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Le féminin
et le masculin
dans la langue
L’écriture inclusive en questions
Les auteurs
Danièle Manesse, professeure émérite de sciences du langage,
université Paris 3-Sorbonne Nouvelle
Gilles Siouffi, professeur de linguistique française, Sorbonne-
Université
Bernard Colombat, professeur professeur émérite d'histoire de
la linguistique, Université Paris Diderot
André Chervel, historien de l’éducation et agrégé de grammaire
Élise Mignot, professeure de linguistique anglaise, Sorbonne-
Université
Peter Eisenberg, professeur émérite à l’université de Potsdam,
spécialiste de grammaire allemande
Leda Mansour, lectrice de langue à l’École Normale supérieure
de Paris
Joung Eun Rim, docteure en sciences du langage, chargée
d’enseignement à l’université d’Aix-en-Provence
ISBN : 978-2-7101-3895-2
Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes de l’article L. 122-5, 2e et 3e a,
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procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles
L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Sommaire
Introduction :
les femmes et les hommes dans les mots . . . . . . . . . . 5
Première partie
Questions préalables
1. L
’écriture inclusive :
question d’usage ou question d’autorité ?. . . . . . . 15
2. L
a langue à tous ses niveaux
face à l’écriture inclusive. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35
Deuxième partie
Ce que l’histoire de la langue
nous apprend
1. L
a question du neutre et la construction
des accords depuis le latin vers le français. . . . . . . 61
2. L
a place du masculin dans la langue française :
pourquoi le masculin l’emporte sur le féminin. . . 79
3. L
’accord de proximité et la grammaire . . . . . . . . . 95
4. L
’école au front ou l’école face
à l’écriture inclusive . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 115
3
Troisième partie
Que se passe-t-il
dans d’autres langues ?
1. A
nglais et langue inclusive : multiplication
des marques ou neutralisation ? . . . . . . . . . . . . . 133
2. L
a question du genre en Allemagne . . . . . . . . . . 157
3. L
e genre en langue arabe . . . . . . . . . . . . . . . . . . 177
4. D
ire le genre en langue coréenne . . . . . . . . . . . . 191
Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 203
Compléments de référence
des chapitres 1, 2 et 3 partie 2 . . . . . . . . . . . . . . . . 205
4
Introduction :
les femmes et les hommes
dans les mots
6
Exclure, inclure :
qu’inclut donc l’écriture inclusive ?
Les batailles publiques ont toujours à l’origine un
élément déclencheur qui les symbolise : un mot, celui
de prédicat, qui a fait une soudaine apparition dans les
programmes de l’école, est accusé de détruire la gram-
maire dont tous ont un souvenir ; des rectifications
orthographiques de bien peu d’importance viennent
rallumer la guerre de l’orthographe. Le débat de l’écri-
ture inclusive a explosé après la publication indignée
dans un journal d’opinion de cette phrase : « Grâce aux
agriculteur.rice.s, aux artisan.e.s et aux commerçant.e.s,
la Gaule était un pays riche ». Extraite d’un manuel
scolaire2 destiné à des élèves de CE2, elle a fait d’emblée
rentrer l’école dans le champ de la polémique.
Qu’est-ce donc qu’une écriture « inclusive » ?
L’expression française paraît une traduction de l’expres-
sion anglaise inclusive writing, qui est une variante de
inclusive language, ou gender-inclusive language, attes-
tée dans certains pays de langue anglaise depuis au moins
une dizaine d’années, notamment dans les milieux acadé-
miques. Pour ses promoteurs, l’inclusive language vise à
« inclure » toutes les personnes qui peuvent se sentir non
représentées par une désignation, qu’il s’agisse de sexe,
d’ethnicité, de religion… Le gender-inclusive language
en est une spécificité. On remarque que cet emploi s’ins-
crit dans la continuité de discours sur l’exclusion sociale,
notamment dans le domaine du handicap. Des textes
récents, diffusés depuis les instances européennes, codi-
fient ainsi les mesures qu’il faut prendre pour que l’école
soit « inclusive », c’est-à-dire en mesure d’accueillir et
7
de scolariser des enfants en situation de handicap, par
exemple des enfants autistes, exclus des structures
scolaires traditionnelles ; l’éducation inclusive vise l’éga-
lité, l’équité et la non-discrimination entre les garçons et
les filles, des politiques inclusives visent à accroître l’éga-
lité des salaires, etc.
Quand il s’agit de la langue, de quelle exclusion s’agit-
il ? Celle des femmes, disent les promoteurs de l’écri-
ture inclusive, qui dénoncent le manque de visibilité des
femmes dans la langue, dissimulées par des formes qui
les soumettent au genre masculin, à l’accord masculin,
aux désignations masculines des fonctions et des statuts.
C’est ici que l’adjectif « inclusif » révèle son ambiguïté.
En anglais, un synonyme de gender-inclusive language
souvent donné est gender-neutral language. Cela donne
à « inclusif » le sens propre de « qui inclut », autrement
dit « qui intègre tous types de personnes ». Il faut dire
qu’en anglais, le questionnement s’est beaucoup appuyé
sur des mots formés sur -man, qui peuvent légitimement
ne pas paraître inclusifs.
En France, ce qu’on désigne par « écriture inclusive »
ne relève pas de la même logique que le gender-neutral
language dans la mesure où les propositions graphiques
visent précisément à séparer les genres, à les distin-
guer pour les rendre tous deux visibles. L’écriture dite
« inclusive » ne procède pas d’une neutralisation, qui
pourrait être le caractère d’un langage épicène, mais au
contraire d’une visibilisation accrue des genres. Mais il
faut dire qu’on ne part pas non plus de la même réalité
linguistique.
Ainsi, dans les débats récents ayant eu lieu en France,
on a vu apparaître des arguments visant à démontrer que
la langue française, dans les étapes de sa formation au
8
cours de l’histoire, a été conçue et amendée consciem-
ment, délibérément, pour être à l’image d’une société
où les femmes ont peu de droits, voire
aucun. L’écriture inclusive refléterait
les luttes et les conquêtes des femmes, L’écriture inclusive
refléterait les luttes
en promouvant une langue à l’image
et les conquêtes
de changements sociaux advenus ou des femmes.
qu’on souhaite faire advenir.
11
Première partie
Questions préalables
C
omprendre ce que met en jeu l’écriture inclusive
exige d’aller au-delà de cette affirmation de
principe que les femmes sont invisibles dans la
langue française. Cela demande d’être au clair sur deux
dimensions qui ne sont enseignées à aucun moment de
la scolarité.
En premier lieu, l’idée que nous avons de la langue est
intuitive, non réfléchie. Elle est une évidence jamais ques-
tionnée. Ensuite, elle se confond avec celle de la langue
correcte que nous avons construite très jeunes, lors des
premiers apprentissages à l’école, puis dans la lecture,
et qui se manifeste dans la vigilance grammaticale et
orthographique que nous exerçons à tout moment sur
les écrits, les nôtres et ceux des autres. À aucun moment
nous ne mettons en cause les formes de la langue stan-
dard qui est celle qu’on utilise chaque jour, sauf quand
nous sommes sensibles aux jeux de mots, aux détourne-
ments qui nous réjouissent, dans la poésie ou les arts du
langage en général.
C’est pourquoi cet ouvrage propose en première partie
deux chapitres pour rendre explicite ce qui est implicite,
ce que l’entreprise écriture inclusive présuppose sans
juger bon de s’en expliquer.
Qui décide de la langue ?
Comment fonctionne la langue, et quelles sont les
dimensions du système de la langue qui sont affectées
par les propositions de l’écriture inclusive ?
14
1
L’écriture inclusive :
question d’usage ou
question d’autorité ?
Gilles Siouffi
C
omme la plupart des débats sur la langue qui ont
agité les pays de langue française dans les
dernières décennies (réforme de l’orthographe,
féminisation des noms de métier, terminologie gram-
maticale pour l’enseignement…), les récents débats sur
l’écriture inclusive ont placé sous un jour soudainement
cru, à la fois la relation complexe qu’ont les Français à
l’autorité, et la grande incertitude dans laquelle la plu-
part d’entre eux se trouvent vis-à-vis de ce qui est vérita-
blement décisionnaire dans les instances qui s’occupent
de langue. Qui décide, dans les questions linguistiques ?
Et y a-t-il vraiment quelqu’un qui décide ? Peut-être cer-
tains aimeraient-ils qu’il en soit ainsi, mais les choses ne
sont pas si simples. Indépendamment des enjeux socié-
taux et grammaticaux qui lui sont propres, la question
de l’adoption éventuelle d’une écriture inclusive qui don-
nerait plus de visibilité aux femmes dans la langue ren-
voie la société française – et francophone pour une part,
mais pas toujours de la même manière – à l’ambiguïté
historique qui a gouverné les relations entre les trois
pôles que représentent ce qui est prescrit par les textes,
15
ce qui est dans les usages, et ce qui s’impose auprès du
plus grand nombre. Il est important de ressaisir la consti-
tution, dans l’histoire, de ce rapport si tendu aux normes,
qu’on ne retrouve pas dans de nombreuses traditions.
Dans notre pays, les questions politiques, linguistiques
et sociétales se sont souvent superposées, mais d’une
manière parfois tellement contradictoire que cela finit
par égarer. Par ailleurs, la France connaît, à l’instar de
nombreux autres pays, ce qu’on pourrait appeler des
« mutations de l’autorité » typiques des
Dans notre pays,
les questions sociétés « postmodernes » dans les-
politiques, quelles le périmètre des communautés
linguistiques et a changé, de même que le rapport à ce
sociétales se sont que nous nommerons de façon large
souvent superposées, « le politique ». Et si la langue, selon
mais d’une manière de nombreux sociolinguistes se définit
parfois tellement autant par le sentiment d’appartenir à
contradictoire que
une communauté d’usage que par des
cela finit par égarer.
caractéristiques linguistiques propres,
il est fatal que ces évolutions aient touché le rapport à
cette entité abstraite si chargée de symboles qu’est la
langue.
20
bien, face à la langue, si nous étions des enfants ou des
adultes…
Pour autant, chaque fois qu’un débat touchant la
langue agite la société, on relève un appel à l’autorité –
par exemple de l’Académie française. Celle-ci a regagné
dans les dernières décennies une partie du terrain perdu
grâce à une politique plus active, une collaboration plus
étroite avec d’autres instances ou des milieux spéciali-
sés (les commissions de terminologie des ministères,
l’ATILF, partenaire de la neuvième édition du diction-
naire, etc.), et des actions de diffusion et de communi-
cation. Saisie du débat sur l’écriture inclusive, elle s’est
exprimée dans une courte et vigoureuse déclaration le
26 octobre 2017.
Mais les termes employés – « péril mortel » – lais-
saient transparaître dans leur vigueur une inquiétude
quant à la portée réelle qu’allait avoir cette déclaration.
Il arrive en effet que l’autorité de l’Académie soit remise
en cause – et par des instances ayant légitimité à le faire.
En 2014, un député UMP qui avait argué des posi-
tions de l’Académie pour appeler une députée, contre
sa volonté, « Mme le président », s’était vu infliger des
sanctions financières. En novembre 2017, la Cour de
cassation, juridiction ultime dans le droit pénal français,
a écrit à l’Académie française pour lui demander de se
repencher sur la question de la féminisation des noms
de métier, remarquant que des institutions judiciaires,
comme le ministère de la Justice, avaient adopté des
formes féminisées. Le 28 février 2019, l’Académie fran-
çaise, se fondant sur des données par la DGLFLF, publie
un rapport indiquant que l’usage s’est installé pour un
certain nombre de formes féminisées désormais accep-
tables donc, en précisant bien que ce rapport ne présente
aucun caractère contraignant. Des situations de combats
21
d’autorités sont tout à fait envisageables, même si elles
peuvent prêter à sourire.
Lorsqu’on met en rapport les débats récents autour de
questions linguistiques avec l’histoire des prescriptions
en France – impliquant essentiellement l’Académie –,
on s’aperçoit assez aisément d’un malentendu. Dans son
histoire, l’Académie française est restée assez fidèle à ses
principes de départ, qui étaient de donner à la langue des
« règles certaines »2. La démarche est donc restée stricte-
ment linguistique, de manière assez large d’abord, avant
que cela soit de manière quasi exclusivement lexicolo-
gique, puisque l’Académie a renoncé
Dans son histoire, au fil du temps, notamment après
l’Académie française
l’échec de sa Grammaire très décriée et
est restée assez
presque inconnue de 1932, à toutes ses
fidèle à ses principes
de départ, qui missions autres que celle du diction-
étaient de donner naire. Or, les questions qui lui sont
à la langue des aujourd’hui posées ne sont pas de cette
« règles certaines ». nature, la forçant à sortir non pas de
son lieu, mais de sa manière de fonc-
tionner. Elles émanent la plupart du temps de la société,
et leur articulation avec la démarche de rédaction d’un
dictionnaire n’est pas toujours très évidente. Il n’est pas
prévu, par exemple, que l’Académie française se réunisse
formellement pour étudier de façon posée et organi-
sée des propositions qui lui sont soumises. La plupart
du temps, on demeure dans la réaction plus que dans
l’action.
22
Les normes et usages
Dans l’histoire linguistique française, ce qui relève
authentiquement de la prescription n’est pas premier, au
sein du vaste ensemble de ce qui s’est dit et écrit au sujet
de la langue.
Le « bon usage »
La faute en revient, si « faute » il y a, à la tradition du
« bon usage », née, à partir de notions issues de l’Anti-
quité, au xvie siècle, et surtout affirmée au xviie siècle
après Vaugelas3. D’une certaine manière, l’importance
culturelle donnée à cet espace de discussion, où les ques-
tions esthétiques (l’appel au jugement de l’oreille, par
exemple) coexistent avec la prise en compte d’un certain
pragmatisme social – en se référant aux usages sociaux
ou aux situations de parole –, n’a pas facilité la tâche des
instances qui pouvaient avoir une vocation prescriptive,
comme l’Académie, et plus tard les grammaires scolaires.
La situation est ancienne ! Et elle n’a pas beaucoup
évolué. Il est amusant de voir aujourd’hui le Bon usage
de Grevisse – dont la première édition date de 1936 et
qui en est actuellement, entre d’autres mains bien sûr,
à sa 16e édition – brandi par les tenants d’une norme,
alors que quiconque y a mis le nez sait que, dans bien des
cas d’hésitation, comme chez Vaugelas, plusieurs usages
sont évoqués sans qu’une solution unique et tranchée
soit affirmée.
Historiquement, le poids de ces nombreuses discus-
sions, qui témoignent de ce qu’on a pu appeler un
« amour de la langue », est considérable. Cela explique
en partie que dès qu’il s’agit, sur un point donné, de
3. Vaugelas (Claude Favre de), Remarques sur la langue française, Paris, Camu-
sat et Le Petit, 1647.
23
renoncer à ces discussions, en privilégiant une forme ou
en édictant une règle qui vaudrait pour tous et dans tous
les contextes, des réactions s’expriment. Comme si les
Français préféraient en fin de compte un certain flot-
tement dans les normes, qui leur permette de discuter
et d’argumenter, à la résolution univoque et commode
des difficultés. En somme, les Français ne seraient pas de
bons rule takers, comme on dit en anglais, autrement dit
« suiveurs de règles ». Le sachant, peut-être se gardent-ils
également d’être des rule makers, « faiseurs de règles ».
On remarque ainsi que les recommandations sur l’ortho-
graphe de 1990, qu’on peut qualifier de « tentatives de
réforme », ne sont pas allées jusqu’à l’imposition d’une
forme unique. Les graphies modifiées ne revêtent pas de
caractère obligationnel : « Aucune des deux graphies ne
peut être tenue pour fautive »4.
Ce contexte français, peut-être peu favorable en défi-
nitive aux prescriptions, est par ailleurs touché depuis
quelques décennies par un phénomène qu’on observe
également dans d’autres cultures linguistiques, et qui est
l’apparition de nouvelles normes locales – édictées par des
entreprises, des métiers, des sports, des communautés…
Ces nouvelles normes, élaborées en interne, portent à la
fois sur la dénomination (redénominations des objets),
et sur la communication (réglage de la communication
institutionnelle, par exemple). Conçues avec un objectif
pragmatique, elles n’ont pas vocation à avoir une portée
générale, et fluctuent au gré des nécessités pragmatiques.
Mais il est indéniable qu’elles introduisent une concur-
rence normative dans le paysage de la prescription.
À l’inverse de ce qui agite les institutions s’occupant
de la langue française en général, ces nouvelles normes
24
sont fréquemment revêtues d’un caractère impératif –
on en veut pour preuve les fréquentes listes distribuées
en entreprise. Ce partage des normes reflète un caractère
sociopolitique typique de notre temps : la scission entre
ce qui relève de la communauté globale – et ici la langue
joue évidemment un rôle symbolique – et ce qui relève
des communautés locales. Le passage de l’une à l’autre de
ces dimensions s’avère sans cesse moins aisé. Et on assiste
à un conflit entre ce qui est transmis – verticalement –
et ce qui est diffusé – horizontalement.
28
Visible et incommode
Pour l’observateur, qu’on distinguera de l’usager, c’est
précisément ce caractère non commode qui peut intéres-
ser. En effet, l’écriture peut être aussi interprétée comme
une pratique de communication visuelle, en plus de son
lien avec la langue. De ce point de vue, on remarquera
que les propositions de l’écriture inclusive rencontrent
une évolution du fonctionnement sémiotique de l’écri-
ture observable depuis une vingtaine d’années environ.
Une première remarque à faire est que nous vivons
sans doute un nouvel âge de l’écrit. Il est certain qu’à
aucun moment de l’histoire la confrontation à l’écrit n’a
été aussi grande qu’aujourd’hui. L’apparition d’Internet
y est pour beaucoup, mais aussi l’importance des modes
de communication reposant sur le visuel. De là une
tendance à l’autonomisation du visuel et du graphique
par rapport à la langue. Bien souvent, le lien entre la
forme et le sens n’est plus pensé de manière linéaire ou
univoque, comme c’est le cas dans le signe linguistique,
mais oblique, quand ce n’est pas opaque, comme dans
le graff. Nous vivons une époque d’expérimentation
intense sur ce qu’il devient malaisé d’appeler de façon
globale « l’écriture », tant parfois les fonctionnements
s’écartent de ce que nous concevions traditionnellement
sous ce nom.
Depuis une vingtaine d’années, on assiste à un foison-
nement des propositions typographiques, marqué par
une évidente dimension ludique et un goût de l’arti-
fice qui ont longtemps été l’apanage de l’art, voire des
avant-gardes, mais ont acquis à l’évidence une nouvelle
fonction sémantique dans l’espace social. Il est fréquent
aujourd’hui que, dans un nom de marque, un caractère
soit pour ainsi dire « non conventionnel », qu’il soit
29
inversé, en casse majuscule, dans une autre police, une
autre couleur, etc. Sans parler des « binettes » et autres
émoticônes.
L’écriture semble ainsi à nouveau s’offrir au déchif-
frement plutôt qu’à la lecture. Les logos reposent sur ce
principe. L’hétérogénéité graphique fait partie du paysage
visuel contemporain. Il s’agit de distinguer visuellement
une partie de la chaîne graphique de manière à la déta-
cher de son fonctionnement sémiotique habituel. Les
propositions d’écriture inclusive rejoignent ce fonction-
nement, qui peut être interprété soit comme un fonc-
tionnement ludique, soit comme un fonctionnement
publicitaire, les deux n’étant d’ailleurs pas incompa-
tibles, bien sûr.
Fondamentalement, ce dont il s’agit en effet dans
l’écriture inclusive, c’est de visibilité. « Cesser d’invisi-
biliser les femmes », dit le Manuel. En cela, les proposi-
tions de ses tenants sont davantage en
Les propositions phase avec la société d’aujourd’hui que
d’écriture inclusive les propositions concernant la fémini-
rejoignent ce sation des noms de métier des années
fonctionnement, qui 1980. Elles sont aussi moins linguis-
peut être interprété tiques, ou moins uniquement linguis-
soit comme un tiques. Une preuve en est qu’elles
fonctionnement sacrifient la dimension d’oralisation.
ludique, soit comme Elles jouent sur davantage de tableaux
un fonctionnement – sans doute de manière inconsciente.
publicitaire.
De façon incidente, on pourra rele-
ver que cette demande de visibilité plus grande du fémi-
nin à l’écrit intervient à un moment de l’histoire de la
langue française où singulièrement, et pour des raisons
– si raisons il y a – qui n’ont rien de social, le marquage
du féminin semble plutôt en recul. Il est connu que le
« e » final après voyelle n’est plus entendu à l’oral depuis
30
le début du xxe siècle (« fatiguée » s’entend comme « fati-
gué »). Et on observe depuis peu – au moins à l’oral
– une tendance à la disparition des accords du fémi-
nin dans les participes passés conjugués avec « avoir »5.
Difficile de tirer des conclusions à propos de faits épars.
Mais il est possible qu’un désir d’action sur la langue
et l’écriture sorte renforcé de ce qui serait un sentiment
latent prenant la forme, sans aller vers de trop grands
mots, d’une « angoisse d’invisibilisation ».
Car il est difficile de nier que les questions de visibilité
ont acquis aujourd’hui une importance qu’elles n’avaient
pas dans les années 1980, au moment où les proposi-
tions de féminiser certains noms de métier pouvaient
s’appuyer de façon convaincante sur le seul souci de
faire mieux correspondre la totalité des possibilités de la
langue – puisque de nombreux féminins existaient déjà
ou avaient été testés dans l’histoire – avec une désigna-
tion individuelle équitable des hommes et des femmes.
Nous vivons aujourd’hui à l’ère du signifiant, plus que
du signifié. Les mots et les formes graphiques font leur
chemin en tant que formes, à côté de leurs fonctions
d’origine. Parfois, ce chemin vaut plus que le sens. Il y
a là une modification significative de certains aspects de
notre condition langagière qui attend des analyses plus
approfondies.
Un impossible « usage »
Si l’on inscrit les propositions de l’écriture inclusive
dans le champ des manières de faire plus que dans celui
des usages ou des normes, il nous faut admettre que les
enjeux essentiels résident dans le contexte d’intervention
31
de ces manières, et non dans la langue à proprement
parler. Si l’on s’obstine à se référer à la langue comme à
une entité qui serait dotée de ses propres caractères, on
court le risque de l’essentialiser, de la transformer en une
idée abstraite, en une totalité cohérente, ce qui peut par
exemple conduire à estimer, absurdement, que certaines
langues sont sexistes. Personne n’est dépositaire de « la
langue française », pas même l’Académie française. Dès
la première édition de son Dictionnaire en 1694, elle
excluait de son champ les mots techniques (« des arts »)
et les mots vieux, qui étaient pourtant des mots français.
Selon ses termes, elle s’était « retranchée » à la langue
commune. Ce qui prouve bien qu’elle choisissait des
manières de faire, et ne les traitait pas toutes. Au même
moment, d’autres, comme Furetière, faisaient d’autres
choix.
Le problème, aujourd’hui, est
Si l’on s’obstine à se qu’on demande à l’Académie d’avoir
référer à la langue une opinion sur toutes les manières
comme à une entité
de faire, lesquelles peuvent parfois
qui serait dotée de ses
propres caractères, s’apparenter à des dispositions locales,
on court le risque de sans vocation à entrer dans l’usage
l’essentialiser, ce qui général. Et c’est ici, sans doute, que
peut par exemple notre condition langagière contem-
conduire à estimer poraine est bien éloignée aujourd’hui
que certaines langues de ce qu’elle était au xviie siècle, et de
sont sexistes. façon générale, du moment où sont
apparues, dans la plupart des langues,
les instances prescriptives (grosso modo entre le xviiie et
le xixe siècle).
D’un côté, nous sommes confrontés à une multi-
plicité désarçonnante de manières de faire ; de l’autre,
nous avons une idée de la langue paradoxalement plus
englobante et plus exigeante. De là, le vieux débat
32
entre usage et norme se présente à nous d’une nouvelle
manière, une sorte d’aporie, au final.
Comment en effet convaincre du bien-fondé d’une
manière de faire aujourd’hui ? C’est une vraie question,
à laquelle la référence aux anciennes « autorités » ne
permet pas de répondre. C’est particulièrement le cas
des manières de faire dont le périmètre n’est pas bien
circonscrit. Les propositions d’écriture inclusive relèvent
de ce cas. Ont-elles vocation à trouver leur place dans
la communication institutionnelle, ou à se généraliser à
l’ensemble des usages, à ce qu’on appelait anciennement
la « langue commune » ? Doivent-elles être enseignées
aux jeunes générations seulement, pour préparer l’ave-
nir ? Ou doit-on se mettre tous, dès à présent, à l’écriture
inclusive ? À ces questions légitimes, il est très difficile
aujourd’hui d’apporter des réponses qui emportent la
conviction.
Généralement, devant des propositions qu’elle n’a
envie de considérer qu’avec réticence, l’Académie fran-
çaise répond de façon assez hypocrite : « l’usage n’a pas
suivi »6. Ce faisant, elle se fait l’interprète – ce qui est dans
ses missions prévues – d’un « usage » général pris dans
son sens ancien, en allant d’ailleurs un peu vite dans ses
conclusions – on se demande à partir de quel moment on
peut juger que l’usage a « suivi » ou n’a pas suivi.
Mais elle prend aussi habilement appui sur un fait
typique de notre époque : en réalité, il est aujourd’hui
très difficile de parler de l’usage. Sans doute y a-t-il
des usagers de la langue. Mais y a-t-il un usage ? Des
usages, plutôt. Les usagers font souvent ce qu’ils ont
envie de faire, ce qui ne signifie pas – ou plus – que
33
cela va créer un usage commun. Et surtout, peut-être
davantage qu’auparavant, ils font ce qu’ils aiment ou ce
qu’ils savent faire. Si, comme dans le cas des propositions
de l’écriture inclusive, ce qui est visé avant tout, c’est
la visibilité, il n’est peut-être pas indispensable que ces
manières de faire entrent totalement dans l’usage. C’est
ici que la demande de visibilité et la demande de norme
apparaissent comme n’étant pas symétriques, et peut-
être difficiles à accorder. Tout dépend à laquelle des deux
on accorde la prééminence. Nous sommes si habitués à
des manières de faire linguistiques ou graphiques expéri-
mentales – sans origine prescriptive ni vocation norma-
tive – que nous pouvons fort bien nous satisfaire de les
voir demeurer dans un espace relativement restreint,
comme des figures de ce statut étrange, intermédiaire
et provisoire, assumé aujourd’hui par de nombreuses
formes de langage.
L’observation des dynamiques récentes impliquant
l’usage et l’autorité dans les questions linguistiques laisse
en tout cas penser que nous ne sommes plus dans une
époque où il sera facile de trancher ou de prédire. Nous
vivons une période où, étrangement, des pratiques paral-
lèles s’installent, et où, pour ceux qui l’éprouvent, le
besoin de norme reste parfois non satisfait. La situation
peut très bien rester flottante, entre deux eaux. Faut-il
s’en réjouir ou le déplorer ?
34
2
La langue à tous ses niveaux
face à l’écriture inclusive
Danièle Manesse
Q
uand on n’est pas versé dans l’analyse de la
langue, le caractère inédit et surprenant des
innovations linguistiques de l’écriture inclusive
est un obstacle pour en mesurer la portée et leur perti-
nence : on vit avec la langue, dans la langue, ses méca-
nismes complexes ne sont pas conscients, pas plus que
ne le sont ceux de la digestion ou de la marche. À tout
instant, des millions de locuteurs échangent continuel-
lement grâce à la langue, sans réfléchir au fonctionne-
ment de l’outil qu’ils utilisent, sans même être sensibles
aux changements à l’œuvre qui travaillent et transfor-
ment insensiblement leur propre manière de parler. Des
millions de lecteurs lisent le français en ayant oublié
comment ils ont appris à lire ces suites de signes pour
eux désormais transparentes, puisqu’ils en maîtrisent
des règles qu’ils se sont appropriées enfants ; leur atten-
tion est tournée vers la recherche du sens et ils ne s’inté-
ressent pas, en principe, aux formes qui le portent, sauf
si elles leur paraissent obscures, incompréhensibles ou…
fautives.
L’introduction de l’écriture inclusive demande de renon-
cer à certains automatismes, donc de se mettre dans
35
une position d’observateur pour interpréter des signes
nouveaux dans la langue écrite. Et ce n’est pas simple :
les propositions de l’écriture inclusive ne sont ni mar-
ginales, ni mineures. Elles concernent tous les niveaux
d’organisation de la langue, comme on va le voir ; et
elles laissent perplexes beaucoup de lecteurs qui s’y
confrontent pour la première fois. Elles varient selon
l’origine géographique – France, Suisse, Québec –, elles
varient selon le caractère privé ou ins-
L’introduction de titutionnel de la prescription, et il y a
l’écriture inclusive en son sein des degrés, des écoles, des
demande de
surenchères.
renoncer à certains
automatismes, On peut penser que cette nouveauté
donc de se mettre radicale provoque deux attitudes
dans une position contradictoires qui ne sont pas du
d’observateur pour même registre : soit on adhère au
interpréter des constat de départ, selon lequel la
signes nouveaux langue française a des traits antifémi-
dans la langue écrite.
nistes qu’il faut corriger, et l’écriture
inclusive est adoptée sans réserve ; soit
elle est rejetée sans appel parce qu’elle touche à un bien
commun d’évidence, la langue, qu’on n’a pas l’habitude
de remettre en question.
Allons y voir de plus près : sans entrer dans le débat qui
concerne leur bien-fondé, on voudrait ici donner à tous
les moyens de comprendre ce que les propositions de
l’écriture inclusive transforment ou perturbent dans les
mécanismes habituels de la langue1.
36
Les femmes « invisibles »
dans la langue… mais peuvent-elles
être dans la langue ?
L’écriture inclusive, est-il dit, a pour mission de modi-
fier la langue de manière limitée, pour en combler un
manque, un défaut : « l’invisibilité » des femmes. Ce
terme a surgi de manière fondée et incontestable dans
les années 1970, lors des premiers travaux sur lesquels
nous reviendrons en toute fin de chapitre concernant les
noms de métiers, titres, grades et fonctions ; les femmes
n’étaient pas « désignées », dans toutes ces places, et il
s’agissait de compléter le stock de mots du français – le
lexique – qui n’avait pas ou n’utilisait pas de mots spéci-
fiques pour un grand nombre d’entre eux quand il s’agis-
sait de femmes ! Tout simplement parce que la société
n’autorisait pas les femmes à occuper ces places réservées
aux hommes, ou pire, leur avait interdit le droit de les
occuper ; en sorte qu’une femme qui accédait à l’une de
ces places était désignée dans un accoutrement linguis-
tique d’homme. C’est là une dimension non sujette à
polémique de l’écriture inclusive, à laquelle la société
dans son ensemble s’est ralliée, à l’exception de certaines
élites qui préservent on ne sait quel pouvoir.
37
ce ne sont pas les mots, qui correspondent à des entités
empiriques, des choses ou des idées, mais leur composi-
tion, leurs caractéristiques abstraites : certaines formes
comme « ceu-elles », les limites des mots comme dans
« les agriculteur-trice.s », leurs marques grammaticales
« les étudiant-e-s ». Ce faisant, on établit un lien direct
entre une donnée du monde empirique – le sort qui
est fait aux femmes dans la société – et les formes de la
langue.
À cela, on peut opposer qu’il n’est pas du ressort de la
langue d’être à l’image du monde ; la langue est d’abord
un outil de communication qui sert à dire le monde,
mais qui a son organisation propre ; l’ordre de la langue
n’est pas celui du monde. Ce à quoi réfère un mot, la
réalité du monde sensible qu’il sert à
À cela, on peut désigner, n’est pas la même chose que
opposer qu’il n’est son sens. Le sens d’un mot renvoie à
pas du ressort de l’ordre de la langue et du contexte dans
la langue d’être à lequel il apparaît : un tour de piste
l’image du monde.
n’est pas un tour de taille ni un tour de
magie ; « cet ignoble assassin » et « ce
grand chef d’État » peuvent désigner la même personne
réelle, mais n’en disent pas la même chose : ce n’est pas
l’individu qui est dans la langue, c’est ce qu’on en dit.
L’univers des choses et des gens, et l’univers de la langue
avec laquelle je peux en parler ne sont pas de la même
nature. Le masculin de la langue n’est pas le masculin
du monde sensible. Ce point central est discuté dans le
chapitre 2, deuxième partie.
Là est pourtant la prémisse de l’écriture inclusive :
poser l’homologie de la langue et du monde sensible,
précisément pour ce qu’ils ont en partage, comme le
masculin, qui désigne à la fois un genre grammatical et un
genre biologique. C’est aussi ce que fait l’écrivain Deszö
38
Kosztolányi dans la nouvelle Le traducteur cleptomane
(Viviane Hamy, 1994) : l’ami du narrateur décroche
un travail de traducteur qu’il fait à merveille, mais on
le chasse honteusement parce que, dans ses traductions,
il réduit les montants de sommes d’argent qui figurent
dans le texte original, il supprime des objets précieux et
remplace l’or par du laiton : il vole dans les mots comme
il vole dans le monde concret… Oui, mais c’est de la
littérature qui joue à confondre l’ordre de la langue et
celui du monde réel !
De même, les enfants non-lecteurs, au cours du proces-
sus qui va les mener à la langue écrite, n’échappent en
général pas à une représentation primitive de la langue :
il est difficile de leur faire admettre que « train » s’écrira
avec un mot plus court que « papillon », malgré la diffé-
rence de taille de ce qu’ils désignent ; ils se trompent
sur la nature de la relation entre langue écrite et mode
des choses, mais c’est un temps du chemin cognitif à
parcourir2 !
Cette conception qui suppose l’homologie entre
les choses du monde et les choses de la langue fonde
l’argumentation des partisans de l’écriture inclusive :
la prééminence du genre masculin dans les accords et
certaines terminaisons verbales sont pour eux à l’image
exactement de l’écrasement séculaire des femmes par les
hommes dans le monde réel. Pour parvenir à l’égalité
hommes-femmes, il faut donc, selon eux, bousculer le
système de la langue. C’est là identifier au sens propre
le genre grammatical féminin et le genre biologique des
femmes.
39
Comprendre l’amalgame
entre le monde sensible et la langue
Un tel raisonnement n’est pas sans fondement. On
peut, sinon connaître, du moins supposer l’origine de
la revendication féministe à identifier le féminin ou le
masculin grammatical des langues avec le sexe féminin
ou masculin des êtres animés que la langue met en scène.
Le classement dans les langues des objets et des sujets,
animés ou non, a très vraisemblablement une origine
patriarcale, vieille de milliers d’années : si, en arabe et en
français, le soleil et la lune sont de genres opposés, et si
le soleil est du genre neutre en russe, c’est en raison de
leur place dans les cultures qui les honoraient. Les règles
d’accord en faveur du masculin sont-elles pour autant
un reflet de l’oppression masculine incontestable dans
l’histoire des sociétés ? Certainement… mais à l’origine,
il y a plusieurs milliers d’années.
« À mon sens, dit Françoise Héritier, “masculin/
féminin”constitue la base conceptuelle fondamentale de
nos systèmes de pensée. [...] Je vous mets au défi de trouver
une société qui n’utilise pas de catégories dualistes qui ne
soient greffées sur la catégorie masculin/féminin caractéri-
sées socialement et culturellement par elle. »3
40
tous les noms sans exception possèdent l’une ou l’autre
caractéristique, masculin ou féminin ; dans la plupart
des cas, la forme et le genre attribués à tel ou tel mot ne
reposent sur aucun lien raisonné comme en témoignent
les genres différents que prennent les objets dans des
langues de même – lointaine – origine : « table » est
féminin en français et en espagnol, et masculin en russe ;
« souris » est féminin en français et masculin en espa-
gnol, etc. Seules sont concernées par l’écriture inclusive
les femmes de l’espèce humaine, désignées la plupart
du temps par des noms féminins. Sont hors de cause la
femelle lynx ou écureuil. L’écriture inclusive se mobi-
lise dans la langue seulement pour ce qui désigne les
femmes, elle ne concerne qu’un petit sous-ensemble de
noms, de pronoms et les accords qui les concernent dans
les marques de la langue.
Or, on ne parle ici que du français, car certaines
langues, comme l’anglais ou le coréen4, n’opposent pas
ou quasiment pas les deux genres grammaticaux, le
masculin et le féminin ; d’autres usent de trois genres,
comme le grec, le russe… Mais le russe va oublier au
pluriel cette opposition, puisqu’il n’a qu’une forme d’ac-
cord de l’adjectif pour les trois genres (masculin, fémi-
nin et neutre), tandis que l’anglais n’accorde pas du tout
l’adjectif, pas plus en genre qu’en nombre… Va-t-on dire
pour autant que ces langues reflètent des cultures plus
respectueuses de l’égalité hommes-femmes ?
Lorsque Jean Genêt parle des « folles amours de la
sentinelle et du mannequin », il bouleverse les catégories
duelles du genre en français, celle du masculin et du fémi-
nin, en associant le féminin à l’homme et vice versa – en
un temps où toutes les sentinelles étaient des hommes, et
41
les mannequins des femmes – ; il joue à rebrousse-poil de
la stabilité du genre en choisissant un mot dont le genre
diffère au singulier et au pluriel… mais c’est de la poésie !
Une provocation dans la langue, qui respecte parfaitement
les formes conventionnelles de cette dernière. On revien-
dra longuement sur l’accord au masculin et la notion de
neutre dans cet ouvrage, parce que là semble résider le
nœud dont seule la discussion scientifique pourrait éviter
l’échange d’arguments seulement idéologiques.
5. Cf. chapitre 1.
6. Bally (Charles), Le langage et la vie, Librairie Droz, 1965, p. 10.
43
L’écriture de la langue est-elle
transformable ?
Les modes de la transposition à l’écrit relèvent de
décisions humaines, à la différence de la langue orale
qui échappe à toute mainmise autoritaire. On ne saurait
donc par principe déclarer inacceptables des modifica-
tions dans l’organisation de l’écriture. Fréquemment
dans l’histoire, on a modifié les normes de la transpo-
sition à l’écrit, notamment en ce qui concerne le maté-
riau de base, le système de signes adoptés pour écrire une
langue : le turc ou le coréen l’ont fait pour des raisons
fonctionnelles ; lors de la révolution bolchevique, on a
simplifié l’alphabet russe ; l’orthographe de quantité de
langues a été modifié pour mieux l’ajuster à la parole…
Ce n’est pas le cas du français depuis le xviiie ; on pour-
rait le simplifier bien plus, et nombre de francophones
en appellent à une simplification de l’orthographe ! Ces
transformations se font toujours au titre de l’intérêt
des usagers : on transforme parce que la langue écrite
y gagnera en force de communication, en clarté, en
commodité d’usage puisque la langue est au service de
ceux qui l’emploient, non l’inverse.
La ponctuation
Elle a un rôle majeur dans la compréhension du texte
écrit. Tous les signes qui la composent fonctionnent
comme des « alertes », des invitations pour comprendre
au-delà des mots ce qui n’est pas dit à l’écrit : l’intona-
tion, l’emphase, les hésitations, le timbre et la force de
l’élocution. Les signes qui la composent traditionnelle-
ment sont le point, la virgule, le deux-points, les points
d’interrogation et d’exclamation ; mais on peut ajouter
le blanc entre deux mots, les majuscules et les signes qui
ordonnent un texte dans sa mise en page – alinéa, asté-
risque, parenthèses, trait d’union… Dans les différentes
prescriptions de l’écriture inclusive, on trouve tous ces
signes, détournés de leur usage habituel : la majuscule
au centre d’un mot tranche avec son usage à l’initiale ; le
tiret à la fin d’un mot ne sépare plus deux éléments liés,
comme dans « bric-à-brac » ou « vient-il ? ». D’ordinaire,
le point a pour fonction de marquer la limite d’une
phrase, et on sait que c’est un élément fondamental qui
intervient dans la régulation de la lecture, même chez un
lecteur expert ; or, voici que, dans l’écriture inclusive, il
intervient en fin de mots et non plus de phrase, brouil-
lant la perception visuelle de cette unité fondamen-
tale ; et il est alors suivi de lettres isolées qui n’existent
pas dans la langue écrite normale. Les parenthèses, qui
46
servaient au langage administratif, sont parfois sollici-
tées, et détachent un mot de sa terminaison de genre ou
de nombre. S’y ajoute l’usage d’un signe typographique
nouveau, le point moyen ou médian, acrobatique à
produire avec les claviers actuels.
Ce ne sont pas des innovations négligeables, et ces
marques nouvelles sont parfois commentées de connota-
tion affective : « Je trouve ça élégant, cela forme comme
des petits nuages à la fin des mots », déclare la secré-
taire du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et
les hommes7. Ce bonheur à détourner la chaîne écrite,
comme le font les poètes, se traduit par des complica-
tions ; permettent-elles vraiment à tous les utilisateurs
de la langue « de ne plus voir un monde uniforme mais
riche des deux sexes » ? Bref, de voir, grâce à ces arti-
fices, apparaître dans la langue la moitié de l’humanité,
les femmes ?
47
forment des textes, etc. À partir des unités écrites, on
peut reconstituer la chaîne orale : on peut dire à voix
haute une phrase écrite quelle qu’elle soit, même si on
n’en comprend pas le sens afin de la partager, s’en indi-
gner, la questionner.
L’écriture inclusive perturbe la linéarité : les textes où
elle figure superposent des niveaux à la manière d’une
partition polyphonique. Il faut, pour lire à voix haute
des textes écrits en écriture inclusive, suivre des règles
particulières. Saura-t-on lire par téléphone à quelqu’un
qui en a besoin ce message, adressé à leurs adhérents
par trois associations de didactique qui s’adressent en
septembre 2018 aux « Formateurs/-trices, enseignant.e.s,
chercheur.e.s, décideurs/-euses, auteur.e.s de matériel » ?
Il faut ajouter des syllabes non explicitement écrites,
redoubler des mots : « formateurs et formatrices », « ensei-
gnants et enseignantes », etc. Ce faisant, on accepte un
découplement entre la langue orale et la langue écrite.
C’est sur ce même modèle qu’un programme politique
qui avait pour ambition d’être proclamé, partagé, déclare
rechercher « [...] des passeur.se.s, des cogiteur.se.s, des
tisserand.e.s, des bâtisseur.e.s »8.
48
écrite est faite de formes stabilisées, diffusées, transmis-
sibles. Elles sont uniques et stables pour être comprises
dans le temps et dans l’espace.
L’écriture inclusive se libère de cette règle de perma-
nence du signe écrit : elle inscrit ses propositions dans
des situations en nombre limité notamment dans les
écrits des institutions. Ses promoteurs n’ont de cesse de
rappeler qu’elle n’a pas à s’appliquer à la littérature déjà
écrite : on imagine mal, en effet, Stendhal, Proust ou
Baudelaire réécrits en écriture inclu-
sive. À maintes reprises aussi, ses L’écriture inclusive
promoteurs écartent l’idée de l’ensei- se libère de cette
gner dans les petites classes – ce qui n’a règle de permanence
pas empêché la rédaction du manuel du signe écrit :
précité destiné à des enfants de 8 elle inscrit ses
ans . Venant des cercles les plus mili-
9 propositions dans
tants de son application, des textes des situations en
commencent fréquemment en écriture nombre limité.
inclusive et l’abandonnent ensuite sans
crier gare. Ainsi, après un début de texte rédigé avec les
règles de l’écriture inclusive, on trouve quelques lignes
plus loin :
« En mai 2018, nous avons transmis une lettre ouverte
aux participants [sic] à la “Conférence de lancement du
volume complémentaire du CECR avec de nouveaux
descripteurs”(Conseil de l’Europe, Strasbourg, 16-18 mai
2018), sous couvert de ses organisateurs [sic] ».
49
au long d’un texte, qu’on trouve aussi, complique incon-
testablement les processus de lecture ; compréhension et
fluidité de la lecture sont entravées :
« Les expériences des étudiant-e-s en matière d’enseignement
sont variables : toutes et tous ont déjà enseigné le français
langue étrangère (FLE), a minima le temps de leur stage
de master 1. D’autres ont une expérience plus longue de
l’enseignement, soit parce qu’ils/elles sont professeur-e-s des
écoles de l’Éducation nationale, soit parce qu’ils/elles sont
professeur-e-s de FLE (principalement à l’étranger) dans
différents types d’institutions (Alliance française, Institut
français, Établissement scolaire (français ou non) à l’étran-
ger, etc.), soit encore parce qu’ils/elles exercent en tant que
formateurs-trices bénévoles ou salarié-e-s dans des associa-
tions ou des cours municipaux auprès d’adultes migrants et/
ou en situation d’analphabétisme ou d’illettrisme. »10
10. Forum Lecture, « faire entrer dans l’écrit à l’âge adulte : discours de
formateurs-trices et perspectives pour la formation des enseignant-e-s »,
www.forumlecture.ch | www.leseforum.ch, 2/2018, p. 2.
50
les ordonner syntaxiquement, les organiser en phrases,
en paragraphes, ponctuer, surveiller l’orthographe… La
grammaire inclusive, qui propose des modifications de
la chaîne orale, ajoute de nouvelles règles : ainsi celle qui
exige de redoubler les mots de métier de même racine,
tels « les historiennes et les historiens », « les preneurs de
son et les preneuses de son », qui pèsent dans le discours
oral et complexifient la chaîne écrite. Ces duplica-
tions sont elles-mêmes soumises à un ordre syntaxique
nouveau, puisqu’on recommande :
« […] d’utiliser l’ordre alphabétique lors d’une énuméra-
tion de termes identiques (ou équivalents) au féminin et
au masculin. Pour varier afin de ne pas systématiquement
mettre le masculin en premier, par habitude, ou en second,
par “galanterie”. Par exemple : égalité femmes-hommes,
les lycéennes et les lycéens, les sénateurs et les sénatrices ou
encore elle et il, tous les Acadiens, toutes les Acadiennes,
celles et ceux ».
Le niveau lexical :
les noms attribués aux femmes
Voici, comme annoncé, un problème d’une tout
autre nature. Le monde change, et pour dire le monde,
la langue ne cesse de créer, de recycler, de fabriquer,
d’emprunter des mots pour désigner ce qui n’était pas
nommé. Le vocabulaire d’une langue est par nature
ouvert, les dictionnaires intègrent continuellement des
entrées nouvelles, en suppriment d’autres qui corres-
pondent à des mots qu’on n’utilise plus.
Les femmes ont progressivement conquis – ou recon-
quis – le droit d’occuper des places naguère réservées
11. Les derniers exemples sont de seconde main, empruntés à l’article très
éclairant de Patrick Charaudeau « L’écriture inclusive au défi de la neutra-
lisation en français », Le Débat, février 2018. Il y montre que le procédé à
l’œuvre dans la langue est celui qu’il nomme « neutralisation discursive », au
regard duquel il peut conclure : « L’écriture inclusive n’est pas scandaleuse.
Elle s’avère, au regard de ce qui a été démontré, tout simplement inutile. » La
notion de neutre est analysée dans une perspective historique au chapitre 3.
52
aux hommes. Il s’agit de donner un nom à toutes ces
entités pas encore nommées dans le discours, ou de réac-
tiver des noms gommés par le filtrage masculin des acti-
vités publiques et sociales, notamment celles réservées
à l’élite. On l’a dit, c’est à cette occasion que le terme
« invisibilité » des femmes est apparu : les femmes, en
effet, étaient bien invisibles dans le discours de certains.
Mais, en dépit des rigidités de certaines castes, la langue
suit son cours ; son cours, c’est celui des besoins des
locuteurs, formulés hors le carcan des prescriptions
conservatrices. L’usage oral de la langue a ouvert depuis
belle lurette la voie, avec l’emploi naturel de « la profes-
seur » ou « la prof », « la consœur », « la censeur », « la
juge », etc. Des initiatives officielles ont permis qu’on
dispose maintenant des listes de termes disponibles ; en
premier lieu, celles qui figurent dans un document paru
il y a 20 ans : le Guide d’aide à la féminisation des
noms de métiers, titres, grades et fonctions que préfaçait
le premier ministre d’alors, Lionel Jospin.
« Les linguistes le savent depuis longtemps : cette
affaire n’est pas seulement la leur. Elle concerne la
société tout entière. Elle véhicule nombre de résistances,
pour une large part idéologique […] Le Gouvernement
doit montrer l’exemple dans la sphère qui est la sienne,
celle des services publics [...]. Qu’une femme exerçant
les fonctions de directeur d’école porte depuis plus d’un
siècle le titre de directrice alors que la femme direc-
trice d’administration centrale était encore, il y a un
an, appelée “Madame le directeur” atteste, s’il en était
besoin, que la question de la féminisation des titres est
symbolique et non linguistique. »12
12. Jospin (Lionel), préface à Femme j’écris ton nom, Guide d’aide à la fémi-
nisation des noms de métiers, titres, grades et fonctions., B. Cerquiglini (dir.),
Paris, La Documentation française, 1999.
53
Ce Guide, très explicite et pédagogique sur la méthode
faisait l’histoire des noms féminins du travail des titres
et des fonctions, en détaillait les règles de formation, et
aboutissait à une liste indicative de 10 000 couples de
substantifs féminins-masculins. Publié en ligne, dispo-
nible pour tous, il a alors rencontré la réticence, c’est le
moins qu’on puisse dire, de l’Académie française :
« Un catalogue de métiers, titres et fonctions systé-
matiquement et arbitrairement “féminisés” a été publié
par la Documentation française, avec une préface du
Premier ministre. La presse, la télévision ont suivi avec
empressement ce qui pouvait passer pour une directive
régalienne et légale (déclaration adoptée à l’unanimité
dans la séance du 25 mars 2002). Or aucun texte ne
donne au gouvernement “le pouvoir de modifier
de sa seule autorité le vocabulaire et la grammaire
du français”. [...] Et de l’usage, seule l’Académie fran-
çaise a été instituée “la gardienne”. »
Mais voici qu’en février 2019, l’Académie s’est
prononcée à son tour sur la féminisation des noms de
métiers et de fonctions, adoptant à la quasi-unanimité le
court rapport d’une commission qu’elle avait nommée à
cette fin.
« Si la féminisation des noms de fonctions, de titres
et de grades fait apparaître des contraintes internes à
la langue française qu’il n’est pas possible d’ignorer, il
n’existe aucun obstacle de principe à la féminisation des
noms de métiers et de professions. Celle-ci relève d’une
évolution naturelle de la langue, constamment observée
depuis le Moyen Âge13. »
54
L’Académie accompagne ainsi des changements qui
s’observent dans l’usage. Des instances concurrentes se
sont donc accordées sur une pratique qui se met en place
de manière incontestable et ceci sans retour possible,
parce qu’elle est la contrepartie d’évolutions de la société.
On ne change pas le système planétaire en nommant
de nouvelles étoiles naguère inconnues, on ne change
pas le système de la langue en l’enrichissant de manière
pragmatique de termes pour désigner les activités ou les
places des femmes. On a fait observer à juste titre que la
question de la parité dans le lexique n’est ni une question
linguistique ni même grammaticale, comme le sont la
fonction des signes de ponctuation ou celle des règles
d’accord. L’entrée dans le dictionnaire des métiers, titres,
grades et fonctions des femmes met un terme à une
vision centrée sur les hommes dans le monde du travail.
Elle ne modifie pas l’apparence de la chaîne écrite, elle
ne perturbe pas la lecture, elle ne perturbe que ceux…
ou celles qui veulent croire que le monde des hommes
est le seul dicible.
Comme on le voit, ce ne sont pas de petits compro-
mis avec l’écrit que propose l’écriture inclusive, mais
une quantité de réaménagements
d’importance dans le matériau même Comme on le voit, ce
de la langue. Ils touchent à la nature ne sont pas de petits
de ce que sont les caractéristiques de compromis avec
la langue écrite, à la nature des liens l’écrit que propose
à la langue orale qui la précède, à la l’écriture inclusive,
mais une quantité
configuration ordinaire des signes
de réaménagements
de l’écrit, en superposant en quelque d’importance dans
sorte un autre système d’organisation, le matériau même
qui se combine épisodiquement avec de la langue.
la chaîne écrite ordinaire.
55
Le prix à payer en matière d’adaptation pour le scrip-
teur et pour le lecteur est lourd. La pratique capricieuse,
inconstante de texte à texte ou au sein d’un même texte
fait douter de la conviction de ceux qui la promeuvent.
Au regard de la complexité de ce qu’est la langue, de son
rapport au monde empirique, de son système d’organi-
sation à l’écrit, de la subtilité déjà grande des jeux de
marques grammaticales, morphologiques, syntaxiques,
typographiques, l’enjeu est-il réel ?
Deuxième partie
Ce que l’histoire de
la langue nous apprend
« Le masculin, le genre le plus noble », « le masculin
fait office de neutre », « l’accord de proximité », « le
masculin l’emporte sur le féminin ». Ces propositions
furent brassées dans l’espace médiatique en 2017-2018,
mais n’avaient pas grand sens pour beaucoup. L’en-
semble de textes qui suit s’attache à les expliciter, à les
définir et à les discuter en les plaçant dans le contexte
plus large de leur émergence. Une telle mise en perspec-
tive libère ces arguments du dogmatisme et permet à
chacun d’examiner leur signification.
Les chapitres suivants proposent donc une solide infor-
mation pour comprendre ce qui s’est passé, relativement
au genre grammatical, depuis l’époque latine jusqu’à
nos jours ; ils demandent certes de l’attention, parce que
l’histoire de la langue se construit par des preuves et des
exemples, et de nombreuses références savantes figurent
dans ces chapitres. Leurs rédacteurs s’appuient évidem-
ment sur le travail des grammairiens latins et français,
lesquels sont les descripteurs pédagogues de la langue,
en ceci que leurs ouvrages sont très souvent écrits pour
les étrangers à des fins d’apprentissage ; mais, ce fai-
sant, ils sont aussi ceux qui construisent les règles de la
langue. Description grammaticale et enseignement de la
langue sont en effet inséparables, dans le passé comme
maintenant : le chapitre 4 clôt cet ensemble et vise à
décrire les conflits possibles entre l’écriture inclusive
et les apprentissages du français à l’école.
Le chapitre 1 traite du genre neutre, notion centrale du
débat sur l’écriture inclusive, puisqu’il est très souvent
dit que le masculin est dans une partie de ses usages
un genre non marqué, neutre. On y décrit le système
des genres grammaticaux en latin, puis l’évolution par
laquelle le français « s’est débarrassé » du genre neutre
latin, le distribuant entre le masculin et le féminin.
58
On y trouvera exposée l’origine de l’accord de proximité
en latin, qui concerne l’adjectif épithète et les noms de
genre différent qu’il détermine. Dès l’époque latine, la
notion de « digne », de « noble » ne caractérise pas seule-
ment le genre masculin ! C’est une notion grammaticale
qui s’applique aussi aux pronoms, au nombre. Le scan-
dale que représente l’expression le « genre le plus noble »
devrait être ainsi relativisé…
L’apaisement sera d’autant plus grand au chapitre 2,
qui traite de la place du masculin dans le système de la
langue : le français est très largement organisé autour
du genre grammatical masculin, qui est le genre « de
base » de la langue, sans aucune mesure avec le féminin.
C’est en effet à partir du masculin que dérivent ou se
combinent bien d’autres catégories de la langue au-delà
de la catégorie des noms.
Le chapitre 3 développe jusqu’à l’époque moderne la
question de l’accord de proximité, et montre qu’il fut, au
siècle classique, au centre d’un conflit entre « la règle »
et « l’oreille ». En français comme en latin, cet accord a
concerné non seulement le genre mais aussi le nombre,
et par conséquent non seulement l’adjectif, mais égale-
ment le verbe. Ce sont des facteurs multiples qui ont dé-
terminé le choix de l’accord, au masculin pluriel ou par
proximité, bien au-delà d’une supposée volonté délibérée
et consciente de masculiniser la langue. Témoignant de
la vitalité de cet accord qu’elle nomme « de voisinage »
dans les grammaires scolaires du xixe, ce chapitre montre
la légèreté de certains griefs faits à l’école.
Le chapitre 4 montre que l’écriture inclusive, même dans
ses formes les plus modestes, prend le risque de perturber
les apprentissages de la lecture et de l’écriture à l’école
puisqu’elle va à l’encontre d’un certain nombre de prin-
cipes du système graphique déjà difficiles à transmettre.
59
1
La question du neutre
et la construction des accords
depuis le latin vers le français*
Bernard Colombat
S
i on veut comprendre la question du genre en
français, il n’est peut-être pas inutile de retourner
au latin. La question des accords en genre remonte
en effet très loin dans l’histoire et elle s’inscrit dans la
problématique plus générale des catégories linguistiques
qui affectent les classes de mots, telles que le nombre, la
personne, le cas, et précisément le genre.
Comme toutes les autres langues romanes (italien, espa-
gnol, portugais, roumain…), le français vient du latin. Ce
qu’on sait moins, c’est que la description de la langue
française remonte également à la description du latin,
61
c’est-à-dire au xvie siècle. La façon dont on a vu le latin
à cette époque a donc beaucoup influé sur la façon dont
on a décrit le français. C’est pourquoi il est intéressant
de porter un regard plus attentif sur ces questions de
grammaire.
Mais auparavant, il faudrait comprendre quels rapports
les Latins entretenaient avec le genre. Ils avaient bien
un neutre. Pourquoi l’a-t-on abandonné ? On verra en-
suite comment les règles d’accord se sont construites et
comment elles ont été transférées au français.
Le neutre en latin
et son abandon en français
La description Les Latins entretenaient avec
grammaticale est le genre grammatical un rapport
devenue de plus plus concret que nous le faisons. La
en plus abstraite, description grammaticale est deve-
mais les Latins nue de plus en plus abstraite, mais les
établissaient un Latins établissaient un lien plus étroit
lien plus étroit que nous entre sexe et genre. On sait
que nous entre qu’il y a un genre neutre en latin, par
sexe et genre. exemple ; mais masculin, féminin et
neutre ne sont pas les trois seuls genres
qu’ils reconnaissent.
Combien de genres ?
Selon Donat2, le grammairien le plus important dans
la tradition grammaticale latine, on compte trois genres :
le masculin, le féminin et le neutre. Mais il en ajoute un
62
quatrième, qu’il appelle le « commun »3 (commune), et
qui permet d’accorder avec l’un ou l’autre : hic ou haec
sacerdos, « ce ou cette prêtre[sse] »4. Pour lui, malgré
tout, seuls le masculin et le féminin sont de vrais genres ;
le neutre et le commun sont issus des deux premiers,
dit-il.
Néanmoins, on remarque une différence formelle : au
masculin, au féminin et au neutre, on peut associer un
déterminant fixe (hic, haec et hoc), tandis que ce que
Donat appelle le « commun » est caractérisé par le fait
qu’on peut choisir. Cette possibilité peut concerner les
seuls masculin et féminin (hic et haec), mais aussi le
neutre, dans ce qu’il appelle le genre omne (« de tout
genre »), qui est un élargissement à trois du « commun »,
comme dans hic et haec et hoc felix (« heureux/heureuse/
heureux »). Donat remarque aussi qu’il existe dans les
noms ce qu’il appelle l’épicène5 ou indistinct (epicoenon
uel promiscuum), qui sous une seule désignation englobe
le mâle et la femelle, comme passer (« moineau », mascu-
lin), aquila (« aigle », féminin en latin).
Autrement dit, le commun, c’est celui qui couvre sous
une même forme un masculin et un féminin : « ce ou cette
prêtre[sse] » ; et le « commun à trois genres » (omne), c’est
celui qui sous une seule forme, comme felix, couvre à la
fois un masculin, un féminin et un neutre. C’est certes
pour nous un adjectif, mais l’adjectif est alors intégré
3. Qui s’applique aux deux genres (en français), aux trois genres (en latin)
sans variation morphologique : en français, pour les grammairiens des XVIe et
XVIIe siècles, l’adjectif « habile » est un commun (au masculin et au féminin) ;
pour les grammairiens latins, le nom substantif sacerdos est un commun au
masculin et au féminin (prêtre ou prêtresse), le nom adjectif felix (heureux) est
un commun au masculin, féminin et neutre, car il a la même forme aux trois
genres, à la différence de bonus, bona, bonum.
4. Donat, « Ars maior », Ars grammatica, 350, 619.6-16 H.
5. Transcrit du grec epikoinon genos (latin epicenum genus), « genre possédé
en commun », appliqué aux noms des êtres animés, qui s’emploie indifférem-
ment pour les deux sexes sans variation morphologique.
63
dans la classe nominale – il ne s’en détachera que bien
plus tard, au xviiie siècle pour la grammaire française.
Au contraire, bonus (masculin), bona (féminin), bonum
(neutre) distinguent formellement les trois genres, ce qui
fait qu’un adjectif de ce type illustre particulièrement
bien pour les anciens la classe nominale, puisqu’il mani-
feste directement, par sa variation morphologique, le
genre, qui est une propriété essentielle du nom. D’autres
adjectifs, de forme commune au masculin et au féminin,
mais différente au neutre, comme fortis, fortis, forte,
ne manifestent qu’une opposition binaire, mais cela ne
pose pas de problème, puisque fortis peut être qualifié de
« commun », au même titre que l’a été sacerdos.
Donat recense aussi les noms qui sont masculins pour
le son, mais féminins pour le sens (Eunuchus comoedia,
« la comédie [appelée] l’Eunuque ») ; des féminins pour le
son, mais neutres pour le sens (poema, fait comme rosa,
prototype du féminin, mais qui a pour génitif poema-
tos¸ alors que rosa a au même cas rosae) ; des noms qui
changent de genre entre singulier et pluriel (locus, loca) ;
et des noms qui hésitent entre le féminin et le neutre,
comme pirus, qui au féminin désigne le poirier et au
neutre le fruit du poirier, c’est-à-dire la poire.
À quoi sert le neutre en latin ?
En latin, des neutres sont également utilisés pour les
êtres humains. Il en est ainsi de manicipium, étymolo-
giquement « ce qu’on prend (capio) en main (manus) »
pour montrer qu’on est d’accord sur le prix, et qui désigne
le « bien de consommation » le plus utile à l’époque, à
savoir l’esclave, sans qu’on tienne compte de son sexe.
64
Le grammairien Priscien6 utilise couramment le terme
pour manifester l’opposition entre les trois genres dans
la phrase non bonus uir, non bona mulier, non bonum
mancipium offendit me (« un homme/une femme/un
esclave pas honnête me choque »), où l’on voit la varia-
tion morphologique. Ou encore le très péjoratif scortum,
« peau », appliqué à la prostituée ou au prostitué. Par
ailleurs, certains verbes ne se disent que pour les hommes
ou que pour les femmes. « Se marier », par exemple, se
dit uxorem ducere pour un homme, « conduire comme
épouse dans la maison », mais nubere uiro « prendre le
voile (le flammeum) pour un homme » quand il s’agit
d’une femme.
Le neutre (ne-uter, « ni l’un ni l’autre ») est bien un
nom qui n’est ni masculin, ni féminin, et qui mani-
feste formellement cette distinction, à la différence du
commun, qui la neutralise, ou encore de l’épicène, qui,
sous une identité morphologique, englobe les deux sexes.
6. vie siècle.
7. Meigret (Louis), Le Traité de la Grammaire française, orthographe moderni-
sée, éd. par Franz Josef Hausmann, Tubingen, Gunter Narr, 1980 (1550).
65
relevait « “honneste”, “celeste”, “iuste”, “affable”, “tesmoing” »8
et Cauchie « “ferme”, “opiniatre”, “celeste” […] »9.
Cette terminologie de commun – à ne pas confondre avec
l’épicène, qui fait référence non au genre grammatical, mais
au sexe : « Ce que les Grammairiens appellent “Epicene”,
n’est point un genre separé. Car “vulpes”, quoy qu’il signifie
également le masle et la femelle d’un renard, est veritable-
ment feminin dans le Latin. »10 – perdurera encore à la fin
du xviie siècle : « Quand le nom Adjectif est du genre commun,
et qu’il exprime l’un et l’autre genre sous une même termi-
naison ; alors il n’est point mobile : de sorte que sans y rien
changer, on peut dire, “Vn Prince redoutable, terrible, habile,
sensible”, etc. et “une Princesse redoutable, terrible, habile,
sensible”, etc. », écrit Vairasse d’Allais11.
La catégorie a fini par disparaître des grammaires, mais le
problème peut se poser dans le cadre des discussions sur le
genre – davantage d’ailleurs pour les adjectifs à variation
morphologique (comment féminiser ?) que pour ceux qui
sont précisément sans variation morphologique. Faut-il appe-
ler ces derniers « épicènes », comme on le voit écrit quelque-
fois ? L’expression est impropre, au moins par rapport aux
définitions antiques, puisque l’épicène n’est que d’un genre
grammatical, sous lequel il subsume les deux sexes : en latin
comme en français, Mme Moineau (passer) n’a d’autre choix
que de voir l’adjectif qu’on lui appose accordé au masculin.
Et le français ?
Comment la langue française s’est-elle débarrassée
du neutre ? Les neutres latins ont été répartis entre le
masculin et le féminin. Beaucoup de mots neutres de
66
la deuxième déclinaison se sont alignés sur les mots
masculins en -us de la même déclinaison. Templum a
donné templus, qui a donné le français « temple ». Et il
en a été de même pour les neutres de la troisième décli-
naison une fois qu’ils ont été alignés sur le neutre de la
deuxième déclinaison. Caput, -itis a donné capum, qui a
donné capus, qui a donné l’ancien français chief (« tête »).
Mais beaucoup de neutres pluriels de la première décli-
naison sont devenus des féminins singuliers, d’autant
que certains étaient souvent employés au pluriel. Ainsi
labrum (« une lèvre ») avait comme pluriel labra, qui a
donné en français « une lèvre ». Ils pouvaient également
avoir un sens collectif : le latin folium (« une feuille »)
avait comme pluriel folia (« des feuilles »/« le feuillage »),
qui a donné le français singulier « une feuille ».
Ensuite, il a fallu se débarrasser du neutre dans la
description du français. Dans les années 1400, le gram-
mairien anglo-normand Johan Barton, qui rédige un
Donait françois à l’usage des Anglais, n’arrive pas encore
à se défaire de cette catégorie inévitablement familière à
un anglophone. Pour lui, est neutre un mot « qui parle
d’une chose qui, par nature, ne ressemble ni à un mâle
ni à une femelle, comme un bank [banc], un huis, une
scelle [un siège], un cuilier [une cuillère], un cene [un
repas du soir], et ainsi de suite ». Toutefois il ajoute :
12. Barton (Johan), Donait françois, Paris, Garnier, 2014 ; f. 324Ra ; orthographe
modernisée.
67
En 1530, le grammairien Palsgrave, qui rédige en
anglais son Esclarcissement de la langue françoyse,
parvient à se passer du neutre : « Quant au genre neutre,
cela n’existe pas en français, ce qui rapproche cette langue
de la langue hébraïque, qui n’a, elle aussi, que ces deux
genres. »13
Les grammairiens du continent, nativement franco-
phones, ont sans doute eu encore moins de peine à dire
qu’il n’y a pas de neutre en français. Certes Sylvius14 croit
encore reconnaître un neutre en français, par exemple
dans les noms d’arbres en -ier dérivés de noms latins en
-arium, comme pomier, prunier. Mais Pillot, qui écrit en
latin, en 1561, une grammaire à l’usage des Allemands,
déclare que « Les Français, tout comme les Hébreux, ont
seulement deux genres naturels (duo tantum naturae
genera), tant dans les noms adjectifs que dans les noms
substantifs ».
« Je ne trouve pas en français de troisième genre, ajoute-t-
il, puisque tous les noms se déclinent par l’article masculin
ou féminin, article en la possession duquel se trouve tout
arbitrage de la déclinaison ; et c’est pourquoi ils sont dits ou
masculins, ou féminins. Il n’y a donc aucun neutre dans le
royaume de la grammaire française. »15
68
deux genres simples en la langue française notés par l’ar-
ticle masculin “le”, et par le féminin “la” : au regard du
neutre, notre langue ne le connaît point. » Il est repris
par Robert Estienne, qui fait également référence à l’hé-
breu : « Quant au neutre genre, c’est-à-dire qui ne soit ni
masculin, ni féminin, nous n’en avons point, non plus
que les Hébreux : il est compris sous le masculin. »17
De l’accord de proximité
à la construction des accords : le latin
Dans le débat sur l’écriture inclusive, on argue parfois
du latin pour justifier un accord par proximité. En
effet, les grammaires scolaires du latin évoquent souvent
cet accord : « L’adjectif, épithète de plusieurs noms,
17. Estienne (Robert), Traicté de la grammaire françoise, Paris, Honoré Cham-
pion, 2003 (1557), p. 16, orthographe modernisée.
69
s’accorde avec le nom le plus proche : ardor [féminin]
gaudiumque [neutre] maximum : “une ardeur et une
joie extrêmes” », trouve-t-on dans une grammaire latine
de référence18. Une grammaire plus savante19 précise :
« Si l’adjectif épithète se rapporte à deux ou plusieurs
substantifs, il n’y a – contrairement à ce qui a lieu pour
l’attribut – qu’une façon de faire l’accord, c.-à-d. avec un
seul des deux termes. […] C’est d’ordinaire avec le plus
proche […], parfois cependant le plus éloigné quand
c’est le plus important. »
En réalité, ces règles d’accord ont
Dans le débat sur été progressivement construites par
l’écriture inclusive, les grammairiens dans un long conti-
on argue parfois du nuum qui va du latin au français, et
latin pour justifier un ont, d’une certaine manière, façonné
accord par proximité. cette langue. Évidemment, cette
construction déborde largement l’ac-
cord en genre, et concerne aussi le nombre. Dans son
Ars maior, Donat cite par exemple un vers de Virgile :
« Hic illius arma, hic currus fuit (Là [étaient] ses armes,
là était son char) »20.
Le verbe au singulier fuit ne s’y adapte pas facilement
avec le sujet au pluriel arma, mais ce pluriel, qui impo-
serait la forme fuerunt au verbe s’il était exprimé dans la
première proposition, est englobé par la forme de singu-
lier currus, cet englobement permettant la distorsion.
18. Sausy (Lucien), Grammaire latine complète, Paris, F. Lanore, 1961, p. 35.
19. Ernout et Meillet, Syntaxe latine, 1964, p. 134.
20. Virgile, Énéide, 1, 16-17.
70
On appelle cette figure une syllepse21. Donat ajoute
que « cette figure a une telle étendue qu’elle se produit
d’ordinaire à la fois par les parties du discours et par les
accidents qui affectent les parties du discours ».
Une figure
Les grammairiens latins ont vu une figure, donc une
anomalie, une discordance, dès lors que des éléments,
qu’ils soient hétérogènes ou non, ont été mis en relation.
Nombreuses sont les constructions qui font intervenir
le genre. Tel est le cas de l’apposition : si je dis animal
(neutre) homo (masculin), « l’être animé homme »,
animal (neutre) capra (féminin), « l’être animé chèvre »,
je produis une discordance qui ne nous paraît pas
extraordinaire, mais que les grammairiens médiévaux,
par exemple, commentent longuement. De même, si je
dis anser feta, « un jars (c’est-à-dire une oie, mais anser
est du masculin en latin) fécondé », je vais apposer néces-
sairement un féminin – un mâle ne peut être « enceint »
– à un masculin.
Prenons maintenant deux cas de coordination. Dans
la Pharsale de Lucain, on trouve : « Leges [féminin] et
plebiscita [neutre] coactae [féminin] », « des lois et des
plébiscites votées sous la contrainte »22. Un adjectif se
rapporte à deux substantifs dont le premier est au fémi-
nin, le second au neutre ; il est placé après le substantif
71
au neutre, mais accordé au féminin. On peut considé-
rer cette construction comme un accord normal si l’on
établit la priorité du féminin sur le neutre, mais anormal
si l’on considère que le neutre s’impose pour des inani-
més, ou encore si l’on admet que l’accord normal se fait
avec le plus proche.
Le poète Ovide écrit : « Mulciberis capti Marsque
Venusque dolis », « Mars [masculin singulier] et Venus
[féminin singulier] surpris [masculin pluriel] en flagrant
délit grâce aux ruses de Mulciber [= de Vulcain] »23. Ici,
un adjectif s’accorde au pluriel avec deux substantifs
au singulier de genre différent, si bien que cet adjec-
tif discorde nécessairement avec l’un des substantifs en
genre et avec les deux en nombre. Quoi de plus normal
pour nous, modernes, que cet accord ? Pourtant les gram-
mairiens de la Renaissance y voient
L’évolution encore, comme dans l’exemple précé-
s’explique par le fait dent, une figure, et certains y voient
que les grammairiens spécifiquement un zeugma24, dans la
ont senti progres- mesure où l’accord se fait avec le nom
sivement une le plus proche.
hiérarchie dans les L’évolution s’explique par le fait que
accidents et établi les grammairiens ont senti progressive-
une priorité dans
ment une hiérarchie dans les accidents
ce qu’ils appellent
leur « dignité ». et établi une priorité dans ce qu’ils
appellent leur « dignité » (dignitas).
Ainsi, pour le nombre, le pluriel sera jugé plus digne
que le singulier ; pour la personne, la première personne
plus digne que la deuxième, elle-même plus digne que la
72
troisième ; pour le genre, le masculin plus digne que le
féminin, lui-même plus digne que le neutre.
Au vie siècle, Priscien considérait qu’il fallait dire en
latin « ego et tu et ille facimus » [moi, toi et lui, nous
faisons] », et non « tu et ego facitis » [toi et moi, vous
faites] ou « ego et ille faciunt » [moi et lui, ils font]25.
En français, les codes sociaux demanderaient plutôt
l’inverse.
Si, pour le genre, le masculin est jugé plus digne
que le féminin, et ce dernier plus digne que le neutre,
il peut y avoir des cas compliqués comme dans cet
exemple d’Ovide, cité par le grammairien du xvie siècle
Despautère : « Ilia [féminin singulier] cum Lauso [mascu-
lin singulier] de Numitore sati [masculin pluriel] »26,
« Ilia avec Lausus engendrés de Numitor ». L’adjectif au
pluriel se rapportant à deux substantifs au singulier, dont
l’un est à l’ablatif introduit par cum, est au genre voulu
par ce dernier à cause de la plus grande « dignité » de
ce dernier. C’est en cela que consiste l’« audace » de la
syllepse présentée par cette construction.
Lorsqu’un neutre entre en jeu, intervient, selon
Despautère, une « règle d’indifférence » : « À suppo-
ser que les réalités [extralinguistiques désignées par les
substantifs] soient inanimées, on mettra l’adjectif [qui
doit s’accorder avec ces substantifs] au neutre », règle
qui impose l’accord de l’adjectif avec des substantifs
inanimés au neutre pluriel, comme dans cet exemple de
Salluste27 : « Hic ab adulescentia, bella intestina [pluriel
neutre], caedes [pluriel féminin], rapinae [pluriel fémi-
nin], discordia ciuilis [singulier féminin] grata [pluriel
73
neutre] fuere [sic] », qu’on ne peut traduire en français
qu’en insérant le commode « choses » (« [Pour] lui, dès
son adolescence, les guerres intestines, les meurtres,
les rapines, la discorde entre citoyens furent choses
agréables »).
La dernière règle de Despautère, qui concerne la
« conception implicite des genres », ne peut qu’interpel-
ler un moderne qui s’intéresse à la visibilité du genre. Elle
rend compte des expressions où un féminin est caché
derrière un élément pourvu d’une marque de masculin.
Alors que la conception des genres est explicite dans ô
pater materque optimi (« ô excellents père et mère »),
du fait de l’expression de mater, elle est implicite dans
nullus homo currit (« aucun être humain ne court »),
puisque, comme l’observe Despautère, derrière homo se
cache tout être soit masculin, soit féminin.
Et en français ?
Passons maintenant au traitement de l’accord de l’ad-
jectif avec plusieurs substantifs de genres différents en
français. Au début du xviie siècle, le grammairien Jean
Masset considère comme normal l’accord avec le plus
proche : « Un adjectif avec deux substantifs de genre
différent s’accorde avec le dernier ; j’ay le cœur et la
bouche ouverte, et non pas ouvert, pour vos louanges »28.
Mais il introduit une contrainte d’ordre à la fois
sémantique et syntaxique : si les deux noms coordonnés
ne sont pas sémantiquement proches et s’ils ne sont pas
épithètes, mais attributs, l’accord se fait au masculin.
74
« Si ces deux substantifs n’étant ni synonymes ni appro-
chants régissent un verbe au pluriel ; l’adjectif qui sera
aussi au pluriel, doit s’accorder en genre avec le substantif
masculin. Ex. le mari et la femme sont importuns, non pas
importune : le temps et la peine, sont bien employés. »29
75
Pour Du Marsais, dans l’article « Construction » de
l’Encyclopédie33, le français ne peut « sous-entendre »
un mot déjà exprimé « que quand ce mot peut convenir
également au membre de phrase où il est sous-entendu ».
Cela interdit un certain nombre de figures qui étaient
possibles en latin.
Au fil du temps, la langue française est effectivement
devenue moins libre, plus normée du point de vue de
l’appariement des éléments en cas d’accord complexe.
Mais ce qui est remarquable, c’est que cette normalisa-
tion s’est faite à la fois dans la description du latin et celle
du français, la différence essentielle étant qu’une des deux
langues étant constituée, elle ne pouvait évoluer (corpus
clos), alors que l’autre pouvait le faire sous l’inflexion des
grammairiens.
76
représentent souvent le pronom neutre des Latins, Aliquid ;
et s’accordent avec le genre masculin de notre langue, qui
vaut le même que le neutre des Latins ». Et il donnait comme
exemples : « Il y a en ce liure quelque chose qui n’est pas
approuvé ; Il y a en la conversation de cet homme quelque
chose qui est assez ennuyeux. »36
Pour « personne », s’il est à prendre au sens négatif du nemo
latin, du nadie espagnol, du nissumo italien ou du nully des
« vieux Gaulois », Vaugelas considère qu’« il est indéclinable,
et n’a point proprement de genre, ni de pluriel », adossant
cette remarque à la « règle qui veut que les mots indécli-
nables n’ayant point de genre de leur nature, s’associent
toujours d’un adjectif masculin, comme celui qui est le plus
noble »37. Si l’on retrouve là le principe de la hiérarchie des
genres, Vaugelas précise ensuite : « Néanmoins si l’on parle à
une femme, ou d’une femme on dira, Je ne vois personne si
heureuse que vous, ou si heureuse qu’elle, & cela se dit ainsi
eu égard à la femme, et non pas eu égard à personne, qui en
ce lieu-là n’est point féminin. »38
Conclusion
Le neutre, bien que marginal, survit à l’état de traces en
français, traces morphologiques (« ça » et « quoi »), mais
aussi mentales, tant « quelque chose » est perçu comme
neutre plus que masculin, bien qu’aucun indice morpho-
logique ne permette de le constituer comme tel. Si l’on
admet un « commun », c’est-à-dire une forme commune
au masculin et au féminin, représenté surtout par les
adjectifs se terminant par -e , il est bien attesté, mais en
quelque sorte « transparent ». C’est au fond le débat sur
l’écriture inclusive qui permet de revivifier la question.
36. Chiflet (Laurent), Essai d’une parfaite grammaire française, 1659, p. 146.
37. Vaugelas (Claude Favre de), op. cit., p. 7.
38. Ibid.
77
Quand on utilise une forme commune au masculin et
au féminin, on n’a plus de problème de prééminence
d’un genre sur un autre. C’est plutôt pour les formes
variables, que les anciens appelaient aussi « mobiles »,
qu’un problème se pose : pensons à la féminisation, ou à
la masculinisation, de nos noms de métiers.
Contre toute attente, les anciens
Dans la société étaient plus sensibles que nous au
romaine, pourtant respect du sexe et à la discordance des
éminemment genres. Dans la société romaine, pour-
phallocratique,
tant éminemment phallocratique, l’ac-
l’accord au masculin
d’un adjectif apposé cord au masculin d’un adjectif apposé
à deux noms, à deux noms, l’un masculin et l’autre
l’un masculin et féminin, n’est pas considéré comme
l’autre féminin, normal.
n’est pas considéré La normalisation des accords s’est
comme normal. faite progressivement, par hiérarchisa-
tion des accidents (leur « noblesse »),
aussi bien dans la description du latin que dans celle du
français. Et finalement… c’est en partie de là qu’est né le
débat sur l’écriture inclusive.
78
2
La place du masculin
dans la langue française :
pourquoi le masculin
l’emporte sur le féminin*
André Chervel
79
le cours préparatoire de 1887 : « Le masculin a la priorité
sur le féminin : “Le père et la mère sont contents” »2.
Le petit nombre des occurrences de
La règle « le masculin la formule dans l’imprimé contraste
l’emporte sur le
avec son incroyable célébrité, en France
féminin » a surtout
et dans le domaine francophone. Et
cette particularité
d’être absente l’on s’interroge : existerait-il, à côté
de la plupart de la grammaire scolaire portée par les
des ouvrages de manuels, une tradition grammaticale
grammaire française. de qualité inférieure, ou des formu-
lations sinon clandestines du moins
problématiques, ou aléatoires, qui se transmettraient
seulement de bouche à oreille, faute d’obtenir l’aval de
l’édition scolaire ? On trouve en effet d’autres cas de
figure, par exemple la formule selon laquelle « devant m,
b, p, on met un m », ou encore la règle, fausse mais jugée
parfois bien utile, qui veut que « quand deux verbes se
suivent le second se met à l’infinitif »3.
Notre règle grammaticale n’a pas manqué, surtout
depuis l’explosion de la revendication féministe des
années 1970, de heurter tous ceux qui croient pouvoir
y retrouver une manifestation de l’esprit machiste. C’est
donc au nom du féminisme qu’une offensive a été menée
contre elle depuis quelques années, au Québec d’abord,
puis en France : « non, ce n’est pas vrai, l’homme ne
l’emporte pas (ou ne l’emporte plus) sur la femme dans
la société, et dans la langue le masculin ne doit pas l’em-
porter sur le féminin ». Or, c’est pourtant bien ce qui
80
se passe, par exemple quand deux noms, l’un mascu-
lin l’autre féminin, doivent régir un adjectif, lequel se
retrouve, en général, au masculin pluriel, ou encore
quand ils sont repris par un pronom (personnel ou le
relatif « lequel ») lui aussi au masculin pluriel. La règle
met en évidence un trait de la grammaire française
qui ne souffre pourtant aucune contestation : la place
centrale que le genre grammatical masculin occupe dans
la langue française.
La suprématie du masculin
dans la langue
C’est de cette suprématie dont il faut d’abord prendre
la mesure. Le français est très largement organisé autour
du genre grammatical masculin qui est, à l’évidence, le
genre « de base » pour peu qu’on prenne la peine d’envi-
sager l’ensemble de la question ; et cette constatation est
d’une telle généralité que les règles d’accord de l’adjec-
tif ne comptent en réalité que pour peu de chose. Le
genre masculin occupe toute la partie nominale – disons
plutôt adjectivale – des formes verbales actives qui font
appel au participe (« j’ai fait », « j’ai dit », « j’ai pris »,
« j’ai vu »), où il ne cède la place au féminin que dans
la difficile – et fréquemment négligée – règle d’accord
du participe. L’infinitif du verbe (« conduire trop vite
est dangereux ») est naturellement masculin, comme
l’avait déjà remarqué Richelet4. Sont d’ailleurs également
masculines toutes les autres « parties du discours », ce
que notait encore Richelet : « le nom fait d’un adverbe ou
d’une préposition est masculin ». En effet, non seulement
81
les adjectifs substantivés (« le froid et le chaud », « le
rouge et le noir »), mais tous les mots de la langue sans
exception retombent dans le masculin pour peu qu’on
désire parler d’eux : « le pour et le contre », « le haut et le
bas », « le bien et le mal », « le dessus et le dessous », « le
moi » (qui est « haïssable »). Et il en va bien sûr de même
de toutes les formes verbales ou des lambeaux de phrases
à qui il est arrivé d’être substantivés : « un tiens vaut
mieux que deux tu l’auras », « le qu’en-dira-t-on », etc.
Quant au pronom « il », que certains baptisent ici
« neutre » malgré l’absence de genre neutre en français,
il est d’un emploi universel dans les expressions les plus
courantes de la conversation, au point d’y être parfois
évité – on préfère dire « sous-entendu » –, par exemple
dans le syntagme « il y a », devenu une véritable prépo-
sition temporelle de nos conversations (« il y a huit
jours »). On ne compte plus les expressions les plus
usuelles qui font appel à ses services comme « il faut »,
« il paraît », « il pleut », « il fait beau », « il me semble »,
« il manque », « s’il te plaît »… Masculins aussi ces termes
les plus courants de nos propos ou de nos lectures qu’on
appelle des « pronoms » même s’ils ne remplacent pas
des substantifs, « ce » (« c’est beau »), « ça » (« ça n’est
pas dit »), « tout » (« tout est terminé »), « qui » interro-
gatif (« qui est venu ? »), « quelqu’un ». Dans une rapide
confrontation de la place qu’occupent les deux genres
dans la langue française, le féminin ne peut se prévaloir
que d’une position significative, celle de la construction
des adverbes en -ment qui fait appel à la forme féminine
de l’adjectif : « certainement », « complètement », « exac-
tement », « sèchement », « sérieusement », « sûrement ».
Mais il s’agit du domaine particulier de la morphologie.
Et, puisqu’il s’agit de l’adverbe, il faudrait également y
mesurer la place exacte du masculin, avec par exemple
82
l’emploi très général des adjectifs masculins dans les
expressions « taper fort », « marcher droit », « coûter
cher », « voir grand », « sentir mauvais », « chanter faux »,
« acheter français », « manger chaud », « haut les mains »
ou « plein les poches » (plutôt préposition). Le genre
masculin a également été accordé à la moitié des subs-
tantifs de la langue française, l’autre moitié revenant au
genre féminin qui ne joue en réalité
un rôle que dans cette « classification Il ne fait aucun
nominale », et dont la seule utilisation doute que le
est cantonnée à l’intérieur du système masculin occupe
nominal. Il ne fait aucun doute que le dans la langue une
masculin occupe dans la langue une position absolument
centrale, et que
position absolument centrale, et que
telle est bien la
telle est bien la raison pour laquelle il
raison pour laquelle
lui arrive de « l’emporter » sur le fémi- il lui arrive de
nin. Ne pas tenir compte d’une réalité « l’emporter »
aussi massive, c’est se condamner à sur le féminin.
voir les choses par le petit bout de la
lorgnette. Et ramener un problème
purement linguistique d’accord de l’adjectif à des consi-
dérations sur les rapports entre les deux sexes dans la
société civile, c’est refuser de prendre la mesure exacte
du poids respectif des deux genres grammaticaux dans la
langue française.
La caractérisation linguistique
de cet état de fait
Comment désigner en termes linguistiques, comment
caractériser ce quasi-monopole qui est échu au masculin ?
Les grammairiens, puis les linguistes, n’ont pas manqué
depuis le xvie siècle de s’engager sur ce point, en s’atta-
chant d’abord à trouver dans la langue d’autres couples,
83
d’autres oppositions qui pourraient en être rapprochées.
Le nombre (singulier-pluriel) offre une situation compa-
rable : le singulier s’y présente comme une base, alors
que le pluriel est à l’évidence construit sur cette base. Le
mode aussi (opposition indicatif-subjonctif5), puisque le
subjonctif n’apparaît que dans des circonstances précises,
dans des syntaxes bien définies, alors que l’indicatif se
présente comme le mode général de l’énonciation ; et
André Martinet a accordé6 une importance particulière
à la notion de « pression du contexte » qui l’amène à
donner une sorte de priorité à l’indicatif – lequel n’est
pas soumis à cette pression – par rapport au subjonctif.
Le plus noble…
La « personne » a été également invoquée, car on a
observé très tôt que puisque « je » (première) et « tu »
(deuxième) se combinent pour donner un « nous »
(première du pluriel), c’est bien que la première personne
avait une tout autre importance que la seconde, au
point que plusieurs grammairiens d’Ancien Régime la
jugeaient « plus noble »7. On ajoutait d’ailleurs que,
pour la même raison, la deuxième personne était elle
aussi plus « noble » que la troisième, puisque « toi »
(deuxième) et « elle » (troisième) aboutissent à « vous »
(deuxième). Il n’en allait pas autrement pour le substantif
et l’adjectif à l’époque où ils étaient l’un et l’autre regrou-
pés dans la catégorie des noms : qu’est-ce qui distinguait
le nom substantif et le nom adjectif ? Une réponse est
5. Il s’agit ici des modes « personnels ». Le conditionnel, qui est une forme de
futur, n’est considéré comme un mode que par la grammaire scolaire. L’impé-
ratif peut ici être écarté comme « défectif ».
6. Martinet (André), La Linguistique synchronique. Études et recherches, 1965,
p. 182.
7. Irson, 1656 ; Chiflet, 1659 ; de Vayrac, 1715 ; Gaullyer, 1722.
84
donnée au début du xviie siècle par Jean-Baptiste Du
Val : « Quelques-uns ont dit que le substantif était le
mâle, et l’adjectif la femelle, d’autant que celui-là est le
plus noble, plus significatif et non sujet à autrui »8.
Le problème de la caractérisation de l’opposition
masculin-féminin n’a donc jamais été considéré par les
linguistes comme totalement isolé, et les grammairiens
l’ont d’ailleurs fréquemment traité en relation avec le
couple singulier-pluriel : le genre et le nombre sont en
effet en français moderne les deux problèmes majeurs
d’accord de l’adjectif – les grammairiens ajoutaient le
cas à l’époque, aux xviie et xviiie siècles, où le substan-
tif français se déclinait, du moins dans les manuels de
grammaire. On rejoint ici une question générale : celle
de l’opposition, à l’intérieur d’une catégorie déterminée
(le genre, la personne, le mode…), entre des formes « de
base » et des formes construites sur cette base, ou dérivées
de cette base, ou secondaires par rapport à cette base.
D’une certaine façon, et sur ce point nous renvoyons à
nouveau à l’époque où le substantif et l’adjectif étaient
regroupés dans la classe des noms9, le nom est d’abord
substantif avant d’être adjectif, d’abord singulier avant
d’être pluriel. Évoquer un verbe, ou citer un verbe,
c’est d’abord le saisir à l’infinitif, qui est masculin ; et
évoquer un verbe conjugué, c’est d’abord le prendre à
la première personne, et d’abord à l’indicatif, avant de
le mettre à la deuxième personne, ou au subjonctif. Les
linguistes parlent aujourd’hui, en utilisant les données
de la phonologie, de « formes marquées » pour celles
85
qui ajoutent quelque chose à une base, et de « formes
non marquées » pour celles qui se présentent comme des
points de départ de l’opposition10. Évoquer un adjectif,
c’est d’abord le prendre au masculin, même si le féminin
vient immédiatement après.
86
que « le masculin l’emporte sur le féminin, “mon pere
& ma mere sont bons”. Quand parmi les substantifs il
y a un masculin, l’adjectif doit être au masculin, parce
que le masculin est plus fort que le féminin »12. Mais la
notion de force n’est pas non plus jugée convaincante.
Et l’idée qui reviendra plus souvent, c’est celle d’anté-
riorité (celle que j’ai utilisée ci-dessus) : l’adjectif « se
met au masculin comme à son genre primitif, tout nom
susceptible des deux genres étant masculin avant d’être
féminin », explique Caminade13, dont l’explication sera
reprise dans les mêmes termes par Girault-Duvivier14.
Jean-Charles Laveaux retiendra ce point de vue dans son
Dictionnaire raisonné de 1818 : dans le cas d’un accord
avec un masculin et un féminin, « puisqu’il n’y a pas plus
de raison pour faire l’adjectif masculin que pour le faire
féminin, il est naturel qu’on lui laisse sa première forme,
qui se trouve celle qu’il a plu d’appeler genre masculin ».
C’est Condillac qui écartera15 définitivement l’expli-
cation par la « noblesse » : « Une preuve que la noblesse
du genre n’est point une raison, c’est que l’adjectif se met
toujours au féminin lorsque, de plusieurs substantifs,
celui qui le précède immédiatement est de ce genre : “il
parle avec un goût et une noblesse charmante”, et non
pas “charmans”. L’adjectif dégénère-t-il ici de sa noblesse
en prenant le genre féminin ? » Que cette qualification,
qui disparaît au début du xixe siècle, reflète un sentiment
général de la supériorité de l’homme sur la femme dans la
12. Vallange, Grammaire française raisonnée, 1721, p. 88. Voir aussi l’abbé
Fabre, Syntaxe française, 1787, p. 99, « la loi du masculin comme représentant
le sexe le plus fort ».
13. Caminade (Marc Alexandre), Premiers éléments de la langue française,
1799, p. 23.
14. Girault-Duvivier (Charles-Pierre), Grammaire des grammaires, 1811, t. 1,
p. 163-165.
15. Condillac (Étienne Bonnot de), Cours d’étude pour l’instruction du prince
de Parme, t. 1, Grammaire, 1775, p. 476.
87
société civile, cela ne fait guère de doute. Mais, noble ou
pas, les grammairiens ont eu de tout temps le sentiment
du rôle majeur que joue le masculin dans la distribution
des deux genres à l’intérieur du système de la langue.
88
sur ce point comme des inanimés (« grenouille »,
« cigogne », « poisson »). Si sexisme il y a dans la langue
française, il concerne seulement la partie du vocabulaire
qui concerne la femme et l’homme, la femelle et le mâle,
leur représentation par les pronoms personnels et relatifs
et les règles d’accord de l’adjectif et du participe avec le
nom et le pronom. La langue française, la nôtre, celle
du xxie siècle, est-elle sexiste ? À cela deux réponses sont
possibles. La première est celle de la linguistique.
16. Viennot (Éliane), Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin ! Donne-
marie-Dontilly, Édition iXe, 2014, p. 111.
89
fonction dans la langue dépasse par ailleurs très large-
ment la désignation des êtres de sexe masculin. S’il était
prouvé que l’ambiguïté du terme « masculin » joue un rôle
aussi pernicieux, on comprendrait que les grammairiens
fussent mis en demeure d’accepter sur ce point, et sur ce
point seulement, une modification de
L’éventuel sexisme leur terminologie traditionnelle. Si le
de la langue française vocabulaire grammatical se détachait
reposerait donc alors significativement de toute ambiguïté
uniquement sur un de cet ordre, si le mot « masculin » se
terme ambigu, et bornait à désigner ou à qualifier le sexe
donc équivoque, le
masculin ou mâle, si un adjectif clai-
mot « masculin ».
rement asexué était attribué au genre
grammatical qui ne concerne l’homme
que dans une petite partie de ses emplois, et s’il suffi-
sait du remplacement d’un terme technique de la gram-
maire, un seul, pour dédouaner notre langue de toute
accusation de sexisme, nous aurions bien tort de nous
le refuser. En échange de quoi nous économiserions un
conflit sans grand intérêt autour de créations langagières
qui visent à bouleverser la syntaxe et la morphologie
de notre langue.
Y a-t-il eu « masculinisation »
de la langue ?
La seconde réponse fait appel à l’histoire. C’est celle
que propose une historienne des femmes sous l’Ancien
Régime, Éliane Viennot17 : non, la langue française n’est
pas sexiste, mais elle le serait devenue, au xviie siècle. Ce
sont des écrivains et des grammairiens qui sont interve-
nus sur la langue depuis cette époque pour y assurer la
17. Viennot (Éliane), op. cit. et Le Langage inclusif : pourquoi, comment, Don-
nemarie-Dontilly, Édition iXe, 2018.
90
domination du masculin ; aidés en cela par la création
en 1635 d’une Académie française qui a suffisamment
montré son hostilité à l’égalité des sexes. Il y aurait eu une
« masculinisation » délibérée du français sous l’influence
de quelques écrivains et de grammairiens ou « remar-
queurs » célèbres (Malherbe, Vaugelas, Bouhours).
Inutile de préciser que ce processus n’aurait nullement
affecté le socle inaltérable du genre masculin dans l’éco-
nomie générale de la langue, lequel date des origines :
il ne concerne, pour l’essentiel, que la très petite ques-
tion du sort de l’adjectif quand il doit s’accorder avec
deux noms de genres différents.
La thèse de la masculinisation historique du fran-
çais à l’époque classique, fondée principalement sur
le problème de l’accord de l’adjectif, est suffisamment
originale pour mériter le débat. On notera d’abord que
ses partisans ne mentionnent à aucun moment le rôle
majeur du masculin dans l’économie générale du système
de la langue. Leur argumentation se situe essentiellement
dans le cadre limité constitué par l’accord d’un adjectif
avec deux substantifs de genre différent, ce qui les auto-
rise à traiter le genre grammatical féminin comme s’il se
présentait dans la langue, contre toutes les évidences, à
parité avec le genre grammatical masculin. Elle s’attache
à prouver que, dans des cas bien précis, certains accords
qui pouvaient à une époque plus ancienne se faire au fémi-
nin, avaient peu à peu été récupérés par le masculin. La
tradition grammaticale aurait délibérément soit suscité,
soit accompagné, une évolution « masculinisante » de
la langue favorisée par les écrivains – puisqu’aussi bien
nous n’avons pas d’autre source pour en juger – et
aurait ainsi graduellement abouti à la formule qui donne
la priorité au masculin sur le féminin dans les accords
de l’adjectif et du pronom.
91
À quoi s’intéressent les grammaires
du xviie siècle ?
Notons d’abord que le débat qui s’est ouvert récem-
ment autour de l’accord de l’adjectif porte sur un cas
de figure dont la fréquence dans les textes, et probable-
ment dans l’usage oral, est si limitée que, à l’époque clas-
sique du moins, bon nombre d’ouvrages de grammaire
ne l’évoquent même pas. La plupart des manuels ou des
traités signalent bien, d’une façon ou d’une autre, que
l’adjectif s’accorde en genre et en nombre avec « son »
(expression usuelle) substantif, mais le traitement de
l’adjectif qui se rapporte à la fois à un nom masculin et à
un nom féminin ne les intéresse pas. Au xviie siècle, par
exemple, sur soixante-deux ouvrages qui ont été consul-
tés, et qu’on présumait concernés par le problème, dix-
neuf seulement abordent la question, encore est-ce très
brièvement.
Rappelons qu’à l’époque la grammaire du français
s’adresse seulement à deux catégories de lecteurs, et
d’abord aux régents de collèges dans un système éducatif
où les études sont totalement latines, sauf pour les filles.
Même la version latine, qui obligerait l’élève à rédiger et
donc à orthographier en français, est encore inconnue :
elle ne fait son apparition qu’à la fin du siècle18. S’agissant
de l’adjectif dans la grammaire française, comme on ne
vise que la préparation au latin, on s’intéresse beaucoup
plus à la déclinaison et aux cas (nominatif, vocatif, etc.),
qui ont pénétré dans la doctrine grammaticale française,
ou aux « degrés de signification » (comparatif et super-
latif ), qu’à des problèmes jugés mineurs d’accord avec
le substantif. L’autre catégorie de lecteurs d’ouvrages de
92
grammaire, ce sont les étrangers, Allemands, Anglais
ou Néerlandais, Italiens et Espagnols, voire Suédois,
Hongrois ou Polonais, soucieux d’apprendre le fran-
çais, qui est la grande langue à la mode. Pour eux, les
principaux problèmes que pose le français, ce sont d’une
part celui de la lecture et de l’écriture, et d’autre part
le genre des substantifs. Il faut apprendre d’abord une
orthographe d’une difficulté infiniment supérieure à
celle que nous connaissons aujourd’hui, à cause de ses
consonnes muettes et de la double valeur de certaines
lettres, et ensuite une prononciation des consonnes qui
oblige leurs manuels – tellement il y a d’« s » muets
en français – à dresser les listes des mots où le « s » est
prononcé à l’intérieur du mot. Quant au genre, la seule
question qui les intéresse, c’est la manière d’identifier
les masculins et les féminins parmi les noms français,
précisément pour pouvoir procéder aux accords élémen-
taires. La mauvaise prononciation des mots et les fautes
sur le genre des noms sont les pires occasions de raille-
rie contre lesquelles on cherche à se prémunir quand on
doit converser avec des Français, car « L’angoisse majeure
de cette nouvelle noblesse qui vise à l’intégration sociale,
c’était de se montrer ridicule »19.
C’est dire que la tradition grammaticale française du
xviie siècle n’est pas vraiment en cause dans un éventuel
processus de masculinisation de la langue. En revanche,
mais à un tout autre niveau, ce sont les recueils de
« remarques » sur la langue française (Vaugelas d’abord,
Bouhours, Ménage, Thomas Corneille, Patru, Saint-
Maurice déjà mentionné, etc.) qui, partant des obser-
vations de Malherbe sur le poète Desportes, s’attachent
à dresser le bilan de l’évolution de la langue depuis
19. Wendy Ayres-Bennett, Vaugelas and the development of the French Lan-
guage, Londres, M.H.R.A, 1987, p. 197.
93
l’époque de la Renaissance. Et de fait, depuis la fin du
xxe siècle, les historiens de la langue parlent aujourd’hui
plus volontiers d’un « français préclassique » (ca 1500-
1650) que du « moyen français » (ca 1350-1600), cher
aux historiens de la langue de l’époque précédente.
C’est donc chez les « remarqueurs » qu’on trouve, après
Palsgrave (1530), les premiers commentaires sur la ques-
tion de l’accord de l’adjectif. La littérature grammaticale
se développera au cours du xviiie siècle avec un intérêt
croissant pour l’enseignement du français ; et elle prend
des dimensions considérables au xixe avec la généralisa-
tion de l’école primaire, la montée en puissance de l’en-
seignement orthographique et le lent dépérissement des
humanités classiques. La grammaire scolaire du français
sera dès le départ mise en demeure de donner des règles
fermes sur l’accord de l’adjectif et, si elle ne l’a pas créée,
c’est quand même à elle qu’on doit la fortune de l’expres-
sion « le masculin l’emporte sur le féminin ».
94
3
L’accord de proximité
et la grammaire*
André Chervel
O
n abordera ici le problème grammatical de
l’accord de l’adjectif avec deux substantifs de
genre différent à partir de trois enquêtes : qu’en
dit la grammaire historique qui, à maintes reprises, a
traité la question ? Que nous apprend l’histoire de la tra-
dition grammaticale depuis Palsgrave ? Qquelle est, en
la matière, la pratique de Rabelais, dont j’ai dépouillé
l’œuvre1 à partir de l’édition Jean Plattard ?
1. 1533-1555.
* N.E. : Les références bibliographiques complètes de ce chapitre sont dispo-
nibles à la fin de l’ouvrage p. 205.
95
– mais est-elle vraiment grammaticale ? – vise à éviter
un contact irritant, désagréable, entre un nom féminin
et un adjectif trop ouvertement masculin – les adjectifs
épicènes ne posent évidemment pas de problème. Dans
l’usage oral, les observateurs – et l’on pense d’abord à
Vaugelas – constatent que l’adjectif s’accorde non avec
les deux noms (et donc au masculin pluriel) mais avec
le nom le plus proche, et qu’il se met alors au féminin
(singulier ou pluriel) si celui-ci est un féminin. On l’ap-
pelle aujourd’hui la « règle de proximité ». Au xviie siècle,
on invoquait « l’oreille » : appliquer systématiquement
la règle du masculin pluriel, cela risque parfois de bles-
ser l’oreille puisque, pour reprendre les exemples cités
ci-dessus, l’interlocuteur va entendre un groupe de mots
comme « une noblesse charmans ». Et ici, on retrouve
alors la même difficulté de communication orale qu’avec
le syntagme « un chevaux », qui avait longtemps justifié
la séquence « vingt et un cheval », laquelle nous oblige à
élargir le débat à la question de l’accord en nombre.
96
est chez Rabelais une règle très générale, mais l’auteur
semble s’en dispenser aisément chaque fois qu’il y a
inversion du sujet : « à ce jà se preparoit le roy et les
capitaines »2. C’est donc au nom d’une « règle de proxi-
mité » que peuvent être justifiées les absences d’accord au
pluriel avec l’ensemble des noms concernés.
« Vingt et un cheval »
On retrouve, jusqu’à la fin du xviie siècle, le même
problème avec les noms de nombre qui sont composés
avec « un ». Les nombres « vingt et un »,
« trente et un », etc., à la différence L’accord de l’adjectif
de ceux qui leur succèdent, « vingt- avec deux ou
deux », « vingt-trois », distinguent plusieurs substantifs
par la conjonction « et » le chiffre des ne concerne pas
dizaines et le nombre « un » : ils se seulement le genre,
présentent donc comme deux noms mais également
de nombres coordonnés. C’est, dans le nombre.
une formule un peu différente, un
problème analogue à celui de l’accord de l’adjectif : faut-
il considérer le prédéterminant « vingt et un » comme
un groupe solidaire qui affecte, au pluriel, le substantif
qui le suit, ou faut-il l’interpréter comme la séquence
de deux substantifs eux-mêmes prédéterminés : « vingt
(chevaux) et un cheval » ? La dissociation est aujourd’hui
ressentie comme absolument impossible : ce n’était pas
le cas jusqu’à la fin du xviie siècle. « Vingt et un cheval »,
c’était, affirme Ferdinand Brunot3, l’usage de l’ancien
français, que l’Académie française aurait accepté dans
un premier temps, ajoute-t-il, de même que Ménage et
Richelet. Vaugelas recommande d’une part « vingt et un
an », là où le pluriel ne s’entend pas, mais aussi « vingt
97
et un an accomplis », puisque l’adjectif ne peut qualifier
que l’ensemble. La règle de proximité, qu’il est légitime
d’invoquer ici, ne résistera pas à la longue aux effets de
l’analogie : « vingt et un » va acquérir la même cohérence
que « vingt-deux », et il ne sera plus question de « vingt et
un cheval » au xviiie siècle4, sauf pour quelques problèmes
d’orthographe. Il semble d’ailleurs, si l’on se fonde sur
le choix des exemples (« an/ans » plutôt que « cheval/
chevaux »), que ce souci orthographique ait longtemps
primé sur les considérations proprement linguistiques.
Reste que la règle de proximité pour l’accord au singu-
lier est justifiée dès le xviiie siècle dans un cas de figure
particulier qu’on retrouvera pour l’accord en genre : la
synonymie ou plutôt l’impression de synonymie qui peut
se dégager de la formulation générale de la phrase. Si en
effet les différents substantifs désignent la même idée,
l’unicité de l’idée prévaut sur le nombre des substan-
tifs, et entraîne le singulier de l’adjectif. C’est Condillac
qui défend le premier ce point de vue : « Quand deux
substantifs ont une signification fort approchante, on
emploie volontiers l’adjectif au singulier : une force et
une fermeté admirable »5.
4. Les manuels pour étrangers sont parfois plus traditionalistes. Selon Wanos-
trocht, A Grammar of the French Language, 1780 (9e ed., 1804, p. 45), « it must
be observed that when the number un, one, comes after vingt, twenty , the
substantive, relating to those two numbers taken together, is put in the sin-
gular in French though in the plural in English: ex. Vingt et un homme, One-
and-twenty men »..
5. Condillac (Étienne Bonnot de), op. cit., p. 475.
98
L’accord en genre
« La bouche ouverts »
Quand, après une succession de deux ou plusieurs
noms masculins et féminins, l’adjectif qui les qualifie
tous prend la forme du masculin pluriel, il lui arrive
fréquemment de produire une séquence qu’on jugeait
au xviie siècle désagréable « pour l’oreille », parce qu’im-
médiatement sentie comme contraire à l’« usage ».
L’exemple constamment utilisé est : « Il avoit les yeux et
la bouche ouverts ». D’où la pratique de ce qu’on appelle
aujourd’hui l’accord de proximité qui, pour soulager
« l’oreille », justifiait l’accord avec le dernier substan-
tif : « Il avoit les yeux et la bouche ouverte », pratique
qui entre alors en concurrence avec la règle grammati-
cale du masculin pluriel. Plusieurs paramètres doivent
être pris en considération pour le choix de l’accord de
proximité, et d’abord la distance réelle entre le nom et
l’adjectif. Par exemple, cet accord fonctionne rarement
pour l’attribut du sujet, du fait que le verbe « être » – ou
un autre verbe – s’interpose en général entre le nom et
l’adjectif. C’est donc dans la situation de l’adjectif attri-
but que les grammairiens formulent le plus souvent la
règle grammaticale de l’accord au masculin pluriel. La
tradition grammaticale ancienne, celle qui avait cours du
xvie au xviiie siècle, justifiait, implicitement ou explici-
tement, ce masculin pluriel par l’application au français
de la grammaire latine, et elle trouvait d’ailleurs sa justi-
fication dans des exemples qui, en principe, ne laissent
place à aucune hésitation : « Mon père et ma mère sont
contents ». « Contentes » ou « contente » sont en effet
rigoureusement impossibles dans ce type de proposition.
L’accord avec le substantif féminin est-il toujours
exclu pour autant avec l’adjectif attribut ? Et s’il se
99
produit, quelles sont les conditions qui le rendent
possible ? Rabelais en donne au moins un exemple où
la proximité a pu jouer aux dépens de la règle qui exige
pour l’attribut non seulement le masculin mais aussi le
pluriel : « […] curieulx d’entendre quelle seroit l’issue et
jugement des malfaicteurs detenuz en prison »6. Il s’agit,
il est vrai, d’une phrase où l’ordre habituel sujet-attri-
but a été inversé. Mais Rabelais lui-même pratique en
général la règle grammaticale du masculin pluriel quand
les substantifs et l’adjectif sont séparés par le verbe être,
« […] les seigneurs et dames de sa maison feurent […]
serviz de viandes rares »7.
Il en va autrement quand l’adjectif est en position
d’épithète, ou mis en apposition, c’est-à-dire au contact
immédiat du dernier des substantifs avec lesquels il est
tenu de s’accorder. Comme l’écrit dès 1656 le grammai-
rien Irson8 :
« quand l’adjectif ou le relatif suit deux ou plusieurs noms
substantifs à quoi il se peut rapporter indifféremment, il
s’accorde en genre et en nombre avec le dernier substantif,
qui le précède immédiatement. Ex. Il a un courage et une
vertu constante dans les adversités ».
100
sous-entend nuds pour pieds »9. C’est qu’on est sorti ici
des limites de la grammaire, dit-on à l’époque, et Saint-
Maurice, voulant justifier l’accord au féminin dans « tout
le Peuple eut le cœur & la bouche ouverte pour publier
ses loüanges », reconnaît que la grammaire exigerait
« ouverts », mais « l’usage prévaut sur toutes les règles de
la grammaire ». C’est bien cette explication – oublions
momentanément la grammaire ! – qui sera désormais
retenue : « Il seroit contre le bon usage de dire les pieds
& la tête nus », écrit Restaut10.
Le rôle de la « synonymie »
En réalité, l’« usage », qui impose ici ses droits, est
plus complexe qu’on ne pourrait le penser. La « proxi-
mité » ne joue son rôle que si d’autres considérations
ne viennent pas plaider en faveur de
la « grammaire ». Dans « Le Roy & la La « proximité »
Reine, accompagnez des Princes » , 11
ne joue son rôle
d’Aisy écarte à juste titre le choix du que si d’autres
féminin singulier pour le participe, considérations
puisque c’est évidemment le couple ne viennent pas
royal, et pas seulement la reine, qui plaider en faveur de
s’est déplacé avec sa progéniture, d’où la « grammaire ».
l’accord au masculin pluriel. Ce qui
revient à dire que le choix entre le masculin pluriel de
la « grammaire » et l’« accord de proximité » ne s’opère
que sous le contrôle du sémantisme ou de la signification
globale de l’énoncé.
La première constatation importante faite par les
grammairiens concernant les infractions aux règles
9. Filz (Jean-Marie), Méthode courte et facile pour apprendre les langues la-
tine et française, 1669, p. 286.
10. Restaut (Pierre), Principes généraux, 1730, p. 67.
11. d’Aisy (Jean), Le Génie de la langue française, 1685, p. 72.
101
grammaticales d’accord avec plusieurs substantifs porte
sur la synonymie. Irson avait déjà observé en 1656 que
si un verbe avait plusieurs sujets plus ou moins syno-
nymes, il n’était pas tenu de respecter la règle du mascu-
lin pluriel : « Les noms ou substantifs synonymes sont
exceptés de cette règle en ce qu’ils ne demandent pas
après eux le verbe, l’adjectif ou le relatif au pluriel »12. La
même observation est valable pour l’accord en genre, fait
remarquer Domergue13, et les manuels répéteront désor-
mais l’exemple de deux synonymes de genre différent
emprunté à Massillon : « Toute sa vie n’a été qu’un travail,
qu’une occupation continuelle ». L’accord de proximité
est favorisé non seulement par la quasi-synonymie des
substantifs concernés, mais par une autre caractéristique
propre aux séquences de substantifs : la gradation. Si les
noms accumulés dans la même séquence donnent une
impression de progression, l’accord de l’adjectif avec le
dernier de ces noms est quasiment obligatoire, même s’il
est attribut du sujet, et l’on répète le vers d’Iphigénie14 :
« Mais le fer, le bandeau, la flamme est toute prête ».
On en viendra même, au xixe siècle, à justifier l’ac-
cord de proximité par l’importance particulière qu’on
veut accorder au dernier substantif. L’adjectif « obéit
encore au dernier nom lorsque l’idée qu’il présente est
celle qui frappe le plus l’esprit : Tous mes sens… toute
mon âme est émue », écrit par exemple Célestin David15.
Ou « quand on veut particulièrement fixer l’attention
sur le dernier »16.
102
Les noms d’inanimés
Dernier point important : certaines catégories de
substantifs sont plus susceptibles que d’autres de se
prêter à cet accord de proximité en violation de la règle
du masculin pluriel. La grammaire du latin semble avoir
joué un rôle au moins dans la formulation pour le fran-
çais de cette nouvelle règle un peu particulière. En latin,
pour l’accord de l’adjectif avec plusieurs noms, il faut
distinguer entre les animés et les inanimés. Les premiers
s’accordent au masculin pluriel s’ils sont de genre diffé-
rent, masculin et féminin ; les seconds, dans la même
hypothèse, s’accordent au neutre pluriel. C’est du moins
la leçon que donnent les grammaires « latines et fran-
çaises » de Denis Gaullyer (1716) ou de Robert de Than
(1746). L’opposition entre les deux séries de substantifs
est reprise au siècle suivant pour la grammaire fran-
çaise par Girault-Duvivier (1811) et par Bernard Jullien
(1849), le collaborateur de Littré :
« Si l’adjectif se rapporte à des substantifs de choses et placés
en régime, écrit le premier, alors il prend le nombre et le
genre du dernier des substantifs après lequel il se trouve
immédiatement placé, parce que c’est sur lui seul que l’es-
prit s’arrête, comme étant le plus près : “Cet acteur joue
avec un goût et une noblesse charmante” ».
103
constamment, / Il faut que l’adjectif, qui tous deux les
escorte, / Au genre du dernier s’unisse et se rapporte. »
Notons ici une curiosité. Rabelais nous offre dans
la même phrase le double accord, accord de proximité
pour le participe en apposition au sujet et accord gram-
matical pour l’attribut du même sujet, le premier au
féminin pluriel et le second au masculin pluriel : « […]
parce que tant hommes que femmes, une foys repceuez
en religion, après l’an de probation estoient forcez et
astrinctz y demeurer perpetuellement… »18. Et Georges
Gougenheim signale19 en effet que l’accord de proximité
dans le cas de contact immédiat est encore bien en place
au xvie siècle : « Les règles assez factices de la prédomi-
nance du masculin dans les adjectifs qualifiant plusieurs
noms n’existent pas encore au xvie siècle. L’adjectif
s’accorde avec le nom le plus rapproché : Portant à leur
palais “bras et mains innocentes” »20. Le dépouillement
opéré dans l’œuvre de Rabelais confirme largement cette
appréciation, du moins pour l’adjectif épithète. Il semble
en revanche que, pour l’attribut, l’interposition d’un
verbe « être » au pluriel impose assez systématiquement
le masculin pluriel « […] habit, et chemise, qui estoyent
bien cousuz ensemble »21. Le mécanisme grammatical est
clair : le double – ou multiple – sujet entraîne le pluriel
du verbe, qui à son tour détermine le pluriel de l’adjectif
lequel ne peut plus être que masculin pluriel.
104
Qu’en est-il de l’abandon de l’accord
de proximité au xviie siècle ?
Revenons donc à l’histoire : la « règle de proximité »
a-t-elle réellement fait l’objet d’une campagne visant
à la chasser des grammaires et de l’usage, à la rempla-
cer en toutes circonstances par l’accord grammatical,
et à « masculiniser » encore un peu plus la langue ?
Apparemment dominante pendant tout le Moyen Âge,
semble-t-il, au moins pour l’adjectif épithète, elle semble
fonctionner encore sans difficulté dans la langue de la
Renaissance, y compris pour l’adjectif attribut quand
celui-ci se retrouve, par une singularité du style, au voisi-
nage immédiat du substantif féminin. Qu’advient-il par
la suite ? Cède-t-elle la place à la tyrannie grammaticale de
la règle d’accord au masculin pluriel, comme le pensent
certains ? Cesse-t-on alors d’écouter « l’oreille », même
quand elle pourrait être choquée par des syntagmes
barbares comme « la bouche ouverts » ou « des mains
innocents » ? Le débat qui s’ouvre dans la première
moitié du xviie siècle connaît deux temps forts, avec le
commentaire de Malherbe sur Desportes (ca 1610) et les
Remarques sur la langue française de Vaugelas (1647).
La grammaire…
Malherbe ouvre les hostilités en affichant, dans
ses commentaires sur Desportes, une adhésion sans
nuance aux règles grammaticales qui régissent l’accord
du verbe et de l’adjectif avec plusieurs substantifs : la
thèse de Ferdinand Brunot22 est l’accès indispensable
à cette « œuvre » peu connue – il ne s’agit en réalité
que de commentaires marginaux. Premier point : avec
105
deux substantifs sujets, le verbe doit obligatoirement
être au pluriel, contrairement à un usage dont Rabelais
offre encore tant d’exemples. Et si l’un des substantifs
sujets est masculin, l’adjectif qui suit le verbe – depuis le
xixe siècle, nous l’appelons « attribut du sujet » – doit être
au masculin pluriel. Il critique ainsi Desportes : « Filets
d’or, chers liens… et vous, beautez du Ciel, graces, perfec-
tions… pour tout jamais me serez-vous cachees ? » ; « il
faut cachés », tranche Malherbe, malgré l’accumulation
de trois substantifs féminins qui précèdent l’adjectif, et
malgré l’invocation « et vous… », qui met un accent
particulier sur ces substantifs. Et tous les remarqueurs
du siècle vont, après lui, prendre position pour ou
contre la règle de proximité, une question qui n’inté-
resse que modérément les grammairiens au sens strict
de la première moitié du siècle (Maupas, Lubin, Lafaye,
Oudin). Deux auteurs suivent Malherbe au xviie siècle,
La Mothe Le Vayer (1647) et Scipion Dupleix (1651),
qui n’aiment pas Vaugelas.
… et l’usage
C’est Vaugelas qui relance le débat en 1647, en consta-
tant que l’accord avec le nom le plus proche est toujours
bien installé dans l’usage et en plaidant pour cet accord :
« Ce peuple a le cœur et la bouche ouverte à vos loüanges. On
demande s’il faut dire ouverte ou ouverts. M. de Malherbe
disoit qu’il falloit eviter cela comme un escueil, & ce conseil
est si sage qu’il semble qu’on ne s’en sçauroit mal trouver
[…] Il faudroit dire, ouverts, selon la Grammaire Latine,
qui en use ainsi pour une raison qui semble estre commune
à toutes les langues, que le genre masculin, estant le plus
noble, doit predominer toutes les fois que le masculin et le
feminin se trouvent ensemble ; mais l’oreille a de la peine à
s’y accommoder, parce qu’elle n’a point accoustumé à l’ouïr
dire de cette façon, et rien ne plaist à l’oreille pour ce qui
106
est de la phrase et de la diction que ce qu’elle a accoustumé
d’oüir. Je voudrois donc dire, ouverte, qui est beaucoup plus
doux, tant à cause que cet adjectif se trouve joint au mesme
genre avec le substantif qui le touche, que parce qu’ordinai-
rement on parle ainsi, qui est la raison decisive ».
107
œuvre, l’accord de proximité aussi bien en nombre qu’en
genre. C’est son point de vue qui l’emportera largement
tout au long du siècle et qui, constamment répété au
xviiie siècle, pénétrera ensuite dans la grammaire scolaire
dont l’enseignement sur l’accord de l’adjectif se fondera
sur deux affirmations : d’abord, bien sûr, le masculin
l’emporte sur le féminin – ce que les manuels n’expri-
ment presque jamais sous cette forme –, mais aussi que
cet accord ne doit pas « blesser l’oreille », qu’il y a des
cas où l’on peut soit « violer cette règle par euphonie »24
en accordant l’adjectif avec le dernier nom quand il
est féminin, soit rester dans la règle en rapprochant de
l’adjectif le substantif masculin.
24. Davau et Alix, Grammaire française rédigée d’après les principes de l’Aca-
démie, 1843, p. 154.
108
qu’est enfin proclamée l’invariabilité du participe
présent. Faut-il réellement l’attribuer à une pression
« masculinisante », qui aurait chassé de la langue ces
formes féminines, et surtout faut-il accepter l’affirma-
tion selon laquelle le participe présent variait jusqu’alors,
en ancien et en moyen français, « en genre et en nombre
exactement comme les participes passés »25 ?
Ce n’est pas du tout l’enseignement que donnent les
historiens de la langue. Tous montrent que l’accord en
nombre était, pour le participe présent, beaucoup plus
usuel que l’accord en genre, plutôt rare. En ancien fran-
çais, dit Ferdinand Brunot, le participe présent ne prend
pas « dans la plupart des cas l’e analogique »26 du fémi-
nin. Et le Brunot et Bruneau va même jusqu’à affirmer
que « les participes présents n’ont jamais pris régulière-
ment la forme du féminin »27. « Au xive, précise encore
Thierry Revol28, on fait la différence entre le participe
présent qui distingue seulement les nombres et l’adjectif
verbal, variable en genre et en nombre ». Rabelais, qui
multiplie les formes de pluriel (« beuvans », « voyans »,
« tirans », « passans »), se montre beaucoup plus réservé
sur les féminins (deux seulement dans le Pantagruel) :
y compris pour des situations proprement féminines,
comme quand il évoque le « laict de femme allaictant
sa fille premiere née ». Même remarque au siècle suivant
pour Vaugelas29 : le participe pluriel est d’utilisation
fréquente, mais il n’y a chez lui que très peu de formes
féminines. Il est bien difficile, dans ces conditions,
109
Tous montrent d’imputer à une masculinisation
que l’accord en envahissante du xviie siècle une évolu-
nombre était, pour tion morphologique beaucoup plus
le participe présent, ancienne, et qui trouve ailleurs dans la
beaucoup plus usuel langue des justifications plus solides :
que l’accord en par exemple, la pression du gérondif
genre, plutôt rare. sur ces formes variables au pluriel, et la
distinction qui a pu être jugée néces-
saire du participe et de l’adjectif verbal.
« Malade, je la suis »
Une autre « réforme » qui aurait été inspirée par le
même souci, d’inspiration politique nous dit-on, d’écar-
ter les féminins, est celle qui concerne le pronom person-
nel attribut « le » ou « la ». À un interlocuteur qui lui dit
qu’il est malade, une femme doit-elle répondre : « je le
suis aussi » ou « je la suis aussi » ? Vaugelas, qui a entendu
fréquemment à la Cour la forme féminine, la considère
cependant comme une faute car, dit-il, dans cette phrase
le pronom ne représente pas la personne (une femme),
mais « la chose », « ce dont il s’agit », le fait d’être malade.
Quarante ans plus tard, Thomas Corneille, qui approuve
Vaugelas, constate néanmoins que « la plupart des
femmes continuent de dire […] quand je la suis », et il
ajoute : « Il semble par là que l’usage doit l’emporter ».
C’est en effet l’usage constant, et même revendiqué, de
Mme de Sévigné, qui aurait dit à Ménage : « je croirais
avoir de la barbe au menton si je disais autrement ».
110
« Estes-vous malade ? » ; « Estes-vous Isabelle ? »
Les grammairiens apportent ici une nuance : si au lieu
d’interroger sur un adjectif, « Estes-vous malade ? », on
interroge sur un nom, « Estes-vous Isabelle ? », il devient
parfaitement légitime de répondre : « Ouy, je la suis »30,
et une tradition grammaticale plutôt puriste continuera
longtemps encore à préconiser cette distinction. Mais
Grevisse reconnaît que « la langue parlée n’observe guère
cette syntaxe »31 : et, même quand il remplace un subs-
tantif, le féminin finira par disparaître, cédant une fois
de plus la place au masculin.
Mais faut-il réellement chercher une explication dans
un militantisme machiste du xviie siècle soucieux de chas-
ser les formes féminines de la langue ? Un autre facteur,
d’ordre purement linguistique, semble avoir joué ici un
rôle déterminant. En français, pour les adjectifs et les
pronoms, la variation en genre (« grand-grande », « loyal-
loyale », « il-elle », « le-la ») est toujours liée à la variation
en nombre (« grand-grands », « loyal-loyaux », « il-ils »,
« le-les ») : on imagine mal une catégorie grammaticale
ou une structure syntaxique dans laquelle la première
serait possible sans que la seconde le soit également.
C’est pourtant bien ce qui s’est passé avec le pronom
attribut : les tournures « malades, nous les sommes »,
« malades, vous les êtes » sont, ou sont devenues, rigou-
reusement impossibles : on est obligatoirement ramené
à la forme du singulier « malades, nous le sommes, vous
l’êtes ». Et c’est bien l’impossibilité de l’emploi du pluriel
qui a entraîné mécaniquement la disparition de l’emploi
du féminin dans la construction du pronom attribut.
111
Masculinisation ou grammatisation ?
La réduction de quelques féminins dans la langue est
probablement liée à un phénomène historique qui a joué
un rôle majeur dans notre histoire. On peut construire
bien des réformes sur l’hypothèse difficilement argu-
mentée d’une « masculinisation » délibérée du français
inspirée par la misogynie. Mais n’oublions pas la grande
évolution, parfaitement prouvée celle-là, de la « gram-
matisation » du peuple français depuis le xvie siècle. Cela
a commencé par la « lecturisation », comme l’ont montré
François Furet et Jacques Ozouf32 qui détaillent la
progression du lire-écrire sur le territoire français et dans
les classes sociales. Mais aussi l’apprentissage de l’ortho-
graphe et donc de la grammaire, tâche entreprise aux xviie
et xviiie siècles, et confiée depuis le xixe à l’école primaire :
c’est elle qui enseigne désormais que notre accord se
fait en principe au masculin pluriel. Et de même qu’un
peuple qui sait lire – et surtout quand les femmes elles
aussi savent lire, comme l’a montré Emmanuel Todd –
ne supporte plus les régimes autoritaires sous lesquels il
a pu vivre antérieurement, de même une langue dont la
grammaire et l’orthographe sont à peu près maîtrisées
par les masses n’est plus tout à fait la même puisque la
pratique des accords grammaticaux est désormais plus
ou moins dans toutes les têtes.
L’accord de voisinage
Mais l’école enseigne-t-elle pour autant que la règle
de proximité est désormais bannie de nos usages ? Rien
n’est moins sûr, comme le montre la consultation des
manuels de grammaire – j’en ai compté plus de deux
mille entre 1800 et 1914 – qui ont, année après année,
32. Furet (François) et Ozouf (Jacques), Lire et écrire : l’alphabétisation des
Français de Calvin à Jules Ferry, Paris, Les Éditions de minuit, 1977.
112
aidé maîtres et maîtresses d’école à former la langue,
l’écriture et même les esprits dans la jeunesse française.
Certes, le terme de « proximité » n’y est pas utilisé : on
dit plutôt « voisin » et l’on y parle parfois d’« accord
de voisinage ». Mais, beaucoup plus souvent, on invite
l’élève à pratiquer l’« accord avec le dernier substantif »
quand les circonstances s’y prêtent « lorsque les subs-
tantifs sont synonymes », écrit par exemple Albert de
Montry33. D’autres rappellent aussi l’exception qu’intro-
duit la gradation, qui permet d’accorder avec le dernier
substantif : comme Coudert et Cuir dans leur Mémento
théorique du brevet de 1887.
Certains encore évoquent l’exception que les noms
d’inanimés introduisent dans la règle grammaticale :
quand les substantifs sont des noms de choses, l’accord
de l’adjectif peut se faire avec le dernier seulement, et
l’on cite une fois de plus Racine avec « Armez-vous d’un
courage et d’une foi nouvelle ». Citons Israël Rabbinowicz
en 1886, ou Bloch et Georgin en 1936 : « si les noms
expriment des qualités, l’adjectif peut s’accorder avec le
dernier seulement ». Et pour mieux préparer les élèves
à la rédaction, on n’hésite pas à prôner l’accord avec le
dernier substantif chaque fois qu’on veut mettre l’accent
sur lui. C’est le cas de Cyprien Ayer34 : « l’accord a lieu
avec le substantif le plus rapproché quand ce dernier fixe
davantage l’attention », ou de Brachet et Dussouchet35.
D’une façon plus générale, l’accord de voisinage est
fréquemment conseillé même en dehors de toute raison
113
valable, par Van Hollebeke et Merten36, par exemple :
« Grande fut ma surprise et mon étonnement ».
Non, l’école n’a pas fait la guerre à l’« accord de
voisinage », c’est même elle qui a inventé l’expression.
D’ailleurs, si l’enseignement des grammaires scolaires
d’un niveau un peu avancé (cours moyen, cours supé-
rieur puis classes de grammaire des collèges) recom-
mande, comme jadis, de placer le substantif masculin à
côté de l’adjectif appliquant la règle du masculin pluriel,
c’est bien que les réticences exprimées par Vaugelas
contre les rapprochements qui heurtent l’oreille sont
restées aussi sensibles aujourd’hui qu’il y a quatre ou cinq
siècles, et peut-être plus encore avec la grammatisation
historique de la population française, qui a largement
joué en faveur de la sensibilisation aux
Non, l’histoire de accords grammaticaux. Non, l’histoire
la langue et celle de de la langue et celle de son enseigne-
son enseignement ment ne confirment pas la thèse d’une
ne confirment masculinisation délibérée du français
pas la thèse d’une à l’époque classique. C’est raison-
masculinisation ner à partir d’une lourde illusion que
délibérée du français
de juger du masculin et du féminin
à l’époque classique.
comme s’ils jouaient dans la langue des
rôles parallèles. Ils occupent chacun à
leur niveau, et pour des finalités différentes, des places
essentielles. On peut parfaitement adhérer à toutes les
tentatives d’améliorer et d’enrichir le lexique pour une
plus grande égalité des sexes. Mais toute entreprise visant
à faire refluer le masculin dans la morphologie et dans
la syntaxe est condamnée à s’en prendre tôt ou tard à la
structure même de la langue. Démasculiniser la langue
française, c’est vouloir la détricoter.
114
4
L’école au front
ou l’école face
à l’écriture inclusive
Danièle Manesse
Qu’
a donc à voir l’écriture inclusive avec les
apprentissages de l’école, se demandera-
t-on ? Le propos affiché par ses défenseurs
vise des objectifs de nature sociale : promouvoir l’égalité
des sexes, mettre un terme à « l’invisibilité des femmes »
dans la langue, qui pourraient certes trouver leur place
dans la formation des enfants. Mais dans ses formes,
c’est une pratique réservée aux adultes, une pratique
cultivée, conçue pour des lettrés, à l’intention de ceux
qu’on appelle des lecteurs-scripteurs « experts », lesquels
décident ou non de l’adopter : il faut en effet, pour la
pratiquer, disposer d’une écriture du français bien maî-
trisée dont on modifie l’apparence ordinaire. On imagine
mal l’écriture inclusive se combiner avec des mots mal
orthographiés tels que « les hoteur/risses », « les peillisan.
ne.s », « seux et selles »…
Il n’est donc pas étonnant que les nombreuses prises de
position publiques des promoteurs de l’écriture inclusive
n’aient concerné ni l’école, ni les apprentissages premiers,
ni l’apprentissage de la lecture-écriture, ni l’entrée en
« littératie ». Et cependant, l’écriture inclusive rencontre
115
nécessairement la question de l’école, tout simplement
parce que c’est à l’école qu’on entre en écriture. On ne
peut parler des formes de la langue écrite, en critiquer
les principes et proposer d’en changer certains sans que
surgisse l’institution dont l’objet premier est justement
la langue écrite ; si la langue, dans sa modalité parlée,
orale, n’est un objet d’étude et de passion que pour les
linguistes, la langue écrite est une affaire de l’école, et
les premiers spécialistes de la langue écrite sont les pro-
fesseurs qui enseignent la lecture et l’écriture ainsi que
leurs formateurs universitaires.
L’écriture inclusive L’élément déclencheur de la polé-
rencontre mique de 2017 est venu de l’univers
nécessairement la scolaire, avec le manuel Questionner
question de l’école, le monde1 dans lequel intervient l’écri-
tout simplement ture inclusive, destiné à des enfants
parce que c’est à de 8 ans, et sur lequel nous allons
l’école qu’on entre
revenir. Toutefois, cet épisode est en
en écriture.
quelque sorte extérieur à l’école à pro-
prement parler, car ni ce manuel qui
met en scène l’écriture inclusive, ni les ouvrages qui la
présentent ne s’intéressent à la nature des apprentis-
sages de la langue écrite ; la seule entrée est d’ordre
idéologique. C’est là le nœud d’un grand malentendu
qui a brouillé les cartes. C’est sur ce point que nous
souhaiterions revenir.
116
La langue et l’école
Dans les milieux universitaires, chez ceux-là mêmes
qui forment les futurs professeurs de l’école ou du collège,
la diffusion et le retentissement des thèses de l’écri-
ture inclusive sont manifestes, plus que dans le monde
des affaires par exemple. Et pourtant, ses promoteurs
se défendent de réclamer son usage à l’école primaire.
Paradoxe étonnant : si on estime que la langue est sexiste,
alors ne devrait-on pas dénoncer des apprentissages qui,
précocement, accoutumeraient les enfants à l’inégalité
entre les filles et les garçons, et contribueraient à installer
des conceptions machistes ? La raison en est peut-être que
les tenants de l’écriture inclusive sont des gens prudents,
conscients des difficultés, pour les enfants, de l’entrée
dans la langue écrite « normale » que nous allons évoquer
ci-après, et des obstacles considérables qui expliquent les
échecs et les lenteurs dans les apprentissages premiers
(lecture, écriture, acquisition de la norme du français).
La langue écrite est l’affaire de l’école…
L’écriture inclusive s’en prend à l’objet principal
qu’enseigne l’école, la langue écrite. L’école a la charge
de l’entrée dans l’écrit, de l’apprentissage de la lecture,
de l’écriture, du contrôle de la langue jugée légitime et
commune, de la langue vecteur d’acquisition des appren-
tissages abstraits et conceptuels. En sorte que tout débat
sur la langue écrite implique l’école ! Ce n’est pas un
hasard si deux prises de position ont surgi du sommet de
l’État : celle du chef de l’exécutif et celle du ministre de
l’Éducation nationale, garants de cette institution, pour
interdire l’usage de l’écriture inclusive dans les adminis-
trations dépendant de leur autorité2. Une fois encore, on
2. Voir introduction.
117
a pu voir que les questions de langue sont en France
des affaires d’État, comme une longue tradition répu-
blicaine en donne maints exemples, depuis Ferdinand
Brunot qui adresse au ministre de l’Instruction une pres-
sante demande de réforme de l’orthographe en 19053,
jusqu’au Premier ministre Lionel Jospin qui préface le
rapport pour la féminisation des noms de fonctions,
métiers et charges en 19994.
Plus simplement, on peut dire que les grands débats
de langue qui passionnent les Français concernent
l’école. On peut s’effarer, comme le firent tant d’étran-
gers, de voir la France en émoi au sujet de l’introduc-
tion d’un nouveau terme de grammaire scolaire dans
les programmes5 ; on peut s’étonner des campagnes
d’opinion réitérées sur l’enseignement de la lecture, sur
le niveau en grammaire ou encore sur des modifica-
tions mineures de l’orthographe… Mais chacun de ces
épisodes témoigne du lien organique qui existe entre la
langue, qui appartient à tout le monde, et l’école, par
laquelle nous sommes tous sont passés et qu’on suit des
yeux notre vie durant par le truchement des enfants qui
nous environnent.
... L’écriture inclusive concerne l’école
Qu’est-ce, au regard de la langue écrite enseignée à
l’école, qu’un texte écrit en orthographe inclusive ? C’est
un texte qui suppose des manières d’écrire, d’orthogra-
phier, de lire selon des règles différentes de celles qu’on
apprend dans l’enseignement primaire. Ainsi, en dépit
des dénégations, l’écriture inclusive s’installe à l’école,
118
dont elle conteste par le fait l’enseignement. Le manuel
déjà cité a été dénoncé et brocardé lors de la polémique
de 2017 qu’il avait allumée, en raison des caractéris-
tiques de la langue qui y était employée. Ses auteurs se
sont défendus en arguant que le manuel n’avait aucun
rapport avec l’apprentissage de la « lecture et la langue
française » ; l’éditeur s’employait à rassurer les parents et
l’opinion, évoquant :
« Un manuel de CE2 dont l’objet est de «Questionner le
Monde», qui a pour objet l’exploration du monde et des
sciences, en lien avec l’Enseignement Moral et Civique, et
qui aborde notamment la question de l’égalité des femmes
et des hommes. Il ne s’agit donc ni d’un manuel de lecture,
ni de français. » 6
6. Site des éditions Hatier, « Mise au point » du 26 septembre 2017. Cf. page 2
du manuel où est annoncé le recours au Guide pratique pour une communi-
cation publique sans stéréotype de sexe, du Haut Conseil à l’égalité entre les
femmes et les hommes, 2015.
7. Haddad (Raphaël) (dir.), Manuel d'écriture inclusive, Mots-clés, 2e éd., 2017
(disponible en ligne).
119
orthographe inclusive8, comme à l’école, administrée à
des personnes connues qui jouent les élèves ; les propo-
sitions de formations, parfois payantes, en orthographe
inclusive ; l’appel aux autorités pour qu’elles organisent
et légifèrent puisqu’il s’agit d’une question de norme de
la langue…
Écrire la langue
La langue écrite est une suite de signes ordonnés,
lettres, signes de ponctuation et de typographie, comme
les guillemets, les majuscules ou les blancs. La première
difficulté de l’entrée dans l’écrit est de faire correspondre
les sons de la langue orale à des lettres
L’écriture inclusive selon un grand nombre de conven-
transforme l’aspect
tions ; il faut aussi apprendre à décou-
ordinaire de la
chaîne écrite, et per le continuum de la chaîne orale en
fait obstacle à mots segmentés par des blancs, puis à
l’identification les organiser en séquences ponctuées.
de certains mots En français, on retrouve tous les sons
dont les frontières de l’oral dans l’écrit, transcrits d’après
sont redéfinies. les correspondances phonographiques,
auxquelles s’ajoutent des conventions
graphiques du type « etc. » pour « et cætera », et des
abréviations, des sigles : ainsi, le son [v] s’écrit et se lit
120
toujours « v », sauf dans quelques mots adaptés de langues
étrangères, tel « wagon » ; mais c’est là une exception…
Car les règles de correspondances sont très complexes en
français : un même son peut être représenté à l’écrit par
quantité de graphies : [o] par « o », « ô », « au », « eau »,
etc., et des lettres identiques peuvent représenter des
sons différents (« des portions », « nous portions »).
9. Les exemples, par commodité, sont tirés du manuel, puisqu’il est le repré-
sentant non invalidé de l’écriture inclusive à l’école. Ici, p. 36-37.
122
attendue que les maîtres s’épuisent à installer comme un
automatisme dans l’usage normal de la langue, et qui est
ici détachée du mot qu’il concerne ; du « rice », impro-
nonçable après « agriculteur », qui exige une suspension
de lecture. Que de problèmes pour deux mots de ce
manuel ! Toutes ces marques contredisent les apprentis-
sages habituels de l’école. Dans deux mêmes pages du
manuel, on trouve ainsi deux, voire trois manières de
désigner la même réalité au pluriel : « des agriculteur.
rice.s, des agriculteurs et des agricultrices ; des agricul-
teurs » ; « un.e paysa.ne ; les paysans,
les paysannes et les paysans… »10. L’écriture inclusive
L’inconstance de cette écriture est fait surgir dans
la chaîne écrite
manifeste dans tout l’ouvrage : on
des lettres et des
trouve « les citadins » en page 74, syllabes dont
alors que dans la boîte à mots en page l’interprétation
suivante apparaît « un.e citadin.e », exige le recours à
et on s’étonne de ne rencontrer que des règles complexes
« les explorateurs » page 95, etc. Une qui obligent à
telle légèreté dans un manuel dont entrer dans un
les auteurs savaient qu’il allait occu- autre univers de
per le rôle d’avant-garde de l’écriture rationalité.
inclusive à l’école témoigne sans doute
de l’impossibilité d’être cohérent et systématique en la
matière. Toutes ces sortes d’équivalences, qui inter-
viennent dans certains contextes déterminés mais pas
dans d’autres, vont à l’encontre de la stabilité du signe
écrit11 dans le français standard et compliquent les procé-
dures normales de la lecture, déjà si difficile à maîtriser.
123
Le bouleversement de la ponctuation
et de l’organisation typographique
La ponctuation tient un rôle important dans la cohé-
sion d’un texte, et chacun a fait l’expérience de sa lecture
hésitante et trébuchante lors de la rencontre avec un
texte non ponctué. Or, l’usage commun des signes de
la ponctuation est bouleversé par l’écriture inclusive :
un signe inconnu du clavier ordinaire apparaît, le point
médian, ou moyen ; les signes connus ont des fonctions
inhabituelles, le tiret « - » la barre oblique « / » et surtout
le point « . ». Il ne s’agit pas là d’une intrusion mineure
dans l’écriture habituelle. Le point est le premier signe
de ponctuation appris à l’école – « point-majuscule ! »
– de manière routinière, pour de bonnes raisons : la
phrase, qui s’achève le plus souvent par un point perçu
par le lecteur, est une unité de traitement importante ;
le point final est un signal au lecteur qui déclenche une
étape fugace, inconsciente mais essentielle, de réorga-
nisation de l’information en vue de la compréhension
du texte. Les barres obliques et les points, médians ou
non, comme les « / », précèdent des syllabes dénuées de
sens qui ne peuvent être comprises que développées sous
forme de mots entiers, et contreviennent au principe que
tout l’oral a sa contrepartie dans l’écrit.
On a également déjà signalé le désordre mis dans la
convention majeure de la mise à l’écrit, qui sépare les
mots du discours les uns des autres au moyen d’un blanc,
d’un espace : lors de la mise en œuvre de l’écriture inclu-
sive, les limites entre mots sont déplacées par l’adjonc-
tion d’un point et d’un « s » ou d’un « e », détachés
du mot qu’ils concernent, alors qu’on sait aussi que les
marques orthographiques sont capitales pour le repérage
du sens.
124
L’écriture inclusive et la grammaire à l’école
La morphosyntaxe concerne les variations écrites ou
orales des mots en fonction des relations qu’ils entre-
tiennent entre eux ; elle se compose d’un petit nombre de
règles régulières, auxquelles il faut ajouter un ensemble
complexe de terminaisons verbales, elles-mêmes régies
par des règles. Celles-ci sont difficiles à appliquer, car elles
exigent des procédures métalinguistiques : il faut savoir
analyser quelles catégories du discours sont en jeu dans
« ce retraité » ou « retraiter », et quelles règles déclencher
pour les écrire correctement. Ces analyses déterminent,
on le voit, à la fois l’orthographe et la signification pour le
lecteur, et il faut apprendre à résoudre tous ces problèmes
très rapidement au cours de la lecture ou de la mise en
texte. L’orthographe inclusive les multiplie : pour écrire
« correctement » en écriture inclusive, il faut différencier
animés, humains, ou non humains,
et inanimés dans les noms puisque Accroître la
les animaux sont exclus, et parmi les complexité des
animés, masculins et féminins, puis marques d’accord et
les traiter différemment. Accroître la séparer la marque
complexité des marques d’accord et du pluriel du mot
séparer la marque du pluriel du mot qu’elle concerne
qu’elle concerne risquent donc de risquent donc de
perturber la lecture
perturber la lecture comme l’écriture :
comme l’écriture.
l’acquisition de l’orthographe est très
étroitement liée à l’apprentissage de la
lecture, et apprendre à écrire, c’est apprendre à lire, et
inversement12. On rappellera ici que l’accord du pluriel
a grand mal à s’installer, que l’orthographe grammaticale
12. Sur ces points bien établis par de très nombreuses recherches, deux petits
ouvrages synthétiques : Goigoux (Roland) et Cèbe (Sylvie), Apprendre à lire à
l'école, coll. « Savoirs pratiques éducation », Paris, Retz, 2005.
Ouzoulias (André), Lecture écriture, 4 chantiers prioritaires pour la réussite,
« Savoirs pratiques éducation », Paris, Retz, 2014.
125
est celle qui plombe les résultats en constant recul des
élèves en fin de scolarité primaire ; on mentionnera aussi
que plus d’un jeune sur dix est en difficulté en lecture,
que, parmi eux, 6 à 7 % sont illettrés après dix ans de
scolarité au moins13.
C’est une nouvelle organisation syntaxique qui est
préconisée quand la grammaire inclusive demande de
réitérer un même mot avec différentes désinences, en
« déclinant à la fois au féminin et au masculin », « les
candidates et les candidats à l’élection présidentielle » ou
« les cheffes et les chefs de service », bravant une règle
fondatrice dans l’apprentissage de la rédaction de texte,
celle de non-répétition qui régit l’usage rhétorique de la
langue tel qu’on l’enseigne à l’école. Une telle manière de
dire, qu’on aurait considérée comme emphatique, semble
gagner du terrain à l’oral et c’est l’usage qui décidera de
sa pertinence. Mais une dernière disposition syntaxique
semble hors de portée : celle qui consiste à ajouter une
contrainte supplémentaire dans l’ordre des mots, et
d’« utiliser l’ordre alphabétique lors d’une énuméra-
tion de termes identiques au féminin et au masculin,
afin de ne pas systématiquement mettre le masculin en
premier » : « les maçonnes et les maçons », « les décora-
teurs et décoratrices », etc.14 Il faut en effet une vigilance
considérable pour contrôler, dans son discours oral ou
écrit, le choix des mots selon l’ordre alphabétique de leur
initiale, ou finale s’il s’agit de deux radicaux communs !
126
Pour conclure
C’est de l’École qu’est venue une pétition de profes-
seurs de tout niveau – et non de journalistes, ni d’artistes,
ni de gens d’affaire, etc. – qui manifestaient leur oppo-
sition, non à une règle de grammaire, mais à sa formu-
lation qui pouvait aisément être considérée « machiste »,
dans une perspective discutable où langue et monde sont
fusionnés15. Il s’agit de la règle de toutes les discordes,
la fameuse règle d’accord d’un adjectif avec des noms
de genre différent. « Nous, enseignantes et enseignants
du primaire, du secondaire, du supérieur et du français
langue étrangère, déclarons avoir cessé ou nous apprêter
à cesser d’enseigner la règle de grammaire résumée par la
formule “Le masculin l’emporte sur le féminin”. »16
Le chapitre 4 a traité en profondeur cette question,
arme de guerre dont il faudrait peut-être réviser la
vulgate qui en a été diffusée, et sa dramatisation sous le
terme de « loi scélérate », démesurée si on sait à quoi la
formule réfère. Il n’est pas très difficile d’exprimer cette
règle sans utiliser cette formulation en
effet contestable : elle peut être formu- Les considérations
lée ainsi, comme elle l’est en général sur la difficulté
dans les manuels et les grammaires en d’apprentissage ne
usage : « L’adjectif s’accorde au mascu- devraient-elles pas
lin pluriel » (voir le chapitre 3 de cette être dissuasives
partie). au regard du
coût cognitif de
De manière générale, pour qui serait cette écriture ?
tenté par l’écriture inclusive, les consi-
dérations sur la difficulté d’apprentis-
sage ne devraient-elles pas être dissuasives au regard du
coût cognitif de cette écriture ? L’échec scolaire, dont
127
la source est toujours un mauvais rapport à la lecture
et à l’écriture, n’est-il pas une donnée sociale de grande
importance qui défait les liens de la société, plus que
des formes de la langue écrite dont nulle ne s’est plainte
jusqu’à récemment ? On dira peut-être que l’écriture
inclusive n’est pas faite pour ceux-là, qui ont déjà tant
de difficultés… Mais faudrait-il exclure une partie de la
population – celle qui peine avec la langue écrite – de la
pratique de l’écriture inclusive au motif qu’elle est trop
difficile et assumer de ne la garder que pour l’élite ?
Les tenants de l’écriture inclusive se défendent parfois
de l’introduire à l’école primaire, mais n’ont pas parti-
cipé à la critique du manuel pilote. Propageant la néces-
sité de l’emploi de l’écriture inclusive dans les milieux
académiques, ses défenseurs acharnés ne mettent-ils pas
les enseignants et les futurs enseignants dans une situa-
tion paradoxale et ne prennent-ils pas le risque de les
déstabiliser sur la question délicate de la norme scolaire ?
128
Troisième partie
Que se passe-t-il
dans d’autres langues ?
C
omme on l’a vu, les questions que soulèvent les
propositions nouvelles d’écriture inclusive sont
fondamentalement de deux ordres. Il y a tout
d’abord les questions d’ordre linguistique, autrement dit
ce qui touche à la langue en tant que telle. La langue,
de par son système et de par son histoire, se prête-t-elle
à des aménagements ? Si oui, quelles peuvent en être les
conséquences linguistiques ? Qu’est-ce qui est du ressort
de la langue, et qu’est-ce qui du ressort de la graphie de
la langue ? C’est un point que les auteurs des contribu-
tions qu’on vient de lire ont clarifié, avec l’expertise qui
est la leur dans leurs domaines. Et il y a les questions
d’ordre plutôt social – désignons par le biais de cet adjec-
tif les questions d’usage, de norme, d’autorité, de visibi-
lité des groupes, de transmission… Les deux ensembles
sont liés, nécessairement, car aucune langue n’a pour
vocation d’être un code élaboré dans l’abstrait, sans in-
terférence avec ce qui se passe dans la société. Toute la
difficulté de la visibilité du genre considéré de manière
sémantique (être un homme ou être une femme) est
de faire se rencontrer problématiques linguistiques et
problématiques sociales.
Sur tous ces points, le français présente des spécificités qui
peuvent paraître déconcertantes, ou prêter à des surinter-
prétations. Mais qu’en est-il dans d’autres langues ? Toutes
les langues réservent-elles autant de place au genre gram-
matical du masculin ? A-t-on l’exemple d’une langue dans
laquelle une écriture inclusive a été
Toutes les langues appliquée avec succès ? Y a-t-il des lan-
réservent-elles gues dans lesquelles ce serait plus facile
autant de place au que dans d’autres ? Ici encore, questions
genre grammatical linguistiques et questions sociales sont
du masculin ? appelées à se mêler.
130
Dans deux contextes, ces problématiques font l’objet de
réflexions et de controverses depuis finalement assez
longtemps : le contexte allemand et le contexte anglo-
phone, particulièrement américain. Dans les deux cas,
une forte demande féministe a mis en cause la langue
depuis au moins les années 1980. Où en sommes-nous
aujourd’hui ? À quoi la langue en tant que telle, comme
jeu morphologique et graphique, pouvait-elle se prêter ?
Qu’est-ce qui a été envisagé, retenu ou écarté ? Notre curio-
sité sera satisfaite par deux études qui détaillent à la fois
les possibilités linguistiques et les choix sociaux qui ont
été faits. On verra notamment, à partir du contexte an-
glophone, comment deux stratégies différentes ont, dans
les faits, été sollicitées pour rendre plus égalitaire la re-
présentation des hommes et des femmes : celle du déve-
loppement des marques, que suivent les propositions
françaises de l’écriture inclusive, et celle de la neutrali-
sation, qui a eu finalement les faveurs dans le contexte
anglophone.
Il nous a paru également intéressant d’aller voir ce qui se
passait dans des langues présentant par leur morpholo-
gie un marquage des genres différent ou absent. Pour ce
faire, nous avons posé des questions à deux linguistes sur
des langues non indo-européennes, l’arabe et le coréen.
Ces deux contributions sont là pour nous montrer que le
genre féminin n’est pas un universel des langues, qu’il
peut ne pas être marqué grammaticalement, ni donner
lieu à une visibilité différente. En arabe, la détermination
de ce qu’on peut appeler « masculin » et « féminin » a été
le cadre de nombreux débats dans la tradition gramma-
ticale. Par ailleurs, le repérage – parfois problématique
– de la catégorie strictement linguistique ne suffit pas
à épuiser ce qu’on considère comme « masculin » ou
131
« féminin ». D’où l’interférence fréquente avec des consi-
dérations extra-linguistiques. Le coréen est l’exemple
d’une langue – il y en a d’autres – qui ne présente pas
de genre grammaticalement marqué. Pour autant, la
désignation différenciée des hommes et des femmes est
une nécessité qui se rencontre quotidiennement, natu-
rellement. Et la demande d’une plus grande visibilité
des femmes existe aujourd’hui dans la société coréenne
comme ailleurs. Comment fait-on, alors ? Ici aussi, tout
est affaire de stratégie de départ : visibilité ou neutrali-
sation.
Au travers du cas de ces quatre contextes linguistiques
différents, quelques grandes lignes de force se dessinent.
L’une d’entre elles est l’interrogation sur les possibilités
réelles de la langue conçue comme système et comme
tradition normée vouée à être transmise. Faut-il les
prendre en compte ou les outrepasser ? Ces possibilités
sont aussi des contraintes. Une langue oblige-t-elle à
faire des choses plutôt que d’autres ? Peut-on ne pas s’en
satisfaire et aller au-delà ? Ce qui a été proposé dans
le contexte allemand est une illustration de ce désir de
jouer avec les limites. Un autre constat qui apparaît est
l’interférence entre ce qui relève du linguistique et ce qui
est projeté sur cette surface apparemment malléable –
en tout cas variable selon le temps.
Où l’on verra que la langue suscite autant désir de
fidélité que désir de transgression…
132
1
Anglais et langue inclusive :
multiplication des marques
ou neutralisation ?
Élise Mignot
133
pas oralisable ; pas plus en anglais qu’en français. Ce
n’est donc probablement pas un argument suffisant
pour expliquer qu’on ne la pratique pas en anglais.
Restent les composés en man ou boy, comme paper boy.
Dans ces cas-là, il ne serait pas possible d’avoir recours à
l’écriture inclusive, puisque c’est un mot entier qui chan-
gerait. Il faudrait alors écrire paper
L’écriture inclusive boys and paper girls.
n’est donc pas
L’écriture inclusive n’est donc pas pra-
pratiquée en anglais,
alors qu’il ne tiquée en anglais, alors qu’il ne semble
semble pas exister pas exister d’obstacle majeur à sa
d’obstacle majeur mise en place. Pourtant, cette langue
à sa mise en place. comme d’autres, est parfois perçue
comme excluante : d’une part des
femmes, d’autre part, plus récemment, des personnes
refusant l’opposition binaire masculin-féminin. Quelles
stratégies ont donc été retenues pour remédier au pro-
blème ? Mais, d’abord, quels sont les problèmes ?
On présentera dans un premier temps les points vécus
comme gênants dans la langue, puis on évoquera les
solutions envisagées. L’une consiste à rendre le féminin
– ou autre « non masculin » – plus visible ; l’autre, au
contraire, à neutraliser la différence. On tentera enfin de
présenter un bilan des différentes expériences menées
pour « améliorer » la langue.
136
introduisant un biais masculin : man-made, « fait
main », peut laisser penser que la main en question ne
peut être que masculine, et que tous les artefacts de main
de femmes sont passés sous silence ; manpower, que
la « main-d’œuvre » est constituée d’hommes et exclut
les femmes ; et mankind que le meilleur représentant
de l’espèce humaine est encore et
toujours l’homme (de sexe masculin). Historiquement,
À tous ces exemples de composés on le premier sens de
peut même ajouter le nom woman, man est en effet
qui, historiquement, est un composé « personne », et
en man, même s’il n’est plus perçu non pas « personne
comme tel. Woman est en effet issu de adulte de sexe
wifmann en vieil-anglais, c’est-à-dire, masculin ».
littéralement, une personne (man) de
sexe féminin (wif). Wif est le nom qui est devenu wife,
et qui signifiait « personne adulte de sexe féminin »,
comme dans la pièce de Shakespeare The Merry Wives
of Windsor (1597). Historiquement, le premier sens
de man est en effet « personne », et non pas « personne
adulte de sexe masculin ». Et cet emploi existe encore,
même s’il se fait plus rare : She’s a madman sometimes,
dans le roman The Catcher in the Rye de J. D. Salinger1.
Au-delà de man, d’autres noms sont parfois inter-
prétés comme révélateurs d’un a priori masculin de la
langue. C’est le cas notamment – mais pas exclusive-
ment – des noms de métier. Ce biais masculin se lais-
serait observer de deux façons : d’une part, les noms
féminins sont souvent construits à partir d’une forme
« neutre » ou interprété comme un masculin ; d’autre
part, dans les cas les plus nombreux, il n’y a – même
pas ! – de nom réservé au féminin.
137
Le premier cas est illustré par les paires prince-
princess, steward-stewardess (ou air hostess). Le féminin
est un nom construit, souvent suffixé (le plus souvent en
‑ess). Il est donc formellement dérivé du terme masculin,
par l’ajout du suffixe, ce qui peut laisser sous-entendre
que le féminin n’existe que par rapport au masculin, et
est secondaire.
Le deuxième cas est celui où il n’y a pas de paire, mais
un seul nom, qui vaut pour les hommes et les femmes
(poet, manager). À propos de ce dernier exemple, mana-
ger, notons qu’il s’agit d’un mot en ‑er (équivalent du
suffixe français « ‑eur »). Pour certains noms en ‑er, il
existe une contrepartie féminine : actor-actress, waiter-
waitress. En réalité, le suffixe ‑er (ou ‑or, qui en est une
variante) signifie l’« agent », celui qui fait, quel que soit
son sexe, mais le fait d’avoir formé, dans certains cas, un
féminin à partir de ce premier terme a pour conséquence
qu’on associe rétroactivement ‑er et ‑or au masculin – ce
qu’ils ne sont pas au départ. Et cela peut alors s’interpré-
ter comme la polysémie de man : le féminin est invisible
et dominé par le masculin.
Les pronoms
He pose un peu le même problème que man. Il peut
être employé pour dire toute l’humanité, par exemple
en reprise de man (Man is a tool-making animal. He
has been making tools for generations), et pour référer
à un individu de sexe non spécifié, comme c’est le cas
du he du Children Act, loi britannique sur la protection
de l’enfant votée en 1989. Remarquons que comme he
est utilisé ici pour un enfant, et pas, par exemple, pour
un chef d’entreprise, on ne peut pas supposer que son
emploi reflète le fait que les postes à responsabilités
sont plus souvent occupés par les hommes que par les
138
femmes. En effet, parmi les enfants, il y a autant de filles
que de garçons.
Children Act
139
Peut-être le problème ne réside-t-il pas réellement
dans la langue, mais dans le discours sur la langue : dire
par exemple « le masculin l’emporte sur le féminin », qui
plus est dans un contexte scolaire, c’est en effet donner
l’impression qu’un petit garçon affronte une petite fille…
et gagne. Et que cela pourrait se reproduire plus tard.
Mais n’est-ce pas cette présentation de la langue qui est
sexiste, plutôt que la langue elle-même ? Percevrait-on
la langue comme sexiste si à la place de cette formule –
dont un des équivalents anglais est the worthiness of the
masculine – on avait dit plus souvent « le féminin est
le genre marqué », et si les grammaires scolaires tradi-
tionnelles avaient été écrites par des femmes ? Prenons
garde de chercher le sexisme où il est – sous peine de
discréditer la cause féministe – ; la langue et le discours
sur la langue ne sont pas la même chose, la langue et la
société non plus.
Reste que, malgré les quelques réserves qu’on peut
formuler sur la perception d’une injustice, il y a bien
perception d’un problème. Et donc, des propositions
pour le régler, ainsi que, d’abord, des tentatives pour
laisser la langue en l’état.
Maintenir le statu quo ?
Le problème est que nombre de ceux qui ont milité
pour laisser les choses en l’état ont eu des arguments clai-
rement sexistes, évoquant de façon tout à fait explicite et
sans complexe la supériorité « naturelle » du masculin2.
Encore une fois, c’est le discours sur la langue qui est –
parfois – sexiste.
140
Animé non pas alors par l’idéo- Le problème est
logie mais plutôt par une volonté de que nombre de
clarification, le Parlement britannique ceux qui ont milité
a voté une loi en 1850 (Parliament’s pour laisser les
Abbreviation Act), dont l’un des buts choses en l’état ont
était de préciser que dans les textes de eu des arguments
loi, man et he référaient aussi bien aux clairement sexistes,
femmes qu’aux hommes. Ironie de évoquant de façon
l’histoire, l’année suivante, un député tout à fait explicite
a demandé l’abrogation de cette loi, et sans complexe
au motif qu’elle risquait de donner par la supériorité
inadvertance aux femmes des droits « naturelle »
qu’elles ne devraient pas avoir, notam- du masculin.
ment le droit de vote. Cette requête
n’a toutefois pas abouti, la loi ayant été défendue par le
procureur général, qui fit remarquer d’une part que cela
lui paraissait peu probable, d’autre part qu’il ne serait pas
particulièrement choqué que les femmes aient le droit de
vote… et la demande de modification fut oubliée. Cette
loi a été confirmée en 1978 par le Interpretation Act.
Interpretation Act
141
À l’heure actuelle, les textes de loi emploient encore
le pronom he pour des humains de sexe non spécifié,
comme on a pu le voir dans le Children Act de 1989.
D’autres ne souhaitent pas laisser les choses en l’état.
Il y a alors deux possibilités théoriques : affirmer le fémi-
nin, le rendre plus visible ; ou neutraliser, éviter de rendre
visible dans la langue la distinction de genre. Les deux
stratégies ont été tentées, avec plus ou moins de succès.
142
à la fin du xixe siècle une généralisation des mots en ‑ess
et a proposé par exemple arbitress, huntress, janitress,
monitress, portress, preceptress, scholaress, songstress,
tailoress, traitress, teacheress, professoress, scholaress,
etc. À partir de 1919 et pendant environ trente ans,
les étudiantes de licence (undergraduates) ont pu être
appelées undergraduettes. Le terme professorette a été
utilisé à Berkeley dans les années 1950 pour désigner
une assistante de recherche. Dans certaines universités
américaines, à la fin du xixe siècle, on a modifié les noms
de diplôme traditionnels : Maid of Arts ou Mistress of
Arts au lieu de Bachelor’s degree ou Master’s degree pour
les diplômes équivalant à la licence ou au master, l’argu-
ment étant que bachelor et master étaient des termes
masculins, et que le diplôme paraissait donc réservé aux
hommes.
Les années 1970 ont été un deuxième moment de créa-
tion de mots féminins : sont alors apparus congresswo-
man, chairwoman, maestra (plutôt que maestro quand
le chef d’orchestre est une femme). La logique était la
même : les femmes devaient apparaître dans la langue.
Herstory et autres jeux de mots
Toujours en ce qui concerne le lexique, certains mots
ont été adaptés dans un but éducatif et/ou ludique, afin
de signifier la nécessaire intégration d’un point de vue
féminin. Herstory a ainsi été créé dans les années 1970 et
est encore employé dans le domaine des études de genre,
her remplaçant le his de history, non pas parce que ce
his a quoi que ce soit à voir avec le déterminant posses-
sif, mais pour attirer l’attention, par un jeu de mots,
sur le fait que l’histoire traditionnellement enseignée a
été écrite par les hommes, et parle principalement des
hommes, occultant la place et le rôle des femmes. Ces
143
jeux de mots sont encore pratiqués, de façon ludique,
mais aussi avec l’intention de faire apparaître le féminin.
Dans le dernier roman d’Arundhati Roy, The Ministry
of Utmost Happiness (2017), on lit dans les remercie-
ments : « Heather Godwin and Philippa Sitters, who
woman the base camp » (man the camp, où man est
verbe, signifie « assigner des hommes à une garnison »).
Enfin, dans l’article de presse suivant, paru à l’occa-
sion du décès de Stan Lee, créateur de super-héros de
bandes dessinées à grand succès (comme Spiderman), est
employé le nom sheroe, pour « héroïne », comme si le he
de hero était le pronom personnel masculin – et pour
qu’on ne retienne pas que Spiderman.
Sheroe
144
La question des pronoms :
faire apparaître les deux ?
Souvenons-nous que le problème ne vient pas seule-
ment du lexique, mais aussi des pronoms. Plusieurs
solutions ont été tentées. Rappelons que nous évoquons
pour l’instant celles qui visent à faire ressortir le fémi-
nin, comme, encore une fois, dans l’écriture inclusive. La
solution anglophone se rapprochant le plus de l’écriture
inclusive consiste à écrire he/she (his/her) à la place de
he. Cette solution, comme l’écriture inclusive, n’est pas
oralisable, sauf à dire « he or she ».
Une autre option, plus radicale, a été de prendre le
contre-pied de l’usage et d’essayer d’instaurer she comme
pronom par défaut ou, au moins, de faire alterner he et
she – tous les deux entendus comme pronoms géné-
riques. Par exemple, Benjamin Spock, pédiatre acquis à
la cause féministe, fait alterner he et she en référence aux
enfants dans son ouvrage Baby and Child Care3.
Une autre source de multiplication des pronoms :
les préoccupations LGBT
Plus récemment, certains mouvements LGBT ont
exprimé des préoccupations compa-
rables à celles des féministes (identifica- Les situations
tion de contreparties linguistiques aux individuelles
phénomènes de discrimination, rejet, sont à l’évidence
invisibilité). Les personnes se recon- multiples, et à
naissant comme « non binaires », ou cette multiplicité
devrait répondre,
de genre « fluide », ne s’accommodent
estiment certains,
parfois ni de he ni de she. Les situa-
une multiplicité
tions individuelles sont à l’évidence de pronoms.
3. Spock (Benjamin), Baby and Child Care, Pocket Books, New-York, 4e édition,
1976.
145
multiples, et à cette multiplicité devrait répondre, esti-
ment certains, une multiplicité de pronoms. La question
se pose de façon aiguë dans certaines universités améri-
caines et canadiennes, qui demandent à leurs étudiants
de choisir « leur » pronom.
Ainsi, à Wesleyan University, Connecticut, on pose la
question du choix de pronom lors de l’inscription admi-
nistrative des étudiants. La liste inclut he et she, mais
aussi d’autres, comme they et ze, ainsi qu’une option
« autre », qui permet donc d’inventer un pronom ne
figurant pas dans la liste. Sur le site de cette université,
la page Queer présente un tableau de pronoms possibles.
La possibilité d’utiliser d’autres pronoms que he et
she est certes peu exploitée, mais les enseignants sont
tenus de respecter les choix des étudiants – rappelons
que nombre d’universités américaines coûtent très cher
(c’est le cas de celle-ci), et en conséquence les rapports
entre étudiants et enseignants ne sont pas, tout à fait
les mêmes qu’en France. Il est arrivé qu’un étudiant de
cette université demande qu’on l’appelle certains jours
he, et d’autres jours she, prévenant alors les enseignants
en conséquence4. Cette université n’est pas un cas isolé.
De façon similaire, sur sa page LGBT Resources, le site
de l’université du Wisconsin propose également un
tableau de pronoms – pas tout à fait les mêmes que dans
l’exemple précédent – et explique pourquoi il est souhai-
table de demander à ses interlocuteurs quel pronom ils
souhaitent qu’on utilise.
146
Pronoms University of Wisconsin
5. Bill C-16.
6. Je remercie Cameron Morin d’avoir attiré mon attention sur l’actualité du
genre au Canada anglophone, et de m’avoir communiqué des documents rela-
tifs à ces questions.
147
Il existe une autre des personnes, en tout cas sur le critère
façon d’inclure, du genre. C’est en cela que consiste-
qui est de tendre, rait l’inclusion : tout le monde serait
au contraire, vers représenté. Mais il existe une autre
la neutralisation. façon d’inclure, qui est de tendre, au
contraire, vers la neutralisation, c’est-
à-dire l’indifférenciation, notamment entre le masculin
et le féminin – ou tout autre genre intermédiaire ou
fluctuant.
148
steward et stewardess sont devenus officiellement flight
attendant. Dans les offres d’emplois actuelles, ce sont
bien les termes neutres cabin crew ou flight attendant
que l’on trouve.
149
Les noms de métiers spécifiquement féminins sont
évités : policewoman est écarté au profit de police officer.
Foreman (« contremaître ») est remplacé par supervisor.
Au-delà du lexique, une stratégie est l’emploi de you
plutôt que de la troisième personne, notamment dans le
contexte d’offres d’emploi.
Offre d’emploi
150
Les créations
La langue est parfois perçue comme tellement défec-
tueuse qu’on tente d’y remédier en fabriquant des formes,
qu’il s’agisse de noms d’humains ou de pronoms. Un
nom qui, on l’a vu, pose problème, est man, et plusieurs
propositions ont visé à le remplacer, du moins dans son
emploi « humanité » et « sexe indifférencié ». Ont ainsi
été proposés emman (1974) et gen (1976). Un autre
exemple de mot fabriqué est celui qui permet de neutra-
liser la différence entre waiter et waitress : waitron.
Une stratégie plus originale, source de multiples expé-
rimentations depuis le xviiie siècle, consiste à créer un
pronom de troisième personne qui ne serait ni he, ni she,
mais qui conviendrait aux deux genres, et qui signifierait
juste « personne ». Ces expériences ont pu provenir de
mouvements féministes, mais cela n’a pas toujours été
le cas – et dans certaines circonstances, les deux raisons
(sentiment de « manque » d’un pronom épicène et reven-
dications féministes) sont certainement mêlées. Ces créa-
tions de pronom ont été nombreuses et non concertées,
ce qui fait que le même terme a pu être proposé plusieurs
fois. Elles proviennent principalement
de grammairiens, de journalistes, de Une stratégie plus
personnes travaillant dans les métiers originale est celle
qui consiste à créer
de l’enseignement, d’écrivains, et sont
un pronom de
parfois humoristiques – comme le
troisième personne
heesh proposé par Ambrose Bierce, qui ne serait ni he, ni
créateur de Winnie l’ourson, en 1911. she et qui signifierait
Il y a probablement au moins quatre- juste « personne ».
vingts expériences en ce sens, qui
peuvent prendre la forme d’amalgames
(mélange de plusieurs mots, comme thon, amalgame de
that et one, he’er, shem), d’emprunts à d’autres langues
(notamment au français avec par exemple on, le et en),
151
de troncations (e comme réduction de he ou she, per de
person) ou de créations de toutes pièces (na, ip).
152
La victoire de l’épicène
Les noms épicènes ont gagné du terrain : flight atten-
dant plutôt que air hostess – du moins, là encore, dans
la langue « officielle ». Il est plus difficile d’estimer ce que
disent vraiment les passagers d’une compagnie aérienne.
De façon générale, on observe une tendance à éliminer les
noms féminins (les composés tels que lady doctor, ou les
suffixés en -ess). On notera d’ailleurs que tous ces noms
féminins n’étaient pas le résultat de créations féministes.
Certains sont apparus lorsque les femmes sont entrées
dans le monde du travail (rémunéré), par exemple lors de
la Deuxième Guerre mondiale, et ont petit à petit accédé
aux fonctions qualifiées, à une époque où cela n’était
pas la norme ; les noms féminins ont alors pu marquer
le décalage par rapport à la norme. À l’heure actuelle,
la majorité des noms de métier sont non sexués, mais
il reste des exceptions : actor-actress, waiter-waitress
(waitron n’est pas entré dans l’usage). De façon générale,
on remarque que ce sont les métiers de service qui sont
encore marqués par le genre (waiter, waitress, paper boy,
paper girl). Peut-être est-ce parce qu’ils impliquent l’idée
d’une relation interpersonnelle, et que, lorsqu’on est en
contact direct avec quelqu’un, il est difficile d’ignorer le
genre du référent, qui est finalement une des premières
données des interactions sociales.
Grand succès de they
Certains prescriptivistes condamnent encore l’emploi
de they comme pronom épicène, pour deux motifs :
c’est un pluriel, qui ne peut donc reprendre un singu-
lier, et cet emploi singulier vaut exclusivement pour les
humains – on ne peut pas dire : I have a book in my
bag, they are very interesting. On peut réfuter les deux
arguments. Si they est interprété comme un singulier…
153
il peut reprendre un singulier. Et il n’est pas rare que la
grammaire traite de façon différente les humains et les
non-humains – ainsi, en dehors des contextes de présen-
tation, on ne peut pas employer les pronoms démonstra-
tifs this ou that pour une personne.
Malgré les réserves des prescriptivistes, donc, they est
très utilisé pour éviter de choisir entre he et she, à tel
point que ce pronom a été élu, certes sur un mode un
peu parodique, « mot de l’année » en 2015 par la plus
que centenaire American Dialect Society – événement
relayé par la presse. L’argument donné était explicitement
que they avait prouvé son utilité en tant que pronom
singulier de genre animé humain ne marquant pas la
différence masculin-féminin. Le discours d’« élection »
de they comme mot de l’année a souligné le fait que ce
pronom permettait de respecter les choix des personnes
ne se reconnaissant pas dans l’opposition binaire tradi-
tionnelle masculin-féminin. They est donc apte à satis-
faire les revendications des féministes et LGBT.
Le succès de they s’explique peut-être par le fait que
l’emploi de ce pronom comme un singulier est en réalité
ancien et sans lien, au départ, avec les préoccupations
féministes ou LGBT. On le trouve
Le succès de entre autres chez Chaucer (1395),
they semble Shakespeare (1597), dans la Bible
symptomatique du (Authorized Version, 1611), sous la
succès de la stratégie plume de Thackeray (1846) ou encore
de neutralisation de Lewis Carroll (1920).
– par opposition
à celle qui vise Le succès de they semble sympto-
à faire ressortir matique du succès de la stratégie de
les différences. neutralisation – par opposition à celle
qui vise à faire ressortir les différences
– aussi bien en ce qui concerne les revendications fémi-
nistes que LGBT, même si pour ces dernières, on est
154
encore en plein débat et que la tendance est donc moins
claire.
On peut finalement proposer deux explications à
la vogue, en anglais, de la neutralisation. D’une part,
cela correspond à une logique de la langue. L’histoire
de l’anglais, depuis le vieil-anglais, est marquée par la
simplification de sa morphologie : disparition ou dimi-
nution des marques de cas (différence entre les fonc-
tions, par exemple, sujet et objet), de nombre (singulier
et pluriel)… et de genre (masculin, féminin et neutre).
Sur le long terme, la tendance est celle de l’indistinction
masculin-féminin. D’autre part, les féministes franco-
phones et anglophones ont globalement eu des approches
différentes. Les féministes francophones ont privilégié la
première stratégie décrite ici, la multiplication (lutter
contre l’invisibilité des femmes). Les féministes anglo-
phones, au contraire, ont privilégié la seconde, ce qui
a parfois provoqué des tensions entre les deux mouve-
ments, les Françaises accusant les Britanniques de forcer
les femmes à se comporter comme des hommes pour être
traitées sur un pied d’égalité. Encore à l’heure actuelle,
il semble que les féministes francophones souhaitent
rendre le féminin plus visible, et visent donc la multi-
plication plutôt que la neutralisation ; en témoigne
l’expérience de l’écriture inclusive7.
155
2
La question du genre
en Allemagne
Peter Eisenberg
L
e mouvement autour du genre – également
connu sous le nom de Genderismus1 – est
une étape récente du féminisme en Allemagne
comme ailleurs, car il s’est développé après 1968 avec
des efforts pour réaliser l’égalité des femmes dans la so-
ciété – en particulier sous l’influence américaine. Après
des débuts modérément productifs et plutôt dispersés
dans les années 1970, le mouvement a attiré l’attention
du public dans les années 1980, et a en particulier de-
mandé de rendre les femmes visibles dans la langue. Le
cri de guerre « L’allemand est une langue masculine » est
devenu presque emblématique.
La plupart des aspects sous lesquels la question du genre
est abordée et mise en pratique aujourd’hui étaient déjà
presque entièrement présents à cette époque. L’angli-
cisme gender lui-même n’existait pas encore, du moins il
ne jouait pas encore un rôle dans le discours allemand.
Le terme générique masculin, qui est aujourd’hui l’un
des termes clés du débat, n’était pas non plus familier.
À ce moment-là, on s’est appuyé sur des concepts lin-
guistiques établis comme celui d’élément marqué selon
157
Roman Jakobson, ou celui de genre comme genre gram-
matical dans la typologie des langues. Passons briève-
ment en revue les aspects les plus importants de la situa-
tion actuelle pour comprendre le débat.
158
le nom qu’ils sont destinés à remplacer. La proposition
utilise la langue telle qu’elle est, dans la mesure où elle
n’exige pas de formes qui n’appartiennent pas à la langue
allemande.
Des interventions intentionnelles dans la langue,
cependant, ont été exigées dès le début. L’une des
propositions les plus connues est celle de Luise Pusch3
visant l’identification du genre des personnes dési-
gnées par les substantifs via le genre grammatical des
articles, comme der Lehrer (pour les hommes), die
Lehrer (pour les femmes) et das Lehrer (pour le genus
proximum, c’est-à-dire femmes et hommes réunis).
Cela pour le singulier. Au pluriel, on devrait utiliser
Lehrers, une forme qui n’existe pas en allemand. Ici,
le Rubicon a été franchi. La langue elle-même était
considérée comme manipulable pour la bonne cause.
Il en va de même pour ce que l’on appelle le « I
interne » pour LehrerInnen (abréviation de Lehrer und
Lehrerinnen comme « enseignantEs »). Le signe était
nouveau et n’appartenait pas à l’allemand, mais il a été
interprété comme une traduction sémiotique de « slash
plus “i” » comme dans Lehrer/innen, forme qui est elle-
même une abréviation de Lehrer und Lehrerinnen. On
s’est efforcé de minimiser son caractère non linguistique
et, en particulier, de décrire sa fonction comme consis-
tant à désigner tous les membres d’une profession par
un caractère linguistiquement approprié. Le dictionnaire
Duden4 n’a pas réagi de façon favorable à l’époque et, à
ce jour, les règlements et les livres standards indiquent
159
que ce signe ne fait pas partie du règlement officiel de
l’orthographe.
Un débat politique
Les initiatives politiques sur la « justice de genre »
dans les textes juridiques montrent à quel point il peut
être difficile de tracer la ligne entre un changement dans
l’usage de la langue et un changement de la langue. Dans
les années 1980, ces initiatives étaient prises par les Verts,
parfois par d’autres partis, comme le SPD. Certains parle-
ments de Länder et le Bundestag allemand ont traité de
l’égalité dans l’usage des genres en ce qui concerne les
noms de personnes, à la condition générale que la forme
masculine ne puisse être considérée comme un terme
générique. Cette affirmation n’a pas été défendue, mais
lorsque des difficultés sont apparues quant à la neutralité
linguistique entre les sexes, il a été demandé que la forme
féminine soit utilisée comme terme générique. C’est la
naissance du féminin générique, qui n’existe pas en alle-
mand comme élément structural et dont la postulation
indiquait clairement que l’on ne voulait pas se limiter
à des changements dans l’usage du langage. Bien que
des formes telles que Lehrerinnen (« les enseignantes »)
existent en allemand, elles n’ont pas cette nouvelle
signification.
De cette époque datent les offres d’emploi rédigées
de telle sorte qu’il soit fait explicitement ou implicite-
ment référence aux femmes aussi bien qu’aux hommes,
ce qui aboutit à la formulation « Wie suchen eine
Empfangsdame (m/w) » (« nous recherchons une dame
d’accueil (h/f ) »).
La relation entre les sexes a subi des changements
durables à la suite de l’évolution du féminisme vers le
160
thème de l’affirmation ou de la réalisation de soi. De
cette évolution sont issus la lutte pour les droits des
homosexuels et le combat contre l’interdiction de
l’avortement. Dans la même mouvance, on peut citer
la négation par une variante radicale du féminisme du
fondement biologique des rôles de genre – on parle
simplement de « genre social » – avec
le slogan « Nous ne sommes pas nées
La relation entre
filles, nous sommes faites filles »5.
les sexes a subi
Aujourd’hui, cette variante – dont la des changements
figure de proue est Judith Butler – durables à la suite
combat le féminisme classique qui, de l’évolution
en Allemagne, a longtemps été centré du féminisme
autour d’Alice Schwarzer et de son vers le thème de
magazine Emma. On observe un l’affirmation ou de
processus d’idéologisation des intérêts la réalisation de soi.
personnels et collectifs.
Un autre point est beaucoup trop peu abordé : la
relation entre l’antidiscrimination et la visibilité. La loi
générale sur l’égalité de traitement du 14 août 2006
stipule : « L’objectif de la loi est de prévenir ou d’éli-
miner la discrimination fondée sur la race ou l’origine
ethnique, le sexe, la religion ou les convictions, le handi-
cap, l’âge ou l’orientation sexuelle »6. Deux positions
s’opposent dès le départ et au cours de la période qui
précède cette réglementation juridique. L’une dit : ce
que sont les caractéristiques d’une personne au sens des
paramètres mentionnés dans la loi reste hors de notre
propos ; c’est précisément ce que l’on entend par l’anti-
discrimination en tant qu’exigence d’égalité de traite-
ment. L’autre dit : les qualités d’une personne au sens de
161
la loi doivent être explicitées. Il faut s’assurer expressé-
ment qu’elles sont rendues conscientes d’une part, mais
qu’elles n’entraînent pas de discrimination d’autre part.
Il est alors question de visibilité.
Gerhard Stickel7 cite la déclaration faite par Luise
Pusch en 1984 dans son enquête instructive sur les
premières manifestations du féminisme linguistique : « La
politique linguistique fait quelque chose de semblable
aux actions féministes spectaculaires : elle nous procure
une grande attention en assurant une présence féminine
incontournable et audible ». Cela semble plus inoffensif
que cela ne l’est, car cela explique pourquoi nous sommes
parfois stupéfaits aujourd’hui par la pauvreté des argu-
ments avancés par ceux qui s’appuient sur le genderisme.
La visibilité est obtenue en attirant l’attention et, dans de
nombreux cas, la fin justifie les moyens.
Presque tout ce qui est actuellement discuté dans le
contexte du débat sur le genre n’est pas nouveau. Presque
toutes les revendications en faveur de l’établissement
d’un langage équitable entre les sexes existent depuis
longtemps. Pourtant, la situation politique et linguis-
tique en Allemagne a changé. Les mots-clés décisifs
sont ici la généralisation du terme « genre » et la mise
en réseau du genderisme. La manipulation du langage
lui-même en est une conséquence. Commençons par le
genre, ou sexe.
162
Présence des questions de genre
Il a été montré ci-dessus comment les débats sur la
réalisation de soi, en particulier des femmes, ont touché
les relations de genre en ce sens qu’il s’agit de moins en
moins de l’égalité des femmes dans les relations de genre
traditionnelles et de plus en plus des nouveaux aspects
du féminin. Ce débat obstiné a conduit à des différencia-
tions des sexes de plus en plus complexes. Cela a conduit
à de longues listes de plus de cinquante orientations
sexuelles qui sont parfois présentées de manière trom-
peuse comme étant le genre8. La différence entre le sexe
et l’orientation sexuelle est importante, mais n’a aucun
poids ici.
Un problème majeur et finalement insurmontable
se pose dans le traitement conceptuel de la diversité
de genre de ce type. On procède à des essais, avec, par
exemple, des abréviations comme LGBT en France ou,
en Allemagne, LSBTTIQ (lesbienne, gay, bisexuel, trans-
genre, transsexuel, intersexuel, queer), dont la longueur
et la composition, cependant, rendent le problème
encore plus apparent.
La base la plus importante pour la visibilité et l’effi-
cacité du genderisme en Allemagne est probablement sa
mise en place dans les universités et les collèges par le biais
de chaires d’études sur les femmes et le genre. Parmi les
premières, on compte celles de la Humboldt-Universität
de Berlin et de la Carl-von-Ossietzky-Universität
d’Oldenburg, créées en 1998-1999. Selon un communi-
qué de presse publié par l’Association des universités alle-
mandes (Deutscher Hochschulverband), l’organisation
professionnelle des professeurs, au 31 octobre 2014, il y
avait deux cent vingt-trois chaires de professeur de genre
8. http///: de.wikimannia.org/60_genderidentities
163
dans les universités et collèges germanophones, dont
dix (4 %) étaient occupées par des hommes. Les chaires
de recherche sur l’égalité des sexes ont une influence
considérable sur la propagation du genderisme. Cette
propagation est encouragée par de
La base la plus nombreuses mesures et institutions
importante pour étatiques au sein des autorités.
la visibilité et Le fait que la diversité des genres et
l’efficacité du l’émancipation des femmes ne sont pas
genderisme en toujours faciles à concilier s’avère signi-
Allemagne est
ficatif lorsqu’on aborde les demandes
probablement sa
mise en place dans de langue genrée. La diversité des
les universités et genres est devenue un mot d’ordre
les collèges par le sans que l’on sache comment l’aborder
biais de chaires de manière pratique et, en particulier
d’études sur les linguistiquement, plausible et appro-
femmes et le genre. priée. On peut essayer de rendre deux
ou même trois sexes visibles, mais ni
douze ni cinquante-trois sexes. En conséquence, il ne
peut être nié, même avec la meilleure volonté du monde,
que l’on commence à considérer non pas les sexes eux-
mêmes, mais leur totalité ou, selon le point de vue de
chacun, certains groupes de sexes, et à exiger que ceux-
ci soient acceptés en tant que groupe et en termes de
contenu par la compréhension du groupe correspondant.
L’effort en faveur de la justice entre les sexes est remplacé
par un geste de reconnaissance, par exemple dans le
cadre de la formule générale : « Je suis prêt à reconnaître
que la classification de base des êtres humains n’est pas
basée sur l’homme et la femme, mais sur le cisgenre et le
transgenre ». Cette classification de base n’a rien ou peu
à voir avec les hommes et les femmes, non plus que la
manière dont elle se déploie et se différencie. Ainsi, dès
le départ, l’idéologème, ou maxime sous-jacente, sur le
164
vrai caractère du genre, qui ne peut être biologique, est
au premier plan.
La demande linguistique
Passons maintenant en revue les efforts déployés en
faveur d’un langage « inclusif » tel qu’il s’est développé
dans les conditions politiques et idéologiques mention-
nées. Les approches linguistiques visant à rendre les
femmes visibles ont été remplacées par l’usage de
signes non linguistiques tels que l’astérisque de genre
(Lehrer*innen) et le tiret de genre (Lehrer_innen), dont
certains ont d’abord été interprétés de manière sémio-
tique et iconique. L’astérisque « ouverte de tous côtés »
représentait tous les sexes, et le tiret sous la ligne était vu
comme symbole de l’abîme vide représentant l’absence
de genre. Une telle différence n’est plus guère revendi-
quée. Il suffit d’utiliser l’une des deux formes, et dès le
premier coup d’œil, la relation peu claire avec la binarité
sexuelle attire à nouveau l’attention.
L’expression Lehrer*innen n’inclut explicitement
que la composante masculine en -er et la composante
féminine en -in. Le symbole « * » n’a aucune signifi-
cation en relation avec le genre ou le sexe, simplement
parce qu’il ne s’agit pas d’un signe linguistique et qu’il ne
peut pas non plus être considéré comme représentatif de
signes linguistiques tels que les logogrammes « § », « $ »,
« % », « & », etc. Ce qu’il doit signifier ne correspond à
aucun accord linguistique valable, quel qu’il soit. Il s’agit
simplement d’un règlement privé à imposer à la langue
standard. Dans une déclaration des Verts sur l’utilisation
de l’astérisque de genre lors de la conférence de leur parti
en 2015, l’utilisation du signe a été formulée comme
suit : « L’astérisque de genre implique des personnes
165
qui ne peuvent ou ne veulent pas se classer dans un
système binaire des sexes et permet une (auto)définition.
Les transsexuels, les transgenres et les personnes inter-
sexuelles ne sont plus rendus invisibles et ne font plus
l’objet de discrimination »9.
Le fait que nous parlions d’autodéfinition et de visi-
bilité comme critères de non-discrimination montre une
fois de plus que nous parlons d’idéologisation consis-
tante d’un concept de genre. On a du mal à comprendre
comment quelqu’un peut se sentir rendu visible par une
forme dans laquelle seuls les genres traditionnels mascu-
lins et féminins sont explicites, alors que tous les autres
sont cachés derrière le « * ». Ainsi, l’as-
L’astérisque de térisque de genre n’est pas porteur d’un
genre n’est pas sens linguistique, mais son utilisation
porteur d’un sens accomplit un geste de reconnaissance
linguistique, mais pour ce qui est attribué au signe : la
son utilisation
reconnaissance d’une idéologie de
accomplit un geste
de reconnaissance genre. On se soumet en acceptant
pour ce qui est que ce soit le but de la procédure. Les
attribué au signe : la revendications des Verts rappellent,
reconnaissance d’une dans l’histoire de Guillaume Tell, le
idéologie de genre. chapeau de Gessler posé sur un mat,
que tous devaient saluer au passage,
ou l’architecture des anciennes fermes du nord de
l’Allemagne : leurs portes d’entrée étaient si basses que
les gens devaient faire une courbette devant le proprié-
taire chaque fois qu’ils quittaient la maison.
L’astérisque de genre est une chose laide qui déchire
les mots et défigure les textes, mais son utilisation a aussi
des conséquences linguistiques peu attrayantes. On peut
en citer quelques-unes.
9. https://www.gruene.de/fileadmin/user_upload/Dokumente/BDK_2015
_Halle/BDK15_Geschlechtergergerechte_Sprache. pdf
166
L’oralisation
Il n’est pas évident de savoir comment la forme
Lehrer*innen doit ou peut être prononcée. De nombreux
partisans pensent qu’il faut la réserver à l’écrit et ne pas
l’installer à toute force dans la parole. Mais bien sûr, c’est
ce que d’autres veulent, parce que seul ce qui est parlé vous
permet d’entrer dans la vie linguistique de tous les jours.
Une proposition est très répandue, qui consiste à réaliser
à l’oral l’astérisque par un coup de glotte, ou occlusive
glottale [ ] ; ce qui conduit au fait que la syllabe, après ce
coup de glotte, porte l’accent principal du mot au lieu de
la première syllabe [le :]. Or, en allemand, le son occlusif
glottal se situe au début des mots qui commencent par
une voyelle ou au début possible d’un mot, de sorte que
les enchaînements sur des voyelles sont évités. Ce fait est
considéré comme l’une des caractéristiques de pronon-
ciation les plus frappantes de la langue allemande. Tout
cela ne concerne pas les partisans de la forme opposée. Ils
profitent des régularités prosodiques des mots de base et
produisent des formes qui ressemblent à une insuffisance
de prononciation et qui non seulement semblent forcées,
mais souvent involontairement drôles.
L’astérisque de genre
L’astérisque de genre est surtout utilisé au pluriel, du
moins lorsqu’il apparaît dans des mots non composés
tels que Lehrer*innen. Seuls des groupes très radicaux
l’exigent, même dans les éléments qui ne sont pas
en dernière position d’un mot composé, comme
Lehrer*innenzimmer (« salles des professeurs »)
ou Deutschlehrer*innenausbilder*innen (« forma-
teurs des professeurs de l’allemand »). Nous
nous en tenons au cas simple et demandons à
quoi ressemble la forme au singulier de ces mots.
167
La forme au singulier résulte généralement de la suppres-
sion du marqueur pluriel, alors que le pluriel allemand
a généralement des structures agglutinantes. Cela donne
Lehrer*in. Mais que signifie cette forme et quel genre
a-t-elle ? Si elle est une femme de genre féminin, nous
avons die Lehrer*in. Qui ou qu’est-ce qu’on entend par
là ? S’agit-il uniquement de femmes ? Quelle est alors la
forme masculine ? Est-ce der Lehrer*in, ou l’étoile reste-
t-elle à l’écart. Mais auquel cas, nous obtenons la forme
commune der Lehrer. Le genderisme laisse cette simple
question sans réponse et utilise la forme Lehrer*innen
comme s’il s’agissait d’un pluriel tantum, autrement
dit d’un mot qui n’existerait qu’au pluriel. Cependant,
l’idéologisation conséquente produit des formes singu-
lières comme dans le règlement intérieur de l’assem-
blée de district Friedrichshain-Kreuzberg de Berlin10.
On y trouve des formes telles que Alterspräsident*in
(« président ou présidente par ancienneté »),
Schriftführer*in (« secrétaire »), Vorsteher*in (« direc-
teur ou directrice »), dont personne ne sait ce qu’elles
signifient, ni à quelles personnes elles se réfèrent. Est-ce
qu’il s’agit de féminins génériques ? En tout état de cause,
la volonté de genre dépasse ici tout respect de la langue.
L’allemand a toutes les possibilités pour désigner des
personnes sans discrimination en raison de leur orienta-
tion sexuelle. Un procédé particulièrement répandu et
approprié est l’utilisation du suffixe hautement produc-
tif -er comme dans Lehrer, qui est décrit comme une
nominalisation agentive sur une base verbale pour les
personnes qui effectuent l’activité désignée par le verbe :
lehren, Lehrer (« enseigner », « enseignant ») ou dich-
ten, Dichter (même chose avec « poète », mais il manque
le verbe en français), etc. Ceux qui utilisent ces termes
10. Règlement intérieur consulté le 30. 7. 2018
168
de façon non dirigée vers le sexe parviennent à la non-
discrimination en évitant la référence au sexe. Comme
nous l’avons vu précédemment, cela n’est pas suffisant
pour de nombreux groupes. Ils veulent être nommés
explicitement, et l’astérisque de genre devrait remplir cet
objectif. L’utilisation de formes telles que Lehrer (« l’en-
seignant ») en tant que masculin générique est combattue
de manière vigoureuse. On n’exagère pas en affirmant
que la lutte contre le masculin générique est devenue
une préoccupation centrale du genderisme linguistique.
L’argument le plus important de la fraction du genre
est l’affirmation selon laquelle les substantifs ne sont
en aucun cas sexuellement neutres, mais se réfèrent aux
hommes. Essentiellement, on doute que le terme stéréo-
type masculin recouvre réellement la neutralité sexuelle.
Lorsqu’on demande de nommer quatre acteurs, chan-
teurs, professeurs, etc., cela conduit presque toujours
à la nomination de quatre hommes. Cela prouve que
les femmes deviennent invisibles à cause du masculin
générique et que ces formes doivent par conséquent être
évitées. Cela va tellement loin que ces formes se voient
refuser leur ancrage dans la grammaire. Il s’agirait d’une
convention dans l’usage de la langue qui pourrait être
facilement changée11, cela afin d’éviter l’impression d’er-
reurs grammaticales. Mais c’est précisément une erreur
de grammaire que l’on fait dans ce cas.
Dans un article du respecté Süddeutsche Zeitung12,
Henning Lobin (directeur de l’IDS Mannheim) et
Damaris Nübling (professeur à l’université de Mayence)
rapportent une expérience sur le mot Spion (« espion ») :
les personnes testées ont reçu la phrase « Die Spione
11. Diewald (Gabriele) et Steinhauer (Anja), Richtig gendern. Wie Sie angemes-
sen und verständlich schreiben, Berlin, Dudenverlag, 2017, p. 27.
12. 7 juin 2018, p. 11.
169
kommen aus dem Besprechungsraum » (« Les espions
viennent de la salle de réunion ») suivie des phrases
« Offensichtlich war eine der Frauen verärgert »
(« Manifestement une des femmes était en colère ») et
« Offensichtlich war einer der Männer verärgert »
(« Manifestement un des hommes était en colère »).
L’évaluation de la première suite a pris plus de temps
que celle de la seconde, visiblement parce que les femmes
sont moins souvent considérées comme des espionnes
que les hommes.
Lobin et Nübling en concluent qu’un mot comme
Spion n’est pas neutre du point de vue du genre, mais qu’il
est lié aux hommes dans l’esprit du locuteur. L’idée du
masculin générique serait donc obsolète. Il est vrai que la
notion d’espion dans l’esprit de la plupart des locuteurs
est liée aux hommes, et les stéréotypes masculins sont
également mentionnés ici. Cependant, le résultat ne dit
rien sur le masculin générique. Souvenons-nous simple-
ment de la fameuse demande de nommer un meuble, un
instrument de musique et une couleur sans trop réflé-
chir. Statistiquement, les mots « table », « violon » et
« rouge » sont les plus mentionnés. Ils sont les premiers
à être présents à l’esprit et sont considérés comme des
prototypes. Selon la logique de Lobin et Nübling, la
signification d’un terme générique comme « meuble »
devrait être modifiée, ce qui n’est évidemment pas le cas.
Il en va de même pour Spion (« espion ») et autres
stéréotypes dits masculins. L’utilisation spéciale en tant
que stéréotype ne change pas le sens fondamental de ces
mots. Même dans une phrase aussi simple que Seit den
1960er Jahren hat der BND immer mehr Frauen als
Spione eingestellt (« Depuis les années 1960, le BND a
170
recruté de plus en plus de femmes comme espions »13),
le masculin générique apparaît. La phrase est de l’alle-
mand standard pur, personne n’est dérangé par elle, tout
le monde la comprend. Si on se met d’entrée de jeu sur
la piste du sexe, comme cela s’est produit dans l’expé-
rience, elle devient incompréhensible jusqu’au doute
grammatical.
Les tests d’association ne sont pas
un moyen de tirer parti du mascu- Le masculin
générique n’est pas
lin générique. Le type est courant, il
un usage spécial
est confortable et fonctionnellement
ou rare des noms
très utile pour désigner des personnes de personne
sans discrimination en raison de leur masculins, mais il
orientation sexuelle ou d’autres carac- est très courant et
téristiques. Et, ce qui est tout aussi tout à fait normal.
important, il est en harmonie avec la
structure de mot, qui dans le cas le plus simple a seule-
ment deux blocs de construction de mot, à savoir la base
verbale et le suffixe -er, qui sert à la formation des nomi-
nalisations agentives.
Ce qui est présenté à plusieurs reprises par le biais
de tests d’association comme preuve scientifique de l’in-
validité du masculin générique est en fait basé sur une
simple erreur de méthode expérimentale. Le masculin
générique n’est pas un usage spécial ou rare des noms de
personne masculins, mais il est très courant et tout à fait
normal. Il n’y a pratiquement aucune page de journal
dans laquelle il n’apparaisse pas plusieurs fois. Donnons
un petit exemple de texte14 :
« Auch die Situation der Diesel-Fahrer verbessert sich nur
sehr schleppend. Von den Volkswagen-Kunden einmal
13. Le français dispose du féminin « espionne » (note du traducteur).
14. Frankfurter Allgemeine Zeitung, 17 mars 2018, p. 19.
171
abgesehen, müssen auch die Käufer anderer Marken ihre
Dieselfahrzeuge umrüsten lassen […] Dies betrifft rund
2,8 Millionen Autofahrer. Dazu hatte sich die
Bundesregierung mit den Autoherstellern […] verstän-
digt. » (« Même la situation des conducteurs diesel ne
s’améliore que très lentement. Outre les clients Volkswagen,
les acheteurs d’autres marques doivent également faire
rééquiper leurs véhicules diesel […] Cela concerne envi-
ron 2,8 millions d’automobilistes. Le gouvernement fédéral
avait conclu un accord avec les constructeurs automobiles
[…] »).
Pour conclure
Évoquons le traitement de l’arrêt de la Cour consti-
tutionnelle fédérale (BVerfG) du 10 octobre 2017, car il
a mis beaucoup de choses en mouvement d’une manière
caractéristique à l’Allemagne. Le tribunal a été saisi parce
que, dans la loi sur l’état civil, seules les catégories de
sexe weiblich et männlich sont possibles, et que le plai-
gnant insistait sur le fait qu’il ne pouvait être considéré
comme appartenant à ces catégories. Le plaignant reven-
diquait un troisième genre, pour lequel divers termes
ont été discutés, dont inter, qui est l’abréviation la plus
couramment utilisée pour intersexuel et divers. La Cour
a ordonné au gouvernement fédéral d’élaborer jusqu’à
octobre 2018 un règlement qui satisfasse la demande du
demandeur.
Parmi la cinquantaine de groupes identitaires de
genre qui existent en Allemagne, nombreux sont ceux
qui estiment que leurs revendications en faveur de la
diversité des genres ou de l’abolition du sexe naturel
ont été confirmées, et considèrent le jugement comme
la fin espérée d’un rôle important pour le sexe naturel.
172
L’agence fédérale de lutte contre la discrimination a égale-
ment demandé au législateur de procéder à une réforme
globale par le biais d’une loi moderne sur l’identité de
genre. « Le pivot d’une telle réglementation doit être le
droit à l’autodétermination sexuelle », a déclaré sa direc-
trice, Christine Lüders. D’après elle, la Cour a précisé
que la protection contre la discrimination s’applique
non seulement aux hommes et aux femmes, mais aussi
aux personnes qui n’appartiennent ni au sexe masculin,
ni au sexe féminin.
Cependant, les principes directeurs de la Cour, qui
précèdent l’arrêt, précisent désormais qu’il s’agit des
droits des personnes « qui ne peuvent être affectées en
permanence ni au sexe masculin ni au sexe féminin ».
Cela semble signifier que l’on désigne les personnes qui
n’ont été assignées à aucun sexe, et non, comme la Cour,
les personnes qui ne s’assignent à aucun sexe. La diffé-
rence est importante, puisque la question est de savoir si
le sexe est une question d’explication subjective tempo-
raire ou un fait objectivable. La Cour a adopté cette
dernière position, mais elle n’a tout simplement pas été
prise en compte ou acceptée par de nombreux groupes
identitaires de genre.
Lorsque le gouvernement fédéral a présenté son
projet de loi sur le troisième sexe le 15 août 2018, qui
prévoit une catégorie divers en plus des hommes et des
femmes comme troisième sexe, la déception fut grande.
Un porte-parole des Verts a déclaré qu’il s’agissait d’une
« tragédie » pour le droit à l’autodétermination sexuelle,
n’admettant pas que le tribunal n’était pas compétent
sur cette question mais seulement sur l’obligation d’être
décrit exclusivement comme homme ou femme.
Les conséquences linguistiques de l’arrêt et de son
exécution ne sont pas plus claires. Cependant, il est
173
déjà évident que la prise en compte systématique d’un
troisième sexe dans la langue rencontre à elle seule des
difficultés insurmontables. On ne peut qu’espérer, par
exemple, que la distinction linguistique entre m/f/d dans
les documents d’état civil et peut-être d’autres types de
textes tels que les offres d’emploi restera la même. Mais
cela n’est pas sûr. La frénésie réglementaire des autori-
tés inférieures allemandes est confrontée à un problème
très délicat lié au système linguistique, dont le traitement
arbitraire peut certainement conduire à un accident pour
la langue allemande.
174
expressément interdits16. Certaines universités, en parti-
culier les chaires sur l’égalité des sexes, et les autorités
publiques ne respectent pas l’interdiction.
Il n’existe pas à ce jour d’enquête ou d’analyse
de corpus. Cependant, une première impression est
donnée par le projet actuellement en construction à
l’IDS Mannheim sur les paramètres linguistiques en
Allemagne17. L’utilisation et l’évaluation des variantes
ont été testées sur le mot Student. Dans le corpus de
référence allemand de la langue écrite (DeReKo) pour les
années 2010 à 2016, le masculin générique Studenten
(« les étudiants ») arrive loin devant avec plus de 150 000
occurrences. Vient ensuite, avec un gros écart et 30 000
occurrences, la forme Studierende.
La forme double et le trait de soulignement ne sont
pour le moment pas statistiquement visibles, pas plus
que l’étoile ou le « I interne ». Il est intéressant de noter
qu’une différenciation selon le sexe des sujets testés n’est
pas possible, mais qu’une différenciation selon l’âge l’est.
Les plus jeunes (jusqu’à 30 ans) utilisent significative-
ment plus le masculin générique que les plus âgés.
Les résultats montrent que le masculin générique est
absolument dominant dans l’usage, tandis que l’étoile, le
soulignement et le « I interne » sont loin de s’établir dans
la norme écrite. La lutte du genderisme contre le mascu-
lin générique est une lutte contre un fait grammatical
bien ancré dans l’allemand contemporain. Elle ne peut
pas être gagnée.
175
3
Le genre en langue arabe
Leda Mansour
177
Il est donc plutôt question de classifications sous
les catégories « masculin » et « féminin ». Par exemple,
on parle de « masculin » naturel (ou réel) quand un
mot, comme rajul (« homme »), réfère à un humain
de sexe masculin, ou à un animal mâle comme thawr
(« taureau »). Ce qui est aussi le cas pour le féminin natu-
rel (ou réel) comme pour le mot imra’a (« femme »), qui
renvoie à un référent de sexe féminin. Cette classe de
féminin réel est valable pour les noms renvoyant à des
animaux femelles comme faras, « jument »2.
Outre le féminin naturel, il existe une classe du fémi-
nin métaphorique. Celle-ci inclut des mots désignant un
référent qui n’est pas réellement de sexe féminin, mais
qui est considéré dans la langue et par l’usage comme
relevant du féminin. Ainsi les mots shams (« soleil »),
warda (« fleur ») ou tawila (« table »).
D’autres classifications existent pour le féminin. On
distingue d’abord le féminin par la forme, dans les mots
se terminant par le son -at, prononcé parfois -a. Ainsi,
nous identifions un féminin avec des noms comme
Fatima, Muawiyat, Zakariyya, mais aussi des mots se
terminant par une marque du féminin -t ou -at comme
bint (« une fille »), hayat (« une vie »). De plus, on
distingue le féminin par signification. Il ne se termine
pas par une marque du féminin, mais en lui-même le
mot est reconnu comme tel. Ainsi les mots Zaynab
(nom propre) ou shams (« soleil »), en plus des noms de
pays et de villes et les noms des parties du corps3.
178
Polyvalence du morphème
La marque du féminin la plus fréquente en arabe est
la -at appelée le « -ta lié », puisqu’elle s’écrit à la fin
des mots. Cependant, cette marque est connue pour
sa souplesse, sinon son instabilité : elle peut aussi exis-
ter dans des mots renvoyant au genre masculin « réel ».
C’est le cas dans le mot khalifat (« calife »), qui désigne
souvent des référents de sexe masculin. C’est aussi le cas
pour les mots ‘allamat (« grand savant ») ou rawiyat
(« un conteur ») se terminant par la marque du féminin.
Pour les adjectifs, on peut avoir un mot marqué par le
féminin comme rahinat (« otage »), qui est féminin mais
qui s’utilise même pour des référents de sexe masculin,
notamment dans la presse4.
La seconde marque du féminin, moins fréquente que
le -at, est le -a final. Elle peut également désigner des
référents de sexe masculin comme dans rajul sakra (« un
homme ivre ») et rajul jarh’a (« un homme blessé »).
Ces cas de mots marqués par le -at féminin désignant
tout de même des référents hommes avaient amené des
grammairiens comme Ibn al-Tasaturi (mort en 972) à
semer le doute quant aux critères de classification des
mots dans tel ou tel genre, en soulignant qu’il ne fallait
pas fixer des règles étant donné que la même marque
vaut pour les deux5.
Il convient de préciser que ce -at final dans des mots
renvoyant à des hommes peut avoir une valeur d’inten-
sité, comme dans ‘allamat où la marque du « féminin »
fait qu’au lieu d’entendre « savant », nous entendons
et comprenons « grand savant ». C’est aussi le cas pour
179
huwa nabigh (« il est doué ») qui se dit et s’écrit aussi
nabighat ; c’est une des fonctions de cette marque du
féminin6.
Équivalence morphologique
du masculin et du féminin
À l’inverse, il existe des mots féminins qui ont la
forme du masculin, et qui ne disposent d’aucune marque
spécifique. C’est le cas, par exemple, du mot hamil
(« femme enceinte »). Les grammairiens renvoient cette
absence de marque au fait que l’homme ne peut pas
tomber « enceinte », ce qui fait que ce mot est totale-
ment propre aux femmes. Ainsi, la marque ici n’aurait
pas d’importance.
Or, si être enceinte est propre aux référents femmes,
expliquant ainsi cette indifférence vis-à-vis du marquage,
ce n’est pas le cas pour d’autres usages où masculin et
féminin sont équivalents, au sens où des adjectifs fémi-
nins ne sont plus marqués et gardent la même forme que
le masculin. Les exemples en langue arabe sont multiples,
et les grammaires parlent alors d’équivalence. Ainsi, nous
disons rajul sabur, « un homme patient », mais aussi
imra’a sabur (« une femme patient ») au sens de « une
femme patiente ». Nous pouvons lire rajul qatil, « un
homme tué », et imra’a qatil (« une femme tué ») au sens
de « une femme tuée ». Ceci étant dit, quand cet adjectif
n’est pas accompagné du sujet « femme », il prend alors
une marque. Nous disons par exemple : hathihi qatilat,
« c’est une tuée ». On trouve aussi rajul mi’ta’ (« homme
180
généreux ») et imra’a mi’ta’ (« une femme généreux ») au
sens de « une femme généreuse »7.
Anciennement, le mot zawj, « couple », désignait
l’époux et l’épouse sans qu’il possède une marque du
féminin. Or, l’usage moderne tend à privilégier l’ajout de
la marque -at pour zawjat (« épouse »). Cette tendance
a été encouragée par majma’allugha al arabiyya, l’Aca-
démie de la langue arabe au Caire. C’est ainsi que des
linguistes et grammairiens ont décidé d’ajouter la marque
de -at aux mots à double genre ayant la même forme8.
Les spécialistes modernes voulaient ainsi séparer les
mots au féminin des mots au masculin et modifier une
des règles de l’arabe classique. Cette décision a fait réagir
le linguiste Youssef al-Saydawi :
« Nous ne blâmons pas ceux qui veulent adopter ce chemin
facile (c’est-à-dire les nouvelles décisions de l’Académie),
son propos sera correct. Ceux qui veulent garder la méthode
ancienne, al-fasiha al-fasiha [la langue la plus pertinente,
terme répété deux fois], ce choix leur appartient. »9
181
par ces usages10. Tout comme le mot masculin khalifat,
« calife » continue, dans la presse et ailleurs, à s’écrire
avec la marque du féminin -at. Et nous lisons toujours
dans les écrits de tout genre le mot masculin ‘allammat
(« grand savant »).
Ce sont surtout les noms de métiers qui ont été
largement féminisés en langue arabe. Ceci dit, pour
certains métiers qui ne concernent que très rarement les
femmes comme imam (« un imam »),
Ce sont surtout les la langue arabe a tendance à ajouter le
noms de métiers qui terme « femme » à côté de imam pour
ont été largement désigner une femme-imam : imara’a
féminisés en imam, sans forcément ajouter une
langue arabe. marque du féminin au mot imam.
Autres équivalences
Cette équivalence formelle dépasse la catégorie des
adjectifs qualificatifs et des noms de métiers pour embras-
ser d’autres cas où la même forme caractérise masculin
et féminin, par exemple dans le pluriel renvoyant à des
référents hommes. Anbiya’ (« des prophètes ») a la même
forme que les féminins des adjectifs de couleur safra’
(« jaune au féminin »), hamra’ (« rouge au féminin »).
On peut par ailleurs être pris de doute face à des
noms propres masculins qui se terminent par la même
marque du pluriel féminin -aat (voyelle longue) comme
dans Barakaat, Farhaat ou Arafaat qui sont des noms
propres masculins ayant la même terminaison qu’un
182
pluriel féminin comme banaat (« des filles »), sha’iraat
(« des poétesses »)11.
La langue arabe féminise aussi généralement les mots
étrangers. C’est ainsi que le masculin jiniral (« un géné-
ral au sens d’un commandant ») aura comme pluriel la
forme du féminin jiniralaat (« des généraux »). Ce qui
rappelle une des règles de la catégorie du nombre pour
l’inanimé – ou le « non intelligent », diront les gram-
mairiens arabes – : quand on dit au singulier masculin
huwa jabal shamikh (« Il (est) une haute montagne »),
on dira pour son pluriel hiya jibal shamikhat (« Elles
[sont] des hautes montagnes »).
183
et celui de « tribu » s’il est féminin. Le grammairien
al-Naqawi précise que les usagers non spécialistes consi-
dèrent batn comme féminin alors qu’il est masculin,
tout comme ils le font pour shah al-shataranj (« le Shah
du jeu d’échecs »). Ils diront : shah matat (« le roi est
morte ») et ne diront pas shah mat (« le roi est mort »)
qui est, selon lui, l’usage le plus juste13.
Pour les mots inanimés, on peut, par ailleurs, avoir
un seul terme qui s’utilise pour les hommes et pour
les femmes. Soit le mot thady (« sein ») développé par
al-Naqawi, qui rend compte des nuances du genre.
Après avoir dit qu’il s’agit d’un mot
Pour les mots féminin non marqué spécifique aux
inanimés, on peut, femmes, l’auteur consacre une note
par ailleurs, avoir de bas de page pour rapporter un
un seul terme qui propos du Prophète Mahomet disant
s’utilise pour les ou racontant un rêve : « Pendant que
hommes et pour je dormais, j’ai vu les gens m’apporter
les femmes.
des vêtements dont certains atteignent
les seins (al-thady) ». Ce dernier mot
semble être le pluriel de « sein » et peut être à la fois
masculin et féminin. Il se dit pour une femme et pour
un homme14.
L’auteur donne d’autres preuves, considérant le terme
thady comme relevant d’un double genre. Par exemple
dans juriha zayd fi thadyihi (« Zayd a été blessé au
niveau de son sein »), il pense qu’il s’agit d’une faute
de grammaire, car on ne dirait pas thady pour l’homme
mais thandawa. D’autres linguistes considèrent thady
comme un mot au féminin valable pour les hommes
13. Al-Naqawi Dhou al-Fiqar Ahmad, Al-mu’jam al mubtakar fi bayan ma
yat’alaq bi al-muannath w al-mudhakkar, Beyrouth, Mu’assassat al-intishar
al-arabi, [1880] 1997.
14. Ibid., p. 90.
184
mais qui deviendra alors masculin quand il renvoie à un
référent homme.
Al-Naqawi réagit en notant : « Il est étrange que
certains spécialistes considèrent que le mot “sein” propre
aux femmes doit être masculin, et le mot “sein” propre
aux hommes doit être féminin ; alors ce qui appartient
à l’homme deviendrait féminin, et ce qui appartient à
la femme serait masculin »15. Ce cas illustre plutôt les
projections des usagers sur tel ou tel mot : est-ce du fémi-
nin ? Est-ce du masculin ? Ces questions font aussi partie
de l’histoire de l’usage du genre en langue arabe.
Un dernier exemple de genre incertain cité par
al-Suyuti est celui des substantifs féminins ne dispo-
sant d’aucune marque du féminin comme dar’ (« une
armure »). Or, dar’ s’utilise aussi au sens de « vêtement »,
sauf qu’il devient masculin. Al-Suyuti développe :
« Quant à “dar’ de la femme” (son vêtement), il est
masculin. Nos ancêtres disaient que dar’ de la femme est
masculin, alors que dar’ de l’homme est féminin, parce
que la femme est “le vêtement” de l’homme (au sens de
son tissu protecteur), ce qui rend son vêtement plutôt
féminin, et l’homme est le “vêtement” de la femme, ainsi
ce tissu propre aux femmes doit être considéré du genre
masculin. On se basait alors sur le verset coranique :
“Elles sont un vêtement pour vous et vous êtes pour elles
un vêtement”. »16
Ces mots de genre incertain mettent ainsi en relief
une sorte d’entremêlement entre les catégories du fémi-
nin et du masculin à propos des mots désignant des
choses non humaines ou, métaphoriquement, les affaires
des humains. Ces incertitudes face au genre des mots
15. Ibid., p. 91.
16. Le Coran, Sourate La vache, verset 187, in Al-Suyuti, Al-Muzhir fi ulum al-
lugha wa anwi’iha, Sidon-Beyrouth, Al-maktaba al-’assriyya, [1505] 1992, p. 222.
185
datent de l’institutionnalisation de la grammaire arabe à
partir du viiie siècle. Les traités de grammaire consacrent
des chapitres à ce qui peut être à la fois masculin et fémi-
nin. Ces chapitres inventorient ce que certains dialectes
de certaines tribus considéraient comme du masculin
tandis qu’un autre dialecte disait le contraire. Ce sont
ces doutes et va-et-vient entre deux genres qui suggèrent,
à nos yeux, l’idée de croisements entre masculin et fémi-
nin, sinon de leur mélange.
187
femmes » devient antum « vous - adressé à des hommes »,
et taf ’alna « vous faites - adressé à des femmes » cède la
place à taf ’alu « vous faites - adressé à des hommes »17.
Cet usage est assez courant dans la langue parlée. On
peut souligner également l’usage du masculin pour
les verbes conjugués dans certains parlers de la pénin-
sule arabique : on s’adresse à une femme comme si l’on
parlait à un homme, ce qui est le cas également pour de
multiples chansons où le chanteur parle à sa bien-aimée
comme si elle était un homme – mais l’inverse est inexis-
tant. Il n’existe pas en revanche en arabe l’usage, comme
en français, de « ceux et celles », ou de « les Françaises et
les Français ». Cela dit, lorsqu’on essaie
On s’adresse à une d’évoquer en arabe une totalité ou un
femme comme si l’on groupe important de gens, on a recours
parlait à un homme, aux deux pôles : a-rijal w a-nisa’ (« les
mais l’inverse hommes et les femmes »), al-awlad w
est inexistant. al-banat (« les garçons et les filles »),
al-kibar w-al-sighar (« les grands et
les petits »), al-yabis w a-akhdar (« le sec et le vert »).
Une telle régression dans l’usage des marques du féminin
est de plus en plus discutée dans la presse arabe ; certains
blogs féministes considèrent que la « langue arabe » est
« injuste » avec les femmes en citant des mots au féminin
à connotation négative par exemple harb (« guerre »). Or,
la richesse lexicale de l’arabe élimine aussitôt ces argu-
ments ou remises en question, puisque l’on peut avoir
plusieurs mots au masculin et au féminin pour désigner
« la guerre ». Par ailleurs, il existe des tentatives timides
de la part d’auteures femmes pour inclure la marque du
féminin dans les mots masculins à l’instar de l’écriture
inclusive en cours en France.
188
Ainsi, l’écrivaine Sahar Mandour, en s’adressant aux
hommes et aux femmes, ajoute après une barre oblique,
une marque de féminin. C’est le cas dans le texte « À tous
les collègues journalistes » : alors qu’en français « journa-
listes » inclut hommes et femmes, en arabe Mandour
écrit alsahafiyyin/at en ajoutant le -at du pluriel fémi-
nin. Ailleurs, elle va ajouter le pronom suffixe féminin
dans mu’assasatuhum/hun, « les établissements à eux/à
elles » (« à leurs établissements »). Mais ces tentatives
sont rares et ne sont pas encore discutées.
Pour conclure
En langue arabe, l’idée de marquage est donc à rela-
tiviser. La marque du féminin n’est pas gage d’un mot
féminin, et son absence n’est pas automatiquement
synonyme d’un mot au masculin. Le linguiste Pierre
Larcher ira jusqu’à considérer ces fameuses marques
du féminin comme étant neutres18. Le -at est tellement
présent partout, si malléable, si mouvant, que nous
peinons à croire qu’il s’agit là d’une marque du seul fémi-
nin : marque en même temps du singulier, d’un type du
pluriel, de l’intensité, de l’arabisation de termes étran-
gers, marque qu’on repère aussi dans certains noms de
nombre aux côtés de noms au masculin, marque dans
des noms propres masculins… Et la liste n’est pas termi-
née pour raconter l’histoire d’une marque dynamique
perturbant les cours des enseignants de l’arabe, marque
qui ne se prête guère à la règle fixe d’un genre grammati-
cal divisant le monde en masculins et féminins.
189
4
Dire le genre
en langue coréenne
Joung Eun Rim
L
e coréen est une langue dont la place dans les
classifications de langues est encore controver-
sée, bien différente de celles qu’on vient
d’évoquer. Une chose est sûre : la question du genre la
distingue entre toutes.
En coréen, il existe neuf classes de mots ; seuls les verbes
d’action1 et les verbes de description2 sont variables,
tandis que les noms, les pronoms, les numéraux, les
déterminants, les adverbes, les interjections et ce qu’on
appelle les particules (les marqueurs de sujet, d’objet,
de lieu, etc.) sont invariables. Les verbes d’action et les
verbes de description en coréen varient en fonction du
temps, de la forme de phrase (forme déclarative, forme
interrogative, etc.), du style3 et surtout de la relation
191
hiérarchique entre le locuteur, l’interlocuteur et la per-
sonne dont ces deux derniers parlent. Le pluriel s’exprime
en coréen par l’ajout du suffixe de pluriel deul après le
substantif, comme c’est le cas du suffixe de pluriel « s » du
français ; sagwa (« pomme ») et sagwadeul (« pommes »).
Mais en aucun cas, l’ajout simple de suffixe de pluriel
deul ne transforme la forme de base du substantif.
4. Taylor (Insup) et Taylor (M. Martin), Writing and literacy in Chinese, Korean
and Japanese, Philadelphie, John Benjamins Publishing Company, 1995, p. 200.
192
de sujet honorifique centre-ville-marqueur de lieu
va-honorifique]5. La même personne dira dongsaeng-i
sinae-e ganda [petit frère/petite sœur-marqueur de sujet
centre-ville-marqueur de lieu va] (« mon petit frère/
ma petite sœur va en centre-ville »). Dans ce dernier
exemple, le locuteur parle d’une personne moins âgée
que lui. Dans ces deux phrases, le verbe d’action en
coréen, qui correspond au verbe en français « aller », a
deux formes différentes selon le statut du sujet (gasinda
et ganda). Dans la langue coréenne, les verbes d’ac-
tion et de description qui qualifient le mot gyosunim
(« professeur ») – une personne ayant un statut social
élevé – doivent être toujours conjugués en honorifique
par l’insertion du suffixe pré-final si ou eusi. Ainsi, le
marqueur de sujet s’adapte au mot gyosunim (dans cet
exemple, à la place de i, kkeseo est utilisé).
Certains mots subissent également un changement
selon la relation hiérarchique. Ainsi, lorsqu’un locuteur
coréen s’adresse à une personne supérieure, je (« je »
selon la modalité modestie) remplace nae (« je »). Par
exemple, un Coréen dira à ses parents je-ga yori haes-
seoyo [je-modalité modestie-marqueur de sujet cuisine
avoir fait], alors que la même personne dira nae-ga yori
haesseoyo [je-marqueur de sujet cuisine avoir fait] à son
collègue de travail de même niveau. Les deux phrases ont
le même sens : « j’ai fait la cuisine ».
Quant aux suffixes flexionnels finaux, ils changent
le style et la forme d’une phrase : déclaration (affirma-
tion) du style formel et informel, interrogation du style
formel et informel, impératif du style formel et informel,
proposition du style formel et informel, forme connec-
tive, etc. Ainsi, un présentateur de journal télévisé dira
193
annyeonghasipnikka ? (« bonjour ») avant de présen-
ter le journal, alors que le style informel annyeongha-
seyo ? (« bonjour ») est employé lors d’une conversation
banale de la vie quotidienne. De la même manière, pour
faire une proposition telle que « allons-y ensemble », un
Coréen dira lors d’un discours public hamkke gapsida
[ensemble allons], qui est une proposition au style
formel, la même personne dira hamkke gaja [ensemble
allons], qui est une proposition au style informel, lors
d’une conversation banale entre amis et intimes.
Des effets de sens sont également exprimés par les
désinences, par exemple des non-dits. Cela signifie que
selon les désinences, le sens des phrases peut « subtile-
ment » changer. Cela rend enfin les désinences en coréen
compliquées non seulement pour leur structure, mais
aussi dans la manière dont elles sont employées6.
6. Lee (Iksop) et Ramsey (S. Robert), The Korean language, New York, State
University of New York Press, 2000, p. 173.
194
biologique, on ajoute soit le morphème su pour préci-
ser qu’il s’agit d’un cheval (sumal [mâle-cheval]), soit le
morphème am pour préciser qu’il s’agit d’une jument
(ammal [femelle-cheval]).
En coréen, le genre n’est pas une catégorie gramma-
ticale ; il n’existe pas, et cela ni pour les animés, ni pour
les inanimés. À la différence des adjectifs ou des parti-
cipes passés en français, les verbes d’action et les verbes
de description ne varient pas en fonction du genre.
Ils ne varient d’ailleurs pas non
En coréen, le
plus en fonction de la personne ni genre n’est pas
du nombre, quel que soit le sujet ou une catégorie
le complément d’objet de la phrase. grammaticale ; il
Par exemple, dans les deux phrases n’existe pas, et cela
suivantes, on peut constater que la ni pour les animés,
forme au passé du verbe d’action ni pour les inanimés.
nagada (« sortir ») en coréen ne varie
pas selon le sujet (troisième personne singulière et troi-
sième personne plurielle dans ces exemples) : leo-ga
bakk-euro nagassda [Leo-marqueur de sujet dehors-
marqueur de direction sortir-passé] (« Léo est sorti
dehors ») ; leo-wa mari-ga bakk-euro nagassda [Léo-
et Marie-marqueur de sujet dehors-marqueur de direc-
tion sortir-passé] (« Léo et Marie sont sortis dehors »).
Les deux phrases suivantes montrent que les verbes de
description sont toujours invariables : mari-ga pigon-
hada [Marie-marqueur de sujet être fatigué] (« Marie
est fatiguée ») ; mari-wa leo-ga pigonhada [Marie-et
Leo-marqueur de sujet être fatigué] (« Marie et Léo sont
fatigués »).
195
Cependant, la langue différencie
masculin et féminin
Puisqu’en coréen l’opposition entre le masculin et le
féminin n’existe pas, on n’en fait pas mention dans les
grammaires7. Pourtant, la culture coréenne, très influen-
cée par les principes confucéens, donne plus de pouvoir
aux aînés, aux supérieurs hiérarchiques, aux élites et aux
hommes comparés aux femmes. La façon dont la langue
coréenne rend visible les femmes dans la langue reflète
cette culture patriarcale, en sorte qu’on pourrait dire
qu’en coréen la forme de base (la forme non marquée)
des substantifs (noms, pronoms) est masculine. Le mot
yeowang (« la reine ») est un mot composé du morphème
yeo (« femme ») et le mot wang (« la personne qui règne »).
Littéralement, yeowang signifie « femme-personne qui
règne8 ». En revanche, namwang9, qui signifie littéra-
lement « homme-personne qui règne », n’existe pas en
coréen. Autrement dit, alors que l’on trouve yeowang
et wang dans des dictionnaires, ce n’est pas le cas de
namwang.
Ainsi, godeunghakkyo signifie « un lycée » (lycée
mixte et lycée de garçons) ; on le fait précéder du nom
qui signifie « femme » (yeoja) pour préciser que ce lycée
accueille seulement des filles, yeoja godeunghakkyo
[femme-lycée] (« lycée de filles »).
Les noms de métiers fonctionnent de la même
manière. Par exemple, les mots bae-u, euisa et gija signi-
fient respectivement « acteur », « docteur » et « journa-
liste », et la forme de ces mots ne marque pas de genre.
7. C’est notamment le cas des manuels de coréen pour les apprenants étran-
gers. Voir Yonghae Kwon, Hye-gyeong Kim, Hye-young Tcho & Jungyoon Choi,
Cours de coréen - niveau débutant, Corée du Sud, Darakwon, 2011.
8. Le mot wang se traduit en français naturellement comme « le roi ».
9. nam : morphème qui signifie « homme ».
196
Mais devant cette forme, on ajoute le morphème yeo
(« femme ») pour préciser qu’il s’agit d’une personne
de sexe féminin qui exerce le métier. De ce fait, on voit
souvent les expressions yeobae-u, yeo-euisa ou yeogija,
alors que les expressions nambae-u, nameuisa ou
namgija qui signifient littéralement « homme-acteur »,
« homme-médecin » et « homme-journaliste » respecti-
vement sont rares, voire inexistantes.
Il existe des verbes d’action et des verbes de descrip-
tion qui s’emploient pour les femmes et d’autres qui
s’emploient pour les hommes, alors qu’ils ont le même
sens. Dans ce cas-là, les Coréens énumèrent les objets
auxquels se réfèrent ces verbes. Ainsi, le verbe de descrip-
tion yeppeuda détermine la plupart du temps une femme
adulte ou une fille ; il correspond en gros à l’adjectif « belle
ou belles » en français ; le verbe de description jalsaeng-
gyeossda s’emploie lui quand il s’agit d’un homme adulte
ou d’un garçon, et il signifie « beau ou beaux » en fran-
çais. Par exemple, namjadeul 10-eun jalsaenggyeoss-go
yeojadeul-eun yeppeuda [hommes-particule auxiliaire11
être beau-connecteur (et) femmes-particule auxiliaire
être belle], traduit de la façon la plus fidèle possible en
français, donne : « Les hommes sont beaux et les femmes
sont belles » ; haksaengdeul-i modu jalsaenggyeoss-go
yeppeuda [étudiants-marqueur de sujet tout être beau-
connecteur (et) être belle]. La phrase signifie littérale-
ment « Les étudiants sont tous beaux et belles ». Dans
ce cas, c’est donc le choix du verbe de description qui
permet la « visibilité » du genre biologique dans la langue.
On le verra aussi dans l’exemple suivant, où il s’agit du
verbe d’action : sijipgada et janggagada veulent tous les
10. deul : suffixe de pluriel qui s’ajoute après le substantif pour indiquer le
pluriel.
11. Particule qui indique qu’une chose ou une personne est en contraste ou en
comparaison avec une autre.
197
deux dire « se marier », mais le premier ne s’emploie que
quand il s’agit des femmes, le second seulement pour
les hommes ; ttal-gwa adeul-i modu sijipga-go jang-
gagassda [fille-et fils-marqueur de sujet tout se marier-
connecteur (et) se marier-passé] (« Ma fille s’est mariée
et mon fils s’est marié »). Il existe un autre verbe ayant
le même sens qui peut s’employer pour les femmes et
les hommes : gyeolhonhada (« se marier ») ; ttal-gwa
adeul-i modu gyeolhonhaessda [fille-et fils-marqueur
de sujet tout se marier-passé] (« Ma fille et mon fils se
sont tous mariés »). De manière générale, les locuteurs
coréens ont tendance à employer de préférence ce dernier
(gyeolhonhada).
De même, le pronom de reprise geu (la forme
non marquée) peut correspondre à « il/lui » et à « elle ».
Autrement dit, ce pronom de reprise englobe théori-
quement l’homme et la femme. Mais généralement,
il est employé pour désigner l’homme. Pour préciser
qu’il réfère à une femme, on ajoute le morphème nyeo
(« femme ») après le pronom de reprise geu : geunyeo.
Cet ajout du morphème lève l’ambiguïté. Quant à la
forme plurielle, c’est toujours par l’ajout du suffixe deul
après ces deux pronoms de reprise que le Coréen exprime
le pluriel : geudeul peut être employé pour les hommes
et les femmes, et correspond donc à « ils/eux » et « elles »
du français. En revanche, geunyeodeul réfère seulement
aux femmes.
198
La demande de visibilité
ou de non-visibilité
En Corée, la question de la visibilité des femmes
dans la langue est parfois soulevée par des femmes qui
exercent aujourd’hui des métiers auparavant réser-
vés aux hommes et par des militants
féministes. Ils s’opposent à ce que l’on Rendre visibles
ajoute le morphème (n)yeo, qui signi- seulement les
fie « femme », devant ou après certains femmes dans la
mots : selon eux, pour affaiblir le poids langue par l’ajout
du genre dans la société, rendre visibles d’un morphème
seulement les femmes dans la langue est une manière
par l’ajout de ce morphème, est une de conceptualiser
manière de conceptualiser un monde un monde centré
centré sur l’homme – la valeur par sur l’homme ;
défaut est l’homme, non l’homme et donc cela serait
la femme ; donc cela serait en quelque en quelque sorte
sorte un choix sexiste12. L’Institut natio- un choix sexiste.
nal de la langue coréenne (2007)13 a émis
un avis en ce sens, en disant que l’ajout du morphème
(n)yeo (« femme ») devant les noms de métiers peut avoir
pour effet que l’on se concentre davantage sur le sexe de
la personne qui exerce le métier, non sur le métier lui-
même ; par conséquent, ces expressions seraient suscep-
tibles de discriminer les femmes dans le monde de travail.
199
Pour conclure, des risques d’ambiguïté
À l’oral, les locuteurs du coréen sont obligés de
s’appuyer sur les contextes extralinguistiques pour
comprendre s’il s’agit d’un homme ou d’une femme,
comme cela peut arriver en français : « hier, j’ai croisé
[m n] [ami] d’enfance dans la rue ». Mais l’ambiguïté est
levée à l’écrit en français grâce à l’accord en genre, alors
qu’en coréen, ce n’est pas le cas.
Il arrive que le lecteur coréen n’ait aucune information
sur le sexe du narrateur d’œuvres littéraires, romans ou
essais, aucun moyen de comprendre si c’est une femme
ou un homme. Par exemple, dans la nouvelle coréenne
traduite en français La Bibliothèque des instruments de
musique14, le lecteur peut comprendre que le narrateur
(le personnage principal) est un homme dès la première
page, grâce à des expressions telles « comme si j’étais lente-
ment aspiré dans un trou noir », « Allongé sur mon lit
d’hôpital » ou encore « j’étais encore vivant ». Mais dans
la version coréenne, il est impossible de comprendre si le
personnage principal de cette nouvelle est un homme ou
une femme avec ces mêmes phrases. La suite permettra
de trancher et de comprendre que le narrateur est un
homme : « N, ma petite amie15 de l’époque […] » (le
narrateur qui est en même temps le personnage principal
de la nouvelle parle de sa petite amie) ; « C’est mon petit
ami16 » (il s’agit de la parole de N. « Mon petit ami » fait
référence au personnage principal).
200
Si certaines œuvres donnent des indices explicites sur
le sexe du narrateur, comme on vient de le voir, d’autres
œuvres n’en donnent pas du tout. Depuis la première
page jusqu’à la fin, le lecteur coréen n’a aucun moyen de
savoir de manière certaine si le narrateur est un homme
ou une femme. Il doit alors déployer sa connaissance
du monde et les trésors de son imagination pour inter-
préter ces œuvres. Mais le traducteur ou la traductrice
doit alors trancher en français. Une anecdote à ce sujet :
lors de la traduction en français d’un roman coréen, la
traductrice s’est trouvée face au fait qu’aucune phrase du
roman ne déterminait explicitement le sexe du narra-
teur. Elle a demandé alors à l’auteure : « Est-ce que le
narrateur est un homme ou bien une femme ? ». La
réponse de l’auteure est surprenante : elle, l’auteure de
son propre roman, ne savait pas non plus si le narrateur
était un homme ou une femme. Après quelque temps
de réflexion, l’auteure et la traductrice se sont accordées
alors à attribuer le sexe féminin au narrateur du roman,
puisque l’auteure est une femme.
201
Conclusion
Danièle Manesse et Gilles Siouffi
204
Compléments de référence
des chapitres 1, 2 et 3 partie 2
Chapitre 1
La question du neutre et la construction
des accords depuis le latin vers le français
1. Pillot (Jean), Institution de la langue francoise. Gallicae linguae
institutio, Paris, E. Grouleau, 1561, p. 35. Éd. B. Colombat,
Paris, Honoré Champion, 2003, p. 57.
4. Donat, « Ars maior », Ars grammatica, ca 350. Édition
L. Holtz, Donat et la tradition de l’enseignement grammatical,
Paris, Éd. du CNRS, 1981, p. 619.6-16.
7. Meigret (Louis), Le Traité de la Grammaire française, ortho-
graphe modernisée, éd. par Franz Josef Hausmann, Tubingen,
Gunter Narr, 1980 (Paris, C. Wechel, 1550).
8. Ramus (de la Ramée Pierre), Grammaire, Paris, A. Wechel,
1572, p. 65.
9. Cauchie (Antoine), Grammaire française, Strasbourg,
B. Jobin, 1586, f. 18v.
10. Arnauld (Antoine) et Lancelot (Claude), Grammaire générale
et raisonnée de Port Royal, Paris, Pierre Le Petit, 1676, p. 42.
11. Vairasse d’Allais (Denis), Grammaire méthodique, Paris,
D. Vairasse d’Allais, 1688, p. 469-470.
12. Barton (Johan), Donait françois, Codrington Library, ms.
182, f. 324Ra. Éd. B. Colombat, Paris, Garnier, 2014, p. 140-
141 ; orthographe modernisée.
13. Palsgrave (John), Lesclarcissement de la langue françoyse,
Londres, J. Haukyns, 1530, seconde boke, f. xxxiv. Éd. et
trad. S. Baddeley, Paris, Honoré Champion, 2003, p. 443.
14. Sylvius (Jacques Dubois dit), In linguam Gallicam isagoge et
Grammatica Latino-Gallica (Introduction à la langue française
suivie d’une grammaire), Paris, Garnier, 1998 (1531), p. 93-
94 [309-310].
205
Chapitre 2
La place du masculin dans la langue française :
pourquoi le masculin l’emporte sur le féminin
1. Saint-Maurice (Alcide de), Remarques sur les principales dif-
ficultés de la langue française, Paris, Loyson, 1673, p. 57-58.
2. Mingam (Jean), Langue française. Grammaire, orthographe,
lecture et récitation. Cours préparatoire, Paris, G. Maurice.
4. Richelet (Pierre), La Connoissance des genres, Paris, Florentin
Delaulne,1695, p. 14 : « Le nom fait de l’infinitif est mas-
culin ».
8. Du Val (Jean-Baptiste), L’École française (Eschole françoise)
pour apprendre à bien parler et écrire selon l’usage de ce temps
et pratique des bons auteurs… Divisée en deux livres, dont l’un
contient les premiers éléments, l’autre les parties de l’oraison,
Paris, Foucault, 1604, p. 159-161.
12. Vallange, Grammaire française raisonnée, Paris, Claude Jom-
bert, 1721, p. 88.
Voir aussi l’abbé Fabre, Syntaxe française, Paris, Périsse, 1787,
p. 99, « la loi du masculin comme représentant le sexe le plus
fort ».
13. Caminade (Marc-Alexandre), Premiers éléments de la langue
française, Paris, Agasse, 1799, p. 23.
14. Girault-Duvivier (Charles-Pierre), Grammaire des gram-
maires, Paris, Janet et Cotelle, 1811, t. I, p. 163-165.
15. Condillac (Étienne Bonnot de), Cours d’étude pour l’instruc-
tion du prince de Parme, t. 1, Grammaire, Parme, Imprimerie
Royale, 1775, p. 476
206
Chapitre 3
L’accord de proximité et la grammaire
9. Filz (Jean-Marie), Méthode courte et facile pour apprendre les
langues latine et française, Paris, Coignard, 1669, p. 286.
10. Restaut (Pierre), Principes généraux et raisonnés de la gram-
maire française, Paris, J. Desaint, 1730, p. 67.
11. d’Aisy (Jean), Le Génie de la langue française, Paris, d’Houry,
1685, p. 72.
13. Domergue (François-Urbain), Grammaire française simpli-
fiée, Lyon, l’auteur, 1778, p. 94.
15. David (Célestin), Essai de grammaire française élémentaire,
Dole, J. B. Joly, 1822.
16. Poitevin (Prosper), Cours théorique et pratique de langue fran-
çaise, Paris, Firmin-Didot frères, 1843, p. 198.
17. Chavignaud (Pierre-Léon), Nouvelle grammaire française
des demoiselles en vers, Paris, Les Marchands de nouveautés,
1831.
19. Gougenheim (Georges), Grammaire de la langue française du
seizième siècle, Lyon, IAC, 1951.
22. Brunot (Ferdinand), La Doctrine de Malherbe d’après son
commentaire sur Desportes, Paris, G. Masson, 1891.
24. Davau et Alix, Grammaire française rédigée d'après les prin-
cipes de l'Académie, Paris, L. Hachette ; Angers, Cosnier et
Lachèse, 1843, p. 154.
27. Brunot (Ferdinand) et Bruneau (Charles), Précis de gram-
maire historique de la langue française, Paris, Masson, 3e éd.,
1949, p. 203.
34. Ayer (Cyprien), Grammaire comparée de la langue française,
Genève, Bâle et Lyon, H. Georg, 1876.
35. Brachet (Auguste) et Dussouchet (Jean), Grammaire fran-
çaise, Paris, Hachette, 1888.
36. Van Hollebeke (Bernard) et Merten (Oscar), Grammaire
française à l’usage des athénées, des collèges et des écoles moyennes,
Namur, Wesmael-Charlier, 1923.
207
Note de l’éditeur : cet ouvrage est publié en partenariat
avec les Cahiers pédagogiques qui participent à en assurer la
promotion.
Achevé d’imprimer
en avril 2019
par Dimograf
Bielsko-Biala, Pologne