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Phénoménologie de la perception :
ABSTRACT. — In his work, Maurice Merleau-Ponty (1908 – 1961) elaborates his original
position after examining and refuting the analysis proposed by some classical philosophers.
He places them in two categories: empiricists and intellectualists. My objective is to expose
and examine the intermediate position he proposes in order to solve the problems of the
philosophy of perception. I try to see in what measure the concepts he introduces contribute
to clarify and solve the problems in this domain. Finally, my global conclusion states that
the solutions proposed by Merleau-Ponty, when they are original, they are often obscure,
and that some other times they are not as different, as he thinks, from the traditional
explanations which he vigorously rejects.
1
M. Merleau-Ponty, La Structure du Comportement, P.U.F., Paris, 1942, pp. 2-3.
Merleau-Ponty : entre l’empirisme et l’intellectualisme 17
2
M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception, Gallimard, 1945, p. 370.
3
Ibid., p. 42.
18 Odile Reynier de Espinoza
4
Ibid., note p. 299.
Merleau-Ponty : entre l’empirisme et l’intellectualisme 19
Je ne peux pas dire que je vois le bleu du ciel au sens où je dis que je comprends un
livre ou encore que je décide de consacrer ma vie aux mathématiques. Ma perception,
même vue de l'intérieur, exprime une situation donnée : je vois du bleu parce que je
suis sensible aux couleurs ―, au contraire les actes personnels en créent une : je suis
mathématicien parce que j'ai décidé de l’être. De sorte que, si je voulais traduire
exactement l'expérience perceptive, je devrais dire qu'on perçoit en moi et non pas
que je perçois…. [La perception ] se déroule à la périphérie de mon être. 5
5
Ibid., p. 249.
20 Odile Reynier de Espinoza
de « motif ». Le motif est « l'un de ces concepts ‘fluents’ qu'il faut bien former si l'on
veut revenir aux phénomènes. Un phénomène en déclenche un autre, non par une
efficacité objective, comme celle qui relie les événements de la nature, mais par le
sens qu'il offre. » 6
Merleau-Ponty précise le contenu de la notion de motif avec un exemple tiré
du langage quotidien : si je dis qu’un deuil est le motif de mon voyage, ce n’est pas
que la mort d’un parent ait le pouvoir physique de provoquer mon voyage. Ce que je
veux dire, c’est que cette situation, de par ce qu’elle signifie ― un être aimé qui
disparaît, une famille dans la peine requiert ma présence ―, « me donne des raisons »
d’entreprendre ce voyage. Le motif agit par sa seule signification, et en cela il se
différencie de la cause. Mais, de plus, « c'est la décision qui affirme ce sens comme
valable et qui lui donne sa force et son efficacité. » 7
Ce qu’il veut souligner ici, c’est que dans l’expérience, le motif et la décision
apparaissent ensemble. Ce qui ne veut pas dire qu’au sens strict ils se donnent
ensemble : de fait ce qui se donne, c’est la situation. Le motif n’est pas un phénomène
interne, privé et la décision n’est pas un acte public qui succéderait au motif comme
un effet suit sa cause. Le motif et la décision sont dans une relation réciproque ; ils
ne sont pas des éléments réels de la situation mais des éléments abstraits, produits
d’une analyse réflexive : « le motif est la situation comme fait ; la décision est la
situation assumée ». 8
La convergence des yeux et la grandeur apparente des objets sont dans la
même relation avec la perception de la distance que le motif et la décision : elles
s’impliquent, elles se signifient mutuellement. Le langage causal ne convient pas ici
parce qu’il y a une priorité de l’intention. La convergence des yeux présuppose un
mouvement intentionnel du regard qui fixe l’objet éloigné. C’est pour Merleau-Ponty
un exemple typique de synthèse corporelle. « On passe de la diplopie à l'objet unique,
non par une inspection de l'esprit, mais quand les deux yeux cessent de fonctionner
chacun pour leur compte et sont utilisés comme un seul organe par un regard
unique. » 9 De la même manière, la grandeur apparente ne peut se définir en dehors
d’une référence à l’intention de regarder un objet à distance.
Résumant son argument, l’auteur fait à nouveau appel à la comparaison qu’il
établit entre la perception de la distance et une décision motivée : « Quand je me mets
au stéréoscope, un ensemble se propose où déjà l'ordre possible se dessine et la
situation s'ébauche. Ma réponse motrice assume cette situation. » 10
6
Ibid., p. 61.
7
Ibid., p. 299.
8
Ibid., p. 299.
9
Ibid., pp. 268-269.
10
Ibid., p. 303.
Merleau-Ponty : entre l’empirisme et l’intellectualisme 21
D’autre part, l’auteur dit que la décision et le motif sont deux éléments abstraits
de la même situation et qu’ils entretiennent des relations réciproques. « Ils commu-
niquent par leur sens… Ils se lisent l’un dans l’autre, se symbolisent ou se signifient
naturellement l’un l’autre ; ils sont synonymes. » Plus encore, c’est la décision qui
constitue le motif en tant que motif puisque c’est elle qui affirme sa valeur et sa force.
En effet, que serait un motif sans force ?
Notons au passage que Merleau-Ponty utilise sans les définir des mots
importants dont le lecteur aimerait connaître la signification spécifique pertinente
dans ce contexte : « symboliser », « signifier », « se lire l’un dans l’autre », « être
synonymes ». De plus il utilise ces termes comme des synonymes alors qu’ils
décrivent des activités différentes avec des résultats différents. Je montrerai que ces
affirmations, outre le fait qu’elles impliquent des conséquences non conformes à
l’expérience, conduisent à une conception intellectualiste que l’auteur n’aurait
certainement pas acceptée. La thèse qu’il soutient implique que les motifs peuvent se
lire sans ambigüité dans les décisions. Depuis Freud, nous savons que ce n’est pas le
cas. Qui peut être absolument sûr qu’un voyage effectué à l’occasion de la mort d’un
proche est exclusivement motivé par des considérations affectives et humanitaires et
qu’il n’est en rien animé par l’espoir d’un héritage ? Pas même celui qui se rend à
ces funérailles.
Si le motif et la décision ne sont pas deux réalités psychologiques différentes
mais seulement deux aspects de la même réalité (« le motif est la situation comme
fait, la décision est la situation assumée ») ou, plus exactement, si le motif et la
décision sont deux mots qui désignent la même réalité considérée de deux points de
vue complémentaires, alors ce qu’on dit de la décision doit aussi pouvoir se dire du
motif. Si l’on accepte que la décision est un acte personnel et libre qui transcende les
conditionnements de sorte que face à une situation donnée on ne peut jamais prévoir
avec une certitude absolue le comportement humain (le buveur invétéré peut refuser
ou accepter un verre ; sa décision reste inaliénable en dépit de sa longue histoire
d’alcoolique) 11, alors le motif doit partager cette spontanéité.
11
Merleau-Ponty rejetterait la spontanéité de la décision, mais les raisons qu’il donne sont
obscures et peu convaincantes (cf. Phénoménologie de la Perception « La liberté »). Je ne
trouve donc rien chez l’auteur qui empêche de supposer que nous décidons librement,
comme tout un chacun tend à le penser.
Merleau-Ponty : entre l’empirisme et l’intellectualisme 23
Il s’ensuit que la situation perd toute initiative ou pour le moins, une grande
partie de son initiative. Ceci est en contradiction manifeste avec la première
affirmation de Merleau-Ponty selon laquelle le motif est la situation comme fait et
ignore le rôle incitateur des faits dans la prise d’une décision plutôt qu’une autre.
Cette position conduit aussi à une conception intellectualiste des rapports entre motif
et décision. En niant l’antériorité du motif sur la décision, l’auteur nie aussi
l’efficacité du motif. Si le motif doit uniquement son existence à la décision qui le
valide, il en est réduit à être une raison, un simple argument intellectuel que l’on
invoque pour justifier la décision prise. Or les raisons peuvent ne pas coïncider avec
les motifs. Elles peuvent être de mauvaise foi, de simples prétextes. Le terme
« raison » est justement celui que Merleau-Ponty utilise pour caractériser la position
intellectualiste. Ainsi, en assimilant le motif à la décision, l’auteur tombe dans les
difficultés intellectualistes qu’il voulait éviter.
Conclusion
En définitive, nous ne savons pas quel terme intermédiaire pourrait être
introduit pour rendre compte de la relation entre la convergence des yeux, la grandeur
apparente et les autres facteurs impliqués dans la perception de la distance d’une part,
et cette perception, d’autre part. Ce qui est certain, c’est que le terme de « motif » ne
convient pas. Cette ignorance n’est qu’un cas particulier de notre ignorance con-
cernant les relations entre les expériences conscientes et leurs antécédents physiques
et physiologiques. De ce point de vue, je partage pleinement le point de vue de
Merleau-Ponty : ni la psychologie expérimentale, ni la physiologie ne peuvent ré-
soudre les questions fondamentales sur la nature de l’expérience consciente. On peut
faire dans ces disciplines des progrès réels en admettant l’hypothèse selon laquelle il
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