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Le discours et la langue

Revue de linguistique française


et d’analyse du discours
Le Discours et la Langue
Directrices de la revue :
Laura Calabrese (Université libre de Bruxelles)
Laurence Rosier (Université libre de Bruxelles)

La revue Le discours et la langue. Revue de linguistique française et d’analyse du


discours, se propose de diffuser les travaux menés en français et sur le français
dans le cadre de l’analyse linguistique des discours. Elle entend privilégier les
contributions qui s’inscrivent dans le cadre des théories de l’énonciation et/
ou articulent analyse des marques formelles et contexte socio-discursif et/ou
appréhendent des corpus inédits (notamment électroniques).
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Les défis de l'écriture inclusive

Numéro coordonné par


Alain Rabatel et Laurence Rosier
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SOMMAIRE

L’écriture inclusive, au défi de toutes les inclusions,


des contraintes de la langue et
des stéréotypes discursifs
Laurence Rosier &Alain Rabatel 7

Quelle écriture
pour quelle justice ?
« Écriture inclusive » et politique linguistique
Jean-Marie Klinkenberg 15

La parité dans la langue.


Réflexions sur une exception française
Bernard Cerquiglini 27

« Touche pas à ma langue » :


réformes, polémiques et violence verbale
sur fond d’enjeux idéologiques
Laurence Rosier 41

Français inclusif : du discours à la langue ?


Alpheratz 53

L’inclusif, entre accord et désaccord ou


« Jusqu’à ce que la proximité nous sépare »
Dan van Raemdonck 75

Retour sur l’écriture inclusive au défi de


la neutralisation en français
Patrick Charaudeau 97
La rédaction non sexiste en Suisse :
pluralité des discours et des pratiques
Daniel Elmiger, Eva Schaeffer-Lacroix &Verena Tunger 125

Écriture inclusive et genre : quelles contraintes


systémiques et cognitives à l’intervention sur
une catégorie grammaticale et lexicale ?
Étude comparée anglais-français
Laure Gardelle 151

6
QUELLE ÉCRITURE
POUR QUELLE JUSTICE ?
« ÉCRITURE INCLUSIVE » ET
POLITIQUE LINGUISTIQUE

Jean-Marie Klinkenberg
Académie Royale de Belgique
Professeur émérite de l’Université de Liège
Président du Conseil de la langue française et de la
politique linguistique de la Fédération Wallonie-Bruxelles

Résumé
L’article replace les procédés d’écriture non sexiste qui ont le plus attiré l’attention
des médias (comme le point médian) dans le cadre des techniques de rédaction
inclusives, et celles-ci dans le cadre plus général d’une préoccupation d’ordre poli-
tique : la lutte contre les exclusions. L’auteur plaide ainsi pour l’avènement d’une
politique linguistique qui serait un chapitre des politiques sociales et non des poli-
tiques culturelles. Cette préoccupation d’une justice linguistique l’amène à recom-
mander le discernement dans l’emploi des techniques d’écriture inclusive, certains
progrès en termes d’équité pouvant être payés de reculs.

Abstract
The present paper examines the non-sexist writing processes that received
the broadest media coverage (such as the interpunct) against the more gen-
eral background of inclusive writing techniques, taking the latter within the
more general background of a political preoccupation – namely, the fight
against exclusions. It calls for the advent of a language policy that would be
an element of social, not cultural, policy. This concern for linguistic justice
leads the author to recommend a careful use of inclusive writing techniques,
as progress in terms of equity may sometimes cause setbacks.

***
À l’automne 2017, à la suite de la publication aux éditions Hatier d’un
manuel comportant des formulations féminisées, un débat a fait rage dans
les médias francophones, qui a fait entrer l’expression « écriture inclusive »
dans le vocabulaire commun1.

Une analyse approfondie des nombreux textes produits cet automne-là


ferait apparaitre trois choses : que le débat a principalement mobilisé des
arguments linguistiques (cette « écriture inclusive » porterait gravement
atteinte à la langue française) ; qu’il s’est focalisé sur une toute petite por-
tion des pratiques de rédaction inclusive – les formes dites abrégées et les
points médians – ; et qu’il a insisté sur le caractère révolutionnaire des solu-
tions proposées.
Il y a là une triple erreur.
La première est d’une évidence criante : la question est politique et non
linguistique. Les deux autres, d’ailleurs liées, sont que ce que l’on a appelé
« écriture inclusive » correspond en fait à une action politique entamée il y
a un certain temps déjà, et que cette action mobilise une gamme très large
de ressources langagières.

1. Écriture inclusive et politique linguistique


« Inclure » est une préoccupation politique, et ne saurait être un mot d’ordre
linguistique. Le verbe renvoie en effet à l’essence même de la démocratie,
qui vise à restituer à chacun le pouvoir sur lui-même, sur son destin et sur
les évènements, en combattant les processus aboutissant à ce que désigne
l’antonyme d’inclure : « exclure ». Et comme l’exclusion n’est pas, comme le
mot tend à le faire croire, un phénomène naturel, il faut savoir qu’en amont
de ces processus il y a des personnes et des instances.
Or il se fait que la langue est à maints égards un outil à exclure ; instru-
ment de communication elle est aussi instrument d’excommunication. Par
exemple, elle sert à construire la réalité et le moi, et permet l’insertion de ce
moi dans la réalité ; mais elle n’offre pas à tous les ressources qui permettent
cette insertion. Soubassement des identités collectives et ciment du groupe,
la langue est la médiatrice de l’échange social et un instrument privilégié du
vivre-ensemble, puisqu’elle permet la confrontation des expériences, des
connaissances et des valeurs ; mais instrument de la négociation, elle l’est
aussi de l’affrontement et du déclassement.

1
Le présent texte fait usage de l’orthographe rectifiée de 1990,
recommandée par toutes les instances francophones compétentes, dont
l’Académie française.

16
On conçoit dès lors que toute société démocratique mette sur pied une
politique de la langue. Celle-ci vise à insérer harmonieusement les citoyens
dans le tissu social, à accroitre leur compétence dans les outils symboliques
qui peuvent assurer leur promotion, à lutter contre tout ce qui peut les mar-
ginaliser, à encourager leur créativité. Cette politique a un caractère néces-
sairement transversal : elle concerne en effet l’enseignement, la politique
de la formation et de l’emploi, la politique de protection et de promotion
des travailleurs et des consommateurs, la politique des contacts entre les
citoyens et les pouvoirs publics, la politique de l’égalité des chances, la poli-
tique d’intégration des migrants, la politique scientifique, la politique de
recherche et de développement, notamment en matière numérique, et la
politique d’accès des citoyens aux techniques contemporaines d’informa-
tion et de communication.
Ces politiques peuvent être mises en œuvre par l’État, mais aussi par bien
d’autres instances : les organisations syndicales comme les entreprises
peuvent avoir une politique linguistique. Mais on se centrera ici sur l’action
des pouvoirs publics.
Dans chacun des domaines qui viennent d’être énumérés, l’État démocra-
tique aspirant à la justice doit viser en priorité les groupes de personnes qui
sont les principales victimes de l’exclusion. Catégories que l’on tend souvent
à évoquer à travers des euphémismes – comme « couches défavorisées de
la population », « populations issues de l’immigration », etc. –, mais que l’on
peut choisir de désigner de manière plus crue : les étrangers, les exploités,
les malades, les pauvres, les femmes.
Les femmes sont donc une catégorie particulière de destinataires d’une
politique démocratique.
Dans ce chapitre politique, l’essentiel des mesures à prendre – je reviendrai
à celles-là dans mes dernières lignes – n’est évidemment pas d’ordre lin-
guistique. Mais ce chapitre comporte bien un volet langagier. Et celui-ci peut
tenir en un seul mot : visibilisation. Il s’agit de rompre avec les usages qui
occultent le rôle joué par les femmes sur toutes les scènes de la vie active,
voire leur existence au sein du corps social. Et notamment de mettre en
question les étiquettes masculines qui entretiennent l’idée d’une hiérar-
chisation des fonctions féminines et masculines et produisent in fine de la
discrimination. Il s’agit aussi de lever les blocages psychologiques que ces
usages suscitent chez celles-là mêmes qui en sont les victimes.
On voit donc que l’inclusion est un objectif, et qu’un des moyens tendant à
produire cette inclusion est la visibilisation, certaines techniques assurant
cette dernière étant langagières. Parmi ces techniques, il en est de lexicales
et de syntaxiques. Les premières visent à ce que le corps social mobilise,
quand il s’agit de désigner une ou des femmes dans l’exercice de leur acti-
vité, des dénominations clairement féminines ; les secondes tendent à com-
battre l’occultation de ces femmes dans les textes qui réfèrent à la fois à

17
des êtres masculins et à des êtres féminins, occultation que produit le plus
souvent l’usage de formes masculines, fallacieusement réputées « neutres ».
La formule « écriture inclusive » est donc de toute évidence un raccourci :
on dira que l’écriture peut mettre en œuvre des techniques de visibilisation
– techniques qui sont potentiellement nombreuses –, lesquelles peuvent
constituer un instrument d’inclusion, parmi d’autres.

2. Imaginaire linguistique et dépolitisation


La langue, facteur d’inclusion ou d’exclusion : voilà qui est une évidence
pour les intervenants de terrain, qu’ils soient travailleurs sociaux, anima-
teurs culturels ou écrivains publics ; mais le paradoxe veut que la dimension
proprement langagière de l’inclusion ne soit en général que rarement prise
en compte dans les politiques sociales. Que la question de l’écriture inclu-
sive soit au premier chef une question politique, et non une question lin-
guistique, est tout aussi évident ; mais le paradoxe veut que, dans les débats
de l’automne 2017, ce soient les arguments linguistiques qui se sont fait
entendre avec le plus de clarté
Nous touchons ici à une des caractéristiques majeures de la structure de
l’imaginaire linguistique : l’élimination du sujet social.
La langue est en effet fréquemment vue comme un en-soi, coupée de ses
déterminations sociales, comme une essence et non comme un objet contin-
gent. De sorte qu’on la considère dans son unité, et non dans sa diversité ;
dans sa spécificité, et non dans sa généricité. De sorte aussi qu’on l’oppose
nécessairement à ses usagers. Car pour le discours essentialiste, défendre la
langue, c’est d’abord la mettre à l’abri de ceux qui y touchent et qui, interve-
nant fatalement sur elle par le fait même qu’ils en usent, ne peuvent que la
dégrader. Ce qui constitue une bonne raison pour s’en méfier en les traitant
a priori comme des fautifs, puisque leur pratique confère à la langue un sta-
tut social et historique.
Cette autonomisation de la langue n’a rien d’étonnant si on la considère
comme un fait social au sens de Durkheim (un tel fait se reconnaissant
au pouvoir de coercition en vertu duquel il s’impose au sujet). Or on sait
que pour Bourdieu, l’autonomie d’un champ social se manifeste par la
capacité qu’a celui-ci de s’organiser indépendamment des autres pouvoirs
sociaux – et notamment du pouvoir politique et du pouvoir économique,
aux déterminations desquelles il échappe largement –, et se caractérise par
sa propension à gérer ses valeurs selon des principes qui lui sont propres.
Le couronnement du processus d’autonomisation étant la mise au point
d’institutions, soit l’ensemble des instruments de régulation et d’organisa-
tion du champ. Et c’est bien ce qui est arrivé à la langue écrite au début du
XIXe siècle, à l’aube de l’ère industrielle : elle cesse de remplir les fonctions
sociales qu’elle exerçait sous l’Ancien Régime et, tout en continuant à jouer

18
un rôle important dans la sélection et la distinction, s’est puissamment
organisée sous la forme d’une institution au discours fort, institution si
autonome qu’elle apparait de nos jours comme une forteresse imprenable.
Une telle conception permet de décrire le code « sans rapporter ce procès
social aux conditions sociales de sa production et de sa reproduction »2 et
occulte donc la violence symbolique des échanges. Et cette occultation per-
met que le pouvoir s’exerce aisément sur le marché ainsi ouvert.

3. Des techniques plurielles pour des


objectifs à définir
Si l’expression « écriture inclusive » est un raccourci, elle est aussi extrê-
mement réductrice. En effet, au cours des débats de 2017, elle a tendu à ne
désigner qu’une seule des familles de techniques de visibilisation : la famille
des techniques syntaxiques. Et, à l’intérieur de cette famille, à quelques-
unes seulement des techniques possibles. Car de nombreuses ressources
linguistiques sont disponibles pour éviter le recours à une formulation
débouchant sur une interprétation exclusivement masculine des textes : on
peut juxtaposer les formes masculines et féminines dans des paires coor-
données (les citoyens et les citoyennes, les citoyens/citoyennes), on peut utili-
ser des termes génériques (le corps électoral plutôt que les électeurs, parents
plutôt que père et mère), on peut enfin utiliser des formes graphiquement
scandées par des tirets, des parenthèses, des traits obliques, des points bas,
des points médians.… Ces formes, fréquemment mais maladroitement quali-
fiées d’« abrégées » ou de « tronquées », présentent l’intérêt de manifester
simultanément, à l’intérieur d’un même mot, les marques des deux genres :
les étudiant-e-s, les étudiant(e)s, les étudiant∙e∙s, etc. Ces formes, qu’on pour-
rait convenir d’appeler « appariées », actualisent concurremment les deux
marques mais en les isolant clairement ; ce qui permet une analyse dudit
mot et produit un indubitable effet de visibilisation.
C’est sur les formes appariées, et particulièrement sur la technique la plus
innovante d’isolement graphique – le point médian –, que les débats de l’au-
tomne 2017 se sont focalisés.
Cette seconde erreur de perspective – la confiscation du vaste champ de l’in-
clusivité au profit d’une technique parmi d’autres – s’articule à la troisième :
la quête de l’inclusion par la langue n’est pas une nouveauté.
Si l’on se borne à l’exemple de la féminisation lexicale, on observera que le
Québec avait pris, en 1979 déjà, des mesures légales visant à l’implanter.
Suivirent ensuite certains cantons suisses, puis la Belgique francophone, où
un décret de 1993 impose la féminisation des titres à toutes les institutions

2
Pierre Bourdieu (1982) : Ce que parler veut dire. L’économie des échanges
linguistiques, Paris, Fayard, p. 39.

19
publiques. Pour la première fois sans doute dans l’histoire institutionnelle
du français, c’est la République qui fut à la traine ; car la circulaire émise en
mars 1986 par son Premier ministre fut peu suivie d’effets, et aujourd’hui
encore, bien des pesanteurs s’y manifestent, puissamment symbolisées par
les réserves d’une Académie qui refuse toujours de voir son travail orga-
nisé par une Secrétaire perpétuelle. Les instruments diffusés dans le grand
public pour soutenir ces initiatives – brochures, sites internet… – comportent
également des propositions propres à entrainer la féminisation syntaxique,
la part réservée à ces dernières techniques devenant de plus en plus impor-
tante au cours des rééditions et des révisions de ces documents. Et tout
récemment, les organismes fédérés dans le réseau Opale (Organismes fran-
cophones de politique et d’aménagement linguistiques3) ont publié un com-
muniqué rappelant qu’ils ont encouragé depuis longtemps des pratiques
de rédaction inclusives, et que ces pratiques sont nombreuses, mobilisant
une large gamme de procédés dont les débats récents n’ont retenu qu’une
partie4.
L’histoire de ces initiatives publiques a été rythmée par d’importants débats,
tant dans les médias qu’au sein du grand public, débats où les arguments ne
se renouvèlent guère et qui sont toujours innervés par la conception essen-
tialiste de la langue. L’épisode de 2017 n’est donc qu’une des étapes dans
cette longue marche qu’est la quête de l’équité par le langage.
Il faut noter qu’en dépit des réticences, des sarcasmes et des recours au dis-
cours essentialiste, les pratiques ont spectaculairement évolué au cours des
quarante dernières années (permettant le même constat que celui qui a été
fait pour les décisions institutionnelles : toutes les études sur l’implanta-

3
Pour le Québec, le Conseil supérieur de la langue française et l’Office
québécois de la langue française ; pour la France, la Délégation générale
à la langue française et aux langues de France ; pour la Suisse romande, la
Délégation à la langue française ; pour la Fédération Wallonie-Bruxelles, le
Conseil de la langue française et de la politique linguistique et la Direction
de la Langue française.
4
http://www.languefrancaise.cfwb.be/index.php?eID=tx_
nawsecuredl&u=0&g=0&hash=efa86496eef03ecd958aa4e2c9
d1dffe6441d45f&file=fileadmin/sites/lff/upload/lff_super_editor/lff_editor/
documents/2017/Ecriture_inclusive_note_OPALE_2017.pdf.
Les documents explicitant de manière détaillée les positions de ces
organismes sur les pratiques d’écriture inclusive sont accessibles aux
adresses suivantes :
http://www.oqlf.gouv.qc.ca/redaction-epicene/formation-redaction-
epicene.pdf) ;
http://bdl.oqlf.gouv.qc.ca/bdl/gabarit_bdl.asp?Th=1&Th_id=274)
(Québec) ;
http://www.culturecommunication.gouv.fr/Politiques-ministerielles/
Langue-francaise-et-langues-de-France/Politiques-de-la-langue/
Enrichissement-de-la-langue-francaise (France) ;
http://www.languefrancaise.cfwb.be/index.php?id=10813 (Fédération
Wallonie-Bruxelles)

20
tion des terminologies non-sexistes montrent que le mouvement est plus
soutenu à la périphérie qu’au centre. Mais même en France, le changement
est impressionnant). Et ces évolutions se sont produites à une vitesse sur-
prenante, lorsqu’on connait la dynamique habituelle des évolutions langa-
gières. Une enquête de Marie-Louise Moreau et Anne Dister permet d’en
avoir une idée. Elle portait sur les termes utilisés par les partis politiques
pour caractériser leurs candidates aux élections européennes de 1989 et de
2004, et concernait à la fois la Belgique francophone et la France : elle établit
que les féminins, minoritaires en 1989, sont devenus majoritaires en 2004
(passant de 62 à 92 % en Belgique, de 74 à 85 % en France)5.
Cette évolution est le signe qu’en dépit de la dépolitisation du débat, la
féminisation lexicale correspondait bien à une demande implicite du corps
social. Ou, pour le dire de manière plus nuancée, correspondait bien comme
moyen à des fins auxquelles le corps social pouvait s’identifier.
Mais la focalisation du débat sur des techniques très visibles mais particu-
lières – essentiellement les formes appariées – participe de et à cette dépo-
litisation. Ce qu’il m’incombe à présent de démontrer
En termes politiques, toute initiative devrait en effet répondre à la question
suivante : quelle mesure peut-on ou doit-on prendre pour atteindre quel
objectif ? Et pour qu’une réponse adéquate soit apportée à la question, il
faut évidemment que tant ces objectifs que ces moyens soient explicitement
décrits et mis en relation.
Or si l’objectif lointain – ici, par hypothèse, l’inclusion dans le corps social
de ses membres exclus – présente un certain degré de stabilité, les objec-
tifs intermédiaires peuvent varier en fonction des contextes particuliers,
et exiger la mise en œuvre de mesures différenciées. Par exemple, c’est la
nécessité d’assurer une visibilité et une parfaite égalité des candidats et
candidates à une offre d’emploi qui recommandera l’usage de paires – les
candidats et les candidates –, et cela de manière systématique (on boudera
donc le précepte scolaire voulant que l’on fasse varier les formulations au

5
« Dis-moi comment tu féminises, je te dirai pour qui tu votes. Les
dénominations des candidates dans les élections européennes de 1989
et de 2004 en Belgique et en France », Langage et société, 115 : 5-45.
Dister et Moreau sont également les auteures de Féminiser ? Vraiment
pas sorcier ! La féminisation des noms de métiers, fonctions, grades et
titres, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, Duculot, 2009, et de Mettre
au féminin, Guide de féminisation des noms de métier, grades ou titres
(Bruxelles, Fédération Wallonie-Bruxelles, 3e édition, 2014 ; téléchargeable :
http://www.languefrancaise.cfwb.be/index.php?eID=tx_nawsecuredl
&u=0&g=0&hash=ba73a928942b8eddaa12271d0f76165f4b539531&file
=fileadmin/sites/sgll/upload/lf_super_editor/publicat/collection-guide/
interieur_FWB_brochure_Fem_light.pdf). Ce guide, émanation des travaux
de la Commission de féminisation du Conseil de la langue française et de
la politique linguistique de la Fédération Wallonie-Bruxelles, contient aussi
des conseils de rédaction inclusive.

21
sein d’un texte : si, dans les premières lignes d’un document officiel, il est
question « des employées et des employés », mais que le second paragraphe
ne mentionne que les seuls « employés », sous prétexte que le masculin peut
avoir une valeur générique, on pourrait considérer, juridiquement parlant,
que les employées ne sont plus concernées).
D’un côté, il convient donc d’évaluer les mesures les plus efficaces pour ren-
contrer un objectif donné. Mais, de l’autre, il faut tenir à l’esprit que toutes
les mesures ne se valent pas : d’une part, chacune d’elle peut produire des
effets différents, et de l’autre, leur mise en œuvre peut représenter des couts
qui diffèrent selon les contextes.
Par exemple, les termes génériques (le lectorat pour les lecteurs et les lec-
trices) permettent certes d’éviter que les textes où ils figurent fassent l’ob-
jet d’interprétation exclusivement masculine ; ils contribuent donc bien à
produire un effet d’inclusion. Mais ils y arrivent par un processus de neu-
tralisation plutôt que par la visibilisation. De sorte qu’ils sont inadéquats
dans les contextes où c’est la visibilité qui est recherchée. Les formules
doubles entrainent quant à elles l’effet de précision décrit plus haut ; mais
elles allongent et encombrent les textes, ce qui peut susciter la fatigue du
lectorat : on ne les utilisera donc qu’avec modération. Quant aux formes
appariées, très efficaces lorsque l’espace réservé à l’écriture est restreint
(tableau, message sur les réseaux sociaux), elles peuvent élever le degré de
difficulté de la lecture (et notamment dans l’éventualité où le texte devrait
faire l’objet d’une lecture à voix haute).
En résumé, l’efficacité politique d’une mesure dépend d’une évaluation du
rapport entre d’une part les objectifs visés et de l’autre les effets et les couts
des mécanismes mobilisés. Faut-il préciser que le souci d’une telle évalua-
tion de ce rapport est généralement absent des débats qui, depuis quarante
ans, rythment le destin des politiques linguistiques ?

4. Que faire ?
Une politique linguistique visant l’inclusion devra donc articuler entre
eux et hiérarchiser les objectifs intermédiaires, de façon à sélectionner les
mesures linguistiques les plus adéquates pour les atteindre. Elle devra aussi
soumettre à la critique la définition de ses objectifs lointains. Et, ceux-ci
définis, évaluer avec réalisme et modestie la part proprement langagière
des problématiques

4.1. Hiérarchiser les objectifs intermédiaires


Le souci d’assurer la visibilité des femmes ne peut être le seul objectif d’une
politique linguistique démocratique. Il en est d’autres, comme celui d’allé-
ger, pour toutes et tous, les contraintes formelles qui pèsent sur le français

22
écrit, ou celui de la lisibilité des textes, en particulier de ceux qui sont desti-
nés à un large public. 
Enjeu évidemment capital, car l’exclusion fonctionne ici à plein régime :
c’est l’intimidation langagière qui piège le client dans la vente par cor-
respondance, et qui aboutit à l’endettement des ménages ; c’est le fré-
quent manque de transparence des documents qui fait des monstres de
nos administrations ; c’est son langage inutilement contourné qui donne
à la justice une allure extraterrestre. Les mesures susceptibles d’être
prises dans le cadre d’une politique linguistique démocratique sont ici
très nombreuses : mise sur pied de cellules en lisibilité dans les adminis-
trations, révision par elles des textes destinés au public, depuis la décla-
ration fiscale jusqu’aux formulaires postaux  ; confection de manuels
spécialisés ; mise au point d’outils informatiques d’aide à la rédaction
technique ; formation des fonctionnaires et des magistrats à l’écriture
efficace  ; formation des écrivains publics  ; initiation à la manipulation
des tests de lisibilité existant sur le marché ; concours récompensant les
bonnes pratiques ; mise en place de synergies entre les acteurs concer-
nés, tant du secteur privé que du secteur public (responsables de pro-
grammes d’alphabétisation, entreprises de communication et de forma-
tion, organes de protection du consommateur, milieux de l’éducation
permanente…)6.

6
De nombreuses initiatives vont dans le sens indiqué. Ainsi, au Royaume-
Uni, la Plain English Campaign organise des formations, apporte des aides
techniques à des organismes officiels ou à des entreprises, attribue le label
«  Crystal Mark  » à des textes clairs, décerne des prix à des documents
rédigés en langage convivial, etc. En Flandre, Wablieft, à côté d’autres
actions, attribue un prix annuel à une initiative intéressante dans le
domaine. En Belgique francophone, un manuel d’écriture efficace
(Michel Leys, Écrire pour être lu. Comment rédiger des textes administratifs
faciles à comprendre ?, Bruxelles, ministère de la Communauté française
et ministère de la Fonction publique, 1998) en est à sa seconde édition :
http://www.languefrancaise.cfwb.be/index.php?eID=tx_nawsecuredl&u
=0&g=0&hash=72b0168af76d9a02dd54fcdbc6b45da9f638c93b&file=file
admin/sites/sgll/upload/lf_super_editor/publicat/collection-guide/ecrire-
pour-etre-lu.pdf) et le ministère fédéral de la Fonction publique a créé une
cellule en lisibilité, donnant ses conseils aux fonctionnaires. Mais, malgré les
propositions faites en 1997 et en 2009 par ce qui ne s’appelait pas encore
l’Opale (La rédaction technique, Actes du séminaire de Bruxelles des 24
et 25 novembre 1997, Bruxelles, Duculot, De Boeck supérieur, Service de
la langue française, 2000, La communication avec le citoyen : efficace
et accessible ?, Actes du colloque international de Liège 2009, mêmes
éditeurs, 2011), les chantiers à ouvrir restent nombreux. Ainsi, toujours
en Belgique, l’avis du Conseil de la langue française et de la politique
linguistique visant à créer un prix en matière de communication citoyenne
(29 septembre 2011) n’a pas été suivi ; les modules de formation internes
proposés au personnel de la Communauté française ou au Service du
médiateur n’ont pas été pérennisés… et la cellule citée plus haut a disparu.

23
Si l’on replace et les mesures de visibilisation des femmes et les techniques
de rédaction conviviales dans le cadre global de la politique linguistique
démocratique, on conviendra qu’il est important de faire en sorte que les
premières ne compromettent pas les secondes, et ne mettent pas hors d’at-
teinte cet autre objectif, aussi démocratique : celui de produire des textes
clairs, accessibles à tous, femmes et hommes, aux producteurs comme aux
destinataires.
Aucune étude n’existe jusqu’à présent sur le cout cognitif que la mobilisation
systématique des pratiques de visibilisation peut représenter. Toutefois, il
parait évident que l’utilisation régulière de paires intégralement dévelop-
pées, et plus encore celle de formes appariées, rend malaisé le traitement
de l’information, ce qui peut altérer la lisibilité des textes. Cette complexité
s’accroit notablement dans certaines configurations  : par exemple quand
le terme féminin comporte un accent absent au masculin (comme dans
couturière, couturier), la production de formes appariées devient malaisée
(couturi∙er∙ère, coutur.ier.ère) et l’analyse peut devenir opaque. Et le pro-
blème se rencontre dans tous les cas où féminin et masculin se différencient
autrement que par la présence ou l’absence d’un –e final (camionneuse,
camionneur ; tous, toutes ; veuve, veuf ; utilisateur, utilisatrice). Dans tous
les cas, les formes appariées ont pour effet de générer des formes écrites
n’ayant pas de correspondant à l’oral et accentuent donc l’écart entre l’oral
et l’écrit, qui est certes le lot de toutes les écritures, mais qui est particuliè-
rement béant en français. Elles ont donc pour effet d’alourdir la charge déjà
considérable que représente l’orthographe de cette langue.
Il faut donc, lorsqu’on pense à conjurer l’exclusion, mesurer la portée des
moyens langagiers que l’on met en œuvre : certaines pratiques inclusives
d’un certain point de vue peuvent être exclusives d’un autre.
Le conseil de prudence que l’on peut donner dans l’utilisation des paires
coordonnées ou dans celle des formes appariées ne correspond donc nulle-
ment à une quelconque pusillanimité puriste (ou à un machisme refoulé) : il
est au contraire impérieusement dicté par l’objectif-pivot qu’est l’inclusion.
Ou, plus le dire plus nettement, que sont toutes les inclusions.

4.2. Repenser les objectifs principaux


Le souci d’inclure les groupes discriminés peut amener à confondre diver-
sité et égalité. Dans son essai The Trouble with Diversity. How We Learned to
Love Identity and Ignore Inequality7, Walter Benn Michaels montre que les
politiques américaines visant à la promotion des minorités ethniques ont
certes donné leur chance à quelques-uns à l’intérieur de ces minorités. Mais
les résultats sont là : ces politiques ont simplement diversifié la couleur de
peau, le sexe, l’orientation sexuelle et la langue des dominants, sans porter

7
New York, Metropolitan, 2006 (trad. fr. : La Diversité contre l’égalité, Paris,
Raisons d’agir éditions, 2009).

24
atteinte à l’injustice fondamentale, mère de toutes les autres : l’inégalité éco-
nomique. Non seulement ces politiques n’ont en rien affecté ce rapport de
domination, mais elles ont soufflé sur lui un nuage de fumée. Pour Michaels
en effet, plus les États « sont devenus inégalitaires, plus ils se sont attachés
à la diversité. C’est comme si tout le monde avait senti que le fossé gran-
dissant entre les riches et les pauvres était acceptable du moment qu’une
partie des riches sont issus des minorités ». Autrement dit, la diversité ne
réduit pas les inégalités : elle en est le cache-sexe. Elle se contente de les
réguler, en adaptant un système fondamentalement inégalitaire à la réalité
culturelle du monde globalisé.
Sans doute cette thèse peut-elle être discutée. Mais au moins pointe-t-elle
la responsabilité de celles et ceux qui entendent s’engager dans la lutte
pour la diversité culturelle : comment articuler la quête de ce bien à l’effort
nécessaire pour transformer notre société d’inégalité et de violence en une
société décente ? Comment faire pour que ce combat constitue une contri-
bution authentique à la justice et à l’égalité (et même, pourquoi pas, à la
fraternité) ?
Il ne s’agit pas de diluer les luttes antisexistes – comme aussi les luttes anti-
racistes ou anti-homophobes – dans un vaste combat global. Ce qui serait
nier leur spécificité et leur pertinence (« révolutionnaires de tous les pays,
qui reprise vos chaussettes ? », disaient opportunément des féministes en
mai 68). Mais leurs militant.e.s doivent de toute évidence poser clairement
la question de leur articulation à l’objectif principal qu’est l’égalité.

4.3. Savoir que la langue n’est pas seule


Et pour atteindre ces objectifs, il convient aussi de ne pas tout miser sur les
mécanismes langagiers.
Personne n’a évidemment jamais prétendu explicitement que mobiliser des
techniques de visibilisation permettrait comme par miracle d’améliorer,
dans toutes ses dimensions, la condition des femmes. Mais se focaliser sur
elles peut amener oublier certains faits têtus.
Parmi ces faits – qui sont nombreux et vont jusqu’au féminicide –, l’écart des
rémunérations entre hommes et femmes, qui reste spectaculaire. Au sein de
l’Union européenne, en 2014, les femmes gagnaient en moyenne 16,4 % de
moins que les hommes (une différence plus importante encore – elle passe
de 10 à 23 % en Belgique – si l’on tient compte de la répartition inégale de
la durée des carrières). Et en général, plus les salaires sont élevés, plus l’iné-
galité est marquée (en France, chez les cadres, par exemple, une femme sera
payée 21,8 % de moins qu’un homme).
Donc, si « l’égalité grammaticale » visée par les techniques de visibilisation
devait n’être qu’un paravent, une astuce jouant du symbolique pour laisser
perdurer les inégalités salariales ou sociales en les masquant, cette mesure
serait plus qu’une mauvaise farce : ce serait une hypocrisie et une imposture.

25
La politique linguistique dans le cadre de laquelle ces techniques prennent
place ne peut donc être isolée des autres politiques mises en place au
bénéfice des femmes, qu’elles viennent du secteur public (élaboration de
mesures destinées à combattre la violence sexiste, création de lieux d’ac-
cueil et d’écoute, campagnes de prévention, formation des intervenant.e.s…)
ou d’autres instances (comme les syndicats, principaux acteurs du combat
contre les inégalités salariales). Et elle ne saurait non pus être isolée des
autres politiques visant le même objectif d’inclusion et d’égalité, au bénéfice
de tous.
Le combat langagier n’est donc qu’un paragraphe d’un long texte dont on
ne voit pas la fin : le grand livre des luttes pour la justice. Un paragraphe
modeste. Mais quand on sait le rôle que jouent les représentations lorsqu’il
s’agit des rapports sociaux, on se convainc que, modeste, ce paragraphe est
indispensable8.

8
Je développe le point de vue ici exposé sur les politiques linguistiques
dans mon livre La Langue dans la Cité. Vivre et penser l’équité culturelle,
Bruxelles, Les impressions nouvelles, 2015.
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