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Scripta Philosophiæ Naturalis 19 (2021)

ISSN 2258 – 3335

Phénoménologie de la perception :

entre l’empirisme et l’intellectualisme

Odile REYNIER de ESPINOZA

RÉSUMÉ. ― Tout au long de son œuvre, Maurice Merleau-Ponty ( 1908-1961) élabore


son point de vue original après avoir examiné et réfuté les analyses proposées par différents
philosophes classiques qu’il classe en deux catégories, les empiristes et les intellectualistes.
Il conçoit sa propre contribution comme une solution intermédiaire alternative à ces
positions également insatisfaisantes. Mon objectif est d’exposer et d’examiner sa position
intermédiaire pour résoudre les problèmes de la philosophie de la perception afin d’évaluer
dans quelle mesure les concepts qu’il introduit contribuent à les éclairer et à les résoudre.
Finalement, ma conclusion générale est que les solutions avancées par Merleau-Ponty,
lorsqu’elles sont originales, sont souvent obscures, et en d’autres occasions ne sont pas si
différentes des explications traditionnelles qu’il rejette énergiquement.
Mots-clés : Maurice Merleau-Ponty ; philosophie de la perception ; perception de
la distance ; empirisme ; intellectualisme ; synthèse corporelle ; motif.
16 Odile Reynier de Espinoza

ABSTRACT. — In his work, Maurice Merleau-Ponty (1908 – 1961) elaborates his original
position after examining and refuting the analysis proposed by some classical philosophers.
He places them in two categories: empiricists and intellectualists. My objective is to expose
and examine the intermediate position he proposes in order to solve the problems of the
philosophy of perception. I try to see in what measure the concepts he introduces contribute
to clarify and solve the problems in this domain. Finally, my global conclusion states that
the solutions proposed by Merleau-Ponty, when they are original, they are often obscure,
and that some other times they are not as different, as he thinks, from the traditional
explanations which he vigorously rejects.

Keywords: Maurice Merleau-Ponty; philosophy of perception; perception of distance;


empiricism; intellectualism; corporeal synthesis; motive.

À travers son œuvre Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) élabore son point de


vue original après avoir examiné et réfuté les analyses proposées par différents
philosophes classiques qu’il classe en deux catégories, les empiristes et les intel-
lectualistes. Il conçoit sa propre contribution comme une solution intermédiaire
alternative à ces positions également insatisfaisantes. Mon objectif est d’exposer et
d’examiner sa position intermédiaire pour résoudre les problèmes de la philosophie
de la perception afin d’évaluer dans quelle mesure les concepts qu’il introduit con-
tribuent à les éclairer et à les résoudre. J’examine un seul des thèmes étudiés par
Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la Perception : la perception de la dis-
tance. Ce choix est motivé par l’affirmation de l’auteur selon laquelle la perception
de la distance est la meilleure illustration de sa thèse intermédiaire. J’expliquerai
d’abord les thèses empiriste et intellectualiste telles que Merleau-Ponty les présente,
la réfutation qu’il en fait et la conception qu’il propose à la place. Ensuite une analyse
critique de cette conception m’amènera à discuter le concept clé de son explication :
le concept de motif et son rôle dans la perception de la distance.

§ 1.― Deux conceptions opposées et une même erreur


Ainsi se trouvent juxtaposées chez les contemporains, en France, une philosophie
qui fait de toute nature une unité objective constituée devant la conscience, et des
sciences qui traitent l'organisme et la conscience comme deux ordres de réalités, et,
dans leur rapport réciproque, comme des « effets » et comme des « causes ».1

1
M. Merleau-Ponty, La Structure du Comportement, P.U.F., Paris, 1942, pp. 2-3.
Merleau-Ponty : entre l’empirisme et l’intellectualisme 17

Les philosophes auxquels Merleau-Ponty se réfère étaient les intellectualistes


des années 1930 comme Brunswick, Lachelier, Alain. La science qu’il mentionne
était la psychologie en plein essor avec les écoles béhavioriste et de la Gestalt. Il lui
semble que la pensée critique des philosophes et l’analyse réaliste de la psychologie
commettent la même erreur à la base : être fondées sur « le préjugé du monde ».
Celui-ci consiste à « réduire tous les phénomènes qui attestent l'union du sujet et du
monde et de leur substituer l'idée claire de l'objet comme en soi et du sujet comme
pure conscience. » 2
Concernant la perception, le préjugé du monde consiste à admettre l’existence
de données sensorielles primitives brute, sous forme de qualités atomisées. Dans le
cas de la vision, ce seraient des points, des lignes, des couleurs. Une fois que l’on
accepte ces unités séparées et sans signification comme point de départ de la per-
ception, l’empirisme et l’intellectualisme doivent expliquer comment on passe du
monde chaotique des sensations au monde des objets ordonnés dont on a l’expérience
dans la perception. Les deux doctrines diffèrent bien sûr profondément quant aux
mécanismes qu’elles invoquent.
Pour l’empirisme, la perception apparaît au terme d’une succession de
phénomènes physiques et physiologiques reliés causalement, comme une imitation
des choses. La conscience ressemble à un appareil photographique qui enregistre
mécaniquement tout ce qui se présente devant son objectif. La psychologie de la
Gestalt s’inscrit dans cette tradition. L’isomorphisme qu’elle postule entre les struc-
tures physiques, nerveuses et mentales n’est qu’une nouvelle version des explications
causales traditionnelles.
Pour l’intellectualisme, l’organisation et la signification des données sen-
sorielles sont le résultat d’une activité de la conscience. Ce sont des jugements et des
interprétations qui transforment les sensations désordonnées, multiples, changeantes
et ambigües en une perception d’objets différenciés, stables et la plupart du temps
univoques. L’argument intellectualiste s’appuie essentiellement sur l’impossibilité
d’expliquer les illusions par des causes physiologiques. « Comme j'ai deux yeux, je
devrais voir l'objet double, et si je n'en perçois qu'un, c'est que je construis à l'aide
des deux images l'idée d'un objet unique à distance. » 3 Cette opération est possible
parce que le sujet possède en lui-même, a priori, « la loi de constitution intrinsèque »
des phénomènes.
Lorsqu’on les applique au problème spécifique de la perception de la distance,
on peut formuler les thèses empiriste et intellectualiste de la façon suivante : l’empi-
risme trouve les causes de la perception de la distance dans les impressions cor-
porelles résultant de la disparité des images rétiniennes, du degré d’accommodation
du cristallin et de convergence des yeux, de la grandeur apparente de l’objet et de la

2
M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception, Gallimard, 1945, p. 370.
3
Ibid., p. 42.
18 Odile Reynier de Espinoza

vision des objets interposés. Dans le cas de l’intellectualisme, ces impressions


corporelles ne sont pas des causes, mais des signes ou des raisons qui indiquent la
distance et permettent de juger ou de conclure qu’il y a de la distance.
Merleau-Ponty refuse globalement les positions tant empiriste qu’intellec-
tualiste, attaquant le postulat de base que, selon lui, elles partagent toutes les deux :
« le préjugé du monde » et la croyance à l’existence des données sensorielles. S’ap-
puyant sur les descriptions de la psychologie de la Gestalt, il souligne le caractère
d’emblée organisé des perceptions. Dès le premier instant, je vois des maisons, des
arbres, des champs cultivés et non des taches de couleur ou des lignes emmêlées. Et
même, en vertu de cette organisation, les différents aspects d’une chose ne sont pas
expérimentés comme déconnectés, indépendants les uns des autres, mais au contraire
ils renvoient les uns aux autres, ils se signifient, se symbolisent mutuellement, ils
sont synonymes à l’intérieur de la même situation. Les sens communiquent entre eux
de telle manière que je peux « voir » la rigidité et la fragilité du verre, « écouter »
l’irrégularité des pavés dans le bruit que fait la cariole.
La conséquence de ces affirmations est fatale pour l’intellectualisme : si
aucune expérience ne nous livre ni les sensations pures, ni les apparences décon-
nectées décrites par la psychologie classique, autrement dit, si les sensations n’exis-
tent pas en tant que phénomènes psychologiques, alors les synthèses suprasen-
sorielles, les jugements et les interprétations invoqués par les intellectualistes pour
organiser et donner un sens aux sensations n’existent pas non plus.
Et s’adressant aux empiristes, Merleau-Ponty argumente contre la pensée
causale. Quel que soit le degré d’exactitude de la reconstitution des événements
physiques et physiologiques qui accompagnent la perception, ceux-ci ne pourront
jamais expliquer ce fait fondamental, à savoir, que je vois. Il n’y a aucune continuité
possible entre le corps objectif étudié par les physiologistes et la conscience.
Comment serait-il alors possible qu’une cause dans un univers produise un effet dans
un autre univers ? « Un acte de conscience ne peut avoir aucune cause. » 4
Il est facile de voir comment ces critiques s’appliquent directement aux ana-
lyses empiriste et intellectualiste de la perception de la distance. La perception de la
position des objets ne passe pas par une conscience explicite de la convergence des
yeux ou de la grandeur apparente. Par conséquent, celles-ci ne peuvent être des signes
ou des raisons justifiant un jugement sur la distance. Elles ne peuvent pas être non
plus des causes de la perception de la distance car même s’il existait une structure
physiologique qui lui corresponde, celle-ci ne pourrait être qu’une condition d’exis-
tence de cette perception. La perception de la distance n’étant pas une réception
passive, elle ne pourrait s’expliquer causalement.

4
Ibid., note p. 299.
Merleau-Ponty : entre l’empirisme et l’intellectualisme 19

§ 2. ― La solution de Merleau-Ponty : la synthèse corporelle


Quelle est la solution phénoménologique à ces problèmes ? Elle prétend être
antérieure à la distinction entre l’objet et le sujet, origine de tous les malentendus. La
perception, pense Merleau-Ponty, est un processus dialectique entre la conscience
qui perçoit et l’objet perçu. Dans la perception, l’objet n’est ni entièrement donné, ni
entièrement construit. Pour l’auteur, à la différence des empiristes, l’objet de la per-
ception est constitué, mais, à la différence des intellectualistes, cette constitution
n’est pas réflexive. Merleau-Ponty pense trouver la solution intermédiaire dans la
notion de synthèse corporelle : le monde perçu est constitué par des montages
corporels en concordance avec les choses.
En quoi consiste exactement la synthèse corporelle ? Merleau-Ponty insiste sur
la différence entre la perception et les activités intellectuelles. Le sujet qui perçoit ne
pense pas l’objet ; il s’abandonne à lui dans une communion préréflexive. L’origine
de l’organisation du monde perçu se trouve dans l’organisation corporelle qui coor-
donne les différents organes et leurs fonctions. L’organisation perceptive n’est qu’un
aspect de l’organisation corporelle. La synthèse perceptive est possible parce qu’il y
a une connaturalité du sujet et de l’objet, parce que le corps est un appareil capable
de répondre aux sollicitations de l’environnement grâce à un montage de corres-
pondances vécues avec le monde. Comme c’est le corps, et non la conscience
réflexive, qui est le sujet de la perception, la perception est quelque chose d’im-
personnel, de général :

Je ne peux pas dire que je vois le bleu du ciel au sens où je dis que je comprends un
livre ou encore que je décide de consacrer ma vie aux mathématiques. Ma perception,
même vue de l'intérieur, exprime une situation donnée : je vois du bleu parce que je
suis sensible aux couleurs ―, au contraire les actes personnels en créent une : je suis
mathématicien parce que j'ai décidé de l’être. De sorte que, si je voulais traduire
exactement l'expérience perceptive, je devrais dire qu'on perçoit en moi et non pas
que je perçois…. [La perception ] se déroule à la périphérie de mon être. 5

§ 3. ― Synthèse corporelle et perception de la distance. Le concept de motif


Pour résoudre le problème de la perception de la distance, Merleau-Ponty
tente de proposer une position intermédiaire entre la causalité mécanique du monde
extérieur défendue par les empiristes et la causalité significative du sujet soutenue
par les intellectualistes. Il reconnaît qu’on ne peut nier la participation des facteurs
de convergence, grandeur apparente et disparité rétinienne dans la perception de la
distance. Mais il considère que les notions de « cause » et de « signe » ne sont pas
appropriées pour décrire leur participation et il propose de les remplacer par la notion

5
Ibid., p. 249.
20 Odile Reynier de Espinoza

de « motif ». Le motif est « l'un de ces concepts ‘fluents’ qu'il faut bien former si l'on
veut revenir aux phénomènes. Un phénomène en déclenche un autre, non par une
efficacité objective, comme celle qui relie les événements de la nature, mais par le
sens qu'il offre. » 6
Merleau-Ponty précise le contenu de la notion de motif avec un exemple tiré
du langage quotidien : si je dis qu’un deuil est le motif de mon voyage, ce n’est pas
que la mort d’un parent ait le pouvoir physique de provoquer mon voyage. Ce que je
veux dire, c’est que cette situation, de par ce qu’elle signifie ― un être aimé qui
disparaît, une famille dans la peine requiert ma présence ―, « me donne des raisons »
d’entreprendre ce voyage. Le motif agit par sa seule signification, et en cela il se
différencie de la cause. Mais, de plus, « c'est la décision qui affirme ce sens comme
valable et qui lui donne sa force et son efficacité. » 7
Ce qu’il veut souligner ici, c’est que dans l’expérience, le motif et la décision
apparaissent ensemble. Ce qui ne veut pas dire qu’au sens strict ils se donnent
ensemble : de fait ce qui se donne, c’est la situation. Le motif n’est pas un phénomène
interne, privé et la décision n’est pas un acte public qui succéderait au motif comme
un effet suit sa cause. Le motif et la décision sont dans une relation réciproque ; ils
ne sont pas des éléments réels de la situation mais des éléments abstraits, produits
d’une analyse réflexive : « le motif est la situation comme fait ; la décision est la
situation assumée ». 8
La convergence des yeux et la grandeur apparente des objets sont dans la
même relation avec la perception de la distance que le motif et la décision : elles
s’impliquent, elles se signifient mutuellement. Le langage causal ne convient pas ici
parce qu’il y a une priorité de l’intention. La convergence des yeux présuppose un
mouvement intentionnel du regard qui fixe l’objet éloigné. C’est pour Merleau-Ponty
un exemple typique de synthèse corporelle. « On passe de la diplopie à l'objet unique,
non par une inspection de l'esprit, mais quand les deux yeux cessent de fonctionner
chacun pour leur compte et sont utilisés comme un seul organe par un regard
unique. » 9 De la même manière, la grandeur apparente ne peut se définir en dehors
d’une référence à l’intention de regarder un objet à distance.
Résumant son argument, l’auteur fait à nouveau appel à la comparaison qu’il
établit entre la perception de la distance et une décision motivée : « Quand je me mets
au stéréoscope, un ensemble se propose où déjà l'ordre possible se dessine et la
situation s'ébauche. Ma réponse motrice assume cette situation. » 10

6
Ibid., p. 61.
7
Ibid., p. 299.
8
Ibid., p. 299.
9
Ibid., pp. 268-269.
10
Ibid., p. 303.
Merleau-Ponty : entre l’empirisme et l’intellectualisme 21

§ 4. ― La métaphore du motif est-elle une solution pour éviter l’empirisme et


l’intellectualisme ?
Merleau-Ponty pense avoir trouvé dans la situation de décision motivée un
exemple de fusion entre l’objectif et le subjectif et il pense pouvoir l’appliquer par
analogie au champ de la perception. Je vais montrer qu’il ne parvient pas à réaliser
cette fusion. Il se borne à faire quelques affirmations de type empiriste au sujet du
motif et quelques autres de type intellectualiste et ensuite à les mettre ensemble. Mais
cette opération ne débouche sur aucune solution nouvelle à l’ancien conflit. La
conjonction est à cet égard une opération stérile : il n’y a en elle rien de plus que dans
ses éléments. En cela elle diffère de la synthèse qui fait surgir de nouveaux produits
à partir d’un mélange. Merleau-Ponty se réfère au motif, à la fois comme aspect de
la situation et comme aspect de la décision. Nous allons voir que la première option
a des implications clairement empiristes tandis que la seconde a des implications
intellectualistes. Dans ces conditions, la synthèse satisfaisante visée par le philosophe
français semble très problématique.

4.1 Le motif comme aspect de la situation

Merleau-Ponty écrit : « Le motif est la situation comme fait ». On ne sait pas


bien comment il faut comprendre les mots « situation » et « fait ». Se réfèrent-ils
exclusivement à une constellation spatio-temporelle donnée d’événements ou in-
cluent-ils déjà une référence au sujet motivé ? En de multiples occasions l’auteur
souligne qu’on ne peut séparer l’objet et le sujet dans une situation parce qu’il n’y a
de situations et de faits que pour le sujet qui en fait l’expérience. Je soupçonne
cependant qu’en dépit de ses déclarations, il minimise le rôle du sujet dans la
constitution de la situation. Quand il parle ici de situation, je pense qu’il a en tête les
faits et les événements en tant que choses objectives. En effet, la situation de deuil
qu’il prend comme exemple, même si chacun la vit évidemment à sa manière, a un
noyau de signification commun pour tous les membres d’une culture donnée, ce qui
lui confère son objectivité. Sans aucun doute, lorsqu’il parle de la situation comme
fait, il se réfère à la signification constituée collectivement de cette situation. Il me
semble donc légitime de considérer que la situation, telle que Merleau-Ponty l’en-
visage, se situe clairement du côté de l’objet.
Les difficultés commencent lorsque l’auteur tente d’identifier la signification
constituée par le sujet individuel, le motif avec la signification constituée par la
sédimentation culturelle. Considérer que la signification collective ou ― comme nous
allons l’appeler dorénavant en suivant notre auteur ― la situation, octroie, en elle-
même un motif pour agir, c’est laisser de côté le caractère essentiellement individuel
des motivations. Une même situation peut être motivante pour une personne mais pas
pour une autre. Une situation n’est motivante que pour un organisme qui se trouve
22 Odile Reynier de Espinoza

dans un état préparatoire adéquat. En conclusion, en tournant le motif du côté de la


situation, Merleau-Ponty l’extériorise, l’objectivise et tombe ainsi dans l’empirisme.
Le motif, conçu comme situation, ne peut bien évidemment qu’agir comme une
cause.

4.2 Le motif comme aspect de la décision

D’autre part, l’auteur dit que la décision et le motif sont deux éléments abstraits
de la même situation et qu’ils entretiennent des relations réciproques. « Ils commu-
niquent par leur sens… Ils se lisent l’un dans l’autre, se symbolisent ou se signifient
naturellement l’un l’autre ; ils sont synonymes. » Plus encore, c’est la décision qui
constitue le motif en tant que motif puisque c’est elle qui affirme sa valeur et sa force.
En effet, que serait un motif sans force ?
Notons au passage que Merleau-Ponty utilise sans les définir des mots
importants dont le lecteur aimerait connaître la signification spécifique pertinente
dans ce contexte : « symboliser », « signifier », « se lire l’un dans l’autre », « être
synonymes ». De plus il utilise ces termes comme des synonymes alors qu’ils
décrivent des activités différentes avec des résultats différents. Je montrerai que ces
affirmations, outre le fait qu’elles impliquent des conséquences non conformes à
l’expérience, conduisent à une conception intellectualiste que l’auteur n’aurait
certainement pas acceptée. La thèse qu’il soutient implique que les motifs peuvent se
lire sans ambigüité dans les décisions. Depuis Freud, nous savons que ce n’est pas le
cas. Qui peut être absolument sûr qu’un voyage effectué à l’occasion de la mort d’un
proche est exclusivement motivé par des considérations affectives et humanitaires et
qu’il n’est en rien animé par l’espoir d’un héritage ? Pas même celui qui se rend à
ces funérailles.
Si le motif et la décision ne sont pas deux réalités psychologiques différentes
mais seulement deux aspects de la même réalité (« le motif est la situation comme
fait, la décision est la situation assumée ») ou, plus exactement, si le motif et la
décision sont deux mots qui désignent la même réalité considérée de deux points de
vue complémentaires, alors ce qu’on dit de la décision doit aussi pouvoir se dire du
motif. Si l’on accepte que la décision est un acte personnel et libre qui transcende les
conditionnements de sorte que face à une situation donnée on ne peut jamais prévoir
avec une certitude absolue le comportement humain (le buveur invétéré peut refuser
ou accepter un verre ; sa décision reste inaliénable en dépit de sa longue histoire
d’alcoolique) 11, alors le motif doit partager cette spontanéité.

11
Merleau-Ponty rejetterait la spontanéité de la décision, mais les raisons qu’il donne sont
obscures et peu convaincantes (cf. Phénoménologie de la Perception « La liberté »). Je ne
trouve donc rien chez l’auteur qui empêche de supposer que nous décidons librement,
comme tout un chacun tend à le penser.
Merleau-Ponty : entre l’empirisme et l’intellectualisme 23

Il s’ensuit que la situation perd toute initiative ou pour le moins, une grande
partie de son initiative. Ceci est en contradiction manifeste avec la première
affirmation de Merleau-Ponty selon laquelle le motif est la situation comme fait et
ignore le rôle incitateur des faits dans la prise d’une décision plutôt qu’une autre.
Cette position conduit aussi à une conception intellectualiste des rapports entre motif
et décision. En niant l’antériorité du motif sur la décision, l’auteur nie aussi
l’efficacité du motif. Si le motif doit uniquement son existence à la décision qui le
valide, il en est réduit à être une raison, un simple argument intellectuel que l’on
invoque pour justifier la décision prise. Or les raisons peuvent ne pas coïncider avec
les motifs. Elles peuvent être de mauvaise foi, de simples prétextes. Le terme
« raison » est justement celui que Merleau-Ponty utilise pour caractériser la position
intellectualiste. Ainsi, en assimilant le motif à la décision, l’auteur tombe dans les
difficultés intellectualistes qu’il voulait éviter.

4.3 La décision comme situation assumée

Merleau-Ponty tient, en somme, simultanément deux discours opposés en ce


qui concerne les relations entre le motif et la décision : un discours empiriste (« le
motif est la situation motivante ») et un discours intellectualiste (« le motif et la
décision sont deux aspects d’une même réalité »). S’il réussit la prouesse d’éviter la
contradiction évidente, c’est seulement en dénaturant l’acte de décision, en en faisant
une acceptation passive de la situation : « la décision est la situation assumée ». Cette
affirmation de l’auteur, qui implique la passivité et l’impuissance du sujet qui agit,
n’est pas plus acceptable que les affirmations précédentes.
Nous avons vu que le philosophe français illustre son analyse par la décision
de se rentre à des obsèques. Cet exemple est trompeur parce qu’il s’agit d’une si-
tuation-limite tragique qui laisse peu de marge à la créativité individuelle. Les réac-
tions provoquées par cette situation sont relativement stéréotypées et ne reflètent pas
le rôle actif du sujet dans les décisions courantes. Si décider consistait uniquement à
assumer une situation, les actions humaines n’introduiraient jamais aucune nou-
veauté. Cette passivité du sujet rapproche clairement Merleau-Ponty des courants
empiristes.
En conclusion de cet examen de la notion de motif, on peut reprocher à
Merleau-Ponty de l’avoir introduit comme un concept clé et de l’utiliser de manière
métaphorique dans son étude de la perception, sans l’avoir auparavant analysé de
façon approfondie, sans en avoir fait une étude phénoménologique. Quoi qu’il en
soit, nous devons, pour terminer, examiner comment l’auteur applique la notion de
motif à la perception de la distance.
24 Odile Reynier de Espinoza

§ 5. ― Motif et perception de la distance : une métaphore inadéquate


L’intention de Merleau-Ponty lorsqu’il utilise la métaphore du motif dans son
analyse de la perception de la distance, c’est de mettre en évidence certains éléments
communs à la situation de décision motivée et à la situation perceptive. Ces éléments
communs sont : le caractère d’éléments abstraits, qui est partagé par le motif de la
décision et par les « motifs » de la perception et la réciprocité de signification qui
existe entre le motif et la décision comme entre les « motifs » de la perception et la
perception elle-même. Même si, oubliant un instant les critiques que nous venons de
faire, nous acceptons l’analyse de la décision motivée ainsi que ces similitudes, nous
pouvons nous demander si les deux situations ne sont quand même pas trop dif-
férentes dans tous les autres aspects pour pouvoir leur appliquer un vocabulaire
commun. Et si ce n’est pas tordre excessivement le sens des mots que de dire que la
convergence des yeux est un motif de ma perception de l’objet à distance tandis que
cette perception est le motif assumé et rendu effectif.
Il me semble que cette analogie est en effet injustifiée : elle invite à
assimiler la perception à un acte de décision ou tout au moins à supposer
l’intervention dans la perception d’un acte de décision qui n’existe pas. Il est vrai que
de nombreux psychologues expérimentalistes ont en effet souligné que les
perceptions se traduisent en comportements et que les comportements révèlent des
décisions. Mais telle n’est pas la thèse de Merleau-Ponty. Celui-ci, au contraire,
prend bien soin de différencier les perceptions prépersonnelles et préréflexives des
actes conscients, personnels tels que les décisions qui impliquent une analyse
intellectuelle de la situation. Une fois de plus, l’auteur ne parvient à assimiler per-
ception et décision qu’en dénaturant l’acte de décision. Après avoir limité sin-
gulièrement l’initiative et la liberté de choix du sujet actif, il lui est aisé d’étendre son
analyse au sujet percevant dont il a maintes fois souligné la situation relative par
rapport à ses propres perceptions.

Conclusion
En définitive, nous ne savons pas quel terme intermédiaire pourrait être
introduit pour rendre compte de la relation entre la convergence des yeux, la grandeur
apparente et les autres facteurs impliqués dans la perception de la distance d’une part,
et cette perception, d’autre part. Ce qui est certain, c’est que le terme de « motif » ne
convient pas. Cette ignorance n’est qu’un cas particulier de notre ignorance con-
cernant les relations entre les expériences conscientes et leurs antécédents physiques
et physiologiques. De ce point de vue, je partage pleinement le point de vue de
Merleau-Ponty : ni la psychologie expérimentale, ni la physiologie ne peuvent ré-
soudre les questions fondamentales sur la nature de l’expérience consciente. On peut
faire dans ces disciplines des progrès réels en admettant l’hypothèse selon laquelle il
Merleau-Ponty : entre l’empirisme et l’intellectualisme 25

y a une corrélation entre les processus physiologiques et les événements mentaux. En


ce qui concerne la perception, on a de plus en plus d’éléments montrant qu’il y a une
correspondance terme à terme, chaque perception correspondant à une seule activité
physiologique précise. Il reste qu’aussi étroite que soit cette correspondance entre les
processus physiologiques et les événements mentaux, celle-ci n’explique pas
l’expérience consciente qui reste peut-être pour longtemps encore une énigme.

* * *

Odile Reynier de Espinoza


Université de Reims―Champagne Ardennes
odile.espinoza@gmail.com

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