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COLLECTION DIRIGÉE PAR MICHAËL FŒSSEL
ET JEAN-CLAUDE MONOD

ISBN 978-2-02-140424-1

© Éditions du Seuil, octobre 2018

www.seuil.com

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


À la mémoire de Xavier Douroux
TABLE DES MATIÈRES

Titre

Des mêmes auteurs

Copyright

Dédicace

D'un échec de communication répété avec les œuvres

1 - Dans la fabrique du mythe

L'indisponibilité des œuvres interprétée comme une déficience du spectateur

Un présupposé problématique : l'art comme libération et puissance critique

Un art sous double contrainte : liberté absolue et liberté critique


L'art comme réflexivité sur le médium

Une compréhension dépolitisée des avant-gardes

2 - L'art contemporain contre la digestion

Un modèle de production devenu habitude de réception

La tentation de l'indisponibilité démêlée

Comment rendre une œuvre indigeste : la vidéo, cas paradigmatique

La tentation du digestible dans la création même

L'anecdote comme discours produit par la t.a.c.


Fausse rencontre et non-rencontre

3 - L'œuvre comme rencontre individuante

L'expérience vécue de la rencontre


L'erreur de l'esthétique : individu vs individuation

Les conditions de la rencontre individuante

La rencontre comme individuation collective

Comment l'art nous transforme : le pouvoir de forme des singularités

La rencontre comme tension de forme et résolution de problème

Combler les besoins vs inventer des vouloirs

Penser la réception comme relation : une autre cartographie de l'esthétique

4 - À la recherche des conditions d'une rencontre individuante : une étude de cas

Exacerber l'œuvre comme relation

Inscrire la relation à l'œuvre dans une durée longue

Quelques stratégies de la rencontre


L'œuvre d'art comme dispositif de rencontre individuante organisée

Épilogue

Bibliographie

Remerciements
D’un échec de communication répété avec
les œuvres

Soit une exposition d’art contemporain. Nous avons passé les portes.
Nous avons arpenté chaque salle, observé chaque œuvre, lu chaque cartel.
Nous avons passé du temps entre ces murs. Pourtant, il ne s’est rien passé.
Nous avons le sentiment d’avoir été laissés dehors. Les objets, les
dispositifs, étaient des étrangers – des étrangers indisponibles. Nous ne
savions pas comment nous y rapporter, et eux ne semblaient pas
particulièrement bien disposés à notre égard. Il y a eu échange d’hostilités
avec cet amoncellement de gravats littéral ; avec cette vidéo floue, hachée,
conçue comme pour ne pas être vue ; avec cette installation géométrique de
fils électriques. Nous avons pensé quelque chose comme « On se fout
vraiment de nous » ; et ils ont murmuré quelque chose comme « On n’est
pas là pour être aimés ».
Nous avons dit, une fois : « Ah, l’idée est intéressante », mais la
réalisation matérielle est inaboutie. Devant une œuvre, il s’est passé
quelque chose. Nous avons souri deux fois. Mais, dans l’immense majorité
des salles, l’électro-affectogramme est resté plat, troublé parfois par des
pics d’incompréhension ou d’impatience. De dépit, nous avons ébauché
cette acide hypothèse : parfois, on dirait que la forme de réussite la plus
haute à laquelle puisse atteindre une œuvre d’art contemporain est une
bonne blague. On s’est demandé si une étude quantitative n’isolerait pas le
fait étrange que la salle la plus intéressante, la plus longuement fréquentée
d’un musée d’art contemporain, est invariablement la boutique.
On y a acheté un Malevitch miniature aimanté. Sur le chemin du retour,
on a ironisé, enfin, sur l’arc-en-ciel parabolique de l’Histoire de l’Art,
s’élevant du fond des cavernes du pléistocène, atteignant son acmé au
plafond de la Sixtine, pour retomber en magnets sur nos frigos.
Nous avons hurlé avec les loups 1.

L’expérience que nous décrivons plus haut n’est bien sûr pas le fait de
l’art contemporain dans sa totalité : il y a tant d’œuvres, tant d’artistes, qui
opèrent encore leur magie. Elle ne révèle en aucun cas ce qui serait une
essence générique de cette pratique : d’une part, car il n’existe pas
d’essence de l’art ; d’autre part, car l’on aurait bien du mal à déterminer ce
qu’est l’art contemporain. Le terme désigne, en effet, à la fois un découpage
historique aux limites fluctuantes (l’art depuis 1945 ? depuis 1980 ?) ;
l’ensemble de la création actuelle ; l’ensemble des formes artistiques
actuelles déconcertantes ne correspondant pas à nos canons implicites (il est
probable qu’une nature morte traditionnelle datant de 2017 ne soit pas
spontanément appelée art contemporain) 2. Les aficionados diraient
d’ailleurs qu’il n’y a pas d’art contemporain, au sens où la production
actuelle est si diverse dans ses pratiques, formes et problèmes qu’il n’y a
plus aucun sens aujourd’hui à employer une expression aussi vaste et sous-
déterminée. On ne parlerait d’art contemporain en général que si l’on ne
connaît pas l’art contemporain : ce serait une catégorie pour les profanes, en
quelque sorte. Ils auraient en partie raison et en partie tort. C’est pourquoi
cet ouvrage ne se propose pas d’enquêter ici sur l’art contemporain en
général, mais sur une forme de relation bien particulière qui se met en place
régulièrement entre œuvre et visiteur.
Car, par-delà cette irréductible pluralité des pratiques, on ne peut
s’empêcher de remarquer une extraordinaire similarité d’expérience par les
spectateurs, de la Biennale de Venise, en passant par celle d’Istanbul,
jusqu’à la galerie new-yorkaise et le MACBA barcelonais : celle décrite
plus haut d’une « indisponibilité » des œuvres. Cette indisponibilité
s’apparente au premier abord à une certaine forme d’ineffectivité : ces
œuvres tendent à laisser froid – on en sort indemne. On peut même circuler
de salle en salle, sans être le moins du monde « retenu » par une œuvre.
« C’est que vous n’essayez pas assez. Vous ne restez pas assez de temps
devant les œuvres. Vous renoncez trop vite », pensent peut-être certains.
Mais le phénomène d’indisponibilité des œuvres qui nous intrigue ici n’est
pas rabattable sur une difficulté d’accès. Cette dernière peut d’ailleurs, on le
verra, être l’amorce d’une œuvre puissante en effets. Non, il y a quelque
chose d’autre que cette aridité initiale. Quelque chose qui ne se résout pas
malgré une pleine disponibilité du visiteur, quelque chose qui excède le
mythe de la complexité inhérente à l’art contemporain. « Mais
heureusement que les œuvres ne se donnent pas, l’art n’est-il pas fait pour
nous ébranler, nous déstabiliser ? » insisteraient peut-être d’autres. Mais là
encore, il convient de distinguer une œuvre indisponible et une œuvre qui
perturbe. La spécificité de la seconde est en effet de déclencher chez le
visiteur un processus d’inférences riche et paradoxal : ça appelle, mais ça
accroche, on ne parvient pas à en faire le tour avec l’esprit. On ne saisit pas
forcément, mais l’on sent que quelque chose bruisse, qu’il y a quelque
chose à saisir. Or l’œuvre indisponible, celle qui nous intéresse ici,
n’appelle précisément aucun processus d’inférences : cela ne déclenche
rien, ni affect, ni question, ni pensée, ni sensation. Ce n’est pas qu’elle nous
perturbe, c’est qu’elle nous laisse de marbre. L’œuvre ne bruisse pas, elle
gît inerte. Ce que nous traquons ainsi ici, c’est ce qui apparaît comme un
refus des œuvres à donner quelque chose, à produire des effets, qu’ils soient
affectifs, sensibles, sémantiques – à souscrire à l’ambition même d’une
quelconque effectivité. L’insistance de cette régularité, malgré le pluralisme
de l’art contemporain, ne peut manquer de constituer une énigme pour qui
veut enquêter.
Par « énigme de l’art contemporain » nous n’entendons pas ici un
puzzle logique qui appelle une solution unique pour que tout soit dénoué,
clair et définitivement résolu. C’est une énigme dans un sens plus simple et
plus relationnel : il s’agit d’un phénomène énigmatique, qui étonne, et qui,
en tant que tel, appelle une démarche d’enquête. Cette récurrence de
l’expérience de l’indisponibilité justifie de considérer pour un instant qu’il
existe une forme particulière d’uniformité cachée dans toute une série de
pratiques différentes. Bien sûr, la mondialisation de l’art et de ses
institutions expliquerait la diffusion de cette forme d’uniformité, mais la
question est davantage : qu’est-ce qui se diffuse par cette mondialisation ?
L’expérience de l’indisponibilité que nous décrivons ne caractérise bien
sûr ni l’ensemble de la production contemporaine, ni un pan identifié de
l’art contemporain, ni un courant. Ce n’est pas un trait formel qui
permettrait d’identifier une famille stable au sein de l’art contemporain. Elle
relèverait davantage d’une certaine tentation de l’art contemporain,
tentation dont l’infrastructure est philosophique, donc discrète. Cette
tentation hante dans des proportions très diverses des œuvres, des artistes et
des mouvements différents. Ainsi notre emploi à venir de l’expression « art
contemporain » est à entendre comme la désignation de cette tentation
spécifique des œuvres à se rendre indisponibles. C’est elle qui constitue
notre énigme – c’est sur elle que va porter notre enquête. Pour conserver
cette cible précise, sans hypothéquer le confort de lecture, nous désignerons
désormais cette « tentation de l’art contemporain » à se rendre ineffective et
indisponible, la « t.a.c. ».

Que s’est-il passé ? Comment expliquer cet échec de communication


des œuvres avec les humains, leur tentation à se montrer indisponibles ? Un
premier temps de l’ouvrage s’attache à élucider ce sentiment par une
généalogie des doubles contraintes pesant conjointement sur la création
contemporaine et sa réception. Ce constat d’une non-rencontre amène
ensuite à enquêter, par contrepoint, sur ce qui a lieu quand il se passe
quelque chose entre quelqu’un et une œuvre d’art. C’est ce que nous
appelons une rencontre avec une œuvre. Déplier ce qui se joue dans cet
événement si dense en significations et en affects exigera alors un détour
philosophique par la pensée du philosophe français Gilbert Simondon.
Enfin, à partir d’une étude cas, nous enquêterons sur les conditions mises en
place par les artistes eux-mêmes pour favoriser la possibilité d’une
rencontre avec l’œuvre qu’ils produisent.

La proposition que nous faisons ici sous le nom d’« esthétique de la


rencontre » est ainsi un peu particulière. Par esthétique, nous n’entendons
pas la démarche épistémologique comprise comme « science de la
connaissance sensible », ni le geste ontologique qui consiste à définir « le
vaste empire du beau » dans les arts 3. De bien plus compétents que nous
s’en chargent 4. L’esthétique s’apparente ici à quelque chose de plus local,
moins ambitieux et plus opérationnel que ces atlas des plaques tectoniques :
une carte pour s’orienter ici et maintenant, une carte possible parmi d’autres
pour sortir de la double aporie sur laquelle notre enquête va déboucher
(presque par hasard) : la fausse rencontre et la non-rencontre comme noms
cachés de l’expérience qu’on fait de la plupart des œuvres contemporaines.
Nous faisons le pari que, au lieu d’être outil critique en aval,
l’esthétique pourrait jouer aujourd’hui un rôle vitalisant en amont, dans ce
paysage artistique contemporain à la fois déserté et fertile. Déserté, car le
public a été en partie démis de ses capacités esthétiques : seul le monde de
l’art peut légitimement formuler ce qu’est et ce que doit être l’art
contemporain. Fertile, car l’effectivité de la création contemporaine excède
largement ces seules salles d’exposition où le public et les œuvres ne se
rencontrent jamais. L’enjeu est de formuler une esthétique dont la fonction
ne serait pas de condamner davantage l’art contemporain, mais de vivifier à
la fois la réception et la création.
Le temps, le temps commande : formuler une esthétique adaptée aux
problèmes du temps, voilà le projet de cette réflexion. Une esthétique qui
viserait une forme de réappropriation de ce domaine par le public, pour
rendre possible une nouvelle relation à la création contemporaine, qui
délaisserait la critique lasse de ce qui y est délétère, pour comprendre et
exalter ce qui est vivant dans les pratiques actuelles.
Nous faisons le pari que l’esthétique et la philosophie de l’art peuvent
aider à faire émerger des caps, susceptibles de réinsuffler du sens dans notre
rapport à la création contemporaine, et de nous orienter vers les pratiques
les plus vivantes. Notre proposition esthétique constitue une boussole
possible, parmi d’autres à inventer.

1. L’attitude critique, déçue, dépréciative, concernant « la prétendue déliquescence d’un art »


contemporain est en effet un topos très répandu depuis les années 1990 : cf. Marc Jimenez, La
Querelle de l’art contemporain, Paris, Gallimard, 2005, p. 278.
2. Certains auteurs ont tenté de fournir une définition précise de l’art contemporain comme le
philosophe Peter Osborne : selon lui, la spécificité de l’art contemporain serait de « se rapporter
directement à l’ontologie socio-spatiale de ses propres sites et relations internationales et
transnationales ». Le gain d’intelligibilité d’une telle définition reste cependant incertain. Voir
Peter Osborne, Anywhere or Not at All : Philosophy of Contemporary Art, Londres, Verso,
2013, p. 28.
3. Les formes archétypales sont présentes notamment chez Baumgarten, Aesthetica (1750) et
Hegel, Esthétique (1835).
4. Voir par exemple les travaux de Jean-Marie Schaeffer (L’Expérience esthétique, Paris,
Gallimard, 2015), et Lorenzo Bartalesi (Lorenzo Bartalesi, Gianluca Consoli éd., « The aesthetic
experience in the evolutionary perspective », Rivista di Estetica, no 54, LIII, 2013 ; Lorenzo
Bartalesi, Mariagrazia Portera éd., 2013, « Aesthetics and evolutionism : An interdisciplinary
dialogue », Aisthesis, vol. 6, no 2).
1

Dans la fabrique du mythe

L’indisponibilité des œuvres interprétée


comme une déficience du spectateur
Deux hypothèses dominantes ont cours aujourd’hui pour expliquer qu’il
ne se passe si souvent rien entre œuvre et spectateur.
La première hypothèse est fille d’une interprétation dominante de
l’histoire des avant-gardes : si nous ne parvenons pas à apprécier ces
œuvres d’art contemporain, ce serait en raison du décalage, traversant toute
l’histoire de l’art depuis la fin du XIXe, entre notre goût – déjà rétrograde –
et la vision des artistes – déjà en avance sur leur temps. Nous savons, en
effet, depuis le Salon des refusés de 1863 qui hébergeait Le Déjeuner sur
l’herbe, que l’art qui déplaît aujourd’hui est le grand art de demain. Plus
encore, l’histoire des avant-gardes nous aurait montré que déplaire constitue
un symptôme même du caractère avancé, génial, novateur de l’art. Notre
difficulté à accéder aux œuvres d’art contemporain parlerait ainsi davantage
de nous que des œuvres elles-mêmes : nous serions pris et dépassés par
cette marche inéluctable de l’art ; notre insatisfaction serait une preuve de la
santé, de la vitalité de l’art actuel, qui continuerait d’ébranler la part
d’arbitraire et d’historique dans notre goût.
Ce premier schème d’explication rend sans doute compte de la réticence
partagée à formuler explicitement la faillite de notre rapport à l’art
contemporain : exprimer son insatisfaction, c’est coïncider avec la figure du
bourgeois étriqué. La critique négative de l’art contemporain a cet effet
miroir de nous assigner à identité. On pourrait ainsi parler d’un mécanisme
d’automaintien de l’art contemporain sous ses formes données, en ceci qu’il
est parfois plus coûteux pour le spectateur d’exprimer son désaccord que
son soutien. C’est probablement cela qui se joue aussi dans notre malaise
devant certaines expositions d’art contemporain : ce n’est plus seulement le
spectateur qui juge – il est lui-même en quelque sorte soumis au jugement
des œuvres. Son archaïsme ou son ouverture d’esprit est dans la balance. Sa
position au sujet des objets est soumise au jugement des objets. Les œuvres
vous écoutent, et votre avis vous classera parmi les réactionnaires ou les
premiers de cordée du goût.
Cette première hypothèse, traditionnelle, tentant de rendre compte de
notre relation à l’art contemporain, n’ouvre la voie à aucune résolution ; si
ce n’est celle d’une certaine résignation tragique – l’art d’aujourd’hui n’est
jamais pour aujourd’hui.

La deuxième hypothèse a pour présupposé la première, mais s’enrichit


d’un nouvel aspect. Elle aussi se fonde sur une certaine lecture de l’histoire
des avant-gardes pour expliquer les difficultés à nous rapporter à l’art
contemporain, et sur l’idée que l’art qui déplaît est signe de grand art (mais
qu’en est-il de l’art qui laisse froid ?). Elle ajoute cependant une nouvelle
clé d’explication censée rendre compte de l’évolution de l’art depuis la fin
du XIXe siècle : la spécificité de l’art contemporain serait « la mise en
question généralisée : il interroge et conteste, de façon plus ou moins
systématique mais en tout cas sans limites a priori, les conventions dont
[l’]expérience [artistique] était censée tirer sa possibilité 1 ». Cette
interprétation des avant-gardes, comme succession de ruptures avec les
codes artistiques des époques précédentes, constitue une lecture historique
relativement partagée. Si cette rupture peut porter à la fin du XIXe siècle sur
les conventions artistiques relatives au contenu de l’œuvre (établissement
des sujets non nobles comme dignes d’être représentés / abolition de la
hiérarchie des genres), elle en vient à concerner de manière quasi exclusive
les aspects formels de l’œuvre, à partir du milieu du XXe siècle. L’histoire de
l’art de la seconde moitié du XXe siècle est ainsi souvent interprétée, depuis
Clement Greenberg, en passant par Theodor Adorno jusqu’aux critiques les
plus contemporains, non pas seulement comme un dépassement des
conventions artistiques, mais comme un dépassement des formes
artistiques : la recherche de nouvelles formes, n’appartenant pas auparavant
au registre des formes artistiques, constituerait l’objet de l’art.
C’est ce phénomène qui rendrait l’art contemporain si difficile à
appréhender pour le spectateur et qui l’amènerait à percevoir les œuvres
comme distantes, indisponibles : les formes présentées le désorientent, dans
la mesure où elles le ramènent toujours à ce qu’il ne considère pas comme
spontanément artistique.

À ce second schème d’explication, correspondent deux solutions


traditionnelles pour rendre possible une communication avec les œuvres
d’art contemporain. Il s’agit, d’une part, pour le spectateur, de considérer la
réception artistique comme un effort à fournir de sa part, sous peine de ne
pouvoir autrement profiter en rien d’une exposition d’art contemporain :

Faute d’avoir consulté ces textes [prospectus et catalogues], faute


surtout d’avoir intégré ces nouvelles règles du jeu, le spectateur
ressortira de l’expérience épuisé et aigri, avec le sentiment de
n’avoir rien compris, de s’être égaré dans une masse informe de
stimuli chaotiques, d’avoir été floué par « un accrochage négligé qui
laisse une impression de bric-à-brac et de déficit de sens » 2.

Ce seraient nos lacunes artistiques ou bien encore notre manque de


disponibilité, notre paresse intellectuelle, notre jugement hâtif qui
occasionneraient notre sentiment d’insatisfaction quant aux œuvres.
Conséquemment, c’est la seconde solution, il s’agirait d’éduquer le
spectateur à l’histoire de l’art contemporain : si les œuvres sont en effet à
comprendre comme affranchissement formel, alors il devient nécessaire de
connaître l’histoire des formes au XXe siècle pour saisir pleinement la valeur
et la portée de ces œuvres. L’autoréférentialité de ces dernières n’impliquera
plus dès lors une exclusion du spectateur, dans la mesure où celui-ci
maîtrisera les codes et enjeux propres à la sphère artistique 3, « les nouvelles
règles du jeu ».

Ces deux hypothèses ne vont pas sans poser problème. On remarquera,


dans un premier temps, qu’elles ont en commun d’instaurer un rapport au
spectateur fondé sur la culpabilité : la charge de la preuve lui échoit. C’est à
lui de faire l’effort de s’extraire de son goût historique ou de sa
désorientation : il est coupable, d’une certaine manière, d’être rétrograde, en
retard sur un art qui aurait le monopole de l’avant-garde formelle et
existentielle. Il est condamné à mimer l’enthousiasme pour paraître à la
pointe du temps – ou à sembler conservateur. Sa critique n’est, dans tous les
cas, pas légitime. Il est pensé comme l’élément déficitaire dans cette
relation aux œuvres. Il n’y a pas de problème dans l’art contemporain,
seulement un spectateur déficient.
Cette version de l’histoire a d’ailleurs été intériorisée assez
profondément par le visiteur, comme le montre cette petite phrase que nous
chuchotons si souvent en sortant d’une exposition : « Je n’ai pas compris. »
L’expérience de l’art contemporain comme flagrant délit des limites du
spectateur. Nous n’avons pas compris, nous n’avons pas été à la hauteur. Et
si cette formulation du problème n’était pas la bonne ? S’il y avait là un tour
de passe-passe qui déguise l’indisponibilité et l’ineffectivité des œuvres en
complexité ? Car il y a cette loi toute simple que nous avons croisée
maintes fois dans notre intimité : quand une relation est dysfonctionnelle,
on ne peut pas décemment faire porter la faute à un seul des termes. C’est
un des indices puissants qui va nous pousser à centrer la focale sur la
relation entre les termes pour expliquer l’échec de communication, et non
pas sur le spectateur d’un côté ou l’artiste de l’autre.

On notera enfin que le procédé de culpabilisation du spectateur sous-


jacent à ces hypothèses est également renforcé par l’association de l’art
contemporain aux valeurs de liberté et d’autonomie : être insatisfait des
œuvres, c’est en quelque sorte ne pas reconnaître ces valeurs-là qui les
fondent. Si le spectateur n’abonde pas, dans les faits, spontanément, dans le
sens des œuvres, il s’agit de le contraindre, dans un second temps, à
abonder sur le principe – sur le principe moral associé à ces œuvres. Une
telle tonalité de relation au spectateur ne peut que nous interroger sur sa
place dans cette production artistique actuelle : nous aurions sous les yeux
une création qui refuserait, dans une certaine mesure, le destinataire : une
production artistique autotélique, néanmoins exposée, c’est-à-dire s’offrant
et se refusant au jeu de la réception dans le même mouvement.

Un présupposé problématique : l’art


comme libération et puissance critique
Néanmoins ce point, bien que problématique (souhaitons-nous vraiment
une relation à l’art de cet ordre ?), ne serait pas rédhibitoire, si les deux
hypothèses précédentes étaient, par ailleurs, valides. Si c’était là un bon
récit, un récit juste de ce qu’est, de ce que doit être l’art, alors le retard, le
déficit du spectateur seraient un malheur somme toute acceptable. Or le
présupposé commun à ces deux hypothèses pose également question.
Toutes deux reposent, en effet, sur une conception progressiste de
l’histoire de l’art. Celle-ci est rendue visible par l’emploi du vocabulaire de
l’affranchissement : plus on avance dans l’art, plus on constate une
libération à l’égard des conventions, plus l’art est parfaitement libre et
autonome. L’histoire de l’art serait ainsi une accumulation successive de
libérations. Il y a recouvrement des idées de progrès et de libération :
l’ouverture du champ de ce qui peut faire art est conçue comme un progrès,
car interprétée comme libération, et la libération est considérée comme
étant nécessairement un mieux par rapport à une situation antérieure. On
pourrait voir ici un prolongement de la vision progressiste renaissante de
l’art chez Vasari, à partir de nouveaux critères, qui ne sont plus la virtuosité
technique et la mimesis, mais la libération formelle. Mais plus finement, on
assiste en fait à un transfert de l’idée de progrès, déboutée comme prisme
d’analyse de l’histoire politique par la fin des grandes idéologies, vers
l’histoire de l’art.
Ce déplacement de l’idée de progrès depuis l’Histoire jusque dans les
arts peut être rendu intelligible par la mutation qui s’opère autour de la
Seconde Guerre mondiale sur cette notion. Après 1945, il devient en effet
difficile de soutenir l’idée d’un progrès général de l’histoire politique et
sociale fondé sur un progrès de la raison humaine 4. Dès lors, le mythe du
Progrès dans l’espace social et mental devient comme vacant, disponible
pour un autre contenu. Il tient bon néanmoins dans le champ des sciences et
des techniques. Mais, avec le triomphe du réfutationnisme poppérien dans
les sciences, on peut faire l’hypothèse que le « progrès » de la raison en
vient à ne plus se définir par l’accumulation de contenus positifs (des
savoirs définitivement vrais), mais par la puissance critique à l’égard des
contenus (un savoir acquiert le prestige d’être scientifique précisément
parce qu’il est réfutable).
Ce modèle critique du progrès se diffuserait ainsi en partie des sciences
vers la politique. Contre les errances des collaborations silencieuses aux
totalitarismes (banalité du mal par obéissance aveugle), la pensée critique
devient l’alpha et l’oméga de la raison politique. Le progrès ne peut avoir
de contenus, il est seulement formel : il est la puissance critique qui
transcende tout contenu.
Notre conjecture, c’est que ce nouveau progressisme, conçu non pas
comme amélioration, mais comme émancipation critique, est décalé et
réinvesti vers la conception de l’art, par ces processus d’exaptation, c’est-à-
dire de détournement d’un héritage, qui pullulent dans l’histoire culturelle 5.
La conception du progrès comme puissance formelle critique devient
progressivement le nouvel idéal normatif de l’art à partir de la fin des
années 1930, et culmine en 1945. Selon les termes d’Adorno, l’art se
constitue comme « le ferment du monde libéré », dans un monde
postindustriel technocratique, en proie à la culture de masse et portant les
stigmates des totalitarismes ; c’est-à-dire toujours potentiellement vécu
comme aliéné et aliénant. Adorno écrit ainsi :

Toutes les œuvres d’art […] sont a priori polémiques. L’idée d’une
œuvre d’art conservatrice contient quelque chose d’absurde […] les
œuvres d’art témoignent que ce monde lui-même doit devenir autre
chose, schémas non conscients de sa transformation 6.

La nouvelle tâche de l’art devient ainsi l’hypercritique au milieu du


e
XX siècle : il est le lieu de la remise en cause constante du monde tel qu’il
se donne, à présent qu’il est toujours soupçonnable de folie et de
dysfonctionnement. En tant que lieu de la critique du monde tel qu’il est, il
est conjointement le lieu où fermente une possible réinvention du monde.
L’art incarne désormais la nouvelle définition du progrès comme liberté
critique.

Un art sous double contrainte : liberté


absolue et liberté critique
Mais simultanément, les mêmes conditions historiques induisent une
double contrainte qui détruit discrètement cet idéal. La double contrainte
(double bind), ou injonction paradoxale, est un phénomène psychologique
décrit par Gregory Bateson dans Vers une théorie de la schizophrénie
(1956). Il caractérise une situation dans laquelle le sujet est pris sous les
feux croisés de deux injonctions, d’intensité éminente et égale, mais
contradictoires dans leur contenu, de sorte que, nécessairement, suivre
l’une viole l’autre. Par exemple, l’injonction : « Soyez spontané ! » relève
de la double contrainte. Dans les interactions sociales, ce phénomène est
qualifié « d’art de rendre l’autre fou » – il produit en effet sur la psyché des
effets d’impuissance et de dissonance cognitive qui ne vont pas sans
traumatismes. De là, il s’agit de comprendre notre attitude envers les
artistes contemporains comme une sincère empathie à l’égard de leur
impossible situation, dont ils ne sont par ailleurs pas plus responsables que
nous des absurdités sédimentées dans nos institutions.
Les conditions historiques impliquent en effet parallèlement la nécessité
d’instaurer l’art comme le lieu de la liberté absolue, à l’abri de
l’instrumentalisation par la sphère marchande (la publicité) et la sphère
politique (la propagande). La liberté absolue exige l’autonomie radicale de
l’art par rapport aux autres domaines du monde et est perçue comme une
condition nécessaire à l’accomplissement même de l’art, c’est-à-dire à
l’exercice de sa liberté critique.
Pourquoi ces deux injonctions sont-elles contradictoires ? La vocation
hypercritique de l’art constitue en même temps une opportunité inouïe pour
l’art (jouer un rôle structurant du monde) et un risque constant : celui de
perdre la liberté absolue. Car on ne peut jamais critiquer depuis une liberté
absolue. Critiquer quelque chose, en effet, c’est toujours critiquer au nom
d’autre chose : on critique toujours depuis quelque part, depuis une certaine
position dans un champ, depuis un certain engagement, un certain idéal, une
certaine conception politique du monde. Autrement dit, on critique toujours
depuis une conception qu’on défend, qui a un contenu positif, qu’on érige
contextuellement en norme, et en ce sens, l’on court déjà le risque de
propagande. On critique toujours une chose parce qu’on est attaché à autre
chose : la liberté critique menace structurellement la liberté absolue. Il y a
ainsi une impossibilité radicale pour l’art à concilier les deux injonctions,
celles d’être conjointement liberté critique et liberté absolue. Exercer l’une
remet en cause l’autre. Cette hypothèse permet de comprendre les positions
quasi schizophréniques d’Adorno dans sa Théorie esthétique, autrement
incompréhensibles, qui affirme tantôt la fonction de transformation du
monde par l’art, tantôt la nécessité d’une autonomie radicale de celui-ci.
Cette hypothèse permet d’ailleurs également, par la bande et presque
collatéralement, de comprendre un autre phénomène intrigant, à savoir le
goût pour l’ironie déployé dans l’art contemporain depuis Marcel Duchamp
jusqu’à Andrea Fraser. Il existe en effet une ruse comportementale, et une
seule, dans la palette éthologique humaine, pour critiquer quelque chose
depuis nulle part, c’est-à-dire sans exprimer un attachement à ce qu’on
valorise et qui sert de norme depuis laquelle on critique. Il s’agit de
l’ironie : c’est l’attitude qui permet de remettre en cause une position en
toute sécurité, depuis aucune position identifiable, comme en suspens,
inassignable. Elle permet de critiquer sans même sembler croire à la norme
depuis laquelle, nécessairement, l’on critique. On saisit peut-être ici une des
causes de l’inflation de l’ironie dans l’art contemporain du XXe siècle, qui
devient presque une de ses tonalités affectives dominantes : c’est la seule
voie facile pour maintenir ensemble les deux injonctions paradoxales.

On aurait pu sortir de cette aporie en renonçant à l’une des deux


injonctions, mais le temps avait autant besoin de l’une que de l’autre. Le
temps, le temps commande. Cette aporie va alors être dépassée par un
retournement fascinant, dont nous ne sommes littéralement pas revenus. De
ces deux contraintes, d’abord orientées vers le monde, l’une va se retourner
contre l’autre. La vocation hypercritique de l’art va connaître un
infléchissement, qui permet de conserver ensemble liberté critique et liberté
absolue – mais à condition de changer l’objet de cette critique. La solution
étrange que trouve la pratique artistique dans cette double contrainte
consiste à retourner la critique contre soi. Plutôt qu’une critique du monde,
l’art va produire sa propre critique. Il se prend lui-même pour objet : il ne
traite plus du monde, mais des formes de l’art lui-même, de ses médiums,
de son histoire, de ses conditions de monstration. L’art préserve ainsi sa
vocation critique tout en préservant sa liberté absolue, en tant que
l’autocritique préserve de la compromission avec le monde. On passe
subrepticement d’une mission hypercritique à une mission autocritique de
l’art : l’œuvre d’art a pour vocation maintenant de remettre en cause ses
propres conditions d’apparition, comme défendu ici sous le terme de « mise
en cause généralisée ».

Une telle attitude [mise en cause généralisée] suppose une


autonomie radicale de l’art, tant par rapport aux attentes du public
qu’eu égard aux fonctions extra-artistiques que l’art peut assumer.
[…] L’artiste ne peut critiquer les paramètres de l’expérience
artistique que si, d’une certaine manière, les œuvres « ne servent à
rien » ; à moins de pouvoir se légitimer en tant que libre
expérimentation esthético-symbolique, l’art ne saurait assumer
jusqu’au bout la vocation hyper-critique qui est devenue la sienne.
Notons-le, cependant, ceci n’implique pas que l’art contemporain ne
puisse, à l’occasion, endosser telle ou telle fonction particulière
(faire office de monument, par exemple). Mais c’est toujours depuis
son autonomie principielle, sur laquelle il se fonde par essence, qu’il
s’efforcera de remplir, le cas échéant, une fonction d’emprunt 7.

La vocation autocritique de l’art contemporain, une fois admise, est


conçue comme justifiant une autonomie radicale de l’art : satisfaire à
certaines fonctions dans la sphère sociale mettrait en danger la possibilité de
mener cette autocritique correctement, puisque d’autres exigences, en plus
de celles de l’autocritique, seraient alors en jeu. Il n’y a plus de dehors,
seulement un dedans, l’art lui-même. Dès lors, la définition de l’art peut se
cristalliser comme affranchissement formel, c’est-à-dire littéralement
comme la conjonction de la liberté absolue et de la liberté critique exercée à
son seul endroit. L’art ne peut pas être critique du monde visant une
émancipation des formes de vie qui y habitent, car ce serait mettre en péril
sa liberté absolue. Il sera ainsi critique de l’art, critique de lui-même visant
une émancipation des formes plastiques : l’injonction à la liberté absolue et
celle à la liberté critique sont ainsi toutes deux conservées.
Cette généalogie de la double injonction impossible permet de rendre,
par exemple, intelligible toute une partie de la production de la néo-avant-
garde, celle d’après 1945 : elle n’éclaire pas seulement l’émancipation
formelle qui caractérise cette période où se développent toutes ces formes
dématérialisées de l’œuvre d’art (happenings, protocoles, partitions,
instructions…), mais permet de comprendre ce qui se joue dans ce moment
des années 1960, que les historiens d’art appellent « la critique
8
institutionnelle ». Cette dernière constitue une autre incarnation de
l’autocritique à laquelle se retrouve contraint l’art, une autre solution à
l’injonction d’exercer une liberté critique sans l’exercer dans le monde par
crainte d’instrumentalisation. L’autonomisation institutionnalisée de l’art
élargit de fait le « soi » de l’art : l’art, ce n’est pas seulement ses formes,
mais aussi le monde de l’art qui l’accueille. L’autocritique devient, à la fin
des années 1960, critique de l’institution artistique, critique des conditions
de monstration de l’art. Des artistes comme Hans Haacke, Michael Asher
ou Christopher D’Arcangelo s’attachent ainsi à rendre visibles les relations
de pouvoir structurant les institutions artistiques, qui se présentent comme
espaces neutres, apolitiques. Mais cette critique se restreignant dans son
objet comme dans sa diffusion au milieu muséal et galeriste, « [elle] ne
remet pas en cause les acquis d’une certaine séparation de principe entre
l’institution art et la praxis sociale 9 ».

Identifier une double contrainte, comme celle de l’exigence conjointe de


liberté absolue et de liberté critique, qui pèserait sur la création
contemporaine n’implique pas néanmoins de conclure au fait que celle-ci
s’applique de manière uniforme et unanime sur les travaux de tous les
artistes du temps. Il existe en effet différentes manières pour les artistes de
prendre au sérieux et de métaboliser une double contrainte : renoncer à un
pan de la double contrainte (ce qui est le cas, par exemple, de toute une
partie de l’art engagé des années 1980, qui s’inscrit dans l’espace public,
comme Jenny Holzer ou Barbara Kruger), ou même aux deux pans ; ou bien
chercher d’autres voies qui permettent d’échapper à cette double contrainte,
tout en la reconnaissant comme paramètre agissant et conditionnant (les
attitudes ironiques ou indisponibles des œuvres en sont de bons exemples).

Cet art autocritique devient le symbole désamorcé d’une critique du


monde : la critique des formes artistiques antérieures et des normes
traditionnelles opérée par une œuvre fonctionne comme une métaphore de
la critique de nos conditions d’existence sociohistoriques. Par une étrange
ruse, on va sauver un résidu de la liberté critique à l’égard du monde
politique et social par le jeu même de cette métaphore. Le monde n’existe
plus qu’en creux des œuvres, qui ne s’adressent plus à lui. C’est un premier
aspect historique de la t.a.c. qui rend compte de l’indisponibilité que l’on
peut éprouver face à certaines œuvres d’art contemporain du XXe siècle, et
dont hérite en partie l’art actuel. Quelles étranges libertés que ces libertés
qui privent l’art du monde, qui privent le monde de l’art. La conception de
l’art comme pure émancipation formelle serait ainsi la chimère, ouroboros,
serpent se dévorant la queue, née de cette double injonction à être
simultanément liberté critique et liberté absolue.

Il convient de noter ici que la généalogie de cette double contrainte, qui


éclaire une certaine physionomie commune à l’art contemporain du
e
XX siècle, ne recouvre pas entièrement le phénomène de la t.a.c. que nous

cherchons à comprendre, et ne rend pas tout à fait compte de la création


actuelle qui, comme nous le verrons plus loin, s’attache de plus en plus à
réintégrer le monde et ses enjeux, qu’ils soient politiques, écologiques,
religieux, en son sein. Cependant, l’autoréférentialité de certaines œuvres
actuelles qui continuent à se situer dans cet héritage peut participer des
effets d’indisponibilité sur le spectateur, la signification des œuvres n’ayant
pas cours dans un monde autre que celui du monde artistique, avec ses
enjeux autoextraits du monde commun.

L’art comme réflexivité sur le médium


Cette contrainte à l’autoréférentialité se traduit historiquement en
grande partie par un hyperformalisme, entendu comme réflexivité sur le
médium : puisque l’art doit se résoudre à exercer sa liberté critique à son
propre endroit, elle aura pour objet les formes et les matériaux de l’art lui-
même. On aurait pu imaginer cependant que l’autoréférentialité se traduise
par une autocritique qui porte sur autre chose que les formes, l’art ne s’y
résumant pas tout entier : sur ses idéaux par exemple, ses thèmes de
prédilection, son histoire.
Mais l’art, à partir des années 1930, doit faire face à un autre problème
urgent qui justifie une conversion de l’autoréférentialité en
hyperformalisme réflexif : c’est le phénomène de l’émergence du kitsch
dans la production culturelle : « un art […] populaire et commercial fait de
chromos, de couvertures de magazines, d’illustrations, d’images
publicitaires […] 10 ». D’après Greenberg, son principal théoricien, le kitsch
use, en effet, des moyens artistiques inventés par l’art du pôle pur. L’affiche,
notamment, devient le double négatif de l’œuvre picturale. La qualité du
dessin, du travail des couleurs et des formes, des effets d’illusion est
également requise et présente dans l’affiche, pourtant elle n’est pas là pour
procurer au spectateur un sentiment esthétique, mais pour persuader le
consommateur d’acheter 11. Il s’agit donc pour le modernisme de réinventer
des codes artistiques antagonistes aux finalités du kitsch, afin de distinguer
en un clin d’œil le « vrai art » de la production culturelle commerciale. Là
où le kitsch publicitaire emprunte à l’art ses moyens les plus séduisants et
propose des contenus faciles d’accès, l’art se retranche, par distinction, dans
une forme d’intransigeance qui consiste en une éradication de tout sujet ou
thème identifiable et en une exaltation de l’expérimentation formelle
détachée de tout contenu déterminé. Plus spécifiquement, cette dernière
prend l’allure d’une exploration des possibles et des résistances des
médiums mobilisés. Bien entendu, ce n’est pas une nouveauté qu’une
œuvre d’art comporte en elle cette dimension, on la retrouve dès la
Renaissance. Ce qui est nouveau, c’est que la dimension réflexive devienne
une fin en soi.
La publicité est contrainte au contenu, car il faut bien vendre quelque
chose : l’art, lui, se refusera donc à tout sujet identifiable et se redéfinira
comme retour réflexif sur les médiums qui le constituent. Est ainsi espéré
qu’une instrumentalisation par le monde commercial ou politique soit
rendue plus difficile. L’artiste Ad Reinhardt écrit ainsi :

Everything into irreducibility, unreproducibility, imperceptibility.


Nothing « usable », « manipulable », « salable », « dealable »,
« collectable », « graciable » (Tout doit être irréductibilité,
irreproductibilité, imperceptibilité. Rien ne doit être « utilisable »,
« manipulable », « vendable », « marchandable »,
« collectionnable » ou « saisissable ») 12.

La redéfinition de l’art comme réflexion sur les possibles et les limites


offertes par ses propres médiums est ainsi à comprendre comme une
manœuvre de distinction de l’art d’avec le kitsch dans le champ de la
production d’images. Le terme de « médium » est ici à comprendre dans un
sens élargi : il ne désigne pas seulement les matériaux dévolus à la création
plastique, tels que la toile, le bronze, le fusain, la couleur, etc., mais
l’ensemble des conditions matérielles auxquelles un artiste est confronté en
créant : le volume, l’espace, la temporalité, la vision, le mouvement, l’objet,
l’image, le vide et le plein, etc. On reconnaît ici certains éléments récurrents
des cartels d’exposition : « réflexion sur le volume », « expérimentation sur
la matière », « travail sur l’image », « mise à l’épreuve de l’espace ».
Car si nous ne sommes plus dans la même conjoncture qu’au tournant
des années 1940, cette compréhension moderniste de l’art comme
exploration réflexive des médiums perdure encore aujourd’hui de manière
souterraine. Elle perdure comme manière de parler de l’art, comme manière
de poser les problèmes, et plus encore comme synonyme de qualité
artistique :

Albert Oehlen s’affirme comme l’un des artistes majeurs de la


peinture contemporaine grâce à sa recherche en perpétuelle
évolution consacrée au dépassement des limites formelles et à
l’expérimentation, plus qu’au sujet de l’œuvre 13.

L’expérimentation réflexive sur le médium justifie l’organisation


d’expositions qui y sont entièrement consacrées, comme en 2015 dans les
Espaces Louis Vuitton, avalisant ainsi ce prisme comme particulièrement
pertinent pour comprendre l’art contemporain :

Le Fil rouge explore le fil comme médium privilégié dans le travail


des artistes contemporains. Contrairement au crayon et à la peinture,
le fil n’est pas rattaché à une finalité intrinsèque, et sa matérialité
encourage des expressions et explorations artistiques infinies. […]
Le fil est employé pour sculpter, tracer des lignes dans l’espace,
reproduire des principes architecturaux ou suspendre en apparence
les lois de la physique. Nombre des artistes exposés ne travaillent
pas seulement avec le fil, mais ont recours à lui comme un médium
qui offre un spectre large d’applications 14.

La conception moderniste de l’art s’est ainsi naturalisée subrepticement


en une compréhension commune de l’art contemporain : exploration des
formes et de la matérialité comme seul contenu, teneur sémantique réduite,
définition du travail de l’artiste comme travail de variations à partir d’un
médium. On notera que les origines de ces extraits mettent en évidence à
quel point cette conception de l’art contemporain comme exploration des
possibles et limites des médiums est hégémonique, tant symboliquement
que financièrement, dans le champ de l’art contemporain mainstream
aujourd’hui. C’est ici un deuxième aspect historique de la t.a.c., la tentation
de l’ineffectivité et de l’indisponibilité qui hante certaines œuvres, qui
innerve toujours une partie des œuvres actuelles et du discours sur celles-
ci : si elle ne permet pas à elle seule d’expliquer la t.a.c., cette conception
de l’œuvre comme exploration du médium contribue parfois au sentiment
que certaines œuvres ne s’adressent pas à nous, en tant que leur portée
sémantique est ou bien inexistante, ou bien essentiellement méta-artistique.

Il faut préciser ici la position que nous entretenons à l’égard de tous ces
fragments d’histoire de l’art que l’on a évoqués : il ne s’agit pas de dire que
le monde de l’art contemporain est pertinemment qualifié par le paradigme
moderniste (les professionnels revendiqueraient d’ailleurs qu’il est
aujourd’hui parfaitement archaïque). Il s’agit de dire que toutes ces idées,
catégories, clés de lecture dont on a restitué une généalogie allant jusqu’au
modernisme, n’existent pas au sens propre dans le monde de l’art
contemporain comme un paradigme assumé, réflexif, conscient de lui-
même : mais qu’elles insistent, de manière insidieuse, inquestionnée,
résiduelle, dans les discours, les formes de réception et de création, les
inconscients. Qu’elles ont la vie dure. Qu’elles constituent, donc, non des
catégories à la mode, mais des spectres : des fantômes d’idées
officiellement enterrées, qui hantent les couloirs de chaque exposition
contemporaine, incorporés sous forme de goût, de flair, de prismes, dans les
habitus de réception et de création. Sous cet angle, notre enquête prend une
forme encore plus claire : il s’agit d’une tentative d’exorcisme.

Une compréhension dépolitisée des avant-


gardes
À la lumière de cette double généalogie (double contrainte qui produit
l’autocritique, puis une redéfinition de l’art comme réflexivité sur le
médium), nous pourrions être tentés de conclure que la t.a.c. relève bien
d’un héritage des avant-gardes. Ce seraient les avant-gardes du XXe siècle
qui auraient opéré ce décrochage entre œuvre et visiteur, le visiteur
manquant à partir de là des codes artistiques nécessaires pour les aborder :
en d’autres termes, la t.a.c. serait le résultat sédimenté de cette histoire.
Cependant, il convient de remarquer que cette conception de l’histoire des
avant-gardes s’apparente à une compréhension amputée de celle-ci.
Prenons Clement Greenberg, retenu comme ardent défenseur de l’art
comme réflexivité sur le médium. Lorsqu’on lit attentivement « Avant-
garde et kitsch » ou « L’état de la culture », il devient apparent que le kitsch
constitue un problème prenant une forme esthétique, mais produisant des
effets politiques. Cela devient plus explicite quand Greenberg décrit le
kitsch comme le fait, non pas seulement de la publicité, mais de la
propagande en URSS : « Encourager le kitsch n’est qu’un des moyens bon
marché employés par les régimes totalitaires pour se concilier leurs
sujets 15 », écrit ainsi Greenberg à propos de l’art soviétique. Cette
dimension politique du kitsch est bien entendu présente aussi dans la
critique de la société de consommation, mais de manière moins nette que
dans la critique de la propagande par le modernisme : Greenberg, comme
les autres penseurs, met en effet tellement l’accent sur la dimension
formelle du kitsch et les réponses formelles avec lesquelles on peut le
combattre, que l’on est tenté de considérer le kitsch comme un problème
purement esthétique. Or, le passage par la critique moderniste de la
propagande russe nous permet de tirer les conséquences politiques de
l’esthétique moderniste.
Si le kitsch transforme en effet l’individu en piètre sujet esthétique, il
amoindrit également le citoyen politique en l’individu. Car ce sont en partie
les mêmes aptitudes qui sont requises pour être un sujet esthétique et un
citoyen politique libres, c’est-à-dire autonomes dans l’activité d’apprécier
et de penser : une capacité de lecture, de déchiffrement du sens ; un refus de
la manipulation et ainsi une méfiance pour tous les procédés séduisants, une
exigence et un radar envers les complaisances. Les citoyens occidentaux et
les citoyens soviétiques sont ainsi soumis à une forme d’aliénation
esthétique et politique similaire : ils n’aiment spontanément que le kitsch,
qui constitue une voie d’asservissement, dans un cas à la société de
consommation, dans l’autre au régime en place. Si l’on suit ce
raisonnement, alors une déduction s’impose : c’est en changeant le goût
esthétique des individus que l’on peut atteindre une désaliénation politique.
L’esthétique moderniste souvent présentée comme esthétique pure et
strictement formelle constitue ainsi un projet politique.
Ce n’est pas seulement dans sa dimension d’innovation formelle que le
modernisme s’inscrit dans la lignée des avant-gardes, mais également par la
prise en charge du projet politique de celles-ci : « changer la vie ». Pour le
modernisme, « changer la vie », c’est changer le goût esthétique, en tant
que celui-ci est conçu comme voie d’émancipation face à différentes formes
de soumission politique. Ainsi même le modernisme greenbergien, le pôle
le plus « pur », le plus formaliste, contient en lui-même un projet de
politique vitale 16.

Parce que nous avons coupé les avant-gardes des complexes de


problèmes effectifs qu’elles tentaient de résoudre, nous n’avons retenu
d’elles que des réformes formelles – là où elles proposaient des réformes
vitales, au sens politique, d’une politique vitale. Ce faisant, est mis en
lumière le malentendu autour de cette tentation de l’indisponibilité qui
hante toute une partie de l’art contemporain du XXe siècle : parce qu’il prend
l’allure d’une exploration autotélique du médium, il est perçu comme une
continuation du projet des avant-gardes, puisque c’est ainsi que la tradition
les redéfinit. Or, dès lors qu’on isole que le propre des avant-gardes n’était
pas tant la libération formelle autonome, mais la quête de réformes vitales
(transformation qui peut s’opérer par de nouvelles formes), il devient très
clair que la t.a.c. sur laquelle nous enquêtons dans l’art actuel ne peut être
considérée comme héritière des avant-gardes.
Cela invalide définitivement les deux hypothèses d’explication de
l’indisponibilité de l’art contemporain proposées au début de ce chapitre,
dont c’était le postulat fondamental.

Les effets de surface sont confondus avec les causes : parce que la t.a.c.,
cette tentation des œuvres à se rendre ineffectives, provoque la même
désorientation du spectateur que les œuvres surréalistes ou constructivistes
en leur temps, on a interprété ces œuvres comme des descendantes des
avant-gardes, sans voir que la désorientation n’est plus l’effet d’une réforme
vitale comme chez les avant-gardes, sans voir que ce n’est plus l’effet d’un
art qui dérange le bourgeois en nous. Car ce n’est pas que nous sommes
dérangés, perturbés, bousculés par les œuvres, car ici encore ce sont des
effets produits. C’est qu’il n’y a plus d’effets. Comme nous l’avons vu, la
t.a.c. ne désigne pas les expériences de trouble avec des œuvres, mais des
expériences dans lesquelles les œuvres nous laissent froids. Là où l’on
espérait seulement qu’il se passe quelque chose. Comme nous le verrons
plus loin, l’indisponibilité que nous pouvons ressentir à l’égard de certaines
œuvres n’est pas à confondre avec le fait qu’elles soient difficiles d’accès,
perturbantes, âpres : il y a indisponibilité quand il y a absence d’effets,
qu’ils soient agréables ou troublants sur le spectateur.

On a oublié quelque part la seconde partie du mot d’ordre des avant-


gardes : « changer l’art et la vie ». Or, dans les avant-gardes, c’est elle qui
justifie la première partie du mot d’ordre : il faut changer l’art parce qu’il
faut changer la vie. Il ne s’agit pas de changer l’art pour changer l’art.
On peut estimer que changer l’art peut changer la vie, à partir du
moment où l’on considère que les deux ont en commun d’être faits dans le
même matériau : les habitudes. Les artistes de l’avant-garde ont en effet
ceci en commun que là où tout le monde voit l’Art comme idéal spirituel ou
immatérielle inspiration, ils n’y voient qu’un corps d’habitudes historiques :
une certaine habitude de créer chez l’artiste, une certaine habitude de
recevoir l’œuvre chez le spectateur, habitudes de voir, de sentir, de se
rapporter à des produits humains. Les avant-gardes pourraient ainsi être
considérées comme une vaste entreprise de « déshabituation » de ce que
l’on considère comme l’Art à une époque donnée, c’est-à-dire de tout ce qui
correspond à un canon donné (une définition du Beau, des compétences
techniques, certains médiums, certaines attitudes de réception). D’où ce
renouvellement des formes caractéristiques de ces mouvements : collage,
ready-made, performance, conversation, etc. – autant de formes qui, au
moment de leur émergence, n’avaient pas l’air artistiques. Redéfinir les
habitudes d’art vise en dernière instance le fait de reconfigurer les habitudes
vitales – sinon à quoi bon ? Il y a ce pari que changer nos habitudes d’art
transforme notre mode de disponibilité au monde – nous fait accéder à de
nouveaux pans du sensible, en rend d’autres intelligibles, fait émerger de
nouveaux problèmes.
Comprendre la t.a.c. comme un pur héritage des avant-gardes constitue
ainsi un contresens coûteux : si cela permet peut-être de pacifier pour
certains leur sentiment d’incommunicabilité avec les œuvres en le teintant
d’une aura historique, cela a néanmoins un prix. Celui de rayer de l’histoire
le projet des avant-gardes de produire des effets existentiels et politiques
significatifs, de n’en garder que la recherche formelle détachée de son
horizon vital.

Cette première étape de notre enquête nous a permis d’analyser certains


présupposés qui structurent massivement notre approche de l’art
contemporain aujourd’hui. Nous avons découvert que les deux hypothèses
dominantes sur l’incommunicabilité d’un certain art contemporain reposent
sur une croyance problématique (le progrès), prennent la forme d’un
principe sans contenu positif (le progrès formel), se révèlent construites sur
une double contrainte (articuler deux libertés contradictoires, liberté critique
et liberté absolue) et sur une compréhension amputée des avant-gardes
(exploration dépolitisée des médiums) : si l’infrastructure d’une hypothèse
s’avère si problématique, est-il pertinent de la maintenir comme motif
d’explication ?
La déconstruction de ces hypothèses nous a permis en chemin d’isoler
deux aspects historiques de la t.a.c. : l’autoréférentialité, résultat de la
double injonction à incarner liberté absolue et liberté critique ; l’art comme
réflexivité sur le médium. Cela nous a permis de comprendre les motifs
historiques d’une tendance de repli de l’art contemporain sur lui-même, ses
formes, son histoire, ses médiums, ses conditions de monstration, pouvant
contribuer dans certains cas à rendre la communication plus difficile avec le
spectateur. Mais cela n’a néanmoins pas pu éclairer pleinement la
spécificité de la t.a.c. Car si cette généalogie rend compte d’une
complexification de la communication avec les œuvres dans l’art
contemporain (qui exige toujours plus de codes en raison de sa tendance à
la réflexivité), elle ne rend pas compte du refus des œuvres à communiquer
avec le spectateur, de leur refus de produire des effets sur le spectateur.
Pourquoi elles semblent si déterminées à ne rien nous donner. C’est le cœur
de l’énigme. Le cœur de la t.a.c. sur laquelle nous enquêtons serait en effet
ceci : une désaffection de l’effectivité qui produit ce léger ennui, cet électro-
affectogramme plat lorsque parfois nous arpentons une exposition.

Il s’agit donc de construire un nouveau régime d’explication capable


d’expliquer ce qui reste d’irrésolu : cette forme d’obstination des œuvres à
ne pas produire d’effets affectifs et existentiels sérieux sur le spectateur –
cette énigmatique avarice. Une clé capable ainsi d’expliquer pourquoi nous
avons tant de mal à aimer certaines œuvres touchées par cette t.a.c. Une clé
qui ouvre des voies possibles de réinvention de notre rapport à l’art.

1. Thierry Lenain, « L’art contemporain et la problématisation du regard esthétique », dans


Esthétique et philosophie de l’art, Bruxelles, De Boeck Supérieur, 2002, p. 265.
2. Nathalie Heinich, Le Paradigme de l’art contemporain, Paris, Gallimard, 2014, p. 254. Elle
cite à la fin du paragraphe le compte rendu d’un critique d’art, André Rouillé, de la Triennale de
2012, dans « La Triennale, l’écueil du sens », Paris-Art, no 388, 24 mai 2012.
3. On remarquera que ces deux conditions d’une amélioration de la relation du spectateur à l’art
contemporain sont déjà préconisées dans les écrits de Clement Greenberg.
4. Voir Theodor Adorno, Max Horkheimer, La Dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1983.
5. L’exaptation est un concept de théorie de l’évolution qui qualifie les changements imprévus
de fonction : des traits biologiques sélectionnés pour un usage initial sont détournés dans un
second temps, vers une nouvelle fonction. Par exemple, les plumes des dinosaures ancêtres des
oiseaux n’ont pas été sélectionnées d’abord parce qu’elles permettaient le vol, mais pour la
thermorégulation ou la parade. C’est dans un second temps qu’elles ont facilité l’apparition du
vol. Voir Stephen Jay Gould, Elisabeth Vrba, « Exaptation – a missing term in the science of
form », Paleobiology, vol. 8, no 1, hiver 1982, p. 4-15.
6. Theodor Adorno, Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 1976, p. 235.
7. Thierry Lenain, « L’art contemporain et la problématisation du regard esthétique », art. cité,
p. 265.
8. Voir Alexander Alberro, Blake Stimson (éd.), Institutional Critique : An Anthology of
Artists’ Writings, Cambridge (Mass.), MIT Press, 2009.
9. C’est Olivier Quintyn qui analyse le mieux ce phénomène, dans son livre Valences de
l’avant-garde, Paris, Questions théoriques, 2015, p. 78.
10. Clement Greenberg, « Avant-garde et kitsch » (1939), dans Art et culture. Essais critiques,
Paris, Macula, 1989, p. 15.
11. Le destin de l’œuvre Bubbles (1886) du préraphaélite John Everett Millais est à cet égard
emblématique. Le préraphaélisme peut être analysé comme une première réaction artistique à
l’industrialisation et au changement de valeurs qui lui est corrélé. C’est dans cette mesure qu’il
est d’autant plus poignant symboliquement que le portrait de son petit-fils par Millais se
retrouve acheté par une compagnie de savons, Pears Soap Company, qui souhaite faire de ce
tableau l’image de la marque – ce qui arriva effectivement.
12. Ad Reinhardt, « Art as Art », dans Charles Harrison, Paul Wood, Art in Theory, 1900-2000,
Hoboken, Wiley-Blackwell, 2002, p. 809.
13. Extrait de la présentation de l’exposition « Cows by Water », consacrée à Albert Oehlen au
Palazzo Grassi à Venise (8 avril 2018-6 janvier 2019) :
https://www.palazzograssi.it/fr/expositions/en-cours/albert-oehlen/
14. Extrait de la présentation de l’exposition « Le Fil rouge », à l’Espace Louis Vuitton à Paris
(6 février-3 mai 2015), dans la lettre d’information de la plateforme artistique e-flux.
15. Clement Greenberg, « Avant-garde et Kitsch », art. cité.
16. Ce constat de l’oubli du projet politique des avant-gardes mériterait d’être éprouvé par une
analyse approfondie des lectures opposées des avant-gardes par Hal Foster et Peter Bürger :
pour Foster, les néo-avant-gardes américaines ont « repris et corrigé le projet suspendu de
l’avant-garde en le mettant en acte, mais l’ont réalisé en le potentialisant pleinement, en somme
en le rendant disponible comme un programme, bien que désamorcé de toute situation politique
révolutionnaire » (Olivier Quintyn, Valences de l’avant-garde, op. cit., p. 69-70) ; pour Bürger,
ces néo-avant-gardes postérieures à la Seconde Guerre mondiale ne sont qu’une répétition
formelle évidée de tout le contenu philosophique et politique des premières avant-gardes
européennes (voir ibid., p. 47-70).
2

L’art contemporain contre la digestion

Notre hypothèse de départ ici, c’est que le phénomène majeur du


e 1
XX siècle en art est le changement de paradigme de la réception . Dans

l’histoire de l’humanité, elle a été, dans le désordre, ritualisation de


l’expérience, passe magique, sidération sacrale, fascination sainte,
recueillement, plaisir de l’ornement, motif de distinction, contemplation,
divertissement… – elle serait devenue, quelque part au tournant des siècles,
digestion : on absorbe et digère les œuvres. Ce qu’on voudrait déployer
alors, pour mettre à l’épreuve notre conjecture, c’est une histoire possible
de ce qui a eu lieu : comment ce nouveau paradigme de la réception, qui
vient d’ailleurs, aurait déteint sur notre expérience de réception de l’art,
transitant depuis l’industrialisation et la commercialisation massive des
produits culturels, dont les mégastores culturels comme le web sont les
symptômes et les vecteurs.

Il s’agit de distinguer finement ce problème de la digestibilité des


produits culturels (c’est-à-dire de leur consommabilité), d’une critique
rebattue de la « société de consommation ». Le mot même de
consommation est ad nauseam répété dans ces critiques, de telle sorte qu’on
n’y entend plus rien. Nous l’utilisons ici en un sens conceptuel bien
particulier : comme opération métabolique de consommation devenue
modèle de réception de chaque œuvre – littéralement, comme digestion.
Le problème n’est pas ainsi de s’élever contre la société du spectacle
(situationnisme) ; contre la marchandisation de l’art (les débuts de l’art
conceptuel) ; contre la réification des corps (performance féministe des
années 1960) ; contre le façonnage de nos vies par les produits de masse
(les Nouveaux Réalistes) ; contre la saturation visuelle et injonctive de notre
quotidien (Arte povera) ; contre la prostitution des moyens et émotions
esthétiques (minimalisme).
Le problème ici est à la fois plus localisé et plus insidieux : l’industrie
culturelle valorise les produits digérables, et les usagers (nous) généralisent
le mode de réception digestif à l’ensemble de la production artistique, par
dissémination des pratiques et du goût ainsi formé.
Il ne s’agit pas d’ailleurs de s’élever contre quelque chose, mais de faire
de ce phénomène (la digestion comme ethos de réception) une clé pour
expliquer la tentation d’indisponibilité de l’art contemporain : on la
diagnostique comme une réaction défensive à cette habitude de réception
digestive. La t.a.c. serait à comprendre comme une stratégie de résistance
pertinente et simultanément autodestructrice, de la part des artistes, à la
digestion de leurs œuvres par ce nouvel ethos de réception.

Que signifie alors « être consommable » dans un sens non économique,


mais métabolique, c’est-à-dire digérable ?
Un produit culturel digestible doit être :
assimilable de façon fluide, sans heurt, sans reflux, comme la nourriture
régressive (le livre doit être un page-turner) ;
à usage unique, pour forcer le passage au suivant ;
pléthorique, comme les autres produits de supermarché ;
à microvariations comme les lessives, pour se distinguer tout en restant
immédiatement identifiable par le consommateur ;
adapté à des cibles marketing, comme la chick litt (« littérature pour
minettes ») ;
formaté puis superficiellement individualisé (baskets dont on peut
choisir les lacets) ;
à obsolescence programmée, pour faire de la place aux produits
culturels de demain.

Conséquemment, ils sont :


traversables sans pouvoir d’ébranlement ;
incapables de transformation sur le fin squelette de dispositions qu’est
un humain ;
incapables d’effet change-monde, parce que le paradigme doit se
perpétuer comme tel.

On remarquera que la plupart de ces caractéristiques ont pour finalité de


ne pas interrompre le processus de digestion : si un produit nous ébranlait,
produisait des effets prolongés sur nous, mobilisait notre attention dans la
durée, nous ne serions pas immédiatement en recherche d’un autre produit à
absorber, nous sortirions pendant un temps du renouvellement indéfini de la
digestion des produits culturels. Il s’agit de produire des objets qui nous
rendent tout le temps disponibles à la digestion d’autres objets : pas de
traces, pas de transformation, pas d’effets autres que superficiels, telle est
l’exigence de digérabilité de la production culturelle. La nécessité du
marché façonne ainsi les produits culturels proposés et, ce faisant, nos
habitudes de réception.

Un modèle de production devenu habitude


de réception
Nous nous habituons au type de réception impliqué par la majorité des
produits proposés, puis nous érigeons inconsciemment cette réception
particulière en norme de la réception : ce que nous attendons à présent d’un
produit culturel, ce que notre corps-d’habitudes-spontanées en attend, c’est
qu’il soit digérable. Les produits culturels non digérables deviennent les
anomalies dans le système de production et de réception, et non l’inverse.
Le roman qui n’est pas immédiatement absorbable « nous tombe des
mains ». Il n’est pas vendable, donc pas édité, donc moins écrit par les
auteurs échaudés, par cette subtile normativité qui va du consommateur au
producteur. Même les plus courageux d’entre nous ressentent de légères
réticences quand l’accès à l’œuvre est moins fluide, le pavé trop gros, le
style heurté, la communication hachée – nous n’avons pas le temps pour ça,
et nous avons été habitués à d’autres normes de communicabilité, d’une
fluidité et d’une fulgurance inouïes dans l’histoire de l’humanité, par les
télécommunications télépathiques permises par nos téléphones intelligents,
ergonomiques. Il s’agit d’une habitude de goût partagé par beaucoup
d’entre nous, qui n’encapsule certes pas la totalité de notre goût, qui ne dit
probablement rien de profond sur nous-mêmes – mais qui, sûrement,
imperceptiblement, influence nos choix, infléchit nos préférences, façonne
notre réception des œuvres artistiques.

Une caractéristique commune des produits culturels digérables est de


pouvoir être facilement racontés 2. Il faut que les produits puissent être
résumés et « microsingularisés » de façon frappante afin d’émerger dans la
conscience parmi les incessantes sollicitations de l’industrie culturelle, à la
surface de notre espace mental saturé. Il faut pouvoir dire en une phrase le
travail d’un artiste : « C’est celui qui… avait fait cette installation avec des
animaux vivants. » Une formule pour chaque artiste, pour chaque œuvre.
« C’est l’œuvre où elle fait sortir des œufs de son vagin. » Les produits
culturels doivent être de l’ordre du souvenir brut – l’ethos de la digestion
des œuvres ne laisse pas le temps pour une recomposition du souvenir :
ponctuels, anecdotiques, oubliables. Les livres, les œuvres, les chansons
doivent être conçus comme des historiettes, de petites émotions vivaces, des
stupeurs microscopiques, des pensées minute. À l’aune de cette habitude de
réception, qu’une œuvre d’art contemporain soit « pétillante », « culottée »,
« pop », « rafraîchissante », « tripante », suffit ainsi amplement 3. Mais n’y
a-t-il pas là une forme d’abdication à l’égard de ce que mérite d’être l’art,
de ce qu’on peut attendre de lui, de ce que la rencontre avec une œuvre a pu
faire à chacun d’entre nous ?

Nous appelons digestion hylémorphique (de hylé : matière, et morphè :


forme) cette nouvelle habitude de réception discrète, corrélée à la montée
des pratiques de consommation culturelle. L’hylémorphisme est un concept
ancien, issu de la philosophie d’Aristote, qui qualifie une opération par
laquelle une matière plastique vient remplir de manière fluide et sans la
transformer une forme déjà préexistante : comme de l’argile dans un moule.
La digestion hylémorphique est cet acte par lequel est incorporé de manière
fluide, sans effort, un produit fait expressément pour se composer avec nos
structures prédéterminées, par ses propriétés séduisantes, avec un tempo,
une rythmique qui correspondent à la rythmique la plus facile en soi-même
(souvent l’instantané, parfois le rendez-vous régulier), laquelle ne provoque
aucun ébranlement, car la restructuration est un processus lent et difficile
entravant le processus de digestion. Digérer une œuvre : c’est-à-dire
l’instrumentaliser pour ses propres besoins émotionnels et existentiels
préformés, préexistants.
Toute une frange de la production culturelle vise à devenir l’aliment
régressif adapté à cette digestion hylémorphique ; et, par décalage, on tend
peut-être à appliquer ce mode de réception à tout objet artistique, qui
devient susceptible d’assimilation digestive.
La tentation de l’indisponibilité démêlée
On commence à voir émerger notre hypothèse sur la t.a.c., cette
tendance à l’indisponibilité qui hante l’art contemporain qu’on piste depuis
le début de cette enquête : nous commençons à comprendre ce qui aurait pu
amener les artistes à produire des œuvres résolument indisponibles, c’est-à-
dire sans effets.
Comme nous l’avons vu, le problème posé par le paradigme digestif
n’est pas la préférence de l’industrie culturelle à proposer des objets
digérables, mais le fait que les attentes du public soient à présent en partie
façonnées par cette production : de telle sorte qu’un spectateur est
susceptible de reconduire ses habitudes de réception digestive à l’ensemble
de la production artistique, y compris aux œuvres qui n’ont pas été
fabriquées comme produits digérables. L’allure spécifique de ce problème,
celle de se répandre depuis un modèle de production vers une habitude de
réception, justifierait la radicalité de la solution trouvée par cette tendance
de l’art contemporain.
La solution au paradigme digestif ne peut plus ainsi être la même que
celle adoptée par les artistes modernistes : se tenir scrupuleusement à l’écart
du kitsch, de la production culturelle industrielle, en s’en distinguant par les
formes et les contenus proposés. Cela ne suffit plus. Le problème n’est plus
localisé dans l’œuvre et ses attributs, mais dans la réception elle-même.
Aucune œuvre n’est désormais à l’abri d’être digérée.
Notre hypothèse, c’est qu’avec une grande prescience les artistes ont
senti cet abaissement de la nature même de la réception, ils y ont vu le
grand problème qui menaçait l’art de disparition ; et face à ce risque
permanent de neutralisation digestive, ils ont cherché alentour une solution.
Dans la panique, ils en ont choisi une radicale : pour ne pas être digérable,
ils se sont rendus absolument indigestes. Tout effet sensible, affectif,
sémantique, s’il est senti comme un risque d’invite à la digestion, comme
capturable, sera esquivé dans l’arborescence fulgurante des choix de
création. Notre hypothèse est que c’est cette digestion comme habitude de
réception qui constitue le grand péril auquel l’indisponibilité de l’art
contemporain actuel qu’on vise a constitué une réaction.
Il faut entendre ici le mot « choix » suivant le concept de décision
artistique, tel qu’il est théorisé par exemple par Anton Ehrenzweig 4 : peu
importe de savoir si ce choix est conscient ou non, réflexif ou non,
intentionnel au sens technique : de la même manière que chaque acte de
création implique des myriades de décisions en cascade, trop rapides pour
être dépliées, mais chaque fois décisives, nous faisons l’hypothèse que,
parmi ces décisions, l’une d’elles a consisté, consciemment ou non, en une
réaction puissante pour échapper à la digestion.

On comprend désormais mieux, comme réaction, le choix de certains


artistes de produire volontairement des œuvres sans aucune dimension
émotionnelle, comme cela peut être le cas dans la Post-Painterly
Abstraction et plus tard chez BMPT par exemple : ces choix perdent leur
aspect arbitraire et absurde si on les considère comme des solutions
répulsives au problème prégnant de la réception digestive. Reste cependant
la question de la viabilité à long terme d’une telle mesure prophylactique.
La t.a.c. serait cette solution même : « Pour n’être pas digérés, soyons
résolument indigestes ! » Cette attitude induit leur résistance victorieuse et
leur suicide comme art. Car y est perdu tout pouvoir transfigurateur.

Les décisions théoriques et créatrices pour fonder une voie artistique ou


culturelle coïncident en certains points avec celles du jeu d’échecs :
certaines ouvertures sont spectaculaires, elles laissent présager des effets
émancipateurs. Certains mouvements pour sauver une pièce importante
(une reine, un fou) de la double menace de pièces adverses peuvent
ressembler à une planche de salut. Et pourtant, c’est souvent ainsi que se
tendent les pièges : c’est ce que l’on appelle aux échecs un « coup forcé »,
un coup forcé par une menace si grave que l’on se jette dans une direction
de fuite, qui nous offre un sauvetage à court terme, et à long terme, le mat à
l’autre. Il fallait, à l’époque, des maîtres de l’anticipation pour se rendre
compte dès l’abord que ce mouvement (« devenons indigestes »), qui
semble offrir la victoire, était voué à l’échec dix coups à l’avance – qu’il
nous projette dans des directions qui sont toxiques et autodestructrices pour
nos relations à l’art.

Comment rendre une œuvre indigeste :


la vidéo, cas paradigmatique
La fonction originelle de cette tentation d’indisponibilité de l’art
contemporain serait, suivant cette hypothèse, d’empêcher toute tentative par
le spectateur de la digérer, c’est-à-dire d’instrumentaliser l’œuvre pour ses
propres besoins émotionnels. Voyons si cette idée a au moins le pouvoir de
rendre intelligibles certaines bizarreries du champ artistique.

Pour rendre une œuvre indigeste, et la protéger ainsi définitivement de


toute réception digestive (mais également de toute production d’effets sur le
spectateur), plusieurs chemins sont possibles. Un chemin communément
choisi consiste à prendre le contre-pied systématique de ce que la réception
digestive exigerait. Prenons par exemple le médium de la vidéo, médium
tout à fait ambigu dans le cadre du paradigme digestif. La vidéo pourrait
apparaître en effet, au premier abord, comme un médium directement
compatible avec nos habitudes de réception digestive, en tant qu’elle
constitue un médium familier, support de nombreux produits culturels
digérables. Télévision et cinéma ont inventé une pléthore de dispositifs pour
séduire : qualité graphique de la définition, couleurs, sujets alléchants,
personnages qui vous parlent face caméra, visage parfait, sourire
tentaculaire pour happer l’attention, narration qui tient en haleine, montage
branché sur les rythmes intérieurs spontanés… Ainsi, certains artistes, ayant
très bien perçu ces normes de l’image vivante et sa séduction, vont-ils
choisir de transformer le médium a priori le plus digeste en le médium le
plus absolument indigeste, en supprimant absolument tout le potentiel
esthétique et sémantique d’une vidéo. Assez tôt dans l’histoire de la
télévision, cette réaction est visible dans l’œuvre Situación de tiempo
(1967) de David Lamelas, qui consiste en l’exposition de dix-sept postes de
télévision identiques qui diffusent en continu de la neige (white noise) et
son grésillement caractéristique. Télés privées de leur fonction, remplacées
par des stimuli visuels et auditifs désagréables pour le visiteur : « Rien à
digérer ici », nous crient les écrans. Il est intrigant de constater à quel point
l’immense majorité des vidéos dans les expositions d’art contemporain sont
volontairement de qualité exécrable (du point de vue des canons classiques
du médium, s’entend). Cette bizarrerie prend ici tout son sens. Montage
haché, son coupé, images floues, défilement saccadé, voix off
incompréhensible, narration absente, sujet immobile ou inanimé : autant de
ressorts pour transformer la potentialité de la digestion en indigérable. Tel
était par exemple le choix opéré par la vidéo de l’artiste Steve McQueen,
Once Upon a Time présentée à la Biennale de Venise en 2013 : les images
ne sont pas animées, mais des dessins filmés en plan fixe ; la voix off parle
en continu, mais dans une langue étrangère incompréhensible.
L’inaccessibilité visuelle est ainsi redoublée par l’inaccessibilité auditive.
Steve McQueen est un cas intéressant, car on le sait capable de produire des
œuvres tout à fait digestes (sans être pour autant prédigérées) quand il ne
crée pas en tant qu’artiste plastique contemporain, mais en tant que
réalisateur cinématographique (ses films Hunger ou Shame sont généreux
en effets, tant esthétiques qu’affectifs et sémantiques). Cet écart éloquent
renforce l’hypothèse selon laquelle la t.a.c. est bien une solution à un
problème interne au champ de l’art contemporain, et non une voie de
création empruntable parmi d’autres, un choix stylistique exploratoire. La
t.a.c. est, rappelons-le, relativement coûteuse pour un artiste, car elle revient
à renoncer à produire des effets – ce n’est pas une autre manière de produire
des effets.

Cependant certains pourraient ici demander : « Mais refuser les


procédés et dispositifs familiers, comme c’est le cas ici de cette vidéo,
n’est-ce pas une condition nécessaire au renouvellement de la perception
que peut provoquer l’art ? » Ce serait tout à fait juste. Le malentendu
reviendrait à croire ici que l’on fait un éloge de l’art facile, et une critique
de l’art difficile. Ces catégories, sous couvert de lucidité exigeante, sont en
fait souvent des instruments de violence symbolique, comme a pu le
montrer Pierre Bourdieu à propos du « dégoût du facile » chez la
bourgeoisie 5. C’est dans un tout autre espace conceptuel qu’on se déploie
ici, loin de cette distinction : la capacité d’une œuvre à produire des effets
est parfaitement, on le montrera, indépendante du fait que la porte qui y
mène est grande ouverte ou savamment verrouillée par l’artiste, et exige les
plus grands talents de cambriolage de la part du spectateur 6. Car ces deux
types de seuil peuvent donner sur du vide ou du plein.
Il existe à notre sens une nuance importante entre indisponibilité de
l’œuvre et difficulté d’accès. Selon les mots de la philosophe Maud
Hagelstein, il s’agit de distinguer quand l’indisponibilité n’est pas
simplement « un obstacle » (c’est le moment où l’œuvre n’est capable que
de peu d’effets, caractéristique de la t.a.c.), mais constitue au contraire
« une chance », car elle consiste plutôt en une difficulté d’accès qui
potentialise l’effet de rencontre lorsque enfin elle a lieu : c’est-à-dire quand
« l’indocilité de départ » d’une œuvre est ce qui permet « d’activer un
redimensionnement de nos aptitudes, de nos facultés 7 ». Il ne faut pas
confondre ces situations avec celles où l’indisponibilité de l’œuvre est
maintenue par les dispositifs choisis par l’artiste. Comme nous le verrons
plus loin à partir d’exemples, produire une indisponibilité initiale, sous la
forme de la difficulté d’accès, peut parfaitement être une stratégie
employée par l’artiste à des fins d’une reconfiguration encore plus puissante
du spectateur 8. Mais, dans la t.a.c., elle est simplement repli de l’œuvre
dans un refus de travailler à produire des effets. Et cette distinction se fait
très simplement : à partir des effets durables qu’une œuvre a pu produire sur
un spectateur. Chaque amateur d’art contemporain pourra ainsi distinguer
pour lui-même ces deux types d’expérience, quelles œuvres apparemment
indisponibles, c’est-à-dire frustrantes dans l’accès initial, se sont révélées
puissantes ; et celles dont il est sorti parfaitement indemne malgré ses
efforts pour y accéder – parce qu’il n’y avait rien derrière la porte.
Autrement dit, le terme d’indisponibilité que nous employons ne désigne
pas la manière dont une œuvre nous affecte au premier abord, quand nous
arrivons devant elle dans une exposition. C’est un constat en aval de la
réception, quand nous repartons inchangés, quand la rencontre n’a pas
même eu une chance d’avoir lieu, et ce malgré toute notre bonne volonté.

D’autres moyens d’anticipation de la digestibilité des vidéos sont


inventés par les artistes, comme celui mis en place par Philippe Parreno lors
de la rétrospective de son œuvre au Palais de Tokyo en 2013. Est offert aux
visiteurs une copie des films Marilyn et CHZ projetés dans l’exposition. La
particularité de ce DVD est de n’être visionnable qu’une seule fois : il
s’efface après être vu. Ce dispositif d’autoeffacement peut être compris
comme une solution anticipant la tyrannie de la digérabilité qui fait que les
spectateurs ne regardent pas la plupart du temps l’œuvre en entier ou la
regardent distraitement : le caractère périssable du film a pour fonction de
donner une intensité particulière, élégiaque, à son visionnage, et ainsi de
provoquer une attention pleine et entière du spectateur que la vidéo n’aura
peut-être pas réussi à provoquer à elle seule dans le cadre de l’exposition 9.

D’un péril l’autre : les microdispositifs de solution à la digestion sont


difficiles à mettre en place dans un terrain de l’art contemporain structuré
par des doubles contraintes permanentes. Ce cas particulier rend visible le
statut de notre hypothèse : elle prend au sérieux le fait que notre expérience
de l’art contemporain prend la forme d’une relation. Dès lors, un seul
membre de la relation ne peut porter à lui seul la charge de l’échec de
communication, à savoir l’artiste, ou le spectateur (insuffisamment
disponible, insuffisamment formé) comme le proposent les interprétations
dominantes sur la difficulté de se rapporter à l’art contemporain. Ce n’est
pas qu’« il n’a pas compris » : ce n’est pas un problème de compréhension
du spectateur face à un art trop complexe, trop pointu, trop hype pour lui.
Notre hypothèse ne stigmatise pas ainsi les spectateurs comme déficients,
mais elle n’épingle pas non plus les artistes comme incompétents, ou les
œuvres comme mauvaises, comme pourrait le faire une critique
conservatrice. Elle repose sur un diagnostic des doubles contraintes portant
conjointement sur la création et la réception : elle fait émerger les
conditions non fonctionnelles de la relation, là où l’on serait tentés de
condamner un des termes. Ces doubles contraintes sont omniprésentes dans
le champ de l’art, sédimentées dans les institutions et les habitus, héritées
d’une histoire compliquée des rapports entre art et société, s’accumulant sur
plusieurs décennies, voire sur plusieurs siècles. Face aux doubles
contraintes que l’histoire des institutions et dispositions accumule, il n’y a
pas à chercher des coupables, mais des solutions. Et à décrypter celles qui
ont été trouvées (par les artistes par exemple), leur réussite et leurs limites.

Cette structuration du champ de l’art contemporain autour de doubles


contraintes entrecroisées nous permet de comprendre pourquoi le dispositif
massif de l’indisponibilité constitue d’un certain point de vue une solution
aussi souvent adoptée par les artistes : créer des œuvres qui refusent de
produire des effets, c’est d’une certaine façon se soustraire à tous les
problèmes en même temps. Nous avons nous-mêmes fait l’expérience de
cette tentation quand nous avons créé une installation artistique pour
l’exposition « Animer le paysage. Sur la piste du vivant » (2017) au musée
de la Chasse et de la Nature à Paris. Nous avons été confrontés au fait que
la création dans ce contexte d’art contemporain s’apparentait à une
navigation très exigeante entre des doubles contraintes. Oui, nous voulions
que l’œuvre produise des effets de sens sur le spectateur, mais non, il ne
fallait pas que l’œuvre soit didactique. Oui, nous voulions que l’œuvre soit
un parcours sensoriel saisissant, mais non, il ne fallait pas cela soit trop
immédiatement séduisant non plus. Oui, nous voulions que l’œuvre dise
quelque chose d’une certaine expérience de la nature vivante, mais non, il
ne fallait pas que l’on fasse figurer de motifs formels trop évidents (feuilles,
animaux, traces, etc.). La création prenait la forme d’un jeu d’équilibriste
qui consistait sans cesse à se demander : comment faire ceci sans pour
autant faire cela ? C’est-à-dire comment produire tels effets sans produire
simultanément, dans notre dos, les effets que l’on ne veut pas ? Comment
faciliter le départ d’un processus d’inférences riches et paradoxales, sans les
forcer ? Comment disposer des amorces de signification, sans qu’elles
épuisent le sens de l’œuvre, de telle sorte que les interprétations possibles
dépassent ce qu’on croyait vouloir y mettre ? Comment créer du sens, sans
le verrouiller, simplement le faire bruisser ? Mais comment faire bruisser
du sens sans renoncer complètement à en proposer (justement la t.a.c.),
prétendument pour laisser le spectateur, comme dans le mythe moderne,
donner un sens qui vient de lui seul ? Comment au contraire multiplier,
saturer d’effets de sens affectifs, sensoriels, esthétiques, narratifs, matériels
(par la disposition dans l’espace, par le tempo du déplacement, par la
position du corps, par le type de disponibilité induite par le dispositif) de
telle sorte que le spectateur puisse composer, bricoler, détourner, subvertir,
d’une manière chaque fois nouvelle et imprévisible ? À de nombreuses
reprises, nous avons été ainsi plus que tentés de renoncer tout de go à
produire un effet, tant leur production semblait minée de l’intérieur par les
doubles contraintes, tant nous avions le sentiment d’être coincés. Mais ne
pas renoncer ne garantit pas non plus une effectivité de l’œuvre, comme
nous en avons pu faire l’expérience, car vient encore l’épreuve de la
composition imprévisible entre l’œuvre et le public, qui, si on la prend au
sérieux, révèle de sa lumière crue les manqués de l’œuvre. Créer ou
l’équation impossible 10.
Identifier les doubles contraintes, dont la t.a.c., qui hantent la création
ne revient donc pas à stigmatiser les artistes : ils naviguent comme ils
peuvent parmi les injonctions paradoxales que les rapports historiques entre
art et société ont sédimentées dans leur pratique. Mais la structuration du
champ de l’art contemporain est telle qu’à chaque fois qu’on pense avoir
résolu ou échappé à une double contrainte, une autre contrainte apparaît,
conséquence de la solution choisie.

La « solution » de l’indisponibilité ne fait pas exception et est à la


source d’une nouvelle double contrainte, dont le visiteur fait l’expérience
couramment en exposition : d’une part, l’injonction à produire une œuvre
qui ne produit pas d’effets de peur d’être digérée ; d’autre part, l’idéal de la
liberté critique, qui a toujours cours.
Cette double contrainte permet de comprendre pourquoi nous tombons
si souvent sur une œuvre nulle en effets affectifs et sémantiques, dont le
cartel nous assure cependant qu’elle entend « traiter », au choix, la crise
israélo-palestinienne, le changement climatique, le statut tragique du
migrant, etc. Devant nous, un monochrome. À côté, un cartel qui l’érige en
dépassement des totalitarismes. Ce décalage criant entre l’effet de l’objet et
la portée politique qui lui est attribuée via le cartel est sans doute une des
expériences les plus récurrentes aujourd’hui pour les amateurs d’art
contemporain.
Devant nous, des montagnes de gravats et de débris de matériaux de
construction. Sur le cartel, un discours qui présente cette œuvre de Lara
Almarcegui comme une réflexion sur « le processus de transformation
urbaine comme résultat de transformations économiques, politiques et
sociales », ou « sur la nature intrinsèquement entropique de notre
civilisation 11 ».
Les œuvres ont certes dépassé le refus du politique de peur d’une
instrumentalisation, propre au modernisme greenbergien. Mais la t.a.c.
empêche un rapport au politique autre que sous le mode déficitaire de
l’allusion hyperbolique, rendant le cartel indispensable pour identifier une
quelconque portée politique aux œuvres. L’allusion sur cartel devient en
effet la manière privilégiée dont une œuvre pourra se rattacher au politique,
en tant qu’elle permet le maintien d’absence d’effets digérables et la
satisfaction de l’idéal de liberté critique. On pourrait penser dans un
premier temps que ce rapport allusif au politique relève d’un rapport
métaphorique à celui-ci, omniprésent dans l’histoire de l’art : les montagnes
de gravats de Lara Almarcegui incarnent, valent pour le processus socio-
économique de transformation urbaine qu’elle veut évoquer. Seulement,
c’est une métaphore évidée : d’une part, parce que l’objet choisi ne crée pas
d’essor de clarté sur la situation de référence (magie de la métaphore
réussie) ; d’autre part, car il y a une impossibilité à identifier, à partir de
l’expérience de l’œuvre, la situation politique (par ailleurs vague) à laquelle
elle veut faire référence. Il n’y a aucun indice visible permettant de
comprendre sensoriellement, affectivement, intellectuellement à quoi les
montagnes de gravats font référence. Il n’y a pas de lien fort, constitutif,
saisissant entre objet choisi et situation politique visée, mais seulement un
rapport allusif (le tas de cailloux traiterait en fait de l’essence entropique de
la civilisation). Il s’agit d’un rapport d’évocation où la dimension
d’implicite entre objet présent et objet de référence est exacerbée jusqu’à
une impossibilité d’identification de cette relation. On peut se demander par
ailleurs si le fait même que l’ancrage politique puisse être interchangeable
ne fragilise pas considérablement la portée politique de l’œuvre.
Certains pourraient toutefois se demander : pourquoi estimer que le
rapport d’allusion au politique est un rapport insatisfaisant ? N’est-ce pas
tout ce qu’on peut espérer d’une œuvre d’art, qu’elle évoque en creux le
politique, qu’elle prenne simplement acte d’une manière ou d’une autre de
ce qui se passe aujourd’hui ? Que peut-elle faire d’autre, que peut-elle y
changer de toute façon ? Pour répondre à ces questions, nous proposons un
détour par une œuvre : City Everywhere. Stories from the Post-
Anthropocene, de l’artiste et architecte spéculatif Liam Young (2015-en
cours). Cette œuvre prend la forme d’une performance, mobilisant vidéo et
storytelling live 12. Debout devant un grand écran, Liam Young nous parle.
Il nous invite à parcourir « City Everywhere », une ville étrange qui s’étend
en continu sur toute la planète. Nous voici en Bolivie, gigantesque bassin
d’évaporation de lithium dirigé par Tesla pour la production de batteries
solaires. Nous voici dans un clip de rap américain où nous avons suivi le
diamant porté à l’annulaire du chanteur depuis les mines du Congo. Nous
voici à Détroit où s’inventent une chorégraphie gestuelle et des vêtements
spéciaux pour échapper à la surveillance des rues par les drones
gouvernementaux. Nous voici à bord d’un cargo automatisé chinois qui
transporte des textiles depuis Ahmedabad jusqu’aux quatre coins du monde.
Nous voici dans les allées de la bibliothèque universelle, aussi connue sous
le nom « Entrepôt Amazon de Swansea, pays de Galles ».
Cherchez l’erreur. Ou plutôt cherchez le présent. Et cherchez la fiction.
Liam Young mêle indistinctement descriptions et images documentaires du
présent (comme la chaîne de production d’un diamant, ou le
fonctionnement d’un entrepôt Amazon) à des visions possibles du futur qui
reposent simplement comme il le dit lui-même sur « une exagération du
présent ». Ses représentations du futur sont avant tout un présent
hypertrophié. Il monte ensemble des images tirées des enquêtes de terrain
qu’il mène avec le collectif Unknown Fields Division, dans les lieux
simultanément construits et dévastés par l’industrie, à des images
fictionnelles construites comme « extrapolations » à partir des images
documentaires. « Le futur est déjà là – il est simplement inégalement
réparti 13. » Ce montage est d’une très grande puissance formelle et sensible,
d’une virtuosité technique qui vire à l’inquiétante étrangeté. Mais il n’est
pas tant puissant par sa dimension prophétique que par les effets d’étrangeté
qu’il produit sur notre présent. La vidéo nous embarque dans des lieux
inconnus, désolés, déserts, parfois inquiétants, dont nous saisissons peu à
peu qu’ils sont peut-être bien les points clés invisibles qui donnent forme à
notre temps, depuis le centre de données Facebook de Prineville dans
l’Oregon, jusqu’au cimetière de cargos sur les côtes du Bangladesh. Ces
lieux devraient pourtant nous être familiers, en tant qu’ils sont reliés
directement à nos habitudes les plus quotidiennes, depuis le clic « j’aime »
jusqu’à l’achat d’un jean Stretch. Mais nous ne vivons pas dans ce présent-
là, nous vivons dans celui qui a rendu invisibles toutes les conditions et les
épuisements matériels, économiques, écologiques, sociaux, qui le rendent
possible. C’est peut-être bien le présent, dans toutes ces dimensions, qui est
inégalement réparti. Par cette narration, toujours à la lisière entre ce qui a
déjà lieu et ce qui pourrait se passer, nous sommes rendus étrangers à notre
propre présent. Ce dernier semble désormais plus épais. Chaque objet que
nous utilisons, du grille-pain au dentifrice, chaque action que nous faisons,
semble reposer dorénavant sur des couches et des couches d’autres actions
ailleurs, d’autres humains, d’autres médiations, d’autres implications. Le
futur est déjà condensé dans des objets présents entre nos doigts, mais
lesquels ? C’est un monde plus complexe, plus troublant, plus clair aussi,
mais plus difficile à saisir que nous habitons, une fois la performance
achevée.
Voici donc quelques effets reconfigurateurs que peut produire une
œuvre d’art, quand elle refuse un rapport allusif au politique : élargir,
densifier, complexifier, affiner notre perception et notre compréhension de
l’expérience collective. Redimensionner notre être-au-politique. C’est à
l’aune de ce type d’expériences artistiques que nous pouvons estimer le
rapport au politique par allusion hyperbolique comme déficient. C’est à
l’aune de ces œuvres, encore, que nous pouvons estimer qu’il n’est ni
délirant ni excessif d’attendre d’une œuvre d’art qui revendique un rapport
au « politique » autre chose qu’un cartel bredouillant un lien vague,
hyperbolique et compensatoire, avec au choix l’un ou l’autre de nos grands
drames contemporains.

L’expérience répétée du ridicule de ce rapport allusif hyperbolique au


politique, de cet écart entre absence d’effets de l’œuvre et prétention
politique, conduit d’ailleurs certains professionnels à prôner un retour à l’art
pour l’art, à un art détaché de toute injonction à tenir un discours, et à
mépriser en bloc toute prétention de l’art à vouloir être politique. Sans que
nous puissions en faire une généalogie exacte, il semble que cette position
réactive soit aujourd’hui tenue par le pôle pur de l’art contemporain
(sensible chez les galeristes de Gagosian, de la Dia Art Foundation et chez
certains curateurs de Chelsea) : elle est présentée comme une hyperlucidité
sur l’essence de l’art, à qui on ne doit rien demander d’autre qu’être de
l’art – sous-entendu, « et pas de la philosophie ou de la politique ». Mais si
une double contrainte rend dérisoire une certaine manière actuelle de
prétendre faire de l’art politique, ne faut-il pas tenter de résorber cette
double contrainte, plutôt que de récuser la pertinence de l’ambition tout
entière de l’art contemporain à parler d’autre chose que de lui ?

La tentation du digestible dans la création


même
On notera cependant que le goût pour le digérable n’affecte pas
seulement les spectateurs, il affecte également les artistes eux-mêmes, qui
sont des individus de leur temps. Certaines œuvres d’art contemporain ont
ainsi une propension à se proposer comme digérables, comme miscibles
avec certaines attentes préformées du public. Le refuge dans
l’indisponibilité indigeste que nous tentons d’expliquer ici ne serait ainsi
pas seulement une réponse au changement d’habitudes de réception, mais
également, dans une moindre mesure sans doute, une volonté de distinction
de certains artistes à l’égard d’une autre tentation : celle de se couler dans
cette nouvelle réception. La tentation de l’indisponibilité serait ainsi une
manière de se rendre conjointement indigeste par réaction aux exigences de
digérabilité de la réception, et par distinction d’avec une tendance de la
création contemporaine à se conformer à celles-ci.

L’expérience du supermarché constitue un modèle efficace pour rendre


compte de l’expérience d’une exposition d’art contemporain, dans laquelle
le public et les œuvres sont conjointement façonnés par le paradigme de la
digestibilité. Comme au supermarché, un des défis majeurs consiste à
retenir l’attention d’un visiteur, habitué à des produits directement miscibles
avec lui-même. Un des critères de visibilité de l’œuvre devient donc
l’accessibilité immédiate, sa capacité à fonctionner comme « flash », que
Nathalie Heinich corrèle directement aux formats d’exposition propres à
l’art contemporain :

[…] les modalités de distribution des œuvres – l’aspect


événementiel de la foire, dû à sa triple limitation dans l’espace, dans
le temps et dans la hiérarchie sociale – influent directement sur la
production [des artistes], en incitant les artistes à des propositions
percutantes, susceptibles d’arrêter le regard en se laissant percevoir
d’un seul coup d’œil, conformément à l’économie de l’attention
propre à la publicité. Là, le présent de la mise en présence entre
l’œuvre et le spectateur est réduit à l’instant – bien loin donc de
l’éthique de la contemplation patiente propre aux paradigmes
classique et moderne 14.
L’œuvre doit être à « ouverture rapide » comme la brique de lait.
L’œuvre doit captiver instantanément le spectateur, afin qu’il résiste à la
dispersion de l’attention permise par la multiplication des sollicitations des
autres produits, en l’occurrence ici des autres œuvres qui tapissent murs et
sols (mais aussi des autres stimuli transportés avec soi, comme les
applications téléphoniques). Tout ce qui s’ouvre difficilement, livre, produit
alimentaire, œuvre, tombe des mains 15. Nous en avons d’ailleurs fait
l’expérience à nos dépens lors de notre installation au musée de la Chasse et
de la Nature. Une projection d’une image se déclenchait lors du passage du
visiteur devant un piège photographique (avec témoin de mouvement), à un
point précis du parcours. Le spectateur se faisait flasher, et deux secondes
après apparaissait une image sur le mur. Deux secondes, c’était déjà trop :
beaucoup des spectateurs avaient déjà quitté l’installation sans même avoir
aperçu l’image. L’œuvre doit donner tout et tout de suite, ou courir le risque
de n’être même pas vue, le visiteur est déjà devant l’œuvre suivante.

La meilleure solution à l’exigence de l’attrait immédiat est l’émotion


rapide : il faut que le spectateur, mis en face de l’œuvre, ressente dans les
trente secondes quelque chose qui le fait rester un peu plus longtemps
devant cette œuvre que devant autre chose. Or, si l’on y regarde bien, la
gamme des émotions minute chez l’animal humain est relativement
restreinte : parmi les réactions émotionnelles instantanées, on compte le
dégoût, la surprise, l’excitation sexuelle, la peur – éventuellement la colère
comme corollaire du dégoût et de la peur. Elles relèvent de l’émotion brute,
par distinction d’avec ce que l’on pourrait qualifier d’émotions complexes,
qui émergent dans une durée de l’expérience. La recherche de l’émotion
rapide comme capture du spectateur induit que ne font potentiellement
saillance dans une visite d’art contemporain que les œuvres qui se
proposent sur le registre du choc, du spectaculaire, du scandale. Une œuvre
qui se proposerait de produire des effets affectifs subtils, à bas bruit, se
condamne plus probablement à l’invisibilité dans l’économie de l’attention
saturée du musée. Ici gît encore une autre double contrainte pesant sur les
artistes aujourd’hui : retenir l’attention dans les foires et biennales
surpeuplées d’œuvres (ne serait-ce que pour pouvoir continuer à en vivre),
avec pour certains d’entre eux un dégoût pour le digérable, alors que les
unes impliquent presque structurellement de se résoudre à l’autre. On
comprend encore une fois que certains fassent le choix de rendre leurs
œuvres indisponibles.

La propension de tout un pan de l’art actuel (et de certaines institutions


artistiques) à préférer des œuvres immersives spectaculaires, qui
s’apparentent aux expériences jusque-là caractéristiques des parcs
d’attractions, constitue une des stratégies privilégiées pour capturer
l’attention du spectateur. C’est le cas par exemple de Work No. 360 : Half
the Air in a Given Space de Martin Creed, dans lequel le visiteur est invité à
traverser une pièce remplie à ras bord de ballons blancs gonflables – ce qui
n’est pas sans rappeler certaines installations ludiques pour enfants. Le
dispositif immersif a pour vertu de sauter par-dessus la nécessité
d’intéresser le visiteur. Ce dernier y est embarqué de fait et est susceptible
d’être d’emblée séduit par ce type d’œuvres, qui reposent souvent sur des
procédés sensoriels impressifs très immédiats : surprise devant le
gigantisme de l’installation, excitation générée simplement par le fait
d’avoir le droit de faire quelque chose qui sort des actions habituellement
permises au musée (toucher des objets, marcher pieds nus…). Le goût pour
ces œuvres est en partie à comprendre par contraste avec l’absence
d’émotions ressentie devant les œuvres « indisponibles ». Mais elle
s’explique également par le fait que la saturation sensorielle produite par
l’immersion et l’activité physique commandée au spectateur par le
dispositif (le plus souvent de l’ordre de la traversée) remplacent
avantageusement une attention à l’œuvre, rendue trop exigeante, trop
coûteuse à l’aune de nos habitudes de digestion.
Sur une autre tonalité, l’exposition adéquatement nommée « Sensation »
en 1995 des Young British Artists constitue probablement un exemple
paradigmatique de ce type de réception digestive où, conjointement, le
public vient rechercher des shoots d’émotion rapides devant des œuvres
conçues comme à réaction instantanée, telles celles de Marcus Harvey, des
frères Chapman ou de Tracey Emin.
Il y a ici convergence entre l’offre et la demande, façonnées toutes deux
par le paradigme digestif – ce qui est à distinguer de l’analyse récurrente de
ce courant comme manipulation marketing (par exemple chez Charles
Saatchi). Cette dimension est bien sûr présente, mais elle ne fonctionne que
parce que le public, les artistes, les œuvres sont déjà tous imprégnés de
l’ethos de la digestion : il a déjà transformé ce que le public cherche, ce que
les artistes font, ce que les œuvres produisent comme effets. De Myra à
Unmade Bed 16, les œuvres privilégient cette matière parfaitement adaptée à
la situation de réception digestive : le fait divers – narration sans
complexité, provoquant une émotion rapide dont la vivacité d’apparition est
confondue avec l’intensité. C’est une fausse rencontre, car derrière
l’émotion fugace il ne se passe rien : une satisfaction émotionnelle
évanescente, au mieux une idée, mais à obsolescence programmée, qui ne
fait rien bouger durablement en nous. Bien sûr, l’on se souvient
probablement mieux de ces œuvres que d’autres croisées ailleurs, mais leur
perdurance mémorielle n’est due qu’à leur dimension d’anecdote
encapsulée (résumable en une formule), et non à des changements
indicibles qu’elles auraient opérés en nous, à des infléchissements de notre
manière de sentir, de concevoir, de percevoir, et d’agir.
Il est intéressant de noter à quel point la notion de scandale a perdu sa
dimension disruptive : loin d’empêcher la digestion en provoquant
justement une rupture avec les attentes du public à l’égard d’un système de
croyances établies, le scandale lui-même est devenu une stratégie de
digestibilité de plus, qui vient combler les besoins émotionnels du public –
peut-être parce que la forme de ce scandale est déjà le produit du
paradigme digestif, forme à effet immédiat, sans densité capable de
provoquer des effets de réformations dans la durée. Une partie du monde de
l’art cherche alors les scandales comme autant de pièces dans la machine.

On remarquera également comment le paradigme consommatoire vient


infléchir à la fois la réception et l’usage d’un des procédés de création
artistique les plus anciens : la variation à partir d’un même thème. Nombre
de peintres remarquables ont composé leur œuvre essentiellement sur ce
principe – des Vierges de Bellini aux natures mortes de Cézanne –, et la
plupart des œuvres picturales sont à comprendre comme un dialogue autour
d’un motif commun, repris, retravaillé par différents artistes à différentes
époques. Mais aujourd’hui, ce principe de création est, comme le mettent si
bien en évidence les séries de Warhol, souvent interprétable à la lumière de
la stratégie marketing de la microvariation venant singulariser chaque
produit, sans pour autant le transformer en profondeur, ni dans sa forme ni
dans son contenu : c’est le modèle du jeans identique mais vendu en
différentes couleurs, adapté au besoin de singularité des consommateurs.
L’installation de Martin Creed, évoquée plus haut, a ainsi été exposée à
travers le monde, avec des ballons de différentes couleurs, de différentes
tailles à chaque fois : blancs et plus nombreux à Washington, roses à Lyon,
bleus à Dallas… Ces modifications sont présentées comme une variation
artistique, là où la forme de la variation en question est davantage de l’ordre
de la personnalisation de produit, permettant à chaque galerie d’exposer une
œuvre inédite, et au public assidu de comparer et choisir son préféré. On
l’aime parce qu’on le reconnaît, c’est le bon vieux thème, et on l’aime parce
qu’il est nouveau, on ne l’avait jamais vu comme ça. Chacun peut choisir
son monochrome, tous sont en fait identiques, mais chacun veut le sien
différent, comme dans une exposition fameuse d’Yves Klein.
Enfin, parmi les symptômes repérables de réception digestive lors de la
visite d’une exposition, l’on peut ajouter le désir du spectateur de se prendre
en photo devant une œuvre. Si nous souhaitons nous faire prendre en photo
avec une œuvre, c’est probablement que nous sentons obscurément ce que
l’œuvre est devenue en paradigme digestif : l’occasion d’une photo
originale de nous-mêmes. Un fond d’écran singulier ; une blague fun à
envoyer à des amis. Voir une jeune fille posant sur le capot de la DS de
Gabriel Orozco (1993), c’est voir à quel point la DS d’Orozco n’a pas été
reçue autrement que comme une voiture de luxe originale de plus, une
microvariation parmi l’ensemble des variations produites par le marché des
voitures de luxe, parce qu’elle s’y rapporte selon les mêmes modalités
qu’une Rolls vue dans la rue. Nous pouvons très bien dire en sortant « j’ai
aimé cette œuvre », mais néanmoins la rencontre aura échoué : il y aura eu
fausse rencontre, car l’œuvre, si elle a comblé nos attentes superficielles,
n’est rien venue transformer en nous. Nous ne nous souviendrons pas de
cette œuvre, passé quelques heures, quelques jours. Nous garderons au
mieux le souvenir de nous-mêmes, devant cette œuvre. Il y a par là un
destin tragique de l’œuvre d’art : devenir l’arrière-plan d’un selfie.

L’anecdote comme discours produit


par la t.a.c.
La t.a.c. revêt enfin des conséquences sur la place et la physionomie des
discours sur les œuvres. D’une part, la t.a.c. explique en partie l’inflation du
rôle des cartels dans les expositions d’art contemporain : les œuvres
refusant de nous donner quelque chose, le cartel devient l’endroit où l’on se
rue avide, espérant grappiller quelques miettes de signification qui
rendraient notre expérience de l’œuvre moins absurde, plus effective. Cette
solution du cartel comme béquille à l’expérience de l’œuvre a pris une telle
ampleur qu’il n’est pas rare que la visite d’une exposition prenne désormais
plutôt la forme d’une déambulation de cartel en cartel, ligne de vie à
laquelle s’accrocher parmi l’hostilité des œuvres. À tel point que certaines
institutions comme le Consortium, le centre d’art de Dijon, font le choix de
ne pas faire figurer de cartels, espérant que cela rendra le visiteur plus à
même de se confronter aux œuvres au lieu de se réfugier dans ces haltes de
signification qui l’empêcheraient d’être affecté et d’interpréter par lui-
même. Ce choix pourrait être pleinement pertinent si le problème de
l’incommunicabilité se situait dans une seule déficience du spectateur, thèse
majoritaire déboutée au début de cet ouvrage, et non dans une déficience
conjointe du spectateur potentiellement empreint d’habitudes de réceptions
digestives et d’une déficience des œuvres prises dans cette obsession à ne
rien donner de peur d’être digérées. Plutôt que de choisir des solutions qui
font porter l’échec (ou la réussite) de la communication au seul visiteur,
l’enjeu serait davantage d’imaginer des dispositifs artistiques et curatoriaux
capables de désamorcer conjointement ces deux limites de l’expérience de
l’art contemporain.
D’autre part, la t.a.c. rend de fait de plus en plus difficile la possibilité
de tenir un discours sur une œuvre, car elle se traduit parfois par un aspect
hyposémantique des œuvres (refus d’appartenir à l’ordre de la signification,
d’où la nécessité croissante des cartels) et un aspect hypoformel : la t.a.c. se
traduit volontiers dans une apparence volontairement « négligée » des
œuvres, comme si elles avaient été trouvées là, sans marque d’effort ou de
travail apparent, et ne voulaient pas plus être identifiables à des formes qu’à
un quelconque régime de signification. Tant et si bien que la description de
l’expérience sensorielle et affective, l’analyse formelle et l’interprétation du
sens, les trois régimes habituels de discours sur les œuvres, se retrouvent
désamorcées face à ces œuvres. Mais puisqu’il faut bien continuer à parler,
émerge un nouveau type de discours : l’anecdote, et bien souvent,
l’anecdote biographique.
Puisqu’il devient presque impossible de parler des œuvres, on parlera
donc de l’artiste. « Il a changé de sexe », « Elle parle sept langues », « Il a
été traumatisé par le départ de sa mère », « Elle vit recluse depuis trois
ans », « Il est revenu à la religion ». L’anecdote biographique a moins pour
fonction d’éclairer l’appréhension de l’œuvre qu’elle ne vient remplacer
l’œuvre elle-même : d’une visite guidée par un galeriste d’une exposition
hantée par la t.a.c., on repartira avec une série d’anecdotes, souvent
intéressantes, volontiers désopilantes, mais parfaitement dissociées
d’impressions durables laissées en soi par les œuvres. Ce régime de
discours de l’anecdote contribue à la t.a.c., car seuls ceux qui ont fréquenté
l’artiste ou son monde possèdent l’anecdote. La frontière a changé : il n’y a
plus le public cultivé d’un côté, et les profanes de l’autre ; mais le public
des professionnels de l’art d’un côté, et le reste de l’autre.
Certains pensent peut-être : « Mais l’anecdote biographique fait partie
des savoirs d’histoire de l’art nécessaire pour approfondir l’accès à une
œuvre ! Anecdote biographique et culture en histoire de l’art sont une seule
et même chose. » C’est parfois vrai, c’est souvent faux. Car il existe une
nuance majeure entre la fonction de ces savoirs et celle de l’anecdote
insolite. Un élément de culture d’histoire de l’art se caractérise de manière
relationnelle : une information est un élément de culture quand elle vient
enrichir la compréhension d’une œuvre, l’accès à l’œuvre étant par ailleurs
riche et complet sans elle. Je peux ne pas reconnaître quels films sont repris
et détournés dans la série Untitled Film Stills (1978-1980) de Cindy
Sherman, sans que cela m’empêche d’être frappé par l’intensité des scènes
photographiées, par le sentiment d’imminence qui envahit les photos,
comme si on était sur le point d’assister à un événement décisif dans la vie
de la jeune femme représentée. Il y a plusieurs niveaux de générosité de
l’œuvre, dont l’un est le plaisir de la reconnaissance cultivée, mais il n’est
absolument pas nécessaire pour que l’œuvre produise des effets sur le
spectateur. C’est une fonction d’enrichissement.
À l’inverse, l’anecdote insolite a pour fonction de venir se substituer à
une expérience de réception, qui, sans elle, est parfaitement incomplète.
L’exposition « Euqinimod & Costumes » de Dominique Gonzalez-Foerster
à la 303 Gallery à New York en 2014 est à ce titre un bon exemple.
L’exposition consiste, dans le discours, en un accrochage de ses « archives
personnelles du milieu des années 1960 à aujourd’hui, à la fois intimes et
sociales, à la fois fétichistes et symptomatiques : ses vêtements et textiles
personnels. […] Les vêtements de Gonzalez-Foerster apparaissent comme
des costumes, des histoires et fictions reflétant un soi fragmenté et
multiple 17 ». Dans les faits, quelques-uns de ses tee-shirts, bodys et robes
sont pendus sur des cintres accrochés çà et là le long des murs ou à un vieux
portant en métal. « Oh, c’est le blouson en cuir qu’elle portait tout le temps
dans les années 1980 », m’explique le curateur avec qui je visite
l’exposition. Pour lui qui a travaillé avec Dominique Gonzalez-Foerster et
la connaît, une foule de souvenirs émus. Pour nous humains, une simple
penderie sans relief, indisponible. L’accrochage ne produit d’effets qu’à
condition de posséder l’anecdote biographique – qu’à condition de posséder
une connaissance intime, non plus de l’histoire de l’art contemporain, ou
même de l’œuvre de l’artiste, mais de l’artiste elle-même. L’organisation
d’une telle exposition autour des seuls effets de complicité et de
reconnaissance entre professionnels du monde de l’art rend compte de la
diffusion et de la prégnance de ce nouveau mode d’appréhension des
œuvres sous le régime de l’anecdote biographique ou insolite. Cette
dernière n’a pas une fonction d’enrichissement de l’expérience esthétique,
mais elle sert de substitut, et de masque, à l’absence douloureuse de celle-
ci.

Fausse rencontre et non-rencontre


On assiste ainsi à la généralisation de deux modalités de réception des
œuvres d’art et des produits culturels, caractérisés par une neutralisation de
l’effectivité configuratrice de l’art sur les gens : la digestion ; et sa solution,
l’indisponibilité, que nous appellerons respectivement ici désormais
« fausse rencontre » et « non-rencontre ».

Le paradigme digestif, dans la réception comme dans la création,


entraîne en effet la production de fausses rencontres. La fausse rencontre est
cette réception qui a lieu avec des œuvres ayant pour fonction première de
venir combler les besoins identifiés et préformés du spectateur : le détendre
quand il est anxieux, confirmer une opinion sur le monde procurant un
sentiment de confort et de sécurité dans un climat d’instabilité, offrir des
montagnes russes affectives 18… Le sentiment de contentement du
spectateur vient du fait qu’il a obtenu ce qu’il attendait, ce dont il avait
besoin comme individu constitué aux besoins déjà constitués. Les œuvres
caractéristiques d’une fausse rencontre sont ainsi celles qui ne viennent rien
ébranler ni restructurer dans notre façon de sentir, de nous représenter, de
concevoir le monde, d’agir, de percevoir et de juger : les manières d’être du
spectateur sont confirmées dans la réception de l’œuvre.
Cette généralisation du goût pour les fausses rencontres induit une
généralisation d’une modalité de réception caractéristique de la fausse
rencontre : l’instrumentalisation de l’œuvre pour les besoins du spectateur.
Le public devient ainsi à même de produire de lui-même des fausses
rencontres, même quand il est confronté à des œuvres qui ne sont pas
conçues comme telles – qui voudraient n’être pas digérées.

La stratégie de résistance qui hante l’art contemporain pour se préserver


de la fausse rencontre devient dès lors de créer des non-rencontres. Nous
entendons par non- rencontre l’expérience de réception d’une œuvre qui
refuse une quelconque effectivité, qui refuse de produire des stimuli tant
affectifs qu’esthétiques ou sémantiques (ce que nous qualifions auparavant
de t.a.c.). Voilà ce qui sera courageusement proposé par les artistes, dans les
galeries, à un certain public en quête, par habituation, de fausse rencontre.
Cette solution signe la résistance efficace de certaines œuvres à ce
paradigme de réception des produits culturels, et simultanément son
abdication à l’égard du projet transfigurateur de l’art. Isolant un bon
problème, ces œuvres ont choisi une solution spectaculaire à court terme,
kamikaze à long terme. Sauvant leur pureté, elles ont perdu l’art. S’il ne se
passe souvent rien lorsque nous déambulons dans une exposition d’art
contemporain, ce n’est pas parce que ce dernier s’est construit comme
affranchissement perpétuel des formes artistiques, ou parce qu’il est trop
complexe pour nous ; c’est parce qu’il s’est construit en partie comme
d’abord délibérément indigeste. Si les œuvres se refusent à nous, refusent
de nous donner quoi que ce soit – une émotion, un contenu, une
signification –, c’est de peur de subir le même sort que l’ensemble des
produits humains – de peur d’être digérées. Le problème a été bien vu, la
solution ne peut convenir. Le cri de l’art contemporain « Rien de digérable
ici » se traduit, dans l’expérience du spectateur, par le constat de « Rien à
rencontrer ici 19 ».

Cette transformation de l’ethos de la réception autour de laquelle tourne


notre enquête a été notamment perçue et formulée par l’écrivain français
Éric Chevillard, dont les formulations nous permettent de progresser
davantage dans sa compréhension :

Ce qui a changé : nos lectures se déposaient, se sédimentaient en


nous, un trésor s’accumulait, l’ensemble nous structurait comme un
fin squelette de références ; ce corpus comme un corps second, plus
intelligent et même plus sensible. Nous lisons encore, mais plus rien
ne s’inscrit. Les phrases fulgurent, flashs, éclairs, fusées. Nous en
faisons profit pour l’instant, comme de toute chose, en
consommateurs impatients et fébriles, déjà séduits et tentés par une
autre proposition. […] Le volume de papier sitôt lu encombre la
maison comme un cadavre 20.

Ce qui est parfaitement saisi par Chevillard, c’est à quel point ce


paradigme de la digestion n’est pas seulement un phénomène sociétal, mais
une nouvelle manière d’être : en tant qu’il vient transformer nos habitudes,
il vient modifier nos goûts, mais aussi nos comportements et ainsi notre
façon de nous rapporter aux œuvres, et plus loin au monde. Ses
formulations aident également à comprendre quel paradigme de réception a
été obombré par le paradigme digestif : celui de la réception comme
incorporation structurante (une vraie rencontre), dans lequel les œuvres
viennent structurer chez le lecteur des manières nouvelles de voir, de sentir,
de juger et d’agir, capables de formuler de nouveaux problèmes, de rendre
intelligibles certains pans du sensible, d’ouvrir des dimensions de l’être et
des « chemins de l’action ». Incorporation qui nous individue en « un corps
plus intelligent, et même plus sensible ». Telles seraient les puissances
réelles de l’art à l’œuvre dans le paradigme de la réception structurante, et
absentes du paradigme de la réception digestive. Voilà néanmoins tout ce
que n’est pas et tout ce que ne peut pas faire une œuvre qui est reçue de
façon digestive : c’est en ce sens que c’est une fausse rencontre.

Ainsi deux formes déficientes de la réception artistique et culturelle se


font face : la fausse rencontre, et sa solution, la non-rencontre.
Spontanément, chacun ressent que la neutralisation digestive, ou fausse
rencontre, est une forme pathologique de la réception lorsqu’elle devient
monopolistique. Mais, conjointement, il y a quelque chose de profondément
insatisfaisant dans cette solution de la non-rencontre. C’est dire que ces
deux modèles conjoints semblent des formes déficientes, presque
pathologiques, de la réception. Il convient, selon nous, de parler de
pathologies, dans la mesure où l’une comme l’autre viennent amputer l’art
de ses effets vitaux. Pourtant, si on les ressent comme déficientes, c’est bien
que l’on possède quelque part une norme implicite, vitale, cryptée mais
puissamment discriminante, de ce que mérite d’être une œuvre d’art : de ce
qu’elle mérite de nous faire.
Quelle solution dès lors proposer à ce problème de la fausse rencontre
devenue norme de réception ?

Détachée de son passéisme, la description par Chevillard de la réception


structurante nous permet d’entrevoir en creux, entre ces deux pathologies de
la réception, les caractéristiques d’un modèle artistique peut-être plus sain,
peut- être plus viable. Une œuvre qui n’assimilerait pas la réussite au fait de
combler les besoins préformés, qui ne renoncerait pas à toute effectivité par
mesure de salubrité, serait à penser comme une tentative de créer une
rencontre structurante : une vraie rencontre avec ceux qui la croisent. Telle
serait la fonction d’une œuvre d’art dont les formes dévoyées seraient la
fausse rencontre et la non-rencontre. Si nous sommes parvenus à définir ces
deux dernières, il nous reste à penser les modalités de la vraie rencontre.
Plutôt que de parler de rencontre structurante, nous nous proposons de
penser cette modalité de la réception comme rencontre individuante, en
nous appuyant sur les réflexions du philosophe français Gilbert Simondon
(1924-1988). Ce détour par les concepts philosophiques est nécessaire pour
chercher d’autres voies, d’autres chemins pour formuler ce qui se passe
d’étrange quand on rencontre une œuvre. Il nous faut une autre langue, avec
son vocabulaire technique, qui nous force par son exotisme à voir
autrement, qui nous permette de voir mieux, par sa sensibilité au flux du
temps et aux discrètes relations. Ce lexique, on va le travailler, le malmener
de l’intérieur, pour enfin, on l’espère, si ça marche, lorsque le lecteur sera
familiarisé avec ce sabir, parvenir à rendre un peu intelligibles ces
bruissements invisibles, mais durables et puissants, qui nous foudroient et
nous reconstruisent lors de ces vraies rencontres avec une œuvre d’art.
1. Il s’agit de la transformation la plus importante dans le cadre du complexe de problèmes de
notre enquête. Cependant, le développement du réseau économique et financier complexe dans
lequel s’inscrit l’art contemporain constitue évidemment un facteur clé pour comprendre
d’autres aspects majeurs de la physionomie de la production actuelle. Celui-ci dépasse
aujourd’hui la critique du marché de l’art. Pour reprendre les propos de Hito Steyerl dans Duty-
Free Art : Art in the Age of Planetary Civil War, Londres, Verso, 2017 : « Contemporary art is
made possible by neoliberal capital, plus the internet, biennials, art fairs, parallel pop-up
histories and growing income inequalities. Let’s add asymmetric warfare, real-estate
speculation, tax evasion, money laundering and deregulated financial markets » (« L’art
contemporain est rendu possible par le capital néolibéral, plus Internet, les biennales, les foires
[…] et l’accroissement des inégalités de revenus. Ajoutons à cela la guerre asymétrique, la
spéculation immobilière, l’évasion fiscale, le blanchiment d’argent et la dérégulation des
marchés financiers »).
Un chantier intéressant à ouvrir serait d’enquêter sur les points d’intersection entre la tentation
qui nous occupe et ces nouveaux paramètres politico-économiques de l’art contemporain :
lesquels d’entre eux sont susceptibles de jouer un rôle dans la t.a.c. ? Nous verrons notamment
un peu plus loin dans le texte comment les formats d’expositions tels que les biennales et les
foires, mentionnées ici par Steyerl, influent sur la forme des œuvres et la forme de la réception.
Mais l’enquête serait à prolonger sur d’autres points par de plus experts que nous.
2. Ce que diagnostiquait déjà Gilles Deleuze à propos de certaines œuvres conçues comme pour
être racontées par un journaliste.
3. Ces adjectifs ont été glanés auprès d’amateurs d’art contemporain. Ce rapport à l’art
contemporain, sous l’angle du « principe de plaisir », dans lequel les effets des œuvres sont de
« réels profits hédonistes » est exposé par Nathalie Heinich, dans Le Paradigme de l’art
contemporain, op. cit.
4. Voir Anton Ehrenzweig, L’Ordre caché de l’art (1974), Paris, Gallimard, 1982.
5. Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit,
1979, p. 566.
6. Dans certaines de nos expériences de création artistique, nous avons volontiers favorisé des
œuvres d’accès difficile (à la porte verrouillée). Voir, par exemple, l’expérience de littérature in
vivo, à la croisée de la vidéo et de l’écriture, intitulée Sur le vif :
https://www.youtube.com/watch?v=jw2DUW6ADKE.
Cette vidéo silencieuse et longue d’une trentaine de minutes a été déposée en 2013 sur la
plateforme Youtube, qui donne une prime de visibilité aux vidéos courtes et spectaculaires. Elle
n’a aucune chance face à la vidéo du chaton en costume de requin sur un robot aspirateur, à
juste titre.
7. Extraits d’une communication personnelle des auteurs avec Maud Hagelstein, philosophe,
spécialiste d’esthétique, de l’université de Liège, Belgique.
8. La capacité des œuvres difficiles à reconfigurer les lignes de la perception du spectateur,
dans leur dimension esthétique et politique, a été notamment décrite par Jacques Rancière dans
Le Partage du sensible, Paris, La Fabrique, 2000.
9. Ce n’est pas la seule interprétation possible de ce choix, bien entendu : l’on pourrait
également l’étudier du point de vue d’un renforcement du sentiment élégiaque mis en scène
dans le film.
10. Parfois, cela a été plus fluide. À cet égard, deux autres expériences de création sont
éloquentes : la production d’une performance-installation one-on-one, en 2012, intitulée Le
DAH ! (Distributeur automatique d’histoires), et d’une performance collective intitulée L’Effet
labyrinthe en 2011, toutes deux coécrites, nous ont mis aux prises avec ces injonctions
contradictoires. Dans Le DAH !, la solution de mobiliser un théâtre entier pour un seul
spectateur, de le faire entrer dans un dispositif sur scène fait d’un fauteuil Louis XV, d’un
guéridon garni de thé et de gâteaux, et d’un distributeur de sodas transformé en distributeur
d’objets, permettait de jouer avec ces injonctions. Chaque objet distribué au spectateur
encapsulait à chaque fois une histoire, déployée devant lui par une comédienne. Cela offrait la
possibilité de mobiliser toute la puissance d’effectivité du conte ou de la parabole extraite d’une
histoire « vraie ». Mais le dispositif minimisait cependant les risques de moralisation et
empêchait un culte douteux de l’authenticité, puisque toute l’expérience était troublée par
l’ambiguïté de cette machine moderne : des objets uniques et porteurs d’une histoire
authentique, distribués comme des produits industriels en série.
11. Extraits de la présentation du travail de Lara Almarcegui par le curateur Octavio Zaya lors
de l’annonce de la sélection de l’artiste pour le pavillon espagnol de la 55e Biennale de Venise :
https://www.e-flux.com/announcements/33165/lara-almarcegui.
12. L’œuvre est accessible en ligne à l’adresse suivante : https://www.youtube.com/watch?
v=pzt8tmIn-Xg.
13. Citation de l’écrivain de science-fiction William Gibson, que Liam Young reconnaît comme
jouant un rôle central dans son travail : http://tracks.arte.tv/fr/liam-young-architecte-de-lavenir.
14. Nathalie Heinich, Le Paradigme de l’art contemporain, op. cit., p. 319.
15. Ce régime d’attention déficiente rejoint en partie le concept de « junktime » chez Hito
Steyerl : « The contemporary state of constant distraction […] adds its own filter to our reading
of current events. Junktime commitments – emails, Instagram, Snapchat – keep our eyes flicking
between images, never resting long enough to question things properly » (« L’état contemporain
de distraction constante […] ajoute son propre filtre à notre lecture des événements actuels. Les
engagements typiques du “junktime” – courriels, Instagram, Snapchat – maintiennent nos yeux
dans un état de zapping d’image en image, les empêchant de se reposer suffisamment pour
remettre les choses en question »), extrait d’un entretien avec Hito Steyerl et Hettie Judah,
« Liberation Day : the artists fighting the power of the market – and the internet », The
Guardian, 17 octobre 2017.
16. Myra, Marcus Harvey, 1995 ; Unmade Bed, Tracey Emin, 1998.
17. Extraits traduits de la présentation de l’exposition « Euqinimod & Costumes » sur le site de
la 303 Gallery : http://www.303gallery.com/gallery-exhibitions/dominique-gonzalez-
foerster/press-release.
18. Il s’agit de ne pas assimiler fausse rencontre et formes d’art populaire. Bien que la fausse
rencontre gratifiante, maîtrisée et régressive soit sans doute le nom caché de Hollywood, l’art dit
« populaire » produit régulièrement de vraies rencontres, des « rencontres individuantes »
comme nous les appellerons plus loin. De la même manière, la fausse rencontre caractérise aussi
bien certaines œuvres issues de l’art populaire, que certaines issues de l’art d’« élite » comme
nous l’avons vu plus haut.
19. Il apparaît très difficile aujourd’hui de s’autoriser à formuler un diagnostic général sur des
aspects ou tendances de l’art contemporain, tant il existe une très grande résistance du milieu de
l’art contemporain à reconnaître la validité de ce type de constat. La position souvent tenue par
les acteurs de ce milieu est la suivante : il serait impossible de faire un quelconque constat
général tant le champ de l’art contemporain serait varié, vaste et non unifié. Il n’y aurait pas de
généralisation possible, il n’y aurait que des cas particuliers. On ne pourrait pas parler de l’art
contemporain en général, ni des biennales en général, ni des artistes, ni des œuvres en général.
Cette position résout tout en deux mots : « ça dépend », tel est le marqueur clé dans le discours.
Mais s’il y a bien des exceptions, cela signifie-t-il pour autant qu’il n’y ait aucune règle ? Sous
couvert d’une lucidité supérieure sur les structurations de champ de l’art contemporain, ce refus
de toute montée en généralité s’avère être en fait une stratégie d’automaintien particulièrement
performante : aucun diagnostic général n’étant acceptable, aucune remise en question n’est alors
nécessaire. Le « business » peut continuer « as usual ».
20. Éric Chevillard, post du 3 février 2012 sur son blog L’Autofictif, autofictif.blogspot.com.
3

L’œuvre comme rencontre individuante

L’expérience vécue de la rencontre


Le concept de « rencontre individuante » a été formulé par un des
auteurs, à partir de la philosophie de Gilbert Simondon 1. En tant que tel, il
échappe au sens commun du terme de « rencontre » et nécessite une
élaboration conceptuelle. Néanmoins, sans avoir jamais croisé ce concept ni
avoir connu sa signification, il est certain que nous avons tous ici fait
l’expérience d’une rencontre individuante avec une œuvre d’art (sinon,
vous n’auriez pas pris la peine d’ouvrir ce livre, l’art vous serait lettre
morte). Il est hautement probable que notre intérêt pour l’art, notre amour
de l’art, trouve son origine en chacun dans une rencontre individuante
initiatique avec une œuvre d’art. Un jour (que souvent nous avons oublié),
nous avons lu un poème, vu un tableau, traversé une installation, et cette
mise en présence a été un événement individuant : cette œuvre est venue
transformer quelque chose, sans que l’on sache dire nécessairement ce que
c’était : lentement, presque derrière notre dos, cette œuvre a transformé un
pan de nos manières de sentir, de percevoir, de concevoir, d’agir. Nous en
sommes devenus un corps plus intelligent et plus sensible. Oscar Wilde a
parodiquement décrit cette transformation de nos manières de sentir
provoquée par une rencontre avec les œuvres impressionnistes :

L’extraordinaire changement survenu dans le climat de Londres


pendant ces dix dernières années est dû entièrement à cette école
particulière d’art. […] Les choses sont parce que nous les voyons, et
ce que nous voyons, et comment nous le voyons, dépend des arts
qui nous ont influencés. Regarder une chose et la voir sont deux
actes très différents. […] À présent, les gens voient des brouillards,
non parce qu’il y en a, mais parce que des poètes et des peintres leur
ont enseigné la mystérieuse beauté de ces effets. Des brouillards ont
pu exister pendant des siècles à Londres. J’ose même dire qu’il y en
eut. Mais personne ne les a vus, et, ainsi, nous ne savons rien d’eux.
Ils n’existèrent qu’au jour où l’art les inventa 2.

Suite à une rencontre individuante avec une œuvre, notre mode de sentir
est renouvelé : nous ne captons pas les mêmes choses de notre quotidien et
nous les voyons selon les lignes de force particulières instituées par
l’œuvre. Mais c’est également nos façons d’agir qui peuvent être
modifiées – effet moins relaté de la réception artistique réussie. Ainsi cette
phrase de Baudelaire, « [l]a vérité emphatique du geste dans les grandes
circonstances de la vie », a habité Barthes depuis le premier moment de sa
lecture du Peintre de la vie moderne et infléchi sa conduite :

Dérivant en lui pendant trente ans, ce souvenir de lecture a exercé sa


force plastique sur sa vie, dans une pluralité de circonstances
d’écriture et de pensée. La phrase ici n’a pas fonctionné comme un
cadre de perception, dans lequel il fallait apprendre à se mouvoir,
mais comme une véritable « idée de conduite ». Et pas seulement
cette phrase-ci, mais toutes celles qui ont pu arrêter le lecteur,
l’emporter et, justement, le conduire. Chez Barthes, la lecture
n’engage pas tellement l’œuvre comme milieu habitable, invitation
à changer d’univers perceptif, ou schéma global de destinée ; non,
dans une conception mobile, exploratoire et instable de la
subjectivation, c’est chaque phrase qui se présente comme une
invitation gestuelle, la requête ou la promesse d’activation d’une
conduite 3.

À la différence de la fausse rencontre et de la non-rencontre, la


rencontre individuante laisse des traces précises : elle module notre
trajectoire d’individuation.

L’erreur de l’esthétique : individu


vs individuation
Pour parvenir à penser une réception réussie qui soit autre chose que la
satisfaction des besoins préformés du spectateur, nous faisons l’hypothèse
qu’il est nécessaire de repenser la pierre de touche des esthétiques dont
nous avons massivement hérité : le sujet. Il s’agit de mettre en question la
notion d’individu autour de laquelle les esthétiques occidentales se sont
constituées.

Dans sa conception occidentale, l’individu se caractérise comme une


entité fixe et stable. Comme sujet transcendantal kantien, sujet sociologique
du goût, sujet singulier, l’individu engagé dans la réception est
traditionnellement considéré comme un individu fixe et stable. Le concept
d’individu a en effet pour fondement et noyau théorique l’identité (logique,
ontologique et psychologique), et l’identité répugne au changement. L’idée
d’individuation consiste à le transformer selon deux perspectives : d’abord
selon une perspective temporelle, qui pose que l’individu véritable n’est pas
l’individu constitué et figé, mais le processus même d’individuation ;
ensuite selon une perspective relationnelle, qui révoque l’idée d’individu
fermé sur lui-même, fondé par une essence, pour lui substituer la notion
d’individu comme système relationnel, dont l’identité se constitue dans un
rapport historique à l’extériorité.

Selon la théorie traditionnelle de l’individu, la mise en rapport d’une


extériorité et d’une intériorité est pensée selon un modèle
« hylémorphique ». On l’a vu, Aristote compare ce schème à la fabrication
d’une brique d’argile. Dans le cadre d’une esthétique, le moule de la brique
correspondrait au spectateur ; l’œuvre, à l’argile versée dans le moule. Ce
modèle implique plusieurs caractéristiques de la réception. Elle est conçue
comme une opération passive : le spectateur reçoit une matière de
l’extérieur, qui prend la forme préexistante du moule, c’est-à-dire de
l’individualité du spectateur. Du point de vue du modèle hylémorphique,
une bonne œuvre est ainsi une œuvre qui vient combler, au sens strict, le
spectateur : elle épouse parfaitement la place que le regardeur lui laisse
prendre.
En réformant le concept traditionnel de l’individu vers l’idée
d’individuation, c’est-à-dire un processus temporel et relationnel, Simondon
fait de la transformation le nouveau critère de l’individualité (par
opposition à la perdurance). La mise en relation entre l’individu et
l’extérieur ne peut plus dès lors être comprise suivant le modèle du moule et
de l’argile, dans la mesure où le regardeur n’est pas conçu comme
possédant déjà une forme préétablie.
Notre réflexion consiste ainsi à considérer le sujet pris dans la rencontre
avec l’œuvre comme un processus d’individuation (le processus de
fabrication de l’individu), et à interroger ses effets transfigurateurs sur lui.
C’est pourquoi il s’agit bien d’esthétique au sens fort 4, puisque c’est de
réception qu’il s’agit : mais pas de réception par un sujet immuable – il
s’agit de réception de forme, pensée comme une prise de forme active du
spectateur lors d’une rencontre avec une œuvre.

Cependant comment penser une prise de forme qui ne soit pas de l’ordre
de la réception passive de matière, fondée sur une conception fixiste des
deux entités en présence ? Nous avons besoin pour cela d’un détour
improbable par l’observation de la genèse d’un cristal 5.
Imaginons une solution chimique de soufre maintenue à une
température entre 94 degrés et 115 degrés (c’est ce qu’on appelle un état de
surfusion). Cette solution va nous permettre d’observer un processus
d’individuation : celui d’une forme cristalline. Introduisons maintenant dans
le liquide un germe cristallin, qui peut par exemple être une impureté
chimique microscopique. Ce qui a lieu, alors, autour de cette poussière
tombée dans la solution, c’est une cristallisation du liquide sous la forme
d’un cristal grandissant, par répétition de la prise de forme prismatique. Ce
qui en résulte, c’est un prisme de soufre constitué de petits prismes de
soufre qui ont pris forme autour d’une poussière. Le cristal formé est solide,
il a des limites précises, fixes et figées dans le minéral. Ce phénomène
constitue schématiquement un processus d’individuation (la différence avec
vous, outre que vous n’êtes pas un cristal, c’est qu’ici l’opération
d’individuation est unique, alors que, pour les vivants et les humains, elle
est multiple : le processus d’individuation est le drame tissé de myriades
d’opérations d’individuations successives).
La solution de soufre peut être appelée le milieu ; c’est en elle que va
avoir lieu la solidification du cristal. Ce milieu n’est pas neutre. On peut en
effet insérer une poussière dans un verre d’eau, on ne verra pas pour autant
se former un cristal. Ce qui caractérise avant tout ce milieu, c’est son état de
surfusion ; c’est-à-dire sa faculté à se transformer dans certaines directions
en rencontrant certaines entités. Il n’est pas dans un état stable, mais dans
un état dit « métastable », dans un état d’irrésolution, c’est-à-dire en
puissance de certaines transformations face à certaines rencontres. Dans
cette perspective, plus qu’une substance solide, le modèle de l’individualité
est avant tout un milieu métastable.
Le second élément qui rend compte de l’individuation de ce cristal,
c’est l’apparition d’un germe cristallin dans ce système dont l’état est non
stabilisé, non résolu. Ce germe est pensable comme une singularité, qui
vient jouer le rôle d’« information active » dans l’individuation : il est une
information active en ce que c’est lui qui, en relation avec le milieu, va
orienter la forme prismatique du cristal entier.
Une fois la solution liquide solidifiée et le cristal constitué, ce qui reste
est un individu stable, fini, figé : ce cristal de soufre. Le milieu a disparu, il
s’est résorbé entièrement dans l’individu. Mais ce qui reste n’est pas
l’individu réel, ce n’est qu’un être individué : un résidu. L’individu
véritable est l’opération même de l’individuation, le processus de la genèse
de forme. Ce qui est l’essentiel de l’individu, c’est ainsi cet état
d’irrésolution qui conditionne sa faculté de transformation face à certaines
rencontres, et le drame tissé des rencontres.

Déplaçons ce modèle vers une rencontre entre un individu humain et un


événement. Dans une rencontre individuante, le principe de transformation
n’est ainsi pas seulement externe, mais interne et externe. Ce n’est pas
l’individu qui est transformé passivement par l’extériorité, mais
l’individuation qui se transforme au contact de l’extériorité. L’être
s’individue activement : il n’est pas seulement le produit de la rencontre
mais aussi son agent et son milieu. L’individu n’est ainsi pas constitué par
ses rencontres, comme le formule un certain sens commun, il est et fait le
drame tissé des rencontres. Dans le cadre d’une esthétique, cela signifie que
ce n’est pas l’œuvre qui est individuante : c’est la mise en présence de
l’œuvre et d’une certaine ouverture aux transformations propre à
l’individu – c’est la rencontre qui est individuante.
On remarquera que, si l’esthétique ne se fonde plus sur une conception
fixiste de l’individu, mais sur une conception de l’individu comme
processus d’individuation, la focale de l’esthétique change
considérablement : l’objectif d’une esthétique n’est plus d’isoler les critères
de qualité intrinsèque d’une œuvre d’art (puisqu’une œuvre n’est pas
individuante en elle-même), mais d’isoler les conditions favorables à une
réception qui soit de l’ordre de la rencontre individuante. Dans cette
perspective, les qualités formelles de l’œuvre par exemple deviennent une
condition de facilitation, parmi d’autres, de rencontre individuante avec le
spectateur.

Les conditions de la rencontre


individuante

LA PART D’IRRÉSOLU EN NOUS

Il s’agit ainsi de parvenir à penser un individu comme une trajectoire


d’individuation. Une trajectoire d’individuation est constituée de rencontres
individuantes successives qui ont induit la formation en chacun de
structurations intérieures, qui constituent ses manières de sentir, agir,
concevoir, percevoir. Ces « manières de » ne sont pas seulement des
inclinaisons, mais des structurations profondes de notre intériorité : elles
constituent les pans individués d’un individu.
Mais ces pans individués sont localisés : un individu n’est pas
complètement individué, il maintient en lui une part de métastabilité,
d’indéterminé, d’irrésolu qui est la condition de ses rencontres futures avec
des êtres (des personnes, des idées, des luttes, des non-humains…). On
pourrait parler de structurations en archipels : autour d’elles (mais toujours
dans le processus d’individuation) se maintient un océan d’irrésolu, où gît
le futur de chacun. Comme dans le cas du cristal, un individu ne serait ainsi
pas principalement défini par ces pans individués, mais par ce qui n’est pas
individué en lui.

Un individu serait donc cet être comprenant pour partie des structures
comportementales acquises, et pour partie sa plasticité, sa capacité à se
transformer au contact de l’expérience : il est cette structuration en
archipels, cette composition entre de l’individué et du non-individué ouvert
à la transformation. Le philosophe Gilbert Simondon appelle cette part non
individuée en nous le « métastable » ; nous l’appellerons, dans le cadre de
cette esthétique, notre part d’irrésolu. Cette dernière est une condition de la
rencontre individuante. À l’instar du cristal déjà fait, un individu non
métastable, entièrement résolu, structuré en totalité, ne peut plus faire de
rencontres individuantes. Les êtres qui se rencontrent sont déjà en partie
individués, mais ce n’est qu’à l’égard de ce qui n’est pas individué en eux,
de ce qui est non résolu, qu’il y a à proprement parler rencontre.
C’est-à-dire qu’il n’y a jamais de rencontre entre deux individus, mais
rencontre qui individue. Il y a contradiction logique à penser une rencontre
entre individus : c’est précisément ce qui n’est pas individué en chacun qui
permet la rencontre. De la même manière, ce n’est jamais un individu qu’un
être rencontre, mais ce qui en cet individu est susceptible de fonctionner
comme singularité, compatible avec la part d’irrésolu de l’être pris dans la
rencontre. La seule mise en présence qui puisse être qualifiée de rencontre,
c’est la mise en présence de ce qui n’est pas individué, donc métastable
chez l’un, avec ce qui est susceptible de fonctionner comme singularité
chez l’autre. Pour le dire abruptement : personne n’a jamais rencontré
personne ; mais la métastabilité individuelle d’un processus singulier est
susceptible de rencontrer, en quelqu’un d’autre, quelque chose qui
fonctionne comme singularité, et vice versa, et ce simultanément. Le
modèle concurrent de la rencontre est en fait hylémorphique, où chaque
individu fonctionne comme une forme qui fait jouer à l’être rencontré le
rôle de matière passive, et non le rôle de singularité induisant une
transformation active. La fausse rencontre entre deux individus déjà
constitués ne permet de combler que leurs besoins réciproques (affectifs,
psychologiques…), ils s’instrumentalisent mutuellement.

Cette distinction entre part individuée et part d’irrésolu dans l’individu


nous permet de comprendre la différence fondamentale qui existe entre
l’individuation et l’individualisation. Les deux termes sont très proches
lexicalement, et l’on pourrait être tenté de les superposer, alors qu’ils
rendent compte de deux phénomènes distincts. L’individualisation consiste
précisément en un processus par lequel l’individu devient plus singulier, au
sens traditionnel du terme : plus unique et différent des autres. Mais
l’individuation n’est pas l’individualisation : ce qu’elle produit, par
exemple dans la rencontre avec l’art, c’est un corps plus sensible, un corps
reconfiguré et enrichi dans son appareil de disponibilité au monde, et pas un
sujet plus singularisé. Comme on le verra, les phases d’individuation
esthétique n’ont d’ailleurs pas pour fonction de nous différencier les uns des
autres, mais souvent de nous relier les uns aux autres, par le biais du fait
qu’elles sont collectives, et qu’elles configurent de manière partagée des
pans encore non individués en nous. Ce faisant, elles créent bien plus des
collectifs multiples entre des êtres hétérogènes que de la différence entre
des sujets uniques comme des flocons de neige.

UNE RENCONTRE AVEC UNE SINGULARITÉ DE L’ŒUVRE

Ainsi, c’est en tant qu’un individu a une part d’irrésolu en lui qu’il est
disponible à la rencontre individuante. Mais ce qu’il rencontre, ce n’est pas
toute l’œuvre, ou l’œuvre en général, ou l’œuvre comme entité
monolithique. C’est une singularité en elle : une saillance de l’œuvre propre
à rencontrer la part métastable d’un spectateur, à jouer le rôle d’information
active (active au sens où elle donne forme effectivement, comme le germe
lors de la cristallisation). La singularité n’est pas un aspect de l’œuvre qui
préexisterait à la rencontre, mais le rôle qu’un trait de l’œuvre est
susceptible de jouer lorsqu’il est pris dans une rencontre.

Une singularité dans une œuvre n’est pas néanmoins un trait qui
n’existerait que pour ce spectateur, en tant que ce trait n’existerait que dans
sa conscience (subjectif) ; mais il n’est pas non plus un trait physique
déterminé de l’œuvre (objectif). Une singularité est à penser comme une
composition de traits de l’œuvre observables par tous, mais qui ne fait
composition et saillance, selon cette configuration spécifique, que pour
certains spectateurs. Une singularité n’est ni objective ni purement
subjective, c’est une saillance relationnelle : une composition entre un
certain milieu non résolu et les traits donnés d’une œuvre.
Cette saillance relationnelle n’est pas ainsi unique à chaque individu :
elle peut se manifester de manière similaire chez différents spectateurs.
Nous en avons tous fait l’expérience, quand nous entendons quelqu’un
d’autre développer son amour d’une œuvre dans des termes qui formulent
parfaitement notre propre engouement. Cela s’explique d’abord par le fait
que la potentialité d’une caractéristique de l’œuvre à se déployer comme
singularité est intrinsèque à celle-ci (et pas créée ex nihilo par le
spectateur) ; ensuite par la nature pour partie collective de la part d’irrésolu
des individus. Si la cartographie complète de la part d’irrésolu d’un
individu lui est propre, des pans entiers de celle-ci sont partagés avec
d’autres individus. Ces pans d’irrésolu communs ne sont pas assimilables à
ce que l’on appelle couramment « des points communs » : ce ne sont pas
des traits objectifs partagés (il est né en Espagne, moi aussi ; elle a étudié
les mathématiques, moi aussi), il s’agirait dans ce cas d’une parenté entre
les structures individuées des individus, et non entre des pans non
individués. Que veut alors dire avoir des pans d’irrésolu partagés avec
d’autres individus ? Que veut dire partager de l’indéterminé susceptible de
se transformer ? C’est avoir des « tensions de forme » partagées : du
« problématique » en commun. Nous y reviendrons plus loin.

Cette rencontre entre la part d’irrésolu d’un individu et les traits donnés
d’une œuvre est à distinguer du rapport hylémorphique (moule / argile)
entre un besoin chez un individu et une caractéristique d’une œuvre, rapport
qui n’est précisément pas de l’ordre de la rencontre, mais de la
détermination de l’un (ce qui est perçu) par l’autre (le besoin). Le concept
d’« invite » chez le philosophe James J. Gibson permet peut-être d’éclaircir
ce point :

Le concept d’invite est dérivé de ces concepts de valence,


d’invitation et d’exigence, mais avec une différence cruciale :
l’invite de quelque chose ne change pas, en fonction des
changements des besoins de l’observateur. L’observateur peut
percevoir ou ne pas percevoir l’invite, y être attentif ou non […]
mais l’invite […] est toujours présente et susceptible d’être perçue.
Une invite n’est pas octroyée à un objet par le besoin d’un
observateur qui accompagnerait la perception de cet objet : l’objet
offre ce qu’il offre, parce qu’il est ce qu’il est 6.

C’est parce qu’il y a rencontre qu’une invite de l’œuvre va être instituée


comme saillance jouant le rôle d’information active, c’est-à-dire de
singularité, dans l’individuation du spectateur. La singularité existe
rétrospectivement à la rencontre, et c’est pourquoi quelqu’un qui a été
individué par une œuvre en parle souvent si bien : il rend visible des points
clés latents de l’œuvre qu’il a fait émerger dans la rencontre, et que d’autres
ont manqués ou n’ont pas pu rencontrer.
Prenons l’exemple d’une œuvre rencontrée à la Biennale de Venise en
2017. Il s’agit d’une œuvre de l’artiste taïwanais, Lee Mingwei, intitulée
When Beauty Visits. On y accède par une porte dissimulée, dans la galerie
au cœur des Giardini, derrière deux grands tissus blancs, dont l’un est orné
d’idéogrammes. Là, surprise, nous arrivons, non pas dans une autre pièce
aux murs blancs, mais dans une cour à ciel ouvert. Il y a du lierre sur les
murs, une végétation qui donne une impression de luxuriance apprivoisée,
un bassin de pierre avec de grands poissons rouge vif et blanc translucide,
et en face, un peu en retrait, une chaise stylisée en bois. Vide. Il règne un
très grand calme. C’est beau. Un rayon de soleil tombe sur la pierre au sol.
On jette un coup d’œil distrait au cartel, et le titre semble confirmer notre
sentiment général : l’artiste a mis en scène un lieu de beauté tranquille.
L’appréciation de l’œuvre aurait alors pu s’arrêter là, nous aurions pu sortir
et nous souvenir de cette œuvre comme d’un moment juste plaisant lors de
cette visite de la Biennale. Il y aurait eu comme une amorce de rencontre,
en tout cas ni non- rencontre ni digestion.
Mais notre œil, discipliné par des années de fréquentation d’expositions,
est de nouveau attiré par le cartel. Car ce que notre œil a repéré, sans même
que nous le formulions, c’est que le cartel est bien plus long qu’à
l’habitude. Nous commençons à lire. On apprend que cette œuvre n’est pas
une installation comme nous le pensions, mais une performance.
Régulièrement, en effet, tout au long de la Biennale, l’artiste adopte le rôle
d’hôte. Il se rend dans cette cour et transforme un des visiteurs en invité : il
lui offre un cadeau sous la forme d’une enveloppe. Cette enveloppe, est-il
écrit sur le cartel, ne doit être ouverte par le visiteur que lors de sa
prochaine rencontre avec la beauté (beauty encounter). Le cartel continue :
« Ce que l’invité découvrira en ouvrant l’enveloppe… » Nous arrêtons
notre lecture, interloqués : pourquoi révéler ici ce qui apparaît comme le
clou de cette performance ? Pourquoi vendre la mèche ? Ne serait-il pas
bien plus puissant affectivement de nous laisser repartir avec un mystère
aiguisé de désir concernant ce qu’il peut bien y avoir dans cette fameuse
enveloppe ? Mais le cartel reprend imperturbable : … ce que l’invité
découvrira en ouvrant l’enveloppe, c’est une rencontre de beauté,
expérimentée par un autre invité, et qui a été racontée à l’artiste. Fin du
cartel.
Nous sommes très intrigués. Pourquoi avoir fait le choix de révéler à
tous les invités potentiels que sont les visiteurs le déroulement de toute
l’expérience qu’ils pourraient vivre ? N’aurait-il pas été plus fort que cela
arrive par surprise, comme un don complètement inopiné ? Notre regard
balaie de nouveau la cour, son bassin, ses plantes bruissantes, cette chaise.
Celle-ci semble occuper plus de place qu’auparavant, être devenue plus
dense, plus importante. Car ce qui pouvait être interprété à l’abord comme
une invitation un peu bancale et strictement symbolique à contempler plus
longuement le jardin (une seule chaise pour tant de visiteurs !) est devenu le
signe d’autre chose : elle est le point d’incarnation dans ce lieu de
l’expérience qui pourrait arriver. De meuble muet, la chaise est devenue un
objet narratif : elle raconte malgré nous encore et encore cette histoire d’une
enveloppe donnée et d’une rencontre avec la beauté confiée. L’atmosphère
du lieu se met à changer. L’attention que l’on prête aux choses est plus
concentrée, en partie à cause de l’attente en creux dont le lieu s’est soudain
chargé, mais surtout en raison de cette histoire de don, si simple, qui tourne
dans notre esprit. « Quelle a été ma dernière rencontre avec la beauté ? »
vous surprenez-vous à penser. Quelque chose comme de la gratitude monte
alors à l’égard de ce jardin, vous pressentez que c’est peut-être lui, ou peut-
être pas. D’autres souvenirs affleurent. Vous êtes là, au milieu de cette cour,
votre regard passe de la chaise au bassin, du bassin au morceau de ciel au-
dessus. Et vous avez la ferme impression que vous avez bel et bien été
l’invité de ce lieu, bien que personne ne soit venu vous remettre
d’enveloppe. Quelque chose vous a bel et bien été donné.
S’il y a un coup de génie de l’artiste, c’est de sacrifier le mystère et la
surprise pour ces rares spectateurs qui seront pris dans la performance au
bénéfice de tous les spectateurs, bien plus nombreux, qui ne feront que
l’imaginer. L’œuvre, ce n’est donc pas ce qui est donné aux rares
participants à la performance, sous la forme d’une expérience singulière,
élitaire (recevoir la lettre, la garder, puis l’ouvrir pour enfin comprendre ce
qu’elle contient) – l’œuvre est le récit du rituel dans sa totalité, mèche
vendue à tous, qui produit chez le spectateur un processus de pensée et de
sentir riche et paradoxal. Un processus qui l’amène à retraverser ses
souvenirs de beauté, à s’interroger sur leur caractère partageable, sur la
pertinence de les raconter, sur ce lien invisible qui enchaînerait ensemble
les souvenirs de beauté de chacun (existe-t-il ?).
On voit bien dans cet exemple de rencontre qui a été individuante que
ce n’est pas un trait objectif et isolable de l’œuvre qui a fonctionné comme
singularité (le cartel par exemple, ou la chaise, ou l’aménagement du
jardin). Mais ce n’est pas non plus un trait purement subjectif : notre
expérience de l’œuvre n’est pas une projection de notre intériorité
singulière sur l’œuvre, qui n’existerait en tant que telle que pour nous. C’est
davantage une composition entre différents éléments de l’œuvre, presque
même une certaine narration ici entre ces différents éléments (quelque
chose se joue ici dans la temporalité successive de découverte des éléments,
ce qui est souvent le cas quand on regarde un tableau ou quand on entend
poésie et musique par exemple). Ces différents éléments sont observables
par tous, ils ne sont ici ni dissimulés ni imaginés. Mais ils ne constituent pas
pour autant une composition agissante pour tous les visiteurs, en tant
qu’elle n’entre pas en dialogue, qu’elle ne « retient » probablement pas les
parts d’ouvert et d’irrésolu de tous.

Par le concept de singularité, on touche à ce qu’il y a d’irréductiblement


mystérieux dans le rapport entre création et réception : on ne saura jamais a
priori ce qui peut fonctionner comme singularité dans une œuvre ; les
saillances ne sont pas commandables, il n’y a pas de mode d’emploi pour
les faire advenir dans la création. Il n’y a pas de marketing possible de la
singularité. Pas de recette de l’œuvre capable de produire des vraies
rencontres. Une esthétique de la rencontre peut au mieux isoler les
conditions qui induisent fausse rencontre ou non-rencontre, celles qui
facilitent ou canalisent la possibilité des vraies rencontres, mais elle ne peut
décréter comment faire advenir des singularités.
Dans cette mesure, une esthétique de la rencontre est profondément non
normative. C’est une esthétique descriptive qui décrit une expérience de la
valeur : une expérience de valeur. Elle revient à une esthétique sans canons
dotés de contenus, qui entend seulement rendre compte de ce qui se passe
quand il se passe quelque chose. Voici néanmoins la seule norme exigée par
convention dans cette esthétique : lors de la rencontre avec une œuvre, le
fait qu’il se passe quelque chose est plus valorisable que le fait qu’il ne se
passe rien 7.
Mais pourquoi vouloir absolument qu’il se passe quelque chose avec les
œuvres, diront certains ? Parce que ce sont les œuvres avec lesquelles il
s’est passé quelque chose qui nous ont faits, et qui nous ont fait aimer l’art.
Il faut bien être affecté pour être transformé. Il convient en effet ici de
comprendre « une-œuvre-avec-laquelle-il-ne-se-passe-rien » de manière
très littérale : ce n’est pas une œuvre antispectaculaire, adoptant une
esthétique de la disparition (car ce sont parfois les plus individuantes). Ce
n’est pas le « il-ne-se-passe-rien » d’un spectateur indisponible irrité par le
rythme lent d’un film de Wong Kar-wai par exemple. « Une œuvre-avec-
laquelle-il-ne-se-passe-rien » est une œuvre qui ne produit aucun effet
affectif, perceptif, sémantique individuant sur le spectateur. Dans cette
mesure, valoriser ce type d’œuvres relève d’une forme étrange de
snobisme : car seuls ceux qui ont été massivement individués dans leur vie
par des rencontres avec l’art peuvent aujourd’hui trouver un charme à des
œuvres impuissantes et renonçant à produire des effets. Chaque œuvre-
avec-laquelle-il-ne-se-passe-rien porte en elle l’occasion manquée d’une
rencontre individuante, celle de moduler la manière de sentir et de vivre
d’un spectateur. Quelque chose plutôt que rien : c’est une esthétique
minimale, mais peut-être non superflue.

UNE COMPATIBILITÉ ENTRE L’ŒUVRE ET LE REGARDEUR


PENSÉE COMME TENSION DE FORME

Si la rencontre entre un milieu métastable individuel et n’importe quelle


œuvre n’est pas individuante, si nous ne rencontrons pas toutes les
singularités possibles, c’est parce que l’événement individuant n’exige pas
seulement mise en présence, mais aussi compatibilité, entendue ici comme
un concept bien particulier. Que veut dire être compatible pour la rencontre
avec une œuvre, avec une singularité dans une œuvre ? Ce sont les
structures accumulées dans l’histoire de l’individu par la rencontre avec des
singularités passées, qui fonctionnent comme sélecteurs de compatibilité à
l’égard des rencontres à venir avec des singularités futures. Autrement dit,
nos archipels individués en tension avec notre part d’irrésolu ouvrent un
horizon de compatibilité spécifique, c’est le « problématique » propre à
chacun, qui diffère potentiellement de celui du spectateur à côté de nous. La
compatibilité est ainsi l’aptitude à être affecté par certaines classes de
singularité et pas par d’autres. On est disponible, compatible pour une
rencontre, du fait de notre histoire. Un nombre considérable de singularités
ne sont pas compatibles avec le milieu métastable que constitue un individu
au moment de la rencontre, et dans cette mesure ne fonctionnent pas comme
informations ; cela parce qu’elles « ne possèdent plus aucune tension
d’information par rapport à ce champ 8 ». Parce qu’elles sont d’une nature
trop inassimilable, en un mot incompatible.
Mais on ne peut pas présager a priori du sens de cette incompatibilité. Il
ne s’agit pas en effet d’interpréter la compatibilité selon le sens commun,
comme une ressemblance, une communauté de traits, ce qui induirait une
impossibilité de rencontrer autre chose que de l’analogue, ou du « soi ». Il
faut bien plutôt penser la compatibilité en termes de « tension de forme » :
la singularité peut être parfaitement contradictoire avec les structures de
forme caractérisant l’individu rencontré, car c’est la tension de forme qui
est importante et non pas la ressemblance entre moi et l’œuvre (lorsque
l’œuvre dit ce que je sais déjà, il n’y a pas d’information entre elle et moi,
pas de tension).

Un bon exemple de ce phénomène est l’œuvre de l’artiste


guatémaltèque Anibal Lopez, intitulée Testimonio (2012). Celle- ci se
présente sous la forme d’une petite télévision accompagnée d’un casque
unique et d’une chaise 9. Notre patience étant façonnée par l’ethos de la
digestion, le dispositif semble un peu trop coûteux en temps pour que vous
vous y attardiez. Vous êtes prêt à passer votre chemin, mais un sous-titre
apparaît en bas de l’écran, qui retient votre attention : « Est-ce que vous
avez déjà senti un changement, disons… spirituel, chez votre victime au
moment où vous la tuez ? » demande une jeune femme.
Vous n’êtes pas sûr d’avoir bien compris.
La caméra se détourne pour filmer une scène sur laquelle est dressée
une toile blanche : on y voit par transparence l’ombre d’un homme assis
derrière, de profil. Il est enfoncé dans son siège, les jambes croisées. Son
visage, lui, ne nous est pas donné à voir.
L’ombre répond : « Non, je n’ai pas le temps d’y penser, je dois d’abord
songer à bien faire mon travail, une balle, deux balles dans la tête, pour être
sûr qu’elle est morte. »
Vous mettez le casque, vous vous asseyez.
Cet homme derrière la toile est un sicario. Un homme de main employé
par un cartel de la drogue au Guatemala. Un professional de la muerte, ce
sont ses propres mots.
Les questions s’enchaînent : « Combien de personnes avez-vous
assassinées ? », « Est-ce que vous pensez que si la situation sociale était
meilleure au Guatemala, vous feriez un autre métier ? », « Que peut faire
une personne pour se protéger de vous ? », « Est-ce que vous ne préféreriez
pas être face à nous, plutôt que derrière ce rideau ? ».
Cet homme incarne probablement l’un des pôles les plus éloignés de
votre propre mode d’existence : son quotidien n’a rien de commun avec le
vôtre, ni avec celui des visiteurs de cette manifestation d’art contemporain
(la Documenta 13 de Kassel) qui sont ses interlocuteurs filmés à l’écran ;
pire, il heurte de plein fouet nos principes et croyances les plus profondes.
« Pourquoi ? » demandent souvent les spectateurs : pourquoi vous faites
cela, pourquoi vous ne fuyez pas le Guatemala… Mais ce n’est pas un
pourquoi de non-recevoir qui vient souligner la distance entre les
interlocuteurs. Ce n’est pas un pourquoi qui cache un « mais comment
avez-vous pu ? », mais un pourquoi qui dit « continuez à parler, je voudrais
comprendre, comprendre l’allure de vie si lointaine et pourtant si proche qui
est la vôtre ». Les visages des spectateurs, filmés en gros plan, n’arborent
pas en effet les signes du dégoût, mais de l’extrême attention mêlée à
l’extrême gravité : pas de grimaces, pas de rires, mais précautions au
moment de se saisir du micro, restriction dans les mouvements physiques
comme s’ils craignaient de casser quelque chose, regard fixé sur la toile
blanche, tout le monde rivé à cette ombre, tentant de déceler en vain un
détail, un indice qui nous permettrait davantage de saisir qui est cet homme,
ce qu’il ressent, ce qu’il pense (il passe la main sur son visage : est-ce qu’il
pleure ?). La mise en scène de l’anonymat par cette toile blanche ne vise
pas ici le spectaculaire, mais l’accroissement de l’attention par les
spectateurs, à qui sont retirés des indices pour déchiffrer la situation. Et puis
il y a ce silence, ce très grand silence dans la salle, après les questions,
après les réponses. Pas un murmure, pas d’agitation : tous rivés à l’ombre
sur la toile blanche. Les questions sont posées d’une voix neutre, qui ne
semble pas traduire ici un désintérêt, un souci d’objectivité, mais davantage
une retenue : une suspension du jugement. Le dialogue dure une heure sans
interruption.
Dans Testimonio, l’irréductible écart entre les spectateurs et le sicario
n’est pas un obstacle au dialogue, mais le moteur de celui-ci. Plus
précisément encore, l’œuvre de Lopez repose tout entière sur la mise en
scène d’une incompatibilité entre personnes qui se révèle être un
extraordinaire dispositif de compatibilité entre la part d’irrésolu des
spectateurs et les saillances de l’œuvre. Il y a compatibilité pour la
rencontre parce qu’il y a une tension de forme entre l’œuvre et nous ; elle
revient à ce que l’artiste s’est donné ce projet : organiser logistiquement,
c’est-à-dire ici artistiquement, un face-à-face normalement impossible entre
un mode d’existence qui vient menacer directement le second ; et laisser
agir. Si l’incompatibilité au sens classique peut ici devenir un moteur de
compatibilité individuante, c’est par le fait même de l’art, de sa spécificité
parmi les domaines du monde, qu’a très bien saisie Anibal Lopez : celui
d’être l’un des seuls lieux où le spectateur a appris à suspendre son
jugement moral quant aux œuvres qu’il y observe. Depuis Le Déjeuner sur
l’herbe, cela s’applique à des œuvres à connotation sexuelle scandaleuse
aperçues en galerie ; cela s’applique, par extension de l’habitude, à cette
rencontre avec un assassin en plein cœur de la Documenta (et au visionnage
de la vidéo qui la documente plus tard dans un musée).
Mais c’est aussi la suspension du danger, que permet l’art par ses règles
implicites, qui rend cette rencontre possible : les visiteurs de Kassel sont
dans la même salle qu’un assassin, mais les conventions de l’art agissent de
telle manière que l’on sait que cet homme ne va pas déchirer le rideau,
descendre de scène et nous tuer. Le choix de mettre le sicario sur une scène,
dans un dispositif théâtral classique, a sans doute pour vertu de signaler
aussi cela à notre inconscient. Si l’on avait rencontré cet homme dans
d’autres circonstances, il est probable que l’on aurait pris nos jambes à
notre cou, ou que l’on aurait été tenté de juger plus vite, de choisir
rapidement un prisme d’interprétation pour rendre la rencontre
appréhendable : conclure à la monstruosité de cet homme ou à l’injustice
sociale. L’annulation temporaire du danger et la retenue indéfinie du
jugement dans le dialogue avec le sicario, que permet l’art, ouvrent la voie
à une potentielle rencontre individuante (avec l’œuvre). Autrement dit, c’est
le caractère d’exception de la situation artistique par rapport aux autres
situations de l’existence, admirablement déployé par Anibal Lopez dans le
choix de sa mise en scène, qui rend cette rencontre possible. Ces décisions
de création fonctionnent comme des conditions de facilitation puissantes
pour une rencontre individuante
La suspension du jugement empêche les structures individuées des
visiteurs de prédominer dans l’interaction et rend la part d’irrésolu des
visiteurs disponibles à une singularité : à être disponible à la manière dont
cette œuvre parle non pas à ce qu’ils savent, mais à ce qui n’est pas encore
individué en eux, à ce qui n’est pas résolu. Cela permet aux visiteurs de
détacher l’homme de sa caricature, de déceler des paradoxes dans sa
situation qui rendent sa vie bien plus ambiguë et complexe que le fait divers
par lequel on pourrait la résumer. En effet, il nous apprend qu’il est avant
tout étudiant. L’assassinat constitue la seule manière pour lui de payer ses
études. Pas n’importe lesquelles, figurez-vous. Ses études de droit. Il le dit
simplement : « Je veux devenir avocat. »
On fait rarement l’expérience d’une œuvre capable de nous apprendre
aussi bien cette bizarrerie constitutive de la personne humaine : sa
propension têtue à déborder l’assignation à identité, à inventer une forme de
vie défiant toute logique, impensable par d’autres ; à bricoler l’existence,
abyssale d’abord, en un château ouvert enfin habitable pour soi, presque
confortable, mais qui serait un enfer pour tout autre – à faire ce qu’elle peut
avec la vie.
Le dispositif d’Anibal Lopez nous force à rester dans une zone
indistincte : une zone où l’on ne parvient pas à conclure « il est comme moi
au fond » ; mais où l’on ne parvient pas non plus à repousser cet homme
dans une absolue altérité, qui ferait cesser les questionnements.
L’art comme ensemble d’habitudes incorporées est ce qui permet à
l’incompatibilité de départ de se muer en tension de forme, et de
fonctionner ainsi comme condition favorable à la rencontre individuante.
Ce pouvoir est l’un des grands et précieux privilèges de l’art, qui nous est
rappelé ici par Anibal Lopez.

La rencontre comme individuation


collective
Si l’esthétique de la rencontre prend pour étalon de valeur la relation
spécifique qui s’établit entre la part d’irrésolu d’un spectateur et la
singularité d’une œuvre, cela n’implique pas cependant une unicité absolue
de cette relation. Cela n’implique pas de postuler que l’art ne relève que de
l’expérience subjective et individuelle : bien au contraire, le concept de
rencontre permet de repenser l’art comme expérience d’individuation
collective.

Comme nous avons commencé à le voir plus haut, une même œuvre
peut être l’occasion d’une rencontre individuante pour plusieurs personnes,
et ce selon des lignes analogues, c’est-à-dire à partir d’une même
singularité rencontrée. Chacun a pu en faire l’expérience : il est fréquent de
parler de tel livre ou tel film à un ami et de constater que ce sont les mêmes
aspects précis qui nous ont marqués, cette scène, ce geste, ce plan, ce
silence ; que les deux formulations de cette expérience de rencontre sont
quasi identiques. Nos expériences de rencontre sont communicables et
souvent très proches. On a l’habitude d’expliquer ce phénomène par l’idée
sociologique de dispositions ou de traits partagés en amont : X et Y sont
tous les deux issus de ce milieu, donc ils aiment tous les deux cela. Ce serait
parce qu’ils ont eu des trajectoires d’individuation sociale analogues, et
ainsi des structures individuées similaires, que X et Y seraient frappés par
les mêmes choses. Et c’est parfois le cas, il ne s’agit pas alors de rencontre
individuante collective – mais de fausse rencontre partagée, qui nous
confirme collectivement qui nous sommes déjà.

Mais comment analyser ce phénomène d’analogie entre rencontres


individuantes chez différents individus, à partir du moment où nous ne
considérons plus les individus comme des entités fixes avec des attributs
figés, mais comme des processus d’individuation ? Si l’on suit notre
raisonnement précédent, plutôt que nos structures individuées, ce seraient
nos pans non individués, irrésolus, qui seraient partagés dans la rencontre.
C’est ce qui n’est pas encore achevé, formé, structuré qui constitue un fond
commun partagé par des individus. La part d’irrésolu d’un individu est
amorce d’une individuation partagée par d’autres individus 10. Il est difficile
de concevoir dans un premier temps quelque chose de non formé comme
quelque chose pouvant être partageable. L’indéterminé ne ressemble à rien,
ou à tout, mais n’est pas partageable avec certains. Mais si la part d’irrésolu
est encore inachevée, sa manière de l’être est particulière : sa tension
interne possède des « formes implicites » (on se souviendra en effet que la
part non individuée en nous n’est pas pure instabilité : elle est la
configuration en tension entre l’inachevé strict en soi, et les archipels de
personnalité déjà structurés d’une certaine manière, qui induit un certain
type de tensions et de déséquilibres en attente). Un nœud de perplexité, un
type d’ambiguïté intime, un pan problématique du soi, une tension, peuvent
être partagés par plusieurs. Nous avons en commun jusqu’à nos manières
d’être irrésolus. La rencontre avec une même œuvre peut ainsi « résoudre »
de manière très proche ces tensions communes et nous individuer en
commun.
De telle sorte que beaucoup de rencontres avec une même œuvre se
ressemblent, précisément parce que les singularités de l’œuvre ont
rencontré des formes implicites communes de la part d’irrésolu des
spectateurs.
Ces formes implicites de la part d’irrésolu en nous ne sont d’ailleurs pas
seulement partagées par les spectateurs, mais également par l’artiste. Dans
l’acte de création, l’artiste a individué une œuvre à partir des formes
implicites de sa part d’irrésolu, l’œuvre est comme une résolution d’une
tension irrésolue en lui, et l’on pourrait dire que, d’une certaine façon, la
rencontre effective de l’œuvre avec le spectateur peut résoudre une tension
analogue en lui. C’est cette solution à une tension de forme interne partagée
qui est saisie par le regardeur dans la rencontre, et qui permet
l’individuation de ce dernier lors de la réception.
Autrement dit, si la découverte créatrice d’un artiste cristallisée dans
une œuvre est capable de jouer un rôle de singularité pour une multitude de
spectateurs, c’est bien parce qu’elle est une solution à une tension qu’il a
ressentie dans la relation entre certains aspects du monde et des pans de sa
propre part d’irrésolu qu’il partage avec les autres humains, qui seront ses
spectateurs. C’est parce que les lignes de force de la part d’irrésolu de
l’artiste sont en partie les mêmes que les nôtres, que, lorsqu’il trouve enfin
les formes pour inventer sa composition de lui et du monde, eh bien c’est la
nôtre en attente que nous reconnaissons.

La manifestation la plus outrée de cette capacité des œuvres à faire


communiquer la part d’irrésolu de plusieurs individus est sans doute la
culture de fan (qui comporte aussi probablement une bonne part de fausse
rencontre…).
Mais ce phénomène a aussi lieu à bas bruit, de manière invisible, rendue
seulement détectable par certaines situations ou rencontres. Cela est décrit,
presque parodiquement, par Maurice Nadeau dans l’avant-propos à Au-
dessous du volcan de Malcolm Lowry.

Il existe une étrange confrérie : celle des amis d’Au-dessous du


volcan. On n’en connaît pas tous les membres et tous ne se
connaissent pas entre eux. Mais que, dans une assemblée, quelqu’un
prononce le nom de Malcolm Lowry, cite Au-dessous du volcan, les
voici qui s’agrègent, s’isolent, communient dans leur culte. Ils
plaignent les non-initiés et, si d’aventure, ils ont affaire à un
adversaire ou un sceptique, ils l’accablent. Quelques-uns après ces
joutes ne se sont guère plus adressé la parole ; d’autres, que le
hasard seul avait réunis, sont devenus des amis 11.

Mais il n’est même pas besoin d’aimer une œuvre pour appartenir à un
collectif d’individuation invisible créé par elle. Prenons un tableau comme
La Liberté guidant le peuple de Delacroix. Malgré le fait que nous ne vous
ayons jamais rencontré, vous, lecteur, il y a fort à parier que nous faisons
partie d’un même collectif étrange autour de cette œuvre. Nous faisons
l’hypothèse que cette œuvre a en effet individué de manière commune notre
conception la plus intime (et peut-être superficielle) de ce qu’est une
révolution. Ce tableau aurait contribué à inventer les accents affectifs de
l’idée de révolution dans nos esprits : libération pulsionnelle, tonalité
sensuelle diffuse, beauté ambiguë de la destruction, charme crépusculaire,
catharsis érotique… Il est probable que plusieurs d’entre nous reconnaîtront
au moins une de ces expressions comme appartenant à leur image mentale
de la révolution. Or, si l’on y regarde bien, aucune de ces connotations n’est
déductible de la définition de révolution ou intrinsèque à celle-ci. On peut
faire l’hypothèse que l’ensemble de cette nébuleuse affective n’est apparu
dans notre esprit qu’à travers la tension de forme entre une part commune à
tous de tension irrésolue et les singularités de La Liberté guidant le peuple,
qui pare la révolution de 1830 de ce charme érotique diffus : sous les
regards masculins, une allégorie féminine, les seins nus dans un espace
public, se tient devant un homme agenouillé, dont la ligne de regard s’arrête
entre ses hanches rondes, et s’apprête à enjamber un homme mort, dénudé,
dont on devine le sexe, rendu à la lumière par le peintre. Les photos des
manifestations urbaines de Mai 68, comme des mouvements contestataires
contemporains, sur lesquelles des jeunes femmes dénudent leur poitrine,
sont-elles le fruit de cette individuation collective, ou est-ce simplement là
une transgression analogue induite par les invites de la situation ? Notre
conception de la révolution pourrait, quoi qu’il en soit, être en partie le
résultat d’une individuation collective d’un irrésolu commun, par le biais
d’une œuvre.
Mettre en relation l’irrésolu, le non-individué partagé entre plusieurs
individus serait ainsi la condition du collectif. C’est en quelque sorte la
prise de conscience de cette incomplétude partagée – nécessaire à une vie
saine, qui cherche à résoudre les tensions vitales en entrant en relation avec
d’autres humains – qui permet de constituer un collectif au sens fort. Il faut
ici distinguer avec Simondon le collectif au sens fort, des interactions
sociales au sens faible, dans lesquelles chacun ne cherche dans l’autre qu’à
combler ses besoins préformés, ses pans individués.
C’est à ce titre que l’on peut estimer qu’une œuvre d’art est un
catalyseur de collectif : un objet capable de faire communiquer la part
d’irrésolu de toute une série d’individus, spectateurs comme artistes, et
capable d’individuer de manière commune cette part d’irrésolu. En tant
qu’objet capable d’individuer parallèlement des hétérogènes, c’est-à-dire de
faire émerger du collectif là où il n’y en a pas, une œuvre d’art constitue un
objet profondément politique 12.
Les esthétiques qui mettent en scène un individu face à une œuvre
négligent ainsi la dimension profondément collective de l’acte de
réception : à travers le concept d’individuation, il devient possible de penser
la réception comme une individuation collective invisible.

Comment l’art nous transforme :


le pouvoir de forme des singularités
Mais que nous fait vraiment une œuvre dans la rencontre ? Précisément,
que se passe-t-il dans l’individu in progress, ce maelstrom qu’est l’archipel
de nos pans individués entouré de mers d’irrésolu, en tension ? Notre idée,
c’est que ces singularités que l’on rencontre ont un « pouvoir de
forme ». C’est cette aptitude des singularités qui est à l’origine des effets
individuants produits sur le spectateur. Autrement dit, nous essayons
d’expliquer ce que veut dire précisément « transformer » dans la phrase
« L’art nous transforme ». Nous souhaitons ébaucher ici les opérations de
terrassement intérieur propres au pouvoir de l’art.

Pour ce faire, nous avons besoin d’un détour par l’analyse du


fonctionnement de la mémoire, plus précisément de l’intégration de
nouveaux contenus dans la mémoire. Pour expliquer ce phénomène,
Simondon oppose la mémoire humaine au dispositif de mémoire d’une
machine. Le propre de la mémoire de la machine est qu’elle peut stocker
des contenus complexes, mais sans ordre et sans synthèse : « Le film
n’enregistre pas mieux des figures bien tranchées, par exemple des images
géométriques, que l’image désordonnée des grains d’un tas de sable. » À
l’inverse, chez l’humain, c’est la forme qui se conserve :

La conservation même n’est qu’un aspect restreint de la mémoire,


qui est pouvoir de sélection des formes, de schématisation de
l’expérience. On peut dire que la fonction de conservation des
souvenirs est dans la mémoire, chez l’homme, car la mémoire,
conçue comme ensemble de formes, de schèmes, accueille le
souvenir qu’elle enregistre parce qu’elle le rattache à ses formes ; au
contraire, l’enregistrement dans une machine se fait sans mémoire
préalable 13.

Le propre de la mémoire humaine repose alors sur une « plasticité


d’intégration ». Cette formule est importante en deux points. Comme
plasticité, elle postule la capacité de la structure réceptrice à changer, à
moduler sa structure dans sa relation à des apports nouveaux. Comme
intégration, elle postule que le mode d’apport d’un nouveau contenu n’est
pas le stockage abstrait dans un rangement vide, comme dans un modèle
hylémorphique (moule / argile), où la mémoire serait comme une structure
vide et préstructurée susceptible d’accueillir des matières-souvenirs et de
les stocker (ce qui est bien la définition du storage de la machine).
L’intégration est un modèle crucial, en tant qu’il permet de penser des
rencontres et des compositions, dans lesquelles les deux entités en jeu
jouent le rôle de forme et de matière, à l’inverse du modèle du
moule / argile.
Par ailleurs, le propre de la mémoire humaine est d’être une « fonction
du présent » : c’est-à-dire qu’elle opère une orientation et une configuration
des contenus accumulés dans le passé vers l’intelligibilité du présent, vers
la vie et l’action dans le présent. Chaque nouveau contenu intégré
mémoriellement transforme ainsi notre façon de rendre intelligible
l’expérience présente et à venir :

La mémoire humaine accueille des contenus qui ont un pouvoir de


forme en ce sens qu’ils se recouvrent eux-mêmes, se groupent,
comme si l’expérience acquise servait de codes à de nouvelles
acquisitions pour les interpréter et fixer : le contenu devient codage
[…] 14.

« Le contenu devient codage » : c’est ce qu’il nous faut comprendre


pour être en mesure de proposer une analogie opératoire, une analogie qui
déterminerait la manière dont une rencontre avec une œuvre peut être dite
individuante, c’est-à-dire moduler nos structurations individuelles, et plus
loin notre façon de nous rapporter au monde.

Le fonctionnement de la mémoire humaine peut constituer un modèle


de compréhension raffiné de la rencontre individuante avec l’œuvre :
l’accueil de nouveaux contenus par la mémoire est comparable à l’accueil
des singularités par un individu possédant une part d’irrésolu. Nos
structurations individuelles sont le résultat de l’intégration de rencontres
avec des singularités passées, sur le même modèle d’une intégration de
nouveaux contenus dans la mémoire plastique. De la même manière que
notre mémoire, en tant que fonction du présent, façonne notre expérience,
« donnant un sens aux mots présents en fonction de la tournure générale de
la phrase et des phrases antérieures, ou encore de toute l’expérience que
l’on a acquise dans le passé au sujet de la personne qui parle 15 », nos
structurations individuelles antérieures conditionnent notre expérience, en
sélectionnant dans l’expérience présente les singularités compatibles que
l’on est capable de rencontrer. Chaque nouvelle singularité rencontrée est
intégrée : elle n’est pas un souvenir parmi les autres, elle vient recomposer
les structurations induites par les singularités antérieures. De telle sorte
qu’après une rencontre individuante avec une singularité d’une œuvre, notre
horizon de compatibilité envers l’expérience (quotidienne et esthétique) est
transformé, puisque nos structurations individuelles ont été reconfigurées
par cette nouvelle singularité : chaque rencontre individuante organise ainsi
nos rencontres individuantes futures. Le contenu (les singularités captées)
devient le codage vivant par lequel on décode l’expérience à venir.

Les conséquences artistiques et esthétiques sont majeures. Dans un


premier temps, ce pouvoir de forme des singularités nous permet de
comprendre que chaque rencontre individuante avec une œuvre construit
notre compatibilité avec des œuvres futures : les rencontres individuantes
construisent ainsi notre goût esthétique, en un sens assez neuf.
Par ailleurs, nous avions défini la rencontre individuante comme une
modulation de nos manières de sentir, de concevoir, de percevoir et d’agir.
Le pouvoir de forme des singularités permet de comprendre précisément
l’effectivité de cette transformation : en modifiant la configuration de nos
structurations individuelles, une singularité change effectivement notre
codage de l’expérience quotidienne. Le changement météorologique de
Londres, décrit plus haut par Oscar Wilde, n’est ainsi pas à prendre comme
un paradoxe dandy de plus, mais comme la formulation précise des
conséquences d’une rencontre individuante : le contenu (la singularité
rencontrée : les brouillards impressionnistes) devient le codage (la façon
dont Wilde perçoit son environnement). Écouter régulièrement de la
musique, par exemple, n’a pas seulement pour effet d’élargir
potentiellement notre horizon de compatibilité avec des types différents de
singularités musicales (formation du goût), mais également de transformer
notre rapport sonore au monde en général (le chant des villes et des forêts) :
de produire une écoute spontanée plus fine des trames sonores du monde,
comme le met en évidence R. Murray Schafer 16. Qui a « rencontré »
Freddie Mercury entend autrement les oiseaux.

Ce que l’on veut mettre ici en évidence, c’est que l’art ne transforme
pas seulement notre perception du monde : par résolution de ce qu’il y a
d’irrésolu en nous, il transforme nos formes de vie dans ce qu’elles ont
d’intégré et d’orienté vers l’à venir, c’est-à-dire tout notre usage du monde.
Autrement dit, une théorie de la réception comme rencontre individuante
permet de mettre en lumière le pouvoir effectif de l’art à façonner et
moduler durablement notre relation au monde 17.

La rencontre comme tension de forme


et résolution de problème
Nous avons vu que la fausse rencontre se caractérise par le fait de venir
combler un besoin préformé du spectateur, dans une perspective
hylémorphique, comme l’argile vient combler la place que lui offre le
moule. Dans ce cas de figure, l’œuvre ne produit ainsi pas de tension de
forme avec la part d’irrésolu de l’individu. Il y a une certaine forme de
compatibilité entre l’œuvre et l’individu, mais qui n’est pas du même ordre
que la compatibilité en tension décrite plus haut. La compatibilité est alors
de l’ordre de la ressemblance avec les structures individuées du spectateur :
c’est un sens faible de compatibilité comme adéquation, superposition.

À l’inverse, dans le cas d’une rencontre individuante, la compatibilité


est, nous l’avons vu, de l’ordre de la tension de forme. Elle est à
comprendre comme une mise en relation qui pose problème, c’est-à-dire qui
fait saillance, qui arrête le spectateur, en tant qu’elle ne peut être
directement assimilée par ses structures individuées.
Lors d’une rencontre individuante, une singularité dans l’œuvre est
activée par le spectateur, en tant que ses structures individuées ne
parviennent pas à saisir la façon de traiter cette singularité, pas plus qu’elles
ne peuvent s’en détourner. Il y a compatibilité entre individu et singularité
dans la mesure où quelque chose accroche. L’accroche caractérise bien la
tension de forme entre une singularité dans une œuvre et la part d’irrésolu
chez un spectateur, en tant que ce qui accroche, fait obstacle mais quand
même retient. On rencontre vraiment quelque chose ou quelqu’un quand
c’est par ce paradoxe qu’il nous tient : on ne peut ni l’assimiler de manière
fluide, le métaboliser d’office, le maîtriser, ni s’en détourner
nonchalamment, le négliger, l’écarter d’un revers de main. C’est dans cette
mesure que l’on peut assimiler la rencontre avec une singularité d’une
œuvre à la rencontre d’un « problème ».

Il s’agit d’entendre « problème » non pas dans son sens commun


(comme un dysfonctionnement localisé appelant une solution consciente et
rationnelle : du type « j’ai un problème de voiture »), mais comme une
situation dans laquelle les structures individuées de quelqu’un sont en
tension avec elles-mêmes, avec le métastable qui les entoure, avec certains
aspects du monde : l’irrésolu est alors vécu comme du problématique, c’est
ouvert, c’est à vif, c’est indicible mais en même temps assez précis, c’est
définitoire d’un moment de l’existence, sans être déterminé. C’est avec cet
irrésolu qu’une singularité de l’œuvre accroche, la mise en tension se fait
avec la singularité elle-même, qui devient élément du problème et amorce
de solution. Cet achoppement exige une résolution. C’est cette résolution
même qui constitue l’individuation, la vraie rencontre. La résolution est
amorcée par la singularité elle-même. Dans le moment même où elle crée
une tension de forme avec l’individu, elle constitue en effet un guide, une
piste pour la reconfiguration du soi qui l’intègre dans une nouvelle structure
d’individuation.
Il y a rencontre à chaque fois qu’il y a mise en tension entre une
singularité dans l’œuvre et l’irrésolu dans l’individu : tension de forme
susceptible de résolution par la rencontre même. C’est ce qui a lieu lorsque
adolescent, pour la première fois, on trouve dans les morceaux de ce
musicien une mise en forme de tensions à l’intérieur de soi qui étaient
jusque-là destructrices, une résolution muette. Une configuration nouvelle
de ces tensions qui les traduit, les vectorise ; qui les transforme mais les
respecte, qui les apprivoise et les vivifie dans le même temps. Tension de
tensions : c’est pour cela que c’est si difficile à formuler cette affaire. Il y a
une tension de forme entre les tensions irrésolues de mon processus
d’individuation et les singularités qui m’accrochent dans l’œuvre, qui sont
mi-problème et mi-amorces de résolution. C’est une tension créatrice qui
invente en moi, ou plutôt par laquelle j’invente une manière plus vivable de
faire cohabiter cette discorde, entre multitude intérieure et monde extérieur,
qui est moi. Ces arcs électriques en moi qui grésillaient, désormais, se
trouvent réalignés suivant d’autres motifs en un faisceau plus fuselé, moins
instable, plus stylisé, certes, mais toujours bien vivant. Invention non
rationnelle, non concertée, et qui produit cette étrange gratitude à l’égard de
l’artiste, qui pourtant ne me connaît pas et n’a pour ainsi dire rien fait pour
moi.
Ainsi l’individuation, si elle n’est pas consciente ou volontaire, ne
consiste pas pour autant en une incorporation passive de la singularité
rencontrée : il s’agit davantage d’une résolution inventive par soi, bien
qu’inconsciente et arationnelle, qui reconfigure le branchement entre moi et
le monde 18.
Il y a invention en tant que le processus de résolution consiste en une
reconfiguration des rapports en moi entre l’archipel de structures
individuées et les mers d’irrésolu qui le bordent : une individualité en
quelque sorte neuve est ainsi engendrée.

Ce que nous fait voir l’esthétique de la rencontre, c’est que le


phénomène de réception individuante d’une œuvre peut être pensé comme
l’effet retardé d’une première expérience individuante que serait la création
de l’œuvre pour l’artiste. Si la rencontre avec une œuvre peut en effet
constituer pour le spectateur une résolution du « système de soi et du
monde », c’est souvent parce que la création de cette œuvre a joué pour
l’artiste un rôle similaire. La trouvaille artistique constitue une résolution
inventive d’une tension de forme dans le système de soi et du monde que
constitue la part d’irrésolu de l’artiste : elle configure à ce titre autrement
pour l’artiste le branchement entre milieu intérieur et milieu extérieur, pour
ouvrir des chemins neufs à la sensibilité, c’est-à-dire à l’intelligibilité de
l’expérience vécue, c’est-à-dire aussi des « chemins de l’action ». Parce que
la part d’irrésolu n’est pas unique à chaque individu, mais profondément
partagée, la trouvaille va alors pouvoir fonctionner comme singularité pour
faire réagir et prendre la métastabilité des autres : ceux qui un jour
rencontreront l’œuvre.
Autrement dit, l’esthétique de la rencontre ne débouche pas sur une
forme de relativisme de la qualité de l’œuvre, en tant que celle-ci serait tout
entière dépendante de l’expérience des spectateurs. Elle n’est pas relativiste,
dans la mesure où elle fait dépendre la rencontre individuante lors de la
réception du fait que la création de l’œuvre ait été pour l’artiste lui-même
une expérience individuante, c’est-à-dire qu’elle ait émergé comme
résolution de problèmes ayant reconfiguré son système de lui et du monde.
Cela signifie que toute production non individuante pour l’artiste échouera
probablement à le devenir pour qui que ce soit d’autre ; et qu’ainsi toute
œuvre émergeant de l’anecdote ne peut prétendre susciter une rencontre
avec un spectateur. L’esthétique de la rencontre, par voie de conséquence,
induit une prise au sérieux, presque un peu désuète, de l’acte de création :
une exigence à son égard. Un bon artiste serait de ce point de vue un artiste
capable de transmettre au spectateur la manière dont l’œuvre a émergé
comme une résolution et reconfiguration de son système de lui et du
monde ; capable de mettre en place les conditions de propagation et
d’amplification de son individuation dans d’autres que lui.

Combler les besoins vs inventer


des vouloirs
Qu’est-ce qu’une rencontre individuante fait de nous, alors ? À travers
cette analyse du fonctionnement de la tension de forme, nous pouvons
formuler le propre de la rencontre individuante avec une œuvre : si la
digestion hylémorphique (moule / argile) a pour effet de combler les
besoins préformés du spectateur, la rencontre individuante a pour effet de
donner forme à des vouloirs nouveaux, c’est-à-dire ouvrir des dimensions
de l’être et des chemins de l’action 19.
À l’issue d’une rencontre individuante avec une œuvre, le nouveau soi
du spectateur désire quelque chose qu’il ne désirait pas avant. Il s’agit de ne
pas confondre ce phénomène avec le mot d’ordre du marketing publicitaire
qui revendique d’inventer de « nouveaux besoins de consommation ». Dans
le cas du marketing, l’invention vient strictement de l’extérieur, elle ne se
co-construit pas avec notre part métastable : c’est une invention ex nihilo
qui capture une part déjà individuée de chacun pour lui fournir un confort
nouveau, identitaire, de distinction ou de gadget.
L’invention individuante est d’un autre ordre : elle n’est pas fournie
toute faite par la singularité, elle n’est pas en attente tout entière dans
l’œuvre, elle est le produit d’une résolution des tensions qui animent le
métastable en soi. C’est autant une invention qu’une découverte,
phénomène en apparence contradictoire pour lequel la langue française n’a
pas de mot. Surtout, elle ne vous attache pas à un nouveau type de biens,
mais elle ouvre dedans des espaces nouveaux pour sentir, rendre intelligible
l’expérience, la cartographier, et creuser en elle des chemins inouïs.
L’invention de vouloirs apparaît ainsi comme une conséquence de la
reconfiguration des branchements entre soi et le monde par la résolution
inventive du problème rencontré : en tant que les structures individuées du
spectateur ont été transformées, il ne vit plus selon les mêmes lignes de
force et donc ne veut plus exactement les mêmes choses.
Cette idée de donner forme aux vouloirs permet peut-être de dépasser
une aporie que rencontrent nombre de jeunes artistes aujourd’hui : estimant
que poser la question de la création en termes d’effectivité revient en partie
à se soumettre au goût du public et ainsi à sombrer dans la démagogie, ils
font alors le choix réactif de refuser de penser leur œuvre en termes d’effets,
mais plutôt en termes d’intentions. Ils croient alors se libérer d’une
« tyrannie » du public, et assumer la « pleine liberté » de l’artiste (tel est
souvent le vocabulaire associé à ce problème). L’erreur ici est de superposer
entièrement production d’effets et comblement des besoins préformés.
Orienter la création de telle sorte qu’une œuvre pourrait produire ces effets
étranges qui reviennent à donner forme aux vouloirs, amorcer la naissance
d’un corps plus sensible chez le spectateur, c’est une manière de se libérer
« par le haut » de cette aporie.

Le modèle phénoménologique de la vraie rencontre avec une œuvre est


en ce point la rencontre amoureuse. Lors d’une rencontre amoureuse, la
personne rencontrée n’est pas aimable en tant qu’elle correspond
parfaitement à une liste de critères préétablis du bon amant, c’est-à-dire en
tant qu’elle vient remplir nos besoins préexistants. Elle est aimable, en tant
qu’elle nous propose des allures de vie nouvelles, que l’on n’aurait pas
formulées comme celles que l’on recherchait avant de rencontrer cette
personne. La personne rencontrée redistribue complètement les cartes de ce
que l’on croyait vouloir. Nous nous surprenons alors à vouloir ces nouvelles
allures de vie qui deviennent le nom de la vie même. La relation nous offre
des dons qu’on ignorait désirer et dont il devient vite évident que c’est ce
qu’on désire plus haut que le reste ; ce qu’on croyait désirer avant est
dévalué, et on se demande comment on a fait tout ce temps pour vivre sans
cela qui aujourd’hui se donne comme une nécessité. La rencontre avec une
œuvre, une grande idée, une lutte, une cause, peut produire le même effet :
elle invente des nécessités dont on se demande comment on a fait pour s’en
passer tous ces jours passés.
Voilà ce qui constitue la forme la plus haute de réception suivant une
esthétique de la rencontre. Voilà même peut- être ce que vise secrètement
tout créateur qui souscrit, sans le savoir peut-être, à cette raison de créer.
Voilà en tout cas ce que cherche toute personne qui va vers l’art pour des
raisons autres que mondaines, hédonistes ou sociologiques : pour retrouver
cette expérience d’exhaussement, d’émergence d’un soi élargi – cette
expérience qui, un jour passé, a donné forme autrement aux branchements
entre l’ouvert en elle et le monde arpenté, qu’elle a ressentie une fois en
lisant un livre, en étant dévoré vif par un tableau, déplié par une mélodie, de
nouveau vectorisé par une œuvre.

Le vieux rêve pour lequel on a dû inventer ce qu’on appelle de l’art : ne


pas donner aux gens ce qu’ils veulent, mais le faire bouger ; ne pas combler
leurs exigences, les reconfigurer ; comme une rencontre amoureuse dans le
même jeté nous révèle ce dont on avait besoin sans même le soupçonner, et
le comble.

Penser la réception comme relation :


une autre cartographie de l’esthétique
Une théorie de la réception comme rencontre individuante contraste
ainsi fortement avec les deux modes de réception isolés précédemment :
celui de la réception digestive, qui ne peut produire des effets durables et
transformateurs chez le spectateur ; celui de la non-rencontre, qui se prive
de la production de tout effet, de crainte d’une réception digestive. La
réflexion sur le pouvoir de forme des singularités nous permet de
comprendre que le concept de rencontre individuante constitue en quelque
sorte un des noms cryptés du pouvoir de l’art à changer les spectateurs et le
monde.
L’esthétique de la rencontre individuante est non normative, au sens de
« sans canon ». Dans la mesure où ce n’est pas l’œuvre qui est individuante
en elle-même, mais la rencontre, il devient en effet non pertinent de
chercher à établir des critères de qualité intrinsèques des œuvres. On ne sait
pas, on ne peut pas savoir ce qui fonctionnera comme singularité dans une
œuvre lors de la rencontre avec un spectateur. Dans cette mesure,
l’esthétique de la rencontre ne peut que tenter d’isoler des conditions de
possibilité de la rencontre individuante. Ainsi les caractéristiques d’une
œuvre n’ont de la valeur que dans la mesure où elles aménagent
l’opportunité de rencontres individuantes avec les spectateurs.
Prenons l’exemple du critère de l’innovation formelle : très valorisé
pour lui-même par l’esthétique implicite contemporaine marquée par le
modernisme, il fonctionne comme critère de discrimination entre art et non-
art. Là où l’esthétique implicite contemporaine va voir dans l’inventivité
formelle la condition suffisante à l’empêchement d’une réception digestive
par le spectateur, une esthétique de la rencontre pourra valoriser ce critère,
parmi d’autres, en tant qu’il peut provoquer une tension de forme avec la
part d’irrésolu du spectateur. Du point de vue d’une esthétique de la
rencontre, l’innovation formelle n’est à valoriser qu’en tant qu’elle favorise
une rencontre individuante : cependant, elle ne peut à elle seule rendre la
rencontre individuante probable : c’est un critère non suffisant. Du fait
même de son objet, qui est relationnel, cette théorie de la réception a besoin
d’une ontologie de la relation, c’est-à-dire pratiquement d’outils
conceptuels qui reconnaissent que le plus réel dans cette histoire, c’est la
relation entre œuvre et individu (pensé comme processus).
Conséquemment, c’est tout l’antique problème de ce qui relève de
l’objectif et du subjectif dans la réception qui devient presque obsolète. Il y
a eu en effet comme une sorte de tour de passe-passe des critiques d’art et
des philosophes, à penser que la valeur qu’ils accordaient aux tableaux de
Vinci ou Van Gogh étaient des attributs internes à l’œuvre et n’étaient pas
l’expression des effets individuants que l’œuvre produisait sur eux : à
occulter que la réception artistique est avant tout une relation, ou à tenter de
le dissimuler (et cette attitude théorique est compréhensible si on la replace
dans l’histoire, pour résoudre certains problèmes conjoncturels, comme la
montée du relativisme subjectiviste radical).
La lecture des Souliers de Van Gogh par le philosophe Martin
Heidegger, puis par l’historien d’art Meyer Schapiro, montre à quel point le
problème dont on hérite est coincé dans ces antiques oppositions. Le
premier tente d’universaliser a priori les termes de sa rencontre
individuante avec l’œuvre :

L’être-produit du produit a été trouvé. Mais de quelle manière ? […]


Nous n’avons rien fait que nous mettre en présence du tableau de
Van Gogh. C’est lui qui a parlé. […] Ce serait la pire des illusions
que de croire que c’est notre description, en tant qu’activité
subjective, qui a tout dépeint ainsi pour l’introduire ensuite dans le
20
tableau […] .

Le second condamne le geste d’universalisation du premier, et tente


d’établir ce qui appartiendrait en propre à l’œuvre et ce qui serait de l’ordre
de la projection subjective par Heidegger :

Le philosophe s’est malheureusement illusionné lui-même : de sa


rencontre avec la toile de Van Gogh, il a tiré une émouvante série
d’images, associant le paysan à la terre, mais il est évident que
celles-ci n’expriment pas le sentiment intime extériorisé par le
tableau, mais proviennent d’une projection perceptive de Heidegger
et qui lui est propre, où s’exprime sa sensibilisation à ce qui se
rattache à la glèbe. […] En fait, c’est lui qui « a tout dépeint ainsi,
pour l’introduire dans le tableau » 21.
L’esthétique de la rencontre met en évidence la dimension symétrique et
aporétique de ces deux positions : les termes d’une rencontre individuante,
telle celle de Heidegger avec les Souliers, méritent d’être partagés, sans
postuler une prétention universelle a priori, en tant qu’ils peuvent permettre
à d’autres de faire cette même expérience de rencontre individuante avec
l’œuvre, d’autant plus quand ceux-ci sont énoncés par quelqu’un avec la
puissance d’évocation de Heidegger ; l’opposition de Schapiro ne fait que
mettre en évidence le fait que les termes de sa propre rencontre individuante
avec l’œuvre de Van Gogh n’étaient pas les mêmes. Sa tentative d’isoler
« le sentiment intime » de l’œuvre, c’est-à-dire une sorte d’essence
intrinsèque, constitue un biais identique à celui de Heidegger : chacun ne
fait qu’énoncer les termes de sa rencontre individuante avec l’œuvre tout en
tentant d’annuler la dimension relationnelle de leur réception et de localiser
les fondements de leur propos dans l’œuvre même.
Il y a dans ces approches le postulat d’une illégitimité de la relation à
fonctionner comme étalon légitime de valeur. C’est peut-être le fond du
problème. Que la valeur réside dans les choses mêmes, c’est pensable par
une civilisation qui hérite du réalisme platonicien ; qu’elle réside dans le
sujet universel, c’est pensable par des héritiers du sujet transcendantal
kantien ; qu’elle réside dans le sujet singulier, c’est pensable, au prix de
quelques contorsions, par les héritiers du romantisme allemand avec sa
théorie du génie individuel ensuite démocratisée. Mais que la valeur ne soit
ni subjective ni objective, qu’elle ne soit ni singulière ni universelle, qu’elle
soit dans la relation, commune par la part d’irrésolu partagée, et partageable
par des individuations collectives, c’est beaucoup plus difficile à concevoir,
car nous ne sommes pas une civilisation experte en pensée de la relation,
c’est peu de le dire.
Et pourtant, nous n’avons rien d’autre de sérieux. L’esthétique
occidentale s’est attachée à localiser la valeur dans l’objet même ou dans le
sujet esthétique même : il faut que la valeur soit intrinsèque à l’un ou l’autre
sinon elle n’est pas absolue, et si elle n’est pas absolue, ce ne peut être une
valeur, et le discours sur l’œuvre apparaît comme arbitraire. L’esthétique de
la rencontre participe d’une révolution ontologique tranquille de ce point de
vue, en tant qu’elle impose la relation comme entité ontologique à part
entière, et pas seulement comme mise en présence seconde et secondaire de
deux entités ontologiques séparées déjà constituées, l’œuvre et l’individu.
La relation a valeur d’être 22.

Dans ce cadre, on pourrait comprendre les catégories traditionnelles de


l’esthétique (beau, sublime, dérangeant…) comme les tentatives de
formulation a posteriori d’une rencontre individuante, mais elles n’en sont
que les formes appauvries, en tant qu’elles annulent la dimension complexe
et intégrative d’une relation, pour la réduire à un trait isolé, pensé comme
strictement interne à l’œuvre.

L’esthétique de la rencontre est une esthétique portant toujours sur une


relation : les conditions de possibilité de la vraie rencontre n’existent que
dans la relation entre une œuvre et un individu métastable, mais déjà en
partie structuré ; cette relation n’est pas unique, car la métastabilité des
individus est partagée, et les singularités appartiennent en un sens à
l’œuvre : une même relation peut ainsi émerger entre une même œuvre et
différents individus. Cependant, si cette relation peut être commune à
plusieurs spectateurs, elle ne peut être universelle a priori : elle sera au
mieux universalisable a posteriori, mais one encounter at a time.

1. Baptiste Morizot, Pour une théorie de la rencontre. Hasard et individuation chez Gilbert
Simondon, Paris, Vrin, 2016. Gilbert Simondon (1924-1989) est un philosophe français, dont
nous mobiliserons les idées tout au long de ce chapitre. L’ouvrage principal sur lequel nous nous
appuyons est L’Individuation à la lumière des notions de forme et d’information (1964),
Grenoble, Million, 2005.
2. Oscar Wilde, Le Déclin du mensonge, Paris, Allia, 2011, p. 53-54.
3. Marielle Macé, Façons de lire, manières d’être, Paris, Gallimard, 2011, p. 201. Ce livre rend
visible avec beaucoup de clarté le modus operandi par lequel la littérature produit des vraies
rencontres et en quel sens elles sont individuantes. Pour le dire dans les termes des recherches
plus récentes de Marielle Macé, ce que la rencontre avec une œuvre individue, cette manière de
sentir / voir / agir / évaluer, c’est à chaque fois un « style » d’exister ; mais ce style est
métastable, disponible pour de nouvelles rencontres transformatrices. Voir Styles. Une critique
de nos formes de vie, Paris, Gallimard, 2016.
4. Notons en passant que notre approche de la question esthétique laisse de côté le problème de
la spécificité de l’expérience esthétique, par comparaison avec d’autres types d’expérience
(travailler, socialiser, produire, penser…). L’expérience esthétique est en effet singulière. On
peut la décrire comme « proche de l’état éthologique du jeu et de certains états de conscience
modifiés, articulant une forme de saturation affective associée à une indétermination sémantique
de l’expérience » (Lorenzo Bartalesi, communication personnelle). Nous faisons l’hypothèse
que son intensité n’est pas liée à des critères propres à l’expérience elle-même, mais à des
critères propres à son effectivité de rencontre individuante. Bien des œuvres nous mettent dans
des états propres à l’expérience esthétique et pourtant ne changent rien – alors nous disons que
l’expérience esthétique a été certes réelle, mais pauvre.
5. Cette comparaison entre processus d’individuation humain et genèse d’un cristal est établie
par Gilbert Simondon dans L’Individuation à la lumière des notions de forme et d’information,
op. cit.
6. James J. Gibson, Approche écologique de la perception visuelle (1979), Paris, Éditions
Dehors, 2014, p. 227-228. Le concept gibsonien d’invite est très proche du concept
simondonien de singularité.
7. Il reste nécessaire de distinguer quand il se passe quelque chose du point de vue des
émotions fugaces, et quand il se passe des choses du point de l’effectivité, c’est-à-dire du point
de vue des effets individuants.
8. Gilbert Simondon, L’Individuation à la lumière des notions de forme et d’information, op.
cit., p. 545.
9. La vidéo présentée dans ce poste de télévision donne à voir le dialogue in situ qui a eu lieu à
la Documenta 13 de Kassel.
10. Cette communication des parts d’irrésolu de chacun (métastabilité) est appelée par
Simondon le transindividuel (ibid.)
11. Maurice Nadeau, avant-propos à Malcolm Lowry, Au-dessous du volcan, Paris, Gallimard,
2011.
12. On fait l’hypothèse que c’est dans sa capacité à faire communiquer le préindividuel en
chacun, et non l’individué, que l’art politique se distingue de la propagande – ce n’est pas le
même type de collectif qui est créé dans les deux cas.
13. Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1989, p. 122.
14. Ibid., p. 123.
15. Ibid.
16. R. Murray Schafer, Le Paysage sonore. La musique du monde, Marseille, Éditions
Wildproject, 2010.
17. Soit ce vers de Omar Khayyam (son pouvoir de modulation potentielle d’une vie se passe
de commentaires) : « La vie passe, mystérieuse caravane, dérobe-lui sa minute de joie. »
18. Gilbert Simondon, L’Individuation à la lumière des notions de forme et d’information, op.
cit., p. 215 : « La vie est comme un problème posé qui peut n’être pas résolu, ou mal résolu :
l’axiomatique s’effondre au cours même de la résolution du problème : un certain hasard
d’extériorité existe ainsi en toute vie ; l’individu n’est pas enfermé en lui-même et il n’y a pas
de destin contenu en lui, car c’est le monde qu’il résout en même temps que lui-même : c’est le
système du monde et de lui-même. »
19. Ces deux formules sont de Gilbert Simondon, on les détourne ici aux fins de notre enquête.
20. Martin Heidegger, « L’origine de l’œuvre d’art », dans Chemins qui ne mènent nulle part,
Paris, Gallimard, 1980, p. 32.
21. Meyer Schapiro, « L’objet personnel, sujet de nature morte. À propos d’une notation de
Heidegger sur Van Gogh », dans Style, artiste et société, Paris, Gallimard, 1982, p. 353-354.
22. Cf. Jean-Hugues Barthélémy, Simondon ou l’encyclopédisme génétique, Paris, PUF, 2008,
chap. « Le réalisme des relations, un préalable épistémologique ».
4

À la recherche des conditions d’une


rencontre individuante : une étude de cas

L’enquête sur « l’énigme de l’art contemporain » et l’élaboration d’une


esthétique de la rencontre permettent de se rapporter de manière un peu
différente à l’art en tant que regardeurs. D’une part, l’incommunicabilité de
certaines œuvres nous parle désormais : nous comprenons pourquoi
certaines œuvres refusent de produire des effets et choisissent la non-
rencontre. D’autre part, nous avons d’autres mots pour qualifier celles qui
en produisent, pour décrire ce qui se passe quand il se passe quelque chose
avec une œuvre. Or, pouvoir parler autrement de l’art, c’est aussi pouvoir le
voir autrement. Là où, au détour d’un couloir de biennale, on a chuchoté
« Non mais c’est une blague ? », on pourra dire à voix haute : « La t.a.c. a
encore frappé. » Là où on marmonne « On se fout vraiment de nous », on
repérera peut-être de quelle manière l’artiste a rendu la rencontre
impossible par telles et telles décisions de création, conscientes ou
inconscientes. Là où on pense « C’est pétillant », on pourra se demander si
ce n’est pas une fausse rencontre. Là où il se passe quelque chose, on
s’émerveillera peut-être davantage d’identifier avec quelle délicatesse
l’artiste a mis en place des conditions de facilitation de la rencontre.
Enrichir et affiner notre capacité à formuler et évaluer les effets des œuvres
sur nous, regardeurs, voilà ce que propose d’abord une esthétique de la
rencontre.

S’ouvre dans ce chapitre un autre pan de cette esthétique : dans quelle


mesure celle-ci nous permet-elle non seulement de parler autrement de l’art,
de le voir autrement, mais de le pratiquer autrement ? Qu’est-ce que peut
l’esthétique de la rencontre pour les artistes ? Dans quelle mesure
l’esthétique de la rencontre peut-elle constituer une boussole possible pour
l’action, pour la création artistique ? La question peut sembler contre-
intuitive : comment pourrait-elle jouer ce rôle alors que l’esthétique de la
rencontre, comme on l’a vu, ne formule pas les attributs caractéristiques et
invariables d’une œuvre individuante ? Comment faire boussole s’il n’y a
pas de normativité fixe ? Il s’agit de construire une boussole non à partir de
critères immuables, mais à partir d’une sensibilité aux conditions de la
rencontre : à celles qui la facilitent, et à celles qui la rendent difficile, voire
impossible. L’enjeu devient de savoir repérer et naviguer parmi ces
conditions : quelles conditions de la non-rencontre, quels écueils, sont à
soigneusement contourner ? Sur quelles conditions de facilitation mettre
positivement le cap ? Cependant, il convient de préciser que tenter
d’anticiper les conditions de la rencontre avec une œuvre ne revient pas à
faire du marketing de produit : car mettre en place les conditions, comme
dans d’autres domaines de l’existence, ne signifie pas pour autant
verrouiller et maîtriser les effets que l’on produit. Il n’y a pas ici
d’ingénierie de l’œuvre, pas de transmission directe et garantie entre
conditions et effets, mais un plaidoyer pour une formation du flair vibratile
chez le créateur, une paideia de l’art de donner quelque chose, un
entraînement discret à réunir les conditions de la foudre.
De ce point de vue, prêter attention dans la création aux conditions
favorables à la rencontre revient à tâcher de semer quelque chose qui
pourrait germer – en sachant que cela pourrait aussi ne pas germer, mais
surtout que pourrait germer autre chose que ce à quoi on s’attendait. Il n’y a
pas de mode d’emploi de la rencontre individuante, seulement une attention
à semer ce qui pourrait faire germer quelque chose.

Il est plus que délicat de déterminer ces conditions dans l’abstrait et


pour l’art en général : chaque artiste, en fait, connaît déjà ses magies
propres à cet égard, celle de son médium, de son style, de ses contraintes. Il
nous a semblé plus prudent, et plus juste, de procéder à cette enquête à
partir d’un champ local, bien maîtrisé. Et ce d’autant plus que, comme nous
le verrons, les artistes sont susceptibles d’inventer avec chaque œuvre une
nouvelle condition favorable à la rencontre, jusque-là insoupçonnée, c’est là
toute la thaumaturgie de la création artistique. Encore une fois, pas de
recette pour la rencontre individuante, seulement un cap et quelques amers
qui permettent de ne pas trop s’égarer. Du fait du domaine d’expertise d’un
des deux auteurs, nous allons essayer ici de formuler quelques-unes de ces
conditions dans le domaine spécifique de l’art en commun (participatory
art), une pratique artistique contemporaine qui repose sur la collaboration
d’un artiste avec des participants sur un temps long dans l’espace social. La
brève esquisse que constitue ce chapitre revient à mettre les idées élaborées
plus haut à l’épreuve des pratiques : pourraient-elles, ne serait-ce qu’à
peine, nous faire un peu mieux naviguer dans l’entreprise joyeuse et un peu
folle de créer quelque chose ?
Cette étude de cas est une première tentative appliquée de repérage,
dans un champ artistique particulier, des conditions favorables et
défavorables à une rencontre individuante. À partir de là, chacun peut
élaborer avec ses outils propres, au regard de sa familiarité intime avec
d’autres formes artistiques, d’autres médiums, ce que peuvent être les
conditions facilitant ou empêchant les rencontres individuantes dans les
autres domaines de l’art, que ce soit la peinture de paysage, la musique
atonale, la littérature policière… Nous en serions bien incapables.
Exacerber l’œuvre comme relation
Au début des années 1990, se développe une pratique artistique
inhabituelle. Jeremy Deller propose par exemple aux anciens mineurs
d’Orgreave de participer à la reconstitution historique de l’émeute de 1984.
Pendant la seconde guerre d’Irak, Michael Rakowitz apprend à des
collégiens américains les recettes de cuisine irakienne de sa mère ; sur leurs
tabliers, on peut lire Enemy Kitchen. Javier Téllez organise, avec les
patients de l’hôpital psychiatrique de Tijuana, la propulsion d’un homme-
canon par-dessus la frontière américano- mexicaine. Thomas Hirschhorn
invite les habitants du quartier de Forest Houses, dans le Bronx, à construire
un monument en l’honneur du philosophe italien Antonio Gramsci. Lone
Twin construit avec des volontaires un voilier, à partir de mille deux cent
vingt objets en bois donnés par des participants 1.
Ces projets très différents relèvent tous de ce que l’on pourrait appeler
aujourd’hui l’art en commun 2. Il s’agit de créer dans l’espace social plutôt
que dans l’atelier, sur une longue durée, avec d’autres plutôt qu’avec son
for intérieur, de façon collective plutôt que démiurgique. La contribution
des volontaires ne prend pas l’allure d’une invitation ou d’une injonction
ponctuelle à faire quelque chose dans un cadre spectaculaire (exposition ou
performance), mais d’une collaboration au long cours dans les lieux de la
vie quotidienne. Elle s’apparente à une mise en commun des savoir-faire et
des expériences de chacun, qui permet de créer de nouveaux communs
immatériels (symboles, savoirs, rituels, communautés) et matériels (biens
ou espaces gérés de manière collective) 3. Il s’agit d’un art qui vient
questionner la réinvention des conditions et des formes possibles d’un faire
collectif.

L’émergence de cette nouvelle pratique peut être comprise à la lumière


de différents enjeux (depuis l’insatisfaction des artistes pour le rôle que le
monde de l’art leur propose spontanément de jouer, leur désir de faire des
œuvres qui échappent au marché de l’art, jusqu’à l’affirmation d’un
engagement social et politique 4). Mais on peut également la comprendre à
la lumière de cette crise artistique que nous tentons de décrire ici, à la
lumière de ce face-à-face stérile entre non-rencontre et fausse rencontre : la
coproduction entre artiste et public constituerait une solution viable au
problème de la réception digestive, susceptible d’amplifier les puissances
individuantes de l’art – à l’inverse de la solution de la non-rencontre. Le
développement de l’art en commun dès la fin des années 1990 pourrait ainsi
être compris comme une solution, parmi d’autres, ajustée au grand
problème artistique de notre temps : comment l’art peut-il créer des
rencontres individuantes, dans cette conjoncture partagée de réception
digestive ?

Les artistes de l’art en commun postulent tout d’abord que la réception


digestive peut être d’autant mieux évitée si le spectateur n’est pas seulement
convoqué une fois l’œuvre finie. Pour contourner le problème de la
réception digestive, ils proposent ainsi de contourner l’idée de réception
comme étape postérieure à la création : le spectateur devient coproducteur.
On peut en effet penser qu’il est plus incommode de digérer une œuvre que
l’on a participé à produire : il est plus difficile d’instrumentaliser, pour ses
propres besoins prédéfinis et figés, une création dont on a participé à
élaborer les fins. Contribuer à la création d’une œuvre changerait ainsi le
rapport qu’un individu peut avoir à une œuvre. Parce que son sens, ses fins,
sa forme sont pensés en collaboration, l’œuvre produite n’est plus
seulement une œuvre d’art comme l’a construite l’art occidental. Parce
qu’elle est produite ensemble et pas seulement reçue, l’œuvre devient et
fonctionne comme un fétiche : elle est l’incarnation symbolique d’actions,
de relations, de valeurs, de désirs portés par les participants et l’artiste. Les
artistes de l’art en commun proposent la construction collective de fétiches
comme solution à la digestion hylémorphique.
Les esthétiques dont nous avons massivement hérité avaient mis
l’accent sur les entités substantialistes impliquées dans l’expérience
esthétique : le sujet-spectateur ou l’œuvre. L’esthétique de la rencontre
décentre, comme nous l’avons vu, la focale de l’esthétique jusqu’à la
relation entre l’œuvre et le spectateur. C’est ce décentrement qui semble
être acté de manière exacerbée par l’art en commun, par ce choix de
coproduire une œuvre dans la durée avec des participants autrefois
spectateurs. Les artistes qui font le choix de pratiquer cet art en commun
semblent avoir compris que c’est dans cette relation entre l’œuvre et le
spectateur sans essence que la valeur de l’œuvre pouvait émerger, et non par
le biais de propriétés intrinsèques de l’œuvre ou du pur sujet. Cette relation
peut être de l’ordre de la simple mise en présence ou de l’ordre de la
rencontre individuante. Mais ce qui fait art se joue dans cette relation. C’est
ce fonctionnement de l’œuvre comme entité relationnelle 5, ne s’activant
que dans le cadre d’une relation avec des processus d’individuation
singuliers, dont ces artistes de l’art en commun prennent acte, en proposant
de faire œuvre à partir d’un processus de coproduction.

Inscrire la relation à l’œuvre dans


une durée longue
Mais contribuer à la création d’une œuvre comme dans l’art en commun
ne rend pas seulement la réception digestive difficile : cela permet une
amplification des conditions de la rencontre individuante. Un projet d’art de
ce genre prend en effet la forme d’un processus temporel et relationnel : la
forme même de l’individuation. Cela ne signifie pas bien sûr qu’un projet
d’art en commun est nécessairement individuant, mais dans la mesure où
cette pratique est construite à partir des conditions même de possibilité
d’une rencontre individuante, on peut penser qu’elle constitue un cadre
favorable à l’avènement de celle-ci. C’est en ce sens que l’art en commun
constitue sur certains points un cas d’étude privilégié pour une esthétique de
la rencontre : l’art en commun fonctionne comme une loupe qui permet
d’identifier plus facilement les conditions des rencontres possibles, qui ont
en fait lieu partout ailleurs dans les arts, en tant qu’il les déplie dans une
durée plus longue.

Les projets d’art en commun peuvent en effet durer plusieurs mois, un


an, voire plusieurs années. Or, la rencontre avec une singularité nécessite
parfois en effet une certaine durée pour avoir lieu : à l’inverse de la
séduction digestive, la singularité ne se manifeste pas au spectateur avec la
promptitude et la certitude d’un coup d’œil. Passer distraitement devant une
peinture ne peut ainsi pas, sauf exception, constituer un événement
individuant. Il faut établir un rapport processuel à la peinture pour que la
mise en présence puisse être individuante : il faut rester devant un certain
temps, la parcourir dans ses détails, la garder à l’esprit, voire aller la revoir.
Il vaut mieux fréquenter cette peinture. Il s’agit de cohabiter mentalement
avec elle. Les œuvres fréquentées trop ponctuellement comme les œuvres
plastiques partent ainsi avec un handicap dans leur capacité à provoquer
une rencontre individuante, ou plutôt elles appellent la mise en place d’une
fréquentation, c’est-à-dire d’habitudes spécifiques dans le rapport aux
œuvres, pour être à l’origine d’une individuation. C’est un rapport à l’œuvre
plastique qui a muté lorsqu’on est passé de l’art renaissant des
commanditaires, privilégiés qui chérissaient leur tableau de maître chaque
jour dans le salon de leur domicile, à l’art rendu public dans les musées le
dimanche. Ce rapport a encore muté avec la reproductibilité à l’infini des
tableaux en affiches et cartes postales, rendant à nouveau possible une
fréquentation individuante, mais avec des copies cette fois (c’est dans les
livres d’histoire et en couverture des magazines que le tableau de Delacroix
a travaillé à individuer notre image de la révolution, plus que dans sa seule
salle du Louvre). Cela nous fait aussi comprendre pourquoi la littérature a
un pouvoir d’individuation si profond : il faut bien cohabiter avec chaque
roman jusqu’à la dernière page. En proposant une relation à l’œuvre inscrite
dans la durée, l’art en commun amplifie le champ des possibles d’une
rencontre individuante du participant avec l’œuvre : il y a la possibilité
d’une cohabitation, d’une familiarisation progressive qui constitue une
condition favorable à la rencontre.

Quelques stratégies de la rencontre


Les conditions de possibilité de la rencontre individuante n’existent que
dans la relation entre une œuvre et un individu métastable : elles ne sont
dans cette mesure ni pleinement anticipables ni universalisables, comme
nous l’avons vu. C’est pourquoi des œuvres artistiques radicalement
différentes peuvent provoquer des rencontres individuantes, rendant
impossible l’établissement d’un canon, d’une liste de critères. Chaque
œuvre invente les conditions de possibilité d’une rencontre individuante. Le
propre de la création artistique est d’ailleurs cette invention sans cesse
renouvelée de ruses ulysséennes permettant la rencontre, de dispositifs
d’amplification de la rencontre. C’est sans doute la raison pour laquelle l’art
est un terrain si propice et fertile en termes d’individuation.
Les artistes imaginent des stratégies de mise en place de la rencontre
individuante très variées : s’ils ne peuvent pas prévoir ce qui va fonctionner
comme singularité dans leur œuvre pour le spectateur, ils peuvent
néanmoins construire des conditions favorables à l’émergence de
singularités et de tensions de forme avec ce qui n’est pas résolu en eux et en
nous.
On peut isoler d’abord deux lignes stratégiques (parmi tant d’autres) :
une voie difficile, et une voie facile permettant le difficile. Elles constituent
deux rapports distincts à la rencontre.

LA STRATÉGIE « DIFFICILE » DE L’INCOMPATIBILITÉ


Dans le premier cas, l’artiste privilégie l’établissement d’une tension de
forme très forte avec les structures individuées des participants. C’est une
stratégie régulièrement adoptée par l’artiste Thomas Hirschhorn. Il propose
aux habitants de quartiers populaires un projet dont le contenu leur est, au
minimum, étranger ou indifférent : la vie et les œuvres d’un philosophe, que
ce soit Spinoza, Deleuze ou Gramsci. Mais plus qu’un contenu simplement
étranger, ce contenu se caractérise par le fait qu’il est relativement exigeant
d’y accéder. Le projet s’adresse ainsi à la métastabilité du participant, à ce
qui n’est pas individué en lui, et ainsi à ce qui peut se laisser affecter par
quelque chose qui n’est pas déjà assimilable. On remarquera que tous les
procédés d’engagement des participants (participation à la construction du
lieu, animation d’une radio, participation à des ateliers) peuvent être
abordés comme un travail de la métastabilité du participant, comme des
conditions de facilitation de la rencontre individuante : un participant ne
peut peut-être pas accéder de façon frontale à l’œuvre de Spinoza, mais s’il
entend tous les jours parler de ce philosophe, s’il a construit une
bibliothèque de fortune pour accueillir ses œuvres, alors peut-être quelque
chose en lui deviendra plus disponible à la rencontre. On pourrait
interpréter le modus operandi de Hirschhorn comme un pari : le type de
tension de forme mise en place induit un accès difficile à l’œuvre, qui court
le risque de ne pas faire rencontre pour un grand nombre de participants ;
mais pour ceux qui rencontreront une singularité de l’œuvre, la
transformation de leur individuation sera majeure, en tant que la résolution
de la tension aura exigé une reconfiguration radicale des structures
individuées du participant. Une rencontre individuante d’une intensité
supérieure, au risque de la non-rencontre : telle serait la stratégie de mise en
place de la rencontre individuante choisie par Hirschhorn.
Cette lecture de l’œuvre de Hirschhorn à la lumière de la rencontre
individuante nous permet de comprendre cette formule récurrente de
Hirschhorn à propos de son travail : Absolute Hospitality. Cette formule
rend compte de son critère de sélection, lorsqu’il prospecte pour trouver
quel quartier pourrait héberger son projet. Il attend de trouver un endroit
dont les habitants lui donneront les signes d’un accueil sans conditions.
« On ne voit pas très bien ce que vous venez faire ici, on ne comprend pas
très bien votre projet, on n’a jamais entendu parler de ce Gramsci, mais on
vous fait confiance, vous êtes le bienvenu », tel serait le discours de
l’hospitalité absolue que cherche Hirschhorn. C’est-à-dire qu’il ne cherche
pas un lieu où les habitants adhéreraient tout de suite au projet, mais un lieu
où les habitants acceptent de l’accueillir alors qu’ils ne voient pas très bien
ce en quoi ce projet peut consister et ce qu’il peut leur apporter. À l’aune de
l’esthétique de la rencontre, le critère absolute hospitality apparaît comme
une précondition très singulière de possibilité d’une rencontre individuante :
Hirschhorn va installer préférentiellement son œuvre dans un quartier où les
habitants se rendent disponibles à ce qui n’est pas compatible a priori avec
leurs structures individuées. Cette recherche d’hospitalité absolue est un
point de singularité radicale du travail de Hirschhorn au sein de l’art
socialement engagé. La plupart des artistes posent le problème de façon
inverse : c’est à l’artiste de faire en sorte d’être accepté, de prouver à une
communauté donnée qu’il peut leur apporter quelque chose. L’exigence de
Hirschhorn, d’attendre d’une communauté qu’elle fasse ce geste d’accueil a
priori est souvent considérée comme une démarche socialement
dérangeante, en tant qu’elle négligerait le fait que le degré de disponibilité
et de bienveillance à l’égard d’un projet artistique est à comprendre en
termes de facteurs sociaux : une communauté en détresse sociale serait
moins à même de se montrer favorable à un projet si elle ne perçoit pas dès
l’abord en quoi il améliorerait ses conditions de vie. En d’autres termes, la
métastabilité serait socialement conditionnée. Dans la mesure où tout un
pan de l’art socialement engagé porte son attention précisément sur ces
communautés particulièrement défavorisées, la démarche de Hirschhorn
peut apparaître désinvolte d’un point de vue social : elle ne bénéficie pas à
ceux qui en auraient le plus besoin. Hirschhorn ne semble pas poser le
problème en termes sociaux, mais en termes strictement artistiques, ce qui
l’amène à formuler le problème de façon complètement différente. Si, dans
une perspective sociale, le besoin constitue un critère pertinent d’action, il
constitue, dans une perspective artistique, un obstacle, en tant qu’il appelle
une réception hylémorphique et non une réception comme rencontre
individuante. Hirschhorn choisit ainsi de faire œuvre avec ceux qui n’ont
pas posé le problème de l’accueil en termes de besoin.

LA STRATÉGIE « FACILE » DU FAMILIER

D’autres artistes adoptent une stratégie du familier à l’opposé de la


stratégie de l’incompatibilité. C’est le cas par exemple de l’artiste irako-
américain Michael Rakowitz dans Enemy Kitchen (2003). Cela consiste à
choisir une forme accessible, familière, connotée positivement dès l’abord :
la cuisine. En 2003, Rakowitz propose à des collégiens américains
d’apprendre à préparer des plats traditionnels irakiens, suivant les recettes
de sa mère. Le caractère confortable de l’activité proposée permet aux
collégiens de pouvoir participer à des conversations inconfortables : l’artiste
leur pose, en effet, des questions sur leur perception de la guerre en Irak, sur
ce qu’ils savent de ce pays et de ces habitants, sur leur compréhension des
enjeux politiques autour de ce conflit. Peu à peu, tout en préparant boulettes
et autres plats, les enfants commencent à discuter entre eux. Le projet a
commencé en 2004, c’est-à-dire un an après le début de la guerre : on peut
imaginer la difficulté à formuler le problème selon d’autres lignes que
celles proposées majoritairement par les grandes chaînes de télévision,
telles que CNN et Fox News, notamment pour de jeunes gens. Certains
expriment notamment leur culpabilité ou leur inconfort à ne pas penser
comme leurs parents, au sujet de cette guerre. Le choix d’une stratégie du
familier permet la mise en place de réflexions complexes dont on peut faire
l’hypothèse qu’elles n’auraient pu avoir lieu si le cadre proposé avait été lui
aussi insécurisant ou peu attractif. L’expression des situations affectives,
des réflexions provoquées par la guerre chez ces enfants est rendue possible
par l’intimité et la convivialité induites par la pratique de la cuisine. Le
caractère connu et familier de la forme permet aux collégiens d’accéder à
un degré de réflexivité et de questionnement politique auquel il aurait été
difficile d’arriver sans les conditions instaurées par Rakowitz.

La stratégie du familier se caractérise ainsi par un accès facile, qui


rendra le participant potentiellement disponible à la rencontre plus difficile
d’une singularité de l’œuvre, au cours du processus. Elle repose ainsi sur les
rouages propres à la sérendipité : le participant entre séduit dans le projet en
pensant y trouver telle chose et, une fois embarqué, il finit par trouver autre
chose que ce qu’il pensait trouver. La séduction de la forme « atelier de
cuisine » parle ainsi aux structures individuées du participant, mais ce dont
il va faire l’expérience au cours du processus s’adressera à sa métastabilité
et sera potentiellement à même de venir reconfigurer celles-là.

On peut faire l’hypothèse que des projets comme celui de Rakowitz


feraient ainsi le pari de reconfigurations sur des points localisés, à l’inverse
des projets à stratégie d’incompatibilité qui espéreraient impacter de façon
plus radicale les trajectoires d’individuation des participants. La séduction
et l’ensemble des effets immédiats peuvent être des conditions parfaitement
valables de rencontre individuante : l’esthétique de la rencontre invalide
toute condamnation par principe d’une œuvre à partir d’une norme qui
serait le dégoût du facile. Le facile comme condition de rencontres
individuantes est une ruse d’art tout à fait noble. Le problème n’est plus de
juger une œuvre à partir de l’effet qu’elle produit spontanément, mais à
partir de l’effet qu’elle produit à bas bruit. Elle peut nous séduire
spontanément et ne rien faire à bas bruit (c’est souvent une fausse
rencontre) ou nous séduire spontanément pour travailler à bas bruit. La
stratégie du familier adoptée par Rakowitz relève du second cas.

LA STRATÉGIE DE TRANSFORMATION DU BESOIN

Il existe bien d’autres stratégies que celles de l’étranger et du familier :


encore une fois, chaque artiste réinvente potentiellement de nouvelles ruses
susceptibles de provoquer une rencontre individuante avec le spectateur et,
ici, le participant. On pourrait par exemple s’intéresser à la stratégie que
l’on appellera du besoin transmuté, à l’œuvre dans le projet de l’artiste
vénézuélien Javier Téllez, One Flew Over the Void (Bala Perdida) (2005).
L’artiste travaille avec des handicapés mentaux d’un institut psychiatrique
situé à Tijuana, ville la plus proche de la frontière américaine. Pendant de
nombreux mois, il organise des ateliers avec eux qui s’articulent autour de
cette question : « Qu’aimeriez-vous le plus voir arriver dans cette vie ? »
Au fur et à mesure des séances, les participants s’accordent entre eux et
s’arrêtent sur un souhait commun : voir un homme voler au-dessus de la
frontière Mexique / États- Unis.
À la différence de Hirschhorn ou Rakowitz, Téllez construit ainsi son
projet sur une prise en compte des besoins des participants : il n’arrive pas
avec une idée de projet déjà constitué qu’il leur soumet. Cependant, ce
travail de plusieurs mois avec eux permet une nouvelle formulation des
besoins qu’ils expriment : il est fort probable qu’au cours des premiers
ateliers les demandes étaient très nombreuses, diverses et d’intérêt plus ou
moins grand. Le souhait partagé qui va constituer le socle de l’œuvre n’est
plus de l’ordre du besoin au sens strict, mais de l’ordre d’un besoin
transmuté. On peut imaginer en effet, derrière cette image d’un homme
volant au-dessus de la frontière, les besoins de ces participants : une
libération de différents enfermements, l’enfermement dans sa tête,
l’enfermement dans l’asile, l’enfermement social et économique,
l’enfermement dans une ville tout entière tournée vers un pays représentant
un avenir meilleur et auquel on ne peut pas accéder. Mais ce n’est pas en
ces termes que le souhait est formulé. Le besoin est déjà transmuté : les
besoins des participants sont sous-jacents, mais produisent déjà une autre
matière, celle d’une image surréaliste qui ne se déduit pas logiquement de
leurs besoins et qui constitue déjà en cela une invention. La capacité du
processus de participation à inventer de nouveaux vouloirs est ici manifeste.
Tout l’art de Téllez réside dans cette capacité à faire émerger de la
formulation de besoins bruts un nouveau désir qui les excède en intensité
imaginaire. On peut faire l’hypothèse qu’un tel travail d’invention des
vouloirs pendant plusieurs mois soit l’occasion de rencontres individuantes
avec le participant. Dans ce cas, la prise en compte des besoins des
participants n’est pas un obstacle à la rencontre, mais une condition de
possibilité de la rencontre individuante. La durée longue de cette phase
d’ateliers, la qualité d’écoute et de disponibilité mise en place par Téllez
constituent également des conditions favorables à la rencontre. La
deuxième phase consiste en une parade joyeuse, tonitruante, masquée, des
patients psychiatriques jusqu’à la plage de Tijuana, portant des pancartes
avec des slogans choisis par les patients eux-mêmes, dont la naïveté s’avère
dérangeante : Los enfermos mentales también somos seres humanos
(« Nous, les malades mentaux, sommes aussi des êtres humains »). La
parade reprend une atmosphère de cirque : les patients se mettent eux-
mêmes en scène comme ils pensent être perçus par le reste de la société :
comme des curiosités monstrueuses d’un freak show, mais sans
ressentiment ou aigreur, la tonalité est carnavalesque. Ils prennent le micro
sur une scène de fortune installée sur la plage, pour s’adresser à la foule.
Mais leur énonciation difficile ne permet pas de comprendre nettement leur
propos : c’est une tribune incompréhensible, qui dure. On se surprend à
essayer vraiment de comprendre, à plisser les yeux et tendre l’oreille, à
donner toute l’attention possible, à défaut de saisir le sens de tout ça, et en
face, il est clair que l’enthousiasme des participants revient à ce qu’ils ont
trouvé une scène et une tribune. Au milieu de cette confusion, un
gigantesque canon se dresse sur la plage, face à la très haute palissade en
bois, barrière physique infranchissable coupant la plage en deux, qui
verrouille la frontière entre le Mexique et les États-Unis. Un homme blanc
sort la tête du canon et agite ostensiblement un passeport américain. Sous
les acclamations de la foule, le canon le propulse ensuite de l’autre côté de
la palissade, dans un filet : un homme a volé au-dessus de la frontière.
Téllez choisit ainsi le dispositif de l’homme-canon pour matérialiser le
souhait des participants. L’imaginaire du cirque, à même de provoquer des
émotions contradictoires mêlant joie et inquiétude, permet de transmettre
parfaitement l’ambiguïté de la performance : la célébration festive de ce qui
constitue le symptôme d’une crise psychique, sociale et politique, résolue le
temps d’un vol au-dessus de la frontière. Il y a un sentiment de gêne mêlé à
un sentiment enfantin d’excitation provoqué par le dispositif. Si l’on se
place du point de vue du public secondaire – les gens venus assister à la
performance –, la difficulté à stabiliser un sens unique aux événements peut
constituer une condition favorable à la rencontre individuante : rien de ce
qui est proposé ne peut être assimilé directement par nos structures
individuées, une tension de forme émerge appelant une résolution et une
reconfiguration internes

L’œuvre d’art comme dispositif


de rencontre individuante organisée
Cette analyse de différentes stratégies à même de créer des rencontres
individuantes nous fait apercevoir peut-être la singularité, et une
signification profonde, de cette pratique humaine étrange qu’on appelle
l’art. Des rencontres individuantes, il y en a partout : avec des personnes,
des idées, des luttes, des climats, des non-humains, des modes de vie. Mais
elles sont comme laissées au hasard, toujours coïncidences, toujours mises
en présence aléatoires : elles nous tombent dessus. La bizarrerie de l’art
serait alors qu’il invente des dispositifs de rencontres individuantes
autonomisés. Les œuvres sont des dispositifs volontaires et construits de
mise en présence avec des « singularités » (germes de mise en tension et
amorces de solutions), mais des singularités rendues portatives, déplaçables,
partageables. Alors que, dans la vraie vie, ces singularités sont toujours
prises dans des événements, enracinées dans des conjonctures de vie (je suis
allé par hasard dans cette manifestation, et là, il s’est passé ceci, et j’ai
rencontré cette cause, qui a changé ma vie). C’est ce caractère portatif et
déplaçable de la singularité individuante dans l’œuvre d’art qui nous permet
par exemple de vivre la tension de forme entre folie et frontière au
Mexique, alors que nous n’avons jamais mis les pieds dans l’une ou l’autre.
L’artiste prélève dans ses propres rencontres individuantes des singularités
et des résolutions de tension, et tente alors de les rendre disponibles pour
d’autres humains, dans ses étranges objets qui fourmillent, et qu’on appelle
des œuvres.
On retrouve ici une thèse de John Dewey dans L’Art comme expérience,
selon laquelle l’art n’est pas autre chose que la vie, l’expérience de l’art
n’est pas différente de l’expérience de la vie : c’est une expérience stylisée,
intensifiée, de la vie des autres. C’est-à-dire une mise à notre disposition de
complexes de singularités-solutions que d’autres ont rencontrées – ces
autres qui savent les recomposer : les artistes. L’accumulation massive des
savoir-faire et des savoirs dans des cultures constitue une belle étrangeté de
l’espèce humaine, de sorte que chaque enfant hérite d’une certaine manière
des inventions de toute l’humanité passée. L’art, en ce sens, est un héritage
où s’accumulent ces dispositifs magiques, modulateurs d’existence, qui
permettent le partage des rencontres individuantes.

1. The Battle of Orgreave (2001), Jeremy Deller ; Enemy Kitchen (à partir de 2003), Michael
Rakowitz ; One Flew Over the Void (Bala Perdida) (2005), Javier Téllez ; Gramsci Monument
(2015), Thomas Hirschhorn ; The Boat Project (2011-2012), Lone Twin.
2. Le terme « art en commun » est une proposition lexicale de l’auteure Estelle Zhong Mengual
pour distinguer cette forme de collaboration spécifique entre artiste et volontaires au long cours
et relevant de la coproduction d’autres formes artistiques participatives (interaction,
intervention…) qui revêtent d’autres enjeux artistiques et politiques. Voir Estelle Zhong
Mengual, L’Art en commun. Réinventer les formes du collectif en contexte démocratique, Dijon,
Les Presses du Réel, 2018.
3. Pierre Dardot, Christian Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La
Découverte, 2014, notamment « L’activité de “mettre en commun” comme institution du
commun », p. 234-240.
4. Voir Grant Kester, Conversation Pieces : Communication + Community in Modern Art, San
Diego, California University Press, 2004.
5. Notre insistance sur l’œuvre comme entité relationnelle pourrait évoquer, par proximité
lexicale, l’esthétique relationnelle proposée en 2001 par Nicolas Bourriaud. Elles ne traitent
cependant pas du tout de la même chose. La formule « esthétique relationnelle » s’inscrit dans le
champ de l’histoire de l’art. Elle désigne chez Bourriaud un mouvement artistique, une
approche partagée par des artistes dans les années 1990 qu’il définit comme « prenant pour
horizon théorique la sphère des interactions humaines et son contexte social, plus que
l’affirmation d’un espace symbolique autonome et privé ». « Esthétique » est ici synonyme de
« style », comme lorsqu’on parle d’une « esthétique minimaliste » par exemple. Cela ne suppose
pas de construction philosophique sur la nature de l’œuvre d’art ou de la relation spectateur-
œuvre.
Épilogue

Ce sont deux pierres au milieu d’un jardin, quelque part au Japon. Elles
se tiennent là, verticales, immuables et bavardes. Ce sont des pierres de
mémoire, monuments rituels propres à la culture shinto, voués à célébrer les
absents qui importent. Ce sont deux pierres grises, solennelles, semblables à
d’autres pierres qui parlent, ailleurs au Japon. Des pierres qui
commémorent les chevaux morts au combat, les animaux et oiseaux
chassés, l’escargot-parasite Miyairi éradiqué. D’autres rendent grâce aux
pinceaux d’estampes, aux aiguilles de couture qui ont servi fidèlement
jusqu’à la fin, aux services à thé que l’on a chéris et qui ont rendu l’âme.
Ces deux pierres dans ce jardin racontent une autre histoire. Sur l’une, on
peut lire : « En souvenir des cellules et vies artificielles. » Sur l’autre : « En
souvenir des micro-organismes. » Nous sommes dans le jardin de
l’université Waseda, où des biologistes travaillent chaque jour avec ces
entités. Où ils sont travaillés par elles, notamment par les cellules
artificielles qu’ils créent et manipulent constamment. Qui sont-elles ?
Comment les penser ? C’est-à-dire, ici, comment les considérer ? Oui, les
cellules se reproduisent, elles sont vivantes d’une certaine manière. Mais
non, ils ne sont pas sûrs qu’elles puissent à proprement parler mourir. Sur la
pierre de mémoire dédiée aux vies et cellules artificielles, autour de
l’inscription principale, ont été gravés des symboles : une hélice d’ADN,
une membrane lipidique, un ribosome, une fiole où croissent des cellules,
un œil enfin. Les conditions minimales pour créer la vie. Mais ce n’est pas
là un mémorial traditionnel : c’est une œuvre d’art contemporain qui en
emprunte la forme et la magie. L’artiste à l’origine de la création de ces
deux pierres intitulées aPrayer (2016) est Hideo Iwasaki. Il est aussi
chercheur en biologie cellulaire à Waseda. Comme ses collègues, Hideo
Iwasaki fait l’expérience de ce trouble : à quoi, à qui ont-ils affaire dans
leurs laboratoires ? Il y a tension de forme entre les pans d’irrésolu en lui,
les archipels constitués de ce qu’il croit savoir et faire, et ces formes de vie
étranges : quelque chose accroche. Plusieurs possibilités existent pour
résoudre cette tension. Il pourrait par exemple trancher, décider en lui-
même du statut de ces cellules, ou encore enfouir le problème. Il choisit au
contraire d’accentuer, d’exacerber la tension de forme ressentie. Parce qu’il
ne sait pas comment se rapporter à ces cellules artificielles, ce qu’elles sont,
qui elles sont, Hideo Iwasaki fait ce geste contre-intuitif de construire une
pierre de mémoire en leur honneur – et de laisser agir : voilà la résolution
de tension de forme qu’il propose.
Les pierres de mémoire et les rituels qui les accompagnent sont une
manière de « reconnaître rétrospectivement que “quelque chose était en
vie” 1 », explique Hideo Iwasaki. « Être en vie » ici n’est pas à entendre
dans son sens strictement biologique : ce n’est pas dire que l’on reconnaît
les entités célébrées comme des organismes vivants. Reconnaître que
quelque chose était en vie ici, c’est reconnaître la manière dont cette chose
agissait profondément dans nos existences, la manière dont elle comptait.
Les pierres sont des révélateurs de l’importance des êtres et des choses.
C’est aussi une forme de gratitude pour ce que ces êtres et ces objets ont
donné, ont permis, ont produit comme effets. Ériger une pierre de mémoire
en l’honneur des cellules et vies artificielles, c’est ainsi reformuler la
tension de forme initiale. C’est une manière de sauter par-dessus l’obstacle
initial qui bloquait l’imagination d’une résolution : la question n’est plus
« quel est le statut de ces cellules ? ». Car la fonction des pierres de
mémoire n’est pas de conclure sur la « nature » des entités, mais de rendre
justice a posteriori aux relations entre elles et nous.
Créer une pierre de mémoire pour des entités auxquelles on ne sait
comment se rapporter, et laisser agir. L’œuvre aPrayer est un dispositif qui
fait advenir une relation aux cellules artificielles dont on ne sait pas encore
si elle est juste, et si on en veut. Elle nous force à les considérer alors même
qu’on ne sait pas si c’est une position adéquate. Elle nous intime de les
traiter avec attention et gratitude alors même qu’on ne sait pas qui elles
sont, et ainsi si elles le méritent vraiment. Hideo Iwasaki détourne un
dispositif de reconnaissance fait pour fonctionner a posteriori, après la
disparition des entités célébrées, pour le déployer de manière simultanée au
côtoiement quotidien de ces entités en laboratoire, ici les cellules. En nous
plaçant dans cette situation inconfortable, en nous embarquant dans des
relations que nous n’entretenons pas spontanément avec ces cellules,
aPrayer, à l’instar des autres pierres de mémoire, ne s’exprime pas sur le
statut de celles-ci. Au contraire, l’œuvre est un dispositif de maintien et de
creusement du trouble, de la tension de forme. Elle force les biologistes à
reformuler le problème en termes de relations : quelles relations
entretiennent-ils avec les cellules artificielles ? La pierre de mémoire
permet sans doute de rendre tout à coup visible la manière dont celles-ci
impactent leur existence quotidienne, dont elles apportent le trouble, la
manière dont elles creusent leur réflexion sur ce qu’est la vie, dont elles
agissent sur leur façon de travailler, de penser 2. Mais l’œuvre nous enjoint
également de penser les relations que l’on voudrait entretenir avec elle :
souhaitons-nous les considérer ? Qu’est-ce que cela impliquerait ? Quelle
place souhaitons-nous leur donner ? Plus loin, l’œuvre nous amène à
réfléchir à ceux à qui l’on pourrait dédier une pierre de mémoire : qui
considérons-nous jour après jour ? À quels êtres vivants accordons-nous
notre attention, notre gratitude ? Et qui oublions-nous ? Qui est invisible à
nos yeux alors qu’il agit dans nos existences ? À quels vivants devons-nous
quelque chose aujourd’hui et lesquels avons-nous omis de remercier ?
Autrement dit, aPrayer produit des effets à deux niveaux. L’œuvre vient
d’abord transformer imperceptiblement les relations quotidiennes,
pratiques, symboliques, ontologiques que nous entretenons avec les cellules
artificielles. Plus loin, par une sourde effectivité de l’art, elle vient peut-être
même transformer qui elles sont à nos yeux. Il est probable que les
biologistes de Waseda regardent d’un autre œil, un œil plus attentif, plus
sensible à la complexité, les cellules artificielles avec lesquelles ils
travaillent. « Pourquoi n’y a-t-on pas pensé avant 3 ! » s’exclame un
collègue d’Iwasaki. L’œuvre a inventé un vouloir, elle s’impose comme une
forme de nécessité dont on se demande comment on a fait pour s’en passer
jusque-là. Et il est probable que, pour nombre d’entre les gens qui accèdent
à cette œuvre, pour qui les cellules artificielles n’existaient pas dans leur
espace mental avant de la rencontrer, quelque chose a également pu
changer. Le fait de les rencontrer dans le cadre d’un hommage par une
pierre de mémoire, prises dans ces tensions, les fait tout à coup exister très
fort, les fait surgir comme un point chaud du monde, les fait advenir comme
entités dignes d’attention. C’est sans doute parce que l’œuvre d’Hideo
Iwasaki est inscrite dans une tentative de résolution de cette tension de
forme, créée par sa rencontre avec les cellules artificielles, que celle-ci peut
constituer si puissamment pour d’autres, qui partagent avec Iwasaki une
même part d’irrésolu, une rencontre individuante.
Mais l’œuvre irradie également à un autre niveau. En provoquant en
nous une réflexion sur tous les autres êtres vivants dignes d’une pierre de
mémoire, elle interroge, ébranle, élargit, reconfigure notre régime et notre
champ d’attention. Et cette attention est toute politique. Car il existe une
essence discrète et préinstitutionnelle du politique qui se joue dans les
déplacements des seuils et des passages qui commandent ce qui mérite
l’attention. La question du féminisme a manifesté ces déplacements dans les
dernières décennies, et la question des différences de traitements entre les
genres est subitement devenue un astre qui attire beaucoup d’attention. La
question du travail aliéné et des rapports capital / travail, la question de la
condition de tous ceux qui ne possèdent pas les moyens de production mais
vendent leur force de travail, naturalisée dans le premier capitalisme, est
devenue depuis Marx un objet des plus vigoureuses attentions.
Or ce que fait l’œuvre d’Iwasaki sur nous, Occidentaux, Modernes,
naturalistes 4, habitués à ne considérer personne d’autre que les humains,
c’est précisément déplacer le seuil politique de ce qui mérite attention. En
créant ce mémorial pour des cellules artificielles, c’est-à-dire pour des
entités limites sur le spectre du vivant, l’œuvre peut créer une brèche en
nous où s’engouffreraient discrètement tous les autres vivants, ceux que
nous avons laissés dehors, hors du champ de notre attention politique. Tous
ceux pour qui il n’existe aucune pierre de mémoire chez nous, alors même
que leurs dons et leurs effets sur nous sont multiples, constitutifs et avérés.
aPrayer prend la forme d’une rencontre individuante politique, qui se
confond ici avec une rencontre individuante ontologique : déplacer le seuil
de l’attention politique revient ici à déplacer les lignes invisibles de notre
cosmologie qui nie ou invisibilise ce que nous recevons des vivants, la
manière dont nous y sommes si profondément affiliés. Combien de pierres
de mémoire avons-nous oublié d’ériger pour les pollinisateurs qui chaque
année fabriquent le printemps végétal, vivrier pour nous ; pour la vie des
sols dont la microfaune est le grand paysan acéphale ; pour les forêts
bricoleuses du cocon respirable qu’est l’atmosphère ? Combien de pierres
avons-nous négligé de consacrer, en descendants oublieux, aux ancêtres qui
nous ont portés à bout de bras jusqu’ici, nous ont offert leurs puissances
évolutionnaires et écologiques ? Au petit mammifère placentaire, analogue
à un mulot, survivant à l’extinction crétacé-tertiaire qui engloutit les grands
sauriens, pour nous transmettre en relais le miracle de la vie sexuée, de la
viviparité, de la plénitude affective de la parentalité ? À la première cellule,
qui, par endosymbiose, a incorporé en elle une bactérie devenue
mitochondrie, organite qui actionne à chaque instant dans nos corps ce
prodige qu’est la synthèse de l’énergie ? À l’hominien couvert de fourrure,
nu, qui a brillamment découvert le feu, et ce faisant originé, par la filiation
comme par l’invention culturelle, la forme de vie que nous sommes ?
De ce point de vue, la pierre de mémoire d’Iwasaki est une rencontre
individuante décisive pour notre temps, pour notre époque caractérisée par
une crise écologique systémique. Elle entre en dialogue directement avec un
point clé de cette crise. Bien sûr, la crise écologique qui est la nôtre est une
crise des sociétés humaines : elle met en danger le sort des générations
futures, les bases mêmes de notre subsistance et la qualité de nos existences
dans des environnements souillés. C’est aussi une crise des vivants : sous la
forme de la sixième extinction des espèces, de la défaunation généralisée,
comme de la fragilisation des dynamiques écologiques par le changement
climatique, et de la réduction des potentiels d’évolution de la biosphère.
Mais c’est aussi une crise d’autre chose, de plus discret et peut-être plus
fondamental. Ce point aveugle, nous en faisons l’hypothèse, c’est que la
crise actuelle, plus qu’une crise des sociétés humaines d’un côté, plus
qu’une crise des vivants de l’autre, est une crise de nos relations au vivant.
C’est spectaculairement une crise de nos relations productives aux
milieux vivants, encapsulée dans le faciès extractiviste et financiarisé du
capitalisme contemporain ; mais c’est aussi une crise de nos relations
collectives existentielles au vivant, de nos branchements et de nos
affiliations aux vivants, qui commande la question de leur importance, par
lesquels ils sont de notre monde, ou hors de notre monde, sensible, pratique
et politique.
Cette crise est difficile à nommer et à comprendre. Chacun pressent
néanmoins avec précision ce qu’elle nous intime : il faut passer à d’autres
relations envers les vivants. Un aspect de cette crise de nos relations aux
vivants passe néanmoins plus inaperçu, de par le caractère discret et à peine
bruissant de sa dimension politique, c’est-à-dire de ses possibilités de
politisation. C’est celui qui consiste à la penser comme une crise de la
sensibilité. Par crise de la sensibilité, nous entendons un appauvrissement
de ce que nous pouvons sentir, percevoir, comprendre et tisser comme
relations à l’égard du vivant. Une réduction de la gamme d’affects, de
percepts, et de concepts et de pratiques nous reliant à lui. Nous avons une
multitude de mots, de types de relations, de types d’affects pour qualifier les
relations entre humains, avec les artefacts ou avec les œuvres d’art, mais
bien moins pour nos relations au vivant. Cet appauvrissement de l’empan
de sensibilité envers le vivant, c’est-à-dire des formes d’attention et des
qualités de disponibilité à son égard, est conjointement un effet et une part
des causes de la crise écologique qui est la nôtre. C’est à cet
appauvrissement de notre sensibilité au vivant que l’œuvre d’Iwasaki vient
répondre, en créant ces pierres de mémoire qui interrogent et élargissent
simultanément le champ de l’attention qu’on porte au vivant. Qui
enrichissent ses rangs. Qui constituent de nouvelles relations, de nouvelles
affiliations à celui-ci. Un art pensé comme puissance de rencontres
individuantes constitue probablement une réponse à la mesure de cette crise
de la sensibilité.
Les bougés tectoniques dans l’art de l’attention politique d’un collectif
humain se manifestent par un symptôme éloquent : c’est le sens du tolérable
et de l’intolérable. Un roi de droit divin, par exemple, ce n’est plus tolérable
aujourd’hui. Le dispositif inconscient du tolérable et de l’intolérable est une
machine délicate, incorporée en chacun, instruite par des flux sociaux et
culturels. Le problème, c’est que nos rapports actuels au vivant puissent
devenir intolérables. Que l’idée de disparition des oiseaux des champs, des
insectes européens, et plus largement des formes de vie autour, par inaction
et écofragmentation et extractivisme (le stade obsessionnel de l’industrie
extractive qui considère tout comme des ressources), nous devienne
tranquillement, évidemment intolérable, comme l’est la monarchie de droit
divin. Et ce en préparant des rencontres qui les font entrer dans l’espace
politique de ce qui mérite attention : c’est-à-dire qui appelle qu’on y soit
attentifs, attentionnés. Des rencontres préparées, telles que celle, par
exemple, permise par l’œuvre d’Iwasaki.
Ne jamais sous-estimer le pouvoir d’une rencontre avec une œuvre
d’art – même quand c’est une pierre au fond d’un jardin, quelque part au
Japon.

1. Extrait des propos d’Hideo Iwasaki tenus lors d’une conférence à Paris dans le colloque « La
vie à l’œuvre » organisé au musée de la Chasse et de la Nature, 16 et 17 octobre 2017.
2. Cela est particulièrement sensible dans l’inscription gravée au dos de la pierre de mémoire :
« Nous reconnaissons par la présente ce monument de pierre comme commémorant les cellules
et les vies artificielles, qui n’ont pas encore vu le jour, mais qui seront synthétisées sous peu.
Nous espérons que le monument nous aidera à repenser les conditions qui nous font faire
l’expérience de la vitalité, ainsi que l’histoire des idées de vie. »
3. Propos rapportés par Hideo Iwasaki dans le cadre de la conférence citée précédemment.
4. Voir Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005. Le naturalisme y
est défini comme l’ontologie propre à l’Occident, qui considère le vivant comme matière
inanimée, dépourvue d’intériorité.
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