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PLATON / SOPHISTE

PROLOGUE
Introduction de l’Etranger, être divin car philosophe, qui évolue dans les cités en
prenant l’apparence du politique, du sophiste ou du fou. Cette introduction de l’Etranger
donne le sujet du dialogue : qu’est-ce qui différencie le sophiste, le politique et le philosophe.
Il y a trois noms, y a-t-il trois genres ?
Quelle méthode employer ? Deux possibilités : le « long discours », ou l’interrogation.
Choix de l’interrogation.

LA DEFINITION DU SOPHISTE
1. Les règles de la discussion.
Nécessité d’un accord préalable sur les règles de la discussion : nous n’avons en
commun que le nom du sophiste, et nous nous mettons en quête de sa nature, de ce qu’il est,
car ce faut avoir en commun, c’est la réalité de la chose plutôt que le nom.
Le sophiste est un objet difficile à définir ; il faut d’abord s’exercer sur un objet plus
facile.
2. L’exemple du pêcheur à la ligne.
Première pratique de la méthode de définition (qui n’est pas encore elle-même définie)
sur un exemple facile : le pécheur à la ligne. C’est un exemple qui permet en fait de saisir les
structures essentielles de l’activité technique. Il y a deux espèces de techniques : les
techniques de production (qui amènent à l’être ce qui n’était pas) et les techniques
d’acquisition, par la parole ou par l’action (qui permettent de mettre la main sur quelque
chose qui existe déjà). En distinguant les diverses formes des techniques d’acquisition, on
arrive au pêcheur à la ligne.
On produit ensuite une récapitulation, qui offre un coup d’œil d’ensemble sur la
méthode.
3. Application de cette méthode à la définition du sophiste.
En suivant les structures d’essence de la technique dégagées plus haut, on peut définir
le sophiste. Dans un premier temps, on définit le sophiste dans sa ressemblance avec le
pécheur à la ligne : c’est un technicien qui chasse pour de l’argent les jeunes gens riches.
Mais on s’aperçoit qu’on peut donner d’autres définitions du sophiste, que le sophiste
occupe toutes les branches de la technique : dans les techniques d’acquisition : celle de la
chasse, celle de l’échange commercial (c’est un trafiquant de discours et d’enseignements
relatifs à la vertu), par le colportage ou par la vente sur place, celle de la lutte (c’est un
spécialiste du débat contradictoire en vue d’un gain d’argent) ; dans les techniques de
production : celle du soin de l’âme par la réfutation. Cette dernière définition est celle qui
pose problème, puisqu’à ce niveau là on ne distingue pas le philosophe du sophiste.
En fait, cette multiplicité n’est pas l’essence du sophiste ; on saisit seulement la
multiplicité de ses apparences. Mais la raison de cette multiplicité (qui est propre au sophiste
et à quelques autres) tient à son essence, qui ne sera dégagée qu’à la fin, à savoir qu’il est un
imitateur. Seule l’imitation en effet permet de se donner une multiplicité d’apparences que
l’on n’est pas réellement. Il est nécessaire sur ce point de comparer aux développements sur
l’imitation dans la république. Pour l’instant, on a seulement saisi que le sophiste apparaît
sous de multiples aspects, comme il apparaît doué de multiples savoirs. La question se pose
donc de savoir ce qui permet d’unifier cette multiplicité.
LA PRETENTION ILLUSOIRE DU SOPHISTE AU SAVOIR UNIVERSEL
1. Le contradicteur universel.
Une des caractéristiques saillante du sophiste est son aptitude à la contradiction, à
l’antilogie, au sujet de toutes choses, sur tous sujets.
2. La mimétique au service de l’illusion.
Mais pour pouvoir parler de toutes choses, il faudrait pouvoir connaître toutes choses.
Or, cela est impossible. Dans ce cas, comment le sophiste peut-il faire naître chez le jeunes
gens l’opinion qu’il est savant en toutes choses ? C’est seulement dans l’opinion d’autrui, ou
en apparence, que le sophiste et donc possesseur d’une connaissance universelle.
Pour saisir l’art véritable du sophiste, on prend à nouveau un exemple plus facile, dans
un art qui lui aussi prétendrait se rapporter à l’étant en sa totalité. Imaginons quelqu’un qui
prétendrait pouvoir, à l’aide d’un art unique, produire toutes choses. Ce n’est assurément pas
possible, il s’agit d’un jeu. Ce jeu qui permet de produire toutes choses, c’est l’art d’imiter, la
mimétique. Dans le domaine des discours, il s’agit de l’art « d’ensorceler la jeunesse au
moyen de discours l’esprit de la jeunesse et celui des gens qui sont encore éloignés de la
vérité des choses, et cela en montrant, à propos de toutes, des simulacres parlés, capables de
faire croire à la vérité de ce qui est dit, et par suite à l’existence, chez celui qui l’a dit, d’un
savoir absolument universel et supérieur à celui de tous les hommes universellement ». Le
sophiste, possesseur de l’art mimétique, est donc « une manière de sorcier, puisqu’il est un
imitateur de ce qui est réel ».
Pour saisir la véritable nature du sophiste, il faut donc dégager la structure de l’art ou
de la technique mimétique. Il y a deux formes de la mimétique : la technique « eikastique »,
qui produit une copie (eikôn) en tous points fidèle au modèle ; la technique « phantastique »,
qui produit un simulacre (phantasma) qui donne l’illusion de la réalité. On pourrait dire que le
sophiste est possesseur de la technique phantastique, mais cela va poser un problème.
3. Un problème : paraître sans être, dire sans dire vrai.
(a) « Car paraître (phainesthai) et sembler (dokein) sans être, dire quelque chose sans
pourtant dire vrai, ce sont là des formules qui, toutes, sont grosses d’embarras (aporias) ».
En effet, admettre que le faux puisse exister, c’est poser en principe l’existence du non-
existant, et s’engager sur la route interdite par Parménide.
Premier point : on ne peut attribuer le non-être à quelque être que ce soit : si on énonce
« le non-existant », et que quelqu’un nous demande à quoi il faut rapporter ce vocable, on sera
dans l’embarras : on ne peut le rapporter à quelque chose qui existe, et à quelque chose de
déterminé. « Ne faut-il pas retirer cette concession, que ce soit là dire, à savoir ne rien dire ?
Ne faut-il pas affirmer, au contraire, que ce n’est même pas dire que s’évertuer à énoncer le
non-être ? ». Parler de rien et ne pas parler, c’est la même chose.
Deuxième point : on ne peut prononcer, dire, penser le non-être. Quand nous parlons,
il est impossible d’accoler de l’être à du non-être, et donc du nombre à du non-être : on ne
peut dire « le » ou « les »non-être. Dès lors « on ne saurait légitimement ni prononcer, ni dire,
ni penser le non-être en lui-même ; il est au contraire impensable, ineffable, imprononçable,
inexprimable ».
Troisième point : on vient de réfuter le non-être, mais se faisant on se contredit : pour
le réfuter, il faut dire qu’il est impossible de l’énoncer, mais pour dire qu’il est impossible de
l’énoncer, il faut l’énoncer, et donc se contredire.
(b) Le sophiste s’est donc enfoncé dans un refuge inextricable : si on dit qu’il est un
imitateur des choses réelles, qu’il produit des simulacres (phantasma) ou des images
(eidôlon) parlées de toutes choses, il nous poussera à l’auto-réfutation ; en effet :
On demandera : qu’est-ce qu’un image ? c’est-à-dire non pas des exemples d’images
(eaux et miroirs, peintures, gravures…), mais « ce qu’il y a de commun entre tous ces objets »
multiples, l’unité qui s’étend sur eux et qui est pré-saisie dans le nom unique (cf. Ménon 74d-
75a, Phèdre 265d-e, Théétète 148d). Théétète définit l’image « un second objet pareil copié
sur le vrai ». Un « objet pareil » n’est pas l’objet véritable, mais un être « qui ressemble ». Or,
« être vrai » et « être réel », c’est la même chose, donc une image, qui n’est pas vraie, n’est
pas réelle. L’image est un être « qui ressemble », et qui a par là un caractère ontologique
paradoxal : elle n’a pas d’être véritable, puisqu’elle ne fait que « ressembler à… » l’être vrai,
mais elle a malgré tout un être, elle est véritablement une image. Elle « n’est pas », en tant
qu’elle n’est pas vraie, mais elle « est », en tant qu’elle est image. Dans l’image, « le non-être
s’entrelace à l’être, et cela d’une façon tout à fait déroutante ».
On conçoit alors qu’il soit difficile de définir le sophiste comme possesseur d’un art
d’illusion : cela signifierait qu’il puisse fournir à l’âme une opinion fausse (pseudês doxa),
c’est-à-dire une opinion qui conçoit (doxazein) des non-êtres, et des discours faux (pseudês
logos), qui disent des non-êtres comme s’ils étaient. Cela revient à dire qu’il fournit à l’âme
des discours qui disent l’imprononçable, l’ineffable, l’inexprimable et l’impensable. Cela
semble impossible. Si nous voulons affirmer qu’il y a des discours faux, il nous faut
assembler l’être et le non-être, donc « mettre à la question » le logos de notre père Parménide.
C’est une telle mise en question du logos parménidien qui va occuper le centre du dialogue.

EXPOSE CRITIQUE DES DOCTRINES DE L’ÊTRE


1. La question du nombre des êtres.
Les anciens ont « raconté des mythes » sur les étants : ils ont dit que les étants étaient
deux, ou trois et qu’ils entretenaient telle ou telle relation de haine, de guerre ou de
cohabitation, ou bien qu’il formaient un seul Tout, ou bien que ce Tout maintenait en lui la
contradiction, ou bien qu’il alternait entre des phases d’unification et de discorde. Dans tous
les cas, on ne comprend rien à ce qu’ils disent, car on ne sait pas ce qu’ils veulent dire, ce
qu’ils « signifient » (semainein) quand ils disent « être » :
Si on dit qu’il y a plusieurs choses, alors soit l’être est un terme qui s’ajoute aux
autres, et dans ce cas il n’y a pas comme ils le disent n étants, mais n étants +1, soit l’être est
un des termes et dans ce cas l’autre ou l’ensemble n’est pas, soit l’être est l’ensemble, mais
dans ce cas il n’y a pas pluralité de choses mais une seule chose : l’être.
Si on dit qu’il y a une chose, que le Tout est Un, et dans ce cas des myriades de
difficultés surgissent (pour le détail, cf. mémoire).
2. La question de la nature de l’être.
Une deuxième difficulté concerne la nature des êtres, il se livre à ce sujet une
gigantomachie entre ceux pour qui seuls les corps ont de l’être, et ceux pour qui seules les
formes intelligibles et incorporelles ont de l’être.
On commence par un examen critique de la doctrine des « matérialistes », qu’on force
à admettre l’existence d’incorporels, et qui s’accordent à une definition globale de l’être
comme puissance (dunamis) : existe tout ce qui est capable soit d’agir, soit de pâtir.
Les « amis des formes » n’accepteront pas cette définition, ils disent qu’elle convient
au ce qui devient, mais pas à ce qui est. Réfutation : il faut bien pourtant que ce qui est soit
connu, et être connu, c’est pâtir, donc la définition par la puissance englobe bien tout ce que
les matérialistes comme les amis des formes appellent « être ».
Dans tous les cas, si on admet seulement l’immobile, ou si on admet seulement le
mouvement, on supprime l’intellect. Comme on est philosophe, et qu’on veut conserver
l’intellect, il faut dire que l’être et le Tout est à la fois immobile et en mouvement.

LA PARTICIPATION DES IDEES ET LA COMMUNICATION DES GENRES


1. L’être n’est ni mouvement ni repos
On croit avoir définit l’être par le mouvement et le repos, mais il n’en est rien : le
mouvement et le repos sont des contraires, mais tous les deux sont ; l’être est donc un tiers
surajouté au mouvement et au repos, et « c’est en rassemblant sous lui, qui les embrasse, pour
ainsi dire, du dehors, et en dominant du regard la communauté qu’ils ont avec l’être que tu en
es venu à les dire être, l’un et l’autre ». L’être est donc un tiers, qui n’est ni mouvement, ni
repos.
Pour l’être comme pur le non-être, nous sommes donc dans l’embarras.
2. Difficultés posées par l’un et le multiple.
On prend un nouveau point de départ : comment est-il possible de désigner une seule
et même chose par une pluralité de noms, comment se fait-il que nous posions chaque objet
comme un pour le désigner ensuite par une multiplicité de noms ? On dira que c’est
impossible, que le multiple ne peut pas être un, et qu’il faut donc annuler toute forme de
prédication.
Faut-il donc affirmer que les étants sont inalliables, qu’ils sont incapables de
participation mutuelle, que rien n’a avec rien puissance de communauté d’aucune sorte ?
C’est là une position qui se réfute d’elle-même, car il faut, pour exclure tout rapport
d’attribution, énoncer cette thèse, et en elle faire un rapport d’attribution.
Faut-il affirmer que toutes choses ont un pouvoir de mutuelle communauté ? Dans ce
cas, le repos serait mouvement et le mouvement repos.
Reste donc la troisième hypothèse : certaines choses ont un pouvoir de mutuelle
communauté, d’autres non. Le cas est le même que pour celui des lettres, entre lesquelles il y
a parfois accord, parfois désaccord, les voyelles assurant le lien entre toutes. Pour savoir
lesquelles ont communauté avec lesquelles, il faut un art, une technique. On a donc « besoin
d’une science pour se guider à travers les discours, si l’on veut indiquer avec justesse quels
genres sont mutuellement consonants et quels autres ne peuvent se souffrir ; montrer s’il en
est même qui, établissant la continuité à travers tous, rendent possible leur division, et si, par
contre, dans les divisions, il n’en est point d’autres qui, entre les ensembles, sont les facteurs
de cette division », et cette science est celle des hommes libres, des philosophes : la
dialectique, qui permet de savoir quelles sont les associations possibles et impossibles entre
les genres.
4. Les cinq genres suprêmes.
On va prélever quelques unes des formes que l’on nomme les plus grandes, et montrer
dans quelle mesure elles sont susceptibles de communauté mutuelle. Dégagement des cinq
formes fondamentales : l’être, le mouvement, le repos, le même et l’autre.
L’autre est une forme répandue à travers toute la communauté, dans la mesure où
toutes les formes sont autres que les autres, mais elle n’empêche pas la participation : ainsi le
mouvement est autre que l’être et autre que le même, et pourtant il est, et il est même que lui-
même. On peut donc envisager une chose soit selon sa participation à une forme, soit selon sa
participation à l’autre. En fait, c’est la nature même de la participation qui est en jeu : quand
une chose participe à une autre, elle est cette chose, tout en étant autre qu’elle.
5. L’altérité du non-être.
Il est inévitable qu’il y ait un être du non-être dans toute la suite des genres : par la
nature de l’autre, elles sont toutes autres que l’être, et donc elles ne sont pas. « Alentour de
chaque forme, il y a donc multiplicité d’être, infinie quantité de non-être ». Cela vaut pour
l’être lui-même. Ainsi, « quand nous énonçons le non-être, ce n’est point là, semble-t-il,
énoncer quelque chose de contraire à l’être, mais seulement quelque chose d’autre ». La
négation ne signifie pas le contraire, mais seulement le différent : le « non-grand » signifie
aussi bien le petit que l’égal.
La nature de l’autre se « morcelle » et se spécifie selon l’objet auquel elle s’applique :
l’autre du beau sera spécifié comme non-beau, l’autre du juste comme non-juste, etc. Cette
partie de l’autre ainsi spécifiée « est » tout autant que le genre auquel elle s’applique. Il en est
de même pour la partie de l’autre qui s’applique à l’être : l’autre de l’être « est » tout autant
que l’être lui-même ; cette partie, c’est le non-être, qui n’est donc pas le contraire de l’être
mais l’autre de l’être ; « ce n’est point le contraire de l’être qu’elle exprime, c’est,
simplement, autre chose que lui ». Il faut donc dire que le non-être est possesseur d’une nature
stable, et qu’il « est », qu’il est intégré dans la multitude des formes, et que sur cette forme
nous avons fait la pleine lumière, dépassant ainsi l’interdit parménidien.
6. L’erreur dans les discours.
Admettre le mélange des genres était nécessaire « pour garder le discours au nombre
des genres de l’être », car isoler tout de tout revenait à empêcher la prédication.
Il faut à présent examiner si le non-être se mêle à l’opinion et aux discours, produisant
ainsi l’opinion et le discours faux. Il faut donc commencer par e demander ce qu’est le logos.
De même que les lettres et de même que les genres, les noms peuvent s’accorder ou
non ; ils s’accordent lorsqu’ils composent un sens, et ne s’accordent pas lorsqu’ils ne forment
aucun sens. Pour manifester l’ousia, nous avons deux sortes de signes : les noms et les verbes,
qui expriment soit le sujet de l’action, soit l’action elle-même. Seul l’entrelacement des noms
et des verbes produit un discours qui manifeste quelque chose au sujet des choses qui sont,
furent ou seront. Le discours est nécessairement discours qui dit quelque chose au sujet de
quelque chose ; mais il est susceptible de deux qualités : vrai, qui dit les choses qui sont telles
qu’elles sont ; faux, qui dit les choses qui sont autrement qu’elles sont. Le discours faux ne dit
donc pas purement et simplement ce qui n’est pas, mais énonce comme autre ce qui est même.
La pensée, l’opinion et l’imagination, qui sont apparentées au discours, sont de même
susceptibles de fausseté.

EPILOGUE
Il est maintenant possible, en revenant à la méthode de division, de dire ce qu’est le
sophiste, puisque la découverte du discours faux et de l’opinion fausse a rendue possible la
production d’imitations et l’art de la tromperie.
On divise l’art de production en production divine et production humaine, chacune
étant capable de produire soit des êtres réels, soit des images (dans le cas du dieu, les images
de rêve, les reflets, les ombres). La distinction entre production d’êtes réels / d’images en
l’homme recoupe la distinction établie à la fin de la république. En divisant l’art de
production des simulacres, on finit par atteindre le sophiste.

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