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Tracés.

Revue de Sciences humaines 


40 | 2021
Matières vivantes

Note de recherche sur la place du langage dans


l’appréhension des matérialités vivantes : comment
discuter avec la linguistique ?
Language and the understanding of living materialities: How to argue with
linguistics? A research note

James Costa et Noémie Marignier

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/traces/12380
ISSN : 1963-1812

Éditeur
ENS Éditions

Édition imprimée
Date de publication : 15 juin 2021
Pagination : 143-157
ISSN : 1763-0061

Ce document vous est offert par Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Référence électronique
James Costa et Noémie Marignier, « Note de recherche sur la place du langage dans l’appréhension
des matérialités vivantes : comment discuter avec la linguistique ? », Tracés. Revue de Sciences
humaines [En ligne], 40 | 2021, mis en ligne le 03 février 2022, consulté le 04 février 2022. URL : http://
journals.openedition.org/traces/12380

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d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.
Note de recherche sur la place
du langage dans l’appréhension
des matérialités vivantes : comment
discuter avec la linguistique ?
JAME S C O STA
NOÉM I E MARI G NI ER

Cette note de recherche1 vise à partager nos pistes de réflexion sur la


manière dont la linguistique peut entretenir un dialogue avec les autres
sciences (sciences de la vie et sciences humaines) en ce qui concerne la prise
en compte des matérialités vivantes au regard de leurs facultés de commu-
nication et de transmission de sens. Plus précisément, notre contribution
cherche à interroger les diverses manières dont sont pris en compte le lan-
gage et la communication dans la tendance récente à animer toutes sortes
de matérialités (des molécules aux plantes en passant par les champignons
et les virus), et à se demander comment les sciences du langage peuvent
se joindre à ces débats. Cette réflexion prend place dans un contexte où
est remise en cause la division traditionnelle des sciences en « sciences
de la nature » d’un côté et « sciences de la société » de l’autre depuis l’an-
thropologie (on pense aux travaux de Philippe Descola) ou depuis la
biologie. Ce renouveau de la recherche s’inscrit dans une réflexion sur
un monde décrit comme en crises (crise climatique, effondrement de la
biodiversité, inégalités croissantes, guerres pour les ressources telles que
l’eau, etc.). Si ces questions sont extrêmement fertiles, il nous paraît à la
fois étrange et intéressant que les sciences du langage s’en tiennent dans
une large mesure à l’écart. Cela nous semble d’autant plus dommageable
que nombre de recherches tant en sciences sociales qu’en sciences de la
nature mobilisent des travaux sur le langage, sur la communication, et

1 Cette note de recherche s’inscrit dans un travail de terrain (pour l’instant suspendu) que nous
avons mené sur la production du vin naturel auprès de vignerons dans la Drôme, en cherchant
à comprendre comment différentes entités participent à la production de sens communs et for-
ment un groupe au sein d’une exploitation viticole. Elle s’inspire de nos réflexions sur l’aspect
marginal de ces questions en sciences du langage, et des difficultés à appréhender le langage
quand il s’agit de l’animation des matières vivantes en sciences sociales.

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plus généralement sur les interactions. Or, ces études sont sous-tendues
par des théories sur le langage, qui, faute d’être explicitées, nous semblent
souvent trop simples pour rendre compte de la complexité des échanges,
des interactions, et des relations sur terre. Nous partons donc du double
constat que, d’un côté, sont attribués aux entités non humaines la parole /
le langage / des facultés communicatives sans réelle conceptualisation de
ces termes ; de l’autre, que si tout mode de relation (entre humains, entre
humains et non-humains) implique une théorie sous-jacente du langage
et des moyens de communication utilisés, les réflexions actuelles sur ces
sujets éludent largement ces questions. C’est à l’intersection de ces espaces
que cette contribution se place.
Pour questionner la place donnée au langage (et à la communication)
dans les travaux s’intéressant aux facultés communicatives de matérialités
vivantes, notre approche sera celle des sciences du langage, et plus spéci-
fiquement de l’analyse du discours et de l’anthropologie linguistique, dis-
ciplines qui tentent (parmi d’autres) de conceptualiser le langage comme
une pratique sociale, située, matérielle, relationnelle et interactionnelle.
Nos observations sur cette nature parlante porteront principalement sur des
travaux destinés au grand public, dans la vulgarisation scientifique notam-
ment, mais également dans des prises de parole et ouvrages de chercheurs et
chercheuses. Ce sont ces énoncés, dans leur hétérogénéité, que nous aime-
rions discuter, car il nous semble significatif que le langage prenne une telle
importance lorsqu’il est question des matérialités vivantes, sans pour autant
être réellement problématisé, comme nous le verrons plus bas. Par maté-
rialités vivantes, nous entendons ici toutes les entités dont l’étude est tra-
ditionnellement laissée aux sciences de la nature, et à qui la faculté de lan-
gage, sinon de communication, est normalement et classiquement déniée
(Harris, 1980) : organismes animaux ou végétaux, mais aussi virus, bacté-
ries, et, au-delà, les gènes, protéines, molécules, etc. La faculté de commu-
nication entre espèces, surtout au-delà des « espèces compagnes » (Haraway,
2019), est quant à elle étudiée depuis peu et reste sous-problématisée. Il nous
intéresse moins de questionner les facultés de ces entités à transmettre du
sens (qui est variable selon les entités considérées, plus ou moins proche de
ce qu’on pourrait appeler langage) que la manière dont des facultés de com-
munication leur sont attribuées par les différents acteurs (journalistes, cher-
cheurs…)2 – même s’il n’est pas toujours aisé de séparer les deux domaines.

2 Il faudrait également mener une critique sur la manière dont les sciences du langage abordent
les matérialités vivantes : on peut effectivement leur reprocher une approche souvent trop
logocentrée (Paveau et Ruchon, 2020), trop focalisée sur la communication humaine, ce qui
ne permet pas forcément un dialogue avec les autres sciences (notamment de la nature) ou une

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Nous présenterons les problèmes que cela pose à la fois à cause du


modèle linguistique mobilisé et à cause de son utilisation ; nous aborderons
ensuite les difficultés à intégrer une perspective linguistique dans une prise
en compte de la communication des vivants ; nous finirons par présenter
quelques perspectives sur la communication au-delà de l’humain qui nous
semblent fertiles.

Les limites du modèle émetteur-message-récepteur

Si la linguistique s’occupe peu de la question de la communication non


humaine, d’autres sciences s’emparent de certains outils de cette discipline
pour traiter de communication animale, végétale, ou interspécifique. Or,
un problème que nous voyons émerger dans ces travaux qui attribuent aux
non-humains des facultés langagières ou communicationnelles est celui de la
définition même du langage ou du signe, qui nous semble parfois très limitée.
Ces travaux, notamment issus de la biologie, se dotent souvent d’un
concept de communication dit « télégraphique » (Winkin, 2001) qui réduit
l’acte communicatif à un émetteur, un récepteur et un message (voir aussi
Hauser, 1998). Cette approche reprend en cela le schéma de la communi-
cation verbale de Saussure datant du début du xxe siècle (mais s’appuyant
en réalité sur des modèles beaucoup plus anciens). Or, si ce modèle a eu
une importance considérable en linguistique, il peut également être criti-
qué pour l’absence de prise en compte de nombre d’éléments participant
de la production du sens dans les interactions humaines (multimodalités,
proxémique, kinésique, interactions, rapports de force par exemple). Le
recours au schéma de Saussure charrie souvent la conception d’un langage
fonctionnant comme un code et réduisant la communication à un transfert
d’informations. C’est ignorer une grande part de ce qui fait la complexité
du langage humain, notamment l’ambiguïté et la polysémie, la réflexivité,
outre les idéologies et les contraintes sociolinguistiques qui façonnent les
usages déjà mentionnés.
La conception télégraphique de la communication restant dominante
en Europe, il n’est pas surprenant de la retrouver dans les travaux actuels
sur les matérialités vivantes dès lors qu’une faculté de communication leur
est prêtée. On en trouve un exemple chez Stefano Mancuso et Alessandra

pensée des collectifs intra- et inter-espèces. Mais dans cet article, c’est l’autre aspect qui nous
intéresse : les concepts de langage développés pour appréhender les matérialités vivantes nous
semblent parfois trop simples, peu riches et amènent par des raccourcis à dire que « ça parle ».

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Viola3 (2018) qui estiment pourtant que le terme de communication est


souvent mal défini. Or en définissant ces processus, ils retombent dans des
termes très classiques : il s’agit selon eux d’une transmission d’informa-
tions qui « requiert donc trois éléments : un message, quelqu’un qui l’ex-
pédie et quelqu’un qui le reçoit » (p. 125), définition ensuite étendue à la
circulation d’information entre différentes parties du corps (comme le cri
poussé lorsqu’on se cogne le pied). Cette conception télégraphique de la
communication repose sur une conception de la circulation d’information
de A à B, sans que soit prise en compte la complexité de l’interaction – ni
la matérialité des corps ni les situations concrètes de communication. Il
est significatif que l’ouvrage récent du physicien Paul Davies (2019), salué
comme novateur sur les origines de la vie, défende l’hypothèse suivante :
« VIE = MATIÈRE + INFORMATION », glosé ainsi : « Ce qui sépare la
vie de l’absence de vie, c’est l’information »4 (p. 24, majuscules et italiques
dans l’original). L’information, dans ce contexte, serait donc séparable de
la matérialité, de la forme et de la relation. Davies file la métaphore (si c’en
est une) linguistique à partir de là, générant une confusion entre les termes,
mêlant signes, signaux, communication, information, et répliquant in fine
le modèle de la machine :
Aujourd’hui, la conception informationnelle de la vie a imprégné tous les
aspects de la science. Les biologistes disent que les gènes […] contiennent des
« instructions codées » qui sont « transcrites » et « traduites ». À l’échelle des tis-
sus, des molécules de « signalisation » communiquent des informations entre
cellules voisines ; d’autres molécules circulent dans le sang et envoient des
signaux entre organes. Même les cellules isolées recueillent des informations
sur leur environnement, les traitent en interne et réagissent en conséquence.5
(Davies, 2019, p. 25)

Le problème posé par une telle conception de la communication a bien


été expliqué par l’anthropologue Tim Ingold (à propos du domaine de la
génétique) :
Pour expliquer cet encodage, les généticiens ont souvent recours au langage de
la théorie de l’information. Le génome, disent-ils, porte un message qui, gros-
sièrement traduit, signifie « construit un organisme de tel ou tel type » – c’est-

3 Stefano Mancuso est botaniste à l’université de Florence. Alessandra Viola est journaliste.
4 « LIFE = MATTER + INFORMATION […] The thing that separates life from non-life is infor-
mation. »
5 « Today, the informational basis of life has permeated every aspect of science. Biologists say that genes
[…] contain “coded instructions” that are “transcribed” and “translated”. […] On the scale of tissues,
“signalling” molecules communicate information between neighbouring cells; other molecules circu-
late in the blood, sending signals between organs. Even single cells gather information about their
environment, process it internally and respond accordingly. » (Les traductions sont de notre fait.)

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à-dire conformément aux spécifications formelles du génotype. Mais en réalité,


la théorie de l’information telle qu’elle fut développée dans les années 1940 par
Norbert Wiener, John von Neumann et Claude Shannon, utilisa la notion d’in-
formation dans un sens très spécifique qui n’avait pas grand-chose à voir avec
la manière dont le terme fut généralement compris par la suite, à savoir comme
un contenu sémantique de messages transmis d’émetteurs à récepteurs. (Ingold,
2018, p. 74)

Pour Ingold, une telle conception du langage ne rend justice ni à la


complexité des matérialités biologiques ni à la complexité de la matière
linguistique.
On observe donc des facultés de communication (voire de langage) qui
peuvent être attribuées largement, et cela se fait au prix d’une méconnais-
sance des travaux actuels dans les approches sociales du langage (anthropo-
logie linguistique, analyse de discours, sociolinguistique interactionnelle,
analyse conversationnelle par exemple).

Le langage comme métaphore et comme argument

Au-delà de cette réduction de la communication au triptyque saussurien,


on peut s’intéresser à la manière dont la faculté de langage est attribuée
à des entités – c’est-à-dire à la manière dont les interactions de certaines
matérialités vivantes (entre espèces ou molécules ou encore au sein des
membres d’une même espèce) sont envisagées comme un « parler » ou un
« communiquer », notamment dans des travaux de vulgarisation scienti-
fique de chercheurs et chercheuses. Par exemple, et de manière particuliè-
rement spectaculaire, dans cette communication de l’écologue canadienne
Suzanne Simard6 :
Et je me suis demandé si le sapin de Douglas pouvait reconnaître ses propres
parents, comme une maman grizzly et son petit ? Nous avons donc entrepris
une expérience : nous avons fait pousser des arbres mères avec des arbres appa-
rentés et des semis étrangers / et il s’est avéré qu’ils reconnaissent leurs parents /
les arbres mères colonisent leurs parents avec de plus grands réseaux mycorhi-
ziens ; ils leur envoient plus de carbone sous terre ; ils réduisent même la concur-
rence de leurs propres racines pour faire de la place / aux enfants / lorsque les
arbres mères sont blessés ou mourants, ils envoient également des messages /

6 La conférence TED (conférences diffusées en ligne par la fondation américaine à but non lucratif
The Sapling Foundation) intitulée « How Trees Talk to Each Other » (2016), dont est extrait le
passage cité ici, a été vue près de 4,5 millions de fois : [URL : ted.com/talks/suzanne_simard_
how_trees_talk_to_each_other]. Les barres obliques / représentent des pauses dans la parole,
les majuscules une voix plus forte.

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de la sagesse à la génération suivante / nous avons donc utilisé le traçage isoto-


pique pour suivre le carbone se déplaçant d’un arbre mère blessé le long de son
tronc dans le réseau mycorhizien et dans ses semis voisins / pas seulement du
carbone mais aussi des signaux de défense et ces deux composés ont augmenté
la résistance de ces semis aux stress futurs / donc les arbres PARLENT / [rires,
applaudissements].7

Dans ce TEDTalk, le thème de la communication entre plantes est


mobilisé pour sensibiliser le grand public aux enjeux de la déforestation
– stratégie payante comme l’indiquent les rires et les applaudissements.
Cette attribution du langage, pour parler de certaines interactions rela-
tives aux plantes, aux champignons, aux molécules, ou encore aux infra-
vies (Heams, 2020), est bien sûr en partie métaphorique. Il faut noter qu’il
s’agit de décrire des phénomènes particulièrement complexes, parfois à des-
tination du grand public dans les travaux de vulgarisation : le recours à des
métaphores langagières paraît ici avoir une fonction didactique, ou encore
viser à faire adhérer le public à la cause défendue. Par ailleurs, la présence
de métaphores dans le discours scientifique ou ordinaire est un phénomène
banal (Keller, 2002 ; Lakoff et Johnson, 1981) ; on peut néanmoins s’interro-
ger sur leur portée et leur fonctionnement. En effet, cette anthropomorphi-
sation de la communication des matérialités vivantes a un statut peu clair.
Par exemple, en ce qui concerne les champignons et les arbres, on peut lire
dans un numéro de Courrier international de 2019, qui comporte un dossier
intitulé « Ce que les arbres ont à nous dire », une interview avec Suzanne
Simard (b) mais également un compte rendu intitulé « Sont-ils de droite ou
de gauche ? » (a) :
(a) Les études montrent également que le mycélium permet aux arbres de
communiquer entre eux. « On comprend de mieux en mieux que si les arbres
peuvent partager des ressources, c’est parce qu’ils sont connectés par cet “Inter-
net des forêts” et qu’ils peuvent aussi envoyer des signaux d’alerte pour préve-
nir d’autres plantes et arbres et les appeler à renforcer leurs défenses contre un
insecte en particulier », explique Macfarlane. […]
(b) Tous les végétaux et animaux perçoivent ces signaux, et ils changent leur
comportement en conséquence. Aborder ce fait de façon scientifique nous

7 « And I wondered could Douglas fir recognise its own kin? like mama grizzly and her cub? so we set
about an experiment we grew mother trees with kin and stranger seedlings / and it turns out they
do recognise their kin / mother trees colonise their kin with bigger mycorrhizal networks they send
them more carbon below ground they even reduce their own root competition to make elbow room /
for their kids / when mother trees are injured or dying they also send messages / wisdom on to the
next generation of seedlings / so we’ve used isotope tracing to trace carbon moving from an injured
mother tree down her trunk into the mycorrhizal network and into her neighbouring seedlings / not
only carbon but also defence signals and these two compounds have increased the resistance of those
seedlings to future stresses / so trees TALK / »

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fait simplement prendre plus fermement conscience que les plantes commu-
niquent, tout comme nous autres humains. Seulement elles ne le font pas avec
des sons, bien que certains chercheurs aient constaté que les arbres émettent
beaucoup de sons que nous n’entendons pas.8

À partir de l’identification de signaux chimiques à des mots, les auteurs


peuvent arguer de l’existence de comportements, de liens sociaux, et au
final d’intelligence. En d’autres termes, la métaphore de la communication
est très largement filée jusqu’à inclure la pensée. Si effectivement les mots
manquent pour évoquer et expliquer les interactions dans le monde vivant,
il semble que le recours à la métaphore langagière/communicationnelle
charrie beaucoup plus qu’une simple image didactique du fonctionnement
des organismes vivants, et amène à anthropomorphiser de manière un peu
« sauvage » les plantes.
Au-delà de cet aspect didactique problématique, il semble également
dans ces extraits que l’intérêt qu’on peut porter à la complexité des plantes,
champignons et autres ne s’obtient qu’au prix d’une comparaison et donc
d’un rapprochement avec l’humain, ce qui n’est pas sans poser de difficul-
tés. On peut en effet se demander en quoi la proximité avec l’humain est
nécessaire pour considérer la valeur des entités concernées, et leur com-
plexité. Cette remarque rejoint le propos du philosophe Étienne Bimbenet :
Nous n’avons pas besoin de faire les animaux à notre image, nous n’avons pas
besoin de nous bercer d’illusions à leur sujet, en les enrôlant par exemple dans
une croisade postmoderne attendue (« l’espèce humaine est une espèce comme
les autres et toutes les espèces sont différentes »), pour pacifier enfin nos rela-
tions avec eux. (Bimbenet, 2017, p. 25)

La question soulevée ici est celle de la commensurabilité et de la diffi-


culté à ne pas prendre l’espèce humaine comme la mesure de toute chose,
une difficulté qui s’applique particulièrement au langage :
Un tel anthropomorphisme a tout à gagner à s’officialiser, ou à cesser de se subir
inconsciemment : ce n’est pas que nous avons pour nous toutes les capacités lin-
guistiques, et que les animaux n’en ont que ce qu’ils peuvent avoir ; c’est plutôt
que le langage humain, qui n’est rien d’absolu ou de nécessaire, est en fait le seul
moyen de comparaison que nous avons à notre disposition pour comprendre
les différents codes animaux. (Bimbenet, 2011, p. 275-276)

Or ce que l’on observe, bien loin d’une réflexion du type de celle que
propose Bimbenet, c’est une extension récente de la commensurabilité des
langages humains/animaux aux plantes. On notera ainsi dans les exemples

8 « Ce que les arbres ont à nous dire », Courrier international, 19 décembre 2019, p. 34-36.

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donnés plus haut que l’équation communication = langage = conscience


qu’on observe dans les travaux sur la communication végétale tend à anthro-
pomorphiser les plantes. Pour la philosophe Florence Burgat (2020), cette
équation a conduit à mettre sur le même plan les végétaux et les animaux,
la conséquence (ou l’objectif ) étant une minimisation des discours sur la
souffrance animale. La faculté de langage serait donc ambivalente : alors
que l’avancée des travaux sur les animaux, en les rapprochant des humains
(notamment en prouvant l’existence de sensibilité et de souffrance), légiti-
mait certains droits juridiques, le fait que les plantes communiquent, et donc
manifestent une forme de conscience, et donc de souffrance potentielle, per-
mettrait de casser la logique d’attribution de droits aux seuls animaux.

Enjeux diplomatiques

Si les questions soulevées jusqu’ici mettent en évidence la difficulté de


réduire la communication au langage, et la nécessité d’avoir recours à des
métaphores langagières pour parler de communication non humaine, une
sous-problématisation des questions de communication est également dis-
cutable lorsqu’il s’agit de penser l’organisation d’une société dans laquelle
« tout parle ». Ainsi, à l’inverse des travaux cités précédemment, il nous
semble tout aussi intéressant d’examiner des domaines dans lesquels le lan-
gage n’est pas thématisé en tant que tel, mais qui reposent sur des présuppo-
sés quant au fonctionnement du langage et de la communication.
Notre propos n’est pas de réserver le pré carré de la complexité com-
municative aux seuls humains ni de réduire plantes, champignons, bacté-
ries, etc. à de simples ressources pour les autres espèces. Au contraire, nous
nous intéressons tout particulièrement aux recherches sur les interactions
interspécifiques : il nous semble tout à fait pertinent, y compris du point de
vue des sciences du langage, de considérer comment des entités naturelles
développent des facultés sémiotiques et interactionnelles complexes. Ces
questions sont problématisées dans certaines démarches d’anthropologie
au-delà de l’humain (par exemple, Viveiros de Castro, 2009) ; pour autant,
dans ces travaux, il nous semble parfois que la question du langage, si elle
peut poindre, est souvent contournée et déviée – ou encore renvoyée à un
travail ethnographique dans des espaces animistes où la question se pose de
manière différente.
En effet, dans des travaux récents, une insistance particulière se fait non
seulement sur la capacité des matérialités vivantes à communiquer, mais
aussi sur leur participation aux sociétés humaines en tant qu’êtres poli-

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tiques, ou tout du moins en tant qu’actants. Cet être politique se manifes-


terait par la participation à divers conflits : pour le territoire, pour la nour-
riture, pour l’existence. Dans un article intitulé « Esquisse d’un Parlement
des choses », Bruno Latour écrit :
Le plus étonnant, pour le politique, vient de ne plus y retrouver le conflit
dénonciateur qui en faisait jusqu’ici le ressort. Les conflits demeurent, et se
multiplient au contraire puisqu’ils s’étendent à toute la classe d’êtres prise en
charge jusqu’ici par les sciences. (Latour, 2018, p. 58)

Ce Parlement reste cependant « moderne », c’est-à-dire restreint à une


faculté de débat réservée aux humains, dans le sens où il doit recourir à des
représentants humains comme porte-paroles des non-humains. En d’autres
termes, dans la perspective de Latour, les matérialités ont certes une capa-
cité d’action, mais n’ont pas d’expressivité propre.
Baptiste Morizot (2017), autre figure philosophique et médiatique du
tournant non humain en sciences sociales, parle quant à lui de « diplo-
matie interespèces » : cette terminologie présente l’avantage de casser une
approche en termes de collectifs qui ne seraient composés que d’humains.
Elle pose cependant d’autres problèmes, et avant tout celui des moyens de
la diplomatie, car toute théorie de la diplomatie est avant tout une théo-
rie du langage et de la communication. Or, cette question reste elliptique
chez Morizot comme chez les autres penseurs de cette question (Stengers,
Despret, Haraway…).
Si la question du langage achoppe sur celle de la diplomatie, et vice versa,
c’est bien parce qu’elle est à la fois centrale et potentiellement impensable.
Considérer qu’un collectif est constitué de non-humains autant que d’hu-
mains nécessite de repenser toute son organisation, tous les rapports entre les
êtres, leurs modes d’engagement dans l’interaction, et la légitimité d’action
et d’expression des différents êtres, ce qui est un travail ontologique considé-
rable. Ainsi, comme l’écrit l’anthropologue américaine Kath Weston :
Pour être honnête, il n’est pas facile de faire comprendre à des personnes for-
tement investies dans les conceptions euro-américaines de la matière comme
morte ce que signifie vivre dans un monde où les arbres ruminent, les paniers
parlent, les esprits ancestraux habitent les fortifications des palissades, les élans
décident de s’offrir ou non au chasseur, et ainsi de suite, et encore moins dans
un monde où les isotopes radioactifs et les boulettes de résine polyamide s’at-
taquent aux gens.9 (Weston, 2017, p. 25)

9 « To be fair, it is not easy to convey to people heavily invested in Euro-American conceptions of dead
matter what it means to live in a world where trees ruminate, baskets talk, ancestral spirits inhabit
palisade fortifications, elk decide whether to offer themselves to the hunter, and so forth, much less a
world in which radioactive isotopes and polyamide resin pellets have their way with people. »

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Comment prendre en compte tout en même temps la production de


sens par d’autres espèces comme un fait positif, décontextualisable, mesu-
rable et évaluable, et leurs modes d’interprétation par les humains, géné-
ralement renvoyés au domaine de la croyance ? Cette question est posée
notamment par Descola lorsqu’il commente How Forests Think (Comment
pensent les forêts) d’Eduardo Kohn :
En attendant, nous devons nous fier à ce que l’anthropologue dit que les Runa
disent de la sémiose non humaine qui, après tout, n’est guère éloignée de ce
que Kohn critique dans les récits anthropologiques traditionnels des relations
entre humains et non-humains. Lorsque les Runa ont demandé à Kohn de
dormir le visage tourné vers le haut afin qu’un jaguar rôdeur puisse éventuel-
lement le voir comme un être capable de faire face, et ainsi lui épargner la vie,
il a dû faire confiance à ses hôtes et être certain que la façon dont ils pensaient
que les jaguars voyaient les humains était pertinente pour sa vie dans la forêt.10
(Descola, 2014, p. 272)

Ce faisant, Descola renvoie le travail de Kohn au domaine de l’an-


thropologie culturelle : son analyse ne nous donnerait accès qu’à la seule
croyance runa sur la communication, pas à une communication inter-
espèces évaluable du point de vue de la biologie.
La question que soulève Weston met en cause la place des humains
dans un système de relations plus large. Qui parle, lorsque l’on traite de la
manière dont agissent les pumas ? S’agit-il de ce que disent les pumas, ou
de ce que les Runa disent des pumas ? Cette question est cruciale en Ama-
zonie, mais elle l’est tout autant en Europe dans un système juridique qui
repose sur un régime linguistique de la preuve et de la démonstration. En
d’autres termes, s’il est question de donner une personnalité juridique à des
arbres (Stone, 1972), comment s’exprimeront-ils ? Ces travaux nous invitent
à déplacer notre regard et à nous demander (ce) qui fait collectif, comment
les êtres interagissent, comment d’autres modes d’interactions que les inte-
ractions linguistiques sont possibles. Pour autant, ils décrivent pour la plu-
part des sociétés animistes et non pas naturalistes (Descola, 2005). Or, la
question qui se pose à notre avis est aussi celle de la place du langage dans
les sociétés non animistes.
Néanmoins, ces approches sont intéressantes et fertiles en ce qu’elles
s’appuient sur l’idée que les non-humains produisent nécessairement du

10 « Meanwhile, we have to rely on what the anthropologist says the Runa say about nonhuman semiosis
that, after all, is barely one step removed from what Kohn criticizes in the traditional anthropolo-
gical accounts of the relationships between humans and nonhumans. When Kohn was asked by the
Runa to sleep face up so that a prowling jaguar may eventually see him as a being capable of facing
back, and thus spare his life, he had to trust his hosts that they were right and be confident that the
way in which they thought that jaguars are seeing humans was relevant to his life in the forest. »

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sens, que nous n’aurons jamais directement accès à ce sens, mais que, s’il se
trouve des êtres (humains ou non) pour interpréter la circulation de signes
dans l’interaction, nous avons bien affaire à des formes de communication
interspécifique. Les enjeux sont de taille, puisqu’ils supposent l’une de ces
deux conditions : soit l’abandon des postulats de la modernité, qui fondent
la communauté politique sur la participation d’êtres rationnels et capables
de mobiliser un langage décontextualisé, neutre ou « de nulle part » (Gal et
Woolard, 1995) ; soit la transition vers une ontologie non naturaliste.

Perspectives

Sans prétendre résoudre les problèmes posés précédemment, nous aime-


rions dans cette dernière partie présenter quelques perspectives qui nous
semblent offrir des pistes fructueuses pour rendre compte des interac-
tions des matérialités vivantes ou des différentes espèces en se référant aux
sciences du langage.
La perspective la plus évidente est peut-être ethnographique, et étend
aux matérialités vivantes l’injonction de Dell Hymes à l’origine de l’ethno-
graphie de la communication :
C’est plutôt que ce n’est pas la linguistique, mais l’ethnographie – pas la langue,
mais la communication – qui doit fournir le cadre de référence dans lequel la
place de la langue dans la culture et la société doit être décrite. Les limites de la
communauté au sein de laquelle la communication est possible, les limites des
situations dans lesquelles la communication se produit, les moyens, les buts et
les modèles de sélection, leur structure et leur hiérarchie, qui constituent l’éco-
nomie de la communication d’un groupe, sont conditionnés, bien sûr, par les
propriétés des codes linguistiques au sein du groupe, mais ne sont pas contrôlés
par eux.11 (Hymes, 1964, p. 3)

Une telle approche nous oblige d’une part à nous focaliser sur l’échange
plutôt que sur le médium, et d’autre part à renoncer à tout universel en
termes de communication. Ainsi la communication interspécifique
n’existe pas ; il n’existe que des arrangements situés, fruits de négociations
entre espèces, humains compris, qui s’interprètent au prisme des univers

11 « It is rather that it is not linguistics, but ethnography – not language, but communication – which
must provide the frame of reference within which the place of language in culture and society is to be
described. The boundaries of the community within which communication is possible ; the bounda-
ries of the situations within which communication occurs ; the means and purposes and patterns of
selection, their structure and hierarchy, that constitute the communicative economy of a group, are
conditioned, to be sure, by properties of the linguistic codes within the group, but are not controlled
by them. »

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JAMES C O S TA E T N O É MIE MA RIGN IE R

sémiotiques dans lesquels ils évoluent, que ceux-ci soient culturellement


organisés ou non. Il en résulte que la compréhension de communications
interspécifiques nécessite le développement de travaux ethnographiques
menés dans les lieux où ces interactions se produisent, avant que n’en soient
tirés des principes généraux.
Ainsi, dans cette lignée, il faut mentionner plus précisément le travail
de Kohn déjà évoqué précédemment. How Forests Think (2013) invite au
dépassement du concept de langage dans notre appréhension de la repré-
sentation. Kohn estime que le langage en tant que socle de la représentation
est, en anthropologie comme en linguistique, le modèle sur lequel repose
l’édifice de la science moderne. Or, cela impliquerait de ne traiter comme
représentations que les seules productions dépendant du langage comme le
conçoivent les humains, c’est-à-dire comme une forme de communication
reposant sur la convention (le symbole au sens du philosophe américain
Charles S. Peirce) : le mot chat ne désigne un petit mammifère domestique
poilu que par convention, et celle-ci est doublement arbitraire du point
de vue de la référentialité comme de la place des éléments dans le système
linguistique. Pour Kohn, qui s’appuie justement sur une sémiotique inspi-
rée de Peirce, il existe d’autres modes de production du sens, notamment
iconique (par ressemblance) ou indexical (par un lien de co-présence ou de
contiguïté, comme la fumée et le feu). How Forests Think constitue une pro-
position intéressante de généralisation de la capacité de production de sens
au-delà de l’humain, au-delà même d’un sens limité par une organisation
syntaxique, dans le cadre d’une anthropologie qui elle-même chercherait à
comprendre comment les assemblages dans lesquels les humains vivent sont
composés de non-humains tout autant, sinon davantage, que d’humains.
La perspective pansémiotique de Kohn, qui repose sur une certaine lecture
de Peirce et notamment sur sa proposition d’un univers tout entier impré-
gné de signes, permet de penser (et peut-être d’unifier, au moins de manière
hypothétique) un ensemble de travaux qui se développent depuis une
dizaine d’années, et qui visent à conférer à toutes sortes d’êtres une agenti-
vité et une capacité à communiquer, ou du moins à produire du sens. Par
ailleurs, elle met la question du signe et du sens au centre, ce qui implique
des choix philosophiques certes, mais permet au moins de penser la produc-
tion et la circulation du sens comme une faculté générale du vivant (voire
au-delà, comme dans le travail ethnographique d’Alfred J. Hallowell, 1968).
La seconde perspective qui nous semble devoir être mentionnée cherche
à appliquer une conception plus large (par exemple orchestrale) de la com-
munication à la communication animale, végétale ou interspécifique. On
peut ici penser aux travaux de Chloé Mondémé (2018, 2020) notamment.

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Cette dernière ne cherche pas à identifier ce qui ressemblerait à du langage


humain chez les chiens (son terrain de travail) ni ne postule une intercom-
préhension entre espèces, mais cherche plutôt à voir comment les interac-
tions des uns avec les autres ont du sens pour chaque espèce :
[L]es interactions interspécifiques ont ceci d’intéressant qu’elles sont bien sou-
vent relativement efficaces au sens pragmatique du terme, tout en étant, pour
une bonne part, émergentes et non dépendantes d’un « code » reposant sur des
règles grammaticales ou des principes éthogrammatiques. Kohn parle de fait
à ce sujet de « pidgins trans-espèces ». Les actions de l’humain font sens pour
l’animal ; les actions de l’animal font sens pour l’humain, et cette sémiose rudi-
mentaire sert de support pour des actions conjointes parfois extrêmement com-
plexes. (Mondémé, 2020, p. 2)
Les chiens produisent de la référence déictique, sans qu’aucune analogie ana-
tomique ne soit nécessaire avec la physiologie humaine (ils n’ont pas de bras et
d’index) ni qu’aucune certitude sur l’existence d’une attention conjointe – et
donc d’une théorie de l’esprit sous-jacente – n’ait besoin d’être postulée. Ce que
l’on peut dire en revanche, c’est que cela marche pragmatiquement dans l’hic et
nunc des situations. (Ibid., p. 10)

Dans ce cadre, considérer les non-humains comme de véritables actants


ne veut pas dire postuler une parole, mais considérer qu’il y a peut-être
discours avec, quand bien même il n’y aurait pas d’intercompréhension
langagière. Cela incite à intégrer les matérialités vivantes en considérant
qu’elles participent du sens, que les interactions dans lesquelles elles sont
impliquées produisent du sens – ce qui ne suppose pas forcément de les
faire parler. Dans cette lignée, il s’agirait de développer une approche de
la communication comme sémiosis, comme production et circulation de
sens. Il s’agirait alors d’étendre les frontières du domaine du sens. C’est par
exemple ce que propose la linguiste Marie-Anne Paveau :
Il s’agit […] d’une linguistique elle-même provincialisée, c’est-à-dire ouverte
sur d’autres centres qu’elle-même. Provincialiser la linguistique, c’est envisager
une étude du langage qui intègre d’autres manières de signifier que symbolique,
d’autres agents de signification que les humain.e.s (les objets, les animaux, la
nature) et d’autres disciplines que la linguistique. […] il faut étendre la concep-
tion du signe à l’icône et à l’indice, et ne plus la restreindre au symbole […] : le
sens porté par les formes langagières, et les références du monde, sans être du
même ordre, appartiennent au même monde, dans un continuum composite,
ce qui implique de compter les choses du monde, objets naturels et artefactuels,
et animaux non humains, comme des producteurs de sens. (Paveau, 2018)

Une telle position demande donc de rompre avec la linguistique, fût-


elle sociale, non seulement pour refuser tout énoncé décontextualisé, mais
aussi pour considérer le signe linguistique humain comme un type de signe,
historiquement privilégié certes, mais un parmi d’autres. Un tel renversement

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JAMES C O S TA E T N O É MIE MA RIGN IE R

suppose aussi de considérer que les non-humains sont également producteurs


de sens pour les inclure dans une économie générale du sens sur terre.
Ce serait du moins une première étape pour que la diplomatie évoquée
par Morizot puisse devenir plus qu’une simple métaphore.

Conclusion : sortir de l’impasse ?

Dans cette contribution, nous avons voulu voir comment les sciences du
langage pouvaient participer à une discussion plus large autour de collectifs
auxquels participent des humains comme des non-humains. Ces collec-
tifs existent déjà, même si nous continuons à fonctionner politiquement
comme si société et nature étaient des entités distinctes : les crises environ-
nementales et climatiques font d’ores et déjà des non-humains des entités,
sinon des actants, d’un point de vue politique. Or, une théorie du politique
suppose une réflexion sur les modes d’engagement et d’interaction, et donc
sur le langage. Si les sciences du langage ont peu participé à ces discus-
sions, nous espérons avoir montré qu’elles fournissaient certains éléments
pour penser le monde actuel au-delà d’une invocation d’une nature uni-
versellement communi(c)ante. Pour ce faire, la contribution majeure des
approches scientifiques du langage est probablement, d’une part, l’injonc-
tion à rejeter un modèle classique du langage, dans lequel le sens est réduit à
de l’information et la communication à un transfert d’information entre un
être et un autre ; et, d’autre part, le renoncement à des concepts comme « la
communication animale/végétale » pour accepter qu’il n’y a d’interactions
que situées entre des individus d’espèces dont les compétences interaction-
nelles sont souvent incommensurables.

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