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Si je m’intéresse à l’analogisme dans la pensée de l’anthropologue Philippe

Descola, c’est que je me demande « Comment la pensée analogique, si elle est


encore présente dans des peuples comme ceux de l’Inde ou de la Chine, peut-
elle être conciliable avec la science moderne, qui est, quant-à-elle, issue d’une
pensée naturaliste ? » Je cherche donc en particulier à dégager les traits de
l’analogisme et à le comparer au naturalisme de la science moderne.

D’autres personnes pourront toutefois bénéficier de ce billet pour prendre


connaissance de la pensée de Philippe Descola en ce qui concerne ce qu’il
appelle les quatre ontologies, et dont je présente ici en particulier celle qu’il
nomme “l’analogisme”.

Je tire cette synthèse et les citations qui l’illustrent du livre de Philippe


Descola : Par-delà nature et culture. Paris: Gallimard, 2005.

Hypothèse de base de Ph.Descola :


Les schèmes intégrateurs des pratiques humaines peuvent être ramenés à deux
modalités fondamentales de structuration de l’expérience individuelle et
collective : identification et relation (p 163). Chaque personne établit des
différences et des ressemblances entre elle et des existants en inférant des
analogies et des contrastes entre l’apparence, le comportement et les
propriétés qu’elle s’impute et ceux qu’elle leur attribue, une médiation entre le
soi et le non soi.

Contexte : les 4 ontologies


Ph.Descola explique qu’il existe des schèmes universels, d’autres qui procèdent
d’une compétence culturelle acquise ou des aléas de l’histoire individuelle
(p151). Les schèmes individuels varient d’individu à individu, ils sont dus à
l’accomplissement routinier d’une action (par exemple, un itinéraire
régulièrement emprunté), à l’ordonnancement de tâches quotidiennes, etc.
Mais ce sont les schèmes collectifs qui intéressent les anthropologues car ils
constituent l’un des principaux moyens de construire des significations
culturelles partagées. Parmi les schèmes réputés universels, on trouve les
attentes concernant l’action humaine (intentionnalité, affects), ceux concernant
les objets physique (gravité, continuité des trajectoires, permanence des objets,
etc), les schèmes biologiques (reproductibilité, croissance, etc). Mais Ph.
Descola souligne que ces exemples sont issus d’analyse seulement faites sur les
Occidentaux et qu’on imaginer une plus grande variété de schèmes. On peut
définir les schèmes universels comme des dispositions psychiques, sensori-
motrices et émotionnelles, intériorisés grâce à l’expérience acquise dans un
milieu social donné, et qui permettent l’exercice d’au moins 3 types de
compétences :

–          structurer de façon sélective le flux de la perception en accordant un


prééminence à certains processus,

–          organiser l’action, la pensée, les émotions

–          fournir un cadre pour l’interprétation de phénomènes, de


comportements, communicables au sein de la société.

Il peut s’agir de règles de parenté (si x appartient à y, x appartient à z), ou de


gestion de l’espace dans une maison (orientation, structure, ordre et étape de la
construction, etc). Il y a des schèmes non objectivables qui n’affleurent pas à la
conscience (ex : les règles de perspective dans un tableau). Ces schèmes
forment la trame de notre existence (jugements classificatoires, stéréotypes
culturels, etc). Une règle sociale une langue commune facilitent le partage
inconscient de ces schèmes au sein d’une société. La perception individuelle du
« je » séparé est ainsi contenu tout entier dans les frontières de son corps dans
l’image traditionnelle véhiculée par les sociétés occidentales, p170 tandis que
mainte sociétés font dépendre la personne d’éléments extérieurs à son
enveloppe physique, par des relations de toutes sortes auxquelles elle est
insérée (cf M. Strathern Mélanaisie). La conscience d’une différentiation entre
un soi interne et un soi physique est recherchée par exemple avec l’usage de
drogues hallucinogènes. Partout présente sous des modalités diverses, la dualité
de l’intériorité et de la physicalité n’est donc pas la simple projection
ethnocentrique qui serait propre à l’Occident entre le corps d’une part, l’âme,
l’esprit de l’autre. Il faut au contraire appréhender cette opposition telle qu’est
s’est forgée en Europe comme une variante locale d’un système plus général de
contrastes élémentaires. Par contre, les équivalents terminologiques du couple
nature/culture sont eux difficiles à trouver hors des langues européennes.
Contrairement à une opinion courante, les oppositions binaires ne sont pas des
inventions de l’Occident, elles sont largement utilisées par tous les peuples.
Les formules autorisées par la combinaison de l’intériorité et de la physicalité sont
très réduites  : face à un autrui quelconque, humain ou non humain, je peux
supposer soit qu’il possède des éléments de physicalité et de d’intériorité
identiques aux miens, soit que son intériorité et sa physicalité sont distinctes des
miennes, soit encore que nous avons des intériorités similaires et des physicalités
hétérogènes, soit enfin que nous physicalité sont analogues et non intériorités
différentes. Ces principes d’identification définissent 4 grands types d’ontologie,
c’est-à-dire des systèmes de propriétés des existants, lesquels servent de point
d’ancrage à des formes contrastées de cosmologies, de modèle du lien social, et
de théories de l’identité et de l’alterité.P176
 

Le naturalisme s’applique à la société


moderne occidentale
Le naturalisme s’applique à la société moderne occidentale après
l’émergence des sciences modernes, et serait donc une ontologie typique des
sciences modernes.
–          Il pose une opposition radicale d’intériorité entre les humains et la nature,
malgré une similarité d’apparence.

–          Il postule que rien n’advient sans une cause.

–          Il imbibe notre sens commun et notre principe scientifique si bien qu’il est
devenu pour nous un présupposé.

L’analogisme
L’analogisme tient de l’idée que le monde est un ensemble infini de singularités
et, puisqu’on a du mal à penser ce monde, il faut trouver des correspondances
par analogie. Selon Descola, c’est ce système qui gouverne d’énormes
ensembles comme la Chine ou l’Inde, mais qu’on avait jadis chez les Aztèques
ou en Europe jusqu’à la Renaissance avec les sociétés d’ordres et de castes.
“L’analogisme est un rêve herméneutique de complétude qui procède d’un
constat d’insatisfaction  : prenant acte de la segmentation générale des
composantes du monde sur une échelle de petits écarts, il nourrit l’espoir de tisser
ces éléments faiblement hétérogènes en une trame d’affinités et d’attraction
signifiantes ayant toutes les apparences de la continuité. Mais c’est bien la
différence infiniment démultipliée qui est l’état ordinaire du monde, et la
ressemblance le moyen espéré de le rendre intelligible et supportable” (p283).
Ph.Descola explique que la théorie de la chaîne de l’être[1] caractérise une
conception du plan et de la structure du monde presque hégémonique en
Europe durant le Moyen-Age et la Renaissance.  Elle présente un problème
intellectuel singulier qui est l’articulation  du continu et du discontinu.  Vue dans
toute l’envergure de son développement, l’échelle des entités du monde paraît
continue, chaque élément trouvant sa place dans la série parce qu’il possède un
degré de perfection à peine plus grand que celui de l’élément auquel il succède et
à peine moins grand que celui de l’élément qui le précède. Par cette continuité ne
souffrant ni vide ni rupture, une solidarité générale est établie qui parcourt la
chaîne du haut en bas et du bas en haut. Mais la différence entre chaque maillon
ontologique, certes infime par rapport à ses voisins immédiats se révèle d’autant
plus grande à mesure que l’on compare ce dernier à des maillons plus éloignés  ;
elle introduit ainsi entre eux une inégalité constitutive qui relève sans conteste du
discontinu.  Au fil du temps et en fonction des inclinations personnelles ou du
poids des orthodoxies, l’accent fut mis tantôt sur la différence de nature qui
donne à chaque chose une identité singulière (Plotin, St Augustin, St Thomas),
tantôt sur la connexion qui les relie toutes dans une proximité si intime qu’il
devient impossible de déterminer avec précision les frontières qui les séparent
(Leibniz, Spinoza).
C’est à la Renaissance que l’analogisme a brillé en Europe de ses feux les plus
vifs, avant de s’effacer dans une existence souterraine d’où sa fonction de
réducteur d’incertitudes affleure occasionnellement et, à la grande surprise des
positivistes, sous les dehors anciens de l’astrologie, de la numérologie, des
médecines alternatives et de toutes ces techniques de déchiffrement et d’usage
des similitudes qui rappellent au naturalisme son statut fragile et sa faible
antiquité.
La ressemblance devient le seul moyen d’introduire de l’ordre dans le monde
insaisissable de l’analogisme.

La philosophie chinoise rend manifeste au plus haut point ce qui parait être un
trait central de toute ontologie analogique, à savoir la difficulté à distinguer en
pratique, dans les composantes des existants, entre ce qui relève de l’intériorité
et ce qui relève de la physicalité. C’est ce qu’exprime cet aphorisme tiré d’un
traité contemporain d’Aristote le Hi ts’eu : ‘les wou (êtres) sont faits de tsing et de
k’i ». Par wou il faut entendre chacun des types de choses animées et inanimées,
un ensemble communément appelé les 10000 essences, mais dont le nombre
calculé d’après les 64 hexagrammes serait de 11520, correspondant à autant de
situations, d’états et d’emblèmes singuliers. Chaque wou est constitué
d’émanations provenant du ciel où règne le souffle ki et de la terre qui produit les
essences nourricières de sorte que toute nature est le résultat d’un dosage  plus
ou moins harmonieux et équilibré entre des éléments hétérogènes qui procèdent
de l’eau, du feu, du bois, du métal, de la terre.
Il n’y a pas d’opposition entre l’esprit et la matière mais distinction entre
les proportions des éléments.
La détermination physique des entités du monde en fonction de l’emplacement qui
leur est assigné se retrouve en Chine ancienne, et chez les Aztèques (peuple que
P.Descola prend pour exemple d’analogisme), où l’espace n’était pas considéré
comme une simple étendue résultant de la juxtaposition des parties homogènes,
mais comme un ensemble de sites concrets servant au classement des êtres et des
choses en vue de l’action. De fait, cet usage de la position dans l’espace comme
un moyen additionnel de particulariser chaque existant semble être commun à la
plupart des systèmes analogiques.
Toute entité étant faite d’une multiplicité de composantes en équilibre instable,
le nomadisme de chacune d’entre elles devient par ailleurs plus
aisé. Transmigration des âmes, réincarnation, métempsychose et surtout
possession signalent donc sans équivoque les ontologies analogiques. En
effet, l’intromission dans un existant d’une intériorité de provenance étrangère
et la domination temporaire ou définitive de celle-ci sur l’intériorité autochtone
– définition a minima de la possession – semblent inconnues dans les systèmes
animistes.
Notre corps offre un réservoir de particularités physiologiques si vaste qu’il eut
été étonnant qu’on en eut point tiré parti afin de construire des réseaux
d’analogie. Mais seules les ontologies analogiques ont su systématiser ces
chaînes éparses de signification dans des ensembles ordonnés et
interdépendants, orientés pour l’essentiel vers l’efficacité pratique : traitement
de l’infortune, orientation des édifices dispositifs divinatoires, compatibilité des
conjoints, … tout s’articule dans une trame si serrée qu’il n’est plus possible de
savoir si c’est l’homme qui reflète l’univers ou l’univers qui prend l’homme
comme modèle (p 302).
Un autre moyen de donner ordre et sens au monde peuplé de singularité est de
répartir celles-ci dans des grandes structures inclusives à deux pôles. Deux de
ces nomenclatures sont très répandues : celle opposant le chaud au froid et
celle parfois combinée, celle opposant le sec à l’humide et elles constituent
peut être les indices les plus immédiats pour identifier une ontologie
analogique. En Chine, Méso-Amérique, Inde, une influence hippocratique est
exclue ou peu probable
Tout comme on trouve partout une correspondance entre microcosme et
macrocosme il n’est sans doute aucune partie du monde où les humains n’aient
cédé occasionnellement à la tentation de chasser des choses selon qu’elles
étaient réputées chaudes ou froides, humides ou sèches. Insérées dans des
énoncés et dans des nomenclatures de circonstance, ces oppositions n’en
deviennent pas pour autant de vastes systèmes inclusifs et explicatifs du type de
ceux auxquels les ontologies analogiques ont recours afin d’ordonner la
multiplicité des entités dont elles peuplent leur monde. P 307
L’intériorité et la physicalité sont fragmentées en des composantes multiples
dont l’assemblage instable engendre un flux permanent de singularités. Les
humains offrent un modèle réduit, donc maîtrisable des rapports et processus
régissant la mécanique du monde. D’où une préoccupation constante pour la
conservation d’un équilibre, sans cesse menacé entre les pièces
constitutives. D’où la nécessité de maintenir actifs les canaux de
communication qui assurent stabilité et bon fonctionnement (Cela me fait
penser à l’ordre cosmique qui se présente comme un parcours lubrifié qui
s’accomplit sans obstacle  chez les Egyptiens, comme l’explique Rémi Brague
[2]).
Cela exige une attention maniaque au respect d’un faisceau d’interdits et de
prescriptions si contraignants qu’ils requièrent généralement le recours
de spécialistes versés dans l’interprétation des signes et l’exécution
correcte des rituels  en même temps que de techniques de lecture du destin
telles l’astrologie ou la divination. Les symboles permettent de coder la
réalité dans une grille herméneutique. C’est pourquoi l’on délègue à des
mécanismes semi automatiques de comput et de combinaison la charge de
cette figuration codée de la réalité. Ou bien, à des artefacts qui réduisent un
cosmos trop complexe dans des figures manipulables . Ce classement-
regroupement des choses motive une prolifération sans pareil de découpages
de l’espace  ou de durée  et de surtout cycles longs de généalogie.
 

[1] La « chaîne des êtres » ou échelle des êtres » (scala naturæ) est une
conception de l’époque médiévale, d’une  hiérarchie entre les niveaux d’ordre
du monde : Dieu, les anges, les humains, les animaus, les végétaux, les
minéraux. Chaque étage possédant quelque chose de plus que le niveau
inférieur. Il n’est pas possible de passer d’un niveau à un autre, sauf peut-être
avec l’alchimie.
[2] R.Brague, La sagesse du monde, Fayard, Biblio essais,1999.

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