Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Fabien Tarby
L’éthique est d’abord un « mouvement heureux ». Voilà qui récuse toutes ces
entreprises détestables qui consistent en une codification de l’éthique, ce qui est du
reste confondre éthique et morale, éthique et droit, éthique et religion.
L’éthique aurait dans ce cas son code. Toute éthique qui considère quelque
codification relève in fine de la religion ; difficile de parcourir le Décalogue sans en
admirer le composite de l’affaire et son efficace social2.
Le savoir étrange du pervers n’est donc pas à négliger. Si la pulsion n’a pas de sens
signifié – sinon dans les mauvais thrillers où le serial-killer aurait un scénario
morbide bien ficelé qui serait théâtre de ce sens ; mais alors on nous présente plutôt
la pulsion investissant le symbolique et l’imaginaire - l’interdit non plus n’en a pas,
de sens, métaphysiquement, bien qu’il puisse être formulé, posséder un apparent sens
signifié. C’est même de cette formulation qu’il tire sa seule réalité.
1 Fabien Tarby, Matérialismes d’aujourd’hui, 171.
2 Exode 20, 2-17 ; Deutéronome 5, 6-21. Le caractère « sacré »du texte est évidemment cache-misère d’un bric à
brac d’injonctions utiles à la société en question et, surtout, à la religion qui la détermine et la dirige.
L’interdit est intégralement anthropologique. L’homme fictionne l’interdit pour
composer société et faire bouchon de l’Abîme métaphysique dont il vient et où il
retourne.
II
L’éthique est alors un mouvement, assez semblable à la phrase qui vient sous la
plume ou à la forme sous le pinceau. Comme telle, elle ressort de l’esthétique.
L’esthétique, en effet, est bel et bien un « mouvement heureux ». Remarquez que
l’adjectif « heureux » peut s’entendre de deux façons dans l’expression française : il
peut vouloir dire qu’il y a bonheur dans le mouvement ; il peut aussi signifier que le
mouvement est bienvenu, qu’il est le « bon » mouvement, comme dans l’expression,
certes un peu surannée, « c’est heureux ! ». Les deux sens se conjuguent dans notre
expression : c’est un mouvement bienvenu, le mouvement qu’il était bon
d’accomplir, et qui rend heureux celui qui l’effectue.
Cette proposition – l’éthique est une esthétique – est cependant complexe. A titre
d’exemples, elle convoque Kant en repoussoir, et tant Lacan que Deleuze aux parages
amicaux.
« Savoir y faire avec son symptôme », « ne pas céder sur son désir », n’est-ce pas
là des idées lacaniennes qui ne sont pas sans rapport avec cette proposition ?
L’éthique serait une pratique d’avec notre clocherie radicale, une sorte, donc, de
savoir faire avec le peu de sujet que nous sommes, à la manière d’un musicien qui
saurait y faire avec les dissonances même 3. Passer, en langue lacanienne, du
symptôme au « sinthome » – au « sinthome » seulement, parce que guérir du
symptôme reviendrait, surhumain, à n’être plus même un sujet. Clocherie radicale,
disais-je4, que nous sommes, mais dont on peut cependant tirer une œuvre.
Et, malgré des différences fondamentales avec Lacan, qu’on pourra énoncer un
autre jour, Deleuze ne propose-t-il pas pour toute éthique une esthétique ? Une
3 Clocherie qui s’induit pour nous de ce qu’un être humain est paradoxe incarné, impossibilité de réconciliation entre le
corps et puis le niveau des signifiants/signifiés qui fonde le peu d’être du sujet. Bien entendu, la théorie lacanienne est
infiniment plus complexe que notre distinction. Disons qu’à notre sens le sinthome « rule », à suivre de près Lacan, ne
permet jamais cette réconciliation. Le sinthome « madaquin » pas plus, faisant fiction.
4 Le sinthome de Joyce est bel et bien esthétique, pour autant que la littérature, l’acte d’écrire, dans leur liberté
primordiale, le sont. Faire tenir ensemble les trois ronds RSI est chez lui un tour de force qui, précisément, dans
Finnegans Wake, révolutionne la conception de l’écriture littéraire, destituant les canons traditionnels de son esthétique
romanesque. Tout écrivain (tout artiste même) n’attend-il pas de l’œuvre quelque « suppléance », comme disent certains
psychanalystes ? Mais oscillerait entre sinthome « rule » et sinthome « madaquin ».
esthétique des bonnes multiplicités. N’est-ce pas là aussi un « savoir y faire » (d’une
autre manière) avec les multiplicités – et peut-être jusque dans la question politique ?
Chez Deleuze l’esthétique couvrirait les champs de l’éthique et même de la
politique ; c’est là, au moins, une proposition recevable entre amis de sa pensée.5
III
La réponse est simple : le problème est tout simplement mal posé. Ce que j’appelle
sujet, ce n’est pas l’ego du sujet, l’illusion de l’ego, son Samsara, oserait-on dire.
L’esthétique, en tous cas, est assez mal définie comme recherche du Beau,
l’Universel pur (L’Eidos de Platon, plus encore la triade du Beau, du Vrai et du Bien)
ou l’universel sans concept de Kant. Car que veut dire l’Idée de Beau à la fin ? Elle
est plutôt, simplement, ce qui s’en prend à vos tripes, à vous. Elle est résonance de
l’émotionnel singulier dans la forme d’un dire, d’un voir, d’un entendre. Le Beau est
une vieille affaire, une affaire d’alexandrins obligés et de règles des trois unités, par
exemple. L’esthétique n’est pas fondamentalement – n’est plus – une question de
Beauté. L’art est plutôt ce qui vient saisir le sujet, le foudroyer et le transir, tout à la
fois. Cette définition, plus ouverte mais plus vague, est en effet l’héritage du
vingtième.
Une esthétique passe entre les lignes des identités sociales et psychologiques
fictionnées tant par la société que par chacun d’entre nous. Elle forme, en-deça de
l’ego illusoire mais tenace, la surface projective d’un étant qui a à être à la fois selon
la multiplicité des affects et des percepts et l’unité de ses ancres singulières. Elle
dessine, écrit, compose la véridicité du peu d’être du sujet, de cette liberté qui n’est
presque rien (mais qui est sa force). Singularité et déterminisme, extérieur et
intérieur, subjectivité et objectivité, détermination et indétermination, etc., tout cela,
alors, s’ordonne à l’œuvre, comme matériau d’un sujet-monde qui n’est ni l’ego ni la
prétendue réalité du réalisme naïf.
C’est approche du réel, ce point d’impensable, par le brin du sujet, cet autre point
d’impensable, enroulé dans ce premier, mais qui en même temps fait exception.
Pour peu, bien entendu, qu’on sache distinguer non seulement sujet et ego mais
aussi réalité et réel. Cette distinction est simple mais d’alpha et d’oméga et elle est,
par exemple, refusée fondamentalement par Badiou – notre Hegel, ces temps-ci !
Voici : la réalité, c’est la détermination, celle que capturent les sciences ; le réel, voilà
ce qu’on ne capture point, ainsi que Lacan le savait – Gorgias, bien avant lui, contre
Parménide. Et une esthétique est toujours une manière de commencer à reconduire la
réalité au réel primordial. Commencer, seulement, car ni la mort ni le soleil ne se
peuvent voir en face, et pas plus le Réel…
Mais ce Réel, demandera-t-on, qu’est-ce que c’est ? Que peut-on en dire ? Est-ce à
peu près « noumène » du « phénomène »? Cette question profonde nous conduira
loin. J’espère parvenir un peu à la déplier tout au long de ce séminaire ; elle est si
complexe ! Mais, de prime abord, une chose est sûre : nous ne sommes pas kantiens.
*
Ce « mouvement heureux » – dont on trouve par exemple chez Aristote
l’expression pleine de bon sens dans l’Ethique à Nicomaque en ce que l’homme
noble éprouve du bonheur à exercer sa noblesse d’âme – nous savons tous qu’il est
tout à fait étranger au rigorisme kantien, à son sadisme, en dernier lieu7.
VI
8 « Mon livre sur Kant, c’est différent, je l’aime bien, je l’ai fait comme un livre sur un ennemi dont j’essaie de montrer
comment il fonctionne, quels sont ses rouages […] » (G. Deleuze, Pourparlers. 1972-1990 [1990], Paris, Minuit, coll.
« Reprise », 2003 (rééd.), p. 14-15)
9 CFJ, 59.
neutre, d’historien, mais qui ne l’est pas du tout ! C’est là un point de vue innéiste –
point de vue peu conciliable avec la science contemporaine. Et on ne peut assigner
aucune place à Hume dans un Système qui considère qu’il existe des catégories, des
concepts a priori de l’entendement (ce qui définit un innéisme), mais tout aussi bien
des intuitions qui sont a priori. Tout simplement parce que c’est précisément là, ce
genre de Système idéaliste, ce que fait exploser Hume. Hume est à prendre en entier –
ou pas. C’est bien là son génie. Enseigner que Kant aurait fait une place
« responsable » à l’empirisme, c’est lire l’histoire de la philosophie de manière
téléologique, comme celle de l’idéalisme triomphant – ce qu’elle est, effectivement –
tout en prétendant à la neutralité de l’Historien.
Mais il ne faut pas confondre l’histoire de la fiction de vérité (l’idéalisme serait la
vérité) et la vérité de l’histoire (l’idéalisme a régné en maître, la fiction, donc, a
régné)10. Bref, « Dis-moi d’où tu parles ? », comme disait l’autre. Depuis l’idéalisme
ou le matérialisme ?
Si je soutiens que l’éthique est une esthétique (contre Kant), je ne soutiendrai donc
jamais que la vérité est question d’esthétique. La vérité, bien plutôt, si on la prend
depuis le réel indéterminé, elle est d’une neutralité inhumaine – façon de parler, bien
sûr . Nous ne faisons que la fictionner. Nos fictions représentent une certaine
manière, singulière, de nouer SI à R, en termes lacaniens. Mais le réel « est », avant
même d’être pour l’humain. Principe matérialiste évident11…
VII
10 Un autre symptôme se tient dans l’assimilation pure et simple de Kant aux Lumières. Kant est tout au plus un
progressiste, attaché au pouvoir de Frédéric II, et qui recommande l’émancipation progressive, de génération en
génération, contre les figures des tuteurs. Sa distinction entre usage privé et usage public de la liberté est bien en retrait
de l’aspiration franche à la liberté des Lumières originelles, c’est-à-dire françaises. Qu’est-ce que les Lumières ? est ce
texte franchement droitier d’un mouvement d’abord matérialiste et d’extrême gauche (Diderot), de quelque manière que
l’on retourne les choses. Ce n’est pas parce que le despote éclairé, Frédéric II, consentit à accueillir l’extrémiste La
Mettrie dans son entourage qu’il n’y a pas une droite et une gauche des Lumières, déjà en France. Et Kant est en ce sens
à la droite de l’extrême gauche de son temps. Il écrit dans son opuscule qu’une révolution n’est absolument pas
souhaitable. On dira qu’une meilleure connaissance historique des spécificités de l’Aufklärung eût évité le débat. Il
ressort, cependant, de tout cela que l’Aufklärung en son ensemble (Kant, Mendelssohn, Lessing) est à la droite des
Lumières françaises, de manière générale, et plus encore si l’on prend pour cœur vivant du mouvement Diderot.
11 Il y a là un horizon problématique. Pour Lacan, RSI ne saurait être dénoué. Pour nous, R a une antériorité a-sensé
sur SI si bien que tout le problème est de savoir comment R a pu engendrer ‘’du’’ sujet in fine.
et esthétique sont, comme aspects de la philosophie, identifiables, ce qui serait
absurde puisque la première cherche, classiquement, ce qu’est la vie « bonne »pour
un individu, tandis que par la seconde on tend à étudier ce qu’on appelle
mystérieusement, faute d’un meilleur mot – qui ne saurait exister – le « Beau », la
« beauté ». Néanmoins, envisager la manière dont certains philosophes ont conçu à la
fois le Bien et le Beau, leurs relations, leurs différences est plus qu’utile à notre
démarche.
L’éthique est une esthétique s’entend ainsi : l’éthique est une certaine conception
artistique de l’existence. Je dis : « artistique », je n’emploie même pas le mot
« beauté » car nous savons que l’art peut aller jusqu’à remettre en cause que son objet
même soit la « beauté », spécialement au XXième siècle.
3. L’éthique ne consiste pas à rabattre simplement (ce qui est une possibilité de la
pensée) le bien sur le bon (sur la satisfaction, voire le plaisir), le mal sur le mauvais
(l’insatisfaction, la frustration, la douleur). C’est là, par exemple, ce que fait Calliclès
face à Socrate. « Ne pas céder sur son désir » ne signifie nullement cela. Calliclès est
la pulsion errante et violente, qui tente de se saisir comme seule vérité du sujet. Mais
cette voie est cul-de-sac – ou plutôt tonneau des Danaïdes, vie d’un pluvier qui fiente
et mange en même temps rétorque Socrate. C’est confondre le sujet authentique et
l’un des pôles de la structure de l’individu – la pulsion.
5. L’éthique a à voir avec la liberté singulière du sujet. Mais cette liberté ne doit pas
être confondue avec la présence de l’ego dans l’individu. L’expression de l’ego n’est
pas celle de la liberté du sujet. A la fixité maladive de l’ego s’oppose justement le
« mouvement heureux ».
6. L’éthique n’est jamais donnée au sujet. Elle est à accomplir, de même que l’œuvre
n’est pas donnée à l’artiste ; ce dernier s’y engage et la créée, surprenante et
cependant reconnaissable à son style.