Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/traces/12380
ISSN : 1963-1812
Éditeur
ENS Éditions
Édition imprimée
Date de publication : 15 juin 2021
Pagination : 143-157
ISSN : 1763-0061
Référence électronique
James Costa et Noémie Marignier, « Note de recherche sur la place du langage dans l’appréhension
des matérialités vivantes : comment discuter avec la linguistique ? », Tracés. Revue de Sciences
humaines [En ligne], 40 | 2021, mis en ligne le 03 février 2022, consulté le 04 février 2022. URL : http://
journals.openedition.org/traces/12380
Tracés est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas
d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.
Note de recherche sur la place
du langage dans l’appréhension
des matérialités vivantes : comment
discuter avec la linguistique ?
JAME S C O STA
NOÉM I E MARI G NI ER
1 Cette note de recherche s’inscrit dans un travail de terrain (pour l’instant suspendu) que nous
avons mené sur la production du vin naturel auprès de vignerons dans la Drôme, en cherchant
à comprendre comment différentes entités participent à la production de sens communs et for-
ment un groupe au sein d’une exploitation viticole. Elle s’inspire de nos réflexions sur l’aspect
marginal de ces questions en sciences du langage, et des difficultés à appréhender le langage
quand il s’agit de l’animation des matières vivantes en sciences sociales.
plus généralement sur les interactions. Or, ces études sont sous-tendues
par des théories sur le langage, qui, faute d’être explicitées, nous semblent
souvent trop simples pour rendre compte de la complexité des échanges,
des interactions, et des relations sur terre. Nous partons donc du double
constat que, d’un côté, sont attribués aux entités non humaines la parole /
le langage / des facultés communicatives sans réelle conceptualisation de
ces termes ; de l’autre, que si tout mode de relation (entre humains, entre
humains et non-humains) implique une théorie sous-jacente du langage
et des moyens de communication utilisés, les réflexions actuelles sur ces
sujets éludent largement ces questions. C’est à l’intersection de ces espaces
que cette contribution se place.
Pour questionner la place donnée au langage (et à la communication)
dans les travaux s’intéressant aux facultés communicatives de matérialités
vivantes, notre approche sera celle des sciences du langage, et plus spéci-
fiquement de l’analyse du discours et de l’anthropologie linguistique, dis-
ciplines qui tentent (parmi d’autres) de conceptualiser le langage comme
une pratique sociale, située, matérielle, relationnelle et interactionnelle.
Nos observations sur cette nature parlante porteront principalement sur des
travaux destinés au grand public, dans la vulgarisation scientifique notam-
ment, mais également dans des prises de parole et ouvrages de chercheurs et
chercheuses. Ce sont ces énoncés, dans leur hétérogénéité, que nous aime-
rions discuter, car il nous semble significatif que le langage prenne une telle
importance lorsqu’il est question des matérialités vivantes, sans pour autant
être réellement problématisé, comme nous le verrons plus bas. Par maté-
rialités vivantes, nous entendons ici toutes les entités dont l’étude est tra-
ditionnellement laissée aux sciences de la nature, et à qui la faculté de lan-
gage, sinon de communication, est normalement et classiquement déniée
(Harris, 1980) : organismes animaux ou végétaux, mais aussi virus, bacté-
ries, et, au-delà, les gènes, protéines, molécules, etc. La faculté de commu-
nication entre espèces, surtout au-delà des « espèces compagnes » (Haraway,
2019), est quant à elle étudiée depuis peu et reste sous-problématisée. Il nous
intéresse moins de questionner les facultés de ces entités à transmettre du
sens (qui est variable selon les entités considérées, plus ou moins proche de
ce qu’on pourrait appeler langage) que la manière dont des facultés de com-
munication leur sont attribuées par les différents acteurs (journalistes, cher-
cheurs…)2 – même s’il n’est pas toujours aisé de séparer les deux domaines.
2 Il faudrait également mener une critique sur la manière dont les sciences du langage abordent
les matérialités vivantes : on peut effectivement leur reprocher une approche souvent trop
logocentrée (Paveau et Ruchon, 2020), trop focalisée sur la communication humaine, ce qui
ne permet pas forcément un dialogue avec les autres sciences (notamment de la nature) ou une
144
LA N GA G E E T M AT É R I A L I T É S VI VA N T E S
pensée des collectifs intra- et inter-espèces. Mais dans cet article, c’est l’autre aspect qui nous
intéresse : les concepts de langage développés pour appréhender les matérialités vivantes nous
semblent parfois trop simples, peu riches et amènent par des raccourcis à dire que « ça parle ».
145
JAMES C O S TA E T N O É MIE MA RIGN IE R
3 Stefano Mancuso est botaniste à l’université de Florence. Alessandra Viola est journaliste.
4 « LIFE = MATTER + INFORMATION […] The thing that separates life from non-life is infor-
mation. »
5 « Today, the informational basis of life has permeated every aspect of science. Biologists say that genes
[…] contain “coded instructions” that are “transcribed” and “translated”. […] On the scale of tissues,
“signalling” molecules communicate information between neighbouring cells; other molecules circu-
late in the blood, sending signals between organs. Even single cells gather information about their
environment, process it internally and respond accordingly. » (Les traductions sont de notre fait.)
146
LA N GA G E E T M AT É R I A L I T É S VI VA N T E S
6 La conférence TED (conférences diffusées en ligne par la fondation américaine à but non lucratif
The Sapling Foundation) intitulée « How Trees Talk to Each Other » (2016), dont est extrait le
passage cité ici, a été vue près de 4,5 millions de fois : [URL : ted.com/talks/suzanne_simard_
how_trees_talk_to_each_other]. Les barres obliques / représentent des pauses dans la parole,
les majuscules une voix plus forte.
147
JAMES C O S TA E T N O É MIE MA RIGN IE R
7 « And I wondered could Douglas fir recognise its own kin? like mama grizzly and her cub? so we set
about an experiment we grew mother trees with kin and stranger seedlings / and it turns out they
do recognise their kin / mother trees colonise their kin with bigger mycorrhizal networks they send
them more carbon below ground they even reduce their own root competition to make elbow room /
for their kids / when mother trees are injured or dying they also send messages / wisdom on to the
next generation of seedlings / so we’ve used isotope tracing to trace carbon moving from an injured
mother tree down her trunk into the mycorrhizal network and into her neighbouring seedlings / not
only carbon but also defence signals and these two compounds have increased the resistance of those
seedlings to future stresses / so trees TALK / »
148
LA N GA G E E T M AT É R I A L I T É S VI VA N T E S
fait simplement prendre plus fermement conscience que les plantes commu-
niquent, tout comme nous autres humains. Seulement elles ne le font pas avec
des sons, bien que certains chercheurs aient constaté que les arbres émettent
beaucoup de sons que nous n’entendons pas.8
Or ce que l’on observe, bien loin d’une réflexion du type de celle que
propose Bimbenet, c’est une extension récente de la commensurabilité des
langages humains/animaux aux plantes. On notera ainsi dans les exemples
8 « Ce que les arbres ont à nous dire », Courrier international, 19 décembre 2019, p. 34-36.
149
JAMES C O S TA E T N O É MIE MA RIGN IE R
Enjeux diplomatiques
150
LA N GA G E E T M AT É R I A L I T É S VI VA N T E S
9 « To be fair, it is not easy to convey to people heavily invested in Euro-American conceptions of dead
matter what it means to live in a world where trees ruminate, baskets talk, ancestral spirits inhabit
palisade fortifications, elk decide whether to offer themselves to the hunter, and so forth, much less a
world in which radioactive isotopes and polyamide resin pellets have their way with people. »
151
JAMES C O S TA E T N O É MIE MA RIGN IE R
10 « Meanwhile, we have to rely on what the anthropologist says the Runa say about nonhuman semiosis
that, after all, is barely one step removed from what Kohn criticizes in the traditional anthropolo-
gical accounts of the relationships between humans and nonhumans. When Kohn was asked by the
Runa to sleep face up so that a prowling jaguar may eventually see him as a being capable of facing
back, and thus spare his life, he had to trust his hosts that they were right and be confident that the
way in which they thought that jaguars are seeing humans was relevant to his life in the forest. »
152
LA N GA G E E T M AT É R I A L I T É S VI VA N T E S
sens, que nous n’aurons jamais directement accès à ce sens, mais que, s’il se
trouve des êtres (humains ou non) pour interpréter la circulation de signes
dans l’interaction, nous avons bien affaire à des formes de communication
interspécifique. Les enjeux sont de taille, puisqu’ils supposent l’une de ces
deux conditions : soit l’abandon des postulats de la modernité, qui fondent
la communauté politique sur la participation d’êtres rationnels et capables
de mobiliser un langage décontextualisé, neutre ou « de nulle part » (Gal et
Woolard, 1995) ; soit la transition vers une ontologie non naturaliste.
Perspectives
Une telle approche nous oblige d’une part à nous focaliser sur l’échange
plutôt que sur le médium, et d’autre part à renoncer à tout universel en
termes de communication. Ainsi la communication interspécifique
n’existe pas ; il n’existe que des arrangements situés, fruits de négociations
entre espèces, humains compris, qui s’interprètent au prisme des univers
11 « It is rather that it is not linguistics, but ethnography – not language, but communication – which
must provide the frame of reference within which the place of language in culture and society is to be
described. The boundaries of the community within which communication is possible ; the bounda-
ries of the situations within which communication occurs ; the means and purposes and patterns of
selection, their structure and hierarchy, that constitute the communicative economy of a group, are
conditioned, to be sure, by properties of the linguistic codes within the group, but are not controlled
by them. »
153
JAMES C O S TA E T N O É MIE MA RIGN IE R
154
LA N GA G E E T M AT É R I A L I T É S VI VA N T E S
155
JAMES C O S TA E T N O É MIE MA RIGN IE R
Dans cette contribution, nous avons voulu voir comment les sciences du
langage pouvaient participer à une discussion plus large autour de collectifs
auxquels participent des humains comme des non-humains. Ces collec-
tifs existent déjà, même si nous continuons à fonctionner politiquement
comme si société et nature étaient des entités distinctes : les crises environ-
nementales et climatiques font d’ores et déjà des non-humains des entités,
sinon des actants, d’un point de vue politique. Or, une théorie du politique
suppose une réflexion sur les modes d’engagement et d’interaction, et donc
sur le langage. Si les sciences du langage ont peu participé à ces discus-
sions, nous espérons avoir montré qu’elles fournissaient certains éléments
pour penser le monde actuel au-delà d’une invocation d’une nature uni-
versellement communi(c)ante. Pour ce faire, la contribution majeure des
approches scientifiques du langage est probablement, d’une part, l’injonc-
tion à rejeter un modèle classique du langage, dans lequel le sens est réduit à
de l’information et la communication à un transfert d’information entre un
être et un autre ; et, d’autre part, le renoncement à des concepts comme « la
communication animale/végétale » pour accepter qu’il n’y a d’interactions
que situées entre des individus d’espèces dont les compétences interaction-
nelles sont souvent incommensurables.
Bibliographie
156
LA N GA G E E T M AT É R I A L I T É S VI VA N T E S
Hallowell Alfred I., 1968, « Ojibwa ontology, behavior and world view », Culture in
History, S. Diamond éd., New York, Columbia University Press, p. 17-49.
Harris Roy, 1980, The Language-Makers, Ithaca, Cornell University Press.
Hauser Mark D., 1998, The Evolution of Communication, Cambridge (MA), MIT Press.
Heams Thomas, 2020, « Ne pas être vivant, le devenir » [en ligne], AOC Media, [URL :
aoc.media/opinion/2020/08/26/ne-pas-etre-vivant-le-devenir-2/].
Hymes Dell, 1964, « Introduction : Towards ethnographies of communication », American
Anthropologist, vol. 66, no 6, p. 134.
Ingold Tim, 2018, Marcher avec les dragons, Paris, Le Seuil.
Keller Evelyn Fox, 2002, Making Sense of Life : Explaining Biological Development with
Models, Metaphors, and Machines, Londres, Harvard University Press.
Kohn Eduardo, 2013, How Forests Think : Toward an Anthropology Beyond the Human,
Berkeley, University of California Press (Comment pensent les forêts. Vers une anthro-
pologie au-delà de l’humain, Bruxelles, Zones sensibles, 2017).
Lakoff George et Johnson Mark L., 1981, Metaphors We Live By, Chicago, University
of Chicago Press.
Latour Bruno, 2018 [1994], « Esquisse d’un Parlement des choses », Écologie & Politique,
no 56, p. 47-64, [DOI : 10.3917/ecopo1.056.0047].
Mancuso Stefano et Viola Alessandra, 2018, L’intelligence des plantes, Paris, Le livre de
poche.
Mondémé Chloé, 2018, « Comment parle-t-on aux animaux ? Formes et effets prag-
matiques de l’adresse aux animaux de compagnie », Langage et société, vol. 163 no 1,
p. 77-99, [DOI : 10.3917/ls.163.0077].
— 2020, « Une linguistique au-delà de l’humain ? Les vertus heuristiques de la sémiosis
inter-espèce » [en ligne], Itinéraires. Littérature, textes, cultures, no 2, [DOI : 10.4000/
itineraires.8453].
Morizot Baptiste, 2017, « Nouvelles alliances avec la terre. Une cohabitation diploma-
tique avec le vivant », Tracés, no 33, p. 73-96, [DOI : 10.4000/traces.7001].
Paveau Marie-Anne, 2018, « Pour une postlinguistique 2. Écouter les forêts penser, pro-
vincialiser la linguistique » [en ligne], carnet de recherche La pensée du discours,
[URL : penseedudiscours.hypotheses.org/15463].
Paveau Marie-Anne et Ruchon Catherine, 2020, « La linguistique et le langage animal.
Résistances, décentrements, propositions » [en ligne], Itinéraires. Littérature, textes,
cultures, no 2. [DOI : 10.4000/itineraires.8202].
Stone Christopher, 1972, « Should trees have standing ? Toward legal rights for natural
objects », Southern California Law Review, no 45, p. 330-351, [DOI : 10.2307/1297132].
Viveiros de Castro Eduardo, 2009, Métaphysiques cannibales, Paris, Presses universi-
taires de France.
Winkin Yves, 2001, Anthropologie de la communication. De la théorie au terrain, Paris,
Le Seuil.
157