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Les Diplomates
Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant
Wildproject, 2016
L’Art en commun
Réinventer les formes du collectif en contexte démocratique
Les Presses du Réel, 2018
L’ORDRE PHILOSOPHIQUE
COLLECTION DIRIGÉE PAR MICHAËL FŒSSEL
ET JEAN-CLAUDE MONOD
ISBN 978-2-02-140424-1
www.seuil.com
Titre
Copyright
Dédicace
Épilogue
Bibliographie
Remerciements
D’un échec de communication répété avec
les œuvres
Soit une exposition d’art contemporain. Nous avons passé les portes.
Nous avons arpenté chaque salle, observé chaque œuvre, lu chaque cartel.
Nous avons passé du temps entre ces murs. Pourtant, il ne s’est rien passé.
Nous avons le sentiment d’avoir été laissés dehors. Les objets, les
dispositifs, étaient des étrangers – des étrangers indisponibles. Nous ne
savions pas comment nous y rapporter, et eux ne semblaient pas
particulièrement bien disposés à notre égard. Il y a eu échange d’hostilités
avec cet amoncellement de gravats littéral ; avec cette vidéo floue, hachée,
conçue comme pour ne pas être vue ; avec cette installation géométrique de
fils électriques. Nous avons pensé quelque chose comme « On se fout
vraiment de nous » ; et ils ont murmuré quelque chose comme « On n’est
pas là pour être aimés ».
Nous avons dit, une fois : « Ah, l’idée est intéressante », mais la
réalisation matérielle est inaboutie. Devant une œuvre, il s’est passé
quelque chose. Nous avons souri deux fois. Mais, dans l’immense majorité
des salles, l’électro-affectogramme est resté plat, troublé parfois par des
pics d’incompréhension ou d’impatience. De dépit, nous avons ébauché
cette acide hypothèse : parfois, on dirait que la forme de réussite la plus
haute à laquelle puisse atteindre une œuvre d’art contemporain est une
bonne blague. On s’est demandé si une étude quantitative n’isolerait pas le
fait étrange que la salle la plus intéressante, la plus longuement fréquentée
d’un musée d’art contemporain, est invariablement la boutique.
On y a acheté un Malevitch miniature aimanté. Sur le chemin du retour,
on a ironisé, enfin, sur l’arc-en-ciel parabolique de l’Histoire de l’Art,
s’élevant du fond des cavernes du pléistocène, atteignant son acmé au
plafond de la Sixtine, pour retomber en magnets sur nos frigos.
Nous avons hurlé avec les loups 1.
L’expérience que nous décrivons plus haut n’est bien sûr pas le fait de
l’art contemporain dans sa totalité : il y a tant d’œuvres, tant d’artistes, qui
opèrent encore leur magie. Elle ne révèle en aucun cas ce qui serait une
essence générique de cette pratique : d’une part, car il n’existe pas
d’essence de l’art ; d’autre part, car l’on aurait bien du mal à déterminer ce
qu’est l’art contemporain. Le terme désigne, en effet, à la fois un découpage
historique aux limites fluctuantes (l’art depuis 1945 ? depuis 1980 ?) ;
l’ensemble de la création actuelle ; l’ensemble des formes artistiques
actuelles déconcertantes ne correspondant pas à nos canons implicites (il est
probable qu’une nature morte traditionnelle datant de 2017 ne soit pas
spontanément appelée art contemporain) 2. Les aficionados diraient
d’ailleurs qu’il n’y a pas d’art contemporain, au sens où la production
actuelle est si diverse dans ses pratiques, formes et problèmes qu’il n’y a
plus aucun sens aujourd’hui à employer une expression aussi vaste et sous-
déterminée. On ne parlerait d’art contemporain en général que si l’on ne
connaît pas l’art contemporain : ce serait une catégorie pour les profanes, en
quelque sorte. Ils auraient en partie raison et en partie tort. C’est pourquoi
cet ouvrage ne se propose pas d’enquêter ici sur l’art contemporain en
général, mais sur une forme de relation bien particulière qui se met en place
régulièrement entre œuvre et visiteur.
Car, par-delà cette irréductible pluralité des pratiques, on ne peut
s’empêcher de remarquer une extraordinaire similarité d’expérience par les
spectateurs, de la Biennale de Venise, en passant par celle d’Istanbul,
jusqu’à la galerie new-yorkaise et le MACBA barcelonais : celle décrite
plus haut d’une « indisponibilité » des œuvres. Cette indisponibilité
s’apparente au premier abord à une certaine forme d’ineffectivité : ces
œuvres tendent à laisser froid – on en sort indemne. On peut même circuler
de salle en salle, sans être le moins du monde « retenu » par une œuvre.
« C’est que vous n’essayez pas assez. Vous ne restez pas assez de temps
devant les œuvres. Vous renoncez trop vite », pensent peut-être certains.
Mais le phénomène d’indisponibilité des œuvres qui nous intrigue ici n’est
pas rabattable sur une difficulté d’accès. Cette dernière peut d’ailleurs, on le
verra, être l’amorce d’une œuvre puissante en effets. Non, il y a quelque
chose d’autre que cette aridité initiale. Quelque chose qui ne se résout pas
malgré une pleine disponibilité du visiteur, quelque chose qui excède le
mythe de la complexité inhérente à l’art contemporain. « Mais
heureusement que les œuvres ne se donnent pas, l’art n’est-il pas fait pour
nous ébranler, nous déstabiliser ? » insisteraient peut-être d’autres. Mais là
encore, il convient de distinguer une œuvre indisponible et une œuvre qui
perturbe. La spécificité de la seconde est en effet de déclencher chez le
visiteur un processus d’inférences riche et paradoxal : ça appelle, mais ça
accroche, on ne parvient pas à en faire le tour avec l’esprit. On ne saisit pas
forcément, mais l’on sent que quelque chose bruisse, qu’il y a quelque
chose à saisir. Or l’œuvre indisponible, celle qui nous intéresse ici,
n’appelle précisément aucun processus d’inférences : cela ne déclenche
rien, ni affect, ni question, ni pensée, ni sensation. Ce n’est pas qu’elle nous
perturbe, c’est qu’elle nous laisse de marbre. L’œuvre ne bruisse pas, elle
gît inerte. Ce que nous traquons ainsi ici, c’est ce qui apparaît comme un
refus des œuvres à donner quelque chose, à produire des effets, qu’ils soient
affectifs, sensibles, sémantiques – à souscrire à l’ambition même d’une
quelconque effectivité. L’insistance de cette régularité, malgré le pluralisme
de l’art contemporain, ne peut manquer de constituer une énigme pour qui
veut enquêter.
Par « énigme de l’art contemporain » nous n’entendons pas ici un
puzzle logique qui appelle une solution unique pour que tout soit dénoué,
clair et définitivement résolu. C’est une énigme dans un sens plus simple et
plus relationnel : il s’agit d’un phénomène énigmatique, qui étonne, et qui,
en tant que tel, appelle une démarche d’enquête. Cette récurrence de
l’expérience de l’indisponibilité justifie de considérer pour un instant qu’il
existe une forme particulière d’uniformité cachée dans toute une série de
pratiques différentes. Bien sûr, la mondialisation de l’art et de ses
institutions expliquerait la diffusion de cette forme d’uniformité, mais la
question est davantage : qu’est-ce qui se diffuse par cette mondialisation ?
L’expérience de l’indisponibilité que nous décrivons ne caractérise bien
sûr ni l’ensemble de la production contemporaine, ni un pan identifié de
l’art contemporain, ni un courant. Ce n’est pas un trait formel qui
permettrait d’identifier une famille stable au sein de l’art contemporain. Elle
relèverait davantage d’une certaine tentation de l’art contemporain,
tentation dont l’infrastructure est philosophique, donc discrète. Cette
tentation hante dans des proportions très diverses des œuvres, des artistes et
des mouvements différents. Ainsi notre emploi à venir de l’expression « art
contemporain » est à entendre comme la désignation de cette tentation
spécifique des œuvres à se rendre indisponibles. C’est elle qui constitue
notre énigme – c’est sur elle que va porter notre enquête. Pour conserver
cette cible précise, sans hypothéquer le confort de lecture, nous désignerons
désormais cette « tentation de l’art contemporain » à se rendre ineffective et
indisponible, la « t.a.c. ».
Toutes les œuvres d’art […] sont a priori polémiques. L’idée d’une
œuvre d’art conservatrice contient quelque chose d’absurde […] les
œuvres d’art témoignent que ce monde lui-même doit devenir autre
chose, schémas non conscients de sa transformation 6.
Il faut préciser ici la position que nous entretenons à l’égard de tous ces
fragments d’histoire de l’art que l’on a évoqués : il ne s’agit pas de dire que
le monde de l’art contemporain est pertinemment qualifié par le paradigme
moderniste (les professionnels revendiqueraient d’ailleurs qu’il est
aujourd’hui parfaitement archaïque). Il s’agit de dire que toutes ces idées,
catégories, clés de lecture dont on a restitué une généalogie allant jusqu’au
modernisme, n’existent pas au sens propre dans le monde de l’art
contemporain comme un paradigme assumé, réflexif, conscient de lui-
même : mais qu’elles insistent, de manière insidieuse, inquestionnée,
résiduelle, dans les discours, les formes de réception et de création, les
inconscients. Qu’elles ont la vie dure. Qu’elles constituent, donc, non des
catégories à la mode, mais des spectres : des fantômes d’idées
officiellement enterrées, qui hantent les couloirs de chaque exposition
contemporaine, incorporés sous forme de goût, de flair, de prismes, dans les
habitus de réception et de création. Sous cet angle, notre enquête prend une
forme encore plus claire : il s’agit d’une tentative d’exorcisme.
Les effets de surface sont confondus avec les causes : parce que la t.a.c.,
cette tentation des œuvres à se rendre ineffectives, provoque la même
désorientation du spectateur que les œuvres surréalistes ou constructivistes
en leur temps, on a interprété ces œuvres comme des descendantes des
avant-gardes, sans voir que la désorientation n’est plus l’effet d’une réforme
vitale comme chez les avant-gardes, sans voir que ce n’est plus l’effet d’un
art qui dérange le bourgeois en nous. Car ce n’est pas que nous sommes
dérangés, perturbés, bousculés par les œuvres, car ici encore ce sont des
effets produits. C’est qu’il n’y a plus d’effets. Comme nous l’avons vu, la
t.a.c. ne désigne pas les expériences de trouble avec des œuvres, mais des
expériences dans lesquelles les œuvres nous laissent froids. Là où l’on
espérait seulement qu’il se passe quelque chose. Comme nous le verrons
plus loin, l’indisponibilité que nous pouvons ressentir à l’égard de certaines
œuvres n’est pas à confondre avec le fait qu’elles soient difficiles d’accès,
perturbantes, âpres : il y a indisponibilité quand il y a absence d’effets,
qu’ils soient agréables ou troublants sur le spectateur.
Suite à une rencontre individuante avec une œuvre, notre mode de sentir
est renouvelé : nous ne captons pas les mêmes choses de notre quotidien et
nous les voyons selon les lignes de force particulières instituées par
l’œuvre. Mais c’est également nos façons d’agir qui peuvent être
modifiées – effet moins relaté de la réception artistique réussie. Ainsi cette
phrase de Baudelaire, « [l]a vérité emphatique du geste dans les grandes
circonstances de la vie », a habité Barthes depuis le premier moment de sa
lecture du Peintre de la vie moderne et infléchi sa conduite :
Cependant comment penser une prise de forme qui ne soit pas de l’ordre
de la réception passive de matière, fondée sur une conception fixiste des
deux entités en présence ? Nous avons besoin pour cela d’un détour
improbable par l’observation de la genèse d’un cristal 5.
Imaginons une solution chimique de soufre maintenue à une
température entre 94 degrés et 115 degrés (c’est ce qu’on appelle un état de
surfusion). Cette solution va nous permettre d’observer un processus
d’individuation : celui d’une forme cristalline. Introduisons maintenant dans
le liquide un germe cristallin, qui peut par exemple être une impureté
chimique microscopique. Ce qui a lieu, alors, autour de cette poussière
tombée dans la solution, c’est une cristallisation du liquide sous la forme
d’un cristal grandissant, par répétition de la prise de forme prismatique. Ce
qui en résulte, c’est un prisme de soufre constitué de petits prismes de
soufre qui ont pris forme autour d’une poussière. Le cristal formé est solide,
il a des limites précises, fixes et figées dans le minéral. Ce phénomène
constitue schématiquement un processus d’individuation (la différence avec
vous, outre que vous n’êtes pas un cristal, c’est qu’ici l’opération
d’individuation est unique, alors que, pour les vivants et les humains, elle
est multiple : le processus d’individuation est le drame tissé de myriades
d’opérations d’individuations successives).
La solution de soufre peut être appelée le milieu ; c’est en elle que va
avoir lieu la solidification du cristal. Ce milieu n’est pas neutre. On peut en
effet insérer une poussière dans un verre d’eau, on ne verra pas pour autant
se former un cristal. Ce qui caractérise avant tout ce milieu, c’est son état de
surfusion ; c’est-à-dire sa faculté à se transformer dans certaines directions
en rencontrant certaines entités. Il n’est pas dans un état stable, mais dans
un état dit « métastable », dans un état d’irrésolution, c’est-à-dire en
puissance de certaines transformations face à certaines rencontres. Dans
cette perspective, plus qu’une substance solide, le modèle de l’individualité
est avant tout un milieu métastable.
Le second élément qui rend compte de l’individuation de ce cristal,
c’est l’apparition d’un germe cristallin dans ce système dont l’état est non
stabilisé, non résolu. Ce germe est pensable comme une singularité, qui
vient jouer le rôle d’« information active » dans l’individuation : il est une
information active en ce que c’est lui qui, en relation avec le milieu, va
orienter la forme prismatique du cristal entier.
Une fois la solution liquide solidifiée et le cristal constitué, ce qui reste
est un individu stable, fini, figé : ce cristal de soufre. Le milieu a disparu, il
s’est résorbé entièrement dans l’individu. Mais ce qui reste n’est pas
l’individu réel, ce n’est qu’un être individué : un résidu. L’individu
véritable est l’opération même de l’individuation, le processus de la genèse
de forme. Ce qui est l’essentiel de l’individu, c’est ainsi cet état
d’irrésolution qui conditionne sa faculté de transformation face à certaines
rencontres, et le drame tissé des rencontres.
Un individu serait donc cet être comprenant pour partie des structures
comportementales acquises, et pour partie sa plasticité, sa capacité à se
transformer au contact de l’expérience : il est cette structuration en
archipels, cette composition entre de l’individué et du non-individué ouvert
à la transformation. Le philosophe Gilbert Simondon appelle cette part non
individuée en nous le « métastable » ; nous l’appellerons, dans le cadre de
cette esthétique, notre part d’irrésolu. Cette dernière est une condition de la
rencontre individuante. À l’instar du cristal déjà fait, un individu non
métastable, entièrement résolu, structuré en totalité, ne peut plus faire de
rencontres individuantes. Les êtres qui se rencontrent sont déjà en partie
individués, mais ce n’est qu’à l’égard de ce qui n’est pas individué en eux,
de ce qui est non résolu, qu’il y a à proprement parler rencontre.
C’est-à-dire qu’il n’y a jamais de rencontre entre deux individus, mais
rencontre qui individue. Il y a contradiction logique à penser une rencontre
entre individus : c’est précisément ce qui n’est pas individué en chacun qui
permet la rencontre. De la même manière, ce n’est jamais un individu qu’un
être rencontre, mais ce qui en cet individu est susceptible de fonctionner
comme singularité, compatible avec la part d’irrésolu de l’être pris dans la
rencontre. La seule mise en présence qui puisse être qualifiée de rencontre,
c’est la mise en présence de ce qui n’est pas individué, donc métastable
chez l’un, avec ce qui est susceptible de fonctionner comme singularité
chez l’autre. Pour le dire abruptement : personne n’a jamais rencontré
personne ; mais la métastabilité individuelle d’un processus singulier est
susceptible de rencontrer, en quelqu’un d’autre, quelque chose qui
fonctionne comme singularité, et vice versa, et ce simultanément. Le
modèle concurrent de la rencontre est en fait hylémorphique, où chaque
individu fonctionne comme une forme qui fait jouer à l’être rencontré le
rôle de matière passive, et non le rôle de singularité induisant une
transformation active. La fausse rencontre entre deux individus déjà
constitués ne permet de combler que leurs besoins réciproques (affectifs,
psychologiques…), ils s’instrumentalisent mutuellement.
Ainsi, c’est en tant qu’un individu a une part d’irrésolu en lui qu’il est
disponible à la rencontre individuante. Mais ce qu’il rencontre, ce n’est pas
toute l’œuvre, ou l’œuvre en général, ou l’œuvre comme entité
monolithique. C’est une singularité en elle : une saillance de l’œuvre propre
à rencontrer la part métastable d’un spectateur, à jouer le rôle d’information
active (active au sens où elle donne forme effectivement, comme le germe
lors de la cristallisation). La singularité n’est pas un aspect de l’œuvre qui
préexisterait à la rencontre, mais le rôle qu’un trait de l’œuvre est
susceptible de jouer lorsqu’il est pris dans une rencontre.
Une singularité dans une œuvre n’est pas néanmoins un trait qui
n’existerait que pour ce spectateur, en tant que ce trait n’existerait que dans
sa conscience (subjectif) ; mais il n’est pas non plus un trait physique
déterminé de l’œuvre (objectif). Une singularité est à penser comme une
composition de traits de l’œuvre observables par tous, mais qui ne fait
composition et saillance, selon cette configuration spécifique, que pour
certains spectateurs. Une singularité n’est ni objective ni purement
subjective, c’est une saillance relationnelle : une composition entre un
certain milieu non résolu et les traits donnés d’une œuvre.
Cette saillance relationnelle n’est pas ainsi unique à chaque individu :
elle peut se manifester de manière similaire chez différents spectateurs.
Nous en avons tous fait l’expérience, quand nous entendons quelqu’un
d’autre développer son amour d’une œuvre dans des termes qui formulent
parfaitement notre propre engouement. Cela s’explique d’abord par le fait
que la potentialité d’une caractéristique de l’œuvre à se déployer comme
singularité est intrinsèque à celle-ci (et pas créée ex nihilo par le
spectateur) ; ensuite par la nature pour partie collective de la part d’irrésolu
des individus. Si la cartographie complète de la part d’irrésolu d’un
individu lui est propre, des pans entiers de celle-ci sont partagés avec
d’autres individus. Ces pans d’irrésolu communs ne sont pas assimilables à
ce que l’on appelle couramment « des points communs » : ce ne sont pas
des traits objectifs partagés (il est né en Espagne, moi aussi ; elle a étudié
les mathématiques, moi aussi), il s’agirait dans ce cas d’une parenté entre
les structures individuées des individus, et non entre des pans non
individués. Que veut alors dire avoir des pans d’irrésolu partagés avec
d’autres individus ? Que veut dire partager de l’indéterminé susceptible de
se transformer ? C’est avoir des « tensions de forme » partagées : du
« problématique » en commun. Nous y reviendrons plus loin.
Cette rencontre entre la part d’irrésolu d’un individu et les traits donnés
d’une œuvre est à distinguer du rapport hylémorphique (moule / argile)
entre un besoin chez un individu et une caractéristique d’une œuvre, rapport
qui n’est précisément pas de l’ordre de la rencontre, mais de la
détermination de l’un (ce qui est perçu) par l’autre (le besoin). Le concept
d’« invite » chez le philosophe James J. Gibson permet peut-être d’éclaircir
ce point :
Comme nous avons commencé à le voir plus haut, une même œuvre
peut être l’occasion d’une rencontre individuante pour plusieurs personnes,
et ce selon des lignes analogues, c’est-à-dire à partir d’une même
singularité rencontrée. Chacun a pu en faire l’expérience : il est fréquent de
parler de tel livre ou tel film à un ami et de constater que ce sont les mêmes
aspects précis qui nous ont marqués, cette scène, ce geste, ce plan, ce
silence ; que les deux formulations de cette expérience de rencontre sont
quasi identiques. Nos expériences de rencontre sont communicables et
souvent très proches. On a l’habitude d’expliquer ce phénomène par l’idée
sociologique de dispositions ou de traits partagés en amont : X et Y sont
tous les deux issus de ce milieu, donc ils aiment tous les deux cela. Ce serait
parce qu’ils ont eu des trajectoires d’individuation sociale analogues, et
ainsi des structures individuées similaires, que X et Y seraient frappés par
les mêmes choses. Et c’est parfois le cas, il ne s’agit pas alors de rencontre
individuante collective – mais de fausse rencontre partagée, qui nous
confirme collectivement qui nous sommes déjà.
Mais il n’est même pas besoin d’aimer une œuvre pour appartenir à un
collectif d’individuation invisible créé par elle. Prenons un tableau comme
La Liberté guidant le peuple de Delacroix. Malgré le fait que nous ne vous
ayons jamais rencontré, vous, lecteur, il y a fort à parier que nous faisons
partie d’un même collectif étrange autour de cette œuvre. Nous faisons
l’hypothèse que cette œuvre a en effet individué de manière commune notre
conception la plus intime (et peut-être superficielle) de ce qu’est une
révolution. Ce tableau aurait contribué à inventer les accents affectifs de
l’idée de révolution dans nos esprits : libération pulsionnelle, tonalité
sensuelle diffuse, beauté ambiguë de la destruction, charme crépusculaire,
catharsis érotique… Il est probable que plusieurs d’entre nous reconnaîtront
au moins une de ces expressions comme appartenant à leur image mentale
de la révolution. Or, si l’on y regarde bien, aucune de ces connotations n’est
déductible de la définition de révolution ou intrinsèque à celle-ci. On peut
faire l’hypothèse que l’ensemble de cette nébuleuse affective n’est apparu
dans notre esprit qu’à travers la tension de forme entre une part commune à
tous de tension irrésolue et les singularités de La Liberté guidant le peuple,
qui pare la révolution de 1830 de ce charme érotique diffus : sous les
regards masculins, une allégorie féminine, les seins nus dans un espace
public, se tient devant un homme agenouillé, dont la ligne de regard s’arrête
entre ses hanches rondes, et s’apprête à enjamber un homme mort, dénudé,
dont on devine le sexe, rendu à la lumière par le peintre. Les photos des
manifestations urbaines de Mai 68, comme des mouvements contestataires
contemporains, sur lesquelles des jeunes femmes dénudent leur poitrine,
sont-elles le fruit de cette individuation collective, ou est-ce simplement là
une transgression analogue induite par les invites de la situation ? Notre
conception de la révolution pourrait, quoi qu’il en soit, être en partie le
résultat d’une individuation collective d’un irrésolu commun, par le biais
d’une œuvre.
Mettre en relation l’irrésolu, le non-individué partagé entre plusieurs
individus serait ainsi la condition du collectif. C’est en quelque sorte la
prise de conscience de cette incomplétude partagée – nécessaire à une vie
saine, qui cherche à résoudre les tensions vitales en entrant en relation avec
d’autres humains – qui permet de constituer un collectif au sens fort. Il faut
ici distinguer avec Simondon le collectif au sens fort, des interactions
sociales au sens faible, dans lesquelles chacun ne cherche dans l’autre qu’à
combler ses besoins préformés, ses pans individués.
C’est à ce titre que l’on peut estimer qu’une œuvre d’art est un
catalyseur de collectif : un objet capable de faire communiquer la part
d’irrésolu de toute une série d’individus, spectateurs comme artistes, et
capable d’individuer de manière commune cette part d’irrésolu. En tant
qu’objet capable d’individuer parallèlement des hétérogènes, c’est-à-dire de
faire émerger du collectif là où il n’y en a pas, une œuvre d’art constitue un
objet profondément politique 12.
Les esthétiques qui mettent en scène un individu face à une œuvre
négligent ainsi la dimension profondément collective de l’acte de
réception : à travers le concept d’individuation, il devient possible de penser
la réception comme une individuation collective invisible.
Ce que l’on veut mettre ici en évidence, c’est que l’art ne transforme
pas seulement notre perception du monde : par résolution de ce qu’il y a
d’irrésolu en nous, il transforme nos formes de vie dans ce qu’elles ont
d’intégré et d’orienté vers l’à venir, c’est-à-dire tout notre usage du monde.
Autrement dit, une théorie de la réception comme rencontre individuante
permet de mettre en lumière le pouvoir effectif de l’art à façonner et
moduler durablement notre relation au monde 17.
1. Baptiste Morizot, Pour une théorie de la rencontre. Hasard et individuation chez Gilbert
Simondon, Paris, Vrin, 2016. Gilbert Simondon (1924-1989) est un philosophe français, dont
nous mobiliserons les idées tout au long de ce chapitre. L’ouvrage principal sur lequel nous nous
appuyons est L’Individuation à la lumière des notions de forme et d’information (1964),
Grenoble, Million, 2005.
2. Oscar Wilde, Le Déclin du mensonge, Paris, Allia, 2011, p. 53-54.
3. Marielle Macé, Façons de lire, manières d’être, Paris, Gallimard, 2011, p. 201. Ce livre rend
visible avec beaucoup de clarté le modus operandi par lequel la littérature produit des vraies
rencontres et en quel sens elles sont individuantes. Pour le dire dans les termes des recherches
plus récentes de Marielle Macé, ce que la rencontre avec une œuvre individue, cette manière de
sentir / voir / agir / évaluer, c’est à chaque fois un « style » d’exister ; mais ce style est
métastable, disponible pour de nouvelles rencontres transformatrices. Voir Styles. Une critique
de nos formes de vie, Paris, Gallimard, 2016.
4. Notons en passant que notre approche de la question esthétique laisse de côté le problème de
la spécificité de l’expérience esthétique, par comparaison avec d’autres types d’expérience
(travailler, socialiser, produire, penser…). L’expérience esthétique est en effet singulière. On
peut la décrire comme « proche de l’état éthologique du jeu et de certains états de conscience
modifiés, articulant une forme de saturation affective associée à une indétermination sémantique
de l’expérience » (Lorenzo Bartalesi, communication personnelle). Nous faisons l’hypothèse
que son intensité n’est pas liée à des critères propres à l’expérience elle-même, mais à des
critères propres à son effectivité de rencontre individuante. Bien des œuvres nous mettent dans
des états propres à l’expérience esthétique et pourtant ne changent rien – alors nous disons que
l’expérience esthétique a été certes réelle, mais pauvre.
5. Cette comparaison entre processus d’individuation humain et genèse d’un cristal est établie
par Gilbert Simondon dans L’Individuation à la lumière des notions de forme et d’information,
op. cit.
6. James J. Gibson, Approche écologique de la perception visuelle (1979), Paris, Éditions
Dehors, 2014, p. 227-228. Le concept gibsonien d’invite est très proche du concept
simondonien de singularité.
7. Il reste nécessaire de distinguer quand il se passe quelque chose du point de vue des
émotions fugaces, et quand il se passe des choses du point de l’effectivité, c’est-à-dire du point
de vue des effets individuants.
8. Gilbert Simondon, L’Individuation à la lumière des notions de forme et d’information, op.
cit., p. 545.
9. La vidéo présentée dans ce poste de télévision donne à voir le dialogue in situ qui a eu lieu à
la Documenta 13 de Kassel.
10. Cette communication des parts d’irrésolu de chacun (métastabilité) est appelée par
Simondon le transindividuel (ibid.)
11. Maurice Nadeau, avant-propos à Malcolm Lowry, Au-dessous du volcan, Paris, Gallimard,
2011.
12. On fait l’hypothèse que c’est dans sa capacité à faire communiquer le préindividuel en
chacun, et non l’individué, que l’art politique se distingue de la propagande – ce n’est pas le
même type de collectif qui est créé dans les deux cas.
13. Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1989, p. 122.
14. Ibid., p. 123.
15. Ibid.
16. R. Murray Schafer, Le Paysage sonore. La musique du monde, Marseille, Éditions
Wildproject, 2010.
17. Soit ce vers de Omar Khayyam (son pouvoir de modulation potentielle d’une vie se passe
de commentaires) : « La vie passe, mystérieuse caravane, dérobe-lui sa minute de joie. »
18. Gilbert Simondon, L’Individuation à la lumière des notions de forme et d’information, op.
cit., p. 215 : « La vie est comme un problème posé qui peut n’être pas résolu, ou mal résolu :
l’axiomatique s’effondre au cours même de la résolution du problème : un certain hasard
d’extériorité existe ainsi en toute vie ; l’individu n’est pas enfermé en lui-même et il n’y a pas
de destin contenu en lui, car c’est le monde qu’il résout en même temps que lui-même : c’est le
système du monde et de lui-même. »
19. Ces deux formules sont de Gilbert Simondon, on les détourne ici aux fins de notre enquête.
20. Martin Heidegger, « L’origine de l’œuvre d’art », dans Chemins qui ne mènent nulle part,
Paris, Gallimard, 1980, p. 32.
21. Meyer Schapiro, « L’objet personnel, sujet de nature morte. À propos d’une notation de
Heidegger sur Van Gogh », dans Style, artiste et société, Paris, Gallimard, 1982, p. 353-354.
22. Cf. Jean-Hugues Barthélémy, Simondon ou l’encyclopédisme génétique, Paris, PUF, 2008,
chap. « Le réalisme des relations, un préalable épistémologique ».
4
1. The Battle of Orgreave (2001), Jeremy Deller ; Enemy Kitchen (à partir de 2003), Michael
Rakowitz ; One Flew Over the Void (Bala Perdida) (2005), Javier Téllez ; Gramsci Monument
(2015), Thomas Hirschhorn ; The Boat Project (2011-2012), Lone Twin.
2. Le terme « art en commun » est une proposition lexicale de l’auteure Estelle Zhong Mengual
pour distinguer cette forme de collaboration spécifique entre artiste et volontaires au long cours
et relevant de la coproduction d’autres formes artistiques participatives (interaction,
intervention…) qui revêtent d’autres enjeux artistiques et politiques. Voir Estelle Zhong
Mengual, L’Art en commun. Réinventer les formes du collectif en contexte démocratique, Dijon,
Les Presses du Réel, 2018.
3. Pierre Dardot, Christian Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La
Découverte, 2014, notamment « L’activité de “mettre en commun” comme institution du
commun », p. 234-240.
4. Voir Grant Kester, Conversation Pieces : Communication + Community in Modern Art, San
Diego, California University Press, 2004.
5. Notre insistance sur l’œuvre comme entité relationnelle pourrait évoquer, par proximité
lexicale, l’esthétique relationnelle proposée en 2001 par Nicolas Bourriaud. Elles ne traitent
cependant pas du tout de la même chose. La formule « esthétique relationnelle » s’inscrit dans le
champ de l’histoire de l’art. Elle désigne chez Bourriaud un mouvement artistique, une
approche partagée par des artistes dans les années 1990 qu’il définit comme « prenant pour
horizon théorique la sphère des interactions humaines et son contexte social, plus que
l’affirmation d’un espace symbolique autonome et privé ». « Esthétique » est ici synonyme de
« style », comme lorsqu’on parle d’une « esthétique minimaliste » par exemple. Cela ne suppose
pas de construction philosophique sur la nature de l’œuvre d’art ou de la relation spectateur-
œuvre.
Épilogue
Ce sont deux pierres au milieu d’un jardin, quelque part au Japon. Elles
se tiennent là, verticales, immuables et bavardes. Ce sont des pierres de
mémoire, monuments rituels propres à la culture shinto, voués à célébrer les
absents qui importent. Ce sont deux pierres grises, solennelles, semblables à
d’autres pierres qui parlent, ailleurs au Japon. Des pierres qui
commémorent les chevaux morts au combat, les animaux et oiseaux
chassés, l’escargot-parasite Miyairi éradiqué. D’autres rendent grâce aux
pinceaux d’estampes, aux aiguilles de couture qui ont servi fidèlement
jusqu’à la fin, aux services à thé que l’on a chéris et qui ont rendu l’âme.
Ces deux pierres dans ce jardin racontent une autre histoire. Sur l’une, on
peut lire : « En souvenir des cellules et vies artificielles. » Sur l’autre : « En
souvenir des micro-organismes. » Nous sommes dans le jardin de
l’université Waseda, où des biologistes travaillent chaque jour avec ces
entités. Où ils sont travaillés par elles, notamment par les cellules
artificielles qu’ils créent et manipulent constamment. Qui sont-elles ?
Comment les penser ? C’est-à-dire, ici, comment les considérer ? Oui, les
cellules se reproduisent, elles sont vivantes d’une certaine manière. Mais
non, ils ne sont pas sûrs qu’elles puissent à proprement parler mourir. Sur la
pierre de mémoire dédiée aux vies et cellules artificielles, autour de
l’inscription principale, ont été gravés des symboles : une hélice d’ADN,
une membrane lipidique, un ribosome, une fiole où croissent des cellules,
un œil enfin. Les conditions minimales pour créer la vie. Mais ce n’est pas
là un mémorial traditionnel : c’est une œuvre d’art contemporain qui en
emprunte la forme et la magie. L’artiste à l’origine de la création de ces
deux pierres intitulées aPrayer (2016) est Hideo Iwasaki. Il est aussi
chercheur en biologie cellulaire à Waseda. Comme ses collègues, Hideo
Iwasaki fait l’expérience de ce trouble : à quoi, à qui ont-ils affaire dans
leurs laboratoires ? Il y a tension de forme entre les pans d’irrésolu en lui,
les archipels constitués de ce qu’il croit savoir et faire, et ces formes de vie
étranges : quelque chose accroche. Plusieurs possibilités existent pour
résoudre cette tension. Il pourrait par exemple trancher, décider en lui-
même du statut de ces cellules, ou encore enfouir le problème. Il choisit au
contraire d’accentuer, d’exacerber la tension de forme ressentie. Parce qu’il
ne sait pas comment se rapporter à ces cellules artificielles, ce qu’elles sont,
qui elles sont, Hideo Iwasaki fait ce geste contre-intuitif de construire une
pierre de mémoire en leur honneur – et de laisser agir : voilà la résolution
de tension de forme qu’il propose.
Les pierres de mémoire et les rituels qui les accompagnent sont une
manière de « reconnaître rétrospectivement que “quelque chose était en
vie” 1 », explique Hideo Iwasaki. « Être en vie » ici n’est pas à entendre
dans son sens strictement biologique : ce n’est pas dire que l’on reconnaît
les entités célébrées comme des organismes vivants. Reconnaître que
quelque chose était en vie ici, c’est reconnaître la manière dont cette chose
agissait profondément dans nos existences, la manière dont elle comptait.
Les pierres sont des révélateurs de l’importance des êtres et des choses.
C’est aussi une forme de gratitude pour ce que ces êtres et ces objets ont
donné, ont permis, ont produit comme effets. Ériger une pierre de mémoire
en l’honneur des cellules et vies artificielles, c’est ainsi reformuler la
tension de forme initiale. C’est une manière de sauter par-dessus l’obstacle
initial qui bloquait l’imagination d’une résolution : la question n’est plus
« quel est le statut de ces cellules ? ». Car la fonction des pierres de
mémoire n’est pas de conclure sur la « nature » des entités, mais de rendre
justice a posteriori aux relations entre elles et nous.
Créer une pierre de mémoire pour des entités auxquelles on ne sait
comment se rapporter, et laisser agir. L’œuvre aPrayer est un dispositif qui
fait advenir une relation aux cellules artificielles dont on ne sait pas encore
si elle est juste, et si on en veut. Elle nous force à les considérer alors même
qu’on ne sait pas si c’est une position adéquate. Elle nous intime de les
traiter avec attention et gratitude alors même qu’on ne sait pas qui elles
sont, et ainsi si elles le méritent vraiment. Hideo Iwasaki détourne un
dispositif de reconnaissance fait pour fonctionner a posteriori, après la
disparition des entités célébrées, pour le déployer de manière simultanée au
côtoiement quotidien de ces entités en laboratoire, ici les cellules. En nous
plaçant dans cette situation inconfortable, en nous embarquant dans des
relations que nous n’entretenons pas spontanément avec ces cellules,
aPrayer, à l’instar des autres pierres de mémoire, ne s’exprime pas sur le
statut de celles-ci. Au contraire, l’œuvre est un dispositif de maintien et de
creusement du trouble, de la tension de forme. Elle force les biologistes à
reformuler le problème en termes de relations : quelles relations
entretiennent-ils avec les cellules artificielles ? La pierre de mémoire
permet sans doute de rendre tout à coup visible la manière dont celles-ci
impactent leur existence quotidienne, dont elles apportent le trouble, la
manière dont elles creusent leur réflexion sur ce qu’est la vie, dont elles
agissent sur leur façon de travailler, de penser 2. Mais l’œuvre nous enjoint
également de penser les relations que l’on voudrait entretenir avec elle :
souhaitons-nous les considérer ? Qu’est-ce que cela impliquerait ? Quelle
place souhaitons-nous leur donner ? Plus loin, l’œuvre nous amène à
réfléchir à ceux à qui l’on pourrait dédier une pierre de mémoire : qui
considérons-nous jour après jour ? À quels êtres vivants accordons-nous
notre attention, notre gratitude ? Et qui oublions-nous ? Qui est invisible à
nos yeux alors qu’il agit dans nos existences ? À quels vivants devons-nous
quelque chose aujourd’hui et lesquels avons-nous omis de remercier ?
Autrement dit, aPrayer produit des effets à deux niveaux. L’œuvre vient
d’abord transformer imperceptiblement les relations quotidiennes,
pratiques, symboliques, ontologiques que nous entretenons avec les cellules
artificielles. Plus loin, par une sourde effectivité de l’art, elle vient peut-être
même transformer qui elles sont à nos yeux. Il est probable que les
biologistes de Waseda regardent d’un autre œil, un œil plus attentif, plus
sensible à la complexité, les cellules artificielles avec lesquelles ils
travaillent. « Pourquoi n’y a-t-on pas pensé avant 3 ! » s’exclame un
collègue d’Iwasaki. L’œuvre a inventé un vouloir, elle s’impose comme une
forme de nécessité dont on se demande comment on a fait pour s’en passer
jusque-là. Et il est probable que, pour nombre d’entre les gens qui accèdent
à cette œuvre, pour qui les cellules artificielles n’existaient pas dans leur
espace mental avant de la rencontrer, quelque chose a également pu
changer. Le fait de les rencontrer dans le cadre d’un hommage par une
pierre de mémoire, prises dans ces tensions, les fait tout à coup exister très
fort, les fait surgir comme un point chaud du monde, les fait advenir comme
entités dignes d’attention. C’est sans doute parce que l’œuvre d’Hideo
Iwasaki est inscrite dans une tentative de résolution de cette tension de
forme, créée par sa rencontre avec les cellules artificielles, que celle-ci peut
constituer si puissamment pour d’autres, qui partagent avec Iwasaki une
même part d’irrésolu, une rencontre individuante.
Mais l’œuvre irradie également à un autre niveau. En provoquant en
nous une réflexion sur tous les autres êtres vivants dignes d’une pierre de
mémoire, elle interroge, ébranle, élargit, reconfigure notre régime et notre
champ d’attention. Et cette attention est toute politique. Car il existe une
essence discrète et préinstitutionnelle du politique qui se joue dans les
déplacements des seuils et des passages qui commandent ce qui mérite
l’attention. La question du féminisme a manifesté ces déplacements dans les
dernières décennies, et la question des différences de traitements entre les
genres est subitement devenue un astre qui attire beaucoup d’attention. La
question du travail aliéné et des rapports capital / travail, la question de la
condition de tous ceux qui ne possèdent pas les moyens de production mais
vendent leur force de travail, naturalisée dans le premier capitalisme, est
devenue depuis Marx un objet des plus vigoureuses attentions.
Or ce que fait l’œuvre d’Iwasaki sur nous, Occidentaux, Modernes,
naturalistes 4, habitués à ne considérer personne d’autre que les humains,
c’est précisément déplacer le seuil politique de ce qui mérite attention. En
créant ce mémorial pour des cellules artificielles, c’est-à-dire pour des
entités limites sur le spectre du vivant, l’œuvre peut créer une brèche en
nous où s’engouffreraient discrètement tous les autres vivants, ceux que
nous avons laissés dehors, hors du champ de notre attention politique. Tous
ceux pour qui il n’existe aucune pierre de mémoire chez nous, alors même
que leurs dons et leurs effets sur nous sont multiples, constitutifs et avérés.
aPrayer prend la forme d’une rencontre individuante politique, qui se
confond ici avec une rencontre individuante ontologique : déplacer le seuil
de l’attention politique revient ici à déplacer les lignes invisibles de notre
cosmologie qui nie ou invisibilise ce que nous recevons des vivants, la
manière dont nous y sommes si profondément affiliés. Combien de pierres
de mémoire avons-nous oublié d’ériger pour les pollinisateurs qui chaque
année fabriquent le printemps végétal, vivrier pour nous ; pour la vie des
sols dont la microfaune est le grand paysan acéphale ; pour les forêts
bricoleuses du cocon respirable qu’est l’atmosphère ? Combien de pierres
avons-nous négligé de consacrer, en descendants oublieux, aux ancêtres qui
nous ont portés à bout de bras jusqu’ici, nous ont offert leurs puissances
évolutionnaires et écologiques ? Au petit mammifère placentaire, analogue
à un mulot, survivant à l’extinction crétacé-tertiaire qui engloutit les grands
sauriens, pour nous transmettre en relais le miracle de la vie sexuée, de la
viviparité, de la plénitude affective de la parentalité ? À la première cellule,
qui, par endosymbiose, a incorporé en elle une bactérie devenue
mitochondrie, organite qui actionne à chaque instant dans nos corps ce
prodige qu’est la synthèse de l’énergie ? À l’hominien couvert de fourrure,
nu, qui a brillamment découvert le feu, et ce faisant originé, par la filiation
comme par l’invention culturelle, la forme de vie que nous sommes ?
De ce point de vue, la pierre de mémoire d’Iwasaki est une rencontre
individuante décisive pour notre temps, pour notre époque caractérisée par
une crise écologique systémique. Elle entre en dialogue directement avec un
point clé de cette crise. Bien sûr, la crise écologique qui est la nôtre est une
crise des sociétés humaines : elle met en danger le sort des générations
futures, les bases mêmes de notre subsistance et la qualité de nos existences
dans des environnements souillés. C’est aussi une crise des vivants : sous la
forme de la sixième extinction des espèces, de la défaunation généralisée,
comme de la fragilisation des dynamiques écologiques par le changement
climatique, et de la réduction des potentiels d’évolution de la biosphère.
Mais c’est aussi une crise d’autre chose, de plus discret et peut-être plus
fondamental. Ce point aveugle, nous en faisons l’hypothèse, c’est que la
crise actuelle, plus qu’une crise des sociétés humaines d’un côté, plus
qu’une crise des vivants de l’autre, est une crise de nos relations au vivant.
C’est spectaculairement une crise de nos relations productives aux
milieux vivants, encapsulée dans le faciès extractiviste et financiarisé du
capitalisme contemporain ; mais c’est aussi une crise de nos relations
collectives existentielles au vivant, de nos branchements et de nos
affiliations aux vivants, qui commande la question de leur importance, par
lesquels ils sont de notre monde, ou hors de notre monde, sensible, pratique
et politique.
Cette crise est difficile à nommer et à comprendre. Chacun pressent
néanmoins avec précision ce qu’elle nous intime : il faut passer à d’autres
relations envers les vivants. Un aspect de cette crise de nos relations aux
vivants passe néanmoins plus inaperçu, de par le caractère discret et à peine
bruissant de sa dimension politique, c’est-à-dire de ses possibilités de
politisation. C’est celui qui consiste à la penser comme une crise de la
sensibilité. Par crise de la sensibilité, nous entendons un appauvrissement
de ce que nous pouvons sentir, percevoir, comprendre et tisser comme
relations à l’égard du vivant. Une réduction de la gamme d’affects, de
percepts, et de concepts et de pratiques nous reliant à lui. Nous avons une
multitude de mots, de types de relations, de types d’affects pour qualifier les
relations entre humains, avec les artefacts ou avec les œuvres d’art, mais
bien moins pour nos relations au vivant. Cet appauvrissement de l’empan
de sensibilité envers le vivant, c’est-à-dire des formes d’attention et des
qualités de disponibilité à son égard, est conjointement un effet et une part
des causes de la crise écologique qui est la nôtre. C’est à cet
appauvrissement de notre sensibilité au vivant que l’œuvre d’Iwasaki vient
répondre, en créant ces pierres de mémoire qui interrogent et élargissent
simultanément le champ de l’attention qu’on porte au vivant. Qui
enrichissent ses rangs. Qui constituent de nouvelles relations, de nouvelles
affiliations à celui-ci. Un art pensé comme puissance de rencontres
individuantes constitue probablement une réponse à la mesure de cette crise
de la sensibilité.
Les bougés tectoniques dans l’art de l’attention politique d’un collectif
humain se manifestent par un symptôme éloquent : c’est le sens du tolérable
et de l’intolérable. Un roi de droit divin, par exemple, ce n’est plus tolérable
aujourd’hui. Le dispositif inconscient du tolérable et de l’intolérable est une
machine délicate, incorporée en chacun, instruite par des flux sociaux et
culturels. Le problème, c’est que nos rapports actuels au vivant puissent
devenir intolérables. Que l’idée de disparition des oiseaux des champs, des
insectes européens, et plus largement des formes de vie autour, par inaction
et écofragmentation et extractivisme (le stade obsessionnel de l’industrie
extractive qui considère tout comme des ressources), nous devienne
tranquillement, évidemment intolérable, comme l’est la monarchie de droit
divin. Et ce en préparant des rencontres qui les font entrer dans l’espace
politique de ce qui mérite attention : c’est-à-dire qui appelle qu’on y soit
attentifs, attentionnés. Des rencontres préparées, telles que celle, par
exemple, permise par l’œuvre d’Iwasaki.
Ne jamais sous-estimer le pouvoir d’une rencontre avec une œuvre
d’art – même quand c’est une pierre au fond d’un jardin, quelque part au
Japon.
1. Extrait des propos d’Hideo Iwasaki tenus lors d’une conférence à Paris dans le colloque « La
vie à l’œuvre » organisé au musée de la Chasse et de la Nature, 16 et 17 octobre 2017.
2. Cela est particulièrement sensible dans l’inscription gravée au dos de la pierre de mémoire :
« Nous reconnaissons par la présente ce monument de pierre comme commémorant les cellules
et les vies artificielles, qui n’ont pas encore vu le jour, mais qui seront synthétisées sous peu.
Nous espérons que le monument nous aidera à repenser les conditions qui nous font faire
l’expérience de la vitalité, ainsi que l’histoire des idées de vie. »
3. Propos rapportés par Hideo Iwasaki dans le cadre de la conférence citée précédemment.
4. Voir Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005. Le naturalisme y
est défini comme l’ontologie propre à l’Occident, qui considère le vivant comme matière
inanimée, dépourvue d’intériorité.
Bibliographie
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