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Université Saint-Louis-Bruxelles

Faculté de philosophie, lettres et sciences


humaines  
Bachelier en philosophie 

Dissertation autour de la citation de Merleau-Ponty :


« Le paradoxe de la philosophie, c’est qu’elle interroge notre expérience
muette, pour la faire parler »

De Jaegher Natygane
Méthodologie de la philosophie
et exercices – FILO 1119 
Bloc 1 – Camille Brasseur 

Année académique 2022-2023


Table des matières
I. INTRODUCTION ............................................................................................................... 3

II. LA PHILOSOPHIE : SON ESSENCE, SON RÔLE, SA MÉTHODE ......................... 5

III. L’OBJET DE LA PHILOSOPHIE : Quelle Est Cette Expérience Des Sens ? ......... 10

IV. PEINTRE ET PHILOSOPHE : Deux interprètes de l’Invisible ................................ 12

V. CONCLUSION ................................................................................................................. 14

VI. BIBLIOGRAPHIE ......................................................................................................... 16

2
I. INTRODUCTION

Nous sommes au milieu du 20ème siècle lorsque Maurice Merleau-Ponty écrit que :
« Le paradoxe de la philosophie, c’est qu’elle interroge notre expérience muette, pour la faire
parler ». Philosophe français, il publiera tout au long de sa vie, une quinzaine d’ouvrages. De
cet ensemble, nous avons étudié cinq des œuvres les plus célèbres. Après lecture de celles-ci,
les différentes étapes suivies par Merleau-Ponty pour tirer cette conclusion, nous sont
rapidement devenues plus évidentes.
Avant de nous avancer sur la suite, revenons brièvement sur deux termes employés par
Merleau-Ponty dans sa citation. En effet, son choix de mots est réfléchi. Afin d’être à même
de percevoir sa pensée de la manière la plus précise possible, nous avons choisi de concentrer
d’abord notre attention sur l’emploi du mot interroger ainsi que de l’expression expérience
muette. Si le premier semble d’abord renvoyer à l’acte de questionner, de sonder, nous
préciserons dans la suite de notre travail, comment Merleau-Ponty attache à ce verbe, tout une
méthode philosophique. Quant à l’expérience muette, elle est à prendre au premier degré. En
effet, Merleau-Ponty lui donne de correspondre à l’expérience silencieuse qui précède la
parole1. Il l’évoquera sous un autre nom, celui de perception et lui dédiera même un de ses
ouvrages les plus importants, Phénoménologie de la perception. A son propos, il écrira
notamment :

« Dans la perception, nous ne pensons pas l'objet et nous ne nous pensons pas
le pensant, nous sommes à l'objet et nous nous confondons avec ce corps qui
en sait plus que nous sur le monde, sur les motifs et les moyens qu'on a d'en
faire la synthèse. »2

La réflexion qui entoure le sens donné par Merleau-Ponty à ces termes, nous a
poussées à considérer la rédaction d’une problématique. En effet, notre vision de la
philosophie entre en conflit, sur certains points, avec celle que lui accorde Merleau-Ponty.
C’est pourquoi dans ce travail, nous chercherons à apporter une réponse pertinente à la
problématique suivante, fondée sur sa citation : La philosophie peut-elle se définir comme
l’instrument de questionnement sur l’expérience des sens ?

LECONTE P., « Deux lectures de Merleau-Ponty », in L’Enseignement philosophique, n° 1, Paris, Association


des professeurs de philosophie de l’enseignement public, 2015, p. 25.
2
MERLEAU-PONTY M., Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1976, pp. 292-293.
3
Par l’expérience des sens, nous entendons non seulement celle liée à la perception par
le corps (à l’aide des 5 sens) mais aussi à celle qui est intelligible (le réel tout comme les
sentiments, les émotions). A l’instar de Paul Klee, nous accordons à la réalité qu’elle
« comprend tout autant celle qui se situe à l’extérieur de nous que celle des émotions et de la
sensibilité. »3
Ce travail de dissertation commencera par la mise en lumière des divergences et
convergences entre le sens donné à la philosophie par Merleau-Ponty et le rôle que nous lui
prêtons supposément dans notre problématique. Ensuite, nous établirons le lien de similarité
entre l’artiste et le philosophe en leur qualité d’interprète du monde réel et ce, afin d’offrir une
illustration aux propos tenus dans la première partie de notre travail. En guise de conclusion,
nous reviendrons brièvement sur les éléments pertinents de notre travail d’argumentation tout
en tâchant d’offrir une réponse à la problématique posée dans notre introduction, sans
toutefois oublier de laisser place à une ouverture.

KLEE P., La théorie de l’art moderne, Paris, Folio Essais, 1998, p. 83.
4
II. LA PHILOSOPHIE : SON ESSENCE, SON RÔLE, SA MÉTHODE

Ce premier chapitre choisit de s’intéresser à la formulation d’une définition pour la


philosophie. Nous avons choisi de la diviser en trois parties et chacune sera mise en lien avec
la vision de Merleau-Ponty. La première sera consacrée à la mise en évidence de ce qu’on
appelle l’essence de la philosophie. La seconde reviendra sur la méthode philosophique qui
réside en l’acte d’interrogation. Et pour finir, nous remettrons en question le rôle attribué à la
philosophie.

L’essence de la philosophie

Le Grand Robert définit la philosophie comme l’« ensemble des questions que l'être
humain peut se poser sur lui-même et examen des réponses qu'il peut y apporter ; vision
systématique et générale (mais non scientifique) du monde. »4 Merleau-Ponty, à son tour, la
définit comme étant « la foi perceptive s'interrogeant sur elle-même. On peut dire d'elle,
comme de toute foi, qu'elle est foi parce qu'elle est possibilité de doute, et cet infatigable
parcours des choses, qui est notre vie, est aussi une interrogation continuée. Ce n'est pas
seulement la philosophie, c'est d'abord le regard qui interroge les choses. »5 Il ajoute que la
philosophie « précisément comme « Être parlant en nous », expression de l'expérience muette
par soi, est création. »6

Nous choisissons de définir la philosophie comme étant la discipline qui offre à


l’Homme le cadre, sans lui soustraire sa liberté, pour questionner son origine ainsi que celle
des phénomènes qui l’entourent, sans jamais le juger ou vouloir enfermer sa pensée dans un
carcan de présupposés intellectuels. Elle est la voix qui chuchote à l’oreille de l’Homme qu’il
soit enfant ou vieillard, qui le rassure en lui soufflant qu’avant lui, elle en a vu un millier
d’autres se perdre pour mieux se trouver, sans toutefois abandonner leur quête de vérité. Elle
est la torche qui éclaire la voie vers la vérité absolue, sans prétendre l’avoir jamais obtenue.
La philosophie s’écrit et se chante dans toutes les langues car son essence ne peut se traduire
en mots bien que ce soit à travers la pensée et puis par eux qu’elle trouve le moyen de
4

REY A., et REY-DEBOVE J., Le Petit Robert de la Langue Française, Paris, Le Robert, coll. « Nouveau petit
Robert », 2021, p. 1244.
5
MERLEAU-PONTY M., Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1979, p. 247.
6
Ibid.

5
s’exprimer. Nous rejoignons Merleau-Ponty sur le fait que « s'il y a une philosophie, c'est
seulement en tant qu'idéale et comme telle inaccessible, car la réalité concrète de la
philosophie consiste en une multiplicité de parcours singuliers de la même question […]. »7
En effet, le même chemin n’est pas emprunté deux fois bien que la destination reste la même.
La philosophie survit au mal du Temps car elle se renouvelle sans perdre son essence. Elle
offre à l’Homme de « rapprendre à voir le monde, et en ce sens une histoire racontée peut
signifier le monde avec autant de profondeur qu'un traité de philosophie. »8

La méthode philosophique

Dans son second ouvrage Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty introduit


la phénoménologie comme sa méthodologie philosophique. Il la présente comme « l’étude des
essences et [de] tous les problèmes, […] : L’essence de la perception, l’essence de la
conscience par exemple. Mais la phénoménologie, c’est aussi une philosophie qui replace les
essences dans l’existence et ne pense pas qu’on puisse comprendre l’homme et le monde
autrement qu’à partir de leur facticité. »9 Dans le visible et l’invisible, Merleau-Ponty
renchérit que la phénoménologie « […] demande à notre expérience du monde ce qu'est le
monde avant qu'il soit chose dont on parle et qui va de soi, avant qu'il ait été réduit en un
ensemble de significations maniables, disponibles ; elle pose cette question à notre vie muette,
elle s'adresse à ce mélange du monde et de nous qui précède la réflexion […]. »10

D’autre part, Socrate, philosophe grec de l’Antiquité, lui, use de la dialectique comme
de l'art de faire naître ou plutôt, de faire accoucher l’esprit (la maïeutique)11. Cet art consiste à
mettre en dialogue deux discours à première vue contradictoires et cela, au travers d’une série
progressive de questions, pour tenter d’atteindre une forme de vérité supérieure. Au travers de
la dialectique, l’Homme qui s’interroge sera amené à retrouver la véritable connaissance qui
réside en lui. En effet, Socrate prétend que celui qui s’avoue ignorant (l’ironie) se découvrira
finalement savant12.
7

RICHIR M., et CHAR R., « Le sens de la phénoménologie dans ‘ Le visible et l’invisible’ », in Esprit, n° 66,
Paris, Éditions Esprit, 1982, p. 126.
8
MERLEAU-PONTY M., Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 27.
9
Ibid., p. 657.
10
MERLEAU-PONTY M., Le visible et l’invisible, op. cit., p. 136.
11
MATTEI J.-F., « Logos. L'art dialectique », in Platon, n° 2, Paris, Presses Universitaires de France, 2010, p.
32.
12

6
Comme avancé dans notre problématique, nous considérons la philosophie comme un
instrument de questionnement. Nous entendons dès lors que sa méthodologie consiste en
l’acte de poser la question, de mettre en doute. On lui reconnaît de protéger l’Homme du
danger qu’apporte la certitude tant qu’elle représente la finalité de la quête de vérité absolue.
A l’instar de Merleau-Ponty, nous lui accordons, de par sa méthode qui use de la parole, de
donner « expression à une expérience muette, ignorante de son propre sens, mais seulement
pour la faire paraître dans sa pureté, elle ne rompt notre contact avec les choses, ne nous tire
de l'état de confusion où nous sommes avec toutes choses que pour nous éveiller à la vérité de
leur présence, rendre sensibles leur relief et l'attache qui nous lie à elles. »13

Nous pourrions la caractériser comme la mise en éveil de notre sensibilité, la


recherche du sens à ce qui n’est pas intelligible, la volonté de nommer ce qu’on ressent sans
pouvoir être capable de le voir. Bien qu’il s’agisse d’une méthode à la portée de tous, il est :

« […] Impossible de philosopher autrement qu'au singulier, car le singulier est


notre seul mode d'accès à l'universel, c'est lui seul qui fait vivre la philosophie
ainsi que toute son antique tradition […] Celle-là même qui fait qu'on n'en aura
sans doute jamais fini, si ce n'est dans l'illusion d'une abstraction commode,
avec la philosophie. Comme le disait déjà Husserl, et comme nous l'a montré
Merleau-Ponty, philosopher authentiquement, c'est sans cesse devenir un
débutant en philosophie. »14

Nous rejoignons ainsi Merleau-Ponty sur le fait « que toute réflexion philosophique
procède d’une « interrogation », qui par définition ne constitue pas une adhésion pleine, un
ralliement muet à la vie qui le parcoure en tant qu’il est un homme. »15 Il écrira aussi que le
philosophe « feint d’ignorer le monde et la vision du monde qui sont opérants et se font
continuellement en lui. »16 Cela nous renvoie à l’état de questionnement perpétuel auquel la
philosophie nous soumet.

Ibid., p. 33.
13
MERLEAU-PONTY M., Le visible et l’invisible, op. cit., p. 354.
14
RICHIR M., et CHAR R., « Le sens de la phénoménologie dans ‘ Le visible et l’invisible’ », op. cit., pp. 144-
145.
15
RECCHIA F., Les expériences de la Raison et de la liberté, Liège, Bulletin d’analyse phénoménologique, coll.
« Actes », 2020, p. 107.
16

Ibid.
7
Le rôle de la philosophie

Nous considérons que le rôle de la philosophie a bien souvent été de considérer ce qui
est informulé avec sérieux, de retourner cet objet dans tous les sens, de l’examiner à la loupe,
d’essayer de le différencier de tout ce qu’il n’est pas, de le rapprocher de tout ce qui lui
ressemble et de créer des mots et un langage pour l’exposer à la lumière et le sortir de
l’obscurité de l’univers où il vit caché. En effet, si on y regarde de plus près, l’histoire de la
philosophie n’est qu’une suite de découvertes et d’inventions du langage de cette sorte.
Prenons les philosophes de l’Antiquité comme les Présocratiques et ensuite Socrate, Platon,
Aristote qui ont élaboré des théories de la connaissance basées sur l’intellect et des concepts
devenant de plus en plus englobant et de plus en plus abstraits comme la « phusis » (la
Nature), le « cosmos » (le monde, la Beauté) et enfin l’Être dans la « Méta-physique » (La
Théologie d’Aristote).
Quelques siècles plus tard, René Descartes s’est considéré lui-même comme le point
de départ dans son expérience réfléchissante après avoir fait table rase des données préalables
à la philosophie médiévale. Il a privilégié la raison et les mathématiques pour rendre compte
de l’Homme et de sa place dans l’univers créé par la toute-puissance de Dieu 17. Karl Marx,
lui, a bousculé les repères traditionnels pour introduire dans la philosophie de l’histoire, le
travail, les rapports des forces économiques, la lutte des classes contre le despotisme du
Capitalisme, la destinée de l’Humanité vers un « grand soir » sans Dieu18. Et enfin, Martin
Heidegger a découvert un nouveau rapport de l’Être au langage comme fondement de la
philosophie : la dimension culturelle.

La philosophie semble avoir doté ses adeptes d’un don de vue sur ce qui n’est pas
visible, d’avoir affuté les sens des philosophes de sorte à ce qu’ils ne puissent trouver repos
avant d’avoir regardé et examiné le monde sous toutes ses coutures. Dans ses écrits, le monde
est complexe, le monde a ses défauts, mais le monde est si beau, si riche de secrets qu’il ne
pourra jamais y avoir assez d’hommes pour espérer un jour, tous les révéler. En effet, le
philosophe est « l’homme qui s’éveille et qui parle […] La tâche de la philosophie est d’aider
à réussir sa vie d’homme, à dépasser le symbolisme tacite de la vie par le symbolisme
17
DESCARTES R., Discours de la méthode, Clermont-Ferrand, Paleo Eds, coll. « Classiques Histoire Des
Sciences », 2005, p. 78.
18
MARX K., Le Capital, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2008, p. 853.

8
conscient, [càd] à trouver les mots justes pour exprimer ce que les autres ressentent
confusément. »19
Ce procédé ne pourrait exister et perdurer sans passer par l’invention de nouveaux
langages. Si l’art de composer avec les mots n’était pas enseigné, le processus de
transformation de « métamorphose de la vie perceptive en connaissance, […] [par] la
parole »20, serait impossible à exécuter. Comme l’a écrit Merleau-Ponty, le « langage réalise,
en brisant le silence, ce que le silence voulait et n’obtenait pas. »21

III. L’OBJET DE LA PHILOSOPHIE : Quelle Est Cette Expérience Des


Sens ?

19

OWANDJALOLA WELO O., Idée de philosophie chez Maurice Merleau-Ponty : introduction générale à la
philosophie phénoménologique de Merleau-Ponty : analyse des concepts [thèse de doctorat en lettres et sciences
humaines], Suisse, Université de Genève, 2004, p. 334.
20
ROUX J-M., « L’inassignable différence du vrai et du faux. Le problème du langage dans les cours de
Merleau-ponty sur la littérature », in Lebenswelt. Aesthetics and Philosophy of Experience, n° 9, Milan,
Università degli Studi di Milano, 2016, p. 87.
21
MERLEAU-PONTY M., Le visible et l’invisible, op. cit., p. 227.

9
Dans sa citation, Merleau-Ponty affirme que l’expérience est muette. Il nous indique
également choisir l’expérience comme objet de connaissance. Mais quel sens donne-t-il au
terme expérience ?

Car en qualifiant l’expérience de muette, Merleau-Ponty semble clairement exclure


toute expérience sur laquelle nous pouvons mettre des mots, c’est-à-dire traduire le vécu en
termes intelligibles et donc compréhensibles à soi-même et à autrui. Il paraît viser un état de
vécu qui n’a pas encore été formulé, qui n’est pas intelligible et dont les conséquences ne sont
pas immédiatement accessibles ni mesurables. Il constitue dès lors un état vécu sur lequel tout
jugement moral demeure profondément incertain.
Il ne s’agit donc pas ici pour lui de poser en opposition deux objets de connaissance
différents : d’une part l’expérience concrète, la soif par exemple et d’autre part une donnée
immédiate de la conscience intellectuelle ou abstraite comme celle du cogito de Descartes.
L’expérience muette est prise comme le stade initial qui prélude à la pensée. Le stade basique
et universel de la pré-conscience, le plafond des sensations qui précède la connaissance. A ce
niveau, il n’y a pas de connaissance formulée en mots parce qu’il n’y a pas quelque chose
de formulable. « Le sentir qu'on sent, le voir qu'on voit, n'est pas pensée de voir ou de sentir,
mais vision, sentir, expérience muette d'un sens muet. »22

Si l’expérience des sens est muette et la philosophie, un instrument de questionnement,


alors philosopher reviendrait à une « question posée à ce qui ne parle pas. »23

Mais revenons brièvement sur ce silence qui précède la réflexion. Rappelons qu’il
« n’y a parole que parce qu’il y a silence qui appelle la parole et lui permet d’être. »24 En effet,
la parole « s’élève au-delà du silence, du monde du silence, pour en délivrer le sens, pour
porter à l’expression cette « expérience pure et muette » dont parle Husserl dans la seconde
des Méditations cartésiennes. »25 Reprenons ses mots car ils sonnent si justes lorsqu’il écrit
sur ce « fond silencieux irréductible, [cette] présence sourdement présente que la parole ne
peut épuiser et qui donne à la parole sa tâche infinie de dire l’être. »26 Pour expliquer notre

22

MERLEAU-PONTY M., Le visible et l’invisible, op. cit., p. 298.


23
DECARIE-DAIGNEAULT B., « Questionner ce qui ne parle pas : Merleau-Ponty et la phénoménologie du
‘silence originaire’ », in Revue Phares, n° 21, Laval, Université Laval, 2021, p. 28.
24
LECONTE P., « Deux lectures de Merleau-Ponty », op. cit., p. 25.
25
Ibid.
26
Ibid.
10
passage d’expérience muette à expérience des sens, il s’agit d’abord de comprendre que
l’Homme « est un être incorporé doté de sens, il touche, regarde. »27

En effet, son corps « constitue […] un instrument perceptif qui [l’] introduit […]  dans
un univers de sensibilité. Il n’est autre qu’une façon pour le sujet d’atteindre le monde. »28
Encore faut-il préciser que par atteindre, il est entendu entrer en symbiose, presque en
communion avec le monde que l’Homme habite et qui l’habite.

Bien que nous nous accordons sur le fait que cet expérience est principalement muette,
nous considérons cependant nécessaire d’y ajouter une précision, notamment par le fait de la
reformuler en une expérience des sens. Heureusement, le terme perception réunit ces deux
formulations car elle embrasse « nos expériences sensorielles en un monde unique. »29

En effet, la perception « n’est pas la connaissance, mais l’expérience du monde,


l’expérience qui est primordiale et directe […]. »30 Dans Phénoménologie de la perception,
Merleau-Ponty écrit pour illustrer son propos que « je lis la colère dans le geste, le geste ne
me fait pas penser à la colère, il est la colère elle-même.» 31 Il ajoute que « mon [son] œil est
pour moi [lui] une certaine puissance de rejoindre les choses et non pas un écran où elles se
projettent. »32

Enfin, nous finirons ce chapitre sur le concept de foi perceptive tel qu’il a été introduit
par Merleau-Ponty. Nous devons lui reconnaître que ce qu’il décrit se rapproche très
fortement de ce que nous avons évoqué plus haut, à savoir la quête d’une vérité absolue qui
passe par l’expérience du monde et l’étude de son sens invisible à l’œil nu. En effet, nos
visions se rejoignent sur le fait que la foi est telle « parce qu'elle est possibilité de doute, et cet
infatigable parcours des choses, qui est notre vie, est aussi une interrogation continuée. »33

IV. PEINTRE ET PHILOSOPHE : Deux interprètes de l’Invisible

27
BOUTROUX A., Le geste selon Merleau-Ponty [thèse de master en Arts et Langages], Paris, EHESS, 2013, p.
4.
28
Ibid.
29
MERLEAU-PONTY M., Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 283.
30
MURAWSKA M., « La corporéité qui peint. La peinture chez Merleau-Ponty et Michel Henry », in
Corporeity and Affectivity, n° 10, Leiden, Brill, 2014, p. 184.
31
MERLEAU-PONTY M., Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 871.
32
Ibid., p. 339.
33
RICHIR M., et CHAR R., « Le sens de la phénoménologie dans ‘Le visible et l’invisible’ », op. cit., p. 132.
11
Débutons ce troisième et dernier chapitre avec la citation suivante, qui illustre avec
brio le rapport de similitude entre la philosophie et l’art. En effet, il existe une « profonde
connivence entre l'art et la philosophie, dès lors que celle-ci a compris la vanité de ses efforts
pour accéder au point de vue unique et privilégié de la vérité. »34 L’art, au même titre que la
philosophie, tend à travers sa méthode d’expression, qu’il s’agisse d’un coup de pinceau ou de
quelques écrits sur papier, à représenter le monde tel qu’il le perçoit. A chacun son choix de
couleurs comme de mots, mais à tous deux, la volonté d’atteindre la vérité absolue, celle de
réussir à soulever le voile sur ce qui demeure caché.

Le philosophe, en sa qualité d’homme, « est comme tout le monde, mais il a le


courage d’exprimer ou de faire voir en mots ce que les autres ressentent, peut-être
confusément. »35 Souvent, on lui prête le rôle de guide car en apparence, il semble posséder
un savoir que beaucoup se sont évertués à connaître sans toutefois pouvoir se vanter de le
partager. Sa méthode demeurant toujours la même : questionner, remettre en cause et douter
d’avoir raison. Le monde est vaste, les sensations multiples (expérience des sens) et le Temps
passe sans nous attendre alors, le philosophe, va choisir de parcourir autant de chemins qu’il
le pourra, de mettre en doute chaque vérité qui se fera valoir comme connaissance.

Il trébuchera, et même bien souvent mais ne pensera pas un instant que son périple, s’il
est ardu, aura perdu de son sens. Par la parole, il tentera de retranscrire ce que sa perception
lui aura transmis comme message, sans pourtant prétendre qu’il en possède la vérité. Le
philosophe se doit, à l’instar du moine, de se montrer pieux et d’ainsi, conserver une forme
d’humilité s’il veut garder son titre. En effet, « philosophie et art […] [ont] tâche commune
qui consiste à « restituer une puissance de signifier, une naissance du sens ou un sens sauvage,
une expression de l’expérience par l’expérience. »36 Par ailleurs, Merleau-Ponty a choisi de
nommer ce procédé de traduction, métamorphose, car il y désigne « une opération expressive
qui n’est pas représentation mais mimésis, transposition relevante. »37

De son côté, le peintre, « esquisse cette anticipation qui « métamorphose le monde en


peinture »38, cherchant sa propre justesse, sa propre vérité, la mesure selon laquelle il se
34

Ibid., p. 144.
35
OWANDJALOLA WELO O., Idée de philosophie chez Maurice Merleau-Ponty : introduction générale à la
philosophie phénoménologique de Merleau-Ponty : analyse des concepts, op. cit., p. 334.
36
LECONTE P., « Deux lectures de Merleau-Ponty », op. cit., p. 26.
37
Ibid.
38

MERLEAU-PONTY M., Le visible et l’invisible, op. cit., p. 57.


12
comprend lui-même. »39 Merleau-Ponty décrit la vision du peintre comme « une naissance
continue »40, car chaque jour apporte son lot de surprises. Rien ne perdure, tout change de
formes et se transforme. Le peintre agite rapidement son pinceau car il espère réussir à
pouvoir capturer chacun de ces instants précieux dans sa peinture. En effet, en sa qualité
d’artiste, il « rend visible ce qui était vu sans être perçu ou appréhendé. »41 Merleau-Ponty
écrit à ce sujet que « la peinture ne célèbre jamais une autre énigme que celle de la visibilité.
»42

Le philosophe, tout comme l’artiste qu’il soit peintre ou poète, se laisse transporter par
ses sens. Ils sont au monde et dans leur expression pour décrire celui-ci, ils l’habitent. Ils sont
interprètes actifs autant qu’ils le seront passifs. Ils seront touchés et en retour, ils toucheront.
Ils verront comme aussi, ils seront regardés. A ce propos d’ailleurs, de nombreux peintres ont
avoué avoir ressenti qu’ils avaient, à leur tour, été observés. Cézanne, peintre français, aurait
dit que :

« Dans une forêt, j’ai senti à plusieurs reprises que ce n’était pas moi qui
regardais la forêt. J’ai senti, certains jours, que c’étaient les arbres qui me
regardaient, qui me parlaient […] Je crois que le peintre doit être transpercé par
l’univers et non vouloir le transpercer […] J’attends d’être intérieurement
submergé, enseveli. Je peins peut-être pour surgir. »43

V. CONCLUSION

39
LECONTE P., « Deux lectures de Merleau-Ponty », op. cit., p. 24.
40
MERLEAU-PONTY M., L’Œil et l’Esprit, Paris, Gallimard, coll. « Folio Plus Philosophie », 2006, p. 29.
41
KLEE P., La théorie de l’art moderne, op. cit., p. 45.
42
MERLEAU-PONTY M., L’Œil et l’Esprit, op. cit., p. 32.
43
Ibid., p. 43.
13
Ce travail trouve sa fin avec cette dernière page. Il fût riche en apprentissages et nous
apprit à ne prendre aucun connaissance comme acquise. Les différentes lectures nécessaires à
la rédaction de cette dissertation nous ont instruites sur les différents arts de philosopher. A
nous de trouver celui qui nous convient et pour lequel, nous trouverons toujours le temps
d’exercer.

De ce long travail d’étude, nous avons pu tirer quelques leçons dont celle d’accorder à
la philosophie qu’elle « ne donne pas l’illusion qu’on trouvera des solutions définitives, qu’on
sera guéri de l’ignorance, mais elle nous montre et nous encourage à suivre le chemin. »44 Et
si ce chemin se voyait un jour trouver sa fin, alors celle-ci signifierait « la fin de l’humanité
toute entière. »45 En effet, « tant que les hommes vivront sur la terre, ils ne cesseront pas de
sentir le besoin de philosopher […] [car] la philosophie crée en nous une insatisfaction qui
nous pousse toujours à la recherche. »46 La philosophie n’est « pas une illusion, elle est
l’algèbre de l’histoire. »47 Au travers de l’expérience des sens, notre corps est « notre moyen
d’avoir un monde. »48 Et « […] au même titre que la religion qui construit des églises et avec
elles de nouveaux champs d’action, [le langage détient] cette faculté qui consiste à produire
de nouveaux horizons; il participe au monde culturel. »49

En réponse à notre problématique, nous pouvons dès lors nous accorder sur le fait que
la philosophie est bien l’instrument du questionnement sur ce qui n’a pas de langage ou de
parole approprié et ce, dans le but ultime de pouvoir dévoiler son être à la connaissance. Nous
pourrions même comparer l’expérience des sens à la palette de couleurs du peintre, car toutes
deux sont infinies de possibilités et n’existent pas sans l’autre. Comme l’écrivain allemand,
Thomas Mann l’écrit dans son livre La Montagne Magique, nous, en tant qu’Homme, « avons
l’obligation morale de sentir […] [car] l’homme est divin dans la mesure où il est sensible. Il
est la sensibilité de Dieu. Dieu l’a créé pour sentir à travers lui. »50
En guise d’ouverture, nous choisissons de poser sur la table la problématique
suivante :
44

OWANDJALOLA WELO OKITAWATO A., Idée de philosophie chez Maurice Merleau-Ponty : introduction
générale à la philosophie phénoménologique de Merleau-Ponty : analyse des concepts, op. cit., p. 332.
45
Ibid.
46
Ibid., p. 333.
47
Ibid.
48
MERLEAU-PONTY M., Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 830.
49
BOUTROUX A., Le geste selon Merleau-Ponty, op. cit., p. 6.
50
MANN T., La montagne magique, Paris, France Loisirs, 1982, p. 467.
14
La philosophie, si tant qu’elle reste fidèle à son essence, ouvre-t-elle au chemin de la vérité
absolue ?

15
VI. BIBLIOGRAPHIE

Monographie

I. Romans

 MERLEAU-PONTY M., La prose du monde, Paris, Gallimard, coll. « Nrf », 1969.


 MERLEAU-PONTY M., Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, coll.
« Tel », 1976.
 MERLEAU-PONTY M., Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, coll. « Tel »,
1979.
 MANN T., La montagne magique, Paris, France Loisirs, 1982.
 MERLEAU-PONTY M., Éloge de la philosophie, Paris, Gallimard, coll. « Folio
Essais », 1989.
 KLEE P., La théorie de l’art moderne, Paris, Folio Essais, 1998.
 DESCARTES R., Discours de la méthode, Clermont-Ferrand, Paleo Eds, coll. «
Classiques Histoire Des Sciences », 2005.
 MERLEAU-PONTY M., L’Œil et l’Esprit, Paris, Gallimard, coll. « Folio Plus
Philosophie », 2006.
 MARX K., Le Capital, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2008.
 RECCHIA F., Les expériences de la Raison et de la liberté, Liège, Bulletin
d’analyse phénoménologique, coll. « Actes », 2020.
 REY A., et REY-DEBOVE J., Le Petit Robert de la Langue Française, Paris, Le
Robert, coll. « Nouveau petit Robert », 2021.

II. Articles de revue

 RICHIR M., et CHAR R., « Le sens de la phénoménologie dans ‘Le visible et


l’invisible’ », in Esprit, n° 66, Paris, Éditions Esprit, 1982, pp. 124-145.
 GRAMONT J., « Le monde muet et la patrie de la phénoménologie », in
Transversalités, n° 110, Paris, Institut Catholique de Paris, 2009, pp. 177-195.
 MATTEI J.-F., « Logos. L'art dialectique », in Platon, n° 2, Paris, Presses
Universitaires de France, 2010, pp. 25-44.
 MURAWSKA M., « La corporéité qui peint. La peinture chez Merleau-Ponty et
Michel Henry », in Corporeity and Affectivity, n° 10, Leiden, Brill, 2014, pp. 183-
198.
 LECONTE P., « Deux lectures de Merleau-Ponty », in L’Enseignement
philosophique, n° 1, Paris, Association des professeurs de philosophie de
l’enseignement public, 2015, pp. 20-47.
 ROUX J-M., « L’inassignable différence du vrai et du faux. Le problème du
langage dans les cours de Merleau-ponty sur la littérature », in Lebenswelt.
Aesthetics and Philosophy of Experience, n° 9, Milan, Università degli Studi di
Milano, 2016, pp. 84-99.
 GRENIER C., « Les mots et le corps selon Merleau-Ponty. Une perspective
rhétorique », in L’Enseignement philosophique, n° 2, Paris, Association des
professeurs de philosophie de l’enseignement public, 2020, pp. 55-66.
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 DECARIE-DAIGNEAULT B., « Questionner ce qui ne parle pas : Merleau-Ponty
et la phénoménologie du ‘silence originaire’ », in Revue Phares, n° 21, Laval,
Université Laval, 2021, pp. 27-48.

III. Thèse et Mémoire

 OWANDJALOLA WELO OKITAWATO A., Idée de philosophie chez Maurice


Merleau-Ponty : introduction générale à la philosophie phénoménologique de
Merleau-Ponty : analyse des concepts [thèse de doctorat en lettres et sciences
humaines], Genève, Université de Genève, 2004.
 BOUTROUX A., Le geste selon Merleau-Ponty [thèse de master en Arts et
Langages], Paris, EHESS, 2013.

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