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L’Éthique d’un Matérialisme (1) – Le « mouvement heureux » (17/02/2022)

Fabien Tarby

« L’éthique, enfin, est le mouvement heureux par lequel je me saisis et me dessaisis


de moi, au gré du vide et de la détermination que je suis également. Elle est cette
invincibilité humble par laquelle je reconduis l’être à l’étant, et l’étant à l’être – et
cela sans hiérarchie ni sublime. »1

Essayons, pour aujourd’hui, d’éclairer un peu le début de cette définition jetée il y


a assez longtemps sur le papier.

L’éthique est d’abord un « mouvement heureux ». Voilà qui récuse toutes ces
entreprises détestables qui consistent en une codification de l’éthique, ce qui est du
reste confondre éthique et morale, éthique et droit, éthique et religion.
L’éthique aurait dans ce cas son code. Toute éthique qui considère quelque
codification relève in fine de la religion ; difficile de parcourir le Décalogue sans en
admirer le composite de l’affaire et son efficace social2.

Voilà pour l’interdit. On dira cependant qu’à l’autre extrémité de la tension, de la


‘’chose’’ d’oxymore qui travaille tout psychisme – pulsions et interdits – se tient la
figure du pervers, ô combien nuisible. Cela est vrai. Mais le pervers est aussi celui
qui vous indique le sans-fond terminal, l’an-arkhè de toute codification
d’interdiction. Il sait d’un certain savoir qu’il ne repose sur rien, rien de
métaphysique, l’interdit. L’interdit n’est point dans l’être. Il n’est que la nécessité
pour l’homme de vivre en société. Société dont il n’a cure, lui, son méprisable petit
essai de Jouissance passant avant toute chose.

Le savoir étrange du pervers n’est donc pas à négliger. Si la pulsion n’a pas de sens
signifié – sinon dans les mauvais thrillers où le serial-killer aurait un scénario
morbide bien ficelé qui serait théâtre de ce sens ; mais alors on nous présente plutôt
la pulsion investissant le symbolique et l’imaginaire - l’interdit non plus n’en a pas,
de sens, métaphysiquement, bien qu’il puisse être formulé, posséder un apparent sens
signifié. C’est même de cette formulation qu’il tire sa seule réalité.
1 Fabien Tarby, Matérialismes d’aujourd’hui, 171.
2 Exode 20, 2-17 ; Deutéronome 5, 6-21. Le caractère « sacré »du texte est évidemment cache-misère d’un bric à
brac d’injonctions utiles à la société en question et, surtout, à la religion qui la détermine et la dirige.
L’interdit est intégralement anthropologique. L’homme fictionne l’interdit pour
composer société et faire bouchon de l’Abîme métaphysique dont il vient et où il
retourne.

Le but, rassurez-vous, n’est pas de faire de nous de grands pervers. Il y a en bien


assez sur Terre. Mais de voir ceci : jamais nous n’entrerons dans ce que peut être une
éthique qui nous rendrait « heureux » tant que nous croirons qu’une éthique est
formée d’un ensemble de propositions, de règles, de maximes. Ces points d’arrêts. Il
y a certes des limites dans l’éthique mais il n’y a pas d’éthique de l’Interdit. Tout
juste des morales et des lois.

II

L’éthique est alors un mouvement, assez semblable à la phrase qui vient sous la
plume ou à la forme sous le pinceau. Comme telle, elle ressort de l’esthétique.
L’esthétique, en effet, est bel et bien un « mouvement heureux ». Remarquez que
l’adjectif « heureux » peut s’entendre de deux façons dans l’expression française : il
peut vouloir dire qu’il y a bonheur dans le mouvement ; il peut aussi signifier que le
mouvement est bienvenu, qu’il est le « bon » mouvement, comme dans l’expression,
certes un peu surannée, « c’est heureux ! ». Les deux sens se conjuguent dans notre
expression : c’est un mouvement bienvenu, le mouvement qu’il était bon
d’accomplir, et qui rend heureux celui qui l’effectue.

Cette proposition – l’éthique est une esthétique – est cependant complexe. A titre
d’exemples, elle convoque Kant en repoussoir, et tant Lacan que Deleuze aux parages
amicaux.
« Savoir y faire avec son symptôme », « ne pas céder sur son désir », n’est-ce pas
là des idées lacaniennes qui ne sont pas sans rapport avec cette proposition ?
L’éthique serait une pratique d’avec notre clocherie radicale, une sorte, donc, de
savoir faire avec le peu de sujet que nous sommes, à la manière d’un musicien qui
saurait y faire avec les dissonances même 3. Passer, en langue lacanienne, du
symptôme au « sinthome » – au « sinthome » seulement, parce que guérir du
symptôme reviendrait, surhumain, à n’être plus même un sujet. Clocherie radicale,
disais-je4, que nous sommes, mais dont on peut cependant tirer une œuvre.
Et, malgré des différences fondamentales avec Lacan, qu’on pourra énoncer un
autre jour, Deleuze ne propose-t-il pas pour toute éthique une esthétique ? Une

3 Clocherie qui s’induit pour nous de ce qu’un être humain est paradoxe incarné, impossibilité de réconciliation entre le
corps et puis le niveau des signifiants/signifiés qui fonde le peu d’être du sujet. Bien entendu, la théorie lacanienne est
infiniment plus complexe que notre distinction. Disons qu’à notre sens le sinthome « rule », à suivre de près Lacan, ne
permet jamais cette réconciliation. Le sinthome « madaquin » pas plus, faisant fiction.
4 Le sinthome de Joyce est bel et bien esthétique, pour autant que la littérature, l’acte d’écrire, dans leur liberté
primordiale, le sont. Faire tenir ensemble les trois ronds RSI est chez lui un tour de force qui, précisément, dans
Finnegans Wake, révolutionne la conception de l’écriture littéraire, destituant les canons traditionnels de son esthétique
romanesque. Tout écrivain (tout artiste même) n’attend-il pas de l’œuvre quelque « suppléance », comme disent certains
psychanalystes ? Mais oscillerait entre sinthome « rule » et sinthome « madaquin ».
esthétique des bonnes multiplicités. N’est-ce pas là aussi un « savoir y faire » (d’une
autre manière) avec les multiplicités – et peut-être jusque dans la question politique ?
Chez Deleuze l’esthétique couvrirait les champs de l’éthique et même de la
politique ; c’est là, au moins, une proposition recevable entre amis de sa pensée.5

III

Le rapport de ma proposition initiale à la pensée de Deleuze & Guattari résout des


faux problèmes. Ceux-ci tournent autour de ce qu’il faut entendre par sujet, subjectif.
On pourrait s’étonner, par exemple, qu’un matérialiste avéré déclare que l’éthique est
une esthétique, une esthétique singulière. De fait, le rapport du matérialisme au
subjectif est, de manière générale, un problème épineux. Un matérialiste est censé ne
guère croire aux vertus de la subjectivité et à son importance dans le champ explicatif
de la réalité. Or nous disons que l’esthétique est la vérité de l’éthique, et que
l’esthétique introduit un coefficient subjectif.

La réponse est simple : le problème est tout simplement mal posé. Ce que j’appelle
sujet, ce n’est pas l’ego du sujet, l’illusion de l’ego, son Samsara, oserait-on dire.

Le sujet, nous le définissons toujours, simplement, comme (un) peu d’être


d’exception. 6

L’ego ne comprend rien au sujet, à l’art, à l’esthétique, et en conséquence à


l’éthique. Deleuze fait remarquer que le bon romancier est précisément celui qui se
dépersonnalise et non pas celui qui parle en son nom propre : « Moi, j’ai souffert ;
moi, j’ai été amoureux », etc. Non, capter des blocs d’affects et de percepts, c’est là
un travail qui n’a rien d’égoïque, auquel vous ne vous ouvrez qu’à la condition de
faire vôtre la simple mais profonde déclaration de Rimbaud : « Je est un autre. »

« Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident :


j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup
d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs » écrit Arthur.
5 Je me suis par exemple intéressé au rapport de Deleuze aux drogues, révélateur de cette éthique esthétique. Il ne les
condamne évidemment pas en flic, ou en juge, loin s’en faut, les drogues. Tout le problème serait de savoir les manier.
De déployer un art de la défonce qui ne ferait pas du corps, au final, un zombie de la substance. L’idéal serait de
« parvenir à se saouler, mais à l’eau pure », dit Deleuze, reprenant l’expression d’Henry Miller. Voyez, pour aller plus
loin, ce que j’en dis dans l’article Drogues et Transcendantal chez Deleuze et Guattari.
6 Ce peu est structure et effet des signifiants . Effet, de là la liberté du sujet, sa force artificielle ; car la liberté n’est rien
de naturel. Les natures (plutôt que la Nature) n’en préparent par hasard que la possibilité, chez les hominidés. La liberté,
cela suppose tout un rapport humain aux signifiés. La structure du sujet est de signifiants, dans la mesure où les
signifiants sont la structure même, la structure même de toute structure : identité et différence, tout à la fois, données
jusque dans la forme pure du principe d’identité A=A. Mais l’effet de signifiant, le signifié, nous transporte dans une
sorte de Fantasy, une espèce de lieu spectral où tout est apparemment possible, même « l’âme », même le « moi, je ». Il
y a fondamentalement quelque chose de magique dans le langage ; et c’est de cette magie que l’homme tire son
sentiment de liberté. Jusqu’au moment où il se cogne au réel, comme dit Lacan. Le corps et son monde sont en effet tout
sauf magiques...
IV

L’esthétique, en tous cas, est assez mal définie comme recherche du Beau,
l’Universel pur (L’Eidos de Platon, plus encore la triade du Beau, du Vrai et du Bien)
ou l’universel sans concept de Kant. Car que veut dire l’Idée de Beau à la fin ? Elle
est plutôt, simplement, ce qui s’en prend à vos tripes, à vous. Elle est résonance de
l’émotionnel singulier dans la forme d’un dire, d’un voir, d’un entendre. Le Beau est
une vieille affaire, une affaire d’alexandrins obligés et de règles des trois unités, par
exemple. L’esthétique n’est pas fondamentalement – n’est plus – une question de
Beauté. L’art est plutôt ce qui vient saisir le sujet, le foudroyer et le transir, tout à la
fois. Cette définition, plus ouverte mais plus vague, est en effet l’héritage du
vingtième.

Une esthétique passe entre les lignes des identités sociales et psychologiques
fictionnées tant par la société que par chacun d’entre nous. Elle forme, en-deça de
l’ego illusoire mais tenace, la surface projective d’un étant qui a à être à la fois selon
la multiplicité des affects et des percepts et l’unité de ses ancres singulières. Elle
dessine, écrit, compose la véridicité du peu d’être du sujet, de cette liberté qui n’est
presque rien (mais qui est sa force). Singularité et déterminisme, extérieur et
intérieur, subjectivité et objectivité, détermination et indétermination, etc., tout cela,
alors, s’ordonne à l’œuvre, comme matériau d’un sujet-monde qui n’est ni l’ego ni la
prétendue réalité du réalisme naïf.
C’est approche du réel, ce point d’impensable, par le brin du sujet, cet autre point
d’impensable, enroulé dans ce premier, mais qui en même temps fait exception.
Pour peu, bien entendu, qu’on sache distinguer non seulement sujet et ego mais
aussi réalité et réel. Cette distinction est simple mais d’alpha et d’oméga et elle est,
par exemple, refusée fondamentalement par Badiou – notre Hegel, ces temps-ci !
Voici : la réalité, c’est la détermination, celle que capturent les sciences ; le réel, voilà
ce qu’on ne capture point, ainsi que Lacan le savait – Gorgias, bien avant lui, contre
Parménide. Et une esthétique est toujours une manière de commencer à reconduire la
réalité au réel primordial. Commencer, seulement, car ni la mort ni le soleil ne se
peuvent voir en face, et pas plus le Réel…

Mais ce Réel, demandera-t-on, qu’est-ce que c’est ? Que peut-on en dire ? Est-ce à
peu près « noumène » du « phénomène »? Cette question profonde nous conduira
loin. J’espère parvenir un peu à la déplier tout au long de ce séminaire ; elle est si
complexe ! Mais, de prime abord, une chose est sûre : nous ne sommes pas kantiens.

*
Ce « mouvement heureux » – dont on trouve par exemple chez Aristote
l’expression pleine de bon sens dans l’Ethique à Nicomaque en ce que l’homme
noble éprouve du bonheur à exercer sa noblesse d’âme – nous savons tous qu’il est
tout à fait étranger au rigorisme kantien, à son sadisme, en dernier lieu7.

Nous intéressera le célèbre paragraphe 59 de la Critique de la faculté de juger où


Kant affirme, non sans préciser ce qu’est un symbole, que « le Beau est le symbole de
la moralité. » Mais nous ne l’affronterons qu’une fois reçues et discutées les thèses de
Hume. Nous partirons de Hume et en viendrons à Kant. Hume donne les moyens, en
effet, de déconstruire Kant, et non l’inverse. Dans la manière dont un auteur articule
une éthique à une esthétique (ou la « Morale » à « L’Esthétique ») se dit la vérité de
ses mutuelles conceptions.

VI

Remarque d’importance : Rapport entre l’idéalisme triomphant tout au long de


l’histoire post-hellénique de la philosophie, parce que cette dernière est infectée de
christianisme, et le matérialisme, le refoulé de la philosophie - ce paria. De cela, la
philosophie contemporaine a pris pleinement conscience. Ainsi Deleuze présentait-il
Kant comme un « ennemi. »8 Et consacrait son premier ouvrage à Hume. Cela résume
tout : pour Deleuze, Hume est un philosophe supérieur à Kant. Or, ce qu’on enseigne
(souvent) consiste à dire que Kant aurait assigné à Hume, à l’empirisme, sa juste
place dans le Système de la Critique de la Raison pure, celle d’une « esthétique
transcendantale » ; et il aurait déployé toutes les conséquences de cette assignation :
« Exposer la réalité de nos concepts exige toujours des intuitions. »9
Il faut être sérieusement atteint par les sels pour enseigner positivement que Kant
redresse Hume, ce Hume qui l’aurait sorti, comme le confesse Kant lui-même, de son
« sommeil dogmatique ». Bien plutôt la manigance kantienne, cette machinerie
techniquement admirable et impeccable mais sans existence vraie, a liquidé la teneur
en vérité de l’empirisme de Hume en lui assignant une simple place dans le système
transcendantal. A continué à édifier l’idéalisme et l’innéisme sous couvert de
criticisme.
C’est là, cet enseignement – Kant est un progrès effectif sur Hume par sa capacité
de synthèse critique et de l’empirisme et du rationalisme – un point de vue qui dit être
7 « La vie des gens vertueux ne réclame nullement le plaisir comme je ne sais quel accessoire ; le plaisir, elle le trouve
en elle-même […] Il faut dire que nul n'est bon s'il n'éprouve de la joie des belles actions ; on ne pourrait pas dire da-
vantage qu'un homme est juste s'il n'éprouve pas de la joie à accomplir des actions justes, ni qu'un homme est généreux
s'il ne se plaît pas aux actions généreuses ; et il en va ainsi des autres vertus. Aussi faut-il convenir que les actions
conformes à la vertu sont agréables par elles-mêmes. » écrit Aristote.

8 « Mon livre sur Kant, c’est différent, je l’aime bien, je l’ai fait comme un livre sur un ennemi dont j’essaie de montrer
comment il fonctionne, quels sont ses rouages […] » (G. Deleuze, Pourparlers. 1972-1990 [1990], Paris, Minuit, coll.
« Reprise », 2003 (rééd.), p. 14-15)
9 CFJ, 59.
neutre, d’historien, mais qui ne l’est pas du tout ! C’est là un point de vue innéiste –
point de vue peu conciliable avec la science contemporaine. Et on ne peut assigner
aucune place à Hume dans un Système qui considère qu’il existe des catégories, des
concepts a priori de l’entendement (ce qui définit un innéisme), mais tout aussi bien
des intuitions qui sont a priori. Tout simplement parce que c’est précisément là, ce
genre de Système idéaliste, ce que fait exploser Hume. Hume est à prendre en entier –
ou pas. C’est bien là son génie. Enseigner que Kant aurait fait une place
« responsable » à l’empirisme, c’est lire l’histoire de la philosophie de manière
téléologique, comme celle de l’idéalisme triomphant – ce qu’elle est, effectivement –
tout en prétendant à la neutralité de l’Historien.
Mais il ne faut pas confondre l’histoire de la fiction de vérité (l’idéalisme serait la
vérité) et la vérité de l’histoire (l’idéalisme a régné en maître, la fiction, donc, a
régné)10. Bref, « Dis-moi d’où tu parles ? », comme disait l’autre. Depuis l’idéalisme
ou le matérialisme ?

Si je soutiens que l’éthique est une esthétique (contre Kant), je ne soutiendrai donc
jamais que la vérité est question d’esthétique. La vérité, bien plutôt, si on la prend
depuis le réel indéterminé, elle est d’une neutralité inhumaine – façon de parler, bien
sûr . Nous ne faisons que la fictionner. Nos fictions représentent une certaine
manière, singulière, de nouer SI à R, en termes lacaniens. Mais le réel « est », avant
même d’être pour l’humain. Principe matérialiste évident11…

VII

Tentons finalement, pour aujourd’hui, de rassembler ces différentes remarques


inaugurales autour de quelques repères.

1. L’éthique est une esthétique.


En un sens, il est donc nécessaire de savoir ce qu’est l’esthétique, et ce qu’elle n’est
pas, pour avancer dans la question éthique. Mais il ne faut pas se tromper : lorsque
l’on dit que l’éthique est une esthétique, on ne veut évidemment pas dire qu’éthique

10 Un autre symptôme se tient dans l’assimilation pure et simple de Kant aux Lumières. Kant est tout au plus un
progressiste, attaché au pouvoir de Frédéric II, et qui recommande l’émancipation progressive, de génération en
génération, contre les figures des tuteurs. Sa distinction entre usage privé et usage public de la liberté est bien en retrait
de l’aspiration franche à la liberté des Lumières originelles, c’est-à-dire françaises. Qu’est-ce que les Lumières ? est ce
texte franchement droitier d’un mouvement d’abord matérialiste et d’extrême gauche (Diderot), de quelque manière que
l’on retourne les choses. Ce n’est pas parce que le despote éclairé, Frédéric II, consentit à accueillir l’extrémiste La
Mettrie dans son entourage qu’il n’y a pas une droite et une gauche des Lumières, déjà en France. Et Kant est en ce sens
à la droite de l’extrême gauche de son temps. Il écrit dans son opuscule qu’une révolution n’est absolument pas
souhaitable. On dira qu’une meilleure connaissance historique des spécificités de l’Aufklärung eût évité le débat. Il
ressort, cependant, de tout cela que l’Aufklärung en son ensemble (Kant, Mendelssohn, Lessing) est à la droite des
Lumières françaises, de manière générale, et plus encore si l’on prend pour cœur vivant du mouvement Diderot.
11 Il y a là un horizon problématique. Pour Lacan, RSI ne saurait être dénoué. Pour nous, R a une antériorité a-sensé
sur SI si bien que tout le problème est de savoir comment R a pu engendrer ‘’du’’ sujet in fine.
et esthétique sont, comme aspects de la philosophie, identifiables, ce qui serait
absurde puisque la première cherche, classiquement, ce qu’est la vie « bonne »pour
un individu, tandis que par la seconde on tend à étudier ce qu’on appelle
mystérieusement, faute d’un meilleur mot – qui ne saurait exister – le « Beau », la
« beauté ». Néanmoins, envisager la manière dont certains philosophes ont conçu à la
fois le Bien et le Beau, leurs relations, leurs différences est plus qu’utile à notre
démarche.
L’éthique est une esthétique s’entend ainsi : l’éthique est une certaine conception
artistique de l’existence. Je dis : « artistique », je n’emploie même pas le mot
« beauté » car nous savons que l’art peut aller jusqu’à remettre en cause que son objet
même soit la « beauté », spécialement au XXième siècle.

2. L’éthique n’est donc pas un code.


Ce qui code définit a priori le bien et le mal. Certains interdits règnent par le dit, sans
quoi rien ne distinguerait le bien du mal. Toute éthique des interdits n’est point une
éthique, mais relève du droit, de la religion, de la morale ordinaire. Ce qui ne veut pas
dire qu’on en a fini avec l’interdit, et que tout est permis, même le pire. Il y a un geste
esthétique. Tout ne participe pas de l’esthétique. Il y a des gestes non-esthétiques, et
même anti-esthétiques. Dégager le sens de ce geste est un but. D’autre part, comment
pourrions-nous en finir avec l’interdit alors qu’il est constitutif de l’individu,
socialement, psychiquement ? Je qualifiais plus haut ce dernier de ‘’chose
d’oxymore’’ : pulsions/interdits.

3. L’éthique ne consiste pas à rabattre simplement (ce qui est une possibilité de la
pensée) le bien sur le bon (sur la satisfaction, voire le plaisir), le mal sur le mauvais
(l’insatisfaction, la frustration, la douleur). C’est là, par exemple, ce que fait Calliclès
face à Socrate. « Ne pas céder sur son désir » ne signifie nullement cela. Calliclès est
la pulsion errante et violente, qui tente de se saisir comme seule vérité du sujet. Mais
cette voie est cul-de-sac – ou plutôt tonneau des Danaïdes, vie d’un pluvier qui fiente
et mange en même temps rétorque Socrate. C’est confondre le sujet authentique et
l’un des pôles de la structure de l’individu – la pulsion.

4. L’éthique consiste en un « savoir y faire » (avec le symptôme, selon Lacan ;


directement avec les multiplicités, selon Deleuze & Guattari). Un savoir-y-faire ? Le
mot peut interroger. En quoi renvoie-t-il à la sphère artistique plutôt que technique ?
Et l’art ne va pas sans technique, du reste. Savoir-y-faire n’est pas savoir-faire,
cependant. Le savoir-faire a quelque chose de mécanique, d’artisanal, au mieux. Le
savoir-y-faire, lui, considère toujours la singularité d’un être et d’une situation. Son
principe n’est pas un geste – fût-il le « bon » geste – qu’on pourrait définir d’avance
et répéter.

5. L’éthique a à voir avec la liberté singulière du sujet. Mais cette liberté ne doit pas
être confondue avec la présence de l’ego dans l’individu. L’expression de l’ego n’est
pas celle de la liberté du sujet. A la fixité maladive de l’ego s’oppose justement le
« mouvement heureux ».

6. L’éthique n’est jamais donnée au sujet. Elle est à accomplir, de même que l’œuvre
n’est pas donnée à l’artiste ; ce dernier s’y engage et la créée, surprenante et
cependant reconnaissable à son style.

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