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2020-2021 Clémence Lefèvre

Anthropologie sociale et culturelle

Professeure Marie Schnitzler : Marie.Schnitzler@ulb.be

En code rouge (au moins jusqu’à mars), podcast et séance de questions/réponses le 26/02. En code
orange, podcast le lundi et présentiel (avec enregistrement) le vendredi.

Support de cours : syllabus + podcasts + lectures. Syllabus va être dispo sur l’UV, il sera chapitre par
chapitre. Ces syllabus seront matière d’examen. La lecture obligatoire est En quête de respect, Le
crack à New-York, de Philippe Bourgeois. En général, 1/3 des questions portent sur le livre. En lisant,
faire un résumé des concepts, dynamiques, grandes idées, etc et faire le lien avec le cours (quels
paradigmes par exemple).

Plan du cours :

Module 1 : Les fondements de l’anthropologie

Module 2 : L’anthropologie et ses paradigmes (= manière d’appréhender le monde)

Module 3 : L’anthropologie et ses champs de recherche

L’examen est un QCM de 30 questions sur le cours et les lectures, avec points négatifs. Voir les
objectifs du cours.

Module 1 : Les fondements de l’anthropologie


Chapitre 1 : L’objet de l’anthropologie

1.1. Etude comparative de la vie en société

1.1.1 Discours sur l’humain : l’anthropologie et ses sous-disciplines

L’anthropologie s’est développée en tant que discipline à la période de la colonisation, pour essayer
de comprendre les peuples soumis. Ici, on va essayer de comprendre à quoi s’attache cette science.
L’objet de l’anthropologie consiste à opérer une traduction entre différents groupes, entre
différentes langues.

De manière générale, l’anthropologie est un discours sur l’être humain (étymologie grecque), et elle
possède deux grandes sous-disciplines : l’anthropologie physique (caractéristiques morphologiques
du corps humain, met en évidence la diversité de l’espèce) et l’anthropologie sociale et culturelle
(s’intéresse à l’universalité de l’existence, aux phénomènes universaux peu importe d’où on vient et
où on habite, concerne la diversité des pratiques humaines, appréhende l’humain en tant qu’être
social). Ex : Claude Lévi-Strauss a étudié l’inceste qui est présent dans toutes les sociétés, et il montre
que les parents proches sont définis de manière différente selon les sociétés. En Egypte,
Toutankhamon a épousé sa demi-sœur, ce qui serait interdit chez nous.

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1.1.2 Anthropologie, ethnologie, ethnographie

L’approche comparative que propose l’anthropologie permet de comprendre la singularité relative


des phénomènes sociaux puisqu’il s’agit de se situer entre l’universalité et la diversité des
phénomènes étudiés. D’autres sciences mobilisent la comparaison, comme l’histoire. En revanche,
l’anthropologie élargit la perspective dans l’espace, elle compare les sociétés dans l’espace et dans le
temps.

Dans la tradition française, Lévi-Strauss propose une distinction entre les différents niveaux de
généralités dans la comparaison faite par l’anthropologue. On a :

- L’ethnographie : porte sur une ethnie particulière qu’on étudie dans toutes ses composantes
(économie, champ religieux, politique…)
- L’ethnologie : on propose une comparaison entre ethnies (= groupes humains) d’une même
région
- L’anthropologie : propose une réflexion sur les universaux de la vie sociale humaine, elle
compare les différentes ethnies qui viennent d’une région différente.

Tout le monde n’accepte pas ces différentes approches, notamment celle de l’anthropologie.

Lévi-Strauss explique que : « l’anthropologie vise à une connaissance globale de l’homme,


embrassant son sujet dans toute son extension historique et géographique ; aspirant à une
connaissance applicable à l’ensemble du développement humain depuis, disons les hominidés
jusqu’aux races modernes ; et tendant à des conclusions, positives ou négatives, mais valables pour
toutes les sociétés humaines depuis la grande ville moderne jusqu’à la plus petite tribu
mélanésienne ».

Un débat se pose entre l’universalisme (Lévi-Strauss, concepts à portée universelle) et le relativisme


culturel (disparité de l’être-au-monde, irréductibilité de l’expérience). Tous les anthropologues se
retrouvent dans l’une de ces deux positions. Ces deux écoles de pensée composent l’anthropologie
sociale et culturelle.

1.1.3 Anthropologie académique et anthropologie appliquée

L’anthropologie académique est la recherche fondamentale, elle cherche à produire de la science et


des savoirs.

L’anthropologie appliquée étudie des problèmes sociaux données et essaie d’y apporter des
réponses. Elle est plus proche des intérêts des acteurs car elle répond à des problèmes sociaux, elle
vise à solutionner un problème qui a été définit.

« Les anthropologues appliqués travaillent à la résolution de problèmes concrets en utilisant des


méthodes et idées anthropologiques. Par exemple, ils peuvent travailler dans des communautés
locales pour aider à résoudre des problèmes de santé, d’éducation ou d’environnement. Ils peuvent
aussi travailler pour des musées ou des parcs nationaux ou régionaux, contribuant à interpréter
l’histoire. Ils peuvent travailler pour des gouvernements locaux, régionaux ou fédéraux ou pour des
associations sans but lucratif. D’autres peuvent travailler dans le commerce » (Site de l’American
Anthropological Association).

Cette anthropologie appliquée pose des problèmes heuristiques (= qui est utile à la découverte de
faits et de théories, pose question sur la validité des écrits basés sur des études appliquées, quand on

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travaille pour une organisation c’est difficile de la critiquer), éthiques et politiques (un anthropologue
doit se poser des questions sur l’utilisation de ses connaissances). Deux approches existent :
l’approche inductive et l’approche déductive (vois syllabus).

1.2. Anthropologie comme traduction interculturelle

1.2.1 Examiner les vocables articulés

L’anthropologie est la traduction interculturelle, il s’agit de rendre compréhensible des éléments


d’une culture vers une autre. Ces éléments portent d’abord sur les vocables articulés car il s’agit de
traduction linguistique. On s’intéresse au sens des mots utilisés et à leur portée. On rend compte
d’un point de vue local à travers la traduction d’une langue vers une autre. L’anthropologue va
essayer de saisir le sens large des mots, qui diffère en fonction des peuples.

1.2.2 Traduction de carne au Guatemala (Emily Yates-Doerr)

La chercheuse s’intéresse au sens du mot « carne » (= viande) au Guatemala. Elle examine la manière
dont le mot est utilisé et pratiqué grâce à 16 mois passées sur le terrain. Ce mot est beaucoup plus
multiforme que ce que sa traduction laisse penser. Il désigne non seulement la viande d’origine
animale mais aussi la chair du soja, du maïs, des animaux. En réalité, ce mot fait référence à tout un
ensemble de choses que l’on ne pourrait pas traduire par « viande » en français. Les catégories ne
varient pas en fonction de l’essence des choses mais sont des catégories construites dans et par
l’action.

1.2.3 Etablir des connections partielles

Au-delà des systèmes linguistiques, ce sont bien des modèles d’actions et des systèmes de
représentations qui sont comparés et discutés en anthropologie. Ce sont de ces façons de pensée et
de vivre que s’attachent à décrire les anthropologues. Le caractère de la traduction est assez difficile
et imparfait car il est toujours limité. Il faut traduire le langage culturel quand on est anthropologue.

Marisa de la Cadena utilise le terme de « connexions partielles » pour expliquer ses


incompréhensions, qui ponctuent son travail. Elle travaille avec des populations qui lui sont
familières au Pérou et malgré ses connaissances linguistiques et cette familiarité, elle met en
évidence la complexité de la traduction transculturelle qu’elle essaie d’opérer. Elle essaie alors de
comprendre ce que le terme « suerte » (= chance) veut dire pour ce peuple. Après un certain temps
et beaucoup de questions, son interlocuteur arrête la discussion en lui disant qu’elle n’a pas la
capacité de comprendre la signification de ce mot. Elle admet alors dans son article qu’en effet, il a
dit tout ce qu’il pouvait mais que leur monde ne sont pas commensurables et qu’elle ne peut pas
comprendre l’entièreté du terme. La communication interculturelle a alors des écarts
d’entendement.

Un autre chercheur, La Cecla, souligne dans son ouvrage que toute rencontre interculturelle est
basée sur un malentendu qui permet la rencontre, car sans lui on ne pourrait pas créer de lien.

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1.3. Possibilités constructives

1.3.1 Cultiver la curiosité, multiplier les versions

Une auteure, Despret, parle dans son ouvrage de « version ». Elle considère que la tâche d’un
ethnologue est de mettre en dialogue différentes versions d’un fait donné. Elle montre que les
versions impliquent une multiplicité (il en existe plusieurs) et qu’elles se construisent grâce à une
autre version. Ce n’est pas pour autant que toutes les versions sont équivalentes, elles sont en
interaction constante. De plus, les versions sont toujours en construction, en devenir. Chaque
version, pour elle, propose un mode d’émotion particulier. En anthropologie, il s’agit de proposer des
versions sur l’existence, qui sont à la fois proches et lointaines. Etudier ces versions, c’est également
créer un devenir possible. En effet, quand on s’intéresse à d’autres versions que notre version
personnelle, cela permet de cultiver la curiosité et de s’interroger sur soi-même en miroir.

1.3.2 Construire un héritage et composer l’avenir

L’histoire de l’homme qui partage son héritage, ses chameaux, entre ses trois fils, montre la richesse
performative du dialogue interculturel. En effet, un élément extérieur (chameau du vieux sage) à
aider à la résolution du problème sans toutefois être réellement utile (le chameau lui est rendu).

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Chapitre 2 : Méthodologie de l’anthropologie : Le terrain ethnographique

2.1. L’observation participante : Le canon posé par Malinowski

On parle d’un changement dans l’appréhension du savoir sur les autres. L’anthropologie est difficile à
définir sur son objet, donc on la définit par sa méthode (= manière de produire des connaissances).

Cette méthode vise à saisir les rouages de la vie humaine depuis la perspective des personnes
étudiées. Il s’agit de comprendre par le bas comment vivent les personnes qu’on étudie. Cette
méthode est appelée l’ethnographie puisqu’elle se rapporte à une enquête de terrain qui implique
l’immersion du chercheur. Ce travail ethnographique se fonde sur un mode d’observation
participante. Ce terme date des années 1930 et est né à Chicago.

En réalité, cette observation participante qui est liée à l’anthropologie de terrain apparait à la fin du
19ème siècle. Avant, on parlait d’anthropologie de salon : les anthropologues allaient réfléchir depuis
chez eux sur des gens qui n’habitaient pas ici mais dans un autre pays. Ces connaissances étaient
basées sur des rencontres avec des personnes conviées dans leur bureau ou sur des écrits d’auteurs
qui ont voyagé dans un pays particulier. Cette approche a été critiquée car elle minimise les enjeux
de pouvoir lors de la passation des questionnaires et ne prend pas en compte les effets de
traduction.

Bronislaw Malinowski, polonais d’origine, est le premier à théoriser la méthode de recueil d’infos
fondé sur des enquêtes de terrain en anthropologie. Il a un parcours scientifique multidisciplinaire.
En 1910, il rédige une thèse d’anthropologie qui porte sur les échanges dans les îles Trobriand. Il y
fait plusieurs séjours et y passe 30 mois au total (il est en fait exilé là-bas). Cela lui permet d’étudier
la Kula (système de brassard et de colliers en coquillages). En 1922, il publie Les Argonautes du
Pacifique Occidental, ouvrage issu de sa thèse dans lequel il développe les principes de l’observation
participante. Il met en évidence des règles et des principes de terrain qui doivent être réalisés par un
anthropologue pour obtenir des données scientifiques valides. Ces trois principes sont l’immersion, la
participation et la coupure épistémologique. Encore aujourd’hui, ils sont très utilisés et servent de
canon, sorte de référence pour tous les anthropologues. Malinowski devient alors un père fondateur
de l’anthropologie britannique.

2.1.1 Immersion

Malinowski demande que le chercheur s’intègre dans le groupe social qu’il étudie. A cela s’associe
l’apprentissage linguistique de la langue locale.

L’immersion de longue durée doit être associée à une coupure de liens sociaux avec les occidentaux,
pour pouvoir créer de nouvelles relations sociales avec les personnes locales.

« Conditions propres au travail ethnographique. Elles consistent surtout, nous venons de le dire, à se
couper de la société des Blancs et à rester le plus possible en contact étroit avec les indigènes, ce qui
ne peut se faire que si l’on parvient à camper dans leurs villages. [… ] Et par ces relations naturelles
qui se trouvent ainsi créées, vous apprenez à connaître votre entourage, à vous familiariser avec ses
mœurs et ses croyances, cent fois mieux que si vous vous en rapportiez à un informateur rétribué et
dont les comptes rendus manquent souvent d’intérêt » . (Malinowski, 1989 : 63)

Ici, il dit qu’il faut créer une sorte d’amitié avec les locaux, et ces amitiés doivent permettre de
s’intégrer dans le groupe social et d’assister à la vie quotidienne (et à y participer). Cette notion crée

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des débats au niveau éthique, car l’objectif premier de l’anthropologue reste de collecter des
informations, il ne doit donc pas instrumentaliser les personnes avec qui il discute.

2.1.2 Participation
Il s’agit de participer à la vie quotidienne et de ne pas attendre les informations. Par exemple, en
partant chasser, l’anthropologue peut comprendre des règles sociales. L’observation n’est pas
suffisante. C’est comprendre et apprendre les conduites adéquates que la vie quotidienne nécessite.
«  Je dus apprendre comment me conduire et, dans une certaine mesure, j’acquis le « sens » des
bonnes et des mauvaises manières propres aux natifs de ce pays. Grâce à cela, et aussi parce que
j’étais arrivé à me plaire en leur compagnie et à partager quelques-uns de leurs jeux et amusements,
je commençai à me sentir vraiment proche d’eux, et c’est certainement la condition préalable de
tout succès dans le travail de prospection ». (Malinowski, 1989 : 64-65)
En participant, on doit mobiliser les logiques des pratiques et on ressent des choses corporellement
(ex : tisser un filet de pêche : on ressent la douleur, on comprend l’habilité que cela requiert). La
compréhension est affective et physique.
C’est donc pour cela qu’on parle d’observation participante.

2.1.3 Coupure épistémologie


Cette coupure permet de distinguer le savoir scientifique du sens commun ainsi que l’écrit d’un
anthropologue d’un extrait d’observateur rédigé par un voyageur. C’est ce qui fait qu’un savoir est
scientifiquement valable.
Malinowski aborde l’importance de saisir le « native point of vue » (= prendre en compte le point de
vue des natifs du lieu). Pour cela il y a 3 étapes :
 Intégrer les catégories de pensée locale,
 Mettre à distance les conceptions occidentales,
 Mobiliser le savoir universitaire.
Le savoir universitaire est malgré tout issu d’une certaine société. La pensée anthropologique remet
sans cesse en question les a priori des universités et des anthropologues.
Pour Malinowski, cette coupure ne peut être faite que par l’action d’aller sur le terrain et donc de
produire cette immersion et cette participation. Pour lui il est impossible de saisir le « native point of
vue » à partir de chez soi, en Europe. Cette coupure est la spécificité de l’anthropologie.

2.2. Procédés de la description dense par Geertz


Geertz est un autre grand nom de l’anthropologie. Il est américain et a enclenché un paradigme
(courant) particulier qui est l’approche interprétative, qui débouche sur le post-modernisme.

2.2.1 Un combat de coq comme lieu d’insertion


En 1972, il rédige un article : Deep play, Notes on the Balinese cockfight. Il montre que l’immersion
ou l’intégration ne va pas de soi, c’est qqch d’assez compliqué car l’anthropologue ne le décide pas
par et pour lui-même, c’est qqch qui doit se négocier avec ses interlocuteurs. C’est-à-dire que

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l’immersion ne peut se faire qu’avec l’acceptation des locaux sur le terrain. Ce processus nécessite un
travail particulier pour se faire accepter par le groupe social qu’il cherche à intégrer.
Il propose alors un exemple : à la fin des années 1950, il arrive à Bali avec sa femme grâce à une
entente avec le chef du village. Les villageois n’ayant pas été consulté, ils ignorent Geertz et n’ont pas
d’interactions avec lui, jusqu’à un basculement.
Un soir, il fuit la police alors qu’il assiste à un combat de coqs organisé illégalement. Il trouve refuge
dans la maison d’un couple de villageois, dont un prêtre. Avec cette fuite, les Geertz vont alors
s’associer aux locaux face à la puissance dominatrice de l’état. A partir de cet événement, les
villageois vont les accueillir car ils ne sont plus considérés comme les représentants d’une puissance
étatique. Les villageois les ont observés fuir les représentants de l’ordre.
« Pour ce qui était de nos relations avec la communauté, ce fut le moment décisif : littéralement
parlant, nous étions in.  Le village entier s’ouvrit à nous, sans doute plus qu’il n’aurait fait en d’autres
circonstances (j’aurais pu n’aller jamais chez ce prêtre ; quant à notre hôte de hasard, il devint l’un de
mes meilleurs informateurs), et assurément beaucoup plus vite. Se faire prendre ou manquer de se
faire prendre dans une descente de la mondaine, ce n’est peut-être pas une recette très
généralisable pour satisfaire à cette mystérieuse nécessité du travail anthropologique sur le terrain :
établir des rapports ; mais, dans notre cas, elle a donné de très bons résultats. […] Et, ce qui est peut-
être le plus important de tout, car le reste aurait pu venir par d’autres circuits, cette affaire m’a mis
promptement en présence d’un composé de débordement affectif, de guerre des conditions sociales
et de drame philosophique, d’une importance cardinale pour la société dont j’aspirais à comprendre
la nature intérieure. (Geertz, 1980 : 4)
Ici, Geertz présente que cet évènement lui a permis de se faire accepter au sein du village. Il souligne
que ce n’est pas qqch facile à reproduire. Il y a plusieurs manières de se faire accepter au sein d’un
groupe (ex : refuser des couverts pour réaliser une pratique quotidienne de la même manière que les
locaux, participer aux évènements importants du groupe…). Souvent, la manière dont on s’intègre au
groupe est elle-même parlante car elle donne des informations sur ce qui est important pour les
interlocuteurs.

2.2.2 L’ethnographie comme pratique interprétative


Cette traduction interculturelle évoquée plus haut nécessite une certaine interprétation. Dans son
article, Geertz va entreprendre le développement de cette anthropologie interprétative. En
observant les pratiques, il cherche à capter « le native point of vue », et donc l’importance des
pratiques.
« Ce à quoi l’ethnographe est en fait confronté […] c’est à une multiplicité de structures
conceptuelles complexes, dont nombre sont superposées les unes sur les autres et nouées entre
elles ; des structures étranges, irrégulières et implicites, qu’il doit arriver à saisir de quelque manière
pour ensuite en rendre compte. [Et ceci se vérifie aux niveaux les plus terre à terre de son activité,
dans la jungle du travail de terrain : questionner des informateurs, observer des rites, éclaircir des
termes de parenté, tracer des lignes de propriété, recenser des familles… écrire son journal.]
Pratiquer l’ethnographie c’est comme essayer de lire (au sens de « construire une lecture de ») un
manuscrit étranger, défraîchi, plein d’ellipses, d’incohérences, de corrections suspectes et de
commentaires tendancieux, et écrit non à partir de conventions graphiques normalisées, mais plutôt
de modèles éphémères de formes de comportement ». (Geertz, 1998 : 79)
Pour lui, il n’y a jamais vraiment une réalité sociale, il faut comprendre les différentes couches
d’interprétations, les différentes structures. Il va produire des descriptions denses. Par exemple, lors

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d’un clin d’œil, l’anthropologue doit comprendre la configuration sociale dans laquelle le clin d’œil
est réalisé, qui l’a fait, à qui, quel est l’enjeu…
Pour le combat de coqs, Geertz fait aussi une description dense. Il parle de l’importance de ces
combats dans cette société, il montre comment ce combat l’ai aidé, il souligne que c’est une pratique
sociale interdite (considérée comme cruelle et dilapidatrice) et il décrit les pratiques sociales liées
aux combats de coqs. Il décrit le soin qu’apportent les propriétaires à leur coq, les paris qui sont faits
avant les combats, il étudie les relations sociales sous-jacentes à la compétition… Geertz montre que
ces combats dramatisent une notion « prestige » et parodie l’intégration sociale par le règne animal.
Ils simulent l’affrontement entre les hommes.
« Bali fait largement surface dans une arène à coqs. Car c’est en apparence seulement que des coqs
se battent ici. En réalité, ce sont des hommes [qui s’affrontent]. Pour quiconque a séjourné à Bali, il
n’y a pas d’erreur possible : psychologiquement, les hommes s’identifient profondément à leurs
coqs. […] Bateson et Mead ont même émis l’idée que, conformément à la conception balinaise du
corps –[comme] ensemble de parties animées séparément –, […] les coqs [sont envisagés] comme
des pénis détachables et qui marchent tout seuls, des parties génitales ambulantes, vivant leur
propre vie. Et bien que je n’aie pas à ma disposition les données sur l’inconscient qui permettraient
de confirmer ou d’infirmer cette fascinante notion, le fait que les coqs sont des symboles masculins
par excellence est indubitable, une évidence, à l’instar du ruisseau qui coule vers l’aval. » (1980 : 90)
Ces combats sont rationnels, Geertz montre qu’il y a une vraie logique. Il écrit : « Dans les parties
sérieuses, où il s’agit de fortes sommes, il y va de beaucoup plus que du gain matériel: à savoir, de
l’estime, de l’honneur, de la dignité, du respect ; en un mot, mais en un mot lourd de sens à Bali, de
la position sociale. Enjeu symbolique : à part quelques intoxiqués du jeu, qui s’y sont ruinés, nul ne
voit sa position réellement modifiée par l’issue d’un combat ; il la voit seulement, et
momentanément affirmée ou bafouée. Néanmoins, rien n’est plus délectable pour le Balinais qu’un
affront obliquement adressé, ou plus douloureux qu’un affront obliquement reçu, particulièrement
quand il est exposé aux regards de gens connus des deux adversaires, de gens que les apparences ne
sauraient donc tromper. Aussi ce drame de l’évaluation le touche vraiment et profondément. »
« Ce n’est pas à dire, et je m’empresse de le souligner, que l’argent ne compte pas et que le Balinais
se moque de cinq cents ringgits comme de quinze. Pareille conclusion serait absurde. C’est justement
parce que l’argent compte et compte beaucoup, dans cette société qui n’a certainement rien
d’immatérialiste, que plus on en risque, et plus on risque pas mal d’autres choses qui s’appellent
amour-propre, assurance, sang-froid, fierté masculine. On les risque momentanément, je le répète,
mais aussi fort publiquement. Dans les combats profonds, un propriétaire de coq et ses
collaborateurs, et aussi, nous le verrons, dans une mesure moindre, mais tout à fait sensible, ceux
qui parient pour eux, mettent leur argent là où se trouve leur position dans la hiérarchie sociale. »
(1980 : 108-109)

2.3. Pratiques ethnographiques contemporaines (Anna Tsing)


Les anthropologues doivent tjrs expliciter la manière dont ils ont produit leurs données.
Tsing étudie le champignon le plus cher du monde. Elle réalise une recherche multisite en immersion.
Elle regarde comment il est consommé, où on le trouve, etc. Elle le fait dans différentes économies
(multisite).
L’anthropologie était à la base l’étude des populations lointaines, indigènes, sauvages.
Progressivement, la pensée anthropologique se détache de ses origines pour diversifier ses centres
d’intérêts. Il s’agit tjrs de s’intégrer au groupe social.

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C’est ce que fait Tsing car elle se rend sur le terrain. Elle commence par l’Oregon pour aller cueillir le
champignon, elle va ensuite dans les sociétés consommatrices, elle intègre le monde des gourmets
japonais pour comprendre les pratiques des marchands capitalistes. Elle va comprendre les
collaborations inter espèces. On se trouve assez loin de l’enquête dans le village isolé telle qu’elle
avait été mise en place par Malinowski.
Au niveau de la participation, elle n’est jamais aussi aboutie que dans les écrits de Malinowski. Cette
observation n’implique pas tjrs une participation significative.
Finalement, la participation est +/- poussée, elle dépend de trois choses : le caractère de
l’anthropologue, les dimensions éthiques de la recherche et l’objet même qui est étudié. Tout
enquête nécessite de découvrir un milieu social en vertu de laquelle une immersion de Malinowski
reste l’idéal type.
Quant à la coupure épistémologique, elle nécessite de rendre compte du « native point of vue ». Il
faut essayer de mettre à distance les préconceptions du chercheur. Cela pousse les auteurs à prendre
au sérieux les connaissances de leurs interlocuteurs.
Tsing développe une approche multi-espèce dans laquelle elle tient compte de l’imbrication de la vie
humaine avec une autre forme de vie non humaine. Il ne faut pas comprendre uniquement les
interactions entre humains, il faut aussi s’intéresser aux interactions des humains avec les animaux,
les microbes…
Il y a une évolution de la pratique anthropologique qui consiste à s’appuyer sur différentes méthodes
de production des données. L’observation participante reste le canon ultime mais elle est souvent
associée à d’autres méthodes tels que des entretiens semi-directifs (prend plus la forme d’une
conversation), la consultation d’articles, de statistiques…
L’exemple de Tsing présente une palette méthodologique très large, et la créativité de
l’anthropologue compte pour bcp dans la compréhension du monde social qui l’intéresse. Comme
Geertz a pu le montrer, l’anthropologue n’étudie pas un monde social fermé, ce qui ne lui permet
pas de contrôler l’ensemble de l’environnement et qui lui demande de s’adapter à la contingence, à
des choses qui ne peuvent pas être anticipées.

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Chapitre 3 : Epistémologie de l’anthropologie  : Rencontres interculturelles

Epistémologie : réaliser une étude critique des sciences et des connaissances qu’elles produisent.
3.1. Politique du terrain

3.1.1 L’origine coloniale de l’ethnographie

La politique du terrain a bcp marqué la discipline. L’anthropologie a émergé à la période coloniale,


donc au moment de la découverte d’autres cultures. L’ethnographie est la science qui s’attache à
comprendre et à documenter les autres peuples. La volonté est de civiliser les populations
rencontrées.

L’approche est différente selon les pays. En Angleterre, on s’appuie sur des pouvoirs en place avant la
colonisation (« indirect rule »). Il était donc important d’avoir des connaissances sur le peuple pour
assurer un nouvel ordre social. En France, on a une importation des classes dirigeantes depuis la
métropole. La connaissance des populations locales est moins importante car le pays s’est moins
appuyé sur les dirigeants locaux. Il y a une forte école anthropologique aux USA, les anthropologues
vont surtout étudier les autres de l’intérieur. Ils ne voyagent pas mais s’attachent à comprendre le
mode de vie de ces autres, avant l’arrivée des colons.

Face à cette collaboration (France et Angleterre), certains anthropologues émettent des critiques,
comme Michel Leiris. En 1950, dans sa conférence L’ethnologue devant le colonialisme, il appelle la
dénonciation des conflits colonialistes, ou au moins leur prise en compte dans les écrits. De plus, il
appelle les anthropologues à étudier les pratiques et les abus des colons dans leurs analyses, plutôt
que de se limiter à étudier les modes de vie des locaux.

On passe donc d’une étude pré-colonisation à une étude post-colonisation.

3.1.2 Ethnographies post-coloniales

On a encore des questions politiques et éthiques. Même si l’anthropologue n’est plus imposé par un
gouvernement, on peut se poser la question du financement des recherches. Elles sont souvent
financées par des institutions européennes, qui sont souvent élitistes (favorise un certain type de
savoir : celui des élites, auquel les populations étudiées n’ont pas accès).
On a donc une certaine asymétrie politique entre l’anthropologue et les peuples étudiés. Cette
asymétrie est mise en évidence par certains auteurs, ceux du Writing Culture (Clifford et Marcus) par
exemple. Ils critiquent le post-modernisme, courant anthropologique développé pour remettre en
cause les éléments de la modernité. Cad qu’ils interrogent différents éléments qui vont de soi en
Occident (individualisme, dev technologique…). Ce courant propose des alternatives aux modes de
pensées dominants.
Le post-modernisme américain remet en cause la capacité de l’ethnographie à produire en savoir sur
la réalité. Une première critique de ce courant est cette asymétrie politique dont on a parlé. Une
deuxième critique est que cette asymétrie apparait même dans nos sociétés occidentales, les
anthropologues vont étudiés les sociétés qui leur sont proches, dans lesquelles ils vivent.
On note une propension des anthropologues à étudier des populations défavorisées (sur la
migration, sur des groupes racialisés, sur les précaires…). Cela crée une asymétrie relationnelle entre
l’anthropologue et les gens avec qui il travaille puisque que l’anthropologue prend une position
supérieure (statut social et ressources économiques plus élevés).

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A ce sujet, David Berliner souligne qu’il faut faire attention à la compassion de l’anthropologue
envers les populations qu’il étudie. L’anthropologue doit maîtriser sa capacité à devenir un
« homme-caméléon », c’est-à-dire à mimer la vie quotidienne des gens avec qui il passe du temps, à
« jouer à être un autre ». Cette façon de travailler pose des questions éthiques importantes car ce
rôle peut être source d’angoisse, de peur.

3.2. Politique du texte ethnographique


3.2.1 Asymétries de la traduction culturelle
En réalisant un texte ethnographique, les anthropologues traduisent des entretiens, des
observations… La traduction linguistique peut se faire d’une langue vers une autre, mais aussi vers
une langue académique. Cette langue n’est pas nécessairement comprise par les personnes qui sont
au cœur de l’étude : on parle alors d’asymétrie linguistique. Ces gens ne peuvent pas se positionner
et même critiquer les interprétations proposées par l’anthropologue.
Talal Asad met en évidence ce fait, et critique la traduction comme processus de pouvoir. Il met en
évidence la supériorité de l’anthropologue ; c’est tjrs l’auteur qui a le dernier mot dans une texte
anthropologique et qui présente sa propre perception des modes de vie des populations étudiées.

3.2.2 Examen de la rhétorique ethnographique


Cette critique du texte ethnographique continue avec la rhétorique particulière qui est développée
dans ces textes. C’est une rhétorique ethnographique utilisée pour rendre l’anthropologue légitime.
Les auteurs de Writing Culture critiquent le fait que dans leurs textes, les anthropologues vont
utiliser tout un ensemble de méthodes pour essayer de donner l’impression qu’il existe des entités
culturelles qui peuvent être décrites de manière objective. L’approche d’un groupe social est tjrs liée
à l’auteur et à sa position sociale.
De plus, les auteurs du Writing Culture soulignent le fait de devoir replacer l’anthropologue dans son
texte et de mettre au cœur du texte les interlocuteurs eux-mêmes. Ils soulignent aussi le caractère
co-construit de l’anthropologie : construction de l’ethnographe ET des personnes avec qui il a
échangé.
On a donc une remise en cause de la légitimité du savoir ethnographique.

3.2.3 Une vérité partiale et partielle


Les auteurs de Writing Culture mettent en évidence que l’anthropologie ne peut jamais vraiment
produire un savoir objectif, elle repose sur des vérités partiales et partielles.
Vérité partiale : l’anthropologue est tjrs présent dans son texte, le savoir est lié à ce que
l‘anthropologue est lui-même. Le chercheur doit faire un travail de réflexivité et s’interroger sur sa
propre intervention dans la production du savoir. Les auteurs doivent prendre en compte les
conditions de production des données, comment l’échange s’est déroulé. Il faut incorporer le
chercheur dans le texte.
Vérité partielle : idée qu’il n’y a pas de culture selon le Writing Culture, il n’y a pas une culture en soi,
où tout serait logique et irait de soi. Les auteurs post-modernistes adoptent une perspective plus
réaliste. La culture est qqch qui change tout le temps. Le collectif propose d’écrire des textes
polyphoniques, qui ont plusieurs voix et qui rendent comptent de plusieurs points de vue par rapport

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2020-2021 Clémence Lefèvre

à cette culture : met en évidence la multiplicité des points de vue. Ils relatent les contradictions
partielles au sein d’une culture.

2.3. L’ethnographie comme acte politique


2.3.1 Promotion du relativisme culturel
La majorité des anthropologues adopte la posture du relativisme culturel, née d’un auteur américain
(F. Boas). Cette approche critique les approches qui hiérarchisent les sociétés et souligne qu’on peut
analyser les pratiques et les institutions d’une société uniquement grâce aux valeurs qui sont
défendues au sein de celle-ci.
Il y a deux postulats derrière cette approche :
 Diversité des pratiques humaines, qui résulte des diversités culturelles (culture est le facteur
premier dans la diversité des pratiques humaines, pas de facteurs biologiques ou
écologiques)
 Analyse sans préjugés moraux, si on met en évidence des diversités culturelles, on ne peut
pas juger ou hiérarchiser ces pratiques puisqu’une société ne peut être comprise qu’à partir
du système culturel qu’elle a développé. Ce postulat a été critiqué car certains y voient du
nihilisme moral, si on analyse une société qu’avec ses propres valeurs, on ne peut plus
défendre l’universalité des droits humains par exemple.
Pour faire face au nihilisme, les anthropologues mettent en évidence que le relativisme culturel est
un principe méthodologique qui vise à se défaire de ses préconceptions.

2.3.2 L’anthropologue militant


En anthropologie américaine, il y a une forte tendance à intervenir sur la scène publique. On note
plusieurs influences de l’anthropologie américaine :
- F. Boas et la lutte contre le racisme
- M. Mead et la révolution sexuelle
- T. Turner et le barrage Kayapo (se bat pour les droits des peuples indigènes)
- D. Graeber et Occupy Wall Street.
Ces interventions sur la scène publique sont plus limitées en France. On a l’exemple de D. Fassin qui
montre que les anthropologues français ont tendance à se retirer de la scène publique. Pierre
Bourdieu fait office de contre-exemple car il s’est attaché à comprendre la reproduction des
inégalités sociales et économiques en France, avec le rôle primordial du système éducatif.

Conclusion
L’anthropologie est un « projet comparatif qui porte sur l’unité et la diversité des formes de
l’expérience sociale des individus et de la vie en société ».
La méthode utilisée par cette discipline est l’étude de terrains ethnographiques. Les auteurs
s’attachent à un petit groupe social. Le savoir ethnologique monte en généralités, et touche des
groupes de plus en plus larges.
L’anthropologie montre aussi la nécessité d’adopter une approche réflexive : réfléchir à la place de
l’anthropologue sur le terrain, à comprendre ses propres à priori pour les dépasser et comprendre

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2020-2021 Clémence Lefèvre

comment les relations qu’il crée avec les personnes sur le terrain contribuent à la co-construction de
vérités partielles et partiales.
On note des proximités disciplinaires, cad que certaines méthodes peuvent s’appliquer à l’ensemble
du domaine scientifique.

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2020-2021 Clémence Lefèvre

Module 2 : L’anthropologie et ses paradigmes


Un paradigme est un ensemble de conceptions théoriques fondamentale, ce sont différentes
positions qui vont donner un cadre aux questions et analyses des anthropologues.
Ces paradigmes sont liés à des écoles scientifiques spécifiques qui leur donne un point de vue sur
l’organisation et sur le monde social. Certains anthropologues vont s’intéresser à la cohérence du
monde social et à ce qui permet d’avoir un ordre social. D’autres vont s’intéresser à ce qui permet le
changement social.
En changeant la question générale qu’on se pose, on peut observer des choses différentes. Donc le
paradigme est la conception fondamentale à partie de laquelle l’anthropologue va partir.
Ces différents paradigmes proposent tjrs une définition différente de la culture. Ils vont avoir une
approche de la culture différente. La signification du terme « culture » a évolué :
- 13ème siècle : pièce de terre cultivée
- 17ème siècle : culture de l’esprit (par métaphore avec la culture du sol), c’est une action
- 18ème siècle : personne cultivée, c’est un état.
Différents paradigmes existent : évolutionnisme, culturalisme, fonctionnalisme, structuralisme,
changement social.

Chapitre 4 : L’évolutionnisme de Morgan

4.1 Proposition théorique

4.1.1 Evolutionnisme biologique

Il faut distinguer l’évolutionnisme biologique et l’évolutionnisme social.


Evolutionnisme biologique : on a en tête la théorie de l’évolution de Darwin, mise au point dans The
origins of species. Il met en évidence le transfert d’aptitudes aux générations suivantes (ex : cou de la
girafe). Ce transfert aboutit à la capacité d’adaptation au changement. Enfin, Darwin note une
« inévitabilité du progrès », qu’on peut traduire comme l’adaptation des espèces.
Darwin est plus critiqué quand il veut étendre cette théorie à l’espèce humaine. Il écrit : « Dans un
futur qui ne se compte pas en siècles, les races civilisées de l’homme auront presque certainement
exterminé et remplacé les races sauvages à travers le monde. Au même moment les singes
anthropomorphes [...] seront sans aucun doute exterminés. Le fossé sera approfondi, car il séparera
l’homme dans son état le plus civilisé [...], et certains singes aussi rudimentaires que le babouin,
plutôt que le Nègre ou l’Australien et le gorille comme c’est le cas actuellement ».
On se rend compte que pour lui, ces éléments ne sont pas favorables, le pessimisme le pousse à
écrire cela. Dans le même livre, il prône un certain interventionnisme social qui permettrait de ré
égaliser les chances (pas de prise de compte de l’origine social ou de la race). Darwin appelle à une
générosité étendue à l’ensemble de l’espèce humaine.
L’évolutionnisme social était présent bien avant l’évolutionnisme biologique.

4.1.2 Evolutionnisme social

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2020-2021 Clémence Lefèvre

Il apparait au début du 18ème siècle et s’appuie sur l’existence d’une évolution unilinéaire de
différentes sociétés humaines basées sur des facteurs techniques. Cette évolution est également
basée sur des facteurs sociaux et écologiques.
Cette approche va présenter le déterminisme historique : il y aurait une trajectoire unique de
l’humanité avec différentes étapes, si les sociétés ont des organisations sociales différentes, c’est
parce qu’elles se trouvent à des stades différents. En Occident, on est au dernier stade de l’évolution
humaine. Il y a l’idée d’une hiérarchie entre les peuples à partir de l’évolution technologique de ces
sociétés. Certains chercheurs vont essayer de retracer cette trajectoire à partir des sociétés
primitives (elles sont des témoignages directs des passées des sociétés occidentales).
Les anthropologues vont essayer de mettre en évidence des « survivances » = des traits culturels et
sociaux qui ne seraient pas liés à l’organisation sociale actuelle mais qui auraient survécu à
l’évolution sociale des sociétés (= stades antérieurs de l’évolution).
Avec l’évolutionnisme apparaît l’idée d’une évolution technologique unilinéaire et apparaissent des
ambitions empiriques, cad que les évolutionnistes ont le désir d’appuyer leurs théories sur des
études de cas, des études de terrain. Leur méthodologie va être critiqué mais on note que c’est à
cette époque que la volonté d’observation du réel naît.

4.2 Lewis Henri Morgan


4.2.1 Repères biographiques (1818-1881)
Il est né en 1818 et mort en 1881. Il grandit dans une famille bourgeoise à NY. Il devient d’abord
avocat (influence marquée du droit chez les premiers anthropologues). Il a très tôt eu un intérêt
particulier pour les Iroquois et leur organisation sociale et politique. Il se tourne progressivement
vers cette population en allant sur le terrain.
On retrouve ce souci de l’empirique car son travail est issu d’enquêtes de premières mains. Mais
rappelons qu’Henri Lewis Morgan (HLM) est américain, et que l’anthropologie américaine a tendance
a faire des terrains beaucoup moins long. Ces Iroquois sont bcp plus accessibles que d’autres
peuples. Avec ce souci empirique, HLM réalise d’abord une étude sur le système de parenté qu’il
étend ensuite à d’autres groupes. Il réalise une classification des systèmes de parenté et de leur
terminologie. Il est reconnu comme un précurseur de l’anthropologie américaine.

4.2.2 Les arts de subsistance (Ancient Society, 1877)


HLM développe sa théorie selon laquelle l’évolution et le progrès reposent sur le progrès technique
et sur la culture matérielle. Ces éléments vont déterminer l’évolution progressive des différents
groupes sociaux et vont permettre d’identifier les stades de développement dans lesquels ils se
situent.
Ce progrès et cette culture servent à qualifier ce que HLM appelle les modes de subsistance
(manières dont les habitants vivent) et permettent l’attribution d’un stade de civilisation.
Le progrès est qqch de naturel et nécessaire. Il suit son cours sans être remis en question. Il permet
l’évolution, la transformation des groupes sociaux. Ce progrès suit une trajectoire unilinéaire et
inévitable. HLM dénombre trois stades : la sauvagerie, la barbarie et la civilisation.

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Le passage d’un stade à un autre est déterminé par le progrès technique des différents peuples
(manière dont ils se nourrissent, dont ils réalisent leur nourriture etc.). On voit que la poterie définit
le passage de stade sauvage au stade barbare. Une critique qui apparait est pourquoi la poterie en
particulier, les passages d’un stade à l’autre sont critiqués.
HLM est donc une figure marquante de l’évolutionnisme.

4.3 Approche de la culture


4.3.1 La culture comme degré de civilisation
La culture serait presque un synonyme de la civilisation pour les évolutionnistes.
Tylor, une autre figure de l’évolutionnisme, explique que : « La culture, ou la civilisation, prise dans
son sens ethnographique le plus large, est ce tout complexe qui comprend les connaissances, les
croyances, l’art, la morale, le droit, la coutume, et toutes les autres capacités et habitudes acquises
par l’homme en tant que membre de la société» (Edward B. Tylor, 1871, Primitive Culture).
Ici on a l’idée que la culture est qqch d’acquis et transmis. Cela se distingue du domaine de l’innée,
du biologiquement inscrit dans les corps des individus. De plus, il déploie une conception humaniste
et universaliste de la culture, cad que toutes les races de l’espèce humaine ont la même capacité
mentale. Il s’oppose donc à l’approche biologique. La culture n’est alors pas liée aux capacités
mentales des races/individus. En revanche, il adopte aussi l’idée des différents stades de la culture. Il
parle de la culture (une culture humaine partagée) puisqu’il considère que c’est un synonyme de la
civilisation.

4.3.2 Actualité des théories évolutionnistes


Actualité académique : Si on continue de parler de ces théories évolutionnistes malgré leur abandon
au début du 20ème siècle, c’est pour retracer l’histoire de la pensée anthropologique et comprendre
son origine. Cette approche est abandonnée pour 3 raisons :
- Caractère spéculatif des théories : on a aucune manière de vérifier les faits
- Fondements racistes et impérialistes
- Critique du « Grand partage » : suppose qu’il y a une différence entre « eux » et « nous », les
auteurs actuels mettent en évidence l’inexistence de ce « Grand partage ». Un auteur
rappelle d’ailleurs qu’il faut faire attention lors des comparaisons à ne pas faire de séparation

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2020-2021 Clémence Lefèvre

distincte entre « nous », sociétés modernes et « eux », sociétés traditionnelles. Cette notion
est également importante pour l’ensemble de la société.
On retrouve cependant des traces de ces théories évolutionnistes.
Actualité politique : c’est une présence dans les discours contemporains à identifier et critiquer. On la
voit à travers le discours de Nicolas Sarkozy (2007), il développe une approche a-historique de la
grande Afrique.
Il parle d’abord de l’Afrique de manière générale alors que les pays sont très différents au sein du
continent. La deuxième critique de l’évolutionnisme est que ce continent tout entier n’aurait connu
aucune victoire et serait dans une espèce de répétition sans fin d’éléments traditionnels millénaires.
Il n’y aurait donc pas eu d’histoire en Afrique. Or, on a pu, grâce au travail d’archéologues et
d’historiens, montrer à quel point le continent africain a été traversé par des dynamismes à la fois
politique et économique particulièrement importants. Il y a eu des empires précoloniaux très
importants, on peut penser par exemple à celui des Zoulous qui est probablement l’un des plus
connu. On a aussi pu mettre en évidence l’existence de systèmes esclavagistes avant l’arrivée des
colons, notamment au Bénin.
Tous ces éléments de son discours sont complètement occultés, ils ne sont pas mentionnées et sont
remplacés par un continent unique qui vit en harmonie avec la nature. Ces conceptions sont héritées
de paradigmes intellectuels comme l’évolutionnisme. Tout cela pour montrer qu’il y a toujours une
tendance à revenir à ces visions un peu simples apparues avec ce paradigme.

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Chapitre 5 : Le culturalisme de Boas

5.1 Proposition théorique

5.1.1 Diffusionnisme et réfutation de l’évolutionnisme

Le culturalisme s’est développé comme réfutation (partielle) de l’évolutionnisme.


A la fin du 19ème siècle, un ensemble d’arguments diffusionnistes (qui mettent l’accent sur les
diffusions et les emprunts entre les groupes sociaux) apparait. L’évolutionnisme avait comme
hypothèse de base que les groupes sociaux se développait sans contact les uns avec les autres. La
cause interne du progrès était l’invention. En réalité, les groupes sociaux ne sont pas forcément
séparés, mais ils ont nécessairement des contacts, qui entraînent la diffusion de nouveautés. Les
auteurs diffusionnistes se mettent à documenter ces processus de diffusion et d’emprunt. Ex : ils
montrent l’existence de différents centres de domestication indépendants.
Si on suit ce principe, la hiérarchisation des sociétés sur base des progrès devient compliquée. Ces
travaux de diffusionnisme vont participer au déclin de l’évolutionnisme puisqu’ils montrent
également que le progrès technique est une démarche simpliste et ethnocentrée. Grafton Eliott
Smith montre par exemple que l’Egypte et son culte du Soleil serait à la base de toutes les
civilisations.
La base de ce paradigme serait donc de mettre en évidence la diffusion plutôt que l’invention dans
les groupes sociaux. Une remise en cause de de l’évolutionnisme est ainsi nécessaire.

5.1.2 La notion de Volkgeist


C’est une notion allemande = génie/esprit du peuple. Elle met en évidence le fait que les groupes
sociaux se distinguent non pas par la technique mais par un ensemble de représentations et de
croyances stables dans le temps. Il n’y a pas une mais plusieurs cultures, qui se rattachent à des
communautés qui seraient homogènes dans leur croyance, façon de vivre et de penser. On n’a plus
de distinction u niveau du progrès technique mais à partir de cet ensemble homogène de
représentations stables. Ces ensembles, qui constituent la culture, sont ce qui permet de distinguer
un groupe social d’un autre. On passe à une approche pluraliste des cultures. Cela amène à
l’abandon de la dimension raciale.
Il y a un mouvement d’une approche qui s’intéresse au progrès matériel à une approche qui met en
évidence les valeurs morales, les représentations sociales des individus et de la collectivité.
Cette notion est au cœur de la notion de culture du 18-19 ème siècles.

5.2 Franz Boas


5.2.1 Repères biographiques (1858-1942)
Il est influencé par la notion du Volkgeist. Il est né en Allemagne d’une famille juive et a une
approche académique diversifié (maths, physique, géographie, anthropologie). Il fait une expédition
sur les îles de Baffin pour montrer comment la géographie influence la vie sociale des populations. Il
se rend alors compte que la culture est bien plus déterminante que le milieu géographique en lui-
même.

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2020-2021 Clémence Lefèvre

Il part ensuite aux USA où il adopte une approche d’ethnographie du détail, ses travaux reposent sur
une observation détaillée des faits qui lui permettent par la suite de faire des comparaisons
régionales. Cette ethnographie fonctionne en équipe, plusieurs anthropologues font des voyages de
courte durée.

5.2.2 Positions théoriques


a) Critique de la notion de race
Le premier apport qu’il fait à la discipline est la critique de la notion de race. Il s’intéresse d’abord à
l’anthropologie physique, puis à l’anthropologie culturelle.
Il se désintéresse de l’anthropologie physique car il réfute toute corrélation entre les traits physiques
et les capacités mentales. Sa critique repose sur l’instabilité des traits physiques, donc la notion de
race n’est pas pertinente au niveau biologique. La reproduction d’individus de différentes races ne
mène pas à une dégénérescence comme on le pensait à l’époque mais serait un facteur de
croissance (une femme métisse aurait plus d’enfants, et ils seraient plus grands). Il démontre alors le
caractère arbitraire de la notion de race. Les différences intra raciales sont plus importantes que les
différences inter raciales.
Sur base de ces approches, Boas dénonce le racisme sous toutes ses formes, il se positionne contre
l’esclavage et démontre que c’est une organisation sociale qui ne repose pas sur réalités biologiques.

b) Approche historique et diffusionnisme


Ensuite, il critique l’évolutionnisme de manière plus large. A travers le diffusionnisme, il montre
l’importance de prendre en compte l’histoire des groupes sociaux et leurs contacts avec d’autres. Il
met en évidence le caractère poreux et dynamique des groupes culturels et prouve la dimension
productive des échanges.
Il écrit : « Il s’en suit que les mythologies des différentes tribus telles que nous pouvons les observer
aujourd’hui ne résultent pas d’une croissance organique, mais elles ont progressivement acquis leur
forme actuelle par l’accumulation de matériel étranger. Une part importante de ce matériel doit
avoir été adopté tout fait, et ses formes ont été adaptées et changées selon le génie du people qui
l’emprunta. » (1898, reproduit dans Stocking1989 : 96, ma traduction)
Il rattache des caractéristiques culturelles à l’histoire et aux échanges d’un groupe.

c) Relativisme culturel (ou critique de l’évolutionnisme)


Il critique deux choses : l’inexactitude empiriste (on ne peut pas prouver empiriquement ce que
montrent les théories, voire on peut montrer leurs erreurs) et les problèmes moraux de
l’évolutionnisme (supériorité des cultures occidentales alors qu’on ne peut pas hiérarchiser ou juger
les différents peuples). Pour Boas, on ne peut juger d’une pratique sociale qu’à partir du système de
valeur mis en place dans la société où l’on retrouve cette pratique sociale.
Il affirme : « La civilisation n’est pas un fait absolu, mais [...] plutôt relatif et [...] nos idées et
conceptions ne sont vraies que dans les limites de notre propre civilisation » (Boas, 1887: 589).
Il met ici en évidence la pluralité de cultures et le fait qu’aucune culture ne peut juger les autres. Il
reconnait la singularité des cultures ainsi que leur spécificité. Cette approche est considérée comme
particulariste.

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2020-2021 Clémence Lefèvre

A partir de là, il développe la volonté de réhabiliter les cultures indigènes, il va s’attacher à mettre en
évidence la spécificité des cultures. A travers cette ambition, il prend souvent part à des débats
publics, notamment avec la loi sur l’interdiction d’une pratique cérémonielle, le potlatch.

5.2.3 Ethnographie du potlatch


Cette interdiction date de 1884 et Boas fait une expédition chez les Kwakiutl au Canada pour essayer
de mieux comprendre cette pratique. Elle consiste en des dons et des contre-dons. Des chefs vont
mettre au défi un autre chef quand le premier fait un don au second. Le second doit rentrer en
compétition avec le premier pour rendre la chose de plus grande valeur.
On a un effet de surenchère, il s’agit d’écraser son opposant sous les présents. On parle de dons
agonistiques car ils ont un caractère guerrier, il faut tjrs rendre plus que ce qu’on a reçu sous peine
de voir sa position sociale remise en question. Cette distribution sert à asseoir le prestige du
donneur. Ce système s’est accéléré et a entraîné la destruction de certains biens à l’arrivée des
colons.
Boas s’oppose à cette interdiction pour le sauvetage nécessaire de pratiques culturelles qui sont en
train de disparaitre à cause de l’impérialisme européen. On voit l’importance de l’activisme chez les
anthropologues.

5.3 Approche de la culture


5.3.1 Cultures au pluriel
On a un passage de LA culture (synonyme de « civilisation ») à des cultures, qui mettent en évidence
la contingence et l’historicité des spécificités culturelles (rapport avec le diffusionnisme).
L’approche de la culture met en évidence la cohérence et l’intégration de la culture au sein d’un
peuple (parallèle avec le Volkgeist). Plus tard, on dira que la transmission de l’esprit du peuple se fait
par socialisation. Celle-ci façonne les tempéraments au sein du groupe social, et ces tempéraments
dépendent des valeurs fondamentales du peuple.
On a une dimension plurielle de la culture, elles sont singulières et on ne peut les juger que si on
prend en compte les valeurs fondamentales défendues par le Volkgeist.
5.3.2 La culture comme modèle
En 1952, deux disciples de Boas, Kroeber et Kluckohn, font un recensement des différentes
définitions de la culture dans la littérature de l’époque. Ils mettent en évidence 162 définitions
possibles : il n’y a pas d’accord général en anthropologie et propose alors leur définition.
Ils écrivent : « La culture consiste en modèles [structurants], explicites et implicites, de
comportements acquis et transmis par des symboles, constituant la réalisation spécifique des
groupes humains, en ce compris dans sa matérialisation dans des artefacts ; le noyau essentiel de la
culture consiste en idées traditionnelles (c’est-à-dire dérivées et sélectionnées) et spécialement dans
les valeurs qui leur sont attachées ; les systèmes culturels peuvent, d’une part, être considérés
comme des produits de l’action, d’autre part comme les éléments conditionnant l’action future. »
(Kroeber et Kluckohn 1952 : 357, traduction par Joël Noret)
On voit une suite avec ce qui a été dit dans le paradigme évolutionniste puisque la culture reste dans
l’acquis et dans le transmis. On met en évidence le fait que la culture est productrice de
représentations et de pratiques dans un groupe humain. C’est à travers l’observation participante

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2020-2021 Clémence Lefèvre

que cette idée de culture peut émerger. Enfin, cette définition reconnait le caractère pluriel de la
culture et ces systèmes culturels sont considérés comme stables et cohérents à travers le temps.

5.3.2 Actualité des théories évolutionnistes


Actualité académique : à ce niveau, le culturalisme et le relativisme culturel ont eu des influences
importantes mais ont eu des critiques.
Même si Boas propose une approche historique, on critique le fait qu’il n’a pas suffisamment pris en
compte le dynamisme des configurations culturelles. Deuxième chose : la pluralité interne au sein
des cultures ; les anthropologues ont souvent occulté des tensions internes, la culture n’est pas
nécessairement définie de la même manière au sein d’une collectivité.
Bensa écrit : « En assignant les comportements à une seule vignette collective (les Océaniens, les
universitaires, les syndicalistes, etc.), on construit une entité abstraite qu’on affuble d’un costume
appelé « culture » en manquant du même coup les pratiques concrètes d’individus concrets, les
luttes d’influence, initiatives, diversions, coups bas et autres tactiques; bref, on manque la vie sociale
elle-même dans toute son épaisseur, sa singularité circonstancielle et sa charge affective ».
Les dynamiques sociales au sein d’un groupe donné sont misés en évidence ici. Ces pratiques
peuvent être de tension, de diversion, d’influence, etc.

Actualité politique : Boas et ses disciples sont politiquement très investis : Boas a critiqué l’esclavage,
Mead entre dans le débat de la libéralisation sexuelle de l’époque. Un autre exemple est celui de Lila
Abu-Lughod, elle utilise ses connaissances anthropologiques pour critiquer les interventions
militaires américaines en Afghanistan. On note alors une grande influence du culturalisme dans les
débats politiques.
Le paradigme du culturalisme pousse les auteurs à rentrer dans des débats de société. Toutefois, il
faut rester vigilant car il peut mener à une position essentialiste, où l’on essentialise les différences
culturelle, cad qu’on les rend inévitables et qu’elles sont liées à l’essence même du peuple, sans
possibilité de les dépasser.
La majorité des discours nationalistes reposent sur des arguments essentialistes, un peuple et sa
culture devraient s’auto-déterminer. Cette idée de groupe culturel irrémédiablement différent sur le
plan culturel peut être instrumentalisé au service de gouvernement violent : on le voit avec l’exemple
de l’Apartheid. C’est un système politique de 1948 d’Afrique du Sud qui reconnait des groupes
raciaux distincts en les séparant. Certains groupes ont alors un accès prioritaire sur certaines
ressources car leur mode de vie requiert cet accès.
De même, Kuper reprend une analyse critique des politiques indigénistes.

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2020-2021 Clémence Lefèvre

Chapitre 6 : Le fonctionnalisme de Malinowski


Ce courant s’est développé en Angleterre en opposition à l’évolutionnisme.
6.1 Proposition théorique
6.1.1 Le corps social et ses organes
La société est un corps social avec différents organes. On a une métaphore organiciste, cad que la
société est un tout dans lequel les institutions et les pratiques ont une fonction.
Le fonctionnalisme étudie la cohésion, la reproduction sociale, la régulation politique = la manière
dont ces institutions et ces pratiques permettent de maintenir l’ordre social et la société sans trop de
changement. Ainsi, chaque institution sociale à un rôle à jouer pour le maintien de la société.
Cette approche est sous une influence naturaliste. En effet, les sciences sociales de l’époque
cherchaient à se légitimer dans le domaine scientifique, donc reprendre des connaissances
biologiques permettait de démontrer une certaine scientificité.
On parle d’anthropologie sociale à partir de ce paradigme car on s’intéresse à l’organisation sociale
de la société.
Avec cette notion d’organisme, c’est intéressant de comprendre en quoi les parties se rapportent au
tout et d’étudier les relations entre ces parties. On pourrait dire que la mission de l’anthropologue
fonctionnaliste est de mettre en lumière le rôle des institutions pour assurer le maintien de la
collectivité dans un équilibre dynamique.
Cette vision est positiviste car il est possible de découvrir des lois universelles de la vie sociale mais
aussi holistique car c’est la primauté du tout sur les parties qui compte.

6.1.2 Cohésion sociale durkheimienne


Cette approche du corps social a été développée notamment par Emile Durkheim, il est une source
importante pour le fonctionnalisme. C’est un père fondateur pour la sociologie française.
Il développe les bases de la sociologie française, il crée le premier département de socio à Bordeaux.
Durkheim veut rendre la sociologie scientifique donc il l’envisage comme discipline scientifique
responsable de la synthèse de différentes sciences sociales. Il place la sociologie au-dessus car elle
doit s’imprégner des autres sciences sociales pour en faire la synthèse et ramener l’ensemble de
manière cohérente. Dans ce travail, il reprend l’analogie entre le corps social et le corps biologique,
dans laquelle la société pourrait être un très grand organisme avec plusieurs organes qui occupent
chacun une fonction différente. Tous ces faits sociaux sont en relation et cherchent à contribuer au
bon fonctionnement de l’organisme social plus généralement. On retrouve cette perspective
holistique du tout sur les parties.
Cependant, il faut prendre en compte les limites de cette analogie du corps social :
- L’évolution sociale ne correspond pas véritablement à une finalité donnée, cad qu’il n’y a pas
vraiment d’objectif précis dans l’évolution sociale, ce qui porte un coup à l’analogie.
- Il y a des dysfonctionnements, toutes les sociétés connaissent les conflits internes etc et le
fonctionnalisme ne permet pas vraiment de penser ces dysfonctionnements. Ils sont la
source de la rupture de l’organisation sociale, ce qui suppose que l’orga sociale disparait
quand un dysfonctionnement apparait. Or, ce n’est évidemment pas le cas.

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2020-2021 Clémence Lefèvre

a) La division du travail social (1893)


Ce travail se base sur un de ses livres. Durkheim oppose la solidarité mécanique et la solidarité
organique, et chacune correspond à un type de société.
Solidarité mécanique : qualifie une société primitive, la majorité des gens réalisent les mêmes tâches
(pêche, agriculture, etc) mais ils sont peu spécialisés. Le fait que tout le monde réalise des tâches
identiques entraînerait une société où les individus partagent les mêmes valeurs. La conscience
collective dépasse la conscience individuelle.
Solidarité organique : qualifie les sociétés modernes, il y a une spécialisation du travail. Ils réalisent
des tâches complémentaires. Des institutions différentes émergent, avec des rôles spécifiques. La
cohésion sociale se fonde sur la complémentarité des activités. Les individus portent alors des
valeurs distinctes puisqu’ils ne font pas tous le même travail. Cela laisse place au développement de
la conscience individuelle, une société individualise se met en place.

b) Les règles de la méthode sociologique (1895)


Cet ouvrage met en évidence son approche théorique. Il écrit que « toute manière de faire, fixée ou
non, susceptible d’exercer sur l’individu une contrainte extérieure ; ou bien encore, qui est générale
dans l’étendue d’une société donnée tout en ayant une existence propre, indépendante de ses
manifestations individuelles ».
Les individus peuvent être étudier comme des choses par les sociologues. Il étudie par exemple le
suicide, tout le social ne peut être expliquer que par le social. Il utilise des statistiques pour montrer
qu’il y a des lois stables liées au suicide. Même si le suicide est individuel, il est lié à des tendances de
la société qui déterminent les individus à se tuer. Toute l’œuvre de Durkheim met en évidence des
lois, notamment la stabilité de la société et les conditions de cette stabilité.

6.2 Bronislaw Malinowski


6.2.1 Repères biographiques
C’est un anthropologue polonais qui réalise un large panel d’études. A partir de 1914, il va sur le
terrain en Nouvelle-Guinée. Malinowski est le fondateur de l’anthropologie sociale britannique,
notamment pour l’observation participante et pour sa contribution au développement de la théorie
fonctionnaliste.

6.2.2 Positions théoriques


a) Approche anhistorique
Cette théorie repose sur une approche anhistorique. Il pose comme postulat que l’observation doit
être basée sur le présent, il ne s’agit pas de reprendre la genèse des faits sociaux. Une telle position
nécessite une démarche empirique. Il adopte également une vision holistique : un élément ne peut

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2020-2021 Clémence Lefèvre

pas être étudié séparément ; il faut nécessairement remettre tous les faits sociaux en relation avec
les traits constitutifs de tout social pour comprendre la fonction d’une pratique ou d’une institution.
Son objectif est de comprendre comment un élément prend sa place dans une société et contribue à
son bon fonctionnement.

b) Fonctionnalisme biopsychologique
Malinowski a une inspiration positiviste. Il prend comme Durkheim les sciences de la nature comme
modèle des sciences sociales. Le rôle des institutions sociales est d’assurer la satisfaction des besoins
humains (alimentation, reproduction, sécurité, etc). Les structures sociales et les perceptions
mentales des locaux sont alors importantes puisqu’il faut comprendre ces structures et la manière
dont elles répondent à la satisfaction des besoins (grâce au native point of vue).

6.2.3 La kula
Malinowski réalise une étude de la Kula. En 1922, il cherche à mettre en évidence les pratiques et les
institutions de la société trobriandaise pour en comprendre l’équilibre sociale. Il montre que la Kula y
participe.
Il observe deux types d’échanges : des trocs de gimwali (produits agricoles qui circulent entre
villages) et des échanges cérémoniels de mwali et de soulava (colliers ou brassard de coquillages qui
circulent d’île en île, donc ces échanges nécessitent des expéditions maritimes). Cette Kula permet la
circulation de biens de prestige, les échanges se font toujours dans le même sens, les mwali et les
soulava ont une histoire, il faut sans cesse les remettre dans le système d’échanges et ils font le tour
des îles. A travers cette généalogie, les biens acquièrent une valeur liée aux personnes qui les ont
possédés. Malinowski veut comprendre les rites magiques dans la perspective des locaux : il
découvre qu’ils servent à combattre l’inquiétude suscitée par les départs en mer.
La rationalité de ce système est au cœur de l’ouvrage. Malinowski montre que les expéditions
maritimes de Kula ont une fonction sociale qui permettent alliances commerciales, hiérarchies entre
îles et hommes et entretien de complicité amicale. La Kula participe à la cohésion et à l’équilibre
sociale de l’ensemble des îles. Les biens prestigieux scellent la paix et l’amitié. L’échange de dons est
le geste fondamental qui forme la société trobriandaise.
Malinowski reçoit des critiques :
- S’intéresser à l’ordre et à la cohésion sociale a tendance à occulter les conflits et les
contradictions internes, le fonctionnalisme les passe sous silence
- Généralisation des comportements des individus
- Critique de la minutie ethnographique (trop ?)

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2020-2021 Clémence Lefèvre

- Critique liée à la publication de son journal de terrain, on y voit du racisme, de l’angoisse et


de l’ennui, on découvre ses exaspérations lors de son enquête de terrain.
6.3 Approche de la culture
6.3.1 La fonction de la culture
Alors que le culturalisme mettait en évidence la diversité des cultures et le Volkgeist, cet esprit du
peuple à travers les valeurs promues par la culture, dans l’approche fonctionnaliste la culture est
étudiée à travers sa fonction qui est de maintenir la cohésion sociale.
Malinowski écrit : « Pour le fonctionnaliste, la culture, c'est-à-dire le corps complet d'instruments, les
privilèges de ses groupes sociaux, les idées, les croyances et les coutumes humaines, constitue un
vaste appareil mettant l'homme dans une meilleure position pour affronter les problèmes concrets
particuliers qui se dressent devant lui dans son adaptation à son environnement pour donner cours à
la satisfaction de ses besoins » (1970 [1945] : 73). On retrouve une posture psycho-fonctionnaliste
qui considère que l’équilibre social sert à assouvir les besoins individuels.

6.3.2 Actualité des théories évolutionnistes


Actualité académique : La théorie fonctionnaliste suppose que toutes les institutions ont une
fonction positive. On peut alors se poser la question du besoin auquel répondrait certaines
institutions (ex : esclavage).
Les postulats du fonctionnalisme impliquent que le dysfonctionnement d’une institution provoque
nécessairement le déclin de la société. Donc ce paradigme ne permet pas d’appréhender l’instabilité
et le changement, qui sont pourtant constitutifs de la vie sociale.
Certains évoquent le souci descriptif de Malinowski comme un empirisme naïf. Malinowski veut
uniquement savoir à quoi les phénomènes servent pour trouver des justifications. Comprendre la
fonction des institutions n’aide pas à comprendre la complexité des pratiques et des discours qui
composent la vie sociale.
Il reste deux choses à retenir du fonctionnalisme : des ouvrages fondateurs ouvrent différents
champs de l’anthropologie et inspirent de nouveaux paradigmes par la suite.
Actualité politique : le fonctionnalisme est une façon de penser courante, cad que c’est une idée
selon laquelle il y a un ordre social qui se reproduit de manière constante. On va voir que cet ordre
social est menacé par les changements sociaux, par les contacts avec d’autres sociétés.

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2020-2021 Clémence Lefèvre

Chapitre 7 : Le structuralisme de Lévi-Strauss

7.1 Proposition théorique


7.1.1 Approche symbolique de la vie sociale
Dans cette approche, on cherche à faire une place importante à la subjectivité des individus.
a) Du fait social au fait social total (Mauss)
Durkheim s’intéresse aux forces collectives et son neveu Marcel Mauss étudie les mobiles subjectifs
des individus.
Mauss à une éducation influencée par son oncle, il participe activement à l’école socio fondée par
Durkheim. Il a la particularité d’être éclectique, il traite un grand nombre de sujet. Il écrit Essai sur le
don en 1924, dans lequel il cherche à étudier un phénomène individuel. Il se base sur le don, qui est
une pratique individuelle, pour montrer qu’il est basé sur des prescriptions sociales. Il y a des
pressions importantes prescrites par la société qui forment un système normatif.
En intégrant ces mobiles subjectifs, Mauss essaie de répondre à la critique faite à son oncle qui
postulait la suprématie des normes sociales sans vraiment comprendre les pratiques individuelles et
sans comprendre véritablement le changement social.
Mauss découvre alors que la vie sociale se base sur « donner, recevoir et rendre ». Il estime que le
don représente le fondement universel de la vie sociale.
La liberté individuelle doit également être traitée par la théorie anthropologique  changement par
rapport aux approches précédentes, où on mettait en évidence les institutions sans s’interroger sur
les pratiques individuelles.
Mauss essaie de mettre tous ces éléments en évidence dans son concept de « fait social total ». Le
don en est un. Il développe les caractéristiques de ce concept :
 Les acteurs qui interviennent dans ce fait social total n’interviennent pas en leur propre nom
mais comme représentant du groupe social auquel ils appartiennent
 De nombreuses institutions de la société doivent être mobilisées, jouer un rôle dans ce fait
social total
 Les faits sociaux totaux doivent relever de la liberté individuelle, circonscrite par des normes
sociales. Il y a certaines obligations. La liberté se déploie dans l’espace prédéfinit par ces
normes sociales.

b) Exemple: Le Potlatch
Ce phénomène a été étudié par Boas, c’est une institution du NO de l’Amérique qui consiste à offrir
des biens de subsistance et des biens de prestiges en grande quantité à un chef de clan rival. Tous
ces biens ne sont pas donnés pour leur utilité mais pour leur signification ; il s’agit de montrer sa
grandeur par rapport aux autres chefs. Après chaque don, il faut donner plus que ce que l’on a reçu
pour garder son statut social.
Pour Mauss, ce système cérémoniel de dons agonistiques représente des faits sociaux totaux car
toutes les caractéristiques sont réunies :

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2020-2021 Clémence Lefèvre

 Le chef du clan ne représente pas uniquement sa propre personne mais son clan et son
lignage
 Le Potlatch fait entrer en jeu de nombreuses institutions : institution économique, politique
(lutte pour le prestige et pour le rangs symbolique), sociale (grands rassemblements festifs),
religieuse (instaurer des relations durables avec des êtres non humains) et esthétique (biens
sont évalués avec des critères esthétiques propres à ces groupes)
 Le Potlatch est à la fois libre et contraint socialement : c’est une tâche essentielle pour être
reconnu comme chef, c’est obligatoire dans cet ordre social, mais la manière dont il le fait est
libre.

c) Portée anthropologique du concept

Chez
Durkheim, en se basant sur les forces collectives, les individus se trouvent déterminés, ils sont obligés
de suivre ces normes et on ne prend pas bcp en compte les pratiques individuelles (c’est le
déterminisme) tandis que chez Mauss, on a une dimension volontaire (liberté individuelle est prise
en compte) ainsi qu’une dimension symbolique (prise en compte du point de vue des acteurs et de la
signification des choses et des pratiques).

d) Appendice : le burning man


C’est un autre exemple du fait social total. Le festival du burning man a lieu chaque année dans le
Nevada, on y trouve une statue en bois représentant un homme qui va être brûlée.
Les gens qui participent à ce festival représentent des communautés particulières et en forment une
nouvelle. Différentes sphères de la société sont impliquées : économiques (ressources importantes
partagées puis détruites), politique (mobilisation de la société civile), sociale (partage de la vie sociale
du festival qui permet de fonder une expérience créative car le but du festival est de réaliser une
performance artistique), religieuse (festival new age qui met en scène différentes formes de
spiritualités). Les participants doivent effectuer une performance artistique mais ils sont libres de la
choisir.

L’approche symbolique que propose Mauss à travers le fait social total constitue une première
source d’inspiration pour le structuralisme et Lévi-Strauss.

7.1.2 Inspiration linguistique

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2020-2021 Clémence Lefèvre

Pour Lévi-Strauss, la linguistique est la discipline la plus scientifique des sciences sociales. Il s’inspire
alors de la méthode des linguistes pour appréhender la culture et l’organisation sociale.
Il s’intéresse à la phonologie et s’inspire de deux auteurs :
- De Saussure : il voulait comprendre comment notre voix pouvait créer du sens et des
messages entre les individus, comprendre comment par l’association de sons distincts on
réussit à communiquer les uns avec les autres. Il met en évidence l’importance de la
structure du langage et des relations entre les sons. Il montre que les sons sont des unités
qui acquièrent du sens grâce à la manière dont ils sont positionnés. Pour lui, il y a l’idée d’un
signifiant (son qui ne signifie rien en tant que tel) qui fait référence à un signifié (sens que
prend le son) associé à un référant (objet réel). Il met en évidence l’arbitraire des signes, il y
a des conventions, une structure codifiée.
- Jakobson : il met au point la théorie des phonèmes. Il s’agit toujours de mettre en évidence la
relation entre le son et le sens avec la notion d’arbitraire des signes, mais il montre que les
phonèmes sont les plus petites unités sonores qui existent. Ce sont eux qui créent la
distinction dans une langue donnée. En associant les phonèmes, on crée des morphèmes (= 2
phonèmes), puis des mots, puis des phrases. Ces phonèmes comportent des variations en
fonction des langues et des régions.
 Le sens des phonèmes est lié aux distinctions arbitrairement codifiées.

7.2 Claude Lévi-Strauss


7.2.1 Repères biographiques (1908-2009)
Il est né à Bruxelles dans une famille juive, il fait des études de philosophie à Paris et commence la
sociologie à Sao Paulo en 1935, où il a l’occasion de réaliser des études de terrains en Amazonie.
Il fuit la guerre en 1941 à 1945. Il rencontre et est influencé par Boas et Jakobson. Durant cette
période, il réalise sa thèse sur la structure de la parenté.
Son argument est que les faits culturels, tout comme les phonèmes, ne doivent pas être étudiés
séparément car ils sont en relation binaire avec d’autres termes. Lévi-Strauss est ainsi un fondateur
du structuralisme.

7.2.2 Positions théoriques


a) Organisation cognitive binaire
De par son influence de Boas, Lévi-Strauss a pour objectif de découvrir des vérités sur l’esprit humain
mais de manière universelle.
La culture est logée dans l’esprit humain. Chez Boas, on avait le volkgeist, l’esprit du peuple et chez
LS, il faut comprendre la manière dont les modèles de communication, de composition et de
mémorisation peuvent influencer la culture.
Pour LS, il s’agit quand même de partir d’observations et de matériaux empiriques mais ils doivent
être interprétés pour que l’anthropologue puisse mettre en évidence les termes culturels à travers
leur relation avec d’autres termes. Pour LS, il y a des contraintes mentales, des schémas cognitifs car
la culture est logée dans le cerveau. Ainsi, la manière dont le cerveau fonctionne va forcément
influencer la manière dont la culture s’exprime. Pour LS, ces contraintes reposeraient sur une série
de modules élémentaires qui manifestent des oppositions fondamentales. C’est ce que l’on suppose
avec la notion de binarité. Ainsi, LS étudie les modules élémentaires de la vie sociale, ces relations

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2020-2021 Clémence Lefèvre

binaires entre faits sociaux. Le rôle de l’anthropologue va être de révéler ces structures universelles
qui résultent du fonctionnement binaire de l’esprit humain.
Il fait une comparaison entre le cannibalisme et le don d’organes.
b) Expression sociale des structures binaires
LS montre l’existence d’opposition fondamentales : nature/culture, jour/nuit, homme/femme…
Pour essayer de montrer que ces paires binaires résultent de l’activité neuronale, il commencer à
étudier les mythes. Entre 1962 et 1972, il analyse de nombreux mythes à partir desquels il essaie de
dégager des unités fondamentales. A travers cette étude des mythes, il va essayer de trouver des
mythèmes, cad des choses qui s’opposent (comme l’inceste, le matricide, le déluge…). Ce sont des
motifs narratifs que l’on retrouve dans les différents mythes et qui vont aussi être dans des
structures binaires.
 Les mythes comme expression de la structure inconsciente de la société qui les produit et
résolution d’une contradiction. Les mythes sont les solutions d’une contradiction existant au sein de
la société.

7.2.3 Anthropologie structurale


L’anthropologie structuraliste va être, pour LS, une méthode pour appréhender l’imperceptible.
Cette méthode repose sur deux éléments très importants :
- Le réel doit tjrs être étudié dans une approche relationnelle, cad les faits ne doivent pas être
étudiés seuls
- Tout est défini par les structures cognitives du cerveau humain, il faut aller au-delà des
pratiques sociales pour comprendre la manière dont fonctionne le cerveau. 3
caractéristiques sont importantes : les structures doivent être inconscientes, binaires,
limitées en nombre et combinées entre elles.

7.3 Approche de la culture


7.3.1 La culture comme écart significatif
« Le terme de culture est employé pour regrouper un ensemble d'écarts significatifs dont
l'expérience prouve que les limites coïncident approximativement. » (1958 : 325), Lévi-Strauss.
Dans la perspective structuraliste, la culture est la reconnaissance d’écarts multiples et dynamiques
qui se créent dans la communication et dans l’échange entre individus. On a tjrs cette idée que la
culture est liée à des contraintes neuronales.

7.3.2 Actualité des théories structuralistes


Dans les années 1970, on a un effet de mode autour du structuralisme.
Par la suite, des critiques de ce paradigme apparaissent qui font qu’aujourd’hui aucun auteur ne se
revendique comme étant réellement structuraliste.
Premièrement, cette approche implique un modèle assez simpliste du cerveau, qui fonctionnerait
uniquement de manière binaire. Ensuite, on a un éloignement des réalités empiriques, LS se base sur
des matériaux qui ne sont pas au cœur de son travail. Cela mène à une surinterprétation des

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2020-2021 Clémence Lefèvre

matériaux. De plus, cette approche des structures ne prend pas en compte les rapports de
dominations au sein des sociétés étudiées. Enfin, pour Salhins, on serait arrivé dans « un âge anti-
structurel », de nos jours plein de dynamiques s’opposeraient à l’idée de penser la réalité sociale en
termes de structures.
Chapitre 8 : Le changement social de Gluckman

8.1 Proposition théorique


8.1.1 Approche historique
Ce paradigme propose de réintégrer l’histoire et la question des changements sociaux au sein des
sociétés. Il met en évidence une certaine temporalité, il s’agit d’analyser les innovations de ces
groupes ainsi que la manière dont ils vont incorporer des nouveaux éléments.
Un élément à prendre en compte est le processus de colonisation. On avait une organisation sociale
qui prenait peu en compte les dynamiques coloniales. Ce paradigme accentue l’étude de ces
processus. Ce faisant, deux choses sont mises en évidence :
- il faut d’abord reconnaitre l’histoire et le changement qu’ont connues les sociétés dites
traditionnelles et chercher à comprendre la manière dont ces sociétés ont évolué. Il s’agit de
voir comment les conflits internes et externes ont transformés l’organisation sociale de
manière plus générale.
- Il faut ensuite mettre en évidence la créativité de ceux-ci et leur participation à l’histoire
coloniale. Dès 1940, on montre que l’idée principale de l’époque était de comprendre
l’impact de la colonisation sur les sociétés colonisées. Là, il s’agit d’une réception passive de
la part des sociétés dites traditionnelles d’une histoire crée, engendrée par les peuples
occidentaux. Le système colonial est le résultat d’une co-construction des rapports coloniaux
entre les occidentaux et les colonisés. Le colonialisme est un processus complexe et
hétérogène, cad que toutes les dynamiques ne sont pas identiques. Il faut mettre en
évidence et comprendre cette hétérogénéité. Il y a bien des rapports de domination, qui sont
particulièrement importants. Mais malgré cette « supériorité », les peuples colonisés
disposent d’outils de résistance. Ils vont s’adapter, coopérer. Dire cela ne veut pas dire que
les peuples étaient d’accord avec la colonisation, mais ça met en évidence qu’ils n’ont pas
été des récepteurs passifs car ils ont créé des rapports particuliers, qui leurs ont donnés la
place d’acteurs créatif et actif. Les sociétés locales ont réagi.
Ce paradigme met donc l’accent sur la capacité de changement des cultures et des groupes sociaux.

8.1.2 Approche dynamique des relations politiques


Les rapports de domination sont au centre des recherches. On les regroupe sous le terme de
« relations politiques ». L’accent est mis sur le changement, puisque le dynamisme est l’idée qu’il y a
un mouvement qui entraine des changements et des adaptations. On voir la différence avec le
fonctionnalisme car tous dysfonctionnements, conflits dans l’ordre sociale devrait entrainer la
disparition de l’ordre social alors qu’ici, les tensions et les conflits créent qqch de nouveau et
apportent des changements. On a alors une influence néomarxiste. Karl Marx est un chercheur
allemand du 19ème siècle, à l’origine du matérialisme historique qui vise à comprendre la lutte des
classes sociales en Europe pour les moyens de production (grandes manufactures essentiellement).
La classe prolétaire (composée d’ouvriers) va vendre sa force de travail aux capitalistes. Il y a une
opposition entre les ouvriers et les capitalistes(= bourgeoise). Marx veut comprendre comment la
lutte des classes se met en place et entraine des changements. Sa pensée va être au cœur d’un
nouveau parti politique qui est le communisme. Marx influence alors le paradigme du changement
social par l’idée que les rapports de domination, entre classes, permettent le changement et de dire

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2020-2021 Clémence Lefèvre

qqch sur la société en tant que telle. On a aussi l’idée qu’un ordre social est composé d’un ensemble
de relations entre différents groupes et que ces relations ont des effets indéterminés, on retrouve
l’idée du changement social. On ne peut pas être sure de ce que vont produire ces interactions.
 Le paradigme du changement social montre que les tensions, les conflits et les incohérences font
parties du changement social, ils doivent être au cœur de l’étude anthropologique.

8.2 Max Gluckman


8.2.1 Repères biographiques
Il est né en Afrique du Sud dans une famille juive immigrée de Russie. Il fait des études de droit et
d’anthropologie.
Il s’est développé dans une approche fonctionnaliste dont il va progressivement se défaire,
notamment à cause de son étude de terrain dans le Zoulouland. Il va ensuite travailler en Zambie, où
il devient le directeur du Rhodes Livingstone Institute en 1949. Il rejoint ensuite l’université de
Manchester où il crée un département d’anthropologie.
De manière générale, Gluckman s’intéresse au changement social, aux relations urbain-rural, aux
dynamiques de migration et aux conflits entre différents collectifs. Il insiste sur la nécessité de tenir
compte l’historicité pour comprendre les configurations sociales étudiées au moment présent.

8.2.2 « The bridge »


Il publie un article en 1940 qui va être connu par la suite sous le nom The Bridge. Il décrit
l’inauguration d’un pont de manière très détaillée. Cette inauguration a eu lieu le 7 janvier 1938, et
alors qu’il s’agit d’un élément assez anodin, Gluckman propose une critique assez importante de la
politique de ségrégation de l’époque. ! l’évènement a lieu avant l’Apartheid (1948) ! L’article
contribue au débat du contact culturel en contexte colonial. Gluckman veut changer l’unité
d’analyse, les autres s’intéressent à une tribu particulière tandis que lui s’intéresse à un système
sociale entier. Il met en évidence les tensions internes (chez les Zoulous et chez les colons) et les
interactions entre les deux groupes. Etudier une tribu particulière = occulter une partie de la réalité
sociale car les tribus sont toujours dans le contexte colonial en interaction avec les administrations
coloniale ou certains colons. Idée que la situation sociale permet de mieux comprendre le contexte
socio-historique.
L’article se présente en 3 parties :
- 1ère partie en 1940 : présente surtout les détails ethnographiques de l’évènement,
description minutieuse de l’inauguration. Gluckman présente les personnes présentes, décrit
les actions réalisées, fait des photos. Il y a un lien avec le fonctionnalisme car attention sur la
description de la vie quotidienne, mais il innove en décrivant une situation sociale
particulière. Il part de cette situation pour mettre en évidence la manière dont celle-ci
permet de comprendre des dynamiques plus générales. La minutie des détails va aider à
comprendre le sens des interactions grâce à une remise en contexte locale, nationale et
internationale.
- 2ème partie en 1940 : mise en évidence du contexte historique et social. Il montre les liens de
l’évènement avec l’impérialisme international. Il effectue cette remise en contexte.
- 3ème partie en 1942 : description de la théorie du changement social de Gluckman. Il va
extrapoler ce qu’il a trouvé à d’autres situations de contacts culturels et d’hybridation. Il met
l’accent sur l’interdépendance des entités sociales, ici les Zoulous et les colons. Ces deux

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2020-2021 Clémence Lefèvre

groupes s’influencent mutuellement et créent une entité sociale partagée dont ils font tous
parties malgré les conflits qui les opposent.

8.3 Approche de la culture


8.3.1 Créativité culturelle
La culture se transforme, évolue, est le produit de créations. La culture en elle-même permet par la
suite de créer d’autres éléments. Il y a bien un processus dynamique en place. Les cultures rentrent
en contact les unes avec les autres et s’influencent mutuellement. Il y a l’idée du changement
culturel, qui permet de remettre en question l’idée par exemple de la tradition.
A travers ces jeux de tensions, l’anthropologie du changement social met au cœur de son étude les
rapports de pouvoir. La culture va influencer la manière dont ces rapports de pouvoir sont organisés
et ceux-ci en retour vont façonner des configurations culturelles. Dans l’approche de la culture, il y a
bien un lien d’interdépendance entre la culture et les rapports de pouvoir.
La culture est « l’espace des pratiques signifiantes, le terrain sémantique sur lequel les êtres humains
cherchent à se construire et à se représenter eux-mêmes et les autres – et, à partir de là, la société et
l’histoire. Comme ceci le suggère, elle n’est pas seulement un site de messages, un répertoire de
signes qui serait photographié par un écran mental neutre. Elle a une forme aussi bien qu’un
contenu, fait naître des actions aussi bien que des pensées, est un produit de la créativité humaine
autant qu’elle est mimesis, et par-dessus tout, elle est traversée par du pouvoir ».
 Lien entre pouvoir et culture, opposition avec le structuralisme car il faut comprendre la
forme et le contenu, critique au fonctionnalisme car l’histoire est importante et la créativité
humaine est mise en évidence. Cette définition est assez synthétique.

8.3.2 Actualité des théories évolutionnistes


Les auteurs précédant ce paradigme avaient conscience des dynamiques sociales liées au
colonialisme. Néanmoins, ils ont volontairement évincé les processus historiques et sociaux de leurs
écrits.
Actualité académique : Gluckman dit que les processus historiques et sociaux doivent être au cœur
des écrits anthropologiques. Son influence marque encore aujourd’hui, contextualiser socialement et
historiquement les études réalisées sur le terrain est une tendance générale. Des champs de
l’anthropologie mettent l’accent sur les changements historiques et sociaux, comme l’anthropologie
du développement, l’anthropologie de la globalisation, l’anthropologie des migrations…
Actualité politique : On a une difficulté à faire entendre cette approche dans les débats publics car
généralement, la culture comme un ensemble partagé et non contesté est fortement présente. Car
même si un état-nation accueille des minorités, l’idée que la culture est partagée reste. On le voit a
travers les accusations portées sur la chanteuse Adèle, on l’accuse d’appropriation culturelle, lors
d’un festival, elle portait une coiffure de femme africaine. Elle a été critiquée pour s’être coiffée de
cette manière, elle avait utilisé des marqueurs d’une culture qui n’était pas la sienne. Ces accusations
sont l’exemple d’une tendance à l’essentialisme, cad une considération des groupes culturels séparés
et sans contact. Cette perspective a tendance à simplifier les rapports de pouvoir entre cultures.
Rogers redéfinit la notion d’appropriation culturelle pour enlever toute connotation négative et
propose à la place le concept de transculturation. Il montre la complexité des relations entre
cultures.

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2020-2021 Clémence Lefèvre

Le paradigme du changement social permet de remettre en question un certain nombre d’à priori
qu’on a sur la culture.

Conclusion

L’évolutionnisme s’appuie sur la genèse de l’organisation sociale.


Le culturalisme, le fonctionnalisme et le structuralisme s’appuient sur le temps présent sans
développer la dimension dynamique ou historique.
Le changement social met en évidence de contexte socio-historique pour comprendre les situations
particulières et la manière dont des groupes et des rapports de domination se sont articulés pour
produire des changements. On a bien une approche dynamique de la culture.

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2020-2021 Clémence Lefèvre

Module 3 : L’anthropologie et ses champs de recherches


On va voir différents sous-champs de l’anthropologie.

On va commencer par la parenté et la religion, puis nous verrons la politique et l’économie. Ces 4
champs forment les champs fondateurs de l’anthropologie. Ces différents éléments sont débattus de
façon théorique.

Ces champs se sont produits par la mise en comparaison, et il y avait une tendance à la multi-
dimensionnalité des travaux. A l’heure actuelle, on a une spécialisation des travaux anthropologiques
et donc des auteurs, alors que ce n’était pas forcément le cas dans le passé.

Progressivement, de nouveaux objets émergent comme le corps et les émotions.

Chaque chapitre va être divisé en 3 : les auteurs fondateurs, les auteurs classiques qui reviennent sur
les théories des auteurs fondateurs et les auteurs contemporains (comment on parle de ces objets,
comment se développe la pensée anthropologique par rapport à ces sous-champs à l’heure actuelle).
Un chapitre sera vu chaque semaine.

Chapitre 9 : La parenté

9.1 Auteurs fondateurs


9.1.1 Morgan: les lignages archaïques
Morgan est un avocat bourgeois et chrétien qui étudie les Indiens Iroquois Seneca de l’état de New
York. Il a développé une approche évolutionniste où il met le progrès technique, les arts et les modes
de subsistance au premier plan, comme moteur de l’évolution, de passage d’un stade barbare à un
stade supérieur.
Tout en étudiant ce progrès technique, Morgan s’intéresse à différentes institutions sociales. Dans ce
cadre, il porte un intérêt accru à la parenté. Il va être celui qui consacre la parenté comme un sujet
d’étude anthropologique à part entière. Morgan est le premier à proposer une réflexion
systématique sur la diversité des terminologies de parenté. L’objectif est de comprendre la manière
dont on parle, les mots que l’on utilise pour parler de la parenté.
Il fait la distinction entre les mots que l’on utilise pour parler d’une personne = les termes de
désignation, et les mots qu’on utilise pour s’adresser à qqun = les termes d’adresse. Ce sont ces
termes que Morgan utilise et documente.
Pour Morgan, cette terminologie permet de comprendre l’organisation sociale. Les termes de
parenté sont étudiés comme des survivances, cad des traces, des choses qui ont survécu au
changement social, mais qui donnent les clés pour comprendre la manière dont les sociétés
pouvaient être organisées précédemment. Comprendre sur base de ces survivances comment le
peuple Seneca était organisé précédemment, c’est aussi comprendre l’une des étapes antérieures
par laquelle les sociétés occidentales sont passées.
Morgan va postuler une promiscuité sexuelle primitive, cad qu’il pense que dans les stades
antérieurs, il n’y avait pas nécessairement de règles qui régissaient les personnes avec qui on pouvait

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2020-2021 Clémence Lefèvre

avoir des relations sexuelles. Il se rend compte que chez les Iroquois, le père est appelé avec un
terme particulier et que ce même terme est utilisé pour mentionner les frères du père. Donc Morgan
met en évidence cette assimilation du père et des frères du père à partir de l’utilisation d’un terme
identique pour s’adresser à eux. Il voit dans cette pratique le fait que la mère pouvait avoir des
relations avec eux tous, d’où la promiscuité sexuelle primitive.
Morgan va aussi défendre l’idée selon laquelle les systèmes matrilinéaires (≠ systèmes patrilinéaires,
qu’on connait aujourd’hui, on appartient à la famille de son père, on porte son nom), caractérisés par
une appartenance à la famille de la mère, appartiennent à des stades de civilisation antérieurs. Dans
les systèmes patrilinéaires, on accepterait des mariages polygames (l’homme ou la femme peut avoi
d’autres mariages) et polygéniques (l’homme peut avoir plusieurs femmes).
On a l’idée que la parenté est la mise en forme sociale de relations biologiques. Morgan va faire de la
parenté un des piliers des modes d’organisation sociale. Il fait la distinction entre les sociétés sans
état et les sociétés à état.

Comme cette théorie est évolutionniste, elle a été critiquée par la suite, notamment à cause de
l’opposition systématique et des propos de Morgan sur la promiscuité sexuelle qui ne s’appuient pas
sur des preuves, mais sont des suppositions.

9.1.2 Evans-Pritchard: la société lignagère


a) Repères biographiques
Cet auteur est souvent associé au fonctionnalisme. Il étudie l’histoire et l’anthropologie à Londres et
à Oxford, sous Malinowski. Il se place du côté du structuro-fonctionnalisme. Il se détache
progressivement du fonctionnalisme pour aller vers une approche plus interprétative.
Entre 1930 et 1936, il se rend en pays Nuer (Soudan et Ethiopie). Il réalise une ethnographie qui
propose une illustration de l’application de la perspective fonctionnaliste dans le domaine de la
politique. Les Nuer sont un peuple (semi) nomade pour qui le bétail a une place très importante. Ils
cultivent du millet et du sorgho, et ce peuple intéresse particulièrement le gouvernement
britannique car l’administration coloniale ne parvient pas à faire cesser les guerres entre les Nuer et
un peuple voisin. Donc le gouvernement britannique cherche à pacifier cette zone en dépêchant EP
pour comprendre comment s’organise politiquement ce peuple afin de mieux le maîtriser.
Dans ces conditions, EP est associé à l’ennemi colonial, ce qui pose un problème pour la réalisation
de son enquête. Il n’y a pas d’observation participante. Il note un lien fort entre l’organisation
politique des Nuer et les relations de parenté. Il caractérise les relations de parenté des Nuer comme
un chaos organisé. On voit là le parallèle avec l’influence évolutionniste.

b) Société lignagère segmentaire


Pour EP, la parenté est l’ossature du système politique des Nuer. Il n’étudie pas ce peuple selon le
concept de société sans état mais en créant le terme de société lignagère segmentaire, traversée par
deux grands types d’organisation : les tribus (lignagère) et les clans (segmentaire).

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2020-2021 Clémence Lefèvre

A et B sont deux sections primaires d’une tribu. On voit comment une tribu se divise en éléments de
plus en plus petits.
« Chaque village Nuer est associé à un lignage, et quoique les membres de ce lignage ne constituent
souvent qu’une petite proportion de la population villageoise, la communauté de village s’identifie
avec eux, à telle enseigne que nous pouvons en parler comme d’un agrégat de personnes
rassemblées autour d’un noyau agnatique. Linguistiquement, l’agrégat s’identifie au noyau, du fait
que l’on désigne couramment la communauté villageoise par le nom du lignage » (1994 : 233).
 Au niveau de la parole, on va souvent identifier le village au lignage dominant et la tribu au clan
dominant. Cet idéal est inégalement réalisé dans les différents clans Nuer. Certains clans vont être
bcp plus dispersés.

c) Critiques
Il a été critiqué pour son adhésion quasi-total au fonctionnalisme qui développe une approche très
positiviste avec peu de subjectivité. On lui reproche de surestimer le rôle de la filiation dans
l’organisation sociale et de sous-estimer la place des unités de résidence (place de villages, des
tribus).
EP met de côté les rapports de domination, il ne mentionne pas la situation coloniale et présente peu
les changements sociaux et conflits qui apparaissent. Il oublie les razzia (enlèvement de personnes
qui deviennent des esclaves).
Enfin, on peut reprocher à EP son manque de réflexivité, cad qu’il y a peu de discussion sur sa
position par rapport aux Nuer, sur les conditions de production de son ethnographie et sur sa place
au sein des Nuer sur le terrain.

9.1.3 Lévi-Strauss : L’alliance


a) L’interdit de l’inceste… et son universalité
On a une approche structuraliste à travers l’étude de LS.
Morgan et Evans-Pritchard s’intéressent à la filiation, aux rapports de descendance qui déterminent
le groupe d’appartenance auquel l’individu appartient.

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2020-2021 Clémence Lefèvre

LS permet d’étudier l’alliance, c’est l’union de deux personnes qui n’appartiennent pas au même
groupe d’appartenance (=mariage, PACS…). Cette alliance est toujours liée à des interdits sexuels :
l’interdit de l’inceste. Il y a toujours des règles sociales qui interdisent l’union de deux catégories de
personnes. Pour LS, ces interdits sont universels, ils se retrouvent dans l’ensemble des organisations
sociales. L’inceste est à la fois une marque de la nature (car universelle, de l’ordre du biologique, LS
parle l’animalité de l’homme) mais aussi une marque de la culture. Grâce à cette association de la
nature et de la culture par rapport à l’inceste, LS défend l’idée que c’est à partir de l’apparition de
l’interdit de l’inceste que l’homme serait devenu homme. Cela est lié au fait que LS soutient que
l’interdit de l’inceste est la seule règle sociale.
« Car la prohibition de l’inceste présente, sans la moindre équivoque, et indissolublement réunis, les
deux caractères où nous avons reconnu les attributs contradictoires de deux ordres exclusifs : elle
constitue une règle, mais une règle qui, seule entre toutes les règles sociales, possède en même
temps un caractère d’universalité. » (2002 :64)
Une telle position n’est plus du tout d’actualité. La prohibition de l’inceste a été critiquée comme
étant un critère arbitraire et exclusif pour pouvoir marquer le passage de la nature à la culture de
l’homme, il pourrait y avoir d’autres critères qui pourraient expliquer l’humanisation de notre espèce
(ex : pratiques funéraires, artistiques, langage). On note également l’existence de cultures animales.

b) L’interdit de l’inceste… et ses variations culturelles


Ces variations portent sur deux éléments :
- Les personnes touchées par l’inceste (ces personnes varient d’une société à l’autre). La
parenté est alors plus ou moins étendue. En Grèce antique, les jeunes filles pouvaient être
mariées à leur oncle par exemple.
- La force de l’interdit, la norme est plus ou moins explicite. Par exemple, de nos jours, si on se
marie avec son frère, on peut être puni par la loi. Chez les Nuers, un fils qui a des relations
avec sa mère peut être menacé de mort alors que si c’est avec sa cousine, l’offense est
beaucoup moins grave. Cette force dépend alors de si la punition est stricte ou s’il s’agit
d’une réprobation.

c) L’interdit de l’inceste… et obligation de l’alliance


Pour LS, l’interdit de l’inceste est bien lié à l’obligation de l’alliance. Pour lui, ces deux éléments sont
les deux dimensions de la parenté qui naissent d’un même mouvement. Il n’y a pas d’alliance sans
interdit de l’inceste. L’importance de l’inceste est de pousser vers l’alliance.
L’alliance est bien l’union de deux personnes. Cette idée vise à montrer que l’union va au-delà de ces
deux personnes. Deux groupes de parents sont unis à travers le mariage. L’épouse et l’époux gagnent
une belle-famille. L’alliance va avoir des variations importantes.
Pour LS, il ne s’agit pas d’une simple union mais d’un système d’échange de femmes entre groupes
humaines. Ce système d’échange implique un échange de femmes mais aussi de biens. Il va devenir
le fondement de la vie en société.

d) L’atome de la parenté
LS essaie de trouver les petites relations de parenté car ce système est un système de relation où les
liens entre individus sont plus importants que les termes. Il va alors établir une typologie dont

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2020-2021 Clémence Lefèvre

l’objectif est d’identifier le module fondamental, celui qui permet d’illustrer l’ensemble des relations
de parenté : c’est ce qu’il appelle l’atome de parenté. Celui-ci reprend alors 3 rapports de parenté : la
consanguinité, l’alliance et la filiation.

e) Les structures élémentaires


LS va chercher à comprendre comment fonctionne l’interdit de l’inceste. Pour ce faire, il étudie les
structures élémentaires. Il les définit en oppositions aux structures complexes.
Structures élémentaires : interdisent un certain nombre de relations. Elles prescrivent positivement
des relations (les encouragent). On a alors des injonctions et des orientations. A travers l’étude de
ces structures, on voit que c’est à partir de là que LS met en place sa théorie du mariage comme
système d’échange de femmes.
Structures élémentaires : il n’y a que des interdits. LS a laissé leur étude à d’autres.

9.2 Auteurs classiques


9.2.1 Bourdieu: règles et changement social
a) Bourdieu (1930-2002)
Bourdieu fait d’abord des études de philosophie, et passe ensuite à l’étude de la sociologie et utilise
l’ethnographie comme méthode d’investigation (ce qui fait de lui un anthropologue). C’est un
intellectuel engagé et militant.
Il a fait un assemblage méthodologique avec des approches qualitatives (ethnographie) et
quantitatives (statistiques). Il s’appuie sur le structuralisme de Lévi-Strauss mais le critique aussi : il
appartient donc au poststructuralisme. Il étudie les structures et la manière dont elles reproduisent
les rapports de domination ainsi que la manière dont les individus agissent au sein des structures. Il
s’appuie sur la théorie des champs, qui aborde la reproduction de l’ordre social, les rapports de
domination et les stratégies de compétition sociale.

b) Des règles de la parenté…


LS avait principalement parlé des règles de mariage.
Bourdieu explique que la manière dont LS définit le terme de « règle » n’est pas satisfaisante car le
terme fait référence à des notions différentes (règles de mariage et règles de parenté sont bien

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2020-2021 Clémence Lefèvre

différentes). Cette polysémie du terme de règle est donc remise en cause par Bourdieu. De plus,
même s’il y a des règles, elles ne déterminent pas à 100% les comportement et les pratiques.
Bourdieu propose alors d’abandonner cette métaphore juridique pour étudier l’improvisation
réglée : il y a bien des règles générales mais elles agissent comme cadre et laissent aux individus la
possibilité d’improviser. Ex : les enfants apprennent tôt à parler mais ne savent pas tout de suite
utiliser les règles de grammaire.

c) … au jeu des interactions sociales


Bourdieu met au point des stratégies matrimoniales. C’est le choix de son conjoint. Ces stratégies ne
sont pas seulement des réponses aux règles de parenté, elles sont intégrées à un ensemble d’autres
enjeux (comme reproduction sociale et économique).
Il fait une étude dans le Béarn en 1960, région dans laquelle il y a un nombre élevé de célibataires
« immariables ». Pour comprendre, Bourdieu remonte aux transformations sociales qui ont eu lieu.
Ici, l’exode rural ouvre aux femmes un choix plus large d’hommes à épouser, ce qui élargit le marché
matrimonial et entraine une souffrance sociale.

Bourdieu fait donc une double critique par rapport au structuralisme de Lévi-Strauss. Il met en
évidence l’insuffisance des règles de mariage et dit qu’il faut comprendre les stratégies
matrimoniales. De plus, il pense que la parenté est une pratique liée à d’autres enjeux, donc il faut
réinscrire les pratiques matrimoniales dans des contextes plus larges.

9.2.2 Schneider : parenté et ethnocentrisme


a) David Schneider (1918-1995)
Il est né à NY. C’est un collègue de Geertz à Chicago. Il a une approche interprétative liée à
l’anthropologie culturaliste nord-américaine. Il fait une thèse basée sur un terrain à l’île de Yap
(proche Australie). Cette étude le pousse à développer une critique radicale sur des études de la
parenté. Pour lui, la parenté est un code socialement défini qui ne se fonde pas sur des critères
biologiques objectifs. Il montre que même en occident, on peut parler de parenté quand il n’y a pas
de lien biologique entre les individus.

b) La parenté comme construction culturelle


Schneider met en évidence le symbolisme des relations biologiques. C’est ce qui est utilisé pour
montrer la parenté. Il prend comme exemple la procédure d’adoption, qui permet la création d’un
lien de parenté sans lien biologique. Il propose alors deux concepts : le code (relève de la législation,
de l’ordre et des règles sociales) et la substance (relève de l’ordre biologique, inscrit dans la nature).
Pour lui, la parenté repose sur le code.
Schneider relève aussi l’ethnocentrisme des théories de la parenté, il affirme qu’imposer le lien de
sang comme point de départ pour étudier la parenté dans différentes sociétés est une pratique
ethnocentrique car elle impose qqch qui n’a pas de sens dans ces sociétés.

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2020-2021 Clémence Lefèvre

Il critique alors la parenté ainsi que d’autres études liées à ce concept. Cependant, la critique qu’il fait
ne fait pas totalement disparaitre la notion de parenté : d’autres auteurs en tiennent compte et
utilisent d’autres outils et méthodes pour l’étudier.

9.3 Auteurs contemporains


9.3.1 Carsten: l’apparentement
a) Dimension processuelle des liens de parenté
Janet Carsten va travailler sur l’île Langkawi (au large de la Malaisie) et suit en partie l’idée de
Schneider selon laquelle la parenté n’a pas une seule définition universelle dans tous les contextes
sociaux.
Elle montre que la parenté suppose une idéologie des liens de sang mais qui n’est pas fixe et toujours
définie de la même manière. Elle arrive donc à une étude de l’apparentement (manière de composer
des relations). Pour ce faire, elle se base sur les matériaux récoltés durant son terrain.

b) Transformation et circulation des substances


Le terme d’apparentement montre à quel point les relations sont un processus plus qu’un fait établi.
Ce processus est basé sur le partage de substances selon Carsten. Pour Schneider, cette substance
comprend les relations de filiation qui permettent de mettre en évidence le partage d’un matériau
génétique ainsi que l’alliance, alors que Carsten considère cette substance comme l’élément
constitutif des individus. Cette notion montre la manière dont la parenté peut se transformer à
travers des pratiques quotidiennes.
Elle définit la substance comme : « une sorte de terme fourre-tout qui peut être utilisé pour tracer
des transformations corporelles de nourriture en sang, fluides sexuels, transpiration, et salive, et
pour analyser comment ceux-ci passent de personne à personne en mangeant ensemble, en habitant
des maisons, en ayant des relations sexuelles et en réalisant des échanges rituels ».
Ici, elle met en évidence l’importance du partage du quotidien pour se définir comme personne en
lien avec les autres ainsi que l’importance de la commensalité (fait de partager les repas, élément
considéré comme un vecteur de liens de parenté à travers le riz et le lait maternel, va entrainer
l’interdiction de manger en dehors de son foyer). Carsten met en évidence la conception
processuelle de la parenté et de la personne tout en montrant le dynamisme des liens de parenté,
car ils peuvent changer avec les pratiques quotidiennes. La parenté n’est pas qqch qui est ou n’est
pas, c’est bien un processus avec des questions de degré (on est +/- proche d’une personne). Ce
processus influence notre identité sociale ainsi que notre identité individuelle.

c) Une conception sociobiologique


Carsten développe également une conception sociobiologique de la parenté. Elle découvre une
remise en question de la distinction entre le social et le biologique. En effet, le social, qui est le fait de
partager des aliments avec d’autres personnes, a un impact sur le biologique car il transforme les
substances qui constituent le corps des individus. Elle va donc contester la définition de la parenté
qui dit que c’est « une mise en forme sociale des relations d’ordre biologique ». Elle conteste
également la distinction entre le social et le biologique et montre qu’il s’agit d’une co-construction.
Elle écrit : « Il est clair que non seulement l’identité « sociale » à Langkawi n’est pas fixe, mais aussi
que l’identité « physique », la substance d’une personne, est continuellement acquise et altérable.

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2020-2021 Clémence Lefèvre

L’identité et la substance sont susceptibles de mutation, fluides, et étroitement associées. Les idées
[locales] que je décris me conduisent donc à questionner la division […] entre le « biologique » et le
« social », entre d’une part la parenté comme une relation biologique, génétique, instantanée et
permanente, et d’autre part l’identité sociale comme [une réalité] fluide ».
9.3.2 Franklin : biotechnologies
a) Repères biographiques
Sarah Franklin est prof à Cambridge. Elle s’intéresse aux nouvelles technologies qui reconfigurent les
pratiques et les représentations de la parenté. Elle étudie notamment la reproduction in vitro et le
clonage, et interroge la manière dont ces innovations technologiques transforment la façon dont la
parenté est vécue et pensée dans nos sociétés.
Son champ de recherche combine les analyses féministes, les STS, l’anthropologie et la biomédecine.
Elle mobilise aussi des pratiques ethnographiques.

b) La relation entre le social et le biologique


Pour Franklin, ces innovations génétiques et technologiques poussent à reconfigurer les frontières
entre le social et le biologique, puisque dès que la reproduction est contrôlée par les scientifiques, on
ne peut plus vraiment dire qu’il s’agit d’éléments naturels, par opposition à la culture ou au social. La
volonté humaine peut déterminer ce que le biologique de demain sera.

c) Dolly Mixtures : The remaking of Genealogy (2007)

Dolly est le premier mouton (brebis) qui a été cloné. Franklin montre les bouleversements de notre
conception de la généalogie et des liens de parenté de manière générale. Il s’agit de repenser les
limites de la biologie et de la reproduction car Dolly est bien un être qui a été créé par la science et
non plus par un phénomène de reproduction entre moutons.

Franklin invite donc à penser Dolly non pas comme une prouesse technologique mais à partir de sa
généalogie. Elle explique que ça n’est pas si anodin que Dolly soit britannique. En faisant la
généalogie de Dolly, elle montre que les moutons sont arrivés d’Asie il y a 5000 ans. Ils sont des
éléments importants en économie, notamment en économie britannique. Ils sont plutôt résistants,
nécessitent peu d’attention, et leur développement a joué un rôle important dans le développement
de l’économie (notamment pendant l’époque coloniale : importance de la domestication ovine, et
pendant la révolution industrielle).

En mettant cette généalogie ovine en parallèle avec l’histoire de la Grande-Bretagne, on voit que ce
n’est pas si étonnant que le premier animal cloné en Grande-Bretagne soit un mouton. Ce choix est
aussi lié au fait que le mouton est une espèce assez paisible, donc il fait moins peur qu’avec d’autres
animaux.

Franklin parle aussi d’une certaine proximité avec l’espèce humaine, car c’est l’animal qu’on ingère,
c’est un mammifère, donc son clonage pose des questions importantes par rapport à ce qu’on
pourrait faire par la suite à l’espèce humaine.

De manière plus générale, cette étude de cas pousse à interroger les dimensions politiques des
pratiques biologiques car désormais il faudra faire avec ces nouvelles innovations technologiques, la
limite ne sera plus biologique. On passe dans une nouvelle ère du contrôle biologique, ce qui nous

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2020-2021 Clémence Lefèvre

limitait autrefois n’est plus un frein. La biologie est le moyen qui nous donne des capacités illimitées.
Les limites restantes sont donc sociales, culturelles voire juridiques ; c’est donc ici l’importance de la
dimension politique par rapport aux pratiques biologiques.

Schenider  dimension symbolique de la parenté

Carsten  dimension processuelle et dynamique de la parenté

Franklin  dimension politique de la parenté

9.3.3 Haraway : Parenté inter espèce

a) Repères biographiques

Haraway est zoologiste et s’oriente vers la biologie et les sciences sociales.

Elle crée un nouveau champ d’étude : le multi spécisme, qui s’intéresse à nos relations avec les
organismes non-humains. Elle étudie l’utilisation d’animaux de laboratoire dans une approche
marxiste et féministe.

Aujourd’hui elle est professeure aux USA. Elle s’insurge contre les modes de sociabilité.

« Je suis fatiguée à mort de nouer des liens par la parenté et la « famille », et j’aspire à des modèles
de solidarité et d’unité et différence entre humains fondés sur l’amitié, le travail, les objectifs
partiellement partagés, les douleurs collectives insolubles, la mortalité inéluctable, et l’espoir
persistant. Il est temps de théoriser une « non-familiarité » inconsciente, une scène primordiale
différente, où tout ne découlerait pas du scénario de l’identité et de la reproduction. Bon sang, nous
en avons déjà eu assez des liens par le sang - y compris le sang conjugué en gènes et information. Je
pense qu’il n’y aura pas de paix raciale ou sexuelle, pas de nature viable, jusqu’à ce que nous
apprenions à produire l’humanité par autre chose que les liens de parenté ».

Elle met en évidence une autre manière de penser les relations humaines, il faut dépasser les liens du
sang et la filiation.

b) Espèces compagnes

Haraway se base sur l’étude de sa propre complicité humain-canin. Elle développe une notion de
companion species, qui désigne un partenaire issu d’une autre espèce mais qui, par le partage du
quotidien, devient un partenaire intime unis par une relation instrumentale et affective. Elle
développe une critique de la manière dont on s’unit avec les autres espèces.

Pour Haraway, la dimension affective est trop peu prise en compte, ce qui conduit à un manque de
considération. Elle nous invite à ne pas appréhender les autres espèces comme des éléments passifs
qui reçoivent ce qu’on leur donne mais comme des agents responsables, où l’interaction se construit
des deux côtés, il y a bien une réponse de la part du partenaire. L’industrie capitaliste prend très peu
en compte la responsabilité animale. Quand on prend en compte cette responsabilité animale, on
comprend comment à travers les interactions, des subjectivités se forment (manière dont les espèces
vont interagir vont façonner la manière dont ils sont au monde). Haraway souligne que les
subjectivités humaines ne sont pas seulement le résultat de volontés individuelles et personnelles et

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2020-2021 Clémence Lefèvre

d’interactions sociales entre humains, elles sont formées dans un creuset écologique, dans des
relations inter-espèces.

c) Making kin, not babies

Haraway pousse sa réflexion plus loin en disant que la parenté n’est pas seulement une parenté
humaine mais le cercle de la parenté embrase l’ensemble des êtres terriens.

Haraway  parenté basée sur l’affectivité et l’intimité

Cette parenté est basée sur deux éléments : la pratique de soins et une instrumentalisation associée
a ce fait de se soucier et de prendre soin. Elle écrit : « Parent est une catégorie sauvage que toute
sorte de gens essaient de domestiquer. Faire des parents comme parents étranges au lieu de, ou au
moins en plus de, la famille parrainée, et généalogique, et biogénétique soulève des questions
importantes, telles que qui est en réalité responsable. Qui vit et qui meurt, et comment, dans telle
parenté plutôt que dans telle autre ? Quelle forme prend cette parenté, où et qui trace ses contours,
connecte et déconnecte, et qu’est-ce que cela implique ? Qu’est-ce qui doit être coupé et qu’est-ce
qui doit être uni si une prospérité multi espèce sur terre, incluant des êtres humains et non-humains
dans la parenté, doit avoir une chance [d’exister] ? ».

Pour elle, on a l’idée de faire des parents et non pas des enfants, cad déplacer cette idée de la
filiation comme le socle de la parenté et créer des liens affectifs avec d’autres personnes et d’autres
espèces.

Elle oppose deux ères géologiques : l’anthropocène (marquée par l’apparition de bouleversements
géologiques dont la cause profonde serait l’activité humaine sur Terre à la fin 18 ème siècle, Haraway
n’est pas tout à fait d’accord et apporte des nuances, elle parle notamment de transition) et la
chthulucène (ère géologique de demain selon Haraway, serait caractérisée par la redéfinition des
relations entre les espèces, ère peuplée de créatures diverses, pourrait menée à l’éco-justice multi
espèce).

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2020-2021 Clémence Lefèvre

Chapitre 10 : La religion

10.1 Auteurs fondateurs

10.1.1 Tylor : La perspective intellectualiste

a) Edward Burnett Tylor (1832-1917)

Cet auteur s’inscrit dans le courant évolutionniste anglais. Il est né dans une famille quacker, courant
protestant de l’Eglise anglicane qui dit, entre autres, que les prêtres ne sont pas indispensables pour
faire l’expérience personnelle de Dieu, mais il a perdu la foi, ce qui influence sa théorie du
phénomène religieux.

Son approche évolutionniste est un peu différente de celle de Morgan. Il pense que le progrès de la
société humaine n’est pas tant basé sur le développement matériel mais plutôt sur les idées
religieuses. Les différentes s étapes sont alors basées sur le religieux et pas sur le progrès
technologique. Son ouvrage Primitive culture a une grande influence.

b) La religion comme erreur de jugement

Pour Tylor, l’important est de comprendre que la religion est basée sur erreur de jugement. Selon lui,
la religion ne découle pas d’une révélation spirituelle, il s’agit d’un phénomène d’explication qui
découle des efforts que font les hommes pour comprendre le monde qui les entoure. C’est en cela
qu’on peut parler de perspective intellectualiste car un s’agit bien d’un processus intellectuel à
travers lequel les groupes cherchent à rendre le monde intelligible.

Pour Tylor, pour que ces efforts soient qualifiés de religieux, il faut que ces croyances se fassent en
des êtres spirituels. A partir de cet élément, Tylor met en évidence différents types de croyances en
des êtres spirituels :

Les

esprits des défunts formeraient les premiers esprits reconnus par les animistes. Cette religion est la
plus primitive, mais elle va progressivement se transformer et former le polythéisme, puis le
monothéisme.

Pour Tylor, ces trois perspectives sont encrées dans l’erreur, pour lui il n’y a pas de dieux. C’est
pourquoi le monothéisme devrait laisser sa place à la science.

10.1.2 Durkheim et les formes élémentaires de la vie religieuse (1912)

a) La religion comme fait social

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2020-2021 Clémence Lefèvre

Pour Durkheim, la religion doit être comprise comme un fait social ; c’est ce qu’il développe dans son
célèbre ouvrage Les formes élémentaires de la vie religieuse.

Il se base sur l’analyse des systèmes totémiques des Aborigènes d’Australie. Il ne fait pas de terrain
mais se base sur la description de ces systèmes dans la littérature. Son ouvrage comporte des traces
de l’influence évolutionniste. Etudier les systèmes totémiques ne consiste pas à mettre en évidence
des survivances, il s’agit de système plus simple mais dans lequel on retrouve l’essentiel des
dynamiques qui forment le système religieux.

Durkheim développe donc une perception de la religion comme un fait social qui serait un élément
fondamental et universel de la sociabilité humaine. Donc la religion aurait pour principe principal de
créer du lien entre les individus. C’est en cela que la religion est un fait social et non une erreur au
sens de Tylor.

Ce qui intéresse Durkheim, c’est de voir comment la religion produit des éléments dans la réalité
sociale mais également est le produit de conditions d’existence particulières.

Cette approche avait été développée par Mauss quand il suggérait que les choses que l’on
considérait comme sacrées étaient en fait sociales et donc réelles. L’ouvrage de Durkheim relate
aussi la dimension subjective et symbolique de la vie sociale car son neveu Mauss l’a mise en
évidence ; avant cela, cette notion était évincée par Durkheim.

b) Le sacré et le profane

Pour Durkheim, il s’agit de parler de religion dès lors que l’on fait référence à un domaine du sacré.
Tylor mettait en évidence la croyance dans les esprits spirituels tandis que Durkheim montre les
croyances dans le sacré.

Il écrit : « Mais ce qui est caractéristique du phénomène religieux, c’est qu’il suppose toujours une
division bipartite de l’univers connu et connaissable en deux genres qui comprennent tous ce qui
existe, mais qui s’excluent radicalement. Les choses sacrées sont celles que les interdits protègent et
isolent ; les choses profanes, celles auxquelles ces interdits s’appliquent et qui doivent rester à
distance des premières ».

On voit que pour Durkheim, quand il y a religion, il y a deux domaines distincts qui ne superposent
pas : le sacré et le profane. Les choses sacrées sont celles qui sont isolées du reste par la mise en
place d’interdits particuliers et les choses profanes sont plutôt celles sur lesquelles les interdits vont
s’appliquer (ex : retirer son chapeau dans un église  sacré).

En plus de ce premier élément du sacré, une seconde dimension est importante dans la définition de
la religion du Durkheim : la religion a une dimension sociale (fonctionnalisme) car elle permet de
créer des liens entre individus qui permettent de maintenir la communauté ensemble.

On voit aussi la différence avec Tylor car Durkheim met en évidence l’expérience religieuse plutôt
que le simple registre cognitif. Il faut dépasser l’approche qui ne pense qu’en termes de croyances
pour comprendre les pratiques religieuses et ce qu’elles font aux individus. Durkheim souligne que
toute pratique religieuse sert à rendre hommage à la société elle-même à travers le culte.

Durkheim propose alors sa propre


définition de la religion : « Une religion
est un système solidaire de croyances

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2020-2021 Clémence Lefèvre

et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées, interdites, croyances et


pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Église, tous ceux qui y adhèrent
».

10.1.3 Evans-Pritchard et la sorcellerie

Il a fait un terrain au Sud Soudan chez les Azandés. Il écrit Sorcellerie, oracles et Magie chez les
Azandés (1937). Dans cet ouvrage, EP cherche à rendre compte des pratiques de sorcellerie
quotidiennes. Il veut montrer que ces discours et ces pratiques ne sont pas infondés ou irrationnels.
Ce n’est pas parce que l’on a un discours sur la sorcellerie que l’on abandonne toute autre causalité
du malheur. Les différentes formes de causalité permettent de comprendre les différents aspects
d’un évènement.

La sorcellerie ne propose pas de remplacer la compréhension de l’évènement en termes physique


mais de rajouter un surplus de sens, et d’expliquer le hasard. EP propose de reconsidérer la question
de la rationalité en montrant qu’il y a plus d’une rationalité possible. Ce type d’approche va être
assez influent notamment en anthropologie médicale.

10.2 Auteurs classiques

10.2.1 Geertz : Les représentations religieuses

a) Anthropologie interprétative

Geertz est une figure de l’anthropologie interprétative. Il est né en 1926 aux USA et fait de
l’anthropologie à Harvard. Il fait des terrains en Indonésie et au Maroc. Il est fortement influencé par
le culturalisme de Boas. Progressivement, il s’en détache pour développer une approche plus
interprétative.

Il reprend néanmoins de Boas le fait que les différentes cultures sont des mondes en soi, mais là où
Boas pensait qu’il était possible de les observer directement, Geertz utilise la métaphore de la
lecture ; pour lui, les cultures n’existent pas en dehors des significations que leur donnent les acteurs.

Le travail de l’ethnographie est de reconstruire ces significations. Toutefois, pour Geertz, dans cette
lecture que doit faire l’ethnographe, il y a toujours qqch de l’auteur qui va rester.

De manière plus générale, cette anthropologie interprétative s’intéresse à 3 choses : la nature des
descriptions ethnographiques, la nature du savoir et la culture comme « système organisé de
symboles signifiants » (la culture est transmise par socialisation et a une influence sur les
expériences, les pratiques et les émotions dans la société dans laquelle elle a été développée).

Geertz se dit plutôt ethnographe (analyse chaque culture spécifique) qu’anthropologue (ne cherche
pas nécessairement à mettre en évidence des règles ou des pratiques valables pour l’ensemble de
l’humanité).

b) « Religion as a cultural system » (1966)

La religion est un système culturel. Dans un ouvrage, il définit la religion comme : « Un système de
symboles qui agit de manière à établir des états affectifs et des motivations puissants, profonds et
durables en formulant des conceptions d’un ordre général sur l’existence et en revêtant ces

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2020-2021 Clémence Lefèvre

conceptions d’une telle aura de factualité que les états affectifs et les motivations semblent
singulièrement réalistes ».

D’abord, Geertz met en évidence 3 registres différents toujours présents quand on parle de religion :
le registre cognitif, le registre moral et le registre affectif.

Ces registres ont même tendance à se renforcer mutuellement. Pour Geertz, il existe dans la religion
une boucle de renforcement mutuelle qui part des croyances religieuses vers les dispositions
morales, affectives et esthétiques. Cad que les croyances religieuses vont entraîner un ensemble de
dispositions (= ethos, style de vie, manière de faire et de se comporter) qui vont renforcer les
croyances religieuses.

« Un système de symboles qui agit de manière à établir des états affectifs et des motivations
puissants, profonds et durables en formulant des conceptions d’un ordre général sur l’existence et en
revêtant ces conceptions d’une telle aura de factualité que les états affectifs et les motivations
semblent singulièrement réalistes ».

Autrement dit, pour Geertz, la dimension cognitive de la religion permet de donner des vérités
transcendantes sur le monde aux individus qui adhèrent à cette religion. La religion répond à des
interrogations fondamentales sur la manière dont le monde fonctionne. Elle permet de répondre à
une angoisse ou à une anxiété métaphysique de l’homme qui est de ne pas savoir répondre à
certains « pourquoi ». Le surplus de connaissances va permettre de donner un sens au mal ; cad à
tout ce qui est perçu comme mauvais. Chez Geertz, cette rationalité religieuse, cette manière de voir
le monde s’associe avec d’autres formes de savoirs. Il existe un mouvement entre le sens commun et
la religion, ces deux éléments ne sont pas opposés mais ils s’entrecroisent.

10.2 Auteurs classiques

10.2.2 Favret-Saada: efficacité sorcière

a) Favret-Saada (1934-…)

Jeanne Favret-Saada a travaillé sur les croyances dans la sorcellerie et sur l’efficacité sorcière
(efficacité d’un langage dans la sorcellerie). Elle est née en Tunisie dans une communauté juive et est
diplômée de philosophie.

Elle a fait des terrains notamment au Nord de l’Algérie et dans le bocage normand. Elle s’intéresse au
discours sur la sorcellerie dans le bocage normand, ce qui lui permettra de publier un ouvrage en
1977.

b) Les mots, la mort, les sorts (1977)

Elle s’oppose aux visions traditionnelles de la sorcellerie à son époque. En effet, il y a un ensemble de
discours sur les pratiques de sorcellerie comme croyances irrationnelles qui sont le fait de paysans
pas suffisamment éduqués, de sauvages qui n’ont pas encore accéder à la science. Ces discours sont
issus d’une approche folkloriste et psychiatrique et ont tendance à reléguer la sorcellerie aux marges
de la rationalité.

On peut faire un parallèle entre ces normands et les sociétés primitives, où dans les deux cas, les
individus ne répondent pas aux critères de la rationalité occidentale.

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2020-2021 Clémence Lefèvre

Ces discours et pratiques cohabitent avec d’autres formes de rationalité selon Favret-Saada : « La
sorcellerie est présentée comme une théorie aberrante à laquelle les paysans peuvent s’autoriser
d’adhérer parce que c’est la théorie locale. Le travail du folkloriste consiste alors à marquer la
différence entre sa propre théorie (laquelle par ailleurs est « vraie ») et celle du paysan, laquelle est
seulement une croyance ».

Elle s’attache à montrer l’efficacité des pratiques de sorcellerie, qui sont une sorte d’opération
symbolique et politique.

Pour Favret-Saada, la sorcellerie dans le bocage normand est avant tout une pratique linguistique.
Elle explique qu’elle n’a jamais vraiment pu observer de de sorcellerie avérée car celle-ci passe
toujours par des mots. Parler de sorcellerie c’est déjà la pratiquer. De fait, ces discours ont une aura
de secret.

Elle va apporter un discours sur la méthodologie qui porte sur l’engagement du chercheur sur son
terrain. Pour elle, il ne s’agit par seulement d’occuper une posture extérieure, une observation +/-
participante, mais il faut s’impliquer corps et âme. Sur son terrain, elle devient l’apprenti d’une
désensorceleuse car elle a été ensorcelée.

« Sur le terrain, en effet, l’ethnographe, lui-même engagé dans ce procès de parole, n’est qu’un
parlant parmi d’autres. S’il s’avise ensuite de rédiger un mémoire scientifique sur les sorts, ce ne peut
se faire qu’en revenant sur la manière dont il y a été « pris » ; faisant, de ce mouvement de va-et-
vient entre la « prise » initiale et sa « reprise » théorique, l’objet même de sa réflexion ».

c) Une intrigue sorcière et sa rationalité

Qu’entendons-nous par sorcellerie ?

Pour Favret-Saada, la sorcellerie est un relai d’autres formes de rationalité car elle ne s’applique qu’à
certains phénomènes particuliers et leur donne du sens. Elle s’applique toujours à un malheur en
série, à une infortune qui est répétée au sein d’un même foyer (pas d’un malheur ponctuel). De plus,
un proche du foyer annonce toujours l’acte de sorcellerie, et le sorcier est toujours un proche.
L’annonceur va souvent proposer l’identité d’un des ensorceleurs. Le désensorceleur devient par la
suite un support logique.

Prenons l’exemple de Jean Babin. C’est un cas transversal dans l’étude de Favret-Saada, c’est un
paysan normand qui se dit envoûté depuis 10 ans. Lorsqu’il avait 30 ans, il a été accusé d’être un
sorcier et d’avoir lancé un sort à son voisin, voisin qui s’est défait du sort lancé. Jean Babin se
retrouve à devoir à gérer une magie offensive, celle du désensorceleur qui aide le voisin. Il va voir sa
confiance dans les pratiques magiques remise en question, car il se sait innocent et ne comprend pas
cette accusation. Il remet en question l’ensemble du discours sur la magie et sur la sorcellerie. Suite à
cela, il souffre d’un eczéma violent et son alcoolisme s’accentue. Selon ses proches, ces éléments
sont expliqués par la magie dont il est victime. Un prêtre va le guérir de son eczéma. Deux ans après
cette accusation, il rentre en conflit avec un autre voisin qui lui prédit que des années de misère vont
lui arriver. On voit ici une action débutée par des paroles. Un an après cette prédiction, le père de
Jean Babin meurt et il est contraient de reprendre l’exploitation familiale. Une série de maladies
s’abat sur son bétail, un accident de travail le plonge dans le coma après lequel il souffre d’une
impuissance sexuelle à laquelle on ne trouve pas de solution. Il se marie avec la sœur de sa belle-
sœur (mariage de convenance). Plus tard, la mère de Jean Babin le pousse à aller voir une
guérisseuse, à qui il dit qu’il est peut-être victime d’un sort. Un an plus tard, il se brouille avec sa

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2020-2021 Clémence Lefèvre

mère, et il la chasse. A la suite de conflit, il s’enfonce encore dans son alcoolisme et les accidents se
poursuivent. Lui et sa femme vont voir plusieurs désensorceleurs, mais aucun ne parvient à lever le
sort car les malheurs continuent. Finalement, Jean Babin rentre en cure de désintoxication (recours à
la psychiatrie). Après cela, il a réglé ses problèmes d’alcool mais son impuissance et toujours
présente. Un an plus tard, il retourne voir un psychiatre qui refuse le discours de sorcellerie et
rappelle Babin à la raison, à la rationalité psychiatrique. Il fait comprendre à sa femme que son
impuissance est due à son manque d’amour. Favret-Saada leur propose une rencontre avec sa
désensorceleuse, que seule Mme Babin accepte de rencontrer. Il n’y a pas eu de résultats positifs.

Favret-Saada propose que l’explication que l’impuissance est liée au fait que Jean Babin s’est vu
imposer son existence (obligé de reprendre l’activité de son père, obligé d’épouser une femme qu’il
n’aime pas vraiment). C’est une résistance à un destin qui lui a été tracé et qu’il n’a pas choisi. Elle
propose alors d’étudier la sorcellerie comme un système symbolique.

d) La sorcellerie comme système symbolique

Ce système permet de mettre en mot les violences sociales et les conflits vécus. Favret-Saada
observe la simplicité (ex : piquer des épingles, cuire un cœur de bœuf) et la contingence (peut être
réalisé à n’importe quel moment) des actes réalisés. Elle n’a jamais vraiment pu saisir empiriquement
des faits de sorcellerie, excepté celui de la parole (parler du fait sorcier). Ce système est donc
principalement symbolique, il s’agit de prendre une place dans l’intrigue et de reprendre une partie
du pouvoir car le discours de la sorcellerie est toujours lié à la place de l’interlocuteur. Finalement,
Favret-Saada explique que l’efficacité sorcière tient surtout de la puissance des mots. Autrement dit,
les trames sorcières permettent de mettre en mot des faits autrement indicibles.

10.2.3 Bourdieu : la croyance comme principe d’organisation sociale

a) Magie de la griffe et production du capital

Bourdieu montre que les croyances et pratiques « magiques » ne se limitent pas à la sphère du
religieux. Pour ce faire, il étudie le champ de la haute-couture avec la théorie des champs. D’après
cette théorie, les sociétés sont formées de différents champs comme le champs économique,
artistique, politique, sportif… Ce qui définit un champ est le fait que chacun d’entre eux à sa logique
propre et ses enjeux. Le champ est un espace de position des individus en fonction de leur capital
(ressources, atouts) pour se valoriser.

Bourdieu va travailler sur le champ de l’éducation et le champ de l’art, mais ici on se base sur son
article (1975) sur la haute-couture. Il y a des croyances collectives importantes qui soutiennent ce
champ et qui sont liées au fonctionnement de la mode en tant que telle. La haute-couture consiste à
vendre des noms (on achète le nom du couturier à l’origine du vêtement, nom valorisé grâce à sa
réputation). Ce nom va être mis en évidence à partir de la pratique de la griffe  signe distinctif qui
se retrouve sur le produit (Gucci = GG). Un surcroit de valeur économique est alors attribué au
vêtement. Cela repose sur la croyance collective de l’importance du nom. Le vêtement n’a de valeur
supplémentaire qu’à partir du moment où la griffe est posée sur le vêtement. C’est alors un acte de
foi selon Bourdieu. La griffe a bien une portée symbolique, elle tient sa valeur du charisme du
producteur.

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2020-2021 Clémence Lefèvre

b) Croyances collectives et pouvoir du langage

Le pouvoir symbolique de la griffe repose dans la croyance de la valeur de celle-ci. On met alors de
côté la notion d’arbitraire pour que la croyance collective soit mise en valeur et produise un surplus
de valeur.

« Le pouvoir des mots ne réside pas dans les mots, mais dans les conditions qui donnent pouvoir aux
mots en produisant la croyance collective, c'est-à-dire la méconnaissance collective de l'arbitraire de
la création de valeur qui s'accomplit à travers un usage déterminé des mots ».

Bourdieu montre le fait que le pouvoir symbolique n’est pas réservé au champ religieux mais qu’on le
retrouve un peu partout dans la société.

Le pouvoir symbolique est la capacité d’agir par l’énonciation, par l’utilisation de mot. Il souligne que
le pouvoir symbolique est « de faire voir et de faire croire, de confirmer ou de transformer la vision
du monde et par là, l’action sur le monde, donc le monde. […] Un pouvoir quasi-magique qui permet
d’obtenir l’équivalent de ce qui est obtenu par la force (physique ou économique). Ce pouvoir ne
s’exerce que s’il est reconnu, c’est-à-dire méconnu comme arbitraire ». On voit l’importance des
croyances collectives car ce sont elles qui donnent du pouvoir. Il s’agit d’une force liée à la valeur
qu’on donne à ce mot.

10.3 Auteurs contemporains

10.3.1 Sperber: Approche cognitive

a) Dan Sperber (1942-…)

Il est linguiste et anthropologue et français. Il a contribué au champ de l’anthropologie cognitive, qui


consiste en l’étude des matériaux ethnographiques à partir des connaissances de la psychologie
cognitive et en l’étude des processus de transmissions et d’apprentissages des représentations
culturelles.

Sperber s’est aussi intéressé aux conditions de construction et de communication de la croyance. Il


publie un article en 2005, l’Effet Gourou, qui étudie la manière dont se produit une certaine
confiance/foi dans la qualité d’un argument scientifique. Cette confiance ne se construit pas
forcément sur la pertinence logique, sur la démonstration scientifique de l’argument mais sur la
réputation de celui qui énonce l’argument.

b) Croire aux énoncés complexes

Il fait la distinction entre la croyance spontanée et la croyance réflexive.

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Les deux types de facteurs peuvent se combiner.

Le degré de confiance en nos croyances est souvent influencé par la charité interprétative = biais de
confirmation, on a tendance à privilégier les éléments qui confirment nos croyances et à mettre de
côté des éléments qui les infirment.

Sperber met en évidence un second aspect : l’effet Gourou, fait que + on dépense d’énergie à
comprendre un énoncé, + on pense que le sens de l’énoncé est complexe. Une certaine confiance en
la capacité des auteurs à formuler leurs idées est présente, si elles ne sont pas formulées clairement,
c’est que les idées en elles-mêmes sont particulièrement complexes, et qu’il n’y a pas moyen de les
transmettre de manière plus simple.

10.3.2 Despret et l’existence des morts

a) Psycho pouvoir et prescription du deuil

Elle montre que l’injonction de faire son deuil est apparue au 19ème siècle est s’est développée contre
le pouvoir du clergé. Cette idée correspond à la victoire d’une réflexion scientifique, positiviste face à
des croyances religieuses ou superstitieuses. C’est devenu la conception officielle.

« Cette conception officielle est donc devenue ‘la’ conception dominante ou plutôt, devrait-on dire,
la conception « dominatrice » dans la mesure où elle écrase les autres et leur laisse peu de place.
Symptôme de cette domination, la théorie du deuil est devenue une véritable prescription : ‘On doit
faire le travail du deuil ».

Elle va développer une théorie du psycho pouvoir. Elle s’inspire de la notion du biopouvoir
(développée par Michel Foucault) qui est l’intention politique de façonner les corps. Le psycho
pouvoir est l’intention politique de façonner les psychés. Cette obligation de faire le deuil est
considérée comme politique par Despret. Elle s’attache à comprendre les modes de résistance
développés par certaines personnes pour continuer à faire vivre/exister les morts.

b) Résister à l’injonction en faisant exister les morts

Despret met en évidence 3 manières de résister à cette injonction :

- Assurer une permanence aux morts à travers des actions, rituels, paroles, etc.
Ex : une dame qui porte les souliers de sa grand-mère pour lui permettre de continuer à
parcourir la Terre
- Instaurer de nouveaux régimes d’obligations envers les morts. Il s’agit de réaliser ce qu’on
estime être les attentes des défunts.
Ex : des vivants qui cherchent à terminer les projets non terminés des défunts.
- Offrir un surplus de biographie (doute, possibilité, hésitation).
Ex : une dame qui rencontre son père décédé en rêve, il explique être heureux d’avoir appris
que sa fille est enceinte d’un garçon, et cela deux jours après une échographie.

« Amener un être à « plus d’existence » qui lui permette de continuer à influer sur la vie des vivants
demande donc tout un travail ou, plus précisément, une disponibilité, qui n’a pas grand-chose à voir
avec le fameux « travail de deuil ». Les morts demandent à être aidés à nous accompagner ; il y a des
actes à réaliser, des réponses à donner à cette demande. Répondre accomplit non seulement la

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2020-2021 Clémence Lefèvre

demande du mort, mais l’autorise à modifier la vie de ceux qui répondent ». Il y a des dimensions
individuelles mais il peut aussi y avoir des éléments collectifs de résistance.

c) Cultiver le doute

Un doute apparaît autour de la mort, de sa signification, de son processus. On ne veut pas


nécessairement définir une fois pour toute ce qui est réel et ce qui ne l’est pas.

« En revanche, affirmer que les morts ont des « manières d’être » qui en font des êtres bien réels
dans le registre qui est le leur, qu’ils manifestent des modes de présence qui comptent et dont on
peut sentir les effets, c’est s’intéresser au fait qu’il y a eu, à chaque fois, un ‘être à faire’ et un vivant
qui a accueilli cette requête ».

Despret montre cette résistance au psycho pouvoir. On a l’idée qu’il ne faut pas nécessairement
accepter l’absence des morts pour suivre de nouveaux projets de vie, les morts peuvent nous
accompagner d’une certaine manière. On voit comment des croyances peuvent se faire sur le
registre du doute mais qu’elles viennent s’opposer à d’autres manières d’être au monde.

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2020-2021 Clémence Lefèvre

Chapitre 11 : La politique

11.1 Auteurs fondateurs

11.1.1 Evans-Pritchard

Il est l’un des disciples de Malinowski, il est dans une tradition fonctionnaliste propice à l’émergence
de l’anthropologie politique en Angleterre. Cela est dû à la période coloniale : la France à une
administration coloniale directe sur place, tandis qu’en Angleterre, les pouvoirs coloniaux s’appuient
sur les organisations politiques locales (indirect rule). Aux USA, il y a un intérêt pour les indigènes de
l’intérieur, donc pas vraiment de colonies.

Des anthropologues comme EP participent à l’entreprise coloniale de manière +/- forte en créant des
données sur l’organisation politique des populations étudiées. EP fait notamment une étude aux Sud
Soudan pour comprendre la persistance des révoltes dans ces régions.

a) Scissions et fusions dans les lignages segmentés Nuer

EP arrive dans les années 1930 chez les Nuer et réalise son terrain principalement à partir de sa tente
car il a du mal à se faire accepter (il est considéré comme appartenant à l’administration coloniale). Il
essaie d’identifier les dirigeants des Nuer. Il se rend progressivement compte qu’il n’y a pas vraiment
de chefs, d’hommes reconnus comme dirigeants, et il n’y a pas d’institutions politiques centralisées.
Il y a néanmoins une organisation politique qui existe mais qui n’est pas telle qu’on l’imagine. Cela
pousse EP à qualifier la société Nuer comme une anarchie ordonnée qui est régulée par les structures
de la parenté. Le système est alors acéphale (pas de tête, cad de dirigeant). Il y a deux niveaux
d’organisation chez les Nuer : organisation territoriale (avec les tribus) et organisation familiale (avec
les lignages). Ces deux unités ont tendance à se superposer en partie.

EP met en évidence que les tribus sont les plus grandes entités qui peuvent être mobilisées en cas de
guerres. Il n’y pas de dirigeant à la tête de la tribu. Il y a des mouvements où différents villages se
rassemblent pour faire la guerre à d’autres (mouvements de fusion) mais aussi des mouvements où
ces groupes vont se diviser pour se faire la guerre (mouvements de fission). Ces mouvements
s’opèrent à différents niveaux en fonction de l’entité sociale qui est engagée dans le conflit.

EP met en évidence dans un écrit le côté segmentaire de la société, il y a des segments au sein de la
tribu. En fonction des groupes sociaux engagés dans un conflit, ces segments fusionnent ou se
séparent. Ces deux mouvements sont des dynamiques qui appartiennent à un même organisation
politique caractéristique des sociétés segmentaires.

b) African Political Systems (Evans-Pritchard & Fortes, 1940)

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2020-2021 Clémence Lefèvre

EP monte en généralités grâce à sa collaboration avec Fortes, et développe une approche


ethnologique en comparant 8 sociétés africaines à partir des rôles respectifs de la parenté et du
territoire.

Les sociétés n’ont pas véritablement d’états centralisés. Elles sont alors appelés sociétés lignagères.
Une typologie tripartite (3 types) est alors crée, elle repose sur la distinction entre société avec
appareil étatique (existe une forme de gouvernement) ou non.

Cet ouvrage permet à EP de conceptualiser cette idée de société lignagère segmentaire en couvrant
l’anthropologie de la parenté et l’anthropologie de la politique. On voit comment sont liées sont ces
deux dimensions chez les fonctionnalistes.

Cela met en évidence la politique comme un champ de recherche en anthropologie. La politique peut
être étudiée dans des sociétés où il n’y a pas nécessairement d’état nation. En anthropologie, le
terme de politique renvoi à une définition bien plus large qui pourrait être « relations de pouvoir
structurant une configuration sociale ».

11.1.2 Gluckman

a) Social change in Modern Africa (1961)

Gluckman s’inscrit plutôt dans le paradigme du changement social et a une approche un peu
différente de celle d’EP.

On a très peu d’informations sur la manière dont les sociétés africaines étudiées plus haut s’adaptent
à la colonisation. C’est pour cela que Gluckman s’intéresse aux reconfigurations sociales et politiques
sous la révolution industrielle en Afrique et sous la colonisation. Il se pose la question de la
persistance du tribalisme en zone urbaine. L’idée de tribalisme renvoi à des idées péjoratives et
évolutionnistes, c’est pour cela qu’aujourd’hui on parle d’ethnicité. Comment ce tribalisme se
transforme et persiste néanmoins dans ces zones urbaines qui émergent dans le contexte colonial ?

Le tribalisme repose sur un système politique de travail et sur le partage de la vie domestique avec
les parents (partage de la vie quotidienne avec les parents). Le tribalisme dans les zones rurales fait
l’objet d’une approche pragmatique et est opposé par Gluckman au tribalisme urbain. Dans les villes,
il y a différents individus d’origines différentes, et le tribalisme urbain permet de classifier ces
différents individus. Celui-ci se transforme, on n’a pas de répartition du travail selon des lignes
ethniques, on a des ensembles d’individus qui se regroupent pour s’aider, il y a des sociétés d’aides
mutuelles (par exemple pour les enterrements) qui se développent sur bases ethniques.

Gluckman va continuer cette analyse à travers l’étude de cas de la mine du cuivre Luanshya en
Zambie. La mine a été ouverte en 1930. La gestion de la mine est faite par les européens et les
ouvriers qui font le travail manuel sont des locaux. Les individus sont regroupés sur le site minier,
donc il faut organiser leur logement. Les autorités européennes de la mine développent le principe

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2020-2021 Clémence Lefèvre

de l’indirect rule car ils s’adressent aux représentants locaux des ethnies. Soit des anciens, soit des
proches des familles royales vont être reconnus comme intermédiaire entre les autorités et les
travailleurs.

Tout se passe bien jusqu’en 1935, où de nouvelles revendications émergent. A nouveau, les autorités
se reposent sur les élus pour ramener l’ordre et la production. Les anciens vont finalement échouer
pour deux raisons :

- Ils ont été mis en évidence comme intermédiaire à partir des lignes ethniques qui n’ont plus
de sens pour les travailleurs  plus de légitimité des élus, on a une dissociation entre les
ethnies et l’organisation du travail alors que c’est selon lui un des fondements du tribalisme
dans les zones rurales.
- Effet d’association : à force d’être les intermédiaires, les élus vont être assimilés aux
gestionnaires européens et non plus aux travailleurs.

Il y a alors une réorganisation de la mine. A partir de 1940, on a une séparation assez nette entre les
affaires tribales (affiliations tribales) et les affaires minières.

A partir de 1945, l’Angleterre envoie des syndicalistes pour aider les locaux à se mobiliser et à
défendre leurs droits au travail. Le syndicat des mineurs se manifeste comme une institution majeure
sans mobiliser des affiliations tribales et ethniques.

Gluckman conclue que dans les zones urbaines, le tribalisme est moins important que dans les zones
rurales car le domaine du travail va s’en distinguer et créer une organisation qui lui est propre. Ces
affiliations tribales restent importantes dans certaines dimensions de la vie : organisation des Kalela
Dance (performance où les appartenances tribales sont surjouées), endogamie (chercher à trouver
un époux ou une épouse)… Si ces appartenances jouent tjrs un rôle, on a toujours un lien avec le
village d’origine qui reste une zone de confort en cas de période de crise.

Gluckman montre deux registres de tribalisme : celui des zones urbaines et celui des zones rurales.
Les individus parviennent à faire cohabiter ces deux éléments car des liens sont créés avec ces deux
types. Tous ces éléments poussent Gluckman à développer une théorie du tribalisme ou de
l’ethnicité : il s’oppose à l’approche des fonctionnalistes qui pensent l’ethnicité comme une
appartenance fixe, pour lui l’ethnicité est un processus dynamique qui peut être activé ou non en
fonction du contexte. Il rappelle que dans l’identité professionnelle, le rôle des appartenances
ethniques diminue. Cette approche dynamique est développée encore plus par Barth.

11.2 Auteurs classiques

11.2.1 Barth: les frontières ethniques

a) Repères biographiques

C’est un anthropologue norvégien né en 1928. Il est professeur à Oslo, Boston et Harvard. Il a une
influence assez importante. Il réalise sa thèse à partir d’un terrain chez les Swat au Pakistan.

Barth va d’abord développer des théories interactionnistes : la signification se trouve tjrs dans les
interactions entre individus. Il s’intéresse alors aux contacts entre groupes, entre individus. Il va
passer de cette approche à l’anthropologie interprétative de Geertz. Il développe celle-ci à partir de
terrain en Papouasie.

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2020-2021 Clémence Lefèvre

b) Ethnic Groups and Boundaries (1995)

Barth va en partie reprendre l’approche dynamiques développée par Gluckman. Il va plus loin en
définissant l’ethnie comme la catégorie d’attribution et d’identification opérées par les acteurs eux-
mêmes. C’est dans la rencontre entre les groupes que les frontières entre ethnies apparaissent. C’est
pour cela que la notion d’interaction est très importante pour Barth. Il y a une
essentialisation/objectification des groupes ethniques faites par les culturalistes et les
fonctionnalistes, ce qui est donc en opposition avec les idées de Barth. Le maintien des frontières
entre ethnies se fait grâce à une négociation dans le contact. Les différences culturelles entre
groupes sociaux font alors l’objet d’une codification renouvelée.

Barth montre que les membres du groupe construisent leur identité ethnique en négociant les
limites de cette identité avec les membres des autres groupes sociaux. L’ethnicité n’est alors pas
qqch de fixé au départ qui se transmet de génération en génération, il s’agit de qqch de mouvant, de
dynamique qui apparait dans les interactions entre les groupes et dans les jeux de pouvoirs
intergroupes.

« Les distinctions de catégories ethniques ne dépendent pas d’une absence de mobilité, de contact
ou d’information, mais impliquent des processus sociaux d’exclusion et d’incorporation par lesquels
des catégories discrètes se maintiennent, malgré des changements dans la participation et
l’appartenance au cours des histoires individuelles ».

Cette définition s’oppose fortement aux notions d’ethnies présentes dans les discours populaires et
politiques, voire mêmes chez certains anthropologues : « le terme ethnie désigne un ensemble
linguistique, culturel et territorial d’une certaine taille, le terme de tribu étant généralement réservé
à des groupes de plus faible dimension » (Taylor, 2010 : 242). Cette approche est très essentialiste et
Barth se bat contre celle-ci.

11.2.2 Clastres et les sociétés contre l’état

a) Repères biographiques

Il nait a Paris en 1934. Il est activiste engagé, participe à des luttes communistes et défend des idées
libertaires.

Dans les années 1960, il fait un terrain de longue durée au Paraguay chez les Guayaki et autres
populations amérindiennes. Il publie alors La Société contre l’Etat en 1974.

En 1970, il est chargé de recherches au CNRS, dans un laboratoire de Lévi-Strauss et meurt 5 ans plus
tard.

Il s’oppose au fonctionnalisme qui développe une vision de l’organisation politique assez teintée par
ses idées évolutionnistes qui opposent les sociétés avec et sans état. Il s’oppose également au
structuralisme qui prône une idée d’échange (de femmes, au cœur de certaines sociétés) et une
interprétation des luttes comme échec de cet échange généralisé. Il développe une autre idée des
luttes et des guerres.

b) La société contre l’Etat (1974)

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2020-2021 Clémence Lefèvre

Clastres démontre que les sociétés sans état ne vont pas nécessairement progresser vers une société
avec état. Il refuse une rhétorique du manque. Il passe d’une société sans état à une société contre
l’état. Dans certaines sociétés, des institutions sont mises en place afin d’empêcher l’émergence
d’une classe dirigeante, la centralisation du pouvoir et la cristallisation des inégalités économiques et
sociales (ex : refus de production de surplus, qu’on ne trouverait pas dans nos sociétés).

Une des manières d’empêcher cela est de développer un pouvoir non-coercitif : chez les Guyaki, le
pouvoir repose sur une série de devoirs et non pas sur des idées de droits et de privilèges. Les
leaders ne sont pas caractérisés par une capacité à contraindre, ils ont un ensemble de devoirs
envers la communauté et ont un rôle de modérateur entre les groupes. Ce rôle se base
principalement sur les talents d’orateurs.

« La société primitive est le lieu du refus d’un pouvoir séparé, parce qu’elle-même, et non le chef, est
le lieu réel du pouvoir. La société primitive sait par nature que la violence est l’essence du pouvoir.
En ce savoir s’enracine le souci de maintenir constamment à l’écart l’un de l’autre, le pouvoir et
l’institution, le commandement et le chef. Et c’est le champ même de la parole qui assure la
démarcation et trace la ligne de partage. En contraignant le chef à se mouvoir seulement dans
l’élément de la parole, dans l’extrême opposé de la violence, la tribu s’assure que toutes choses
restent à leur place, que l’axe du pouvoir se rabat sur le corps exclusif de la société et que nul
déplacement des forces ne viendra bouleverser l’ordre social ». (1970 : 136)

Ce n’est pas le chef qui a le pouvoir mais bien la société en elle-même. On voit ici les idées libertaires
de Clastres. La fonction du chef est vidée de tout pouvoir coercitif et son pouvoir se repose sur la
parole.

L’interprétation de Clastres va être critiquée pour deux raisons :

- L’idée d’un pouvoir non-coercitif n’est pas cohérente sur un plan logique, il y a tjrs une
coercition liée au pouvoir. Des pouvoirs sont toujours en partie violents au sein de la société
(groupe d’hommes).
- Il y a une inadéquation significative. Des auteurs soulignent que la manière dont Clastres
représente ces groupes et leur organisation sociale n’est pas retrouvée en réalité. Les
interprétations ne reposent pas sur la réalité empirique.

Néanmoins, deux apports principaux sont à noter : Clastres se détache de la rhétorique du manque
qui étudie les autres sociétés comme le négatif des nôtres. On classait les sociétés en fonction de
l’autorité centralisée telle qu’on la connait et si elle n’existait pas, on disait qu’elle manquait. De plus,
Clastres montre qu’il existe des organisations politiques différentes des nôtres et va donc les
réhabiliter.

11.2.3 Scott : l’art de ne pas être gouverné

a) Repères biographiques

Il est né aux USA en 1936 et est prof de sciences politiques et d’anthropologie à Yale. Il défend des
propositions politiques anarchistes et rend hommage à Clastres.

Il étudie les mécanismes de rébellion des populations subalternes. On voit ici comment l’anarchie
influence ses choix de recherches. Il publie plusieurs ouvrages :

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2020-2021 Clémence Lefèvre

- 1976 : The moral economy of the peasants (Vietnam), il développe une théorie
phénoménologique qui se centre sur les expériences subjectives, Scott montre que les
rebellions paysannes ne sont pas nécessairement le résultat d’un manque de ressources
alimentaires, elles sont liées à un sentiment d’injustice et se rapportent à des « crises de
subsistances ».
- 1985 : Weapons of the weaks (Malaisie), Scott continue ici d’étudier les mécanismes de
rébellion des populations subalternes et il s’intéresse à la résistance infrapolitique =
techniques de résistances non publiques.
- 2017 : Against the grain, il se concentre sur l’art fondamental de ne pas être gouverné, il
reprend l’idée de Clastres qui dit que certaines sociétés s’organisent de manière à éviter
d’être sous le contrôle d’un pouvoir centralisé. Scott s’oppose à l’idée selon laquelle la
domestication agricole est un progrès pour l’humanité et dit que nombreuses sociétés ont
refusé de passer à cette domestication car elle nécessite un travail accru et auraient par
conséquent gardé des pratiques de chasse et de cueillette. Il dit enfin qu’on ne peut pas
toujours opposer ces deux méthodes ( révision de l’opposition systématique).

b) The art of not being governed (2009)

Cet ouvrage est du type ethnologique, Scott s’intéresse au Zomia, zone qui repose sur 6 états (Chine,
Inde, Laos, Vietnam, Thaïlande, Birmanie). Le Zomia est un région montagneuse caractérisée par une
diversité culturelle forte. Les dialectes reposent sur au moins 5 familles linguistiques.

Scott s’oppose à l’idée que le Zomia serait un état primitif qui devrait être progressivement mené
vers les lumières de la civilisation et de l’état-nation. Il refuse ce récit évolutionniste et met en
évidence 2 éléments pour critiquer cela :

- Les formations étatiques ne sont pas aussi stables que ce que l’on croit, il y a des périodes
impérialistes qui alternent avec des périodes d’éclatement (qui sont très peu documentées).
 « Les états n’étaient d’aucune manière des créations accomplies une fois pour toutes.
D’innombrables traces archéologiques de centres étatiques prospérant brièvement et
ensuite éclipsés par la guerre, les épidémies, la famine, ou une catastrophe écologique
dépeignent une longue histoire étatique de constructions et d’effondrements, plutôt que de
permanence. Pour de longues périodes, les gens se sont déplacés dans et hors de l’état, et l’
« étatisation » était, elle-même, souvent cyclique et réversible ».
- Il existe des fuites face à l’impérialisme pour éviter de se soumettre, Scott montre que des
populations fuient l’impérialisme pour ne pas se soumettre à l’autorité centrale, il n’y a donc
plus l’image d’un état bienfaisant mais plutôt l’image d’un empire pilleur. Des stratégies
intentionnelles de souplesse sociale (permettent aux groupes d’éviter d’être gouvernées)
sont alors mises en place.
 « La plupart, si pas toutes les caractéristiques qui en sont venues à stigmatiser les
populations des montagnes – leur situation marginale, leur mobilité physique, leur
agriculture sur brûlis, leurs structures sociales flexibles, leurs religions hétérodoxes, leur
égalitarisme, même s cultures orales et illettrées – loin d’être la marque de primitifs laissés
en retrait de la civilisation, sont plus exactement envisagées dans la durée comme des
adaptations conçues pour échapper tant à la capture qu’à la formation étatique. Elles sont,
en d’autres termes, des adaptations politiques de populations non étatiques dans un monde
d’états, qui se présentent comme à la fois attractifs et menaçants ».

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2020-2021 Clémence Lefèvre

Scott souligne alors les relations de symbiose avec les états centralisés (plaines) qui prennent 3
formes : il y a de larges réseaux d’échanges de biens, des mouvements humains assez importants et
un espace de contention car le Zomia touche à plusieurs pays.

11.3 Auteurs contemporains

11.3.1 Herzfeld

a) Repères biographiques

Il a étudié le folklore à Athènes, le grec à Birmingham, il a fait une thèse à Oxford et a enseigné à
Harvard.

Il s’intéresse à la composition des identités collectives et aux expériences/stratégies des citoyens en


Grèce et en Thaïlande. Il développe alors une théorie de l’Etat-nation à partir des interactions
quotidiennes.

b) Cultural intimacy. Social poetics in the Nations-States (1997)

Il veut étudier les rouages sociaux, ne veut pas étudier l’état comme une entité au-dessus des
citoyens mais comment il se construit au quotidien dans les interactions entre les citoyens.

« Il s’agit d’arrêter de considérer à la fois l’État nation et l’essentialisme comme des ennemis
lointains et hors d’atteinte de l’expérience quotidienne, et, au lieu de cela, de les comprendre
comme faisant intégralement partie de la vie sociale ». Herzfeld veut comprendre en quoi l’état fait
partie de la vie quotidienne des individus.

Pour ce faire, il fait une enquête dans un village de bergers crétois qui vivent donc sur une île assez
reculée et loin du pouvoir central d’Athènes. Les bergers adoptent une posture défiante vis-à-vis de
l’état et de l’élite. Malgré cela, ils participent à la construction et à la reproduction de l’état-nation à
travers des interventions ambivalentes. Ils dénoncent par exemple la corruption de l’état mais font
appel aux institutions étatiques pour trancher des conflits moraux ou de propriétés sur l’île.

Herzfeld développent 2 concepts centraux :

- L’intimité culturelle : « La reconnaissance de ces aspects de l’identité culturelle qui gênent ou


embarrassent quelques peu vis-à-vis de l’extérieur, mais qui n’en confèrent pas moins, à ceux
de l’intérieur, l’assurance d’une sociabilité commune, et cette familiarité avec les bases du
pouvoir qui peut, du même mouvement, assurer aux sans-voix un certain degré d’irrévérence
créative tout en renforçant l’efficacité de l’intimidation ». Ce concept sert à comprendre
comment il y a qqch de commun, une pensée identique, une sociabilité commune, une
familiarité avec les bases du pouvoir partagée par les élites et les citoyens. Il montre
comment l’intimité culturelle va se créer et se réactiver à travers notamment de l’usage
créatif des stéréotypes comme marqueurs d’appartenance.
- La nostalgie structurelle : « J’utilise l’expression nostalgie structurelle pour signifier cette
représentation collective d’un ordre édénique – d’un temps d’avant le temps – dans lequel
l’équilibre parfait des relations sociales n’a pas encore souffert de la déliquescence qui

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2020-2021 Clémence Lefèvre

affecte tout ce qui est humain ». Il souligne deux caractéristiques de cette nostalgie
structurelle : elle s’inscrit dans un temps précis (la génération passée critique la génération
future) et ce discours pointe un état de dégénération sociale, d’une réciprocité endommagée
par la montée de l’égoïsme contemporain. Cette nostalgie structurelle fait partie de l’intimité
culturelle car elle est partagée par les différents groupes qui composent l’état-nation.

11.3.2 Von Schnitzler: la technopolitique

a) Repères biographiques

Antina Von Schnitzler travaille à NY sur des thématiques telles que la citoyenneté, les droits de
l’homme, les subjectivités politiques, le libéralisme, le colonialisme dans une approche de STS
(science technology and society studies).

Elle publie en 2016 Democracy’s infrastructure. Techno-politics & protest after apartheid.

Elle a fait son terrain en Afrique du Sud à Soweto et développe une méthodologie basée sur
l’observation participante et sur une analyse des archives disponibles. A travers cela, elle propose
d’étudier les paradoxes de la libération/libéralisation sud-africaine.

Son objectif est de comprendre le rôle du compteur d’eau prépayé sur l’expérience quotidienne de
l’état-nation et de la politique.

b) La généalogie du compteur prépayé

Elle propose une généalogie car elle explique qu’il a été créé à la fin du 19 ème siècle en Angleterre
avec un objectif éthique et politique, car il devait aider à favoriser une meilleure hygiène chez les
classes ouvrières. Elle montre que le compteur est un outil politique porteur d’un projet politique et
moral, il peut être étudié comme une technopolitique. Il peut avoir un rôle d’infrastructure.

On a l’idée d’étudier la matérialité de la politique et de montrer comment elle se négocie à travers


l’installation de pratiques fiscales. Cette matérialité va toucher la vie quotidienne, ce qui pousse Von
Schnitzler à défendre l’idée selon laquelle il y a eu une technicisation progressive du politique en
Afrique du Sud.

c) La technicisation du politique en Afrique du Sud

Von Schnitzler explique que les compteurs d’eau ont été adapté en Afrique du Sud à la fin du 20 ème
siècle quand la démocratie multiraciale a été mise en œuvre.

Elle montre que le pouvoir du gouvernement d’apartheid va reposer sur un ensemble


d’infrastructures pour mettre en place la ségrégation raciale. On parle de matérialité du pouvoir
(structures de séparation raciale, tanks séparés…).

Ces services vont devenir le moyen et l’objet de revendications. Les mouvements de protestation
sont repris par les grands groupes de lutte contre l’apartheid comme la preuve d’une mobilisation
collective de masse. Les résistances vont continuer après 1994, malgré le changement de

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2020-2021 Clémence Lefèvre

gouvernement. Les discours vont alors être dépolitisés et une approche éducative est adoptée. Les
résistances vont être associées à un problème comportemental, à un manque d’éducation, et une
solution technique va être adoptée. On a alors une continuité entre les politiques d’avant et d’après
apartheid, dans les deux cas on mobilise des solutions techniques qui dépolitisent les discours.

Des adaptations matérielles sont faites au niveau des compteurs prépayés, les arguments sont alors
écologiques (utilisation de l’eau) et éducatifs (informer les citoyens va leur permettre de prendre
conscience de la valeur de l’eau et de budgétiser). On va dépolitiser l’utilisation de l’eau via
l’utilisation d’une solution technique, à savoir les compteurs prépayés.

d) Living prepaid : la numérisation de la vie quotidienne

« Tout est prépayé maintenant. On paie à l’avance pour le téléphone, pour l’électricité et maintenant
on doit aussi payer notre eau à l’avance. Qui sait, demain, il faudra peut-être payer à l’avance pour
que le soleil soit allumé et éteint ! »

Idée qu’il faut de plus en plus tout prépayer, Von Schnitzler va plus loin en montrant que
l’introduction de ces compteurs va transformer les subjectivités : une nouvelle temporalité apparait
avec la fin des salaires, et il y a une transformation de la perception du nécessaire et du superflus (il
faut choisir ses priorités, nouvelle manière de trancher entre les deux).

Cela va créer de nouvelles formes de résistances, des personnes vont maintenir le non-paiement
(refus d’avoir le compteur donc plus d’accès à l’eau), d’autres vont utiliser des nombres subversifs
(reproduire les chiffres du compteur pour vérifier les comptes municipaux et l’argent qu’on demande
à la fin du mois).

11.3.3 de la Cadena : la cosmopolitique

a) Repères biographiques

Elle a grandi à Lima, travaille en Californie et fait ses recherches dans la région de Cuzco. Ses objets
de recherches portent sur la construction des identités et sur le rôle d’entités non-humaines en
politique.

b) La cosmopolitique

Elle montre en 2006 qu’il y a eu des manifestations à Cuzco contre une exploitation minière qui
devait s’installer sur une montagne inoccupée. Il y a deux rhétoriques sur la montagne :

- Pour les gens proches de la région, la montagne représente une sorte de divinité, un ancêtre
incarné dans l’environnement (= un apu) et a un rôle de protection et suscite la crainte. Il y a
aussi des questions environnementales (polluer les eaux et les terres)
- Pour les acteurs politiques, la montagne est une ressource délaissée, il s’agit d’un
développement économique de la région avec création de nouveaux emplois notamment.

Ici, on voit comment une entité non-humaine joue un rôle politique. En 2008, en Equateur, la
Pachamama (terre mère) a été reconnue comme un agent de droit dans la Constitution. C’est comme
une personne juridique avec un droit.

De la Cadena montre dans ces exemples que l’on a besoin d’explorer de nouvelles manières
d’appréhender le monde.

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2020-2021 Clémence Lefèvre

Chapitre 12 : L’économie

12.1 Auteurs fondateurs

12.1.1 Boas: la réhabilitation du potlatch

a) Contexte ethnographique

Boas est l’un des premiers à faire des études de terrain, notamment au NO de l’Amérique. Il prend
des notes très détaillées. Il montre que l’économie des sociétés dans lesquelles il travaille (sociétés à
Potlatch) est basée sur la chasse, la pêche et la cueillette. Les hommes font la pêche en rivière et en
mer, ainsi que la chasse de mammifères marins et gibiers. Les femmes réalisent la cueillette de
mollusque et de crustacés, mais aussi de baies et de racines ; ainsi, les activités de chaque genre se
complètent.

L’expérience est plutôt saisonnière, les activités ne sont pas les mêmes en été qu’en hiver
(automne/hiver  moins de ressources  sédentarisation, période de repos et période festive ;
printemps/été  période de production).

Les groupes du Potlatch dont ceux organisés avec une organisation sociale totémique, cad avec des
groupes de parenté placés sous l’autorité d’un chef qui détient le blason. Chaque clan est associé à
un totem, à un animal particulier qui apparait sur le blason.

L’organisation sociale est alors marquée par une certaine hiérarchie. Des rivalités entre lignage
apparaissent, et à travers ces rivalités, la hiérarchie peut changer.

Potlatch : quand un chef de groupe donne un ensemble de biens assez conséquents à un autre chef
dans le but de l’humilier et de marquer sa supériorité car l’autre chef va devoir rendre encore plus
que ce qui lui a été donné.

Quand Boas fait ses terrains dans la seconde moitié du 19 ème siècle, on peut observer une
intensification du commerce entre les populations locales (étudiées par Boas) et les colons. On a un
enrôlement des populations locales pour travailler de manière saisonnière pour les colons.
Progressivement, l’économie de chasse, de pêche, de cueillette se monétarise (avant, échanges de
biens de subsistances, maintenant, la monnaie sert de base à l’échange). Cette monétarisation est le
résultat du travail saisonnier (les locaux gagnent de l’argent qu’ils injectent dans l’économie locale).
Donc les populations locales pour avoir la possibilité d’acquérir des richesses plus importantes.

Cette amplification des richesses va exacerber les potlatchs, cad que les biens donnés vont être de
plus en plus nombreux et les cérémonies prennent une ampleur inédite. Face à cela, le
gouvernement interdit les potlatchs à partir de 1884 sous l’influence des missionnaires (gens qui
viennent christianiser les locaux) qui disent que ce sont des cérémonies primitives et irrationnelles
qui auraient pour conséquence la dilapidation des richesses. Malgré cette interdiction, la pratique
des potlatchs se poursuit de manière clandestine.

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2020-2021 Clémence Lefèvre

Cette interdiction dure jusqu’en 1951, les potlatchs redeviennent une cérémonie emblématique et
deviennent le théâtre de nouveaux enjeux politiques. Dans ce cadre, Boas critique le fait que les
autorités stigmatisent ces cérémonies. Il critique le fait qu’ils soient considérés comme des pratiques
irrationnelles (Boas a une approche culturaliste, on peut juger le sens d’une pratique s’un prenant en
compte le point de vue des populations qui la réalise). Boas fait alors une analogie entre ces
cérémonies (richesses circulent) et les prêts à intérêt que font certains banquiers capitalistes. Son
objectif est de souligner que le potlatch n’est pas une pratique irrationnelle ou dilapidatrice.

b) Analogie : Un système de prêt à intérêt

« Le système économique des Indiens de la Colombie-Britannique est basé sur le crédit, tout comme
celui des sociétés civilisées. Dans toutes ses entreprises, l’Indien compte sur l’aide de ses amis. Il leur
promet de les payer plus tard pour cette aide. Si l’aide apportée consiste en biens matériels, qui sont
mesurés chez l’Indien en couvertures tout comme nous les mesurons en argent, il leur promet de
rembourser la quantité empruntée plus l’intérêt. L’Indien ignore l’écriture. Pour qu’il y ait une
garantie, la transaction est donc accomplie en public. Le fait de contracter des dettes, d’une part, et
de les rembourser, d’autre part, c’est le potlatch. Ce système économique s’est développé à tel point
que le capital détenu par tous les individus associés de la tribu excède de loin la quantité de valeur
existante ; autrement dit, ces conditions sont tout à fait analogues à celles qui prévalent dans notre
société : si nous désirions nous faire rembourser toutes nos créances, nous constaterions qu’il n’y a
guère assez d’argent, en fait, pour les payer ».

Cette analogie doit servir à montrer le caractère rationnel des pratiques de potlatch. Pour ce faire,
Boas le réduit à deux actions : celle d’éponger une dette et la volonté d’investir le fruit de son travail
pour produire un profit. Boas lutte contre l’interdiction du potlatch.

Toutefois, le travail de Boas est critiquable, il oublie certains éléments dans cette comparaison. La
première est l’idée de la norme (obligation à participer au potlatch) VS l’idée de l’acte volontaire (un
prêt à la banque se fait volontairement). Ensuite, Boas ne met pas en évidence le fait que dans le P
certains des biens sont détruits alors que lors d’un prêt on fait usage de l’argent prêté.

Boas fait ici une analyse ethnocentrée, il veut faire comprendre la logique des P à travers des
concepts occidentaux. Les notions de profits, de dette peinent à rendre compte des logiques et
prestations du P car ce sont des notions capitalistes. Malgré cela, il faut rappeler que la comparaison
a tout de même une intention culturaliste, celle de montrer le sens et le rôle important du potlatch.

12.1.2 Malinoswki : la critique d’homo œconomicus

a) Des systèmes d’échanges distincts

Malinowski étudie les systèmes d’échanges et à travers sa description de la kula, il insiste sur la
nécessité de comprendre les motivations et logiques locales sans les interpréter. On voit la
distinction avec Boas qui lui cherche à réhabiliter le potlatch en le rendant compréhensible avec des
termes capitalises.

Malinowski montre qu’une approche ethnocentrée ne permet pas de comprendre ce qui est en jeu
car on n’adopte pas la mentalité locale. Il va également étudier un ensemble de pratiques d’échanges
qu’il envisage comme l’expression de besoins biologiques et non pas comme des stratégies de
maximisation de profit.

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2020-2021 Clémence Lefèvre

Afin de rentrer dans les logiques locales, il reprend de nombreux termes locaux dont il propose une
traduction. Il décrit alors le Gimwali (troc intéressé entre deux personnes) et le Mapula (don altruiste
dont on n’attend aucune contrepartie). Il n’oppose pas ces systèmes, il les décrit en continuité l’un de
l’autre.

b) La question du don

Malinowski va, à partir de ses terrains, monter en généralités et identifier le fait que la circulation de
dons permet de tisser des liens sociaux. Quand il y a une création de liens sociaux, il faut un délai du
contre-don. Ex de la kula : plusieurs mois après un premier don, un peuple se rend chez l’autre pour
rendre les dons. Ce délai permet de pérenniser les relations. On n’est pas dans un troc (sans délai),
on ne marchande pas avec la kula, on est obligé d’accepter un don. On retrouve un principe
d’équivalence entre dons.

L’objectif de Malinowski est de montrer qu’il existe d’autres systèmes tout aussi importants qui
reposent sur d’autres logiques, régis par le don et qqch qui s’apparente à la générosité. Ces éléments
lui servent pour réfuter l’idée que les autres peuples seraient irrationnelles qui ne comprennent pas
les logiques capitalistes. Il parle alors d’homo œconomicus comme idéal, qui cherche à maximiser
son intérêt personnel, etc.

12.1.3 Mauss : la triple obligation

a) Sur l’esprit de la chose et l’obligation de rendre

Mauss a été fortement influencé par son oncle Durkheim. Il a rédigé un Essai sur le don en 1924. Il se
base sur des descriptions ethnographiques de ses prédécesseurs pour développer une théorie sur le
don.

Il voit dans les échanges élémentaires l’armature de la société non capitaliste. Pour lui, don ≠ troc. Il
voit des dons qui apparaissent libres et gratuits mais qui sont cependant contraints et intéressés. Il
montre que les dons dans les sociétés « archaïques » structurent la sociabilité des sociétés. Son essai
sur le don repose sur une triple obligation : donner, recevoir et rendre. C’est surtout l’obligation de
rendre que Mauss étudie. Il utilise un concept maori de hau : c’est l’esprit de la chose, il représente le
lien entre la chose donnée et le donateur. Il y a tjrs qqch du donateur dans la chose et c’est ce qqch
qui va obliger celui qui a reçu de rendre. Le hau devient alors un concept fondamental en
anthropologie et explique le principe de la réciprocité au-delà de la société maorie.

b) Le don des sociétés modernes

Mauss voit les dons comme un « contrat primordial », cad l’archaïsme du contrat individuel. C’est le
fondement à partir duquel l’économie moderne va se développer. C’est à partir de là qu’on a une
séparation entre les personnes et les choses.

« Nous vivons dans des sociétés qui distinguent fortement (l'opposition est maintenant critiquée par
les juristes eux-mêmes) les droits réels et les droits personnels, les personnes et les choses. Cette

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2020-2021 Clémence Lefèvre

séparation est fondamentale : elle constitue la condition même d'une partie de notre système de
propriété, d'aliénation et d'échange. Or, elle est étrangère au droit que nous venons d'étudier. De
même, nos civilisations, depuis les civilisations sémitique, grecque et romaine, distinguent fortement
entre l'obligation et la prestation non gratuite, d'une part, et le don, de l'autre ».

Dans les sociétés archaïques, les dons circulent à travers des prestations où générosité et intérêt se
mêlent alors que dans nos sociétés, on a les marchandises impersonnelles à partir desquelles on fait
du profit d’un côté et les dons personnels et désintéresses de l’autre.

Mauss termine son essai en valorisant la morale du don comme un moyen de faire face aux crises
économiques et politiques. Il propose de remplacer l’aumône (humiliant pour le receveur car il ne
peut pas rendre) par la sécurité sociale (qui apparaitra 20 ans plus tard).

12.2 Auteurs classiques

12.2.1 Gregory : Dons et marchandises

Il s’intéresse à la problématique du don à partir d’une comparaison d’ethnographies sur la Papouasie


Nouvelle Guinée. Son ouvrage Gift and commodities (1982) a pour objectif de développer un cadre
théorique pour distinguer les sociétés capitalistes et les sociétés non-capitalistes. Il s’intéresse aussi à
l’impact de l’introduction de la monnaie dans les sociétés non-capitalistes.

Il constate que lorsque les peuples Trobriand ont commencé à faire du commerce avec les colons, il y
a eu une multiplication des circuits kula, cad qu’ils ne se sont pas dégager des systèmes traditionnels
d’échanges, il y a une diffusion des marchandises occidentales qui sont réinjectées dans les circuits
kula. Ainsi, les marchandises des colons sont transformées en dons.

Ces observations montrent des connexions importantes entre les systèmes de dons et les systèmes
de marchandises. Les peuples prennent les ressources du système marchand pour les déplacer dans
leur système. On voit alors que les deux systèmes peuvent cohabiter.

Gregory et sa manière de s’exprimer pousse à comprendre son énoncé de manière différente. Il va


condenser ce qu’il entend par donc et marchandises : « Les relations d’échange marchand sont des
relations objectives établies par l’échange d’objets aliénés entre des acteurs indépendants. Les
relations d’échange de don sont des relations personnelles de rang, établies par l’échange d’objets
inaliénables entre des acteurs apparentés ». Gregory inverse la définition marxiste des marchandises.
Beaucoup vont voir chez Gregory une opposition entre les systèmes de dons et les systèmes de
marchandises, ce qu’il regrettera plus tard puisqu’il souhaitait montrer la connexion entre les deux
systèmes.

12.2.2 Weiner : les possessions inaliénables

a) Donner et garder

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2020-2021 Clémence Lefèvre

Weiner va proposer une revisite du terrain de Malinowski 50 ans après. Elle a accès à la sphère
féminine et critique la mise en avant du rôle des hommes dans la Kula proposée par Malinowski. Elle
montre des échanges entre les femmes et s’intéresse aux statuts et aux rôles économiques des
femmes.

En 1985, elle écrit un article : selon elle, la distribution de dons et de contre-dons ne constitue pas
l’entièreté de la vie sociale.

Elle écrit Inalienable possessions en 1992, elle remet l’idée d’échange comme fondement du lien
social, elle ne dit pas qu’il n’y a pas d’échanges mais elle nuance leur importance. Elle montre
l’intérêt de garder des biens pour assurer la permanence de la société. Elle utilise d’autres données
ethnographiques pour faire une comparaison entre sociétés.

Elle parle de possessions inaliénables qui sont des biens assurant l’identité d’un groupe qui sont
extraits des réseaux d’échange. Ils sont du même genre que les objets échangés mais sont plus
beaux, plus précieux, etc.

A partir de cette approche des biens qu’on ne peut pas donner, Weiner développe le Keeping while
moving : objets en circulation en tant que substituts des premiers.

b) Possessions inaliénables et configurations politiques

Les biens inaliénables construisent des distinctions identitaires entre communautés. Une hiérarchie
peut alors se construire à partir des biens. On a également des distinctions au sein d’une
communauté : les biens qui représentent le groupe ne sont pas conservés pas n’importe qui.

Dans son ouvrage, Weiner montre aussi le rôle des femmes dans la structure politique. Elle met en
évidence deux dynamiques dans le processus de production et reproduction de la hiérarchie sociale :

- Les dons, que lesquels sont constitués des alliances politiques et qui permettent des
dynamiques sociales
- Les biens gardés, qui permettent la transmission et la reproduction de la société.

12.2.3 Kopytoff : Biographie sociale des biens

a) Une approche dynamique

Les critiques apportées aux auteurs fondateurs portent sur deux points : Gregory arrête de
s’intéresser seulement aux dons pour permettre de comprendre la différence entre les dynamiques
du don et les dynamiques marchandes, et Weiner dit que certes il y a des objets échangés mais il y a
aussi des objets inaliénables qui représentent la collectivité et qui n’entrent pas dans les systèmes
d’échanges.

Kopytoff propose une 3ème nuance et une approche dynamique qui repose sur la biographie sociale
des biens. Il revient sur le processus de marchandisation : processus qui s’inscrit dans la vie sociale
des choses, qui inclut des phases de singularisation.

Cette approche dynamique de la marchandisation s’oppose à Mauss et Gregory car il n’y a pas une
modalité d’échange unique. Il s’oppose aussi à Mauss et Weiner, chez qui les biens sont soit
aliénables soit inaliénables.

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2020-2021 Clémence Lefèvre

b) La biographie sociale des marchandises

Kopytoff propose d’examiner la biographie des biens en étudiant la création des objets, comment il a
été échangé, comment il peut s’abîmer… Il utilise cette biographie pour étudier l’exemple de
l’esclavage et montre la frontière culturelle et poreuse entre sujet et objet.

Il montre que la valeur des esclaves va osciller entre des phases de marchandisation (objet est dans
cette phase quand il est échangeable) et des phases de singularisation (la marchandise devient un
bien singulier qui a trop de valeur pour être échangé OU l’objet n’a pas assez de valeur).

Kopytoff propose alors une définition de la marchandise : « une chose qui a une valeur d’usage et qui
peut être échangée pour une contrepartie dans une transaction discrète, le moment de l’échange
indique que la contrepartie a, dans le contexte immédiat, une valeur équivalente ».

c) L’exemple du doudou

A la base, le doudou est une marchandise choisie avec amour. L’enfant va progressivement s’y
attacher  surcroit affectif de l’enfant. On a alors un processus de délabrement qui fait augmenté la
valeur singulière du doudou mais diminué la valeur marchande. Le doudou se transforme alors peu à
peu en « déchet ».

12.3 Auteurs contemporains

12.3.1 Tsing : Le précapitalisme

a) La filière internationale du matsuke

En Amérique du Nord, Tsing décrit la fièvre du matsuke au moment de la cueillette du champignon.


Elle a une dimension ethnique importante car elle est liée à une migration asiatique ; c’est une
pratique économique et historique.

Tsing montre la mise en place d’un système d’échange et de travail alternatif au capitalisme
industriel. Les champignons sont catégorisés comme des trophées et non pas comme une simple
marchandise.

La purification se fait par un travail d’évaluation dans la chaîne de marchandise.

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2020-2021 Clémence Lefèvre

b) Une réflexion sur le précapitalisme

A travers son étude du matsuke, elle montre une valeur associée au champignon qui n’est pas
économique mais créée dans des sphères précapitalistes, hors de la logique capitaliste. S’il se vend
aussi cher dans la sphère capitaliste, c’est parce qu’il a une valeur cérémonielle assez importante.
Tsing montre que la capitaliste se nourrit de ce qui est produit dans les sphères précapitalistes.

« Cet article montre […] de quelle manière la valeur capitaliste est partout créée en puisant et
transformant des relations sociales non capitalistes. […] Le contraste anthropologique entre dons et
marchandises – dans sa rigidité artificielle - peut éclairer le processus par lequel des relations sociales
non capitalistes peuvent être extraites des choses, rendant possible la création de valeur marchande
capitaliste »

L’extraction des relations sociales non capitalistes se fait par le processus de standardisation (ce
qu’elle appelle purification des marchandises). Tsing montre la manière dont des valeurs sont crées
en marge du capitalisme.

Le statut de don ou de marchandise sont des attributs construits dans le creuset d’interactions
sociales.

12.3.2 Angé : Troc et régénération sociale

a) Le troc comme objet ethnographique

Elle s’intéresse au troc. Elle retrace la manière dont le troc a été appréhendée à travers le temps.

Dans les textes classiques, on retrouve une forte opposition entre le don et les marchandises. Le troc
était un échange marchand non monétaire qui reposait sur des relations entre inconnus, il était
asocial car il ne permettait pas de construire des relations sociales entres individus.

Progressivement (1980’s), cette opposition catégorique va être nuancée. Le troc repose sur les
relations sociales pérennes, les gens qui font du troc privilégient les mêmes partenaires et
construisent des relations sociales de longue durée. Humphrey & Hugh-Jones parle du troc comme
un mode d’échange à part entière. Il y a une éviction de l’argent, on ne peut pas en utiliser.

Pour Angé, le troc vaut la peine de s’y intéresser. Elle pense que le critère le plus important pour
identifier du troc est qu’il ne repose pas sur de l’argent mais sur des échanges de biens de chaque
côté. Puisqu’il n’y a pas d’échelle monétaire qui sert de base à la transaction, il y a la mobilisation
d’échelle de valeur alternative.

Elle fait un terrain dans les Andes argentines où elle réside 5 ans. Elle réalise l’ethnographie du
cambio (= échange en espagnol). Elle se demande comment la valeur des biens est définie sans
monnaie et souligne un autre modèle de valeur. Ce système de mesure se fait via la comparaison
entre des biens sur base des intérêts personnels.

b) Ethnographie du cambio

Le cambio est un grand marché, souvent associé à des cérémonies religieuses, qui dure entre 2 jours
et une semaine. Il rassemble des personnes des hauts plateaux montagneux et des vallées, donc il y a

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2020-2021 Clémence Lefèvre

des marchandises diversifiées qui se concentrent dans des secteurs spécifiques dans le marché. En
fonction de la provenance des marchands, les marchandises ne sont pas identiques. Elles marquent
ainsi une appartenance symbolique.

Pour réaliser les échanges, Angé montre qu’il y a un taux d’échange fixe qui circule entre couple de
produit. Il est qualifié de Médidas de los abuelos, cad qu’il est fixé par les anciens. Les participants au
cambio ont tous en tête ces taux d’échanges, qui sont des points de référence pour engager le
marchandage. Une négociation peut alors avoir lieu.

Angé met en évidence 3 éléments : la majorité des échanges réalisés sont anonymes, mais il existe
tout de même des relations pérennes (favorisées par des relations sans mesquinerie, ou encore par
des présents) et enfin, il y a une reconnaissance d’une appartenance partagée à une communauté
spécifique souvent associée à une parenté partagée.

De manière plus générale, elle montre qu’il faut étudier le troc au-delà de la simple absence de
monnaie. La conséquence de cette absence est la mise en place d’un régime de valeur alternatif.
Ensuite, elle se pose la question de l’intégration du troc dans les liens sociaux. Elle dépasse cela pour
parler d’opérativité sociale, cad d’une modalité d’échange propre au troc. Elle montre qu’il ne faut
pas forcément associé le troc à des liens sociaux : dans le cambio, le troc constitue des groupes
sociaux et participe à la définition des identités culturelles  idée de régénération sociale, cad
comment l’organisation sociale se fait de manière plus générale.

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2020-2021 Clémence Lefèvre

Chapitre 13 : Les émotions


13.1 Auteurs fondateurs

13.1.1 Durkheim : l’effervescence

Durkheim a une approche qui repose sur l’étude de la cohésion sociale, il mobilise une analogie corps
social/corps biologique. Il veut étudier la religion comme un fait social et comprendre les autres
religions non pas comme une forme antérieure de notre propre pensée mais comme des éléments
plus simples où tous les éléments de la religion sont déjà présents : on voit ici la teinte
évolutionniste.

Pour Durkheim, les émotions sont des faits sociaux, pas uniquement psychologiques ou biologiques.
Il montre que les émotions sont exprimées collectivement. On peut le voir à travers les actes de
deuil.

Il montre que les cérémonies religieuses créent de l’effervescence, une expérience de collectivité qui
repose sur le partage émotionnel. Il dit que les cérémonies religieuses créent un état hors du
commun à travers lequel les individus perçoivent une réalité abstraite, néanmoins tangible puisqu’ils
la vivent. La cohésion de la société est alors entretenue et de manière plus générale, les émotions
ont bien un rôle social et crucial à jouer au sein de la société.

Ici, Durkheim propose une première approche sociologique des sciences humaines qui ne perçoivent
pas les émotions comme seulement naturelles et biologiques mais comme qqch qui peut créer du
lien entre les individus.

13.1.2 Benedict : les modèles culturels

a) Repères biographiques

Elle est née en 1887 et décède en 1948. Elle étudie l’anthropologie à l’université de Columbia et est
un disciple de Boas. Elle développe progressivement sa propre approche qu’elle nomme courant
« culture et personnalité » qui combine l’approche culturaliste de Boas et un intérêt pour la
psychologie.

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2020-2021 Clémence Lefèvre

Le processus de socialisation pour Benedict porte aussi sur les émotions : en fonction des valeurs
d’une culture, tous les membres de cette culture sont encouragés à contrôler leurs émotions de
manière spécifique établie selon les idéaux collectifs de la culture.

b) Patterns of culture (1934)

Dans cet ouvrage, Benedict décrit des modèles émotionnels qui distinguent les groupes sociaux les
uns des autres. Elle s’attache au processus de socialisation par lequel la culture va influencer cette
psyché collective. Culture  Socialisation  Psyché du groupe. Elle décrit deux types de cultures :

Benedict met en évidence des valeurs particulières qui influencent la psyché collective. Selon elle, il y
a toujours une sélection culturelle qui se fait dans le groupe et qui sélectionne un certain nombre
d’émotions humaines même si Benedict pense qu’il existe une palette finie d’émotions humaines.

Les émotions en elles-mêmes ne sont pas sociales contrairement à leur traitement qui se fait via le
processus de socialisation.

13.1.3 Mead : éducation et enculturation

a) Repères biographiques

Elle nait en 1901 et décède en 1978. Elle étudie à l’université de Columbia en partie sous Boas. Elle
est amie avec Benedict. Elle développe le terme d’enculturation qui désigne le processus de
transmission intergénérationnelle du schème culturel.

Mead fait des terrains en Polynésie, en Papouasie Nouvelle Guinée et à Bali (avec G. Bateson).

Elle considère que chaque culture induit des styles de comportement spécifiques. Elle s’attaque à
l’enculturation car elle veut comprendre les pratiques concrètes et les méthodes pédagogiques par
lesquelles les styles culturels sont transmis.

b) Coming of Age in Samoa (1928)

Samoa est une île de l’océan Pacifique. Mead a pour objectif de critiquer l’idée selon laquelle les
souffrances adolescentes seraient universelles. Elle travaille avec des jeunes filles polynésiennes, qui
feraient preuve de grande liberté et adoptent une posture sexuelle très libérée. Elles auraient des
relations affectueuses avec leurs parents.

Mead critique alors deux choses :

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2020-2021 Clémence Lefèvre

- L’universalité des souffrances adolescentes,


- La moralité sexuelle très stricte voire puritaine en Amérique à son époque.

Des critiques ont été apportées à l’ouvrage de Mead, notamment sur sa méthodologie. Son terrain
ne dure que 4 mois, soit un temps relativement bref. De plus, Mead ne parle pas la langue de la
région, ce qui limite sa capacité à s’intégrer à la vie du village. Elle réalise des entretiens depuis sa
véranda et ne partage pas le quotidien des locaux. Ses entretiens se font uniquement avec des
jeunes filles qui parlent anglais. On note que le fait de ne parler la langue ne lui aurait pas permis de
se rendre compte de si les jeunes filles plaisantaient sur la sexualité car c’est un sujet tabou. Mead
réalise aussi des entretiens avec des hommes, et ne se serait pas forcément rendue compte qu’une
discussion avec une étrangère serait l’occasion pour les hommes de montrer leur virilité. En fait, il y
aurait un fantasme de frivolité en réponse à des normes strictes, ce que Mead n’aurait pas forcément
vu.

c) Mœurs et sexualité en Mélanésie (1935)

Ce second ouvrage reprend le terrain de Mead en Papouasie Nouvelle Guinée. L’objectif est de
comparer trois cultures géographiquement proches. Elle les compare à partir des traits associés à la
masculinité et à la féminité.

13.2 Auteurs classiques

13.2.1 Briggs: La colère

a) Repères biographiques

Elle est née en 1929 et est décédée en 2016. Elle enseigne au Canada et fait son doctorat à Harvard.

Elle a fait un terrain de 17 mois au Canada dans une famille d’Inuits chez les Utkuhikhalingmiut. Elle
ne parle pas la langue et doit faire une ethnologie qui se base sur l’expression des sentiments. Briggs
délaisse les modèles généraux et réalise un examen minutieux des relations entre les membres de sa
famille d’accueil. En réalisant son anthropologie de l’expérience, elle s’attache à décrire sa position
dans la famille. Elle réussit à étudier les expériences émotionnelles. La destruction d’un canoë par un
étranger qui s’est rendu dans la communauté est un élément déclencheur, Briggs exprime
franchement sa colère et se trouve ostracisée pendant plusieurs mois comme punition pour avoir
exprimé ses sentiments. Elle comprend avec cette expérience à quel point ils répriment les
manifestations colériques. Elle oriente alors sa recherche sur la manière dont les émotions sont
transmises, exprimées et contrôlées.

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2020-2021 Clémence Lefèvre

b) Never in Anger. Portrait of an Eskimo Family (1970)

Cet ouvrage porte sur la terminologie émotionnelle des Inuits. Elle montre comment on parle des
émotions et montre le système implicite de sanctions informelles appliquées en cas de
manifestations affectives non appropriées. Elle s’intéresse aux techniques de transmission des
normes émotives. Elle dévoile les liens entre les émotions et les significations/institutions culturelles
(politiques, religion, etc).

Pour elle, la société Utku est dans la retenue et la constance. Ils n’expriment pas leurs émotions.
Briggs contraste cette retenue avec une instabilité émotionnelle des Nord-Américains. Elle fait aussi
une comparaison avec la théorie psychanalytique des émotions qui dit qu’il vaut mieux exprimer ses
émotions plutôt que de les retenir et les réprimer. Elle cherche avec son ouvrage à faire comprendre
la manière dont les Utku fonctionnent. Elle permet une identification empathique.

Son ouvrage va être critiqué, il n’a pas de théorie générale ou de modèle abstrait, l’ouvrage est alors
classé comme un rapport de terrain qui ne permet pas de développer une théorie (donc pas de
véritable anthropologie). Par la suite, on a revu cette critique et montrer qu’à l’époque, il y avait une
perspective psychobiologique (émotions sont naturelles) importante et vu que Briggs mettait en
évidence une remise en question de l’universalité des émotions humaines, qui sont façonnées par le
contexte culturel dans lequel elles émergent.

13.2.2 Abu-Lughod : politique des sentiments

a) Repères biographiques

Elle est née en 1952 aux USA d’un père palestinien et d’une mère américaine. Elle fait son doctorat à
Harvard et devient professeure à Columbia à NY.

Elle fait un terrain dans la communauté Awlad Ali en Egypte. Elle arrive en tant que fille se son père
car il est musulman et homme de lettre arabe, donc il introduit sa fille auprès d’une famille
particulière. Elle va prendre le rôle de fille adoptive du père (polygame) de famille qui l’accueille.
Cette position restreint sa liberté de mouvement, elle a accès à l’intimité de la famille mais son
comportement va influé sur la perception qu’ont les autres de sa famille. Elle ne peut se déplacer
seule et s’adresser aux autres familles. Elle ne peut pas non plus entrer dans la sphère masculine.

b) Veiled Sentiments. Honor and Poetry in a Bedouin Society (1986)

Abu-Lughod voulait étudier la configuration des relations interpersonnelles en particulier entre les
hommes et les femmes. Toutefois, la position particulière qu’on lui attribue sur le terrain ne va pas
lui faciliter la tâche. Elle va finalement rediriger son étude sur « la relation entre les sentiments et
expériences Awlad ‘Ali et les deux discours contradictoires qui les expriment et les façonnent : un
genre de poésie lyrique d’amour et de vulnérabilité d’une part, et d’autre part l’idéologie d’honneur
dans les conversations ordinaires et les comportements quotidiens. »

Son ouvrage va alors être structuré autour des deux discours : un sur l’honneur (1) et un plus
poétique tourné vers l’amour et la vulnérabilité (2).

1ère partie : Elle veut comprendre le discours de l’honneur en présentant la vie sociale du camp mais
aussi l’organisation des liens de parenté et les valeurs qui sous-tendent l’organisation sociale et
politique de la communauté. Elle montre comment l’honneur est un principe fondamental de

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2020-2021 Clémence Lefèvre

l’organisation de la morale et de la sociabilité. Cet honneur n’est pas mis en pratique de la même
manière par tout le monde mais correspond à différentes pratiques liées au statut social des
individus. Les clans sont gérés par une autorité patriarcale. Les sentiments amoureux sont perçus
comme une menace de la reproduction de l’ordre social.

2ème partie : Elle étudie les poèmes présents dans les discours comme les « discours de sentiment ».

« Le fait le plus frappant à propos des poèmes récités par les hommes et femmes Awlad Ali que je
connaissais était la différence radicale entre les sentiments qui y étaient exprimés et ceux exprimés à
propos de la même situation dans les interactions et conversations sociales ordinaires. […] Pour les
personnes confrontées à la perte, aux mauvais traitements ou à la négligence (comptant parmi les
objets de poésie les plus fréquents), le discours de la vie ordinaire est un discours d’hostilité,
d’amertume et de colère ; en ce qui concerne les amours perdus, [...] le discours [quotidien] est celui
d’une indifférence militante et du déni de préoccupation. La poésie, au contraire, est un discours de
vulnérabilité, exprimant des sentiments de tristesse dévastatrice, d’apitoiement et de trahison ou,
dans le cas de l’amour, un discours d’attachement et de sentiments profonds.“

Elle fait le contraste entre des discours quotidiens qui font le déni de l’amour et des poèmes qui
valorisent des sentiments de tristesse dévastatrice, d’amour et de vulnérabilité. Elle présente ces
discours de sentiment comme une micropolitique des émotions, cette expression de sentiments
intenses est généralement réprouvée par l’honneur. Il s’agit alors d’une résistance à l’idéologie de
l’honneur. Les poèmes font office de négociation de valeurs. Les émotions sont gérées d’une certaine
manière dans la vie quotidienne mais d’autres registres peuvent émergés comme non-conformisme
aux règles.

13.3 Auteurs contemporains

13.3.1 Despret : les versions des émotions

a) La version psychologique des émotions

Despret revient sur l’approche biopsychologique des émotions qui a participé à la réception mitigée
de l’ouvrage de Briggs. Elle souligne que cette approche est la conception dominante des émotions
jusque dans les années 1970. Elle est dominante chez les scientifiques, dans le grand public et dit que
les émotions sont naturelles, universelles, irrationnelles mais dans tous les cas elles sont dans le
domaine du biologique ou du physiologique.

Despret débute son étude en retraçant l’histoire de l’approche psychobiologique dans la pensée
occidentale. Elle cherche à comprendre comment notre culture en est venue à cristalliser
l’association des émotions avec les expressions corporelles. Elle identifie le foncement de cette
conceptualisation dans la philosophie de Platon, qui va développer le concept de passion qui est
considéré comme l’inverse de la raison et comme une menace pour l’ordre social. Cette passion est
alors nécessairement impersonnelle. Progressivement, Despret met en évidence que cette approche
va être remise en question. A la fin des années 1970, l’idée que des émotions sont des jugements et
des constructions cognitives se développe. Cette nouvelle approche continue de considérer les
émotions comme des réactions à un contexte externe, aux structures sociales.

b) Multiplication des versions par la démarche ethnographique

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2020-2021 Clémence Lefèvre

Plutôt que de choisir la psychologie expérimentale, Despret va dans le sens de l’ethnopsychologie,


partie de l’anthropologie qui s’intéresse à l’âme. Elle permet de développer de nouvelles conceptions
et expériences émotionnelles car elle permet de déconstruire nos postulats de départ. Des travaux
montrent que de manière générale, dans nos sociétés, il y a une association culturelle du corps
biologique et de la personne sociale. Harré et Secord (1972) montrent qu’au Japon, il y a une
diversité de soi sociaux possible, il n’y a pas qu’un seul soi et celui-ci dépend de l’interaction sociale.

Despret met tout de même en garde contre l’écueil de la démarche médico-centrée : si


l’ethnopsychologie permet de prendre en compte de nouvelles conceptions, il ne s’agit pas de les
rabattre sur nos approches scientifiques. Elle prend l’exemple d’A. Kleinman : il publie un travail sur
la dépression en Chine dans lequel il met en évidence son exaspération par rapport à ses patients qui
sont incapables d’identifier et de verbaliser leur dépression et leurs causes. Il va alors comparer cette
caractéristique chinoise aux américains qui développent une interprétation soutenue de leur mal-
être. Despret retient que l’approche de Kleinman est assez répandue et elle montre qu’il existe un
certain ethnocentrisme dans la recherche psychanalytique où il est assez courant d’aller chercher des
preuves qui confortent nos propres modèles théoriques dans les autres sociétés.

Despret va aussi montrer que les émotions ont un caractère transformateur. Elle montre que les
émotions peuvent être des émotions de résistance ou de négociation politique, elles peuvent jouer
un rôle important qui permet de modifier la réalité sociale (ex : manifestations pour George Floyd).
Elle met en évidence le caractère indéterminé des émotions, elles sont imprévisibles. Ce sont des
éléments transformateurs qui participent à la création des différents contextes sociaux.

Nous fabriquons nos émotions mais elles nous fabriquent également. Pour Despret, une émotion est
« une manière par laquelle nous négocions notre rapport à nous-mêmes, aux mondes et aux autres
».

Elle appelle à une approche constructiviste, qui doit être héritière de l’approche de Platon et doit
aussi accepter d’autres versions. « […] il ne s’agit pas de constater sur un mode critique ou désabusé,
que la psychologie intègre passivement une tradition à laquelle elle devrait échapper, mais de
célébrer le fait qu’elle est partie prenante de la culture et de la tradition, qu’elle en est un produit et
un vecteur, et qu’elle peut, en tant que telle, les faire exister sous de nouveaux modes, en ce compris
les modes de résistance à la tradition. Les risques de la science, dès lors, ne se définissent plus
seulement en termes de mensonge ou de vérité, mais dans les termes des risques de l’engagement :
parce qu’elle s’intéresse à la manière dont celui qu’elle définit peut-être modifié par les conditions
mêmes qu’elle lui propose ».

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2020-2021 Clémence Lefèvre

Chapitre 14 : Le corps


14.1 Auteurs fondateurs

14.1.1 Boas : Critique des « races »

Boas publie Race and progress en 1905, un article dans lequel il adopte une perspective historique de
la race. Il démontre les erreurs qui apparaissent quand on parle de race. Il reprend la définition du
terme telle qu’elle est développée par le sens commun de son époque.

« Le premier point qui nécessite d’être clarifié est la signification du terme de race. Dans le langage
commun quand nous parlons de race, nous désignons un groupe de personnes qui ont certaines
caractéristiques physiques et peut-être aussi psychologiques communes. »

Il se base sur cette définition pour apporter de nouveaux éléments.

a) Composante physique de la race

Il montre des diversités intra-raciales, à l’intérieur d’un même groupe racial, il y a des diversités
corporelles, des traits physiques différents, qui seraient même plus importants qu’entre les races
elles-mêmes.

Il revient sur l’idée du métissage comme dégénérescence. Il s’appuie sur des données biologiques :
nombre et caractéristiques des descendants, et montre qu’en général, le métissage produit une
descendance plus nombreuse et « meilleure » sur le plan évolutif (individus plus grands, plus fertiles,
plus forts…). Les dangers liés à la reproduction humaine ne se situent pas tant dans le métissage mais
dans l’entre-soi, dans la reproduction systématique d’un petit groupe de personnes entre elles. Ex
des Esquimaux : des pathologies émergent car les gènes ne sont pas assez mélangés. Ainsi, le
métissage pose moins de problème.

Il met en évidence l’importance des facteurs environnementaux et des facteurs liés aux conditions de
vie. Il montre que les corps s’adaptent progressivement (au climat, au travail…) et cette diversité est
plus importante que la diversité liée aux facteurs génétiques (héréditaires pour Boas).

b) Composante psychologique/mentale de la race

Aux USA, il est courant de penser que les Afro-Américains ont un QI inférieur à celui des blancs. A
nouveau, Boas se base montre que ces différences de QI que l’on mesure à travers des tests sont
davantage liés à l’environnement et aux conditions de vie plutôt qu’à la race.

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2020-2021 Clémence Lefèvre

Il montre que des Afro-Américains qui viennent d’arriver en ville ont un QI moins élevé que ceux qui
sont installés en ville depuis longtemps. Boas décale progressivement la discussion de facteurs
biologiques et héréditaires à des facteurs culturels et sociaux.

« Je pense que l’état actuel de nos connaissances justifie notre pensée selon laquelle, même si les
individus diffèrent, les différences biologiques entre les races sont faibles. Il n’y a pas de raison de
penser qu’une race est naturellement tellement plus intelligente, dotée d’une volonté plus
importante ou émotionnellement plus stable qu’une autre, pour que cet état influence
matériellement sa culture. Il n’y a pas non plus de bonne raison de penser que les différences entre
les races seraient tellement importantes que les descendants de mariages mixtes seraient inférieurs
à leurs parents. »

Certes, il existe peut-être des différences biologiques entre les races mais elles sont tellement faibles
qu’elles ne peuvent pas influencer la manière de vivre des individus. Les différences culturelles sont à
chercher dans les facteurs sociaux et environnementaux.

Boas abandonne progressivement l’anthropologie physique pour l’anthropologie culturelle.

14.1.2 Mauss : les techniques du corps

a) La dimension sociale de l’utilisation des corps

Mauss propose un essai sur les techniques du corps en 1934. C’est le premier essai de théorisation
du corps comme lieu central du social. Il propose une approche interdisciplinaire. Pour lui, les
techniques du corps (manière dont on utilise son corps dans les différentes cultures) seraient des
montages physio-psycho-sociologiques. Il faudrait pouvoir développer un triple point de vue qui
mobiliserait la sociologie, la psychologie et la biologie.

Mauss s’intéresse surtout à la dimension sociale du phénomène. A son époque, il n’y a pas encore
véritablement de science sociale du corps. Il constate que les différentes personnes, en fonction de
leur culture, n’utilisent pas leur corps de la même manière. Ex : les polynésiens ne nagent pas comme
nous, sa génération ne nage pas comme la nouvelle génération, on ne marche pas de la même
manière partout… Tout cela montre que les techniques du corps sont avant tout sociales, apprises
par une socialisation particulière. Cela va produire un habitus spécifique, cad un ensemble de
dispositions incorporées, de choses qui nous prédisposent à agir d’une certaine manière, souvent
inconsciemment.

b) Une efficacité traditionnelle

Quand Mauss fait référence aux techniques du corps, il parle « d’actes traditionnels efficaces », cad
des actions de nature mécanique ou physique qui ont une histoire (elles ont été démontrées comme
efficaces). L’objectif peut être atteint par ces techniques du corps.

Ces techniques du corps sont jugées efficaces au niveau mécanique, physique ou mécano-chimique.
Cette efficacité est ancrée dans les rapports sociaux historisés.

Mauss explique que le corps est le premier objet technique utilisé. Il propose un classement des
techniques du corps à partir de l’action à réaliser. Il distingue par exemple les techniques du sommeil
(on ne s’endort pas pareil dans toutes les sociétés).

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2020-2021 Clémence Lefèvre

c) Une imitation prestigieuse

Mauss explique que les techniques du corps ne sont pas apprises n’importe comment. Elles sont
historiques et pas naturelles. Elles ont été apprises via la socialisation, qui repose sur l’imitation des
personnes qui ont de l’autorité et du prestige. Ex : l’enfant imite ses parents qui ont un certain
prestige pour lui.

« Ce qui se passe, c’est une imitation prestigieuse. L’enfant, l’adulte, imite des actes qui ont réussis et
qu’il a vu réussir par des personnes en qui il a confiance et qui ont autorité sur lui. L’acte s’impose du
dehors, d’en haut, fût-il un acte exclusivement biologique, concernant son corps. L’individu
emprunte la série de mouvements dont il est composé à l’acte exécuté devant lui ou avec lui par les
autres. C’est précisément dans cette notion de prestige de la personne qui fait l’acte ordonné,
autorisé, prouvé, par rapport à l’individu imitateur, que se trouve tout l’élément social. »

14.1.3 Leenhardt : l’invention du blanc

a) Repères biographiques

Il est né en 1878 en France et il part comme missionnaire en Nouvelle-Calédonie en 1902. Il est alors
avec la population Canaque, considérée comme étant en voie de disparition. Leenhardt, dont
l’objectif était d’évangéliser la population, va porter un véritable intérêt aux Canaques. Il s’intéresse
à leur manière de penser et de vivre et lutte contre leur disparition.

En 1920, il rentre en France et rencontre Lévy-Bruhl qui lui donne envie d’étudier l’anthropologie. En
1947, il publie Do Kamo : La personne et le mythe dans le monde mélanésien. C’est une étude de
terrain, d’observation participante, d’immersion de longue durée. Il va essayer de penser le
phénomène social dans sa globalité comme un tout complexe (il ne parle pas seulement de la
parenté, de la politique…). Il propose également une théorie sur la pensée mythique (influence de
Lévi-Strauss).

On le critique pour ne pas avoir assez pris en compte les dynamiques coloniales auxquelles il a
participé.

b) Une vue cosmo-morphique du monde

Il veut comprendre la manière dont les Canaques pensent leur corps et se représentent le monde et
leur place dans celui-ci. Leenhardt met en évidence que les Canaques n’appréhendent pas les
différences corporelles comme nous, il appelle cela une vue cosmo-morphique. Chez les Canaques, il
y a une identité de substance entre les humains et le reste du vivant. Ils pensent qu’on est constitué
des mêmes éléments que la végétation et les animaux. Il n’est pas rare qu’un Canaque utilise des
termes ou des plantes pour parler d’humains. La majorité de nos organes ont des noms de végétaux.

L’identité de substance se traduit aussi par le terme Kamo : le vivant, qui ne se limite pas à la vie
humaine/animale mais concerne aussi les plantes, végétaux et personnages mythiques. Leenhardt
propose de traduire ce mot par « air d’humanité ». Celui-ci peut se trouver chez des végétaux et
animaux (ex : pêcheur qui relâche un poisson car il a vu le Kamo dans ses yeux). Il y a aussi le Baro : le
mort, le désaffecté, c’est un Kamo qui a perdu son rôle social, il n’a plus de fonction vis-à-vis de la
communauté. Baro et Kamo peuvent se transformer.

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2020-2021 Clémence Lefèvre

« Le kamo est un personnage vivant qui se reconnaît moins à son contour qu’à sa forme, on pourrait
dire à son air d’humanité. C’est dans cette forme et non dans la ligne extérieure, que le personnage
existe. L’humain dépasse ainsi toutes les représentations physiques de l’homme. Il n’est pas perçu
objectivement, il est senti. Il enferme en lui les données esthétiques et affectives qui sont de
l’homme et que le Canaque éprouve comme telles. C’est cet ensemble vivant et humain qu’il signifie
par Kamo. »

c) Le corps, invention du blanc

A partir de la vision cosmo-morphique, la personne n’est pas définie à partir de son corps mais à
partir de ses relations sociales. La place qu’elle occupe dans la société le rend pleinement Kamo.

Il n’y a pas de conceptualisation du corps physique, en effet il peut se transformer, le corps n’est
qu’un support. Leenhardt découvre que le corps est, pour les Canaques, une invention des blancs. Ce
sont les colons qui l’ont apporté. Ils ont également apporté l’individualisation du corps.

14.2 Auteurs classiques

14.2.1 Bourdieu : la culture faite corps

a) Habitus et sens pratique

Il ne va pas tant s’intéresser aux techniques du corps mais va chercher à comprendre comment le
corps va incorporer une partie de la culture.

Bourdieu va faire de l’habitus un élément central de sa sociologie. Il dit que c’est le principe
d’engendrement des pensées et des actions. Ce sont des éléments qui vont produire l’ensemble des
pensées et des actions d’un individu. C’est l’ensemble des schèmes incorporés qui gouvernent les
pratiques.

Cet habitus est le produit d’une socialisation et des expériences passées. Il est acquis à travers la vie,
et n’est pas biologique. Chez Bourdieu, l’habitus est également lié à d’autres conditions d’existence.
Ces schèmes vont être mobilisés pour permettre à l’individu de comprendre ce qu’il se passe autour
de lui. L’habitus va sous-tendre l’improvisation réglée.

Cette approche de l’habitus est considérée comme une approche dispositionnelle, car il va créer des
dispositions chez les individus. Certains vont, de par leur socialisation/habitus/expériences, penser
d’une certaine manière. Les expériences passées vont nous disposer à régir de telle ou telle manière.

b) Hexis : la dimension corporelle de l’habitus

L’habitus est le sens pratique lié à des manières de pensée mais aussi à des habitudes corporelles.
Bourdieu divise le concept d’habitus en deux sous-ensembles : l’hexis (ensemble de dispositions
corporelles) et l’ethos (ensemble de dispositions morales). Chez Bourdieu, les habitus sont formés de

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manière individuelle mais parfois en groupe, ce qui lui permet de mettre en évidence des classes
sociales.

La socialisation ne débouche pas seulement sur la formation d’habitus mais aussi sur une manière de
tenir son corps, de l’utiliser. C’est une socialisation du biologique ancrée dans les conditions sociales
d’existence.

14.2.2 Foucault : le gouvernement des corps

a) Repères biographiques

Michel Foucault n’est pas vraiment un anthropologue, il n’a jamais fait de recherches de terrain. Il est
né en 1926 à Poitiers. Il est philosophe et historien. Il est décédé en 1984 du SIDA. Il développe une
théorie attachée au poststructuralisme.

Dans la majorité de ses travaux, le corps est le site et le lieu du pouvoir. Il fait une analyse assez
importante de la sexualité. Il fait une étude sur le gouvernement des corps à partir du système
punitif, son ouvrage Surveiller et punir montre que le social s’inscrit dans les corps. Il considère les
régimes politiques comme des systèmes d’administration et de traitement des corps.

b) Surveiller et punir (1975)

Le pouvoir de manière générale, et le pouvoir politique plus particulièrement est rassemblé dans les
mains des politiques.

Il y a eu un changement dans le régime des corps qui s’est fait au tournant du 19 ème siècle. Jusqu’à
l’âge classique, le traitement punitif reposait sur le supplice et après il y a une autre manière de gérer
les corps avec une approche basée sur la discipline.

A l’âge classique, l’idée était de réprimer les corps. On appliquait des châtiments corporels dont le
but était qu’ils soient insupportables, marquants (ex : écartèlement). On a ensuite pendant les
années de Terreur une utilisation forte de la guillotine (18 ème siècle), mais on note tout de même une
certaine évolution puisque l’objectif était de ne plus faire mal.

Par la suite, on a un redressement de l’âme qui se fait. Il y a toujours une approche du corps, mais on
les prive de droits particuliers, de leur liberté, ce qui entraîne le développement des prisons. Le corps
devient un objet de dressage, une manière de transformer l’individu. Foucault met en évidence le fait
que l’espace et le temps sont contrôlés.

14.2.3 Murphy : Handicap et liminalité

a) Repères biographiques

Robert Murphy est né en 1924 à NY dans le Queens, dans une famille irlandaise. Après la 2GM, il
étudie à Columbia. Il a fait des terrains sur les systèmes de parenté au Brésil et au Niger. En 1974, il
est diagnostiqué d’une tumeur à la colonne vertébrale, qui va devenir de plus en plus sévère. Deux
ans plus tard, il devient paraplégique. Cette condition va impacter Murphy et l’entraîner à changer

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ses sujets de recherche. En 1987, il publie The body silent. The different world of the disabled, où il
fait une étude du handicap. Cet ouvrage est très personnel, il reprend sa propre situation, son
histoire et ses ressentis. Il se base sur un modèle du handicap développé dans les années 1970 : le
modèle social du handicap.

b) Handicap physique et désincarnation

Ce modèle social du handicap s’oppose au modèle médical qui ne se base que sur la médecine pour
comprendre le handicap. Dans le cas de Murphy, seule l’incapacité physique serait étudiée. Or, le
modèle social propose d’étudier le handicap comme qqch qui tient des normes de la société, du
traitement politique. Pour Murphy, c’est une maladie sociale dont la signification est donnée par une
culture particulière. Il va tenter de comprendre les interactions entre le corporel, le psychologique et
le social.

Au niveau du corporel, Murphy veut montrer qu’il y a une attention soutenue chez les personnes
atteintes de handicap à leur corps. Il va progressivement se dissocier de son corps (ma jambe  la
jambe). Cette sorte de désincarnation permet de gérer les pertes de ses fonctionnalités corporelles
et les pertes de l’intimité. Le corps ne fait alors plus partie du soi, c’est qqch qui est devenue
extérieure.

c) Handicap et liminalité

Cette désincarnation est un des 4 changements qu’il associe au changement social, avec la baisse de
l’estime de soi, la colère et la nouvelle identité.

« Un handicap sévère submerge toutes les autres réclamations de statut social, reléguant à une place
secondaire toutes les réalisations de sa vie, tous les autres rôles sociaux, même sexuellement. Ce
n’est pas un rôle ; c’est une identité, une caractéristique dominante à laquelle tous les rôles sociaux
doivent être ajustés. Et comme le paraplégique ne peut effacer le handicap de son esprit, la société
ne le laissera pas oublier ».

Le concept de liminalité désigne un espace de transformation, d’entre deux où un individu


n’appartient à aucun groupe pendant un changement de groupe. C’est un état indéfini qui se situe
toujours entre deux choses.

« Les personnes atteintes de déficience physique permanente ne sont ni malades ni en bonne santé,
ni mort ni totalement en vie, ni en-dehors de la société ni complètement intégrées. Elles sont des
êtres humains mais leur corps est perverti ou mal-fonctionnant, mettant en doute leur totale
humanité. Elles ne sont pas malades car la maladie est un état transitoire vers la mort ou la
rémission. […] Les personnes malades vivent en état de suspension sociale jusqu’à ce qu’elles se
sentent mieux. Les personnes en situation de handicap passent leur vie dans cet état de suspension
sociale. Elles ne sont ni l’un ni l’autre ; elles existent en isolement partiel de la société en tant
qu’individu indéfini, ambigu ».

14.3 Auteurs contemporains

14.3.1 Scheper-Hughes et le trafic d’organes

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a) Repères biographiques

Elle est née en 1944 à NY. Elle a fait son doctorat à Berkeley et a réalisé de nombreux terrain,
notamment au Brésil, en Israël, en Afrique du Sud et aux USA. Sa réflexion porte sur les logiques de la
violence et de l’exploitation. Dans les années 1990, elle débute un travail sur le trafic mondial
d’organes, et établit des relations entre corps et pouvoir dans le monde contemporain.

b) Le mythe du consentement éclairé

Elle critique le mythe du consentement éclairé. Les dons d’organes doivent se faire dans une
condition très particulière et avec le consentement du donneur. La personne qui prend la décision
(même pour autrui après un décès) le fait librement et de manière éclairée, cad qu’elle est informée
sur la manière dont va se passer le prélèvement. Scheper-Hughes montre alors que chez la majorité
de ces personnes, ces conditions ne sont pas réunies. Il y a une pauvreté importante alors que
certains dons d’organes peuvent rapporter de l’argent. Il y a alors une contrainte économique. De
plus, certains ayant un niveau d’éducation faible, ils ne comprennent pas vraiment ce que le don
entraîne et ne le font alors pas de manière éclairée.

C’est pour cela qu’elle parle de mythe du consentement éclairé, pour elle il n’existe pas mais est
entretenu par le corps médical. De plus, elle a observé que, notamment dans les pays du Sud,
lorsqu’il s’agit de personnes pauvres et socialement exclues, le corps médical ne respecte pas
toujours la procédure médicale d’identité des corps.

c) Exploitation et marchandisation des corps

Certaines procédures n’étant pas suivies, les organes ne sont pas donnés de manière aléatoire. SH
révèle qu’il y a un mouvement donneurs pauvres  receveurs riches. Les organes vont des pays du
Sud vers les populations du Nord. On a alors des inégalités sociales et économiques flagrantes. On
peut aussi avoir un mouvement au sein d’un même pays des classes inférieures vers les classes
dominantes.

Ex : deux femmes se font opérer pour une intervention mineure et se rendent compte par la suite
qu’on leur a prélevé un rein sans leur consentement et sans les en informer. Quand elles essaient
d’obtenir des réponses, on leur met la pression pour les faire taire.

On voit ici que des organes sont devenus des marchandises, des biens aliénables. C’est une nouvelle
manière d’exploiter les populations pauvres. Cette exploitation est cachée par un discours de
« double-opportunité » : opération profitable pour les deux parties, car l’une peut obtenir de l’argent
et l’autre peut voir sa condition physique s’améliorer.

14.3.2 Hage : Penser la blancheur

a) La race comme construction sociale

Il participe aux études de l’ethnie et de la race. Boas niait une différence biologique entre les groupes
raciaux et préférait parler de catégorie sociale. C’est pour cela que les Ethnic and racial studies
questionnent la mobilisation et les effets sociaux des catégories raciales, non pas comme des
catégories biologiquement déterminées mais comme catégories qui reposent sur le concept de race.

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C’est ce qu’Hage propose en 1998 dans son ouvrage White Nation : Fantaisies of White supremacy in
a multi-cultural society. Il met en évidence le lien entre corps/apparence physique et notion de
nationalisme.

b) Race et nationalisme

Il s’intéresse à l’Australie, pays qui s’est basé sur la migration. Les indigènes ont été décimé pendant
la colonisation, et d’autres migrants sont arrivés pendant la 2GM. Il y a alors des origines diverses et
variées. Cette diversité va se ressentir au niveau politique : droite politique australienne (culture
nationale légitime « blanche ») VS multiculturalisme. La notion d’état-nation se lie avec la
citoyenneté.

La race est reconnue et


attribuée socialement. La blancheur n’est que partiellement définie en termes raciaux car elle est
définie en fonction de la nationalité.

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Chapitre 15 : La psychiatrie


Ce cours s’appuie sur l’article Comment évaluer une personne? L’expertise judiciaire et ses usages
moraux, publié en 2010 par Fabrice Fernand, Samuel Lézé et Hélène Strauss.

Ce texte présente tout d’abord un paradoxe, cad l’idée que le fonctionnement du système judicaire
comprend deux dynamiques par rapport à l’expertise psychiatrique : son utilisation croissante et sa
critique/disqualification croissante également.

Une étude des usages de cette expertise en chambre correctionnelle a été faite en 8 mois de terrain,
avec 3 chercheurs dans les tribunaux qui ont couvert 60 procès.

Après cette introduction, on précise que l’article va se déployer en deux sections :

- Evaluation de l’expertise psychiatrique par le système judiciaire,


- Construction d’une personnalité déviante.

Section 1 : Evaluation de l’expertise psychiatrique par le système judiciaire

Cette section se compose de différentes sous-sections.

1/ Disqualifier l’expertise

Les auteurs reviennent sur la manière dont les magistrats peuvent critiquer l’expertise psychiatrique.
Selon eux, les éléments de la critique portent sur trois éléments : la pertinence du contenu, les
compétences de l’expert et la discipline en général. On note tout de même une utilité de la
psychiatrie qui permet d’individualiser la peine (on sanctionne une personne à partir d’une situation
précise dans laquelle l’identité de la personne est prise en compte) et d’évaluer la morale. Dans ce
système judiciaire, il y a un besoin d’évaluer le système d’évaluation.

2/ Pour mieux intégrer l’évaluation

L’expertise psychiatrique ne va pas être reçue de manière passive par les acteurs, cad de manière
vraie, on va se la réapproprier, l’interpréter.

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Il y a une lecture sélective des rapports qui ont été fournis aux magistrats. Celle-ci a une influence sur
l’interprétation que la cour va réaliser. Il y a une sélection des passages des rapport, qui est tout à
fait subjective. Il y a également une manière de lire ces passages qui peut jouer un rôle.

De plus, la non-présence de l’expert permet que des concepts scientifiques soient traduits ou
interprétés comme des notions morales : on a un glissement épistémologique qui contribue à
l’interprétation des rapports.

Enfin, la manière dont les rapports renforcent ou non les arguments des avocats/clients a une
influence. On parle d’adéquation (ou non) avec les intérêts des avocats/clients.

« La grille de lecture actionnée est bien celle de l’opportunité de la parole expertale. Les participants
du droit envisagent le rapport d’expertise comme une ressource stratégique dans un processus
argumentatif ».

3/ Dans le cadre moral

Le rapport consiste en la suggestion d’un cadre d’interprétations possibles, et permet un recadrage


des débats.

Cela va mobiliser des concepts scientifiques dans une approche du sens commun : certains mots ne
vont plus nécessairement désigner les mêmes choses. Le passage par l’expertise va permettre de
légitimer ces concepts, même s’ils ne sont plus définis de la même manière. Ces concepts vont,
comme déjà évoqué, être l’objet d’un glissement épistémologique.

Les auteurs de l’article expliquent que les rapports psychiatriques doivent déterminer la
responsabilité de l’individu ou l’injonction de soin (le psychiatre met ou non en évidence le besoin de
soins particuliers). Ces rapports participent à la construction d’une catégorie particulière, d’une
catégorie déviante qu’est le délinquant sexuel.

4/ Glissement épistémologique

On a bien un rapport écrit qui présente des caractéristiques cliniques et qui fait preuve de prudence
par rapport aux faits reprochés à l’accusé. Cependant, une sélection stratégique et l’interprétation
des rapports conduit à des débats oraux, avec des qualificatifs moraux et des jugements de valeur.
On a donc une construction morale de la déviance sexuelle.

Section 2 : Construction d’une personnalité déviante

1/ Une étude de cas

Cette étude se déroule dans un contexte particulier à savoir le procès pour attouchement sexuel
d’une petite fille de 4 ans et demi par son cousin. L’accusé est issu de Côte d’Ivoire, il a subi une
hospitalisation sur demande d’un tiers à son retour et il a vécu le décès de celui qu’il appelle son
frère (= son cousin). Il n’a pas d’antécédents médicaux et judiciaires.

Lors de l’audience, 3 rapports sont présentés : expertise psychologique, expertise psychiatrique et


complément d’expertise psychiatrique.

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2/ Expertise psychologique : délimiter les frontières de l’acceptable

Cette expertise doit répondre à trois questions :

- Absence ou présence de troubles psychiques


- Situation du prévenu en rapport avec les faits reprochés
- Observations utiles qui permettraient de faire émerger la vérité.

En pratique, il y a une évocation d’antécédents qui peut confirmer l’accusation. Il y a une certaine
distanciation par rapport aux propos de l’accusé lui-même ; l’interprétation est laissée à la justice.
Ensuite, il y a un champ sémantique très particulier dans ce rapport (termes scientifiques) qui laisse
la place à l’interprétation chez les magistrats, qui sont beaucoup moins familiers avec ces termes ;
cela amène à un jugement de valeur. On a un processus d’anticipation des conclusions chez le
psychologue.

3/ Expertise psychiatrique : authentification sous réserve

L’entretien ne dure que 10 à 15 minutes et l’expert est choisi par le magistrat en charge du procès,
donc il y a une marge de manœuvre de la part du magistrat.

En principe, il y a une anticipation du verdict puisqu’il y a une procédure de confirmation du


jugement à charge : le psychiatre a tendance à le confirmer. Cette anticipation est renforcée par le
fait qu’il n’y a aucun élément à décharge dans les rapports. Les auteurs relèvent une certaine
ambiguïté du rapport : le psychiatre relève l’absence de trouble mais néanmoins il préconise
l’injonction de soins dans le jugement sans pouvoir la soutenir et l’expliquer.

4/ Complément d’expertise psychiatrique : prévention morale et principe de non-contradiction

Le psychiatre fait une étude complémentaire suite à l’obtention du dossier médical de l’accusé. Ce
complément lie deux éléments : principe de non-contradiction (en théorie cet élément ne peut pas
venir contredire la première expertise psychiatrique, on veut juste un complément d’information ; en
pratique, il y a des contradictions car l’expert propose un diagnostic particulier) et prévention morale
(le psychiatre refuse l’abolition de la responsabilité, il ne peut pas dire que l’accusé n’est pas
responsable de ses actes, mise en évidence que l’individu doit prendre ses responsabilités, le
dédouaner de ses actes ne serait pas bénéfique).

5/ Au tribunal

Après avoir expliqué le contenu des trois rapports, les auteurs reviennent au tribunal et expliquent
comment les différents acteurs se positionnent par rapport aux éléments contenus dans les rapports.
Ceux-ci vont leur permettre de développer différentes stratégies et interprétations.

« En l’absence de preuve, on voit comment au final, dans une affaire où les faits sont reconnus par
l’accusé, la question de l’évaluation de l’expert sur l’altération ou l’abolition du discernement est
déterminante sur le verdict lui-même. En l’absence d’une expertise venant confirmer une abolition,
les magistrats peuvent-ils prendre la responsabilité de la déclarer ou pour le moins ne pas
condamner à une peine d’incarcération ? »  influence des rapports sur le verdict en tant que tel

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« Au-delà de l’affaire, et plus précisément ici le procès souligne le jeu de positionnement des
différents acteurs vis-à-vis des éléments de l’expertise. »

Apports théoriques de l’article

La psychiatrie n’est pas considérée comme vraie et inchangeable, c’est une ressource au sein des
procès. Dans ce processus d’interprétation se crée un nouvel espace de légitimation des savoirs. Ceci
permet de construire de nouveaux savoirs psycho-judico-moraux, notamment sur la déviance
sexuelle. On a un recours à la parole pour développer des arguments, soutenir des positions et c’est
pour cela qu’on demande aux accusés d’y recourir. C’est un processus de normalisation, l’accusé doit
pouvoir se positionner par rapport aux faits, les raconter, et on a alors un travail sur soi comme
processus de rectification morale.

 De quelle manière ce travail sur soi comme processus de rectification pourrait-être lié à l’idée de
la discipline selon Foucault ?

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