décidé: l’arabe! L’arabe au moins pour commencer 2.
IX - COMMUNE, UNIVERSELLE ET DE L’AUTRE 371

De manière significative, les deux protagonistes adoptent


ici tacitement l’arabe, alors que l’inconnu n’est autre qu’un
“Franc” qui, comme Lascaris, vit parmi les Bédouins.
Il s’agit là d’un roman. En une infinité de contextes his­
toriquement attestés, c’est, à la suite d’un semblable flot­
tement, une langue “médiane” qui s’impose, la langue
franque, et l’on se rappellera notamment la scène de présen­
tation de Thédenat, captif français, à son nouveau maître, le
bey de Mascara, qui d’emblée s’était adressé à lui en langue
franque, avant de s’enquérir d’une autre langue qui leur soit
commune3.

Or, dans certaines circonstances, à définir ces “rituels


d’interaction”, ou tout au moins ces tâtonnements mutuels,
plus ou moins codifiés, on observe à l’inverse une “résis­
tance”, de premier abord ou plus pérenne, à l’emploi de la
langue franque. De manière assez prévisible, les audiences
diplomatiques, par exemple, ou d’autres circonstances
solennelles excluent son usage public et dans un cadre offi­
ciel. Des dignitaires “barbaresques”, ottomans, refuseront
ainsi en audience publique d’user de la langue franque avec
les envoyés des puissances chrétiennes, même et y compris
s’ils l’entendent et la pratiquent par ailleurs. A Tripoli, lors
d’une mission de rédemption de pères français, Philémon
de La Motte observe cet effet de retrait du bey, en audience;
il produit sur lui une impression d’autant plus désagréable
qu’il savait ce même bey familier de leurs usages et de leur
langue, pour avoir été l’envoyé en France du Divan d’Alger,
en 1690:
Il crut de sa grandeur de ne parler qu’Arabe, quoiqu’il parlât
et entendît le Franc et même le Français. Ainsi Monsieur
le Consul fit porter la parole par son Truchement nommé
Safer, renégat de Marseille, qui demeura debout derrière
nous; et par Adgi Mustafa, grand ami de Monsieur le
Consul, et dont on aurait été autant content, que l’autre
avait mal satisfait4.

Il est vrai que cette négociation des codes de l’audience est


réciproque, car les pères français, pour leur part, commencent
372 LINGUA FRANCA

par refuser d’ôter leurs chaussures pour s’installer sur le Sofa


avec le bey (on leur fait donc apporter deux fauteuils !)5.
Dans de telles circonstances solennelles, la présence d’un
interprète est toujours requise, mais souvent pour des rai­
sons symboliques, plutôt que pour les besoins effectifs de la
communication. Le chevalier d’Arvieux, à Alger, précise que
le truchement ne vient avec lui que “par cérémonie”, mais
il est vrai qu’il souligne par là sa propre compétence dans la
langue turque6. La présence de drogmans n’est d’ailleurs pas
seulement requise dans les rapports avec les chrétiens. Elle
caractérise toutes les situations officielles, dans les Régences
ottomanes, et les séances du Divan d’Alger obéissent au
même principe: marquer que la langue “officielle”, poli­
tique, est la langue turque — même si aucune “politique lin­
guistique”, notion anachronique, ne prétend l’imposer aux
populations locales, loin s’en faut.
Cependant au xvne siècle, en Egypte, Savary de Brèves
ne percevait-il pas la substitution du turc à l’arabe, en tant
que langue officielle, comme l’effet d’une véritable poli­
tique des langues? Il évoquait la présence d’étrangers de
toutes nations à Alexandrie (“Français, Italiens, Espagnols,
Flamans et Anglais, ainsi que de riches marchands Mores”),
mais sa description d’un milieu que l’on ne saurait qualifier,
pour ces périodes, de “cosmopolite”, se trouvait en quelque
sorte contrebalancée par un rapport politique et linguistique
principalement duel :

Toute la splendeur de la ville, est en la milice Turquesque, la


plus brave, et la plus puissante, de tous les Estais du Grand
Seigneur, estant de vingt-cinq à trente-cinq mille hommes,
tant Janissaires, que Spahis, compris leurs chefs, les mieux
vestus et armez qu’il est possible, et montez sur des chevaux
du pays, beaux et bons en perfection. Au demeurant, la langue
vulgaire de cette ville et de tout le pays est l’Arabesque ; la
Turquesque est exercée par les Viceroys, et autres Seigneurs
Turcs, et de Toute la Milice et gens de guerre : et tous les
actes et instruments de justice, qui s’escrivaient par le passé
en Arabesque, se font maintenant en langue Turquesque,
voulant par ce moyen les Turcs, la faire valoir sur toutes les
autres langues de leur Empire, comme faisaient les Romains
IX - COMMUNE, UNIVERSELLE ET DE L’AUTRE 373

la Latine, en Italie, France, et Espagne, de laquelle ces trois


langues principales, la plus grande part, dérivent7.

Y a-t-il là un contresens ou une projection de la part du


diplomate et savant français ? Les Ottomans ont-ils jamais
prétendu imposer leur langue sur le plan administratif, au
même degré que le latin dans l’Empire romain8? Toutes
sortes d’inflexions et d’évolutions sont de toute façon envi­
sageables à l’échelle de la période ottomane, et il suffit pour
s’en convaincre d’observer la contradiction des observa­
tions de Dapper, au xvne siècle, et de Venture de Paradis
au xvme siècle. Le premier affirmait qu “un Aga peut être
renvoyé s’il n’entend pas bien la langue turque”, et le second
prétendait qu’au Divan certains agas n’entendaient ni l’arabe
ni le turc9. Au Maroc, où il n’est pas de régime alternatif de
la langue, où le turc n’a évidemment pas cours officiel, le
principe de préséance est le même : les envoyés et ambassa­
deurs chrétiens ont beau être accueillis par une expression
pha tique de linguafranca, “bono, bono”, en guise de pparoles
de bienvenue, voire par quelques phrases d’espagnol, la
langue officielle, consacrée, de l’échange demeure l’arabe.
Ce n’est que dans un contexte moins solennel de ces mises
en scène que la langue franque intervient. Mais elle n’est
ni universellement accessible ni répandue. Certains inter­
locuteurs n’en ont pas acquis l’usage; d’autres se refusent à
l’employer. On peut alors se poser la question des refus du
recours à la langue franque. Après tout, nous l’envisageons
toujours sous l’angle d’un désir de communication, sinon
celui d’une bonne volonté généralisée. De manière assez
fonctionnaliste, nous postulons plus souvent encore son
emploi par besoin, le besoin impérieux de communiquer.
Mais quand est-elle associée à un choix négatif?
Il est assuré que l’usage de la langue franque est un moyen
de se rapprocher immédiatement, sans intermédiaire, de
son interlocuteur, soit sur le mode de la familiarité, soit sur
d’autres modes, la colère, par exemple, qui crée un besoin
instantané, impératif, d’être “entendu”. Lors des audiences
diplomatiques notamment, l’irruption d’une tension, une
anicroche dans l’échange, la montée d’un désaccord pro­
voquent une rupture du “protocole” et un brusque passage,
374 LINGUA FRANCA

dans la relation écrite de cet incident, au discours direct en


langue franque. Dans ces circonstances, l’interprète présent
se voit brusquement écarté. Inversement, certains documents
diplomatiques français, dans les correspondances consu­
laires, indiquent que les consuls du Maghreb s’expriment
directement par le moyen de la langue franque, mais si la
discussion devient sérieuse, “ces pachas oublient tout à coup
leur mauvais italien”, un drogman sachant le turc ou l’arabe
devenant alors nécessaire.
La fixation de ces cadres linguistiques est-elle seulement
politique ? Un argument religieux peut intervenir, qui assigne
une limite à l’apprentissage écrit de la langue de l’autre10.
Sans entériner a priori l’argument de la sacralité de la lettre
arabe, on doit constater que s’exprime en certains cas une
forte réticence à l’acquisition de l’écriture latine par des
musulmans. Ainsi le bey de Tunis Hammûda Bacha, dans
les premières années du XIXe siècle, se voit-il empêché, par
des ulémas de son entourage, d’apprendre à écrire l’italien.
Son médecin, le docteur Frank, relate :
Il parle, lit et écrit facilement l’arabe et le turk; la langue
franque, c’est-à-dire cet italien ou provençal corrompu qu’on
parle dans le Levant, lui est également familière: il avait
même voulu essayer d’apprendre à lire et écrire l’italien pur-
toscan ; mais les chefs de la religion l’ont détourné de cette
étude, qu’ils prétendaient indigne d’un prince musulman".

Le ministre Ibn Abî Dhiyâf mentionnait aussi qu’Ahmed


Bey, à Tunis, avait appris à parler l’italien mais pas à l’écrire12.
L’argument de l’islam, néanmoins, a ses limites. S’il était
absolu, on comprendrait mal que tant de musulmans aient
jugé bon de faire enregistrer “en langue européenne”, dans
des consulats européens, l’état de leurs transactions ou litiges
avec des ressortissants des puissances chrétiennes.
On pourrait croire aussi que ces formes d’autocensure ou
d’autorestriction ne concernent que la sphère officielle des
relations publiques. Ce n’est pas tout à fait vrai. A la fin du
XIXe siècle, à Tunis également, un prince husaynide enjoint son
épouse de ne plus parler “italien” avec les dames européennes
qui viennent la voir13. Il est vrai que ces visites féminines à
IX - COMMUNE, UNIVERSELLE ET DE L’AUTRE 375

la cour prennent alors un tour plus officiel, à mesure que la


puissance des consuls européens s’accroît et que s’affirme leur
pouvoir d’ingérence. La multiplication, dans ce moment, des
mémoires d’épouses de consuls et diplomates en Orient est
là pour l’attester14. La thématique de l’inféodation à l’Europe
se fait jour et la langue franque commence à être assimilée à
cet égard aux autres langues européennes. Elle bascule vers
les langues latines et son statut de “neutralité” peut se voir
contesté (tout symbolique qu’il ait été, si l’on considère la
nature foncièrement romane dufranco).
Dans le moment où florissait la lingua franca, sa fonction
était en effet, et à l’inverse, celle d’un lieu de retranchement
propice à la transaction. Le cas de figure le plus parlant à
cet égard est celui de renégats recourant à la lingua franca
même avec d’anciens “compatriotes”. Soit qu’ils s’estimaient
surveillés, soit qu’ils aient voulu donner des gages d’intégra­
tion, soit qu’ils aient effectivement intériorisé un seuil de
rupture identitaire, ils recouraient à un “italien jargonnant”
là où ils auraient pu s’exprimer en bon génois ou vénitien,
par exemple. C’est sans doute pour ces raisons aussi que les
renégats grecs, qui deviennent au xviie siècle, à Tripoli, les
nouveaux maîtres de la Régence, n’imposent pas un usage
plus systématique du grec et recourent plutôt à la langue
franque. C’était là la langue européenne la plus transparente,
la plus intelligible par les musulmans d’ancienne souche, et
la moins “nationalement” connotée.
De même peut-on s’interroger sur le cas d’Ali Bitshnîn
(ou Pégelin), grand notable algérois, grand raïs, d’origine
italienne ou corse selon toute vraisemblance (Piccinino, lit-
on parfois)15: le propre de l’intégration est, en effet, de pro­
duire un flou sur l’origine allogène, d’estomper les marques
de l’extranéité, et Bitshnîn n’échappe pas à cette règle. Dans
son cas, ce sont les sources européennes qui s’accordent à lui
attribuer une origine italienne16. Pour ce qui le concerne, son
possible retranchement derrière la langue franque apparaît à
travers cette petite scène de captivité, relatée par Aranda sous
le titre : “Les Turcs tiennent leur parole.”
Un marchand génois (genevois selon la transcription
du temps), fait captif avec sa fille, s’adresse à Ali Pégelin
en langue italienne (“que Pégelin entendait bien”, précise
376 LINGUA FRANCA

Aranda) et négocie avec lui sa rançon, fixée à six mille para­


gons. On ne sait dans quelle langue Bitchnin prit part à cet
échange, mais lorsqu’un autre esclave génois vient “trahir”
son compatriote, prétendant que le marchand avait de quoi
payer quatre fois cette somme, Ali Pégelin lui répond sobre­
ment : “Parola de mi è parola de mi, c’est-à-dire ma parole
est ma parole 17.”
Comme en témoigne Aranda, Bitchnin parle parfaite­
ment l’italien. Mais il s’agit de l’un des plus puissants person­
nages d’Alger et, à ce titre, il se démarque de toute collusion
avec ses anciens coreligionnaires ou compatriotes. En un
autre récit d’Aranda, on le voit s’adresser à un père carme
déchaussé, le père Angeli, de Gênes, en lui donnant le nom
de “Papas18”. Il interroge aussi, “en langue franco”, précise le
même Aranda, un chevalier de Saint-Jacques19.
Il y aurait donc là une forme de mise à distance délibérée
de ses interlocuteurs chrétiens, de la part d’un homme apte
à parler au moins “correctement”, avec aisance, une langue
européenne. Faut-il y lire une volonté de rabaissement de ses
interlocuteurs, une condescendance évoquant la probléma­
tique du “petit-nègre” ? Cette attitude ne serait pas sans faire
penser à celle qui consiste, aujourd’hui, à systématiquement
tutoyer l’épicier “arabe”, même s’il vit en France depuis vingt
ans. Ou bien y a-t-il là un enjeu qui ne concernerait que le
renégat lui-même, dont l’intégration passe par une prise de
distance affirmée avec sa société d’origine ? User de la langue
franque équivaut à marquer de toute façon, pour un rené­
gat, le caractère transitoire de toute relation, de tout parte­
nariat que l’on aura désormais avec des chrétiens. Et cela
n’empêche pas que la compétence linguistique des renégats
soit au besoin mobilisée.
Le mépris n’est donc pas inhérent au recours au franco,
comme il le sera pour le sabir; son usage par lui-même ne
consacre pas un véritable déclassement, mais son choix pré­
férentiel, dans une situation où le recours à une ou plusieurs
autres langues était possible, dénote la mise à distance, le
marquage d’un seuil. N’est-ce pas le propre d’un sas que
d’être à la fois le lieu d’une séparation et celui d’une articula­
tion, une charnière ? A refuser de parler “la langue de l’autre”,
d’entrer dans “le monolinguisme de l’autre”, on refuse de se
IX - COMMUNE, UNIVERSELLE ET DE L’AUTRE 377

placer sur son terrain langagier, de se mettre à sa “portée”, on


n’effectue qu’une partie du chemin. La langue franque, qui
n’est jamais la langue maternelle d’aucun locuteur, permet
effectivement une position de mi-distance. Elle figure une
forme de lieu liminal, d’espace tampon, sachant que toute
procédure d’intégration suppose, à terme, l’adoption pure et
simple de la ou d’une langue vernaculaire.
C’est pourquoi cette langue métisse ne doit pas être sys­
tématiquement assimilée à un outil de rapprochement, ni
de concorde, connotation abusive du métissage. En dépit
de sa composition dissymétrique, de sa romanité manifeste,
elle figure un lieu neutre et ne dénote pas, par son usage
(sinon dans les circonstances les plus officielles), la moindre
concession de souveraineté. Les musulmans ne voient pas
dans son emploi, à l’époque moderne, une marque d’allé­
geance à l’Europe, et les Européens n’y voient pas non plus
le moindre signe d’“influence” culturelle de leur part, dès
lors qu’ils ne s’y identifient pas, n’y reconnaissent jamais leur
langue en propre. Le schème d’une supériorité culturelle que
traduirait son usage est totalement absent de la documenta­
tion, n’affleure absolument jamais. Il s’en faudrait que l’on
y voit une langue de culture... De là l’inanité historiogra­
phique d’associer un schème colonial préfigurateur à la mise
en évidence de la langue franque...
D’où vient, néanmoins, une telle asymétrie formelle?
D’où vient que la lingua franca ne soit pas mieux le produit
mécanique des langues en contact en Méditerranée, leur
résultante géométrique ? Pourquoi ne reflète-t-elle pas l’équi­
libre relatif, dans l’âge moderne, des “forces” européennes
et islamiques en présence ? Elle a dû relever d’une nécessité
fonctionnelle plus prononcée dans les sociétés du Sud de la
Méditerranée que sur la rive nord de celle-ci. En effet, les
sociétés islamiques de l’ère moderne accueillent, intègrent à
foison les chrétiens d’Europe et, dans une certaine propor­
tion, les juifs (tels les fameux juifs livournais, Grana, terme
devenu générique pour désigner les juifs “francs”), sans
parler de l’accueil par l’Empire ottoman des juifs expulsés
d’Espagne en 1492... Cette ouverture à l’étranger assimilé
s’opère à tous les degrés de l’échelle sociale, là où, en Europe,
le même processus se trouve ne fût-ce que socialement plus
378 LINGUA FRANCA

restreint. Nous n’avons pas d’exemples éclatants de musul­


mans qui, par le baptême, seraient devenus en Europe de
grands personnages, en termes de pouvoir, de richesse ou de
puissance. S’ils existent, ils furent dissimulés ou sont passés
à la trappe de l’oubli. Une origine musulmane, plus encore
que juive, demeurait obscure ou encore très soigneusement
masquée, et peu de néophytes ont sans doute gravi, en
Occident, les échelons d’un ordre social globalement beau­
coup plus rigide et cloisonné que dans le monde islamique.
Dans un Mémoire sur la nécessité d’entretenir en France l’étude
des langues orientales, Jean-Michel Venture de Paradis écri­
vait ainsi :
Tous les jours, dans tout l’Orient, on voit un esclave géor­
gien devenir Bey ou Pacha, et un domestique remplacer son
maître dans une place plus éminente, sans que personne s’en
scandalise20.

Un personnage aussi fameux que Léon l’Africain, fils de


notables, parent d’un haut fonctionnaire politique dans
son pays, le Maroc, acquiert - à l’instar de beaucoup de
ces musulmans de bonne naissance — la protection des plus
hauts dignitaires ecclésiastiques après son baptême et devient
un protégé du pape ; or, même Léon l’Africain disparaît dans
le paysage social italien21. Qu’il soit ou non retourné en terre
d’Islam à la fin de sa vie est au fond secondaire. On perd sa
trace, signe que l’ascension sociale, en Europe, d’un musul­
man, quelque gage de loyauté et de reniement de sa foi ori­
ginelle qu’il ait donné, est vite interrompue22.
Par contraste, le monde de l’Islam offre une bien plus
grande latitude sociale aux individus allogènes, qu’ils viennent
libres ou dans la servitude, mais la rançon de cette ouverture
serait la nécessité d’aménager des “seuils” d’intégration de
l’étranger. La lingua franca constitue l’un de ces lieux inter­
médiaires, lieu d’une langue partagée plutôt que commune, à
la différence de ce que serait le rapport à une altérité radicale
et sans moyen terme linguistique, partagée mais ne déno­
tant pas d’identité commune. S’il s’agit d’un sas, il importe
néanmoins de souligner que c’est un sas diffus, labile, ainsi
qu’on l’a constaté, parcourant à des degrés divers l’ensemble
IX - COMMUNE, UNIVERSELLE ET DE L’AUTRE 379

de la société, ou peu s’en faut ; ce n’est certes pas une ligne


fixe, comme cette ligne de rivage circumméditerranéenne à
laquelle on circonscrit généralement son usage.
Il s’agit bien de maintenir une forme de distance, jusques
et y compris dans des relations d’étroit partenariat commer­
cial, ou dans des relations d’amitié, le temps que “l’autre”
confirme, de manière plus décisive, soit sa volonté de rester
lui-même, soit ses velléités d’assimilation (pour autant que
ces options résultent toujours d’un choix)... Que dans ces
moments de latence, ou même, plus crûment, d’évaluation
de l’étranger, que dans ces périodes d’observation il s’amorce
une initiation aux langues locales, ou que celle-ci soit tolé­
rée, c’est là aussi un cas de figure avéré. Quantité de facteurs
conditionnent alors une plus ou moins grande tolérance à
l’égard d’un apprentissage de l’arabe, notamment, langue du
Coran : la conjoncture politique interne, l’état des relations
entre puissances chrétiennes et musulmanes..., l’écrit étant
toujours le lieu d’une plus grande résistance.
Si l’achat de manuscrits de langue arabe par des chrétiens,
en particulier, semble susciter périodiquement des flambées
d’hostilité, ces gestes d’intolérance sont la rançon, au fond,
d’une très grande ouverture fonctionnelle à la venue de
l’étranger. La fonction de seuil ou de sas dont est investie
la langue franque peut se lire aussi de manière très physique
et concrète dans l’espace de la cité, à travers les fréquents
redoublements de l’onomastique, de la toponomastique. Les
noms en lingua franca de certains lieux ne sont pas ceux
dont usent, entre eux, les habitants du pays ; cela suppose
de leur part un redoublement onomastique toléré, admis,
à l’intention de leurs interlocuteurs chrétiens reconnus eux
aussi, à ce titre, comme usagers du pays23. Entre La Calle et
Tabarka, en particulier, Poiret, au xvme siècle, souligne très
clairement cette appropriation toponomastique qui est, en
l’occurrence, le fait des Provençaux24.
C’est bien une forme de misé à distance, une façon detre
ensemble dans un même lieu, sans qu’il soit exactement le
même. Et cette problématique de la double nomination n’a
pas du tout, à l’évidence, la signification quelle prendra
dans le contexte colonial, où un nouveau nom sera imposé
par la force publique, et réussira ou non à s’imposer dans
380 LINGUA FRANCA

l’usage. Elle relève plutôt de perceptions relatives, d’usages


différenciés d’un même espace et recouvre plus sûrement, le
cloisonnement identitaire, aussi vacillant soit-il, des uns et
des autres.
A ce chatoiement onomastique des lieux, il faut en effet
ajouter le scintillement des noms. L’époque moderne, plus
encore que l’époque médiévale, en raison de l’amplification
des circulations, des conversions en tous sens et des proces­
sus d’assimilation réciproques, donne libre cours à toutes
formes d’hybridations onomastiques. Les historiens ont
repéré de longue date la fréquence de ces mentions d’un eth­
nique, accolé au nom, qui dénote l’origine chrétienne d’un
personnage. Il s’agit d’une pratique qui décalque celle de la
nisba, ou ethnonyme, et qui s’impose par extension dans
les sources latines25. Celles-ci multiplient par conséquent
les références à des personnages de “renégats”, pour mainte­
nir l’appellation consacrée, au nom hybride : Osta Moratto
Corso, Murad le Corse, Moratto Turcho Genovese, Hassan
Veneziano... A lui seul Haëdo mentionne plus d’une dou­
zaine de ces noms hybrides dans une liste des principaux
corsaires d’Alger, propriétaires de galiotes: “Mourad Raïs
Maltrapillo, renégat espagnol”, “Marni Gancho, renégat
vénitien”, “Marni Corso, renégat corse”, “Marni Calabrès,
renégat calabrais”, “Djafar Montez, renégat sicilien de
Trapani”, “Hassan Ginoes Fornaro, renégat génois”, “Yussuf
Remolar, renégat napolitain”26 ...
Des origines autres que latines sont également consignées :
“Marni Arnaout, capitaine de la mer, renégat arnaute.”
D’autres transfuges, en revanche, ne portent pas dans leur
nom la marque de leur origine, tels ce “Mamidja, renégat
génois”, homonyme d’un “Mamidja, turc”, ce “Mourad,
français” ou ce “roi Djafar, renégat hongrois”, ou encore
ce “Mourad Raïs le petit, renégat grec”... Les fils de rené­
gats mentionnés dans cette liste, enfin, ne portent plus du
tout la marque d’une identité européenne, allogène, et seu­
les les spécifications de Haëdo, et non pas leur nom, nous
indiquent cette origine: “Kaïd Khader, fils de renégat”,
“Kaur Ali, fils de renégat”, “Padouan (Radouan ?) Raïs, fils
de renégat”... C’est donc bien une dynamique d’intégration
par le nom qui est ainsi décrite, et qui concerne d’ailleurs
IX - COMMUNE, UNIVERSELLE ET DE L’AUTRE 381

d’autres groupes que les chrétiens, si l’on y inclut ce “Kaïd


Mohammed, juif renégat” et, possiblement, certains de ces
personnages plus sobrement définis comme “turcs”.
On n’est pas fondé à définir cette hybridité onomastique
comme une expression en propre de la langue franque, mais
ces formes transitoires du nom propre entrent en résonance
avec sa logique même, et ressortissent surtout à la même
liminalité.
D’autres archives, d’autres exemples illustreraient cette
dynamique d’intégration par le nom, qu’il ne faut en aucun
cas magnifier ou idéaliser. L’effacement progressif d’un eth-
nonyme ou d’une marque onomastique dénotant une ori­
gine allogène, non musulmane, n’était pas en soi la preuve
d’une tolérance sociale acquise et absolue. Combien de
temps les “renégats” et leur descendance demeuraient-ils
des Senza Fide? En termes de carrières municipales ou poli­
tiques, cependant, en termes de réussite économique, ces
processus d’assimilation étaient bien avérés.
Bien que nous manquions cruellement de sources docu­
mentaires et surtout d’études sur la question, nous pour­
rions supposer que cette dynamique était la même de part et
d’autre de la Méditerranée ; qu’il fallait aussi, dans l’Europe
moderne, un temps de latence avant que les dénominations
identitaires s’estompent, minimisent l’empreinte de l’alté­
rité, l’origine allogène. Hassan al-Wazzan, pour reprendre
cet exemple si célèbre, devient Leo Africanus, prenant le
nom de son parrain, le pape Léon X, mais il conserve aussi
un ethnique, “l’Africain”27. De manière assez similaire, mais
sans indication d’un tel ethnique, un médecin néophyte,
Jean Armand, signe au xvne siècle un mémoire sur l’Afrique
du nom de son protecteur (et parrain) Richelieu, et il se
définit en dédicace comme “Turc de nation”, choisissant en
d’autres termes l’ethnonyme le plus surdéterminé mais aussi
le plus imprécis28. Les quelques études dont nous disposons
indiquent une forte “évaporation” des noms dénotant l’is­
lam, dans ces contextes d’Europe occidentale. Les sociétés
islamiques conservent beaucoup plus durablement les tra­
ces d’une identité hybride, transitoire, et même condition­
nelle, en un sens, car on sait à quel point les revirements
des apostats étaient fréquents. A moins que cette période
382 LINGUA FRANCA

de latence n’ait été semblablement avérée de part et d’autre


de la Méditerranée, mais quelle ait reçu une acception plus
formelle sur la rive sud de celle-ci, qu elle y ait été mieux
acceptée et intégrée à la vie publique. La consécration de la
langue franque comme langue tout à la fois d’approche et de
cantonnement à distance s’inscrit aussi dans ce processus.
L’espace tampon que définit le recours au parler franc est
donc l’inverse exact d’un “espace tiers”, third space, au sens
où l’entendent aujourd’hui les cultural studies, notamment,
et l’étude des dynamiques diasporiques29. Non pas que les
phénomènes de métissage soient absents, loin s’en faut, de
ces processus : ils s’exercent au contraire jusqu’au cœur des
sociétés en contact, en osmose, et non pas à leur seule articu­
lation, plutôt que sur le mode du développement autonome
d’une culture métisse. Certains contextes sont évidemment
plus hybrides que d’autres, et les milieux d’apostats le sont
à l’évidence, mais cette forme de synthèse qu’ils opèrent
rayonne, à des degrés variables, sur l’ensemble de la société.
Surtout, les passeurs, les transfuges, les hommes et les femmes
de l’entre-deux n’en sont pas les seuls opérateurs, pas plus
qu’ils ne sont des locuteurs privilégiés de la lingua franca.
La corrélation est donc complexe entre la langue métisse et
d’autres formes du métissage culturel ; elle ne saurait être
tenue pour une relation homothétique.

Il serait absurde pour cette raison de tenir la langue


franque pour une langue “comme les autres”, et d’y voir le
support d’une culture, même si lajloraison du phénomène
à l’époque moderne va effectivement de pair avec un plus
intense métissage des pratiques, dans tous les registres de
la vie matérielle, sociale ou culturelle... Elle n’est pas apte
à produire, en particulier, une tradition littéraire, faute de
locuteurs assignés : c’est ce support interne qui fait problème,
qui ferait défaut, structurellement. Les créoles font littéra­
ture, y compris dans les cas où il s’agit, pour l’essentiel, d’une
littérature orale. Or, c’est bien d’un mouvement interne que
celle-ci émerge, d’une intériorité. La langue franque, n’étant
jamais langue maternelle, et cette absence la constitue, fonde
son support logique, ne produit jamais de littérature et ne se
“diffuse” jamais.
IX - COMMUNE, UNIVERSELLE ET DE L’AUTRE 383

Néanmoins, le statut si particulier qui est le sien n est pas


systématiquement accentué ou mis en exergue par ses locu­
teurs. Dans une certaine mesure, elle figure aussi, pour eux,
une langue “comme les autres”. Quel est alors le point de
rupture, la ligne de démarcation ? Au sein d’une perception
globale de la langue, à l’aune d’une pureté originelle et d’un
processus universel de “corruption” du langage, la lingua
franca n’est conçue, au fond, et parmi d’autres, que comme
le produit ultime de ce processus, et non pas comme une
catégorie particulière de la langue30.

2. LA LANGUE CORROMPUE

Elle est communément taxée de “jargon”, ou encore de


“baragouin”, mais, dans le même temps, les caractéristiques
que prêtent ses contemporains à la linguafranca sont-elles si
différentes de celles des autres langues ? On les qualifie tout
aussi banalement et simultanément de “langue corrom­
pue”, d’“idiome corrompu” ; c’est simultanément comme
un jargon, un ensemble composite et comme le produit
dérivé, corrompu, d’une langue matrice qu’on la décrit
d’ordinaire. Or, il émane de la documentation historique
ou littéraire moderne la vision que toutes les langues, au
fond, sont corrompues. Nulle n’échapperait absolument à
ce processus de corrosion, altération... La description des
configurations linguistiques, des systèmes de langues dans
lesquels s’insère la lingua franca revêt toujours, de la sorte,
un caractère fortement répétitif. Le trait commun de l’évo­
lution des langues apparaît comme une inexorable érosion
par frottement et par brassage31. Haëdo comparait explici­
tement ce phénomène, observé depuis Alger, avec le même
phénomène en Europe :

Bien que nous appelions généralement Maures tous les


natifs de Berbérie leur langue n’est pas partout la même non
plus que la manière de la parler. Il est bien vrai que depuis
le Sous, partie extrême de la Berbérie à l’Occident, jusque
dans l’Arabie, tous les Maures s’accordent sur beaucoup
d’expressions et sur la manière de parler leur langue. Mais
384 LINGUA FRANCA

les Arabes de l’Arabie par le fait de leur mélange avec tant


de provinces conquises, corrompent tellement leur propre
langue, que l’arabe parlé aujourd’hui en Berbérie n’est plus
l’arabe proprement dit.
D’un autre côté, les naturels africains, habitants de ces
contrées, dont chaque province avait un dialecte distinct, le
perdirent par l’introduction de beaucoup de mots arabes, et
leur langage devint très différent, au point qu’ils ne s’entendent
plus les uns les autres. De même un pur espagnol, n’entend
pas un pur italien, ni un français, tellement qu’à quatre lieux
d’Alger il y a des Kabyles qui parlent tout autrement que les
Arabes et les citadins, et ces derniers ne parlent pas non plus
comme les Arabes, ou comme les Kabyles32.

Marmol, de la même façon, à Djerba, observait deux


factions dans l’île, “toutes deux de Bérébères, quoy qu’ils
parlent un Arabe corrompu33”. Le jeune aventurier français
du XVIIe siècle, Vincent Le Blanc, décalquant très probable­
ment Léon l’Africain, a produit aussi à cet égard une des­
cription assez complexe et fine des langues parlées au Maroc
et dans l’Occident musulman, y intégrant ces langues “ber­
bères”. L’un des points notables de son analyse est qu’il fait
apparaître la corruption de la langue comme un argument
indigène, vernaculaire, comme la manière dont les tribus
locales, notamment, justifient l’“impureté” de leur rapport
à la langue arabe :

Quoy que les anciens Africains appelés Chilohés34, ou


Bérébères, soient dispersés par toute l’Afrique, ils écrivent
pourtant et parlent tous une même langue qu’on nomme
d’Abimalic, qui fut l’inventeur de la grammaire des Arabes.
Ils ne laissent pas de parler aussi la langue naturelle du Païs
qui est fort différente des autres, quoy qu’il y ait quelques
mots Arabes qui y ont esté introduits par la communication
de ces peuples qui sont passez en divers tems en Afrique.
Les cinq lignées dont nous avons parlé au chapitre 21, pour
soutenir quelles viennent de l’Arabie heureuse, disent que
leur langue naturelle est l’Arabique, et que depuis qu’ils ont
passé en Afrique, ayant esté contraints de traitter avec des
nations estrangères, elle s’est corrompue par succession de
IX - COMMUNE, UNIVERSELLE ET DE L’AUTRE 385

tems. Mais que les mots Arabes qui y sont demeurez rendent
un témoignage suffisant de leur origine. La Langue qu’ils
parlent maintenant participe de l’Arabe, de l’Hebreu, du
Latin, du Grec, et de l’ancien Africain dont on se servait,
quand ils vinrent au païs35.

Léon l’Africain soulignait effectivement à quel point il y


avait là un débat et un enjeu (les “amazighophones” sont-
ils des Arabes d’origine dont la langue se serait simplement
corrompue par contact ?) et il atteste le même schème, répé­
titif, de la langue “impure”, arrière-plan permanent d’une
intelligibilité de la langue franque :
Différence et concordances dans la langue africaine :
Ces cinq peuples qui sont divisés en centaines de lignées
et en milliers de demeures utilisent une seule langue, qu’ils
appellent communément aquel amazi^6, ce qui veut dire
langage noble. Les Arabes l’appellent la langue barbaresque.
C’est la langue africaine natale : elle est spéciale et diffère des
autres. On y trouve cependant quelques mots de la langue
arabe. C’est pourquoi certains admettent, et utilisent de ce
fait comme argument, que les Africains ont pour origine les
Sabéens, peuple de l’Arabie heureuse [...] Mais les partisans
de l’opinion contraire affirment que les mots arabes qu’on
trouve dans cette langue y ont été introduits depuis que les
Arabes sont entrés en Afrique et qu’ils se sont rendus maîtres
du pays. Ces peuples étaient d’esprit grossier et ignorant,
si bien qu’ils n’ont laissé aucun livre qui puisse fournir des
arguments en faveur de l’une ou l’autre opinion [...] Dans
toutes les villes d’Afrique situées sur la côte méditerranéenne
et jusqu’à l’Atlas, les gens parlent en géhéral un arabe cor­
rompu, sauf dans toute l’étendue du royaume de Marrakech
et à Marrakech même où l’on parle berbère. Cette langue
est également employée dans les territoires de Numidie,
du moins par les Numides qui avoisinent la Maurétanie et
la Césarée, parce que ceux qui sont voisins du royaume de
Tunis emploient tous un arabe corrompu37.

Une filiation avec l’italien (le latin) est également souli­


gnée par Léon l’Africain, complétant ce régime d’érosion
386 LINGUA FRANCA

et de brassage. Après la “conquête arabe”, en effet, et la


fortification du Nord de l’Afrique par ‘Ukba b. Nàfì,
les Arabes, demeurés en sécurité, devinrent citoyens de ce
pays et se mêlèrent avec les Africains qui, à cette époque,
avaient adopté la langue italienne parce qu’ils avaient été
pendant de longues années gouvernés par des Italiens.
Ces Arabes, de ce fait, ayant des relations suivies avec les
Africains, au milieu desquels ils vivaient, corrompirent
leur langue natale et celle-ci devint un mélange de tous les
idiomes africains. C’est ainsi que deux peuples différents se
mêlèrent en un seul.38

Deux siècles plus tard, le même schéma de la conquête,


sous la plume de Volney, concerne les Coptes, mais on y
trouve, avec plus de dureté cette fois, l’idée d’une politique
d’imposition de la langue arabe, plutôt que celle d’une dégé­
nérescence par simple brassage de celle-ci; la perspective
s’inverse complètement :

C’est au milieu des peuples qui se disent les plus amis de la


liberté et de l’humanité, que l’on a sanctionné le plus barbare
des esclavages, et mis en problème si les hommes noirs ont
une intelligence de l’espèce des hommes blancs\ Le langage est
un autre monument dont les indications ne sont pas moins
Justes ni moins instructives. Celui dont usaient ci-devant les
coptes, s’accorde à constater les faits que j’établis. D’un côté,
la forme de leurs lettres et la majeure partie de leurs mots,
démontrent que la nation grecque, dans un séjour de mille
ans, a imprimé fortement son empreinte sur l’Egypte; mais
d’autre part, l’alphabet copte a cinq lettres, et le dictionnaire
nombre de mots qui sont comme les débris et les restes de
l’ancien égyptien. Ces mots, examinés avec critique, ont une
analogie sensible avec les idiomes des anciens peuples adja-
cens, tels que les arabes, les éthiopiens, les syriens, et même
les riverains de l’Euphrate; et l’on peut établir comme un lait
certain, que toutes ces langues ne furent que des dialectes
dérivés d’un fonds commun. Depuis plus de trois siècles,
celui des coptes est tombé en désuétude; les arabes conqué-
rans, en dédaignant l’idiôme des peuples vaincus, leur ont
IX - COMMUNE, UNIVERSELLE ET DE L’AUTRE 387

imposé avec leur joug, l’obligation d’apprendre leur langue.


Cette obligation même devint une loi, lorsque, sur la fin du
premier siècle de Yhedjire, le kalife Ouâled I, prohiba la langue
grecque dans tout son empire: de ce moment l’arabe prit
un ascendant universel ; les autres langues, reléguées dans les
livres, ne subsistèrent plus que pour les savans, qui les négli­
gèrent. Tel a été le sort du copte, dans les livres de dévotion et
d’église, les seuls connus où il existe, les prêtres et les moines
ne l’entendent plus ; et en Egypte comme en Syrie, musul­
man ou chrétien, tout parle arabe, et n’entend que lui39.

Il y a fort clairement, dans ce tableau des langues en Egypte


de Volney, le principe d’une langue dominante s’imposant
aux autres, les étouffant, argument significatif de l’évolu­
tion qui singularisera, par la suite, le xixe siècle. Le motif
d’une langue s’imposant à toutes celles qui l’ont précédée
par la conquête, par la force, n’est plus “compensé” par un
phénomène de corruption généralisé, induisant l’homéosta­
sie. Le copte ne subsiste plus que comme langue liturgique
ou langue de savants, et nulle autre langue, grec ou italien,
n’est mentionnée comme langue de l’Egypte : “En Egypte
comme en Syrie, musulman ou chrétien, tout parle arabe et
n’entend que lui.” L’accent n’est donc plus porté sur la dissé­
mination des langues, et sur leur abrasion réciproque, mais
sur leur intégrité — fut-ce pour déplorer la torsion de cette
intégrité qu’opère le conquérant, par ignorance ou incapa­
cité. Il paraît alors cohérent que cette défense d’une intégrité
des langues s’accompagne d’un appel à la normalisation et à
la standardisation de leurs transcriptions :

Les voyageurs, en traitant des pays qu’ils ont vus, sont dans
l’usage, et souvent dans l’obligation de citer des mots de la
langue qu’on y parle. C’est une obligation, par exemple, s’il
s’agit de noms propres de peuples, d’hommes, de villes, de
rivières, et d’objets naturels propres au pays ; mais de-là est
sorti l’abus, que transportant les mots d’une langue à l’autre,
on les a défigurés à les rendre méconnoissables. Ceci est arrivé
sur-tout aux pays dont je traite; et il en est résulté dans les
livres d’histoire et de géographie, un chaos incroyable. Un
arabe qui saurait le français, ne reconnoîtrait pas dans nos
388 LINGUA FRANCA

cartes dix mots de sa langue, et nous-mêmes lorsque nous


l’avons apprise, nous éprouvons le même inconvénient40.

Ainsi, les transcriptions fautives dont nous sommes cou­


tumiers, et dont les causes sont multiples, produisent à
terme une défiguration irrémédiable. Pour combattre cette
autre forme de “corruption”, Volney appelle à l’observation
d’une “nomenclature unique” dans les transcriptions, à un
usage enfin unifié, autrement dit, “un alphabet général”,
non pour fusionner les langues entre elles, mais pour resti­
tuer, au contraire, l’essence de chaque langue, et faire même
apparaître sa vérité et son histoire originelles :
C’est avec leur ignorance des langues barbares, et avec
leur manie d’en plier les sons à leur gré, que les grecs et les
romains nous ont fait perdre la trace des noms originaux, et
nous ont privés d’un moyen précieux de reconnaître l’état
ancien, dans celui qui subsiste. Notre langue, comme la leur,
a cette délicatesse; elle dénature tout, et notre oreille rejette
comme barbare, tout ce qui lui est inusité. Sans doute il
est inutile d’introduire des sons nouveaux; mais il serait à-
propos de nous rapprocher de ceux que nous traduisons,
et de leur assigner, pour représentans, les plus rapprochés
des nôtres, en leur ajoutant des signes convenus. Si chaque
peuple en faisait autant, la nomenclature deviendrait une,
comme ses modèles; et ce serait un premier pas vers une
opération qui devient de jour en jour plus pressante et plus
facile, un alphabet général qui puisse convenir à toutes les
langues, ou du-moins à celles de l’Europe41.

Cet appel à l’universalité amorce donc aussi un repli sur


l’Europe. Et sur quelle Europe? La Grèce moderne, par
exemple, y est-elle incluse ? Cette mise en perspective fait
ressortir une inflexion radicale du paradigme de la corrup­
tion des langues à la fin du xvme siècle (encore que l’élucida­
tion de ce processus réclame une investigation plus fine). La
langue franque, dans ce cadre d’“intégrité” et d’essence, a-t-
elle toute sa place ? La question est légitime. Deux moments,
schématiquement, se succéderaient. Le premier consacre
la légitimité du mélange, de l’appropriation des langues,
IX - COMMUNE, UNIVERSELLE ET DE L’AUTRE 389

y compris par l’aléa des transcriptions. Ce mixte peut être


vu comme regrettable et peu glorieux, sans prestige, mais
le processus paraît naturel, inéluctable, d’une “corruption
par contact”. Un second moment serait au contraire celui
d’une défense, par principe, de la langue et de son intégrité,
à rebours de toute dynamique de brassage. Une perspective
politique s’imposerait alors dans le rapport à la langue42.
N’idéalisons aucun de ces deux moments.
Du premier cas de figure, il ressort un trait remarquable,
qui est la relative parité de toutes les histoires de langue.
Parité surtout mécanique et formelle. La corruption du grec
démotique est toujours évaluée comme une “décadence”,
une dégénérescence, sans même parler du cas de l’arabe...
La Motraye, au xvne siècle, lors de son voyage en Orient,
entreprend à ce propos une discussion avec un papas grec qui
le loge, en buvant ensemble une bouteille. Son hôte lui vante
la qualité d’un vin qui aurait inspiré à Homère “ses beaux
vers”. En retour, La Motraye s’étonne que les Grecs aient
renoncé à la belle éloquence et à la poésie de leurs ancêtres :
Il me répondit fort naïvement qu’ils avaient perdu les
sciences en perdant leur puissance, et en tombant sous une
domination qui ne les encourageait point par son exemple.
Je répliquai qu’un mauvais exemple ne devait pas être suivi,
et qu’il me semblait que cette domination ne leur ôtait ni la
liberté ni le temps d’étudier. Il en convint, et fut obligé de
se jeter sur d’autres raisons de l’ignorance des Grecs, mais
elles étaient si faibles et si absurdes qu’elles ne méritent pas
d’être rapportées. Au reste cette ignorance est peut-être
plus grande. Ils ont perdu jusqu’à la langue grecque, qui est
aujourd’hui aussi differente chez eux de ce quelle était chez
leurs Ancêtres que l’Italienne l’est de la Latin#3.

George Wheler, autre voyageur en Orient, anglais celui-


ci, fait le même constat à propos d’Athènes, en nuançant
toutefois cette corruption de la langue :

Les Athéniens ont plus conservé d’ancien Grec dans leur


langage que les autres Grecs modernes ; ils ont quantité de
mots purement Grecs, dont ceux qui ont conversé avec les
390 LINGUA FRANCA

Italiens ne se servent pas : cependant ils n’entendent pas bien


l’ancien Grec44.

Ce point de vue plus nuancé est aussi celui de


La Guilletière :
A l’égard du langage, il est le plus pur et le moins corrompu de
la Grèce. Le Grec littéral, qui n’est guère entendu autre part,
l’est à Athènes. Il est vrai que quand ils parlent, on dirait qu ils
chantent, et leur ton musical a quelque chose de niais45.

Comme l’arabe, le grec se voit ainsi placé sous le signe de la


diglossie et d’une dégénérescence qui serait le produit même
de l’histoire. L’“hébreu”, notion qui recouvre probablement
aussi, dans ces témoignages, les judéo-arabes, le judéo-espa­
gnol ou encore le parler juif livournais..., peut se voir décrire
de la même façon, comme une langue “corrompue46”. Les
langues romanes échappent-elles mieux, pour leur part, à ce
schème universel de corruption ? Certes pas, puisqu’elles sont
elles-mêmes dérivées du latin, de la langue des Romains.
Une question importante s’impose alors comme celle
d’une éventuelle filiation entre la lingua franca et la langue
des Romains. L’hypothèse n’est pas si fréquemment assumée,
mais elle est parfois esquissée, d’une souche sud-méditer­
ranéenne de la langue franque en Méditerranée, directe­
ment dérivée de la langue latine, de l’héritage linguistique
de Rome. C’est même une thèse que Poiron au xvnie siècle
avance comme fréquente :
Les Romains, qui furent longtemps les maîtres de ce pays,
y apportèrent avec eux la langue latine qui, comme par­
tout ailleurs, a dégénéré en un jargon italien appelé petit
moresque qui a pris quelque chose aussi de l’arabe. On le
parle communément dans tous les ports de mer, et le bey
s’en sert luy-même lorsqu’il traite avec les Etrangers47.

Laugier de Tassy, dans une Histoire des Etats barbaresques,


parue en 1757, développe une analyse historique assez voi­
sine de celle-ci :
On parle trois sortes de langues dans le Royaume de Tunis ;
l’Arabe, le Turc, et l’italien corrompu, appelé la petite langue
IX - COMMUNE, UNIVERSELLE ET DE L’AUTRE 391

Franque. Les Sarrasins, qui envahirent l’Afrique en 643


sous leur calife Odman, apportèrent l’Arabe en Barbarie, et
brûlèrent tous les manuscrits de la langue Africaine, dans
la vue de convertir les Africains à la croyance de 1’Alcoran
qui est le seul livre permis dans ce pays. Mais la langue
Arabesque s’est corrompue par le commerce des Mores avec
les Arabes. Elle abondait dans son origine en expressions
heureuses, hardies et sublimes. Tous les actes publics et les
traités de la régence avec les Princes Chrétiens sont écrits
en Arabe. Lorsque les Turcs introduisirent leur langue en
Barbarie, la petite Franque y était connue dès le sixième ou
septième siècle48.

Il y aurait donc, dans cette perspective, une souche


autochtone, ou plus autochtone qu’il n’est communément
envisagé, préislamique en un mot, de la langue franque. Il
n’est probablement pas anodin de noter que ces perspectives
continuistes sont toutes datées du xvme siècle et s’inscrivent
dans un moment où la course décline en Méditerranée, où
l’échange pacifique prévaut, mais aussi, sans doute, dans un
moment où l’on pense plus aisément le monde dans sa soli­
darité, voire son unité.
On sait que ce continuum entre le latin et la lingua franca
est une illusion rétrospective. Lorsque al-Idrisi indiquait au
XIIe siècle que, dans une certaine région du Sud tunisien, à
Gafsa, les habitants chrétiens parlaient “le latin d’Afrique”,
il attestait seulement une pratique résiduelle dans un monde
déjà très fortement délatinisé et arabisé49. La plupart des
descriptions linguistiques n’envisagent pas, au demeurant,
une filiation si directe entre le latin et la langue franque.
Elles mettent plutôt en œuvre un schème de contact plus
tardif entre les langues romanes, induisant leur altération,
une fois évacuée Rome et sa décadence. Dans quelle mesure,
cependant, cette altération est-elle simplement mécanique,
résultat d’un frottement des uns aux autres, plutôt qu’amoin­
drissante, dégénérative au sens de la grandeur morale ? La
corruption des langues peut-elle faire l’économie d’une
acception morale ?
392 LINGUA FRANCA

3. OÙ EST BABEL?

Le modèle biblique de Babel est remarquablement discret


dans les descriptions dé la langue franque, tout au moins
sur un plan conscient, explicite. Ce constat invite à ne pas
surévaluer d’emblée une notion de chute, de déchéance
inhérente à la corruption des langues, illustrée à terme
par la lingua franca, langue dégénérée. Comme le rappelle
Umberto Eco dans La Recherche de la langue parfaite,
il faudrait de toute façon distinguer d’emblée entre deux
visions de la question de la diversité des langues, dans la
Genèse50. La malédiction de la conjusio linguarum est celle
de Genèse xi. Mais Genèse x recèle une acception beaucoup
plus paisible de la diversité des langues du monde, sans cette
notion si dramatique, “théâtrale”, de malédiction divine. La
tradition islamique s’inscrirait plus continûment dans la tra­
dition ou la perspective de Genèse x, plutôt que dans celle
de la malédiction. Un courant de pensée, sur la question des
langues, va même jusqu’à inverser la perspective de leur dis­
sémination des langues : la diversité des langues du monde
serait ainsi prébabélienne.
Ibn Jinnî, aux6 siècle, développe en particulier ce motif d’un
plurilinguisme originel, et d’une langue adamique composée
de toutes les langues, et il est repris en cela par Ibn Hazm au
XIe siècle51. La langue du Coran est la langue arabe parce que le
Livre est révélé aux Arabes, et non en raison d’une supériorité
intrinsèque de celle-ci (“nous n’avons aucun texte révélé qui
proclame une langue supérieure à une autre en valeur”, écrit
Ibn Hazm52) ; le texte coranique lui-même présente la diver­
sité des langues comme un dessein divin et l’un des éléments
de la diversité de la Création, laquelle, par nature, sépare. La
séparation est d’ailleurs ce qui met fin au chaos :
Parmi ses Signes
la création des cieux et de la terre;
la diversité de vos idiomes et de vos couleurs
Coran, xxx, 2253.

Cette vision assez sereine de la multiplicité des langues


pourrait en réalité se révéler plus largement diffuse que nous
IX - COMMUNE, UNIVERSELLE ET DE L’AUTRE 393

I
[e concevons aujourd’hui. Une composante biblique (au
sens le plus général du terme) est assurément sous-jacente
à l’emploi du mot “corruption” dans l’épilinguistique de
l’âge moderne, mais la corruption peut s’avérer aussi stric­
tement physique, dépourvue de connotation morale et de
’ toute idée de chute, au sens de la corrosion. Le contact, en
t boi, émousse, altère l’essence des choses, et le mélange déna-
ure. Un modèle de la pureté de la langue est bien inhérent
l’ensemble de ces représentations modernes de la langue
comme des nôtres), mais il ne réfère pas si manifestement,
u fond, à l’idée de la langue adamique, de la langue matrice
de l’humanité.
Est-ce un hasard ? Adam Smith, dans L’Origine des langues,
explique comment, au contact de l’autre, la langue d’un
peuple s’émousse en adoptant des simplifications qui ne
sont pas loin d’évoquer la linguafranca :
Chaque peuple, pour se faire entendre lui-même de ceux
avec qui il lui était nécessaire de converser, était obligé
d’apprendre la langue de l’autre. La très-grande partie des
individus apprenant la nouvelle langue, non par art, ou en
remontant à ses rudimens ou ses premiers principes, mais
par routine et par ce qu’ils entendaient dire dans la conver­
sation, était extrêmement tourmentée par complication de
ses déclinaisons et de ses conjugaisons. Ces individus s’effor­
cèrent donc de remédier à leur ignorance de celle-ci, par les
moyens que la langue pouvait leur procurer. Ils suppléèrent
naturellement à leurs ignorance des déclinaisons par l’usage
des prépositions [...] Un pareil expédient met les hommes
qui sont dans la situation dont il vient d’être parlé, en état de
se délivrer de tout l’embarras de leurs conjugaisons54.

Il faut encore rappeler l’étroite symétrie de ces perspec­


tives, de part et d’autre de la Méditerranée, et notamment la
forte valorisation de la pureté de la langue arabe. La langue
pure, fluide, est érigée en idéal dès les premiers ouvrages de
grammaire arabe55. Elle peut même s’y voir comparée au
latin. Bien après ce premier âge de l’Islam, en pleine période
moderne, un récit d’ambassadeur marocain en Espagne ana­
lysé par Hassan El-Boudrari, alors qu’il n’accorde que peu
394 LINGUA FRANCA

d’intérêt à la question dès langues, s’arrête sur la question du


latin et sa parenté avec l’arabe :
La seule occurrence d’une information d’ordre linguistique
vient sous la plume de Ghassâni qui indique que dans le
cursus des études dispensées à l’Escurial et à Salamanque,
une place importante est accordée à l’étude du latin qui est
chez eux, l’équivalent de la science de la grammaire film an-
nahw) chez les Arabes. Tous les chrétiens ne l’entendent pas,
à moins de l’avoir appris au cours de leur enfance56.

La vision de la langue, de part et d’autre de la Méditerranée,


est donc très semblable, réciproque et se conçoit comme
telle. Le schème généralisé de la corruption des langues ren­
verrait à leur pureté initiale, originaire, plutôt qu’au modèle
de la chute adamique et de leur séparation. Une hypothèse
de la langue originelle et unique a pu sous-tendre impli­
citement ou formellement, dans la créolistique, la théorie
contestée d’une monogenèse de la langue franque. Cette
idée d’une langue méditerranéenne unique, d’une koinè
qui aurait essaimé en langues régionales, puis nationales,
décalque d’une certaine façon le schéma babélien. Pourtant,
l’épilinguistique de l’âge moderne, pour ce qui concerne la
lingua franca tout au moins, ne se réfère que très peu à ce
modèle de diffusion ou de dissémination, et moins encore à
l’idée d’une matrice unique des langues.
Ce qui prime, en effet, dans la perspective des contem­
porains pour décrire ce modèle métis de la langue, est bien
un accent, fort paradoxal, porté sur des langues “nationales”
distinctes, au premier rang desquelles viendrait l’italien. Ces
définitions toutes nationales de la langue émergent, pour notre
surprise, dans des contextes historiques que nous vouons plutôt,
aujourd’hui, à une très forte diffraction linguistique57. Faut-il
considérer que cette unité était relative, et qu’eu égard à un
phénomène aussi hétéroclite que la lingua franca (expression
italienne, au demeurant), une identification de “familles de
langue” s’était imposée, aussi composite soit, au fond, la men­
tion de l’“espagnol” ou encore du “français” ou de l’italien?
La logique des langues se veut universelle, ce qui peut
expliquer qu’en certains cas, la lingua franca ait été, à son
IX - COMMUNE, UNIVERSELLE ET DE L’AUTRE 395

tour, assimilée à une langue nationale. Elle s’intégre en tout


cas à une sorte de “théorie des langues” et ne se voit pas
dissociée du lot commun en fonction d’une autre logique
constitutive. C’est ce qui ressort par exemple des Voyages de
Gulliver, et de ce moment où le narrateur est conduit devant
l’Empereur :
Il y avait là des prêtres et des hommes de loi, à en juger par
leur costume, .qui reçurent l’ordre de m’adresser la parole.
Je leur parlai dans toutes les langues dont j’avais quelques
notions : haut et bas-allemand, latin, français, espagnol, ita­
lien, et lingua franca — mais sans aucun résultat58.

La langue franque vient certes au terme de l’énumération,


et à rebours de toutes les topiques de l’identification, où l’on
commence par adresser la parole à l’étranger en lingua franca
avant de se chercher une autre langue en commun. Son pla­
cement final, dans l’inventaire des langues, signifie peut-être
quelle ne figure une langue qu’en dernier recours, mais son
inscription dans cette énumération l’inscrit malgré tout dans
un même plan que toutes les autres langues de la Création,
ces langues de nation. Une intégration dufranco à un univer­
sel de la langue est donc au moins esquissée par cette fugitive
mention. Est-elle mieux accentuée dans d’autres contextes ?
Constitue-t-elle un trait pertinent de cette histoire?
Les Voyages de Gulliver sont une œuvre de fiction et, dans
la masse relativement nourrie des écrits documentant la
langue franque, le mélange de textes au statut de fiction
et de textes à statut documentaire est assez équilibré, assez
égal. Il serait vain de tenter de départager strictement ces
deux niveaux de l’écriture, en l’occurrence. Les textes philo­
sophiques ou de fiction traitant de l’Orient empruntent aux
relations de voyages, aux relations de captivité. Les relations
documentaires, autobiographiques sont à leur tour façon­
nées, construites en fonction de tropes littéraires. Certains
auteurs de fictions ont parfois une expérience personnelle,
directe, de la captivité et de l’Orient, ainsi que de la langue
franque. L’exemple le plus connu est celui de Cervantès,
dont les écrits sur Alger, notamment, sont à la fois très
proches d’autres récits de mémoires et intégrés au sens plein
396 LINGUA FRANCA

à des récits de fiction, mais on pourrait également mention­


ner le cas, au xvne siècle, de l’écrivain et dramaturge Jean-
François Regnard, qui fut lui aussi captif à Alger et dont
une œuvre au moins, La Provençale, restitue l’empreinte de
cette experience .
Ces récits mêlant autobiographie et fiction datent prin­
cipalement du xvne siècle, grande période de la course et
donc d’un usage plutôt dramatique et violent de la langue
franque. Mais les œuvres littéraires du xvme sont peut-être
plus nombreuses encore à en faire état, et à considérer, au
fond, la lingua franca comme un élément familier, voire
naturel, immédiat, de la communication entre des hommes
que séparent des barrières linguistiques, culturelles ou natio­
nales. La présence et le caractère très autobiographique des
témoignages qui s’y rapportent ont-ils pu ainsi déboucher
sur une élaboration plus philosophique du phénomène?
L’immédiateté de la communication entre les hommes
qu’autorisait la lingua franca a-t-elle jamais conduit à y voir
la langue universelle ?
La philosophie politique de l’âge moderne, dès le début
du xvie siècle, se nourrit de relations de voyage en Orient ;
l’Orient y marque sa présence, soit de manière explicite,
soit comme un arrière-plan ou un repoussoir implicite60.
Mais on ne voit pas que la langue franque ait donné lieu,
par ce biais et dans ce cadre, à une élaboration philoso­
phique marquée. Mieux encore, on peut estimer que cet
objet, s’il était vu, n’était pas estimé digne d’une telle atten­
tion. Leibniz, par exemple, paraît exclure la lingua franca
“empirique”, historique, de tout horizon philosophique.
Au moins la “voit”-il. Traitant de la question de “l’institu­
tion arbitraire des mots” dans un dialogue, il mentionne,
en effet, la langue franque au sein d’un ensemble de pro­
cessus de réinventions linguistiques, sur la base de langues
existantes :

Il se forme aussi des langues par le commerce des différents


peuples, soit en mêlant indifféremment des langues voisines,
soit, comme il arrive le plus souvent, en prenant l’une pour
base, qu’on estropie et qu’on altère, qu’on mêle et qu’on
corrompt en négligeant et changeant ce quelle observe et
IX - COMMUNE, UNIVERSELLE ET DE L’AUTRE 397

même en y entant d’autres mots. La lingua franca, qui sert


dans le commerce de la Méditerranée, est faite de l’italienne,
et on n’y a point d’égard aux règles de la grammaire. Un
dominicain arménien, à qui je parlais à Paris, s’était fait ou
peut-être avait appris de ses semblables une espèce de lin­
gua franca, faite du latin, que je trouvai assez intelligible,
quoiqu’il n’y eût ni cas, ni autres flexions, et il la parlait avec
facilité, y étant accoutumé. Le père Labbé, jésuite français,
fort savant, connu par bien d’autres ouvrages, a fait une lan­
gue dont le latin est la base, qui est plus aisée et a moins de
sujétion que notre latin, mais qui est plus régulière que la
linguafranca. Il en a fait un livre exprès61.

On peut se souvenir aussi que dans Utopia, de Thomas


More, la langue parfaite est à la fois proche du grec et du
persan. Par cette combinaison de l’héritage chrétien, ou
européen, et de l’héritage islamique, cette langue utopique
fait-elle signe vers l’hybridité (tout inégale) de la langue
franque, compromis linguistique des langues de l’Orient
et de l’Occident62? Elle pourrait en porter au moins la
réminiscence.
Sur un mode plus romanesque, on peut aussi songer à
ce fameux capitaine Misson, fondateur de l’une des plus
célèbres communautés utopiques de pirates, Libertalia, dont
Daniel Defoe a laissé un récit saisissant, aux frontières de
la fiction, de la stricte forgerie et du document brut63. A
bord de son navire, le capitaine Misson, d’origine française,
entend abolir jusqu’au terme d’esclavage, traitant tous les
hommes en égaux et faisant enseigner la langue française aux
Noirs prisonniers sur son vaisseau. Ils ne tardent pas, ainsi,
à s’exprimer en broken french. A d’autres esclaves libérés,
des interprètes “enseignaient le français”64. Mieux encore,
en quête d’un lieu pour fonder sa colonie, Misson et ses
hommes se fixent sur une côte de Madagascar, élaborant peu
à peu une langue nouvelle et métisse :

In the meanwhile a few of the Natives had come often to the


Settlement, and they began to speak a little broken French,
mix’d with the other European languages, which they heard
from Missons People and six ofthe Nativefamiliesfixed among
398 LINGUA FRANCA

them, which was ofvast Use to the Planters ofthis new Colony;
for they made a very advantageous Report to their Country Men
ofthe Regularity and Harmony they observed in them65.

C’est bien la naissance d’une langue franque qui est ici


décrite, même si l’accent sur une matrice française est sensi­
blement marqué, et l’on constate qu’une totalité harmonique
est supposée émaner de cette expérience ; le terme “harmo­
nie” est clairement relié à l’usage de ce pidgin utopique. Y
a-t-il là pour autant un écho de la langue franque méditerra­
néenne ? Les composantes méditerranéennes ne manquent
pas, dans ce récit, qui avèrent la prégnance de cet arrière-
plan ; au cours de ses aventures, le capitaine Misson capture,
par exemple, deux corsaires de Salé, dont l’un est un renégat
espagnol converti à l’islam66. Une composante musulmane,
islamique, de ce mélange apparaît mieux encore lorsque les
pirates capturent un navire appartenant au Grand Moghol
et faisant route vers La Mecque. Ils retiennent une centaine
de filles des pèlerins musulmans pour en faire leurs épou­
ses. Et lorsque, à la suite de ce métissage “biologique”, la
république pirate est officiellement proclamée, Misson, le
“Grand Protecteur” de Libertalia,
se choisit un Conseil des plus compétents, sans distinction
de nation ou de couleur, et l’on entreprit de mêler les diverses
langues pour n’en plus avoir qu’une seule67.

La langue franque figure donc là une matrice au moins


inconsciente. Elle apparaît comme un élément plus crucial et
parfois plus explicite, auxvmc siècle, dans une configuration
littéraire et philosophique où, sans grande surprise, l’œuvre
de Rousseau ou certains aspects de son œuvre occupent une
place centrale.

4. UNE LANGUE PHILOSOPHIQUE?

La langue naturelle de Rousseau ne se confond en rien avec


la lingua franca, mais on retrouve dans 1’Emile, et claire­
ment formulée, cette idée que “les caractères originaux des
IX - COMMUNE, UNIVERSELLE ET DE L’AUTRE 399

peuples s’effacent de jour en jour”, que le monde subit un


métissage croissant :
A mesure que les races se mêlent, que les peuples se confondent,
on voit peu à peu disparaître ces différences nationales qui
frappaient jadis au premier coup d’œil. Autrefois chaque
nation restait enfermée en elle-même, il y avait moins de
communication, moins de voyages, moins d’intérêts com­
muns ou contraires, moins de liaisons politiques et civiles de
peuple à peuple, point tant de ces tracasseries royales appe­
lées négociation, point d’ambassadeurs ordinaires ou résidant
continuellement. Les grandes navigations étaient rares ; il y
avait peu de commerce éloigné ; et le peu qu’il y en avait était
fait ou par le prince même, qui s’y servait d’étrangers, ou
par des gens méprisés, qui ne donnaient le ton à personne
et ne rapprochaient point les nations. Il y a cent fois plus de
liaisons maintenant entre l’Europe et l’Asie qu’il n’y en avait
jadis entre la Gaule et l’Espagne: l’Europe seule était plus
éparse que la terre entière ne l’est aujourd’hui68.

C’est dans cette perspective d’une fusion croissante entre


les peuples et d’une dissolution de l’isolement des nations,
d’une “mondialisation”, que l’on peut lire et observer trois
œuvres contemporaines qui, toutes trois, font une place
explicite et variable à la langue franque, leurs auteurs, l’abbé
Prévost, Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre, entretenant
de surcroît une correspondance amicale et littéraire.
Sous la plume de l’abbé Prévost, la langue franque occu­
pera la place la plus anodine mais aussi peut-être la plus
révélatrice de ce qu’est réellement sa visibilité dans ce
moment. Elle ne figure, en effet, qu’un élément narratif
des plus banal, dans un roman où l’Orient, la course, les
Barbaresques constituent un cadre narratif plus qu’un res­
sort central de l’intrigue. Dans ses Mémoires pour servir à
l’histoire de Malte, ou histoire de la jeunesse du commandeur,
ouvrage paru en 1741, l’abbé Prévost utilise la Méditerranée
musulmane comme le cadre tumultueux d’une histoire pas­
sionnelle, où l’altérité des Turcs et des Barbaresques relève
quelque peu du prétexte. La langue franque ne figure
alors que cet élément d’évidence, sous-jacent, qui permet
400 LINGUA FRANCA

toujours la communication entre des hommes, mais aussi


entre des femmes, que le destin n’appelait pas autrement
à se rencontrer, et que les hasards de la course mettent en
présence :
Je remarquai d’abord avec joie que les corsaires avaient
choisi ceux à qui ils avaient trouvé quelque connaissance de
la langue qu’ils appellentfranca. J’avais quelques lumières à
espérer de leurs explications69.

En un autre point du récit, une mission salvatrice est


confiée à un probable locuteur de la langue franque :
[...] choisissant entre nos soldats un italien fort adroit, qui
avoit passé toute sa vie à courir cette mer, et qui avoit une
connoissance confuse de tous les langages, nous le chargeâmes
d’une commission dont il se cnit fort honoré70.

Surtout, dans ce cadre d’incertitude, il se noue aussi une


amitié entre Helena, l’héroïne, et trois “dames turques”,
épirotes :
Pendant un entretien si sérieux, Helena et les trois dames,
dont nous nous étions écartés de quelques pas, liaient
connaissance, à l’aide d’un langage corrompu qui est connu
de toutes les nations du levant71.

Le narrateur, enfin, communique avec le capitaine “turc”,


Limo, en linguafranca'.
Limo plus surpris que moi, me demanda en languefranque,
si j’avois rendu cette femme tout-à-fait folle. Je lui répondis
d’un air beaucoup moins enjoué, que je lui sçavois très mau­
vais gré de m’avoir jetté dans cet embarras, et ne me croyant
point dispensé de rendre à une fille si respectable par sa nais­
sance les devoirs qui convenoient à sa situation, je lui offris
la main pour la conduire à la chaloupe. Elle me repoussa
avec mépris, et prenant celle de Limo, elle gagna la terre,
sans avoir tourné une fois les yeux vers mon vaisseau72.
IX - COMMUNE, UNIVERSELLE ET DE L’AUTRE 401

Ces quelques mentions de la linguafranca nous font res­


sentir son caractère de simple évidence dans ce moment et
nous montrent à quel point il s’agissait d’un élément fami­
lier, banalement constitutifdu décor. On retrouvera dans un
autre roman au moins de l’abbé Prévost, Mémoires et aven­
tures d’un homme de qualité, paru en 1728, non pas une men­
tion directe de la langue franque, mais une indication du rôle
de l’“italien”, comme langue véhiculaire. Une scène, surtout,
annonce de manière troublante celle que l’on pourra lire par
exemple, cinquante ans plus tard, dans la relation de captivité
de Thédenat, esclave du bey de Mascara. La similitude de ces
deux modes de narration confirme, s’il en est besoin, l’étroite
imprégnation par la littérature de fiction des relations de cap­
tivité, récits d’aventures fort en vogue, et la manière dont ces
récits se nourrissent à leur tour de romans d’initiation, par
exemple... La “scène commune” à ces deux textes relève en
tout cas d’un schème structurel : c’est une confrontation entre
l’esclave, le captif, et son nouveau maître, dans un tâtonne­
ment réciproque pour déterminer la langue de leur relation
à venir. Comme dans le récit de Thédenat, conduit devant
son nouveau maître à Mascara, l’identification d’une langue
commune, l’“italien”, provoque chez le maître musulman un
immédiat sentiment de satisfaction73. Le héros, l’“homme de
qualité”, comte de Rosambert, fait prisonnier par les Turcs
en Bulgarie, est conduit à Sofia auprès du maître auquel il
appartient désormais, Elid Ibezu :

Comme [son] esclave lui avait dit la veille que j’ignorais la


langue allemande, il s’était douté que j’étais Français, et il
avait fait venir chez lui un Grec qui parlait assez bien notre
langue, et qui commença à m’interroger sur le lieu de ma
naissance et sur ma condition. Je répondis, avec toute la
franchise de Télémaque, que j’étais Français et homme de
condition. Le Grec rendait compte de mes réponses à Elid
Ibezu, qui lui dictait de nouvelles questions. Il me demanda
si je ne savais point d’autre langue que le français. Je lui dit
que je savais le latin et l’italien. Cette réponse charma Elid
Ibezu, qui savait lui-même l’italien. Il me dit aussitôt, en
cette langue, que nous n’avions plus besoin d’interprète pour
nous entretenir ensemble. Il y a longtemps ajouta-t-il, que
402 LINGUA FRANCA

je souhaitais avoir un esclave chrétien. Si vous êtes honnête


homme, et que vous vouliez prendre quelque attachement
pour moi, votre condition ne sera point à plaindre74.

L’identification d’une langue commune déclenche par


conséquent un processus immédiat de reconnaissance, et
elle impulse un vacillement décisif de la frontière de l’alté­
rité. L’homme de qualité en est immédiatement troublé :
Cette politesse et cette bonté me surprirent dans un Turc.
J’avais de cette nation les idées qu’on en a communément,
c’est-à-dire que je les regardais comme les plus barbares et les
plus impitoyables de tous les hommes. J’ai reconnu encore
mieux, dans la suite, la fausseté de cette opinion. Il y a de
l’esprit, des sentiments et même du savoir-vivre chez les
Turcs, comme dans toutes les nations75.

Ces pensées mêmes sont exactement similaires à celles


dont fera état Thédenat, après sa présentation au bey de
Mascara:
Qu’est-ce que tout ceci, disais-je ? Où est cette barbarie et
cette inhumanité que presque toute l’Europe attribue au
peuple de qui je dépens à présent ? Ne serait-ce que envers
moi qu’il serait humain ? non, il faut (continuai-je) que ceux
qui leur donnent des noms dont ils sont si peu dignes ne les
connaissent point et n’aient jamais été avec eux76.

En 1780, Rousseau publie un ouvrage inachevé qui sera


comparé, à certains égards, au Cleveland de Prévost. Il n’y a
pas lieu de s’étendre ici sur cette comparaison, mais le rappel
d’un système d’échos, de parentés entre ces deux livres, outre
la relation et la correspondance régulière de leurs auteurs,
mérite d’être rappelé. Prévost rédige même une suite à cet
ouvrage que Rousseau lui avait fait lire, sur la base de ce qu’il
lui avait exposé de son dénouement77. Le texte inachevé de
Rousseau est lui-même une suite à l’Emile, sous le titre Emile
et Sophie ou les Solitaires1*. Il s’agit d’un prolongement assez
pessimiste de l’Emile, où le couple idéal que le protagoniste
forme avec Sophie se défait, après que la jeune femme a
IX - COMMUNE, UNIVERSELLE ET DE L’AUTRE 403

expérimenté les plaisirs de la vie parisienne, se laissant même


entraîner à l’infidélité79.
Deux épisodes ou deux moments de l’histoire font expres­
sément référence à la lingua francò. Emile, plongé dans de
sombres pensées, s’embarque pour Naples, mais son navire,
sur une trahison du capitaine, “renégat rapatrié”, est pris en
chasse par des Barbaresques. Pour prix de son geste, Emile
fait voler la tête du traître d’un coup de sabre :
A l’instant, voyant le Chef des Barbaresques impétueuse­
ment venir à moi, et lui présentant le sabre par la poignée,
Tiens, capitaine, lui dis-je en langue franque, je viens defaire
justice, tu peux la faire à ton tour. Il prit le sabre il le leva
sur ma tête; j’attendis le coup en silence: il sourit, et me
tendant la main il défendit que l’on me mit aux fers avec
les autres81.

Emile est donc conduit au bagne avec ses compagnons ;


il y change plusieurs fois de patron mais prend avec sérénité
cette servitude qui n’est au fond, pour lui, qu’une servitude
“seconde”. Il s’avise même de ses propres préjugés envers les
“Maures”:
Je n’éprouvai pas pourtant dans leur servitude toutes les
rigueurs que j’en attendais. J’essuyai de mauvais traitements,
mais moins peut-être qu’ils n’en eussent essuyé parmi nous,
et je connus que ces noms de Maures et de pirates portaient
avec eux des préjugés dont je ne m’étais pas assez défendu.
Ils ne sont pas pitoyables, mais ils sont justes ; et s’il faut n’at­
tendre d’eux ni douceur ni clémence, on n’en doit craindre
non plus ni caprice ni méchanceté82. Les Nègres seraient
trop heureux en Amérique, poursuit Emile, si l’Européen
les traitait avec la même équité.

Néanmoins, il finit avec ses compagnons par cruellement


souffrir, non pas de leur patron, mais d’un chef; il précise :

un surveillant, esclave comme nous, mais qui, pour se faire


valoir à son maître, nous accablait de plus de travaux que la
force humaine n’en pouvait porter.
404 LINGUA FRANCA

Il décide d’appeler ses compagnons à la grève :


Je m’adressai d’abord dans ma langue à une douzaine de
compatriotes que j’avais là, ne voulant pas leur parler en
languefranque*3 de peur d’être entendu des gens du pays84.

La langue franque est donc bien la langue réservée aux Bar-


baresques, et pas même celle qu’Emile emploie avec d’autres
captifs, des Maltais, du même bagne. Bien au contraire, la
division des nationalités s’avère dans ce cadre. Un chevalier
de Malte fomente dans sa langue une opposition à son projet.
Identifié comme le meneur de la révolte, Emile est conduit
devant leur patron. Et c’est alors à la langue franque qu’il
recourt, avec cet Algérien, toujours sans restitution des dia­
logues, sans transcription pour son lecteur, dans une pudique
élision de sa propre inscription dans cette langue :
Le maître me regarda et me dit: C’est donc toi qui débau­
ches mes esclaves ? Tu viens d’entendre l’accusation : si tu
as quelque chose à répondre, parle. Je fus frappé de cette
modération dans le premier emportement d’un homme
âpre au gain, menacé de sa ruine, dans un moment où tout
maître européen, touché jusqu’au vif par son intérêt, eût
commencé sans vouloir m’entendre, par me condamner à
mille tourmens. Patron, lui dis-je en languefranque*5, tu ne
peux nous haïr, tu ne nous connais pas même; nous ne te
haïssons pas non plus, tu n’es pas l’auteur de nos maux, tu
les ignores86.

Le patron est si juste qu’il entend les arguments d’Emile,


puis le nomme surveillant à la place de l’indigne piqueur
qui avait provoqué la révolte. L’aventure, enfin, parvient aux
oreilles du dey d’Alger qui demande à rencontrer Emile et
devient finalement son maître : “Voilà votre Emile esclave
du Dey d’Alger87.”
C’est donc dans la description du bagne d’Alger qu in­
terviennent les éléments les plus réalistes de cette histoire
des Solitaires, et que se font entendre, possiblement, des
éléments de vécu, empruntés peut-être à Aranda88. Cet
accent relève un peu du paradoxe, car la fin du xvnie siècle
IX - COMMUNE, UNIVERSELLE ET DE L’AUTRE 405

est précisément un moment d’extinction presque complète


de la course pratiquée contre les navires français. Dans
un contexte de régulation diplomatique croissante entre
l’Europe et les puissances barbaresques, ces scènes de bagne
deviennent beaucoup plus rares, pour des Français en tout
cas89. Mais il s’agit bien d’un conte philosophique, dans
lequel la linguafranca est, au bout du compte, la langue de la
raison, et permet, de part et d’autre, entre maîtres et esclaves,
entre Turcs ou Maures et Européens, une intelligence de la
raison et de la justice.
Le récit s’interrompt sur l’arrivée d’Emile au service du
dey d’Alger, et il évoque au moins par amorce ces multiples
biographies de “transfuges” faisant carrière dans les Etats
islamiques... Au service, qui mieux est, d’un souverain juste,
“élu par les suffrages unanimes des Turcs et des Maures, des
gens de guerre et des gens de loi90”. La langue franque dans
ce cadre devient ainsi - enfin, dirions-nous... - la langue
d’une possible concorde et d’une intelligence entre les
hommes, sinon entre les peuples.
C’est cependant dans un ouvrage de Bernardin de Saint-
Pierre que cette hypothèse de la langue franque comme
langue universelle, langue du rapprochement entre les
peuples, par-delà leurs différences, endosse son acception
la plus complète. Un lien amical de l’auteur avec Rousseau
est là encore avéré. Dans cette pièce de théâtre, Empsaël et
Zoraïde ou les Blancs esclaves des Noirs à Maroc, Bernardin de
Saint-Pierre évoque pourtant le souverain marocain qui s’est
le plus durablement illustré comme despote, auxvme siècle,
Mawlay Ismaîl. C’est un monarque dont nombre de relations
européennes ont dépeint le caractère tyrannique et même
sanguinaire91. Mais Bernardin de Saint-Pierre s’attache à
une sorte de paradoxe du pouvoir, car son texte est en fait
un plaidoyer pour l’abolition de l’esclavage, fondé sur l’his­
toire d’un esclave vizir, l’un des plus puissants personnages
du royaume marocain, mais qui éprouve malgré tout la souf­
france de la servitude.
Sous la plume de Bernardin de Saint-Pierre court l’émou­
vante démonstration d’un métissage universel, ou plutôt
d’une solidarité universelle, et d’un partage du monde et
des cultures dans un brassage généralisé. Ce texte décrit
406 LINGUA FRANCA

littéralement, non pas tant une lingua franca culturelle,


qu’une chaîne de l’interdépendance dissipant la notion
même de frontière et de territoire (outre quelle nous invite
à repenser radicalement notre rapport contemporain à la
mondialisation. .:

Il y avait un Voyageur qui passait sa vie à parcourir le monde.


Il regardait toute la terre comme sa patrie et tous les hommes
comme ses compatriotes. Il disait que le genre humain ne
ferait qu’une seule famille sans les préjugés de tribus, de
nations et de religions qui le divisent. Il prétendait que mal­
gré nos divisions politiques la nature nous obligeait d’un bout
de la terre à l’autre dans tous les lieux et en tous tems de nous
rendre service jusques dans les plus petites choses, de sorte
qu’il était bien difficile de savoir auxquels on avait le plus
d’obligation ou aux hommes de son pays ou à ceux des pays
étrangers, à ceux de son siècle ou à ceux des siècles passés.
Si par exemple; disait-il, un homme prend du caffè à grain,
il se trouvera bien souvent que ce sont des Chinois qui ont
fabriqué sa tasse ; des Mexicains extrait de leurs mines l’ar­
gent dont sa cueiller est faitte ; des Arabes recuilli son caffè
à Moka; des noirs d’Afrique fabriqué son sucre aux îles
Antilles ; des Français, des Anglais ou des Hollandais importé
par mer ces divers objets ; des Allemands, des Suédois, des
Russes, des Norvégiens et même des Lapons fourni le bois
de chesne, le cuivre; le fer, le chanvre, les matures, la résine
et l’huile de baleine, nécessaires à la construction du vais­
seau. Il poussait la reconnaissance plus loin, car il disait
qu’on ne prendrait point de caffè à Paris, si un derviche
n’en avait découvert l’usage, un prêtre indien l’art de fabri­
quer le sucre ; Vasco de Gama le Cap de Bonne Espérance,
Christophe Colomb l’Amérique, un inconnu n’avait inventé
la boussole sans laquelle un navire ne peut traverser la mer,
et si dans des tems plus reculés le Crétois Dédale n’avait
inventé la plupart des outils du charpentier qui servent à le
construire ; Minerve la toile dont se font les voiles ; Vulcain
l’art de forger le fer qui le meuble et Cérès celui de faire
des petits pains, et Prométhée le feu, d’où il concluait que
toutes les nations présentes et passées avaient travaillé pour
le déjeuner des bourgeois de Paris.
IX - COMMUNE, UNIVERSELLE ET DE L’AUTRE 407

[...] On n’a jamais bien su de quelle nation était ce voya­


geur, car on l’eût pris à sa liberté de penser pour un Anglais
et à sa circonspection pour un Italien, à sa politesse pour un
Français et à la constance de ses affections pour un Allemand ;
à son goust pour les plaisirs de la vie pour un Chinois et à
son mépris de la mort pour un Macassar, à son humanité
pour un Indien et à sa piété pour un Arabe. Il s’était appro­
prié dans chaque nation ce quelle avait de meilleur92.

Ce texte constitue la superbe démonstration à la fois du


caractère national de l’humanité et de l’inanité de ce même
caractère... On ne s’étonnera pas quelle prenne le Maroc ou
l’Occident musulman pour cadre, dans ce moment, puis­
qu’il est celui d’un apaisement de la course et des conflits,
de la mise en place d’une trame diplomatique que l’on ne
ressent pas encore comme inégale, assujettissante dans la
Méditerranée islamique. C’est donc un moment de rappro­
chement, alors même que la question de l’esclavage est en
plein débat. Quelle place peut être celle de la langue franque
dans ce contexte? Elle figure tout simplement la langue
d’évidence, mais au sens de la langue innée, universelle.
Ce même voyageur cosmopolite se rend un jour à
Taroudant, dans le Sud du Maroc, au cap d’Aguer, ville
de la même province, précise l’auteur. Il arrive devant une
sorte de château enchanté et s’endort à la nuit, épuisé, dans
une pauvre cabane. A son réveil, une multitude d’hommes
l’entourent, “de toutes sortes de nations. Il y avait des
Espagnols, des Turcs, des Allemands, des Italiens, des
Arabes, des Berebers, des nègres et des mulâtres” :
[...] Le voyageur dans la plus grande surprise se frottait
les yeux, ne sachant s’il veillait ou s’il dormait lorsque un
Bérebère qui s’était assis auprès de lui, lui adressa la parole
en langue franque93 et “Seigneur, lui dit-il, comment est-il
possible que vous soyiez entré dans notre village sans que
personne vous ait aperçu ? Chacun de nous se fot empressé
de vous offrir sa maison”94.

Le village, explique le Berbère parlant franco, est peuplé


des esclaves de toute provenance qui furent au service du roi
du Maroc “Moelly Ismaël”.
408 LINGUA FRANCA

C’est peu, et c’est beaucoup. Cette brève mais signifi­


cative mention de la langue franque dans un cadre de fra­
ternisation et d’universelle liberté est enfin conforme aux
représentations a priori que nous en avons sous le signe de
la fraternité et de la fusion ; elle conforte enfin cette valeur
de communion et d’universalité, de concorde, dont nous
l’investissons spontanément. Ce n’est donc pas un mince
paradoxe d’admettre que son image intuitive, comme lan­
gue du consensus et de la fusion, est au fond celle qui fut la
plus minoritaire et la plus discrète dans l’histoire. Esquissée
au xvme siècle, l’assimilation de la lingua, fianca à la langue
naturelle, à la langue que l’on porte en soi sans même le
savoir, fait long feu, comme toute autre identification à la
langue philosophique. La suite de son histoire lui refuse plus
encore tout accès à l’universel.
CHAPITRE X

DE LA LANGUE FRANQUE AU SABIR ET APRÈS

En 1798, Bonaparte débarque en Egypte, accompagné de


savants dont la curiosité va se porter en grande part vers la
question des langues. Mais cet intérêt concernait au pre­
mier chef les “langues de civilisation1”. La plus fameuse
découverte résultant de l’Expédition n’est-elle pas, à terme,
l’histoire de l’élucidation d’une écriture mystérieuse, les hié­
roglyphes ? Le déchiffrement de la pierre de Rosette illustre
la quête, en un sens, de tout ce que ne pouvait pas offrir ou
représenter la lingua franca.
Or, la brutalité du choc, la violence, les violences qui
accompagnèrent l’expédition d’Egypte fondent aussi une
histoire de langues, de contacts de langues. Des Egyptiens
se mettent au service des Français, apprennent leur langue.
Ils y adaptent sans doute aussi un fond de romanité plus
indistinct. Champollion, par exemple, raconte qu’il visitait
les obélisques de Cléopâtre, “toujours au moyen de nos rous-
sins, que les jeunes Arabes nomment un bon cabal (déno­
mination provençale)”; “de vieux Arabes parlent encore
français”, souligne-t-il. Dans le même temps, des militaires
français “s’indigénisent”2. Des “mamelouks” français se
fixent en Egypte et renoncent à rentrer avec Bonaparte3.
Inversement, le comte de Marcellus rencontre un janissaire
qui, ayant été autrefois envoyé comme courrier à Paris, par
Bonaparte, en est revenu avec l’amour de l’opéra, et chante
des airs qu’il avait entendus à la salle Feydeau, sans pour
autant parler français4.
Ces apprentissages croisés rejouent une vieille histoire
d’adversité et de métissage, mais sur des bases radicalement
410 LINGUA FRANCA

différentes, désormais, de ce qu elles étaient au temps de la


course. Il en sera de même à Alger, après le choc du débar­
quement de Sidi Ferruch. Le rapport savant des conquérants
à la langue, aux langues orientales, met brusquement à dis­
tance la langue franque. Il en consacre l’absence de noblesse
et de statut, dans la hiérarchie des langues de civilisation,
dans le même temps que le rapport colonial abat toute appa­
rence d’une relation réciproque, symétrique. Le mépris du
dominé devient la règle, même s’il se tempère éventuelle­
ment d’un respect pour sa culture ou sa civilisation. Et pour
n’avoir pas su en perpétuer la grandeur, le colonisé mérite
d’autant plus le mépris.
Cette distance politique nouvelle consacre une sépa­
ration des langues, ou leur brusque désintrication, avant
que la cohabitation coloniale ne mette en branle d’autres
procédures de métissage. Si l’on se souvient de ce que disait
Bernard Lewis du dominé, qui apprend la langue du domi­
nant ou du maître, pour reprendre sa terminologie, on se
souvient que, dans sa perspective, le maître n’apprenait pas
la langue du subalterne, ou peu et mal5. Mais cet appren­
tissage, même fautif, est la marque même de la domination.
Soit on parle mal la langue du colonisé, une langue que l’on
entend tous les jours, ce qui est une marque de mépris ; soit
on la parle mieux que lui, et on l’écrase d’un apprentissage
savant, érudit, dans le moment même où on lui commande
de s’acculturer à la langue du colonisateur.
Quelle place pouvait avoir la langue franque dans ce nou­
veau dispositif? Elle avait permis que l’on ne s’essaie pas
à parler la langue de l’autre. Par convention tacite et réci­
proque, on adoptait une langue médiane que l’on savait à
dessein fautive, selon les canons de la belle langue. Que l’on
déroule ou non cette histoire comme un fil continu, la lin­
gua franca, désormais, de bilatérale, devient exclusivement
unilatérale, c’est-à-dire la langue du seul dominé.

1. L’ÉPURE DE LA LANGUE

Alors que la Grèce en 1830 se voit libérée du joug otto­


man, une partie de la Méditerranée occidentale bascule, au
X- DE LA LANGUE FRANQUE AU SABIR 411

contraire, sous domination européenne. Dans ces divers


moments d’inflexion, de retournement politique et de
rupture, le rapport aux langues se révèle très semblable ; à
certains égards, il obéit à une même injonction de pureté.
Il commande l’éviction de cette romanité plus ou moins
indistincte, qui imprégnait l’ensemble du pourtour médi­
terranéen. Dans ce moment, l’historien et voyageur Jean-
Alexandre Buchon explique :
Le premier travail des Grecs a été le travail sur leur propre
langue. Ils n’ont pas été plutôt affranchis du joug turc qu’ils
ont affranchi leur langue des mots turcs qui la gâtaient, et
par la même occasion, des mots francs qui en altéraient
l’unité. La langue grecque était autrefois une sorte d’arche de
Noé dans laquelle venaient chercher asile les mots de toutes
les autres langues. L’épuration s’est opérée de la manière la
plus rapide. Jamais décret de souverain si absolu que ne l’a
été, et sans appel, ce vœu de quelques puristes6.

Le “nationalisme”, quel qu’il soit, est donc ennemi de


la langue franque. Pourtant, le même auteur notait que les
Européens qui affluaient en Grèce, après les massacres de
Chio, y constataient la prégnance de la langue italienne. A
Syra, par exemple, les affiches des théâtres étaient rédigées
en grec et en italien7. Cette évolution idéale vers une plus
stricte distinction des langues, vers un illusoire “point zéro”
du contact et du métissage, est en réalité un peu antérieure
au XIXe siècle. Elle s’amorce de manière préalable. Dans le
dernier tiers du xvine siècle, quelque chose évolue dans la
manière dont ses propres “locuteurs” perçoivent la langue
franque. Au Levant, même si leur étude, parue en 1958,
ne concerne que le lexique nautique, H. et R. Kahane
et A. Tietze mettent en relief une mutation, à la fin du
xvme siècle, de ce qu’ils nomment la lingua franca, soit le
vocabulaire nautique à base romane passé dans la langue
turque. Avec la création pour le monde ottoman d’écoles
navales dotées d’instructeurs européens et conçues sur
l’exemple de l’Europe, avec une professionnalisation plus
poussée des métiers de la mer, le vocabulaire traditionnel
à base italienne décline, et le français, la langue française,
412 LINGUA FRANCA

impose sa prééminence. La terminologie moderne interna­


tionale est francisée et différents milieux levantins adoptent
le français au premier chef comme langue de communi­
cation, dans le domaine du commerce maritime (Italiens,
Grecs, Juifs et Arméniens...) La révolution grecque contre
le joug turc accentue un retrait des Grecs de la marine otto­
mane, et confirme cette évolution vers une désuétude de la
langue franque nautique. C’est dans la seconde moitié du
xixe siècle que les Turcs eux-mêmes, précisent les Kahane et
A. Tietze, adopteront cette “terminologie à substrat italien
mais à superstrat français”, déjà quelque peu archaïque8.
De manière plus générale, les grandes réformes du
XIXe siècle, dans le monde islamique, dès lors qu elles impli­
quent une occidentalisation, induisent un apprentissage
plus savant des langues européennes et ce désormais “dans
le texte”, si l’on ose dire, et non plus seulement “sur le tas”
et par la médiation du franco ou langue franque. Des étu­
diants égyptiens ou turcs, notamment, sont ainsi envoyés
à Paris, dont le fameux Rifâa al-Tahtâwî, célèbre pour sa
relation autobiographique de cette expérience9. Au Caire,
l’école de médecine assure ses cours en langue française avec
traduction en arabe, et il est bien d’autres exemples de ce
nouveau rapport aux langues européennes, en particulier au
français10. Néanmoins, le français figure dans ce moment
une langue internationale, et son emploi ne dénote pas
nécessairement une allégeance à la France, sinon sur le plan
de la culture. Observant Athènes, Jean-Alexandre Buchon
suggérait ce statut particulier :
Les Langues grecque, française, italienne, allemande
viennent à la fois frapper l’oreille et une dissertation sur un
roman de Balzac et un drame d’Alexandre Dumas est inter­
rompue par une tirade patriotique sur Candie, Omer-Pacha
ou Mavrocordatos11.

La nature indistincte de la langue franque (y compris


dans l’acception qu’en retiennent les Kahane et Tietze), son
principe d’ubiquité sont progressivement battus en brèche,
autrement dit, par l’affirmation de compétences nationales,
de suprématies nationales, et par l’idée en pleine expansion
X - DE LA LANGUE FRANQUE AU SABIR 413

alors et communément partagée d’une adéquation d’essence


entre langue et nation. La linguafranca, du point de vue des
Européens, bascule ainsi de manière de plus en plus exclu­
sive sur le versant islamique de l’interlocution. De manière
symptomatique, c’est à partir du xvine siècle que se systéma­
tise en Méditerranée occidentale sa caractérisation comme
“petit moresque”, l’expression “petit franc” demeurant en
revanche très peu répandue12.
L’une et l’autre de ces appellations évoquent on l’a vu,
le “petit-nègre” ; soit, en principe une langue traduisant le
mépris, au mieux la condescendance, le paternalisme, de la
part du locuteur qui nomme ainsi la langue de son inter­
locuteur. C’est bien de manière croissante sous l’espèce du
“petit moresque” que l’on va caractériser la lingua franca,
jusqu’à la parution du Dictionnaire de la langue franque ou
petit mauresque, publié par la chambre de commerce de
Marseille en 1830.
Dès le tournant du xvnie et du xixe siècle, on relève dans
les descriptions du franco une plus sensible mise au jour
de l’élément indigène du mélange, et sa composante arabe
notamment va s’y voir de plus en plus communément sou­
lignée, ou va effectivement s’amplifier dans l’usage. Dans ce
moment où l’Europe des Lumières se démarque de l’Empire
ottoman avec le plus de vigueur et surtout d’assurance, pour
ne pas parler d’arrogance par contraste avec les périodes d’un
affrontement plus égal, elle renvoie la langue du “Turc” à
une place plus exclusive... Il est vrai que l’usage du turc,
dans les provinces arabophones de l’Empire ottoman, va
déclinant dans les instances officielles, et que, dans sa majo­
rité, cet univers politique apparaît encore plus globalement
arabophone encore que par le passé.
Quel est le phénomène en cause, au juste? Est-ce une
soudaine inflation des composants arabes dans la langue
véhiculaire usitée avec les Européens, ou une réévaluation
de cet apport ou même sa surestimation, désormais, par les
observateurs européens ? Un élément important dans l’élu­
cidation de cette question est sans doute la démultiplication
des regards qui s’opère alors. A la fin du xvine et au début du
xixe siècle, les descriptions d’observateurs germaniques ou
Scandinaves - qui sont moins directement partie prenante
414 LINGUA FRANCA

dans les luttes d’influence diplomatique que ne le sont les


Français, les Italiens ou les Anglais - se multiplient et elles
infléchissent quelque peu les perspectives usuelles sur la lin­
guafranca. Les observateurs germaniques, notamment, se
font de plus en plus nombreux; les Américains découvrent
également cette partie du monde, notamment après leur
guerre à Tripoli13. Sont-ils moins enclins à entendre du fran­
çais, de l’italien, de l’espagnol, dans la langue franque ; sont-
ils plus aptes à une appréciation objective du phénomène?
Le consul américain Shaler, par exemple, en 1819, met
très nettement en lumière à Alger une arabité de la langue
franque, par contraste avec le témoignage à peine antérieur,
quasi contemporain, d’Elizabeth Broughton par exemple :
Les langues que l’on parle à Alger sont : l’arabe, le turc, l’hé­
breu et une quatrième langue que le docteur Shaw nomme
chouiah. C’est celle des montagnards indépendans et pro-
bablemens aussi une langue primitive. Le turc est la langue
du gouvernement, quoique l’arabe soit dominant. On parle
généralement français dans la société des agens étrangers qui
résident à Alger. La langue franque, mélange barbare d’es­
pagnol, de français, d’italien et d’arabe, est communément
employée comme moyen de communication entre les étran­
gers et les naturels14.

Ainsi, dès ce moment, le français se serait imposé comme


une langue franque entre les Européens, au sens où l’anglais
aujourd’hui constitue communément une langue franque,
alors que la langue franque proprement dite devient la
langue usitée avec les “naturels” du lieu. Néanmoins, la per­
tinence fonctionnelle de la lingua franca demeure, au point
que William Shaler mentionne aussi, par exemple, et de
bonne source, l’information suivante :
En avril 1812, une lettre du prince régent d’Angleterre au
dey d’Alger fut apportée par le drogman de ce dernier au
colonel Lear, alors consul général des Etats-Unis en Barbarie,
pour qu’il la traduisît en langue franque15.

Ce bricolage, si banal, n’exclut pas des enjeux protoco­


laires sur la langue, voire une possible crispation “nationale”
X- DE LA LANGUE FRANQUE AU SABIR 415

sur ces questions ; le consul américain évoque en effet une


conversation qu’il eut en 1817 avec le dey d’Alger16:
Lorsqu’il voulut écrire au président des Etats-Unis il me
demanda si l’on comprenait la langue turque en Amérique.
Je lui répondis qu’il y avait des hommes qui entendaient
l’Arabe. Il me dit qu’il n’était pas convenable pour lui
d’écrire dans une autre langue que la sienne, mais qu’il ferait
traduire sa lettre en Arabe pour faciliter la connaissance de
son contenu au gouvernement américain17.

Les Allemands ont également un rapport plus “externe” à


la langue franque et évaluent peut-être mieux, de ce fait, une
possible arabisation en cours du parler véhiculaire, une pré­
gnance croissante de l’arabe. Dans le moment où la langue
acquiert une valeur de plus en plus nationale et démarque
des enjeux de souveraineté, le rapport des Germaniques à la
langue franque demeure à l’évidence moins investi d’affect
que celui des Français ou des Italiens (dans le cas de ces
derniers, la démonstration nationale culmine avec des écrits
d’Ettore Rossi sur la langue franque, dans l’entre-deux-
guerres, qui estime purement et simplement quelle recouvre
l’aire de rayonnement et d’influence de la culture italienne,
et ce en pleine période d’expansion coloniale de l’Italie18).
Dans le premier tiers du xvine siècle, le voyageur prus­
sien Hebenstreit faisait preuve d’une indiscutable aisance
avec la langue franque et peut-être en langue franque, soit
que sa maîtrise du latin l’y ait aidé, soit que sa culture, celle
d’un savant de son temps, ait été au fond beaucoup plus
“latine” et notamment italienne que nous ne l’imaginons
communément aujourd’hui. Quelques décennies plus tard,
au contraire, la langue franque est décrite par les observa­
teurs allemands ou de langue allemande comme un objet
assez exotique et étrange - jusqu’à cet article fondateur que
lui consacrera le père de la créolistique, Hugo Schuchardt,
en 19O919. Dans les Régences barbaresques, notamment
après la conquête d’Alger, certaines des analyses les plus
fines et les plus détaillées de la langue franque, durant toute
cette période de la charnière du xvme et du XIXe siècle, sont
ainsi rédigées par des Allemands, depuis ce célèbre aristo­
crate, Pückler-Muskau, visitant les Régences ottomanes
416 LINGUA FRANCA

d’Afrique dans les années 1830, jusqu’à ce simple soldat de


la Légion étrangère, Clemens Lamping, enrôlé dans l’armée
d’Afrique20. L’un de ces observateurs germanophones du
phénomène de la lingua franca, dans la fin du xvnie siècle,
est Johan von Rehbinder, dont Guido Cifoletti relève quii
transcrit des citations de linguafranca particulièrement inté­
ressantes du point de vue de la syntaxe21. Ce précieux témoi­
gnage se rapporte à une période où la lingua franca n’a pas
encore basculé sur un versant plus indigène de son histoire.
L’auteur note ainsi que, parmi les prisonniers des corsaires,
les artisans et les artistes sont les plus estimés, et qu’ils valent
encore plus cher lorsqu’ils parlent portugais, espagnol, ita­
lien ou même la linguafranco?2. Néanmoins, la composante
arabe a déjà pris une place plus sensible, comme il ressort de
sa description :
Ein schlechtes Italienisch, mit etwas Spanisch, und mit eini-
gen Arabischen Worten und Wendungen vermischt, sind aïs
Hauptingredienten dieser unvolkommenen Mundart oder
Sprache anzusehetP.

On identifie, dès lors, non seulement un certain apport


lexical de l’arabe, mais des tournures {Wendungen) emprun­
tées à l’arabe24. Globalement, ce nouvel afflux d’analyses met
donc plus fortement au jour un apport “indigène”, verna­
culaire, dans la langue franque. Sa composante arabe se verra
de plus en plus communément mentionnée en premier lieu
dans l’énumération des composantes du pidgin, par fort
contraste avec l’ensemble des descriptions de ce phénomène
depuis la fin duxvie siècle. Mais le problème demeure entier :
ces nouvelles descriptions dénotent-elles une inflation effec­
tive des apports arabes ou encore turcs ou berbères dans le
parler franc, ou bien les observateurs se révèlent-ils plus sen­
sibles à leur présence? La problématique de la lingua franca
n’est plus aussi directement liée quelle l’était à la course et à
l’esclavage, mais la présence européenne s’accroît, même et
y compris dans un cadre domestique, et à des emplois très
modestes. De nombreux Italiens, Sardes, Corses, mais aussi
Espagnols, Français, voire Anglais affluent en Méditerranée
musulmane pour des raisons économiques, et parce qu’ils
X - DE LA LANGUE FRANQUE AU SABIR 417

peuvent continuer d’espérer une ascension sociale très rapide


par l’armée ou le service de l’Etat. Ils y bénéficient de plus
en plus souvent d’un statut libre et salarié25. C’est là tout au
moins une phase de transition, surtout depuis l’expédition
antiesclavagiste de lord Exmouth contre Alger en 1816.
Le rapport de l’Europe et de l’Islam, ou de l’Orient
(terme plus général et qui englobe comme le précédent les
minorités confessionnelles), se modifie donc de manière
sensible, dans ce moment. Que l’on voit apparaître des sus­
ceptibilités nouvelles au sein du monde islamique, relatives
à l’usage de la langue des “Chrétiens”, avère cette transition.
Les Européens ont démontré leur force de frappe, d’inter­
vention, en Egypte, puis en “Algérie”26. Les Américains ont
aussi fait la démonstration de leur force en 1805 à Tripoli.
Les gouvernants des pays musulmans, de manière plus
générale, et sur le plan financier notamment, sont pris à
la gorge par leurs “amis” occidentaux qui les conseillent
dans l’enceinte même de leurs palais gouvernementaux, à
demeure, qui s’arrachent les marchés, rivalisent entre eux
d’influence, alors que les contraintes de la “modernisation”,
vue comme une occidentalisation, les incitent à de lourds
investissements. Les créations d’écoles d’Etat, notamment,
et en particulier d’écoles militaires, parce quelles ouvrent
pour la première fois aux sujets musulmans des enseigne­
ments dans les langues européennes, nationalisent for­
tement la perception que l’on a de celles-ci. Au Caire, à
Istanbul ou à Tunis, il faut choisir, en effet, entre des ins­
tructeurs français, italiens ou anglais, prussiens, et choisir
entre diverses langues européennes, là où primait aupara­
vant l’indistinction relative de la linguafranca. Elle n’a plus
dans ces nouveaux contextes la même valeur opératoire.
Du moins l’idée d’une noblesse des langues européennes
se fait-elle jour...
La référence à la langue franque n’est donc plus sous-
jacente, immédiate, évidente... Des langues nationales
étrangères, identifiées comme telles, s’imposent désormais
comme langues véhiculaires, et cette évolution s’opère tant
du point de vue des Orientaux que des Occidentaux. La
voyageuse autrichienne Ida Pfeiffer, par exemple, en 1842,
arrivant de Beyrouth, doit passer dix jours à Alexandrie,
418 LINGUA FRANCA

en quarantaine, et elle se plaint que, durant cette épreuve,


personne parmi les gardiens n’ait parlé l’italien:
Les gardiens étaient tous arabes et il n’y en avait pas un seul
parmi eux à comprendre ou à parler une autre langue que
l’arabe. Cela aussi est typiquement égyptien : dans un tel éta­
blissement où il y a des voyageurs de tous les coins du monde,
il faudrait mettre au moins une personne qui comprenne
l’italien à défaut de le parler. Il serait facile de trouver un tel
individu, car l’italien est, comme j’ai pu m’en convaincre par
la suite, si courant dans tout l’Orient et surtout à Alexandrie
et au Caire, qu’on trouve même dans les classes les plus popu­
laires assez de gens qui le comprennent et le parlent27.

Il n’est pas exclu que cet italien d’Orient auquel se réfère


la voyageuse soit souvent plus proche, en réalité, de la lingua
franca que de l’italien lui-même, en 1842, mais ce rabatte­
ment complet est par lui-même significatif. Dans ces nou­
veaux contextes, la langue franque, lorsque le terme demeure
usité, dénote un nouveau mépris culturel et social. Elle devient
la langue des subalternes, et de l’indigène dans ce qu’il a de
plus soumis, de “servile”. Curieusement, la locution même,
qui était si rare au Levant, si difficile à documenter, y devient
d’un usage plus courant. La notion de langue franque y
endosse cependant un sens bien particulier au XIXe siècle ; elle
se dilue dans une réalité plus vague sous le signe irréductible
du mélange. L’idée du métissage sans contrôle, de la dissolu­
tion du moindre caractère originaire, devient constitutive de
l’Orient même. La figure du Levantin comme être hybride,
sans identité propre à la fin, porteur de tous les emprunts pos­
sibles, devient un élément systématique des descriptions.

2. DES NATIONS DISTINCTES

Le principe d’un Orient plus ou moins indistinct acquiert


dans ce moment toute sa force d’expression. Braudel lui-
même s’en fera l’écho, ou pointera ce topos :
Théophile Gautier, dans son à Constantinople,
décrit minutieusement, à chaque escale, le spectacle de cet
X- DE LA LANGUE FRANQUE AU SABIR 419

immense bal masqué. On partage son amusement, puis on


se surprend à sauter l’inévitable description: c’est quelle
est toujours la même. Partout les mêmes Grecs, les mêmes
Arméniens, les mêmes Albanais, Levantins, Juifs, Turcs et
Italiens28.

En réalité, le Franc lui-même se fond dans ce maelstrom.


Une vision fort péjorative des Francs et des Levantins, caté­
gories qui tendent désormais l’une vers l’autre, était précoce­
ment signifiée dans la relation d’Orient de Volney29:
La contagion de l’ignorance s’étend jusques sur les enfants
des Francs ; et il est d’axiome à Marseille qu’un levantin doit
être un jeune homme dissipé, paresseux, sans émulation,
et qui ne saura autre chose que parler plusieurs langues,
quoique cette règle ait ses exceptions, comme toute autre30.

Quelques décennies plus tard, lorsque Nerval visite


l’Egypte, la confusion du “Franc” et du Levantin, aux yeux
d’un voyageur français tout au moins, relève d’un axiome ;
et d’une manière qui devient alors fréquente, c’est par le
patchwork du vêtement que s’exprime une forme de lingua
franca identitaire, schème inédit :
Voici à droite un cabaret chrétien, c’est-à-dire un vaste cellier
où l’on donne à boire sur des tonneaux. Devant la porte se
tient habituellement un mortel à face enluminée et à longues
moustaches, qui représente avec majesté le Franc autoch­
tone, la race, pour mieux dire, qui appartient à l’Orient. Qui
sait s’il est Maltais, Italien, Espagnol, ou Marseillais d’ori­
gine ? Ce qui est sûr, c’est que son dédain pour les costumes
du pays et la conscience qu’il a de la supériorité des modes
européennes l’ont induit en des raffinements qui donnent
une certaine originalité à sa garde-robe délabrée. Sur une
redingote bleue dont les anglaises effrangées ont depuis
longtemps fait divorce avec leurs boutons, il a eu l’idée d’at­
tacher des torsades de ficelles qui se croisent comme des
brandebourgs. Son pantalon rouge s’emboîte dans un reste
de bottes fortes armées d’éperons31.
420 LINGUA FRANCA

L’Orient est ainsi ultimement consacré comme terre de


confusion, d’éclatement de la communication, de caco­
phonie, comme par le passé, mais aussi, et cela est nou­
veau, d’éclatement mimétique et de dissolution de l’être.
Volney décrivait de la sorte une étrange “désorientation” du
voyageur débarquant à Alexandrie, un exotisme loin de la
fascination :
Descend-il à terre, une foule d’objets inconnus l’assaille par
tous les sens ; c’est une langue dont les sons barbares et l’accent
âcre et guttural effraient son oreille; ce sont des habillements
d’une forme bizarre, des figures d’un caractère étrange32.

A Constantinople, Gautier, lui aussi, est profondément


troublé par ce nouveau tour mimétique de l’Orient, même
si le polyglossisme des Orientaux n’est pas loin de forcer son
admiration :

J’avais un salon aux murailles blanchies à la chaux, au pla­


fond de bois peint en gris et rechampi de filets bleus, meublé
d’un long divan, d’une table et d’un miroir de Venise dans
un cadre or et noir ; une chambre à coucher avec un lit de fer
et une commode. Cela n’avait rien d’extrêmement oriental,
comme vous voyez ; pourtant mon hôtesse était Smyrniote,
et sa nièce, quoique vêtue à l’européenne d’un peignoir rose,
roulait, dans un masque pâle serti de cheveux d’un noir mat,
des yeux langoureusement asiatiques. Une servante grecque,
très jolie sous le petit mouchoir tortillé au sommet de sa
tête, complétait [...] le personnel de la maison et lui don­
nait une teinte de couleur locale. La nièce savait un peu de
français, la tante un peu d’italien, au moyen de quoi nous
finissions par nous entendre à peu près. Constantinople est,
du reste, la vraie tour de Babel, et l’on s’y croirait au jour de
la confusion des langues. La connaissance de quatre idiomes
est indispensable pour les rapports ordinaires de la vie : le
grec, le turc, l’italien, le français sont parlés dans Péra par des
gamins polyglottes. A Constantinople, le célèbre Mezzofanti
n’étonnerait personne ; nous autres Français, qui ne parlons
que notre langue, nous restons confondus devant cette pro­
digieuse facilité33.
X - DE LA LANGUE FRANQUE AU SABIR 421

La linguafranca subit, dans ce nouveau contexte politique,


une diffraction nationale de ses composantes qui fait interve­
nir entre elles une dimension plus concurrentielle que par le
passé ; elle n’est même plus assimilée à de l’italien corrompu,
elle se confond purement et simplement avec l’italien dans
les catégories “nationales” du temps. Ce n’est plus sa perti­
nence de langue véhiculaire, aussi composite soit-elle, qui
est mise au premier plan. Désormais prime l’identification
d’un mélange toujours jugé imparfait, et même inefficace,
comme le suggère ce récit, par Nerval, d’une scène d’hos­
pitalité maronite, au Liban : “Quelques phrases mélangées
d’italien, de grec et d’arabe, défrayaient assez péniblement
la conversation34.”
Dans le rapport de l’Europe et de l’Orient, l’accent n’est
plus porté sur un lieu indistinct, dans sa sécurité, sa tra­
dition, mais sur des identités nationales, ou de peuples, et
sur les langues qui en sont la traduction. Cela n’empêche
sans doute pas que des phénomènes de langue franque
voient le jour, mais désormais l’idée dominante est qu’une
langue nationale, l’italien dans la majorité des cas, est la
langue franque. La catégorie de l’“italien” subsume toutes
les autres. Le mixte n’est plus compromis, convention : il
devient strictement l’hybride, chaque entité étant bien dis­
tincte dans le corps monstrueux de l’hybride35. Le renon­
cement au mélange fusionnel, au jargon, à l’indistinct se
confirme comme un enjeu de l’affirmation des nations et
des peuples36.
Cela apparaît clairement, par exemple, dans l’Itinéraire
de Paris à Jérusalem de Chateaubriand, où la mention de
la langue franque est présente mais des plus fragmentaires,
alors que la référence à l’usage de l’italien est constante, d’un
bout à l’autre de l’ouvrage. De manière emblématique, les
Turcs eux-mêmes, en Grèce, souhaitent la bienvenue au
voyageur en italien :
Nous fûmes obligés de tourner la proue vers le château
de Modon. Nous distinguâmes de loin, sur la pointe d’un
rocher, des janissaires armés de toutes pièces, et des Turcs
attirés par la curiosité. Ils nous crièrent en italien : Ben venuti!
Comme un véritable Grec, je fis attention à ce premier mot
de bon augure, entendu sur le rivage de la Messénie37.
422 LINGUA FRANCA

A Sparte, surmontant sa déception devant la misère des


ruines, Chateaubriand cède à l’hospitalité de quelques papas
grecs:
J’entrai donc : l’archevêque était assis au milieu de son clergé
dans une salle très propre, garnie de nattes et de coussins à la
manière des Turcs. Tous ces papas et leurs chefs étaient gens
d’esprit et de bonne humeur. Plusieurs savaient l’italien et
s’exprimaient avec facilité dans cette langue38.

Ces hommes seraient accoutumés à voir des étrangers :


La Morée est en effet remplie de Levantins, de Francs, de
Ragusains, d’Italiens, et surtout de jeunes médecins de
Venise et des îles Ioniennes, qui viennent dépêcher les cadis
et les agas.

Quant à l’anglais, le commerce ne l’avait point imposé


au Levant, et les négociants anglais s’étaient mis à l’heure
italienne, sur le plan de la langue. Mais le tourisme naissant
l’introduit aussi dans le parcours du visiteur étranger :
Il y a toujours quelques Anglais sur les chemins du
Péloponnèse: les papas me dirent qu’ils avaient vu dans
ces derniers temps des antiquaires et des officiers de cette
nation. Il y a même à Misitra une maison grecque qu’on
appelle l’Auberge anglaise : on y mange du roastbeef et on
y boit du vin de Porto. Le voyageur a sous ce rapport de
grandes obligations aux Anglais : ce sont eux qui ont établi
de bonnes auberges dans toute l’Europe, en Italie, en Suisse;
en Allemagne, en Espagne, à Constantinople, à Athènes, et
jusqu’aux portes de Sparte, en dépit de Lycurgue39.

En Terre sainte, en revanche, on revient à une plus exclu­


sive tradition de l’italien comme langue véhiculaire. Arrivant
à Jaffa, Chateaubriand est accueilli par trois religieux:

Quoique ces Pères fussent espagnols et qu’ils parlassent


un italien difficile à entendre, nous nous serrâmes la main
comme de véritables compatriotes40.
X - DE LA LANGUE FRANQUE AU SABIR 423

“Italien difficile à entendre” ou linguafranca ? En dépit de


ses mentions de la langue italienne, Chateaubriand émaillé
son récit de termes de langue franque, et l’on se souvient
qu’il avait même placé sous le vocable explicite de celle-ci
les comptes en “mauvais italien” de son drogman, Michel41.
Des termes caractéristiques du vieux franco poinçonnent
le texte. Ainsi de ce spahi et d’autres subalternes de l’aga
“qui s’attendaient à ce qu’ils appellent le réga^2”. Ainsi de
ces couffes^. Autre terme quasi emblématique de la lingua
franca : paura, la peur. Chateaubriand quitte Alexandrie,
mais en Crète le temps est mauvais, et le bateau demeure
prudemment à quai ; il est impossible de décider le capitaine
à reprendre la mer: “A neuf heures, il dit selon sa coutume
Ho paura! et partit se coucher44.”

L’époque moderne était celle des transfuges. Ce qui appa­


raît haïssable au plus haut point, désormais, c’est l’hybride,
et notamment l’hybride de musulman et de chrétien. Les
apostats n’ont certes jamais été en odeur de sainteté, pour
leur absence de loyauté, leur trahison... Ils figurent de
manière plus manifeste, dans ce nouveau rapport des forces,
des êtres doubles, bifides, et non plus seulement des traîtres
ou des spécialistes du double jeu. Les Albanais, en parüculier,
incarnent pour Chateaubriand ce cas de figure haïssable, exé­
crable, lorsque quatre d’entre eux embarquent sur le bateau
qui le conduit, sur le Nil, de Rosette au Caire :
Pendant ce temps-là, nos marchands turcs descendaient à
terre, s’asseyaient tranquillement sur leurs talons, tournaient
le visage vers La Mecque, et faisaient, au milieu des champs,
des espèces de culbutes religieuses. Nos Albanais, moitié
Musulmans, moitié Chrétiens, criaient “Mahomet ! et Vierge
Marie!”, tiraient un chapelet de leur poche, prononçaient en
français des mots obscènes, avalaient de grandes cruches de
vin, lâchaient des coups de fusil en l’air et marchaient sur le
ventre des Chrétiens et des Musulmans45.

L’ensemble du voyage est, qui plus est, sous le signe de


la fierté d’être français et de la réhabilitation de l’image de la
France dans le Levant. Une scène inouïe à “Kircagach”, en
424 LINGUA FRANCA

Turquie, résulte de l’espoir d’un regal, “cadeau”, et elle est


symptomatique de l’ensemble du processus de basculement
des forces alors en cours. Chateaubriand entre en conflit avec
son guide et son janissaire, accusés de le détourner de son
chemin, et les deux hommes portent le conflit devant l’aga.
Mais face à l’aga, le grand homme refuse d’ôter ses sandales
à la porte et cingle d’un coup de fouet le visage d’un spahi.
Affirmant qu’“un Français suivait partout les usages de son
pays”, il s’assied à côté de l’aga et lui parle en français :
L’aga ébahi m’écoutait comme s’il m’eût entendu : le drog-
man lui traduisit mon discours. Il répondit qu’il n’avait
jamais vu de Français; qu’il m’avait pris pour un Franc, et
que très certainement il allait me rendre justice: il me fit
apporter le café46.

Le “Franc” est donc renvoyé à l’Orient, tout comme la


langue franque bascule vers l’arabe ou, plus rarement, le
turc. La mosaïque des “nations” qui caractérisait le Levant
à l’époque moderne, eût-elle trouvé son équilibre dans la
tension, devient incohérente. Un autre sens de la nation
s’impose, une autre échelle, et le voyageur européen, en
position de force désormais, ne condescend plus à parler
franco, sinon par jeu, ou ne veut rien en connaître. Dans ce
nouvel équilibre, la langue franque se survit-elle vraiment
à elle-même ? Un terme lui fait concurrence, qui peu à peu
l’évince : le sabir. Les deux appellations, en fait, coexistent
dans un premier temps, dans les années 1830 notamment,
puis la notion de sabir l’emporte. Elle recouvre, il est vrai,
une tout autre réalité. Dans cette nouvelle configuration,
en effet, langue franque mutante ou sabir ne sont plus
la langue parlée de manière réciproque avec les musul­
mans mais la langue des musulmans lorsqu’ils s’adressent
aux Français ou aux Européens et que l’on condescend à
employer avec eux. D’un parler bilatéral, on passe à un
parler unilatéral. C’est au Maghreb, dans l’Ouest de la
Méditerranée, où la langue franque était la plus visible,
que cette transition sera elle-même la plus tangible, susci­
tant même des débats contemporains47. Avant d’y venir il
importe d’évaluer au Levant également, en Méditerranée
X - DE LA LANGUE FRANQUE AU SABIR 425

orientale, la généralité de ce phénomène et sa pertinence,


mais aussi ses inflexions.
Qu’il y ait ou non continuité de structure entre la langue
franque et le sabir, ou décrochement de l’un à l’autre, c’est là
une question qui fait visiblement débat parmi les linguistes,
mais il n’est pas douteux que les contemporains, pour leur
part, aient communément établi un lien de l’un à l’autre,
voire admis une simple synonymie. Ne va-t-on pas jusqu a
projeter rétrospectivement le terme “sabir” sur les usages de
l’époque moderne ? Parfait anachronisme48.
Qui plus est, l’idée fait son chemin que l’Occidental, par­
lant par jeu ou par contrainte la langue franque, la langue
du naturel, ne le fait que par idiosyncrasie, et pris dans une
sorte d’inventivité immédiate. La codification de la langue
franque, sa tradition formelle se voient ainsi disqualifiées ou
totalement ignorées. En Grèce, par exemple, Chateaubriand,
en 1806, recherchant le site de Sparte, et conduit sur un
autre site, décrit une scène de confusion qui deviendra une
sorte de lieu commun littéraire :
Mon cicerone savait à peine quelques mots d’italien et
d’anglais. Pour me faire mieux entendre de lui, j’essayais
de méchantes phrases de grec moderne; je barbouillais au
crayon quelques mots de grec ancien ; je parlais italien et
anglais, je mêlais du français à tout cela. Joseph voulait nous
mettre d’accord, et il ne faisait qu’accroître la confusion ; le
janissaire et le guide (espèce de juif demi-nègre) donnaient
leur avis en turc, et augmentaient le mal. Nous parlions
tous à la fois, avec nos habits différents, nos langages, et nos
visages divers, nous avions l’air d’une assemblée de démons
perchés au coucher du soleil sur la pointe de ces ruines49.

La même opération langagière est plus explicitement


encore d’ordre idiosyncrasique, à la limite de l’artefact,
lorsque Nerval, au Caire, prétend, à lui seul, réinventer la
langue franque :

Dans ces moments-là, le pire est de rester court. Je songe


que beaucoup de musulmans entendent la langue franque,
laquelle, au fond, n’est qu’un mélange de toute sorte de
426 LINGUA FRANCA

patois méridionaux, qu’on emploie au hasard jusqu’à ce


qu’on se soit fait comprendre ; c’est la langue des Turcs de
Molière. Je ramasse donc tout ce que je puis savoir d’italien,
d’espagnol, de provençal, et de grec, et je compose avec le
tout un discours fort captieux50.

C’est là un simple jeu avec la langue de l’autre. Jamais le


cosmopolitisme moderne, motif qui commence à se faire
jour et reçoit ses lettres de noblesse, n’est sérieusement associé
à la langue franque51. Contrairement à une idée très répan­
due, qui lie langue franque et cosmopolitisme, Alexandrie
elle-même n’a jamais été décrite comme l’une des grandes
villes de la langue franque52. Après la suprématie de l’italien
au xixe siècle, c’est le français, notamment, langue univer­
selle, qui devient la langue du cosmopolitisme, au tournant
du xn? et du xxe siècle, et ce tant à Alexandrie, au Caire
ou à Istanbul, qu’à Beyrouth ou Athènes53. A Istanbul, on
constate notamment que le judéo-espagnol se gallicise sensi­
blement, dans ce même moment, et ce jusqu’aujourd’hui54.
ATanger, en revanche, autre cité du cosmopolitisme, à l’autre
extrémité de la Méditerranée, il le disputera à l’anglais, tant
affluent les Anglo-Saxons55.
Au premier abord, cet Orient confus, sans essence propre
autre que le mélange, se révèle inaudible pour le voya­
geur, et différents termes, outre “sabir”, s’emploient alors
comme synonymes de langue franque, tel “volapiik”, dont
use le journaliste Harry Alis, assez tardivement il est vrai,
en 1894:
Les personnes qui ont fait escale en Orient connaissent
l’amusante prise d’assaut des steamers par la bande bariolée
des portefaix arabes, employés d’hôtel, drogmans, bateliers,
criant, piaillant, dans toutes les langues, dont le mélange
naturel forme ce volapiik méditerranéen qu’on nomme
sabir'6.

Mais, peu à peu, l’oreille discrimine, et ce n’est pas une


langue franque, dans toute son étrangeté, qui la frappe, mais
bien un faisceau de différentes langues nationales europé­
ennes, au premier plan desquelles s’impose le français,
X - DE LA LANGUE FRANQUE AU SABIR 427

comme à Port-Saïd, par exemple. Le chemin de fer y a été


inauguré, attirant toute l’Europe. Harry Alis écrit :
Je ne crois pas qu’il existe au monde une ville plus complè­
tement cosmopolite que Port-Saïd. Non seulement toutes
les nations, toutes les langues y sont représentées mais la
plupart des boutiques portent des enseignes amusantes par
le mélange des nationalités qu elles révèlent57.

Le français y domine, constate l’auteur, puis le grec et


l’italien y paraissent les plus répandus et enfin l’anglais.
A la même époque, Pierre Loti visite le couvent de Sainte-
Catherine et il évoque les conciliabules “avec leur guide, les
Arabes de leur escorte et avec les prudents moines de ce cou­
vent — discussions de Babel où se parlent le grec, l’arabe, le
turc, le français et l’anglais58”.
Le schème fusionnel tend donc à se restreindre. L’Européen
entend ne plus parler la langue franque que par jeu, comme
Nerval au Caire, ou de manière tout à fait ponctuelle et idio­
syncrasique; l’indigène, lui, la parlerait par imitation d’une
ou plusieurs langues européennes et par l’effet de son échec
à maîtriser correctement l’une ou l’autre. Ainsi, l’identité de
langue du^w«co, sa morphologie en propre, sont de plus en
plus ignorées. Que le mot “sabir”, dans ce contexte, soit l’écho
direct du Bourgeois gentilhomme et de ses strophes chantées de
lingua franca, ou qu’il dérive plus simplement de l’espagnol
saber, on constate qu’il figure tout simplement, pour la majo­
rité des voyageurs en Orient, un synonyme pur et simple de
la lingua franca, mais que la mémoire historique de celle-ci
devient de moins en moins nette et s’estompe. De même
oublie-t-on sa remarquable ubiquité sociale, son emploi par
des hommes ou des femmes appartenant à toutes les couches
sociales : le sabir n’est plus qu’une langue de subalternes.
Ainsi, dans le roman de Pierre Loti, Matelot, le terme
“sabir”, sous une forme adjectivale, concerne une jeune
femme, à l’allure plus ou moins d’une prostituée, qui traîne
sur le port de Kandiotos, une jeune Grecque de Rhodes :

Avec un sourire, elle s’arrêtait, lui donnait quelque fleur, un


brin d’oranger [...] parfois lui disait deux ou trois mots dans
un demi-français sabir19.
428 LINGUA FRANCA

Le sabir n’est donc qu’un “demi”-français (ou un “demi”-


arabe, tout dépend d’où l’on se place), parlé par des subal­
ternes. Avançant dans le XXe siècle, son caractère “oriental”
s’accentue plus encore. Biaise Cendrars, par exemple, inverse
la réalité même du sabir historique lorsqu’il évoque :
Ce sabir fait de turc, d’arabe, d’espagnol, d’italianismes [...]
plutôt que de paroles françaises que parlent tous les marins
du Levant60.

L’Orient et le Maghreb se ressemblent absolument à cet


égard, l’ensemble de la Méditerranée islamique est concerné
par cette mutation de regards mais surtout de rapports entre
l’Europe et le monde islamique. En un sens, le Maghreb,
l’Occident musulman, se voit même “levantinisé”, assimilé
à l’Orient.

3. PAROLES SUBALTERNES

Lorsque Théophile Gautier découvre Alger, en 1845, il y


est saisi du même vertige qu’à Constantinople; il recourt à
la même métaphore babélienne et ressent le même mépris
pour ce qu’il n’appelle encore que “la langue sabir*, forme
adjectivale. Alger n’est pas même un lieu en propre, selon
lui; tous les lieux où l’on se mêle s’y mêlent au bout du
compte :

[...] la place du Gouvernement fourmillait de monde. C’est


le point de réunion de toute la ville, c’est là que se donnent
tous les rendez-vous; on est toujours sûr d’y rencontrer la
personne qu’on cherche; c’est comme un foyer des Italiens
ou de l’Opéra en plein air. Tout Alger passe forcément par là
trois ou quatre fois par jour. Pour les Français, c’est Torroni,
le boulevard des Italiens, l’allée des Tuileries; pour les
Marseillais, c’est la Canebière; pour les Espagnols, la Puerta
del Sol et le Prado, pour les Italiens le Corso ; pour les indi­
gènes le fondouk et le caravansérail. Il y a là des gens de tous
les états et de tous les pays, militaires, colons, marins, négo­
ciants, aventuriers, hommes à projets de France, d’Espagne,
X - DE LA LANGUE FRANQUE AU SABIR 429

des îles Baléares, de Malte, d’Italie, de Grèce, d’Allemagne,


d’Angleterre ; des Arabes, des Kabyles, des Mores, des Turcs,
des Biskris, des juifs; un mélange incroyable d’uniformes,
d’habits, de burnous, de cabans, de manteaux et de capes.
Un tohu-bohu! un capharnaiim! Le mantelet noir de la
Parisienne effleure en passant le voile blanc de la Moresque ;
la manche chamarrée de l’officier égratigne le bras nu du
nègre frotté d’huile ; les haillons du Bédouin coudoient le
frac de l’élégant français61.

Ainsi la société coloniale se présente-t-elle à Alger comme


à Alexandrie ou Smyrne sous le signe de la diffraction.
Le Maghreb se voit désormais dépeint aussi comme une
mosaïque ; ce n’était guère le cas auparavant. Chatoiement,
bigarrure..., tout cela pourrait n’être que scintillement du
même, mais c’est une impression de chaos qui domine, et
qui s’impose vocalement :
[...] C’est une confusion d’idiomes à dérouter le plus habile
polyglotte; on se croirait au pied de la tour de Babel le jour
de la dispersion des travailleurs. L’accent n’est pas moins
divers : les Français nasillent, les Italiens chantent, les Anglais
sifflent, les Maltais glapissent, les Allemands croassent, les
nègres gazouillent, les Espagnols et les Arabes râlent62.

Quant à la langue commune de ce microcosme, Gautier


n’évoque guère qu’une langue de portefaix, qui frappe son
oreille alors qu’avec ses compagnons il est tombé en admira­
tion devant une jeune juive, en costume ancien :
Nous étions comme en extase devant cette belle fille, arrêtée à
marchander quelque doreloterie, et nous y serions restés long­
temps si les Biskris chargés de nos paquets ne nous eussent
rappelés au sentiment de la vie réelle par quelques mots bara­
gouinés en langue sabir, idiome extrêmement borné, et qui
sert aux communications de portefaix à étrangers6’’.

Le seul service du voyageur, du touriste, voilà désormais


ces situations caractéristiques dans lesquelles le sabir donne
lieu à description. Et l’oubli de cette langue franque plus
430 LINGUA FRANCA

socialement universelle dont il est l’avatar se confirme peu à


peu. Le gardien d’un marabout, par exemple, s’adresse ainsi
à une touriste, Marie van Schwartz, qui a publié de manière
anonyme un Diary ofa Lady’s Travels in Barbary.
“Toi mirar! [...]” His language was a jargon composed of
Italian, French, Spanish and Arabic Words jumbled together
— a sort ofLinguafranca to me unintelligible. “Toi parla arabe,
toi mirar, toi saber marabù” etc. were the only words I could
distinguish among all those he articulated.

Lorsqu’elle se lie avec des femmes d’Alger qui la reçoivent


chez elles, la linguafranca apparaît de la même façon, à Marie
van Schwartz, comme un parler intelligible, mais totalement
étranger. L’une de ses interlocutrices, Zuleikha, nomme elle-
même “ linguafranca’ la langue qu elle lui parle :
Zuleica, who converses very intelligibly, in what she calls the lin­
guafranca (a jargon principally composed ofFrench words)65.

Il est à noter que Zuleikha, au témoignage de Marie van


Schwartz, sait lire et écrire en arabe et connaît même l’al­
phabet français. Sa sœur aînée n’a peut-être pas reçu cette
éducation mais elle parle comme sa cadette une linguafranca
très francisée:
The elder sister replied in her broken French “Mauresques pas
tener salons pasjolies comme toi Français”, by which she meant
to say that their houses, or saloons, are not so fine as those of
the Europeans; for they call all Europeans, indiscriminately,
French66.

Outre les guides touristiques, locuteurs attitrés du “sabir”,


c’est auprès du personnel des hammams que les voyageurs
constatent aussi la prégnance de la linguafranca ou du sabir.
On pourrait les croire lieux de mixité par excellence, mais
Marie van Schwartz, par exemple, est priée de regarder sim­
plement, sans pouvoir se mêler aux baigneuses :

In the anteroom, I was met by a hideous-looking old Negress,


who, laying her hand on my arm, seemed resolutely determined
to arrest myfurther advance. I was about to withdraw, when,
as ifsuddenly guessing that I wished merely to see the place, she
X - DE LA LANGUE FRANQUE AU SABIR 431

exclaimed in a sort of broken Spanish jargon : “No lavar, no


lavar: mirar, mirar?" meaning that I could not be permitted
to bathe, but that I might look around me&.

Dans la même période, M.-P. Clausolles, auteur d’un


ouvrage sur L’Algérie pittoresque, y introduit une définition
fort complexe de la lingua franca, la faisant basculer vers les
patois, ou langues régionales européennes :
La lingua franca, patois roman, analogue au catalan, au pro­
vençal, au sicilien, et formé de leur mélange avec quelque
peu d’arabe corrompu, est employé sur tout le littoral
algérien, aussi bien que dans le reste de la Méditerranée,
pour les communications naturelles des indigènes et des
Européens68.

On ne sait ce qu’il faut entendre par “communications


naturelles” des indigènes et des Européens, mais de manière
significative, c’est l’exemple d’une conversation avec un
jeune masseur de hammam que reproduit Clausolles en un
autre endroit de son ouvrage :
La première fois que je pris un de ces bains, j’avais pour
me servir un garçon à peine âgé de seize ans, mais vigou­
reusement bâti, et qui écorchait à grand peine quelques
mots de la langue franque, langue composée de toutes celles
d’Europe réunies, et qui, en outre, était vêtu d’un costume
à demi arabe.

Un lien entre le mixte du costume, ridicule ou, au mieux,


incohérent, et celui de la langue est établi dans ce moment;
thème nouveau, qui ne faisait pas sens avant le basculement
colonial. L’hybridité du costume de l’Oriental, et plus spé­
cialement du costume masculin, devient elle aussi un motif
de dérision69. Clausolles poursuit:

Je ne comprenais qu’une fort petite partie de ce qu’il me


disait, ce qui ne l’empêchait pas de s’impatienter très fort
quand je n’obéissais pas sur-le-champ à ce qu’il me comman­
dait, tandis que cela me devenait impossible à force de rire ;
432 LINGUA FRANCA

ainsi, par exemple, quand il fallait que je me couchasse, il me


criait comme à un chien : Couche!et la seconde fois il accom­
pagnait ce mot d’un juron arabe ; quand je devais m’asseoir
il disait: sedi, et pour me lever, c’était alz, sans doute une
abréviation du mot alzare. Dans les entr’actes, il chantait,
en me frottant en mesure, une mélodie nationale fort triste.
Quand il m’étrillait la figure, ce qui me faisait foire parfois
des grimaces, il souriait et me demandait avec un grand air
de satisfaction intérieure:^ bono!si,fa bona, bono™.

Ce texte pourrait sembler l’un des plus représenta­


tifs du rapport colonial dans ce moment, mais il paraît
emprunté, mot pour mot, au récit autobiographique du
comte de Pückler-Muskau, présent à Alger au début de
l’année 183571. Masseurs, porteurs, le message est clair.
C’est principalement dans ce rapport mercenaire, sinon
servile, que la langue franque prend corps désormais. Pour
ce qui concerne les femmes, alors que la période moderne
donnait à voir l’intérieur des demeures, la sphère familiale
et domestique, du temps où l’on parlait franc entre maî­
tresses musulmanes et domestiques ou esclaves chrétiens,
ce premier xixe siècle multiplie plutôt les exemples de sabir
ou de langue franque dans la bouche de prostituées ou de
femmes libres, sans doute et tout simplement parce que les
Européens ont désormais un plus libre accès à ce milieu
de la prostitution. Le monde des “femmes honnêtes”, en
revanche, leur est plus fermement interdit.
On assiste, de part et d’autre, à l’érection d’une barrière
idéalement infranchissable. Les unions entre Musulmans
et Européennes, converties ou non, se font beaucoup
plus rares (même si elles ne concernent pas seulement de
grands notables, ralliés à l’influence européenne, comme on
pourrait le penser au vu de quelques exemples célèbres72).
Symétriquement, les femmes musulmanes, depuis l’occu­
pation coloniale, sont plus fermement incitées à se tenir à
distance du monde extérieur; le repli de l’Islam sur le sanc­
tuaire du monde domestique et le principe sacré de la sépa­
ration des sexes s’amorcent comme une réaction de défense
et de ressourcement identitaire.
X - DE LA LANGUE FRANQUE AU SABIR 433

Rehbinder reproduit même, à cet égard, des paroles de


langue franque relatives à cette interdiction “d’aller regarder
les femmes des Mores”, paroles de ferme mise en garde :
Guarda per ti, et non andar mirar mugeros de los Moros; nous
autrospillar multo phantasia de quaesto conto13.

Ces limitations ne sont pas nouvelles et nombre de rela­


tions de captivité, notamment, mettaient en garde contre les
dangers qui résultaient de ces frivolités, mais l’interdit prend
une résonance nouvelle. L’inversion d’un rapport “ancillaire”
aux Européens produit très clairement une rupture sur le plan
domestique. A l’exception des prostituées, désormais, et des
domestiques, les femmes ne sont plus si nombreuses qu’autre-
fois à posséder des rudiments de langue franque ou même
d’italien. Le monde féminin, avec la rétraction drastique de
la circulation des concubines ou des esclaves, mais aussi en
raison d’un repli général sur Tordre des familles”, en situation
de confrontation tendue avec l’Occident, est moins ouvert
linguistiquement sur le monde extérieur qu’il ne l’avait été.
Cette configuration paraît également avérée en Méditer­
ranée orientale. Dans les années 1830, Joseph Russegger, un
ingénieur des mines autrichien, visite en Egypte, en compa­
gnie de la femme de son consul, une série de familles levan­
tines, et il constate :
La langue en usage est partout l’arabe ; très rarement on ren­
contre des femmes qui comprennent aussi l’italien et encore
plus rarement le français74.

La baronne de Minutoli, en 1820, avait fait la même


observation lors de sa visite d’un harem à Damiette :
Hélas aucune de ces dames ne savait un mot d’italien et les
progrès que j’avais faits dans la langue arabe n’allaient pas
au-delà de Sabalcher et de Salamad5.

Mieux encore, J. Russegger érige les femmes levantines,


chrétiennes, en dépositaires privilégiées de la langue arabe,
avérant par là le motif du ressourcement :
La langue en usage est partout l’arabe ; très rarement on ren­
contre des femmes qui comprennent aussi l’italien, et encore
434 LINGUA FRANCA

plus rarement le français [...]. La langue arabe est cultivée


tout particulièrement par les femmes, qui en ont aussi le
temps nécessaire, car elles ne s’occupent pas beaucoup des
affaires de la maison, même si elles n’y restent pas aussi étran­
gères que les femmes des harems musulmans. Elles parlent
par conséquent l’arabe le plus pur et le plus correct et elles
représentent l’esprit de la langue comme celui de la vie à la
mode orientale de façon exemplaire76.

On sent d’ailleurs Russegger désappointé ou même déçu


lorsque la conversation peut enfin s’engager directement
avec l’une de ces femmes :
A mon grand plaisir, l’une des trois belles parlait l’italien,
et nous pûmes poursuivre notre conversation dans cette
langue. Le ton avec lequel on parle ici est très libre et, d’après
nos idées, presque plus que décontracté en ce qui concerne
le choix des expressions77.

La norme, la règle en matière de contacts féminins, pour


ces hommes européens, devient alors l’échange mercenaire.
Pückler-Muskau, débarquant à Alger en 1835, soit quelques
années à peine après la conquête française, constate tout
d’abord une “francisation” manifeste de la langue des rabat­
teurs de ce commerce :
Dès que la nuit est tombée, il n’est plus possible de marcher
pendant cinq minutes dans la ville sans être accosté par un
entremetteur, pour l’ordinaire un jeune garçon, qui vous
offre dans un français assez compréhensible tout ce que le
goût le plus simple ou le plus dépravé peut désirer78.

Or, la conversation qu’il entreprend avec une jeune pros­


tituée n’est pas si aisée à conduire, d’une part, et à conduire
en français, d’autre part :

Elle se tourna vers nous et nous demanda en un français


mêlé de mots italiens, si nous étions des chefs militaires. Ce
fut ainsi que commença enfin la conversation, pour laquelle
nous fûmes obligés d’employer des interprètes79.
X - DE LA LANGUE FRANQUE AU SABIR 435

La jeune femme nomme d’ailleurs ses entremetteurs


ruffiani, terme qui pourrait être de langue franque (le
Dictionnaire de la langue franque oublie pudiquement
cette partie du glossaire). Ce passage évoque directement
la fameuse “Kuchiouk-Hânem”, décrite par Flaubert et
par son ami Maxime du Camp, dans sa danse de l’abeille.
Montrant ses gardes ou maquereaux, elle dit: “Ruffian,
buono ruffian’8°.

C’est donc par les femmes aussi, et peut-être surtout, que


s’expriment de la manière la plus tranchée un nouveau rap­
port à la langue et une forme de surinvestissement symbo­
lique de celle-ci. Un cas exemplaire de ce nouveau rapport
aux femmes musulmanes et aux langues peut se lire dans les
mémoires de Léon Roches, personnage incarnant par excel­
lence ce monde de transition. Rédigeant son autobiogra­
phie, publiée sous le titre Trente-deux ans à travers l’Islam,
Léon Roches décrit son arrivée à Alger, peu de temps après
le débarquement français, pour y retrouver son père, établi
comme colon dans le pays, et il relate le parcours qui l’amè­
nera, comme jeune officier, à se mettre au service de l’émir
Abd el-Kader. Le jeune homme se découvre peu désireux
i de s’établir dans ce pays, qui lui apparaît comme sauvage ;
j il est chagriné de quitter ses amis et une vie de loisirs, et
[ se dit très choqué, aussi, par son premier contact avec la
langue arabe :
' En débarquant, je fus désagréablement impressionné
; par la vue d’une troupe de porterfaix indigènes, couverts
Ide haillons, qui poussaient des cris gutturaux, que mon
père me dit être le langage arabe, et qui se disputaient nos
! bagages81.

La langue, décidément, ne lui plaît pas :

Afin d’aider efficacement mon père, il faudrait que je pusse


parler l’arabe et, non seulement je n’ai aucune sympathie
pour une langue dont les sons gutturaux blessent mes
oreilles, mais il n’y a ici aucun moyen de l’apprendre. Des
' signes énergiques remplaceront la parole82.

1
436 LINGUA FRANCA

Ses premiers sentiments positifs pour le pays naissent de


la fréquentation d’une voisine que son père le pousse alors à
rencontrer afin de le distraire d’une mélancolie grandissante.
Il s’agit d’une dame d’un certain âge, la veuve de l’ancien
ministre de la Marine, soit d’un personnage considérable
dans une économie tournée vers la course et le commerce
maritime. Or cette dame de la bonne société algéroise
communique avec lui en langue franque :
1er nov. 1832
Mon père, inquiet de ma tristesse et cherchant à me distraire,
m’a forcé à aller visiter une mauresque, veuve de l’ancien
ministre de la marine de l’avant-dernier dey d’Alger, dont
la propriété occupe la partie du vallon qui est immédiate­
ment au-dessus de Braham-Raïs. C’est une femme âgée de
soixante ans environ, qui a l’air tout à fait d’une grande dame
et qui parle le langage sabir, mélange d’italien et d’espagnol,
dont se servent les marins algériens et tunisiens dans leurs
rapports avec les européens.

On notera l’occurrence écrite, l’une despremières, du terme


sabir, ainsi que l’élision de toute composante française dans
sa définition : la langue française n’y est point compromise.
L. Roches poursuit :
Cette langue, ou plutôt ce baragouin, où tous les verbes sont
invariablement à l’infinitif, est en usage dans tous les ports
arabes de la Méditerranée. Ma mauresque a dû apprendre ce
langage avec un des nombreux esclaves européens que pos­
sédait son mari, et dont un, me disait-elle avec une certaine
émotion, appartenait à la noblesse de son pays83.

Roches suggère donc avec un peu d’amusement que Leila


Néfissa a pu apprendre la lingua franca avec l’un de ses cap­
tifs, conformément au modèle stéréotypé dans le pays des
amours entre “patronnes” maures et captifs chrétiens. Mais,
pour sa part, dans quelle langue lui fait-il la conversation?
Conformément à l’usage de tous ces littérateurs documen­
tant la langue franque, il ne s’abaisse à aucun moment a
se camper lui-même en locuteur de celle-ci. Mieux encore,
X - DE LA LANGUE FRANQUE AU SABIR 437

il tombe amoureux d’une jeune fille, Khadidja, et avec


elle il n’est plus question de langue franque; seule est pos­
sible entre eux la langue arabe, quelle exige. C’est donc
pour l’amour d’une femme qu’il s’engage peu à peu dans
l’apprentissage de l’arabe et développe une relation d’estime
et de respect à l’égard de l’Algérie (tout en suivant de près
par ailleurs les opérations de pacification conduites par le
général Clauzel...) Mariée de force après qu’on a découvert
leur amour, la jeune femme est éloignée et, pour continuer
de communiquer avec elle, Léon Roches poursuit le plus
sérieusement du monde son apprentissage de l’arabe avec
un vieux professeur. L’engagement de Roches auprès d’Abd
el-Kader, pour le salut de l’Algérie, irait ainsi de pair avec
son engagement amoureux, et il passe par l’appropriation
de la langue arabe.
Le temps de la langue franque, autrement dit, est révolu,
ou ce temps est compté. Désormais, il prévaut un rapport
de plus stricte pureté à la langue. La domination coloniale
n’exclut pas, loin s’en faut, une valorisation des fonde­
ments les plus nobles de la culture dominée - que l’on y
voie, rétrospectivement, un alibi ou une estime plus sincère.
Pierre Loti apprendra semblablement le turc, et le narra­
teur, dans Aziyadé, fait état de ses efforts pour s’initier à la
langue de sa bien-aimée. Un prêtre arménien lui enseigne le
turc, sans acquisition d’ailleurs des caractères arabes : il écrit
phonétiquement un turc en caractères latins, bien avant la
réforme kémaliste.
L’Europe avait certes produit de grands orientalistes,
mais une initiation moins savante, plus diffuse, aux langues
orientales, si elle ne se banalise pas nécessairement, acquiert
un nouveau relief dans ce moment.

4. APPRENTISSAGES

Pückler-Muskau, voyageur savant, mais dans de tout autres


domaines que les langues orientales, se met en tête d’apprendre
l’arabe en Algérie et y prend des cours auprès de l’un des
principaux interprètes, un Egyptien, M. Pharaon, ancien
“instructeur dans l’armée du Vice-roi84”. L’apprentissage de
438 LINGUA FRANCA

l’arabe par les Européens figure dès lors une démarche esti­
mable. L’“apprentissage” du sabir, en revanche, ne fait aucun
sens. Les gestes de respect ou même d’hommage envers la
culture soumise relèvent parfois d’une véritable mise en scène,
comme dans le cas de personnages tels que Lyautey, aussi sin­
cères soient-ils, et ils participent d’une même démarche de
“séparation”, de disjonction : le mixte n’a plus cours, dès lors
que s’instaure un rapport de type colonial. Les phénomènes
de mixité ne pourront se voir relancer, et même encourager,
que sur une base nouvelle, celle de l’“acculturation”.
Dans le mouvement de dissociation des langues et des uni­
vers qui s’amorce ainsi, et qui coupe en deux jusqu’à la topogra­
phie urbaine, séparée en “ville arabe” et “ville européenne”, par
exemple, dans cette dualité foncière du colon et du colonisé,
l’entre-deux n’a plus lieu d’être; il n’est plus de no mans land.
L’exigence de pureté de la langue, de part et d’autre, s’intensifie
et se systématise. L’incapacité à parler le français “pur” devient
même la marque du dominé : indigène musulman, mais aussi
sujet levantin, ou sujet juif, ou encore Français naturalisé, Espa­
gnol ou Maltais... Hugo Schuchardt, qui recueille ses maté­
riaux sur la langue franque dans les deux dernières décennies
du XIXe siècle, écrit dans un moment où fleurit l’antisémitisme
colonial en Algérie, et nombre des exemples et citations qu’il
reproduit attestent ce parti pris comique, cette constante mise
en exergue de sabirs, ou plus exactement de pseudo-sabirs,
raillant l’indigène musulman mais aussi juif85. Schuchardt
souligne même ce paradoxe que le mouvement antisémite
d’après 1870 aurait sauvé de l’oubli ce judéo-français (l’ayant
documenté), tant la presse coloniale moquait le parler juif86.
On en aura une idée, à suivre l’auteur, à travers ce court extrait
d’une bible comique publiée dans les années 1880 à Constan­
tine, autrement citée par Victor Waille:
La primière fois qui li monde, ti a rien di tout, gnia pas di
franci, gnia pas di jouif, gnia rien di tout, nie di poisso, nie
di zouazou, nie dou bléi... Li moun Diou, il a die : ti pi pas
risti comme ça...87

Même les arabisants qui, quoique peu nombreux, s’inté­


resseront aux dialectes, aux modulations locales de la langue,
X - DE LA LANGUE FRANQUE AU SABIR 439

récuseront, pour son impureté et son inanité “scientifique”,


l’étude du sabir88. Auguste Cherbonneau, par exemple, prend
la peine d’en avertir son lecteur, en 1855, dans une étude sur
“l’origine et la formation du langage arabe africain” :
Je commence par déclarer qu’il ne s’agit point ici de cette
façon grossière de parler qui facilite les rapports journaliers
entre les indigènes et les étrangers de toutes nations et que
l’on nomme langue franque, amalgame curieux de mots
espagnols, de termes italiens et de tournures françaises. Un
travail de ce genre ne serait point un travail89.

Un débat, pourtant, mi-érudit, mi-idéologique, se foca­


lise autour de la question de la langue franque et il nous
fait prendre conscience, tout d’abord, de l’importance du
facteur et du milieu militaire dans la “fin de vie” de la langue
franque, dans ses mutations et avatars ultimes.
En 1830, comme il a été mentionné, la chambre de com­
merce de Marseille fait établir un Dictionnaire de la langue
franque ou petit mauresque, suivi de quelques dialogues fami­
liers et d’un vocabulaire de mots arabes lesplus usuels; à l’usage
des Français en Afrique. Cet ouvrage anonyme, groupant
un lexique et un manuel de conversation, est explicitement
destiné aux troupes françaises s’élançant à la conquête de
l’Algérie. Le linguiste John Reinecke estime d’ailleurs que ce
dictionnaire fut hâtivement compilé, le temps des linguistes
n’étant pas celui des politiques90.
La préface de l’ouvrage indique très expressément sa fonc­
tion et les circonstances de son élaboration :

La langue franque ou petit mauresque, très-répandue dans


les Etats barbaresques, lorsque les corsaires de Tunis et
Alger rapportaient de leurs courses un grand nombre d’es­
claves Chrétiens, est encore employée par les habitans des
villes maritimes, dans leurs rapports avec les Européens. Cet
idiome, qui ne sert guère qu’aux usages familiers de la vie,
et aux rapports commerciaux les moins compliqués, n’a ni
orthographe, ni règles grammaticales bien établies ; il diffère
même sur plusieurs points, selon les villes où il est parlé, et le
petit mauresque en usage à Tunis n’est pas tout-à-fàit le même
440 LINGUA FRANCA

que celui qu’on emploie à Alger; tirant beaucoup de l’italien


dans la première de ces régences, il se rapproche au contraire
de l’espagnol dans celle d’Alger. C’est surtout le petit mau­
resque qui se parle dans les villes maritimes de l’état d’Alger,
que nous avons dû recueillir dans ce Dictionnaire, et nous
nous sommes attachés à donner aux mots l’orthographe qui se
rapproche ici de la prononciation en usage dans ce pays.
Rien n’est moins varié que les tournures de phrase qui
servent à l’usage de cette langue [...]
Notre recueil facilitera les communications des Français avec
les habitans du pays dans lequel ils vont combattre, et à son
aide, il n’est aucun de nos compatriotes qui ne puisse se
passer d’interprète, et en servir au besoin91.

Passant sur la description sommaire de cette langue qui est


esquissée en préface, on peut retenir quelques exemples, ici et
là, des fragments de conversation que propose le Dictionnaire
et de leur transcription passablement francisée :
Il fait une chaleur étouffante : Fazir caldo mouchou
Qui est là ? : Qui star aki?
C’est un brave homme : Star buono genti
Et Monsieur votre père comment est-il ? : E il padré di ti
comme star?
Il n’est pas bien : Non star bouonou
Qu’a-t-il?: Cosa tenir?

Sortant des phrases de la vie courante, certains dialogues


se révèlent très politiques :

Je pense que les Algériens ne se battront pas : Mipensar l’Al­


gerino non combatir
Le Pacha sera donc obligé de demander la paix: Dounqué
bisogno il Bacha quérirpache
Oui, s’il ne veut périr: Si, sé non quérir morir
S’il veut la paix, les Turcs feront tapage : Si quérirpaché l’Yol-
dachfazir gribouila
Pourquoi on ne fait pas la paix?: Perché non counchar
paché?
Parce que le Pacha est entêté : Perché il Bacha ténirfantétzia.
X - DE LA LANGUE FRANQUE AU SABIR 441

Certaines expressions telles que “faire gribouille” ont une


tonalité très française, assez inédite aussi dans les descriptions
courantes du franco. Il se vérifie encore que chaque “nation”
tend à “nationaliser” la lingua franca, que chaque auteur la
tire vers sa propre langue maternelle, et ce trait se voit parti­
culièrement accentué, fut-ce de manière inconsciente, dans
ce moment d’expansion territoriale de la France. Les locu­
tions françaises sont clairement surreprésentées, même si,
comme l’expliquent les auteurs (ou l’auteur ?) de cet ouvrage
anonyme, l’espagnol conserve une place marquée en rai­
son du contexte algérien. Il faut peut-être voir aussi dans
cette francisation soudaine de la lingua franca que reflète le
Dictionnaire l’effet d’un regain du provençal. Il est alors en
pleine reviviscence avec le mouvement félibrige92.
Seul dictionnaire de cette langue si problématique, cet
ouvrage, en dépit des points essentiels qu’il laisse dans
l’ombre, quant aux modalités de sa réalisation notamment,
constitue un document tout à fait essentiel, unique. Autant
à l’époque moderne différents voyageurs ou anciens captifs
ont rédigé des glossaires de différentes langues de l’Islam, y
compris les berbères et les modalités “dialectales” de l’arabe,
autant la langue franque avait durablement échappé à ce
souci d’inventaire et à la forme du dictionnaire. Ce passage
au glossaire dénote donc bien un tournant et un contexte
des plus particuliers.
Contexte militaire, ne l’oublions pas... Ce que fut la dif­
fusion de ce dictionnaire nous échappe. Fut-il distribué à
chaque troufion ? Sans doute pas, en dépit de cette inten­
tion, annoncée en préface, qu’il permette une communica­
tion directe, sans interprètes, avec “les habitants du pays”.
Le coût en aurait été trop considérable. Mais il apparaît bien
que, dans ce moment initial de la conquête de l’Algérie, la
linguafranca figure la langue par excellence du contact entre
l’occupant et l’indigène. Ce dictionnaire en consacre l’usage,
dans une volonté d’efficacité immédiate dont on ne peut
douter. Ce n’est pas là un dictionnaire d’académie, en effet,
qui entérine une forme de retard structurel entre la langue
qui se parle et la langue telle que la réfléchissent les auteurs
de l’ouvrage. Il s’agit bien au contraire d’un outil de com­
munication immédiate, et d’un manuel de conversation93.
442 LINGUA FRANCA

Fut-il seulement diffusé ? On ne sait si on lui doit une


familiarisation effective des troupes françaises avec Sfianco,
mais il se vérifie que l’armée d’Afrique pratique un recours
banalisé à la langue franque. On en prendra pour exemple,
lors du siège de Bougie, en Kabylie, cet échange entre un
sous-officier français et un informateur kabyle. Il s’agit d’une
lettre rédigée le 6 août 1836 par ce militaire français faisant
office de commandant de la place, à la suite de l’assassinat
du commandant. Dans le récit de ce dramatique événement,
le sous-officier retrace une ample constellation de relations
avec des personnages locaux, dont certains jouent un double
jeu entre l’occupant français et les tribus kabyles. Sur le plan
de la langue et des modes d’interlocution, on voit ressortir
de ce tableau aussi bien des situations où il faut recourir à
un interprète que des moments d’interlocution immédiate,
sans truchement, entre officiers et acteurs locaux. Le drame
vient de se produire, et un certain Caïd Medani fait savoir en
languefranque le ralliement d’un cheikh, Amezian :
“Amezian venir Semi Semi", annonce-t-il. “Quelques pas plus
loin, explique l’officier, je rencontrai Benkassem qui m’ex­
pliqua en français ce que voulait dire Medani de la manière
suivante : Amezian veut frire la paix avec les Français...”

Mais lorsque le commandant veut aller trouver Amezian,


un imam, Si Hamet, le met en garde : “No bono no andar
commandant” (Il vaut mieux ne pas y aller commandant).
Trois quarts d’heure plus tard, un espion, immédiate­
ment suspecté d’être le meurtrier, apporte la nouvelle:
“ Commandant esta mortd'^.
Ce même espion des Français, pourtant, recourait à un
interprète, l’interprète Taponi, pour porter ses doléances
à l’officier et réclamer une solde pour ses missions ; il fai­
sait aussi traduire ses informations95. La locution Semi
Semi signifie “avec moi” et on la retrouve dans cet exemple
contemporain cité par Mac-Carthy et Varnier : “ Ti andar
mirar, mi andar semi semi”, “Tu vas sortir pour visiter, veux-
tu que je t’accompagne ?”96
Le lieutenant-colonel Edouard Lapène, en 1826, attes­
tait aussi cet usage marqué de la langue franque en Kabylie,
X - DE LA LANGUE FRANQUE AU SABIR 443

et qui mieux est dans un dialogue impliquant le commis­


saire du roi en personne, alors qu’il rencontrait un des chefs
kabyles :
Quelques mots sont échangés en langue dite franque, espèce
d’espagnol corrompu entre Oulid-ou-Rabah, car c’était bien
lui, et le commissaire du roi, et le cadeau d’une lunette d’ap­
proche est fait par celui-ci, avec un à-propos que le lecteur
/ • 97
appréciera .

Un légionnaire allemand, de la Légion étrangère,


Clemens Lamping, souligne de manière plus générale son
usage quotidien dans la troupe, comme ici dans la région
de Mostaganem :
On parle ici aussi bien l’espagnol que l’arabe et le français.
Presque chaque indigène s’exprime dans un espagnol cor­
rompu, une lingua franca en usage dans toutes les villes de
la côte africaine98.

Quant à la Légion, le mélange de langues y est “babylo­


nien”, estime Lamping. Il l’illustre par cette réplique d’un
“Arabe cavalier dans le corps des Spahis”, qui trinque avec
lui au vin d’Espagne :
Il me dit en souriant: “Cherap bueno, Jaule, le vin est bon
camarade”99.

Le monde des militaires, des hommes de troupe, mêlant


indigènes et coloniaux, constitue donc le laboratoire par
excellence du sabir.

5. L’AVÈNEMENT DES SABIRS

A quel moment le terme sabir s’impose-t-il pour décrire ce


mélange? L’entrée de ce vocable dans le lexique français,
selon Paul Siblot, correspondrait à cet usage qu’en fit Eugène
Fromentin, en 1852, dans une description d’Alger; celle-ci
restitue de manière saisissante le dualisme colonial qui régit
444 LINGUA FRANCA

désormais les usages de la ville, au même titre que les usages


de la langue :
Il y a deux villes dans Alger: la ville française, ou, pour
mieux dire, européenne, qui occupe les bas quartiers et se
prolonge aujourd’hui sans interruption jusqu’au faubourg
de l’Agha; la ville arabe, qui n’a pas dépassé la limite des
murailles turques, et se presse comme autrefois autour de
la Kasbah, où les zouaves ont remplacé les janissaires [,..]
Entre ces deux villes distinctes, il n’y a d’autres barrières,
après tant d’années, que ce qui subsiste entre les races de
défiance et d’antipathies; cela suffît pour les séparer. Elles
se touchent, elles se tiennent dans le plus étroit voisinage,
sans pour cela se confondre ni correspondre autrement que
par ce qu elles ont de pire, la boue de leurs ruisseaux et leurs
vices. En bas, le peuple algérien est chez nous ; en haut, nous
pouvons croire encore, à l’heure qu’il est, que nous sommes
chez les Algériens. Ici, on parle toutes les langues de l’Eu­
rope ; là, on ne parle que la langue insociable de l’Orient. De
l’une à l’autre, et comme à moitié chemin des deux villes,
circule un idiome international et barbare, appelé de ce nom
sabir, qui lui-même est figuratif et veut dire “comprendre”.
Se comprend-on ? Se comprendra-t-on jamais ? Je ne le crois
pas. Il y a des attractions impossibles en morale comme en
chimie et toute la politique des siècles ne changera pas en loi
d’amour la loi des inimitiés humaines100.

En réalité, l’emploi, au moins adjectival, de sabir, est déjà


attesté dans les années 1840, avec la description d’Alger de
Gautier, notamment, en 1845101. Bien plus tardivement,
dans les premières années du XXe siècle, un autre écrivain,
Emile Moselly, dans un contexte militaire, l’emploie quant à
lui comme une insulte, un juron. Son roman Terres lorraines
met en scène un personnage d’ancien combattant qui raconte
ses campagnes militaires, et notamment Constantinople
(pendant la guerre de Crimée), et l’on observe que la langue
des “Turcs”, dans ce contexte, paraît totalement décalquée
du sabir algérois :
Oui, mes enfants, j’étais en ce temps-là à Constantinople,
dans un patelin qu’on appelait Ortakheuil ou Khad’keuil,
X - DE LA LANGUE FRANQUE AU SABIR 445

je ne sais plus au juste, vu que c’est bien loin et qu’y a rude­


ment coulé d’eau dans la rivière depuis ce temps-là ! Un sacré
pays tout de même, avec des bandes de chiens galeux qui se
promenaient dans les rues, sans avoir de maître! [...]
Quand on était parti en bombe, fallait voir les farces qu’on
jouait aux turcs. Des beaux hommes, pour sûr, bien mem-
brés, bien corporés, des gaillards aussi solides que Pierre.
Mais leurs soldats étaient mal frusqués, preuve que je ven­
dais à leurs officiers mes pantalons collection trois, des
“frapouilles” dont je ne voulais plus; Et eux, en faisaient
leurs choux gras. Y’s mettaient sur leur trente-et-un avec ça,
pour aller voir leur “bonne amie”. Du reste, ils étaient polis,
accueillants, vu qu’on s’était mis d’avec eux pour se battre
contre les Russes. Quand y nous rencontraient, y s’cam­
paient devant nous au milieu du chemain, en criant:
— “dis-doun, dis-doun ! sacré nom de dieu”, pour nous faire
voir qu’y savaient parler le français.
Tout le monde s’esclaffa. Sacré Poloche, il avait une façon
d’envoyer ça, gesticulant sur la route, jargonnant un vague
patois, avec des mines effarées. On aurait dit un vrai turc.
Alors un dimanche, on entre chez un marchand de tabac,
une bande d’au moins une douzaine102.

Les militaires en goguette prennent du tabac et des ciga­


rettes en quantité, mais ne posent qu’un unique sou pour
tout paiement sur le comptoir :
Si t’avais vu la gueule qu’y faisait. Il s’met à brailler; “effendi,
paga, paga103” - j’en fous, que je lui réponds, je nies connais
pas. V’ià t’y pas qu’y se permet de lever la main sur moi :
un soldat français! La moutarde me monte au nez et je lui
allonge une raclée, mais une de ces raclées!... et pour ne
pas être en reste avec lui, car y m’agonisait de son langage
de mauvais chrétien, je lui disais en lui tapant dessus ; tiens
sidi, tiens cochon d’sabir, attrape ça, chouia barca! à la fin, y
n’voulait plus rien savoir. Alors moi, je suis parti tranquille­
ment, en fumant mon cigare104.

On reconnaît dans ce texte certains des termes caractéris­


tiques du sabir algérien ou maghrébin, le fameux didounes.
446 LINGUA FRANCA

notamment, pour désigner les messieurs français, qui


découlerait de l’adresse stéréotypée de ces derniers avec un
“indigène” : “Dis donc”... Certains des termes les plus repré­
sentatifs du français colonial, éventuellement passés dans
la langue familière {chouia-, les sidis, pour les “indigènes”,
par dérision...), y sont aussi présents. Paga, paga relève en
revanche plus étroitement de la langue franque, de pagar,
“payer”. La présence significative de contingents d'Afrique
du Nord dans la guerre de Crimée, algériens mais aussi tuni­
siens, par exemple, peut expliquer une telle continuité, mais
elle peut résulter aussi d’une extrapolation littéraire.
Or, si la langue franque se voyait caricaturée par la mise
en exergue de quelques termes ou notions emblématiques,
le sabir se révèle par essence caricatural: son “énoncia­
tion” relève à chaque instant ou presque de la dérision.
Concernant le terme didoune, par exemple, nom commun
des “messieurs” français qui vient d’être mentionné, voici ce
qu’écrivent Mac-Carthy et Varnier, deux érudits de l’admi­
nistration coloniale française, l’un civil et l’autre militaire,
dans un article fameux intitulé “La langue sabir” et paru le
11 mai 1852:
Qui n’a pas saisi au passage l’appel du portefaix indigène ?
“Aïa! dido, por aqui.” “Eh! dis donc, par ici.” Dido, tout le
monde le sait, est le nom générique par lequel les indigènes
désignent toute personne qu’ils supposent, à son costume
caractéristique, parler le français, à cause de la fréquence de
la locution dis-donc, dans notre langage vulgaire. Ils ne se
doutent pas, ces braves mauricauds, du plagiat dont ils se
rendent coupables; car, avant eux, les Espagnols, dans les
guerres de la Péninsule, n’appelaient jamais nos soldats que
los Didones, les dis-dond05.

Désormais, le mixte n’est plus conçu que comme le pro­


duit d’un mimétisme-, l’indigène voudrait apprendre la langue
du colon, mais il n’y parvient pas, ne réussissant à produire
qu’un vague “sabir” mêlant les deux langues. C’est d’ailleurs
cette définition du sabir qui s’imposera ultérieurement: un
jargon, un pidgin, résultant d’un effort pour accéder à une
langue socialement ou culturellement prestigieuse, comme
X - DE LA LANGUE FRANQUE AU SABIR 447

l’exprime notamment, en linguistique moderne, la défini­


tion de Pierre Perego, et son analyse de la langue franque,
que l’on citera ici de manière assez extensive :
Les sabirs proprement dits n’évoluent que très peu. En
général ils disparaissent lorsque se transforment les condi­
tions sociales dans lesquelles ils sont apparus. Il ne reste
plus rien du russenorsk, et le chinook n’est apparemment
plus employé de nos jours. Quant à la langue franque, elle
a également disparu, mais après une cinquantaine d’an­
nées d’agonie, et en laissant son nom de “sabir” à une tout
autre réalité linguistique, comme nous allons essayer de la
montrer.
Vers 1880, au témoignage du général Faidherbe, la langue
franque, définitivement appelée “sabir”, servait encore,
sous une forme déjà altérée, de langue de relation. Mais dès
cette époque les sujets parlants avaient cessé de considérer
ce “sabir” comme un langage particulier. Selon les propres
termes de Faidherbe : “Ce qu’il y a de curieux, c’est qu’en
se servant de ce langage, le troupier est persuadé qu’il parle
arabe et l’Arabe est persuadé qu’il parle français.”
Voici quelques exemples cités par Faidherbe : “Moi meskine,
toi donnar sordi” (Je suis pauvre, donne-moi de l’argent).
“Sbanioul chapar bourrico, andar la brisou” (L’Espagnol a
volé un âne, il ira en prison). “Quand moi gagner drahem,
moi achtir moukère” (Quand j’aurai gagné de l’argent,
j’achèterai une femme).
Le changement est très sensible depuis les spécimens du
xvne siècle [...] Le vocabulaire est beaucoup moins espagnol
et italien que français et arabe, alors que cette dernière langue
ne jouait pour ainsi dire aucun rôle dans la langue franque
du xvne siècle (parlée d’ailleurs par des turcophones et des
renégats qui n’avaient de l’arabe qu’une connaissance limitée
à la pratique du culte musulman). Néanmoins à ce stade
on peut encore parler de “langue franque” : les verbes n’ont
toujours qu’une forme, l’article est encore rare et toujours
soudé au substantif, et de nombreux mots romans, mais
non français, sont encore en usage (bibir, estar, bon, babour,
sordi, etc.) Enfin ce sabir, comme le souligne Faidherbe, est
bilatéral.
448 LINGUA FRANCA

A partir de ce moment, les choses vont évoluer de plus en


plus rapidement. Trente ans plus tard, il ne reste plus grand-
chose de la langue franque et surtout le sabir a cessé d’être
bilatéral. Il est, dès la fin du XIXe siècle, réservé aux arabo­
phones, et naturellement aux berbérophones. En effet, les
autres non francophones, Italiens, Espagnols etc. et même
Maltais, dont la langue d’usage est un dialecte arabe vont s’ef­
forcer de parler dans le langage populaire français ambiant,
qu’ils contribueront d’ailleurs à former et à enrichir. Ils ne
tenteront en aucun cas d’utiliser le sabir dans leurs rapports
avec les autochtones, et apprendront l’arabe au besoin. Ce
qu’on continuera alors à appeler sabir n’est plus que le fran­
çais mal compris et mal parlé par les arabophones des classes
les moins éduquées et utilisé unilatéralement dans leurs rap­
ports de tous ordres avec les francophones.
Ce sabir a donné lieu à toute une littérature de fantaisie: il
y a des disques en sabir, des fables sabir etc., exclusivement
du genre comique, ce comique n’étant naturellement per­
ceptible que par les francophones. Il ne faut en aucun cas
confondre cette littérature sabir avec la littérature écrite dans
le langage populaire français d’Algérie (type “Cagayous” de
Musette).
Enfin un pas de plus a été fait dans la compréhension du
mot “sabir”. Un fonctionnaire français nommé Martin et qui
s’est donné le pseudonyme anagrammatique de Si Kaddour
ben Nitram, a notamment publié une anthologie de son cru
sous le titre Les Sabirs. Et dans ces sabirs il range indifférem­
ment le sabir des arabophones musulmans, celui des Juifs
de Tunis, le sabir particulier des Maltais, le sicilien (à peu
près sans mélange!), le langage populaire français de Bone,
le français de Corse (!). Et personne n’y a trouvé à redire106.

Pierre Perego met donc en relief la dimension mimétique


inhérente au sabir, et de poursuivre :
On parvient là à la définition du sabir comme langue de qui
tente de parler une langue dominante.
On voit donc que le mot “sabir”, qui a persisté, ne désigne
plus, tout au moins dans le langage courant, la même réalité
linguistique qu’il y a un siècle.
X - DE LA LANGUE FRANQUE AU SABIR 449

Si nous considérons que la langue franque était un sabir


tel que nous l’avons défini plus haut (une langue de rela­
tion née d’un besoin d’intercompréhension, consciemment
utilisée comme telle, et bilatérale), il est clair que le sabir
moderne n’est précisément pas un sabir! En effet la langue
franque est consciemment utilisée comme telle. En fait,
comme le nom même de “langue franque” le montre bien,
les arabophones et turcophones qui la parlaient à l’origine
ont pu penser qu’il s’agissait de la langue des “Francs”, c’est-
à-dire des Européens occidentaux. Mais il est clair que le
français, le castillan, le catalan, étaient couramment parlés
dans les ports algériens et tunisiens, l’originalité de la langue
franque, enrichie d’apports divers, a été ressentie rapide­
ment, ainsi qu’en témoignent les chroniqueurs de l’époque.
Au contraire, le sabir moderne n’a jamais été considéré
par personne comme un langage particulier; les locuteurs
pensent qu’ils parlent français, un mauvais français, mais du
français. De plus le sabir moderne est unilatéral, il est fait
d’altérations en quelque sorte individuelles et comprend de
nombreux degrés. Sauf par dérision, ou dans des cas d’in­
compréhension marquée, (...) il ne vient à l’idée d’aucun
francophone en Afrique du Nord de s’exprimer normale­
ment en sabir107.

Il est vrai que l’on voit aussi apparaître, dans le moment


colonial, l’idée du sabir non plus seulement comme langue
de communication entre locuteurs de langues différentes,
mais aussi entre colocuteurs. Le sabir devient ainsi la langue
d’un groupe, les “indigènes” (ce qui ne fut jamais le cas de la
langue franque). Il figure même la langue caractéristique de
groupes au sens plus restreint : groupes professionnels (il se
confond alors éventuellement avec les argots de métiers) ou
ethniques... Le sabir des prostituées, de la sorte, emprunte­
rait au sabir “général”, à la langue des indigènes s’essayant à
parler français, en même temps qu’il produit un lexique et
des tournures en propre108.
Cette évolution globale est décrite avec une particulière
acuité, si elle n’est exacte sur le plan du processus, par un
450 LINGUA FRANCA

observateur contemporain, Charles Thierry-Mieg, après un


séjour en Algerie en 1861:
J’ai toujours admiré comment deux hommes qui ne parlent
pas la même langue peuvent arriver à se comprendre. Mais
ce qu’il y a de curieux, c’est que dans un pareil commercé
journalier, il se forme peu à peu une troisième langue inter­
médiaire, composée de mots pris au hasard dans les deux
idiomes primitifs. Ce qui a lieu ainsi d’homme à homme,
se répète sur une grande échelle quand il s’agit de peuples
entiers.
Sur tout le littoral de la Méditerranée, les fréquents rapports
qui ont existé depuis l’antiquité entre les peuples chrétiens
et les musulmans, et surtout depuis les croisades, ont fini par
créer une pareille langue, de racine moitié latine et moitié
arabe et qui est connue généralement sous le nom de langue
franque. En Algérie cet idiome revêt certaines formes spé­
ciales dues à des particularités locales, et prend le nom de
langue sabir, dans lequel on reconnaît facilement le verbe
latin sapere, et qui veut dire savoir, connaître, comprendre,
penser, croire, etc.
La langue sabir, telle quelle se parle aujourd’hui en Algérie,
comprend environ moitié de mots arabes, un quart de mots
plus ou moins français, le reste emprunté à l’italien, à l’espa­
gnol ou directement au latin, et souvent altéré. On conçoit
qu’un semblable idiome ne soit pas riche. Comme il ne sert
qu’à certaines transactions commerciales ou aux rapports des
voyageurs avec les indigènes, on n’y trouve guère qu’un petit
nombre de mots, tous relatifs à ces deux ordres de questions.
Pour suppléer à cette pauvreté de la langue, chaque mot revêt
en général plusieurs sens analogues, et sert à exprimer toutes
les nuances, même les plus différentes, d’une idée. En voici
quelques exemples, choisis parmi les plus usuels109...

D’une manière sans doute symptomatique de l’indigé-


nisation du sabir dans la perception du voyageur métro­
politain, l’auteur, dans le glossaire qu’il propose alors, ne
respecte pas les proportions des composantes du sabir qu’il
a lui-même indiquées : pour 69 termes dérivés de l’arabe, il
n’en mentionne que 31 d’origine latine. On notera parmi
ces derniers le fameux “dis donc — employé par les Arabes
X - DE LA LANGUE FRANQUE AU SABIR 451

pour désigner les Français”, “babour - vapeur ou machine


à vapeur”, etc.
Charles Thierry-Mieg s’avère néanmoins sensible aux
variations lexicales en fonction des différentes présen­
ces européennes dans le pays (espagnole, italienne et
au-delà...) :
L’élément germanique même a fourni son contingent à
ce salmigondis de langages, là où les Allemands forment
masse. C’est ainsi qu’en certains endroits, et probablement
sous l’influence de la légion étrangère, le dimanche a fini
par s’appeler fouchta (dérivé de festtag, jour de fête), et que
l’on désigne les aliments sous le nom de frichti (frühstück,
déjeuner). Disons cependant que le français gagne de plus
en plus, aussi bien chez les Arabes et les Kabyles que chez les
colons étrangers; et l’on peut prévoir le moment où notre
langue sera comprise et parlée sur le territoire entier. Les
écoles sont en effet nombreuses et fréquentées et l’inter­
course des populations va croissant110.

En réalité, fouchta ou fichta dérivent beaucoup plus


probablement de festa, très anciennement attesté, que de
Festtag, mais l’enjeu de la prédominance du français ressort
clairement face à cette influence de la langue allemande
d’ailleurs effective, ne fût-ce que par la Légion étrangère,
ou la présence alsacienne dans la première colonisation de
l’Algérie111. Il faut se souvenir que la proportion de colons
français demeure très longtemps minoritaire en Algérie, par
rapport aux Espagnols, Italiens ou Maltais, et que les enjeux
de langues doivent aussi se comprendre dans le contexte de
cette infériorité numérique, si problématique, de la popula­
tion française. C’est à cet égard aussi, dans cette perspective
d’affirmation du “français”, que la lingua franca se voit si
fermement repoussée vers un horizon indigène.
Dans cette optique, la logique du sabir, logique àiaccultu­
ration, n’est plus celle de la langue franque, logique de sas,
d’espace tampon. Le jargon de la langue franque s’estompe
par conséquent dans sa dimension européenne, latine,
romane... L’enjeu colonial est non seulement de soumettre
une société non européenne, mais d’affirmer la primauté
452 LINGUA FRANCA

d’une nation européenne, la France, sur toutes les autres


et de consacrer sa pleine souveraineté après la conquête.
Minoritaire en termes démographiques, la France natura­
lise d’abondance tous les Européens établis en Afrique du
Nord, et même, parmi les populations locales, les Juifs, de
manière prioritaire, et en Algérie surtout, espérant par ce
biais figurer une masse démographique plus en accord avec
sa position politique. La langue française s’impose à ce titre
aux “naturalisés” comme la langue des élites du pouvoir et de
la culture. L’espagnol et l’italien, sans même évoquer le cas
du maltais ou des judéo-arabes, moins prestigieux encore,
se “francisent” au sein de ces nouveaux processus, en divers
pataouètes, tandis que le sabir, de plus en plus manifestement
jrancarahe, se substitue à la langue franque.
Dans ce nouveau jargon, en effet, le face-à-face de l’arabe
et du français devient systématique ; l’espagnol ou l’italien
et l’ensemble des autres apports de la linguafranca se voient
peu à peu évincés. Mieux encore, alors que la langue fran­
que était une langue peu sujette aux idiotismes, non pas
immuable mais échappant aux phénomènes d’ethnicisa-
tion et de réappropriations collectives, le sabir s’ethnicise
peu à peu et endosse des acceptions plurielles. Par l’effet
de disjonction qui caractérise la société coloniale, les sabirs
deviennent la marque en propre d’un univers social hétéro­
clite et mal uni. Même au Levant, à l’époque moderne, les
voyageurs et les littérateurs ne décrivaient pas une langue à
géométrie variable, différenciée en fonction de ses locuteurs.
La mosaïque levantine était plutôt une mosaïque de langues
différentes. Au tournant du xixe et du XXe siècle, l’idée s’im­
pose au contraire d’une déclinaison ethnique du sabir, et la
mosaïque “indigène” contraste de manière croissante avec la
force unitaire de la langue française, langue du prestige et du
pouvoir. Victor Waille l’exprime ainsi :

Ce sabir varie, selon qu’il passe par la bouche d’un Arabe,


d’un Juif ou d’un Maltais. La syntaxe est toujours boulever­
sée, et la prononciation défectueuse et avachie, mais pas de
la même manière112.
X - DE LA LANGUE FRANQUE AU SABIR 453

A terme, “les sabirs de Kaddour Ben Nitram” (pseudo­


nyme anagrammatique de Robert Martin), série d’émissions
radiophoniques de l’entre-deux-guerres, produite à Tunis,
consacreront ce motif ethnique du sabir. Non sans tendresse,
souligne Kmar Bendana, l’humoriste “reproduit” en effet les
parlers des différents groupes composant ou, mieux encore,
illustrant la société coloniale : parlers maltais, juifs, etc., tous
rassemblés sous la catégorie de “sabirs”.
C’est ainsi que le narrateur, Kaddour, dans un ouvrage
paru en 1931, prétend lui-même recueillir une définition
du sabir en sabir. De manière toute décalée, parodique, et en
reprenant même les expressions les plus éculées du racisme
colonial (les “troncs de figuiers” pour désigner les Arabes...),
l’auteur se réfère lui-même aux pseudo-sabirs ‘a l’eau de
potasse”, et prétend s’en démarquer :
Bouisque toi qui en a grande counasse bezef, ti counni bian
quisqui ci li sabir, ti si bian barli loui, ti dois savoir bian, aussi,
coummentfaudrafire bor trovi l’forbi borsbliqui cite z’affire là,
Ti si oussi, millor qui moi, coumbian y en a di pizes dì grands
coyons qui crois qui bor barli sabir bisoan solment torni li
barolesfrancaouis afic on b’tite sangment à lafan bar’exemple,
coummeçà: vinir, mangir, cochir, gotir, chatir, broum’nir : Aïe !
Aïe! Aïe! mon z’ami, comme il y bites çouilà. Ça, mon vio, y
s'appile li sabir “maâouj". Li sabirfie Tou di boutasse, çouilà
qu'il y crire li jamais francaouis quandji vodrasfire semblant
qui barli bor nos autres.
Li sabir, mon vio Kaddour, bisoan ti li dire à tos, dans ton
livre, cit onlangue joulie, manifique, ibatant, qui nos sommes
barli coumblitment nos autres, troncs dfiguis, afic la mime
rigl’ment, afic la mime discibline bor tos, qui çà soye cibils o
bian minitires; qui çà soye on lostic di Gafia o bian di Blida,
di Bab-Saadoune o bian di Bab-Azoun, di Zaouane o bian
di Ouahrane; qui çà soye on taraillor, on sbahiss’, on frangio,
on souldat l’atandance, infirmli, o bian gini, tos, quand nos
sommes barli afic li camarades franciss, nos sommes barli la
mime soge. Pas bisoan l’sartificat, pas bisoan la livre o li babier.
Oualàfr3
454 LINGUA FRANCA

“ On languejoulie, manifique, ibatant... ” A terme, le sabir


perpétue la tradition comique de la langue franque tout en
justifiant d’une curiosité inédite, curiosité analytique dont
elle n’avait jamais bénéficié, à ce degré tout au moins (çouilà
qu’ily crire lijamaisfrancaouis...) S’il n’entre pas encore dans
le domaine d’une consécration proprement scientifique, il
devient en effet objet de “savoir”, dans une certaine mesure
et suscite même quelques débats dans l’espace public. Ce
n’est sans doute pas par hasard, au demeurant, que ce nom
“sabir”, de saber, qui renvoie au savoir, à la connaissance,
s’impose dans un tel moment. Son émergence intrigue et
fait problème, en effet. A mesure que la France s’impose
en Algérie, elle se coupe donc de ce pidgin roman qu’était
la langue franque, met au loin cette romanité trop englo­
bante et encombrante. La puissance coloniale se rabat plus
strictement sur le français. L’appellation “langue franque”
renverrait-elle, dès lors, à une inaudible francité indigène,
à une romanité si antérieure au rapport colonial qu elle en
deviendrait inconcevable ?

6. LE MÉTISSAGE EN DÉBATS

Un débat théorique se développe au sujet de la langue


franque et du sabir dans le moment même, significative­
ment, où celle-ci décline, disparaît ou mute en avatars... Sur
le plan politique, une polémique s’engage après la parution,
en 1852, d’un texte rédigé par Mac-Carthy et Varnier dans
L’Algérien. Journal des intérêts d’Algérie. Cet article est intitulé
“La langue sabir” (le terme est encore employé sous forme
d’adjectif). Mac-Carthy est familier des sources sur la langue
franque, car il a traduit plusieurs relations consulaires rela­
tives à Tunis, ou encore Tripoli. Le propos des deux auteurs
est une défense et une illustration de “la langue sabir” comme
langue à part entière, enfin réhabilitée:

Quelle est donc cette langue merveilleuse que l’on comprend,


que l’on parle même sans avoir jamais soupçonné son exis­
tence? Cette langue omnibus, qualifiée de baragouin par
quelques esprits trop dédaigneux, est bien une véritable
X - DE LA LANGUE FRANQUE AU SABIR 455

langue. Son origine est fort ancienne et son domaine aussi


étendu qu’aucun autre. Elle possède sa grammaire, son dic­
tionnaire, sa littérature, elle a même ses historiens et ses
poètes. En Orient, on l’appelle langue franque, sans doute à
cause de la franchise dont elle jouit dans tous les ports; en
Algérie, on la désigne par un de ses verbes : sabir, “comme on
désigne un bâtard par un de ses défauts”, a dit un moderne
chroniqueur quelque peu rancunier114.

D’une manière qui reprend la longue tradition des récits


littéraires du premier contact avec l’Orient ou l’Islam, l’ar­
ticle commence par ce motif de l’arrivée au port et du choc
auditif qui l’accompagne, mais immédiatement surmonté :
Quel est le voyageur, grand ou petit, lettré ou non, qui, en
posant le pied sur cette terre privilégiée de l’Algérie, ne s’est
pas senti tout à coup doué, non pas d’une seconde vue, mais
de la connaissance d’une seconde langue qui lui a permis de
comprendre ses nouveaux hôtes et de se faire comprendre
d’eux: miracle inverse de celui de la tour de Babel115.

Originale, inédite est leur théorie d’une dualité du sabir.


Elle n’est pas reprise par les linguistes du temps et demeure
clairement sans fondement, mais elle suggère, pour la pre­
mière fois, l’apparition de deux niveaux de langue. En
résumé, la noblesse d’un sabir historique ou “grand sabir”
est valorisée ou revalorisée, en arrière-plan d’un “petit sabir”,
le sabir colonial, sans noblesse, que connaissent les contem­
porains. Le grand sabir est celui de Molière. Quant au petit
sabir, il n’est autre que le parler des hommes de troupe indi­
gènes et autres plantons. Les deux auteurs en donnent des
exemples particulièrement prosaïques ou caricaturaux :

Pas plus tard qu’hier, nous descendions, dans Alger la


Guerrière, une de ces rues excessivement scabreuses au pied
comme à l’oreille. Un loustic, vrai type de faubourien de nos
grandes villes, apostrophait ainsi une inoffensive négresse :
Ti star djemel!compliment énergique auquel la femme noire
répliqua en termes empruntés au même vocabulaire : Si mi
star djemel, ti star halloufrl6.
456 LINGUA FRANCA

Mac-Carthy et Varnier saluent l’extraordinaire expansion


de cette langue omnibus (“on la parle à Constantinople
comme à Gibraltar; à Marseille comme à Alger, à Tunis,
à Tripoli, à Alexandrie; dans les villes de l’Adriatique et de
la mer Noire comme dans les Echelles du Levant”), Ils l’at­
tribuent à sa simplicité (“un seul temps pour les verbes, un
seul cas pour les substantifs, un seul genre pour les adjectifs”,
“deux cents mots”...) Ils expliquent :
Le mot santar tient lieu de tous les verbes de repos, comme
le mot andar de tous les verbes de mouvement, tenir indique
la possession et chapar la dépossession à tous les degrés...

Une idée importante, enfin, qu’introduit cet article est


celle de la fin imminente du sabir : il s’agirait d’une langue
en sursis, directement menacée par l’arrivée de la France en
Algérie. Les auteurs concluent :
N’en faisons donc pas fi en attendant que nous sachions par­
ler l’arabe ou que les Arabes sachent parler le français [...]
Non, la langue sabir ne doit pas encore disparaître117.

L’analyse annonce bien le dualisme des langues qui


désormais prévaudra dans ces contextes. Or, de manière
inattendue, mais combien révélatrice, cet article suscite à
terme une polémique, tout comme l’ouvrage d’un lin­
guiste, James Creswell Clough, paru en 1876, et intitulé
On the Existence ofMixed Languages : Being an Examination
of the Fundamental Axios of the Foreign School of Modern
Philology™. Hyde Clarke, érudit et philologue, y réplique,
en effet, mettant en cause l’existence même de la lingua
franca, affirmant quelle n’existe pas en tant que langue dis­
tincte, et n’est qu’une forme d’italien déformé, analogue à
ce broken English que parlent diversement toutes sortes de
locuteurs dans le monde119. Cette thèse se voit à son tour
contestée par le prince Louis-Lucien Bonaparte, lui aussi
philologue, qui défend au contraire l’autonomie de la langue
franque et d’autres pidgins. Il compare sa relation à l’ita­
lien à celle qu’entretient l’indo-portugais au portugais, par
exemple, et affirme clairement que les règles grammaticales
X- DE LA LANGUE FRANQUE AU SABIR 457

de la langue franque, fussent-elles minimales, ne sont pas


dérivées de l’italien. Sa base grammaticale, explique-t-il, lui
appartient en propre120.
Les trois décennies qui suivent la publication de l’article
de Mac-Carthy et Varnier “réhabilitant” la langue franque
donnent lieu, de la sorte, à différentes mises çn cause de son
existence même. L’idée d’une “noblesse” de sa filiation, son
lien avec Molière, notamment, dérangent tant ils paraissent
incompatibles avec le rapport colonial lui-même et la pro­
fonde inculture des indigènes. L’idée d’un lieu commun, au
sens littéral, entre la France et les sociétés colonisées, dans
un rapport libre, sinon serein, est inconcevable. Rome et
l’Empire romain illustraient, certes, une histoire commune,
mais qui préfigurait^ colonisation française: c’était un cadre
de subjugation. Cette préfiguration n’est pas inhérente à la
mémoire de la lingua franca.
Le rejet culmine en 1884, lorsque le général Faidherbe se
livre à une réfutation en règle de l’article de Mac-Carthy et
Varnier. Il nie l’existence même de la langue franque et la
considère au mieux comme un héritage de scories et d’im­
puretés, dont il faudrait se débarrasser au plus vite, afin que
l’Algérie se mette à la langue française :
On voit que ce jargon est tout à fait insuffisant pour nos
relations avec les indigènes; or il n’y aura jamais qu’un très
petit nombre d’Européens qui apprendront l’arabe. C’est le
français qu’il faut enseigner aux indigènes. Cela est-il facile ?
Nous avons affaire à une race d’une grande intelligence et
qui a des aptitudes spéciales, comme tous les Orientaux,
pour apprendre les langues121.

La lingua franca figure aussi, dans sa perspective, une


langue du malentendu, non pas au sens de son intelligibi­
lité déficiente, mais de son attribution. Chacun, la parlant,
s’imaginerait parler la langue de l’autre :
Ce qu’il y a de curieux, c’est qu’en se servant de ce langage, le
troupier est persuadé qu’il parle arabe et l’Arabe est persuadé
qu’il parle français122.
458 LINGUA FRANCA

Ce motif va se figer et sera repris par Abdelkébir Khatibi


avec d’ailleurs une référence, par lapsus, à Bugeaud123. Par
ce nouveau régime duel de la langue, on s’achemine vers une
alternance systématique de l’arabe et du français, vers une
modalité langagière hybride, que les chansonniers, au début
du xxe siècle, désigneront comme le “francarabe”, régime
factice d’alternance codique, à visée comique124. Le modèle
de référence est bien celui de l’hybride ; l’indistinction, au
moins relative, d’une langue franque métisse, plutôt qu’hy­
bride, n’a plus lieu d’être. Et sans forcer à outrance sa prédé­
termination, un signe de cette évolution pouvait se lire dès la
parution du Dictionnaire de la languefranque, qui compor­
tait, à la suite des “dialogues” de conversation courante de
“petit moresque”, la traduction de quelques mots arabes.

7. LANGUES EN MIROIRS

Dans la perspective duelle qui l’emporte, la chamarrure,


pourtant originelle, de la langue franque n’est bientôt per­
çue que comme le produit, terme paradoxal, de l’altération
de la langue dominante, du français. Jacques Berque, par
exemple, dans Le Maghreb entre deux guerres, décrit fort bien
l’intense bipolarité du régime de la langue qui caractérise
désormais le monde colonial, entre “l’arabe coranique” et
“le français des livres” et il ne conçoit plus entre eux que des
“décompositions, combinaisons, transitions multiples” :
Dans les couches modestes de la population, les deux idiomes
se dégradent en argots, patois, sabirs, influencés d’espagnol,
d’italien, de maltais125.

Or, cette épure des langues de part et d’autre, tout au


long du XIXe siècle, jusque dans l’analyse de leur mixité, est
aussi à l’ordre du jour de l’autre côté de la Méditerranée,
en métropole. La problématique y est autre: ce qui s’y joue
n’est pas la concurrence de deux langues nationales ou de
plusieurs langues nationales, mais l’imposition d’une langue
“nationale” face à des langues “régionales”126. Or, dans ce
débat, la renaissance provençale, notamment, pourrait avoir
X - DE LA LANGUE FRANQUE AU SABIR 459

fait sa place au sabir. On se souvient à ce propos que c’est


la chambre de commerce de Marseille qui, en 1830, édite
le Dictionnaire de la langue franque ou petit mauresque. Au
cœur d’un débat sur le Chichois de Bénédit, grand poète pro­
vençal, un certain Barthélémy rédige ainsi, dans Le Messager
de Marseille du 25 septembre 1840, cette véhémente défense
de la Langue franque127:

[...] Le zèle des novateurs les égare parfois. Ils tendent depuis
quelque temps à abolir la langue provençale et à introduire
le français dans toutes les classes du peuple Marseillais. Nous
ne craignons pas de le dire, si le succès est en cela possible, il
serait éminemment nuisible à notre ville. Il faut à cet égard
établir une distinction entre les pays situés à l’intérieur des
terres et ceux qui occupent le littoral des mers. Détruisez,
si vous le pouvez, les ignobles patois des Limousins, des
Périgourdins ou des Auvergnats, forcez-les par tous les
moyens possibles à l’unité de la langue française, comme à
l’université des poids et mesures ; nous vous approuverons de
grand cœur, vous rendrez service à ces populations barbares,
et au reste de la France qui n’a jamais pu les comprendre ;
mais la situation géographique de Marseille souffrirait énor­
mément de cette prétendue amélioration; nous sommes
limitrophes de l’Italie, nous avons devant nous la Corse
et la Sardaigne, nous commerçons chaque jour avec des
Maltais, nous avons à parler sans cesse à des marins de toute
la Grèce ; il faut nous entendre avec la population indigène
de notre colonie d’Afrique; quel est l’interprète commun,
quelle est la langue universelle entre nous et ces différens
peuples ou pays? Sinon le Provençal, ce patois que vous
voulez proscrire, et qui, légèrement modifié par l’intelli­
gence du Marseillais, lui sert de passeport et le naturalise
dans toute la Méditerranée, obstinez-vous à parler français,
à des Génois, à des Livournais, à des Grecs, à des Mores,
vous verrez les embarras, les impossibilités que vous élèverez
dans le commerce et dans les habitudes les plus communes
du peuple marseillais ; et ce patois de tant de nations, ce fils
dégénéré du latin, comme l’italien, cette langue Franque qui
se fait entendre partout, à l’aide des ti sabir, ti andar, estar
bono, tailar testé etc., si vous parveniez malheureusement à
460 LINGUA FRANCA

l’effacer, demain vous seriez forcés à fonder des écoles pour


1 > • * ♦ ino *
le reenseigner a vos compatriotes .

Comme pour répondre à ce vibrant hommage à la langue


franque, une lettre en sabir paraîtra dans Le Monde illustré
du 9 juillet 1859, adressée par un jeune “Turcos” (tirailleur),
Mohamed-ben-Mohamed, à Sidi Bellamy, marchand de
dattes (et orientaliste ?) à Marseille. Elle est écrite quelques
semaines après la victoire de Turbigo, remportée sur les
Autrichiens le 2 juin 1859, ce jeune troufion algérien ayant
participé à la bataille. Mais en nous s’instille le doute sur son
authenticité. La frontière entre des parlers réels, effectivement
observés, et la parodie se fait en effet plus mince de jour en
jour. Les témoignages écrits abondent, mais le pastiche n’est
jamais bien loin. Quel crédit apporter alors à cette lettre, où
le soldat algérien prétend qu’on leur demandait de se faire
tuer mais de respecter le seqse (“le sexe”, “le beau sexe”)129?
Caro bueno Bellamy,
Vengo a tenir la parola que mi aver dato di escribir a ti con la
pluma quando mi arribar in Italia, per mi battir: combattir
contra gente di poca roba que star ennemi que de li Franchesi
buoni.
Lo capitano mio venir mi trovar in la caserna, al momento
que mi mangar couscoussou con gallina e bivir draqui e disir
mi: Mohamed, sabalher! e mi respondir: Sabalher! Capitan,
que mi volir. — Star buen turcos, mi disir; star buon turcos, mi
respondir. Lascia il couscoussou, la gallina, l’araqui e camina
con tuo capitano : Andiamo far razzìa ettirar boumba. Jallah,
jallah!
Mi prender ciabolla, bichtoula, tabaco per fumar i chiquar, e
discendir col capitano sobre il molo.
Dientra la falouka mi ti trovar una foula d’otros turcos con
bichtoula, turcos diprima qualità, turcosfinos, birbanti buoni,
que non tenirpaura di rien, ni delfuoco, ni de lafalaka, ni di
Dio, ni del diabolo, ni di la thebadja, e qui disir alle koura:
— Kelb, emchi!
Poi lafalouka ha partito, e il réïs nous disir en languafrancesa
pura: — Mes braves turcos, moiporter vous sur l’eau en Italie, et
X - DE LA LANGUE FRANQUE AU SABIR 461

là vous battir comme des lions contre les Autrichiens;faites-vous


tuer mais respectez il seqse.
— Cosa é ilseqse? mi demandar a un turcos kateb; que volir
désir il réïs con questa parola: il seqse; il kateb no sabir. Ma
quando descendit in Genova, mi sabir que il seqse vol dire:
ragazze, donne, dama, damigella.
Dopo arba giorni que noi star in Genova, tutte le donne corir
a noi e parlar di questa maniera: — Bel turcos, tu star un jas-
mino, la tua barba é un giardino; il tua bocca un carmino; il
tuo naso vale un secchino; il tuo fiato e il zefiro del mattino, ti
volar star mi turchino ? etc.

Traduction130:
Cher et bon Bellamy,
Je viens tenir la parole que j’avais donnée de t’écrire quand je
serais en Italie pour me battre et combattre des gens de peu
qui sont les ennemis des bons Français.
Mon capitaine est venu me trouver dans la caserne au moment
où je mangeais du couscous avec du poulet et buvais de l’eau-
de-vie et il m’a dit: Mohamed, bonjour et moi j’ai répondu,
Bonjour, capitaine, que me voulez-vous ? Tu es un bon Turc,
me dit-il, je suis un bon Turc, répondis-je. Alors laisse le cous­
cous, le poulet et l’eau-de-vie et viens avec ton capitaine : nous
allons faire une razzia et tirer des bombes. Allons, Allons !
J’ai pris mon sabre, mes pistolets, du tabac à fumer et à
chiquer et je suis descendu avec le capitaine sur le port.
Sur le bateau, j’ai trouvé une foule d’autres Turcs avec des
pistolets, des Turcs de premier plan, fins (authentiques) et
bons, qui n’ont peur de rien, ni du feu, ni de l’enfer, ni de
Dieu, ni du diable. Ni de l’artillerie et qui disaient aux bou­
lets : Chiens, passez vite !
Puis le bateau est parti et le capitaine nous a dit dans un
français très pur: — Mes braves turcos, moi porter vous sur
l’eau en Italie, et là vous vous battre comme des lions contre
les Autrichiens ; faites-vous tuer mais respectez le sexe.
— C’est quoi, le sexe, j’ai demandé à un turc lettré, que veut
dire le capitaine avec ce mot : sexe ? Il ne savait pas. Mais
quand on est descendu à Gênes, j’ai su ce que le sexe voulait
dire: jeune fille, madame, dame, demoiselle.
462 LINGUA FRANCA

Au bout de quatre jours que nous étions à Gênes, toutes


les femmes nous couraient après et nous parlaient de cette
manière : - Beau Turc, tu es un jasmin, ta barbe est un jardin,
ta bouche un carmin, ton nez vaut un louis d’or (sequin) ;
ton haleine est le zéphyr du matin131.

Un tel document atteste à la fois des permanences de la


linguafranca {star, taillar testa, paura...) et une très nette gal-
licisation du langage, avec une relexifìcation manifeste, par
rapport aux périodes antérieures à la conquête de l’Algérie
(le Dictionnaire de la languefranque, qu’il ait ou non reflété
un état effectif de la langue, consacrait déjà, comme il a été
souligné, cette inflation du français). On y observe aussi
l’autre caractéristique structurelle du sabir, qui est la place
plus affirmée du lexique arabe (kelb, chien ; asfar, jaune ; che-
rob, boisson ; sabalher, bonjour...)
La défense métropolitaine du sabir, néanmoins, fait long
feu. Dans ses Contes du lundi, Daudet dit assez poétique­
ment de la langue d’un autre “turco”, d’un autre tirailleur
algérien, avec qui la communication est impossible:
A peine s’il parlait le sabir, ce patois algérien132.

Ramené au patois, le sabir recèle de moins en moins de


substance propre. Symétriquement, il se décompose, s’eth-
nicise, comme on l’a vu, au Maghreb. Dans son étude, parue
en 1912, Le Parler arabe des Juifs d’Alger, Marcel Cohen
décrit en Algérie une disparition à peu près complète de la
langue franque :

La plus forte preuve de la mobilité de la langue franque est


sa disparition très rapide devant le français : en effet actuel­
lement on rencontre du français mal parlé par les indigènes
peu instruits, à l’occasion aussi ils s’expriment en mauvais
espagnol quand ils ont des rapports avec les éléments espa­
gnols de la population d’Alger, mais il n’existe pour ainsi
dire plus de sabir à vocabulaire mélangé de plusieurs langues
romanes: l’ancienne langue franque n’a plus une ombre
d’existence que dans le langage commercial des juifs, où elle
pointe assez souvent [...]; jusqu’à un certain point elle se
X - DE LA LANGUE FRANQUE AU SABIR 463

survit dans un très petit nombre de mots empruntés soit


par le français local d’Alger, soit même par les parlers arabes,
mais comme parler autonome elle a vécu|jj.

Dans une lettre adressée à Hugo Schuchardt en 1909, à


la suite de la parution de son article, “Die Lingua franca”,
Marcel Cohen entérinait aussi la mort de la langue :
Il n’existe plus de langue neutre parlée au cours de relations
entre des gens qui ont respectivement d’autres langues
maternelles134.

Il soulignait néanmoins, par divers arguments, des formes


de survivance de celle-ci jusque dans la langue française:
Il y en a en français même: à mon retour d’Algérie, on me
parlait en France des “moukères” d’Alger : le mot est en effet
d’origine algérienne, rapporté par les Zouaves au milieu du
XIXe siècle, mais il y est sorti du vocabulaire usuel d’Alger et
je n’ai jamais eu l’occasion de l’y entendre ni de l’y employer ;
c’est ainsi qu’il faut prendre comme document posthume de
la langue franque (avec mélange de français) le refrain dit de
la “danse du ventre” parfaitement connu à Paris et parfaite­
ment inusité à Alger :
travadjar la mukêr
travadjar alla
par devant et par derrière
travadjar bono135.

La langue française elle-même, jusqu’en métropole, ne


serait donc pas exempte de l’empreinte du franco, pas plus
que ne le sont les langues arabes vernaculaires du Maghreb,
notamment136. Afortiori pourrait-on s’interroger sur sa
prégnance dans la langue française parlée en Méditerranée
musulmane, “le français d’Afrique du Nord”, mais aussi
d’Egypte par exemple137. Le pluriel serait plus juste, car il
est plusieurs langues françaises parlées dans les colonies, et
en dépit de leurs points de rencontre, il convient aussi de
distinguer entre les appropriations “indigènes” et coloniales
de la langue française138.
464 LINGUA FRANCA

Si l’on s’arrête sur le versant “pied-noir” de cette histoire


on ne peut sans doute pas assurer que l’histoire émergente du
pataouète et des parlers français coloniaux s’inscrit en totale
continuité avec la langue franque et le sabir. Cette question
est au vrai de la compétence des linguistes, et le problème
d’un continuum entre la langue franque et les parlers pied-
noirs, les pataouètes, semble plus débattu encore que ne l’est
le lien de la langue franque au sabir139. Néanmoins, dans le
cadre d’analyse qui est ici retenu, la symétrie est manifeste. Si
le “sabir” est une dérivation vers l’arabe de la langue franque,
son amplification “arabe”, les pataouètes maximisent, à l’in­
verse, leurs résonances romanes. Qu’il y ait, quant au fond,
continuum, mutation, ou substitution progressive d’un
mode de parler à un autre, procède d’une autre expertise.
Cette symétrie des phénomènes, et non pas leur identité, est
d’ailleurs assez rarement mise en relief.
Leur différence est clairement affirmée par Gabriel
Audisio dans sa préface à une édition du fameux Cagayous
de Musette :
Dissipons dès l’abord une erreur trop possible: la langue de
. Cagayous n’est pas un sabir. Le sabir, c’est le “petit-nègre”.
Rien de commun. Je ne considère même pas le “Cagayous”
comme un patois, mais bien comme un dialecte méditerra­
néen, un rameau sur la souche des langues d’Oc. Populaire,
certes, comme ils le sont tous, et même plébéien. A côté
du “français naturel”, langue savante et officielle, il est (ou
plutôt il était, à l’époque où Musette l’écrivait) le langage
très ordinaire du peuple bigarré des néo-Français. Aussi bien
présente-t-il cette différence avec les autres dialectes de la
Méditerranée occidentale, qu’il les mélange tous, en y ajou­
tant une forte dose d’arabe140.

Du pêcheur d’oursin Ouacco, Musette dit ainsi qu’il parle


“moitié maltais, moitié italien et moitié arabe141”.
Quant à la symétrie du sabir et du pataouète, elle est aussi
manifeste. Dans un cas comme dans l’autre, et de manière
plus tardive pour les pataouètes et parlers pied-noirs, soit
dans les années 1930, il s’opère une forme d’esthétisation,
d’invention langagière à la limite du pastiche, comme dans
X - DE LA LANGUE FRANQUE AU SABIR 465

le cas de Cagayous ou des Fables bônoises d’Edmond Brua,


parues en 1938142. De la même façon, ce foisonnement
se diffracte en parlers “ethniques”, il est supposé refléter la
diversité des néo-Français, Sud-Européens, composant la
société coloniale. Le méditerranéisme d’un Louis Bertrand,
par exemple, fait aussi débat. Cette société, derrière la
suprématie de la langue française, est au premier chef mor­
celée, fragmentée par ses accents et ses parlers. Le souci des
langues, le dialectalisme, parfois, n’est pas loin d’un racia-
lisme. Lisons à ce propos ce qu’écrit aussi Gabriel Audisio
dans Le Sel de la terre :
Je vois une race méditerranéenne, mais c’est le type de la race
impure, fait de tous les apports et de tous les mélanges, exac­
tement le contraire de ces entités ethniques qui voudraient,
se croyant spécifiques, en tirer la raison d’une imposition
universelle. Vos Latins, grattez un peu : le Juif, le Maure et,
parfois, le Noir ne sont pas loin. Ainsi en Italie, en Espagne,
et sur les côtes de notre Provence143.

Comme on le sait, le métissage méditerranéen fait aussi


long feu, tant en Méditerranée occidentale que sur les rives
orientales, et en Turquie par exemple144. Autre élément de
symétrie, la curiosité suscitée par les parlers pied-noirs met
fort longtemps à susciter, au-delà du pittoresque, un intérêt
proprement scientifique. L’historien Emile-Félix Gautier,
dans l’entre-deux-guerres, plaide assez mollement leur
cause :
[...] Le patois de Bab-el-oued naît sous nos yeux, il est
encore possible de retracer jusqu’à leurs sources espagnole,
italienne, provençale, arabe, les variations de sa phonétique
et de sa syntaxe. Il y aurait là un “sujet de thèse”. Ce n’est pas
tout à fait une mauvaise plaisanterie de cuistre. Une étude
pareille, faite par un professionnel, jetterait peut-être une
lumière, par analogie, sur la manière, par exemple, dont le
français s’est détaché du latin145.

Il faudra attendre les années I960 pour que la notion


de “français d’Afrique du Nord”, notamment, trouve une
466 LINGUA FRANCA

certaine consécration, avec la thèse d’André Lanly, publiée


en 1962146. Mieux encore, on pourra aller jusqu à lire, sous la
plume de Roland Bacri, l’expression, décalée, d’une possible
promotion du pataouète en langue de l’universel :
Nous z’autes, en Algérie : sept langues faut qu’on tourne en
même temps avant de bien parler pataouète! Le français
naturel, l’espagnol, l’italien, le grec, le provençal, l’arabe et
le judéo-arabe. Vous vous rendez compte cette richesse lin­
guistique ? Vous comprenez maintenant pourquoi c’est vrai­
ment des pas forts en sémiologie comparée ceux qui font des
parallèles entre le pataouète et l’occitan ou le bas-breton ?
Où on va, franch’ment, si on confond le langage propre
d’une ethnie avec des spécialités régionales? Le pataouète,
regardez maintenant qu’on a été rapatriés partout et même
à l’étranger! C’est un dialecte, un patois? Ou une langue
vivante, grâce à Dieu, universelle, cosmopolite et œcumé­
nique même147?

D’une autre histoire, mais tout aussi marquée, sinon


plus, par l’enjeu de la langue métisse, bifide, relèveraient
les littératures dites “francophones” du Maghreb, mais aussi
du Levant, Egypte ou Liban... Des littératures maghré­
bines, on ne peut manquer de remarquer, en premier lieu,
à quel point elles ont continûment refusé de se reconnaître
comme créoles ou même créolisées, se voulant fièrement
expression française”; pas même “littératures de langue
française” - comme pour dire qu’une constance de l’être
s’exprimait malgré tout dans la langue d’emprunt. Sur le
déchirement du colonisé, sur le dualisme de la langue, sur la
“schize” féconde, pour emprunter à A. Khatibi, il a été beau­
coup écrit, et l’on n’y reviendra pas, sinon pour souligner
que ce modèle du tiraillement entre deux, de la souffrance
par le duel des langues excluait, en réalité, toute mémoire
de lingua franca, du moindre trait d’union, point de fusion
linguistique, s’il n’était colonial. Il n’existait de métissage que
contraint, imputable à ce rapprochement forcé et ultime-
/ t AS
ment surmonte .
Certes, quelques références à la langue franque surgissent ça
et là dans la littérature mais comme résurgences inconscientes;
X - DE LA LANGUE FRANQUE AU SABIR 467

tels ces titres enfantasia (L’Amour, lafantasia d’Assia Djebar,


Phantasia de A. Meddeb), ou encore Talismano de Meddeb
ou Une odeur de mantèque de Khayreddine. La problémati­
que de la langue n’en réside pas moins dans la tension dou­
loureuse de l’arabe et du français. Une évolution est claire,
un fossé générationnel flagrant. Assia Djebar, dans son
discours d’entrée à l’Académie française, en 2005, évoque
l’imposition coloniale de la langue française en Algérie et
les souffrances qui l’accompagnent, ainsi que son appropria­
tion, quasi corporelle, de la langue. Et lorsque Djebar, dans
La Disparition de la languefrançaise, nomme le sabir, il s’agit
bien d’une modalité francarabe de celui-ci. Elle évoque à cet
égard, en effet, un personnage qui emploie “un mot français,
un mot arabe149”.
Mais avec le romancier Aziz Chouaki, par exemple,
s’amorce un tout autre rapport à la langue française, par
lequel la Langue franque historique, non plus le sabir, se
voit enfin réhabilitée sinon ressuscitée150. Le spectre s’ouvre,
le face-à-face colonial, dans son dualisme franco-arabe, s’es­
tompe pour réhabiliter dans son intégrité l’héritage hétéro­
clite de l’histoire algérienne151. Chouaki, par ses écrits et ses
positionnements personnels, assume de manière assez iné­
dite la notion d’une langue créole en Méditerranée, héritière
de plusieurs filiations, dont la langue franque. On en arrive
même à ce qu enfin la langue franque prenne place dans une
histoire linguistique de l’Algérie, en rupture avec un rapport
foncièrement national aux langues. Celui-ci conduisait la
linguistique ou l’histoire maghrébines — et a fortiori moyen-
orientales - à ignorer à peu près totalement la lingua franca.
Cette ouverture s’effectue enfin, malheureusement parfois,
au prix d’un certain nombre de contresens, qui résultent
d’une valorisation systématique de tous les cosmopolitismes,
aujourd’hui, et ce non seulement en Algérie mais dans l’en­
semble de la Méditerranée musulmane. L’actuel “conflit des
civilisations”, qui prévaut particulièrement dans l’espace
méditerranéen, induit une survalorisation généreuse, par
contrecoup, des valeurs de tolérance, au détriment parfois de
la rigueur historique152. C’est ainsi que Mohamed Benrabah,
à partir de la situation de l’Algérie, interprète récemment
la lingua franca comme une langue à la fois pérenne et de
468 LINGUA FRANCA

prestige, avec un accent sensiblement porté sur sa dynami­


que interne, nationale (les composantes arabes et turques) ■
au crédit de cette analyse, qui tranche avec une vision natio­
naliste figée, il faut porter une relecture de l’histoire otto­
mane, qui va dans le sens de l’historiographie la plus récente
revalorisant cet héritage dans ses provinces africaines :
Les villes côtières comme Oran, Mostaganem et Alger ont
vécu un cosmopolitisme jamais connu jusque-là favorisant
un contact de langues enrichissant. Les Turcs et certains
Kouloughlis parlent la langue officielle du gouvernement, le
turc osmanli. Leur refus de s’assimiler les oblige à apprendre
des rudiments d’arabe ou à faire appel aux interprètes pour
communiquer en berbère ou en arabe avec la majorité de la
population. Pour les langues européennes, citons la présence
importante de l’espagnol à l’ouest du pays et l’italien à l’est.
La majorité des habitants des villes parle l’arabe local et les
citadins juifs le judéo-arabe.
De ce métissage linguistique naît une sorte de lingua franca
— langue de communication entre locuteurs arabes européens
(majoritairement espagnols) et turcs — qui devient finale­
ment la langue des échanges commerciaux dans l’ensemble
des ports de la Méditerranée. Elle renferme un lexique essen­
tiellement espagnol avec des éléments turcs apparus dès le
xvie siècle, et des formes syntaxiques s’inspirant de l’arabe.
Visitant l’Algérie à cette époque, un Espagnol affirmait que
grands et petits utilisaient dans chaque maison cette lingua
franca qui, à travers les siècles, a acquis un prestige certain.
C’est à travers elle que nombre de mots grecs et latins,
relevant de la navigation, l’artillerie navale et la pêche, ont
trouvé leur chemin dans le parler arabe des villes algériennes.
Parfois l’introduction de ces mots se fait par le biais du turc.
Cette lingua franca a continué d’exister en Algérie bien après
l’arrivée des Français en 1830133.

L’Algérie, au moins, sinon le Maghreb, est donc en voie de


se réconcilier avec la langue franque, de l’intégrer enfin plei­
nement à son histoire, sans y voir de manière rétrospective
une quelconque influence européenne, une prédétermina­
tion coloniale.
X-DE LA LANGUE FRANQUE AU SABIR 469

Et la France, quel peut être son rapport à la lingua franca


aujourd’hui? Elle est prise entre deux exigences contradic­
toires, D’une part, sa langue est devenue le dernier refuge
légitime de toute notion de pureté nationale. On y défend
donc l’idée qu’il faut maintenir et défendre la langue fran­
çaise contre toute “corruption”, la préserver notamment de
la contamination de l’anglais, mais aussi, même si ce des­
sein est moins avouable, la protéger d’un métissage interne,
“communautaire” et notamment des contaminations par
la langue arabe. D’autre part, et de manière quelque peu
contradictoire, la défense de la francophonie est et se veut
une défense de la régénération de la langue française par les
créoles, et assigne ce rôle aux littératures antillaises, mais
aussi maghrébines et africaines... Ce cadre paradoxal laisse-
t-il place à une mémoire de la langue franque ?
CONCLUSION

LA LANGUE A SOI?

Or, Açâl, autrefois, à cause de son goût pour


la science de l’interprétation, avait appris
la plupart des langues et y était expert. Il
adressa donc la parole à Hayy ben Yaqzân et
lui demanda des renseignements sur lui dans
toutes les langues qu’il connaissait, s’efforçant
de se faire comprendre de lui, mais en vain.
Dans tout cela, Hayy ben Yaqzân admirait
ce qu’il entendait, sans en entendre le sens et
sans y voir autre chose que l’affabilité et le bon
accueil De sorte que chacun d’eux considérait
l’autre avec étonnement.

Ibn Tufayl1

Qu’y a-t-il dans la langue? Que cache-t-elle?


Que vous prend-elle? Au cours des semaines
que j’ai passées au Maroc, je n’ai essayé d'ap­
prendre ni l’arabe ni aucun dialecte berbère. Je
ne voulais rien perdre de la puissance exotique
des cris.

Elias Canetti2

Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant,


dans leur Eloge de la créolité, revendiquent leur appropriation
de la langue française : “Nous l’avons conquise, cette langue
française3.” Ce cri fait directement écho à celui de Kateb
Yacine qui, au lendemain de la décolonisation, proclamait
472 LINGUA FRANCA

la langue française “butin de guerre” — avant d’y renoncer


d’ailleurs dans son écriture théâtrale, passant à l’arabe4. Ce
rapport vindicatif à la langue du conquérant et cette forme
de “résilience” également assumée, tout aussi fermement pro­
clamée, sont à la base de notre rapport présent à la langue.
Nous la concevons communément comme un enjeu essen­
tiel de domination, et donc d’oppression, mais aussi, et cette
perspective se trouve de plus en plus fermement affirmée,
comme un enjeu essentiel de la reconquête et de l’invention
de cultures nouvelles, innovantes5. A ce rapport moderne à
la langue, l’histoire de la Linguafranca semble foncièrement
étrangère.
Par contraste, non seulement avec les langues franques,
mais avec le simple phénomène du métissage, le propre du
créole serait, pour reprendre les termes d’Edouard Glissant,
son développement non prévisible, la manière dont il s’étoile
et s’autonomise sans lieu assigné. Glissant écrit :
Si nous posons le métissage comme en général une rencontre
et une synthèse entre deux différents, la créolisation nous
apparaît comme le métissage sans limites, dont les éléments
sont démultipliés, les résultantes imprévisibles. La créolisa­
tion difFracte, quand certains modes du métissage peuvent
concentrer une fois encore6.

La langue franque ne s’est pas étoilée. Elle est morte. Mais


les langues meurent-elles vraiment? Cette vision écologique
fait problème pour l’historien, et même, sans doute, pour
le linguiste qui sait à quel point une langue laisse toujours
des traces, lexicales et même morphologiques pour le cas
de la langue franque7. La lingua franca n’est donc pas sans
empreinte, il demeure des traces de son existence dans les
langues méditerranéennes, tant lexicales que syntaxiques.
Son histoire n’en est pas moins celle d’une disparition. A
tous ceux qui redoutent le métissage comme dilution des
frontières et comme processus de fusion sans retour, elle
démontre, à l’inverse, qu’il peut conforter la différence,
figurant “l’entre-deux”, à moins que la catégorie d’ana­
lyse du métissage elle-même ne soit totalement impropre8.
“Détissage”, pourrions-nous dire...
CONCLUSION 473

Objet métis, indéniablement métis, la langue franque


dénotait-elle nécessairement, en d’autres termes, la mixité, la
fusion ? Bien au contraire, il est concevable quelle ait figuré
aussi un lieu liminal, une forme de sas entre deux sociétés,
ou deux ensembles de sociétés, et peut-être deux cultures
ou plus encore. Certes “diffuse”, elle fut sans doute plus
communément en usage qu’on ne l’a généralement admis,
comme cette étude a tenté de le montrer, tout simplement
parce que l’étranger était plus communément présent dans
les sociétés méditerranéennes qu’on ne tend à l’admettre,
au-delà des espaces ordinairement voués au contact, péri­
phériques, que sont les bordures maritimes et les ports. La
lingua franca n’abolissait alors aucune différence entre des
locuteurs que son usage même définissait comme étrangers
l’un à l’autre. Elle consacrait, au fond, l’altérité, et ce dans
le moment même où elle prouvait, à l’inverse, le continu,
se donnait, fut-ce avec mesure, comme langue commune,
et dans l’adversité comme dans la fraternité. C’était donc la
langue d’un mi-parcours réciproque vers l’autre, qui opérait
aussi bien entre eux le rôle de frein, dans le maintien de la
différence et l’identification de lieux disjoints, qu’un rôle
liminal, au sein d’un processus d’intégration ou d’assimi­
lation, de franchissement de la frontière... On pourrait la
dire, à cet égard, langue du milieu du gué.
Elle nous enseigne ainsi qu’il faut se garder d’idéaliser le
métissage comme tel et d’en faire l’apologie parce qu’il n’est
pas en soi une valeur, et que ce n’est pas sur le mode des
valeurs qu’il fait sens. Il constitue plutôt une réalité histo­
rique, inéluctable, incontournable, structurelle, à défendre
en tant que telle, et qu’il faut accepter, reconnaître, sans pour
autant la magnifier. Le sabir même, qui peut nous inspirer
si peu de sympathie pour ses résonances coloniales, nous
renvoie au champ lexical de la connaissance ou de la recon­
naissance, à saher, savoir. La linguafranca s’avère néanmoins
bien plus difficile à reconnaître et à valoriser aujourd’hui
que les créoles, parce quelle n’en a pas la portée féconde,
la floraison littéraire, l’écrit tangible et foisonnant9. Sans
envisager le moindre manifeste Am. franco, j’en défendrais
néanmoins l’histoire, sinon l’esprit. Je serais même tentée de
défendre la linguafranca dans ce quelle a de plus éphémère,
474 LINGUA FRANCA

1
rudimentaire et prosaïque, et même d’indicible, cette vie au 1
ras du sol... Pour emprunter à nouveau à Glissant, de la î
langue franque aussi, “l’absence manquerait à l’éclat du sein- J
tillement du chaos-monde”. I
Pour autant, il ne faudrait pas perdre de vue la part de
contrainte et de violence qui tisse la trame de cette histoire,
comme de celle des créoles, ni s’illusionner quant au dépas- j
sement de cette violence par le pouvoir de la langue et sa *
fécondité. Glissant esquisse à cet égard un modèle d’antino­
mie récurrent entre la mer Méditerranée, “mer intérieure, ;
qui concentre et qui a imposé la pensée de l’Un”, lorsque la
Caraïbe, au contraire, éclate, diffracte et créolise10. On serait
tenté d’évoquer aussi des créolités méditerranéennes, plus
éparses, diffuses, qui imprègnent notamment les langues, et
dont le fameux rayonnement cosmopolite des grandes cités
méditerranéennes ne donne qu’une idée très partielle. La
diversité des sociétés méditerranéennes sur le plan linguis­
tique demeure, au fond, mal connue et même peu valori­
sée, comme le rappelaient Madiha Doss et Catherine Miller ’
pour le cas de l’Egypte11. Le cosmopolitisme lui-même, si
fortement réhabilité aujourd’hui, ne s’est guère construit
en Méditerranée qu’au XIXe et au XXe siècle, et autour de la
langue française, pour l’essentiel12. On se représente plus
volontiers une mosaïque de “communautés” s’appropriant, ;
“créolisant”, une langue dominante, le français ou l’anglais,
que l’on n’imagine des formes plus transversales et anciennes
de la mixité.
M. Doss et C. Miller questionnent à cet égard la relation
entre langue et identité communautaire :
L’adéquation langue / identité communautaire est loin d’être
automatique, les communautés pouvant être plurilingues ou
employer des variétés de langues mixtes, ce qui pose la ques­
tion du rôle et de la fréquence du plurilinguisme13.

Le postulat d’une adéquation du groupe, de la commu­


nauté, d’un peuple, à une langue, à sa langue, imprègne
nos perceptions communes. Soit c’est une Méditerranée
coloniale qui est au cœur de notre représentation (et la
Méditerranée du cosmopolitisme s’inscrit bel et bien dans
CONCLUSION 475

l’ère coloniale) ; cette domination coloniale induit alors un


schème duel : tension de l’arabe et du français, notamment.
Soit nous pensons la question des langues au sein d’une
vision politique plus étale, moins empreinte d’un rapport
de domination, et c’est le schème de la pluralité commu­
nautaire qui s’impose à notre pensée. Pluralité de langues
combinée le cas échéant avec autant de réappropriations
d’une même langue de prestige, le français en particulier,
comme ce fut le cas au cœur de l’Empire ottoman14. Dans
tous les cas, l’adéquation de base du groupe à sa langue n’est
pas vraiment remise en cause. La première de ces perspecti­
ves conduit à se focaliser sur le “trouble identitaire” issu d’un
rapport inégal, et la seconde, qui élude le cadre politique, a
pour effet de maximiser le patchwork identitaire ou encore
le dépassement du politique par la créativité langagière et
linguistique des communautés. Le fondement identitaire de
la langue ou le fondement linguistique de l’identité ne sont
pas autrement mis en doute.
Or, c’est ce décrochement au moins partiel de la langue et
de l’identité que donne à voir la lingua franca. En tant que
produit d’un rapport plus paritaire dans l’histoire des socié­
tés méditerranéennes (ce qui ne signifie ni harmonieux ni
serein), elle témoigne d’une relation à la langue moins lourde
et chargée d’affect qu’il ne sera de règle à l’ère des impéria­
lismes ou des apologies nationales15. Dans le contexte de
l’âge moderne où son usage se systématise, le rapport de la
langue et de la souveraineté territoriale se tisse de manière
bien plus lâche que nous n’en avons aujourd’hui la notion.
Parler “la langue de l’autre” n’en consistait pas moins à faire
un pas vers lui, à s’engager dans une certaine mesure sur son
terrain (d’où le statut fréquent de transfuges des interprè­
tes, ou la défiance qui les entoure communément). C’est
bien là, plutôt que la satisfaction d’un besoin élémentaire de
communication, ce qui paraît justifier le recours à la langue
franque, comme lieu médian. Espace neutralisé, s’il n’est pas
d’espace véritablement neutre... C’est cette modalité d’en-
tre-deux qui justifierait aussi son absence de réappropriation
de part et d’autre, et donc son évincement du champ de
toute littérature, de tout écrit pérenne, autrement que sur le
mode de la citation. C’est une langue pour “en rester là”.
476 LINGUA FRANCA

Mais l’apprentissage au moins oral de la langue de l’autre


est fréquent, nous l’avons constaté dans ces contextes, et
il ne dénote pas de manière aussi dramatique que dans le
monde contemporain une forme d’allégeance à sa culture, ni
d’hommage dérivé à son histoire et à ses valeurs... Ce rap­
port à l’autre doit s’envisager de toute façon dans un contexte
beaucoup plus multilingue que nous n’en avons la notion
aujourd’hui, où, comme le souligne Harald Weinrich, nous
tendons à concevoir le monolinguisme comme la norme et le
plurilinguisme comme l’exception16. Il est symptomatique à
cet égard que les sources documentaires de l’époque moderne
concernant la lingua franca ne trahissent aucun rapport pas­
sionnel à la langue (dès lors que l’écrit n’est pas en cause). Le
mythe de Babel lui-même n’est, au fond, que très peu invoqué
dans ces contextes. La métaphore babélienne affleure çà et là,
au fil de la description d’un bagne de captifs, par exemple,
plus exceptionnellement d’une chiourme, mais ni la notion
d’un châtiment par la langue, ni celle d’une malédiction ne
semblent communément sollicitées dans ces sociétés médi­
terranéennes, pourtant brassées en tout sens par la course,
par la guerre, mais aussi, et heureusement, par des formes de
commerce et de cohabitation plus pacifiques.
Au xixe siècle, en revanche, la référence à Babel devient
véritablement un cliché, traduisant un déséquilibre des
forces. C’est l’Orient, en effet, qui est vu comme babélien;
dans le moment où l’Europe valorise la langue une, sinon
hégémonique, l’Orient s’avère disparate et inapte à l’unité.
Dans les descriptions des voyageurs romantiques, notam­
ment, cette métaphore babélienne constitue un topos, pas­
sage obligé de la description que reprend l’historiographie
naissante de la Méditerranée. Elle l’assignera rétrospective­
ment à la seule Méditerranée islamique, faisant fi du multi­
linguisme de l’Europe moderne. Le faisceau des langues, qui
pourrait être conçu comme une force et une richesse, tend à
figurer la faiblesse même de l’Orient méditerranéen, de l’Is­
lam, comme l’évoque par exemple Fernand Braudel dans sa
Grammaire des civilisations, à propos de l’Empire ottoman :
Au vrai, toute ville musulmane a ses quartiers, aux races,
aux religions, aux langues diverses. En 1651, au cours d’une
CONCLUSION 477

sédition dans le palais du Padishah ottoman, “la malédiction


de Babel tomba à l’intérieur du Sérail sur les Icoglans (pages
et officiers du Sultan) et les réduisit à l’impuissance”. Dans
leur émotion, les hommes avaient oublié l’idiome osmanli
artificiellement acquis, “et les oreilles étonnées des témoins,
écrit Paul Ricaut (1668), furent frappées par un tumulte de
voix et de langues diverses. Les unes vociféraient en géor­
gien, d’autres en albanais, en bosniaque, en mingrélien, en
turc ou en italien”. Bel exemple, entre beaucoup d’autres
(que l’on songe à l’Alger des corsaires turcs)l7!

Mais n’est-ce pas là une projection des plus contempo­


raines de la langue, tributaire de l’assimilation cohésive que
nous établissons entre langue, nation, souveraineté et terri­
toire, le drame de certains peuples dotés d’une langue mais
non d’un territoire souverain — les Kurdes par exemple —
illustrant par excellence cette adéquation18?
Ce que nous enseignerait, au fond, la lingua franca, ce
serait un possible renoncement à l’obsession d’une langue à
soi. Noble est le sentiment d’habiter une langue, de la faire
vivre et de l’enrichir, même si l’idée, si fréquemment assu­
mée ou sous-jacente de sa “régénération”, nous renvoie à des
schémas biologiques parfois déplaisants, pour ne pas dire
suspects. On est même en droit de se demander si la langue
n’est pas aujourd’hui instituée en dernier refuge licite d’un
appel à la pureté, dès lors que toute notion “raciale” et même
“ethnique” de celle-ci nous est devenue, et à juste titre, into­
lérable. L’amour de la belle langue, de la langue pure n’exclut
pas, bien au contraire, l’amour du jeu avec la langue. Mais
ce que démontre la longue histoire de la lingua franca, c’est
qu’on peut aussi investir une langue sans en faire une langue
à soi, ou que tout rapport à une langue “autre” n’est pas
un rapport d’expropriation de soi et de “dépossession du
monde”19.
Pour inverser les termes, si fortement sollicités à l’heure
actuelle, de l’identité nomade, il y avait là, par contraste, une
forme de “langue nomade”, ou de libre véhicule que chacun
empruntait à sa guise, sans plus se l’approprier. Il nous fau­
drait alors penser à nouveau à Glissant lorsqu’il revendique
une antillanité “de méthode, et non pas d’être”, lorsqu’il se
478 LINGUA FRANCA

démarque de “la créolité comme visée à l’être” et se réclame


de “la créolisation, qui n’a d’exemplaire que ses processus et
non pas ses contenus”20. “La «créolité», dans son principe,
régresserait vers des négritudes, des francités, des latinités,
toutes généralisantes - plus ou moins innocemment21.”
Ce rapport plus libre à la langue, décollée de l’identité,
peut sembler aujourd’hui très exotique, dépaysant, mais des
millions de gens de par le monde vivent aussi cette relation à
plusieurs langues ou à une langue véhiculaire sans autrement
s’en émouvoir, ni prétendre non plus faire de toute langue
une langue de culture, de prestige, et de littérature22. Par
excellence, la langue franque est la langue que l’on n’habite
pas. Ce n’est pas une langue à soi. Et pourtant, que de soi-
même dans la langue de l’autre! Qu’un pidgin à base de
langues romanes ait pu si consensuellement se voir identifié
comme la langue du Turc, fût-ce par dérision, comme dans
Le Bourgeois gentilhomme et l’opéra-comique, en dit long
sur l’illusoire altérité de ce même “Turc”. Tant il est vrai que
c’est l’impur, au fond, qui constitue l’autre, et qu’il y faut
une part identifiable, mais défigurée, de soi-même.
Quant à l’usage si extensif de la langue franque avec les
Européens, dans les sociétés islamiques, il révèle l’acclimata­
tion ancillaire de cette romanité linguistique. Il lève le voile sur
une connaissance des langues de l’Europe plus poussée dans
ce cadre qu’on ne l’imagine communément, une connais­
sance sans doute non savante, non livresque - et vraisembla­
blement à dessein — mais suffisamment attestée pour faire
voler en éclats toutes les imputations de repli et de fermeture
à l’autre dont les sociétés islamiques font si banalement l’ob­
jet23. Deux modes de rapport à l’altérité se révèlent en effet
à travers les langues. L’Europe développe une connaissance
savante des langues de l’autre, et ne l’en tient que mieux à
distance. L’Islam nourrit au contraire une connaissance tout
ancillaire, domestique, des langues de l’autre et n’en intègre
que mieux l’étranger à ses propres structures24.
Il n’y a donc pas lieu d’idéaliser la langue franque, ni
de l’investir, comme telle, d’une valeur de rapprochement
interculturel. Les cultures, si l’on se situe sur ce plan, sont
des systèmes ouverts et en constante interaction, mais aussi
en coextensivité. La lingua franca de Méditerranée est donc
CONCLUSION 479

à la fois la preuve, le lieu de ce continuum, et le moyen d’un


frein, d’un marquage de la différence. Car il est des points
d’arrêt, illusoires ou effectifs, des seuils d’altérité. Tout n’est
pas négociable dans le rapport des sociétés ou pas au même
degré. La proximité, le continuum, la coextensivité l’une à
l’autre des cultures, réalités constantes, avec leurs rythmes
et leurs aléas, se traduisent, à l’époque moderne, dans
l’usage systématisé ou même dans la simple reconnaissance
nominale dont la lingua franca fait l’objet. Et pourtant elle
nomme et démarque aussi la distance, la disjonction, voire
l’antagonisme25.
Il est inconcevable, pour cette raison, que ses contempo­
rains y aient vu une résurgence de la langue adamique, de
la langue naturelle, ni, à plus forte raison, la langue univer­
selle. Quant à la percevoir comme la langue parfaite, il n’y
faudrait pas même songer26. Cette succession de négations
nous donne à penser un lieu, un objet, un lien, qui seraient
passablement impensables ou indicibles, d’une présence
presque filigranatique et néanmoins primordiale. La diver­
sité linguistique quelle résout, au moins sommairement
(mais les exemples qui nous sont parvenus ne recouvrent
pas, au fond, des registres de la pensée et de l’action tou­
jours si sommaires), la diversité linguistique qui lui donne
naissance n’est elle-même pas si fâcheusement ressentie par
ses contemporains.
Sans doute peut-on estimer, à la suite d’Abdelfettah
Kilito, notamment, ou de Roger Arnaldez, que la confusion
des langues n’a pas été affectée, en Islam, de la même charge
de malédiction que dans le christianisme européen, et que la
multiplicité des langues des nations n’y est pas même affec­
tée d’un signe si négatif27. Même dans la documentation
européenne, y compris la plus marquée de références chré­
tiennes, comme le sont les relations des pères rédempteurs,
l’évocation de la lingua franca n’appelle guère de déplora­
tion d’une unité originaire de la langue. La corruption
des langues comme la dissémination des peuples relèvent,
au fond, dans ce cadre, d’un processus très mécanique et
neutre. Les peuples se mêlent, et parfois par conquête ; les
langues s’émoussent... Cette mécanique érosive serait une
loi générale. Le rapport à la langue impure qu’induit la
480 LINGUA FRANCA

langue franque s’avère donc remarquablement serein, puis­


qu’elle n’est jamais, de surcroît, une langue à soi. La masse
des textes décrivant “le langage franc”, ou s’y référant, pro­
duit au final une vision relativement dénuée d’affect de cette
question de la corruption des langues.
Jargon informe, sans prestige, sans noblesse, la lingua
franca ne serait au fond que la résultante d’un processus
de dérivation et de mélange propre à toute langue de la
Création, et si la tentation est constante de lui redonner un
lieu matriciel, de la rapprocher instamment d’autres langues
plus pures, d’en déterminer les composantes, tant l’indis­
tinct est difficile à penser, il faut admettre à nouveau que
le motif babélien de la “confusion des langues” est ici peu
prégnant28.

C’est au contraire sur la base de la variété des langues et


des nations que l’on pense franco, comme une forme de
précipité du divers. L’idée d’une unité originaire des langues,
et a fortiori celle de la langue perdue, adamique, informe à
peine les textes qui la documentent. La nature le plus sou­
vent pragmatique de ces sources explique assurément un
tel décrochement entre l’empreinte textuelle de la langue
franque et la philosophie des langues à l’âge moderne. Mais
jamais ne s’esquisse la pensée que, par elle, la confusion
biblique des langues puisse être un tant soit peu révoquée...
La lingua franca, il convient d’y insister, ne serait qu’une
compensation fonctionnelle, tout aussi neutre, mécanique,
de ce phénomène d’érosion, et sa conséquence. Par quel
processus cette “langue” dérivée de langues elles-mêmes
toujours dérivées, les langues latines principalement, déjà
“corrompues”, devient-elle, par nature, la langue de l’autre,
c’est ce que l’on a tenté ici d’élucider ...
Moins encore, on l’a dit, figure-t-elle la langue universelle,
sinon de manière fugitive, à peine articulée29. Ce n’est jamais
qu’un pis-aller, au mieux “plaisant”, comme l’exprimait le
père Dan. Mais s’il est sans prestige d’y recourir, ce n’est pas,
au fond, déchoir, et plus d’un écrivain-philosophe lui réserve
une mention. On peut néanmoins interroger un tel hiatus,
s’étonner que les utopies de la langue universelle de l’âge
moderne, dont la floraison coïncide avec l’essor de la langue
CONCLUSION 481

franque, que ces utopies particulièrement nombreuses aux


xvue et xvme siècles, comme le rappelle notamment George
Steiner, n’aient pas davantage pris en compte la langue
franque: elle était dans ce moment même la langue d'évi­
dence dans la communication avec l’autre30. N’étant jamais,
ne pouvant être, une langue à soi, langue de tous mais de
personne, elle ne pouvait prétendre à l’universel.

Un déni de filiation de l’Europe moderne à la langue


franque est donc avéré. Tout lien de filiation se voyait a for­
tiori exclu en contexte islamique, et notamment dans un
cadre colonial ou simplement nationaliste. Mais c’est par
nature, par principe, que son usage, son invention (c’est-à-
dire sa constante réinvention) supposaient ces mises au loin.
Nombreux sont les exemples de langues véhiculaires qui se
vernacularisent, mais la linguafranca recelait l’enjeu structu­
rel, dans ce moment antagonique, d’une rive à l’autre de la
Méditerranée, de la préservation d’une distance intrinsèque,
d’une différence essentielle, par-delà le brassage, l’intrication
et l’échange, tout aussi vitaux. C’est là ce qui peut expliquer
la remarquable pérennité qui fut la sienne au fil de plusieurs
siècles31.

Cette histoire est donc exemplaire aujourd’hui parce


quelle révèle, entre des sociétés adverses, un lien indicible,
une continuité invisible ou inarticulable, mais bien réelle.
Elle mérite d’être mieux connue, alors que nous revenons,
comme à l’époque moderne, à un rapport des sociétés sous
le signe conjoint d’un fort antagonisme et d’une forte intri­
cation, y compris par les “migrations”, en retrouvant aussi
entre elles un principe de parité. Cette relation, enfin déprise
du colonial ou de la question d’une tutelle occidentale, au
moins formellement, retrouve peut-être plus d’affinités avec
les problématiques du temps de la course32. Par elle-même,
cependant, il faut y insister, la lingua franca n’est porteuse
d’aucune valeur, d’aucun message irénique ; ce n’est pas un
espéranto. A plus forte raison peut-on résister à toute “ten­
dresse” pour le sabir, son avatar, dont le plaisir comique ne
saurait faire oublier à quel point il procède d’une radicale
inégalité, dénote un rapport unilatéral de domination33.
482 LINGUA FRANCA

Avec la problématique du sabir, la langue universelle


affleure moins que jamais. Car le sabir, on l’a rappelé, est par
nature l’expression d’un rapport condescendant. Ce n’est
plus un lieu neutre (symétrique ou non). Il se conçoit au
premier chef comme la langue du dominé, et c’est pour être
à sa portée que le maître s’abaisserait à parler lui-même sabir,
ou encore par jeu... Le principe originaire d’une diversité
des langues et des nations qui se serait reflétée dans la lan­
gue franque n’a d’ailleurs plus cours dans le sabir, langue
d’impuissance mimétique, diffractée au contraire en second
lieu, et ethnicisée... Assurément, certaines définitions, dans
la période de “transition” de l’une à l’autre, lui conservent
une structure assez proche de celle de la langue franque, telle
celle que formule Alphonse Daudet, dans l’un de ses Contes
du lundi, à propos d’un “turco”, “tirailleur indigène”. Mais
on est bien dans le cas paradoxal d’une communication
inerte, impuissante :
Quand on lui parlait, il souriait et montrait ses dents. C’est
tout ce qu’il pouvait faire, car notre langue lui était incon­
nue, et à peine s’il parlait le sabir, ce patois algérien composé
. de provençal, d’italien, d’arabe, fait de mots bariolés ramas­
sés comme des coquillages le long des mers latines34.

L’image repousse la réalité sous-jacente de la langue


franque à peu de chose, une écume qui frôle le rivage, mais
elle restitue bien, pour cette raison même, le faible inves­
tissement symbolique auquel donnait lieu la lingua franca,
et qui la rendait, par là même, efficace. Le propre du sabir,
en revanche, est celui du constant déficit par rapport à un
modèle de plénitude de la langue...
Que sur cette base on ait inventé une autre histoire, une
autre relation, féconde, à la langue du colonisateur, qu’après
cette souffrance par la langue, mise et remise en travail, un
écrivain puisse à son tour porter un regard plus attendri
sur le sabir, comme le fait Assia Djebar dans La Disparition
de la langue française, par exemple, cela n’efface en rien les
conditions de sa naissance historique. Cela ne doit induire,
par conséquent, aucune nostalgie pour la période coloniale
et les métissages dont elle fut le cadre35. Tout au moins,
CONCLUSION 483

la reconnaissance légitime de cette langue-là (et le sabir le


mérite peut-être au même titre que les pataouètes, salaouèt-
ches et autres parlers identitaires de la France coloniale...)
ne saurait induire de nostalgie du rapport inique qui l’a fait
naître.
D’une certaine façon, l’heure d’une plus grande trans­
parence est venue. Rarement la souffrance coloniale par la
langue a été aussi vivement ressentie qu’au Maghreb, et l’on
sait notamment qu’avec Abdelkébir Khatibi, Jacques Derrida
était entré dans une forme de concurrence amicale des souf­
frances du colonisé. Dans Le Monolinguisme de Vautre, évo­
quant son expulsion du lycée français de Ben Aknoun en
1942, et sa déchéance, en tant que juif, de la nationalité
française, Derrida déclare ainsi, de manière liminale :
Je suis un sujet de culture française, qui vient dire en fran­
çais : “Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne”36.

Pour cette raison, Derrida se considérait comme plus


franco-maghrébin que Khatibi lui-même, rappelant l’intense
charge de souffrance que contenait ce seul trait d’union de
“franco-maghrébin”37; car Khatibi au moins avait conservé
sa langue maternelle38.
Khatibi, pour sa part, évoquait les affres de sa “bi-langue”
de colonisé, éventuellement de sa pluri-langue, et ce qu’il en
résultait d’“inadaptation au monde” et de rapport halluciné
aux langues39. De manière très récente, Walter Mignolo a
pu arbitrer entre les deux amis en rappelant que, en tout
état de cause, ils ne se situent pas du même côté du rapport
colonial. Khatibi parle et écrit à partir de la différence colo­
niale, lorsque Derrida manifeste une certaine “résistance”
à nommer le colonialisme et même à le voir comme tel,
écrivant notamment :
Je ne peux, là encore, analyser de front cette politique de
la langue et je ne voudrais pas me servir trop facilement
du mot “colonialisme”. Toute culture est originairement
coloniale40.
484 LINGUA FRANCA

On peut songer aussi à cette formule de Derrida relative


à “la colonialité essentielle de la culture41”. Nous sommes
ainsi conviés à une attention plus scrupuleuse au caractère
non substituable de ces positions. De ce dialogue, on retien-,
dra aussi que, dans le moment même où Khatibi “s’appro­
priait” le sabir, il ignorait simultanément l’antériorité de la
lingua franca, la faisant basculer sur la seule confrontation
coloniale :
C’était fou. Dans mon ivresse, je m’entendais parler en
pataouète, moi le melon bilingue, qui travaillais à la babal-
lah à un récit d’amour, auprès de mes mouquères. Oui,
rappelez-vous la conquête d’Algérie. En 1830, les troupiers
français avaient appris quelques mots d’un sabir (lingua
franqua), mélange de mots italiens, espagnols, provençaux.
Vous n’allez pas me prendre à la lettre, mais ils croyaient
parler en arabe, alors que les soldats arabes croyaient parler
en français. Quelle histoire! Cela devait mal finir42.

Cette illusion réciproque par laquelle chacun croyant par­


ler la langue de l’autre — la langue commune n’est jamais
reconnue comme telle - fait directement écho, en effet,
à l’analyse de Faidherbe sur la langue franque ; ce fameux
général, grand administrateur colonial en Afrique, avait le
premier formulé cette boutade hautement invraisemblable,
mais symptomatique du caractère foncièrement identitaire,
désormais, de la langue43.
Un pas est franchi dès lors. Il n’est plus de langue neutre,
ou presque neutre44. Toute langue que l’on ne possède pas en
propre devient langue de l’autre... Par ce qui relève peut-être
d’un lapsus révélateur, Khatibi, dans une version antérieure
de cette histoire, parue en 1985 dans un ouvrage collectifsur
le bilinguisme (mais sans doute citée de mémoire), l’attribue
au “maréchal Bugeaud”, féroce conquérant de l’Algérie, et il
localise la lingua franca dans un “entre-deux” plus étanche
encore, puisqu’elle devient la langue des “juifs”, d’une part,
et perd tout caractère intrinsèque, d’autre part:

Voici une petite histoire relatée par le maréchal Bugeaud


dans son Journal, une histoire de lingua franca. Cette lingua
CONCLUSION 485

franca était parlée ici par les marchands juifs, intermédiaires


entre les musulmans et les chrétiens. “Quand nous sommes
arrivés en Algérie, dit-il en substance, les troupes ont appris
l’arabe croyant que c’était le français et vice versa"45.

Plus vraisemblablement, les soldats français apprenant la


linguafranca auraient cru parler “arabe” (ou à l’arabe ?), alors
que les Algériens, parlant la même langue franque, auraient
cru parler français. On retrouve là l’amorce de la structure
du sabir, où le locuteur du sabir croit parler français, et n’en
est que plus risible, jusqu’au moment où il s’assume plus
pleinement comme locuteur d’une langue à part, inférieure,
indigénisée, mais qui n’est pas sa langue vernaculaire. Dans
une autre discussion mêlant l’analyse académique et les sou­
venirs personnels, Noureddine Abdi se souvient ainsi de son
grand-père “s’assumant” comme indigène :
Il faut fortement nuancer le sentiment de dévalorisation que
l’on croit attaché à l’utilisation du sabir. Ceux qui l’utili­
saient n’avaient pas le sentiment de se dévaloriser mais d’uti­
liser un moyen de communication fonctionnel. Ainsi mon
grand-père me disait-il : “Tu parles français, moi je parle
sabir.” C’était sa façon d’être sans renoncer à sa différence,
alors qu’il restait attaché à son statut “indigène”, son habit,
une certaine Algérie dont je me détachais dans la perspective
d’un renouvellement de ce passé dans son ensemble46.

Cette histoire résume peut-être par excellence la mise


en place de ce “préjugé monolingue (« ma langue est ma
racine»)” que dénonce aussi Glissant, et qui résulte du fait
national autant que colonial47. Le divers est précieux, mais le
mélange est haïssable, et de l’un à l’autre la ligne de partage
se fait fragile. En contexte colonial, l’abhorration du mélange
devient plus que jamais consensuelle — c’est à la limite la
seule chose que l’on se reconnaît en commun. La résistance
à la langue “nomade” est donc réciproque, et le sabir, “reter­
ritorialisé”, ethnicisé, ne relève plus que de formes supposées
transitoires, graduelles, dans l’aspiration à la langue domi­
nante, diversement modulée. L’essentialisme de la langue
pure fait alors pendant au fixisme des identités, et les formes
486 LINGUA FRANCA

de déviance ou de simple fluidité observées dans ce nouveau


paysage, qu elles soient langagières, identitaires, sociales, n’en
sont que plus visibles, souvent risibles. Cela explique à la fois
la prolifération d’émissions de radio, par exemple, inventant
et faisant vivre le sabir dans la Méditerranée coloniale, et
l’extrême exposition sociale et politique des transfuges dans
ce moment (naturalisés, convertis.. .)48.
Pouvons-nous alors renvoyer en miroir deux modalités
admises de ï entre-deux, recouvrant deux rapports, que l’on
pourrait penser des plus différents, à la langue ? A l’entre­
deux colonial de la souffrance et du déchirement, éven­
tuellement féconds, répondrait l’entre-deux “postcolonial”,
celui de “l’espace tiers” et de la langue réinventée, créolisée,
et d’une nouvelle culture à soi... C’est en réalité la notion
même d’un “entre-deux” qu’il faudrait récuser, dès lors quelle
entérine une disjonction partiellement illusoire entre des
“mondes en contact”, et reconduit, surtout, un schéma du
(doublé) centre et de la périphérie — quelque statut central,
quelque fonction vitale que se voit reconnaître aujourd’hui,
par inflexion, par réplique, cette périphérie49. Ce que nous
enseigne la lingua franca méditerranéenne, c’est qu’il est
impossible d’enfermer dans un lieu déterminé, circonscrit,
le mélange, la mixité, mais que les processus de fusion ne
sont pas non plus irréversibles et ne conduisent en aucun
cas à l’absolue dilution des frontières50. Elle offre même
l’exemple de métissages qui permettraient, au contraire, le
maintien de la différence ou l’assurance, pour ce quelle vaut,
de la société distincte.
A qui voit les processus d’hybridité comme des phéno­
mènes irrévocables, portant atteinte à ce qui constitue le
socle d’une société, cet exemple historique montre que l’hy-
bridité peut, au contraire, investir des points d’arrêt et réité­
rer le bornage de la différence. Les phénomènes de métissage
investissent souvent certains lieux pour mieux en préserver
d’autres. On définit des lieux négociables, anodins de ce fait,
pour mieux arrêter ce qui n’est pas négociable. Néanmoins,
le mélange est la vie même, toutes les langues sont, à des
degrés divers, des “langues en contact” ou “langues de
contact”, et ce sans vider totalement de leur sens ces caté­
gories linguistiques plus spécifiques. C’est pourquoi il faut
CONCLUSION 487

se montrer attentif à l’investissement de pureté qui est le


nôtre dans la langue et par la langue51. Elle tend à devenir
le dernier bastion légitime de la pureté, dès lors que ni la
nation, ni l’ethnie, ni a fortiori la race, ne justifient plus de
ce statut. Elle cristallise à cet égard toutes les craintes face à
la “menace” du métissage. Et c’est pourquoi il paraît crucial
de pouvoir penser aussi le versant stérile ou supposément
stérile de l’hybride.
En sens inverse, l’histoire de la lingua franca nous aide
à relativiser une invocation utopique du métissage comme
mode de résolution des conflits, des tensions... Il est des
lieux “neutres” ou plutôt neutralisés de la communication ;
on peut faire une partie du chemin vers l’autre, mais cela
ne préjuge en rien du caractère pacifique de l’échange. A se
forger une langue commune, question effectivement essen­
tielle, relative à l’essence du soi et de l’autre, on n’abolit pas
d’emblée l’adversité, la conflictualité. On se donne peut-être
même les moyens d’entrer plus avant dans le conflit. De la
même façon, la différence ou le désaccord peuvent persister
dans le lieu même d’une identité commune et métisse. Parler
une même langue n’est pas parler d’une même voix.
NOTES INTRODUCTION

1. Ibn Hazm, Al-Ihkâm fi usûl al-Ahkâm, A. Yûsuf, Le Caire,


1435 H, t. I, p. 31.
2. J. Joyce, Finnegans Wake, trad. P. Lavergne, Paris, Gallimard,
1982, p. 40.
3. E Braudel, Grammaire des civilisations, Paris, Arthaud, 1987
(lrc éd. 1963); sur les “chocs violents de civilisations”, voir p. 65, rééd.
Flammarion, 1993.
4. Sur cette résurgence actuelle des langues construites, voir
M. Yaguello, Les Langues imaginaires. Mythes, utopies, fantasmes,
chimères etfictions linguistiques, Paris, Seuil, 2006.
5. C’est aussi dans cette perspective que j’interprète l’abondance
relative de sites en ligne évoquant la question de la langue franque, sous
un angle principalement linguistique et littéraire. Sont principalement
accessibles en ligne les études et réflexions de A. Corré, Ch. Haberl,
R. Rossetti, R. Zago. Voir notamment http://www.uwm.edu/~corre/
6. Voir, par exemple, R. Chaudenson, La Créolisation. Théorie, appli­
cations et implications, Paris, L’Harmattan, 2004.
7. Cf. A. Tabouret-Keller, Le Nom des langues. I. Les Enjeux de la
nomination des langues, Louvain-la-Neuve, Peeters, 1997; “A l’inverse
de la clarté, l’obscurité des langages hybrides”, Revue de l’Institut de
sociologie, Université libre de Bruxelles, nos 1-2, 1989, p. 19-29.
8. L’un des rois du Yémen, Afriqûs b. Qays b. Sayfî, aurait envahi le
Nord de l’Afrique, et selon Ibn Khaldûn, “il aurait fait un grand massacre
de Berbères et les aurait appelés ainsi en les entendant parler : « Quel est
ce jargon {barbaraf », aurait-il demandé”. Ibn Khaldûn, Discours sur
l’histoire universelle, trad. V. Monteil, Beyrouth, Commission libanaise
pour la traduction des chefs-d’œuvre, 1967-1968,1.1, p. 19.
9. H. Schuchardt, “Die Lingua franca”, Zeitschrift fur Romanische
Philologie, 1909, t. XXXIII, p. 441-461, trad. angl. in G. G. Gilbert
(éd. et trad.), Pidgin and Creole Languages, Cambridge U. P., 1980;
492 LINGUA FRANCA

autre trad. angl. par T. L. Markey, in H. Schuchardt, The Ethnography


ofVariation. SelectedWritings on Pidgins and Creoles, Karoma Publishers
Ann Arbor, 1979.
10. Il est vrai que de manière plus générale l’histoire et la lin­
guistique se rencontrent peu et que l’histoire des langues n’est pas à
l’heure actuelle un domaine de recherche très activement investi. Voir
P. Achard, M.-P. Gruénais, D. Jaulin (dir.), Histoire et linguistique,
Paris, Editions de la MSH, 1985; A. Sebti (dir.), Histoire et linguistique,
Rabat, Publications de la faculté des lettres, 1992; M. Doss et C. Miller
(coord.), “Décrypter les langues en Egypte”, Egypte-Monde arabe, Ti-
28,1996; J. Aguade, P. Cressier et A. Vicente (dir.), Peuplement et arabi­
sation au Maghreb occidental. Dialectologie et histoire, Madrid-Saragosse,
Casa de Velazquez/Université de Saragosse, 1998.
11. Cf. W. G. Andrews et M. Kalpaldi, The Age ofBeloveds. Love and
the Beloved in Early Modem Ottoman and European Culture and Society,
Duke University Press, 2005.
12. Pour ces définitions, voir par exemple P. Perego, “Les sabirs”, in
Le Langage, Paris, Gallimard, Encyclopédie de La Pléiade, 1968, p. 597-
607; J. E. Reinecke et al., A Bibliography ofPidgin and Creole Languages,
Hawaï, University Press, 1975; M. K. Adler, Pidgins, Creoles and Lingua
Francas. A Sociolinguistic Study, Hambourg, H. Buske Verlag, 1977;
A. Valdman (éd.), Pidgin and Creole Linguistics, Bloomington, Indiana
University Press, 1977; G. Manessy, Créoles, pidgins, variétés véhiculai­
res. Procès et genèse, Paris, Editions du CNRS, 1995. Pour une défini­
tion par ailleurs discutée des créoles, voir Robert Chaudenson qui les
conçoit comme “des variétés de langues qu’on rencontre dans certaines
anciennes colonies européennes et qui, tout en étant manifestement
issues des langues des colonisateurs, constituent des systèmes linguisti­
ques particuliers et autonomes”. R. Chaudenson, Les Créoles, Paris, PUF,
coll. “Que sais-je n° 2970, 1995, p. 4.
13. Je ne reproduirai pas systématiquement dans cet ouvrage cette
emphase de la majuscule, sauf lorsqu’il faudra distinguer entre la
Langue franque méditerranéenne, objet de la présente étude historique,
et telle langue, usitée comme langue franque, au sens générique. Pour
un autre cas de langue franque que la lingua franca, voir le cas pitto­
resque bien connu du russenorsk, parlé entre baleiniers norvégiens et
russes. Cf. O. Broch, “Russenorsk”,Archivfur Slawische Philologie, 41,
1927, p. 209-262.
14. Rappelons cependant que la définition des créoles comme famille
de langues à part peut faire problème et se voit même parfois remise en
cause, puisque toutes les langues sont de fait le produit de “mélanges .
15. Cette disparité des composantes de la lingua franca est claire­
ment mise en évidence, notamment, par les études de Guido Cifoletti :
La Lingua franca mediterranea, Padoue, Il Calamo, 1989, et La Lingua
franca barbaresca, Rome, Il Calamo, 2004.
NOTES INTRODUCTION 493

16. Il ne faut aucunement voir dans l’usage du terme “Europe” une


connotation a-religieuse, voire “laïque” avant l’heure, et dans l’usage
du terme “Islam” une assignation au religieux. L’Islam, avec une
majuscule, désigne un ensemble de cultures et de sociétés dans les­
quelles les phénomènes religieux jouent ou non leur part, et le terme
“Europe”, dans la même période, du XVIe au XIXe siècle, désigne aussi
un ensemble de sociétés dans lesquelles les phénomènes religieux sont
dotés d’une importance essentielle mais ne sont ni omniprésents ni
omnidéterminants.
17. Cf. B. Lewis, Que s’est-il passé? L’Islam, l’Occident et la moder­
nité, Paris, Gallimard, 2002 (éd. orig. 2002), p. 54 sq. ; voir également
p. 13-14. Sur cette question de la dissymétrie des rapports aux écrits et
à la culture de l’autre, je me permets de renvoyer à J. Dakhlia, “A livre
ouvert : la tension des écritures et des écrits entre Europe et Islam à l’âge
moderne”, Siècles, n° 26, 2008 (dossier “Vivre avec l’ennemi”, coord,
par N. Planas et J. J. Ruiz Ibanez), p. 21-42.
18. “Pour l’envahisseur, apprendre la langue du peuple conquis est
une habileté; pour ce dernier, apprendre la langue du conquérant est
une compromission, voire une trahison. De fait, les Franj ont été nom­
breux à apprendre l’arabe alors que les habitants du pays, à l’excep­
tion de quelques chrétiens, sont demeurés imperméables aux langues
des Occidentaux”, A. Maalouf, Les Croisades vues par les Arabes, Paris,
J.-Cl. Lattès, 1983, p. 302.
19. Cf. H. et R. Kahane, "Lingua Franca. The Story of a Term”,
Romance Philology, 30, 1976, p. 25-41.
20. A. Tabouret-Keller, op. cit.
21. Cl. Hagège, Halte à la mort des langues, Paris, O. Jacob, 2000,
p. 164.
22. Voir “Le licencié de verre”, “La force du sang”. Pour une défini­
tion de la langue franque, voir Don Quichotte, trad. C. Oudin, Paris,
Gallimard, 1949, t. I, p. 490: “La langue usitée par toute la Barbarie et
à Constantinople entre les esclaves et les Maures, et qui n’est ni mau­
resque, ni castillane, ni d’aucune autre nation, mais un mélange de
toutes les langues, dont nous nous servons pour nous entendre tous...”
Sur Cervantès et la lingua franca, voir M. de Epalza, “La naturaleza
de la lengua franca de Argel y Cervantes”, in De Cervantes y el Islam,
université d’Alicante, 2007, p. 85-115, référence pour laquelle je suis
redevable à Bernard Vincent.
23. Cf. C. Canut, “Pour une analyse des productions épilinguis-
tiques”, Cahiers de praxématique, n° 31, 1998, p. 69-90.
24. Que d’histoires des pirates et du monde de la piraterie paraissent
à l’heure actuelle, mais sans faire place à la question de la langue
franque !
25. “La facilité (des fuites de captifs) vient en grande partie du nombre
croissant de cette gent interlope, mi-musulmane, mi-chrétienne, qui vit
à la frontière des deux mondes, dans une alliance fraternelle qui serait
494 LINGUA FRANCA

plus apparente encore si les Etats n’étaient là pour maintenir une cer­
taine décence”, E Braudel, La Méditerranée et le Monde méditerranéen à
l’époque de Philippe II, Paris, A. Colin, 1993 (2e éd. 1966), t. II, p. 64g
26. Voir J.-L. Amselle, Logiques métisses (1990), Paris, Payot, rééd.
1999; Branchements, Paris, Flammarion, 2005; J.-L. Bonniol, Paradoxes
du métissage, Paris, Comité des travaux historiques et linguistiques,
2001; A. Nouss, Plaidoyer pour un monde métis, Paris, Textuel, 2005.
27. “[...] Une civilisation est à la base un espace travaillé, organisé
par les hommes et l’histoire. C’est pourquoi il est des limites cultu­
relles, des espaces culturels d’une extraordinaire pérennité: tous les
mélanges du monde n’y peuvent rien. La Méditerranée est donc coupée
de frontières culturelles, frontières majeures et frontières secondaires,
toutes cicatrices qui ne guérissent pas et jouent leur rôle”, F. Braudel,
La Méditerranée..., op. cit., t. II, p. 498; sur la frontière cicatrice, voir
également p. 499.
28. ZtóZ, p. 491.
29. C’est la notion même de séparation d’une famille de langues
“créoles” qui se voit remise en question par certains linguistes. Cf.
C. Canut, “De la sociolinguistique à la sociologie du langage : de l’usage
des frontières”, Langage et société, 91, 2000, p. 89-95.
30. Cf. A. Nouss, op. cit.
31. Cf. S. Gruzinski, Les Quatre Parties du monde. Histoire d’une mon­
dialisation, Paris, La Mattinière, 2004, en particulier p. 10 sq. et 32 sq.
32. St. Greenblatt, Ces merveilleuses possessions. Découverte et appro­
priation du Nouveau Monde au xvf siècle, trad. F. Regnot, Paris, Les
Belles Lettres, 1996 (éd. orig. Oxford University Press, 1991). La méta­
phore biologique est très clairement présente dans la perspective de
Greenblatt qui envisage que “les individus et les cultures puissent possé­
der des mécanismes d’assimilation extrêmement puissants, qui opèrent
tels des enzymes pour modifier la constitution idéologique des corps
étrangers” (p. 20).
33. Sur l’idée du métissage comme processus de réaction,
d’“ajustement” de l’indigène ou du dominé, voir, par exemple,
S. Gruzinski, op. cit., notamment l’introduction et p. 84 sq. ; sur l’idée
de “passeurs linguistiques”, voir p. 86.
34. Cf. S. Huntington, Le Choc des civilisations, trad. J.-L. Fidel,
Paris, O. Jacob, 1997 (éd. orig. 1996), p. 42, 67,103.
35. P. Bourdieu, “L’unité de l’Algérie”, article paru en 1962 et réédité
dans “Le Maghreb colonial”, dossier du Monde diplomatique, 86, avril-
mai 2006, p. 74-76 (les références de la première publication ne sont
pas mentionnées).
36. Cf. R. A. Hall, Pidgin and Creole Languages, Ithaca et Londres,
Cornell University Press, 1966; M. K. Adler, op. cit. Voir également
K. Whinnom, “The cliché that it began with the Crusades cannot
be sustantiated on the existing evidence”, “The context and origins
NOTES INTRODUCTION 495

of Lingua Franca”, in J.-M. Meisel (éd.), Langues en contact: pidgins,


creoles. Languages in Contact, Tubingen, Gunter Narr, 1977, p. 3-18,
citation p. 17.
37. W. Kaiser (éd.), Négociations et transferts. Les intermédiaires dans
l’échange et le rachat des captifs en Méditerranée, XŸ-XVif siècle (collection
de l’Ecole française de Rome), Rome-Paris, EFR, 2005.
38. Cf. S. Gruzinski, op. cit.
39. La lecture du groupe des “renegados” (corsaires convertis à
l’islam), à Salé, qu’adopte Peter Lamborn Wilson paraît relever, à cet
égard, du contresens, même si ce cadre salétin fut le plus près de réa­
liser effectivement une société de métis ou de transfuges. De manière
discutable et tout hypothétique, l’auteur identifie la lingua franca à la
langue des “renegados” (usant cependant d’un fort conditionnel) et le
postulat créole est sous-jacent dans cette analyse : “Les langues « nou­
velles», écrit-il ainsi, reflètent d’amples phénomènes sociaux nouveaux
et exceptionnels; elles ne sont pas seulement des moyens de commu­
nication mais aussi des modes de pensée, les'véhicules des expériences
intérieures et extérieures de leurs locuteurs, de leurs nouvelles commu­
nautés et de leurs idéologies nouvelles (ou nouvellement adoptées). Le
franco s’est éteint avec les corsaires mais son existence nébuleuse sug­
gère que les Renegados étaient devenus — de manière ténue, certes — un
«peuple», une communauté linguistique”, P. Lamborn Wilson, Utopies
pirates. Corsaires maures et renegados, Paris, Dagorno, 1998, p. 36-37.
40. Cf. J. Bernabé, P. Chamoiseau et R. Confiant, Eloge de la créolité,
(1989), Paris, Gallimard, 1993, et voir, infra, la conclusion du présent
ouvrage.
41. Qu’entendre par “sabirs”? Selon la définition de P. Perego (op.
cit.), il s’agit de “parlers unilatéraux résultant d’efforts faits par des indi­
vidus ou des groupes d’individus pour reproduire, lorsque le besoin
s’en fait sentir, une langue à prestige social supérieur dans une situation
donnée [...] Ces parlers, il faut le souligner, ne sont jamais ressentis
comme tels par les locuteurs. Ceux qui les emploient ont le sentiment
de parler, plus ou moins bien, la langue qu’ils s’efforcent de reproduire.
L’auditeur au contraire a tendance à y voir un phénomène particulier à
un groupe déterminé d’alloglottes”.
42. Sur ce débat, voir notamment G. Cifoletti, “Lingua franca e
sabir: considerazioni storiche e terminologiche”, Incontri linguistici,
n° 5, p. 139-145; voir également P. Siblot, “Mise en texte de la plu-
riglossie dans la littérature coloniale”, Cahiers de praxématique, n° 5,
1985, p. 103-136, et le commentaire critique de L.-J. Calvet, Pour une
écologie des langues du monde, Paris, Plon, 1999, p. 124.
43. Sur l’absence d’une imposition aux indigènes des langues ibé­
riques, au Mexique ou dans le reste de la Monarchie catholique, cf.
S. Gruzinski, op. cit., p. 84.
44. J. Bernabé, P. Chamoiseau et R. Confiant, Eloge de la créolité,
op. cit., p. 46.
496 LINGUA FRANCA

NOTES CHAPITRE I

1. H. Schuchardt, “Die Lingua franca”, Zeitschriftfur Romanische


Philologie, t. XXXIII, 1909, p. 441-461; voir chap. I, n. 8.
2. Pour constater le caractère hautement hypothétique des réflexions
sur les origines de la langue franque et son lien aux Croisades, outre
les références citées note 35 de l’introduction, voir C. M. B. Brann,
“Réflexions sur la langue franque (lingua franca)-. origine et actualité”,
La Linguistique, vol. 30, fase. 1, 1994, p. 149-159.
3. Voir J. Richard, Chypre sous les Lusignans. Documents chypriotes des
Archives du Vatican (xr/ etxV siècles), 1962, notamment p. 15-16. Voir
également D. Panzac, “La lingua franca: un outil de communication”,
in V. Costantini et M. Koller (éd.), Living in the Ottoman Ecumenical
Community. Essays in Honour ofSuraiya Faroqhi, Leiden-Boston, Brill,
2008, p. 409-422.
4. F. Braudel, La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque
de Philippe II, (1966), Paris, A. Colin, 1993, t. II, notamment p. 641 -
642. Dans un ouvrage sur le rayonnement de l’Italie hors d’Italie,
publié en 1974, Braudel ne s’intéresse guère plus aux usages de l’ita­
lien en Méditerranée musulmane. Ce sont alors ses usages en Europe
occidentale et plus spécialement en France qui retiennent son inté­
rêt : cf. F. Braudel, “L’Italia fuori d’Italia. Due secoli et tre Italie”, in
Ruggiero Romano et Corrado Viviani (dir.), Storia d’Italia, Turin,
vol. II, p. 2089-2248.
5. Cf. H. et R. Kahane et A. Tietze, The Lingua Franca in the Levant.
Turkish Nautical Terms ofItalian and Greek Origin, Urbana, University
of Illinois Press, 1958 (rééd. Istanbul, 1988).
6. F. Braudel, La Méditerranée..., op. cit., t. II, p. 616. L’étude lexi­
cale publiée par Kahane et Tietze n’est pourtant antérieure que de
quelques années à la seconde édition de La Méditerranée...
7. Sur ce constat, voir J. Cremona, qui parle d’“imperméabilité
entre historiens et linguistes”: “L’usage de l’italien à Tunis aux XVII'
et XVIIIe siècles vu par les historiens”, in Les Communautés méditerrané­
ennes de Tunisie (coll.), Tunis, 2006, p. 361-372.
8. M. Lombard, L’Islam dans sapremièregrandeur, Paris, Flammarion,
1971, p. 106.
9. Ibid., p. 113. Les autres langues évoquées par Lombard sont “le
swahili, parlé dans les escales de l’océan Indien, langue africaine chargée
de nombreux termes empruntés à l’arabe, au persan et aux langues de
l’Inde; l’azer, langue des comptoirs de commerce de l’or et des esclaves
au Sahel soudanais, qui a emprunté à l’arabe, au berbère et aux langues
africaines (soniké et songhaï notamment); le sogdien, déjà langue du
grand commerce à l’époque sassanide, langue iranienne ayant assimilé
divers vocables empruntés aux langues voisines [...] Une certaine sorte
de malais — celui parlé dans les ports de l’archipel insulindien - jouera
un rôle comparable mais plus tard”.
NOTES CHAPITRE I 497

10. Ibid.
11. La Barbarie est, à l’époque moderne, le nom d’usage en Europe de
la côte musulmane occidentale de Méditerranée, le Maghreb actuel.
12. “Le roi ayant voulu faire un voyage à Chambord pour y prendre
le divertissement de la chasse, voulut donner à sa cour celui d’un bal­
let; et comme l’idée des Turcs qu’on venait de voir à Paris était encore
toute récente, il crut qu’il serait bon de les faire paraître sur la scène.
Sa Majesté m’ordonna de me joindre à MM. Molière et Lully pour
composer une pièce de théâtre où l’on pût faire entrer quelque chose
des habillements et des manières des Turcs. Je me rendis pour cet effet
au village d’Auteuil, où M. Molière avait une maison fort jolie. Ce fut
là que nous travaillâmes à cette pièce de théâtre que l’on voit dans les
œuvres de Molière sous le titre de Bourgeois gentilhomme, qui se fait
Turc pour épouser la fille du Grand Seigneur. Je fus chargé de tout
ce qui regardait les habillements et les manières des Turcs. La pièce
achevée, on la présenta au Roi qui l’agréa, et je demeurai huit jours
chez Bataillon, maître tailleur, pour faire faire les habits et les turbans à
la turque. Tout fut transporté à Chambord, et la pièce fut représentée
dans le mois avec un succès qui satisfit le Roi et la cour...”, Mémoires
du chevalier d’Arvieux, 1735. Cf. R. E. Wood, “The Lingua franca in
Moliere’s Le Bourgeois gentilhomme”, The University of South Florida
Language Quarterly, 10, p. 2-6; M. Hossain, “The chevalier d’Arvieux
and Le Bourgeois gentilhomme”, Seventeenth-Century French Studies, XII,
1990, p. 76-88.
13. L. d’Arvieux, Mémoires du chevalier d’Arvieux, éd. J.-B. Labat,
Paris, Delespine, 1735, t. V, p. 235.
14. Ibid.
15. R. Davis, Esclaves chrétiens, maîtres musulmans. L’esclavage blanc
en Méditerranée (1500-1800), trad. J. Tricoteaux, Paris, J. Chambon,
2006 (éd. orig. 2003).
16. Sur les renégats, voir B. et L. Bennassar, Les Chrétiens d’Allah,
Paris, Perrin, 1987; sur les interprètes, voir pour l’Empire ottoman
J. Matuz, “Die Pfortendolmetscher zur Herrshaftszeit Süleymans des
Prâchtigen”, Südost-Forschungen, XXXIV, 1975, p. 25-60; B. Lewis,
“From Babel to Dragomans”, Proceedings ofthe British Academy, 1999,
p. 37-54; G. Veinstein, “L’administration ottomane et le problème des
interprètes”, in B. Marino (coord.), Etudes sur les villes du Proche-Orient
(xvf-xiX siècle), Damas, Institut français de Damas, 2001, p. 65-79.
17. Sur la question des passeurs et des transfuges, et le débat afférent,
voir supra, introduction.
18. B. Lewis, Que s’est-il passé? L’Islam, l’Occident et la modernité,
Paris, Gallimard, 2002 (éd. orig. 2002), p. 53-54.
19. Volney, Voyage en Syrie et en Egypte, Paris, Volland-Desenne,
1787, p. 333.
498 LINGUA FRANCA

20. Par analogie, on pourrait penser au terme “goy” référant aux


non-juifs ; ‘ajam n’est cependant pas un terme systématiquement péjo­
ratif, lorsqu’il s’applique en particulier aux Persans.
21. Sur cette notion, voir G. Ayoub, “L’autre et ses mots: l’énon­
ciateur inintelligible”, in M. Bozdémir et S. Bosnali (dir.), Les Mots
voyageurs et l’Orient, Istanbul, Presses universitaires de Bogazici, 2006
p. 15-62.
22. Ibn Abi Dinar, Munis fi akhbâr Ifrîqtya wa Tunis, Tunis, 1967,
trad. E. Pellissier, Paris, Imprimerie royale, 1845, p. 346.
23. Cf. Fr. Hitzel (dir.), Istanbul et les Langues orientales, actes du
colloque organisé à l’occasion du bicentenaire de l’Ecole des langues
orientales, Paris, 1997.
24. Voir le cas du Polonais A. Bobowski (ou Bobovius), alias Ali Bey.
Cf. A. Bobovius, Topkapi. Relation du sérail du Grand Seigneur, Paris,
Sindbad/Actes Sud, 1999.
25. Ibn Abi Dinar, op. cit., p. 16.
26. Fait exception en effet l’ouvrage de John E. Wansbrough, Lingua
Franca in the Mediterranean, Richmond, Curzon Press, 1996, qui s’in­
téresse notamment à l’élaboration d’une langue franque commerciale
et diplomatique, langue de chancellerie, au sens plus métaphorique
d’une communauté de schèmes et d’usages, mais dans le temps long
de la Méditerranée, d’une part, depuis la plus haute Antiquité et la
Préhistoire, et sans analyser expressément la Langue franque médiévale
et moderne d’autre part.
27. Cf. B. Lewis, “From Babel to Dragomans”, Proceedings of the
British Academy, 101,1999, p. 37-54.
28. Cf. K. Whinnom, “Lingua Franca: Historical Problems”, in
A. Valdman (dir.), Pidgin and Creole Linguistics, Bloomington, Indiana
University Press, 1977, p. 295-310.
29. On a même fait l’hypothèse d’une matrice linguistique
commune en Méditerranée. Sur la reprise de cette hypothèse à une
échelle millénaire et sa généralisation, cf. J. E. Wansbrough, op. cit.
Voir également H. do Couto, A Lingua Franca Mediterrênea. História,
Textos, e Interpretacâo, Brasilia, Editora Piano, 2002; J. Arends, “A
bibliography of Lingua Franca”, The Carrier Pidgin, 26, 1998, p. 4-5,
33-35; J. Arends, “Lingua Franca”, in P. Strazny (éd.), Encyclopedia of
Linguistics, New York, Fitzroy Dearborn, 2005, vol. 1, p. 625-626.
30. Sur un plan formel, s’il est d’usage d’affecter une majuscule à la
Langue franque historique, pour qualifier de “langues franques”, sans
majuscule, une catégorie générique de la famille des pidgins, nommée
d’après ce modèle historique, dès lors que nous renonçons à nous placer
dans la perspective d’une filiation unique, référée à la Langue franque
des Royaumes de Terre sainte, et d’une nécessaire continuité entre la
langue franque médiévale et celle de l’époque moderne, il paraît afor­
tiori nécessaire de ne pas systématiquement accoler une majuscule à la
NOTES CHAPITRE I 499

Langue franque pour ne pas présupposer à l’excès l’unicité du phéno­


mène et sa continuité.
31. Voir infra, chap. IV.
32. Voir, par exemple, H. et R. Kahane, "Lingua Franca: The Story
ofaTerm”, Romance Philology, 30, 1976, p. 25-41.
33. Ce passage se rapporte aux fameux juifs radhanites. Cf.
A. Roncaglia, Storia delle letteratura italiana, Milan, Garzanti, 1965,
p. 187 sq. ; H. et R. Kahane, op. cit., p. 25-41, voir p. 40.
34. Voir J. Richard, op. cit., notamment p. 15-16. Sur les langues
levantines au Moyen Age, voir C. Aslanov, Le Français au Levant, jadis
et naguère, Paris, Champion, 2006; “Languages in contact in the Latin
East: Acre and Cyprus”, Crusades, 1, 2002, p. 155-181.
35. “Compte de 1423 en langue franque”, reproduit sur le site inter­
net de Charles Haberl.
36. J. Richard, op. cit.
37' . C. Aslanov, op. cit.
38. Sur les pratiques de code switching ou de code mixing (alternance
de mots ou alternance de phrases ou membres de phrases appartenant à
des langues différentes), voir par exemple D. Caubet et C. Canut (dir.),
Comment les langues se mélangent. Code switching enfrancophonie, Paris,
L’Harmattan, 2002.
39. Cf. C. Aslanov, op. cit.
40. Le problème de la lingua franca au Levant sera traité infra pour
la période moderne.
41. Cf. E. Eldem, “Les Echelles du Levant. Une vision ottomane”,
in T. Fabre (éd.), La Méditerranée. Frontières et passages, Actes Sud/
Sindbad/Actes Sud, 1999, p. 75-97, notamment p. 78-79. Sur le terme
“franc”, voir également H. et R. Kahane, "Lingua Franca: The Story of
a Term”, op. cit., p. 25-41.
42. L’ambassadeur du sultan du Maroc, Ahmad ibn Qâsim al-Hajari,
qui visite la France et les Pays-Bas au début du XVII' siècle, rapporte qu’on
lui demandait toujours s’il était “turc” et il répondait : “Musulman.”
Cf. Kitâb Nâsir al-din 'alâ ‘l-qawm al-Kâfirtn, the Supporter ofReligion
against the Infidel, éd. et trad. P. S. Van Koningsveld, Q. al-Samarrai et
G. A. Wiegers, Madrid, CSIC, 1997.
43. On reviendra ici à C. Aslanov, op. cit.
44. Cf. R. Balibar, Le Colinguisme, Paris, puf, 1993.
45. Cf. A. Nef, “Peut-on parler de «politique linguistique» dans la
Sicile du XII' siècle? Quelques réflexions préliminaires”, in J. Dakhlia
(dir.), Trames de langues. Usages et métissages linguistiques dans l'histoire
du Maghreb, Paris, Maisonneuve et Larose, 2004, p. 41-58. Sur la ques­
tion de la cohabitation politique des langues, cf. R. Balibar, op. cit.
46. Souvent et communément confondu avec la langue franque,
le maltais n’entre aucunement dans ce cas de figure dès lors qu’il a
500 LINGUA FRANCA

pour matrice un dialecte arabe, maghrébin, par la suite fortement


relexicalisé.
47. Sur la langue de chancellerie, voir J. E. Wansbrough, op. cit., et
J. Cremona, op. cit.
48. Cf. A. Nef, op. cit. Sur le cas des juifs de Sicile, voir H. Bresc,
Arabes de langue, juifs de religion : l’évolution dujudaïsme sicilien dans un
environnement latin, xif-x'/ siècle, Paris, Bouchène, 2001.
49. Cf. J. E. Wansbrough, op. cit.
50. Voir infra, chap. vin.
51. On peut y voir, en revanche, dans la première acception, méta­
phorique, de la notion de langue franque, la constitution de “langues
franques administratives”.
52. Cf. G. Steiner, Après Babel, Paris, Albin Michel, 1978 (éd. orig.
1975), p. 182.
53. Cf. G. Grion, “Farmacopea e lingua franca del Dugento”, Archivio
Glottologico Italiano, n° 12, 1890-1892, p. 181-186; G. Contini, Poeti
del Duecento, Milan et Naples, Ricciardi, I960, vol. I, p. 919-921. Voir
K. Whinnom, “Lingua franca...”, in A. Valdman (éd.), op. cit., p. 295-
310; G. Cifoletti, La Linguafranca mediterranea, Padoue, éd. Unipress,
1989, p. 215 sq. L’authenticité du texte se voit éventuellement contes­
tée. Cf. R. Zago, A Dissertation on Lingua franca, s.d., disponible en
ligne (www.uwm.edu/-corre/franca/edition3/lingua6.html), p. 29.
54. Il est supposé que comme ces vers poétiques se réfèrent à un
amiral, Ruggero di Lauria, mort en 1305, le contrôle sicilien sur File
étant effectif à compter de 1284, le texte peut être daté du tournant
du XIII' et du XIVe siècle. Voir L. Minervini, “La lingua franca medi-
terranea. Plurilinguismo, mistilinguismo, pidginizzazione sulle coste
del Mediterraneo tra tardo Medioevo e prima età moderna”, Medioevo
romanzo, 20, 1996, p. 231-301.
55. Je souligne l’empreinte de la langue arabe.
56. J’emprunte ici le texte au corpus d’Alan Corré. Voir également
G. Cifoletti, op. cit., p. 215.
57. Cette question sera notamment traitée infra, chap. vin.
58. Voir G. Grion, op. cit., p. 183-186.
59. Ch. Haberl, Introduction to the Study ofthe Lingua franca, Phd
Candidate, Program in Semitic Philology, Dep' of Near Eastern Studies,
université de Harvard, texte en ligne.
60. Voir infra, chap. x.
61. Je souligne ce terme de langue arabe.
62. P. Giovio, Pauli loviiopera, éd. G. G. Ferrero, étal., Rome, 1956,
I, lettre 31, p. 121.
63. G. Cifoletti, op. cit., p. 156.
64. Le texte est reproduit par G. Cifoletti, op. cit., et par A. Corré.
Cf. A. Corré, “A glossary of lingua franca. In search of a dead language’,
http://www.uwm.edu/-corre/, p. 2 et 3 (ma traduction en langue
NOTES CHAPITRE I 501

française). Voir L. P. Harvey, R. O. Jones, K. Whinnom, “Lingua


Franca in a Villancico by Encina”, Revue de littérature comparée, 41,
n° 4, 1967, p. 572-579.
65. Encina, op. cit.
66. A. G. Giancarli, La Zingana, Mantoue, 1545; Commedie. La
Capraria - La Zingana, Lucia Lazzerini Padova, Antenore, 1991. Voir
L. Piasere, “De quoi riaient les Vénitiens. Une lecture de La Zingana
de Giancarli Gigio Artemio ( 1545)”, Europea. Journal des européanistes,
IV-1, 1998, p.144-192. Voir également G. B. Pellegrini, Gli arabismi
nelle lingue neolatine con speciale riguardo all’Italia, Brescia, Paideia,
1972, voi. 2; G. Cifoletti, “Il dialetto arabo parlato dalla Zingana
del Giancarli”, Annali dell’Istituto orientale di Napoli, 34, 1974,
p. 457-464.
67. Ou devrait-on dire vénitienne. Sur la langue de Venise, cf. G.
Cifoletti, “La lingua franca a Venezia nel Settecento”, in V. Orioles,
Documenti letterari del plurilinguismo, Rome, Il Calamo, 2006,
p. 9-18.
68. A. G. Giancarli, op. cit., acte II, scène 12, v. 44.
69. Une rapide lassitude de l’auditoire résulterait, si ce n’était le cas,
d’un procédé si systématique. Voir également v. 50: Ane arf chide, cusi
mi saber; v. 51: Le tachaf, no aber paura.
70. Brantôme, Vies des grands capitaines estrangers, grands capi­
taines français, in Œuvres complètes, Paris, J. Renouard, 1864, t. II,
p. 110-111.
71. Certains linguistes discutent en effet le plein droit des sabirs ou
des langues franques à être classés comme des langues au sens plein.
Cette discussion sort évidemment du cadre de la présente étude. Cf.
G. Cifoletti, “Lingua franca e sabir: considerazioni storiche e termino­
logiche”, Lncontri linguistici, 5, p. 139-145.
72. Cf. L. d’Arvieux, op. cit., t. Ili, p. 418.
73. Je ne vois pas pour ma part l’empreinte du greghesco dans ces
extraits, mais ce point dépasse ma compétence d’historienne. Voir
L. Lazzerini, “Il « greghesco » a Venezia tra realtà e ludus", Studi difilo­
logia italiana, XXXV, 1977, p. 29-95.
74. Voir infra.
75. Cf. L. Piasere, op. cit.
76. Ibid.
77. Voir infra, chap. vil.
78. Voir “Langues déliées”, in C. Canut (dir.), Cahiers d’études afri­
caines, nos 163-164, 2001.
79. Sur le nom de la langue, voir A. Tabouret-Keller, Le Nom des
langues. I. Les Enjeux de la nomination des langues, Louvain-la-Neuve,
Peeters, 1997.
502 LINGUA FRANCA

NOTES CHAPITRE II

1. D. de Haëdo, Topographia e bistorta generai de Argel, Valladolid,


1612. Je me permets de renvoyer ici à mon texte de présentation de la
réédition en langue française de l’ouvrage: J. Dakhlia, “Une ethnogra­
phie du mélange”, trad. fr. Monnereau et Berbrugger, Topographie et
histoire générale d’Alger, Saint-Denis, Bouchène, 1998, p. 7-16.
2. Cf. G. Camamis, Estudios sobre el cautiverio en el Siglo de Oro,
Madrid, Gredos, 1977.
3. Cf. L. Merouche, La Course, mythe et réalité, Saint-Denis,
Bouchène, 2007. Voir également T. Shuval, La Ville d’Alger vers la
fin du XViif siècle. Population et cadre urbain, Paris, Editions du CNRS,
1998; E Khiari, Vivre et mourir à Alger, Paris, L’Harmattan, 2002.
4. Haëdo décrit même une brève période durant laquelle des juifs,
après conversion (slami}, furent autorisés à entrer immédiatement dans
le corps des janissaires.
5. Voir néanmoins T. Baccouche et H. Skik, “Aperçu sur l’histoire
des contacts linguistiques en Tunisie”, in Actes du IIe Congrès interna­
tional d’étude des cultures de la Méditerranée occidentale, Alger, SNED,
1976,1.1, p. 181-199.
6. Ce déficit d’investigation vaut pour les périodes antérieures à la
colonisation, les périodes coloniale et postcoloniale concentrant au
contraire la majorité des recherches. Par exception, voir M. Doss et
C. Miller (dir.), “Les langues en Egypte”, Egypte-Monde arabe, nos 27-
28, 3e-4c trim. 1996; J. Aguade, E Cressier et A. Vicente, Peuplement
et arabisation au Maghreb occidental. Dialectologie et histoire, Madrid-
Saragosse, 1998. Sur le texte de Haëdo, voir M. de Epalza, “La natura-
leza de la lengua franca de Argel y Cervantes”, in De Cervantes y elIslam,
Alicante Sociedad Estatal de Commemoraciones Culturales, université
d’Alicante, 2007, p. 85-115.
7. Cf. D. de Haëdo, op. cit., p. 125.
8. Ibid, p. 126.
9. Voir infra, chap. IX.
10. Cf. B. Cerquiglini, Une langue orpheline, Paris, Editions de
Minuit, 2007.
11. Ibid., p. 126.
12. Cf. P. Dan, Histoire de la Barbarie et de ses corsaires, Paris, Rocolet,
1637.
13. F. Cresti, “La population d’Alger et son évolution durant
l’époque ottomane : un état des connaissances”, Arabica, vol. 52, n° 4,
2005, p. 457-495.
14. Voir D. de Haëdo, op. cit., chap. XXIX, p. 23-24.
15. Traduction: ibid., p. 126.
16. Ibid., p. 24.
17. Sur la langue des Morisques en Tunisie, un ouvrage de M.
de Epalza et A Gafsi-Slama est en cours de publication.
NOTES CHAPITRE II 503

18. Sur ces Espagnols en milieu kabyle une étude de N. Planas est
en cours. Voir également D. de Haëdo, op. cit.
19. L. Valensi, Fables de la mémoire. La glorieuse bataille des Trois
Rois, Paris, Seuil, 1992.
20. D. de Haëdo, op. cit., traduction.
21. Sur. F esclavage en Espagne, voir A. Stella, Histoires d'esclaves dans
la péninsule Ibérique, Paris, Editions de I’ehess, 2000; B. Vincent, “Les
esclaves à Malaga en 1581”, Minorias y marginados en la Espana del
siglo XVI, Grenade, 1987, p. 239-270. Dans les royaumes ibériques,
comme l’historiographie récente nous en fait prendre conscience, une
grande partie des esclaves, et pas seulement des captifs, étaient origi­
naires non seulement d’Afrique subsaharienne, mais aussi du Nord de
l’Afrique.
22. D. de Haëdo, op. cit., traduction, p. 126.
23. La durée moyenne des captivités a pu être évaluée à deux ans
et demi. D’autres chiffres seraient plus proches de cinq ans, mais dans
tous les cas l’analyse de R. Davis sur la durée des captivités a tout lieu
d’être jugée excessive; elle dramatise une histoire qui est déjà suffisam­
ment douloureuse sans subir cette torsion inflationniste. Cf. R. Davis,
Esclaves chrétiens, maîtres musulmans, L’esclavage blanc en Méditerranée
(1500-1800), trad. J. Tricoteaux, Paris, J. Chambon, 2006 (éd. orig.
2003). Cf. W. Kaiser et B. Vincent (dir.), La Rançon, Hypothèses,
Editions de Paris-I, 2007.
24. R. Chastelet des Bois, L’Odyssée ou Diversité d’aventures, rencontres
et voyages en Europe, Asie et Afrique, La Flèche, Gervais Laboé, 1665;
repris in Revue africaine, 1866-1870, p. 452.
25. N. Vianello, “«Lingua franca» di Barberia e «Lingua franca» di
Dalmatia”, Lingua Nostra, 16, 1955, p. 67-69.
26. E Braudel, La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque
de Philippe II, (1966), Paris, A. Colin, 1993,1.1, p. 155.
27. Cf. F. Mernissi, Rêves de femme. Une enfance au harem, trad,
de l’anglais par C. Richetin, Paris, LGF, 1998; A. Tawfiq, L’Arbre et
la Lune, trad, de l’arabe par P. Vigreux, Paris, Phébus, 2002. Sur la
Tunisie, voir L. Blili, “Course et captivité des femmes dans la Régence
de Tunis aux XVIe et XVIIe siècles”, in M. L. Sanchez Leon et G. Lopez
Nadal (éd.), Captius i esclaus a l’Antiguitat i al Mon modem, univer­
sité des îles Baléares et université de Franche-Comté, Besançon, 1996,
p. 259-273.
28. A. Quartier, L’Esclave religieux etses aventures, Paris, D. Hortemels,
1690, p. 118.
29. J. C. Mascarenhas, Esclave à Alger. Récit de captivité de Joao
Mascarenhas (1621-1626), trad, du portugais, annoté et présenté par
P. Teyssier, Paris, Editions Chandeigne, 1993, p. 122-123.
30. P. Dan, op. cit., p. 327. Pour une période plus tardive et pour le
cas de la Régence de Tunis, voir L. Blili, op. cit.
504 LINGUA FRANCA

31. “Son maistre, que par un autre terme en langage de franc, l’on
appelle vulgairement patron, et ainsi de tous les autres en regard de leurs
captifs..in P. Dan, Les Illustres Captifs, texte analysé par L. Piesse et
H.-D. de Grammont, Alger, Jourdan, 1884, p. 61.
32. Cf. E. d’Aranda, Relation de la captivité du Sieur Emanuel
d'Aranda, Bruxelles, 1656; rééd. Paris, J.-P. Rocher, texte édité par
L. Z’Rari, 1997, p. 52. Voir également J. Pitts qui évoque les “patroo-
nas or mistresses”, in J. Vitkus (éd.), Piracy, Slavery and Redemption,
Columbia University Press, 2001, p. 255-256.
33. Certains notables logeaient leurs captifs ou esclaves dans des
“bagnes” privés, de manière à préserver la paix de leurs demeures, et n’y
conviaient ces hommes qu’en cas de besoin.
34. Par distinction avec la ville de Tripoli dans l’actuel Liban.
35. Je souligne.
36. A. Quartier, op. cit., p. 73.
37. Ibid., p. 82.
38. “Le pacha a mis à la disposition du prince l’une des plus belles
maisons de la ville. Nous nous y présentâmes un jour à l’improviste,
croyant pouvoir être plus tôt admises de cette manière auprès des
princesses ; mais nos domestiques furent promptement éconduits. On
leur donna pour excuse que le prince dormait, et que par conséquent
personne ne pouvait être reçu. D’après ce que nous ont dit les dames
mores, qui les ont vues, elles sont extrêmement jolies pour des femmes
noires. Elles n’ont rien de la caste nègre. Elles sont gaies et agréables
dans leurs manières, et douces envers ceux qui les entourent. Elles sont
vêtues de bonnets, de jélis et de baracans à la tunisienne, achetés pen­
dant leur séjour àTunis. Leur bonnet est entouré d’un mouchoir de soie
de couleur, ayant la forme d’un turban. Ceci est de leur invention, et
n’est point en usage à Tunis ou Tripoli”, Miss Tully, Voyage à Tripoli ou
Relation de dix années en Afrique, trad. J. Mac-Carthy, Paris, 1819 (éd.
orig. 1816), t. II, p. 48.
39. L’empreinte de la langue franque en Kabylie a été scientifique­
ment mise en exergue dès la parution de l’article de H. Schuchardt, “Die
Lingua franca...” {Zeitschriftfur Romanische Philologie, XXXIII, 1909),
mais différents témoignages de voyageurs en font état au XIX' siècle
(voir infra}. Cf. J. Dakhlia, “La lingua franca est-elle moderne?”, in
M. Alphant et O. Corpet (dir.), L’Espace de la langue. Beyrouth-Paris,
Paris, éditions du Centre Pompidou/Imec, 2000, p. 79-85.
40. Haëdo rappelle ainsi l’importance de ces garnisons de “Zwâwa”
(mot qui donnera “Zouave”), garnisons auxiliaires basées dans les prin­
cipales villes du pays {op. cit., p. 58).
41. Cf. infra, chap. X.
42. Cf. G. Cifoletti, “Coincidenze lessicali tra la lingua franca e
l’arabo tunisino”, Incontri linguistici, 25, 2002, p. 125-150.
43. Dans quelle mesure et avec quel degré de maîtrise, c’est une
question sur laquelle on tentera de revenir infra.
NOTES CHAPITRE II 505

44. Voir infra, chap. Vii.


45. D. de Haëdo, op. cit., p. 126. Cette partie de la traduction est
très conforme au texte original.
46. L’empreinte de la langue franque sur le parler arabe tunisien a été
notablement étudiée par G. Cifoletti. Voir, par exemple, “Coincidenze
lessicali tra la lingua franca...”, op. cit., 25, 2002, p. 125-150.
47. Cf. C. Aslanov, Le Français au Levant, jadis et naguère, Paris,
Champion, 2006, et voir supra.
48. A. Furetière, Dictionnaire universel, A. et R. Leers, La Haye,
1690.
49. Abbé Prévost, Manuel lexique, Paris, Didot, 1750-1763.
50. C’est moi qui souligne.
51. 0. Dapper, Description de l’Afrique, Amsterdam, Waesberge,
Boom et Van Someren, 1686, p. 175.
52. “Viaggio di un ambasciatore veneziano da Venezia a Constan-
tinopoli nel 1591”, Venise, 1886, p. 76. Voir également L. Firpo (éd.),
Relazioni di ambasciatori veneti al Senato, Bottega d’Erasmo, Turin,
1984. Voir C. Foltys, “Die Belege der Lingua Franca”, Neue Romania,
1, 1984, p. 1-37.
53. Cf. J. Ulbert et G. Le Bouëdec (dir.), La Fonction consulaire à
l’époque moderne, Rennes, PUR, 2006.
54. C. Aslanov me paraît systématiser à l’excès ces deux entités his­
toriques. Il faudrait prendre en compte de surcroît l’ampleur des cir­
culations transversales et des transits entre Méditerranée occidentale et
orientale, qui homogénéise les pratiques linguistiques dans une certaine
mesure. Voir le cas de Hassan Veneziano mentionné supra.
55. Fr. Savary de Brèves, Relation des voyages de Monsieur de Brèves
tant en Grèce, Terre Saincte & Egypte, qu’aux Royaumes de Tunis et Alger,
Paris, N. Gasse, 1628, p. 39.
56. Ibid, p. 39.
57. Cervantès, Nouvelles exemplaires, trad. J. Cassou, Paris,
Gallimard, La Pléiade, 2001,1.1, p. 142. Voir également M. de Epalza,
“La naturaleza de la lengua franca de Argel y Cervantes”, op. cit.
58. M. de Epalza, op. cit.
59. Cervantès, Don Quichotte, trad. C. Oudin, 1.1, chap. XLI,
p. 490.
60. Cf. W. Kaiser et B. Vincent (dir.), op. cit.
61. Sur la langue corrompue, voir infra, chap. IX.
62. M. Canard, “Une description de la côte barbaresque au
XVIIIe siècle par un officier de la marine russe”, Revue africaine, nos 426-
427, 1951, p. 121-187, surtout p. 144.
63. “O christianos, non pord, que aun que todo romper, ali resta
madre T (“Chrétiens, rien à faire ! Même si tout être démoli, la mère
rester là”), J. C. Mascarenhas, op. cit., p. 83, et texte orig. p. 173, n. 1.
"Cani Francis trillenho, ti querer levar christiano de mi para terra de
Espanha per arte de diabo. Non pord, cani sensefé, agora pagar!' (“Chien
506 LINGUA FRANCA

de Français dégénéré, toi vouloir emmener chrétien de moi à terre


d’Espagne par astuce diabolique. Pas possible, chien sans religion!
Maintenant payer!”), ibid., p. 144, et texte orig. p. 183, n. 1.
64. Voir supra, A. Furetière, Dictionnaire universel.
65. Lingua franca se rapporte à l’italien etfranco plutôt à l’espagnol
(franca o hablarfranco, selon Haëdo).
66. Il est inutile de souligner que l’identification de ces lignes de
partage fait débat. Voir par exemple K. Whinnom : “It is now impossible
to agree with those who have maintened that Lingua Franca was merely
Italian, badly spoken” (p. 297), in “Lingua Franca: historical problems”,
in A. Valdman (éd.), Pidgin and Creole Linguistics, Bloomington,
Indiana University Press, 1977, p. 295-310. L’auteur répond notam­
ment à Robert A. Hall qui assimile la langue franque du XVIIe siècle de
Haëdo à un espagnol pidginisé et la langue franque médiévale au pro­
vençal. Cf. R. A. Hall, “Pidgin”, Encyclopaedia Britannica, XVII, 1961,
p. 905-907; Pidgin and Creole languages, Ithaca et Londres, Cornell
University Press, 1966.
67. Cf. D. Heller-Roazen, Echolalies. Essai sur l’oubli des langues,
Paris, Seuil, 2007 (éd. orig. 2005).
68. Question discutée infra, en conclusion du présent ouvrage.
69. Sur cette vision étale de la question des langues, voir infra,
chap. X.
70. M. Poiron, Mémoires concernant l’état présent du royaume de
Tunis, Paris, J. Serres, 1925, p. 21.
71. J. Swift, Les Voyages de Gulliver, Paris, Guérin, 1727, chap. Il,
p. 29.
72. P. d’Avity, “Estats du Turc en Afrique”, Description générale de
l’Afrique, Paris, Sonnius, 1637, p. 176.
73. L. d’Arvieux, Voyage fait par ordre du Roy Louis XIV dans la
Palestine, Paris, Cailleau, 1717.
74. Ainsi, dans cette définition du chevalier d’Arvieux: “C’est
proprement un composé corrompu de l’Espagnol, de l’Italien, du
Provençal, et autres qui ont du rapport avec celles-là. On appelle ce
langage la Langue franque”, Mémoires du chevalier d’Arvieux, éd. J.-
B. Labat, Paris, Delespine, 1735, t. V, p. 235.
75. P. Dan, Histoire de la Barbarie..., op. cit., p. 92-93. On peut
noter à l’occasion que le père Dan, Français, contemporain de Haëdo,
décrit les composantes de la lingua franca dans un tout autre ordre que
son prédécesseur à Alger, portant au premier plan de son énumération
le français, puis l’italien, et enfin l’espagnol, ce qui confirme non seu­
lement des formes d’investissement ou de projection “nationale” sur la
lingua franca de la part de ceux qui la décrivent, mais, à nouveau, un
cadre consensuellement national de sa caractérisation.
76. Voir infra, chap. VII.
NOTES CHAPITRE II 507

77. M. Emerit, “Mémoires de Thédenat”, Revue africaine, t. XCII,


1er et 2'trim. 1948, p. 159.
78. Cf. H. Weinrich, La Mémoire linguistique de l'Europe, Paris,
Collège de France, n° 110, 1990.
79. La Guilletière, Athènes ancienne et nouvelle et l’estât présent de
l’Empire des Turcs, Paris, 1675, p. 35.
80. Ibid., p. 229-230.
81. CE J. Wansbrough, Lingua Franca in the Mediterranean,
Richmond, Curzon Press, 1996.
82. Voir supra, chap. I.
83. B. Heyberger, Les Chrétiens du Proche-Orient au temps de la
Réforme catholique, Rome, efr, 1994.
84. Encore faut-il relativiser cette ignorance des langues euro­
péennes à l’écrit ou poursuivre l’investigation dans ce domaine, qui
pourrait éventuellement réserver des surprises. Cf. J. Dakhlia, “A livre
ouvert : la tension des écritures et des écrits entre Europe et Islam à l’âge
moderne”, Siècles n° 26, 2008, (dossier “Vivre avec l’ennemi”, coord,
par N. Planas et J. J. Ruiz Ibanez), p. 21-42.
85. M. Poiron, op. cit., p. 21.
86. Saint-Gervais, Mémoires historiques qui concernent l’ancien et le
nouveau gouvernement de Tunis, Paris, 1736, p. 66-67. Ce texte est litté­
ralement décalqué par Laugier de Tassy : “On parle trois sortes de langues
dans le Royaume de Tunis ; l’Arabe, le Turc, et l’italien corrompu, appelé
la petite langue Franque. Les Sarrasins, qui envahirent l’Afrique en 643
sous leur calife Odman, apportèrent l’Arabe en Barbarie, et brûlèrent
tous les manuscrits de la langue Africaine, dans la vüe de convertir les
Africains à la croyance de l’Alcoran qui est le seul livre permis dans ce
pays. Mais la langue Arabesque s’est corrompue par le commerce des
Mores avec les Arabes. Elle abondait dans son origine en expressions
heureuses, hardies et sublimes. Tous les actes publics et les traités de
la régence avec les Princes Chrétiens sont écrits en Arabe. Lorsque les
Turcs introduisirent leur langue en Barbarie, la petite Franque y était
connue dès le sixième ou septième siècle”, Laugier de Tassy, Histoire des
Etats barbaresques, Paris, Chaubert, 1757, p. 162.
87. L’expression “petit franc” est ainsi l’équivalent de “petit-nègre”
avec ce paradoxe que si les “nègres” sont supposés parler un français pid-
ginisé ou créolisé, le nom de ce pidgin reste sous le signe de leur identité
propre, “nègre”, alors que les Turcs ou les Arabes parleraient “franc”.
88. J. Thévenot, Relation d’un voyage fait au Levant, Paris, Bilaine,
1664, chap, xxiv, p. 308.
89. La Condamine, “Journal de mon voyage au Levant”, Revue tuni­
sienne, 1898, p. 794; et voir Ch.-M. de La Condamine, “Extraits inédits
du «Journal de mon voyage au Levant” (1731), publiés par le vicomte
Begouën, in L’Univers pittoresque, vol. 7, Afrique, Paris, 1850, appen­
dice p. 113. (Sur Molière et EEuropegalante, voir infra, chap. Vil.)
90. Ibid, p. 111.
508 LINGUA FRANCA

91. Sur la langue franque en Europe, et sur ce “fil” de la langue


franque, notamment dans les œuvres théâtrales et l’opéra, voir infra,
chap. VII.
92. Cf. N. Zemon Davis, Léon l'Africain. Un voyageur entre deux
mondes, Paris, Payot, 2007 (éd. orig. 2006).
93. E. d’Aranda, op. cit., p. 166.
94. Ch.-M. de La Condamine, “Journal de mon voyage au Levant”,
Vicomte Begouën (éd.), “La Condamine. Tunis, le Bardo, Carthage”,
Revue tunisienne, 5, 1898, p. 71-94, 82.
95. M. Tonili, Correspondance des consuls de France à Alger, 1642-
1792. Inventaire analytique des articles A E-Bl 115 à 145, Paris, Centre
historique des Archives nationales, 2001, p. XV.
96. Ibid.
97. Cf. Fr. Hitzel (dir.), Enfants de langue et Drogmans, Istanbul, Yapi
Kredi Yayinlari 1995.
98. AN, AE, B I, 1153, Correspondance consulaire. Lettres reçues,
Tunis, 1790, F 132r-134r 133v.
99. AN, AE, B I, 1139, Correspondance consulaire. Lettres reçues,
Tunis, 1757-1762, De Sulauze au marquis de Moras, Tunis, 15 sep­
tembre 1757.

NOTES CHAPITRE III

1. Cf. C. Aslanov, Le Français au Levant, jadis et naguère. A la


recherche d'une langue perdue, Paris, Honoré Champion, 2006 (préface
de B. Cerquiglini).
2. Cf. N. Lafi, “La langue des marchands de Tripoli au XIX' siècle.
Langue franque et langue arabe dans un port méditerranéen”, in J.
Dakhlia (dir.), Trames de langues. Usages et métissages linguistiques
dans l'histoire du Maghreb, Paris, Maisonneuve et Larose, 2004,
p. 215-222.
3. Ce même lien apparaîtrait éventuellement positif, en revanche, à
certains chrétiens du Liban en quête d’une filiation directe, identitaire,
avec la présence franque, mais il ne semble pas que la mémoire de la
lingua franca ni son empreinte soient fortement marquées au Liban.
Voir infra.
4. Il y eut choc, mais au sein d’un profond rapport d’interaction,
la “découverte” relevant au contraire de l’institution, d’une table rase.
Sur la question du “choc colonial”, je prends la liberté de renvoyer à
J. Dakhlia, Islamicités, Paris, PUF, 2005.
5. Cf. N. Lafi, op. cit., p. 220.
6. C. Aslanov, op. cit.
7. En réalité, l’usage du terme “sabir” comme synonyme de “langue
franque” est infondé et totalement anachronique à l’époque moderne.
NOTES CHAPITRE III 509

Cf. G. Cifoletti, “Lingua franca e sabir: considerazioni storiche e ter­


minologiche”, Incontri linguistici, 5, 1978, p. 205-212, et voir infra,
chap. X.
8. La plupart des études portant sur l’Europe concernent des sources
littéraires.
9. Voir notamment P. Fronzaroli, “Nota sulla formazione della lin­
gua franca”, Atti e memorie dell’Academia toscana di scienze e lettere la
Colombaria, 20,1955, p. 211-252 (mes remerciements à J. Lentin pour
cette utile référence); M. Cortelazzo, “Il contributo del veneziano e del
greco alla lingua franca”, in “ Venezia centro di mediazone tra Oriente e
Occidente (secoli XV-XVl), aspetti e problemi', Atti del II Congresso inter­
nazionale di storia della Civiltà Veneziana, 1977, vol. II, p. 523-535.
10. Un colloque sur les dialectes maghrébins dans les archives doit
avoir lieu en juin 2009 à Saragosse à l’initiative de M. Meouak.
11. L. Blili, “Froufrous et bruissements: costumes, tissus et cou­
leurs dans la cour beylicale de Tunis au XIXe siècle”, in J. Dakhlia (dir.),
Trames de langues. ..,op. cit., p. 223-240; M. El Aziz Ben Achour, “Un
dictionnaire tunisien inédit: Jaysh al-dakhîl fi al-lisân al-tunusi de
Ibn al-Khûja (1869-1942)”, in A. Sebti (dir.), Histoire et linguistique,
Rabat, Publications de la faculté des Lettres, 1992, p. 89-101 (en
langue arabe).
12. Cf. Simon Lévy, “Ports, parlers portuaires et importation linguis­
tique. Place des hispanismes dans la problématique de l’emprunt”, in
A. Kaddouri, Le Maroc et l'Atlantique, Rabat, Publications de la Faculté
des Lettres, 1992, p. 59-74; Parlers arabes desjuifs du Maroc ; particula­
rités et emprunts. Histoire, sociolinguistique et géographie dialectale, Lille,
ANRT, 1990; L. Maziane, “Le vocabulaire maritime de Salé-le-Neuf
aux XVIIe et XVIIIesiècles”, in Trames de langues..., op. cit., p. 97-104.
Voir également J. Aguadé, P. Cressier et A. Vicente (dir.), Peuplement
et arabisation au Maghreb occidental. Dialectologie et histoire, Madrid-
Saragosse, 1998.
13. Voir supra, chap. I.
14. Voir infra, chap. IV.
15. Cf. H. et R. Kahane, "Lingua Franca: The Story of a Term”,
Romance Philology, 30, n° 1, 1976, p. 25-41, voir p. 40.
16. M. H. Chérif, Pouvoir et société dans la Tunisie de H’usayn Bin
Ali (1705-1740), Tunis, Publications de la Faculté des Lettres, 1984,
t. I, p. 40.
17. Un transfuge tel que Dom Philippo bénéficie au contraire à
l’heure actuelle d’un surcroît de visibilité historique, signe d’une sen­
sible mutation historiographique. Voir, par exemple, A. Baccar, “Hadji
Mehemmed Khodja dit Dom Philippe, seigneur de la mer”, in A. Baccar
(dir.), Tunis, cité de la mer, Tunis, L’Or du temps, 1997, p. 233-242.
18. Ibid., p. 40.
19. Ibid., p. 41, et voir L. d’Arvieux, Mémoires du chevalier d’Ar­
vieux, éd. J.-B. Labat, Paris, Delespine, 1735, t. III, p. 430-431.
510 LINGUA FRANCA

20. Sur la notion de “corruption” de la langue, voir infra, chap. K.


21. Voir sa postface à la seconde édition de L’Orientalisme, Paris,
Seuil, 1997. Voir également, du même auteur, Humanisme et démocra­
tie, Paris, Fayard, 2005.
22. Pour sortir d’un cadre strictement méditerranéen, voir notam­
ment L. Colley, Captives. Britain, Empire and the World, 1600-1850,
Pimlico, 2003.
23. D. Brahimi, Voyageurs français du XVllf siècle en Barbarie, thèse
de l’université Paris-III, Lille, H. Champion, 1976.
24. Sur les traducteurs dans le contexte ottoman, voir B. Lewis,
“From Babel to Dragomans”, Proceedings ofthe British Academy, 2001,
p. 37-54; G. Veinstein, “L’administration ottomane et le problème des
interprètes”, in B. Marino (coord.), Etudes sur les villes du Proche-Orient
(xvf-XEé siècle), Damas, IFEAD, 2001, p. 65-79.
25. Voir St. Greenblatt, New WorldEncouters, University of California
Press, 1993. Sur la question des pirates, la bibliographie s’étend consi­
dérablement: voir notamment H. Turley, Rum, Sodomy and the Lash:
Piracy, Sexuality and the Masculine Identity, New York et Londres, New
York University Press, 2001; J. H. Baer, British Piracy and the Golden
Age: History and Interpretation 1660-1730, Londres, Pickering and
Chatto, 2007.
26. Cf. M. Hossain, “L’empire ottoman dans les Mémoires et
dans les lettres manuscrites du chevalier d’Arvieux”, in B. Bennassar
et R. Sauzet, Chrétiens et musulmans à la Renaissance, Paris, Honoré
Champion, 1998, p. 177-188.
Tl. Voir R. Goutalier, Le Chevalier d’Arvieux, Laurent le Magnifique,
un humaniste de belle humeur, Paris, L’Harmattan, 1997.
28. L. d’Arvieux, Mémoires...,op. cit., t. V, p. 235.
29. Cf. B. Bachelor, Louis XIV en Algérie: Gigeri, 1664, Paris,
Rocher, 2003.
30. L. d’Arvieux, op. cit., t. III, p. 418.
31. Voir ce que dit du chevalier d’Arvieux Corneille Le Brun qui
fit sa connaissance à Alep : “C’est une personne fort civile, de qui j’ai
reçu toutes sortes de bons offices. Il parlait et écrivait en huit langues
différentes, Français, Latin, Italien, Espagnol, Turc, Arabe, Grec et
Hébreu. Il était d’une conversation agréable et d’humeur enjouée.
Il entendait outre cela la peinture et la musique, il jouait presque de
toutes sortes d’instruments, outre plusieurs autres choses en quoi il
excellait. Du reste il portait à la manière du païs une longue barbe, et il
avait également l’estime et l’amitié des Turcs et des Arabes, aussi bien
que des Chrétiens”, Corneille Le Brun, Voyage au Levant, Delft, H. de
Kroonevelt, 1700, p. 333.
32. L. d’Arvieux, Mémoires du chevalier d’Arvieux. Voyage à Tunis,
éd. et présentation J. de Maussion de Favières, Paris, Kimé (p. 40 rééd.
Tunis).
NOTES CHAPITRE III 511

33. Ibid.
34. Ibid., p. 26.
35. Ibid., p. 13.
36. Ibid., p. 101.
37. Sur les termes arabes ou turcs “franquisés”, à l’instar de qantara,
le pont, qui donne la “cantre” ou lizma, impôt, qui donne la “lisme”,
voir infra, chap. IX.
38. L. d’Arvieux, Mémoires..., op. cit., p. 35.
39. Ibid. Dans ce même moment, l’italien n’est pas la seule langue
européenne à avoir cours, fut-ce sous une forme altérée, à la cour de Tunis
ou dans les instances dirigeantes. L’envoyé du roi de France, Dumoulin,
au cours de la même négociation, rapporte par exemple dans une cor­
respondance officielle que Ramadan dey lui aurait déclaré “hablemos
dato”. Il profite d’un dîner où il est placé à côté de Dom Philippe
pour parler librement avec lui, dit-il, “Mehemet Bey n’entendant pas
l’espagnol”. Ce personnage de Philippe est un fils de dey qui connut un
célèbre épisode d’apostasie et vécut en Espagne avant de réintégrer le
giron de l’islam et la Régence de Tunis où il poursuivit une carrière des
plus estimables, vivant de la course. Voir A. Baccar, “Hadji Mehemmed
Khodja dit Dom Philippe...”, op. cit.
40. Le Tableau de piété envers les captifs, Châlons, Bouchard, 1668,
p. 103-104.»
41. Afin de bloquer les mouvements du navire.
42. Le Tableau de piété..., op. cit., p. 107-108.
43. L. d’Arvieux, Mémoires..., op. cit., p. 418, et voir supra. Sur Le
Bourgeois gentilhomme, voir infra, chap. VII. La relation de sa mission
met très exactement l’accent, à l’inverse, sur sa grande compétence lin­
guistique et sa capacité notamment à constater que la traduction ou la
version en langue turque du traité franco-tunisien qu’est venu conclure
l’envoyé français s’écarte de la version considérée comme originale par
la partie française (elle-même rédigée en italien, comme beaucoup de
traités diplomatiques l’étaient au XVII' siècle). On peut à ce propos se
poser aussi la question du niveau de langue de cet italien diplomatique
et de ses apparentements éventuels à la langue franque, mais ce texte
italien ne figure pas dans les Mémoires du chevalier d’Arvieux ; seule y est
reproduite la traduction française du traité.
44. M. Hossain, “The Chevalier d’Arvieux and Le Bourgeois gen­
tilhomme”, Seventeenth-Century French Studies, XII, 1990, p. 76-88;
“L’Empire ottoman dans les Mémoires et dans les lettres manuscrites
du chevalier d’Arvieux", in B. Bennassar et R. Sauzet, op. cit.,
p. 177-188.
45. Voir infra, chap. Vil.
46. Ainsi dans la scène 3: “Pour un cœur bien amoureux? /
Chiribirida ouch alla, / Star bon Turca, / Non aver danara / Ti voler
comprata, I Mi servir a ti, / Se pagar per mi, /Far bona cucina, ! Mi levar
matina, /Far boler caldura, /Parlata, parlata, / Ti voler comprata.”
512 LINGUA FRANCA

47. L’étymologie du terme demeure très incertaine. Il pourrait dériver


d’une expression en langue arabe signifiant “propre à rien” (mâ minhû
shayy) et ne désignant aucune dignité chez les musulmans; ou d’une
déformation de deux titres turcs, “Baba mouchir”. Cf. C. D. Rouillard,
“The Background of the Turkish ceremony in Molière’s Le Bourgeois gen­
tilhomme”, University ofToronto Quarterly, 1969, t. 39, n° 1, p. 33-52.
48. On peut noter un intérêt récent de la recherche concernant
la représentation du Turc dans le théâtre anglais. Voir notamment
D. Vitkus, Turning Turk. English Theater and the Multicultural
Mediterranean, New York, Palgrane MacMillan, 2002.
49. Cf. J. Dickson, “Non-sens et sens dans Le Bourgeois gentil­
homme”, The French Review, vol. LI, n° 3, 1978, p. 341-352.
50. Cf. Cifoletti, “Lingua franca esabir...”, op. cit.
51. Cf. M. Brett, “On the air, products, soil, fossils etc. of these
Kingdoms...”, “The observations of Dr Thomas Shaw on the natural
ressources of the Regencies ofAlgiers and Tunis in the 18th Century”, in
A. el Moudden (coord.), Le Maghreb à l’époque ottomane, Publications
de la Faculté des Lettres, Rabat, 1995, p. 59-74.
52. Il est élu au Queens College en 1727, mais il ne retournera en
Angleterre qu’en 1733.
53. Th. Shaw, Voyage dans la Régence d’Alger par le docteur Shaw,
rééd. de la traduction française de J. Mac-Carthy (1830), 1980 (éd.
orig. Oxford, 1738), voir p. 89; p. 287, “Caisserie” est la transcription
de Qaisariyya, centre de commerce, terme lui-même issu de “Cesar”.
54. Ibid, p. 293.
55. Ibid, p. 356.
56. Il puisera d’ailleurs dans cette expérience une bonne partie de
son information sur Tunis. Cf. J. Hebenstreit, “Voyage à Alger, Tunis
et Tripoli, entrepris aux frais et par ordre de Frédéric-Auguste, roi
de Pologne, etc., en 1732”, Nouvelles Annales des voyages, de la géo­
graphie et de l’histoire, 2' série, 1830, t. XVI, p. 5-90. Voir M. Fendri,
Kulturmensch in “barbarischer” Fremde. Deutsche Reisende im Tunesien
des 19- Jahrhunderts, Munich, Indicium Veri, 1996.
57. Sa mission est interrompue en raison de la mort du roi de
Prusse.
58. J. Hebenstreit, op. cit., p. 83. Quant au bey, raconte-t-il, qui l’a
reçu en audience, “il s’entretint avec nous sans le secours d’interprète
en italien très pur, s’informa de nos projets et nous pria de lui donner
une description de notre pays”, op. cit., p. 90.
59. “Barbier”, chirurgien ou médecin. Cf. J. Hebenstreit, op. cit.,
p. 8.
60. W. Lempriere, Voyages dans l’empire de Maroc et le royaume de
Fez, faits pendant les années 1790 et 1791, Paris, 1801 (éd. orig. 1791).
Je me réfère ici à l’édition de A. Savine, Le Maroc ily a cent ans (souve­
nirs du chirurgien W. Lempriere), Paris, Michaud, 1911, p. 155.
61. W. Lempriere, op. cit., p. 50.
62. Th. Shaw, op. cit., p. 80.
NOTES CHAPITRE III 513

63. J. Hebenstreit, op. cit., p. 26. L’auteur mentionne aussi “l’italien


très pur” du bey de.Tripoli (p. 90).
64. J. Hebenstreit, op. cit., p. 52.
65. E. d’Aranda, Relation de la captivité du Sieur Emanuel d’Aranda,
Bruxelles (1656), rééd. 1997, éd. Jean-Paul Rocher, p. 60.
66. Cf. M.Touili, Correspondance des consuls de France à Alger, 1642-
1792. Inventaire analytique des articles AE-B1 115 à 145, Paris, Centre
historique des Archives nationales, p. 96.
67. Voir, par exemple, H. von Pückler-Muskau, Chroniques, lettres et
journal de voyage, extraits des papiers d’un défunt, Paris, Fournier jeune,
1837, 2e partie, p. 273 (réed. 2003).
68. Cf. M. Brett, op. cit.
69. J. Hebenstreit, op. cit., p. 18.
70. J.-M. Venture de Paradis, Tunis et Alger au XVIlf siècle, présenté
par J. Cuoq, Paris, Sindbad/Actes Sud, 1983, p. 254-255.
71. A titre d’exemple de ces glissements : “Le Gibel-Auress ou Evress,
comme les Turcs le prononcent, est le mont Aurasius du moyen âge, et
le mont Audus de Ptolémée”, Th. Shaw, op. cit., p. 362.
72. P. Dan, Histoire de la Barbarie et des corsaires, Paris, Rocolet,
1637, p. 100. J. Mascarenhas écrit “Pescaderia”: voir Esclave à Alger.
Récit de captivité de Joâo Mascarenhas (1621-1626), Paris, Editions
Chandeigne, 1993, p. 79.
73. W. Okeley, “Ebenezer; or a Small Monument of Great Mercy”,
in J. Vitkus (éd.), Piracy, Slavery and Redemption. Barbary Captivity
Narrativesfrom Early Modem England, New York, Columbia University
Press, 2001, p. 149.
74. J.-L. Poiret, Lettres de Barbarie, 1785-1786, Paris, Le Sycomore,
1980, p. 176. Sur les Provençaux en Barbarie, voir C. Carrière,
Négociants marseillais au xvilf siècle, Marseille, Institut historique de
Provence, 2 vol., 1973; M. Smida, Aux origines du commercefrançais en
Tunisie, Tunis, Sud éditions, 2001.
75. J--L. Poiret, op. cit., p. 70.
76. Cf. E Bauden, “Nouveaux éclaircissements sur la vie et l’œuvre
d’Antoine Galland (1646-1715)”, Journal asiatique, 289/1, 2001,
p. 1-66.
77. Voir infra, chap. VI.
78. A. Galland, Le Voyage à Smyrne. Un manuscrit d’Antoine Galland,
1678, éd. A. Miquel et E Bauden, Paris, Editions Chandeigne, 2000,
p. 150-151. (Sur le terme sensal ou censal, voir infra, chap. Vin.)
79. Ibid.
80. Cf. J. Thévenot, Voyage du Levant, éd. S. Yerasimos, Paris,
Maspero, 1980, p. 161.
81. Cf. E Bauden, “Nouveaux éclaircissements sur la vie et l’œuvre
d’Antoine Galland...”, op. cit., p. 1-66.
82. A. Galland, Histoire de l’esclavage d’un marchand de la ville de Cassis,
à Tunis, éd. C. Guénot et N. Vasquez, Paris, La Bibliothèque, 1993.
514 LINGUA FRANCA

83. Voir la longue notice consacrée à Venture de Paradis par


J. Gaulmier, dans son édition de la traduction par Venture de la Zubda
Kashfal-Mamâlik d’az-Zâhiri, Beyrouth, IFD, 1950, p. I-LI. M. Meouak,
“Langues, société et histoire d’Alger au XVin' siècle d’après les données
de Venture de Paradis (1739-1799)”, in J. Dalchlia (dir.), Trames de
langues..., op. cit., p. 303-332.
84. J.-M. Venture de Paradis, op. cit., p. 50.
85. Ibid. L’ouvrage est finalement publié en 1844.
86. Voir supra la mention, par exemple, des bandiera de la
mosquée.
87. Cf. M. Meouak, op. cit., p. 313 sq.
88. J.-M. Venture de Paradis, op. cit., p. 190.
89. Ibid, p. 158.
90. Ibid., p. 156.
91. Ibn Abî Dhiyâf, Chronique des rois de Tunis et du Pactefondamen­
tal, éd. et trad. Kh. Kchir et A. Raymond, Tunis, IRMC, 1994, vol. I,
p. 45.
92. J.-M. Venture de Paradis, op. cit., p. 249. Sur la “Casa del Re”, la
Maison du Dey, voir Renaudot, Alger. Tableau de la ville d’Alger, Paris,
IRMC, 1830, cité ici d’après G. Cifoletti, La Linguafranca barbaresca,
Rome, Il Calamo, 2004, p. 249.
93. J.-M. Venture de Paradis, op. cit., p. 213.
94. Voir notamment J. von Rehbinder, Nachrichten undBemerkungen
iiber den algierschen Staat, Altona, 1798-1800, 3 vol.
95. Tournefort, Relation dun voyage du Levant, Paris, Imprimerie
royale, 1717, 2 vol., vol. I, p. 71.
96. Ibid, p. 71.
97. Ibid., p. 71.
98. G. Hast, Relations sur. les royaumes de Marrakech et de Fès, trad,
du danois par F. Damgaard et P. Gailhanou, Rabat, La Porte, 2002 (éd.
orig. 1779), p. 165 sq.
99. En caractères arabes dans le texte de Hast.
100. Ibid, p. 179.
101. Ibid, p. 106.
102. Je translittère ici le mot en caractères arabes tel que l’écrit
Hast.
103. Ibid., p. 106, n. 55.

NOTES CHAPITRE IV

1. Cf. T. Mansouri, “Les milieux marchands européens et la langue


arabe au Maghreb médiéval”, in J. Dakhlia (dir.), Trames de langues.
Usages et métissages linguistiques dans l’histoire du Maghreb, Paris,
Maisonneuve et Larose, 2004, p. 281-292.
NOTES CHAPITRE IV 515

2. Cf. M. Bonner, Le Jihad, origines, interprétations, combats, trad.


A. Barreau, Paris, Téraèdre, 2005.
3. Il paraît possible notamment que notre connaissance des écrits
autobiographiques des captifs musulmans en Europe se trouve enrichie
dans un avenir proche. Parmi les chercheurs ayant apporté une contri­
bution récente à cette question, on mentionnera notamment, pour
l’époque moderne, C. Kafadar, Fr. Hitzel, R. d’Amora, N. Matar.
4. C’est dans le cadre de l’histoire médiévale que ces questions,
notamment dans leurs aspects juridiques, sont le plus précisément
connues. Voir P. S. van Koningsveld, “Muslim slaves and captives in
Western Europe during the late Middle Ages”, Islam and Christian-
Muslim Relations, vol. 6, n° 1, 1995, p. 5-23; M. Marin et R. el Hour,
“Captives children and conversion : a case from late Nasrid Granada”,
JESHO, 41, 4, 1998, p. 455-473; M. Moudine, Le Rachat des esclaves
musulmans dans l’Europe méridionale au XVf siècle, thèse, université
d’Aix-Marseille, 1996.
5. Il est une Europe musulmane à cette époque. Ces autobiographies
sont presque toutes issues du monde turc en l’état de notre documen­
tation. Cf. Cemal Kefadar, “Self and others : the diary of a dervish in
Seventeenth Century Istanbul and first-person narratives in Ottoman
literature”, Studia Islamica, 69, 1989, p. 121-150; Fr. Hitzel (éd.),
Prisonnier des infidèles. Un soldat ottoman dans l’empire des Habsbourg,
Paris, Sindbad/Actes Sud, 1998.
6. E. Friedman, Spanish Captives in North Africa in the Early
Modem Age, University of Wisconsin Press, 1983, p. 74. Sur les captifs
musulmans en péninsule Ibérique au Moyen Age, voir M. Marin et
R. el Hour, op. cit., et P. S. van Koningsveld, op. cit.
7. L. Colley, Captives. Britain, Empire and the World 1600-1850,
New York, First Anchor Books Edition, 2004 (lre éd. 2002), p. 86.
8. Cf. T. Mansouri, op. cit.
9. Ibn Abi Dinar, Munisfi akhbâr Ifiiqtya wa Tunis, Tunis, 1967. U
existe une traduction par E. Pellissier, Paris, Imprimerie royale, 1845,
p. 353. Cf. J. Azzouna, “Sta M’Rad, Dey de Tunis, Moujahid Corsaire”,
in N Baccar-Bournaz (dir.), Tunis, cité de la mer, Tunis, L’Or du Temps,
1999, p. 225-232.
10. Ibn Abi Dinar, op. cit., p. 16.
11. Sur ce rapport à l’Antiquité, je me permets de renvoyer à
J. Dakhlia, L’Oubli de la cité, Paris, La Découverte, 1990.
12. Cf. Islam et chrétiens du Midi, xif-xiA siècle, 18' collection des
Cahiers de Fangeaux, 1982.
13. Cf. P. S. van Koningsveld, op. cit.
14. A. ibn Qâsim al-Hajari, Kitâb Nâsir al-dîn 'alâ ‘l-qawm al-
Kâfirin. The Supporter of Religion against the Infidel, éd. et trad. P. S.
van Koningsveld, Q. al-Samarri et G. A. Wiegers, Madrid, CSIC, 1997,
p. 80 (trad. p. 139) et p. 146 (trad. p. 200). Voir également N. Matar,
516 LINGUA FRANCA

In the Lands ofthe Christians. Arab Travel Writings in the 17th Century,
New York et Londres, Routledge, 2002.
15. Cf. J. Dakhlia, “A livre ouvert: une tension des écritures et des
écrits entre Europe et Islam à l’âge moderne”, Siècles, université Blaise-
Pascal, Clermont-Ferrand, n° 26, 2008, p. 21-42.
16. Cf. Al-Idrisi, Nuzhat a-Mushtâq fi Ikhtirâq al Âfâq, Naples-
Rome, 1972, fase. 3, p. 278; T. Lewicki, “Une langue romane
oubliée de l’Afrique du Nord : observations d’un arabisant”, Rocznik
Orientalistyczny, vol. 17, 1951-1952, p. 415-480.
17. G. Veinstein, “L’administration ottomane et le problème des
interprètes”, z«B. Marino (coord.), Etudes sur les villes du Proche-Orient
(xvf-XDf siècle), Damas, IFEAD, 2001, p. 65-79, voir p. 66.
18. Comme le constatent, sans trop s’en s’étonner, des voyageurs
européens du XVII' siècle; voir infra, chap. VI. Cf. également J. Strauss,
“Diglossie dans le domaine ottoman. Evolution et péripéties d’une
situation linguistique”, in “Oral-écrit dans le monde turco-ottoman”,
Revue du monde musulman et de la Méditerranée, nos 75-76, 1996,
p. 221-256.
19. H. Boujarra et L. Aissa (éd.), Al Muntasir Ibn al-Murabit Abu
Libya, Nur Al-Armash fi Manaqib Abi-l-Ghayth Al-Qashshâsh, Tunis,
1998, p. 152 sq. Je reprends ici la traduction effectuée par S. Boubaker
à l’occasion du colloque sur le rachat des captifs organisé par W. Kaiser
et B. Marin, à I’efr, en 2003.
20. Sur le terme papas attribué par des musulmans à l’un des leurs,
dans une conversation avec un chrétien, voir par exemple J.-L. Poiret,
Lettres de Barbarie, 1785-1786, Paris, Le Sycomore, 1980, p. 119,123,
129, et cf. infra, chap. V. Pour le mot papasos, voir J. von Rehbinder,
Nachrichten undBemerkungen über den alfierschen Staat, Altona, 1798,
vol. I, p. 283.
21. C’est soit le terme qubba, transcrit sous une forme francisée, soit
une contraction de “coupole”, qui a le même sens (coupe).
22. Cf. M. Emerit, “Mémoires de Thédenat”, Revue africaine,
t. XCII, 1er et 2e trim. 1948, p. 143-183, citation p. 163-164.
23. Lbid., p. 159.
24. Ibid., note D.
25. Ibid., p. 164.
26. “Le bey de Mascara aime les chrétiens et les traite avec bonté et
douceur. Ses esclaves, au nombre de 50, tous fugitifs d’Oran, et parmi
lesquels il y a beaucoup de Français, mènent une vie fort douce.” Cf.
L. R. Desfontaines, in Peyssonnel et Desfontaines, Voyages dans les
Régences de Tunis etdAlger, textes publiés par Dureau de la Malle, Paris,
Librairie de Gide, 2 vol., 1838, p. 184.
27. “Mémoires deThédenat”, op. cit., p. 165.
28. Ibid., note C.
NOTES CHAPITRE IV 517

29. Pour des exemples, voir D. Vitkus (éd.), Piracy, Slavery and
Redemption. Barbary Captivity Narrativesfrom Early England, Columbia
University Press, 2001.
30. Cf. P. Lamborn Wilson, Utopies pirates. Corsaires maures et rene-
gados, Paris, Dagorno, 1998.
31. A son retour en Angleterre, il retrouvera à Londres l’ambassa­
deur marocain qui est parfaitement anglophone. Cf. M. Morsy (éd.),
La Relation de Thomas Pellow. Une lecture du Maroc au xvnf siècle, Paris,
Recherche sur les civilisations, 1983.
32. N. Mordecai', Travels in England, France, Spain, and the Barbary
States in the Years 1813-1814 and 1815, Londres, Kirk and Mercein,
1819.
33. J. Mac-Carthy (éd.), Voyage à Tripoli ou Relation d’un séjour de
dix années en Afrique, 1.1 et II, trad, de l’anglais dans la 2e éd., Paris,
Mongie aîné, 1819, p. 5.
34. Cf. J. Potocki, Voyage dans l’empire du Marocfait en l’année 1791,
Paris, Maisonneuve et Larose, 1997 (éd. orig. 1792), p. 20-21.
35. P. Lucas, Voyage du sieur Paul Lucas dans le Levant, 1699-1703,
éd. H. Duranton, Publications de l’université de Saint-Etienne, 1998,
1.1, p. 78.
36. Al-Râshidî (Ahmad b. SdcirdsrfrAlthaghral-jùmâni, Constantine,
M. Bû ‘Abdalli, 1973.
37. Ibid.
38. Cf. L. Merouche, Recherches sur l’Algérie à l’époque ottomane.
IL La Course, mythes et réalités, Paris, Bouchène, 2007. Voir également
J. Mathiex, “Sur la marine marchande barbaresque au XVIIIe siècle”,
Annales ESC, 1, 1958, p. 4 sq. ; “La Méditerranée, politique, culture et
négoce”, Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 4, 2003, t. L.
39. Cf. D. Panzac, La Caravane maritime. Marins européens et mar­
chands ottomans en Méditerranée (1680-1830), Paris, Editions du cnrs,
2004.
40. Cf. S. Boubaker, La Régence de Tunis au xvif siècle: ses rela­
tions commerciales avec les ports de l’Europe méditerranéenne, Marseille
et Livourne, Zaghouan, CEROMDI, 1987; A. Zouari, Les Relations
commerciales entre Sfax et le Levant aux xvif et xM siècles, Tunis, Institut
national d’archéologie et d’art, 1990.
41. Cf. B. Heyberger, Les Chrétiens de Syrie, du Liban et de Palestine
auxXVIf etxvuf siècles, EFR (Ecole Française de Rome), Rome, 1994.
42. Poujoulat et Michaud, Correspondance d’Orient, 1830-1831,
Paris, Ducollet, 1833, p. 412.
43. Cf. B. Lewis, “From Babel to Dragomans”, Proceedings of the
British Academy, 2001, p. 37-54.
44. Manuscrit arabe de la Bibliothèque vaticane. Je remercie J. Lentin
d’avoir attiré mon attention sur l’intérêt de ce texte. Voir P. Lucas, op.
cit.
45. Cf. B. Heyberger, op. cit.
518 LINGUA FRANCA

46. Se reporter à l’année 1709 du Journal de Galland.


47. Voir infra, chap. VI, X.
48. Cf. Sarga Moussa, “Le sabir du drogman”, in Arabica, 2007,
vol. 54, n° 4, p. 554-567.
49. Je reprends ici des éléments de la traduction de J. Lentin, qui a
présenté ce texte à l’EHESS.
50. Sur ces formes de tâtonnements linguistiques, voir supra la pre­
mière rencontre de Thédenat avec le bey de Mascara.
51. Diab, idem.
52. Voir infra, chap. Vin.
53. Cf. J. Chelhod (éd. et trad.), Le Désert et la Gloire. Les Mémoires
d’un agent syrien de Napoléon par Fathallah Sâyigh, Paris, Gallimard,
1991, p. 49.
54. Ibid., p. 49-50.
55. Ibid., p. 152.
56. Ibid, p. 89.
57. Je confesse mon ignorance, pour la question de l’enseignement
des langues latines dans les écoles juives. Quelques éléments infra, chap.
V. Cf. J. Dakhlia, “Alivre ouvert...”, op. cit.
58. Comme pour les mémoires de captivité, cette littérature peut
se révéler aussi sous-évaluée parce que encore trop faiblement mise
au jour. Voir, pour le cas de l’Empire ottoman, E Muge Gocek, East
Encounters West. France and the Ottoman Empire in the Eighteenth
Century, Oxford University Press, 1987; Fr. Hitzel, “Seyahatname et
Sefaratname” (à paraître). Pour une autre aire du monde islamique,
voir S. Subrahmanyam et M. Alam, Indo-Persian Travels in the Age of
Discoveries, 1400-1800, Cambridge University Press, 2007.
59. Cf. N. Matar (éd.), In the Lands of the Christians..., op. cit.-,
ainsi que l’ouvrage important de A. Kaddouri, Al Maghrib wa Urubba,
Casablanca, 2000.
60. M. Al-Ghassâni, Rihlat al Wazirfi Iftikâk al- asir, Larache, E. À.
Al-Bustâni, 1940, et A. Benhadda (éd.), A Moroccan Ambassador in
Madrid at the End ofthe Seventeenth Century, Tokyo, 2005; Miknâsi,
Al-Iksîrfi Fikâk al-asir, Rabat, M. el Fasi, CURS, 1965. Sur la question
du voyage et des ambassades, voir A. Kaddouri, Le Maroc et l’Europe
du xA au XVIIf siècle: la problématique du décalage, Publications de la
faculté des lettres et sciences humaines de Rabat, 1998.
61. Voir supra, n. 30.
62. N. Matar, “The last Moors : Maghâriba in early eighteenth-cen­
tury Britain”', Journal ofIslamic Studies, 14-1, 2003, p. 37-58.
63. Par exception, voir A. Bobovius, Topkapi. Relation du sérail du
Grand Seigneur, Paris, Sindbad/Actes Sud, 1999.
64. Sur la présence en masse des Marocains dans la péninsule
Ibérique, voir notamment A. Boucharb, Les Crypto-Musulmans d’ori­
gine marocaine et la société portugaise au XVf siècle, thèse, université de
Montpellier, 1987.
NOTES CHAPITRE IV 519

65. Sur ces voyageurs marocains, outre A. Kaddouri, op. cit., voir
H. El-Boudrari, “L’exotisme à l’envers. Les premiers voyageurs maro­
cains en Occident (Espagne, XVII-XVIIle siècle) et leurs expériences de
l’altérité”, D’un Orient l’autre. I. Configurations, Paris, Editions du
CNRS, 1991, p. 385. Le sous-titre de cet article (“Les premiers voyageurs
marocains en Occident”) traduit l’illusion historiographique qui était
la nôtre dans ce moment.
66. Voir supra, chap. I.
67. H. El-Boudrari, op. cit., p. 385.
68. Cf. M. Al-Ghassâni, op. cit., p. 57. Le néologisme est abondam­
ment repris par Miknâsi, op. cit.
69. Sur la question de la translittération, telle que les Européens,
réciproquement, s’y frottent, voir Fr. Tinguely, L’Ecriture du Levant 'a
la Renaissance. Enquête sur les voyageursfiançais dans l’empire de Soliman
le Magnifique, Genève, Droz, 2000.
70. H. El-Boudrari, op. cit., n. 13. Sur al-Ghassâni, voir l’édition
et l’introduction de A. Benhadda, A Moroccan Ambassador in Madrid
in the End of the Seventeenth Century, Tokyo, Research Institute for
Languages and Cultures of Asia and Africa, 2005, et le glossaire,
p. 217-220, recensant les termes espagnols usités dans la relation. Voir
également H. Pères, L’Espagne vue par les voyageurs musulmans de 1630
à 1930, Paris, Adrien-Maisonneuve, 1931, et J. Vernet, “La Embajada
de al-Ghassani (1690-1691)”, Al-Andalus, XIII, 1953, p. 109-131.
71. Voir, pour ces exemples, J. F. P. Hopkins, Letters from Barbary,
1576-1774. Arabie Documents in The Public Record Office, Oxford
University Press, 1982.
72. Ibid. Voir par exemple les documents 33, 38, 85...
73. G. Veinstein, “L’administration ottomane...”, in B. Marino, op.
cit., p. 65-79.
74. Dans la Régence de Tunis, ce n’est qu’en 1838 qu’Ahmed Bey
décide de faire rédiger directement en arabe les pièces les plus impor­
tantes de sa correspondance avec le sultan ottoman, son “maître”.
La maîtrise de la langue turque devenait de plus en plus approxima­
tive et rare. Cf. A. Tunger-Zanetti, La Communication entre Tunis et
Istanbul, 1860-1913. Province et métropole, Paris, L’Harmattan, 1996,
p. 177 sq.
75. Chr. Windier, La Diplomatie comme expérience de l'autre, Genève,
Droz, 2002 (correspondance du consul de France de Sulauze, Tunis,
15/9/1757 [AN, AE BI1139]).
76. AN, AE, BI 1132, Correspondance consulaire. Lettres reçues, Tunis,
1729-1730,4 août 1729.
77. L. Frank, Histoire de Tunis, 1851 (rééd. Tunis, 1979), p. 70.
78. Ibid., p. 101.
79. Al-Jabarti, Journal d’un notable du Caire (1798-1801), éd. et
trad. J. Cuoq, Paris, Albin Michel, 1979, p. 25.
520 LINGUA FRANCA

80. G. Host suggère aussi un enjeu économique car il revient aux


consuls de rémunérer les interprètes du roi. Cf. G. Host, Histoire de
l’empereur du Maroc Mohamed Ben Abdallah, trad. F. Damgaard et
P. Gailhanou, Rabat, LaPorte, 1998.
81. Ibid, p. 44-45.
82. Ibid., p. 45.
83. Ibid.
84. G. Host, Relations sur les royaumes de Marrakech et Fès, trad, du
danois par F. Damgaard et P. Gailhanou, Rabat, La Porte, 2002 (éd.
orig. 1779). ‘
85. Id., Histoire de l’Empereur..., op. cit., p. 136. Une autre corres­
pondance s’établit en italien, voir p. 138.
86. M. Morsy, op. cit.
87. G. Mouette, Relation de captivité dans les Royaumes de Fez et de
Maroc, éd. X. Girard, Paris, Mercure de France, 2002, p. 70.
88. Voir infra, chap. VI.
89. Diego de Torres, Histoire des chérifi, in Marmol Carvajal,
L’Afrique, III, éd. N. D’Ablancourt, Paris, 1667, p. 147 sq.
90. L. d’Arvieux, Mémoires du chevalier d'Arvieux, Paris, Delespine,
1735, t. V, p. 235-236.
91. O. Dapper, Description de l’Afrique, Amsterdam, Waesberge,
Boom et Van Someren, 1686, p. 179.
92. “Les raïs les plus célèbres furent Samson et le capitaine Ouardia.
Ils étaient chrétiens tous les deux; ils firent longtemps la course sans
changer de religion ; mais à la fin ils se firent musulmans”, Ibn Abi
Dinar, op. cit., p. 346.
93. Ibid., p. 455.
94. Cf. J.-M. Venture de Paradis, Tunis et Alger au xvilf siècle, Paris,
Sindbad/Actes Sud, 1983, p. 206. Sur ces termes administratifs, voir
infra, chap. Vili. Sur scribano à Tunis, voir M. A. El Aziz Ben Achour,
“Un dictionnaire tunisien inédit: Jaysh al-dakhîlft al-lisân al-tunusî
d’Ibn al-Khûja (1869-1942)”, in A. Sebti (dir.), Histoire et linguistique,
Rabat, Publications de la faculté des lettres, 1992, p. 93.
9 5. Ibn Abî Dhiyâf, IthâfAhl az-Zamân. Présent aux hommes de notre
temps. Chronique des rois de Tunis et du Pactefondamental, éd. critique et
trad. A. Raymond et K. Kchir, Tunis, IRMC, 1994, vol. I, p. 45.
96. J. Pignon, “Osta Moratto Turcho Genovese, Dey de Tunis
(1637-1640)”, Cahiers de Tunisie, 1955, p. 331-362, voirp. 341.
97. J. Hebenstreit, “Voyage à Alger, Tunis et Tripoli...”, Nouvelles
Annales des voyages, de la géographie et de l’histoire, 2' série, 1830, t. XVI,
p. 26.
98. H. von Pückler-Muskau, célèbre voyageur prussien, observe
que padrone est “le titre que les mameluks du bey de Tunis donnent à
leur maître”, Chroniques, lettres etjournal de voyage, extraits des papiers
d’un défunt, Paris, Fournier jeune (réed. 2003), 1837, t. II, p. 273; J.
von Rehbinder, pour les premières années du XIX' siècle, mentionne
NOTES CHAPITRE IV 521

l’expression Patrono grande in Nachrichten and Bemerkungen über den


algierschen Staat, Altona, 1798-1800, t. III, p. 67.
99. Renaudot, Alger. Tableau de la ville d’Alger, Paris, 1830, cité
d’après G. Cifoletti, La Lingua fiança barbaresca, Rome, Il Calamo,
2004, p. 250.
100. Voir, pour des périodes plus tardives, M. El Aziz Ben Achour,
op. cit., p. 89-101 (en langue arabe).
101. Il faudra pour cela attendre le moment colonial, et encore n’est-
ce pas immédiat ni consensuel. Voir infra, chap. X.
102. “A Raguse, alors, l’italianité est une commodité: l’italien est la
langue commerciale de toute la Méditerranée. Mais aussi une mode
et un snobisme : non seulement on tient à ce que les fils des grandes
familles aillent étudier à Padoue, que les secrétaires de la République
soient aussi bon italianistes que latinistes (les archives de Raguse sont
presque toujours en langue italienne), mais encore les familles domi­
nantes, maîtresses du négoce et de la politique, se forgent sans hésiter
des généalogies italiennes..E Braudel, La Méditerranée et le Monde
méditerranéen à l’époque de Philippe II, (1966), Paris, A. Colin, 1993,
1.1, p. 155.
103. J.-M. Venture de Paradis, op. cit., p. 181.
104. Ibn Abî Dhiyâf, op. cit.
105. Cf. L. Blili, “Course et captivité des femmes dans la Régence de
Tunis aux XVIIe et XVIIIe siècles”, in Captifs et esclaves de l’Antiquité aux
temps modernes, université des îles Baléares, 1996, p. 259-273.
106. Voir infra.
107. L’accent peut jouer un rôle, mais c’est un facteur rarement
mentionné dans les sources.
108. E Caroni, Relation du court voyage d’un antiquaire amateur, trad.
Conor et Grandchamp, Tunis, 1937 (éd. orig. Milan, 1805), p. 22.
109. Lorsque Arvieux est à Alger, la femme du dey est alors une
Anglaise, dont le fils est prisonnier des Chrétiens, à Malte. Cf. Arvieux,
op. cit., t. V, p. 247.
110. Ce sont des cas surtout avérés au Maroc.
111. Cf. B. Vincent, “Reflexiôn documentada sobre el uso del arabe
y de las lenguas românicas en la Espana de los moriscos (ss XVI-XVIl)”, El
Rio morisco, Publications de l’université de Valence, 2006, p. 105-118.
112. Cf. J. Dakhlia, “Ligne de fuite. Impostures et reconstructions
identitaires en Méditerranée musulmane à l’époque moderne”, in
W. Kaiser et C. Moatti (dir.), Gens de passage en Méditerranée de l’Anti­
quité à l’époque moderne. Procédures de contrôle et d’identifications, Paris,
Maisonneuve et Larose-MMSH (coll. “ L’atelier méditerranéen”), 2007,
p. 427-458.
113. Soit en langue arabe.
114. E. d’Aranda, Relation de la captivité du Sieur Emanuel d’Aranda,
Bruxelles (1656), Jean-Paul Rocher, rééd. 1997, p. 212.
522 LINGUA FRANCA

115. CE S. G. Thomason et A. Elgibali, “Before the Lingua franca.


Pidginized Arabie in the Eleventh Century AD”, Lingua, 68, 1986
p. 317-349.
116. Sur la pureté de la langue et sa limpidité, voir G. Ayoub, “La
langue des Nuits: wajh mâlih wa lisânfasîh”, in A. Chraïbi (dir.), Les
Mille et Une Nuits en partage, Paris, Sindbad/Actes Sud, 2004, p. 491-
524. G. Ayoub souligne d’ailleurs la rareté des références, dans le conte,
à l’usage d’une langue étrangère. Voir également, du même auteur,
“L’autre et ses mots : l’énonciateur inintelligible”, in M. Bozdémir et
S. Bosnali (dir.), Les Mots voyageurs et l’Orient, Istanbul, Presses univer­
sitaires de Bogazici, 2006, p. 15-62.
117. Il évoque un “bégaiement” (habsaft’l nutqj, op. cit., vol. VII,
p. 56.
118. Ibid., vol. III, p. 20.
119. A. Demeerseman, Aspects de la société tunisienne d’après Ibn
Abî’l-Dhiyâf, Tunis, ibla, 1996.
120. Cf. Philémon de La Motte, Etat des royaumes de Barbarie,
Rouen, Machuel, 1731, p. 174. Néanmoins, les chroniqueurs tunisiens
se montrent tout aussi sévères à l’égard d’un dey ayant entraîné le pays
dans une grave crise dynastique.
121. Il appartiendrait évidemment à des spécialistes du monde otto­
man d’éclairer plus avant ce point. Voir A. Bobovius, op. cit.
122. Sur cette question, je prends la liberté de renvoyer à J. Dakhlia,
“A livre ouvert...”, op. cit.
123. F. Caroni, op. cit., p. 16.
124. Voir ces paroles du grand raïs Mezzomorto, qui laisse aller une
barque livournaise et ses passagers français, en 1678, en leur déclarant:
“Bonapace, Francesi.” Cf. J. Spon, Voyage d’Italie, deDalmatie, de Grèce
et du Levant, Genève, R. Etienne, 2004, p. 43.
125. Cf. infra, chap. Vil.
126. Cf. G. Bohas et K. Zakharia (éd.), Sirat al-Malik al-Dâhir
Baybars hasab al-riwaya al-shâmiyya, 1,2000, PIFD, vol. 182, et II, 2001,
PIFD, vol. 192.
127. C’est une épopée du règne du sultan mamelouk Baïbars,
au XIIIe siècle, période encore proche des Royaumes latins et de cet
hypothétique laboratoire de la Langue franque qu’aurait été la Terre
sainte, mais dont les versions écrites ne sont pas antérieures à l’époque
moderne.
128. Texte traduit et édité par G. Bohas et J.-P. Guillaume chez
Sindbad à partir de 1985.
129. Voir infra, chap. VII.
130. Ghandarpowt “grandeur”? “Dans le Roman, le parler des Francs,
mais aussi des Chrétiens orientaux, se caractérise par l’emploi de mots
et tournures particulières, mélange de catalan, d’italien, de grec et de
turc parlé dans les ports de la Méditerranée. Ces expressions sont sou­
vent très déformées, au point qu’il est difficile d’en retrouver l’origine
NOTES CHAPITRE V 523

et la signification exacte”, p. 298 (note de G. Bohas et J.-P. Guillaume,


La Chevauchée desfils d’Ismaïl, Sindbad/Actes Sud, 1987).
131. J. Mascarenhas, Esclave à Alger. Récit de captivité de Joâo
Mascarenhas (1621-1626), Paris, Editions Chandeigne, 1993 (éd. orig.
p. 130), trad. p. 180, n. 2 et 3.
132. Voir La Revanche du Maître des Ruses, trad. G. Bohas et J.-
P. Guillaume, op. cit., 1996, p. 220, n. 18.
133. Cf. H. Toelle et K. Zakharia, A la découverte de la littérature
arabe. Du Vf siècle à nos jours, Paris, Flammarion, 2003, p. \67 sq.
Voir également K. Versteegh, “Pidginization and Creolization, The
Case of Arabie”, Studies in the Theory and History ofLinguistic Science,
Amsterdam, série IV, 1984.
134. H. Toelle et K. Zakharia, op. cit., p. 168.
135. Voir notamment M. Ben Small, Dictionnaire des mots français
d’origine arabe, Tunis, Ster, 1994; H. Walter et B. Baraka, Arabesques.
L’aventure de la langue arabe en Occident, Paris, R. Laffont, 2006; S.
Guemriche, Dictionnaire des mots français d’origine arabe, Paris, Seuil,
2007.
136. “Comme j’ai été si souvent spectateur lorsqu’ils faisaient leurs
prières, j’ai si bien appris les paroles et les mouvements du corps dont ils
se servent qu’il m’est très facile de les contrefaire, et j’ai amusé souvent
en France les sociétés où j’étais en faisant ces simagrées”, “Mémoires de
Thédenat”, op. cit., p. 334.
137. Cf. A. Zysberg, Les Galériens. Vies et destins de 60 000forçats sur
les galères de France (1680-1748), Paris, Seuil, 1987 (rééd. 1991).
138. “[...] ils sont si reconnaissables par leur teint d’ordinaire brûlé
et par leur langue franque qui est un véritable baragouin, qu’ils ne
seraient pas à demi lieue de la ville qu’on les ramènerait en galère...”,
J. Marteilhe, Mémoires d’un galérien, éd. A. Zysberg, Paris, Mercure de
France, 2' éd. 1989, p. 340.
139. Cf. K. Versteegh, “The Arab presence in France and Switzerland
in the 1.0th Century”, Arabica, t. X)0<VII, 1990, p. 359-382.

NOTES CHAPITRE V

1. Le cas du Maroc est à certains égards singulier et doit être ana­


lysé en lui-même. Voir infra et se reporter à S. Lévy, “Ports, parlers
portuaires et importation linguistique. Place des hispanismes dans la
problématique de l’emprunt”, in A. Kaddouri (coord.), Le Maroc et
l’Atlantique, université de Rabat, 1992, p. 59-74. Sur les raisons de
la disparité documentaire entre le Maghreb et le Levant, voir infra,
chap. VI.
524 LINGUA FRANCA

2. Voir supra, chap. I. Cf. J. Dakhlia, “La langue franque méditerra­


néenne: asymétrie de la frontière et illusion du creuset”, in Hommage à
Fernand Braudel (à paraître).
3. Voir M. Lombard, L'Islam dans sa première grandeur viif-xf siècle,
Paris, Flammarion, 1971, p. 113.
4. Cela ne veut pas dire que les langues ne meurent pas, mais elles
meurent à petit feu: il y faut assurément plus d’un “dernier locuteur”.
Cf. L.-J. Calvet, Pour une écologie des langues du monde, Paris, Plon,
1999; Cl. Hagège, Halte à la mort des langues, Paris, O. Jacob, 2002.
Par “non-langue”, je fais référence aux débats sur le statut de langue au
sens plein de la linguafranca.
5. Cf. H. Kahane, “A typology of the prestige language”, Language,
vol. 62, n° 3, 1986, p. 495-508.
6. F. Braudel, La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de
Philippe II, Paris, A Colin, 1993 (2e éd. 1966), 1.1, p. 155.
7. Ibid., t. II, p. 488.
8. Ibid.
9. Ibid., p. 616.
10. H. et R. Kahane et A. Tietze, The Lingua Franca in the Levant.
Turkish Nautical terms ofItalian and Greek Origin, Urbana, 1958 (2e éd.
Istanbul, 1988).
11. Cf. L. Brunot, La Mer dans les traditions et les industries indigènes
à Rabat et Salé, Paris, Leroux, 1920.
12. Voir supra, chap. II.
13. Fr. Savary de Brèves, Relation des voyages de Monsieur de Brèves
tant en Grèce, Terre Saincte & Egypte, qu’aux Royaumes de Tunis etAlger,
Paris, N. Gasse, 1628, p. 324.
14. Le bacha n’a pu revendre le vieil esclave, sans valeur sur le
marché.
15. R- du Chastelet des Bois, L’Odyssée ou Diversité d’aventures, ren­
contres et voyages en Europe, Asie et Afrique, La Flèche, Gervais Laboe,
1665. Je me réfère à l’édition àe\a Revue africaine, op. cit., 1866,p. 160.
Le lendemain à peine de son arrivée à Alger, et de son enfermement au
bagne, Chastelet des Bois affirme qu’il commençait d’entendre “le bara­
gouin de la langue turque”, par quoi il faut sans doute comprendre la
langue que parlaient les Turcs, ou linguafranca, et non pas le turc. C’est
ainsi que le comprend aussi l’éditeur du texte.
16. E. d’Aranda, Les Captifs d’Alger, éd. L. Z’rari, Paris, Jean-Paul
Rocher, 1997, p. 37.
17. Je n’ai pu consulter directement cet ouvrage. Cf. L. Marrott, A
Narrative ofthe Adventures ofLewis Marrott, Londres, 1677, p. 22, cité
ici d’après R. C. Davis, Esclaves chrétiens, maîtres musulmans. L’esclavage
blanc en Méditerranée (1500-1800), Paris, J. Chambon, 2006 (éd. orig.
2003), p. 192. Le texte original en langue française de Louis Marot est
publié à la suite de A. Daulier-Deslandes, Les Beautez de la Perse, Paris,
Gervais Clouzier, 1673.
NOTES CHAPITRE V 525

18. J. Marteilhe, Mémoires d’un galérien, texte édité par A. Zysberg,


Paris, Mercure de France, 2e éd. 1989, p. 340; voir supra, chap. IV,
n. 137.
19. Cf. M. Cohen, Le Parler arabe desjuifi d’Alger, Paris, Champion,
1912.
20. F. Pananti, Relation d’un séjour à Alger contenant des observations
sur l'état actuel de cette Régence, Paris, Le Normant, 1820, p. 377. A
comparer avec l’édition originale: “[...] sulla costaiministri, imercanti,
gli Ebrei usano tutti un misto d’italiano, di spagnuolo e d’africano, che
si chiama la lingua franca, tutta quanta in infiniti e senza preposizioni,
ma con la quale iforestieri ed i nazionali s’entendon comodamente." Voir
Avventure e osservazioni di Filippo Pananti sopra le coste de Barberia,
Florence, Presses Leonardo Ciardetti, 1817, t. Il, p. 231.
21. Voir à cet égard le témoignage de L. Frank sur les juifs de Tunis,
infra.
22. F. Pananti, op. cit., p. 148-149.
23. Ibid., trad, fr., p. 59.
24. Ibid., texte orig., p. 143-144.
25. Ibid., p. 144.
26. Cf. Chr. Windier, La Diplomatie comme expérience de l’autre,
Genève, Droz, 2002.
27. L’affaire dégénère et donne lieu au bombardement de Tripoli par
la marine sarde en septembre 1825. Cf. G. Ferrari, La Spedizione della
marina sarda a Tripoli, Rome, 1912, p. 149-151.
28. T. MacGill, An Account of Tunis. Of its Government, Manners,
Customs and Antiquities, J. Hedderwick & Co, Glasgow, 1811.
29. Ibid., p. 15.
30. Ibid., p. 16.
31. Ibid., p. 20.
32. Louis Frank fut aussi médecin militaire dans la campagne
d’Egypte de Bonaparte; il fut également le médecin du pacha de Jenina,
en Epire. Sa familiarité avec le Levant est au moins égale à celle qu’il
manifeste avec la société tunisienne. Cf. L. Frank, Histoire de Tunis,
1851 (rééd. Tunis, 1979).
33. Ibid., p. 98.
34. Voir infra, chap. Vin.
35. F. Pananti, op. cit., p. 377.
36. Cf. W. Shaler, Esquisse de l’Etat d’Alger, présentation de
C. Bontems, Paris, Bouchène, 2001 (éd. orig. 1830), p. 37.
37. Cf. R. C. Davis, op. cit., p. 192.
38. Cf. J. Dakhlia, “No man's langue : une rétraction coloniale”, in
Trames de langues. Usages et métissages linguistiques dans l'histoire du
Maghreb, Paris, Maisonneuve et Larose, 2004, p. 259-271.
39. R. du Chastelet des Bois, op. cit., p. 96.
40. Ibid., p. 160; voir supra.
41. Ibid.
526 LINGUA FRANCA

42. Ibid., p. 18.


43. Ibid.,?. 18-19.
44. Ibid., p. 163.
45. Cf. E. d’Aranda, Les Captifs d’Alger, op. cit., p. 31. Chastelet des
Bois prétend aussi n’être qu’un simple soldat afin de fixer au plus bas le
prix de son rachat, tout comme Germain Mouette, au Maroc, se déclare
le frère d’un simple savetier.
46. Brantôme, Œuvres complètes, Paris, J. Renouard, 1864, livre I,
chap. XXII, p. 66.
47. E. d’Aranda, op. cit., p. 32.
48. Ibid., p. 37.
49. Ibid., p. 38.
50. Ibid, p. 203. Sur Ali Bitshnîn, voir L. Merouche, Recherches sur
l’Algérie à l’époque ottomane. IL La Course, mythes et réalité, Saint-Denis,
Bouchène, 2007, chap. XII.
51. On peut songer à la faible empreinte de la langue franque dans
le récit d’un marchand de Tunis du XVII' siècle, Nicolas Béranger. Cf.
N. Béranger, La Régence de Tunis à la fin du xvif siècle, éd. P. Sebag,
Paris, L’Harmattan, 1997.
52. Sur une expression ultime de cette fraternisation, au bagne, par
la langue franque, voir le texte de J.-J. Rousseau, infra, chap. IX.
53. C’est moi qui souligne.
54. Cervantès, Don Quichotte, trad. C. Oudin, Paris, Gallimard,
1949,1.1, p. 476.
55. P. Dan, Histoire de la Barbarie et de ses corsaires, Paris, Rocolet,
1637, p. 97.
56. Bafios, prison. Cf. O. Dapper, Description de l’Afrique, 1686,
p. 190.
57. Ibid.,?. 170.
58. C. Le Brun, Voyage au Levant, Delft, H. de Kroonevelt, 1700,
p. 391.
59. Ibid, p. 52.
60. A. de La Motraye, Voyages du Sieur de La Motraye, La Haye,
Johnson et Van Duren, 1727, p. ill.
61. Cf. F. Norden, Travels in Egypt and Nubia, trad, du danois,
Londres, Lockyer Davis et Charles Reymers, 1757, p. 64; “Th. Dallam’s
travels at Algiers”, in J. Theodore Bent (éd.), Early Voyages and Travels in
the Levant. The Diary ofMaster Thomas Dallam, 1599-1600, Londres,
Hakluyt Society, 1893, t. LXXXVII, p. 15.
62. Voir N. Planas, “L’usage des langues en Méditerranée occiden­
tale à l’époque moderne”, in Trames de langues..., op. cit., p. 241-258.
63. J. Vitkus (éd.), Piracy, Slavery and Redemption. Barbary Captivity
Narratives from Early Modem England, Columbia University Press,
2001, p. 153.
64. Ibid., p. 149.
NOTES CHAPITRE V 527

65. Cf. B. Lewis, “Corsairs in Iceland”, romm, 1979, n°s 15-16,


p. 139-157; T. Helgason, “Historical narrative as a collective therapy:
the case of the Turkish raid in Iceland”, Scandinavian Journal ofHistory,
4, 1997, p. 275-289.
66. E. d’Aranda, op. cit., p. 226.
67. Cf. M. Emerit, “Le voyage de La Condamine à Alger (1731)”,
Revue africaine, 98, 1954, p. 354-381, p. 375.
68. Cf. W. Kaiser, “Les hommes de credit dans les rachats de captifs
provençaux, xvi-xvn' siècles”, in W. Kaiser (éd.). Les Intermédiaires dans
l’échange et le rachat des captif en Méditerranée, XVI-xvtf siècles, Rome,
EFR, 2005. Document cité: Archives de la chambre de commerce de
Marseille, E 51 (Tunis, 11 mars 1617).
69. J. T. Bent (éd.), op. cit., p. 36.
70. Cf. Philémon de La Motte et al., Etat des royaumes de Barbarie,
Rouen, Machuel, 1731, p. 158-159.
71. Cf. A. H. de Groot, “Ottoman North Africa and the Dutch
Republic in the seventeenth and eighteenth century”, REMMM, n° 39,
1er semestre 1985, p. 131-147, p. 136; G. S. Van Krieken (éd.),
Dr Comelys Pynacker, Historisch verhael van der steden Thunes, Algiers
en de andere steden in Barbarien gelegen, La Haye, 1975.
72. Voir supra.
73. J. Cremona, “Accioché ognuno le possa intendere. The use of
Italian as a lingua franca on the Barbary Coast of the seventeenth cen­
tury. Evidence from the English”, Journal ofAnglo-Italian Studies, 5,
1997, p. 52, voir notamment p. 54.
74. Qui signifie “aller ensemble”.
75- C. R. Pennell (éd.), Piracy and Diplomacy in Seventeenth-Century
North Africa. The Journal of Thomas Baker, English Consul of Tripoli,
1677-1685, Rutherford NJ, Fairleigh Dickinson U. P., 1989.
76. Ibid., p. 114.
77. Le mot sacran, “ivre”, est de langue arabe. Voir ce commentaire
du père Quartier : “Les barbares ont plus d’horreur pour les yvrognes
que pour les autres coupables, ils les appellent en leur langage Sacran,
comme si c’était une chose sacrée de la Barbarie de voir un homme
de la nation pris de vin.” {L'Esclave religieux et ses aventures, Paris,
D. Hortemels, 1690, p. 240.) Le bacha veut tuer le consul anglais,
mais des renégats (amis de celui-ci) s’interposent ; le consul par la suite
demandera à être pardonné... {Ibid., p. 135 sq.)
78. F. Braudel, La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque
de Philippe LI, (1966), Paris, A. Colin, 1993, t. II, p. 646.
79. Ibid., p. 647.
80. Pour ce qui concerne la Kabylie, voir supra, chap. II.
81. Cf. L. d’Arvieux, Mémoires du chevalier d’Arvieux, éd. J.-B. Labat,
Paris, Delespine, 1735, t. IV, p. 241.
528 LINGUA FRANCA

82. Laugier deTassy, Histoire du royaume d’Alger, Paris, Loysel, 1992


(éd. orig. Amsterdam, 1725).
83. Ibid., p. 173.
84. P. Dan, op. cit., 2' éd., 1649, p. 22.
85. Cf. S. Boubaker, La Régence de Tunis au XVtf siècle: ses relations
commerciales avec les ports de l’Europe méditerranéenne, Marseille et
Livourne, Zaghouan, CEROMDI, 1987; L. Merouche, op. cit. ; D. Panzac,
Les Corsaires barbaresques : la fin d’une épopée (1800-1820), Paris,
Editions du CNRS, 1999.
86. E Pananti, op. cit., p. 244.
87. A. Gallico, Tunis et les consuls sardes, 1816-1834, Tunis, Dar al
Gharb al islami, s.d., p. 112.
88. Laugier deTassy, op. cit., p. 106.
89. Mais on constate que les études urbaines font rarement place à la
question de la langue ou des langues parlée(s) en ville. Cf. T. Shuval, La
Ville d’Alger vers la fin du XViif siècle. Population et cadre urbain, Paris,
Editions du CNRS, 1998; E Khiari, Vivre et mourir en Alger. L’Algérie
ottomane aux XVf-XVlf siècles: un destin confisqué, Paris, L’Harmattan,
2002.
90. Voir supra, chap. ni.
91. Celui-ci fut fondé par un Corse de Marseille, Thomas Lenche,
en 1560, avec un monopole sur la pêche du corail et il fut repris par les
Algériens, disputé à nouveau et enfin détruit en 1604. La place renaît
en 1628 à l’initiative de Sanson Napollon, autre Corse, Marseillais
d’adoption, qui a également des visées sur le comptoir deTabarka, tenu
alors par des Génois. M. Vergé-Franceschi et A. M. Graziani, La Guerre
de course en Méditerranée (1515-1830), Paris, Presses de la Sorbonne-
Ajaccio, Piazzola, 2000; Le Corail en Méditerranée, Piazzola, 2004.
92. C’est moi qui souligne.
93. P. Dan, op. cit., p. 54-55.
94. J. Hebenstreit, “Voyage à Alger, Tunis et Tripoli, entrepris aux
frais et par ordre de Frédéric-Auguste, roi de Pologne, etc., en 1732”,
Nouvelles Annales des voyages, de la géographie et de l’histoire, 2e série,
1830, t. XVI, p. 67.
95. L. Desfontaines, Fragments d’un voyage dans les Régences de Tunis
et d’Alger, fait de 1783 à 1786par L. Desfimtaines, 1838, vol. 2, p. 19.
96. Cf. H. Guys, Recherches sur la destruction du christianisme dans
l’Afrique septentrionale et sur les causes qui ont retardé la colonisationfran­
çaise en Algérie, Paris, 1865. On prendra garde toutefois aux résonances
fortement coloniales de ce texte lors de sa rédaction et à l’enjeu d’une
mise en exergue de l’enracinement local du provençal dans un moment
où la Régence d’Alger est convoitée par la France (le titre de l’ouvrage
de ce vice-consul est rien moins qu’explicite à cet égard).
97. Sur la référence indigène au “Carême”, pour signifier le Ramadan,
voir par exemple Chastelet des Bois, op. cit., ou J. Hebenstreit, op. cit.
NOTES CHAPITRE V
529

98. J.-L. Poiret, Lettres de Barbarie, 1785-1786, Paris, Le Sycomore,


1980, p. 94.
99. Ibid, p. 123.
100. Ibid, p. 129.
101. P. Dan, op. cit., p. 318.
102. Pour le cas de Tunis, elle est décrite, par exemple, par J. Thévenot
au XVIIe siècle.
103. A. Quartier, op. cit., p. 52-53.
104. Ibid., p. 162.
105. Ibid, p. 163.
106. Sur la langue bédouine comme référence de pureté, voir
aussi G. Ayoub, “La langue des Nuits: wajh mâlih wa lisân fasîh", in
A. Chraïbi (dit.), Les Mille et Une Nuits en partage, Paris, Sindbad/Actes
Sud, 2004, p. 491-524.
107. A. Quartier, op. cit., p. 166.
108. J.-L. Poiret, op. cit.
109. Ibid., p. 191. Rehbinder, au début du XIXe siècle, attestera une
version légèrement différente du même proverbe: "Saint Jean venir,
buba (bubon, peste) andar." Cf. J. von Rehbinder, Nachrichten und
Bemerkungen über den algierschen Staat, Altona, 1798-1800, 3 vol.,
t. III, p. 311 sq,
110. Voir également M. Belhamissi, Alger, l’Europe et la guerre secrète
(1518-1830), Alger, Dahlab, 1999.
111. E. Broughton, Six Years Residence in Algiers, Londres, Saunders
& Otley, 1839; et voir infra.
112. D. de Haëdo, Topographia e bistorta generai de Argel, Valladolid,
1612, trad. fr. Monnereau et Berbrugger, Topographie et histoire générale
d’Alger, Saint-Denis, Bouchène, 1998, p. 58.
113. Sur ces relations entre la Kabylie et l’Espagne, une recherche de
N. Planas est en cours.
114. H. Schuchardt, “The Lingua franca”, Zeitschriftfur Romanische
Philolope, t. XXXIII, 1909, p. 441-461, p. 447. Voir G. Cifoletti, “La
parole «fantasia» nelle lingue del Mediterraneo”, Incontri linguistici, 5,
1979, p. 139-145.
115. Lettre reproduite par G. Cifoletti, La Linguafranca barbaresca,
Rome, Il Calamo, 2004, p. 284. Il y est question d’une langue morte
et de ses survivances: “Comme vous [Schuchardt] l’avez très bien vu,
il n’existe plus de langue neutre parlée au cours de relations entre des
gens qui ont respectivement d’autres langues maternelles (arabe et fran­
çais s’entretenant en sabir à base d’espagnol ou d’italien, tel qu’on le
voit dans la relation de Haëdo ou dans des œuvres écrites aux environs
de 1830-1840, comme les mémoires de Léon Roche)...” Voir aussi
P. Swiggers, “Autour de la « lingua franca »: une lettre de Marcel Cohen
à Hugo Schuchardt à propos de la situation linguistique à Alger”, Orbis,
36,1991-1993, p. 271-280.
530 LINGUA FRANCA

116. On doit d’ailleurs se rappeler que la Kabylie a de toute façon


une ouverture sur la mer...
117. Lady Montagu, L’Islam au péril des femmes. Une Anglaise
en Turquie au xviif siècle, éd. P. Chuvin et A.-M. Moulin, Paris, La
Découverte, 1991, p. 195.
118. Ibid., p. 196.
119. Ibid.p. 192.
120. Voir Fr. Hitzel (éd.). Prisonnier des infidèles. Un soldat ottoman
dans l’empire des Habsbourg, Paris, Sindbad/Actes Sud, 1998.
121. J. C. Mascarenhas, Esclave à Alger. Récit de captivité de Joâo
Mascarenhas (1621-1626), Paris, Editions Chandeigne, 1993, p. 123.
122. Thévenot explique qu’à Tunis, au XVII' siècle, il faut cacher
que l’on entend l’arabe. Sans doute voulait-on éviter les fuites d’es­
claves ou de captifs si trop d’entre eux s’initiaient à la langue du pays :
l’argument de la sacralité de l’arabe ne doit pas être trop systématique­
ment invoqué.
123. A. Quartier, op. cit., p. 75. Pour un exemple d’eunuque parlant
la langue franque, ibid., p. 269.
124. Cf. M. Ter Meetelen, L’Annotation ponctuelle de la description
de voyage étonnante de la captivité remarquable et triste durant onze
ans..., Hoorn, 1748, éd. et trad. G. H. Bousquet et G. W. Bousquet-
Mirandolle, Paris, Publications de l’Institut des hautes études maro­
caines, 1956, t. XVTI.
125. J’ai le projet d’approfondir cette question dans une nouvelle
recherche.
126. Philémon de La Motte, op. cit.
127. Cf. L. Blili, Parenté et pouvoir dans la Tunisie husaynite, 1705-
1957, université de Tunis, 2005, t. III.
128. Voir supra, chap. IV.
129. L. Roches, Dix ans à travers l’Islam, Paris, Perrin, nouv. éd.
1904 (l"éd. 1884), p. 10.
130. Voir infra, chap. X.

NOTES CHAPITRE VI

1. P. Dan, Histoire de la Barbarie et de ses corsaires, 2' éd. 1649 (lrc éd.
Paris, 1637), p. 92-93.
2. Cf. L. Maziane, Salé et ses corsaires 1666-1727, Un port de course
marocain au XVlf siècle, PU de Caen, 2008.
3. Voir L. Colley, Captives. Britain, Empire and the World, 1600-
1850, Pimlico, 2003.
4. Fr. Brooks, Barbarian Cruelty, Londres, 1693, p. 114.
5. Cf. A. El Moudden (dir.), Le Maghreb à l’époque ottomane, Rabat,
Publication de la Faculté des Lettres, 1995, et notamment M. Akar, “Les
NOTES CHAPITRE VI 531

mots turcs dans le dialecte arabe du Maroc”, p. 33-51; R. Coindreau,


Les Corsaires de Salé, 2' éd., Casablanca, La Croisée des chemins, 1998
(lre éd. 1948); L. Maziane, “Le vocabulaire maritime de Salé-le-Neuf
aux xvii' et xviii' siècles”, in Trames de langues. Usages et métissages
linguistiques dans l’histoire du Maghreb, Paris, Maisonneuve et Larose,
2004, p. 97-104; Salé et ses corsaires (1666-1727), op. cit.
6. M. Morsy (éd.), La Relation de Thomas Pellow. Une lecture du
Maroc au xvilf siècle, Paris, Recherche sur les civilisations, 1983.
7. W. Lempriere, Voyages dans l’empire de Maroc et le royaume de Fez,
faits pendant les années 1790 et 1791, Paris, Tavernier, 1801 (éd. orig.
1791). Je me réfère ici à l’édition de A. Savine, Le Maroc ily a cent ans
(souvenirs du chirurgien W Lempriere), Paris, Michaud, 1911, p. 201.
8. CE Windus, A Journey to Mequinez, Londres, Tolton, 1725,
p. 196.
9. On pourrait songer à la présence de renégats anglais tels que
Thomas Pellow, expédié en garnison dans le Sud du pays. CE M. Morsy
(éd.), op. cit.
10. P. Dan, op. cit., p. 233.
11. E. d’Aranda, Les Captif d'Alger, éd. L. Z’rari, Paris?, Jean-Paul
Rocher, 1997, p. 68 sq.
12. C’est le terme (knoo) employé par exemple par Maria Ter
Meetelen, L’Annotation ponctuelle de la description de voyage étonnante
de la captivité remarquable et triste durant onze ans..., Hoorn, 1748,
p. 37. Voir également Th. Pellow, op. cit., p. 173.
13. CE H. Koehler, La Pénétration chrétienne au Maroc. La mission
franciscaine à Meknès, Paris, 1914; L’Eglise chrétienne du Maroc et la
mission franciscaine (1221-1790), Paris, Société d’études franciscaines,
1934.
14. CE G. Host, Histoire de l'empereur du Maroc Mohammed ben
Abdallah, Rabat, La Porte, 1990.
15. E Harrak, “Mawlay Isma’il’s Jaysh al-Abîd: Reassesment of a
military experience”, in M. Toru et J. Philippe (éd.), Slave Elites in
the Middle East and Africa, a Comparative Study, Londres, Taylor and
Francis, 2000, p. 197-214.
16. Cf. K. Lazaare, “Le Maroc dans les récits de voyage allemands du
XIX' siècle” (p. 113-131), et S. Idrissi Moujib, “Les voyageurs allemands
germanophones au Maroc de 1830 à 1930 entre aventure, impéria­
lisme et exotisme” (p. 133-147), in A. El Moudden et A. Benhadda,
Le Voyage dans le monde arabo-musulman : échange et rupture, Rabat,
Publications de la Faculté des Lettres, 2003.
17. A. Boucharb, Les Crypto-Musulmans d'origine marocaine et la
Société portugaise au XVf siècle, thèse, université de Montpellier-III,
1987.
18. G. Mollette, Relation de captivité dans les royaumes de Fez et de
Maroc, rééd. 2002 (éd. orig. 1683), Paris, Mercure de France, p. 25.
532 LINGUA FRANCA

19. Préface à l’édition orig., p. III.


20. Cette situation d’enracinement de l’espagnol est en réalité bien
plus ancienne encore. On la rencontrait dans le témoignage de Diego
de Torres (Histoire des chérifi, in Marmol Carvajal, L’Afrique, III, éd.
N. D’Ablancourt, Paris, 1667). Mais elle concerne dans ce dernier cas
des femmes, ce qui permet de vérifier l’absence d’une rupture majeure
entre l’univers féminin et masculin sur ce plan linguistique. Il s’agit
néanmoins, dans le témoignage de Diego de Torres, de dames de la cour
ou de haute naissance, dont il apparaît même quelles ont un tropisme
européen, une fascination pour l’Europe. Ce texte évoque étroitement
le récit du captif, dans Don Quichotte, et ce personnage de Zoraïde qui
apprend la langue des chrétiens (la langue franque) parce quelle veut
devenir chrétienne et que le mariage avec un chrétien va de pair avec le
processus de conversion.
21. C’est le dernier chapitre de sa Relation de captivité...,op. cit.
22. E. Lévi-Provençal, Les Historiens des Chorfas, 2' éd. Casablanca,
Afrique-Orient, 1991 (lrc éd. 1922), p. 82.
23. G. Mollette, op. cit., p. 24.
24. Ibid, p. 27.
25. Cf. M. Morsy (éd.), op. cit., p. 124, 205.
26. Sur ces citations presque codifiées, voir infra, chap. vin.
27. M. Morsy (éd.), op. cit., p. 82.
28. John Windus, en revanche, en fait état.
29. J. Mocquet, Voyages de Jean Mocquet, J. de Henqueville, 1617,
p. 164.
30. Transcription de “Celebi”.
31. J. Mocquet, op. cit., p. 380-381.
32. P. d’Avity, Description générale de l’Afrique, 2^ partie du monde,
1637, p. 59; il évoque comme la langue “africaine” la langue berbère
ou tamazight. Avity transcrit d’ailleurs une version en langue berbère
(moresque, africaine dans sa terminologie) de la “Patenôtre”.
33. Ibid, p. 59.
34. Je souligne.
35. P. d’Avity, op. cit., p. 176.
36. Cf. O. Dapper, Description de l’Afrique, trad, du flamand,
Amsterdam, 1686. Il s’agit du tamashek ou langue touarègue.
37; Voir M. Ben Jemia, La Langue des derniers musulmans de l’Es­
pagne: linguistique hispanique, Tunis, Publications de l’Université de
Tunis, 1987; H. Bouzineb, “Analyse linguistique et histoire culturelle.
Le cas de la littérature «aljamiada» morisque” (en langue arabe), in
A. Sebti (dir.), Histoire et linguistique, Rabat, Publications de la faculté
des lettres, 1992, p. 37-46; cf. B. Vincent, “Reflexion documentada
sobre el uso del àrabe y de las lenguas romanicas en la Espana de los
moriscos (ss xvi-xvil)”, in El Rio morisco, Publications de l’universié de
Valence, 2006, p. 105-118.
NOTES CHAPITRE VI 533

38. CE H. Schuchardt, “Die Lingua franca”, Zeitschrift fur


Romanische Philologie, t. XXXIII, 1909, p. 450.
39. Voir, par exemple, la description des matemores de Porto Farina,
par A. Galland, Histoire de l’esclavage d’un marchand de la ville de Cassis
à Tunis, Paris, La Biblothèque, 1993.
40. J. Windus, op. cit. (rééd. par D. Meunier, Paris, Geuthner,
2005), p. 96.
41. Ibid., p. 104.
42. Ibid., p. 150.
43. G. Hast, op. cit., p. 72.
44. De bachador, ambassadeur, et swid pour Suède.
45. Cf. O. Agrell, Neue Reise nach Marokkos, trad, du suédois,
Nuremberg, Schneider et Weigel, 1798, p. 77, 217, 223, 226, 362,
375, 435, 460, 461. Makan est un terme de négation.
46. G. Hast, Relations sur les royaumes de Marrakech et Fès recueillies
dans ces pays de 1760 à 1768, trad. F. Damgaard et P. Gailhanou, Rabat,
La Porte, 2002. “Ce bono est peut-être linguafranca [écrit Hast], mais il
a plus sûrement son origine dans la dernière syllabe du mot [...] thiben,
c’est-à-dire: bon ou bien”, p. 106, n. 55. Voir supra, chap. III.
47. Mazagan n’est récupérée par les Marocains qu’en 1769. Cf.
J. Duvignaud et L. Vidal, Mazagâo. La ville qui traversa l’Atlantique
(1769-1783), Paris, Aubier, 2005.
48. J. Potocki, Voyage dans l’empire du Maroc fait en l’année 1791,
Paris, Maisonneuve et Larose, 1997, p. 71.
49. Laugier de Tassy, Histoire du royaume d’Alger, Paris, Loysel,
1992, p. 172.
50. J. Potocki, op. cit., p. 40.
51. Cf. S. Lévy, “Ports, parlers portuaires et importation linguis­
tique. Place des hispanismes dans la problématique de l’emprunt”, in
A. Kaddouri (dir.), Le Maroc et l’Atlantique, Rabat, Publications de la
Faculté des Lettres, p. 59-74, notamment p. 69.
52. Voir supra.
53. C. de La Véronne, Tanger sous l’occupation anglaise, d'après une
description anonyme de 1674, Paris, Geuthner, 1972.
54. W. Lempriere, op. cit., p. 10.
55. J. Potocki, op. cit., p. 44. Voir S. Lévy, Parlers arabes des juif du
Maroc : particularités et emprunts. Histoire, sociolinguistique et géographie
dialectale, Lille, anrt, 1990.
56. J. de La Faye et al., Relation en forme dejournal de voyage pour la
rédemption des captifs aux royaumes de Maroc et d’Alger, Paris, Bouchène,
2000, p. 43.
57. Ibid., p. 86.
58. J. Potocki, op. cit., p. 6.
59. Elle n’a pas pu être rachetée plus rapidement en raison des
troubles politiques qui résultaient de la succession de Mawlay Ismaîl,
mort en 1727, et qui entravaient les opérations de rachat.
534 LINGUA FRANCA

60. M. Ter Meetelen, op. cit., p. 14.


61. Ibid., p. 22, 24.
62. Ibid., p. 29.
63. Ibid., p. 45.
64. Ibid., p. 68.
65. C. deLaVéronne (éd.), Vie de Moulay Ismail, roi de Fès et de Maroc,
d’aprèsJoseph de Leon (1708-1728), Paris, Geuthner, 1974, p. 158.
66. Cf. M. Morsy (éd.), op. cit., p. 74. Pellow a dû néanmoins
acquérir une connaissance suffisante de l’arabe pour être pris comme
interprète, lors de la venue de l’ambassadeur anglais, Charles Stewart;
Windus, autre membre de cette ambassade, mentionne sa compétence
à cet égard. Voir également G. Milton, Captifs en Barbarie, L'histoire
extraordinaire des esclaves européens en terre d’Islam, Paris, Editions Noir
sur Blanc, 2006 (éd. orig. 2005).
67. CE M. Akar, in A. El Moudden (dir.), op. cit., et A. El Moudden,
“Le turc au-delà des Turcs. Termes d’origine turque dans quelques par-
lers et écrits marocains”, in Trames de langues..., op. cit., p. 83-96.
68. Cf. Ch.-R. Ageron, “L’émigration des musulmans algériens
et l’exode de Tlemcen (1830-1911)”, Annales ESC, 22, 2, 1967,
p. 1047-1066.
69. Comme pour le cas de la francophonie, le rappel de cette histoire
peut être le fait de la diplomatie portugaise ou espagnole à des fins de
rapprochement plus ou moins intéressées et contrôlées.
70. Cf. H. Vacher, Villes coloniales aux XIX-XX' siècles, Paris,
Maisonneuve et Larose, 2005.
71. Voir supra, chap. I.
72. Voir par exemple C. M. B. Brann, “Réflexions sur la langue
franque {lingua francò)-, origine et actualité”, La Linguistique, 30, fase.
1,1994, p. 149-159.
73. Un manuscrit en caractères grecs du début du XIIIe siècle pro­
pose ainsi un Credo “romanisé”, probablement à l’usage commun des
Vénitiens ou des Provençaux: “Kretto a in deo patrem monipotante
kritour sele a dera ki se voet te tout etc” / (Credo in unum Deum
patrem omnipotentem factorem coeli et terrae visibilium omnium
etc.), texte édité par E. Egger, “Mémoire sur un document inédit pour
servir à l’histoire des langues romanes”, Mémoire de l’Académie des ins­
criptions et belles-lettres, 21,1,1857, p. 349-368. Sur ce document, voir
les deux publications mentionnées note 58.
74. Voir supra, chap. I.
75. Sur le sens de “Franc”, voir également H. et R. Kahane, “-Lingua
franca :The Story of a Term”, Romance Philology, 30, 1976, p. 25-41;
P. Badenas, “La lingua franca, moyen d’échange et de rencontre dans
un milieu commun”, Byzantinoslavica (Revue internationale des études
byzantines), t. IVI, 1995, fase. 2, p. 493-505.
76. Voir infra, chap. X.
NOTES CHAPITRE VI 535

77. Cette série, publiée par Sindbad, à Paris, débute avec Les Enfances
de Baïbars, paru en 1985. Œuvre de littérature orale, geste du sultan
mamelouk Baïbars, elle a donné lieu à de multiples transcriptions au
cours de l’âge moderne ; la version retenue pour traduction en langue
française par J.-P. Guillaume et G. Bohas est un remarquable manuscrit
syrien du XIXe siècle, et la traduction française de ce manuscrit est aussi
incontournable par sa qualité. Voir supra, chap. IV.
78. Il est attesté, par exemple, par Rehbinder à la fin du XVIII' siècle
dans la Régence d’Alger, chaque servante devenant, quant à elle, une
“Maria”: “DerPobel, der Landmann unddie Cabylen belegen gewohnlich
jeden einzelnen Europâer, den sie anreden, mit dem namen Jouan (Johann)
so wie sie voraussetzen, dass jedes christliche Frauenzimmer Maria heis-
sen müsse", J. von Rehbinder, Nachrichten und Bemerkungen iiber den
algierschen Stoat, vol. I, Altona, 1798, p. 566.
79. Cf. La Revanche du Maître des ruses..., 1996, p. 70, 120.
80. Cf. La Chevauchée desfils d’Ismaïl..., 1987, p. 117.
81. Ibid, p. 174.
82. Ibid., p. 292. Voir “Mantar la cabeza” in La Revanche du Maître
des ruses..., p. 45.
83. Voir M.-J. Simon-Aragon, Edition et approche linguistique d’un
épisode du Roman de Baïbars: Le Voyage de la reine, mémoire de DEA,
université Paris-III, 1992 (référence aimablement communiquée par
J. Lentin).
84. Voir Pirati barbareschi, schiavi e galeotti nella storia e nella leg­
genda ligure di Giulio Giacchero, Genève, Bonacci, 1970 (je dois cette
autre référence à W. Kaiser); E. Lucchini, La merce humana: schiavitù e
riscatto dei Liguri nel Seicento, Rome, Bonacci, 1990.
85. Cf. H. Schuchardt, op. cit., p. 453.
86. Cf. N. Béranger, La Régence de Tunis à la fin du xvif siècle, éd.
P. Sebag, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 83.
87. Ph. de La Motte, Etat des royaumes de Barbarie, Rouen, Machuel,
1731, p. 183. Chastelet des Bois mentionne également un Rapasse ou
religieux chrétien ayant abjuré et finissant en martyr pour être revenu
à sa foi originelle. Chastelet des Bois, L'Odyssée ou Diversité d’aventures,
rencontres et voyages en Europe, Asie etAfrique, La Flèche, Gervais Laboé,
1665, p. 439.
88. Archives historiques de la congrégation “De propaganda fide",
Barbarie (SC Barbarla), vol. 9 (1790-1799),Tripoli 18 GH, 247 r. Mes
remerciements à Christian Windier pour cette référence.
89. Cf. H. Schuchardt, op. cit., p. 445.
90. Ibid.
91. Cf. Al-Jabarti, Journal d’un notable du Caire durant l’expédition
française, éd. et trad. J. Cuoq, Paris, Albin Michel, p. 177.
92. Cité ici d’après l’anthologie de J.-C. Berchet, Le Voyage en Orient,
Paris, Laffont, 1985, p. 66.
536 LINGUA FRANCA

93. G. de Nerval, Voyage en Orient, Paris, Gallimard, Poches, 1998,


p. 171-172.
94. Fr. Savary de Brèves, Relation des voyages de Monsieur de Brèves
tant en Grèce, Terre Saincte & Egypte, qu’aux Royaumes de Tunis et Alger,
Paris, N. Gasse, 1628, p. 39. Voir supra, chap. il.
95. Voir Sarga Moussa, “Le sabir du drogman”, Arabica, vol. 54, 4,
2007, p. 554-567.
96. A. Galland, Le Voyage à Smyme. Un manuscrit d’Antoine Galland,
1678, éd. A. Miquel et F. Bauden, Paris, Editions Chandeigne, 2000,
p. 150-151.
97. Cf. M.-C. Smyrnelis, Une ville ottomane plurielle. Smyme aux
XVilf etXEf siècles, Istanbul, Isis, 2006; H. Georgelin, La Fin de Smyme.
Du cosmopolitisme au nationalisme, Paris, Editions du CNRS, 2005.
98. A. de La Motraye, Voyages du Sieur de La Motraye en Europe, Asie
etAfrique, La Haye, Johnson et Van Duren, 1717, vol. 1, p. 85.
99. Ibid.
100. Ibid, p. 89.
101. Cf. F. L. Norden, Travels in Egypt and Nubia, trad, du danois,
Londres, 1757, p. 57, 55.
102. Ibid., p. 55.
103. Ibid.
104. Cf. H. et R. Kahane et A. Tietze, The Lingua Franca in the
Levant. Turkish Nautical Terms of Italian and Greek Origin, Urbana,
1958 (2e éd. Istanbul, 1988), p. 39.
105. Outre la description de François Savary de Brèves et celle
d’Antoine Galland.
106. La Guilletière, Athènes ancienne et nouvelle et l’estât présent de
l’Empire des Turcs, Paris, E. Michallet, 1675. Voir également Lacédémone
ancienne et nouvelle, Paris, C. Barobin, 1676.
107. La Guilletière, Athènes..., op. cit., p. 35.
108. Je souligne.
109. La Guilletière, Athènes..., op. cit., p. 423.
110. J.-B. Tollot, Nouveau Voyage fait au Levant, ès années 1731 et
1732, Paris, Durand, 1742, p. 218-219.
111. Cf. R. Balibar, Le Colinguisme, Paris, PUF, 1993.
112. “L’habit ne sert guère à les discerner; car excepté le Turban,
ils sont tous vestus à la Grecque. Mais pour les femmes des Turcs, rien
ne les distingue extérieurement de celles des Grecs”, La Guilletière, op.
cit., p. 156.
113. J. Spon, Voyage d’Italie, de Dalmatie, de Grèce et du Levant,
Lyon, A. Cellier fils, 1678 (rééd. Genève, 2004), p. 285. Même récit
in G. Wheler, Voyage de Dalmatie, de Grèce et du Levant, Anvers,
Horthemels, 1689, p. 122.
114. J. Spon, op. cit., p. 235.
NOTES CHAPITRE VI 537

115. J.-J. Ampère, La Grèce, Rome et Dante, 1848, cité ici d’après
l’anthologie de J.-C. Berchet, op. cit., p. 384. Mérimée mentionnera
aussi l’étrangeté d’un livre en caractères grecs translittérant du turc.
116. G. Wheler, op. cit., p. 364.
117. C. Le Brun (ou de Bruyn), Voyage au Levant, Delft, 1700,
p. 172.
118. Ibid., p. 179.
119. Pitton de Tournefort, Relation d’un voyage du Levant, Paris,
Imprimerie royale, 1717, p. 57.
120. Ibid.,p. 71.
121. La Guilletière, op. cit., p. 177.
122. La Motraye, op. cit., p. 192.
123. La Guilletière, op. cit., p. 225.
124. Tournefort, op. cit., p. 149.
125. Le grico est un dialecte grec parlé dans le Salento. Cette ques­
tion a donné lieu à une recherche à paraître de E. Caroli.
126. H. Kahane, “A case of glossism : Greghesco and Lingua Franca
in Venetian literature”, Melanges Petar Skok, Zagreb, 1985, p. 193-
198; L. Coutelle, “Grec, greghesco, lingua franca”, in Venezia: centro
di mediazione tra Oriente e Occidente (secoli xv-xvi), aspetti e problemi,
“Atti del II Congresso internazionale di storia della civiltà veneziana”,
1977, vol. II, p. 537-544; M. Cortelazzo, “Il contributo del veneziano
e del greco alla lingua franca”, op. cit., p. 523-535.
127. La Guilletière, op. cit., p. 235.
128. Castellan, Lettres sur la Maree, H. Agasse, 1811, cité d’après
l’anthologie de J.-C. Berchet, op. cit., p. 100-101.
129. Ibid., p. 104.
130. Ibid, p. 111.
131. J.-B. Tollot, op. cit., p. 127.
132. B. Heyberger, Les Chrétiens du Proche-Orient au temps de la
Réforme catholique, Rome, efr, 1994.
133. C. Le Brun (ou de Bruyn), op. cit., p. 305.
134. Fr. Savary de Brèves, op. cit,, p. 50.
135. Ibid., p. 50. Le narrateur est Jacques Du Castel, rédacteur des
mémoires de Savary de Brèves.
136. Ces écoles ont pu exister, mais on n’en rencontre pas de mention
explicite jusqu’au XIXe siècle. En revanche, il existe des couvents italiens.
Voir A. Triulzi, “Italian speaking communities in early nineteenth cen­
tury Tunis”, ROMM, 9,1971, p. 153-184; ainsi que les travaux, fortement
empreints d’une perspective coloniale, de l’érudit italien E. Rossi : “La
lingua franca in Barberia”, Rivista delle colonie italiane, 1928, p. 143-
151; “La lingua italiana sulle coste dell’Africa settentrionale e particolar­
mente a Tripoli nei secoli xvil-xvill”, L’Idea coloniale, 10 avril 1926.
137. Voir P. Gassendi, Vie de l’illustre Nicolas-Claude Fabri de Peiresc,
trad, du latin, Paris, Belin, 1992; et voir B. Heyberger (dir.), Abraham
Ecchelensis et la science de son temps, colloque organisé au Collège de
France, 2006 (sous presse).
538 LINGUA FRANCA

138. E. d’Aranda, op. cit., p. 54.


139. Ibid., p. 45.
140. Cf. A. Messaoudi, “Orientaux orientalistes. Les Pharaon,
interprètes du Sud au service du Nord”, in C. Zytnicki (dir.), Sud-
Nord, Toulouse, Privât, 2004, p. 243-255; “The teaching of Arabie in
French Algeria and contemporary France”, French History, 20, 2006,
p. 297-317.
141. C. Le Brun, op. cit., p. 163-164.
142. L. d’Arvieux, Voyage dans la Palestine vers le Grand Emir, Paris,
André Cailleau, 1717, p. 31 sq.
143. P. Lamborn Wilson, Utopies pirates. Corsaires maures et renega­
des, Paris, Dagorno, 1998, p. 36-37 (voir introduction, n. 39); R. Davis,
Esclaves chrétiens, maîtres musulmans. L’esclavage blanc en Méditerranée
(1500-1800), trad. J. Tricoteaux, Paris, J. Chambon, 2006 (éd. orig.
2003).
144. G. Veinstein, “L’administration ottomane et le problème des
interprètes”, in B. Marino (coord.), Etudes sur les villes du Proche-Orient
(xvf-XDé siècle), Damas, 2001, p. 65-79.
145. Cf. G. Necipoglu, Architecture, Ceremonial and Power. The
Topkapi Palace in the Fifteenth and Sixteenth Centuries, New York, MIT
and the Architectural History Foundation, 1991.
146. Cf. L. Bassano de Zara, I Costumi e i modi particolari de la vita
de Turchi, Rome, 1545, p. 55.
147. Cf. N. Vatin, “Itinéraires d’agents de la Porte en Italie (1483-
1495). Réflexions sur l’organisation des missions ottomanes et sur la
transcription turque des noms de lieux italiens”, Turcica, XIX, 1987,
p. 29-50, notamment p. 49.
148. Cf. A. Bobovius, Topkapi. Relation du sérail du Grand Seigneur,
éd. A. Berthier et S. Yerasimos, Paris, Sindbad/Actes Sud,1999.
149. N. Vatin, “L’emploi du grec comme langue diplomatique par
les Ottomans (fin du xv'-début du XVI' siècle)”, in Fr. Hitzel (dir.),
Istanbul et les langues orientales, Paris-Istanbul, L’Harmattan, 1997,
p. 41-47.
150. Cité par N. Vatin, op. cit., p. 42.
151. Cf. H. Ahrweiler, “Une lettre en grec du sultan BayezidII
(1481-1512)”, Turcica, 1,1969, p. 150-160.
152. N. Vatin, op. cit., p. 47.
153. Voir l’ensemble des articles réunis in “Oral et écrit dans le
monde turco-ottoman”, REMMM, 75-76, 1996.
154. Sur le rapport de ces trois langues, voir M. Bozdémir et
S. Bosnali (dit.), Les Mots voyageurs et l’Orient, Istanbul, Presses univer­
sitaires de Bogazici, 2006.
155. W. G. Andrews et M. Kalpakli, The Age of the Beloveds. Love
and the Beloved in Early-Modern Ottoman and European Culture and
Society, Duke University Press, 2005.
NOTES CHAPITRE VII 539

156. S. Subrahmanyam, Explorations in Connected History. Mughals


and Franks, Oxford University Press, 2005, p. 158.
157. Ibid.
158. C. Lefèvre-Agrati, Annales USS, “Pouvoir et noblesse dans l’em­
pire moghol”, 2007, n° 6, p. 1287-1312.
159. Pour renforcer leurs liens solidaires? Communication person­
nelle de Fr. Hitzel.
160. Cf. G. Veinstein, op. cit., et B. Lewis, “From Babel to
Dragomans”, Proceedings ofthe British Academy, 2001, p. 37-54.
161. Cf. Fr. Hitzel (dir.), Enfants de langue et Drogmans, Istanbul,
1995, p. 78.
162. Extracts ofthe Diaries of17 John Covel (1670-1679), 1893, éd.
J.T. Bent, Londres, p. 160.
163. Voir W. G. Andrews et M. Kalpakli, op. cit.

NOTES CHAPITRE VII

1. Cf. A. Zysberg, Les Galériens. Vies et destins de 60 000forçats sur


les galères de France, Paris, Seuil, 1991; R. C. Davis, Esclaves chrétiens,
maîtres musulmans. L'esclavage blanc en Méditerranée (1500-1800),
Paris, J. Chambon, 2006 (éd. orig. 2003).
2. R. C. Davis, op. cit., p. 192.
3. Ibid.
4. Cf. A. Zysberg, Marseille au temps des galères, 1660-1748, Paris,
Rivages, 1983.
5. W. Rudt de Collenberg, “Le baptême des musulmans esclaves à
Rome aux XVII' et XVIII'siècles”, MEFRIM, 101/1-2, 1989, p. 9-181 et
519-670.
6. H. Touati, Islam et voyage au Moyen Age, Paris, Seuil, 2000. Sur
les captifs musulmans, voir N. Vatin, “Note sur l’attitude des sultans
ottomans et de leurs sujets face à la captivité des leurs en terre chré­
tienne”, Wiener Zeitschriftfur die Kunde des Morgenlandes, 82, 1992,
p. 375-395; “Deux documents sur la libération de musulmans captifs
chez les Francs (1573)”, ibid., 83, 1993, p. 223-232; Fr. Hitzel (éd.
et trad.), Prisonnier des infidèles. Un soldat ottoman dans l’empire des
Habsbourg, Paris, Sindbad/Actes Sud, 1998; “Les captifs ottomans dans
l’empire des Habsbourg (XVII'-XVIII' siècle)”, Méditerranée, Moyen-
Orient. Hommage à Jacques Thobie, Istanbul, Institut Français d’Etudes
Anatoliennes, 2003, p. 185-200; “Réflexions juridiques et historiques
sur le voyage des musulmans en terre infidèle”, in A. El Moudden et
A. Benhadda, Le Voyage dans le monde arabo-musulman, échange et
modernité, Rabat, 2003, p. 13-34. Voir S. Subrahmanyam et M. Allant,
Indo-Persian Travels in the Age ofDicoveries (1400-1800), Cambridge
University Press, 2007.
540 LINGUA FRANCA

7. Voir l’ouvrage synthétique dirigé par M. Arkoun, Histoire de


l’islam et des musulmans en France, Paris, Albin Michel, 2007. Sur la
période médiévale, voir “Islam et chrétiens du Midi (XIIe- XIVe siècle)”,
Cahiers de Fanjeaux, 18, 1983.
8. Cf. D. Panzac, La Caravane maritime. Marins européens et mar­
chands ottomans en Méditerranée (1680-1830), Paris, Editions du cnrs,
2004.
9. C. Kafadar, “A Death in Venice (1575). Anatolian Muslim
Merchants Trading in the Serenissima”, Journal of Turkish Studies, 10,
1986, p. 191-217.
10. Cf. A. Boucharb, Les Crypto-Musulmans d’origine marocaine et
la Société portugaise au XVf siècle, thèse, université de Montpellier-III,
1987.
11. Cf. B. Alonso, Sultanes de Berberta en tierra de la Cristiandad,
Barcelone, Bellaterra, 2006.
12. Cf. W Kaiser (éd.), Négociations et transferts. Les intermédiaires
dans l’échange et le rachat des captif en Méditerranée, xA-xyif siècle (col­
lection de l’Ecole française de Rome), Rome-Paris, efr, 2005.
13. Outre la perspective à cet égard très contestable de l’ouvrage de
R. C. Davis, op. cit., voir par exemple G. Milton, Captif en Barbarie.
L’histoire extraordinaire des esclaves européens en terre d’islam, Paris, Noir
sur Blanc, 2006 (éd. orig. 2004).
14. Cf. B. et L. Bennassar, Les Chrétiens d’Allah, Paris, Perrin,
1987.
15. Voir supra, chap. iv.
16. Cf. B. Vincent, “Los moriscos granadinos: una frontera inte­
rior ?”, El Rio morisco, université de Valence, 2006, p. 163-185; A. Hess,
“The moriscos, an Ottoman fifth column in 16th century Spain”, The
American Historical Review, LXXIX, 1968, p. 1-25.
17. R. C. Davis, op. cit., p. 69, n. 10.
18. Ph. de La Motte et al., Etat des royaumes de Barbarie, Tripoly,
Tunis et Alger, Rouen, Guillaume Behourt, 1731, p. 100.
19. Ibid., p. 28.
20. P. Lucas, Voyage du sieur Paul Lucas dans le Levant, 1699-1703,
éd. H. Duranton, Publications de l’université de Saint-Etienne, 1998,
1.1, p. 141-142.
21. Cf. M. Emerit, “Mémoires de Thédenat”, Revue africaine,
t. XCII, 1er et 2e trim. 1948, p. 164. Voir citation dans le chapitre rv,
p. 156.
22. La Guilletière, Athènes ancienne et nouvelle et l’estât présent de
l’Empire des Turcs, Paris, 1675, p. 14-15.
23. Cf. A. Brogini, Malte, frontière de chrétienté (1530-1670), Ecole
française de Rome, 2006. Sur la langue maltaise, cf. M. Vanhove, “La
langue maltaise, un carrefour linguistique”, in “Le carrefour maltais”,
remmm, 71,1994/1, p. 167-183; J.-M. Brincat, Malta. Una storia lin­
guistica, Gênes, Le Mani, 2004.
NOTES CHAPITRE VII 541

24. J. Spon, Voyage d'Italie, de Dalmatie, de Grèce et du Levant, Lyon,


1678 (rééd. Genève, 2004), p. 216.
25. Cet épisode lui avait voué la reconnaissance de nombre d’entre
eux et c’est par l’invocation du grand homme que le docteur Frank, lui-
même ancien médecin de l’expédition d’Egypte, se voit un jour réclamer
l’aumône par l’un de ces ex-captils de Malte, en une langue que Frank
identifie comme de la langue franque mais qui est aussi très italienne
— ne serait-ce qu’en raison du maintien de l’article, défini et indéfini :
“[...] un de ces Maures me demandait l’aumône en langue franque, et
formulait sa supplique en ces termes, bien étranges dans la bouche d’un
musulman : « Donar mi meschino la carità d'una carrouba, per l’amor
delle santissima Trinità e dello gran Bonaparte! L. Frank, Histoire de
Tunis, 1851 (rééd. Tunis, 1979), p. 101. Voir aussi J. Godechot, La
France et Malte au xvilf siècle, Paris, PUF, 1951.
26. Cf. M. Vanhove, “La langue maltaise”, op. cit. Voir pour les pério­
des médiévales, H. Bresc, “Genèse de l’identité maltaise”, in H. Bresc
et C. Veauvy (dir.), Mutations d’identités en Méditerranée. Moyen Age
et époque contemporaine, Saint-Denis, Bouchène, 2000; J.-M. Brincat,
Malta 870-1054. Al-Himyari’s Account and its Linguistic Implications,
La Valette, 1995.
27. Cité in M. Vanhove, op. cit., p. 168. Voir C. Sammut, “La per­
ception par les auteurs maltais de l’arabisation/islamisation de l’île de
Malte”, in Actes du IF Congrès international de la Méditerranée occiden­
tale, II, édité par M. Galley, Alger, 1978, p. 300-325.
28. Cf. M. Vanhove, La Langue maltaise. Etudes syntaxiques d’un
dialecte arabe “périphérique’’, Wiesbaden, Otto Harrassowitz, 1994; “La
langue maltaise : un carrefour linguistique”, op. cit.
29. A. Masson, Histoire des établissements et du commerce français
dans l’Afrique barbaresque, Paris, 1903.
30. N. Planas, “L’usage des langues en Méditerranée occidentale à
l’époque moderne”, in Trames de langues. Usages et métissages linguis­
tiques dans l’histoire du Maghreb, Paris, Maisonneuve et Larose, 2004,
p. 241-258.
31. Voir L. Piasere, “De quoi riaient les Vénitiens. Une lecture eth­
nologique de La Zingana de Gigio Carli Giancarli (1545)”, Journal
des européanistes, 1998, IV-1 (en ligne); cf. G. Folena, Il linguaggio del
caos. Studi sulplurilinguismo rinascimentale, Turin, Bollati Boringhieri,
1991.
32. Le Turc en Italie de Rossini, qui confirme le lien avec les
Tziganes.
33. A. Quartier, L’Esclave religieux etses aventures, Paris, D. Hortemels,
1690, p. 166.
34. Cl. Durer, Thresor de l’histoire des langues de cest univers, 1613,
p. 312.
35. L. Piasere, op. cit., p. 17. Cf. G. Cifoletti, “Il dialetto arabo
parlato dalla Zingana del Giancarli”, Annali dell’Instituto Orientale dui
542 LINGUA FRANCA

Napoli, 1974, 34, p. 457-464; G. B. Pellegrini, “L’arabo della Zingana


di A. Giancarli”, Gli Arabismi nelle lingue neolatine con speciale rigu­
ardo all’Italia, 2 voi., Brescia, Paidria, 1972, vol. II, p. 601-634. Sur le
greghesco, voir L. Coutelle, “Grec, greghesco, lingua franca”, Venezia:
centro di mediazione tra Oriente et Occidente (see. xvi-xvil), aspetti e
problemi, in Atti del II Congresso intemazionale di storia della civiltà
veneziana, vol. II, 1977, p. 537-544; L. Coutelle, Le Greghesco: réexa-
men des éléments néo-grecs des textes comiques vénitiens du XVf siècle,
Thessalonique, 1971; “Il greghesco a Venezia tra realtà e ludus", Studi
difiloioga italiana, XXXV, 1977, p. 29-95.
36. G. C. Giancarli, Commedie. La Capraria-La Zingana, édité par
L. Lazzerini, Padoue, Antenore, 1991, La Zingana, II, p. 231, trad, par
L. Piasere, op. cit., p. 26.
37. P. Bronzatoli, “Note sulla formazione della Lingua franca”, Atti
e memorie dell’Accademia toscana di scienze e lettere La Colombaria,
20, 1955, p. 212-252 (référence aimablement communiquée par
J. Lentin). Discuté par S. Santoro, “Lingua franca in Goldonis
Impresario delle Smime”, Journal ofPidgin and Creole Languages, 11/1,
1996, p. 89-93.
38. Voir également M. Cortelazzo, “Il linguaggio sciavonescho nel
cinquanto veneziano”, Atti dell’Istituto veneto di scienze, lettere ed arti,
130,1972, p. 113-160.
39. Cf. W G. Andrews et M. Kalpakli, The Age ofthe Beloveds. Love
and the Beloved in Early-Modern Ottoman and European Culture and
Society, Duke University Press, 2005.
40. Casanova, Mémoires, Paris, Garnier, 1880, chap. Vin, p. 207.
41. Ibid., p. 209.
42. C. Le Brun (ou de Bruyn), Voyage au Levant, Delft, 1700,
p. 21.
43. Faut-il rappeler que l’Islam avec une majuscule désigne l’espace
politique, territorial sous domination musulmane ? Voir M. Cortelazzo,
“Il veneziano coloniale : documentazione e interpretazione”, in F. Fusco,
V. Orioles, A. Parmeggiani (dir.), Processi di convergenza e differenzia­
zione nelle lingue dell’Europa medievale e moderne, Udine, Forum, 2000,
p. 317-325.
44. Cet esclavage méditerranéen ou transitant par la Méditerranée
s’achèverait en France au XVII' siècle, à l’exception du recrutement des
galères. Il se poursuit plus tardivement en Espagne et en Italie : on en
trouvera d’ultimes traces à Naples au début du XIXe siècle. Cf. W. Rudt
de Collenberg, op. cit.
45. J.-J. Rousseau, Confessions, Livre I, Paris, Menard et Desenne,
1824, p. 124
46. E. d’Aranda, Les Captifi d’Alger, éd. L. Z’rari, Paris, Jean-Paul
Rocher, 1997, p. 173.
47. Cf. C. Noall, “Account on the loss of an Algerian corsair on the
coast of Cornwall (from the Naval Chronicle, 1899)”, Old Cornwall,
NOTES CHAPITRE VII 543

automne 1968, p. 127-128, d’après Coates, “The lingua Franca” in


E Ingeman, Papers of the fifth Kansas Linguistic Conference, Lawrence,
1971, p. 25-34.
48. Ibid.
49. La bibliographie à cet égard se fait de plus en plus abondante.
Voir notamment D. Goffman, Britons in the Ottoman Empire, 1642-
1660, University of Washington Press, 1998.
50. T. Warmstry, The Baptized Turk or a Narrative of the Happy
Conversion ofSigniorRigep Dandulo, Londres, 1658, p. 22.
51. Une prise de conscience notamment opérée grâce aux recherches
historiques de Nabil Matar sur la présence musulmane en Grande-
Bretagne, mais aussi grâce à une floraison d’études sur les représenta­
tions littéraires du “Turk”.
52. J. Vitkus (éd.), Piracy, Slavery and Redemption, Columbia
University Press, 2001, p. 199.
53. E. H. W. Meyerstein (éd.), Adventures by Sea ofEdward Coxere,
Oxford, 1945, p. 96.
54. J. Vitkus, op. cit., p. 88.
55. “Early voyages and travels in the Levant”, Hakluyt Society,
LXXXVII, 2, Extracts of the Diaries of EC John Covel (1670-1679),
1893, p. 122.
56. L. Colley, Captives. Britain, Empire and the World, 1600-1850,
Pimlico, 2003.
57. Cf. N. Matar, Islam in Britain : 1558-1685, Cambridge University
Press, 1998; du même auteur, “The last Moors: Maghâriba in early
eighteenth-century Britain”, Journal of Islamic Studies, 14-1, 2003,
p. 37-58. Sur les musulmans dans le théâtre anglais, voir D. Vitkus,
Turning Turk: English Theater and the Multicultural Mediterranean,
1570-1630, New York, Palgrave Macmillan, 2003.
58. P. Baker, Polari. The Lost Language of Gay Men, Londres,
Routledge, 2002.
59. Cf. I. Hancock, “Remnants of the Lingua Franca in Britain”,
The University ofSouth Florida Language Quarterly, XI, 3-4, printemps-
été 1973, p. 35-36.
60. Sur le polari, voir également le site en ligne d’Alan D. Corré.
61. Voir supra les références aux travaux de N. Matar et J. Vitkus.
62. L Hancock, op. cit.
63. Cf. H. Kahane, “A typology of the prestige language”, Language,
vol. 62, n° 3,1986, p. 495-508.
64. J.-J. Rousseau, Les Confessions, livre IV (1730-1731), Paris,
Gallimard, coll. “Folio”, 1997, p. 235.
65. Cf. P. Dumont et R. Hildebrand (dir.), L’Horlogerdu sérail. Aux
sources du fantasme oriental chez Jean-Jacques Rousseau, Paris-Istanbul,
Maisonneuve et Larose/lFEAD, 2005.
66. Cf. infra, chap. IX.
544 LINGUA FRANCA

67. J.-J. Rousseau, op. cit., p. 235-236 (traduction : “Regardez, mes­


sieurs, ceci est du sang pelage.”)
68. A Fribourg, Jean-Jacques est soumis à l’épreuve d’une prise de
parole devant le sénat, en tant qu’interprète.
69. J.-J. Rousseau, op. cit., p. 239.
70. G. W. Leibniz, Nouveaux Essais sur l’entendement humain,
livre III, chap, n, (1704), Paris, Garnier-Flammarion, 1990, p. 217.
71. Pour le cas de Turin, communication personnelle de Simona
Cerutti.
72. Cf. H. Desmet-Grégoire, Le Divan magique. L’Orient turc en
France au xviif siècle, Paris, L’Harmattan, 1995.
73. Molière, Les Fourberies de Scapin, acte II, scène 7.
74. Ibid.
75. Voir infra, chap. IX.
76. Fr. Hitzel (éd.), Prisonnier des infidèles..., op. cit., p. 134-135.
77. Ibid., p. 140-141.
78. Ibid., p. 136.
79. Cela n’empêche pas que des expressions possiblement dérivées
de la langue franque s’y enracinent de manière ubiquiste : “l’interjec­
tion serbe berdo, «qui vive», serait à rapprocher du turc varda, c’est-à-
dire «halte!» ou «attention!» dont l’origine proviendrait peut-être de
l’italien guarda ou plus probablement de l’allemand Wer dal, note de
Fr. Hitzel, op. cit., p. 175 et n. 242.
80. Par “maîtrise” on entend ici simplement un recours possible,
sans préjuger de sa perfection.
81. Fr. Hitzel (éd.), op. cit., p. 88-89.
82. Cf. A. Vovard, Les Turqueries dans la littératurefrançaise. Le cycle
barbaresque, Toulouse, Privât, 1959.
83. F. Muge Gocek, East Encounters West. France and the Ottoman
Empire in the Eighteenth Century, Oxford University Press, 1987.
84. Cf. R. Zago, “La lingua franca nelle commedie di Goldoni”,
Quaderni Utinensi, 7-8, 1986, p. 122-126; S. Santoro, “Lingua franca
in Goldoni’s Impresario delle Smirne”, Journal of Pidgin and Creole
Languages, 11, 1,1996, p. 89-93.
85. Cf. J. Dakhlia, “Ligne de fiiite. Impostures et reconstructions
identitaires en Méditerranée musulmane à l’époque moderne”, in W
Kaiser et C. Moatti (dir.), Gens de passage en Méditerranée de l’Anti­
quité à l’époque moderne. Procédures de contrôle et d’identifications, Paris,
Maisonneuve et Larose-MMSH, 2007, p. 427-458.
86. R. Wood, “The Lingua Franca in Molière’s Le Bourgeois gen­
tilhomme”, University of South Florida Language Quarterly, 10, 1971,
p. 2-6; cf. M. Hossain, “The Chevalier d’Arvieux and Le Bourgeois gen­
tilhomme”, Seventeenth-Century French Studies, XII, 1990, p, 76-88.
87. Cf. G. Poumarède, “Soldats et envoyés des souverains musul­
mans en France” (p. 382-393) et “Négociants, voyageurs ou captifs
musulmans” (p. 394-400), in M. Arkoun (dir.), op. cit.
NOTES CHAPITRE VII 545

88. “(...) Comme l’idée des Turcs qu’on venait de voir à Paris était
encore toute récente, le Roi crut qu’il serait bon de les faire paraître
sur la scène. Sa majesté m’ordonna de me joindre à Messieurs Molière
et de Lulli pour composer une pièce où l’on pût faire entrer quelque
chose des habillements et des manières des Turcs. Je me rendis à cet
effet au village d’Auteuil, où M. de Molière avait une maison fort jolie.
Ce fut là que nous travaillâmes à cette pièce de théâtre que l’on voit
dans les œuvres de Molière sous le titre de “Bourgeois gentilhomme”:
je fus chargé de tout ce qui regardait les habillements et les maniè­
res des Turcs. La pièce achevée, on la présenta au Roi qui l’agréa et je
demeurai huit jours chez Bataillon, maître tailleur, pour faire les habits
et les turbans à la turque..L. d’Arvieux, Mémoires du chevalier d’Ar­
vieux. Voyage à Tunis, Paris, Kimé, 1994, p. 121. Cf. R. Goutalier, Le
Chevalier d’Arvieux, un humaniste de belle humeur, Paris, L’Harmattan,
1997. Sur Laurent d’Arvieux, voir supra, chap. il.
89. Cf. J. Dickson, “Non-sens et sens dans Le Bourgeois gentil­
homme", The French Review, LI, 3, 1978, p. 341-352.
90. Acte IV, scène 4. On notera aussi, dans ces diverses restitutions
du terme, le terme Allah, vallah.
91. On pourrait également mentionner Les Trois Sultanes de Favart,
qui entre en 1803 au répertoire du Théâtre-Français et dont la contre­
danse finale reprend ces paroles : "Eynvallah, eynvallah, Salem alekim,
Sultan Zilullah, Soliman Padichaïm, Eynvallah, eynvallah."
92. Molière, Le Sicilien, 1667, acte I, scène 9.
93. J. de Rotrou, La Soeur, Paris, 1647, scène 5, p. 79.
94. Ibid., p. 77.
95. Ibid., scène 4, p. 75. Les paroles turques du Bourgeois sont très
proches de celles de La Sœur.
96. Cf. M. K. Benouis, “Parlez-vous sabir... ou pied-noir?”, French
Review, vol. 47, n° 3, février 1974, p. 578-582.
97. Sur Goldoni, cf. R. Zago, “La lingua franca nelle commedie di
Goldoni”, Quaderni Utinensi, 7-8, 1986, p. 122-126, et S. Santoro,
op. cit.
98. Chr. W. Gluck, Les pèlerins de la Mecque ou la Rencontre impré­
vue, livret de Dancourt, scène 2.
99. Ibid., scène 8.
100. Au point que La Condamine prend la pièce comme référence,
avec Le Bourgeois gentilhomme, dans sa relation sur la Régence d’Alger,
lorsqu’il évoque la linguafranca. Voir La Condamine, “Journal de mon
voyage au Levant”, Revue tunisienne, 1898, p. 794, et voir “Extraits
inédits de mon voyage au Levant”, publiés par le vicomte Begouen,
L’Univers pittoresque, vol. 7, Afrique, Paris, Didot, 1850, appendice,
p. 110-116.
101. A. Houdar de La Motte, L’Europe galante (quatrième entrée, La
Turquie), Paris, Delormel, 1755 (paroles d’André Campra).
102. Indication du livret.
546 LINGUA FRANCA

103. A. Houdar de La Motte, op. cit., p. 50-51.


104. Livret de L. Fuzelier, opéra-ballet représenté pour la première
fois à Paris en 1735.
105. G. Rossini, L’Italienne à Alger, in L’Avant-Scène Opéra, n° 157,
1994, p. 56.
106. Idem, Le Turc en Italie, opéra de Marseille/Actes Sud, 2004.
107. Voir acte II, n° 16, 2' final. Mais le pappataci déclare “io son
Pappataci” (1. 607) et non pas “starpappataci”.
108. Ibid., 1. 622.
109. Rondo, scène 11.
110. Récitatif, scène 11.
111. Rossini, Le Turc.,.,op. cit., acte I, scène 6.
112. Ibid., acte I, scène 4.
113. Cf. U. Eco, La Recherche de la langue parfaite dans la culture
européenne, Paris, Seuil, 1994.
114. Voir E Godwin, The Man in the Moon, 1638, rééd. Menston,
1971 ; Cyrano de Bergerac, Histoire comique des Etats et empires du soleil,
lr'éd. 1662.
115. Voir infra, chap. IX.

NOTES CHAPITRE VIII

1. Son statut même de langue au sens plein peut se voir contesté.


2. Sur la question du lexique et de son ampleur, voir notamment
G. Cifoletti, La Linguafranca mediterranea, Padoue, Unipress, 1981.
3. Je souligne.
4. Cf. Tamizey de Larroque, Lettres de Peiresc à divers, Paris,
Imprimerie nationale, 1898, p. 87.
5. Correspondance de Peiresc avec plusieurs missionnaires et religieux de
l’ordre des capucins, 1631-1637, publiée par le P. Apollinaire de Valence
et précédée d’une lettre-préface par P. Tamizey de Larroque, Paris,
A Picard, 1891, p. 135.
6. Sur Peiresc, la bibliographie est considérable. On peut renvoyer ici
simplement à S. Aufrère, La Momie et la Tempête. Nicolas-Claude Fabri
de Peiresc et la “Curiosité égyptienne en Provence au début du XVlf siècle”,
Avignon, Barthélemy, 1990.
7. Je souligne.
8. P. Grandchamp (éd.), “Une mission délicate en Barbarie au
XVII' siècle. J.-B. Saivago, drogman vénitien, à Alger et à Tunis”, Revue
tunisienne, 30, 2' trim. 1937, p. 299-322, voir p. 320.
9. Ibid., 2e livraison, nos 31 et 32, 3' et 4' trim. 1937, p. 471-502,
voir p. 487.
10. Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, (1811), Paris,
Garnier-Flammarion, 1968, p. 337.
NOTES CHAPITRE Vili 547

11. Je souligne.
12. Ibid., n. 2.
13. Ibid., p. 337-338.
14. L. Frank, Histoire de Tunis, 1851 (rééd. Tunis, 1979), Paris,
Firmin-Didot, p. 98.
15. M. Cohen, Le Parler arabe des juifs d’Alger, Paris, Champion,
1912, p. 412-413.
16. Ce manuscrit fut éventuellement tenu pour un faux avant sa
traduction et son édition par Joseph Chelhod. Cf. G. M. Haddad,
“Fathallah al-Sayegh and his account of a Napoleonic mission among
the Arab nomads: history or fiction?”, Studia islamica, 24, 1966,
p. 107-123.
17. Je remercie Sarga Moussa d’avoir attiré mon attention sur cette
occurrence de la langue franque.
18. Je souligne.
19. Cf. F. Sâyigh, Le Désert et la Gloire, éd. J. Chelhod, Paris,
Gallimard, 1991; Lamartine, Souvenirs, impressions, pensées et paysages
pendant un voyage en Orient, 1832-1833, Paris, 1861, p. 350.
20. Cf. R. Chartier, Inscrire et effacer. Culture écrite et littérature (xf-
xvitf siècle), Paris, Seuil, 2005.
21. Lamartine, op. cit., p. 192. Jorelle est l’agent consulaire français
qui lui sert d’intermédiaire.
22. Terme formé sur le mot ottoman berat, “privilège”, qui désignera
les Français “naturalisés” au Levant.
23. “Versé dans la connaissance de l’arabe, fils d’une mère arabe,
neveu d’un des scheiks les plus puissants et les plus vénérés du Liban,
ayant déjà parcouru avec moi toutes ces contrées, familier avec les
mœurs de toutes ces tribus, homme de courage, d’intelligence et de
probité, dévoué de cœur à la France, ce jeune homme pourrait être
de la plus grande utilité au gouvernement dans nos Echelles de Syrie”
(Lamartine, op. cit., p. 351). Lamartine demande et obtient aussi un
poste de drogman au consulat pour F. Sâyigh.
24. Ces textes mériteraient pour eux-mêmes une étude lexicologique
et syntaxique plus exhaustive. Cf. J. Wansbrough, Lingua Franca in the
Mediterranean, Richmond, Curzon Press, 1996.
25. Cf. P. Grandchamp, La France en Tunisie, 1637, 10 vol. parus
entre 1920 et 1933, t. V, p. 118.
26. Cf. H. de Castries, Agents et voyageursfrançais au Maroc (1530-
1660), Paris, E. Leroux, 1911, p. XII.
27. V. Le Blanc, Les Voyagesfameux du sieur Vincent Le Blanc, édités
par le sieur Coulon, Paris, G. Clouzier, 1648, avis au lecteur.
28. Ibid.
29. D. de Haëdo, “Dialogues de captivité”, parution en plusieurs
livraisons, Revue africaine, 1897.
30. P. Grandchamp, op. cit.
548 LINGUA FRANCA

31. Voir J. Cremona, “L’usage de l’italien à Tunis aux XVIIe et


XVIIIe siècles vu par les historiens”, in Les Communautés méditerrané­
ennes de Tunisie (coll.), Tunis, Publications de l’Université de Tunis,
2006, p. 361-372.
32. Cf. Fr. Hitzel, Enfants de langue et drogmans, Istanbul, 1995.
33. AN, AE, B1 25, Correspondance consulaire. Ordres et dépêches,
Levant et Barbarie, 1780,162 r/v, Sz Sartine à la chambre de commerce
de Marseille, Versailles, 7 mars 1780.
34. Voir P.-Y. Beaurepaire, Le Mythe de l’Europe française au
XVlrf siècle. Diplomatie, culture et sociabilités au temps des Lumières,
Paris, Autrement, 2007.
35. Fr. Tinguely, L’Ecriture du Levant à la Renaissance. Enquête sur
les voyageurs français dans l’empire de Soliman le Magnifique, Genève,
Droz, 2000.
36. Ibid., p 21. Voir également F. Brunot, Histoire de la languefran­
çaise, Paris, A. Colin, 1927, t. II, p. 198-241.
37. J. Mocquet, Voyages en Afrique, Asie, Indes orientales et occiden­
tales, Paris, 1617.
38. Sur ce vertige, voir Fr. Tinguely, op. cit.
39. Voir A. Galland, Le Voyage à Smyrne. Un manuscrit d’Antoine
Galland, 1678, éd. A. Miquel et F. Bauden, Paris, Editions Chandeigne,
2000, p. 150-151.
40. L. d’Arvieux, Mémoires du chevalier d’Arvieux. Voyage à Tunis,
Paris, Kimé, 1994, année 1654, p. 79.
41. Ibid.
42. Chastelet des Bois, L’Odyssée ou Diversité d’aventures, rencontres
et voyages en Europe, Asie et Afrique, La Flèche, Gervais Laboé, 1665,
p. 442.
43. Ibid., p. 444.
44. Laugier deTassy, Histoire du royaume d'Alger, Paris, Loysel, 1992,
p. 178; J.-L. Poiret, Lettres de Barbarie, Paris, Le Sycomore, 1980 (éd.
orig. 1789), p. 194.
45. Voir, par exemple, P Grandchamp, op. cit., vol. X, 1933, jan­
vier 1702, p. 90.
46. Chateaubriand, op. cit., p. 367.
47. Sur “avanie”, cf. A. Hamilton, A H. de Groot, M. H. Van den
Boogert (éd.), Friends and Rivals in the East. Studies in Anglo-Dutch
Relations in the Levant from the Seventeenth to the Early Nineteenth
Century, Brill, Leiden, 2000.
48. J. Mocquet, op. cit., p. 180.
49. J. Thévenot, Voyage du Levant, éd. S. Yerasimos, Paris, Maspero,
1980, p. 86,87.
50. A. Galland, Voyage à Constantinople (1672-1673), Paris,
Maisonneuve et Larose, 2002, p. 200-201.
51. C. Le Brun, Voyage au Levant, Delft, 1700, p. 21.
52. J. Thévenot, op. cit., p. 296.
NOTES CHAPITRE Vili 549

53. Volney, Voyage d’Egypte et de Syriependant les années 1783,1784,


1785, Paris, Volland, 1787, p. 203.
54. Chateaubriand, op. cit., p. 238.
55. Cf. H.-D. de Grammont, Relations entre la France et la Régence
d’Alger au xvil‘ siècle. 2' partie, La Mission de Sanson Napollon (1628-
1633), extrait de la Revue Africaine, 1880.
56. Voir infra.
57. H.-D. de Grammont, “Correspondance des consuls d’Alger”,
Revue africaine, 1887.
58. P. Dan, Histoire de la Barbarie et de ses corsaires, 2' éd. 1649
(lnéd. Paris, 1637), t. Ill, p. 257, 264.
59. Ibid., t. Ill, chap. Il, p. 264.
60. Cf. P. Dan, Les Illustres Captifi, texte analysé par L. Piesse et
H.—D. de Grammont, Alger, A. Jourdan, 1884.
61. J. Pitts, cité ici d’après l’anthologie de J. Vitkus, Piracy, Slavery
and Redemption. Barbary Captivity Narratives from Early Modern
England, Columbia University Press, 2001, p. 256.
62. Voir supra, chap. in.
63. Cf. M. Ter Meetelen, L’Annotation ponctuelle, édité et traduit
du néerlandais par G. H. Bousquet, Paris, Institut des Hautes Etudes
Marocaines, vol. 17, 1956.
64. Volney, op cit., p. 25-26.
65. O. Dapper, Description de l’Afrique, trad, du flamand,
Amsterdam, 1686, p. 170.
66. L. d’Arvieux, op. cit., t. V, p. 229.
67. L. Chaillou, L’Algérie en 1781. Mémoire du consul Vallières,
Toulon, 1974, p 31.
68. J.-M. Venture de Paradis, Tunis et Alger au xvilf siècle, Paris,
Sindbad/Actes Sud, 1983, p. 159.
69. Cf. Les Mots de la ville (coll.), Paris, Unesco, 2005.
70. L. d’Arvieux, op. cit., p. 30.
71. Laugier de Tassy, op. cit., p. 105.
72. Saint-Gervais, Mémoires historiques, Paris, 1736, p. 68.
73. G. de Nerval, “Femmes du Caire”, Voyage en Orient, Paris,
Gallimard, Poches, 1998.
74. J. Thévenot, op. cit., p. 163.
75. Cf. Tollot, Nouveau Voyagefait au Levant, Paris, Durand, 1742,
p. 133. Pour un usage du terme à Alger, voir Chastelet des Bois, op.
cit., p. 29. Sur la mantèque ou mantègue, voir le roman de M. Khayr-
Eddin, Une odeur de mantèque, Paris, Seuil, 1976.
76. AN. AE. Bill 50, Correspondance consulaire. Lettres reçues, Tunis,
1780-1783, Lettre du bey de Tunis au sieur du Rocher, 3 février 1782.
77. J.-M. Venture de Paradis, op. cit., p. 72, 168.
78. Cf. Chastelet des Bois (ou des Boÿs), op. cit., p 197. Voir supra,
chap. III.
550 LINGUA FRANCA

79. Ibid. Cf. J. Hebenstreit, “Voyage à Alger, Tunis et Tripoli...”,


Nouvelles Annales des voyages, 2'série, t. XVI, 1830, p. 5-90, voir
p. 52.
80. J’hésite entre ’awâid, pluriel de 'âda, coutume, et Aïd. Les
chrétiens du bey sont les pages et jeunes valets de la chambre... Cf.
M. Touili, Correspondance des consuls de France à Alger, 1642-1792,
Paris, Centre historique des Archives nationales, 2001, p. 96.
81. M. Emerit, “Mémoires de Thédenat”, Revue africaine, Tr et
2e trim. 1948, p. 173.
82. J. Thévenot, op. cit., p. 546 sq.
83. Est-il vraiment significatif de se demander si le français “mes­
quin” ou l’italien meschino a donné meskin (“pauvre” en langue arabe)
ou l’inverse? C’est la limite de ces perspectives. Voir S. Guemriche,
Dictionnaire des motsfrançais d’origine arabe (et turque, etpersane), Paris,
Seuil, 2007.
84. Voir supra, chap. V.
85. J. Rawlins, The Famous and Wonderful Recovery of a Ship of
Bristol, Londres, 1622, p. 116.
86. Laugier de Tassy, op. cit., p. 152, voir p. 74.
87. Voir supra la transcription “ouaides”.
88. Laugier de Tassy, op. cit., p. 74.
89. L. Frank, op. cit., p. 91.
90. Cf. Chr. Windier, La Diplomatie comme expérience de l’autre,
Genève, Droz, 2002.
91. Autrement dit: “Les chevaliers de Malte sont défaits [éliminés,
de l’arabe kh.l.s.\, Saint Jean [de Malte] est couché.” Cf. Fr. Savary
de Brèves, Relation des voyages de Monsieur de Brèves tant en Grèce,
Terre Saincte & Egypte, qu’aux Royaumes de Tunis et Alger, Paris, 1628,
p. 352.
92. Voir supra, chap, il, n. 11.
93. D. de Haëdo, “Dialogues de captivité”, op. cit., fol. 120.
94. Ibid., fol. 201.
95. E. Broughton, Six Years Residence in Algiers, Londres, 1839.
Sur l’expression sensa fide, cf. E. Eldem, D. Goffman et B. Masters,
The Ottoman City between East and West. Aleppo, Izmir, and htanbul,
Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 147.
96. Ibid., p. 311. Voir également p. 312, “judio senzafeda”.
97. N. Béranger, La Régence de Tunis à lafin du XVif siècle, introduc­
tion et notes de P. Sebag, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 109.
98. “Les voyageurs, en traitant des pays qu’ils ont vus, sont dans
l’usage, et souvent dans l’obligation de citer des mots de la langue qu’on
y parle. C’est une obligation, par exemple, s’il s’agit de noms propres
de peuples, d’hommes, de villes, de rivières, et d’objets naturels propres
au pays ; mais de-là est sorti l’abus, que transportant les mots d’une
langue à l’autre, on les a défigurés à les rendre méconnoissables. Ceci est
arrivé sur-tout aux pays dont je traite; et il en est résulté dans les livres
NOTES CHAPITRE Vili 551

d’histoire et de géographie, un chaos incroyable. Un arabe qui saurait


le français, ne reconnoîtrait pas dans nos cartes dix mots de sa langue,
et nous-mêmes lorsque nous l’avons apprise, nous éprouvons le même
inconvénient. Il a plusieurs causes. 1. l’ignorance où sont la plupart des
voyageurs de la langue arabe, et sur-tout de sa prononciation ; et cette
ignorance a été cause que leur oreille, novice à des sons étrangers, en
a fait une comparaison vicieuse aux sons de leur propre langue. 2. la
nature de plusieurs prononciations qui n’ont point d’analogues dans la
langue où on les transporte [...] Par-là, comme je l’ai dit, s’est introduit
un désordre d’orthographe qui confond tout ; et si l’on n’y remédie, il
en résultera, pour le moderne, l’inconvénient dont on se plaint pour
l’ancien”, Volney, op. cit., p. 78-81.
99. Sieur de Rocqueville, op. cit., p. 37.
100. “Th. Dallam’s travels at Algiers”, in J. Theodore Bent (tà), Early
Voyages and Travels in the Levant. The Diary ofMaster Thomas Dallam,
1599-1600, Londres, Hakluyt Society, 1893, t. LXXXVII, p. 14.
101. Cf. E. d’Aranda, op. cit., p. 204. Voir également C. Le Brun,
op. cit., p. 83.
102. L. Misermont, “Relation de l’esclavage des sieurs de Fercourt
et Regnard en 1678, écrite par Mr de Fercourt”, Revue des études histo­
riques, 1917, p. 234-251, voir p. 245.
103. De Rocqueville, op.cit., p. 69-70. Salniecque est ici la translit­
tération CAllahi salamak.
104. L. Misermont, op. cit., p. 248-249.
105. D. de Haëdo, “Dialogues de captivité”, op. cit., fol. 192.
106. Ibid., fol. 131; p. 9-10 de la trad. fr. par Moliner-Violle, Revue
africaine, 1896.
107. P. Dan, Histoire de la Barbarie. ..,op. cit., p. 373-374.
108. Ibid, p. 387.
109. E. d’Aranda, Les Captif d'Alger, Bruxelles, 1656, rééd. Paris,
1997, p. 204.
110. Ibid., p. 71.
111. J. Mascarenhas, Esclave à Alger. Récit de captivité de Joâo
Mascarenhas (1621-1626), trad, et prés. P. Teyssier, Paris, Chandeigne,
1993, p. 135; voir note p. 181.
112. Ibid., p. 144. Trillenho vaut pour tresleno, “dégénéré”. Voir la
note de P. Teyssier, p. 183.
113. F. Pananti, Relation d'un séjour à Alger contenant des observations
sur l’état actuel de cette Régence, trad, de l’anglais par E. Blaquière, Paris,
1820, p. 44.
114. Ibid, p. 103.
115. Ibid, p. 105.
WG.Ibid, p. 238.
117. Brantôme, Vies des grands capitaines estrangers etfrançais, Paris,
Garnier, 1848, p. 110-111.
118. L’ouvrage paraît en français, anglais, flamand...
552 LINGUA FRANCA

119. CE Chr. Windier, op. cit.


120. L’esclavage était ici entendu comme l’esclavage des “Blancs”.
Sur ce thème, cf. R. Davis, Esclaves chrétiens, maîtres musulmans.
L'esclavage blanc en Méditerranée (1500-1800), trad. J. Tficoteaux, Paris,
J. Chambon, 2006 (éd. orig. 2003). Sur les rythmes et le déclin de
la course, cf. D. Panzac, Les Corsaires barbaresques, la fin dune épopée
(1800-1820), Paris, Editions du CNRS, 1999.
121. J. Thévenot, op. cit., p. 250.
122. Motif clairement mis en relief par l’étude de Christian Windier,
op. cit.
123. M. Canard, “Une description de la côte barbaresque au
XVIIIe siècle par un officier de la marine russe”, Revue africaine, t. XCV,
1er et 2' trim. 1951, p. 121-186, voir p. 147.
124. Ibid., p. 163-164.
125. A partir de la page 249, c’est Elizabeth, la fille, qui prend le
relais du journal de sa mère. E. Broughton, Six Years Residence in Algiers,
Londres, 1839.
126. Ibid., p. 23. .
127. Ibid, p. 23.
128. Ibid, p. 31.
129. Ibid, p. 210.
130. Ibid, p. 318.
151. Ibid, p. 211.
132. Ibid, p. 281.
133. Ce témoignage sur la familiarité des corsaires algérois avec les
langues européennes est totalement corroboré par celui de Pananti, par
exemple, qui relate les soirées passées à boire du “rum” en racontant
de bonnes histoires sur le navire qui l’emmenait vers Alger. Voir supra,
chap. rv.
134. Cf. A. Devoulx, Le Raïs Hamidou, notice biographique sur le
plus célèbre corsaire algérien du xnf siècle de l’hégire, Paris, Joudan, 1859;
L. Merouche, La Course, mythes et réalités, Paris, Bouchène, 2007.
135. Ce terme, fantasia, est aussi usité comme synonyme de dan­
dyism, E. Broughton, p. 293.
136. E. Broughton, op. cit., p. 281.
137. Cf. Chr. Windier, op. cit.

NOTES CHAPITRE IX

1. J. Dakhlia, “No mans langue, une rétraction coloniale”, in Trames


de langues. Usages et métissages linguistiques dans l’histoire du Maghreb,
Maisonneuve et Larose, Paris, 2004, p. 259-271.
2. Cf. J. Soublin, Lascaris d’Arabie, Paris, Phébus, 2007, p. 104.
NOTES CHAPITRE IX
553

3. Voir supra., chap. IV.


4. Philemon de La Motte étal., Etat des royaumes de Barbarie, Rouen
1703, p. 53.
5. Sur ces négociations protocolaires, mais pour une période plus
tardive, cf. Chr. Windier, La Diplomatie comme expérience de l'autre,
Genève, Droz, 2002.
6. L. d’Arvieux, Mémoires du chevalier d’Arvieux, éd. J.-B. Labat,
Paris, Delespine, 1735, t. II, p. 172.
7. Cf. Fr. Savary de Brèves, Relation des voyages de Monsieur de Brèves
tant en Grèce, Terre Saincte dr Egypte, qu'aux Royaumes de Tunis et Alger,
Paris, 1628, p. 264-265.
8. Voir N. Vatin (dir.), “Oral-écrit dans le monde turco-ottoman”,
Revue du Monde musulman et de la Méditerranée, n°s 75-76, 1996,
notamment J. Strauss, “Diglossie dans le domaine ottoman. Evolution
et péripéties d’une situation linguistique”, ibid., p. 221-256.
9. Cf. O. Dapper, Description de l’Afrique, trad, du flamand,
Amsterdam, 1686, p. 179, et J.-M. Venture de Paradis, Tunis et Alger
au XVIIf siècle, Paris, Sindbad/Actes Sud, 1983, p. 181.
10. Noir supra, chap. IV.
11. L. Frank, Histoire de Tunis, 1851 (rééd. Tunis, 1979), p. 70.
12. Voir supra, chap. IV.
13. Cf. L. Blili, Parenté et pouvoir dans la Tunisie husseinite, 1705-
1957, thèse d’Etat, université de Tunis, 2005, vol. 3.
14. Cf. B. Melman, “Women’s Orient”, English Women and the
Middle East, 1718-1918, University of Michigan, 1995.
15. Il y aurait en réalité trois grands personnages de la même lignée
portant ce nom au tournant du XVIe et du XVII' siècle.
16. Cf. A. Ghettas et F. Z. Guechi, “Métiers, fortunes et familles à
Alger à la période ottomane”, in Parlez-moi d’Alger, Editions Dalimen,
Réunion des musées nationaux, 2003, p. 64; L. Merouche, Recherches
sur l’Algérie à l’époque ottomane. IL La Course, mythes et réalités, Saint-
Denis, Bouchène, 2007, p. 183 sq.
17. E. d’Aranda, Les Captifi d’Alger, Bruxelles, 1656, rééd. Paris,
1997, p. 160-161.
18. Ibid., p. 154.
19. Ibid, p. 202.
20. BNP Ms, NAF 9137, papiers de J.-M. Venture de Paradis, lOr.
21. N. Zemon Davis, Léon l’Africain. Un voyageur entre deux mondes,
Paris, Payot, 2007 (éd. orig. 2006).
22. Cf. W. Rudt de Collenberg, “Le baptême des musulmans esclaves
à Rome aux XVIIe et XVIIIe siècles”, MEFRIM, 101/1-2, 1989.
23. Voir supra, chap. III.
24. “Le premier objet intéressant qui frappa mes regards, fut, à
quelque portée de fusil dans les terres, un amas de rochers, au milieu
d’une plaine, dont la réunion forme une montagne ronde appelée, en
effet par les Provençaux qui fréquentent ces côtes, Monte ronde [...]
554 LINGUA FRANCA

Après Tagaste nous naviguâmes en face du cap de l’Aigue (le cap de


l’Eau), ainsi nommé parce que l’on y trouve une source de très bonne
eau, à laquelle plusieurs navigateurs ont eu souvent recours. Ensuite
vint le cap Roux. La couleur des rochers qui se présentent à sa pointe,
lui ont fait donner ce nom par les Provençaux. Le cap des Gallines (cap
des Poules) que nous doublâmes, reçut ce nom, parce que les Maures
y vendirent souvent des poules aux Corailleurs...”, J.-L. Poiret, Lettres
de Barbarie, 1785-1786, éd. D. Brahimi, Paris, Le Sycomore, 1980,
p. 176.
25. Sur la nisba, cf. J. Sublet, Le Voile du nom. Essai sur le nom propre
arabe, Paris, PUF, 1991.
26. D. de Haëdo, Topographie et histoire générale d’Alger, Saint-Denis,
Bouchène, 1998, p. 100.
27. Cf. N. Zemon Davis, op. cit.
28. J. Armand, Voyages d’Afrique, Paris, Rabouilliet, 1631.
29. Voir notamment H. Bhabha, Les Lieux de la culture. Une théorie
postcoloniale, trad. E Bouillot, Paris, Payot, 2007 (éd. orig. 1994).
30. Sur la question de la langue et de l’origine, voir C. Canut, Une
langue sans qualité, Limoges, Lambert-Lucas, 2007.
31. Cf. D. Heller-Roazen, Echolalies. Essai sur l’oubli des langues,
Paris, Seuil, 2007 (éd. orig. 2005).
32. D. de Haè'do, Topographie..., op. cit., p. 125.
33. Marmol Carvajal, L’Afrique, III, éd. N. D’Ablancourt, Paris,
1667, p. 540.
34. Pour “Chleuhs”.
35. Vincent Le Blanc, Les Voyagesfameux du sieur Vincent Le Blanc,
Paris, éd. Coulon, 1648, p. 92. “Certains groupes, explique Le Blanc,
parlent la « langue Africaine pure, qu’on nomme Chilha, et Tamazeght,
noms fort anciens », d’autres, jusques et y compris à Tripoli de Barbarie,
parlent « un Arabe corrompu ». Quant à l’adoption du Turc les Egyptiens
(qui viennent alors d’être conquis par les Ottomans) « en usent par
galanterie!”
36. Awal amazigh, note de l’éditeur.
37. Jean-Léon lAfricain, op. cit., trad. Epaulard, 1.1, p. 15-16.
38. Ibid, p. 18.
39. Volney, en Syrie et en Egypte, Paris, Volland-Desenne,
1787, p. 77-78.
40. Ibid, p. 78-79.
41. Ibid., p. 82.
42. R. Balibar, Le colinguisme, Paris, PUF, 1993.
43. A. de La Motraye, Voyages du Sieur de La Motraye en Europe, Asie
et Afrique, La Haye, Johnson et Van Duren, 1717,vol. l,p. 190.
44. G. Wheeler, Voyage de Dalmatie, de Grèce et du Levant, Anvers,
1689, p. 412.
45. La Guilletière, Athènes ancienne et nouvelle et l’estât présent de
l'Empire des Turcs, Paris, 1675, p. 155.
NOTES CHAPITRE IX
555

46. L. Frank, op. cit., p. 98. C’est également par le schème de la cor­
ruption que le docteur Frank, médecin franco-belge du bey, décrit la
langue des juifs de Tunis dans les premières années du XIXe siècle. Voir
supra chap, v, p. 203.
47. Poiron, Mémoires concernant l’état présens du royaume de Tunis,
éd. J. Serres, Paris, Leroux, 1925, p. 21, et voir Saint-Gervais [Mémoires
historiques qui concernent l’ancien et le nouveau gouvernement de Tunis,
Paris, 1736, p. 66), qui parle de “petit Franc”.
48. Laugier de Tassy, Histoire du royaume d’Alger, Paris, Loysel, 1992
(éd. orig. 1757), p. 162.
49. Cf. Al-Idrisi, Le Maghrib au 12 siècle de l’hégire (vf siècle apr.
J.-C), éd. M. Hadj-Sadok, Paris, Publisud, 1983, p. 127.
50. Cf. U. Eco, La Recherche de la langue parfaite dans la culture
européenne, trad. fr. J.-P. Manganato, Paris, Seuil, 1994. Sur ce thème,
voir O. Zhiri, “Le mythe de Babel dans la réflexion sur le langage à la
Renaissance”, Bouhout, 4, 1991, p. 9-17.
51. Cf. Ibn Jinnî, Al-Khasâ’is, éd. Najjâr, Beyrouth, Dar al-Huda,
1952-1956,1.1 ; Ibn Hazm, Al-Ihkâmfi usülalAhkâm, éd. Z. A. Yûsuf,
Le Caire (s.d.). Sur ces deux auteurs, voir R. Arnaldez, Grammaire et
théologie chez Ibn Hazm de Cordoue, Paris, Vrin, 1956, et A. Kilito, La
Langue d’Adam, Casablanca, Toubkal, 1995.
52. Cf. A. Kilito, op. cit., p. 25.
53. Traduction D. Masson.
54. A. Smith, Considérations sur la première formation des langues,
Paris, Bailio et Colas, 1797, p. 57, 59.
55. Sur cette extrême valorisation de la pureté et de la limpidité de
la langue, à partir des textes des Mille et Une Nuits, voir G. Ayoub,
“La langue des Nuits: wajh mâlih wa lisân fasîh”, in A. Chraïbi (dir.),
Les Mille et Une Nuits en partage, Paris, Sindbad/Actes Sud, 2004,
p. 491-524.
56. H. El-Boudrari, “L’exotisme à l’envers, premiers voyageurs maro­
cains en Occident”, in D’un Orient l’autre, Paris, Editions du CNRS,
1991, p. 377-403, citation p. 385.
57. Voir supra, chap. H.
58. J. Swift, Les Voyages de Gulliver, Paris, J. Guérin, 1727, chap, il,
p. 29.
59. Cf. L. Misermont, “Relation de l’esclavage des sieurs de Fercourt
et Regnard en 1678, écrite par M. de Fercourt”, Revue des Etudes
Historiques, 1917, p. 234-251.
60. Voir notamment Fr. Tinguely, L'Ecriture du Levant ’a la
Renaissance. Enquête sur les voyageursfrançais dans l’empire de Soliman le
Magnifique, Genève, Droz, 2000.
61. G. W. Leibniz, Nouveaux Essais sur l’entendement humain,
livre III, chap. Il (1704), Paris, Garnier-Flammarion, 1990, p. 217.
62. Cf. Th. More, Utopia, Londres, 1516; rééd. Leeds, Scolar Press,
1966.
556 LINGUA FRANCA

63. Cf. D. Defoe, Histoire générale des plus fameux pirates. Le grand
rêveflibustier, Paris, Phébus, 1990.
64. Ibid., p. 43, 98.
65. D. Defoe, A General History of the Pyrates, éd. M. Schonhorn,
University of South Carolina Press, 1972 (lr'éd. 1724), p. 427-428.
66. La traduction française de cet ouvrage commet sur ce point un
contresens complet en ignorant que le mot “renégat” signifie “converti
à l’islam”, op. cit., p. 18.
67. Ibid., trad., p. 105. Dans le texte original: “and the different
Languages began to be incorporated, and one made out of the many",
p. 433.
68. J.-J. Rousseau, Emile ou de l’éducation, éd. F. et P. Richard, Paris,
Bordas, 1992.
69. Prévost, Mémoires pour servir à l’histoire de Malte..., Paris, 1961
(éd. orig. 1741), p. 7.
70. Ibid., p. 222.
71. Ibid., p. 196.
72. Ibid., p. 192.
73. VoirThédenat, supra, chap. IV. J’écris ici “italien” avec des guille­
mets car il est possible ou probable que ce terme recouvre de manière
plus générique un parler plus proche de la langue franque, et parce que
la nature même de cet italien demeure indéterminée, entre toutes ses
modalités régionales.
74. Prévost d’Exiles, Mémoires et aventures d’un homme de qualité
(1728), Paris, Desjonquères, 1995, p. 132-133.
75. Ibid., p. 133.
76. M. Emerit, “Mémoires de Thédenat”, Revue africaine, 1" et
2e trim. 1948, p. 164-165.
77. “Extrait d’une lettre du Professeur Prevost, de Genève, aux rédac­
teurs des Archives littéraires, sur J.-J. Rousseau, et particulièrement sur
la suite de VEmile, ou les Solitaires’’, p. 745 sq.
78. Cf. G. Turbet-Delof, “A propos d’Emile et Sophie”, RHLF, jan­
vier-mars (1), 1964, p. 44-59. Cf. M. Feher, “Les charmes d’une pas­
sion condamnée”, préface à Rousseau, Emile et Sophie, Paris, Rivages,
1995.
79. Cet ouvrage a retenu l’attention de M. Launay, qui a souligné
l’importance de la lingua franca dans ce livre. M. Launay, Une grève
d’esclaves à Alger au XVirf siècle, avec Emile et Sophie, ou les Solitaires,
Paris, J.-P. Rocher, 1998.
80. La première occurrence caractérise Sophie. Les deux époux
tentent de se retrouver et de faire renaître la pureté de leurs sentiments
l’un pour l’autre. Mais Sophie fait naufrage, comme l’Helena du roman
de l’abbé Prévost et elle est recueillie elle aussi par des corsaires barba-
resques. On ne peut manquer de rappeler ici l’étroitesse des liens qui
unissaient alors l’abbé Prévost et Rousseau et d’envisager le caractère
possiblement mimétique de cet épisode.
NOTES CHAPITRE X 557

81. J.-J. Rousseau, Emile et Sophie, Paris, Gallimard, éditions de La


Pléiade, p. 916.
82. Ibid., p. 918.
83. Je souligne.
84. Ibid., p. 920.
85. Je souligne.
86. Ibid., p. 922.
87. Ibid., p. 923.
88. Pas nécessairement empruntés à l’histoire familiale de Rousseau,
dont on rappellera le lien avec Constantinople, où son père fut horlo­
ger. Cf. P. Dumont et R. Hildebrand (dir.), L’Horloger du sérail. Aux
sources du fantasme oriental chez Jean-Jacques Rousseau, Paris-Istanbul,
2005.
89. Voir Thédenat, supra.
90. J.-J. Rousseau, Emile et Sophie, op. cit.,p. 923-924.
91. Bernardin de Saint-Pierre, Empsaël et Zoraïde ou les Blancs
esclaves des Noirs à Maroc, présenté par R. Little, University of Exeter
Press, 1985.
92. Bernardin de Saint-Pierre, “Article des Noirs”, EmpsaëletZoraïde.
Suite du Voyage it l’île de France, avant-propos p. 8-9.
93. Je souligne.
94. Ibid., p. 11.

NOTES CHAPITRE X

1. Cf. H. Laurens, Les Origines intellectuelles de l’expédition d’Egypte.


L'orientalisme islamisant en France (1698-1798), Paris-Istanbul, Isis,
1987.
2. J.-Fr. Champollion, Lettres écrites d’Egypte et de Nubie en 1828 et
1829, lettre 1, Paris, Firmin-Didot, 1833.
3. Sur ces mamelouks, voir Marcellus, Souvenirs de l’Orient, éd.
Y. Leboucher, Paris, Cy.ter, 2006, p. 286; cf. également J. Savant,
Les Mamelouks de Napoléon, Paris, Calmann-Lévy, 1949. Voir aussi
Chateaubriand décrivant sa rencontre avec cinq mamelouks français:
“Ceux-ci étaient Gascons, Languedociens et Picards; leur chef s’avouait
le fils d’un cordonnier de Toulouse. Le second en autorité, après lui,
servait d’interprète à ses camarades. Il savait assez bien le turc et l’arabe
et disait toujours en français, jetions, j’allions, jefaisions. Un troisième,
grand jeune homme, aigre et pâle, avait vécu longtemps dans le désert
avec les Bédouins, et il regrettait singulièrement cette vie...”, Itinéraire
de Paris à Jérusalem, Paris, Gallimard, 1968, p. 382.
4. Marcellus, op. cit., p. 283 sq.
5. Voir supra, chap. n. Cf. B. Lewis, “From Babel to Dragomans”,
Proceedings ofthe British Academy, 101, 1999, p. 37-54.
558 LINGUA FRANCA

6. J.-A. Buchon, La Grèce continentale et la Maree. Voyage, séjour et


études historiques en 1840 et 1841, Paris, Gosselin, 1843.
7. Cité ici d’après l’anthologie de J.-C. Berchet, Le Voyage en Orient,
Paris, Laffont, 1985, p. 161.
8. Cf. H. et R. Kahane et A. Tietze, The Lingua Franca in the Levant.
Turkish Nautical Terms ofItalian and Greek Origin, Urbana, 1958 (2e éd.
Istanbul, 1988), p. 30-31.
9. Rifâ’at Tahtâwi, L’Or de Paris, Paris, Sindbad/Actes Sud, 1988.
10. L’école créée par Ahmed Bey à Tunis, par exemple, assure un
enseignement en français, mais aussi en italien, en sus de l’arabe et du
turc. L’essai du grand mamelouk réformateur Khayr ad-Din, Réformes
nécessaires aux Etats musulmans, paraît en français à Paris en 1868.
11. J.-A. Buchon, op. cit., p. 169.
12. Peyssonnel et Desfontaines, Voyages dans les Régences de Tunis et
d’Alger, texte publié par Dureau de la Malle, Paris, Librairie de Gide,
2 vol., 1838, t. 1, p. 54. Peyssonnel, notamment, use de la catégo­
rie “petit moresque” à propos de la langue du bey de Tunis : “Le bey
régnant aujourd’hui parle italien ou petit moresque qui est un italien
corrompu meslé de français et d’espagnol, nous conférâmes avec lui
sans avoir besoin de truchement.”
13. Cf. P. Baepler, White Slaves, African Masters. An Anthology of
American Barbary Captivity Narratives, University of Chicago Press,
1999; W. Shaler, Esquisse de l’Etat d’Alger, Saint-Denis, 1830, rééd.
Bouchène, 2001.
14. W. Shaler, op. cit., p. 37.
15. Ibid., p. 96. Il faudrait pouvoir consulter ce document pour
connaître la substance de cette “langue franque”, car l’édition de la
relation de Shaler n’en donne qu’une version impeccablement traduite,
en 1830, en langue française.
16. Omar (possiblement originaire de Métellin).
17. W. Shaler, op. cit., p. 107.
18. Cf. E. Rossi, “La lingua franca in Barberia”, Rivista delle colonie
italiane, 1928, p. 143-151.
19. H. Schuchardt, “Die Lingua franca”, Zeitschriftfur Romanische
Philologie, t. XXXIII, 1909, p. 441-461.
20. Cf. H. von Pückler-Muskau, Chroniques, lettres et journal de
voyage. Extraits des papiers d’un défunt, IIe partie, Afrique, Paris, 1837;
Cl. Lamping, Souvenirs d’Algérie, 1840-1842, éd. A. Carré, Paris,
Bouchène, 2000.
21. G. Cifoletti, La Linguafiança barbaresca, Rome, 2004.
22. J. von Rehbinder, Nachrichten undBemerkungen über den algiers-
chen Staat, Atona, 1798-1800, vol. III, p. 370.
23. Ibid., p. 373-374.
24. Cf. H. von Maltzan, Reise in den Regentschafien Tunis und
Tripolis, Leipzig, 1870.
NOTES CHAPITRE X 559

25- Cf. A.-M. Planel, De la nation à la colonie: la communautéfran­


çaise de Tunisie au XIXe siècle d'après les archives civiles et notariées du
consulat général de France à Tunis, thèse de doctorat, EHESS, 2000.
26. Le pays commence alors tout juste à être appelé de ce nom.
27. Cf. I. Pfeiffer, Reise einer Wienerin in das heilige Land, Ire partie,
1844, trad. Sarga Moussa, Le Voyage en Egypte. Anthologie des voyageurs
européens de Bonaparte à l’occupation anglaise, Paris, Laffont, 2004,
p. 23.
28. E Braudel, La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque
de Philippe II, (1966), Paris, A. Colin, 1993, t. II, p. 490.
29. Or cette assimilation rejoint celle qu’opèrent de manière récente
ou moins récente les musulmans. Que l’on songe aux multiples dénon­
ciations par Jabartî des collusions des Coptes et chrétiens d’Orient
avec l’occupant français au temps de l’expédition d’Egypte. Cf. Jabartî,
Journal d’un notable du Caire durant l’expéditionfrançaise (1798-1801),
éd. et trad. J. Cuoq, Paris, Albin Michel, 1979.
30. “En recherchant les causes générales de l’ignorance générale des
orientaux, je ne dirai point avec un voyageur récent, quelle vient des
difficultés de la langue et de l’écriture : sans doute la difficulté des dia­
lectes, l’entortillage des caractères, le vice même de la constitution de
l’alphabet, multiplient les difficultés de l’instruction; mais l’habitude
les surmonte, et les arabes parviennent à lire et à écrire aussi facile­
ment que nous. La vraie cause est la difficulté des moyens de s’instruire,
parmi lesquels il faut compter en premier lieu, la rareté des livres”,
Volney, Voyage en Syrie et en Egypte, Paris, 1787, p. 410.
31. G. de Nerval, Voyage en Orient, Paris, Gallimard, Poches, 1998,
p. 111.
32. Volney, op. cit., p. 3.
33. Th. Gautier, Constantinople, texte présenté par J. Huré, Istanbul,
Isis, 1990, chap. vi.
34. G. de Nerval, “Druses et Maronites”, op. cit., p. 311.
35. A. Tabouret-Keller, “A l’inverse de la clarté, l’obscurité des lan­
gages hybrides”, “Le concept de clarté dans les langues et particulière­
ment en français”, Revue de l’Institut de sociologie, Université libre de
Bruxelles, n°s 1-2, 1989, p. 19-29.
36. P. Achard, “Constitution des Etats-Nations et des langues”,
“Langues et identités”, Cahiers de la francophonie, n° 2, 1994, HCF,
p. 63-69.
37. Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Paris, Gallimard,
1968, p. 63.
38. Ibid., p. 96.
39. Ibid., p. 96.
40. Ibid., p. 224.
41. En note infrapaginale. Voir supra, chap. Vin.
42. Chateaubriand, op. cit., p. 197 (en italique dans le texte).
43. Ibid., p. 190.
560 LINGUA FRANCA

44. Ibid., p. 394.


45. Ibid., p. 377.
46. Ibid., p. 195-196.
47. Voir infra.
48. Sur ce débat, voir notamment G. Cifoletti, “Lingua franca e
sabir: considerazioni storiche e terminologiche”, Incontri linguistici, 5,
p. 139-145; voir également R Siblot, “Mise en texte de la pluriglos-
sie dans la littérature coloniale”, Cahiers de praxématique, n° 5, 1985,
p. 103-136; ainsi que le commentaire de L.-J. Calvet, Pour une écologie
des langues du monde, Paris, Plon, 1999, p. 124. Voir aussi M. Benouis,
“Parlez-vous sabir... ou pied-noir?”, The French Review, vol. 47, n° 3,
1974, p. 578-582.
49. Chateaubriand, op. cit., p. 94.
50. G. de Nerval, op. cit., p. 119.
51. Sur le cosmopolitisme qui devient “rastaquouérisme”, voir R. de
Fiers, “Rastaquouères”, in J.-C. Berchet, op. cit., p. 992.
52. Voir R. Ilbert et I. Yannakakis (dir.), Alexandrie 1860-1960, un
modèle éphémère de convivialité: communautés et identités cosmopolites,
Paris, Autrement, série “Mémoires”, n° 20, 1992; R. Ilbert, Alexandrie
(1830-1930), Le Caire, Institut français d’archéologie orientale, 1996,
1.1, chap. Vili, “Les solidarités”, p. 410-472. On relèvera que le fameux
Quatuor d’Alexandrie de Durrell, où l’on s’accorde à voir un chant du
cosmopolitisme, n’est pas même sous le signe du sabir, mais bien de la
cacophonie communautaire.
53. Sur les vendeuses d’Alexandrie parlant français, par exemple, voir
I. Yannakakis, “Adieu Alexandrie”, Alexandrie 1860-1960..., op. cit.
54. Sephiha a forgé à ce propos la notion de “Judéo-Fragnol”: cf.
H. V. Sephiha, “Le Judeo-Fragnol, dernier-né du djudezmo”, Bulletin
de la Société de linguistique de Paris, LXXXI, 1976, p. 31-36.
55. Voir M. Hillali, “Le cosmopolitisme à Tanger, mythe et réalité”,
Horizons maghrébins, n°s 31-32, 1996, p. 42-48.
56. H. Allis (pseudonyme de J.-H. Percher), Promenade en Egypte,
cité ici d’après l’anthologie de S. Moussa, op. cit., p. 240.
57. Ibid., p. 241.
58. P. Loti, Le Désert, Paris, Calmann-Lévy, 1895.
59. P. Loti, Matelot, (1893), Morsang-sur-Orge, Safrat, 1990,
p. 45. La jeune Grecque est “extrêmement jeune, avec des yeux lourds,
d’un noir intense, et des cheveux au henné, d’une ardente couleur pas
naturelle”.
60. Bl. Cendrars, Bourlinguer, Paris, Denoël, 1948, p. 168.
61. Th. Gautier, Loin de Paris, Paris, M. Lévy frères, 1865,
p. 27-28.
62. Ibid., p. 28.
63. Ibid, p. 31.
64. Diary ofa Lady’s Travels in Barbary, Londres, Henry Colburn,
1850, p. 31-32.
NOTES CHAPITRE X 561

65. Ibid., p. 58.


66. Ibid., p. 57.
67. Ibid., p. 132.
68. M.-P. Clausolles, L’Algérie pittoresque, ou histoire de la Régence
d’Alger depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, Toulouse,
Dumaine, 1845, p. 17.
69. Déjà, à la fin du XVIIIe siècle, le comte Potocki estimait parfai­
tement ridicule le costume de certains juifs de Djerba en raison de son
caractère hybride: “J’en ai vu qui portaient des habits français avec
des culottes mauresques et le burnous, ce qui en faisait un assemblage
fort grotesque”, J. Potocki, Voyage dans l’empire du Maroc fait en l’an­
née 1791, Paris, Maisonneuve et Larose, 1997, p. 51. Le comte H. von
Pückler-Muskau, lui aussi, estimera parfaitement ridicule le costume
des troupes militaires tunisiennes, avec son mélange de turc et d’euro­
péen. Victor Hugo, enfin, se rira de la vêture du bey de Tunis, en visite
officielle en France (première visite d’un chef d’Etat musulman): “Le
bey de Tunis était donc habillé, à ce qu’il croyait, en lieutenant général
français [...] Tout cet accoutrement mêlait dans une sorte de composé
bizarre le charlatan de carrefour, le tambour-major de régiment et le
suisse de cathédrale. Un vaste tarbouch orné d’une houppe bleue à
laquelle était attaché un petit papier découpé comme celui qu’on met
dans les boîtes à bonbons, complétait cet ensemble et le rendait barbare
sans le rendre pittoresque.” J’emprunte cette citation à C. Millet, Le
Despote oriental. Victor Hugo et l’Orient, Paris, Maisonneuve et Larose,
2001, p. 50.
70. M.-P. Clausolles, op. cit., p. 224.
71. H. von Pückler-Muskau, op. cit., 1.1, p. 184.
72. Aurélie Picard, par exemple, jeune Champenoise qui, dans la
seconde moitié du XIXe siècle, devint l’épouse influente du cheikh de la
puissante confrérie Tijaniyya.
73. J. von Rehbinder, op. cit., III, p. 133.
74. J. Russegger, Reisen in Europa, Asien undAfrika [...] in den Jahren
1835 bis 1841, vol. 1, lre partie, trad. S. Moussa, op. cit., p. 117.
75. In S. Moussa, op. cit,, p. 643.
76. Ibid., p. 117, 119. A lire ce texte on peut se demander aussi si
la quête d’Orient des voyageurs européens dans ce moment n’assigne
pas les femmes à cette clôture linguistique, à ce repli sur ce qui doit au
fond constituer l’essence de l’Orient (Les Mille et Une Nuits et la langue
des Nuits).
77. S. Moussa, op. cit., p. 120.
78. H. von Pückler-Muskau, op. cit., 1.1, p. 93.
79. Ibid., p. 95.
80. G. Flaubert, Le Voyage en Egypte, éd. P.-M. de Biasi, Paris,
Grasset, 1991, p. 286.
562 LINGUA FRANCA

81. L. Roches, Trente-deux ans à travers l’Islam, 1832-1864, Paris


Firmin-Didot, 1884-1885, p. 5 (réédité sous le titre Dix ans à travers
l'Islam}.
82. Ibid., p. 9.
83. Ibid., p. 10.
84. H. von Pückler-Muskau, op. cit., p. 340-341. Il fut instruc­
teur de l’armée du vice-roi d’Egypte. Cf. A Messaoudi, “Orientaux
orientalistes : les Pharaon, interprètes du Sud au service du Nord”, in
C. Zytnicki et C. Bordes-Benayoun, Sud-Nord. Cultures coloniales en
France (xN-xZ siècles), Toulouse, Privât, 2004, p. 243-256.
85. H. Schuchardt mentionne notamment: “«Ça m’ii garde pas ma
Bile Mère », Vaudeville en un acte et Cinq Juifs, par Mardochée, fils de
Chaloum, Constantine, Théâtre lyrique Dar-el-Bey, Première représen­
tation le 10 mai 1880.” Cf. “Die Lingua franca”, op. cit., p. 460.
86. Cf. G. Dermenjian, La Crise antijuive oranaise, 1895-1905, Paris,
L’Harmattan, 1986; M.-L. Gharbi, “La crise anti-juive en Algérie à la fin
du XIXe siècle : l’échec d’un métissage in B. Grunberg et M. Lakroum
(dir.), Histoire des métissages hors d’Europe, Paris, L’Harmattan, 1999,
p. 133-142; B. Stora, Les Trois Exils. Juifs d’Algérie, Paris, Stock, 2006.
87. Cf. H. Schuchardt, op. cit. La citation est empruntée par l’auteur
à V. Waille, Bulletin de correspondance africaine, 1884, p. 167.
88. Sur ce milieu, voir A. Messaoudi, Savants, conseillers, média­
teurs: les arabisants et la France coloniale (vers 1830-vers 1930), thèse de
l’EHESS, 2008.
89. A. Cherbonneau, “Observations sur l’origine et la formation
du langage arabe africain”, Journal asiatique, 1855, p. 549-556, voir
p. 550.
90. Cf. J. E. Reinecke et al., A Bibliography of Pidgin and Creole
Languages, University Press of Hawaï, 1975. Voir C. Foltys, “Das
Dictionnaire de la langue franque von 1830 und die Frage der
Sprachlichen Expansion in der Lingua Franca”, Neue Romania,
1984, 5, p. 60-84; ainsi que M. Russo, “Orientalismi in un anonimo
Dictionnaire della lingua franca (1830)”, Zeitschrift fur Romanische
Philologie, 117,2001, p. 222-254.
91. Dictionnaire de la languefranque ou petit mauresque..., Marseille,
1830, p. 5-6 (rééd. à l’identique par G. Cifoletti, La Linguafranca bar­
baresca, Rome, Il Calamo, 2004), et G. Cifoletti, Il “Dictionnaire de la
languefranque’’, Padoue, CLESP, 1980.
92. Sur le rapport au provençal, voir infra.
93. Dictionnaire de la langue franque ou petit mauresque..., op. cit.,
préface p. 10.
94. Dossier de Bachir Ou Bou Ammar, septembre 1836, 1 QJ67,
1er conseil de guerre (Alger).
95. Dossier de Bachir Ou Bou Ammar, ibid. Je remercie infiniment
Ahmed Ourabah de m’avoir communiqué cette information.
NOTES CHAPITRE X 563

96. Mac-Carthy et Varnier, “La langue sabir”, L’Algérien. Journal


des intérêts d’Algérie, 11 mai 1852, article intégralement reproduit par
G. Cifoletti, La Lingua franca barbaresca, op. cit., p, 262-268, citation
p. 263.
97. Ed. Lapène, Vingt-six mois à Bougie, Saint-Denis, Bouchène,
2002.
98. Cl. Lamping, Souvenirs d’Algérie, 1840-1842, trad, et présenta­
tion A. Carré, Saint-Denis, Bouchène, 2000, p. 89.
99. Ibid., p. 48. Voir aussi Jaule p. 15: “Camarade, car tout Arabe
appelle autrui camarade.”
100. Cf. P. Siblot, “Sabir, pataouète et français d’Algérie”, Cahiers du
Gremamo, n° 7, 1990, p. 206-215, citation extraite de E. Fromentin,
Une année dans le Sahel, Paris, Flammarion, 1981, p. 46.
101. Voit supra.
102. E. Moselly, Terres lorraines, Paris, Plon, 1907, p. 101.
103. “Monsieur, payer, payer”, en linguafranca (je traduis).
104. E. Moselly, op. cit., p. 102.
105. Mac-Carthy et Varnier, op. cit.
106. P. Perego, “Les sabirs”, in A. Martinet (dir.), Le Langage, Paris,
Gallimard, Encyclopédie de La Pléiade, 1968, p. 597-607.
107. Ibid.
108. Voir “Quelques remarques sur le parler de la prostituée”, in
J. Mathieu et P.-H. Maury, Bousbir. La prostitution dans le Maroc colo­
nial. Ethnographie d’un quartier réservé, rééd. A. Arrif, Aix-en-Provence,
Paris, Méditerranées-Iremam, 2003.
109. Ch. Thierry-Mieg, Six Semaines en Afrique. Souvenirs de voyage,
Paris, Michel Lévy Frères, 1861, p. 103 sq.
U0. Ibid, p. 106-107.
111. “ This is the Primo Giorno di Primavera, a grande Festa among
the Mahomedans. Several Turks, with music and dancing, came out to
our garden." Voir E. Boughton, Six Years Residence in Algiers, Londres,
1839, p. 165-166.
112. V. Waille, Bulletin de correspondance africaine, 3, 1884,
p. 165-167.
113. R. Martin, Les Sabirs de Kaddour Ben Nitram, préface à la
2' éd., Tunis, Saliba, 1952, p. 14. Voir K. Kchir-Bendana, “Kaddour
Ben Nitram, chansonnier et humoriste tunisien”, REMMM, 77-78, 1995,
p. 165-173.
114. Mac-Carthy et Varnier, op. cit.
115. Ibid
116. Ibid. G. Cifoletti suggère que les auteurs ont pu confondre
jamal, dromadaire, ctjamâl, beauté: voir G. Cifoletti, La Linguafranca
barbaresca, op. cit., p. 264: “Tu es belle” - “Et toi tu es un cochon”...
117. Mac-Carthy et Varnier, op. cit.
118. J. C. Clough, On the Existence ofMixed Languages: Being an
Examination ofthe Fundamental Axioms ofthe Foreign School ofModern
Philology, Londres, Longmans, 1876, p. 11-13.
564 LINGUA FRANCA

119. H. Clarke, “Lingua Franca”, The Athenaeum, 28 avril 1877,


p. 545, et 12 mai 1877, p. 607-608.
120. Il ne faut pas confondre langue franque et langue déformée
par la pratique de locuteurs étrangers ou par des pratiques argotiques,
etc., explique L. Bonaparte. Cf. L. Bonaparte, “Lingua Franca”, The
Athenaeum, 2 juin 1877, p. 703. Voir Ch. Haberl, Introduction to the
Study ofthe Lingua Franca, Phd, Department of Near Eastern Studies,
Harvard, s.d„ texte en ligne.
121. L. Faidherbe, “L’alliance française pour la propagation de la
langue française dans les colonies et les pays étrangers”, Revue scienti­
fique, 26 janvier 1884, p. 104-109 (texte reproduit par G. Cifoletti,
op. cit., p. 271-273).
122. L. Faidherbe, op. cit., p. 273.
123. Voir Du bilinguisme (coll.), Paris, Denoël, 1985, p. 197. Voir,
infra, la conclusion du présent ouvrage.
124. Cf. H. Miliani, “Variations linguistiques et formulations théma­
tiques dans la chanson algérienne au cours du XXe siècle. Un parcours”,
in Trames de langues. Usages et métissages linguistiques dans l’histoire du
' Maghreb, Maisonneuve et Larose, Paris, 2004, p. 423-438.
125. J. Berque, Le Maghreb entre deux guerres, Paris, Seuil, 1962,
p. 388.
126. M. de Certeau, D. Julia, J. Revel, Une politique de la langue,
Paris, Gallimard, 2002.
127. Sur la renaissance provençale, cf. R. Merle, L’Ecriture du proven­
çal de 1775 à 1840, inventaire du texte occitan, publié ou manuscrit, dans
la zone culturelle provençale et ses franges, Béziers, Centre international
de documentation occitane, 1990; cf. G. Bénédit, Chichois. La police
correctionnelle, Marseille, Barlatier-Feissat et Demonchy, 1876, 2 vol.
128. Barthélémy-Lapommeray, “Chichois. Vo lou Nervi dé Moussu
Long”, Le Messager de Marseille, 25 septembre 1840. Voir R. Merle,
op. cit.
129. Cf. A. Hadjar, La Chair à canon, histoire des Algériens dans
l’arméefrançaise, 1854-1954, Toulouse, aael, 1999, p. 44-45.
130. C’est moi qui traduis.
131. Je corrige et complète la traduction reproduite in A. Hadjar,
op. cit., p. 45.
132. A. Daudet, “Le turco de la commune”, Contes du lundi, Paris,
Charpentier et Fasquelle, 1892, p. 167-168.
133. M. Cohen, Le Parler arabe desjuifi d’Alger, Paris, Champion,
1912, p. 412.
134. Voir P. Swiggers, “Autour de la «lingua franca»; une lettre de
Marcel Cohen à Hugo Schuchardt à propos de la situation linguistique
à Alger”, Orbis, 36, 1991-1993, p. 271-280.
135. G. Cifoletti, La Linguafranca..., op. cit., p. 284-285.
NOTES CHAPITRE X 565

136. Voir, par exemple, G. Cifoletti, “Coincidenze lessicali tra


la lingua franca e l’arabo tunisino”, Incontri linguistici, 25, 2002,
p. 125-150.
137. A. Lanly, Le Français d’Afrique du Nord, Paris, Bordas, 1962
(2e éd. 1970); M. Doss et C. Miller (coord.), “Décrypter les langues en
Egypte”, numéro spécial, Egypte-Monde arabe, 27-28, 1996.
138. Voir aussi G. Manessy et P. Wald, Le Français en Afrique noire,
tel qu’on le parle, tel qu’on le dit, Paris, L’Harmattan, 1984; G. Manessy
et al., Le Français en Afrique noire. Mythes, stratégies, pratiques, Paris,
L’Harmattan, 2000.
139. P. Siblot, “Sabir, pataouète et français d’Algérie”, op. cit.-,
J. Duclos, “Le pataouète? A force à force on oublie!”, in A. Queffélec,
F. Benzakour, Y. Cherrad-Benchefra (éd.), Le Français au Maghreb, uni­
versité d’Aix-en-Provence, 1995, p. 121-130.
140. G. Audisio, préface à Musette (pseudo. d’Auguste Robinet),
Cagayous, roi des salaouetches, Paris, Tchou, 2003, p. 16.
141. Ibid., p. 16.
142. Cf. G- Audisio, Jeunesse de la Méditerranée, Paris, Gallimard,
1935, &. Le Sel de la mer, Paris, Gallimard, 1936; E. Brua, Fables bônoises,
Alger, Carbonnel, 1938; voir également P. Achard, Salaouetches, Paris,
Balland, 1972.
143. Cf. G. Audisio, Le Sel de la mer, Paris, Gallimard, 1930, p. 11.
144. Voir E. Eldem, “La Turquie et la Méditerranée: une quête
stérile?”, in E. Eldem et F. Cicekoglu, La Méditerranée turque, Paris,
Maisonneuve et Larose, 2000, p. 27-62, voir p. 44-45.
145. Cité par G. Audisio dans sa préface à Cagayous, p. 15.
146. A. Lanly, op. cit.
\A7. D’après P. Siblot, “Sabir, pataouète et français d’Algérie...”,
op. cit., p. 212.
148. Sur la position de “l’écrivain arabe de langue française”, et
sur “une clarté de pensée qui vit de ce chiasme, de cette schize”, cf.
A. Khatibi, “Incipits”, in Du bilinguisme, op. cit., p. 171-195, citation
p. 189.
149. A. Djebar, La Disparition de la langue française, Paris, Albin
Michel, 2006, p. 70.
150. Voir, par exemple, A. Chouaki, Les Oranges, Paris, Mille et Une
Nuits, 1998.
151. “Un jour, j’ai pris un mètre cube de terre d’Algérie, et je l’ai
analysée avec Djaffar, un copain chimiste, qui a un ordinateur. On a
déduit que dans un mètre cube de terre d’Algérie il y a du sang phé­
nicien, berbère,, carthaginois, romain, vandale, arabe, turc, français,
maltais, espagnol, juif, italien, yougoslave, cubain, corse, vietnamien,
angolais, russe, pied-noir, harki, beur. Voilà, c’est ça, la grande famille
des oranges” (Jbid., p. 48).
152. Cf. M. Yelles, Cultures et métissage en Algérie. La racine et la
trace, Paris, L’Harmattan, 2005.
566 LINGUA FRANCA

153. Cf. M. Benrabah, Langue et pouvoir en Algérie, Paris, Séguier,


1999, p. 42-43.

NOTES CONCLUSION

1. Ibn Tufayl, Le Philosophe autodidacte, Paris, Fayard, 1999,


p. 128.
2. E. Canetti, Les Voix de Marrakech, trad. F. Ponthier, Paris, Albin
Michel, 1980 (éd. orig. 1967), p. 32-33.
3. J. Bernabé, P. Chamoiseau et R. Confiant, Eloge de la créolité,
Paris, Gallimard, 1993 (lre éd. 1989).
4. Ibid., p. 46.
5. C’est là tout le débat sur la question de la francophonie, notam­
ment sur la question de la langue française “régénérée” par les littéra­
tures créoles.
6. E. Glissant, Poétique de la relation, Paris, Gallimard, 1990, p. 46.
7. Cf. L.-J. Calvet, Pour une écologie des langues du monde, Paris,
Plon, 1999; Cl. Hagège, Halte à la mort des langues, Paris, O. Jacob,
2002.
8. Comme exemple de suspicion à l’égard de la notion de métissage,
voir cette position de Monchoachi, poète martiniquais : “C’est un air
du temps que chacun entonne à sa manière, une auberge où chacun
amène son couvert, son boire et son manger. C’est la nature même de
l’idée de métissage qui l’autorise. J’y vois pour ma part une chimère et le
lieu d’innombrables confusions. L’éloge du métissage repose en réalité _
sur le désir secret d’une disparition des identités, il se situe dans le droit
fil de l’assimilationnisme essoufflé dont il prend le relais avec, en prime,
comme un semblant d’idéal”, entretien avec Patrick Kéchichian, “La
francophonie, un «exotisme» de plus?”, Le Monde des livres, 14 mars
2003, p. VI, col. 5 et 6.
9. Cf. R. Le Page et A. Tabouret-Keller, Acts ofidentity, Creole-based
Approaches to Language and Ethnicity, Cambridge University Press,
1985.
10. Voir notamment Poétique de la relation, op. cit., p. 26 sq.
11. Cf. M. Doss et C. Miller (coord.), “Décrypter les langues en
Egypte”, numéro spécial, Egypte-Monde arabe, 27-28, 1996.
12. Voir R. Escallier et Y. Gastaut (coord.), “Du cosmopolitisme en
Méditerranée”, Cahiers de la Méditerranée, vol. 67, 2005.
13. Ibid., p. 8.
14. Voir le colloque “Le français langue des élites dans le bassin
méditerranéen et les pays balkaniques (xvill'-milieu du XXe siècle)”,
Istanbul, université de Galatasaray, novembre 2006.
NOTES CONCLUSION 567

15. Cf. M. Crépon, “Ce qu’on demande aux langues. Autour du


Monolinguisme de l’autre". Raisons politiques, n° 2, 2001-2002, p. 27-
40; Langues sans demeure, Paris, Galilée, 2005.
16. Cf. H. Weinrich, “Unilingualisme et multilingualisme”, in
K. Martinet (dir.), Le Langage, Paris, Gallimard, Encyclopédie de La
Pléiade, 1968; “Déutsch in Linguafrancaland”, Akademie-Joumal, 2,
2001, p. 6-9.
17. E Braudel, Grammaire des civilisations, Paris, Flammarion, 1993,
(1èr' éd. 1963), p. 94.
18. Cf. E. Gellner, Nations et nationalisme, Paris, Payot, 1989 (éd.
orig. 1983).
19. J. Berque, La Dépossession du monde, Paris, Seuil, 1964.
20. E. Glissant, op. cit., p. 213.
21. Ibid., p. 103 sq.
22. Cf. H. Weinrich, op. cit.
23. Je rappelle ici la thèse contestable de B. Lewis. Voir, supra,
l’introduction du présent ouvrage.
24. Sur ce processus d’intégration, je me permets de renvoyer ici à
J. Dakhlia, Islamicités, Paris, puf, 2005.
25. Sur l’enjeu de la nomination, cf. A. Tabouret-Keller (dir.), Le
Nom des langues. L Les Enjeux de la nomination des langues, Louvain-
la-Neuve, 1997.
26. Cf. U. Eco, La Recherche de la langue parfaite dans la culture
européenne, trad. fr. J.-P. Manganato, Paris, Seuil, 1994.
27. Cf. A. Kilito, La Langue d’Adam, Casablanca, Toubkal, 1995.
La sacralité à l’écrit des caractères arabes n’est, quant à elle, guère
négociable.
28. Sur “La réévaluation de Babel”, sur une valorisation tardive de
la différenciation des langues, à rebours du mythe de Babel, cf. U. Eco,
op. cit., p. 382 sq.
29. Voir supra, chap. IX.
30. “Plusieurs raisons expliquent que ces tentatives aient été parti­
culièrement nombreuses au XVII' siècle et au début du XVHI' siècle. La
perte de vitesse du latin avait miné la compréhension réciproque. Et
celle-ci devait encore s’affaiblir avec l’éveil des nationalismes linguis­
tiques. Dans le même temps, le développement des échanges intel­
lectuels et économiques exigeait qu’on communique facilement et
sans risque d’erreur. De plus, l’incessante diversification du savoir au
XVII' siècle créait un besoin de taxonomies universelles, d’une gram­
maire et d’un vocabulaire de la science exhaustifs et fortement struc­
turés. Les progrès de l’analyse et de la logique mathématique, ajoutés
à une connaissance rudimentaire mais émerveillée des idéogrammes
chinois et de leur influence sur l’intelligibilité réciproque des langues
orientales stimulaient encore davantage la quête d’une lingua universalis
568 LINGUA FRANCA

ou « caractère universel”, G. Steiner, Après Babel, Paris, Albin Michel,


1978 (éd. orig. 1975), p. 191.
31. Sans aller jusqu à ces huit siècles d’existence que lui reconnaissent
certains linguistes.
32. Et parfois moins formellement.
33. Cf. K. Kchir-Bendana, “Kaddour Ben Nitram, chansonnier et
humoriste tunisien”, REMMM, 77-7%, 1995, p. 165-173.
34. A. Daudet, “Le turco de la commune”. Contes du lundi, Paris,
Charpentier et Fasquelle, 1873, p. 167-168.
35. Voir supra, chap. X.
36. J. Derrida, Le Monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996,
p. 13.
37. “Le silence de ce trait d’union de franco-maghrébin ne pacifie
ou n’apaise rien, aucun tourment, aucune torture. Il ne fera jamais taire
leur mémoire. Il pourrait même aggraver la terreur, les lésions et les
blessures. Un trait d’union ne suffit jamais à couvrir les protestations,
les cris de colère ou de souffrance, le bruit des armes, des avions et des
bombes”, Derrida, ibid., p. 27.
38. Voir M. Crépon, Langues sans demeure, Paris, Galilée, 2005.
39. A. Khatibi, Amour bilingue, Casablanca, Eddif, 1992.
40. W. Mignolo, LocalHistories/GlobalDesigns, Coloniality, Subaltern
Knowledges and Border Thinking, Princeton, Princeton University Press,
2000, p. 68.
41. Lbid., p. 47.
42. A. Khatibi, op. cit., p. 50.
43. Voir, supra, chap. X.
44. Cf. J. Dakhlia, “No mans langue, une rétraction coloniale”, in
Trames de langues. Usages et métissages linguistiques dans l’histoire du
Maghreb, Paris, Maisonneuve et Larose, 2004, p. 259-271.
45. Du bilinguisme (colt), Paris, Denoël, 1985, p. 197.
46. Cf. G. Meynier, J.-L. Planche (dir.), “Intelligentsias francisées (?)
au Maghreb colonial”, Cahiers du Gremamo, n° 7, 1990, p. 215 (dis­
cussion du texte de P. Siblot, “Sabir, pataouète et français d’Algérie”,
ibid., p. 216-214).
47. E. Glissant, Poétique..., op. cit., p. 112.
48. Outre “les sabirs de Kaddour Ben Nitram”, que l’on songe à “la
famille Hernandez”, par exemple.
49. Voir, notamment, H. Bhabha, Les Lieux de la culture. Une théorie
postcoloniale, trad. E Bouillot, Paris, Payot, 2007 (éd. orig. 1994).
50. Sur ces espaces voués au contact, on peut songer à la notion de
“ contact zone' proposée par Mary Louise Pratt.
51. Cf. C. Canut, Une langue sans qualité, Limoges, Lambert-Lucas,
2007.
GLOSSAIRE

Aperçu de quelques mots et tournures parmi


les plus caractéristiques de la langue franque:1

ABASSO : en bas, abaisser ou se baisser


ABLAR : parler
ANDAR: aller
ARMADOUR : armateur
BAGNO, BAGNE: litt. bain; maison ou centre de rétention
de captifs
BARBIERO : médecin
BENVENUDO : bienvenu
BISOGNO : besoin (bisogno andar pagar...)
BONO : bon, bien, beau (bono gente}
CABEZA, TESTA : tête
CAMINO, CAMINAR: chemin, marcher, cheminer
CAISSERIE, CACHERIE : caserne ou marché
CAPITAN : capitaine
CASA : maison (star in casa)
CHAPAR, CHIAPAR: voler

1. Il conviendrait de réinscrire ces mots ou tournures dans leurs


inflexions régionales et historiques, ainsi que leur enchâssement textuel,
lequel commande notamment leur transcription (plus ou moins italia­
nisante, hispanisante, francisante, voire anglicisante...)
Pour un lexique plus exhaustif, voir notamment les glossaires établis
par Alan Corré (http://www.uwm.edu/-corre/franca/edition2/index.
html) et par Guido Cifoletti {La lingua fianca barbaresca, Rome, Il
Calamo, 2004)
570 LINGUA FRANCA

CONTADOR: comptable
CONTENTO : content, satisfait
CORNUTO : cocu
COSI COSI : une fois comme ci, une fois comme ça (il mundo
cosi-cosi)
DIO GRANDE : dieu est grand
DONAR : donner
FALACA, FALAQUE : bastonnade
FALSO, FALSE : faux (papasso falso)
FANTASIA, FANTAZIA, FANTESIA: bravade, provocation,
fantaisie
FAR, FASIR : faire (Non far tanta fantasia)
FAVOR: faveur
FIDE, FEDE, FÉ: foi (senzafide: renégat; fèdi merda...)
FINO : fin, véritable (turco fino)
FONDICQUE, FONDUQUE: fondacco, fondouk, auberge...
FORA : dehors
FORTI, FORTE : fort
FORTUNA: la fortune, la chance (qui tourne), mudanza de
fortuna
GALIMA, GALIME: butin
GANDOUF : peste
GANTAR : attraper (très polysémique)
GRAMMERCY, GRAMERCY: grand merci
JUSTO : juste
LASCIAR: laisser
MALATO : malade (no parlar que estar malato)
MALO : mal, mauvais (malo gente)
MANERA, MANIERA: manière
MANGIADO : englouti
MANTÈQUA, MANTÈCA, MANTÈQUE: beurre ou beurre
rance
MASSERIA, MASSERIE : ferme, maison de campagne (mas)
GLOSSAIRE 571

MATAMORA, MATEMOURE: fosse, silo, bagne pour captifs


MESQUIN, MESQUINO : malheureux, pauvre
MI, TI : moi, toi (invariable)
MIRAR : regarder (non andar mirar mugeros de los Moros}
MORTO : mort (mezzomorto)
MUCHACHU : enfant, jeune garçon, page
MUCHO : beaucoup (voire mucho mucho, avec redoublement)
PAROLA : parole (parola de mi è parola de mi)
PAURA, PEURA : peur
PAGAR : payer
PAPASSO, PAPACE : prêtre (toutes religions)
FASCIA DE CARNIERO : fête de l’Aïd el-kébir ou du Bayram
PASSEPORTO : sauf-conduit
PATRON, PATRONNE, PADRONE : maître
PERO, FERRO, CANE: chien
PESCADERIA, PISCADERIA: pêcherie
PILLAR, PIGLIAR: prendre (pilliarfantasia)
PREGAR : prier
QUERIR : désirer, vouloir
REGAL, REGALO : cadeau
ROBA : vêtement, chargement
REY: roi
SABER, SABIR : savoir
SANDAL: bâteau
SANGRE : sang
SCARCINA: cimeterre, sabre
SCHIAVO : esclave
SCRIBANO, SCRIVANO : secrétaire, écrivain
SENTAR : loger, rester (sentar abasso)
SEMI-SEMI : ensemble (redoublement caractéristique)
SENSAL, SANSARO : courtier
STAR : être ( Ti star Consul o no star?)
572 LINGUA FRANCA

STÈRE : natte
TABA: sceau
TOBGI : cannonici
TRABAJO : travail
TENER: avoir, tenir... (très polysémique)
USANZA, UZANSA, USANCE : coutume, usage {usanza de mar)
VENDITA: vente
VENIR : venir (ti venir a Zerbi)
VENTURA : aventure, cours des choses
VOGAR: voguer
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Ressources en ligne:
http :lZwww.uwm.edu/-corre/
Alan Corré, Extract from Lecture on Lingua Franca” sur http ://www.
uwm.edu/People/corre/ franca/edition3/lingua2.3.html
Ce site propose notamment :
Rossetti,-R., An Introduction to Lingua Franca
Zago, R., A Dissertation on Lingua Franca,
Ainsi qu’une bibliographie et un glossaire.
Le texte de Ch. Haberl, Introduction to the Study of the Lingua Franca,
n’est plus disponible en ligne.
http ://www.people.fas.hàrvard.edu/-haberl/franca.html
Voir également le site de la Lingua Franca Nova: http://lingua-franca-
nova.net/
INDEX DES NOMS PROPRES
INDEX DES NOMS PROPRES

Abd el-Kader, 435, 437


Abdi, N., 485
Achard, P., 492, 559, 564
Adler, M. K., 492, 494
Aissa, L., 516
Ali Ufkî Bey (ou Bobovius), 165, 282, 283,498, 518, 522, 538
Ageron, Ch.-R., 534
Agrell, O„ 255, 532
Akar, M„ 530, 533
Andrews, W. G., 14, 285,492, 538, 542
Aranda, E. d’, 75,103,131,183,199,209,210,211,215,245,250,278,305,
352,357,359,375,376,404,504,508,513,519, 521,524,525,526, 531,
537, 542, 551,553
Arcos, Th. d’, 330,337, 519
Armand, J., 381, 553
Arnaldez, R., 479, 555
Arvieux, L. d’, 34, 35,93, 117,118,119,120, 122, 123, 127,178,250,281,
315,341,345,372,497,501,506,509,510,511, 519,520,521,527,537,
544, 548, 549,552, 576
Aslanov, C„ 44, 108,263,499, 505, 508
Audisio, G., 23, 464, 465, 564, 565
Avity, P. d’, 93,252, 506, 532
Ayoub, G., 184, 498, 521, 528, 555
Aziyadé, 242,437

Baccar, A., 509,511,515


Baccouche, T„ 502, 573
Bacri, R., 466
Baïbars, 110, 155, 188, 189, 264,265, 522, 534, 535
Baker, Th., 219, 527
Balibar, R., 499, 536, 554
Beaurepaire, P.-Y., 547
Belhamissi, M., 529
Ben Achour, M. A., 509, 520
584 LINGUA FRANCA

Bénédit, G„ 459, 564


Benhadda, A., 518, 519, 531, 539
Ben Jemaa, M„ 532
Bennassar, B. et L., 116, 497, 510, 511, 540
Benouis, M. K„ 545, 559
Ben Smail, M., 523
Ben Nitram, K„ 448,453, 563, 567, 568
Benrabah, M., 467,565
Béranger, N., 265, 351, 526, 535, 550
Bernabé, J„ 471, 495, 565
Bernardin de Saint-Pierre, J.-H., 399, 405, 557
Berque, J„ 458, 564,566
Bhabha, H„ 554, 568
Bobovius (ou Alì Ufld Bey), 165, 282, 283, 498, 518, 522, 538
Bohas G., 522, 534
Bonaparte, L., 456, 563
Bonaparte, N„ 27, 101, 167,168,174, 266,298, 334,409, 525, 540, 558
Boubaker, S., 516, 517, 527
Boucharb, A, 247,294, 518, 531, 539
Bougiman, 248
Boujarra, H., 516
Bourdieu, P., 26, 494
Bouzineb, H., 532
Bosnali, S„ 498, 522, 538
Bozdemir, M„ 498, 522, 538
Brahimi, D., 116, 510, 553
Brann, B„ 496, 534
Brantôme, 55,209, 348, 359, 501, 525, 551
Braudel, F., 12, 14,22, 23, 25,26, 32,40, 72, 180, 194, 195, 197, 207, 220,
418,476,491,493, 494,496, 503, 521, 523, 524, 527, 558, 566 .
Bresc, H., 500, 541
Brett, M., 512, 513
Brincat, J. M., 540, 541
Brogini, A., 540
Brooks, Fr., 244, 530
Broughton, E„ 160, 234, 235, 351, 355, 362, 363, 364, 365, 367, 414, 529,
550, 552
Brunot, L., 524, 547
Bugeaud, T.-R., 458, 484

Cagayous, 448,464,465, 564


Calvet, L.-J., 559, 566
Canut, C., 493,494,499, 501, 554, 566, 568
Caroni, F., 182, 187, 521, 522
Casanova, G., 303, 542
Caubet, D„ 499, 574, 577
Cendrars, BI„ 428, 560
Cerquiglini, B., 502, 508, 573
INDEX DES NOMS PROPRES 585

Cervantès, M. de, 18, 69, 85, 86, 212, 239, 395, 493, 502, 505, 526
Chamoiseau, P., 471,495, 565
Chaudenson, R., 491, 492
Chartier, R., 547
Chateaubriand, F.-R. de, 275, 332, 333, 334, 341, 343, 421, 422, 423, 424,
425, 546, 548, 557, 559
Chastelet des Bois, 71,131,198,199,208,209,341,346,503, 524, 525,528,
535, 548, 549
Chelhod,]., 518, 546, 547
Chérif, M. H., 112,509
Chichois, 459, 564
Chouaki, A., 467, 565
Cifoletti, G., 416, 492, 495, 500, 501, 504, 505, 569
Clausolles, M.-P., 431, 560, 561
Cohen, M., 524, 529, 546, 564
Colley, L., 151, 510, 515, 530, 543
Condamine, La, 99,100, 101, 103, 216, 507, 508, 526, 545
Confiant, R., 471,495, 565, 573
Corre, A., 491, 500, 543, 569
Cortelazzo, M., 509, 537, 542
Cremona, J., 33,218, 219,496,499, 527, 547
Crépon, M., 566, 567
Cresti, F., 502
Cyrano de Bergerac, S., 328, 546

Dan, P., 66, 74, 75, 94, 134, 213, 223, 227, 229, 244, 245, 344, 356, 480,
506, 502, 503, 504, 506, 513, 526, 527, 528, 530, 531, 548, 551
Dapper, O., 81, 178, 213, 253, 344, 373, 505, 520, 526, 532, 549, 553
Daudet, A., 462, 482, 564, 567
Davis, N. Zemon, 508, 553
Davis, R., 35, 36, 281,296,497, 503, 524, 525, 537, 539, 540, 551
Defoe, D„ 397, 555
Derrida, J., 483,484,567
Desfontaines, R. L., 159, 228, 516, 528, 557
Diab, H., 165, 166, 167,518
DJebar, A., 467, 482, 565
Doss, M., 474,492, 502, 564, 566
Du Camp, M., 435
Durer, Cl., 301, 541

Ecchelensis, A., 165, 537


Eco, U., 392, 545, 554, 567
El-Boudrari, H., 171, 393, 518, 519, 555
Eldem, E., 45,499, 550, 565
Emile, 398,402,403,404,405, 555, 556
Encina, J. del, 52, 53, 500
Epalza, M. de, 493, 502, 505
586 LINGUA FRANCA

Faidherbe, L., 447,457, 484, 563


Fendri, M., 512
Flaubert, G., 435, 561
Frank, L., 174, 205, 206, 333, 334, 349, 374, 519, 525, 540, 546, 550, 553,
554
Friedman, E., 151, 515
Fromentin, E., 443, 562
Fronzaroli, P„ 302, 509, 541
Furetière, A., 80, 87, 505, 506
Galland, A., 136, 137, 138, 139, 165, 267, 276, 342, 513, 517, 532, 535,
536, 548
Ghassàni, al, 170, 171, 394, 518, 519
Gautier, E.-F., 465
Gautier, Th., 418,420,428, 429,444, 559, 560
Ghettas, A., 553
Giancarli, G. A„ 53, 55, 301, 501, 541
Glissant, E., 472,474,477, 485, 565, 566, 568
Gluck, Chr. W., 321, 327, 545
Gocek, F. M„ 518, 544
Godwin, F., 328, 546
Goldoni, C„ 189,302, 314, 321, 542, 544, 545
Grandchamp, P„ 339, 521, 546, 547, 548
Greenblatt, St„ 25,494, 510
Grelot, G., 340
Grion, G„ 47, 50, 500
Gruzinski, 8., 24,25, 494, 495
Guechi, F. Z., 553
Guemriche, S., 523, 549
Guillaume, J. P„ 522, 534
Guilletière, de La, 94, 96, 270,272,274,298,390, 507, 536, 537, 540, 554
Gulliver, 92, 395, 506, 555

Haberl, Ch„ 43, 50,491,499, 500, 563, 579


Haddad, G. M., 546
Hadjar, A., 564
Haëdo, D. de, 62,63,64,65,66,67,68,69,71,72,73,75,77,78,79,80,84,
85, 87, 92, 131, 178, 227, 235, 250, 339, 350, 355, 356, 380, 383, 502,
503, 504, 505, 506, 529, 547, 550, 551, 553, 554
Hagège, Cl., 18, 493, 523, 566
Hajari, al, 153, 170,499,515
Hall, R. A. Jr, 494, 506
Hamidou, Raïs, 364, 552
Harrak, F., 531
Hartog, Fr., 115
Hebenstreit, J., 97,129, 130, 131, 133, 179, 218, 253, 344, 347, 415, 512,
513,520,528,549
Heller-Roazen, D., 506, 554
Heyberger, B„ 276, 507, 517, 537
INDEX DES NOMS PROPRES 587

Hitzel, Fr., 498, 508, 515, 518, 529, 538, 539, 543, 544, 547
Host, G., 143, 144, 175, 176, 256, 514, 519, 520, 531, 532
Huntington, S., 26,494
Husayn Effendi, 165

Ibn Abî Dhiyâf, 141, 181, 185,241,374,520,521


IbnAbi Dinar, 38, 39, 152, 178, 179,221,498,515, 520
Ibn Khûrdâdhbih, 43, 111
Ibn Hazm, 11, 392,491,555
Ibn Jinnî, 392, 555
Idrisi, al, 154,391, 516, 554
Ilbert, R., 559, 560

Jabarti, al, 174, 519, 535, 558

Kaddouri, A., 509, 518, 523, 533


Kafadar, C., 294, 515, 539
Kahane, H., 524, 536, 543
Kahane, H. et R., 196, 269, 411, 412, 493, 496, 499, 509, 524, 534, 536,
557
Kaiser, W., 216, 495, 503, 505, 516, 521, 526, 535, 540, 544
Kalpakli, M., 14, 285,492, 538, 542
Kchir-Bendana, K., 453, 563, 567
Khatibi, A., 458,466,483,484, 565, 567, 568
Kilito, A., 479, 555, 567
Koningsveld, P. S. van, 499, 515
Kuchiouk-Hânem, 435

Lascaris de Vintimille, J., 167, 168, 169, 334, 370, 371, 552
Lamartine, A. de, 163, 167, 169, 334, 335, 336, 367, 547
Lamborn Wilson, P., 281, 495, 517, 537
Lamping, CL, 416, 443, 558, 562
Lanly, A., 466, 564, 565
Lapèné, Ed., 442, 562
Laugier de Tassy, J.-P., 222, 226, 256, 341, 345, 348, 390, 507, 527, 533,
548, 549, 550, 554
Launay, M., 556
Le Blanc, V., 337, 338,384, 547, 554
Le Brun (ou de Bruyn), C., 213, 277, 281, 304, 342, 510, 526, 536, 537,
542, 548, 551
Leibniz, G. W., 310, 543,555
Lempriere, W., 130,257, 512, 530, 533
Léon l’Africain, 24, 102, 378, 384,385, 508, 553, 554
Lévy, S., 509, 523, 533
Lewicki, T., 516
Lewis, B., 17, 37, 38,40, 410,493,497,498, 510, 517, 526, 538, 557, 566
Lombard, M„ 33,34, 194, 496, 523
Loti, P., 242,427,437, 560
588 LINGUA FRANCA

Lucas P., 161, 165, 297, 517, 540


Lully, J.-B., 34, 123, 125,315,497, 544
Lyautey, H., 262, 438

Maalouf, A., 17, 493


Mac-Carthy, 442, 446,454,456,457,504, 512, 517, 562, 563
MacGill, Th., 204,525
Mansouri, T„ 149, 514, 515
Marmol, 384, 520,531, 554
Marteilhe, J., 191,200,292,297, 523, 524
Martin, R., 448, 453, 563
Mascarenhas, J., 73, 79, 87, 189, 237, 299, 357, 358, 503,' 505, 513, 522,
529,551
Matar, N„ 515, 518,542,543
Maziane, L., 509, 530
Meddeb, A., 467
Meouak, M„ 509, 513, 514
Merle, R., 564
Mernissi, F., 503
Merouche, L„ 502, 517, 526, 527, 552, 553
Messaoudi, A., 537, 561, 562
Mezzomorto, H., 189, 522
Mignolo, W., 483, 568
Miliani, H., 563
Miller, C„ 474,492, 502, 564, 566, 575, 577
Mocquet, J., 251, 253,340, 342, 532, 548
Molière, 34, 123, 189, 315, 318, 321, 325, 426, 455, 457, 497, 497, 507,
512,543,544,545,579
Montagu, M. W., 236,237,529
Mordecai, N„ 160, 517
Moselly, E„ 444, 562
Moussa, S., 517, 535,546, 558, 560, 561
More, Th., 397
Motte, A. Houdar de La, 320,323, 325, 545
Motte, Ph. de La, 217,24Ò, 265,297, 371, 522, 527, 530, 535, 540, 552
Motraye, A. de La, 214,268,274, 340, 345, 389, 526, 535, 536, 554
Moudden, A. el, 512, 530, 531,533, 539
Moüette, G., 75,238,247,248,249,250, 254,257, 520, 525, 531, 532
Muhammad al-Kabîr, 157,159, 161, 162, 298, 371, 401, 402, 516, 518
Musette, 448,464, 564

Nef, A., 499, 500


Nerval, G. de, 266,345,419,421, 425, 427, 535, 549, 559
Norden, F. L„ 269, 526, 536

Okeley, W., 135, 215,513


INDEX DES NOMS PROPRES 589

Pananti, F., 201,202, 203,206,223,355,358, 359, 360,364, 524, 525, 527,


551,552
Panzac, D ; 496, 517, 527, 539, 551
Panzac, D„
Peiresc, N.-C Fabri de, 165, 278, 330, 331, 337, 537, 546
Pellow, Th., 160, 176, 233,245,250, 261, 360, 517, 530, 531, 533
Peyssonnel, J. A., 101, 516, 557
Pfeiffer, L, 417, 558
Piasere, L„ 301,302, 501, 541
Pitts, J., 344, 504, 549
Planas, N„ 300, 493, 503, 507, 526, 529, 541
Planel,A.-M.,558
Poiret, J.-L„ 135,228, 229, 233, 379, 513, 516, 528, 529, 548, 553
Poiron, M., 91, 97, 390, 506, 507, 554
Potocki, J., 160,256, 257, 258, 517, 533,560
Prévost, A. F., 81,399, 401,402, 505, 555, 556
Pückler-Muskau, H. von, 279, 415,432,434,437, 513, 520, 558, 560, 561

Quartier, A., 72, 75, 219, 230, 231, 232, 238, 301, 503, 504, 527, 528, 529,
530, 541

Râshidî, al, 161, 517


Regnard, J.-Fr., 353, 396, 551, 555
Rehbinder, J. von, 142,416, 433, 514, 516, 520, 529, 534, 558, 561
Renaudot, 179, 514, 520
Richard, J„ 31,43,45, 46,496, 499
Roche?, L, 241,242, 435,436, 437, 530, 561
Rocqueville, F. de, 64, 240, 352, 354,355, 550, 551
Rossetti, R., 491, 579
Rossi, E., 415, 537, 558
Rossini, G. A., 325, 541, 545
Rotrou, J. de, 319, 545
Rouillard, C. D., 511
Rousseau, J.-J., 279, 304, 308, 309, 310, 311, 323, 327, 328, 398, 399, 402,
405, 526, 542, 543, 555, 556

Saint-Gervais, B. de, 98, 345, 507, 549, 554


Savary de Brèves, Fr., 83, 84, 85, 86, 88, 198, 266, 277, 349, 372, 505, 524,
535, 536, 537, 550, 552
Sâyigh, F„ 167, 168, 169, 334, 335, 367, 518, 547
Schuchardt, H., 13,31,41,144,235,254,415,438,463,491,492,496,504,
529, 532, 535, 558, 561, 562, 564
Schwartz, M. van, 430
Sebag, P., 351,526, 535, 550
Sebti, A., 492, 509, 520, 532
Shaler, W., 414, 525, 558
Shaw, Th., 128, 129, 130, 132, 134, 136,250,254,414, 512, 513
Siblot, P., 443,495, 559, 562, 564, 565, 568
590 LINGUA FRANCA

Skik, H., 502


Smith, A, 393, 555
Spon, J., 272,298, 522, 536, 540
Steiner, G„ 47,481, 500, 567
Stella, A, 503
Sublet, J„ 553
Smytnelis, M. C., 535
Swift,)., 506,555

Tabouret-Keller, A, 491, 493, 501, 559, 566, 567


Tawfiq, A, 503
TerMeetelen, M„ 77, 239,259,260 ? 530,531, 533, 549
Thédenat, 95, 157, 158, 159,161, 162, 191, 298, 347, 361, 371, 401, 402,
506,516,518,523,540,549,556
Thierry-Mieg, Ch., 450,451, 563
Tiene, A, 411,412,496, 524,336, 557
Tinguely, Fr„ 340, 519, 547, 548, 555
Todorov, T„ 21, 25, 115
Toelle, H„ 189, 190, 523
Tollot, J.-B., 271,276,346, 536, 537,549
Touati, H„ 539
Touili, M„ 104, 508, 513, 549
Tournefort, J. Pitton de, 97, 142, 143,273, 274, 514, 536
Triulzi, A., 537
Turbet-Delof, G., 556

Vanhove, M., 298, 540, 541


Varnier, 442,446,454, 456,457, 562, 563
Vassalli, M. A, 299
Vatin, N., 282, 283,284, 538, 539, 552
Veinstein, G., 155,173,287,497, 510, 516, 519, 537, 538
Venture de Paradis, J.-M., 132, 133, 139,140, 141,142,143,180,344,345,
346,348, 373, 378, 513, 514, 520, 521, 549, 553
Versteegh, K., 523
Vincent, B„ 493, 503, 505, 521, 532,540
Vitkus, D. )., 504, 512, 513, 516, 526, 542, 543, 549
Volney, 37, 343, 345, 548, 352, 386, 387, 388, 419, 420, 497, 549, 550,
554, 559

Waille, V., 562, 563,438,452


Walter, H„ 14,483, 523
Wansbrough, ]., 40,46,498,499, 500, 507, 547
Weinrich, H„ 95, 476, 507, 566
Wheler, G., 273, 389
Whinnom, K„ 494,498, 500, 506
Windier, Chr., 173, 366, 519, 525, 535, 550, 551, 552
Windus, 255, 531, 532, 533
INDEX DES NOMS PROPRES 591

Yaguello, M„ 491
Yelles, M„ 565

Zago, R., 491, 500, 544, 545, 579


Zakharia, K., 189, 190, 522, 523
Zerbitana, 47,48, 52, 57, 59
Zhiri, O., 554
Zingana, 53, 54, 55, 56, 57, 59, 301, 302, 501, 541, 574
Zouari, A., 517
Zysberg, A., 292, 523, 524, 539

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