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Sous la direction de

Danièle Manesse et Gilles Siouffi

Le féminin
et le masculin
dans la langue
L’écriture inclusive en questions
Les auteurs
Danièle Manesse, professeure émérite de sciences du langage,
université Paris 3-Sorbonne Nouvelle
Gilles Siouffi, professeur de linguistique française, Sorbonne-
Université
Bernard Colombat, professeur professeur émérite d'histoire de
la linguistique, Université Paris Diderot
André Chervel, historien de l’éducation et agrégé de grammaire
Élise Mignot, professeure de linguistique anglaise, Sorbonne-
Université
Peter Eisenberg, professeur émérite à l’université de Potsdam,
spécialiste de grammaire allemande
Leda Mansour, lectrice de langue à l’École Normale supérieure
de Paris
Joung Eun Rim, docteure en sciences du langage, chargée
d’enseignement à l’université d’Aix-en-Provence

Composition et couverture : Myriam Labarre


© 2019, ESF sciences humaines
Cognitia SAS
3, rue Geoffroy-Marie
75009 Paris
www.esf-scienceshumaines.fr

ISBN : 978-2-7101-3895-2
Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes de l’article L. 122-5, 2e et 3e a,
d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste
et non destinées à une utilisation collective » et, d’autre part, que les analyses et les courtes
citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation ou reproduction
intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou ses ayants droit, ou ayants
cause, est illicite » (art. L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque
procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles
L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Sommaire

Introduction :
les femmes et les hommes dans les mots . . . . . . . . . . 5

Première partie
Questions préalables

1. L
 ’écriture inclusive :
question d’usage ou question d’autorité ?. . . . . . . 15
2. L
 a langue à tous ses niveaux
face à l’écriture inclusive. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35

Deuxième partie
Ce que l’histoire de la langue
nous apprend

1. L
 a question du neutre et la construction
des accords depuis le latin vers le français. . . . . . . 61
2. L
 a place du masculin dans la langue française :
pourquoi le masculin l’emporte sur le féminin. . . 79
3. L
 ’accord de proximité et la grammaire . . . . . . . . . 95
4. L
 ’école au front ou l’école face
à l’écriture inclusive . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 115

3
Troisième partie
Que se passe-t-il
dans d’autres langues ?

1. A
 nglais et langue inclusive : multiplication
des marques ou neutralisation ? . . . . . . . . . . . . . 133
2. L
 a question du genre en Allemagne . . . . . . . . . . 157
3. L
 e genre en langue arabe . . . . . . . . . . . . . . . . . . 177
4. D
 ire le genre en langue coréenne . . . . . . . . . . . . 191

Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 203

Compléments de référence
des chapitres 1, 2 et 3 partie 2 . . . . . . . . . . . . . . . . 205

4
Introduction :
les femmes et les hommes
dans les mots

La société française, au grand étonnement des étran-


gers, se passionne pour les histoires de langue ; elle s’en-
flamme lors de débats publics autour de thèmes qui, à
force de rebondir, deviennent familiers : les menaces
que fait peser sur le français « l’invasion » de l’anglais, le
niveau en orthographe, l’enseignement de la grammaire,
la place des langues régionales…
Le thème de l’écriture inclusive fut récemment au
cœur d’une de ces controverses sur la langue, la plus
ardente de ces dernières années. Il rendait publique
une notion inédite, qui touche la pratique sociale la
plus commune, la plus quotidienne, la plus codifiée, la
langue de tout le monde ; et alors que le débat soulignait
un problème inédit – la langue serait porteuse d’inégalité
– il proposait des solutions novatrices, notamment dans
la manière de l’écrire.
Pendant six mois, entre octobre 2017 et mars 2018,
ce thème a mobilisé les médias de toutes sortes et les
réseaux sociaux, à l’instar d’autres débats qui ont secoué
la société ces dernières années, comme ceux portant sur
la fin de vie ou le mariage pour tous. Tous ces thèmes ont
trait à des dimensions de la culture sociale – la vie et la
mort, la famille, la langue – garanties, codifiées et sanc-
tuarisées par l’État et la Constitution. Pour ce qui nous
occupe, la question de la langue est en effet du ressort
de la loi puisqu’il est dit à l’article 2 de la Constitution
que « la langue de la République est le français », sans
5
plus de prescriptions sur ses formes et ses usages. Le
débat autour de l’écriture inclusive fut aussi un débat
de légitimité, puisque des voix demandaient à l’État
d’intervenir ; et de fait, des institutions, telles le Haut
Comité à l’égalité (HCE) ou l’Académie française, se
sont affrontées et, finalement, les autorités politiques
s’en sont mêlées. Le Premier ministre interdit l’'usage de
l'écriture inclusive dans les textes officiels en novembre
2017, et le ministre de l’Éducation lui emboîte le pas
pour ce qui concerne l’école. À l’issue de cet épisode, la
fièvre est retombée, mais l’écriture inclusive a gagné du
terrain dans les courriers officiels notamment (dans les
courriers administratifs, ceux des universités et centres
de formation, ceux des mairies), dans certaines revues,
dans les programmes de saisons artistiques, etc., sans
qu’on puisse bien sûr préjuger de son avenir à long
terme. Ce sont certes surtout des lettrés, des « intellec-
tuels », qui se sont engagés dans cette campagne, mais
les médias populaires l’ont relayée abondamment et, à
leur suite, pétitions et contre-pétitions ont fleuri, qui ont
rassemblé notables et anonymes. Sarcasme, ironie, indi-
gnation, dénonciation… Les camps pour et contre, qui
ne sont pas définis par les clivages politiques tradition-
nels, se sont opposés sans pitié : l’un dénonce les règles
« scélérates » de la grammaire tandis que l’autre fustige
« l’aberration “inclusive” » qui place la langue française
« en péril mortel »1.

1. Déclaration de l’Académie française sur l’écriture dite « inclusive » adoptée


à l’unanimité de ses membres dans la séance du jeudi 26 octobre 2017.

6
Exclure, inclure :
qu’inclut donc l’écriture inclusive ?
Les batailles publiques ont toujours à l’origine un
élément déclencheur qui les symbolise : un mot, celui
de prédicat, qui a fait une soudaine apparition dans les
programmes de l’école, est accusé de détruire la gram-
maire dont tous ont un souvenir ; des rectifications
orthographiques de bien peu d’importance viennent
rallumer la guerre de l’orthographe. Le débat de l’écri-
ture inclusive a explosé après la publication indignée
dans un journal d’opinion de cette phrase : « Grâce aux
agriculteur.rice.s, aux artisan.e.s et aux commerçant.e.s,
la Gaule était un pays riche ». Extraite d’un manuel
scolaire2 destiné à des élèves de CE2, elle a fait d’emblée
rentrer l’école dans le champ de la polémique.
Qu’est-ce donc qu’une écriture « inclusive » ?
L’expression française paraît une traduction de l’expres-
sion anglaise inclusive writing, qui est une variante de
inclusive language, ou gender-inclusive language, attes-
tée dans certains pays de langue anglaise depuis au moins
une dizaine d’années, notamment dans les milieux acadé-
miques. Pour ses promoteurs, l’inclusive language vise à
« inclure » toutes les personnes qui peuvent se sentir non
représentées par une désignation, qu’il s’agisse de sexe,
d’ethnicité, de religion… Le gender-inclusive language
en est une spécificité. On remarque que cet emploi s’ins-
crit dans la continuité de discours sur l’exclusion sociale,
notamment dans le domaine du handicap. Des textes
récents, diffusés depuis les instances européennes, codi-
fient ainsi les mesures qu’il faut prendre pour que l’école
soit « inclusive », c’est-à-dire en mesure d’accueillir et

2. Le Callennec (Sophie) et al., Questionner le monde, CE2 cycle 2, Paris, Hatier,


coll. Magellan, 2017.

7
de scolariser des enfants en situation de handicap, par
exemple des enfants autistes, exclus des structures
scolaires traditionnelles ; l’éducation inclusive vise l’éga-
lité, l’équité et la non-discrimination entre les garçons et
les filles, des politiques inclusives visent à accroître l’éga-
lité des salaires, etc.
Quand il s’agit de la langue, de quelle exclusion s’agit-
il ? Celle des femmes, disent les promoteurs de l’écri-
ture inclusive, qui dénoncent le manque de visibilité des
femmes dans la langue, dissimulées par des formes qui
les soumettent au genre masculin, à l’accord masculin,
aux désignations masculines des fonctions et des statuts.
C’est ici que l’adjectif « inclusif » révèle son ambiguïté.
En anglais, un synonyme de gender-inclusive language
souvent donné est gender-neutral language. Cela donne
à « inclusif » le sens propre de « qui inclut », autrement
dit « qui intègre tous types de personnes ». Il faut dire
qu’en anglais, le questionnement s’est beaucoup appuyé
sur des mots formés sur -man, qui peuvent légitimement
ne pas paraître inclusifs.
En France, ce qu’on désigne par « écriture inclusive »
ne relève pas de la même logique que le gender-neutral
language dans la mesure où les propositions graphiques
visent précisément à séparer les genres, à les distin-
guer pour les rendre tous deux visibles. L’écriture dite
« inclusive » ne procède pas d’une neutralisation, qui
pourrait être le caractère d’un langage épicène, mais au
contraire d’une visibilisation accrue des genres. Mais il
faut dire qu’on ne part pas non plus de la même réalité
linguistique.
Ainsi, dans les débats récents ayant eu lieu en France,
on a vu apparaître des arguments visant à démontrer que
la langue française, dans les étapes de sa formation au
8
cours de l’histoire, a été conçue et amendée consciem-
ment, délibérément, pour être à l’image d’une société
où les femmes ont peu de droits, voire
aucun. L’écriture inclusive refléterait
les luttes et les conquêtes des femmes, L’écriture inclusive
refléterait les luttes
en promouvant une langue à l’image
et les conquêtes
de changements sociaux advenus ou des femmes.
qu’on souhaite faire advenir.

Faire apparaître les femmes dans


la langue : une affaire de linguistes ?
Les propositions de l’écriture inclusive suscitent un
grand nombre de questions, et notamment des questions
linguistiques. Dans la mesure où elles concernent l’écrit
– à l’instar, mais fort différemment, de ce qui concerne
l’orthographe – et ne sont pas « oralisables » – on ne
parle pas l’écriture inclusive –, leur fondement met en jeu
la conception de ce qu’est la mise à l’écrit d’une langue.
Ces propositions posent aussi la question de la variété
des usages d’une langue, de ses différents niveaux d’orga-
nisation (morphologique, syntaxique, sémantique), de la
visibilité du féminin en français par rapport à d’autres
langues, de l’enseignement de la langue écrite… De par
la palette des sujets touchés, c’est une affaire linguistique
de première grandeur, donc un sujet dont on trouvera
légitime que des linguistes s’emparent. Et c’est en tant
que tels que les contributeurs de cet ouvrage se proposent
ici d’argumenter, pour essayer de soustraire ce sujet, dans
un premier temps, aux passions que les luttes pour la
dignité des femmes dans nos sociétés peuvent susciter, et
aux effets d’idéologie.
Nous proposons donc au lecteur de prendre le temps
d’examiner ce champ de bataille, d’en comprendre les
9
enjeux dans ses différentes dimensions, d’examiner le
matériau en jeu pour permettre d’y voir un peu clair,
à l’abri des proclamations. Il s’agit de séparer les ques-
tions les unes des autres, dans une opération de tri qui
permettra peut-être – nous l’espérons – de ne pas céder à
la tentation d’amalgamer les arguments.
Nous avons donc pris le parti d’or-
Nous proposons donc
ganiser ce livre en chapitres courts, qui
au lecteur de prendre
le temps d’examiner donneront à penser et à mettre en pers-
ce champ de bataille, pective cette question singulièrement
d’en comprendre compliquée. Ces chapitres n’épuise-
les enjeux dans ront sans doute pas la question, mais
ses différentes ils sont à notre sens des entrées pour
dimensions. que chacun puisse prendre à sa conve-
nance le temps de penser, selon ses
interrogations ; nous les avons voulus illustratifs, infor-
més de manière rigoureuse sans être trop techniques.
Leurs auteurs sont par la force des choses très divers,
tant cette question exige, pour être arrachée à la polé-
mique et aux préjugés, de clarifier des thèmes compli-
qués qui relèvent de domaines de compétence parfois
très savants.
Trois grands ensembles structurent cet ouvrage. Le
premier réunit deux articles qui abordent la question en
la resituant dans des cadres de réflexion très généraux :
l’éternel débat entre usage et norme pour le premier, qui
se trouve réactivé par ces propositions, et la spécificité
linguistique du français pour le second, qui détaille les
niveaux de la langue impliqués. Le deuxième ensemble
s’intéresse à l’histoire de la langue, de ses descriptions
et de son enseignement. Est-il vrai que l’histoire de la
langue française a consciemment valorisé le masculin ?
Il nous faut, pour comprendre les enjeux présents dans
sa grammaire, repartir du latin, puis suivre pas à pas
10
l’évolution du système comme de sa manière de l’ensei-
gner. Enfin, il nous a paru utile, intéressant, nécessaire,
d’ouvrir les yeux sur la manière dont le débat se pose –
ou non – dans un certain nombre d’autres langues que
le français : l’anglais au premier chef, puisque, à bien des
égards, les discussions actuelles sur la langue française
sont des échos de discussions ayant déjà eu lieu dans
les sociétés anglophones ; l’allemand, lui aussi agité par
ces controverses ; et enfin deux langues dans lesquelles
la problématique du genre se présente de manière très
singulière, l’arabe et le coréen.

Danièle Manesse et Gilles Siouffi

11
Première partie

Questions préalables
C
   omprendre ce que met en jeu l’écriture inclusive
   exige d’aller au-delà de cette affirmation de
   principe que les femmes sont invisibles dans la
langue française. Cela demande d’être au clair sur deux
dimensions qui ne sont enseignées à aucun moment de
la scolarité.
En premier lieu, l’idée que nous avons de la langue est
intuitive, non réfléchie. Elle est une évidence jamais ques-
tionnée. Ensuite, elle se confond avec celle de la langue
correcte que nous avons construite très jeunes, lors des
premiers apprentissages à l’école, puis dans la lecture,
et qui se manifeste dans la vigilance grammaticale et
orthographique que nous exerçons à tout moment sur
les écrits, les nôtres et ceux des autres. À aucun moment
nous ne mettons en cause les formes de la langue stan-
dard qui est celle qu’on utilise chaque jour, sauf quand
nous sommes sensibles aux jeux de mots, aux détourne-
ments qui nous réjouissent, dans la poésie ou les arts du
langage en général.
C’est pourquoi cet ouvrage propose en première partie
deux chapitres pour rendre explicite ce qui est implicite,
ce que l’entreprise écriture inclusive présuppose sans
juger bon de s’en expliquer.
Qui décide de la langue ?
Comment fonctionne la langue, et quelles sont les
dimensions du système de la langue qui sont affectées
par les propositions de l’écriture inclusive ?

14
1
L’écriture inclusive :
question d’usage ou
question d’autorité ?
Gilles Siouffi

C
   omme la plupart des débats sur la langue qui ont
   agité les pays de langue française dans les
   dernières décennies (réforme de l’orthographe,
féminisation des noms de métier, terminologie gram-
maticale pour l’enseignement…), les récents débats sur
l’écriture inclusive ont placé sous un jour soudainement
cru, à la fois la relation complexe qu’ont les Français à
l’autorité, et la grande incertitude dans laquelle la plu-
part d’entre eux se trouvent vis-à-vis de ce qui est vérita-
blement décisionnaire dans les instances qui s’occupent
de langue. Qui décide, dans les questions linguistiques ?
Et y a-t-il vraiment quelqu’un qui décide ? Peut-être cer-
tains aimeraient-ils qu’il en soit ainsi, mais les choses ne
sont pas si simples. Indépendamment des enjeux socié-
taux et grammaticaux qui lui sont propres, la question
de l’adoption éventuelle d’une écriture inclusive qui don-
nerait plus de visibilité aux femmes dans la langue ren-
voie la société française – et francophone pour une part,
mais pas toujours de la même manière – à l’ambiguïté
historique qui a gouverné les relations entre les trois
pôles que représentent ce qui est prescrit par les textes,

15
ce qui est dans les usages, et ce qui s’impose auprès du
plus grand nombre. Il est important de ressaisir la consti-
tution, dans l’histoire, de ce rapport si tendu aux normes,
qu’on ne retrouve pas dans de nombreuses traditions.
Dans notre pays, les questions politiques, linguistiques
et sociétales se sont souvent superposées, mais d’une
manière parfois tellement contradictoire que cela finit
par égarer. Par ailleurs, la France connaît, à l’instar de
nombreux autres pays, ce qu’on pourrait appeler des
« mutations de l’autorité » typiques des
Dans notre pays,
les questions sociétés « postmodernes » dans les-
politiques, quelles le périmètre des communautés
linguistiques et a changé, de même que le rapport à ce
sociétales se sont que nous nommerons de façon large
souvent superposées, « le politique ». Et si la langue, selon
mais d’une manière de nombreux sociolinguistes se définit
parfois tellement autant par le sentiment d’appartenir à
contradictoire que
une communauté d’usage que par des
cela finit par égarer.
caractéristiques linguistiques propres,
il est fatal que ces évolutions aient touché le rapport à
cette entité abstraite si chargée de symboles qu’est la
langue.

Qui décide de la langue en France ?


Dans les encyclopédies linguistiques, le français est
souvent décrit comme l’une des langues les plus standar-
disées de la planète, autrement dit dans laquelle la lutte
contre ce qu’on appelle la variation (dans le choix des
mots, de la grammaire, de l’orthographe, etc.) ainsi que
contre les dialectes et variétés a été la plus active. Mais
cette standardisation, si on en accepte le diagnostic, est
le résultat d’une histoire complexe, non linéaire, où les
16
facteurs qui ont le plus joué ne sont parfois pas ceux
que l’on croit. En effet, la dimension symbolique, voire
imaginaire, se révèle parfois d’un poids plus important
que les faits eux-mêmes.

Une histoire à trous


Si l’on se place sous l’angle du politique, on remar-
quera que les épisodes d’autorité sont singulièrement
disparates, dans l’histoire linguistique française, et que
leur efficacité a parfois été exagérée. Au xvie siècle, on
met beaucoup en avant l’ordonnance de Villers-Cotterêts
(1539), par laquelle le roi François Ier demandait qu’on
s’exprime dans les cours de justice « en langage maternel
français et non autrement », essentiellement pour faire
pièce au latin, encore tout puissant. Mais les historiens
ont relativisé depuis la force prescriptive de cette ordon-
nance. On considère qu’elle a plutôt accompagné une
évolution qui était déjà en train de se faire.
À sa création en 1635, l’Académie française était
dotée d’un beau programme. Mais elle mit du temps à
l’exécuter, et ne gagna jamais, pendant les deux siècles
« classiques » (xviie-xviiie), la place d’une autorité authen-
tiquement prescriptive. Bien souvent, elle enregistrait –
avec un peu de retard – les mouvements d’une « culture
de la langue » qui se fabriquait certes en son sein,
mais aussi ailleurs, chez les grammairiens, remarqueurs,
écrivains, etc.
La Révolution française se signala par une authentique
volonté prescriptive qui fut suivie d’effets sur certains
points : redénomination de réalités quotidiennes comme
les poids et mesures, les manières de s’adresser (tutoie-
ment, etc.), lutte contre les patois, programme éducatif.
À vrai dire, ce fut sans doute le seul moment où une véri-
table « politique de la langue » fut mise en œuvre. Sans
17
doute ne faut-il pas négliger l’impact qu’eut ce moment
bref, vigoureux et plein d’autorité sur les évolutions
postérieures du rapport à la langue en France. On y vit
tout d’abord la preuve qu’une véritable action collective
sur la langue pouvait voir le jour, mais que cette action
avait alors un indubitable caractère politique. S’éloignait
ainsi le rêve classique qu’une prescription linguistique
pouvait d’abord avoir comme principe l’amélioration ou
l’embellissement de la langue cultivée pour elle-même.
Le xixe siècle inaugure une période plus complexe
et moins favorable à des prescriptions guidées par des
instances politiques. La question de l’éducation étant
une des grandes préoccupations de la période, c’est à
l’enseignement qu’est dévolue visiblement une partie
de l’action prescriptive. C’est le règne de la grammaire
scolaire, évoqué par André Chervel (p. 79), nouveau
lieu de référence pour qui veut savoir ce qui fait figure de
règle en matière de langage.
Le début des difficultés dans les prescriptions est à
situer au début du xxe siècle. C’est le moment où de
nombreuses propositions de réforme de l’orthographe
voient le jour – dont la plus connue est celle de 1901
–, sans jamais franchir cette sorte de plafond de verre du
passage à l’acte, ce qui est la preuve, aussi, d’un certain
affaiblissement des instances prescriptives. L’Académie
française est alors assez discréditée au plan de son action,
mais continue de jouer un rôle symbolique important.
Dans les années 1910, certains parlent de « crise du
français » – une manière de formuler les problèmes qui
deviendra récurrente tout au long du siècle.
À partir de la deuxième moitié du siècle s’enclenche
un processus de superposition des instances qui va ajou-
ter, à côté de l’Académie française, d’autres organes dans
le paysage. En 1966 est créé le Haut Comité de la langue
18
française, qui deviendra en 1989 la Délégation géné-
rale à la langue française – dans l’intitulé de laquelle
seront ensuite ajoutées les « langues de France ». De
cette Délégation relève le Conseil supérieur de la langue
française, présidé par le Premier ministre, et comprenant
vingt-deux personnalités, dont les secrétaires perpétuels
de l’Académie française et de l’Académie des sciences.
C’est à l’initiative de ce Conseil que furent proposées les
rectifications orthographiques de 1990.
Par ailleurs, la France n’a plus l’exclusive dans l’ini-
tiative des actions concertées sur le français. L’Académie
royale de Belgique prend des initiatives parfois plus
rapides ou différentes de l’Académie française ; l’Office
québécois de la langue française mène sa propre poli-
tique. Il existe certes un Conseil international de la langue
française, créé en 1968, mais il reste peu connu du grand
public. Lorsqu’un débat émerge dans la société, comme
au sujet de l’écriture inclusive, on s’explique ainsi qu’on
ne sache parfois plus vers qui se tourner, surtout si l’on
ajoute à ce paysage déjà encombré les commissions de
terminologie, les initiatives des ministères, et les inter-
ventions en leur nom propre de personnalités influentes.

Une perte de repères


C’est dans ce contexte de double « déstandardisation »
– déstandardisation géopolitique, puisque la France n’est
plus systématiquement aux avant-postes des réflexions et
décisions en matière de langue française, et déstandardi-
sation au sein des instances prescriptives – que la plupart
des débats sur la langue se déroulent désormais en France.
Chaque fois qu’une nouvelle question vient à être débat-
tue, on a l’impression qu’une confusion bien connue se
réinstalle, bien que la dite question paraisse « surencadrée »
sur le papier.
19
Par ailleurs – ce qui n’arrange rien – on remarque
de façon générale que beaucoup d’instances authenti-
quement politiques ou dotées d’une capacité législative
se signalent aujourd’hui par une perte de leur pouvoir
prescriptif. Ce phénomène a été bien repéré en droit,
comme en témoignent certaines publications du Conseil
constitutionnel1. Nombre de décisions prises souffrent
d’un déficit de notoriété et de « normativité » au sens
juridique – entendons par là la transformation effective
d’une prescription en norme. S’agissant des questions
de langue, deux épisodes récents illustrent ce déficit de
normativité des décisions officielles : la féminisation des
noms de métier (1982) et les recommandations concer-
nant l’orthographe de 1990. Dans les deux cas – surtout
le second – le discours prescriptif n’a pas été homogène,
et sa capacité à installer une norme plutôt incertaine.
Au travail accompli par les instances ayant la légiti-
mité de la prescription se sont ajoutées au fil du temps
les initiatives prises dans ce nouveau lieu de prescription
global qu’est l’École – entendons par là non seulement
les actions du ministère de l’Éducation nationale, mais
aussi l’action collective des enseignants et éditeurs de
manuels. Il est significatif que certains débats concer-
nant la langue trouvent leur point de départ dans des
dispositions prises au sein du cadre éducatif, comme cela
a été le cas à propos de l’écriture inclusive à l’automne
2017. Cela pose la question générale de qui est concerné
par les prescriptions en langue. Celles-ci concernent-elles
d’abord l’école, ou la société entière – adulte – est-elle
impliquée ? Le flou qui demeure sur cette question colore
nettement les débats linguistiques récents. Comme si,
en quelque sorte, nous ne savions jamais véritablement

1. « La normativité », Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 21, 2007.

20
bien, face à la langue, si nous étions des enfants ou des
adultes…
Pour autant, chaque fois qu’un débat touchant la
langue agite la société, on relève un appel à l’autorité –
par exemple de l’Académie française. Celle-ci a regagné
dans les dernières décennies une partie du terrain perdu
grâce à une politique plus active, une collaboration plus
étroite avec d’autres instances ou des milieux spéciali-
sés (les commissions de terminologie des ministères,
l’ATILF, partenaire de la neuvième édition du diction-
naire, etc.), et des actions de diffusion et de communi-
cation. Saisie du débat sur l’écriture inclusive, elle s’est
exprimée dans une courte et vigoureuse déclaration le
26 octobre 2017.
Mais les termes employés – « péril mortel » – lais-
saient transparaître dans leur vigueur une inquiétude
quant à la portée réelle qu’allait avoir cette déclaration.
Il arrive en effet que l’autorité de l’Académie soit remise
en cause – et par des instances ayant légitimité à le faire.
En 2014, un député UMP qui avait argué des posi-
tions de l’Académie pour appeler une députée, contre
sa volonté, « Mme le président », s’était vu infliger des
sanctions financières. En novembre 2017, la Cour de
cassation, juridiction ultime dans le droit pénal français,
a écrit à l’Académie française pour lui demander de se
repencher sur la question de la féminisation des noms
de métier, remarquant que des institutions judiciaires,
comme le ministère de la Justice, avaient adopté des
formes féminisées. Le 28 février 2019, l’Académie fran-
çaise, se fondant sur des données par la DGLFLF, publie
un rapport indiquant que l’usage s’est installé pour un
certain nombre de formes féminisées désormais accep-
tables donc, en précisant bien que ce rapport ne présente
aucun caractère contraignant. Des situations de combats
21
d’autorités sont tout à fait envisageables, même si elles
peuvent prêter à sourire.
Lorsqu’on met en rapport les débats récents autour de
questions linguistiques avec l’histoire des prescriptions
en France – impliquant essentiellement l’Académie –,
on s’aperçoit assez aisément d’un malentendu. Dans son
histoire, l’Académie française est restée assez fidèle à ses
principes de départ, qui étaient de donner à la langue des
« règles certaines »2. La démarche est donc restée stricte-
ment linguistique, de manière assez large d’abord, avant
que cela soit de manière quasi exclusivement lexicolo-
gique, puisque l’Académie a renoncé
Dans son histoire, au fil du temps, notamment après
l’Académie française
l’échec de sa Grammaire très décriée et
est restée assez
presque inconnue de 1932, à toutes ses
fidèle à ses principes
de départ, qui missions autres que celle du diction-
étaient de donner naire. Or, les questions qui lui sont
à la langue des aujourd’hui posées ne sont pas de cette
« règles certaines ». nature, la forçant à sortir non pas de
son lieu, mais de sa manière de fonc-
tionner. Elles émanent la plupart du temps de la société,
et leur articulation avec la démarche de rédaction d’un
dictionnaire n’est pas toujours très évidente. Il n’est pas
prévu, par exemple, que l’Académie française se réunisse
formellement pour étudier de façon posée et organi-
sée des propositions qui lui sont soumises. La plupart
du temps, on demeure dans la réaction plus que dans
l’action.

2. Article 24 des statuts de 1635.

22
Les normes et usages
Dans l’histoire linguistique française, ce qui relève
authentiquement de la prescription n’est pas premier, au
sein du vaste ensemble de ce qui s’est dit et écrit au sujet
de la langue.
Le « bon usage »
La faute en revient, si « faute » il y a, à la tradition du
« bon usage », née, à partir de notions issues de l’Anti-
quité, au xvie siècle, et surtout affirmée au xviie siècle
après Vaugelas3. D’une certaine manière, l’importance
culturelle donnée à cet espace de discussion, où les ques-
tions esthétiques (l’appel au jugement de l’oreille, par
exemple) coexistent avec la prise en compte d’un certain
pragmatisme social – en se référant aux usages sociaux
ou aux situations de parole –, n’a pas facilité la tâche des
instances qui pouvaient avoir une vocation prescriptive,
comme l’Académie, et plus tard les grammaires scolaires.
La situation est ancienne ! Et elle n’a pas beaucoup
évolué. Il est amusant de voir aujourd’hui le Bon usage
de Grevisse – dont la première édition date de 1936 et
qui en est actuellement, entre d’autres mains bien sûr,
à sa 16e édition – brandi par les tenants d’une norme,
alors que quiconque y a mis le nez sait que, dans bien des
cas d’hésitation, comme chez Vaugelas, plusieurs usages
sont évoqués sans qu’une solution unique et tranchée
soit affirmée.
Historiquement, le poids de ces nombreuses discus-
sions, qui témoignent de ce qu’on a pu appeler un
« amour de la langue », est considérable. Cela explique
en partie que dès qu’il s’agit, sur un point donné, de

3. Vaugelas (Claude Favre de), Remarques sur la langue française, Paris, Camu-
sat et Le Petit, 1647.

23
renoncer à ces discussions, en privilégiant une forme ou
en édictant une règle qui vaudrait pour tous et dans tous
les contextes, des réactions s’expriment. Comme si les
Français préféraient en fin de compte un certain flot-
tement dans les normes, qui leur permette de discuter
et d’argumenter, à la résolution univoque et commode
des difficultés. En somme, les Français ne seraient pas de
bons rule takers, comme on dit en anglais, autrement dit
« suiveurs de règles ». Le sachant, peut-être se gardent-ils
également d’être des rule makers, « faiseurs de règles ».
On remarque ainsi que les recommandations sur l’ortho-
graphe de 1990, qu’on peut qualifier de « tentatives de
réforme », ne sont pas allées jusqu’à l’imposition d’une
forme unique. Les graphies modifiées ne revêtent pas de
caractère obligationnel : « Aucune des deux graphies ne
peut être tenue pour fautive »4.
Ce contexte français, peut-être peu favorable en défi-
nitive aux prescriptions, est par ailleurs touché depuis
quelques décennies par un phénomène qu’on observe
également dans d’autres cultures linguistiques, et qui est
l’apparition de nouvelles normes locales – édictées par des
entreprises, des métiers, des sports, des communautés…
Ces nouvelles normes, élaborées en interne, portent à la
fois sur la dénomination (redénominations des objets),
et sur la communication (réglage de la communication
institutionnelle, par exemple). Conçues avec un objectif
pragmatique, elles n’ont pas vocation à avoir une portée
générale, et fluctuent au gré des nécessités pragmatiques.
Mais il est indéniable qu’elles introduisent une concur-
rence normative dans le paysage de la prescription.
À l’inverse de ce qui agite les institutions s’occupant
de la langue française en général, ces nouvelles normes

4. Journal officiel du 6 décembre 1990.

24
sont fréquemment revêtues d’un caractère impératif –
on en veut pour preuve les fréquentes listes distribuées
en entreprise. Ce partage des normes reflète un caractère
sociopolitique typique de notre temps : la scission entre
ce qui relève de la communauté globale – et ici la langue
joue évidemment un rôle symbolique – et ce qui relève
des communautés locales. Le passage de l’une à l’autre de
ces dimensions s’avère sans cesse moins aisé. Et on assiste
à un conflit entre ce qui est transmis – verticalement –
et ce qui est diffusé – horizontalement.

Des manières de faire


Dans ce contexte, les enjeux concrets de la vie défi-
nissent fréquemment des manières de faire transitoires,
et qui n’obéissent pas à la volonté d’un réglage global.
« Manière de faire » est un bon terme
pour décrire ce qui ne peut être La condition
confondu avec l’« usage » dans son langagière
sens traditionnel. C’est un fait qu’il d’aujourd’hui ne
faut accepter sans trop de prévention : permet plus qu’on
la condition langagière d’aujourd’hui puisse parler d’une
norme ou d’un usage
ne permet plus qu’on puisse parler
de la langue, ni de
d’une norme ou d’un usage de la voir dans la langue
langue, ni de voir dans la langue un un bien commun
bien commun qui serait partagé à qui serait partagé
l’identique. Il existe des manières de à l’identique.
faire, qui ne sont pas partagées, et qui
ne sont appelées à devenir ni des normes, ni des usages
au sens traditionnel. Et il est intéressant d’essayer d’en
identifier les fonctionnements, car ces fonctionnements
trouvent difficilement une place assignable à l’aide de
nos catégories reçues.
L’une de ces manières de faire, aujourd’hui, est de
nature technologique ou administrative. Le repérage des
25
individus, qui a longtemps été flou dans l’histoire, est
devenu sans cesse plus précis. Dans l’histoire, les contrats
de mariage, les inventaires après décès, les actes de vente,
les registres de baptême, puis le Code civil français,
promulgué par Napoléon Bonaparte en 1804 et sans
cesse remanié depuis, peuvent être considérés comme
des exemples d’une manière de faire dans la désignation
des personnes. Ces pratiques ont introduit des formes
linguistiques qui nous paraissent aujourd’hui archaïques,
comme « ledit », « la susdite », etc. qui sont parfois, à
notre grande surprise, toujours employées dans les situa-
tions contractuelles de notre vie. Dans ces situations, il
est en effet important de ne pas se tromper sur l’identité
des personnes.
Aujourd’hui, on peut considérer qu’il existe un vrai
décalage entre ces manières de faire techniques (profes-
sionnelles et gouvernant la vie du citoyen) et les usages
sociaux.

Un nouvel enjeu : la visibilité


Dans ce contexte, on peut interpréter la proposi-
tion de l’écriture inclusive comme une proposition de
manière de faire. Et qui dit manière de faire dit néces-
sairement contexte, plus que référence à une idée de la
langue largement imaginaire ou fantasmée. En l’occur-
rence, cette proposition vient prendre place dans le
contexte de l’affaiblissement du régime des prescriptions
langagières que nous venons d’évoquer. Elle rencontre
également un contexte d’évolutions linguistiques assez
particulières et, pour certaines, assez nouvelles.
Tout d’abord, la tendance à la fragmentation que
nous avons observée à propos des prescriptions touche
également la langue. Ce phénomène est présent dans la
26
plupart des « grandes langues » d’aujourd’hui, comme
l’anglais et l’espagnol. Inconsciemment, nous nous habi-
tuons à ce que non seulement les variétés de français non
hexagonales aient pris leur autonomie – au point que
tout rêve de voir une langue française se réhomogénéiser
devient hors de portée – mais aussi à ce que, dans l’espace
même du « français de France », des sortes de dialectes
soient apparus. Ces derniers n’ont plus grand-chose à
voir avec les anciens patois, comme on les appelait, mais
apparaissent plutôt comme des pratiques sociales, des
façons de faire qui revendiquent une certaine spécificité
et qui sont à même de faire sens en elles-mêmes, à côté
de leur fonction d’idiome.
L’une des difficultés des suggestions de modification
linguistique émanant d’une demande sociale est alors
qu’elle peut facilement être interprétée comme particu-
lariste. On peut ne pas se sentir concerné. Ce phéno-
mène est certainement gênant pour les tenants d’une
idéologie de la langue comme tout cohérent, fonction-
nant de manière homogène, constante et comparable
auprès de ce qu’on a appelé ses « locuteurs ». Pourtant,
une observation plus fine de la réalité peut nous faire
prendre conscience que les différentes composantes de la
langue (phonologie, lexique, morphologie, syntaxe) ne
fonctionnent pas de manière homogène sur toute leur
étendue, et qu’il n’existe rien de tel qu’un locuteur qui
puisse être pris comme emblème du fonctionnement de
la langue. Les sujets font des choses avec la langue, et ces
choses surprennent souvent.
De ce point de vue, les propositions de l’écriture
inclusive – telles qu’elles sont décrites, par exemple,
dans le Manuel déposé sur le site ecriture-inclusive.fr –
réunissent deux ensembles hétérogènes, et le terme « écri-
ture » est pris simultanément dans deux sens différents.
27
D’un côté se trouvent les attentions syntaxiques et lexi-
cales (comme le régime des accords), qui sont propre-
ment de nature linguistique. On peut estimer qu’elles
font partie de l’écriture de la langue au sens de sa mise
à l’écrit – mais on remarquera que ces propositions
peuvent concerner aussi facilement l’oral.
La proposition graphique du point médian est d’une
autre nature. Elle touche à l’écriture non seulement
comme reflet de la langue, mais aussi comme pratique
sémiotique particulière – et il existe dans toute écriture
une part non oralisable.
Si on se contente néanmoins d’interpréter l’écriture
prise dans ce sens comme un reflet de la langue, qu’il
s’agisse d’une transcription ou d’un autre lien, on pourra
juste commencer par remarquer que les propositions
d’écriture inclusive sont contraintes de se présenter,
puisque c’est là la raison d’être profonde de l’écriture,
comme des conventions ou comme des commodités.
En l’espèce, il s’agit d’abréger une formulation –
laquelle pourrait être, par exemple, « les citoyens et
les citoyennes ». Mais c’est ici qu’on peut objecter du
caractère absolument incommode de ces propositions.
Ludiques peut-être, créatives ou « artistiques », pourquoi
pas – en tant qu’étranges ou intrigantes, sans aller néces-
sairement jusqu’à un jugement esthétique –, pleines de
bonnes intentions, certainement ; mais commodes, sans
doute pas. C’est la raison pour laquelle les essais menés
au Québec ont été abandonnés.

28
Visible et incommode
Pour l’observateur, qu’on distinguera de l’usager, c’est
précisément ce caractère non commode qui peut intéres-
ser. En effet, l’écriture peut être aussi interprétée comme
une pratique de communication visuelle, en plus de son
lien avec la langue. De ce point de vue, on remarquera
que les propositions de l’écriture inclusive rencontrent
une évolution du fonctionnement sémiotique de l’écri-
ture observable depuis une vingtaine d’années environ.
Une première remarque à faire est que nous vivons
sans doute un nouvel âge de l’écrit. Il est certain qu’à
aucun moment de l’histoire la confrontation à l’écrit n’a
été aussi grande qu’aujourd’hui. L’apparition d’Internet
y est pour beaucoup, mais aussi l’importance des modes
de communication reposant sur le visuel. De là une
tendance à l’autonomisation du visuel et du graphique
par rapport à la langue. Bien souvent, le lien entre la
forme et le sens n’est plus pensé de manière linéaire ou
univoque, comme c’est le cas dans le signe linguistique,
mais oblique, quand ce n’est pas opaque, comme dans
le graff. Nous vivons une époque d’expérimentation
intense sur ce qu’il devient malaisé d’appeler de façon
globale « l’écriture », tant parfois les fonctionnements
s’écartent de ce que nous concevions traditionnellement
sous ce nom.
Depuis une vingtaine d’années, on assiste à un foison-
nement des propositions typographiques, marqué par
une évidente dimension ludique et un goût de l’arti-
fice qui ont longtemps été l’apanage de l’art, voire des
avant-gardes, mais ont acquis à l’évidence une nouvelle
fonction sémantique dans l’espace social. Il est fréquent
aujourd’hui que, dans un nom de marque, un caractère
soit pour ainsi dire « non conventionnel », qu’il soit
29
inversé, en casse majuscule, dans une autre police, une
autre couleur, etc. Sans parler des « binettes » et autres
émoticônes.
L’écriture semble ainsi à nouveau s’offrir au déchif-
frement plutôt qu’à la lecture. Les logos reposent sur ce
principe. L’hétérogénéité graphique fait partie du paysage
visuel contemporain. Il s’agit de distinguer visuellement
une partie de la chaîne graphique de manière à la déta-
cher de son fonctionnement sémiotique habituel. Les
propositions d’écriture inclusive rejoignent ce fonction-
nement, qui peut être interprété soit comme un fonc-
tionnement ludique, soit comme un fonctionnement
publicitaire, les deux n’étant d’ailleurs pas incompa-
tibles, bien sûr.
Fondamentalement, ce dont il s’agit en effet dans
l’écriture inclusive, c’est de visibilité. « Cesser d’invisi-
biliser les femmes », dit le Manuel. En cela, les proposi-
tions de ses tenants sont davantage en
Les propositions phase avec la société d’aujourd’hui que
d’écriture inclusive les propositions concernant la fémini-
rejoignent ce sation des noms de métier des années
fonctionnement, qui 1980. Elles sont aussi moins linguis-
peut être interprété tiques, ou moins uniquement linguis-
soit comme un tiques. Une preuve en est qu’elles
fonctionnement sacrifient la dimension d’oralisation.
ludique, soit comme Elles jouent sur davantage de tableaux
un fonctionnement – sans doute de manière inconsciente.
publicitaire.
De façon incidente, on pourra rele-
ver que cette demande de visibilité plus grande du fémi-
nin à l’écrit intervient à un moment de l’histoire de la
langue française où singulièrement, et pour des raisons
– si raisons il y a – qui n’ont rien de social, le marquage
du féminin semble plutôt en recul. Il est connu que le
« e » final après voyelle n’est plus entendu à l’oral depuis
30
le début du xxe siècle (« fatiguée » s’entend comme « fati-
gué »). Et on observe depuis peu – au moins à l’oral
– une tendance à la disparition des accords du fémi-
nin dans les participes passés conjugués avec « avoir »5.
Difficile de tirer des conclusions à propos de faits épars.
Mais il est possible qu’un désir d’action sur la langue
et l’écriture sorte renforcé de ce qui serait un sentiment
latent prenant la forme, sans aller vers de trop grands
mots, d’une « angoisse d’invisibilisation ».
Car il est difficile de nier que les questions de visibilité
ont acquis aujourd’hui une importance qu’elles n’avaient
pas dans les années 1980, au moment où les proposi-
tions de féminiser certains noms de métier pouvaient
s’appuyer de façon convaincante sur le seul souci de
faire mieux correspondre la totalité des possibilités de la
langue – puisque de nombreux féminins existaient déjà
ou avaient été testés dans l’histoire – avec une désigna-
tion individuelle équitable des hommes et des femmes.
Nous vivons aujourd’hui à l’ère du signifiant, plus que
du signifié. Les mots et les formes graphiques font leur
chemin en tant que formes, à côté de leurs fonctions
d’origine. Parfois, ce chemin vaut plus que le sens. Il y
a là une modification significative de certains aspects de
notre condition langagière qui attend des analyses plus
approfondies.

Un impossible « usage »
Si l’on inscrit les propositions de l’écriture inclusive
dans le champ des manières de faire plus que dans celui
des usages ou des normes, il nous faut admettre que les
enjeux essentiels résident dans le contexte d’intervention

5. Tel que dans « la chose qu’elle m’a dit ».

31
de ces manières, et non dans la langue à proprement
parler. Si l’on s’obstine à se référer à la langue comme à
une entité qui serait dotée de ses propres caractères, on
court le risque de l’essentialiser, de la transformer en une
idée abstraite, en une totalité cohérente, ce qui peut par
exemple conduire à estimer, absurdement, que certaines
langues sont sexistes. Personne n’est dépositaire de « la
langue française », pas même l’Académie française. Dès
la première édition de son Dictionnaire en 1694, elle
excluait de son champ les mots techniques (« des arts »)
et les mots vieux, qui étaient pourtant des mots français.
Selon ses termes, elle s’était « retranchée » à la langue
commune. Ce qui prouve bien qu’elle choisissait des
manières de faire, et ne les traitait pas toutes. Au même
moment, d’autres, comme Furetière, faisaient d’autres
choix.
Le problème, aujourd’hui, est
Si l’on s’obstine à se qu’on demande à l’Académie d’avoir
référer à la langue une opinion sur toutes les manières
comme à une entité
de faire, lesquelles peuvent parfois
qui serait dotée de ses
propres caractères, s’apparenter à des dispositions locales,
on court le risque de sans vocation à entrer dans l’usage
l’essentialiser, ce qui général. Et c’est ici, sans doute, que
peut par exemple notre condition langagière contem-
conduire à estimer poraine est bien éloignée aujourd’hui
que certaines langues de ce qu’elle était au xviie siècle, et de
sont sexistes. façon générale, du moment où sont
apparues, dans la plupart des langues,
les instances prescriptives (grosso modo entre le xviiie et
le xixe siècle).
D’un côté, nous sommes confrontés à une multi-
plicité désarçonnante de manières de faire ; de l’autre,
nous avons une idée de la langue paradoxalement plus
englobante et plus exigeante. De là, le vieux débat
32
entre usage et norme se présente à nous d’une nouvelle
manière, une sorte d’aporie, au final.
Comment en effet convaincre du bien-fondé d’une
manière de faire aujourd’hui ? C’est une vraie question,
à laquelle la référence aux anciennes « autorités » ne
permet pas de répondre. C’est particulièrement le cas
des manières de faire dont le périmètre n’est pas bien
circonscrit. Les propositions d’écriture inclusive relèvent
de ce cas. Ont-elles vocation à trouver leur place dans
la communication institutionnelle, ou à se généraliser à
l’ensemble des usages, à ce qu’on appelait anciennement
la « langue commune » ? Doivent-elles être enseignées
aux jeunes générations seulement, pour préparer l’ave-
nir ? Ou doit-on se mettre tous, dès à présent, à l’écriture
inclusive ? À ces questions légitimes, il est très difficile
aujourd’hui d’apporter des réponses qui emportent la
conviction.
Généralement, devant des propositions qu’elle n’a
envie de considérer qu’avec réticence, l’Académie fran-
çaise répond de façon assez hypocrite : « l’usage n’a pas
suivi »6. Ce faisant, elle se fait l’interprète – ce qui est dans
ses missions prévues – d’un « usage » général pris dans
son sens ancien, en allant d’ailleurs un peu vite dans ses
conclusions – on se demande à partir de quel moment on
peut juger que l’usage a « suivi » ou n’a pas suivi.
Mais elle prend aussi habilement appui sur un fait
typique de notre époque : en réalité, il est aujourd’hui
très difficile de parler de l’usage. Sans doute y a-t-il
des usagers de la langue. Mais y a-t-il un usage ? Des
usages, plutôt. Les usagers font souvent ce qu’ils ont
envie de faire, ce qui ne signifie pas – ou plus – que

6. C’est la teneur de la réponse d’Hélène Carrère d’Encausse à la Cour de cas-


sation le 6 novembre 2017.

33
cela va créer un usage commun. Et surtout, peut-être
davantage qu’auparavant, ils font ce qu’ils aiment ou ce
qu’ils savent faire. Si, comme dans le cas des propositions
de l’écriture inclusive, ce qui est visé avant tout, c’est
la visibilité, il n’est peut-être pas indispensable que ces
manières de faire entrent totalement dans l’usage. C’est
ici que la demande de visibilité et la demande de norme
apparaissent comme n’étant pas symétriques, et peut-
être difficiles à accorder. Tout dépend à laquelle des deux
on accorde la prééminence. Nous sommes si habitués à
des manières de faire linguistiques ou graphiques expéri-
mentales – sans origine prescriptive ni vocation norma-
tive – que nous pouvons fort bien nous satisfaire de les
voir demeurer dans un espace relativement restreint,
comme des figures de ce statut étrange, intermédiaire
et provisoire, assumé aujourd’hui par de nombreuses
formes de langage.
L’observation des dynamiques récentes impliquant
l’usage et l’autorité dans les questions linguistiques laisse
en tout cas penser que nous ne sommes plus dans une
époque où il sera facile de trancher ou de prédire. Nous
vivons une période où, étrangement, des pratiques paral-
lèles s’installent, et où, pour ceux qui l’éprouvent, le
besoin de norme reste parfois non satisfait. La situation
peut très bien rester flottante, entre deux eaux. Faut-il
s’en réjouir ou le déplorer ?

34
2
La langue à tous ses niveaux
face à l’écriture inclusive
Danièle Manesse

Q
   uand on n’est pas versé dans l’analyse de la
   langue, le caractère inédit et surprenant des
   innovations linguistiques de l’écriture inclusive
est un obstacle pour en mesurer la portée et leur perti-
nence : on vit avec la langue, dans la langue, ses méca-
nismes complexes ne sont pas conscients, pas plus que
ne le sont ceux de la digestion ou de la marche. À tout
instant, des millions de locuteurs échangent continuel-
lement grâce à la langue, sans réfléchir au fonctionne-
ment de l’outil qu’ils utilisent, sans même être sensibles
aux changements à l’œuvre qui travaillent et transfor-
ment insensiblement leur propre manière de parler. Des
millions de lecteurs lisent le français en ayant oublié
comment ils ont appris à lire ces suites de signes pour
eux désormais transparentes, puisqu’ils en maîtrisent
des règles qu’ils se sont appropriées enfants ; leur atten-
tion est tournée vers la recherche du sens et ils ne s’inté-
ressent pas, en principe, aux formes qui le portent, sauf
si elles leur paraissent obscures, incompréhensibles ou…
fautives.
L’introduction de l’écriture inclusive demande de renon-
cer à certains automatismes, donc de se mettre dans

35
une position d’observateur pour interpréter des signes
nouveaux dans la langue écrite. Et ce n’est pas simple :
les propositions de l’écriture inclusive ne sont ni mar-
ginales, ni mineures. Elles concernent tous les niveaux
d’organisation de la langue, comme on va le voir ; et
elles laissent perplexes beaucoup de lecteurs qui s’y
confrontent pour la première fois. Elles varient selon
l’origine géographique – France, Suisse, Québec –, elles
varient selon le caractère privé ou ins-
L’introduction de titutionnel de la prescription, et il y a
l’écriture inclusive en son sein des degrés, des écoles, des
demande de
surenchères.
renoncer à certains
automatismes, On peut penser que cette nouveauté
donc de se mettre radicale provoque deux attitudes
dans une position contradictoires qui ne sont pas du
d’observateur pour même registre : soit on adhère au
interpréter des constat de départ, selon lequel la
signes nouveaux langue française a des traits antifémi-
dans la langue écrite.
nistes qu’il faut corriger, et l’écriture
inclusive est adoptée sans réserve ; soit
elle est rejetée sans appel parce qu’elle touche à un bien
commun d’évidence, la langue, qu’on n’a pas l’habitude
de remettre en question.
Allons y voir de plus près : sans entrer dans le débat qui
concerne leur bien-fondé, on voudrait ici donner à tous
les moyens de comprendre ce que les propositions de
l’écriture inclusive transforment ou perturbent dans les
mécanismes habituels de la langue1.

1. Les fragments cités de règles ou de discours en écriture inclusive ont des


sources diverses, toutes publiques et consultables. Ces sources sont très nom-
breuses, parce que, en quelque sorte, l’écriture inclusive se cherche et s’expé-
rimente. Toutes ne feront pas l’objet de notes pour éviter d’alourdir le texte.

36
Les femmes « invisibles »
dans la langue… mais peuvent-elles
être dans la langue ?
L’écriture inclusive, est-il dit, a pour mission de modi-
fier la langue de manière limitée, pour en combler un
manque, un défaut : « l’invisibilité » des femmes. Ce
terme a surgi de manière fondée et incontestable dans
les années 1970, lors des premiers travaux sur lesquels
nous reviendrons en toute fin de chapitre concernant les
noms de métiers, titres, grades et fonctions ; les femmes
n’étaient pas « désignées », dans toutes ces places, et il
s’agissait de compléter le stock de mots du français – le
lexique – qui n’avait pas ou n’utilisait pas de mots spéci-
fiques pour un grand nombre d’entre eux quand il s’agis-
sait de femmes ! Tout simplement parce que la société
n’autorisait pas les femmes à occuper ces places réservées
aux hommes, ou pire, leur avait interdit le droit de les
occuper ; en sorte qu’une femme qui accédait à l’une de
ces places était désignée dans un accoutrement linguis-
tique d’homme. C’est là une dimension non sujette à
polémique de l’écriture inclusive, à laquelle la société
dans son ensemble s’est ralliée, à l’exception de certaines
élites qui préservent on ne sait quel pouvoir.

Les signes de la langue


et le monde sensible
C’est tout autre chose quand le terme « écriture » est
pris dans son sens le plus concret : procédures de mise
à l’écrit, système de graphies pour représenter la parole,
bref, l’ensemble des signes concrets ordonnés qu’on
déchiffre dans un texte écrit (les lettres, la ponctuation,
la typographie). Ce qui va être proposé à la modification,

37
ce ne sont pas les mots, qui correspondent à des entités
empiriques, des choses ou des idées, mais leur composi-
tion, leurs caractéristiques abstraites : certaines formes
comme « ceu-elles », les limites des mots comme dans
« les agriculteur-trice.s », leurs marques grammaticales
« les étudiant-e-s ». Ce faisant, on établit un lien direct
entre une donnée du monde empirique – le sort qui
est fait aux femmes dans la société – et les formes de la
langue.
À cela, on peut opposer qu’il n’est pas du ressort de la
langue d’être à l’image du monde ; la langue est d’abord
un outil de communication qui sert à dire le monde,
mais qui a son organisation propre ; l’ordre de la langue
n’est pas celui du monde. Ce à quoi réfère un mot, la
réalité du monde sensible qu’il sert à
À cela, on peut désigner, n’est pas la même chose que
opposer qu’il n’est son sens. Le sens d’un mot renvoie à
pas du ressort de l’ordre de la langue et du contexte dans
la langue d’être à lequel il apparaît : un tour de piste
l’image du monde.
n’est pas un tour de taille ni un tour de
magie ; « cet ignoble assassin » et « ce
grand chef d’État » peuvent désigner la même personne
réelle, mais n’en disent pas la même chose : ce n’est pas
l’individu qui est dans la langue, c’est ce qu’on en dit.
L’univers des choses et des gens, et l’univers de la langue
avec laquelle je peux en parler ne sont pas de la même
nature. Le masculin de la langue n’est pas le masculin
du monde sensible. Ce point central est discuté dans le
chapitre 2, deuxième partie.
Là est pourtant la prémisse de l’écriture inclusive :
poser l’homologie de la langue et du monde sensible,
précisément pour ce qu’ils ont en partage, comme le
masculin, qui désigne à la fois un genre grammatical et un
genre biologique. C’est aussi ce que fait l’écrivain Deszö

38
Kosztolányi dans la nouvelle Le traducteur cleptomane
(Viviane Hamy, 1994) : l’ami du narrateur décroche
un travail de traducteur qu’il fait à merveille, mais on
le chasse honteusement parce que, dans ses traductions,
il réduit les montants de sommes d’argent qui figurent
dans le texte original, il supprime des objets précieux et
remplace l’or par du laiton : il vole dans les mots comme
il vole dans le monde concret… Oui, mais c’est de la
littérature qui joue à confondre l’ordre de la langue et
celui du monde réel !
De même, les enfants non-lecteurs, au cours du proces-
sus qui va les mener à la langue écrite, n’échappent en
général pas à une représentation primitive de la langue :
il est difficile de leur faire admettre que « train » s’écrira
avec un mot plus court que « papillon », malgré la diffé-
rence de taille de ce qu’ils désignent ; ils se trompent
sur la nature de la relation entre langue écrite et mode
des choses, mais c’est un temps du chemin cognitif à
parcourir2 !
Cette conception qui suppose l’homologie entre
les choses du monde et les choses de la langue fonde
l’argumentation des partisans de l’écriture inclusive :
la prééminence du genre masculin dans les accords et
certaines terminaisons verbales sont pour eux à l’image
exactement de l’écrasement séculaire des femmes par les
hommes dans le monde réel. Pour parvenir à l’égalité
hommes-femmes, il faut donc, selon eux, bousculer le
système de la langue. C’est là identifier au sens propre
le genre grammatical féminin et le genre biologique des
femmes.

2. Cf. chapitre 4, deuxième partie.

39
Comprendre l’amalgame
entre le monde sensible et la langue
Un tel raisonnement n’est pas sans fondement. On
peut, sinon connaître, du moins supposer l’origine de
la revendication féministe à identifier le féminin ou le
masculin grammatical des langues avec le sexe féminin
ou masculin des êtres animés que la langue met en scène.
Le classement dans les langues des objets et des sujets,
animés ou non, a très vraisemblablement une origine
patriarcale, vieille de milliers d’années : si, en arabe et en
français, le soleil et la lune sont de genres opposés, et si
le soleil est du genre neutre en russe, c’est en raison de
leur place dans les cultures qui les honoraient. Les règles
d’accord en faveur du masculin sont-elles pour autant
un reflet de l’oppression masculine incontestable dans
l’histoire des sociétés ? Certainement… mais à l’origine,
il y a plusieurs milliers d’années.
« À mon sens, dit Françoise Héritier, “masculin/
féminin”constitue la base conceptuelle fondamentale de
nos systèmes de pensée. [...] Je vous mets au défi de trouver
une société qui n’utilise pas de catégories dualistes qui ne
soient greffées sur la catégorie masculin/féminin caractéri-
sées socialement et culturellement par elle. »3

Faut-il pour autant considérer la grammaire d’une


langue comme le calque du monde, les catégories gram-
maticales comme des entités concrètes ? L’identification
du genre sexué et du genre grammatical est une évidente
tentation, mais tout à fait anachronique : à présent et
depuis des siècles, le genre masculin est d’abord une
caractéristique dans le système de la langue, interne à
ce système. Si l’on considère le français, on voit que

3. Choisir la cause des femmes, n° 89, p. 4, Paris, 2004.

40
tous les noms sans exception possèdent l’une ou l’autre
caractéristique, masculin ou féminin ; dans la plupart
des cas, la forme et le genre attribués à tel ou tel mot ne
reposent sur aucun lien raisonné comme en témoignent
les genres différents que prennent les objets dans des
langues de même – lointaine – origine : « table » est
féminin en français et en espagnol, et masculin en russe ;
« souris » est féminin en français et masculin en espa-
gnol, etc. Seules sont concernées par l’écriture inclusive
les femmes de l’espèce humaine, désignées la plupart
du temps par des noms féminins. Sont hors de cause la
femelle lynx ou écureuil. L’écriture inclusive se mobi-
lise dans la langue seulement pour ce qui désigne les
femmes, elle ne concerne qu’un petit sous-ensemble de
noms, de pronoms et les accords qui les concernent dans
les marques de la langue.
Or, on ne parle ici que du français, car certaines
langues, comme l’anglais ou le coréen4, n’opposent pas
ou quasiment pas les deux genres grammaticaux, le
masculin et le féminin ; d’autres usent de trois genres,
comme le grec, le russe… Mais le russe va oublier au
pluriel cette opposition, puisqu’il n’a qu’une forme d’ac-
cord de l’adjectif pour les trois genres (masculin, fémi-
nin et neutre), tandis que l’anglais n’accorde pas du tout
l’adjectif, pas plus en genre qu’en nombre… Va-t-on dire
pour autant que ces langues reflètent des cultures plus
respectueuses de l’égalité hommes-femmes ?
Lorsque Jean Genêt parle des « folles amours de la
sentinelle et du mannequin », il bouleverse les catégories
duelles du genre en français, celle du masculin et du fémi-
nin, en associant le féminin à l’homme et vice versa – en
un temps où toutes les sentinelles étaient des hommes, et

4. Cf. chapitres 1 à 4 de la troisième partie.

41
les mannequins des femmes – ; il joue à rebrousse-poil de
la stabilité du genre en choisissant un mot dont le genre
diffère au singulier et au pluriel… mais c’est de la poésie !
Une provocation dans la langue, qui respecte parfaitement
les formes conventionnelles de cette dernière. On revien-
dra longuement sur l’accord au masculin et la notion de
neutre dans cet ouvrage, parce que là semble résider le
nœud dont seule la discussion scientifique pourrait éviter
l’échange d’arguments seulement idéologiques.

La langue est d’abord orale


L’écriture inclusive fait de la langue écrite son prin-
cipal champ d’intervention. Mais la langue, cet outil de
communication entre les humains, est d’abord orale, et
on n’aura garde d’oublier qu’une bonne partie des habi-
tants de la planète, y compris dans nos sociétés scola-
risées, est exclue de l’écrit, voire n’a pas de possibilité
d’écrire dans la ou les langues grâce auxquelles elle
apprend à vivre, puisqu’il n’en existe pas de transposition
écrite. Il ne peut exister de langue écrite que précédée
par une langue orale et transcrite depuis cette dernière ;
la langue écrite n’est pas la langue, elle n’en est que la
transcription ; elle va s’éloigner de la langue orale parce
qu’elle a d’autres contraintes pour être intelligible par
tous, quand celui qui écrit et celui qui lit sont séparés
dans l’espace, dans le temps… L’écriture inclusive passe
par-dessus cette évidence et n’œuvre que sur le versant le
plus prestigieux de la langue, l’écrit. En cela on pourra
dire qu’elle assume d’être une pratique lettrée.
Il en est du français comme de toutes les langues du
monde, et la langue orale a précédé le français écrit,
jaillissant en des formes diverses, se différenciant et se
rassemblant en « variantes », selon les lieux, les époques,
les locuteurs. La langue écrite est conservatrice, moins
42
mobile : c’est inhérent à cette modalité de la langue. Elle
a la vertu d’unir les locuteurs et les lecteurs-scripteurs
dans le temps et l’espace, et le français écrit de Molière ou
de Zola se lit d’Ostende à Dakar, de Lausanne à Québec.
Il est de la nature de la langue écrite d’être stable, et les
linguistes peuvent parler d’un français standard – avec
mille prudences qu’on ne peut exposer ici. Cela n’em-
pêche pas la langue écrite d’évoluer, elle aussi, mais plus
lentement : au risque de n’être plus comprise, elle doit
conserver son lien avec la langue vivante, la langue orale,
laquelle ne cesse de se transformer. Il y a peu de chances
que des francophones non habitués comprennent d’em-
blée la langue prononcée à la manière du français du xviie,
telle qu’elle était parlée par La Fontaine, mais on la lit
encore aisément. Les grands mouvements qui affectent
la langue orale retentissent dans la langue écrite, laquelle
se transforme à sa suite, lentement, avec les réticences et
le contrôle de ceux qui ont le « droit » de la faire évoluer5.
C’est un chemin inverse aux forces communes d’évo-
lution de la langue que suit l’écriture inclusive : elle est
attachée à imposer dans la langue écrite des traits qui
n’ont pas leur origine dans la langue orale, et comme on
le verra, elle ne se donne pas pour mission de transfor-
mer cette dernière, sans doute parce que ce serait une
mission impossible.
« Nul effort ne parvient à arrêter le mouvement de la pous-
sée vitale et sociale qui détermine l’évolution du langage. Il
coule comme une eau vive sous la glace rigide de la langue
écrite conventionnelle. Puis un beau jour la glace craque, le
flot tumultueux de la langue populaire envahit la surface
immobile et y amène de nouveau la vie et le mouvement »6.

5. Cf. chapitre 1.
6. Bally (Charles), Le langage et la vie, Librairie Droz, 1965, p. 10.

43
L’écriture de la langue est-elle
transformable ?
Les modes de la transposition à l’écrit relèvent de
décisions humaines, à la différence de la langue orale
qui échappe à toute mainmise autoritaire. On ne saurait
donc par principe déclarer inacceptables des modifica-
tions dans l’organisation de l’écriture. Fréquemment
dans l’histoire, on a modifié les normes de la transpo-
sition à l’écrit, notamment en ce qui concerne le maté-
riau de base, le système de signes adoptés pour écrire une
langue : le turc ou le coréen l’ont fait pour des raisons
fonctionnelles ; lors de la révolution bolchevique, on a
simplifié l’alphabet russe ; l’orthographe de quantité de
langues a été modifié pour mieux l’ajuster à la parole…
Ce n’est pas le cas du français depuis le xviiie ; on pour-
rait le simplifier bien plus, et nombre de francophones
en appellent à une simplification de l’orthographe ! Ces
transformations se font toujours au titre de l’intérêt
des usagers : on transforme parce que la langue écrite
y gagnera en force de communication, en clarté, en
commodité d’usage puisque la langue est au service de
ceux qui l’emploient, non l’inverse.

La langue écrite transpose d’abord


la langue orale
D’une culture à l’autre, les signes de l’écrit sont variés,
comme sont variés les principes qui les organisent : les
idéogrammes sont des signes qui renvoient à des objets
du monde sensible et intellectuel, et le chinois est
pour partie une langue transcrite en idéogrammes ; les
langues syllabiques, comme l’arabe ou l’hébreu, ou les
langues alphabétiques ne transcrivent pas directement
44
des données d’expérience du monde : les signes qui les
composent correspondent à des segments du flot sonore
de la langue orale, la syllabe, les sons – ou phonème,
pour les linguistes.
En français, les lettres, parfois des groupes de lettres
(« ou », « an », « ch ») servent à transcrire les sons de
l’oral ; mais une partie des lettres ont d’autres fonctions
et compliquent la transcription de l’oral. On a établi
qu’en français, environ 20 % de lettres, souvent dites
« muettes », sont silencieuses, mais elles sont porteuses
de sens : elles indiquent la catégorie, la nature, comme
on dit à l’école : « ce retraité/se retraiter », « trafic/
trafique » ; elles permettent de décider à quel sens on a
affaire entre des mots qui ont la même forme phonique :
« le taon vole/le temps vole » ; elles indiquent le nombre :
« certains chats miaulent tristement » ; elles indiquent
le genre : « l’artiste est arrivée », etc. La plupart de ces
lettres, dans un passé plus ou moins reculé, étaient
prononcées, c’est-à-dire que leur contrepartie orale était
dans la tête de qui écrivait. Elles posent maintenant de
redoutables problèmes orthographiques parce qu’elles ne
correspondent plus à des sons.

Les signes de l’écriture inclusive


L’écrit met en jeu des signes en nombre limité (alpha-
bet, signes de ponctuation, à quoi s’ajoutent les signes
dits typographiques, tel l’alinéa, les guillemets, les
points de suspension, etc.). La mise en œuvre de l’écri-
ture inclusive dans la langue se traduit d’abord par une
apparition dans la chaîne écrite de signes supplémen-
taires (lettres, syllabes, signes), qui accroissent la quan-
tité des éléments non prononcés ; elle va donc dans le
sens d’une complication de l’orthographe et rend plus
45
difficile encore l’opération si fréquente
C’est la distance de lecture à haute voix, pour partager,
entre la langue
apprendre et retenir un texte. Par là
orale et la langue
écrite qui est même, c’est la distance entre la langue
modifiée avec orale et la langue écrite qui est modi-
l’écriture inclusive. fiée avec l’écriture inclusive. Dans
quels domaines ?

La ponctuation
Elle a un rôle majeur dans la compréhension du texte
écrit. Tous les signes qui la composent fonctionnent
comme des « alertes », des invitations pour comprendre
au-delà des mots ce qui n’est pas dit à l’écrit : l’intona-
tion, l’emphase, les hésitations, le timbre et la force de
l’élocution. Les signes qui la composent traditionnelle-
ment sont le point, la virgule, le deux-points, les points
d’interrogation et d’exclamation ; mais on peut ajouter
le blanc entre deux mots, les majuscules et les signes qui
ordonnent un texte dans sa mise en page – alinéa, asté-
risque, parenthèses, trait d’union… Dans les différentes
prescriptions de l’écriture inclusive, on trouve tous ces
signes, détournés de leur usage habituel : la majuscule
au centre d’un mot tranche avec son usage à l’initiale ; le
tiret à la fin d’un mot ne sépare plus deux éléments liés,
comme dans « bric-à-brac » ou « vient-il ? ». D’ordinaire,
le point a pour fonction de marquer la limite d’une
phrase, et on sait que c’est un élément fondamental qui
intervient dans la régulation de la lecture, même chez un
lecteur expert ; or, voici que, dans l’écriture inclusive, il
intervient en fin de mots et non plus de phrase, brouil-
lant la perception visuelle de cette unité fondamen-
tale ; et il est alors suivi de lettres isolées qui n’existent
pas dans la langue écrite normale. Les parenthèses, qui
46
servaient au langage administratif, sont parfois sollici-
tées, et détachent un mot de sa terminaison de genre ou
de nombre. S’y ajoute l’usage d’un signe typographique
nouveau, le point moyen ou médian, acrobatique à
produire avec les claviers actuels.
Ce ne sont pas des innovations négligeables, et ces
marques nouvelles sont parfois commentées de connota-
tion affective : « Je trouve ça élégant, cela forme comme
des petits nuages à la fin des mots », déclare la secré-
taire du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et
les hommes7. Ce bonheur à détourner la chaîne écrite,
comme le font les poètes, se traduit par des complica-
tions ; permettent-elles vraiment à tous les utilisateurs
de la langue « de ne plus voir un monde uniforme mais
riche des deux sexes » ? Bref, de voir, grâce à ces arti-
fices, apparaître dans la langue la moitié de l’humanité,
les femmes ?

L’écriture inclusive perturbe


la linéarité de la chaîne écrite
Un principe fondamental de la mise à l’écrit du fran-
çais, comme de la plupart des langues alphabétiques, est
transgressé dans la pratique de l’écriture inclusive, celui
de la linéarité. La langue est unidimensionnelle, parce
qu’on ne peut dire qu’une chose à la fois ; en cela, la
parole diffère de la musique, de la peinture, où plusieurs
signes signifiants se superposent. Dans son organisa-
tion habituelle, la langue écrite est aussi linéaire : elle se
compose de lettres, de groupes de lettres, organisés en
mots, puis en séquences ponctuées – les phrases – qui

7. Brigitte Grésy interrogée par Catherine Mallaval, « Écriture inclusive : de-


puis que j’écris ainsi, je ne vois plus un monde uniforme mais riche des deux
sexes », Libération, 5 novembre 2017.

47
forment des textes, etc. À partir des unités écrites, on
peut reconstituer la chaîne orale : on peut dire à voix
haute une phrase écrite quelle qu’elle soit, même si on
n’en comprend pas le sens afin de la partager, s’en indi-
gner, la questionner.
L’écriture inclusive perturbe la linéarité : les textes où
elle figure superposent des niveaux à la manière d’une
partition polyphonique. Il faut, pour lire à voix haute
des textes écrits en écriture inclusive, suivre des règles
particulières. Saura-t-on lire par téléphone à quelqu’un
qui en a besoin ce message, adressé à leurs adhérents
par trois associations de didactique qui s’adressent en
septembre 2018 aux « Formateurs/-trices, enseignant.e.s,
chercheur.e.s, décideurs/-euses, auteur.e.s de matériel » ?
Il faut ajouter des syllabes non explicitement écrites,
redoubler des mots : « formateurs et formatrices », « ensei-
gnants et enseignantes », etc. Ce faisant, on accepte un
découplement entre la langue orale et la langue écrite.
C’est sur ce même modèle qu’un programme politique
qui avait pour ambition d’être proclamé, partagé, déclare
rechercher « [...] des passeur.se.s, des cogiteur.se.s, des
tisserand.e.s, des bâtisseur.e.s »8.

L’inconstance de la forme écrite


dans les discours
On comprend à l’oral le mot « pneu » prononcé
« peuneu » ou « pne », parce que la situation où on l’entend
nous y aide si nous hésitons. La graphie « pneu » permet
d’identifier le mot où qu’on soit, et il serait difficile de
le lire sous des formes plausibles « peuneut », « pneux »,
« pneû », « pnoeud » au long d’un même texte : la langue

8. Programme du mouvement de Benoît Hamon, février 2018.

48
écrite est faite de formes stabilisées, diffusées, transmis-
sibles. Elles sont uniques et stables pour être comprises
dans le temps et dans l’espace.
L’écriture inclusive se libère de cette règle de perma-
nence du signe écrit : elle inscrit ses propositions dans
des situations en nombre limité notamment dans les
écrits des institutions. Ses promoteurs n’ont de cesse de
rappeler qu’elle n’a pas à s’appliquer à la littérature déjà
écrite : on imagine mal, en effet, Stendhal, Proust ou
Baudelaire réécrits en écriture inclu-
sive. À maintes reprises aussi, ses L’écriture inclusive
promoteurs écartent l’idée de l’ensei- se libère de cette
gner dans les petites classes – ce qui n’a règle de permanence
pas empêché la rédaction du manuel du signe écrit :
précité destiné à des enfants de 8 elle inscrit ses
ans . Venant des cercles les plus mili-
9 propositions dans
tants de son application, des textes des situations en
commencent fréquemment en écriture nombre limité.
inclusive et l’abandonnent ensuite sans
crier gare. Ainsi, après un début de texte rédigé avec les
règles de l’écriture inclusive, on trouve quelques lignes
plus loin :
« En mai 2018, nous avons transmis une lettre ouverte
aux participants [sic] à la “Conférence de lancement du
volume complémentaire du CECR avec de nouveaux
descripteurs”(Conseil de l’Europe, Strasbourg, 16-18 mai
2018), sous couvert de ses organisateurs [sic] ».

Est-ce parce que les rédacteurs sont conscients de la


lourdeur de sa gestion, et prennent en compte la diffi-
culté de sa lecture ? L’écriture inclusive n’est alors qu’une
accroche, un effet d’annonce. Il est vrai que son maintien
9. Le Callennec (Sophie) et al., Questionner le monde, CE2 cycle 2, Hatier, Paris,
2017.

49
au long d’un texte, qu’on trouve aussi, complique incon-
testablement les processus de lecture ; compréhension et
fluidité de la lecture sont entravées :
« Les expériences des étudiant-e-s en matière d’enseignement
sont variables : toutes et tous ont déjà enseigné le français
langue étrangère (FLE), a minima le temps de leur stage
de master 1. D’autres ont une expérience plus longue de
l’enseignement, soit parce qu’ils/elles sont professeur-e-s des
écoles de l’Éducation nationale, soit parce qu’ils/elles sont
professeur-e-s de FLE (principalement à l’étranger) dans
différents types d’institutions (Alliance française, Institut
français, Établissement scolaire (français ou non) à l’étran-
ger, etc.), soit encore parce qu’ils/elles exercent en tant que
formateurs-trices bénévoles ou salarié-e-s dans des associa-
tions ou des cours municipaux auprès d’adultes migrants et/
ou en situation d’analphabétisme ou d’illettrisme. »10

L’incidence de l’écriture inclusive


sur le système grammatical
La syntaxe ordonne les mots dans le discours selon
des règles qu’on observe, sans les mettre en cause, pour
se faire comprendre : « fermière poulet couteau tuer
cuisine » n’est pas une phrase du français – même si
on peut en induire une signification –, parce que la
langue impose la présence d’un déterminant à la gauche
des noms et un ordre des mots qui sera porteur de
sens : « le chasseur a tué l’ours » n’a pas le même sens
que « l’ours a tué le chasseur ». La mise à l’écrit est une
opération mentale complexe, au cours de laquelle il faut
gérer un grand nombre d’opérations, choisir les mots,

10. Forum Lecture, « faire entrer dans l’écrit à l’âge adulte : discours de
formateurs-trices et perspectives pour la formation des enseignant-e-s »,
www.forumlecture.ch | www.leseforum.ch, 2/2018, p. 2.

50
les ordonner syntaxiquement, les organiser en phrases,
en paragraphes, ponctuer, surveiller l’orthographe… La
grammaire inclusive, qui propose des modifications de
la chaîne orale, ajoute de nouvelles règles : ainsi celle qui
exige de redoubler les mots de métier de même racine,
tels « les historiennes et les historiens », « les preneurs de
son et les preneuses de son », qui pèsent dans le discours
oral et complexifient la chaîne écrite. Ces duplica-
tions sont elles-mêmes soumises à un ordre syntaxique
nouveau, puisqu’on recommande :
« […] d’utiliser l’ordre alphabétique lors d’une énuméra-
tion de termes identiques (ou équivalents) au féminin et
au masculin. Pour varier afin de ne pas systématiquement
mettre le masculin en premier, par habitude, ou en second,
par “galanterie”. Par exemple : égalité femmes-hommes,
les lycéennes et les lycéens, les sénateurs et les sénatrices ou
encore elle et il, tous les Acadiens, toutes les Acadiennes,
celles et ceux ».

Le caractère byzantin et contraint de ces prescriptions


cumulées – comment être sensible à l’ordre alphabétique
des mots qu’on emploie tandis qu’on parle ou écrit ? –
fait douter de leur mise en œuvre à terme.
La morphologie de la langue, qui est le domaine des
formes admises de la langue, est l’objet d’une profusion
de créations, telles les mots « trans-sexes » :
– « illes » ou « els » pour « ils » et « elles » ;
– « celleux » ou « ceulles » pour « celles » et « ceux » ;
– « toustes » pour « toutes » ;
– « voues » pour « vous » ;
– « professionèles » au lieu de « professionnels et
professionnelles » ;
51
– « assurez » au lieu d’« assurés et assurées » ;
– « avertiz » au lieu d’« avertis et averties » ;
– « venuz » au lieu de « venus et venues » ;
– de même pour les pronoms : « illes » au lieu de « ils/
elles » ;
– ou des mots-valises du genre « chanteureuses » ou
« chanteuseurs »11 pour chanteurs et chanteuses.
Parmi les accidents morphologiques, la question de
l’accord de deux ou plusieurs noms de genres différents
avec un même adjectif ou participe implique tout à la
fois la morphologie et la syntaxe : règle cible des attaques
les plus vives, elle sera examinée en détail aux chapitres 2
et 3 de la deuxième partie.

Le niveau lexical :
les noms attribués aux femmes
Voici, comme annoncé, un problème d’une tout
autre nature. Le monde change, et pour dire le monde,
la langue ne cesse de créer, de recycler, de fabriquer,
d’emprunter des mots pour désigner ce qui n’était pas
nommé. Le vocabulaire d’une langue est par nature
ouvert, les dictionnaires intègrent continuellement des
entrées nouvelles, en suppriment d’autres qui corres-
pondent à des mots qu’on n’utilise plus.
Les femmes ont progressivement conquis – ou recon-
quis – le droit d’occuper des places naguère réservées

11. Les derniers exemples sont de seconde main, empruntés à l’article très
éclairant de Patrick Charaudeau « L’écriture inclusive au défi de la neutra-
lisation en français », Le Débat, février 2018. Il y montre que le procédé à
l’œuvre dans la langue est celui qu’il nomme « neutralisation discursive », au
regard duquel il peut conclure : « L’écriture inclusive n’est pas scandaleuse.
Elle s’avère, au regard de ce qui a été démontré, tout simplement inutile. » La
notion de neutre est analysée dans une perspective historique au chapitre 3.

52
aux hommes. Il s’agit de donner un nom à toutes ces
entités pas encore nommées dans le discours, ou de réac-
tiver des noms gommés par le filtrage masculin des acti-
vités publiques et sociales, notamment celles réservées
à l’élite. On l’a dit, c’est à cette occasion que le terme
« invisibilité » des femmes est apparu : les femmes, en
effet, étaient bien invisibles dans le discours de certains.
Mais, en dépit des rigidités de certaines castes, la langue
suit son cours ; son cours, c’est celui des besoins des
locuteurs, formulés hors le carcan des prescriptions
conservatrices. L’usage oral de la langue a ouvert depuis
belle lurette la voie, avec l’emploi naturel de « la profes-
seur » ou « la prof », « la consœur », « la censeur », « la
juge », etc. Des initiatives officielles ont permis qu’on
dispose maintenant des listes de termes disponibles ; en
premier lieu, celles qui figurent dans un document paru
il y a 20 ans : le Guide d’aide à la féminisation des
noms de métiers, titres, grades et fonctions que préfaçait
le premier ministre d’alors, Lionel Jospin.
« Les linguistes le savent depuis longtemps : cette
affaire n’est pas seulement la leur. Elle concerne la
société tout entière. Elle véhicule nombre de résistances,
pour une large part idéologique […] Le Gouvernement
doit montrer l’exemple dans la sphère qui est la sienne,
celle des services publics [...]. Qu’une femme exerçant
les fonctions de directeur d’école porte depuis plus d’un
siècle le titre de directrice alors que la femme direc-
trice d’administration centrale était encore, il y a un
an, appelée “Madame le directeur” atteste, s’il en était
besoin, que la question de la féminisation des titres est
symbolique et non linguistique. »12

12. Jospin (Lionel), préface à Femme j’écris ton nom, Guide d’aide à la fémi-
nisation des noms de métiers, titres, grades et fonctions., B. Cerquiglini (dir.),
Paris, La Documentation française, 1999.

53
Ce Guide, très explicite et pédagogique sur la méthode
faisait l’histoire des noms féminins du travail des titres
et des fonctions, en détaillait les règles de formation, et
aboutissait à une liste indicative de 10 000 couples de
substantifs féminins-masculins. Publié en ligne, dispo-
nible pour tous, il a alors rencontré la réticence, c’est le
moins qu’on puisse dire, de l’Académie française :
« Un catalogue de métiers, titres et fonctions systé-
matiquement et arbitrairement “féminisés” a été publié
par la Documentation française, avec une préface du
Premier ministre. La presse, la télévision ont suivi avec
empressement ce qui pouvait passer pour une directive
régalienne et légale (déclaration adoptée à l’unanimité
dans la séance du 25 mars 2002). Or aucun texte ne
donne au gouvernement “le pouvoir de modifier
de sa seule autorité le vocabulaire et la grammaire
du français”. [...] Et de l’usage, seule l’Académie fran-
çaise a été instituée “la gardienne”. »
Mais voici qu’en février 2019, l’Académie s’est
prononcée à son tour sur la féminisation des noms de
métiers et de fonctions, adoptant à la quasi-unanimité le
court rapport d’une commission qu’elle avait nommée à
cette fin.
« Si la féminisation des noms de fonctions, de titres
et de grades fait apparaître des contraintes internes à
la langue française qu’il n’est pas possible d’ignorer, il
n’existe aucun obstacle de principe à la féminisation des
noms de métiers et de professions. Celle-ci relève d’une
évolution naturelle de la langue, constamment observée
depuis le Moyen Âge13. »

13. La féminisation des noms de métier et de fonctions, rapport en ligne sur le


site de l’Académie française, Paris, 2018.

54
L’Académie accompagne ainsi des changements qui
s’observent dans l’usage. Des instances concurrentes se
sont donc accordées sur une pratique qui se met en place
de manière incontestable et ceci sans retour possible,
parce qu’elle est la contrepartie d’évolutions de la société.
On ne change pas le système planétaire en nommant
de nouvelles étoiles naguère inconnues, on ne change
pas le système de la langue en l’enrichissant de manière
pragmatique de termes pour désigner les activités ou les
places des femmes. On a fait observer à juste titre que la
question de la parité dans le lexique n’est ni une question
linguistique ni même grammaticale, comme le sont la
fonction des signes de ponctuation ou celle des règles
d’accord. L’entrée dans le dictionnaire des métiers, titres,
grades et fonctions des femmes met un terme à une
vision centrée sur les hommes dans le monde du travail.
Elle ne modifie pas l’apparence de la chaîne écrite, elle
ne perturbe pas la lecture, elle ne perturbe que ceux…
ou celles qui veulent croire que le monde des hommes
est le seul dicible.
Comme on le voit, ce ne sont pas de petits compro-
mis avec l’écrit que propose l’écriture inclusive, mais
une quantité de réaménagements
d’importance dans le matériau même Comme on le voit, ce
de la langue. Ils touchent à la nature ne sont pas de petits
de ce que sont les caractéristiques de compromis avec
la langue écrite, à la nature des liens l’écrit que propose
à la langue orale qui la précède, à la l’écriture inclusive,
mais une quantité
configuration ordinaire des signes
de réaménagements
de l’écrit, en superposant en quelque d’importance dans
sorte un autre système d’organisation, le matériau même
qui se combine épisodiquement avec de la langue.
la chaîne écrite ordinaire.

55
Le prix à payer en matière d’adaptation pour le scrip-
teur et pour le lecteur est lourd. La pratique capricieuse,
inconstante de texte à texte ou au sein d’un même texte
fait douter de la conviction de ceux qui la promeuvent.
Au regard de la complexité de ce qu’est la langue, de son
rapport au monde empirique, de son système d’organi-
sation à l’écrit, de la subtilité déjà grande des jeux de
marques grammaticales, morphologiques, syntaxiques,
typographiques, l’enjeu est-il réel ?
Deuxième partie

Ce que l’histoire de
la langue nous apprend
«   Le masculin, le genre le plus noble », « le masculin
  fait office de neutre », « l’accord de proximité », « le
  masculin l’emporte sur le féminin ». Ces propositions
furent brassées dans l’espace médiatique en 2017-2018,
mais n’avaient pas grand sens pour beaucoup. L’en-
semble de textes qui suit s’attache à les expliciter, à les
définir et à les discuter en les plaçant dans le contexte
plus large de leur émergence. Une telle mise en perspec-
tive libère ces arguments du dogmatisme et permet à
chacun d’examiner leur signification.
Les chapitres suivants proposent donc une solide infor-
mation pour comprendre ce qui s’est passé, relativement
au genre grammatical, depuis l’époque latine jusqu’à
nos jours ; ils demandent certes de l’attention, parce que
l’histoire de la langue se construit par des preuves et des
exemples, et de nombreuses références savantes figurent
dans ces chapitres. Leurs rédacteurs s’appuient évidem-
ment sur le travail des grammairiens latins et français,
lesquels sont les descripteurs pédagogues de la langue,
en ceci que leurs ouvrages sont très souvent écrits pour
les étrangers à des fins d’apprentissage ; mais, ce fai-
sant, ils sont aussi ceux qui construisent les règles de la
langue. Description grammaticale et enseignement de la
langue sont en effet inséparables, dans le passé comme
maintenant : le chapitre 4 clôt cet ensemble et vise à
décrire les conflits possibles entre l’écriture inclusive
et les apprentissages du français à l’école.
Le chapitre 1 traite du genre neutre, notion centrale du
débat sur l’écriture inclusive, puisqu’il est très souvent
dit que le masculin est dans une partie de ses usages
un genre non marqué, neutre. On y décrit le système
des genres grammaticaux en latin, puis l’évolution par
laquelle le français « s’est débarrassé » du genre neutre
latin, le distribuant entre le masculin et le féminin.

58
On y trouvera exposée l’origine de l’accord de proximité
en latin, qui concerne l’adjectif épithète et les noms de
genre différent qu’il détermine. Dès l’époque latine, la
notion de « digne », de « noble » ne caractérise pas seule-
ment le genre masculin ! C’est une notion grammaticale
qui s’applique aussi aux pronoms, au nombre. Le scan-
dale que représente l’expression le « genre le plus noble »
devrait être ainsi relativisé…
L’apaisement sera d’autant plus grand au chapitre 2,
qui traite de la place du masculin dans le système de la
langue : le français est très largement organisé autour
du genre grammatical masculin, qui est le genre « de
base » de la langue, sans aucune mesure avec le féminin.
C’est en effet à partir du masculin que dérivent ou se
combinent bien d’autres catégories de la langue au-delà
de la catégorie des noms.
Le chapitre 3 développe jusqu’à l’époque moderne la
question de l’accord de proximité, et montre qu’il fut, au
siècle classique, au centre d’un conflit entre « la règle »
et « l’oreille ». En français comme en latin, cet accord a
concerné non seulement le genre mais aussi le nombre,
et par conséquent non seulement l’adjectif, mais égale-
ment le verbe. Ce sont des facteurs multiples qui ont dé-
terminé le choix de l’accord, au masculin pluriel ou par
proximité, bien au-delà d’une supposée volonté délibérée
et consciente de masculiniser la langue. Témoignant de
la vitalité de cet accord qu’elle nomme « de voisinage »
dans les grammaires scolaires du xixe, ce chapitre montre
la légèreté de certains griefs faits à l’école.
Le chapitre 4 montre que l’écriture inclusive, même dans
ses formes les plus modestes, prend le risque de perturber
les apprentissages de la lecture et de l’écriture à l’école
puisqu’elle va à l’encontre d’un certain nombre de prin-
cipes du système graphique déjà difficiles à transmettre.

59
1
La question du neutre
et la construction des accords
depuis le latin vers le français*
Bernard Colombat

« Il n’y a aucun neutre dans le royaume


de la grammaire française »
(Neutra nulla sunt in hoc Gallicae
grammatices regno)1.

S
   i on veut comprendre la question du genre en
   français, il n’est peut-être pas inutile de retourner
   au latin. La question des accords en genre remonte
en effet très loin dans l’histoire et elle s’inscrit dans la
problématique plus générale des catégories linguistiques
qui affectent les classes de mots, telles que le nombre, la
personne, le cas, et précisément le genre.
Comme toutes les autres langues romanes (italien, espa-
gnol, portugais, roumain…), le français vient du latin. Ce
qu’on sait moins, c’est que la description de la langue
française remonte également à la description du latin,

1. Pillot (Jean), Institution de la langue francoise. Gallicae linguae institutio,


Paris, Honoré Champion, 2003 (1561).
* N.E. : Les références bibliographiques complètes de ce chapitre sont dispo-
nibles à la fin de l’ouvrage p. 205.

61
c’est-à-dire au xvie siècle. La façon dont on a vu le latin
à cette époque a donc beaucoup influé sur la façon dont
on a décrit le français. C’est pourquoi il est intéressant
de porter un regard plus attentif sur ces questions de
grammaire.
Mais auparavant, il faudrait comprendre quels rapports
les Latins entretenaient avec le genre. Ils avaient bien
un neutre. Pourquoi l’a-t-on abandonné ? On verra en-
suite comment les règles d’accord se sont construites et
comment elles ont été transférées au français.

Le neutre en latin
et son abandon en français
La description Les Latins entretenaient avec
grammaticale est le genre grammatical un rapport
devenue de plus plus concret que nous le faisons. La
en plus abstraite, description grammaticale est deve-
mais les Latins nue de plus en plus abstraite, mais les
établissaient un Latins établissaient un lien plus étroit
lien plus étroit que nous entre sexe et genre. On sait
que nous entre qu’il y a un genre neutre en latin, par
sexe et genre. exemple ; mais masculin, féminin et
neutre ne sont pas les trois seuls genres
qu’ils reconnaissent.
Combien de genres ?
Selon Donat2, le grammairien le plus important dans
la tradition grammaticale latine, on compte trois genres :
le masculin, le féminin et le neutre. Mais il en ajoute un

2. Vers 320-vers 380.

62
quatrième, qu’il appelle le « commun »3 (commune), et
qui permet d’accorder avec l’un ou l’autre : hic ou haec
sacerdos, « ce ou cette prêtre[sse] »4. Pour lui, malgré
tout, seuls le masculin et le féminin sont de vrais genres ;
le neutre et le commun sont issus des deux premiers,
dit-il.
Néanmoins, on remarque une différence formelle : au
masculin, au féminin et au neutre, on peut associer un
déterminant fixe (hic, haec et hoc), tandis que ce que
Donat appelle le « commun » est caractérisé par le fait
qu’on peut choisir. Cette possibilité peut concerner les
seuls masculin et féminin (hic et haec), mais aussi le
neutre, dans ce qu’il appelle le genre omne (« de tout
genre »), qui est un élargissement à trois du « commun »,
comme dans hic et haec et hoc felix (« heureux/heureuse/
heureux »). Donat remarque aussi qu’il existe dans les
noms ce qu’il appelle l’épicène5 ou indistinct (epicoenon
uel promiscuum), qui sous une seule désignation englobe
le mâle et la femelle, comme passer (« moineau », mascu-
lin), aquila (« aigle », féminin en latin).
Autrement dit, le commun, c’est celui qui couvre sous
une même forme un masculin et un féminin : « ce ou cette
prêtre[sse] » ; et le « commun à trois genres » (omne), c’est
celui qui sous une seule forme, comme felix, couvre à la
fois un masculin, un féminin et un neutre. C’est certes
pour nous un adjectif, mais l’adjectif est alors intégré

3. Qui s’applique aux deux genres (en français), aux trois genres (en latin)
sans variation morphologique : en français, pour les grammairiens des XVIe et
XVIIe siècles, l’adjectif « habile » est un commun (au masculin et au féminin) ;
pour les grammairiens latins, le nom substantif sacerdos est un commun au
masculin et au féminin (prêtre ou prêtresse), le nom adjectif felix (heureux) est
un commun au masculin, féminin et neutre, car il a la même forme aux trois
genres, à la différence de bonus, bona, bonum.
4. Donat, « Ars maior », Ars grammatica, 350, 619.6-16 H.
5. Transcrit du grec epikoinon genos (latin epicenum genus), « genre possédé
en commun », appliqué aux noms des êtres animés, qui s’emploie indifférem-
ment pour les deux sexes sans variation morphologique.

63
dans la classe nominale – il ne s’en détachera que bien
plus tard, au xviiie siècle pour la grammaire française.
Au contraire, bonus (masculin), bona (féminin), bonum
(neutre) distinguent formellement les trois genres, ce qui
fait qu’un adjectif de ce type illustre particulièrement
bien pour les anciens la classe nominale, puisqu’il mani-
feste directement, par sa variation morphologique, le
genre, qui est une propriété essentielle du nom. D’autres
adjectifs, de forme commune au masculin et au féminin,
mais différente au neutre, comme fortis, fortis, forte,
ne manifestent qu’une opposition binaire, mais cela ne
pose pas de problème, puisque fortis peut être qualifié de
« commun », au même titre que l’a été sacerdos.
Donat recense aussi les noms qui sont masculins pour
le son, mais féminins pour le sens (Eunuchus comoedia,
« la comédie [appelée] l’Eunuque ») ; des féminins pour le
son, mais neutres pour le sens (poema, fait comme rosa,
prototype du féminin, mais qui a pour génitif poema-
tos¸ alors que rosa a au même cas rosae) ; des noms qui
changent de genre entre singulier et pluriel (locus, loca) ;
et des noms qui hésitent entre le féminin et le neutre,
comme pirus, qui au féminin désigne le poirier et au
neutre le fruit du poirier, c’est-à-dire la poire.
À quoi sert le neutre en latin ?
En latin, des neutres sont également utilisés pour les
êtres humains. Il en est ainsi de manicipium, étymolo-
giquement « ce qu’on prend (capio) en main (manus) »
pour montrer qu’on est d’accord sur le prix, et qui désigne
le « bien de consommation » le plus utile à l’époque, à
savoir l’esclave, sans qu’on tienne compte de son sexe.

64
Le grammairien Priscien6 utilise couramment le terme
pour manifester l’opposition entre les trois genres dans
la phrase non bonus uir, non bona mulier, non bonum
mancipium offendit me (« un homme/une femme/un
esclave pas honnête me choque »), où l’on voit la varia-
tion morphologique. Ou encore le très péjoratif scortum,
« peau », appliqué à la prostituée ou au prostitué. Par
ailleurs, certains verbes ne se disent que pour les hommes
ou que pour les femmes. « Se marier », par exemple, se
dit uxorem ducere pour un homme, « conduire comme
épouse dans la maison », mais nubere uiro « prendre le
voile (le flammeum) pour un homme » quand il s’agit
d’une femme.
Le neutre (ne-uter, « ni l’un ni l’autre ») est bien un
nom qui n’est ni masculin, ni féminin, et qui mani-
feste formellement cette distinction, à la différence du
commun, qui la neutralise, ou encore de l’épicène, qui,
sous une identité morphologique, englobe les deux sexes.

Faut-il faire un sort particulier


en français aux adjectifs se terminant
aux deux genres par « e » ?
Comme les grammairiens latins, les grammairiens du fran-
çais au xvie siècle relèvent couramment des noms communs
aux deux genres en français, qui sont en fait des adjectifs se
terminant par « e » au masculin, comme « “volaje”, qui est
de genre commun » – puisqu’il a la même forme au mas-
culin et au féminin –, à la différence de « “çivil”, “volatil”,
“jentil” »7, qui imposent l’ajout d’un « e » au féminin. Ramus

6. vie siècle.
7. Meigret (Louis), Le Traité de la Grammaire française, orthographe moderni-
sée, éd. par Franz Josef Hausmann, Tubingen, Gunter Narr, 1980 (1550).

65
relevait « “honneste”, “celeste”, “iuste”, “affable”, “tesmoing” »8
et Cauchie « “ferme”, “opiniatre”, “celeste” […] »9.
Cette terminologie de commun – à ne pas confondre avec
l’épicène, qui fait référence non au genre grammatical, mais
au sexe : « Ce que les Grammairiens appellent “Epicene”,
n’est point un genre separé. Car “vulpes”, quoy qu’il signifie
également le masle et la femelle d’un renard, est veritable-
ment feminin dans le Latin. »10 – perdurera encore à la fin
du xviie siècle : « Quand le nom Adjectif est du genre commun,
et qu’il exprime l’un et l’autre genre sous une même termi-
naison ; alors il n’est point mobile : de sorte que sans y rien
changer, on peut dire, “Vn Prince redoutable, terrible, habile,
sensible”, etc. et “une Princesse redoutable, terrible, habile,
sensible”, etc. », écrit Vairasse d’Allais11.
La catégorie a fini par disparaître des grammaires, mais le
problème peut se poser dans le cadre des discussions sur le
genre – davantage d’ailleurs pour les adjectifs à variation
morphologique (comment féminiser ?) que pour ceux qui
sont précisément sans variation morphologique. Faut-il appe-
ler ces derniers « épicènes », comme on le voit écrit quelque-
fois ? L’expression est impropre, au moins par rapport aux
définitions antiques, puisque l’épicène n’est que d’un genre
grammatical, sous lequel il subsume les deux sexes : en latin
comme en français, Mme Moineau (passer) n’a d’autre choix
que de voir l’adjectif qu’on lui appose accordé au masculin.

Et le français ?
Comment la langue française s’est-elle débarrassée
du neutre ? Les neutres latins ont été répartis entre le
masculin et le féminin. Beaucoup de mots neutres de

8. Ramus (de la Ramée Pierre), Grammaire, 1572, p. 65.


9. Cauchie (Antoine), Grammaire française, 1586, f. 18v.
10. Arnauld (Antoine) et Lancelot (Claude), Grammaire générale et raisonnée
de Port Royal, Paris, Pierre Le Petit, 1676, p. 42.
11. Vairasse d’Allais (Denis), Grammaire méthodique, 1688, p. 469-470.

66
la deuxième déclinaison se sont alignés sur les mots
masculins en -us de la même déclinaison. Templum a
donné templus, qui a donné le français « temple ». Et il
en a été de même pour les neutres de la troisième décli-
naison une fois qu’ils ont été alignés sur le neutre de la
deuxième déclinaison. Caput, -itis a donné capum, qui a
donné capus, qui a donné l’ancien français chief (« tête »).
Mais beaucoup de neutres pluriels de la première décli-
naison sont devenus des féminins singuliers, d’autant
que certains étaient souvent employés au pluriel. Ainsi
labrum (« une lèvre ») avait comme pluriel labra, qui a
donné en français « une lèvre ». Ils pouvaient également
avoir un sens collectif : le latin folium (« une feuille »)
avait comme pluriel folia (« des feuilles »/« le feuillage »),
qui a donné le français singulier « une feuille ».
Ensuite, il a fallu se débarrasser du neutre dans la
description du français. Dans les années 1400, le gram-
mairien anglo-normand Johan Barton, qui rédige un
Donait françois à l’usage des Anglais, n’arrive pas encore
à se défaire de cette catégorie inévitablement familière à
un anglophone. Pour lui, est neutre un mot « qui parle
d’une chose qui, par nature, ne ressemble ni à un mâle
ni à une femelle, comme un bank [banc], un huis, une
scelle [un siège], un cuilier [une cuillère], un cene [un
repas du soir], et ainsi de suite ». Toutefois il ajoute :

« Mais ici sachez que chaque mot qui par nature


est de genre neutre est toutefois utilisé en français
comme s’il était un masculin ou un féminin, selon ce
que son usage demande, comme il apparaît d’après
les exemples précités. »12

12. Barton (Johan), Donait françois, Paris, Garnier, 2014 ; f. 324Ra ; orthographe
modernisée.

67
En 1530, le grammairien Palsgrave, qui rédige en
anglais son Esclarcissement de la langue françoyse,
parvient à se passer du neutre : « Quant au genre neutre,
cela n’existe pas en français, ce qui rapproche cette langue
de la langue hébraïque, qui n’a, elle aussi, que ces deux
genres. »13
Les grammairiens du continent, nativement franco-
phones, ont sans doute eu encore moins de peine à dire
qu’il n’y a pas de neutre en français. Certes Sylvius14 croit
encore reconnaître un neutre en français, par exemple
dans les noms d’arbres en -ier dérivés de noms latins en
-arium, comme pomier, prunier. Mais Pillot, qui écrit en
latin, en 1561, une grammaire à l’usage des Allemands,
déclare que « Les Français, tout comme les Hébreux, ont
seulement deux genres naturels (duo tantum naturae
genera), tant dans les noms adjectifs que dans les noms
substantifs ».
« Je ne trouve pas en français de troisième genre, ajoute-t-
il, puisque tous les noms se déclinent par l’article masculin
ou féminin, article en la possession duquel se trouve tout
arbitrage de la déclinaison ; et c’est pourquoi ils sont dits ou
masculins, ou féminins. Il n’y a donc aucun neutre dans le
royaume de la grammaire française. »15

Le genre passe dans l’article


Le critère de raisonnement est la morphologie, et
aussi la forme de l’article. De même Meigret16 ne recon-
naît pas le neutre comme genre du français : « Il est [...]

13. Palsgrave (Jean), L’éclaircissement de la langue française (1530), second


book, f. xxxiv, trad. S. Baddeley, Paris, Garnier, 2003, p. 443.
14. Sylvius (Jacques Dubois dit), Introduction à la langue française suivie d’une
grammaire, Paris, Garnier, trad. C. Demaizière, 1998 (1531), p. 93-94 [309-310].
15. Pillot (Jean), op. cit., traduction, p. 57.
16. Meigret (Louis), op. cit., 1550, f. 34r.

68
deux genres simples en la langue française notés par l’ar-
ticle masculin “le”, et par le féminin “la” : au regard du
neutre, notre langue ne le connaît point. » Il est repris
par Robert Estienne, qui fait également référence à l’hé-
breu : « Quant au neutre genre, c’est-à-dire qui ne soit ni
masculin, ni féminin, nous n’en avons point, non plus
que les Hébreux : il est compris sous le masculin. »17

Y a-t-il toujours des neutres


en français ?
Le terme latin neutrum signifie proprement « ni l’un, ni
l’autre ». De ce fait, c’est le contraire de « commun ». En fran-
çais, il est difficile de trouver des neutres dans les noms, mais
pensons aux pronoms comme « ça » ou « quoi ». Il est difficile
de les appliquer à des êtres humains. On voit mal, pour dési-
gner une personne, une phrase du type « Et ça, c’est quoi ? »,
à moins de vouloir absolument la rabaisser au statut d’in-
humain, donc de neutre. En revanche, en disant « une per-
sonne », nous avons trouvé là un épicène, puisque le terme
sous le féminin subsume tous les masculins. On sera obligé
de dire « une personne pas très polie », même s’il s’agit d’un
mufle grossier. Finalement, la domination du masculin sur le
féminin n’est pas aussi complète qu’on pourrait le penser…

De l’accord de proximité
à la construction des accords : le latin
Dans le débat sur l’écriture inclusive, on argue parfois
du latin pour justifier un accord par proximité. En
effet, les grammaires scolaires du latin évoquent souvent
cet accord : « L’adjectif, épithète de plusieurs noms,
17. Estienne (Robert), Traicté de la grammaire françoise, Paris, Honoré Cham-
pion, 2003 (1557), p. 16, orthographe modernisée.

69
s’accorde avec le nom le plus proche : ardor [féminin]
gaudiumque [neutre] maximum : “une ardeur et une
joie extrêmes” », trouve-t-on dans une grammaire latine
de référence18. Une grammaire plus savante19 précise :
« Si l’adjectif épithète se rapporte à deux ou plusieurs
substantifs, il n’y a – contrairement à ce qui a lieu pour
l’attribut – qu’une façon de faire l’accord, c.-à-d. avec un
seul des deux termes. […] C’est d’ordinaire avec le plus
proche […], parfois cependant le plus éloigné quand
c’est le plus important. »
En réalité, ces règles d’accord ont
Dans le débat sur été progressivement construites par
l’écriture inclusive, les grammairiens dans un long conti-
on argue parfois du nuum qui va du latin au français, et
latin pour justifier un ont, d’une certaine manière, façonné
accord par proximité. cette langue. Évidemment, cette
construction déborde largement l’ac-
cord en genre, et concerne aussi le nombre. Dans son
Ars maior, Donat cite par exemple un vers de Virgile :
« Hic illius arma, hic currus fuit (Là [étaient] ses armes,
là était son char) »20.
Le verbe au singulier fuit ne s’y adapte pas facilement
avec le sujet au pluriel arma, mais ce pluriel, qui impo-
serait la forme fuerunt au verbe s’il était exprimé dans la
première proposition, est englobé par la forme de singu-
lier currus, cet englobement permettant la distorsion.

18. Sausy (Lucien), Grammaire latine complète, Paris, F. Lanore, 1961, p. 35.
19. Ernout et Meillet, Syntaxe latine, 1964, p. 134.
20. Virgile, Énéide, 1, 16-17.

70
On appelle cette figure une syllepse21. Donat ajoute
que « cette figure a une telle étendue qu’elle se produit
d’ordinaire à la fois par les parties du discours et par les
accidents qui affectent les parties du discours ».
Une figure
Les grammairiens latins ont vu une figure, donc une
anomalie, une discordance, dès lors que des éléments,
qu’ils soient hétérogènes ou non, ont été mis en relation.
Nombreuses sont les constructions qui font intervenir
le genre. Tel est le cas de l’apposition : si je dis animal
(neutre) homo (masculin), « l’être animé homme »,
animal (neutre) capra (féminin), « l’être animé chèvre »,
je produis une discordance qui ne nous paraît pas
extraordinaire, mais que les grammairiens médiévaux,
par exemple, commentent longuement. De même, si je
dis anser feta, « un jars (c’est-à-dire une oie, mais anser
est du masculin en latin) fécondé », je vais apposer néces-
sairement un féminin – un mâle ne peut être « enceint »
– à un masculin.
Prenons maintenant deux cas de coordination. Dans
la Pharsale de Lucain, on trouve : « Leges [féminin] et
plebiscita [neutre] coactae [féminin] », « des lois et des
plébiscites votées sous la contrainte »22. Un adjectif se
rapporte à deux substantifs dont le premier est au fémi-
nin, le second au neutre ; il est placé après le substantif

21. En tant que figure de construction : au départ, mise en commun d’un


élément avec plusieurs autres si bien qu’il en résulte une distorsion ; ensuite,
exception à la codification des accords des catégories linguistiques en fonction
d’une dignité supposée (chez les Latins, pour le genre, le masculin a été jugé
plus digne que le féminin, lui-même plus digne que le neutre) ; enfin, mise en
œuvre de cette codification (par exemple, le fait d’accorder au masculin ou
au féminin un adjectif épithète de deux substantifs, l’un féminin, l’autre mas-
culin, constitue en soi une syllepse, avant la mise en place de règles d’accord
qui ne font plus intervenir de figure). Cf. Colombat (Bernard), Les figures de
construction dans la syntaxe latine (1500-1780), Louvain, Peeters, 1993.
22. Lucain, Pharsale, 1, 176.

71
au neutre, mais accordé au féminin. On peut considé-
rer cette construction comme un accord normal si l’on
établit la priorité du féminin sur le neutre, mais anormal
si l’on considère que le neutre s’impose pour des inani-
més, ou encore si l’on admet que l’accord normal se fait
avec le plus proche.
Le poète Ovide écrit : « Mulciberis capti Marsque
Venusque dolis », « Mars [masculin singulier] et Venus
[féminin singulier] surpris [masculin pluriel] en flagrant
délit grâce aux ruses de Mulciber [= de Vulcain] »23. Ici,
un adjectif s’accorde au pluriel avec deux substantifs
au singulier de genre différent, si bien que cet adjec-
tif discorde nécessairement avec l’un des substantifs en
genre et avec les deux en nombre. Quoi de plus normal
pour nous, modernes, que cet accord ? Pourtant les gram-
mairiens de la Renaissance y voient
L’évolution encore, comme dans l’exemple précé-
s’explique par le fait dent, une figure, et certains y voient
que les grammairiens spécifiquement un zeugma24, dans la
ont senti progres- mesure où l’accord se fait avec le nom
sivement une le plus proche.
hiérarchie dans les L’évolution s’explique par le fait que
accidents et établi les grammairiens ont senti progressive-
une priorité dans
ment une hiérarchie dans les accidents
ce qu’ils appellent
leur « dignité ». et établi une priorité dans ce qu’ils
appellent leur « dignité » (dignitas).
Ainsi, pour le nombre, le pluriel sera jugé plus digne
que le singulier ; pour la personne, la première personne
plus digne que la deuxième, elle-même plus digne que la

23. Ovide, Ars amatoria, 2, 562.


24. En tant que figure de construction : accord partiel quand un élément (par
exemple un adjectif ) se rapportant à plusieurs éléments (par exemple des
substantifs) ne s’accorde qu’avec l’un d’entre eux, souvent le plus proche.
Cf. Colombat (Bernard), op. cit.

72
troisième ; pour le genre, le masculin plus digne que le
féminin, lui-même plus digne que le neutre.
Au vie siècle, Priscien considérait qu’il fallait dire en
latin « ego et tu et ille facimus » [moi, toi et lui, nous
faisons] », et non « tu et ego facitis » [toi et moi, vous
faites] ou « ego et ille faciunt » [moi et lui, ils font]25.
En français, les codes sociaux demanderaient plutôt
l’inverse.
Si, pour le genre, le masculin est jugé plus digne
que le féminin, et ce dernier plus digne que le neutre,
il peut y avoir des cas compliqués comme dans cet
exemple d’Ovide, cité par le grammairien du xvie siècle
Despautère : « Ilia [féminin singulier] cum Lauso [mascu-
lin singulier] de Numitore sati [masculin pluriel] »26,
« Ilia avec Lausus engendrés de Numitor ». L’adjectif au
pluriel se rapportant à deux substantifs au singulier, dont
l’un est à l’ablatif introduit par cum, est au genre voulu
par ce dernier à cause de la plus grande « dignité » de
ce dernier. C’est en cela que consiste l’« audace » de la
syllepse présentée par cette construction.
Lorsqu’un neutre entre en jeu, intervient, selon
Despautère, une « règle d’indifférence » : « À suppo-
ser que les réalités [extralinguistiques désignées par les
substantifs] soient inanimées, on mettra l’adjectif [qui
doit s’accorder avec ces substantifs] au neutre », règle
qui impose l’accord de l’adjectif avec des substantifs
inanimés au neutre pluriel, comme dans cet exemple de
Salluste27 : « Hic ab adulescentia, bella intestina [pluriel
neutre], caedes [pluriel féminin], rapinae [pluriel fémi-
nin], discordia ciuilis [singulier féminin] grata [pluriel

25. Priscien, Grammaire, livre 11, GL 2, 157.


26. Ovide, Fastes, 4, 54.
27. Salluste, La conjuration de Catilina, traduction d’Alfred Ernout, Paris, Les
Belles Lettres, 1962 (43 av. J.-C.), 5, 1.

73
neutre] fuere [sic] », qu’on ne peut traduire en français
qu’en insérant le commode « choses » (« [Pour] lui, dès
son adolescence, les guerres intestines, les meurtres,
les rapines, la discorde entre citoyens furent choses
agréables »).
La dernière règle de Despautère, qui concerne la
« conception implicite des genres », ne peut qu’interpel-
ler un moderne qui s’intéresse à la visibilité du genre. Elle
rend compte des expressions où un féminin est caché
derrière un élément pourvu d’une marque de masculin.
Alors que la conception des genres est explicite dans ô
pater materque optimi (« ô excellents père et mère »),
du fait de l’expression de mater, elle est implicite dans
nullus homo currit (« aucun être humain ne court »),
puisque, comme l’observe Despautère, derrière homo se
cache tout être soit masculin, soit féminin.

Et en français ?
Passons maintenant au traitement de l’accord de l’ad-
jectif avec plusieurs substantifs de genres différents en
français. Au début du xviie siècle, le grammairien Jean
Masset considère comme normal l’accord avec le plus
proche : « Un adjectif avec deux substantifs de genre
différent s’accorde avec le dernier ; j’ay le cœur et la
bouche ouverte, et non pas ouvert, pour vos louanges »28.
Mais il introduit une contrainte d’ordre à la fois
sémantique et syntaxique : si les deux noms coordonnés
ne sont pas sémantiquement proches et s’ils ne sont pas
épithètes, mais attributs, l’accord se fait au masculin.

28. Masset (Jean), Exact et très facile acheminement à la langue française,


1608, p. 108-109 ; orthographe modernisée.

74
« Si ces deux substantifs n’étant ni synonymes ni appro-
chants régissent un verbe au pluriel ; l’adjectif qui sera
aussi au pluriel, doit s’accorder en genre avec le substantif
masculin. Ex. le mari et la femme sont importuns, non pas
importune : le temps et la peine, sont bien employés. »29

Quarante ans plus tard, Vaugelas reprend le premier


exemple, mais privilégie l’accord au féminin qu’il consi-
dère comme plus « doux », parce que « cet adjectif se
trouve joint au même genre avec le substantif qui le
touche »30. Mais selon lui, « il faudrait dire, ouverts, selon
la Grammaire Latine ». La remarque est intéressante,
car elle s’applique moins à la réalité de la situation en
latin classique qu’à la (re)construction qu’en ont faite les
grammairiens humanistes. Et Vaugelas de préciser que
« pour une raison qui semble être commune à toutes les
langues, que le genre masculin étant le plus noble, doit
prédominer toutes les fois que le masculin et le féminin
se trouvent ensemble »31.
Le principe est reformulé par le grammairien Irson32 :
l’accord se fait avec le plus proche dans le cas de l’ad-
jectif épithète, mais si cet adjectif est dans une autre
position, l’accord se fait « avec le plus noble Genre ». Il
donne comme exemples : « il a passé par le feu, et par les
flammes dévorantes », mais : « le mensonge et la vérité
sont opposés et non pas opposées ; les hommes et les
femmes sont diligents, et non pas diligentes ».

29. Ibid., p. 109.


30. Vaugelas (Claude Favre de), op. cit., p. 82-83.
31. Ibid., p. 83.
32. Irson (Claude), Nouvelle méthode pour apprendre facilement les principes
et la pureté de la langue françoise, 1662, p. 88.

75
Pour Du Marsais, dans l’article « Construction » de
l’Encyclopédie33, le français ne peut « sous-entendre »
un mot déjà exprimé « que quand ce mot peut convenir
également au membre de phrase où il est sous-entendu ».
Cela interdit un certain nombre de figures qui étaient
possibles en latin.
Au fil du temps, la langue française est effectivement
devenue moins libre, plus normée du point de vue de
l’appariement des éléments en cas d’accord complexe.
Mais ce qui est remarquable, c’est que cette normalisa-
tion s’est faite à la fois dans la description du latin et celle
du français, la différence essentielle étant qu’une des deux
langues étant constituée, elle ne pouvait évoluer (corpus
clos), alors que l’autre pouvait le faire sous l’inflexion des
grammairiens.

« Quelque chose » est-il un neutre ?


Et de quel genre est « personne » ?
À propos de « quelque chose », dans une première remarque,
Vaugelas affirmait que « ces deux mots font comme un neutre
selon leur signification »34 et que donc l’adjectif qui suit doit
être au masculin : « C’est pourquoi il faut dire, par exemple,
“Ai-je fait quelque chose que vous n’ayez fait ?” Et non pas
“que vous n’ayez faite ?” ». Une seconde remarque lui permet
de préciser : dans le syntagme « quelque chose », on peut faire
de « chose » un « masculin, eu égard non pas au mot, mais à
ce qu’il signifie, qui est l’aliquid des Latins, & un neutre que
nous n’avons pas en François, mais que nous exprimons par
le masculin, qui fait l’office du neutre »35. Pour son contem-
porain Chiflet, « ces deux mots féminins “Quelque chose”

33. Du Marsais (Chesneau César), article « Construction », Encyclopédie,


tome 4, p. 78.
34. Vaugelas (Claude Favre de), op. cit., p. 220.
35. Ibid., p. 464.

76
représentent souvent le pronom neutre des Latins, Aliquid ;
et s’accordent avec le genre masculin de notre langue, qui
vaut le même que le neutre des Latins ». Et il donnait comme
exemples : « Il y a en ce liure quelque chose qui n’est pas
approuvé ; Il y a en la conversation de cet homme quelque
chose qui est assez ennuyeux. »36
Pour « personne », s’il est à prendre au sens négatif du nemo
latin, du nadie espagnol, du nissumo italien ou du nully des
« vieux Gaulois », Vaugelas considère qu’« il est indéclinable,
et n’a point proprement de genre, ni de pluriel », adossant
cette remarque à la « règle qui veut que les mots indécli-
nables n’ayant point de genre de leur nature, s’associent
toujours d’un adjectif masculin, comme celui qui est le plus
noble »37. Si l’on retrouve là le principe de la hiérarchie des
genres, Vaugelas précise ensuite : « Néanmoins si l’on parle à
une femme, ou d’une femme on dira, Je ne vois personne si
heureuse que vous, ou si heureuse qu’elle, & cela se dit ainsi
eu égard à la femme, et non pas eu égard à personne, qui en
ce lieu-là n’est point féminin. »38

Conclusion
Le neutre, bien que marginal, survit à l’état de traces en
français, traces morphologiques (« ça » et « quoi »), mais
aussi mentales, tant « quelque chose » est perçu comme
neutre plus que masculin, bien qu’aucun indice morpho-
logique ne permette de le constituer comme tel. Si l’on
admet un « commun », c’est-à-dire une forme commune
au masculin et au féminin, représenté surtout par les
adjectifs se terminant par -e , il est bien attesté, mais en
quelque sorte « transparent ». C’est au fond le débat sur
l’écriture inclusive qui permet de revivifier la question.

36. Chiflet (Laurent), Essai d’une parfaite grammaire française, 1659, p. 146.
37. Vaugelas (Claude Favre de), op. cit., p. 7.
38. Ibid.

77
Quand on utilise une forme commune au masculin et
au féminin, on n’a plus de problème de prééminence
d’un genre sur un autre. C’est plutôt pour les formes
variables, que les anciens appelaient aussi « mobiles »,
qu’un problème se pose : pensons à la féminisation, ou à
la masculinisation, de nos noms de métiers.
Contre toute attente, les anciens
Dans la société étaient plus sensibles que nous au
romaine, pourtant respect du sexe et à la discordance des
éminemment genres. Dans la société romaine, pour-
phallocratique,
tant éminemment phallocratique, l’ac-
l’accord au masculin
d’un adjectif apposé cord au masculin d’un adjectif apposé
à deux noms, à deux noms, l’un masculin et l’autre
l’un masculin et féminin, n’est pas considéré comme
l’autre féminin, normal.
n’est pas considéré La normalisation des accords s’est
comme normal. faite progressivement, par hiérarchisa-
tion des accidents (leur « noblesse »),
aussi bien dans la description du latin que dans celle du
français. Et finalement… c’est en partie de là qu’est né le
débat sur l’écriture inclusive.

78
2
La place du masculin
dans la langue française :
pourquoi le masculin
l’emporte sur le féminin*
André Chervel

Une règle inconnue des manuels


La règle « le masculin l’emporte sur le féminin » est
l’une des plus célèbres de la grammaire française. Elle
a surtout cette particularité d’être absente de la plupart
des ouvrages de grammaire française, depuis les manuels
scolaires jusqu’aux traités les plus savants ; de ceux qui
figurent au catalogue de la Bibliothèque nationale, c’est-
à-dire de l’immense majorité d’entre eux. Elle n’y est
que très rarement mentionnée : le premier ouvrage dans
lequel je l’aie rencontré est le recueil de remarques d’Al-
cide de Saint-Maurice (1673), qui n’est pas un manuel
de grammaire : « le genre masculin, comme le plus noble,
l’emporte sur le féminin. »1 Mais on trouve parfois des
formulations assez voisines comme dans un manuel pour

1. Saint-Maurice (Alcide de), Remarques sur les principales difficultés de la


langue française, 1673, p. 57-58.
* N.E. : Les références bibliographiques complètes de ce chapitre sont dispo-
nibles à la fin de l’ouvrage p. 205.

79
le cours préparatoire de 1887 : « Le masculin a la priorité
sur le féminin : “Le père et la mère sont contents” »2.
Le petit nombre des occurrences de
La règle « le masculin la formule dans l’imprimé contraste
l’emporte sur le
avec son incroyable célébrité, en France
féminin » a surtout
et dans le domaine francophone. Et
cette particularité
d’être absente l’on s’interroge : existerait-il, à côté
de la plupart de la grammaire scolaire portée par les
des ouvrages de manuels, une tradition grammaticale
grammaire française. de qualité inférieure, ou des formu-
lations sinon clandestines du moins
problématiques, ou aléatoires, qui se transmettraient
seulement de bouche à oreille, faute d’obtenir l’aval de
l’édition scolaire ? On trouve en effet d’autres cas de
figure, par exemple la formule selon laquelle « devant m,
b, p, on met un m », ou encore la règle, fausse mais jugée
parfois bien utile, qui veut que « quand deux verbes se
suivent le second se met à l’infinitif »3.
Notre règle grammaticale n’a pas manqué, surtout
depuis l’explosion de la revendication féministe des
années 1970, de heurter tous ceux qui croient pouvoir
y retrouver une manifestation de l’esprit machiste. C’est
donc au nom du féminisme qu’une offensive a été menée
contre elle depuis quelques années, au Québec d’abord,
puis en France : « non, ce n’est pas vrai, l’homme ne
l’emporte pas (ou ne l’emporte plus) sur la femme dans
la société, et dans la langue le masculin ne doit pas l’em-
porter sur le féminin ». Or, c’est pourtant bien ce qui

2. Mingam (Jean), Langue française. Grammaire, orthographe, lecture et réci-


tation. Cours préparatoire, Paris, 1887.
3. La formule, qui est absente de la tradition grammaticale scolaire, n’est pas
inconnue de certains ouvrages du xviiie siècle : « Lorsque deux verbes sont de
suite, c’est-à-dire sans être séparés par un que ni par un de qu’on soit obligé de
tourner par que, il faut mettre le second à l’infinitif » (Robert de Than, Gram-
maire latine et française, 1746, p. XIV).

80
se passe, par exemple quand deux noms, l’un mascu-
lin l’autre féminin, doivent régir un adjectif, lequel se
retrouve, en général, au masculin pluriel, ou encore
quand ils sont repris par un pronom (personnel ou le
relatif « lequel ») lui aussi au masculin pluriel. La règle
met en évidence un trait de la grammaire française
qui ne souffre pourtant aucune contestation : la place
centrale que le genre grammatical masculin occupe dans
la langue française.

La suprématie du masculin
dans la langue
C’est de cette suprématie dont il faut d’abord prendre
la mesure. Le français est très largement organisé autour
du genre grammatical masculin qui est, à l’évidence, le
genre « de base » pour peu qu’on prenne la peine d’envi-
sager l’ensemble de la question ; et cette constatation est
d’une telle généralité que les règles d’accord de l’adjec-
tif ne comptent en réalité que pour peu de chose. Le
genre masculin occupe toute la partie nominale – disons
plutôt adjectivale – des formes verbales actives qui font
appel au participe (« j’ai fait », « j’ai dit », « j’ai pris »,
« j’ai vu »), où il ne cède la place au féminin que dans
la difficile – et fréquemment négligée – règle d’accord
du participe. L’infinitif du verbe (« conduire trop vite
est dangereux ») est naturellement masculin, comme
l’avait déjà remarqué Richelet4. Sont d’ailleurs également
masculines toutes les autres « parties du discours », ce
que notait encore Richelet : « le nom fait d’un adverbe ou
d’une préposition est masculin ». En effet, non seulement

4. L’auteur du premier dictionnaire français de type moderne. Cf. Richelet


(Pierre), La Connoissance des genres, 1695, p. 14 : « Le nom fait de l’infinitif
est masculin ».

81
les adjectifs substantivés (« le froid et le chaud », « le
rouge et le noir »), mais tous les mots de la langue sans
exception retombent dans le masculin pour peu qu’on
désire parler d’eux : « le pour et le contre », « le haut et le
bas », « le bien et le mal », « le dessus et le dessous », « le
moi » (qui est « haïssable »). Et il en va bien sûr de même
de toutes les formes verbales ou des lambeaux de phrases
à qui il est arrivé d’être substantivés : « un tiens vaut
mieux que deux tu l’auras », « le qu’en-dira-t-on », etc.
Quant au pronom « il », que certains baptisent ici
« neutre » malgré l’absence de genre neutre en français,
il est d’un emploi universel dans les expressions les plus
courantes de la conversation, au point d’y être parfois
évité – on préfère dire « sous-entendu » –, par exemple
dans le syntagme « il y a », devenu une véritable prépo-
sition temporelle de nos conversations (« il y a huit
jours »). On ne compte plus les expressions les plus
usuelles qui font appel à ses services comme « il faut »,
« il paraît », « il pleut », « il fait beau », « il me semble »,
« il manque », « s’il te plaît »… Masculins aussi ces termes
les plus courants de nos propos ou de nos lectures qu’on
appelle des « pronoms » même s’ils ne remplacent pas
des substantifs, « ce » (« c’est beau »), « ça » (« ça n’est
pas dit »), « tout » (« tout est terminé »), « qui » interro-
gatif (« qui est venu ? »), « quelqu’un ». Dans une rapide
confrontation de la place qu’occupent les deux genres
dans la langue française, le féminin ne peut se prévaloir
que d’une position significative, celle de la construction
des adverbes en -ment qui fait appel à la forme féminine
de l’adjectif : « certainement », « complètement », « exac-
tement », « sèchement », « sérieusement », « sûrement ».
Mais il s’agit du domaine particulier de la morphologie.
Et, puisqu’il s’agit de l’adverbe, il faudrait également y
mesurer la place exacte du masculin, avec par exemple
82
l’emploi très général des adjectifs masculins dans les
expressions « taper fort », « marcher droit », « coûter
cher », « voir grand », « sentir mauvais », « chanter faux »,
« acheter français », « manger chaud », « haut les mains »
ou « plein les poches » (plutôt préposition). Le genre
masculin a également été accordé à la moitié des subs-
tantifs de la langue française, l’autre moitié revenant au
genre féminin qui ne joue en réalité
un rôle que dans cette « classification Il ne fait aucun
nominale », et dont la seule utilisation doute que le
est cantonnée à l’intérieur du système masculin occupe
nominal. Il ne fait aucun doute que le dans la langue une
masculin occupe dans la langue une position absolument
centrale, et que
position absolument centrale, et que
telle est bien la
telle est bien la raison pour laquelle il
raison pour laquelle
lui arrive de « l’emporter » sur le fémi- il lui arrive de
nin. Ne pas tenir compte d’une réalité « l’emporter »
aussi massive, c’est se condamner à sur le féminin.
voir les choses par le petit bout de la
lorgnette. Et ramener un problème
purement linguistique d’accord de l’adjectif à des consi-
dérations sur les rapports entre les deux sexes dans la
société civile, c’est refuser de prendre la mesure exacte
du poids respectif des deux genres grammaticaux dans la
langue française.

La caractérisation linguistique
de cet état de fait
Comment désigner en termes linguistiques, comment
caractériser ce quasi-monopole qui est échu au masculin ?
Les grammairiens, puis les linguistes, n’ont pas manqué
depuis le xvie siècle de s’engager sur ce point, en s’atta-
chant d’abord à trouver dans la langue d’autres couples,

83
d’autres oppositions qui pourraient en être rapprochées.
Le nombre (singulier-pluriel) offre une situation compa-
rable : le singulier s’y présente comme une base, alors
que le pluriel est à l’évidence construit sur cette base. Le
mode aussi (opposition indicatif-subjonctif5), puisque le
subjonctif n’apparaît que dans des circonstances précises,
dans des syntaxes bien définies, alors que l’indicatif se
présente comme le mode général de l’énonciation ; et
André Martinet a accordé6 une importance particulière
à la notion de « pression du contexte » qui l’amène à
donner une sorte de priorité à l’indicatif – lequel n’est
pas soumis à cette pression – par rapport au subjonctif.

Le plus noble…
La « personne » a été également invoquée, car on a
observé très tôt que puisque « je » (première) et « tu »
(deuxième) se combinent pour donner un « nous »
(première du pluriel), c’est bien que la première personne
avait une tout autre importance que la seconde, au
point que plusieurs grammairiens d’Ancien Régime la
jugeaient « plus noble »7. On ajoutait d’ailleurs que,
pour la même raison, la deuxième personne était elle
aussi plus « noble » que la troisième, puisque « toi »
(deuxième) et « elle » (troisième) aboutissent à « vous »
(deuxième). Il n’en allait pas autrement pour le substantif
et l’adjectif à l’époque où ils étaient l’un et l’autre regrou-
pés dans la catégorie des noms : qu’est-ce qui distinguait
le nom substantif et le nom adjectif ? Une réponse est

5. Il s’agit ici des modes « personnels ». Le conditionnel, qui est une forme de
futur, n’est considéré comme un mode que par la grammaire scolaire. L’impé-
ratif peut ici être écarté comme « défectif ».
6. Martinet (André), La Linguistique synchronique. Études et recherches, 1965,
p. 182.
7. Irson, 1656 ; Chiflet, 1659 ; de Vayrac, 1715 ; Gaullyer, 1722.

84
donnée au début du xviie siècle par Jean-Baptiste Du
Val : « Quelques-uns ont dit que le substantif était le
mâle, et l’adjectif la femelle, d’autant que celui-là est le
plus noble, plus significatif et non sujet à autrui »8.
Le problème de la caractérisation de l’opposition
masculin-féminin n’a donc jamais été considéré par les
linguistes comme totalement isolé, et les grammairiens
l’ont d’ailleurs fréquemment traité en relation avec le
couple singulier-pluriel : le genre et le nombre sont en
effet en français moderne les deux problèmes majeurs
d’accord de l’adjectif – les grammairiens ajoutaient le
cas à l’époque, aux xviie et xviiie siècles, où le substan-
tif français se déclinait, du moins dans les manuels de
grammaire. On rejoint ici une question générale : celle
de l’opposition, à l’intérieur d’une catégorie déterminée
(le genre, la personne, le mode…), entre des formes « de
base » et des formes construites sur cette base, ou dérivées
de cette base, ou secondaires par rapport à cette base.
D’une certaine façon, et sur ce point nous renvoyons à
nouveau à l’époque où le substantif et l’adjectif étaient
regroupés dans la classe des noms9, le nom est d’abord
substantif avant d’être adjectif, d’abord singulier avant
d’être pluriel. Évoquer un verbe, ou citer un verbe,
c’est d’abord le saisir à l’infinitif, qui est masculin ; et
évoquer un verbe conjugué, c’est d’abord le prendre à
la première personne, et d’abord à l’indicatif, avant de
le mettre à la deuxième personne, ou au subjonctif. Les
linguistes parlent aujourd’hui, en utilisant les données
de la phonologie, de « formes marquées » pour celles

8. Du Val (Jean-Baptiste), L’École française (eschole françoise) pour apprendre à


bien parler et écrire selon l’usage de ce temps et pratique des bons auteurs…
Divisée en deux livres, dont l’un contient les premiers éléments, l’autre les par-
ties de l’oraison, Paris, 1604, p. 159-161.
9. On attribue généralement à Lhomond (1780) la fin de la distinction entre
« noms substantifs » et « noms adjectifs » et le classement des noms (ou subs-
tantifs) et des adjectifs dans deux parties distinctes du discours.

85
qui ajoutent quelque chose à une base, et de « formes
non marquées » pour celles qui se présentent comme des
points de départ de l’opposition10. Évoquer un adjectif,
c’est d’abord le prendre au masculin, même si le féminin
vient immédiatement après.

La langue française est-elle « sexiste » ?


Introduire la « noblesse » dans ces différentes carac-
térisations fait aujourd’hui sourire, mais retenons que
le masculin n’est pas, dans la tradition grammaticale
d’Ancien Régime, le seul à dominer son partenaire par sa
« noblesse », puisqu’il en allait de même pour la première
personne ou encore pour le substantif. C’est Vaugelas qui
diffuse le qualificatif, avec l’autorité qu’on lui reconnaît
pendant plus d’un siècle : « le genre masculin, étant le
plus noble, doit prédominer toutes les fois que le mascu-
lin et le féminin se trouvent ensemble »11, et le terme
est ensuite repris par des grammairiens qui comptent :
Irson, Bouhours, Vairasse d’Alais, Gaullyer, Restaut,
Domergue et jusqu’à Napoléon Landais en 1835.

Mais que signifie « noble » ?


Il est donc légitime de s’interroger sur ce que peut
représenter à l’époque un pareil qualificatif : qu’est-
ce qu’un mot ou une catégorie grammaticale « plus
noble » qu’une autre ? L’explication n’est jamais donnée.
Mais certains préfèrent à ce terme des adjectifs moins
outranciers. Vallange, par exemple, explique en 1721

10. Pour la critique de la notion de marque concernant le masculin et le


féminin, voir Khaznadar (Edwige), Le Sexisme ordinaire du langage : qu’est
l’homme en général ? Paris, L’harmattan, 2015.
11. Vaugelas (Claude Favre de), op. cit.

86
que « le masculin l’emporte sur le féminin, “mon pere
& ma mere sont bons”. Quand parmi les substantifs il
y a un masculin, l’adjectif doit être au masculin, parce
que le masculin est plus fort que le féminin »12. Mais la
notion de force n’est pas non plus jugée convaincante.
Et l’idée qui reviendra plus souvent, c’est celle d’anté-
riorité (celle que j’ai utilisée ci-dessus) : l’adjectif « se
met au masculin comme à son genre primitif, tout nom
susceptible des deux genres étant masculin avant d’être
féminin », explique Caminade13, dont l’explication sera
reprise dans les mêmes termes par Girault-Duvivier14.
Jean-Charles Laveaux retiendra ce point de vue dans son
Dictionnaire raisonné de 1818 : dans le cas d’un accord
avec un masculin et un féminin, « puisqu’il n’y a pas plus
de raison pour faire l’adjectif masculin que pour le faire
féminin, il est naturel qu’on lui laisse sa première forme,
qui se trouve celle qu’il a plu d’appeler genre masculin ».
C’est Condillac qui écartera15 définitivement l’expli-
cation par la « noblesse » : « Une preuve que la noblesse
du genre n’est point une raison, c’est que l’adjectif se met
toujours au féminin lorsque, de plusieurs substantifs,
celui qui le précède immédiatement est de ce genre : “il
parle avec un goût et une noblesse charmante”, et non
pas “charmans”. L’adjectif dégénère-t-il ici de sa noblesse
en prenant le genre féminin ? » Que cette qualification,
qui disparaît au début du xixe siècle, reflète un sentiment
général de la supériorité de l’homme sur la femme dans la

12. Vallange, Grammaire française raisonnée, 1721, p. 88. Voir aussi l’abbé
Fabre, Syntaxe française, 1787, p. 99, « la loi du masculin comme représentant
le sexe le plus fort ».
13. Caminade (Marc Alexandre), Premiers éléments de la langue française,
1799, p. 23.
14. Girault-Duvivier (Charles-Pierre), Grammaire des grammaires, 1811, t. 1,
p. 163-165.
15. Condillac (Étienne Bonnot de), Cours d’étude pour l’instruction du prince
de Parme, t. 1, Grammaire, 1775, p. 476.

87
société civile, cela ne fait guère de doute. Mais, noble ou
pas, les grammairiens ont eu de tout temps le sentiment
du rôle majeur que joue le masculin dans la distribution
des deux genres à l’intérieur du système de la langue.

Alors, la langue française


est-elle « sexiste » ?
Nous voici donc à présent ramenés à la revendica-
tion d’inspiration féministe visant à supprimer la règle
grammaticale qui veut que « le masculin l’emporte sur
le féminin ». Constatons d’abord que le socle masculin
de la langue française, tel qu’on vient
Que cette d’en donner ci-dessus une descrip-
qualification, qui tion sommaire, est totalement hors
disparaît au début de cause : nul ne s’aviserait, au risque
du xixe siècle, reflète
d’être incompris, d’introduire du
un sentiment général
de la supériorité féminin dans ces syntagmes (« il a dite
de l’homme sur que… », « elle sent bonne », « la haute
la femme dans la et la basse », « elle pleut »), plaisanterie
société civile, cela ne mise à part bien entendu. Il importe
fait guère de doute. donc de préciser exactement les limites
grammaticales à l’intérieur desquelles
peut être organisé le petit débat concernant masculin et
féminin : il s’agit bien sûr du système nominal, lequel
regroupe autour du nom l’article, l’adjectif, le parti-
cipe passé et le pronom. Le lexique nominal lui-même
regroupe une immense majorité d’inanimés, où le genre
grammatical est arbitraire – ou « non motivé » –, et des
animés, êtres humains, où le genre représente le sexe –
sauf quelques exceptions du type « mannequin », « senti-
nelle », etc. – et animaux, où le genre ne représente
le sexe que dans un nombre très limité de cas (« chat,
chatte », « lion, lionne », etc.), les autres se comportant

88
sur ce point comme des inanimés (« grenouille »,
« cigogne », « poisson »). Si sexisme il y a dans la langue
française, il concerne seulement la partie du vocabulaire
qui concerne la femme et l’homme, la femelle et le mâle,
leur représentation par les pronoms personnels et relatifs
et les règles d’accord de l’adjectif et du participe avec le
nom et le pronom. La langue française, la nôtre, celle
du xxie siècle, est-elle sexiste ? À cela deux réponses sont
possibles. La première est celle de la linguistique.

L’équivoque du mot « masculin »


Laissons d’abord de côté les considérations historiques
qui nous ramèneraient au genre grammatical du latin et
à celui de l’indo-européen. Que notre langue ait attribué
à la représentation du sexe masculin le genre grammati-
cal qui se trouve être le genre majeur, le genre central, le
genre de base, c’est là un fait linguistique, qui n’a de sens
que dans le système de la langue, qu’on peut observer
à l’intérieur de ce système et qui est totalement indé-
pendant des relations entre les deux sexes dans la société
humaine. Cela ne devrait donner, dans la vie sociale,
dans les relations entre les deux sexes, aucun avantage
particulier au sexe masculin. Certes, il y a homonymie
autour de l’adjectif « masculin », et cette homonymie
est, nous dit-on, favorable aux hommes et « désastreuse
socialement »16 pour les femmes. L’éventuel sexisme de
la langue française reposerait alors uniquement sur un
terme ambigu, et donc équivoque – le mot « masculin » –
qui qualifie d’une part un sexe dans la société civile – et
de fait le masculus du latin vient de mas qui désigne « le
mâle » – et d’autre part un genre grammatical dont la

16. Viennot (Éliane), Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin ! Donne-
marie-Dontilly, Édition iXe, 2014, p. 111.

89
fonction dans la langue dépasse par ailleurs très large-
ment la désignation des êtres de sexe masculin. S’il était
prouvé que l’ambiguïté du terme « masculin » joue un rôle
aussi pernicieux, on comprendrait que les grammairiens
fussent mis en demeure d’accepter sur ce point, et sur ce
point seulement, une modification de
L’éventuel sexisme leur terminologie traditionnelle. Si le
de la langue française vocabulaire grammatical se détachait
reposerait donc alors significativement de toute ambiguïté
uniquement sur un de cet ordre, si le mot « masculin » se
terme ambigu, et bornait à désigner ou à qualifier le sexe
donc équivoque, le
masculin ou mâle, si un adjectif clai-
mot « masculin ».
rement asexué était attribué au genre
grammatical qui ne concerne l’homme
que dans une petite partie de ses emplois, et s’il suffi-
sait du remplacement d’un terme technique de la gram-
maire, un seul, pour dédouaner notre langue de toute
accusation de sexisme, nous aurions bien tort de nous
le refuser. En échange de quoi nous économiserions un
conflit sans grand intérêt autour de créations langagières
qui visent à bouleverser la syntaxe et la morphologie
de notre langue.

Y a-t-il eu « masculinisation »
de la langue ?
La seconde réponse fait appel à l’histoire. C’est celle
que propose une historienne des femmes sous l’Ancien
Régime, Éliane Viennot17 : non, la langue française n’est
pas sexiste, mais elle le serait devenue, au xviie siècle. Ce
sont des écrivains et des grammairiens qui sont interve-
nus sur la langue depuis cette époque pour y assurer la

17. Viennot (Éliane), op. cit. et Le Langage inclusif : pourquoi, comment, Don-
nemarie-Dontilly, Édition iXe, 2018.

90
domination du masculin ; aidés en cela par la création
en 1635 d’une Académie française qui a suffisamment
montré son hostilité à l’égalité des sexes. Il y aurait eu une
« masculinisation » délibérée du français sous l’influence
de quelques écrivains et de grammairiens ou « remar-
queurs » célèbres (Malherbe, Vaugelas, Bouhours).
Inutile de préciser que ce processus n’aurait nullement
affecté le socle inaltérable du genre masculin dans l’éco-
nomie générale de la langue, lequel date des origines :
il ne concerne, pour l’essentiel, que la très petite ques-
tion du sort de l’adjectif quand il doit s’accorder avec
deux noms de genres différents.
La thèse de la masculinisation historique du fran-
çais à l’époque classique, fondée principalement sur
le problème de l’accord de l’adjectif, est suffisamment
originale pour mériter le débat. On notera d’abord que
ses partisans ne mentionnent à aucun moment le rôle
majeur du masculin dans l’économie générale du système
de la langue. Leur argumentation se situe essentiellement
dans le cadre limité constitué par l’accord d’un adjectif
avec deux substantifs de genre différent, ce qui les auto-
rise à traiter le genre grammatical féminin comme s’il se
présentait dans la langue, contre toutes les évidences, à
parité avec le genre grammatical masculin. Elle s’attache
à prouver que, dans des cas bien précis, certains accords
qui pouvaient à une époque plus ancienne se faire au fémi-
nin, avaient peu à peu été récupérés par le masculin. La
tradition grammaticale aurait délibérément soit suscité,
soit accompagné, une évolution « masculinisante » de
la langue favorisée par les écrivains – puisqu’aussi bien
nous n’avons pas d’autre source pour en juger – et
aurait ainsi graduellement abouti à la formule qui donne
la priorité au masculin sur le féminin dans les accords
de l’adjectif et du pronom.

91
À quoi s’intéressent les grammaires
du xviie siècle ?
Notons d’abord que le débat qui s’est ouvert récem-
ment autour de l’accord de l’adjectif porte sur un cas
de figure dont la fréquence dans les textes, et probable-
ment dans l’usage oral, est si limitée que, à l’époque clas-
sique du moins, bon nombre d’ouvrages de grammaire
ne l’évoquent même pas. La plupart des manuels ou des
traités signalent bien, d’une façon ou d’une autre, que
l’adjectif s’accorde en genre et en nombre avec « son »
(expression usuelle) substantif, mais le traitement de
l’adjectif qui se rapporte à la fois à un nom masculin et à
un nom féminin ne les intéresse pas. Au xviie siècle, par
exemple, sur soixante-deux ouvrages qui ont été consul-
tés, et qu’on présumait concernés par le problème, dix-
neuf seulement abordent la question, encore est-ce très
brièvement.
Rappelons qu’à l’époque la grammaire du français
s’adresse seulement à deux catégories de lecteurs, et
d’abord aux régents de collèges dans un système éducatif
où les études sont totalement latines, sauf pour les filles.
Même la version latine, qui obligerait l’élève à rédiger et
donc à orthographier en français, est encore inconnue :
elle ne fait son apparition qu’à la fin du siècle18. S’agissant
de l’adjectif dans la grammaire française, comme on ne
vise que la préparation au latin, on s’intéresse beaucoup
plus à la déclinaison et aux cas (nominatif, vocatif, etc.),
qui ont pénétré dans la doctrine grammaticale française,
ou aux « degrés de signification » (comparatif et super-
latif ), qu’à des problèmes jugés mineurs d’accord avec
le substantif. L’autre catégorie de lecteurs d’ouvrages de

18. Cf. Compère (Marie-Madeleine) et Pralon-Julia (Dolorès), Performances sco-


laires de Collégiens sous l’Ancien Régime, Paris, INRP/Publication de la Sor-
bonne (coll. Histoire moderne, 24) 1992.

92
grammaire, ce sont les étrangers, Allemands, Anglais
ou Néerlandais, Italiens et Espagnols, voire Suédois,
Hongrois ou Polonais, soucieux d’apprendre le fran-
çais, qui est la grande langue à la mode. Pour eux, les
principaux problèmes que pose le français, ce sont d’une
part celui de la lecture et de l’écriture, et d’autre part
le genre des substantifs. Il faut apprendre d’abord une
orthographe d’une difficulté infiniment supérieure à
celle que nous connaissons aujourd’hui, à cause de ses
consonnes muettes et de la double valeur de certaines
lettres, et ensuite une prononciation des consonnes qui
oblige leurs manuels – tellement il y a d’« s » muets
en français – à dresser les listes des mots où le « s » est
prononcé à l’intérieur du mot. Quant au genre, la seule
question qui les intéresse, c’est la manière d’identifier
les masculins et les féminins parmi les noms français,
précisément pour pouvoir procéder aux accords élémen-
taires. La mauvaise prononciation des mots et les fautes
sur le genre des noms sont les pires occasions de raille-
rie contre lesquelles on cherche à se prémunir quand on
doit converser avec des Français, car « L’angoisse majeure
de cette nouvelle noblesse qui vise à l’intégration sociale,
c’était de se montrer ridicule »19.
C’est dire que la tradition grammaticale française du
xviie siècle n’est pas vraiment en cause dans un éventuel
processus de masculinisation de la langue. En revanche,
mais à un tout autre niveau, ce sont les recueils de
« remarques » sur la langue française (Vaugelas d’abord,
Bouhours, Ménage, Thomas Corneille, Patru, Saint-
Maurice déjà mentionné, etc.) qui, partant des obser-
vations de Malherbe sur le poète Desportes, s’attachent
à dresser le bilan de l’évolution de la langue depuis

19. Wendy Ayres-Bennett, Vaugelas and the development of the French Lan-
guage, Londres, M.H.R.A, 1987, p. 197.

93
l’époque de la Renaissance. Et de fait, depuis la fin du
xxe siècle, les historiens de la langue parlent aujourd’hui
plus volontiers d’un « français préclassique » (ca 1500-
1650) que du « moyen français » (ca 1350-1600), cher
aux historiens de la langue de l’époque précédente.
C’est donc chez les « remarqueurs » qu’on trouve, après
Palsgrave (1530), les premiers commentaires sur la ques-
tion de l’accord de l’adjectif. La littérature grammaticale
se développera au cours du xviiie siècle avec un intérêt
croissant pour l’enseignement du français ; et elle prend
des dimensions considérables au xixe avec la généralisa-
tion de l’école primaire, la montée en puissance de l’en-
seignement orthographique et le lent dépérissement des
humanités classiques. La grammaire scolaire du français
sera dès le départ mise en demeure de donner des règles
fermes sur l’accord de l’adjectif et, si elle ne l’a pas créée,
c’est quand même à elle qu’on doit la fortune de l’expres-
sion « le masculin l’emporte sur le féminin ».

94
3
L’accord de proximité
et la grammaire*
André Chervel

O
   n abordera ici le problème grammatical de
   l’accord de l’adjectif avec deux substantifs de
   genre différent à partir de trois enquêtes : qu’en
dit la grammaire historique qui, à maintes reprises, a
traité la question ? Que nous apprend l’histoire de la tra-
dition grammaticale depuis Palsgrave ? Qquelle est, en
la matière, la pratique de Rabelais, dont j’ai dépouillé
l’œuvre1 à partir de l’édition Jean Plattard ?

Ne pas blesser « l’oreille »


Car, si problème il y a, c’est qu’en français le locu-
teur est parfois confronté à une difficulté d’expression où
deux règles syntaxiques entrent en contradiction l’une
avec l’autre. La première réclame, au nom de la gram-
maire, le masculin pluriel pour l’adjectif : « son goût et sa
noblesse sont charmants ». Mais on accepte mal l’appli-
cation de la même règle pour « cet acteur joue avec un
goût et une noblesse charmants ». Une deuxième règle

1. 1533-1555.
* N.E. : Les références bibliographiques complètes de ce chapitre sont dispo-
nibles à la fin de l’ouvrage p. 205.

95
– mais est-elle vraiment grammaticale ? – vise à éviter
un contact irritant, désagréable, entre un nom féminin
et un adjectif trop ouvertement masculin – les adjectifs
épicènes ne posent évidemment pas de problème. Dans
l’usage oral, les observateurs – et l’on pense d’abord à
Vaugelas – constatent que l’adjectif s’accorde non avec
les deux noms (et donc au masculin pluriel) mais avec
le nom le plus proche, et qu’il se met alors au féminin
(singulier ou pluriel) si celui-ci est un féminin. On l’ap-
pelle aujourd’hui la « règle de proximité ». Au xviie siècle,
on invoquait « l’oreille » : appliquer systématiquement
la règle du masculin pluriel, cela risque parfois de bles-
ser l’oreille puisque, pour reprendre les exemples cités
ci-dessus, l’interlocuteur va entendre un groupe de mots
comme « une noblesse charmans ». Et ici, on retrouve
alors la même difficulté de communication orale qu’avec
le syntagme « un chevaux », qui avait longtemps justifié
la séquence « vingt et un cheval », laquelle nous oblige à
élargir le débat à la question de l’accord en nombre.

Le problème de l’accord en nombre


Précisons d’abord le problème en lui donnant toute
l’ampleur qu’il mérite. L’accord de l’adjectif avec deux
ou plusieurs substantifs ne concerne pas seulement le
genre, mais également le nombre. L’accord en nombre
est d’ailleurs d’une tout autre importance que l’accord
en genre, puisqu’il concerne non seulement l’adjectif
mais le verbe. Un adjectif ou un verbe qui succèdent à
deux ou plusieurs noms, lesquels peuvent être les uns au
pluriel les autres au singulier, s’accorde-t-il au singulier
avec le dernier si celui-ci est un singulier ? La « règle de
proximité » joue-t-elle également dans ce cas ? L’accord
au pluriel d’un verbe se rapportant à deux substantifs

96
est chez Rabelais une règle très générale, mais l’auteur
semble s’en dispenser aisément chaque fois qu’il y a
inversion du sujet : « à ce jà se preparoit le roy et les
capitaines »2. C’est donc au nom d’une « règle de proxi-
mité » que peuvent être justifiées les absences d’accord au
pluriel avec l’ensemble des noms concernés.
« Vingt et un cheval »
On retrouve, jusqu’à la fin du xviie siècle, le même
problème avec les noms de nombre qui sont composés
avec « un ». Les nombres « vingt et un »,
« trente et un », etc., à la différence L’accord de l’adjectif
de ceux qui leur succèdent, « vingt- avec deux ou
deux », « vingt-trois », distinguent plusieurs substantifs
par la conjonction « et » le chiffre des ne concerne pas
dizaines et le nombre « un » : ils se seulement le genre,
présentent donc comme deux noms mais également
de nombres coordonnés. C’est, dans le nombre.
une formule un peu différente, un
problème analogue à celui de l’accord de l’adjectif : faut-
il considérer le prédéterminant « vingt et un » comme
un groupe solidaire qui affecte, au pluriel, le substantif
qui le suit, ou faut-il l’interpréter comme la séquence
de deux substantifs eux-mêmes prédéterminés : « vingt
(chevaux) et un cheval » ? La dissociation est aujourd’hui
ressentie comme absolument impossible : ce n’était pas
le cas jusqu’à la fin du xviie siècle. « Vingt et un cheval »,
c’était, affirme Ferdinand Brunot3, l’usage de l’ancien
français, que l’Académie française aurait accepté dans
un premier temps, ajoute-t-il, de même que Ménage et
Richelet. Vaugelas recommande d’une part « vingt et un
an », là où le pluriel ne s’entend pas, mais aussi « vingt

2. Rabelais (François), Pantagruel, 112.


3. Brunot (Ferdinand), Histoire de la langue française, t. IV, 2, p. 848.

97
et un an accomplis », puisque l’adjectif ne peut qualifier
que l’ensemble. La règle de proximité, qu’il est légitime
d’invoquer ici, ne résistera pas à la longue aux effets de
l’analogie : « vingt et un » va acquérir la même cohérence
que « vingt-deux », et il ne sera plus question de « vingt et
un cheval » au xviiie siècle4, sauf pour quelques problèmes
d’orthographe. Il semble d’ailleurs, si l’on se fonde sur
le choix des exemples (« an/ans » plutôt que « cheval/
chevaux »), que ce souci orthographique ait longtemps
primé sur les considérations proprement linguistiques.
Reste que la règle de proximité pour l’accord au singu-
lier est justifiée dès le xviiie siècle dans un cas de figure
particulier qu’on retrouvera pour l’accord en genre : la
synonymie ou plutôt l’impression de synonymie qui peut
se dégager de la formulation générale de la phrase. Si en
effet les différents substantifs désignent la même idée,
l’unicité de l’idée prévaut sur le nombre des substan-
tifs, et entraîne le singulier de l’adjectif. C’est Condillac
qui défend le premier ce point de vue : « Quand deux
substantifs ont une signification fort approchante, on
emploie volontiers l’adjectif au singulier : une force et
une fermeté admirable »5.

4. Les manuels pour étrangers sont parfois plus traditionalistes. Selon Wanos-
trocht, A Grammar of the French Language, 1780 (9e ed., 1804, p. 45), « it must
be observed that when the number un, one, comes after vingt, twenty , the
substantive, relating to those two numbers taken together, is put in the sin-
gular in French though in the plural in English: ex. Vingt et un homme, One-
and-twenty men »..
5. Condillac (Étienne Bonnot de), op. cit., p. 475.

98
L’accord en genre
« La bouche ouverts »
Quand, après une succession de deux ou plusieurs
noms masculins et féminins, l’adjectif qui les qualifie
tous prend la forme du masculin pluriel, il lui arrive
fréquemment de produire une séquence qu’on jugeait
au xviie siècle désagréable « pour l’oreille », parce qu’im-
médiatement sentie comme contraire à l’« usage ».
L’exemple constamment utilisé est : « Il avoit les yeux et
la bouche ouverts ». D’où la pratique de ce qu’on appelle
aujourd’hui l’accord de proximité qui, pour soulager
« l’oreille », justifiait l’accord avec le dernier substan-
tif : « Il avoit les yeux et la bouche ouverte », pratique
qui entre alors en concurrence avec la règle grammati-
cale du masculin pluriel. Plusieurs paramètres doivent
être pris en considération pour le choix de l’accord de
proximité, et d’abord la distance réelle entre le nom et
l’adjectif. Par exemple, cet accord fonctionne rarement
pour l’attribut du sujet, du fait que le verbe « être » – ou
un autre verbe – s’interpose en général entre le nom et
l’adjectif. C’est donc dans la situation de l’adjectif attri-
but que les grammairiens formulent le plus souvent la
règle grammaticale de l’accord au masculin pluriel. La
tradition grammaticale ancienne, celle qui avait cours du
xvie au xviiie siècle, justifiait, implicitement ou explici-
tement, ce masculin pluriel par l’application au français
de la grammaire latine, et elle trouvait d’ailleurs sa justi-
fication dans des exemples qui, en principe, ne laissent
place à aucune hésitation : « Mon père et ma mère sont
contents ». « Contentes » ou « contente » sont en effet
rigoureusement impossibles dans ce type de proposition.
L’accord avec le substantif féminin est-il toujours
exclu pour autant avec l’adjectif attribut ? Et s’il se
99
produit, quelles sont les conditions qui le rendent
possible ? Rabelais en donne au moins un exemple où
la proximité a pu jouer aux dépens de la règle qui exige
pour l’attribut non seulement le masculin mais aussi le
pluriel : « […] curieulx d’entendre quelle seroit l’issue et
jugement des malfaicteurs detenuz en prison »6. Il s’agit,
il est vrai, d’une phrase où l’ordre habituel sujet-attri-
but a été inversé. Mais Rabelais lui-même pratique en
général la règle grammaticale du masculin pluriel quand
les substantifs et l’adjectif sont séparés par le verbe être,
« […] les seigneurs et dames de sa maison feurent […]
serviz de viandes rares »7.
Il en va autrement quand l’adjectif est en position
d’épithète, ou mis en apposition, c’est-à-dire au contact
immédiat du dernier des substantifs avec lesquels il est
tenu de s’accorder. Comme l’écrit dès 1656 le grammai-
rien Irson8 :
« quand l’adjectif ou le relatif suit deux ou plusieurs noms
substantifs à quoi il se peut rapporter indifféremment, il
s’accorde en genre et en nombre avec le dernier substantif,
qui le précède immédiatement. Ex. Il a un courage et une
vertu constante dans les adversités ».

L’accord au masculin pluriel paraît en effet impos-


sible ici, mais le choix du féminin singulier pose un
problème qui oblige les grammairiens à faire appel à la
notion de « sous-entendu » s’ils veulent justifier le choix
d’un féminin qui qualifie malgré tout un nom mascu-
lin : « Lorsqu’on dit il a les pieds & la teste nuë, on

6. Quart livre, 99.


7. Cinquième livre, 64.
8. Irson (Claude), op. cit., p. 88.

100
sous-entend nuds pour pieds »9. C’est qu’on est sorti ici
des limites de la grammaire, dit-on à l’époque, et Saint-
Maurice, voulant justifier l’accord au féminin dans « tout
le Peuple eut le cœur & la bouche ouverte pour publier
ses loüanges », reconnaît que la grammaire exigerait
« ouverts », mais « l’usage prévaut sur toutes les règles de
la grammaire ». C’est bien cette explication – oublions
momentanément la grammaire ! – qui sera désormais
retenue : « Il seroit contre le bon usage de dire les pieds
& la tête nus », écrit Restaut10.
Le rôle de la « synonymie »
En réalité, l’« usage », qui impose ici ses droits, est
plus complexe qu’on ne pourrait le penser. La « proxi-
mité » ne joue son rôle que si d’autres considérations
ne viennent pas plaider en faveur de
la « grammaire ». Dans « Le Roy & la La « proximité »
Reine, accompagnez des Princes » , 11
ne joue son rôle
d’Aisy écarte à juste titre le choix du que si d’autres
féminin singulier pour le participe, considérations
puisque c’est évidemment le couple ne viennent pas
royal, et pas seulement la reine, qui plaider en faveur de
s’est déplacé avec sa progéniture, d’où la « grammaire ».
l’accord au masculin pluriel. Ce qui
revient à dire que le choix entre le masculin pluriel de
la « grammaire » et l’« accord de proximité » ne s’opère
que sous le contrôle du sémantisme ou de la signification
globale de l’énoncé.
La première constatation importante faite par les
grammairiens concernant les infractions aux règles

9. Filz (Jean-Marie), Méthode courte et facile pour apprendre les langues la-
tine et française, 1669, p. 286.
10. Restaut (Pierre), Principes généraux, 1730, p. 67.
11. d’Aisy (Jean), Le Génie de la langue française, 1685, p. 72.

101
grammaticales d’accord avec plusieurs substantifs porte
sur la synonymie. Irson avait déjà observé en 1656 que
si un verbe avait plusieurs sujets plus ou moins syno-
nymes, il n’était pas tenu de respecter la règle du mascu-
lin pluriel : « Les noms ou substantifs synonymes sont
exceptés de cette règle en ce qu’ils ne demandent pas
après eux le verbe, l’adjectif ou le relatif au pluriel »12. La
même observation est valable pour l’accord en genre, fait
remarquer Domergue13, et les manuels répéteront désor-
mais l’exemple de deux synonymes de genre différent
emprunté à Massillon : « Toute sa vie n’a été qu’un travail,
qu’une occupation continuelle ». L’accord de proximité
est favorisé non seulement par la quasi-synonymie des
substantifs concernés, mais par une autre caractéristique
propre aux séquences de substantifs : la gradation. Si les
noms accumulés dans la même séquence donnent une
impression de progression, l’accord de l’adjectif avec le
dernier de ces noms est quasiment obligatoire, même s’il
est attribut du sujet, et l’on répète le vers d’Iphigénie14 :
« Mais le fer, le bandeau, la flamme est toute prête ».
On en viendra même, au xixe siècle, à justifier l’ac-
cord de proximité par l’importance particulière qu’on
veut accorder au dernier substantif. L’adjectif « obéit
encore au dernier nom lorsque l’idée qu’il présente est
celle qui frappe le plus l’esprit : Tous mes sens… toute
mon âme est émue », écrit par exemple Célestin David15.
Ou « quand on veut particulièrement fixer l’attention
sur le dernier »16.

12. Irson (Claude), op. cit., p. 91.


13. Domergue (François-Urbain), Grammaire française simplifiée, 1778, p. 94.
14. Racine (Jean), Iphigénie, 1674, III, 5.
15. David (Célestin), Essai de grammaire française élémentaire, 1822.
16. Poitevin (Prosper), Cours théorique et pratique de langue française, 1843,
p. 198.

102
Les noms d’inanimés
Dernier point important : certaines catégories de
substantifs sont plus susceptibles que d’autres de se
prêter à cet accord de proximité en violation de la règle
du masculin pluriel. La grammaire du latin semble avoir
joué un rôle au moins dans la formulation pour le fran-
çais de cette nouvelle règle un peu particulière. En latin,
pour l’accord de l’adjectif avec plusieurs noms, il faut
distinguer entre les animés et les inanimés. Les premiers
s’accordent au masculin pluriel s’ils sont de genre diffé-
rent, masculin et féminin ; les seconds, dans la même
hypothèse, s’accordent au neutre pluriel. C’est du moins
la leçon que donnent les grammaires « latines et fran-
çaises » de Denis Gaullyer (1716) ou de Robert de Than
(1746). L’opposition entre les deux séries de substantifs
est reprise au siècle suivant pour la grammaire fran-
çaise par Girault-Duvivier (1811) et par Bernard Jullien
(1849), le collaborateur de Littré :
« Si l’adjectif se rapporte à des substantifs de choses et placés
en régime, écrit le premier, alors il prend le nombre et le
genre du dernier des substantifs après lequel il se trouve
immédiatement placé, parce que c’est sur lui seul que l’es-
prit s’arrête, comme étant le plus près : “Cet acteur joue
avec un goût et une noblesse charmante” ».

Avec des noms de personnes, au contraire, l’accord


se fait dans ce cas-là au masculin pluriel. Le prestige de
la Grammaire des grammaires en impose à quelques
auteurs de grammaires scolaires comme Dessiaux ou le
« poète » Chavignaud17 : « Mais quand deux substan-
tifs de genre différent, / D’objets inanimés se suivent

17. Chavignaud (Pierre-Léon), Nouvelle grammaire française des demoiselles


en vers, 1831.

103
constamment, / Il faut que l’adjectif, qui tous deux les
escorte, / Au genre du dernier s’unisse et se rapporte. »
Notons ici une curiosité. Rabelais nous offre dans
la même phrase le double accord, accord de proximité
pour le participe en apposition au sujet et accord gram-
matical pour l’attribut du même sujet, le premier au
féminin pluriel et le second au masculin pluriel : « […]
parce que tant hommes que femmes, une foys repceuez
en religion, après l’an de probation estoient forcez et
astrinctz y demeurer perpetuellement… »18. Et Georges
Gougenheim signale19 en effet que l’accord de proximité
dans le cas de contact immédiat est encore bien en place
au xvie siècle : « Les règles assez factices de la prédomi-
nance du masculin dans les adjectifs qualifiant plusieurs
noms n’existent pas encore au xvie siècle. L’adjectif
s’accorde avec le nom le plus rapproché : Portant à leur
palais “bras et mains innocentes” »20. Le dépouillement
opéré dans l’œuvre de Rabelais confirme largement cette
appréciation, du moins pour l’adjectif épithète. Il semble
en revanche que, pour l’attribut, l’interposition d’un
verbe « être » au pluriel impose assez systématiquement
le masculin pluriel « […] habit, et chemise, qui estoyent
bien cousuz ensemble »21. Le mécanisme grammatical est
clair : le double – ou multiple – sujet entraîne le pluriel
du verbe, qui à son tour détermine le pluriel de l’adjectif
lequel ne peut plus être que masculin pluriel.

18. Gargantua, 135.


19. Gougenheim (Georges), Grammaire de la langue française du xvie siècle,
1951.
20. d’Aubigné (Agrippa), Les Tragiques, 1616, III, v. 203.
21. Pantagruel, p. 71.

104
Qu’en est-il de l’abandon de l’accord
de proximité au xviie siècle ?
Revenons donc à l’histoire : la « règle de proximité »
a-t-elle réellement fait l’objet d’une campagne visant
à la chasser des grammaires et de l’usage, à la rempla-
cer en toutes circonstances par l’accord grammatical,
et à « masculiniser » encore un peu plus la langue ?
Apparemment dominante pendant tout le Moyen Âge,
semble-t-il, au moins pour l’adjectif épithète, elle semble
fonctionner encore sans difficulté dans la langue de la
Renaissance, y compris pour l’adjectif attribut quand
celui-ci se retrouve, par une singularité du style, au voisi-
nage immédiat du substantif féminin. Qu’advient-il par
la suite ? Cède-t-elle la place à la tyrannie grammaticale de
la règle d’accord au masculin pluriel, comme le pensent
certains ? Cesse-t-on alors d’écouter « l’oreille », même
quand elle pourrait être choquée par des syntagmes
barbares comme « la bouche ouverts » ou « des mains
innocents » ? Le débat qui s’ouvre dans la première
moitié du xviie siècle connaît deux temps forts, avec le
commentaire de Malherbe sur Desportes (ca 1610) et les
Remarques sur la langue française de Vaugelas (1647).
La grammaire…
Malherbe ouvre les hostilités en affichant, dans
ses commentaires sur Desportes, une adhésion sans
nuance aux règles grammaticales qui régissent l’accord
du verbe et de l’adjectif avec plusieurs substantifs : la
thèse de Ferdinand Brunot22 est l’accès indispensable
à cette « œuvre » peu connue – il ne s’agit en réalité
que de commentaires marginaux. Premier point : avec

22. Brunot (Ferdinand), La Doctrine de Malherbe d’après son commentaire sur


Desportes, 1891.

105
deux substantifs sujets, le verbe doit obligatoirement
être au pluriel, contrairement à un usage dont Rabelais
offre encore tant d’exemples. Et si l’un des substantifs
sujets est masculin, l’adjectif qui suit le verbe – depuis le
xixe siècle, nous l’appelons « attribut du sujet » – doit être
au masculin pluriel. Il critique ainsi Desportes : « Filets
d’or, chers liens… et vous, beautez du Ciel, graces, perfec-
tions… pour tout jamais me serez-vous cachees ? » ; « il
faut cachés », tranche Malherbe, malgré l’accumulation
de trois substantifs féminins qui précèdent l’adjectif, et
malgré l’invocation « et vous… », qui met un accent
particulier sur ces substantifs. Et tous les remarqueurs
du siècle vont, après lui, prendre position pour ou
contre la règle de proximité, une question qui n’inté-
resse que modérément les grammairiens au sens strict
de la première moitié du siècle (Maupas, Lubin, Lafaye,
Oudin). Deux auteurs suivent Malherbe au xviie siècle,
La Mothe Le Vayer (1647) et Scipion Dupleix (1651),
qui n’aiment pas Vaugelas.
… et l’usage
C’est Vaugelas qui relance le débat en 1647, en consta-
tant que l’accord avec le nom le plus proche est toujours
bien installé dans l’usage et en plaidant pour cet accord :
« Ce peuple a le cœur et la bouche ouverte à vos loüanges. On
demande s’il faut dire ouverte ou ouverts. M. de Malherbe
disoit qu’il falloit eviter cela comme un escueil, & ce conseil
est si sage qu’il semble qu’on ne s’en sçauroit mal trouver
[…] Il faudroit dire, ouverts, selon la Grammaire Latine,
qui en use ainsi pour une raison qui semble estre commune
à toutes les langues, que le genre masculin, estant le plus
noble, doit predominer toutes les fois que le masculin et le
feminin se trouvent ensemble ; mais l’oreille a de la peine à
s’y accommoder, parce qu’elle n’a point accoustumé à l’ouïr
dire de cette façon, et rien ne plaist à l’oreille pour ce qui

106
est de la phrase et de la diction que ce qu’elle a accoustumé
d’oüir. Je voudrois donc dire, ouverte, qui est beaucoup plus
doux, tant à cause que cet adjectif se trouve joint au mesme
genre avec le substantif qui le touche, que parce qu’ordinai-
rement on parle ainsi, qui est la raison decisive ».

Le conflit, exprimé en termes purement grammati-


caux, est clair. L’un réclame la mise en œuvre rigoureuse
de la règle d’accord au masculin pour qu’il soit avéré que
l’adjectif s’applique bien à tous les substantifs, et non pas
seulement au féminin qui termine la série. L’autre, s’ins-
pirant de l’usage de la Cour, plaide pour la tolérance en
matière de grammaire et le refus des séquences orales qui
choquent comme « la bouche ouverts » ou des « mains
innocents ». Il y a bien une solution qui permet de conci-
lier grammaire et usage : elle consiste à organiser la série
des substantifs en fonction de celui qu’on souhaite placer
au contact de l’adjectif, et donc de la terminer par le
nom masculin : on pratiquera avec lui l’accord de proxi-
mité, qui se fait alors au masculin, ce qui donne déjà
toute satisfaction au niveau de la langue parlée. Il suffira,
dans l’écriture, de rajouter le « s » de pluriel pour ne pas
déroger à la règle grammaticale. Cette nouvelle formu-
lation, qui permet de tourner la difficulté en respectant
la règle grammaticale, est vouée à un grand avenir dans
la grammaire scolaire aux visées surtout orthographiques
qui dominera au xixe siècle.
En attendant, Vaugelas retourne la situation (1647)
en rappelant que la règle de proximité est couramment
pratiquée à la Cour, ce qui est « la raison décisive »
puisque « l’oreille y est toute accoutumée ». Et comme
Wendy Ayres-Bennett en apporte la preuve23, il pratique
lui-même assez systématiquement, dans le reste de son

23. Ayres-Bennett (Wendy), op. cit., 1987, p. 167.

107
œuvre, l’accord de proximité aussi bien en nombre qu’en
genre. C’est son point de vue qui l’emportera largement
tout au long du siècle et qui, constamment répété au
xviiie siècle, pénétrera ensuite dans la grammaire scolaire
dont l’enseignement sur l’accord de l’adjectif se fondera
sur deux affirmations : d’abord, bien sûr, le masculin
l’emporte sur le féminin – ce que les manuels n’expri-
ment presque jamais sous cette forme –, mais aussi que
cet accord ne doit pas « blesser l’oreille », qu’il y a des
cas où l’on peut soit « violer cette règle par euphonie »24
en accordant l’adjectif avec le dernier nom quand il
est féminin, soit rester dans la règle en rapprochant de
l’adjectif le substantif masculin.

Y a-t-il eu chasse aux féminins ?


La « masculinisation » de la langue au xviie siècle ne
se limiterait pas, selon Éliane Viennot, à la lutte contre
l’accord de proximité. L’histoire de la langue française
depuis le xvie siècle offrirait encore au moins deux autres
cas, l’un dans la morphologie, l’autre dans la syntaxe,
de disparition de l’emploi du genre féminin. Le premier
concerne le participe présent, qu’il convient de bien
distinguer de l’adjectif verbal, variable, et du gérondif
avec « en ».
Le participe présent
Il était variable en ancien et en moyen français, non
seulement en nombre mais en genre, avec des formes
comme « demeurante » ou même « estante ». L’histoire
de la grammaire française nous apprend en effet que, au
terme d’une lente évolution, c’est au cours du xviie siècle

24. Davau et Alix, Grammaire française rédigée d’après les principes de l’Aca-
démie, 1843, p. 154.

108
qu’est enfin proclamée l’invariabilité du participe
présent. Faut-il réellement l’attribuer à une pression
« masculinisante », qui aurait chassé de la langue ces
formes féminines, et surtout faut-il accepter l’affirma-
tion selon laquelle le participe présent variait jusqu’alors,
en ancien et en moyen français, « en genre et en nombre
exactement comme les participes passés »25 ?
Ce n’est pas du tout l’enseignement que donnent les
historiens de la langue. Tous montrent que l’accord en
nombre était, pour le participe présent, beaucoup plus
usuel que l’accord en genre, plutôt rare. En ancien fran-
çais, dit Ferdinand Brunot, le participe présent ne prend
pas « dans la plupart des cas l’e analogique »26 du fémi-
nin. Et le Brunot et Bruneau va même jusqu’à affirmer
que « les participes présents n’ont jamais pris régulière-
ment la forme du féminin »27. « Au xive, précise encore
Thierry Revol28, on fait la différence entre le participe
présent qui distingue seulement les nombres et l’adjectif
verbal, variable en genre et en nombre ». Rabelais, qui
multiplie les formes de pluriel (« beuvans », « voyans »,
« tirans », « passans »), se montre beaucoup plus réservé
sur les féminins (deux seulement dans le Pantagruel) :
y compris pour des situations proprement féminines,
comme quand il évoque le « laict de femme allaictant
sa fille premiere née ». Même remarque au siècle suivant
pour Vaugelas29 : le participe pluriel est d’utilisation
fréquente, mais il n’y a chez lui que très peu de formes
féminines. Il est bien difficile, dans ces conditions,

25. Viennot (Éliane), op. cit., p. 70.


26. Brunot (Ferdinand), op. cit., I, 1905, p. 494.
27. Brunot (Ferdinand) et Bruneau (Charles), Précis de grammaire historique
de la langue française, 3e éd., 1949, p. 203.
28. Revol (Thierry), Introduction à l’ancien français, Nathan Université, Paris,
2000 p. 162-164.
29. Cf. Ayrès-Bennett (Wendy), op.cit., p. 167.

109
Tous montrent d’imputer à une masculinisation
que l’accord en envahissante du xviie siècle une évolu-
nombre était, pour tion morphologique beaucoup plus
le participe présent, ancienne, et qui trouve ailleurs dans la
beaucoup plus usuel langue des justifications plus solides :
que l’accord en par exemple, la pression du gérondif
genre, plutôt rare. sur ces formes variables au pluriel, et la
distinction qui a pu être jugée néces-
saire du participe et de l’adjectif verbal.
« Malade, je la suis »
Une autre « réforme » qui aurait été inspirée par le
même souci, d’inspiration politique nous dit-on, d’écar-
ter les féminins, est celle qui concerne le pronom person-
nel attribut « le » ou « la ». À un interlocuteur qui lui dit
qu’il est malade, une femme doit-elle répondre : « je le
suis aussi » ou « je la suis aussi » ? Vaugelas, qui a entendu
fréquemment à la Cour la forme féminine, la considère
cependant comme une faute car, dit-il, dans cette phrase
le pronom ne représente pas la personne (une femme),
mais « la chose », « ce dont il s’agit », le fait d’être malade.
Quarante ans plus tard, Thomas Corneille, qui approuve
Vaugelas, constate néanmoins que « la plupart des
femmes continuent de dire […] quand je la suis », et il
ajoute : « Il semble par là que l’usage doit l’emporter ».
C’est en effet l’usage constant, et même revendiqué, de
Mme de Sévigné, qui aurait dit à Ménage : « je croirais
avoir de la barbe au menton si je disais autrement ».

110
« Estes-vous malade ? » ; « Estes-vous Isabelle ? »
Les grammairiens apportent ici une nuance : si au lieu
d’interroger sur un adjectif, « Estes-vous malade ? », on
interroge sur un nom, « Estes-vous Isabelle ? », il devient
parfaitement légitime de répondre : « Ouy, je la suis »30,
et une tradition grammaticale plutôt puriste continuera
longtemps encore à préconiser cette distinction. Mais
Grevisse reconnaît que « la langue parlée n’observe guère
cette syntaxe »31 : et, même quand il remplace un subs-
tantif, le féminin finira par disparaître, cédant une fois
de plus la place au masculin.
Mais faut-il réellement chercher une explication dans
un militantisme machiste du xviie siècle soucieux de chas-
ser les formes féminines de la langue ? Un autre facteur,
d’ordre purement linguistique, semble avoir joué ici un
rôle déterminant. En français, pour les adjectifs et les
pronoms, la variation en genre (« grand-grande », « loyal-
loyale », « il-elle », « le-la ») est toujours liée à la variation
en nombre (« grand-grands », « loyal-loyaux », « il-ils »,
« le-les ») : on imagine mal une catégorie grammaticale
ou une structure syntaxique dans laquelle la première
serait possible sans que la seconde le soit également.
C’est pourtant bien ce qui s’est passé avec le pronom
attribut : les tournures « malades, nous les sommes »,
« malades, vous les êtes » sont, ou sont devenues, rigou-
reusement impossibles : on est obligatoirement ramené
à la forme du singulier « malades, nous le sommes, vous
l’êtes ». Et c’est bien l’impossibilité de l’emploi du pluriel
qui a entraîné mécaniquement la disparition de l’emploi
du féminin dans la construction du pronom attribut.

30. Chiflet (Laurent), op. cit., p. 70.


31. Grevisse (Maurice), Le Bon usage, Paris et Louvain-la-Neuve, Duculot,
13e éd., 1993, p. 989.

111
Masculinisation ou grammatisation ?
La réduction de quelques féminins dans la langue est
probablement liée à un phénomène historique qui a joué
un rôle majeur dans notre histoire. On peut construire
bien des réformes sur l’hypothèse difficilement argu-
mentée d’une « masculinisation » délibérée du français
inspirée par la misogynie. Mais n’oublions pas la grande
évolution, parfaitement prouvée celle-là, de la « gram-
matisation » du peuple français depuis le xvie siècle. Cela
a commencé par la « lecturisation », comme l’ont montré
François Furet et Jacques Ozouf32 qui détaillent la
progression du lire-écrire sur le territoire français et dans
les classes sociales. Mais aussi l’apprentissage de l’ortho-
graphe et donc de la grammaire, tâche entreprise aux xviie
et xviiie siècles, et confiée depuis le xixe à l’école primaire :
c’est elle qui enseigne désormais que notre accord se
fait en principe au masculin pluriel. Et de même qu’un
peuple qui sait lire – et surtout quand les femmes elles
aussi savent lire, comme l’a montré Emmanuel Todd –
ne supporte plus les régimes autoritaires sous lesquels il
a pu vivre antérieurement, de même une langue dont la
grammaire et l’orthographe sont à peu près maîtrisées
par les masses n’est plus tout à fait la même puisque la
pratique des accords grammaticaux est désormais plus
ou moins dans toutes les têtes.
L’accord de voisinage
Mais l’école enseigne-t-elle pour autant que la règle
de proximité est désormais bannie de nos usages ? Rien
n’est moins sûr, comme le montre la consultation des
manuels de grammaire – j’en ai compté plus de deux
mille entre 1800 et 1914 – qui ont, année après année,
32. Furet (François) et Ozouf (Jacques), Lire et écrire : l’alphabétisation des
Français de Calvin à Jules Ferry, Paris, Les Éditions de minuit, 1977.

112
aidé maîtres et maîtresses d’école à former la langue,
l’écriture et même les esprits dans la jeunesse française.
Certes, le terme de « proximité » n’y est pas utilisé : on
dit plutôt « voisin » et l’on y parle parfois d’« accord
de voisinage ». Mais, beaucoup plus souvent, on invite
l’élève à pratiquer l’« accord avec le dernier substantif »
quand les circonstances s’y prêtent « lorsque les subs-
tantifs sont synonymes », écrit par exemple Albert de
Montry33. D’autres rappellent aussi l’exception qu’intro-
duit la gradation, qui permet d’accorder avec le dernier
substantif : comme Coudert et Cuir dans leur Mémento
théorique du brevet de 1887.
Certains encore évoquent l’exception que les noms
d’inanimés introduisent dans la règle grammaticale :
quand les substantifs sont des noms de choses, l’accord
de l’adjectif peut se faire avec le dernier seulement, et
l’on cite une fois de plus Racine avec « Armez-vous d’un
courage et d’une foi nouvelle ». Citons Israël Rabbinowicz
en 1886, ou Bloch et Georgin en 1936 : « si les noms
expriment des qualités, l’adjectif peut s’accorder avec le
dernier seulement ». Et pour mieux préparer les élèves
à la rédaction, on n’hésite pas à prôner l’accord avec le
dernier substantif chaque fois qu’on veut mettre l’accent
sur lui. C’est le cas de Cyprien Ayer34 : « l’accord a lieu
avec le substantif le plus rapproché quand ce dernier fixe
davantage l’attention », ou de Brachet et Dussouchet35.
D’une façon plus générale, l’accord de voisinage est
fréquemment conseillé même en dehors de toute raison

33. Montry (Albert de), Grammaire mnémonique, 1836. Même observation,


après lui, chez Bonneau et Lucan (1838), Larousse (1880), Larive et Fleury
(1902) ou Souché et Lamaison (1955).
34. Ayer (Nicolas-Louis-Cyprien), Grammaire comparée de la langue française,
1876.
35. Brachet (Auguste) et Dussouchet (Jean-Jacques), Grammaire française,
1888.

113
valable, par Van Hollebeke et Merten36, par exemple :
« Grande fut ma surprise et mon étonnement ».
Non, l’école n’a pas fait la guerre à l’« accord de
voisinage », c’est même elle qui a inventé l’expression.
D’ailleurs, si l’enseignement des grammaires scolaires
d’un niveau un peu avancé (cours moyen, cours supé-
rieur puis classes de grammaire des collèges) recom-
mande, comme jadis, de placer le substantif masculin à
côté de l’adjectif appliquant la règle du masculin pluriel,
c’est bien que les réticences exprimées par Vaugelas
contre les rapprochements qui heurtent l’oreille sont
restées aussi sensibles aujourd’hui qu’il y a quatre ou cinq
siècles, et peut-être plus encore avec la grammatisation
historique de la population française, qui a largement
joué en faveur de la sensibilisation aux
Non, l’histoire de accords grammaticaux. Non, l’histoire
la langue et celle de de la langue et celle de son enseigne-
son enseignement ment ne confirment pas la thèse d’une
ne confirment masculinisation délibérée du français
pas la thèse d’une à l’époque classique. C’est raison-
masculinisation ner à partir d’une lourde illusion que
délibérée du français
de juger du masculin et du féminin
à l’époque classique.
comme s’ils jouaient dans la langue des
rôles parallèles. Ils occupent chacun à
leur niveau, et pour des finalités différentes, des places
essentielles. On peut parfaitement adhérer à toutes les
tentatives d’améliorer et d’enrichir le lexique pour une
plus grande égalité des sexes. Mais toute entreprise visant
à faire refluer le masculin dans la morphologie et dans
la syntaxe est condamnée à s’en prendre tôt ou tard à la
structure même de la langue. Démasculiniser la langue
française, c’est vouloir la détricoter.

36. Van Hollebeke (Bernard) et Merten (Oscar), Grammaire française : à l’usage


des athénées des collèges et des écoles moyennes, 1923.

114
4
L’école au front
ou l’école face
à l’écriture inclusive
Danièle Manesse

  

Qu’   
a donc à voir l’écriture inclusive avec les
apprentissages de l’école, se demandera-
  t-on ? Le propos affiché par ses défenseurs
vise des objectifs de nature sociale : promouvoir l’égalité
des sexes, mettre un terme à « l’invisibilité des femmes »
dans la langue, qui pourraient certes trouver leur place
dans la formation des enfants. Mais dans ses formes,
c’est une pratique réservée aux adultes, une pratique
cultivée, conçue pour des lettrés, à l’intention de ceux
qu’on appelle des lecteurs-scripteurs « experts », lesquels
décident ou non de l’adopter : il faut en effet, pour la
pratiquer, disposer d’une écriture du français bien maî-
trisée dont on modifie l’apparence ordinaire. On imagine
mal l’écriture inclusive se combiner avec des mots mal
orthographiés tels que « les hoteur/risses », « les peillisan.
ne.s », « seux et selles »…
Il n’est donc pas étonnant que les nombreuses prises de
position publiques des promoteurs de l’écriture inclusive
n’aient concerné ni l’école, ni les apprentissages premiers,
ni l’apprentissage de la lecture-écriture, ni l’entrée en
« littératie ». Et cependant, l’écriture inclusive rencontre

115
nécessairement la question de l’école, tout simplement
parce que c’est à l’école qu’on entre en écriture. On ne
peut parler des formes de la langue écrite, en critiquer
les principes et proposer d’en changer certains sans que
surgisse l’institution dont l’objet premier est justement
la langue écrite ; si la langue, dans sa modalité parlée,
orale, n’est un objet d’étude et de passion que pour les
linguistes, la langue écrite est une affaire de l’école, et
les premiers spécialistes de la langue écrite sont les pro-
fesseurs qui enseignent la lecture et l’écriture ainsi que
leurs formateurs universitaires.
L’écriture inclusive L’élément déclencheur de la polé-
rencontre mique de 2017 est venu de l’univers
nécessairement la scolaire, avec le manuel Questionner
question de l’école, le monde1 dans lequel intervient l’écri-
tout simplement ture inclusive, destiné à des enfants
parce que c’est à de 8 ans, et sur lequel nous allons
l’école qu’on entre
revenir. Toutefois, cet épisode est en
en écriture.
quelque sorte extérieur à l’école à pro-
prement parler, car ni ce manuel qui
met en scène l’écriture inclusive, ni les ouvrages qui la
présentent ne s’intéressent à la nature des apprentis-
sages de la langue écrite ; la seule entrée est d’ordre
idéologique. C’est là le nœud d’un grand malentendu
qui a brouillé les cartes. C’est sur ce point que nous
souhaiterions revenir.

1. Le Callennec Sophie et al., op. cit.

116
La langue et l’école
Dans les milieux universitaires, chez ceux-là mêmes
qui forment les futurs professeurs de l’école ou du collège,
la diffusion et le retentissement des thèses de l’écri-
ture inclusive sont manifestes, plus que dans le monde
des affaires par exemple. Et pourtant, ses promoteurs
se défendent de réclamer son usage à l’école primaire.
Paradoxe étonnant : si on estime que la langue est sexiste,
alors ne devrait-on pas dénoncer des apprentissages qui,
précocement, accoutumeraient les enfants à l’inégalité
entre les filles et les garçons, et contribueraient à installer
des conceptions machistes ? La raison en est peut-être que
les tenants de l’écriture inclusive sont des gens prudents,
conscients des difficultés, pour les enfants, de l’entrée
dans la langue écrite « normale » que nous allons évoquer
ci-après, et des obstacles considérables qui expliquent les
échecs et les lenteurs dans les apprentissages premiers
(lecture, écriture, acquisition de la norme du français).
La langue écrite est l’affaire de l’école…
L’écriture inclusive s’en prend à l’objet principal
qu’enseigne l’école, la langue écrite. L’école a la charge
de l’entrée dans l’écrit, de l’apprentissage de la lecture,
de l’écriture, du contrôle de la langue jugée légitime et
commune, de la langue vecteur d’acquisition des appren-
tissages abstraits et conceptuels. En sorte que tout débat
sur la langue écrite implique l’école ! Ce n’est pas un
hasard si deux prises de position ont surgi du sommet de
l’État : celle du chef de l’exécutif et celle du ministre de
l’Éducation nationale, garants de cette institution, pour
interdire l’usage de l’écriture inclusive dans les adminis-
trations dépendant de leur autorité2. Une fois encore, on

2. Voir introduction.

117
a pu voir que les questions de langue sont en France
des affaires d’État, comme une longue tradition répu-
blicaine en donne maints exemples, depuis Ferdinand
Brunot qui adresse au ministre de l’Instruction une pres-
sante demande de réforme de l’orthographe en 19053,
jusqu’au Premier ministre Lionel Jospin qui préface le
rapport pour la féminisation des noms de fonctions,
métiers et charges en 19994.
Plus simplement, on peut dire que les grands débats
de langue qui passionnent les Français concernent
l’école. On peut s’effarer, comme le firent tant d’étran-
gers, de voir la France en émoi au sujet de l’introduc-
tion d’un nouveau terme de grammaire scolaire dans
les programmes5 ; on peut s’étonner des campagnes
d’opinion réitérées sur l’enseignement de la lecture, sur
le niveau en grammaire ou encore sur des modifica-
tions mineures de l’orthographe… Mais chacun de ces
épisodes témoigne du lien organique qui existe entre la
langue, qui appartient à tout le monde, et l’école, par
laquelle nous sommes tous sont passés et qu’on suit des
yeux notre vie durant par le truchement des enfants qui
nous environnent.
... L’écriture inclusive concerne l’école
Qu’est-ce, au regard de la langue écrite enseignée à
l’école, qu’un texte écrit en orthographe inclusive ? C’est
un texte qui suppose des manières d’écrire, d’orthogra-
phier, de lire selon des règles différentes de celles qu’on
apprend dans l’enseignement primaire. Ainsi, en dépit
des dénégations, l’écriture inclusive s’installe à l’école,

3. Brunot (Ferdinand), La Réforme de l’orthographe, lettre ouverte à monsieur


le Ministre de l’instruction publique, Paris, 1905.
4. Cf. chapitre 2 de la première partie.
5. L’affaire du prédicat en 2016.

118
dont elle conteste par le fait l’enseignement. Le manuel
déjà cité a été dénoncé et brocardé lors de la polémique
de 2017 qu’il avait allumée, en raison des caractéris-
tiques de la langue qui y était employée. Ses auteurs se
sont défendus en arguant que le manuel n’avait aucun
rapport avec l’apprentissage de la « lecture et la langue
française » ; l’éditeur s’employait à rassurer les parents et
l’opinion, évoquant :
« Un manuel de CE2 dont l’objet est de «Questionner le
Monde», qui a pour objet l’exploration du monde et des
sciences, en lien avec l’Enseignement Moral et Civique, et
qui aborde notamment la question de l’égalité des femmes
et des hommes. Il ne s’agit donc ni d’un manuel de lecture,
ni de français. » 6

Il semble cependant assez téméraire de soutenir que


des élèves de CE2 – âgés de 8 ans –, dont les apprentis-
sages de la lecture et de l’écriture sont encore en cours,
auront en main un ouvrage qui ne sera pas un outil de
lecture ni de langue, alors qu’il est rappelé dans toutes les
livraisons d’instructions depuis quarante ans – et c’est
une sorte d’axiome pédagogique dans les programmes
scolaires qui se succèdent – que la langue s’acquiert à
travers toutes les disciplines, et que toutes les disciplines
contribuent à la maîtrise de la langue !
Au reste, dans ce débat aux mille facettes, tous les ingré-
dients sont empruntés au modèle de l’école : la publica-
tion de manuels d’écriture inclusive, avec exemples, listes
et variantes7 ; la mise en scène publique d’une dictée en

6. Site des éditions Hatier, « Mise au point » du 26 septembre 2017. Cf. page 2
du manuel où est annoncé le recours au Guide pratique pour une communi-
cation publique sans stéréotype de sexe, du Haut Conseil à l’égalité entre les
femmes et les hommes, 2015.
7. Haddad (Raphaël) (dir.), Manuel d'écriture inclusive, Mots-clés, 2e éd., 2017
(disponible en ligne).

119
orthographe inclusive8, comme à l’école, administrée à
des personnes connues qui jouent les élèves ; les propo-
sitions de formations, parfois payantes, en orthographe
inclusive ; l’appel aux autorités pour qu’elles organisent
et légifèrent puisqu’il s’agit d’une question de norme de
la langue…

L’écriture inclusive et la lecture


L’écriture inclusive intervient sur des dimensions
essentielles des formes et des principes d’organisation
de l’écrit. Elle transforme l’aspect ordinaire de la chaîne
écrite, et fait obstacle à l’identification de certains mots
dont les frontières sont redéfinies.

Écrire la langue
La langue écrite est une suite de signes ordonnés,
lettres, signes de ponctuation et de typographie, comme
les guillemets, les majuscules ou les blancs. La première
difficulté de l’entrée dans l’écrit est de faire correspondre
les sons de la langue orale à des lettres
L’écriture inclusive selon un grand nombre de conven-
transforme l’aspect
tions ; il faut aussi apprendre à décou-
ordinaire de la
chaîne écrite, et per le continuum de la chaîne orale en
fait obstacle à mots segmentés par des blancs, puis à
l’identification les organiser en séquences ponctuées.
de certains mots En français, on retrouve tous les sons
dont les frontières de l’oral dans l’écrit, transcrits d’après
sont redéfinies. les correspondances phonographiques,
auxquelles s’ajoutent des conventions
graphiques du type « etc. » pour « et cætera », et des
abréviations, des sigles : ainsi, le son [v] s’écrit et se lit

8. Revue en ligne Mots-Clés, 19 janvier 2017.

120
toujours « v », sauf dans quelques mots adaptés de langues
étrangères, tel « wagon » ; mais c’est là une exception…
Car les règles de correspondances sont très complexes en
français : un même son peut être représenté à l’écrit par
quantité de graphies : [o] par « o », « ô », « au », « eau »,
etc., et des lettres identiques peuvent représenter des
sons différents (« des portions », « nous portions »).

La multiplication des lettres silencieuses


L’apprentissage scolaire se fonde sur un parallélisme
fondamental entre apprendre à lire – faire passer les
lettres, toutes les lettres, en sons – et apprendre à écrire
– faire passer les sons, tous les sons, en lettres –, sans
aucun supplément ni d’un côté (lettres), ni de l’autre
(sons). Toutes les lettres, même les lettres muettes, tel le
« s » du pluriel, sont indispensables à la lecture : l’écri-
ture inclusive brise cette correspondance en ajoutant un
énorme surpoids de « lettres de visibilité féminine ».
L’apprenti lecteur n’apprend pas seulement à déchif-
frer les suites de lettres et à les convertir en « images audi-
tives » de mots qu’il reconnaît ; lorsqu’il écrit, il doit
également, à partir des images des mots qu’il a mémo-
risées, sélectionner la bonne transcription d’un mot :
ainsi, ce mot prononcé [o] s’écrira « haut » et non « ô »,
« os », « eau ». La logique qui organise la mise à l’écrit
de la langue exige une relation médiatisée au langage,
elle exige de réfléchir et de choisir de manière argumen-
tée pour écrire un mot. De plus, le monde sensible n’est
d’aucun recours : un mot écrit correspond à la quan-
tité sonore du mot prononcé à l’oral, mais n’est chargé
d’aucune des caractéristiques de la chose qu’il désigne :
« niche » et « chien » sont formés des mêmes lettres
qu’il faut ordonner selon le sens, et « le mot chien
n’aboie pas ».
121
Lorsqu’on parle, nul n’a conscience des sons qu’on
utilise, la langue est au service de ce qu’on veut signi-
fier, et c’est en cela que l’acquisition de la langue orale
est souvent qualifiée de « naturelle » ; mais il n’y a rien
de naturel dans l’apprentissage de la langue écrite, tout
doit être appris. De plus, en français plus que dans de
nombreuses langues alphabétiques, on doit utiliser une
proportion importante de lettres qui n’ont aucune contre-
partie orale. Elles réfèrent en effet à l’histoire du mot,
ou à des marques grammaticales : le « p » et le « s » de
« temps », le « x » ou le « s » de « choux mûrs », le « nt »
de « passent ». Ces lettres posent parfois des problèmes
à la lecture, comme dans cet exemple-plaisanterie : « les
poules du couvent couvent ». Lettres silencieuses, elles
sont pour partie responsables de la grande difficulté de
l’orthographe française.
L’écriture inclusive multiplie ces lettres qui ne trans-
crivent aucun son. Et, ce faisant, elle obstrue encore
plus la correspondance entre la langue écrite et la langue
orale. Elle fait surgir dans la chaîne écrite des lettres et des
syllabes dont l’interprétation exige le recours à des règles
complexes qui obligent à entrer dans un autre univers
de rationalité. Comme on l’a dit, leur champ d’appli-
cation est extrêmement réduit : elles ne s’appliquent
qu’aux humains de sexe féminin, mais ni aux animaux ni
aux choses, et sont donc très coûteuses du point de vue
cognitif. Ainsi, dans la séquence « un.e agriculteur.rice,
des agriculteur.rice.s »9, la régulation de la lecture est frei-
née par cette surabondance de signes, lettres ou syllabes
iconiques, qui ne renvoient pas à une unité orale. Dans
cet exemple, c’est le cas du « e », imprononçable après le
« un » ; du « s » silencieux, marque de pluriel pourtant

9. Les exemples, par commodité, sont tirés du manuel, puisqu’il est le repré-
sentant non invalidé de l’écriture inclusive à l’école. Ici, p. 36-37.

122
attendue que les maîtres s’épuisent à installer comme un
automatisme dans l’usage normal de la langue, et qui est
ici détachée du mot qu’il concerne ; du « rice », impro-
nonçable après « agriculteur », qui exige une suspension
de lecture. Que de problèmes pour deux mots de ce
manuel ! Toutes ces marques contredisent les apprentis-
sages habituels de l’école. Dans deux mêmes pages du
manuel, on trouve ainsi deux, voire trois manières de
désigner la même réalité au pluriel : « des agriculteur.
rice.s, des agriculteurs et des agricultrices ; des agricul-
teurs » ; « un.e paysa.ne ; les paysans,
les paysannes et les paysans… »10. L’écriture inclusive
L’inconstance de cette écriture est fait surgir dans
la chaîne écrite
manifeste dans tout l’ouvrage : on
des lettres et des
trouve « les citadins » en page 74, syllabes dont
alors que dans la boîte à mots en page l’interprétation
suivante apparaît « un.e citadin.e », exige le recours à
et on s’étonne de ne rencontrer que des règles complexes
« les explorateurs » page 95, etc. Une qui obligent à
telle légèreté dans un manuel dont entrer dans un
les auteurs savaient qu’il allait occu- autre univers de
per le rôle d’avant-garde de l’écriture rationalité.
inclusive à l’école témoigne sans doute
de l’impossibilité d’être cohérent et systématique en la
matière. Toutes ces sortes d’équivalences, qui inter-
viennent dans certains contextes déterminés mais pas
dans d’autres, vont à l’encontre de la stabilité du signe
écrit11 dans le français standard et compliquent les procé-
dures normales de la lecture, déjà si difficile à maîtriser.

10. Ces derniers sont « des agriculteur.rice.s qui vivent simplement ».


11. Cf. chapitre 2 de la première partie.

123
Le bouleversement de la ponctuation
et de l’organisation typographique
La ponctuation tient un rôle important dans la cohé-
sion d’un texte, et chacun a fait l’expérience de sa lecture
hésitante et trébuchante lors de la rencontre avec un
texte non ponctué. Or, l’usage commun des signes de
la ponctuation est bouleversé par l’écriture inclusive :
un signe inconnu du clavier ordinaire apparaît, le point
médian, ou moyen ; les signes connus ont des fonctions
inhabituelles, le tiret « - » la barre oblique « / » et surtout
le point « . ». Il ne s’agit pas là d’une intrusion mineure
dans l’écriture habituelle. Le point est le premier signe
de ponctuation appris à l’école – « point-majuscule ! »
– de manière routinière, pour de bonnes raisons : la
phrase, qui s’achève le plus souvent par un point perçu
par le lecteur, est une unité de traitement importante ;
le point final est un signal au lecteur qui déclenche une
étape fugace, inconsciente mais essentielle, de réorga-
nisation de l’information en vue de la compréhension
du texte. Les barres obliques et les points, médians ou
non, comme les « / », précèdent des syllabes dénuées de
sens qui ne peuvent être comprises que développées sous
forme de mots entiers, et contreviennent au principe que
tout l’oral a sa contrepartie dans l’écrit.
On a également déjà signalé le désordre mis dans la
convention majeure de la mise à l’écrit, qui sépare les
mots du discours les uns des autres au moyen d’un blanc,
d’un espace : lors de la mise en œuvre de l’écriture inclu-
sive, les limites entre mots sont déplacées par l’adjonc-
tion d’un point et d’un « s » ou d’un « e », détachés
du mot qu’ils concernent, alors qu’on sait aussi que les
marques orthographiques sont capitales pour le repérage
du sens.
124
L’écriture inclusive et la grammaire à l’école
La morphosyntaxe concerne les variations écrites ou
orales des mots en fonction des relations qu’ils entre-
tiennent entre eux ; elle se compose d’un petit nombre de
règles régulières, auxquelles il faut ajouter un ensemble
complexe de terminaisons verbales, elles-mêmes régies
par des règles. Celles-ci sont difficiles à appliquer, car elles
exigent des procédures métalinguistiques : il faut savoir
analyser quelles catégories du discours sont en jeu dans
« ce retraité » ou « retraiter », et quelles règles déclencher
pour les écrire correctement. Ces analyses déterminent,
on le voit, à la fois l’orthographe et la signification pour le
lecteur, et il faut apprendre à résoudre tous ces problèmes
très rapidement au cours de la lecture ou de la mise en
texte. L’orthographe inclusive les multiplie : pour écrire
« correctement » en écriture inclusive, il faut différencier
animés, humains, ou non humains,
et inanimés dans les noms puisque Accroître la
les animaux sont exclus, et parmi les complexité des
animés, masculins et féminins, puis marques d’accord et
les traiter différemment. Accroître la séparer la marque
complexité des marques d’accord et du pluriel du mot
séparer la marque du pluriel du mot qu’elle concerne
qu’elle concerne risquent donc de risquent donc de
perturber la lecture
perturber la lecture comme l’écriture :
comme l’écriture.
l’acquisition de l’orthographe est très
étroitement liée à l’apprentissage de la
lecture, et apprendre à écrire, c’est apprendre à lire, et
inversement12. On rappellera ici que l’accord du pluriel
a grand mal à s’installer, que l’orthographe grammaticale

12. Sur ces points bien établis par de très nombreuses recherches, deux petits
ouvrages synthétiques : Goigoux (Roland) et Cèbe (Sylvie), Apprendre à lire à
l'école, coll. « Savoirs pratiques éducation », Paris, Retz, 2005.
Ouzoulias (André), Lecture écriture, 4 chantiers prioritaires pour la réussite,
« Savoirs pratiques éducation », Paris, Retz, 2014.

125
est celle qui plombe les résultats en constant recul des
élèves en fin de scolarité primaire ; on mentionnera aussi
que plus d’un jeune sur dix est en difficulté en lecture,
que, parmi eux, 6 à 7 % sont illettrés après dix ans de
scolarité au moins13.
C’est une nouvelle organisation syntaxique qui est
préconisée quand la grammaire inclusive demande de
réitérer un même mot avec différentes désinences, en
« déclinant à la fois au féminin et au masculin », « les
candidates et les candidats à l’élection présidentielle » ou
« les cheffes et les chefs de service », bravant une règle
fondatrice dans l’apprentissage de la rédaction de texte,
celle de non-répétition qui régit l’usage rhétorique de la
langue tel qu’on l’enseigne à l’école. Une telle manière de
dire, qu’on aurait considérée comme emphatique, semble
gagner du terrain à l’oral et c’est l’usage qui décidera de
sa pertinence. Mais une dernière disposition syntaxique
semble hors de portée : celle qui consiste à ajouter une
contrainte supplémentaire dans l’ordre des mots, et
d’« utiliser l’ordre alphabétique lors d’une énuméra-
tion de termes identiques au féminin et au masculin,
afin de ne pas systématiquement mettre le masculin en
premier » : « les maçonnes et les maçons », « les décora-
teurs et décoratrices », etc.14 Il faut en effet une vigilance
considérable pour contrôler, dans son discours oral ou
écrit, le choix des mots selon l’ordre alphabétique de leur
initiale, ou finale s’il s’agit de deux radicaux communs !

13. Ministère de l’Éducation nationale, Direction de l’évaluation, de la pros-


pective et de la performance, Notes d’information n° 28, novembre 2016 et
n° 18.10, mai 2018.
14. Guide pratique pour une communication publique sans stéréotype de sexe,
op. cit.

126
Pour conclure
C’est de l’École qu’est venue une pétition de profes-
seurs de tout niveau – et non de journalistes, ni d’artistes,
ni de gens d’affaire, etc. – qui manifestaient leur oppo-
sition, non à une règle de grammaire, mais à sa formu-
lation qui pouvait aisément être considérée « machiste »,
dans une perspective discutable où langue et monde sont
fusionnés15. Il s’agit de la règle de toutes les discordes,
la fameuse règle d’accord d’un adjectif avec des noms
de genre différent. « Nous, enseignantes et enseignants
du primaire, du secondaire, du supérieur et du français
langue étrangère, déclarons avoir cessé ou nous apprêter
à cesser d’enseigner la règle de grammaire résumée par la
formule “Le masculin l’emporte sur le féminin”. »16
Le chapitre 4 a traité en profondeur cette question,
arme de guerre dont il faudrait peut-être réviser la
vulgate qui en a été diffusée, et sa dramatisation sous le
terme de « loi scélérate », démesurée si on sait à quoi la
formule réfère. Il n’est pas très difficile d’exprimer cette
règle sans utiliser cette formulation en
effet contestable : elle peut être formu- Les considérations
lée ainsi, comme elle l’est en général sur la difficulté
dans les manuels et les grammaires en d’apprentissage ne
usage : « L’adjectif s’accorde au mascu- devraient-elles pas
lin pluriel » (voir le chapitre 3 de cette être dissuasives
partie). au regard du
coût cognitif de
De manière générale, pour qui serait cette écriture ?
tenté par l’écriture inclusive, les consi-
dérations sur la difficulté d’apprentis-
sage ne devraient-elles pas être dissuasives au regard du
coût cognitif de cette écriture ? L’échec scolaire, dont

15. Cf. chapitre 2 de la première partie.


16. Tribune de 314 professeurs publiée sur le site slate.fr, 7 novembre 2017.

127
la source est toujours un mauvais rapport à la lecture
et à l’écriture, n’est-il pas une donnée sociale de grande
importance qui défait les liens de la société, plus que
des formes de la langue écrite dont nulle ne s’est plainte
jusqu’à récemment ? On dira peut-être que l’écriture
inclusive n’est pas faite pour ceux-là, qui ont déjà tant
de difficultés… Mais faudrait-il exclure une partie de la
population – celle qui peine avec la langue écrite – de la
pratique de l’écriture inclusive au motif qu’elle est trop
difficile et assumer de ne la garder que pour l’élite ?
Les tenants de l’écriture inclusive se défendent parfois
de l’introduire à l’école primaire, mais n’ont pas parti-
cipé à la critique du manuel pilote. Propageant la néces-
sité de l’emploi de l’écriture inclusive dans les milieux
académiques, ses défenseurs acharnés ne mettent-ils pas
les enseignants et les futurs enseignants dans une situa-
tion paradoxale et ne prennent-ils pas le risque de les
déstabiliser sur la question délicate de la norme scolaire ?

128
Troisième partie

Que se passe-t-il
dans d’autres langues ?
C
   omme on l’a vu, les questions que soulèvent les
   propositions nouvelles d’écriture inclusive sont
   fondamentalement de deux ordres. Il y a tout
d’abord les questions d’ordre linguistique, autrement dit
ce qui touche à la langue en tant que telle. La langue,
de par son système et de par son histoire, se prête-t-elle
à des aménagements ? Si oui, quelles peuvent en être les
conséquences linguistiques ? Qu’est-ce qui est du ressort
de la langue, et qu’est-ce qui du ressort de la graphie de
la langue ? C’est un point que les auteurs des contribu-
tions qu’on vient de lire ont clarifié, avec l’expertise qui
est la leur dans leurs domaines. Et il y a les questions
d’ordre plutôt social – désignons par le biais de cet adjec-
tif les questions d’usage, de norme, d’autorité, de visibi-
lité des groupes, de transmission… Les deux ensembles
sont liés, nécessairement, car aucune langue n’a pour
vocation d’être un code élaboré dans l’abstrait, sans in-
terférence avec ce qui se passe dans la société. Toute la
difficulté de la visibilité du genre considéré de manière
sémantique (être un homme ou être une femme) est
de faire se rencontrer problématiques linguistiques et
problématiques sociales.
Sur tous ces points, le français présente des spécificités qui
peuvent paraître déconcertantes, ou prêter à des surinter-
prétations. Mais qu’en est-il dans d’autres langues ? Toutes
les langues réservent-elles autant de place au genre gram-
matical du masculin ? A-t-on l’exemple d’une langue dans
laquelle une écriture inclusive a été
Toutes les langues appliquée avec succès ? Y a-t-il des lan-
réservent-elles gues dans lesquelles ce serait plus facile
autant de place au que dans d’autres ? Ici encore, questions
genre grammatical linguistiques et questions sociales sont
du masculin ? appelées à se mêler.

130
Dans deux contextes, ces problématiques font l’objet de
réflexions et de controverses depuis finalement assez
longtemps : le contexte allemand et le contexte anglo-
phone, particulièrement américain. Dans les deux cas,
une forte demande féministe a mis en cause la langue
depuis au moins les années 1980. Où en sommes-nous
aujourd’hui ? À quoi la langue en tant que telle, comme
jeu morphologique et graphique, pouvait-elle se prêter ?
Qu’est-ce qui a été envisagé, retenu ou écarté ? Notre curio-
sité sera satisfaite par deux études qui détaillent à la fois
les possibilités linguistiques et les choix sociaux qui ont
été faits. On verra notamment, à partir du contexte an-
glophone, comment deux stratégies différentes ont, dans
les faits, été sollicitées pour rendre plus égalitaire la re-
présentation des hommes et des femmes : celle du déve-
loppement des marques, que suivent les propositions
françaises de l’écriture inclusive, et celle de la neutrali-
sation, qui a eu finalement les faveurs dans le contexte
anglophone.
Il nous a paru également intéressant d’aller voir ce qui se
passait dans des langues présentant par leur morpholo-
gie un marquage des genres différent ou absent. Pour ce
faire, nous avons posé des questions à deux linguistes sur
des langues non indo-européennes, l’arabe et le coréen.
Ces deux contributions sont là pour nous montrer que le
genre féminin n’est pas un universel des langues, qu’il
peut ne pas être marqué grammaticalement, ni donner
lieu à une visibilité différente. En arabe, la détermination
de ce qu’on peut appeler « masculin » et « féminin » a été
le cadre de nombreux débats dans la tradition gramma-
ticale. Par ailleurs, le repérage – parfois problématique
– de la catégorie strictement linguistique ne suffit pas
à épuiser ce qu’on considère comme « masculin » ou

131
« féminin ». D’où l’interférence fréquente avec des consi-
dérations extra-linguistiques. Le coréen est l’exemple
d’une langue – il y en a d’autres – qui ne présente pas
de genre grammaticalement marqué. Pour autant, la
désignation différenciée des hommes et des femmes est
une nécessité qui se rencontre quotidiennement, natu-
rellement. Et la demande d’une plus grande visibilité
des femmes existe aujourd’hui dans la société coréenne
comme ailleurs. Comment fait-on, alors ? Ici aussi, tout
est affaire de stratégie de départ : visibilité ou neutrali-
sation.
Au travers du cas de ces quatre contextes linguistiques
différents, quelques grandes lignes de force se dessinent.
L’une d’entre elles est l’interrogation sur les possibilités
réelles de la langue conçue comme système et comme
tradition normée vouée à être transmise. Faut-il les
prendre en compte ou les outrepasser ? Ces possibilités
sont aussi des contraintes. Une langue oblige-t-elle à
faire des choses plutôt que d’autres ? Peut-on ne pas s’en
satisfaire et aller au-delà ? Ce qui a été proposé dans
le contexte allemand est une illustration de ce désir de
jouer avec les limites. Un autre constat qui apparaît est
l’interférence entre ce qui relève du linguistique et ce qui
est projeté sur cette surface apparemment malléable –
en tout cas variable selon le temps.
Où l’on verra que la langue suscite autant désir de
fidélité que désir de transgression…

132
1
Anglais et langue inclusive :
multiplication des marques
ou neutralisation ?
Élise Mignot

L ’ anglais, contrairement au français, n’a pas


tenté l’expérience de l’écriture inclusive. Pour-
tant, ce ne serait guère plus compliqué qu’en
français. Ce serait même peut-être plus simple, puisqu’en
anglais les déterminants, adjectifs et participes passés ne
prennent pas de marque de genre, et n’auraient donc
pas à être modifiés.
À quoi ressemblerait alors l’écriture inclusive ? Seuls les
noms seraient concernés. Pour les noms simples, il suffirait
d’ajouter un suffixe féminin après un point, ce qui don-
nerait par exemple poet·ess. Pour les noms déjà suffixés,
et pour suivre le modèle français, on ajoute-
rait un autre suffixe, clairement féminin (comme
pour « chroniqueur·euse »), ce qui donnerait par
exemple manager·ess, waiter·ess. Et pour le plu-
riel, on ajouterait un deuxième point, comme en
français (« chroniqueur·euse·s »), obtenant par
exemple waiter·ess·s. Certes, en anglais, le pluriel se pro-
nonce et entraîne parfois une modification orthogra-
phique (waitresses) ; ceci pourrait constituer une petite
difficulté. Mais l’écriture inclusive n’est de toute façon

133
pas oralisable ; pas plus en anglais qu’en français. Ce
n’est donc probablement pas un argument suffisant
pour expliquer qu’on ne la pratique pas en anglais.
Restent les composés en man ou boy, comme paper boy.
Dans ces cas-là, il ne serait pas possible d’avoir recours à
l’écriture inclusive, puisque c’est un mot entier qui chan-
gerait. Il faudrait alors écrire paper
L’écriture inclusive boys and paper girls.
n’est donc pas
L’écriture inclusive n’est donc pas pra-
pratiquée en anglais,
alors qu’il ne tiquée en anglais, alors qu’il ne semble
semble pas exister pas exister d’obstacle majeur à sa
d’obstacle majeur mise en place. Pourtant, cette langue
à sa mise en place. comme d’autres, est parfois perçue
comme excluante : d’une part des
femmes, d’autre part, plus récemment, des personnes
refusant l’opposition binaire masculin-féminin. Quelles
stratégies ont donc été retenues pour remédier au pro-
blème ? Mais, d’abord, quels sont les problèmes ?
On présentera dans un premier temps les points vécus
comme gênants dans la langue, puis on évoquera les
solutions envisagées. L’une consiste à rendre le féminin
– ou autre « non masculin » – plus visible ; l’autre, au
contraire, à neutraliser la différence. On tentera enfin de
présenter un bilan des différentes expériences menées
pour « améliorer » la langue.

Quels sont les problèmes ?


Qui exclut qui ?
En anglais comme en français, la langue est parfois
perçue comme faisant la part belle au masculin, au
détriment du féminin. Le point de masculin serait
134
implicitement, mais avec force, privilégié. Un parallèle
peut alors être établi avec la place encore inférieure des
femmes dans la société (inégalités de salaire, etc.), et un
mouvement féministe peut se prévaloir d’arguments
« linguistiques » pour prouver la nécessité d’une réforme
de la langue. Les points qui peuvent être perçus comme
révélant une inégalité entre hommes et femmes sont
surtout les noms de personnes et les pronoms personnels.

La structure du lexique :


arguments et contre-arguments
Un nom aussi courant que man est à première vue un
parfait exemple de discrimination dissimulée. Man ne
signifie-t-il pas à la fois l’homme (de sexe masculin) et
toute l’humanité (Man is a tool-making animal) ? Est-il
juste que l’humanité soit dite par le mot « homme » ?
Mais, lorsque man signifie « l’espèce humaine »,
la grammaire de ce nom, c’est-à-dire la façon dont on
l’utilise, n’est pas la même que lorsque le même nom
signifie « personne adulte de sexe masculin ». Lorsque
man signifie « espèce humaine », il n’est pas précédé d’un
déterminant – on parle parfois d’article « zéro », Ø Man
is a tool-making animal –, tandis qu’il l’est quand il
signifie « adulte de sexe masculin ».
On pourrait simplement conclure à un phénomène
de polysémie (plusieurs sens pour un même terme). En
anglais comme en français, ces cas de polysémie associés
à des fonctionnements différents d’un même nom, et
avec une continuité sémantique entre les deux emplois,
ne sont pas rares. Par exemple, glass, avec l’article zéro,
dit la matière « verre », tandis que a glass réfère au verre
dans lequel on boit – qui peut fort bien ne pas être en
verre. La polysémie de glass ne pose pas de problème,
contrairement à celle de man, qui dénote des humains,
135
et cristallise des problématiques aiguës de discrimination
et des enjeux socioculturels particulièrement sensibles.
Le man des expressions prehistoric man ou Neanderthal
man est un cas particulier du même emploi de man, et
soulève le même problème : quid des femmes préhisto-
riques ? Au reste, invoque-t-on parfois, ne représente-
t-on pas le plus souvent les hommes de Néanderthal…
comme des hommes plutôt que des femmes ?
Les courants féministes décrivent alors man au sens
de « humanité » comme un « pseudo-générique ». Un
argument régulièrement utilisé est que si man était réel-
lement générique, c’est-à-dire si man incluait vérita-
blement tous les êtres humains, y compris les femmes,
nous ne trouverions pas étranges des phrases telles que
Man, being a mammal, breastfeeds his young, ou Man
has difficulty giving birth. Il est vrai que ces phrases
semblent étranges, mais il n’est pas certain qu’on puisse
en conclure que man n’est pas générique. Sans doute ne
fonctionne-t-il pas ici dans son emploi générique tout
simplement parce que les hommes ne donnent pas nais-
sance, et ne nourrissent pas au sein. Il y a conflit entre
la référence générique de man (toute l’espèce humaine,
y compris les hommes) et des procès qui concernent
exclusivement les femmes. Il n’y a pas de problème en
revanche pour Man is a tool-making animal, car les
femmes, comme les hommes, peuvent fabriquer des
outils.
Le nom man est d’ailleurs encore plus polysémique
que cela : il peut aussi désigner un être humain quel que
soit son sexe, un homme ou une femme, comme dans
a faraway universe where no man has ever been, ou
the man in the street, ou encore dans les noms compo-
sés tels que postman, mankind, manpower, man-made.
Là encore, ces noms sont parfois interprétés comme

136
introduisant un biais masculin : man-made, « fait
main », peut laisser penser que la main en question ne
peut être que masculine, et que tous les artefacts de main
de femmes sont passés sous silence ; manpower, que
la « main-d’œuvre » est constituée d’hommes et exclut
les femmes ; et mankind que le meilleur représentant
de l’espèce humaine est encore et
toujours l’homme (de sexe masculin). Historiquement,
À tous ces exemples de composés on le premier sens de
peut même ajouter le nom woman, man est en effet
qui, historiquement, est un composé « personne », et
en man, même s’il n’est plus perçu non pas « personne
comme tel. Woman est en effet issu de adulte de sexe
wifmann en vieil-anglais, c’est-à-dire, masculin ».
littéralement, une personne (man) de
sexe féminin (wif). Wif est le nom qui est devenu wife,
et qui signifiait « personne adulte de sexe féminin »,
comme dans la pièce de Shakespeare The Merry Wives
of Windsor (1597). Historiquement, le premier sens
de man est en effet « personne », et non pas « personne
adulte de sexe masculin ». Et cet emploi existe encore,
même s’il se fait plus rare : She’s a madman sometimes,
dans le roman The Catcher in the Rye de J. D. Salinger1.
Au-delà de man, d’autres noms sont parfois inter-
prétés comme révélateurs d’un a priori masculin de la
langue. C’est le cas notamment – mais pas exclusive-
ment – des noms de métier. Ce biais masculin se lais-
serait observer de deux façons : d’une part, les noms
féminins sont souvent construits à partir d’une forme
« neutre » ou interprété comme un masculin ; d’autre
part, dans les cas les plus nombreux, il n’y a – même
pas ! – de nom réservé au féminin.

1. Salinger (J. D.), L’attrape-cœurs, 1951.

137
Le premier cas est illustré par les paires prince-
princess, steward-stewardess (ou air hostess). Le féminin
est un nom construit, souvent suffixé (le plus souvent en
‑ess). Il est donc formellement dérivé du terme masculin,
par l’ajout du suffixe, ce qui peut laisser sous-entendre
que le féminin n’existe que par rapport au masculin, et
est secondaire.
Le deuxième cas est celui où il n’y a pas de paire, mais
un seul nom, qui vaut pour les hommes et les femmes
(poet, manager). À propos de ce dernier exemple, mana-
ger, notons qu’il s’agit d’un mot en ‑er (équivalent du
suffixe français « ‑eur »). Pour certains noms en ‑er, il
existe une contrepartie féminine : actor-actress, waiter-
waitress. En réalité, le suffixe ‑er (ou ‑or, qui en est une
variante) signifie l’« agent », celui qui fait, quel que soit
son sexe, mais le fait d’avoir formé, dans certains cas, un
féminin à partir de ce premier terme a pour conséquence
qu’on associe rétroactivement ‑er et ‑or au masculin – ce
qu’ils ne sont pas au départ. Et cela peut alors s’interpré-
ter comme la polysémie de man : le féminin est invisible
et dominé par le masculin.
Les pronoms
He pose un peu le même problème que man. Il peut
être employé pour dire toute l’humanité, par exemple
en reprise de man (Man is a tool-making animal. He
has been making tools for generations), et pour référer
à un individu de sexe non spécifié, comme c’est le cas
du he du Children Act, loi britannique sur la protection
de l’enfant votée en 1989. Remarquons que comme he
est utilisé ici pour un enfant, et pas, par exemple, pour
un chef d’entreprise, on ne peut pas supposer que son
emploi reflète le fait que les postes à responsabilités
sont plus souvent occupés par les hommes que par les

138
femmes. En effet, parmi les enfants, il y a autant de filles
que de garçons.

Children Act

He, comme man, peut donc être interprété comme


reflétant une discrimination cachée, effaçant les femmes
ou les filles. Mais cette interprétation en termes de
sexisme n’est pas la seule possible. On pourrait tout aussi
bien dire que « le masculin est un neutre » – il neutralise
la différence masculin-féminin, puisqu’il vaut pour les
deux – et que le féminin est « le genre marqué » – quand
on veut signifier le féminin, il faut une marque spéciale.
Et cette logique n’appartient pas seulement au passé : you
guys s’adresse à des groupes d’hommes et de femmes, de
garçons et de filles, même si, en dehors de cette expres-
sion, guy est masculin. Après tout, les hommes pour-
raient tout à fait se vexer de servir de « fourre-tout »
grammatical, et les femmes se féliciter d’être « spéciales »
et valorisées, en tant que « genre marqué ».

139
Peut-être le problème ne réside-t-il pas réellement
dans la langue, mais dans le discours sur la langue : dire
par exemple « le masculin l’emporte sur le féminin », qui
plus est dans un contexte scolaire, c’est en effet donner
l’impression qu’un petit garçon affronte une petite fille…
et gagne. Et que cela pourrait se reproduire plus tard.
Mais n’est-ce pas cette présentation de la langue qui est
sexiste, plutôt que la langue elle-même ? Percevrait-on
la langue comme sexiste si à la place de cette formule –
dont un des équivalents anglais est the worthiness of the
masculine – on avait dit plus souvent « le féminin est
le genre marqué », et si les grammaires scolaires tradi-
tionnelles avaient été écrites par des femmes ? Prenons
garde de chercher le sexisme où il est – sous peine de
discréditer la cause féministe – ; la langue et le discours
sur la langue ne sont pas la même chose, la langue et la
société non plus.
Reste que, malgré les quelques réserves qu’on peut
formuler sur la perception d’une injustice, il y a bien
perception d’un problème. Et donc, des propositions
pour le régler, ainsi que, d’abord, des tentatives pour
laisser la langue en l’état.
Maintenir le statu quo ?
Le problème est que nombre de ceux qui ont milité
pour laisser les choses en l’état ont eu des arguments clai-
rement sexistes, évoquant de façon tout à fait explicite et
sans complexe la supériorité « naturelle » du masculin2.
Encore une fois, c’est le discours sur la langue qui est –
parfois – sexiste.

2. William Lily en 1567, Michael Maittaire en 1712, Robert Lowth en 1762,


James Beattie en 1788, entre autres.

140
Animé non pas alors par l’idéo- Le problème est
logie mais plutôt par une volonté de que nombre de
clarification, le Parlement britannique ceux qui ont milité
a voté une loi en 1850 (Parliament’s pour laisser les
Abbreviation Act), dont l’un des buts choses en l’état ont
était de préciser que dans les textes de eu des arguments
loi, man et he référaient aussi bien aux clairement sexistes,
femmes qu’aux hommes. Ironie de évoquant de façon
l’histoire, l’année suivante, un député tout à fait explicite
a demandé l’abrogation de cette loi, et sans complexe
au motif qu’elle risquait de donner par la supériorité
inadvertance aux femmes des droits « naturelle »
qu’elles ne devraient pas avoir, notam- du masculin.
ment le droit de vote. Cette requête
n’a toutefois pas abouti, la loi ayant été défendue par le
procureur général, qui fit remarquer d’une part que cela
lui paraissait peu probable, d’autre part qu’il ne serait pas
particulièrement choqué que les femmes aient le droit de
vote… et la demande de modification fut oubliée. Cette
loi a été confirmée en 1978 par le Interpretation Act.

Interpretation Act

141
À l’heure actuelle, les textes de loi emploient encore
le pronom he pour des humains de sexe non spécifié,
comme on a pu le voir dans le Children Act de 1989.
D’autres ne souhaitent pas laisser les choses en l’état.
Il y a alors deux possibilités théoriques : affirmer le fémi-
nin, le rendre plus visible ; ou neutraliser, éviter de rendre
visible dans la langue la distinction de genre. Les deux
stratégies ont été tentées, avec plus ou moins de succès.

Une première stratégie :


vers une multiplication des marques
Une stratégie pour remédier à l’invisibilité des femmes
est de faire apparaître le féminin là où il est censé être
occulté. C’est de fait la logique de l’écriture dite « inclu-
sive » en français : lorsqu’on écrit « les étudiant·e·s », on
fait apparaître l’implicite de la forme, c’est-à-dire la réfé-
rence aux étudiantes femmes aussi bien qu’aux étudiants
hommes. L’anglais a fait des expériences relevant de la
même logique, tant en ce qui concerne le lexique que les
pronoms.
Désambiguisation et féminisation du lexique
Un des mots posant problème étant man, des désam-
biguisations ont été suggérées. En 1800 a été propo-
sée la série man (personne), stuman (homme), uman
(femme), pour que man ne puisse plus référer à l’huma-
nité, ni à une personne de sexe non spécifié.
On a pu également tenter de rendre le féminin plus
visible en créant des noms féminins, un peu comme en
français à l’heure actuelle avec « auteure » ou « autrice »,
« professeure », etc. Ainsi, Sarah Hale, éditrice – editress,
disait-elle, mot fabriqué à partir de editor – a souhaité

142
à la fin du xixe siècle une généralisation des mots en ‑ess
et a proposé par exemple arbitress, huntress, janitress,
monitress, portress, preceptress, scholaress, songstress,
tailoress, traitress, teacheress, professoress, scholaress,
etc. À partir de 1919 et pendant environ trente ans,
les étudiantes de licence (undergraduates) ont pu être
appelées undergraduettes. Le terme professorette a été
utilisé à Berkeley dans les années 1950 pour désigner
une assistante de recherche. Dans certaines universités
américaines, à la fin du xixe siècle, on a modifié les noms
de diplôme traditionnels : Maid of Arts ou Mistress of
Arts au lieu de Bachelor’s degree ou Master’s degree pour
les diplômes équivalant à la licence ou au master, l’argu-
ment étant que bachelor et master étaient des termes
masculins, et que le diplôme paraissait donc réservé aux
hommes.
Les années 1970 ont été un deuxième moment de créa-
tion de mots féminins : sont alors apparus congresswo-
man, chairwoman, maestra (plutôt que maestro quand
le chef d’orchestre est une femme). La logique était la
même : les femmes devaient apparaître dans la langue.
Herstory et autres jeux de mots
Toujours en ce qui concerne le lexique, certains mots
ont été adaptés dans un but éducatif et/ou ludique, afin
de signifier la nécessaire intégration d’un point de vue
féminin. Herstory a ainsi été créé dans les années 1970 et
est encore employé dans le domaine des études de genre,
her remplaçant le his de history, non pas parce que ce
his a quoi que ce soit à voir avec le déterminant posses-
sif, mais pour attirer l’attention, par un jeu de mots,
sur le fait que l’histoire traditionnellement enseignée a
été écrite par les hommes, et parle principalement des
hommes, occultant la place et le rôle des femmes. Ces

143
jeux de mots sont encore pratiqués, de façon ludique,
mais aussi avec l’intention de faire apparaître le féminin.
Dans le dernier roman d’Arundhati Roy, The Ministry
of Utmost Happiness (2017), on lit dans les remercie-
ments : « Heather Godwin and Philippa Sitters, who
woman the base camp » (man the camp, où man est
verbe, signifie « assigner des hommes à une garnison »).
Enfin, dans l’article de presse suivant, paru à l’occa-
sion du décès de Stan Lee, créateur de super-héros de
bandes dessinées à grand succès (comme Spiderman), est
employé le nom sheroe, pour « héroïne », comme si le he
de hero était le pronom personnel masculin – et pour
qu’on ne retienne pas que Spiderman.

Sheroe

144
La question des pronoms :
faire apparaître les deux ?
Souvenons-nous que le problème ne vient pas seule-
ment du lexique, mais aussi des pronoms. Plusieurs
solutions ont été tentées. Rappelons que nous évoquons
pour l’instant celles qui visent à faire ressortir le fémi-
nin, comme, encore une fois, dans l’écriture inclusive. La
solution anglophone se rapprochant le plus de l’écriture
inclusive consiste à écrire he/she (his/her) à la place de
he. Cette solution, comme l’écriture inclusive, n’est pas
oralisable, sauf à dire « he or she ».
Une autre option, plus radicale, a été de prendre le
contre-pied de l’usage et d’essayer d’instaurer she comme
pronom par défaut ou, au moins, de faire alterner he et
she – tous les deux entendus comme pronoms géné-
riques. Par exemple, Benjamin Spock, pédiatre acquis à
la cause féministe, fait alterner he et she en référence aux
enfants dans son ouvrage Baby and Child Care3.
Une autre source de multiplication des pronoms :
les préoccupations LGBT
Plus récemment, certains mouvements LGBT ont
exprimé des préoccupations compa-
rables à celles des féministes (identifica- Les situations
tion de contreparties linguistiques aux individuelles
phénomènes de discrimination, rejet, sont à l’évidence
invisibilité). Les personnes se recon- multiples, et à
naissant comme « non binaires », ou cette multiplicité
devrait répondre,
de genre « fluide », ne s’accommodent
estiment certains,
parfois ni de he ni de she. Les situa-
une multiplicité
tions individuelles sont à l’évidence de pronoms.

3. Spock (Benjamin), Baby and Child Care, Pocket Books, New-York, 4e édition,
1976.

145
multiples, et à cette multiplicité devrait répondre, esti-
ment certains, une multiplicité de pronoms. La question
se pose de façon aiguë dans certaines universités améri-
caines et canadiennes, qui demandent à leurs étudiants
de choisir « leur » pronom.
Ainsi, à Wesleyan University, Connecticut, on pose la
question du choix de pronom lors de l’inscription admi-
nistrative des étudiants. La liste inclut he et she, mais
aussi d’autres, comme they et ze, ainsi qu’une option
« autre », qui permet donc d’inventer un pronom ne
figurant pas dans la liste. Sur le site de cette université,
la page Queer présente un tableau de pronoms possibles.
La possibilité d’utiliser d’autres pronoms que he et
she est certes peu exploitée, mais les enseignants sont
tenus de respecter les choix des étudiants – rappelons
que nombre d’universités américaines coûtent très cher
(c’est le cas de celle-ci), et en conséquence les rapports
entre étudiants et enseignants ne sont pas, tout à fait
les mêmes qu’en France. Il est arrivé qu’un étudiant de
cette université demande qu’on l’appelle certains jours
he, et d’autres jours she, prévenant alors les enseignants
en conséquence4. Cette université n’est pas un cas isolé.
De façon similaire, sur sa page LGBT Resources, le site
de l’université du Wisconsin propose également un
tableau de pronoms – pas tout à fait les mêmes que dans
l’exemple précédent – et explique pourquoi il est souhai-
table de demander à ses interlocuteurs quel pronom ils
souhaitent qu’on utilise.

4. Je remercie Alix Robichon, qui a passé un an dans cette université en 2017-


2018, pour son témoignage, et pour les documents qu’elle m’a envoyés.

146
Pronoms University of Wisconsin

Ces questions se posent également au Canada anglo-


phone. Une loi votée en 2016, par le Parlement canadien5
prévoit de punir les actes de discrimination conduits sur
le critère du genre. Cette loi, en apparence assez symbo-
lique, a en fait déchaîné de vives polémiques, car elle a
été invoquée pour faire en sorte que les personnes ne
respectant pas les choix de pronoms de leurs interlocu-
teurs soient punies. À l’université de Toronto, un profes-
seur a déclenché des débats houleux en refusant d’utiliser
ces pronoms, dénonçant une dérive assez proche de la
novlangue orwellienne.6
La multiplication des pronoms se retrouve au-delà des
universités : Facebook propose désormais une cinquan-
taine de possibilités de pronoms pour les nouveaux utili-
sateurs, dont, par exemple, ceux qui se définissent comme
« de genre fluide », comme appartenant aux deux genres
(bi-gender), ou encore n’appartenant à aucun (agender).
Les stratégies présentées jusqu’ici, qu’elles proviennent
de revendications féministes ou LGBT, ont en commun
de vouloir faire en sorte que la langue reflète la diversité

5. Bill C-16.
6. Je remercie Cameron Morin d’avoir attiré mon attention sur l’actualité du
genre au Canada anglophone, et de m’avoir communiqué des documents rela-
tifs à ces questions.

147
Il existe une autre des personnes, en tout cas sur le critère
façon d’inclure, du genre. C’est en cela que consiste-
qui est de tendre, rait l’inclusion : tout le monde serait
au contraire, vers représenté. Mais il existe une autre
la neutralisation. façon d’inclure, qui est de tendre, au
contraire, vers la neutralisation, c’est-
à-dire l’indifférenciation, notamment entre le masculin
et le féminin – ou tout autre genre intermédiaire ou
fluctuant.

Une deuxième stratégie :


vers la neutralisation
Il existe deux façons de parvenir à la neutralisation :
se servir des ressources existantes de la langue pour
contourner le problème, ou inventer des mots. Là aussi,
sont concernés le lexique et les pronoms.
Comment contourner le problème ?
Une stratégie consiste à éviter le mot man lorsqu’il
signifie « l’humanité » ou « une personne de sexe non
spécifié ». Humans est disponible : Humans are tool-
making animals, plutôt que Man is a tool-making
animal. Dans la même logique, on dit de plus en plus
humankind plutôt que mankind.
Les noms de métier ont fait l’objet d’une attention
particulière. Aux États-Unis, une composante du minis-
tère du Travail, the Manpower administration, a été
rebaptisée Employment and Training administration
pour éviter le problème posé par man dans manpower.
Et le ministère du Travail, Department of Labor, a
révisé les titres de près de trois mille cinq cents noms de
métier pour les rendre indéterminés quant au sexe. Ainsi,

148
steward et stewardess sont devenus officiellement flight
attendant. Dans les offres d’emplois actuelles, ce sont
bien les termes neutres cabin crew ou flight attendant
que l’on trouve.

Offre d’emploi, avec les termes flight attendant

Ont donc disparu les noms composés en man


(« homme »), woman « femme », boy « garçon », girl
(« fille »), lady (« dame »), master (« maître, chef »). Yard
master (« chef de chantier »), par exemple, devient yard
manager – car manager (« gérant ») est perçu comme
épicène –, salesman (« vendeur ») devient salesperson
(littéralement « personne de vente »), ou encore sales
associate, sales representative, sales agent, les noms
associate (« associé »), representative (« représentant »)
et agent (« agent ») étant là encore épicènes en anglais.
Dans certains cas, on remplace par un nom simple :
watchman (« vigile ») devient guard. Les composés
en man deviennent parfois des suffixés, ce qui signifie
donc qu’on considère ‑er comme un neutre : repair man
(« réparateur ») devient repairer. On cherche aussi à
supprimer le suffixe féminin ‑ess et à le remplacer par ‑er
ou -or, seamstress (« couturière ») devient sewer. Man est
aussi remplacé par specialist, worker, officer, mechanic.

149
Les noms de métiers spécifiquement féminins sont
évités : policewoman est écarté au profit de police officer.
Foreman (« contremaître ») est remplacé par supervisor.
Au-delà du lexique, une stratégie est l’emploi de you
plutôt que de la troisième personne, notamment dans le
contexte d’offres d’emploi.

Offre d’emploi

Un autre pronom est fréquent pour éviter la double


mention de he et she, il s’agit de they, pronom a priori
pluriel, mais employé comme singulier épicène, c’est-à-
dire neutralisant la différence masculin-féminin : If you
see an unattended child, please report them to a member
of staff (« Si vous remarquez un enfant laissé sans surveil-
lance, merci de le signaler à un membre du personnel »).

150
Les créations
La langue est parfois perçue comme tellement défec-
tueuse qu’on tente d’y remédier en fabriquant des formes,
qu’il s’agisse de noms d’humains ou de pronoms. Un
nom qui, on l’a vu, pose problème, est man, et plusieurs
propositions ont visé à le remplacer, du moins dans son
emploi « humanité » et « sexe indifférencié ». Ont ainsi
été proposés emman (1974) et gen (1976). Un autre
exemple de mot fabriqué est celui qui permet de neutra-
liser la différence entre waiter et waitress : waitron.
Une stratégie plus originale, source de multiples expé-
rimentations depuis le xviiie siècle, consiste à créer un
pronom de troisième personne qui ne serait ni he, ni she,
mais qui conviendrait aux deux genres, et qui signifierait
juste « personne ». Ces expériences ont pu provenir de
mouvements féministes, mais cela n’a pas toujours été
le cas – et dans certaines circonstances, les deux raisons
(sentiment de « manque » d’un pronom épicène et reven-
dications féministes) sont certainement mêlées. Ces créa-
tions de pronom ont été nombreuses et non concertées,
ce qui fait que le même terme a pu être proposé plusieurs
fois. Elles proviennent principalement
de grammairiens, de journalistes, de Une stratégie plus
personnes travaillant dans les métiers originale est celle
qui consiste à créer
de l’enseignement, d’écrivains, et sont
un pronom de
parfois humoristiques – comme le
troisième personne
heesh proposé par Ambrose Bierce, qui ne serait ni he, ni
créateur de Winnie l’ourson, en 1911. she et qui signifierait
Il y a probablement au moins quatre- juste « personne ».
vingts expériences en ce sens, qui
peuvent prendre la forme d’amalgames
(mélange de plusieurs mots, comme thon, amalgame de
that et one, he’er, shem), d’emprunts à d’autres langues
(notamment au français avec par exemple on, le et en),
151
de troncations (e comme réduction de he ou she, per de
person) ou de créations de toutes pièces (na, ip).

Bilan : succès de la neutralisation


Dans une stratégie comme dans l’autre, ce qui a
échoué est tout ce qui est artificiel : les créations de mots
comme waitron, gen ou, de façon encore plus flagrante,
les créations de pronoms comme na. On constatera
que cet extrait du roman The Cook and the Carpenter
de June Arnold (1973), qui utilise na comme pronom
épicène, est difficile à lire :
« Suddenly the child let out a high whine of fear; nan
dancing, which had been that of a suddenly freed animal,
became frantic. Na lept from foot to foot, immediately
jumping off that foot and back to the other, crying now in
terror. The carpenter instinctively looked over the grass at
nan feet, expecting to see a small snake, bees, an anthill;
when na saw nothing at all but grass and shadow na knew,
lunged for the child and picked na up and held na high. »

Ce qui est cohérent avec le système linguistique exis-


tant a en revanche plus de chances de fonctionner ; c’est
le cas par exemple de l’emploi de you plutôt que he ou
she, dans les offres d’emploi. Globalement, des deux
stratégies présentées ici, celle qui a le mieux fonctionné
est la neutralisation.
La réduction de la polysémie
La fréquence du masculin générique (man ou he) a
diminué, au moins à l’écrit, par exemple dans les articles
de presse ou de recherche. Il est cependant plus difficile
d’estimer ce qu’il en est dans la langue orale courante.
Dans les offres d’emploi, l’usage de you est la norme.

152
La victoire de l’épicène
Les noms épicènes ont gagné du terrain : flight atten-
dant plutôt que air hostess – du moins, là encore, dans
la langue « officielle ». Il est plus difficile d’estimer ce que
disent vraiment les passagers d’une compagnie aérienne.
De façon générale, on observe une tendance à éliminer les
noms féminins (les composés tels que lady doctor, ou les
suffixés en -ess). On notera d’ailleurs que tous ces noms
féminins n’étaient pas le résultat de créations féministes.
Certains sont apparus lorsque les femmes sont entrées
dans le monde du travail (rémunéré), par exemple lors de
la Deuxième Guerre mondiale, et ont petit à petit accédé
aux fonctions qualifiées, à une époque où cela n’était
pas la norme ; les noms féminins ont alors pu marquer
le décalage par rapport à la norme. À l’heure actuelle,
la majorité des noms de métier sont non sexués, mais
il reste des exceptions : actor-actress, waiter-waitress
(waitron n’est pas entré dans l’usage). De façon générale,
on remarque que ce sont les métiers de service qui sont
encore marqués par le genre (waiter, waitress, paper boy,
paper girl). Peut-être est-ce parce qu’ils impliquent l’idée
d’une relation interpersonnelle, et que, lorsqu’on est en
contact direct avec quelqu’un, il est difficile d’ignorer le
genre du référent, qui est finalement une des premières
données des interactions sociales.
Grand succès de they
Certains prescriptivistes condamnent encore l’emploi
de they comme pronom épicène, pour deux motifs :
c’est un pluriel, qui ne peut donc reprendre un singu-
lier, et cet emploi singulier vaut exclusivement pour les
humains – on ne peut pas dire : I have a book in my
bag, they are very interesting. On peut réfuter les deux
arguments. Si they est interprété comme un singulier…

153
il peut reprendre un singulier. Et il n’est pas rare que la
grammaire traite de façon différente les humains et les
non-humains – ainsi, en dehors des contextes de présen-
tation, on ne peut pas employer les pronoms démonstra-
tifs this ou that pour une personne.
Malgré les réserves des prescriptivistes, donc, they est
très utilisé pour éviter de choisir entre he et she, à tel
point que ce pronom a été élu, certes sur un mode un
peu parodique, « mot de l’année » en 2015 par la plus
que centenaire American Dialect Society – événement
relayé par la presse. L’argument donné était explicitement
que they avait prouvé son utilité en tant que pronom
singulier de genre animé humain ne marquant pas la
différence masculin-féminin. Le discours d’« élection »
de they comme mot de l’année a souligné le fait que ce
pronom permettait de respecter les choix des personnes
ne se reconnaissant pas dans l’opposition binaire tradi-
tionnelle masculin-féminin. They est donc apte à satis-
faire les revendications des féministes et LGBT.
Le succès de they s’explique peut-être par le fait que
l’emploi de ce pronom comme un singulier est en réalité
ancien et sans lien, au départ, avec les préoccupations
féministes ou LGBT. On le trouve
Le succès de entre autres chez Chaucer (1395),
they semble Shakespeare (1597), dans la Bible
symptomatique du (Authorized Version, 1611), sous la
succès de la stratégie plume de Thackeray (1846) ou encore
de neutralisation de Lewis Carroll (1920).
– par opposition
à celle qui vise Le succès de they semble sympto-
à faire ressortir matique du succès de la stratégie de
les différences. neutralisation – par opposition à celle
qui vise à faire ressortir les différences
– aussi bien en ce qui concerne les revendications fémi-
nistes que LGBT, même si pour ces dernières, on est
154
encore en plein débat et que la tendance est donc moins
claire.
On peut finalement proposer deux explications à
la vogue, en anglais, de la neutralisation. D’une part,
cela correspond à une logique de la langue. L’histoire
de l’anglais, depuis le vieil-anglais, est marquée par la
simplification de sa morphologie : disparition ou dimi-
nution des marques de cas (différence entre les fonc-
tions, par exemple, sujet et objet), de nombre (singulier
et pluriel)… et de genre (masculin, féminin et neutre).
Sur le long terme, la tendance est celle de l’indistinction
masculin-féminin. D’autre part, les féministes franco-
phones et anglophones ont globalement eu des approches
différentes. Les féministes francophones ont privilégié la
première stratégie décrite ici, la multiplication (lutter
contre l’invisibilité des femmes). Les féministes anglo-
phones, au contraire, ont privilégié la seconde, ce qui
a parfois provoqué des tensions entre les deux mouve-
ments, les Françaises accusant les Britanniques de forcer
les femmes à se comporter comme des hommes pour être
traitées sur un pied d’égalité. Encore à l’heure actuelle,
il semble que les féministes francophones souhaitent
rendre le féminin plus visible, et visent donc la multi-
plication plutôt que la neutralisation ; en témoigne
l’expérience de l’écriture inclusive7.

7. Je remercie Julie Neveux pour sa relecture et ses commentaires sur une


version intermédiaire de ce texte.

155
2
La question du genre
en Allemagne
Peter Eisenberg

L
   e mouvement autour du genre – également
   connu sous le nom de Genderismus1 – est
   une étape récente du féminisme en Allemagne
comme ailleurs, car il s’est développé après 1968 avec
des efforts pour réaliser l’égalité des femmes dans la so-
ciété – en particulier sous l’influence américaine. Après
des débuts modérément productifs et plutôt dispersés
dans les années 1970, le mouvement a attiré l’attention
du public dans les années 1980, et a en particulier de-
mandé de rendre les femmes visibles dans la langue. Le
cri de guerre « L’allemand est une langue masculine » est
devenu presque emblématique.
La plupart des aspects sous lesquels la question du genre
est abordée et mise en pratique aujourd’hui étaient déjà
presque entièrement présents à cette époque. L’angli-
cisme gender lui-même n’existait pas encore, du moins il
ne jouait pas encore un rôle dans le discours allemand.
Le terme générique masculin, qui est aujourd’hui l’un
des termes clés du débat, n’était pas non plus familier.
À ce moment-là, on s’est appuyé sur des concepts lin-
guistiques établis comme celui d’élément marqué selon

1. Nous l’appellerons désormais ici « genderisme » (note du traducteur).

157
Roman Jakobson, ou celui de genre comme genre gram-
matical dans la typologie des langues. Passons briève-
ment en revue les aspects les plus importants de la situa-
tion actuelle pour comprendre le débat.

Une question linguistique


Sur le plan linguistique, il faut distinguer les concepts
utilisés pour l’analyse d’une part et les interventions
linguistiques d’autre part. L’hypothèse d’une relation
directe et plus ou moins régulière entre le genre gram-
matical et le genre naturel a été largement diffusée dans
les désignations personnelles2. On utilisait à peine le mot
Genus, mais celui de Geschlecht (« sexe » ou « genre »)
grammatical avec les catégories masculin et féminin
(männlich et weiblich), ce qui a conduit de manière
tendancieuse à parler de männliche und weibliche
Wörter. En ce qui concerne le sens des mots tels que
Lehrer (« professeur »), cela a conduit à la thèse, d’un
côté, que les hommes sont désignés par de tels mots, et
que, de l’autre, les femmes sont seulement incluses dans
la signification. Les deux façons de parler ont survécu
jusqu’à ce jour et sont fortement défendues. Nous
reviendrons là-dessus.
On a également proposé l’utilisation de participes
substantivés tels que der/die/das Lehrende (« l’ensei-
gnant ») au lieu du substantif Lehrer (de même sens) –
une pratique qui s’est maintenant répandue. On pouvait
alors parler d’un genre « différentiel », qui s’avère neutre,
surtout au pluriel. Dans chaque cas, la question se pose
de savoir si les participes ont la même signification que
2. Voir de nombreux essais sur ce sujet dans Meinunger (André) et Baumann
(Antje), Hg., Die Teufelin steckt im Detail. Zur Debatte um Gender und Sprache,
Berlin, Kadmos, 2017.

158
le nom qu’ils sont destinés à remplacer. La proposition
utilise la langue telle qu’elle est, dans la mesure où elle
n’exige pas de formes qui n’appartiennent pas à la langue
allemande.
Des interventions intentionnelles dans la langue,
cependant, ont été exigées dès le début. L’une des
propositions les plus connues est celle de Luise Pusch3
visant l’identification du genre des personnes dési-
gnées par les substantifs via le genre grammatical des
articles, comme der Lehrer (pour les hommes), die
Lehrer (pour les femmes) et das Lehrer (pour le genus
proximum, c’est-à-dire femmes et hommes réunis).
Cela pour le singulier. Au pluriel, on devrait utiliser
Lehrers, une forme qui n’existe pas en allemand. Ici,
le Rubicon a été franchi. La langue elle-même était
considérée comme manipulable pour la bonne cause.
Il en va de même pour ce que l’on appelle le « I
interne » pour LehrerInnen (abréviation de Lehrer und
Lehrerinnen comme « enseignantEs »). Le signe était
nouveau et n’appartenait pas à l’allemand, mais il a été
interprété comme une traduction sémiotique de « slash
plus “i” » comme dans Lehrer/innen, forme qui est elle-
même une abréviation de Lehrer und Lehrerinnen. On
s’est efforcé de minimiser son caractère non linguistique
et, en particulier, de décrire sa fonction comme consis-
tant à désigner tous les membres d’une profession par
un caractère linguistiquement approprié. Le dictionnaire
Duden4 n’a pas réagi de façon favorable à l’époque et, à
ce jour, les règlements et les livres standards indiquent

3. Pusch (Luise), « Das Deutsche als Männersprache », Linguistische Berichte


66, 1980, p. 59-74.
4. Dictionnaire de la langue allemande, dont la première édition a été publiée
en 1880 par Konrad Duden. Le tome 1, Die deutsche Rechtschreibung, définit
l’orthographe (note du traducteur).

159
que ce signe ne fait pas partie du règlement officiel de
l’orthographe.

Un débat politique
Les initiatives politiques sur la « justice de genre »
dans les textes juridiques montrent à quel point il peut
être difficile de tracer la ligne entre un changement dans
l’usage de la langue et un changement de la langue. Dans
les années 1980, ces initiatives étaient prises par les Verts,
parfois par d’autres partis, comme le SPD. Certains parle-
ments de Länder et le Bundestag allemand ont traité de
l’égalité dans l’usage des genres en ce qui concerne les
noms de personnes, à la condition générale que la forme
masculine ne puisse être considérée comme un terme
générique. Cette affirmation n’a pas été défendue, mais
lorsque des difficultés sont apparues quant à la neutralité
linguistique entre les sexes, il a été demandé que la forme
féminine soit utilisée comme terme générique. C’est la
naissance du féminin générique, qui n’existe pas en alle-
mand comme élément structural et dont la postulation
indiquait clairement que l’on ne voulait pas se limiter
à des changements dans l’usage du langage. Bien que
des formes telles que Lehrerinnen (« les enseignantes »)
existent en allemand, elles n’ont pas cette nouvelle
signification.
De cette époque datent les offres d’emploi rédigées
de telle sorte qu’il soit fait explicitement ou implicite-
ment référence aux femmes aussi bien qu’aux hommes,
ce qui aboutit à la formulation « Wie suchen eine
Empfangsdame (m/w) » (« nous recherchons une dame
d’accueil (h/f ) »).
La relation entre les sexes a subi des changements
durables à la suite de l’évolution du féminisme vers le
160
thème de l’affirmation ou de la réalisation de soi. De
cette évolution sont issus la lutte pour les droits des
homosexuels et le combat contre l’interdiction de
l’avortement. Dans la même mouvance, on peut citer
la négation par une variante radicale du féminisme du
fondement biologique des rôles de genre – on parle
simplement de « genre social » – avec
le slogan « Nous ne sommes pas nées
La relation entre
filles, nous sommes faites filles »5.
les sexes a subi
Aujourd’hui, cette variante – dont la des changements
figure de proue est Judith Butler – durables à la suite
combat le féminisme classique qui, de l’évolution
en Allemagne, a longtemps été centré du féminisme
autour d’Alice Schwarzer et de son vers le thème de
magazine Emma. On observe un l’affirmation ou de
processus d’idéologisation des intérêts la réalisation de soi.
personnels et collectifs.
Un autre point est beaucoup trop peu abordé : la
relation entre l’antidiscrimination et la visibilité. La loi
générale sur l’égalité de traitement du 14 août 2006
stipule : « L’objectif de la loi est de prévenir ou d’éli-
miner la discrimination fondée sur la race ou l’origine
ethnique, le sexe, la religion ou les convictions, le handi-
cap, l’âge ou l’orientation sexuelle »6. Deux positions
s’opposent dès le départ et au cours de la période qui
précède cette réglementation juridique. L’une dit : ce
que sont les caractéristiques d’une personne au sens des
paramètres mentionnés dans la loi reste hors de notre
propos ; c’est précisément ce que l’on entend par l’anti-
discrimination en tant qu’exigence d’égalité de traite-
ment. L’autre dit : les qualités d’une personne au sens de

5. D’après Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, 1949 : « On ne naît pas


femme : on le devient ».
6. « Allgemeines Gleichbehandlunsgesetz » - AGG, paragraphe 1.

161
la loi doivent être explicitées. Il faut s’assurer expressé-
ment qu’elles sont rendues conscientes d’une part, mais
qu’elles n’entraînent pas de discrimination d’autre part.
Il est alors question de visibilité.
Gerhard Stickel7 cite la déclaration faite par Luise
Pusch en 1984 dans son enquête instructive sur les
premières manifestations du féminisme linguistique : « La
politique linguistique fait quelque chose de semblable
aux actions féministes spectaculaires : elle nous procure
une grande attention en assurant une présence féminine
incontournable et audible ». Cela semble plus inoffensif
que cela ne l’est, car cela explique pourquoi nous sommes
parfois stupéfaits aujourd’hui par la pauvreté des argu-
ments avancés par ceux qui s’appuient sur le genderisme.
La visibilité est obtenue en attirant l’attention et, dans de
nombreux cas, la fin justifie les moyens.
Presque tout ce qui est actuellement discuté dans le
contexte du débat sur le genre n’est pas nouveau. Presque
toutes les revendications en faveur de l’établissement
d’un langage équitable entre les sexes existent depuis
longtemps. Pourtant, la situation politique et linguis-
tique en Allemagne a changé. Les mots-clés décisifs
sont ici la généralisation du terme « genre » et la mise
en réseau du genderisme. La manipulation du langage
lui-même en est une conséquence. Commençons par le
genre, ou sexe.

7. Stickel (Gerhard), « Beantragte staatliche Regelungen zur “sprachlichen


Gleichstellung” » : Darstellung und Kritik », Zeitschrift für germanistische Lin-
guistik 16.3, 1988, p. 330-355.

162
Présence des questions de genre
Il a été montré ci-dessus comment les débats sur la
réalisation de soi, en particulier des femmes, ont touché
les relations de genre en ce sens qu’il s’agit de moins en
moins de l’égalité des femmes dans les relations de genre
traditionnelles et de plus en plus des nouveaux aspects
du féminin. Ce débat obstiné a conduit à des différencia-
tions des sexes de plus en plus complexes. Cela a conduit
à de longues listes de plus de cinquante orientations
sexuelles qui sont parfois présentées de manière trom-
peuse comme étant le genre8. La différence entre le sexe
et l’orientation sexuelle est importante, mais n’a aucun
poids ici.
Un problème majeur et finalement insurmontable
se pose dans le traitement conceptuel de la diversité
de genre de ce type. On procède à des essais, avec, par
exemple, des abréviations comme LGBT en France ou,
en Allemagne, LSBTTIQ (lesbienne, gay, bisexuel, trans-
genre, transsexuel, intersexuel, queer), dont la longueur
et la composition, cependant, rendent le problème
encore plus apparent.
La base la plus importante pour la visibilité et l’effi-
cacité du genderisme en Allemagne est probablement sa
mise en place dans les universités et les collèges par le biais
de chaires d’études sur les femmes et le genre. Parmi les
premières, on compte celles de la Humboldt-Universität
de Berlin et de la Carl-von-Ossietzky-Universität
d’Oldenburg, créées en 1998-1999. Selon un communi-
qué de presse publié par l’Association des universités alle-
mandes (Deutscher Hochschulverband), l’organisation
professionnelle des professeurs, au 31 octobre 2014, il y
avait deux cent vingt-trois chaires de professeur de genre
8. http///: de.wikimannia.org/60_genderidentities

163
dans les universités et collèges germanophones, dont
dix (4 %) étaient occupées par des hommes. Les chaires
de recherche sur l’égalité des sexes ont une influence
considérable sur la propagation du genderisme. Cette
propagation est encouragée par de
La base la plus nombreuses mesures et institutions
importante pour étatiques au sein des autorités.
la visibilité et Le fait que la diversité des genres et
l’efficacité du l’émancipation des femmes ne sont pas
genderisme en toujours faciles à concilier s’avère signi-
Allemagne est
ficatif lorsqu’on aborde les demandes
probablement sa
mise en place dans de langue genrée. La diversité des
les universités et genres est devenue un mot d’ordre
les collèges par le sans que l’on sache comment l’aborder
biais de chaires de manière pratique et, en particulier
d’études sur les linguistiquement, plausible et appro-
femmes et le genre. priée. On peut essayer de rendre deux
ou même trois sexes visibles, mais ni
douze ni cinquante-trois sexes. En conséquence, il ne
peut être nié, même avec la meilleure volonté du monde,
que l’on commence à considérer non pas les sexes eux-
mêmes, mais leur totalité ou, selon le point de vue de
chacun, certains groupes de sexes, et à exiger que ceux-
ci soient acceptés en tant que groupe et en termes de
contenu par la compréhension du groupe correspondant.
L’effort en faveur de la justice entre les sexes est remplacé
par un geste de reconnaissance, par exemple dans le
cadre de la formule générale : « Je suis prêt à reconnaître
que la classification de base des êtres humains n’est pas
basée sur l’homme et la femme, mais sur le cisgenre et le
transgenre ». Cette classification de base n’a rien ou peu
à voir avec les hommes et les femmes, non plus que la
manière dont elle se déploie et se différencie. Ainsi, dès
le départ, l’idéologème, ou maxime sous-jacente, sur le

164
vrai caractère du genre, qui ne peut être biologique, est
au premier plan.

La demande linguistique
Passons maintenant en revue les efforts déployés en
faveur d’un langage « inclusif » tel qu’il s’est développé
dans les conditions politiques et idéologiques mention-
nées. Les approches linguistiques visant à rendre les
femmes visibles ont été remplacées par l’usage de
signes non linguistiques tels que l’astérisque de genre
(Lehrer*innen) et le tiret de genre (Lehrer_innen), dont
certains ont d’abord été interprétés de manière sémio-
tique et iconique. L’astérisque « ouverte de tous côtés »
représentait tous les sexes, et le tiret sous la ligne était vu
comme symbole de l’abîme vide représentant l’absence
de genre. Une telle différence n’est plus guère revendi-
quée. Il suffit d’utiliser l’une des deux formes, et dès le
premier coup d’œil, la relation peu claire avec la binarité
sexuelle attire à nouveau l’attention.
L’expression Lehrer*innen n’inclut explicitement
que la composante masculine en -er et la composante
féminine en -in. Le symbole « * » n’a aucune signifi-
cation en relation avec le genre ou le sexe, simplement
parce qu’il ne s’agit pas d’un signe linguistique et qu’il ne
peut pas non plus être considéré comme représentatif de
signes linguistiques tels que les logogrammes « § », « $ »,
« % », « & », etc. Ce qu’il doit signifier ne correspond à
aucun accord linguistique valable, quel qu’il soit. Il s’agit
simplement d’un règlement privé à imposer à la langue
standard. Dans une déclaration des Verts sur l’utilisation
de l’astérisque de genre lors de la conférence de leur parti
en 2015, l’utilisation du signe a été formulée comme
suit : « L’astérisque de genre implique des personnes
165
qui ne peuvent ou ne veulent pas se classer dans un
système binaire des sexes et permet une (auto)définition.
Les transsexuels, les transgenres et les personnes inter-
sexuelles ne sont plus rendus invisibles et ne font plus
l’objet de discrimination »9.
Le fait que nous parlions d’autodéfinition et de visi-
bilité comme critères de non-discrimination montre une
fois de plus que nous parlons d’idéologisation consis-
tante d’un concept de genre. On a du mal à comprendre
comment quelqu’un peut se sentir rendu visible par une
forme dans laquelle seuls les genres traditionnels mascu-
lins et féminins sont explicites, alors que tous les autres
sont cachés derrière le « * ». Ainsi, l’as-
L’astérisque de térisque de genre n’est pas porteur d’un
genre n’est pas sens linguistique, mais son utilisation
porteur d’un sens accomplit un geste de reconnaissance
linguistique, mais pour ce qui est attribué au signe : la
son utilisation
reconnaissance d’une idéologie de
accomplit un geste
de reconnaissance genre. On se soumet en acceptant
pour ce qui est que ce soit le but de la procédure. Les
attribué au signe : la revendications des Verts rappellent,
reconnaissance d’une dans l’histoire de Guillaume Tell, le
idéologie de genre. chapeau de Gessler posé sur un mat,
que tous devaient saluer au passage,
ou l’architecture des anciennes fermes du nord de
l’Allemagne : leurs portes d’entrée étaient si basses que
les gens devaient faire une courbette devant le proprié-
taire chaque fois qu’ils quittaient la maison.
L’astérisque de genre est une chose laide qui déchire
les mots et défigure les textes, mais son utilisation a aussi
des conséquences linguistiques peu attrayantes. On peut
en citer quelques-unes.

9. https://www.gruene.de/fileadmin/user_upload/Dokumente/BDK_2015
_Halle/BDK15_Geschlechtergergerechte_Sprache. pdf

166
L’oralisation
Il n’est pas évident de savoir comment la forme
Lehrer*innen doit ou peut être prononcée. De nombreux
partisans pensent qu’il faut la réserver à l’écrit et ne pas
l’installer à toute force dans la parole. Mais bien sûr, c’est
ce que d’autres veulent, parce que seul ce qui est parlé vous
permet d’entrer dans la vie linguistique de tous les jours.
Une proposition est très répandue, qui consiste à réaliser
à l’oral l’astérisque par un coup de glotte, ou occlusive
glottale [ ] ; ce qui conduit au fait que la syllabe, après ce
coup de glotte, porte l’accent principal du mot au lieu de
la première syllabe [le :]. Or, en allemand, le son occlusif
glottal se situe au début des mots qui commencent par
une voyelle ou au début possible d’un mot, de sorte que
les enchaînements sur des voyelles sont évités. Ce fait est
considéré comme l’une des caractéristiques de pronon-
ciation les plus frappantes de la langue allemande. Tout
cela ne concerne pas les partisans de la forme opposée. Ils
profitent des régularités prosodiques des mots de base et
produisent des formes qui ressemblent à une insuffisance
de prononciation et qui non seulement semblent forcées,
mais souvent involontairement drôles.
L’astérisque de genre
L’astérisque de genre est surtout utilisé au pluriel, du
moins lorsqu’il apparaît dans des mots non composés
tels que Lehrer*innen. Seuls des groupes très radicaux
l’exigent, même dans les éléments qui ne sont pas
en dernière position d’un mot composé, comme
Lehrer*innenzimmer (« salles des professeurs »)
ou Deutschlehrer*innenausbilder*innen (« forma-
teurs des professeurs de l’allemand »). Nous
nous en tenons au cas simple et demandons à
quoi ressemble la forme au singulier de ces mots.

167
La forme au singulier résulte généralement de la suppres-
sion du marqueur pluriel, alors que le pluriel allemand
a généralement des structures agglutinantes. Cela donne
Lehrer*in. Mais que signifie cette forme et quel genre
a-t-elle ? Si elle est une femme de genre féminin, nous
avons die Lehrer*in. Qui ou qu’est-ce qu’on entend par
là ? S’agit-il uniquement de femmes ? Quelle est alors la
forme masculine ? Est-ce der Lehrer*in, ou l’étoile reste-
t-elle à l’écart. Mais auquel cas, nous obtenons la forme
commune der Lehrer. Le genderisme laisse cette simple
question sans réponse et utilise la forme Lehrer*innen
comme s’il s’agissait d’un pluriel tantum, autrement
dit d’un mot qui n’existerait qu’au pluriel. Cependant,
l’idéologisation conséquente produit des formes singu-
lières comme dans le règlement intérieur de l’assem-
blée de district Friedrichshain-Kreuzberg de Berlin10.
On y trouve des formes telles que Alterspräsident*in
(« président ou présidente par ancienneté »),
Schriftführer*in (« secrétaire »), Vorsteher*in (« direc-
teur ou directrice »), dont personne ne sait ce qu’elles
signifient, ni à quelles personnes elles se réfèrent. Est-ce
qu’il s’agit de féminins génériques ? En tout état de cause,
la volonté de genre dépasse ici tout respect de la langue.
L’allemand a toutes les possibilités pour désigner des
personnes sans discrimination en raison de leur orienta-
tion sexuelle. Un procédé particulièrement répandu et
approprié est l’utilisation du suffixe hautement produc-
tif -er comme dans Lehrer, qui est décrit comme une
nominalisation agentive sur une base verbale pour les
personnes qui effectuent l’activité désignée par le verbe :
lehren, Lehrer (« enseigner », « enseignant ») ou dich-
ten, Dichter (même chose avec « poète », mais il manque
le verbe en français), etc. Ceux qui utilisent ces termes
10. Règlement intérieur consulté le 30. 7. 2018

168
de façon non dirigée vers le sexe parviennent à la non-
discrimination en évitant la référence au sexe. Comme
nous l’avons vu précédemment, cela n’est pas suffisant
pour de nombreux groupes. Ils veulent être nommés
explicitement, et l’astérisque de genre devrait remplir cet
objectif. L’utilisation de formes telles que Lehrer (« l’en-
seignant ») en tant que masculin générique est combattue
de manière vigoureuse. On n’exagère pas en affirmant
que la lutte contre le masculin générique est devenue
une préoccupation centrale du genderisme linguistique.
L’argument le plus important de la fraction du genre
est l’affirmation selon laquelle les substantifs ne sont
en aucun cas sexuellement neutres, mais se réfèrent aux
hommes. Essentiellement, on doute que le terme stéréo-
type masculin recouvre réellement la neutralité sexuelle.
Lorsqu’on demande de nommer quatre acteurs, chan-
teurs, professeurs, etc., cela conduit presque toujours
à la nomination de quatre hommes. Cela prouve que
les femmes deviennent invisibles à cause du masculin
générique et que ces formes doivent par conséquent être
évitées. Cela va tellement loin que ces formes se voient
refuser leur ancrage dans la grammaire. Il s’agirait d’une
convention dans l’usage de la langue qui pourrait être
facilement changée11, cela afin d’éviter l’impression d’er-
reurs grammaticales. Mais c’est précisément une erreur
de grammaire que l’on fait dans ce cas.
Dans un article du respecté Süddeutsche Zeitung12,
Henning Lobin (directeur de l’IDS Mannheim) et
Damaris Nübling (professeur à l’université de Mayence)
rapportent une expérience sur le mot Spion (« espion ») :
les personnes testées ont reçu la phrase « Die Spione

11. Diewald (Gabriele) et Steinhauer (Anja), Richtig gendern. Wie Sie angemes-
sen und verständlich schreiben, Berlin, Dudenverlag, 2017, p. 27.
12. 7 juin 2018, p. 11.

169
kommen aus dem Besprechungsraum » (« Les espions
viennent de la salle de réunion ») suivie des phrases
« Offensichtlich war eine der Frauen verärgert »
(« Manifestement une des femmes était en colère ») et
« Offensichtlich war einer der Männer verärgert »
(« Manifestement un des hommes était en colère »).
L’évaluation de la première suite a pris plus de temps
que celle de la seconde, visiblement parce que les femmes
sont moins souvent considérées comme des espionnes
que les hommes.
Lobin et Nübling en concluent qu’un mot comme
Spion n’est pas neutre du point de vue du genre, mais qu’il
est lié aux hommes dans l’esprit du locuteur. L’idée du
masculin générique serait donc obsolète. Il est vrai que la
notion d’espion dans l’esprit de la plupart des locuteurs
est liée aux hommes, et les stéréotypes masculins sont
également mentionnés ici. Cependant, le résultat ne dit
rien sur le masculin générique. Souvenons-nous simple-
ment de la fameuse demande de nommer un meuble, un
instrument de musique et une couleur sans trop réflé-
chir. Statistiquement, les mots « table », « violon » et
« rouge » sont les plus mentionnés. Ils sont les premiers
à être présents à l’esprit et sont considérés comme des
prototypes. Selon la logique de Lobin et Nübling, la
signification d’un terme générique comme « meuble »
devrait être modifiée, ce qui n’est évidemment pas le cas.
Il en va de même pour Spion (« espion ») et autres
stéréotypes dits masculins. L’utilisation spéciale en tant
que stéréotype ne change pas le sens fondamental de ces
mots. Même dans une phrase aussi simple que Seit den
1960er Jahren hat der BND immer mehr Frauen als
Spione eingestellt (« Depuis les années 1960, le BND a
170
recruté de plus en plus de femmes comme espions »13),
le masculin générique apparaît. La phrase est de l’alle-
mand standard pur, personne n’est dérangé par elle, tout
le monde la comprend. Si on se met d’entrée de jeu sur
la piste du sexe, comme cela s’est produit dans l’expé-
rience, elle devient incompréhensible jusqu’au doute
grammatical.
Les tests d’association ne sont pas
un moyen de tirer parti du mascu- Le masculin
générique n’est pas
lin générique. Le type est courant, il
un usage spécial
est confortable et fonctionnellement
ou rare des noms
très utile pour désigner des personnes de personne
sans discrimination en raison de leur masculins, mais il
orientation sexuelle ou d’autres carac- est très courant et
téristiques. Et, ce qui est tout aussi tout à fait normal.
important, il est en harmonie avec la
structure de mot, qui dans le cas le plus simple a seule-
ment deux blocs de construction de mot, à savoir la base
verbale et le suffixe -er, qui sert à la formation des nomi-
nalisations agentives.
Ce qui est présenté à plusieurs reprises par le biais
de tests d’association comme preuve scientifique de l’in-
validité du masculin générique est en fait basé sur une
simple erreur de méthode expérimentale. Le masculin
générique n’est pas un usage spécial ou rare des noms de
personne masculins, mais il est très courant et tout à fait
normal. Il n’y a pratiquement aucune page de journal
dans laquelle il n’apparaisse pas plusieurs fois. Donnons
un petit exemple de texte14 :
« Auch die Situation der Diesel-Fahrer verbessert sich nur
sehr schleppend. Von den Volkswagen-Kunden einmal
13. Le français dispose du féminin « espionne » (note du traducteur).
14. Frankfurter Allgemeine Zeitung, 17 mars 2018, p. 19.

171
abgesehen, müssen auch die Käufer anderer Marken ihre
Dieselfahrzeuge umrüsten lassen […] Dies betrifft rund
2,8 Millionen Autofahrer. Dazu hatte sich die
Bundesregierung mit den Autoherstellern […] verstän-
digt. » (« Même la situation des conducteurs diesel ne
s’améliore que très lentement. Outre les clients Volkswagen,
les acheteurs d’autres marques doivent également faire
rééquiper leurs véhicules diesel […] Cela concerne envi-
ron 2,8 millions d’automobilistes. Le gouvernement fédéral
avait conclu un accord avec les constructeurs automobiles
[…] »).

Pour conclure
Évoquons le traitement de l’arrêt de la Cour consti-
tutionnelle fédérale (BVerfG) du 10 octobre 2017, car il
a mis beaucoup de choses en mouvement d’une manière
caractéristique à l’Allemagne. Le tribunal a été saisi parce
que, dans la loi sur l’état civil, seules les catégories de
sexe weiblich et männlich sont possibles, et que le plai-
gnant insistait sur le fait qu’il ne pouvait être considéré
comme appartenant à ces catégories. Le plaignant reven-
diquait un troisième genre, pour lequel divers termes
ont été discutés, dont inter, qui est l’abréviation la plus
couramment utilisée pour intersexuel et divers. La Cour
a ordonné au gouvernement fédéral d’élaborer jusqu’à
octobre 2018 un règlement qui satisfasse la demande du
demandeur.
Parmi la cinquantaine de groupes identitaires de
genre qui existent en Allemagne, nombreux sont ceux
qui estiment que leurs revendications en faveur de la
diversité des genres ou de l’abolition du sexe naturel
ont été confirmées, et considèrent le jugement comme
la fin espérée d’un rôle important pour le sexe naturel.

172
L’agence fédérale de lutte contre la discrimination a égale-
ment demandé au législateur de procéder à une réforme
globale par le biais d’une loi moderne sur l’identité de
genre. « Le pivot d’une telle réglementation doit être le
droit à l’autodétermination sexuelle », a déclaré sa direc-
trice, Christine Lüders. D’après elle, la Cour a précisé
que la protection contre la discrimination s’applique
non seulement aux hommes et aux femmes, mais aussi
aux personnes qui n’appartiennent ni au sexe masculin,
ni au sexe féminin.
Cependant, les principes directeurs de la Cour, qui
précèdent l’arrêt, précisent désormais qu’il s’agit des
droits des personnes « qui ne peuvent être affectées en
permanence ni au sexe masculin ni au sexe féminin ».
Cela semble signifier que l’on désigne les personnes qui
n’ont été assignées à aucun sexe, et non, comme la Cour,
les personnes qui ne s’assignent à aucun sexe. La diffé-
rence est importante, puisque la question est de savoir si
le sexe est une question d’explication subjective tempo-
raire ou un fait objectivable. La Cour a adopté cette
dernière position, mais elle n’a tout simplement pas été
prise en compte ou acceptée par de nombreux groupes
identitaires de genre.
Lorsque le gouvernement fédéral a présenté son
projet de loi sur le troisième sexe le 15 août 2018, qui
prévoit une catégorie divers en plus des hommes et des
femmes comme troisième sexe, la déception fut grande.
Un porte-parole des Verts a déclaré qu’il s’agissait d’une
« tragédie » pour le droit à l’autodétermination sexuelle,
n’admettant pas que le tribunal n’était pas compétent
sur cette question mais seulement sur l’obligation d’être
décrit exclusivement comme homme ou femme.
Les conséquences linguistiques de l’arrêt et de son
exécution ne sont pas plus claires. Cependant, il est
173
déjà évident que la prise en compte systématique d’un
troisième sexe dans la langue rencontre à elle seule des
difficultés insurmontables. On ne peut qu’espérer, par
exemple, que la distinction linguistique entre m/f/d dans
les documents d’état civil et peut-être d’autres types de
textes tels que les offres d’emploi restera la même. Mais
cela n’est pas sûr. La frénésie réglementaire des autori-
tés inférieures allemandes est confrontée à un problème
très délicat lié au système linguistique, dont le traitement
arbitraire peut certainement conduire à un accident pour
la langue allemande.

Remarques sur l’usage actuel


Comme expliqué ci-avant, la mention m/f – avec,
récemment, l’ajout d pour divers (m/f/d) – a été réguliè-
rement ajoutée aux offres d’emploi pendant une longue
période. Les textes politiques dans lesquels les auteurs
souhaitent exprimer leur point de vue sur les identités
de genre sont parfois contrés. On en a vu des exemples.
Dans les textes factuels et un certain nombre de
médias imprimés, on utilise des formes doubles du type
Lehrer und Lehrerinnen (« les enseignants et les ensei-
gnantes »), là où c’est important, mais pas de façon systé-
matique et cohérente. Certains journaux comme le taz15
et le Frankfurter Rundschau propagent l’étoile, mais
l’utilisent à peine dans un texte continu.
Il en va de même pour des institutions telles que
les Verts, l’Église évangélique d’Allemagne (EKD), les
clubs sportifs et les fondations privées. Dans le secteur
public, l’étoile, le soulignement et le « I interne » sont

15. Abréviation de Die Tageszeitung.

174
expressément interdits16. Certaines universités, en parti-
culier les chaires sur l’égalité des sexes, et les autorités
publiques ne respectent pas l’interdiction.
Il n’existe pas à ce jour d’enquête ou d’analyse
de corpus. Cependant, une première impression est
donnée par le projet actuellement en construction à
l’IDS Mannheim sur les paramètres linguistiques en
Allemagne17. L’utilisation et l’évaluation des variantes
ont été testées sur le mot Student. Dans le corpus de
référence allemand de la langue écrite (DeReKo) pour les
années 2010 à 2016, le masculin générique Studenten
(« les étudiants ») arrive loin devant avec plus de 150 000
occurrences. Vient ensuite, avec un gros écart et 30 000
occurrences, la forme Studierende.
La forme double et le trait de soulignement ne sont
pour le moment pas statistiquement visibles, pas plus
que l’étoile ou le « I interne ». Il est intéressant de noter
qu’une différenciation selon le sexe des sujets testés n’est
pas possible, mais qu’une différenciation selon l’âge l’est.
Les plus jeunes (jusqu’à 30 ans) utilisent significative-
ment plus le masculin générique que les plus âgés.
Les résultats montrent que le masculin générique est
absolument dominant dans l’usage, tandis que l’étoile, le
soulignement et le « I interne » sont loin de s’établir dans
la norme écrite. La lutte du genderisme contre le mascu-
lin générique est une lutte contre un fait grammatical
bien ancré dans l’allemand contemporain. Elle ne peut
pas être gagnée.

16. Résolution du Conseil de l’orthographe du 16 novembre 2018.


17. Voir Adler (Astrid) et Plewnia (Albrecht), « Die Macht der großen Zahl. Ak-
tuelle Spracheinstellungen in Deutschland », Jahrbuch 2018 des IDS. Berlin/
Boston, de Gruyter, 2019.

175
3
Le genre en langue arabe
Leda Mansour

Les sens du « féminin »


La grammaire arabe ne parle guère de la notion
de « genre » : il s’agit plutôt de classifications à l’inté-
rieur de ce qui est toujours intitulé le « masculin »
et le « féminin ». En effet, tous les
ouvrages de grammaire, mais aussi La grammaire arabe
les anciens et nouveaux traités de ne parle guère de la
linguistes arabes, intitulent leurs notion de « genre » :
il s’agit plutôt de
essais « le masculin et le féminin », classifications à
titre aussi de tous les chapitres abor- l’intérieur de ce qui
dant la question du genre gramma- est toujours intitulé
tical dans les manuels de grammaire. le « masculin »
et le « féminin ».
Certains manuels parlent de jins
al-ism, qui peut être traduit par « le
genre du substantif », mais le terme jins est le même
mot qui signifie « le sexe » au sens de l’appartenance
sexuelle1.

1. Voir Shami (Yihya), al-qawa’id al-arabiyya al-muyassara, Beyrouth, Dar al-


fikr al-arabi, 1993.

177
Il est donc plutôt question de classifications sous
les catégories « masculin » et « féminin ». Par exemple,
on parle de « masculin » naturel (ou réel) quand un
mot, comme rajul (« homme »), réfère à un humain
de sexe masculin, ou à un animal mâle comme thawr
(« taureau »). Ce qui est aussi le cas pour le féminin natu-
rel (ou réel) comme pour le mot imra’a (« femme »), qui
renvoie à un référent de sexe féminin. Cette classe de
féminin réel est valable pour les noms renvoyant à des
animaux femelles comme faras, « jument »2.
Outre le féminin naturel, il existe une classe du fémi-
nin métaphorique. Celle-ci inclut des mots désignant un
référent qui n’est pas réellement de sexe féminin, mais
qui est considéré dans la langue et par l’usage comme
relevant du féminin. Ainsi les mots shams (« soleil »),
warda (« fleur ») ou tawila (« table »).
D’autres classifications existent pour le féminin. On
distingue d’abord le féminin par la forme, dans les mots
se terminant par le son -at, prononcé parfois -a. Ainsi,
nous identifions un féminin avec des noms comme
Fatima, Muawiyat, Zakariyya, mais aussi des mots se
terminant par une marque du féminin -t ou -at comme
bint (« une fille »), hayat (« une vie »). De plus, on
distingue le féminin par signification. Il ne se termine
pas par une marque du féminin, mais en lui-même le
mot est reconnu comme tel. Ainsi les mots Zaynab
(nom propre) ou shams (« soleil »), en plus des noms de
pays et de villes et les noms des parties du corps3.

2. Voir Roman (André), Grammaire systématique de la langue arabe, Paris,


L’Harmattan, 2011.
3. Voir Al-Hakkak (Ghalib) et Neyreneuf (Michel), Arabe littéral : grammaire
active, Paris, Le Livre de Poche, Libraire générale française, 1996.

178
Polyvalence du morphème
La marque du féminin la plus fréquente en arabe est
la -at appelée le « -ta lié », puisqu’elle s’écrit à la fin
des mots. Cependant, cette marque est connue pour
sa souplesse, sinon son instabilité : elle peut aussi exis-
ter dans des mots renvoyant au genre masculin « réel ».
C’est le cas dans le mot khalifat (« calife »), qui désigne
souvent des référents de sexe masculin. C’est aussi le cas
pour les mots ‘allamat (« grand savant ») ou rawiyat
(« un conteur ») se terminant par la marque du féminin.
Pour les adjectifs, on peut avoir un mot marqué par le
féminin comme rahinat (« otage »), qui est féminin mais
qui s’utilise même pour des référents de sexe masculin,
notamment dans la presse4.
La seconde marque du féminin, moins fréquente que
le -at, est le -a final. Elle peut également désigner des
référents de sexe masculin comme dans rajul sakra (« un
homme ivre ») et rajul jarh’a (« un homme blessé »).
Ces cas de mots marqués par le -at féminin désignant
tout de même des référents hommes avaient amené des
grammairiens comme Ibn al-Tasaturi (mort en 972) à
semer le doute quant aux critères de classification des
mots dans tel ou tel genre, en soulignant qu’il ne fallait
pas fixer des règles étant donné que la même marque
vaut pour les deux5.
Il convient de préciser que ce -at final dans des mots
renvoyant à des hommes peut avoir une valeur d’inten-
sité, comme dans ‘allamat où la marque du « féminin »
fait qu’au lieu d’entendre « savant », nous entendons
et comprenons « grand savant ». C’est aussi le cas pour

4. Roman, op.cit., p. 266.


5. Ibn Al-Tasaturi, al-muthakkar w al-mu’anath, édité par Haridi, Al-khanji, Dar
al-rifa’i, Le Caire-Riyad, [971] 1983.

179
huwa nabigh (« il est doué ») qui se dit et s’écrit aussi
nabighat ; c’est une des fonctions de cette marque du
féminin6.

Équivalence morphologique
du masculin et du féminin
À l’inverse, il existe des mots féminins qui ont la
forme du masculin, et qui ne disposent d’aucune marque
spécifique. C’est le cas, par exemple, du mot hamil
(« femme enceinte »). Les grammairiens renvoient cette
absence de marque au fait que l’homme ne peut pas
tomber « enceinte », ce qui fait que ce mot est totale-
ment propre aux femmes. Ainsi, la marque ici n’aurait
pas d’importance.
Or, si être enceinte est propre aux référents femmes,
expliquant ainsi cette indifférence vis-à-vis du marquage,
ce n’est pas le cas pour d’autres usages où masculin et
féminin sont équivalents, au sens où des adjectifs fémi-
nins ne sont plus marqués et gardent la même forme que
le masculin. Les exemples en langue arabe sont multiples,
et les grammaires parlent alors d’équivalence. Ainsi, nous
disons rajul sabur, « un homme patient », mais aussi
imra’a sabur (« une femme patient ») au sens de « une
femme patiente ». Nous pouvons lire rajul qatil, « un
homme tué », et imra’a qatil (« une femme tué ») au sens
de « une femme tuée ». Ceci étant dit, quand cet adjectif
n’est pas accompagné du sujet « femme », il prend alors
une marque. Nous disons par exemple : hathihi qatilat,
« c’est une tuée ». On trouve aussi rajul mi’ta’ (« homme

6. Murtad Abd el-Jalil, Al-Muwazana bayn al lahjat al-arabiyya al-fasihai, Oran,


Dar al-gharb linashr w al-tawzi’, 2002.

180
généreux ») et imra’a mi’ta’ (« une femme généreux ») au
sens de « une femme généreuse »7.
Anciennement, le mot zawj, « couple », désignait
l’époux et l’épouse sans qu’il possède une marque du
féminin. Or, l’usage moderne tend à privilégier l’ajout de
la marque -at pour zawjat (« épouse »). Cette tendance
a été encouragée par majma’allugha al arabiyya, l’Aca-
démie de la langue arabe au Caire. C’est ainsi que des
linguistes et grammairiens ont décidé d’ajouter la marque
de -at aux mots à double genre ayant la même forme8.
Les spécialistes modernes voulaient ainsi séparer les
mots au féminin des mots au masculin et modifier une
des règles de l’arabe classique. Cette décision a fait réagir
le linguiste Youssef al-Saydawi :
« Nous ne blâmons pas ceux qui veulent adopter ce chemin
facile (c’est-à-dire les nouvelles décisions de l’Académie),
son propos sera correct. Ceux qui veulent garder la méthode
ancienne, al-fasiha al-fasiha [la langue la plus pertinente,
terme répété deux fois], ce choix leur appartient. »9

Il n’est pas certain que les arabophones écrivant ou


parlant leur langue se conforment à telle ou telle déci-
sion. Le linguiste Abd el-Tawwab explique que les fémi-
nins non marqués sont altérés par les usagers égyptiens
qui introduisent à ces mots la marque du féminin -at,
comme dans khamrat pour khamr (« alcool »), kabidat
pour kabd (« foie »). Le féminin se fait ainsi entendre

7. Al-Hakkak & Neyreneuf, op. cit., 1996.


8. Amin et Tarazi, majmu’at al-qararat al-’ilmiyya fi khamsin ‘aman, Le Caire,
Al-hay’a al-’amma li-shu’un al-matabi’al-amiriyya, 1984, p. 126-132.
9. Saydawi (Youssef ), Al-kafaf, Dar al-Fikr, Dar al-fikr al-mu’asir, Damas-
Beyrouth, 1999.

181
par ces usages10. Tout comme le mot masculin khalifat,
« calife » continue, dans la presse et ailleurs, à s’écrire
avec la marque du féminin -at. Et nous lisons toujours
dans les écrits de tout genre le mot masculin ‘allammat
(« grand savant »).
Ce sont surtout les noms de métiers qui ont été
largement féminisés en langue arabe. Ceci dit, pour
certains métiers qui ne concernent que très rarement les
femmes comme imam (« un imam »),
Ce sont surtout les la langue arabe a tendance à ajouter le
noms de métiers qui terme « femme » à côté de imam pour
ont été largement désigner une femme-imam : imara’a
féminisés en imam, sans forcément ajouter une
langue arabe. marque du féminin au mot imam.

Autres équivalences
Cette équivalence formelle dépasse la catégorie des
adjectifs qualificatifs et des noms de métiers pour embras-
ser d’autres cas où la même forme caractérise masculin
et féminin, par exemple dans le pluriel renvoyant à des
référents hommes. Anbiya’ (« des prophètes ») a la même
forme que les féminins des adjectifs de couleur safra’
(« jaune au féminin »), hamra’ (« rouge au féminin »).
On peut par ailleurs être pris de doute face à des
noms propres masculins qui se terminent par la même
marque du pluriel féminin -aat (voyelle longue) comme
dans Barakaat, Farhaat ou Arafaat qui sont des noms
propres masculins ayant la même terminaison qu’un

10. Abd el-Tawwab Ramadan, « Introduction », in Ibn Al-Anbari [mort en 1181],


Al-bulgha fi al farq bayna al-mudhakkar w al-muannath, Maktabat al-khanji,
Le Caire, 1996.

182
pluriel féminin comme banaat (« des filles »), sha’iraat
(« des poétesses »)11.
La langue arabe féminise aussi généralement les mots
étrangers. C’est ainsi que le masculin jiniral (« un géné-
ral au sens d’un commandant ») aura comme pluriel la
forme du féminin jiniralaat (« des généraux »). Ce qui
rappelle une des règles de la catégorie du nombre pour
l’inanimé – ou le « non intelligent », diront les gram-
mairiens arabes – : quand on dit au singulier masculin
huwa jabal shamikh (« Il (est) une haute montagne »),
on dira pour son pluriel hiya jibal shamikhat (« Elles
[sont] des hautes montagnes »).

L’inanimé : entre grammaire


et projections extra-grammaticales
C’est ici que nous nous trouvons face à des mots dits
de genre incertain ou « épicènes », à la fois masculins et
féminins. Cette question de l’instabilité du genre a fait
l’objet de multiples discussions et questionnements dans
les traités de grammaire classique. Ainsi, même renvoyant
à des êtres sexués, le mot faras se trouve employé aussi
bien dans le sens de « cheval » que de « jument »12.
Pour ce qui est des mots inanimés incertains, nous
avons sabil (« un ou une chemin »), souk (« un ou une
souk »), ‘assal (« un ou une miel »), sama’ (« un ou une
ciel »), lisan (« un ou une langue »). Pour le mot batn,
« un ou une ventre », les grammairiens notent son emploi
double, mais précisent qu’il s’agit dans ce cas d’un chan-
gement de sens : il a le sens de « ventre » s’il est masculin,

11. Al-Hakkak (Ghalib), Manuel d’arabe en ligne 1, 2 et 3, auteur autoédité,


2018, disponible sur http://www.al-hakkak.fr/
12. Larcher (Pierre), « Masculin/féminin : sexe et genre en arabe classique »,
Arabica, tome XLIX 2, Koninklijke Brill NV, Leiden, 2002.

183
et celui de « tribu » s’il est féminin. Le grammairien
al-Naqawi précise que les usagers non spécialistes consi-
dèrent batn comme féminin alors qu’il est masculin,
tout comme ils le font pour shah al-shataranj (« le Shah
du jeu d’échecs »). Ils diront : shah matat (« le roi est
morte ») et ne diront pas shah mat (« le roi est mort »)
qui est, selon lui, l’usage le plus juste13.
Pour les mots inanimés, on peut, par ailleurs, avoir
un seul terme qui s’utilise pour les hommes et pour
les femmes. Soit le mot thady (« sein ») développé par
al-Naqawi, qui rend compte des nuances du genre.
Après avoir dit qu’il s’agit d’un mot
Pour les mots féminin non marqué spécifique aux
inanimés, on peut, femmes, l’auteur consacre une note
par ailleurs, avoir de bas de page pour rapporter un
un seul terme qui propos du Prophète Mahomet disant
s’utilise pour les ou racontant un rêve : « Pendant que
hommes et pour je dormais, j’ai vu les gens m’apporter
les femmes.
des vêtements dont certains atteignent
les seins (al-thady) ». Ce dernier mot
semble être le pluriel de « sein » et peut être à la fois
masculin et féminin. Il se dit pour une femme et pour
un homme14.
L’auteur donne d’autres preuves, considérant le terme
thady comme relevant d’un double genre. Par exemple
dans juriha zayd fi thadyihi (« Zayd a été blessé au
niveau de son sein »), il pense qu’il s’agit d’une faute
de grammaire, car on ne dirait pas thady pour l’homme
mais thandawa. D’autres linguistes considèrent thady
comme un mot au féminin valable pour les hommes
13. Al-Naqawi Dhou al-Fiqar Ahmad, Al-mu’jam al mubtakar fi bayan ma
yat’alaq bi al-muannath w al-mudhakkar, Beyrouth, Mu’assassat al-intishar
al-arabi, [1880] 1997.
14. Ibid., p. 90.

184
mais qui deviendra alors masculin quand il renvoie à un
référent homme.
Al-Naqawi réagit en notant : « Il est étrange que
certains spécialistes considèrent que le mot “sein” propre
aux femmes doit être masculin, et le mot “sein” propre
aux hommes doit être féminin ; alors ce qui appartient
à l’homme deviendrait féminin, et ce qui appartient à
la femme serait masculin »15. Ce cas illustre plutôt les
projections des usagers sur tel ou tel mot : est-ce du fémi-
nin ? Est-ce du masculin ? Ces questions font aussi partie
de l’histoire de l’usage du genre en langue arabe.
Un dernier exemple de genre incertain cité par
al-Suyuti est celui des substantifs féminins ne dispo-
sant d’aucune marque du féminin comme dar’ (« une
armure »). Or, dar’ s’utilise aussi au sens de « vêtement »,
sauf qu’il devient masculin. Al-Suyuti développe :
« Quant à “dar’ de la femme” (son vêtement), il est
masculin. Nos ancêtres disaient que dar’ de la femme est
masculin, alors que dar’ de l’homme est féminin, parce
que la femme est “le vêtement” de l’homme (au sens de
son tissu protecteur), ce qui rend son vêtement plutôt
féminin, et l’homme est le “vêtement” de la femme, ainsi
ce tissu propre aux femmes doit être considéré du genre
masculin. On se basait alors sur le verset coranique :
“Elles sont un vêtement pour vous et vous êtes pour elles
un vêtement”. »16
Ces mots de genre incertain mettent ainsi en relief
une sorte d’entremêlement entre les catégories du fémi-
nin et du masculin à propos des mots désignant des
choses non humaines ou, métaphoriquement, les affaires
des humains. Ces incertitudes face au genre des mots
15. Ibid., p. 91.
16. Le Coran, Sourate La vache, verset 187, in Al-Suyuti, Al-Muzhir fi ulum al-
lugha wa anwi’iha, Sidon-Beyrouth, Al-maktaba al-’assriyya, [1505] 1992, p. 222.

185
datent de l’institutionnalisation de la grammaire arabe à
partir du viiie siècle. Les traités de grammaire consacrent
des chapitres à ce qui peut être à la fois masculin et fémi-
nin. Ces chapitres inventorient ce que certains dialectes
de certaines tribus considéraient comme du masculin
tandis qu’un autre dialecte disait le contraire. Ce sont
ces doutes et va-et-vient entre deux genres qui suggèrent,
à nos yeux, l’idée de croisements entre masculin et fémi-
nin, sinon de leur mélange.

Un usage raréfié des morphèmes


féminins
Lorsqu’on conjugue les verbes en langue arabe, on a
des terminaisons spécifiques au genre. On parlera alors
de la catégorie al-mukhatab : celui ou celle à qui on
adresse la parole. Nous pouvons alors reconnaître le desti-
nataire et savoir s’il était homme ou femme : tajlis (« tu
t’assieds, pour un homme »), et tajlisin (« tu t’assieds,
pour une femme »). Au pluriel, la troisième personne
donne lieu au féminin à une morphologie du verbe diffé-
rente de la même personne au masculin : yajlisu (« ils
s’assoient »), mais tajlisna pour « elles s’assoient ». Cette
forme du pluriel féminin semble poser des difficultés
d’apprentissage, et son équivalent masculin paraît plus
facile à apprendre pour les élèves.
Nous ne saurons pas si cette difficulté est liée à la
tendance à négliger l’usage de cette forme à l’écrit et à
l’oral étant donné que les journalistes et écrivains peuvent
inclure les femmes dans la forme du pluriel masculin :
yatazaharun (« ils manifestent »). Cette hésitation
à apprendre cette forme du féminin pluriel peut aussi
simplement être due à la rareté de son usage, non par
évitement de la forme féminine, mais par la fréquence de
186
l’emploi de la phrase verbale plutôt que la phrase nomi-
nale en arabe.
En effet, en langue arabe, il existe deux phrases :
la phrase nominale qui commence par un thème, dit
parfois sujet, et inclut par la suite une information sur ce
thème qui peut être un verbe, ce dernier étant conjugué
selon le nombre et le genre du sujet ; la phrase verbale
qui commence, quant à elle, par un verbe qui est étran-
ger à la conjugaison du nombre et ne respecte que le
genre. Par exemple nous pouvons dire :
– tadhhab al-banat (« part les filles ») au sens de
(« partent les filles »), qui est une phrase verbale où le
verbe ne se conjugue que selon le genre ;
et/ou :
– al-banat tadhhabna (« les filles partent »), qui est
une phrase nominale où le verbe se conjugue selon le
genre et le nombre.
Nous pouvons supposer que l’usage fréquent des
phrases verbales, qui fait éviter aux usagers de conju-
guer selon le nombre, permet d’éviter la forme du pluriel
féminin pour se contenter du seul singulier féminin, qui
est plus simple à apprendre, car plus économique.
Cependant, la question n’est pas uniquement liée
à la loi du moindre coût : la règle générale est d’utili-
ser pour les groupes le pluriel masculin quand il s’agit
d’employer un verbe. Par exemple, si dans al mutadha-
hirun (« les manifestants ») il y a des femmes, on utilise
le pluriel masculin et on conjugue le verbe au mascu-
lin : al-mutadhahirun yuradiddun (« les manifestants
répètent »). À l’oral, lorsqu’on s’adresse aux femmes par
un discours dans des congrès ou autres, par « erreur » ou
par inadvertance, on passe au bout d’un moment à l’ac-
cord du masculin, ainsi, antunna « vous - adressé à des

187
femmes » devient antum « vous - adressé à des hommes »,
et taf ’alna « vous faites - adressé à des femmes » cède la
place à taf ’alu « vous faites - adressé à des hommes »17.
Cet usage est assez courant dans la langue parlée. On
peut souligner également l’usage du masculin pour
les verbes conjugués dans certains parlers de la pénin-
sule arabique : on s’adresse à une femme comme si l’on
parlait à un homme, ce qui est le cas également pour de
multiples chansons où le chanteur parle à sa bien-aimée
comme si elle était un homme – mais l’inverse est inexis-
tant. Il n’existe pas en revanche en arabe l’usage, comme
en français, de « ceux et celles », ou de « les Françaises et
les Français ». Cela dit, lorsqu’on essaie
On s’adresse à une d’évoquer en arabe une totalité ou un
femme comme si l’on groupe important de gens, on a recours
parlait à un homme, aux deux pôles : a-rijal w a-nisa’ (« les
mais l’inverse hommes et les femmes »), al-awlad w
est inexistant. al-banat (« les garçons et les filles »),
al-kibar w-al-sighar (« les grands et
les petits »), al-yabis w a-akhdar (« le sec et le vert »).
Une telle régression dans l’usage des marques du féminin
est de plus en plus discutée dans la presse arabe ; certains
blogs féministes considèrent que la « langue arabe » est
« injuste » avec les femmes en citant des mots au féminin
à connotation négative par exemple harb (« guerre »). Or,
la richesse lexicale de l’arabe élimine aussitôt ces argu-
ments ou remises en question, puisque l’on peut avoir
plusieurs mots au masculin et au féminin pour désigner
« la guerre ». Par ailleurs, il existe des tentatives timides
de la part d’auteures femmes pour inclure la marque du
féminin dans les mots masculins à l’instar de l’écriture
inclusive en cours en France.

17. Al-Hakkak, op.cit., 2018.

188
Ainsi, l’écrivaine Sahar Mandour, en s’adressant aux
hommes et aux femmes, ajoute après une barre oblique,
une marque de féminin. C’est le cas dans le texte « À tous
les collègues journalistes » : alors qu’en français « journa-
listes » inclut hommes et femmes, en arabe Mandour
écrit alsahafiyyin/at en ajoutant le -at du pluriel fémi-
nin. Ailleurs, elle va ajouter le pronom suffixe féminin
dans mu’assasatuhum/hun, « les établissements à eux/à
elles » (« à leurs établissements »). Mais ces tentatives
sont rares et ne sont pas encore discutées.

Pour conclure
En langue arabe, l’idée de marquage est donc à rela-
tiviser. La marque du féminin n’est pas gage d’un mot
féminin, et son absence n’est pas automatiquement
synonyme d’un mot au masculin. Le linguiste Pierre
Larcher ira jusqu’à considérer ces fameuses marques
du féminin comme étant neutres18. Le -at est tellement
présent partout, si malléable, si mouvant, que nous
peinons à croire qu’il s’agit là d’une marque du seul fémi-
nin : marque en même temps du singulier, d’un type du
pluriel, de l’intensité, de l’arabisation de termes étran-
gers, marque qu’on repère aussi dans certains noms de
nombre aux côtés de noms au masculin, marque dans
des noms propres masculins… Et la liste n’est pas termi-
née pour raconter l’histoire d’une marque dynamique
perturbant les cours des enseignants de l’arabe, marque
qui ne se prête guère à la règle fixe d’un genre grammati-
cal divisant le monde en masculins et féminins.

18. Larcher, op.cit.

189
4
Dire le genre
en langue coréenne
Joung Eun Rim

L
   e coréen est une langue dont la place dans les
   classifications de langues est encore controver-
   sée, bien différente de celles qu’on vient
d’évoquer. Une chose est sûre : la question du genre la
distingue entre toutes.
En coréen, il existe neuf classes de mots ; seuls les verbes
d’action1 et les verbes de description2 sont variables,
tandis que les noms, les pronoms, les numéraux, les
déterminants, les adverbes, les interjections et ce qu’on
appelle les particules (les marqueurs de sujet, d’objet,
de lieu, etc.) sont invariables. Les verbes d’action et les
verbes de description en coréen varient en fonction du
temps, de la forme de phrase (forme déclarative, forme
interrogative, etc.), du style3 et surtout de la relation

1. Les verbes qui servent à marquer l’action ou le progrès ; ce terme correspond


au terme « verbe » en français.
2. Ce que l’on appelle les adjectifs en français correspond en coréen à la forme
dérivée des verbes de description qui servent à décrire l’état ou la propriété
des objets et des personnes. En coréen, les verbes d’action et les verbes de
description se composent toujours du « radical + da » et se conjuguent selon
le même principe.
3. On emploie le style formel dans des contextes de grande formalité, tels que
les discours publics, les entretiens, les journaux télévisés. On emploie le style
informel dans la vie de tous les jours. Néanmoins, lors d’une conversation,
il arrive que les Coréens alternent ces deux styles.

191
hiérarchique entre le locuteur, l’interlocuteur et la per-
sonne dont ces deux derniers parlent. Le pluriel s’exprime
en coréen par l’ajout du suffixe de pluriel deul après le
substantif, comme c’est le cas du suffixe de pluriel « s » du
français ; sagwa (« pomme ») et sagwadeul (« pommes »).
Mais en aucun cas, l’ajout simple de suffixe de pluriel
deul ne transforme la forme de base du substantif.

Un système complexe de marques


dans le discours…
Une des difficultés de l’apprentissage du coréen réside
dans l’apprentissage des suffixes flexionnels pré-finaux et
des suffixes flexionnels finaux qui forment les désinences.
Les suffixes flexionnels pré-finaux expriment le
temps et notamment la relation hiérarchique (modalité
honorifique et modalité modestie).
Les facteurs Les facteurs principaux qui déter-
principaux qui minent cette relation hiérarchique
déterminent cette sont l’âge, la position sociale, le degré
relation hiérarchique d’intimité, etc.4. Les exemples qui
sont l’âge, la position suivent montrent de quelle manière
sociale, le degré les désinences varient selon la relation
d’intimité, etc. hiérarchique.
Imaginons qu’un locuteur coréen parle d’une
personne plus âgée que lui – par exemple les parents – ou
ayant un statut socialement élevé comme le professeur,
et d’une personne moins âgée que lui ou de même âge,
comme les camarades, le petit frère et la petite sœur. Pour
dire la phrase « Le professeur va en centre-ville », il dira
gyosunim-kkeseo sinae-e gasinda [professeur-marqueur

4. Taylor (Insup) et Taylor (M. Martin), Writing and literacy in Chinese, Korean
and Japanese, Philadelphie, John Benjamins Publishing Company, 1995, p. 200.

192
de sujet honorifique centre-ville-marqueur de lieu
va-honorifique]5. La même personne dira dongsaeng-i
sinae-e ganda [petit frère/petite sœur-marqueur de sujet
centre-ville-marqueur de lieu va] (« mon petit frère/
ma petite sœur va en centre-ville »). Dans ce dernier
exemple, le locuteur parle d’une personne moins âgée
que lui. Dans ces deux phrases, le verbe d’action en
coréen, qui correspond au verbe en français « aller », a
deux formes différentes selon le statut du sujet (gasinda
et ganda). Dans la langue coréenne, les verbes d’ac-
tion et de description qui qualifient le mot gyosunim
(« professeur ») – une personne ayant un statut social
élevé – doivent être toujours conjugués en honorifique
par l’insertion du suffixe pré-final si ou eusi. Ainsi, le
marqueur de sujet s’adapte au mot gyosunim (dans cet
exemple, à la place de i, kkeseo est utilisé).
Certains mots subissent également un changement
selon la relation hiérarchique. Ainsi, lorsqu’un locuteur
coréen s’adresse à une personne supérieure, je (« je »
selon la modalité modestie) remplace nae (« je »). Par
exemple, un Coréen dira à ses parents je-ga yori haes-
seoyo [je-modalité modestie-marqueur de sujet cuisine
avoir fait], alors que la même personne dira nae-ga yori
haesseoyo [je-marqueur de sujet cuisine avoir fait] à son
collègue de travail de même niveau. Les deux phrases ont
le même sens : « j’ai fait la cuisine ».
Quant aux suffixes flexionnels finaux, ils changent
le style et la forme d’une phrase : déclaration (affirma-
tion) du style formel et informel, interrogation du style
formel et informel, impératif du style formel et informel,
proposition du style formel et informel, forme connec-
tive, etc. Ainsi, un présentateur de journal télévisé dira

5. La transcription en alphabet latin du coréen est présentée en italique suivie


de la traduction littérale entre crochets.

193
annyeonghasipnikka ? (« bonjour ») avant de présen-
ter le journal, alors que le style informel annyeongha-
seyo ? (« bonjour ») est employé lors d’une conversation
banale de la vie quotidienne. De la même manière, pour
faire une proposition telle que « allons-y ensemble », un
Coréen dira lors d’un discours public hamkke gapsida
[ensemble allons], qui est une proposition au style
formel, la même personne dira hamkke gaja [ensemble
allons], qui est une proposition au style informel, lors
d’une conversation banale entre amis et intimes.
Des effets de sens sont également exprimés par les
désinences, par exemple des non-dits. Cela signifie que
selon les désinences, le sens des phrases peut « subtile-
ment » changer. Cela rend enfin les désinences en coréen
compliquées non seulement pour leur structure, mais
aussi dans la manière dont elles sont employées6.

… Mais sans marques de genre


Pour des noms qui désignent des animés humains, le
genre biologique se marque tantôt par des choix lexicaux
totalement différents comme oppa (« grand frère ») et
unni (« grande sœur »), ou encore abeoji (« père ») et
eomeoni (« mère »), tantôt par l’ajout du morphème nam
qui signifie « homme » et celui qui signifie « femme »
(yeo/nyeo), comme namja (« homme »), qui a le sens
littéral de « homme-personne », et yeoja (« femme »), qui
signifie littéralement « femme-personne ». Quand il s’agit
d’animés non-humains, le genre biologique se marque
par l’ajout du morphème su qui signifie « mâle », et am,
qui signifie « femelle », devant le mot. Ainsi, devant
le mot mal (« cheval »), qui ne marque pas de genre

6. Lee (Iksop) et Ramsey (S. Robert), The Korean language, New York, State
University of New York Press, 2000, p. 173.

194
biologique, on ajoute soit le morphème su pour préci-
ser qu’il s’agit d’un cheval (sumal [mâle-cheval]), soit le
morphème am pour préciser qu’il s’agit d’une jument
(ammal [femelle-cheval]).
En coréen, le genre n’est pas une catégorie gramma-
ticale ; il n’existe pas, et cela ni pour les animés, ni pour
les inanimés. À la différence des adjectifs ou des parti-
cipes passés en français, les verbes d’action et les verbes
de description ne varient pas en fonction du genre.
Ils ne varient d’ailleurs pas non
En coréen, le
plus en fonction de la personne ni genre n’est pas
du nombre, quel que soit le sujet ou une catégorie
le complément d’objet de la phrase. grammaticale ; il
Par exemple, dans les deux phrases n’existe pas, et cela
suivantes, on peut constater que la ni pour les animés,
forme au passé du verbe d’action ni pour les inanimés.
nagada (« sortir ») en coréen ne varie
pas selon le sujet (troisième personne singulière et troi-
sième personne plurielle dans ces exemples) : leo-ga
bakk-euro nagassda [Leo-marqueur de sujet dehors-
marqueur de direction sortir-passé] (« Léo est sorti
dehors ») ; leo-wa mari-ga bakk-euro nagassda [Léo-
et Marie-marqueur de sujet dehors-marqueur de direc-
tion sortir-passé] (« Léo et Marie sont sortis dehors »).
Les deux phrases suivantes montrent que les verbes de
description sont toujours invariables : mari-ga pigon-
hada [Marie-marqueur de sujet être fatigué] (« Marie
est fatiguée ») ; mari-wa leo-ga pigonhada [Marie-et
Leo-marqueur de sujet être fatigué] (« Marie et Léo sont
fatigués »).

195
Cependant, la langue différencie
masculin et féminin
Puisqu’en coréen l’opposition entre le masculin et le
féminin n’existe pas, on n’en fait pas mention dans les
grammaires7. Pourtant, la culture coréenne, très influen-
cée par les principes confucéens, donne plus de pouvoir
aux aînés, aux supérieurs hiérarchiques, aux élites et aux
hommes comparés aux femmes. La façon dont la langue
coréenne rend visible les femmes dans la langue reflète
cette culture patriarcale, en sorte qu’on pourrait dire
qu’en coréen la forme de base (la forme non marquée)
des substantifs (noms, pronoms) est masculine. Le mot
yeowang (« la reine ») est un mot composé du morphème
yeo (« femme ») et le mot wang (« la personne qui règne »).
Littéralement, yeowang signifie « femme-personne qui
règne8 ». En revanche, namwang9, qui signifie littéra-
lement « homme-personne qui règne », n’existe pas en
coréen. Autrement dit, alors que l’on trouve yeowang
et wang dans des dictionnaires, ce n’est pas le cas de
namwang.
Ainsi, godeunghakkyo signifie « un lycée » (lycée
mixte et lycée de garçons) ; on le fait précéder du nom
qui signifie « femme » (yeoja) pour préciser que ce lycée
accueille seulement des filles, yeoja godeunghakkyo
[femme-lycée] (« lycée de filles »).
Les noms de métiers fonctionnent de la même
manière. Par exemple, les mots bae-u, euisa et gija signi-
fient respectivement « acteur », « docteur » et « journa-
liste », et la forme de ces mots ne marque pas de genre.

7. C’est notamment le cas des manuels de coréen pour les apprenants étran-
gers. Voir Yonghae Kwon, Hye-gyeong Kim, Hye-young Tcho & Jungyoon Choi,
Cours de coréen - niveau débutant, Corée du Sud, Darakwon, 2011.
8. Le mot wang se traduit en français naturellement comme « le roi ».
9. nam : morphème qui signifie « homme ».

196
Mais devant cette forme, on ajoute le morphème yeo
(« femme ») pour préciser qu’il s’agit d’une personne
de sexe féminin qui exerce le métier. De ce fait, on voit
souvent les expressions yeobae-u, yeo-euisa ou yeogija,
alors que les expressions nambae-u, nameuisa ou
namgija qui signifient littéralement « homme-acteur »,
« homme-médecin » et « homme-journaliste » respecti-
vement sont rares, voire inexistantes.
Il existe des verbes d’action et des verbes de descrip-
tion qui s’emploient pour les femmes et d’autres qui
s’emploient pour les hommes, alors qu’ils ont le même
sens. Dans ce cas-là, les Coréens énumèrent les objets
auxquels se réfèrent ces verbes. Ainsi, le verbe de descrip-
tion yeppeuda détermine la plupart du temps une femme
adulte ou une fille ; il correspond en gros à l’adjectif « belle
ou belles » en français ; le verbe de description jalsaeng-
gyeossda s’emploie lui quand il s’agit d’un homme adulte
ou d’un garçon, et il signifie « beau ou beaux » en fran-
çais. Par exemple, namjadeul 10-eun jalsaenggyeoss-go
yeojadeul-eun yeppeuda [hommes-particule auxiliaire11
être beau-connecteur (et) femmes-particule auxiliaire
être belle], traduit de la façon la plus fidèle possible en
français, donne : « Les hommes sont beaux et les femmes
sont belles » ; haksaengdeul-i modu jalsaenggyeoss-go
yeppeuda [étudiants-marqueur de sujet tout être beau-
connecteur (et) être belle]. La phrase signifie littérale-
ment « Les étudiants sont tous beaux et belles ». Dans
ce cas, c’est donc le choix du verbe de description qui
permet la « visibilité » du genre biologique dans la langue.
On le verra aussi dans l’exemple suivant, où il s’agit du
verbe d’action : sijipgada et janggagada veulent tous les
10. deul : suffixe de pluriel qui s’ajoute après le substantif pour indiquer le
pluriel.
11. Particule qui indique qu’une chose ou une personne est en contraste ou en
comparaison avec une autre.

197
deux dire « se marier », mais le premier ne s’emploie que
quand il s’agit des femmes, le second seulement pour
les hommes ; ttal-gwa adeul-i modu sijipga-go jang-
gagassda [fille-et fils-marqueur de sujet tout se marier-
connecteur (et) se marier-passé] (« Ma fille s’est mariée
et mon fils s’est marié »). Il existe un autre verbe ayant
le même sens qui peut s’employer pour les femmes et
les hommes : gyeolhonhada (« se marier ») ; ttal-gwa
adeul-i modu gyeolhonhaessda [fille-et fils-marqueur
de sujet tout se marier-passé] (« Ma fille et mon fils se
sont tous mariés »). De manière générale, les locuteurs
coréens ont tendance à employer de préférence ce dernier
(gyeolhonhada).
De même, le pronom de reprise geu (la forme
non marquée) peut correspondre à « il/lui » et à « elle ».
Autrement dit, ce pronom de reprise englobe théori-
quement l’homme et la femme. Mais généralement,
il est employé pour désigner l’homme. Pour préciser
qu’il réfère à une femme, on ajoute le morphème nyeo
(« femme ») après le pronom de reprise geu : geunyeo.
Cet ajout du morphème lève l’ambiguïté. Quant à la
forme plurielle, c’est toujours par l’ajout du suffixe deul
après ces deux pronoms de reprise que le Coréen exprime
le pluriel : geudeul peut être employé pour les hommes
et les femmes, et correspond donc à « ils/eux » et « elles »
du français. En revanche, geunyeodeul réfère seulement
aux femmes.

198
La demande de visibilité
ou de non-visibilité
En Corée, la question de la visibilité des femmes
dans la langue est parfois soulevée par des femmes qui
exercent aujourd’hui des métiers auparavant réser-
vés aux hommes et par des militants
féministes. Ils s’opposent à ce que l’on Rendre visibles
ajoute le morphème (n)yeo, qui signi- seulement les
fie « femme », devant ou après certains femmes dans la
mots : selon eux, pour affaiblir le poids langue par l’ajout
du genre dans la société, rendre visibles d’un morphème
seulement les femmes dans la langue est une manière
par l’ajout de ce morphème, est une de conceptualiser
manière de conceptualiser un monde un monde centré
centré sur l’homme – la valeur par sur l’homme ;
défaut est l’homme, non l’homme et donc cela serait
la femme ; donc cela serait en quelque en quelque sorte
sorte un choix sexiste12. L’Institut natio- un choix sexiste.
nal de la langue coréenne (2007)13 a émis
un avis en ce sens, en disant que l’ajout du morphème
(n)yeo (« femme ») devant les noms de métiers peut avoir
pour effet que l’on se concentre davantage sur le sexe de
la personne qui exerce le métier, non sur le métier lui-
même ; par conséquent, ces expressions seraient suscep-
tibles de discriminer les femmes dans le monde de travail.

12. Lee (Jeong-bok), « Les expressions de répulsion et de discrimination de la


langue et de la société coréennes », New Korean Life, n° 23/3 (automne 2017),
pp. 12 à 14.
http://www.hankookilbo.com/News/Read/201811151449019022 (dernière con-
sultation le 20 janvier 2019)
http://www.hani.co.kr/arti/society/society_general/737639.html
(dernière consultation le 20 janvier 2019).
13. L’Institut national de la langue coréenne, Les exemples des expressions
sexistes et les préparatifs pour une solution de rechange, 2007.

199
Pour conclure, des risques d’ambiguïté
À l’oral, les locuteurs du coréen sont obligés de
s’appuyer sur les contextes extralinguistiques pour
comprendre s’il s’agit d’un homme ou d’une femme,
comme cela peut arriver en français : « hier, j’ai croisé
[m n] [ami] d’enfance dans la rue ». Mais l’ambiguïté est
levée à l’écrit en français grâce à l’accord en genre, alors
qu’en coréen, ce n’est pas le cas.
Il arrive que le lecteur coréen n’ait aucune information
sur le sexe du narrateur d’œuvres littéraires, romans ou
essais, aucun moyen de comprendre si c’est une femme
ou un homme. Par exemple, dans la nouvelle coréenne
traduite en français La Bibliothèque des instruments de
musique14, le lecteur peut comprendre que le narrateur
(le personnage principal) est un homme dès la première
page, grâce à des expressions telles « comme si j’étais lente-
ment aspiré dans un trou noir », « Allongé sur mon lit
d’hôpital » ou encore « j’étais encore vivant ». Mais dans
la version coréenne, il est impossible de comprendre si le
personnage principal de cette nouvelle est un homme ou
une femme avec ces mêmes phrases. La suite permettra
de trancher et de comprendre que le narrateur est un
homme : « N, ma petite amie15 de l’époque […] » (le
narrateur qui est en même temps le personnage principal
de la nouvelle parle de sa petite amie) ; « C’est mon petit
ami16 » (il s’agit de la parole de N. « Mon petit ami » fait
référence au personnage principal).

14. Jung-hyuk Kim, La bibliothèque des instruments de musique, Decreszenzo


éd., 2012 (Titre original : Akkideuleui doseogwan, Munhakdongne, 2008).
15. En coréen, devant le mot chingu (la forme non-marquée : « ami »), dans le
but de préciser s’il s’agit d’une petite amie, on ajoute le mot yeoja (« femme ») :
yeoja chingu. Le mot yeoja chingu (« petite amie ») signifie littéralement
« femme-ami ».
16. Pour préciser qu’il s’agit d’un petit ami, toujours devant le mot chingu,
on ajoute le mot namja (« homme ») : namja chingu. Le mot namja chingu
(« petit ami ») signifie littéralement « homme-ami ».

200
Si certaines œuvres donnent des indices explicites sur
le sexe du narrateur, comme on vient de le voir, d’autres
œuvres n’en donnent pas du tout. Depuis la première
page jusqu’à la fin, le lecteur coréen n’a aucun moyen de
savoir de manière certaine si le narrateur est un homme
ou une femme. Il doit alors déployer sa connaissance
du monde et les trésors de son imagination pour inter-
préter ces œuvres. Mais le traducteur ou la traductrice
doit alors trancher en français. Une anecdote à ce sujet :
lors de la traduction en français d’un roman coréen, la
traductrice s’est trouvée face au fait qu’aucune phrase du
roman ne déterminait explicitement le sexe du narra-
teur. Elle a demandé alors à l’auteure : « Est-ce que le
narrateur est un homme ou bien une femme ? ». La
réponse de l’auteure est surprenante : elle, l’auteure de
son propre roman, ne savait pas non plus si le narrateur
était un homme ou une femme. Après quelque temps
de réflexion, l’auteure et la traductrice se sont accordées
alors à attribuer le sexe féminin au narrateur du roman,
puisque l’auteure est une femme.

201
Conclusion
Danièle Manesse et Gilles Siouffi

Face à un débat polarisé dans lequel les arguments


linguistiques nous ont paru faibles, nous avons voulu
faire un ouvrage qui soit accessible à un public plus large
que celui des spécialistes du langage, et qui dans le même
temps soit sans concession sur la complexité des ques-
tions que soulève l’écriture inclusive quand il s’agit du
français.
Au travers du solide examen de l’histoire du fran-
çais, de l’exposé de cette même question dans d’autres
contextes linguistiques, enfin des problèmes soulevés
aujourd’hui, notamment dans le champ de l’enseigne-
ment, nous espérons que chacun (et chacune !) aura pu
trouver les moyens d’y voir plus clair. Nous pensons
avoir dissipé des malentendus, voire des contre-vérités,
qui ont pu apparaître dans les débats récents, touchant
notamment l’histoire de la grammaire française, son
enseignement et la nature de la langue écrite et de son
apprentissage.
Pourquoi s’opposer à l’écriture inclusive, nous dit-on ?
Les langues ne sont pas des objets fixes, elles ne sont
pas imperméables aux modifications de la société, il est
normal qu’on les fasse évoluer. Certes ! Mais tout dépend
de quelle manière, sur quel point, et avec quel coût. Le
« coût », à notre sens, c’est celui de la transmission, du
partage, de l’éducation. Il est paradoxal qu’on s’efforce
d’un côté – légitimement, nous semble-t-il – de simpli-
fier l’orthographe notoirement redoutable du français, et
203
de l’autre de la complexifier pour des besoins de visibilité
symbolique.
Avant d’exprimer une position, le propos de ce livre
était de clarifier les enjeux et de distin-
Rendre les langues guer les questions posées. Mais ce
coupables de travail n’a fait qu’amplifier les réserves
solidarités avec que nous avons quant au bien-fondé de
des volontés l’écriture inclusive. Rendre les langues
idéologiques est un coupables de solidarités avec des
raccourci trop facile. volontés idéologiques est un raccourci
trop facile. Surtout, la question de la
langue ne nous paraît pas une cause assimilable à celles,
bien réelles et de première importance, qui font, pour les
femmes, l’objet de luttes dont tous les auteurs de ce livre
sont aussi des acteurs convaincus.

204
Compléments de référence
des chapitres 1, 2 et 3 partie 2

Chapitre 1
La question du neutre et la construction
des accords depuis le latin vers le français
1. Pillot (Jean), Institution de la langue francoise. Gallicae linguae
institutio, Paris, E. Grouleau, 1561, p. 35. Éd. B. Colombat,
Paris, Honoré Champion, 2003, p. 57.
4. Donat, « Ars maior », Ars grammatica, ca 350. Édition
L. Holtz, Donat et la tradition de l’enseignement grammatical,
Paris, Éd. du CNRS, 1981, p. 619.6-16.
7. Meigret (Louis), Le Traité de la Grammaire française, ortho-
graphe modernisée, éd. par Franz Josef Hausmann, Tubingen,
Gunter Narr, 1980 (Paris, C. Wechel, 1550).
8. Ramus (de la Ramée Pierre), Grammaire, Paris, A. Wechel,
1572, p. 65.
9. Cauchie (Antoine), Grammaire française, Strasbourg,
B. Jobin, 1586, f. 18v.
10. Arnauld (Antoine) et Lancelot (Claude), Grammaire générale
et raisonnée de Port Royal, Paris, Pierre Le Petit, 1676, p. 42.
11. Vairasse d’Allais (Denis), Grammaire méthodique, Paris,
D. Vairasse d’Allais, 1688, p. 469-470.
12. Barton (Johan), Donait françois, Codrington Library, ms.
182, f. 324Ra. Éd. B. Colombat, Paris, Garnier, 2014, p. 140-
141 ; orthographe modernisée.
13. Palsgrave (John), Lesclarcissement de la langue françoyse,
Londres, J. Haukyns, 1530, seconde boke, f. xxxiv. Éd. et
trad. S. Baddeley, Paris, Honoré Champion, 2003, p. 443.
14. Sylvius (Jacques Dubois dit), In linguam Gallicam isagoge et
Grammatica Latino-Gallica (Introduction à la langue française
suivie d’une grammaire), Paris, Garnier, 1998 (1531), p. 93-
94 [309-310].

205
Chapitre 2
La place du masculin dans la langue française :
pourquoi le masculin l’emporte sur le féminin
1. Saint-Maurice (Alcide de), Remarques sur les principales dif-
ficultés de la langue française, Paris, Loyson, 1673, p. 57-58.
2. Mingam (Jean), Langue française. Grammaire, orthographe,
lecture et récitation. Cours préparatoire, Paris, G. Maurice.
4. Richelet (Pierre), La Connoissance des genres, Paris, Florentin
Delaulne,1695, p. 14 : « Le nom fait de l’infinitif est mas-
culin ».
8. Du Val (Jean-Baptiste), L’École française (Eschole françoise)
pour apprendre à bien parler et écrire selon l’usage de ce temps
et pratique des bons auteurs… Divisée en deux livres, dont l’un
contient les premiers éléments, l’autre les parties de l’oraison,
Paris, Foucault, 1604, p. 159-161.
12. Vallange, Grammaire française raisonnée, Paris, Claude Jom-
bert, 1721, p. 88.
Voir aussi l’abbé Fabre, Syntaxe française, Paris, Périsse, 1787,
p. 99, « la loi du masculin comme représentant le sexe le plus
fort ».
13. Caminade (Marc-Alexandre), Premiers éléments de la langue
française, Paris, Agasse, 1799, p. 23.
14. Girault-Duvivier (Charles-Pierre), Grammaire des gram-
maires, Paris, Janet et Cotelle, 1811, t. I, p. 163-165.
15. Condillac (Étienne Bonnot de), Cours d’étude pour l’instruc-
tion du prince de Parme, t. 1, Grammaire, Parme, Imprimerie
Royale, 1775, p. 476

206
Chapitre 3
L’accord de proximité et la grammaire
9. Filz (Jean-Marie), Méthode courte et facile pour apprendre les
langues latine et française, Paris, Coignard, 1669, p. 286.
10. Restaut (Pierre), Principes généraux et raisonnés de la gram-
maire française, Paris, J. Desaint, 1730, p. 67.
11. d’Aisy (Jean), Le Génie de la langue française, Paris, d’Houry,
1685, p. 72.
13. Domergue (François-Urbain), Grammaire française simpli-
fiée, Lyon, l’auteur, 1778, p. 94.
15. David (Célestin), Essai de grammaire française élémentaire,
Dole, J. B. Joly, 1822.
16. Poitevin (Prosper), Cours théorique et pratique de langue fran-
çaise, Paris, Firmin-Didot frères, 1843, p. 198.
17. Chavignaud (Pierre-Léon), Nouvelle grammaire française
des demoiselles en vers, Paris, Les Marchands de nouveautés,
1831.
19. Gougenheim (Georges), Grammaire de la langue française du
seizième siècle, Lyon, IAC, 1951.
22. Brunot (Ferdinand), La Doctrine de Malherbe d’après son
commentaire sur Desportes, Paris, G. Masson, 1891.
24. Davau et Alix, Grammaire française rédigée d'après les prin-
cipes de l'Académie, Paris, L. Hachette ; Angers, Cosnier et
Lachèse, 1843, p. 154.
27. Brunot (Ferdinand) et Bruneau (Charles), Précis de gram-
maire historique de la langue française, Paris, Masson, 3e éd.,
1949, p. 203.
34. Ayer (Cyprien), Grammaire comparée de la langue française,
Genève, Bâle et Lyon, H. Georg, 1876.
35. Brachet (Auguste) et Dussouchet (Jean), Grammaire fran-
çaise, Paris, Hachette, 1888.
36. Van Hollebeke (Bernard) et Merten (Oscar), Grammaire
française à l’usage des athénées, des collèges et des écoles moyennes,
Namur, Wesmael-Charlier, 1923.

207
Note de l’éditeur : cet ouvrage est publié en partenariat
avec les Cahiers pédagogiques qui participent à en assurer la
promotion.

Les Cahiers pédagogiques participent à la diffusion


de ce livre dont nous saluons la richesse et la rigueur. Il
permet d’y voir plus clair sur une question qui se pose et
n’est pas toujours bien posée.
Pour notre part, nous avons fait depuis longtemps le
choix de ne pas adhérer à l’écriture dite inclusive dans
nos pages rédactionnelles et sur notre site.
La rédaction des Cahiers pédagogiques

Achevé d’imprimer
en avril 2019
par Dimograf
Bielsko-Biala, Pologne

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