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PHILOSOPHIE ET LANGAGE

Author(s): Paul Ricœur


Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger , Octobre-Décembre 1978, T.
168, No. 4, Le langage et l'homme (Octobre-Décembre 1978), pp. 449-463
Published by: Presses Universitaires de France

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/41092640

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PHILOSOPHIE ET LANGAGE

Quelle est, à l'égard du langage, la responsabilité de la ph


sophie ? La question est considérable. C'est pourquoi je la pr
serai ainsi : qu'est-ce que la philosophie a encore à dire, apr
linguistique, la théorie des communications, la logique, etc. ? P
sa forme même, la question implique que la philosophie a la tâc
- donc la responsabilité - de préserver un certain espace, no
seulement de le maintenir ouvert, mais de l'ouvrir. Et pourquo
Parce que le progrès même des sciences du langage que je vi
d'énumérer (sans en clore la liste) a pour contrepartie l'oub
la méconnaissance de certaines dimensions du langage qui so
précisément l'enjeu de la philosophie. Le but de cet essai est
reconnaître ces dimensions et, si l'on peut dire, de les redéployer
Pour anticiper sur la suite de ce développement, je dirai que
philosophie a pour tâche première de rouvrir le chemin du lan
vers la réalité, dans la mesure même où les sciences du lan
tendent à distendre, sinon à abolir, le lien entre le signe et la c
Sur cette tâche première se greffent deux tâches complémentai
rouvrir le chemin du langage vers le sujet vivant, vers la pers
concrète, dans la mesure où les sciences du langage privilég
aux dépens de la parole vive, les systèmes, les structures, les c
déliés de tout sujet parlant - enfin rouvrir le chemin du langa
vers la communauté humaine, dans la mesure où la perte du su
parlant s'accompagne de la perte de la dimension intersubje
du langage.
Si je donne la priorité à la question du rapport entre le langage et
la réalité, plutôt qu'à celle du rapport entre le langage et le sujet
parlant ou à la communauté langagière, ce n'est pas parce que ces
Revue philosophique, n° 4/1978 15

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deux autres problèm


sont en vérité l'un
cooriginaires du pr
le souci d'élever le
dans le langage au-
risquent de rester
auquel la question d
G'est ainsi que la s
permettra en mêm
et celle de la comm
est faite par les sci
lisme et au psycho
questions dans la p
du langage à Vêtre.

I. - Langage et stru

Que les sciences


de mettre entre pa
réalité, cela est at
ces sciences, la lin
de Saussure, systém
Cette mise entre pa
au niveau de la pro
critique : elle résult
Rappelons-les brièv
science empirique,
et par conséquent a
ce n'est pas le cas s
la sociologie, la phy
la dépendance des c
objet spécifique d
lui-même au moye
parole. Du côté de l
la performance ind
Du côté de la langu
tution valable pou
entités entre lesque
du discours. Ainsi
Dans la langue elle
des états de systèm

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Philosophie et langage 451

des changements ou linguistique diac


selon de Saussure ne peuvent être me
il faut subordonner la seconde à la p
au système de la langue à un momen
évolution constitue une décision mét
que la première ; elle implique que de
pouvoir trouver un système.
Troisième postulat : dans un état de système il n'y a pas de
termes absolus, mais uniquement des relations de dépendance
mutuelle ; selon l'excellente formule de de Saussure : dans la
langue il y a seulement des différences ; ce qui veut dire qu'il ne
faut pas considérer les significations attachées aux signes isolés
comme des étiquettes dans une nomenclature hétéroclite, mais
comme les valeurs relatives, négatives, oppositives de ces signes
les uns à l'égard des autres.
Quatrième postulat : l'ensemble des signes doit être tenu pour
un système clos afin de le soumettre à l'analyse ; cela est évident
au niveau de la phonologie qui établit l'inventaire fini des phonèmes
d'une langue donnée ; mais cela est vrai encore au niveau du lexique,
lequel, comme le montre un dictionnaire unilingual, est immense
mais non infini. C'est le lieu de rappeler ici la fameuse déclaration
de Humboldt : le langage est l'usage infini d'un système fini [de
signes] ; la linguistique structurale opte pour l'étude systématique
des systèmes finis. A un niveau plus élevé que celui de la phonologie
ou même que du lexique, la linguistique structurale s'efforcera
de retrouver le code fini de règles qui sous-tendent les productions
indénombrables de discours tels que conte, mythe, récit, poème,
essai, etc. En étendant ainsi au-delà de la phrase la recherche des
inventaires finis qui président à la génération infinie du discours,
la linguistique structurale préserve son axiome fondamental de la
clôture qui gouverne le travail de l'analyste. Opérant ainsi à l'inté-
rieur d'un système clos de signes, le linguiste peut considérer que le
système qu'il analyse n'a pas de dehors, mais seulement des rela-
tions internes. C'est ainsi que Hjelmslev définissait la structure :
une entité autonome de dépendances internes.
C'est à ces quatre postulats fondamentaux qu'il faut rattacher
la position de la linguistique structurale à l'égard des trois pro-
blèmes fondamentaux qu'on a évoqués plus haut : celui de la
réalité, celui du sujet et celui de l'intersubjectivité.
En ce qui concerne d'abord le rapport du langage à la réalité,
il apparaît clairement que la mise entre parenthèses de ce problème
résulte de la convergence des quatre postulats.

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Mais c'est le pos


dernier ressort de la disjonction entre le langage et la réalité.
Ce postulat implique en effet une refonte profonde de la définition
du signe reçue de la tradition. On se rappelle en effet que les stoïciens
distinguaient entre le signifiant, le signifié et la chose. Saint Augus-
tin, et après lui toute la scholastique, discutent du rapport entre
signum et res. C'est ce rapport même qui constitue la signification.
L'axiome de la clôture exige que la linguistique rompe entièrement
avec la définition du signe comme chose valant pour une autre
chose. Si l'on a correctement séparé la langue de la parole, les états
de système de l'histoire des changements, la forme de la substance
et le système clos des signes de toute référence à un monde, il faut
substituer à la distinction stoïcienne à trois termes : signifiant,
signifié, chose, une distinction à deux termes : signifiant, signifié.
Mais la chute du troisième terme transforme entièrement le rapport
des deux premiers. Signifiant et signifié ne se distinguent plus que
comme l'endroit et l'envers de la même feuille de papier, découpés
en même temps par le même trait de ciseaux qui trace le système
des différences à l'intérieur du système. Le signe sera désormais
cette réalité à double face, situé dans sa totalité double à l'intérieur
de la clôture linguistique.
Mais en excluant de la définition du signe toute référence à un
réel extra-linguistique les postulats de la linguistique structurale
impliquent une critique radicale tant du sujet que de Yintersubjec-
iivilê. Dans la langue, pourrait-on dire, personne ne parle. La notion
de sujet, renvoyée du côté de la parole, cesse d'être une question
linguistique pour retomber à la psychologie. La dépsychologisation
radicale de la théorie du signe dans le structuralisme conjoint ici
ses effets avec toutes les autres critiques du sujet réflexif, d'origine
nietzschéenne ou freudienne, et s'inscrit dans le grand mouvement
que l'on a parfois appelé la crise, voire la mort du sujet. A cet
égard, on peut parler d'un défi structuraliste, adressé à toute la
tradition de la philosophie du sujet depuis Descartes en passant
par Kant jusqu'à Husserl.
Cet effacement de la relation du langage au sujet a pour complé-
ment l'effacement de sa relation à autrui, considéré comme seconde
personne à qui la parole est adressée. C'est en effet la parole, non
la langue, qui a pour vis-à-vis un autre. Le modèle de cette relation
intersubjective est le dialogue où l'un questionne et l'autre répond.
Mais si personne ne parle, personne ne répond non plus.
Il est vrai que la linguistique anonyme trouve un complément
et, à cet égard, un correctif dans la théorie sociologique de la

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communication, qui prend pour ob


entre un émetteur ou destinateur et
Le langage, considéré ici directemen
traité comme l'objet de l'échange.
linguistique aborde le côté parole du
de communication verbale. Roman Jak
de 1960, « linguistique et poétique
modèle complexe du « processus lin
message, destinataire constituent l'axe de la communication,
conjointement avec le canal, le code et le contexte. Il paraît donc
difficile de prétendre que la linguistique ignore le caractère inter-
subjectif de la communication. Il faut pourtant souligner la diffé-
rence entre les conditions intersubjectives du dialogue et ce qu'on
appelle communication dans la sociologie du langage. Le dialogue
suppose que celui qui parle vise, dans sa propre intention de dire,
l'intention même de son interlocuteur de le reconnaître comme lui
adressant la parole. Cette intention d'une intention de recognition
est ce qui constitue l'intimité du dialogue et qui fait que le dire de
l'un devient question adressée à l'autre et demandant de lui réponse.
La sociologie de la communication ignore cette intimité. Destina-
teur et destinataire sont des postes ou des rôles construits sur le
modèle de l'émetteur ou du récepteur physique, et la communication
elle-même reste tributaire du concept de transmission physique.
Il n'y a là rien d'étonnant, si l'on se souvient que la sociologie de la
communication est une transposition de la théorie physique de la
communication et des télécommunications. A vrai dire, il n'y a
de seconde personne que là où il y a une première personne. Pour
que la parole soit véritablement adressée à autrui il faut qu'elle
soit déjà l'intention d'un sujet. Intention subjective et adresse
intersubjective sont donc cooriginaires. C'est pourquoi elles sont
conjointement mises entre parenthèses dans toute approche où le
langage est traité comme un objet.

II. - Langage et discours

La conquête du point de vue structural est à coup sûr la conquête


de la scientifîcité. En constituant l'objet scientifique comme objet
autonome, la linguistique se constitue elle-même comme science.
Mais à quel prix ? Chacun des axiomes que nous avons énumérés est
à la fois un gain et une perte. L'acte de parler n'est pas seulement
exclu comme exécution extérieure, comme performance individuelle,

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mais comme libre


dits. Or c'est là l'e
nation. Est en m
l'état de système
l'homme dans la
appelé la produc
fait - ergon - , n
changement et le
système, mais bie
de l'œuvre de paro
libre combinaison
qui est de dire qu
le locuteur et l'a
donc équilibrer l
une attention à la
contraste à la clôt
son ouverturç.
Ces considérations encore massives et peu analysées conduisent
à mettre en question la toute première supposition de la science du
langage, à savoir que le langage est un objet pour une science
empirique. Que le langage soit un objet, cela va de soi tant que l'on
garde la conscience critique que cet objet est entièrement défini
par les procédures, les méthodes, les présuppositions et finalement
la structure de la théorie qui en règlent la constitution. Mais si
Ton perd de vue cette subordination de l'objet à la méthode et à la
théorie, on prend pour un absolu ce qui n'est qu'un phénomène.
Or l'expérience que le locuteur et l'interlocuteur ont du langage
vient limiter la prétention à absolutiser cet objet. L'expérience que
nous avons du langage découvre quelque chose de son mode d'être
qui résiste à cette réduction. Pour nous qui parlons, le langage
n'est pas un objet mais une médiation. Et cela en un triple sens :
il est d'abord médiation de l'homme vers le monde ; autrement dit,
il est ce à travers quoi, par le moyen de quoi nous exprimons la
réalité, nous nous la représentons, bref avons un monde. Le langage
est encore médiation entre l'homme et l'homme. C'est dans la
mesure où nous nous référons ensemble aux mêmes choses que
nous nous constituons comme communauté linguistique, comme un
« nous ». Le dialogue, nous l'avons dit, est comme jeu de la question
et de la réponse, l'ultime médiation entre une personne et une
autre personne. Enfin le langage est médiation de soi à soi. C'est à
travers l'univers des signes, des textes, des œuvres de culture, que
nous nous comprenons nous-même. De cette triple façon le langage

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Philosophie et langage 455

n'est pas objet mais médiation. Parler


se dépasse comme signe vers un mond
Je voudrais esquisser maintenant qu
lesquelles peut être reconquise l'intell
médiation entre l'homme et les chose
entre l'homme et lui-même.
Je prendrai pour guide cette définition de travail de l'acte de
parler, comme Γ intention de dire quelque chose sur quelque chose à
quelqu'un. La triple médiation évoquée à l'instant s'y trouve
résumée dans une unique formule.
Dans la première étape, nous ferons encore route avec une
certaine linguistique, complémentaire de la précédente, qui prend
pour thème non la langue mais la parole, ou plutôt qui reprend le
problème de la parole là où de Saussure l'a laissé. On se souvient
que pour de Saussure la parole est ce qui reste quand on retranche
du langage concret le système de la langue. Or la parole n'est pas
seulement cette exécution extérieure, cette performance individuelle,
cette libre combinaison qui échappe aux lois du système de la
langue. Elle a une fonction propre qui relève d'une analyse aussi
rigoureuse que celle de la langue. C'est pourquoi le grand sanscritiste
français Emile Benveniste, qui s'est attaché à cette intelligence de
la parole, a préféré le terme de discours à celui de parole, pour
affirmer la consistance de ce nouveau trait du langage. Je veux
dire ici ma dette immense à Benveniste, tant dans le Conflit des
Interprétations que dans La Métaphore vive. C'est lui qui m'a fait
apercevoir la différence et l'articulation entre les deux linguistiques,
celle de la langue et celle du discours. Elles s'adressent à deux
niveaux différents du langage et reposent sur deux sortes d'unités :
d'une part les signes, d'autre part les phrases ou énoncés.
La phrase n'est pas un mot plus long ou plus complexe, c'est
une entité nouvelle du langage. Elle peut être décomposée en mots ;
mais les mots sont autre chose qu'une phrase plus courte. Une
phrase est faite de signes mais n'est pas un signe. Pourquoi ? Parce
que le signe, on l'a vu, n'a qu'une fonction de discrimination :
chaque signe a en propre ce qui le distingue d'autres signes ; pour
le signe, être distinctif et être significatif, c'est la même chose.
La phrase, en revanche, a une fonction de synthèse. Son caractère
spécifique c'est d'être un prédicat.
En quoi ce dédoublement de la linguistique en sémantique et
en sémiologie nous aide-t-il dans notre entreprise de reconquête
du langage comme médiation entre l'homme et le monde, entre
l'homme et l'homme, entre l'homme et lui-même ?

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456 Paul Bicœur

Essentiellement e
ments pour redéf
chose sur quelque
Le caractère inten
dans ce trait de la
« d'instance de disco
entre la langue et
porelle, parce que
discours comme a
C'est dans l'insta
triple médiation v
Le trait le plus r
effet qu'en disan
Dire quelque cho
comme un tout. L
l'opération compl
Ce sens est le vér
terme signifié pou
signe isolé, il faut
Je remarque en p
essaye de traduire
signes pris un à u
est le même d'un discours à l'autre. C'est en effet le propre de
l'intenté de pouvoir être identifié et réidentifié comme étant le
même. C'est aussi ce même intenté qui peut être détaché de l'événe-
ment du discours et considéré comme un objet logique. Chaque évé-
nement de discours est en effet un événement évanouissant ; mais
son sens demeure. C'est pourquoi ce sens peut être fixé par l'écri-
ture. Le sens du discours et l'intention de son locuteur cessent alors
de se recouvrir et le destin du premier se dissocie du destin du
second, comme on le verra plus loin avec la notion de discours
comme texte et comme œuvre.

Mais le sens du discours n'est qu'une étape vers sa référence.


Nous touchons ici à la plus fondamentale implication de la distinc-
tion entre sémiotique et sémantique. Sur la base de l'acte prédicatif,
l'intenté du discours vise un réel extra-linguistique qui est son réfè
rent. Alors que le signe ne renvoie qu'à d'autres signes dans l'imma-
nence d'un système, le discours est au sujet des choses. Le signe
diffère du signe, le discours se réfère au monde. La différence est
sémiotique, la référence est sémantique. Nulle part l'opposition
entre les deux points de vue sur le langage n'est plus complète.
A aucun moment, en sémiotique, on ne s'occupe de la relation du

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Philosophie et langage 457

signe avec les choses dénotées, ni de


signe. La distinction entre signifié et
ment interne au signe. Il en va tout
médiation même entre l'ordre des si
Mais l'intention de dire n'est pas se
quelque chose sur quelque chose ; el
qui se signifie lui-même dans le disc
remarquable de l'instance du discours
par des procédés qui sont essentiellem
langue. Au premier rang de ces proc
le mot « je » n'a pas de signification e
de la référence du discours à celui qu
dans une phrase, peut s'appliquer à
celui qui parle ; donc le pronom pe
fonction de discours et ne prend s
et se désigne lui-même en disant « je
tent les temps des verbes ; ceux-ci con
ticaux très différents, mais qui ont un point d'ancrage dans le
présent. Or le présent, comme le pronom personnel, est autodési-
gnatif . Le présent c'est le moment même où le discours est prononcé ;
c'est le présent du discours ; par le moyen du présent, le discours
se qualifie temporellement lui-même. Il faut en dire autant de
nombreux adverbes (ici, maintenant, etc.), tous reliés à l'instance
de discours. Il en va de même des démonstratifs (ceci, cela) dont
les positions sont déterminées par rapport à celui qui parle ; en
tant qu'autoréférenciel, le discours détermine un ceci-ici-maintenant
absolu. C'est de cette façon que le discours est médiation de soi
à soi ; quand quelqu'un parle - quand il prend la parole, comme on
dit en français - il s'empare de la totalité de sa langue, du trésor
virtuel des mots, de la grammaire implicite de sa langue et il pose
un rapport au monde. Et c'est en posant un tel rapport qu'il se
pose lui-même comme le sujet responsable de son discours1.
Les remarques sur l'engagement du sujet parlant conduisent
tout naturellement à l'aspect intersubjectif du discours. On l'a dit,

1. La sémantique du discours reçoit ici un renfort appréciable de la théorie


anglo-saxonne du speech-act. J.-L. Austin es*t le premier à avoir observé que les
expressions « performatives » - telles que les promesses - impliquent un enga-
gement spécifique du locuteur qui fait ce qu'il dit en le disant. Mais les perfor-
matifs ne sont à leur tour qu'un cas particulier d'actes illocutionnaires. Austin
entend par là un trait commun à toutes les classes d'actes de discours, qu'il
s'agisse de commandement, de souhait, de question, d'avertissement ou d'asser-
tion, car l'assertion elle aussi implique un engagement du locuteur dans ce
qu'il dit ; c'est cet engagement que nous appelons ordinairement croyance. >

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458 Paul Bicœur

parler c'est dire


Cette direction du
cutionnaire » de l
dis, je m'engage à
autrui de ma pr
adressé à..., est c
fais en disant. Il
parole. En parlan
règles de ma com
renouvelle le pac
linguistique.
Tels sont les liens
rapport à soi et r
il y a référence au
dans la mesure où i
du sujet dans son
trois dimensions
au monde), sa dim
morale (rapport à

III. - Le langage c

Le premier appu
du sens plénier d
par une linguistiq
tique. Mais les li
dépassées. Pour ce
plus haute dans l
Or le langage con
que l'unité de disc
C'est à ce nouveau
problème de la t
monde, entre l'ho
La première que
référence par qu
au monde peut êtr
texte ou comme œ
peut être étendue
poétiques.
Pour les logicien
les propositions

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Philosophie el langage 459

logique que Frege énonce sa distinc


proposition et sa référence ou dénot
ce que dit la proposition. La référenc
elle dit le sens. Ainsi la visée du lang
est à deux degrés : visée d'un sens
n'appartient ni au monde physique d
ni au monde psychique des représen
C'est la référence qui enracine nos
réalité : « Nous attendons une référen
c'est l'exigence de vérité qui nous pou
La possibilité d'étendre la notion d
de propositions que les propositions
difficulté qui doit être examinée po
poétique, en un sens large, les texte
ne s'inscrit pas dans le cadre de la p
Ma thèse est ici que le pouvoir de r
exclusif du discours descriptif, mai
aussi désignent un monde. Si cette t
c'est parce que la fonction refere
plus complexe que celle du discours
fort paradoxale. Pour anticiper su
l'œuvre poétique ne déploie un mon
suspendue la référence du discour
autrement, dans l'œuvre poétique
de référence comme une référence s
sion de la référence primaire du disc
avec Jakobson, la référence poétique
Examinons de plus près cette str
rence poétique, et d'abord la cond
suspension de la référence descripti
tive, en effet, qui confère une vérité p
en poésie, tout rapport à la réalité e
courante en critique littéraire que la
de la fonction référencielle. En p
rapport qu'avec lui-même. Par l'approfondissement de l'abîme
qui sépare les signes des choses, le langage poétique se célèbre
lui-même. Les mots sont convertis en une chose qui dure, telle une
icône verbale. Cette conversion est assurée pour l'essentiel par une
sorte de capture du sens dans l'enceinte sonore des mots (Pope
disait déjà qu'en poésie « the sound must seem an echo to the sense »).
Valéry [de même] voit, dans la danse qui ne va nulle part, le modèle
de l'acte poétique. Seul, semble-t-il, le discours descriptif va quelque

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460 Paul Ricœur

part, vers les ch


contraire, la plén
langage une densi
Ce n'est pas seule
argument contre
plus radicale enco
à partir des mot
information concernant les choses et le monde qu'elle donne à
rêver autour des mots. Ces trains d'images associées autorisent à
attribuer au poème une valeur connotative, par opposition à la
fonction denotative du discours descriptif. Par connotation, on
entend alors ce pouvoir évocateur de la poésie, non seulement dans
l'ordre d'une image mais dans celui du sentiment. L'unité d'un
poème, dit un critique, est l'unité d'un état d'âme, d'un mood.
Les images poétiques expriment ou articulent cet état d'âme.
C'est ainsi que la poésie est couramment tenue pour un discours
sans référence.

La thèse que je soutiens ici ne nie pas la précédente, mais prend


appui sur elle. Elle pose que la suspension de la référence, au sens
défini par les normes du discours descriptif, est la condition néga-
tive pour que soit dégagé un mode plus fondamental de référence.
De quelle discipline relève alors la tâche positive d'expliciter
la référence des discours de caractère non descriptif poétiques ?
Cette discipline n'est plus ni linguistique, ni logique, mais hermé-
neutique. Si l'on définit l'herméneutique comme la science des
règles a' interprétation des textes, c'est bien en une interprétation
que consiste l'art de dégager ce que j'appellerai désormais le « monde
du texte ».
On peut trouver des amorces de ce concept de « monde du
texte » jusque dans les arguments opposés ci-dessus à toute idée
de référence dans l'ordre poétique. Partons de la thèse que le
langage poétique ne dénote rien, mais développe des connotations
imaginatives et émotionnelles. Or, qu'est-ce qu'une image poétique
et qu'est-ce qu'une émotion ou un sentiment poétique ? En tant
que poétique, une image est bien autre chose qu'une représentation
fugitive. C'est une création du langage et en même temps une
amorce du langage. Ce jeu entre l'image et le langage fait de l'ima-
ginaire la projection d'un monde fictif, l'esquisse d'un monde
virtuel, dans quoi il serait possible de vivre. On retrouve ainsi dans
la fiction le côté négatif de l'image, en tant que fonction de l'absence,
de l'irréel. C'est par là qu'elle opère la suspension, Yépoché du réel
quotidien. Mais ce n'est là que le côté négatif de la fiction. La fiction

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Philosophie et langage 461

développe ce qu'on pourrait appele


si l'on désigne par là son pouvoir de «
Le sentiment poétique est à comp
Il n'est pas une simple émotion, par l
de façon passagère et plus ou moin
comme l'image, la création du lang
informe tel poème dans sa singularité
la contrepartie, il a même structur
esquisse un monde, non pas sous la fo
mais sous la forme globale de la phys
dées globalement. Un état d'âme n'est
c'est une manière de se trouver au milieu des choses. Ici encore
Yépoché de la réalité quotidienne, faite d'objets distincts et manipu
lables, est la condition pour que la poésie développe un monde à
partir de l'état d'âme que le poète articule avec ses mots.
C'est donc la tâche de l'interprétation de désimpliquer de
l'image poétique et du sentiment poétique la visée d'un monde
libéré, par suspension, de la référence descriptive. La création d'un
objet dur - le poème lui-même - soustrait le langage à la fonction
didactique du signe, mais pour ouvrir l'accès à la réalité sur le
mode de la fiction et du sentiment.

IV. - Théorie de la métaphore

Cette fonction créatrice de vision, exercée par la fiction poétique,


peut apparaître moins paradoxale, si on la rapproche des autres
usages heuristiques de la fiction, en particulier du rôle des modèles
dans l'épistémologie des sciences physiques. Ce rapprochement
entre modèle et métaphore a été fait, d'une part, par Max Black
dans Models and Metaphors, d'autre part par Mary Hesse dans
Models and Analogies in sciences. L'argument central de ces deux
auteurs est que la métaphore est au langage poétique ce que le
modèle est au langage scientifique quant à la relation au réel.
Or, dans le langage scientifique, le modèle est essentiellement un
instrument heuristique qui vise, par le moyen de la fiction, à briser
une interprétation inadéquate et à frayer la voie à une interpréta-
tion nouvelle plus adéquate. Lorsque les modèles ne sont pas des
répliques en miniature d'une chose réelle mais des constructions
originales sur lesquelles on peut lire, dans une simplification relative,
les relations trop complexes de la chose à expliquer, l'imagination
scientifique devient elle aussi vraiment créatrice, elle consiste à

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462 Paul Ricœur

voir dans la réalité


purement constr
est un instrume
deductive, décrit.
redécrit. Ce proce
Il me reste à dire
fonctions de méd
entre l'homme et lui-même - s'articulent sur cette médiation
fondamentale par laquelle l'être dans le monde est porté au langage
A tous les niveaux de l'analyse le caractère allocutoire du langage
a été affirmé. Au niveau sémantique, la parole - ou plutôt le
discours - nous est apparue comme message adressé par un desti-
nateur à un destinataire. Ce que la sociologie de la communication
décrit comme échange objectif est repris par la sémantique comm
demande de reconnaissance de la part de celui qui parle. En ce sens,
même l'affirmation est une question qui appelle réponse : ma
conviction attend confirmation de l'autre. Au niveau logique,
toute référence, au sens de Frege, est coréférence. Le monde dont
nous parlons est monde en commun, et chaque locuteur est capabl
de comprendre que sa perspective unique sur le monde n'est perspec
tive que parce qu'elle vise le même monde. Au niveau rhétorique,
nous avons vu comment l'intention de persuader est constitutive
de l'usage public de la parole dans les circonstances où les opinions
sont en compétition. Pas de discours qui ne requière une audience.
Au niveau poétique enfin il apparaît que la catharsis qu'opère le
poème ne saurait perdre son caractère cultuel originaire, donc sa
dimension communautaire : la nouvelle vision des choses est en
même temps un nouvel être en commun des spectateurs, et même
des lecteurs dispersés du poème. Ce sont toutes ces modalités de
référence en commun qui permettent de dire que V être-dans le monde
qui est porté au langage est simultanément un être-avec de ceux qui
partagent la même parole.
Je terminerai en disant que la subjectivité du discours se trouve
réaffirmée en même temps que son intersubjectivité. Mais ce n'est
plus le sujet que le structuralisme récuse, c'est-à-dire un sujet
transcendantal qui s'érigerait en origine du sens et en maître du
discours. La mort de ce sujet est sans retour. J'aimerais subordonner
la reconquête du sujet, comme celle de l 'intersubjectivité à la
visée ontologique du langage. Ce qui est à comprendre dans un
discours, dans un texte, dans une œuvre, ce n'est pas d'abord le
sujet qui s'y exprime et qui est en quelque sorte caché derrière le
texte, mais le monde que le texte déploie en quelque sorte devant

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Philosophie et langage 463

lui. C'était Terreur de l'herméneut


de lier le destin de l'interprétation à
rendre contemporain d'un autre gén
sur le monde du texte en tant que
au monde, nous préparons un retour
mesuré par la reconnaissance de la fon
qui est de dire le monde du texte, av
Le dernier acte, et non le premier,
soi-même, en quelque sorte devant
discours, le texte, l'œuvre sont la m
comprenons nous-mêmes. Contrairem
et à la prétention du sujet à se conn
immédiate, il faut dire que nous n
grand détour des signes d'humanit
culture. A cet égard, c'est la fonction
en suspendant notre vision ordinaire
gnant à voir le monde autrement, de
manière usuelle de nous connaître nous-mêmes et de nous transfi-
gurer à l'image du monde ouvert par le verbe poétique.

Paul Ricœur,
Université de Paris X.

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