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Philippe Blanchet
Université de Rennes 2
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All content following this page was uploaded by Philippe Blanchet on 20 December 2020.
Dans le cadre du thème qui réunit ici nos contributions, je voudrais repartir de l’opposition de
départ qui est posée entre « langues de culture » (au pluriel) et « langue de service » (au singulier, car
ce qui est sous-entendu, c’est l’anglais perçu comme langue internationale unique ou en tout cas
largement prioritaire et sous sa forme réduite de globish à finalité pragmatique et mercantile). Je
m’interroge sur cette opposition, justifiée et largement partagée, mais qui en « masque » une autre. En
effet, les notions « langue(s) de culture » / « langue(s) de service » posent toutes deux les langues
comme des objets d’enseignement, objets que l’on met en pratique. Il me semble qu’il y a une
opposition plus fondamentale encore, celle entre langues-objets et langues-moyens, pas uniquement au
sens où on l’emploie habituellement en didactique des langues (« objet » ou « moyen / medium »
d’enseignement), mais au sens plus large de moyen de vie entre humains et en société, bien au delà de
la notion d’outil.
Si je propose cette opposition complémentaire et, à mon sens, plus radicale, c’est que j’inscris ma
réflexion dans une théorie sociolinguistique de ce que j’ai appelé « le triple enfermement
linguistique ». J’ai élaboré cette théorie1 pour essayer de comprendre comment certains humains et
certaines sociétés ont pu réduire l’ensemble des moyens linguistiques à des objets et même à un seul
objet, à l’idée d’une langue unique unifiée, qui est en effet une langue de service et, sans chercher le
jeu de mot, une langue d’asservissement. Cet enfermement a pris trois voies complémentaires, ce qui
l’a rendu extrêmement puissant, au point qu’on a aujourd’hui du mal à considérer les langues, ou
mieux : les ressources linguistiques, autrement que comme des outils instrumentalisés, voire au service
desquels on met les humains et les société.
Le premier enfermement, la première réduction, qui a été opéré, est ancien. Il date de la
philosophie grecque mais il a traversé toute l’histoire de la grammaire latine, médiévale puis
traditionnelle et scolaire jusqu’à aujourd’hui. C’est ce que j’appelle l’enfermement logico-
mathématique. C’est l’idée de considérer les ressources linguistiques, les langues, comme étant avant
tout voire exclusivement des codes qui devrait fonctionner de façon logique et dont on pourrait rendre
compte d’une manière qui ressemblerait à des formules mathématiques : ces règles qu’on trouve dans
les grammaires traditionnelles ou dans certaines formes de linguistique moderne. Je dis
« enfermement » parce que quand on observe les pratiques linguistiques des humains à travers le
temps, à travers l’espace, à travers les sociétés, à travers les situations de communication, comme on le
fait en sociolinguistique, on se rend compte qu’aucun de ces usages ne peut être réduit à un
fonctionnement logique ni reformulé comme s’il était la mise en œuvre d’une règle mathématique. Il
me semble donc réducteur de considérer que les langues fonctionnent uniquement comme des codes.
Le troisième enfermement est sociopolitique. Les ressources linguistiques ont été là aussi
instrumentalisées, pour en faire, précisément, des instruments de sélection sociale. L’accès à un certain
nombre de droits, de ressources (par exemple éducatives, qui permettent une promotion sociale), y
compris à la vie démocratique, est filtré par une variété d’une certaine langue. Cela permet à celles et
ceux (surtout ceux) qui en sont les détenteurs, de conserver pour eux ces capitaux symboliques,
économiques, politiques, etc. et d’empêcher l’accès à ces capitaux à celles et ceux d’autres milieux
dont on dit qu’ils et elles ne parlent pas la bonne langue pour y avoir accès. L’école notamment est un
lieu de filtrage qui reproduit et accentue les inégalités sociales sous des prétextes linguistiques
(particulièrement en France). C’est vrai pour le français en France contre d’autres langues et pour le
français standard scolaire contre les autres variétés de français. C’est vrai aussi de l’anglais à la fois
posé comme condition de l’accès à des positions internationales de prestige notamment économique et
de l’anglais standard britannique ou nord-américain contre d’autres variétés d’anglais locaux et/ou de
plurilingues.
1
Blanchet, Ph., 2016, « Le triple enfermement linguistique et l'inventivité de l'entre-les-langues » dans L'Entre-deux et
l'Imaginaire, revue IRIS n° 37, Université Grenoble-Alpes, p. 35-50, repris et développé dans Blanchet, Ph., 2017, « Seuils,
limites et frontières de langues » dans Bergeron, J. & Cheymol, M., D’un seuil à l’autre. Approches plurielles, rencontres,
témoignages, Paris, EAC, p. 67-81 puis dans Blanchet, Ph., (2018, à paraitre) Éléments de sociolinguistique générale,
Limoges, Lambert-Lucas.
2
Non accord appliquant les recommandations orthographiques belges.
Les langues ont ainsi été réduites à n’être considérées que comme des outils, des techniques, des
instruments extérieurs à l’humain et au social, qui ne constituent pas l’humain et le social et dans
lesquels on va piocher pour mener certaines activités. Tout ça me semble être à la fois une grave erreur
d’analyse sur le plan scientifique, biaisée par des croyances, ainsi qu’une manipulation qui conduit à
des errements dont ceux à propos desquels nous nous interrogeons ici.
De mon point de vue, les langues, les ressources linguistiques, ne sont pas des outils extérieurs aux
humains mais des moyens au sens large, des ressources constitutives de l’humain et du social, qui
permettent aux humains d’exister, de faire société, de vivre ensemble et même mieux de « faire
ensemble », c’est-à-dire de coopérer (y compris dans les activités éducatives et professionnelles
auxquelles nous formons nos étudiant·e·s). Les langues ne sont pas des objets déjà là mais des
énergies, des fluides, des processus, des potentiels qui n’existent que parce que les humains les créent
et les utilisent toujours dans une pluralité.
La question du linguistique en éducation est alors surtout une question humaine et sociale plutôt
qu’une question technique. Et ça change beaucoup de choses dans les pratiques pédagogiques. En
effet, si on considère que les ressources linguistiques, les langues, sont des attributs des personnes et
des groupes humains, qu’elles les construisent, qu’elles font partie d’eux-mêmes et de qui ils sont,
alors travailler aux langues c’est travailler à l’humain et au social. Ça veut dire que le respect des
humains dans leur diversité passe par le respect de la diversité linguistique. Du coup, cette diversité ou
pluralité linguistique (je préfère le terme pluralité car il inclut la diversité « interne » de chaque
langue), est constitutive de l’humanité et des sociétés et chercher à la réduire à une seule langue ou à
peu de langues et à une seule norme par langue est contradictoire avec les fonctionnements humains et
sociaux. Cette pluralité doit être pensée comme une ressource indispensable et didactisée. Sa prise en
compte permet de viser une finalité éducative plus profonde et plus large : une éducation
interculturelle, une acceptation des possibilités d’intercompréhension croisée (on peut comprendre la
langue de l’autre sans la parler et en le/la laissant s’exprimer dans une langue dans laquelle cette
personne est plus à l’aise, ce qui est très bénéfique pour la qualité de la relation et plus efficace en
termes d’apprentissages visés), une acceptation des alternances et des mélanges de langues comme
compétence de communication (cette « translangageance » mentionnée dans la présentation de ce
congrès), des capacités d’innovations grâce aux différentes façons de dire les choses et de les imaginer
dans des langues diverses et dans le contact entre ces langues à travers des échanges plurilingues entre
leurs locuteurs et locutrices.
J’en viens donc à une conclusion. Je pense que l’opposition langues-cultures / langue-de-service
est une bonne base qui peut être complétée par l’opposition que je viens de proposer : une conception
d’une éducation à la pluralité linguistique et culturelle qui est en même temps une éducation par la
pluralité linguistique et culturelle, dans laquelle les langues ne sont pas des objets mais aussi et plutôt
des moyens d’une éducation plus large aux relations humaines, conception qui s’oppose à celle d’une
langue-objet réduite et mobilisée pour des projets exclusivement utilitaristes.
Il ne faut pas oublier que toute politique linguistique éducative, qu’on met en œuvre dans un
enseignement-apprentissage des langues, est une politique linguistique qui n’est pas seulement
éducative. Et que toute politique linguistique est une politique qui porte sur des choix de société, de
rapport à la diversité dans une ou des sociétés. Cela va avec l’idée de viser une éducation linguistique
large, qui inclut l’apprentissage des langues mais ne s’y réduit pas, c’est-à-dire qui ne réduit pas
l’apprentissage à celui d’une langue-objet, voire d’un code linguistique décontextualisé, mais lui
restitue, avec davantage d’ambition, ses dimensions humaines et sociales.
Cela s’oppose à une conception où une langue-objet, langue de service, est asservie à des finalités
utilitaristes rudimentaires par rapport à tout ce qui constitue le monde humain et social, et,
réciproquement, où les humains sont asservis au projet que sert cette langue de service et auquel
contribue cette réduction sociolinguistique. En gros, l’alternative, si on la pose en termes
sociopolitiques larges, est entre asservissement et émancipation, c’est-à-dire une éducation
linguistique, un rapport aux langues, qui soit conduit à n’être traité soi-même que comme un objet, une
pure main d’œuvre linguistique au service de projets mercantiles, soit permet l’émancipation, au sens
d’une autonomie qui permet de se libérer de réductionnismes et d’enfermements pour développer
progresser dans les relations humaines et sociales.