comprendre le sens des mots. – Alors maintenant, je ne comprends pas le sens des mots ? – Non. – Alors, comment puis-je m’en servir ? – Comme les illettrés se servent des sons écrits, ou les bêtes de leurs représentations ; autre chose est l’usage, autre chose l’intelligence qu’on en a. Si tu prétends le comprendre, donne moi donc le mot que tu veux et voyons, en nous mettant à l’épreuve, si nous le comprenons.
– La philosophie commence par la conscience de notre faiblesse et de notre
impuissance dans les choses nécessaires. Nous arrivons ici-bas sans avoir aucune notion du triangle rectangle, du dièse ou du demi-ton ; c’est par la transmission d’une science que nous en sommes instruits ; aussi, quand nous n’en savons rien, nous ne nous figurons pas le savoir. Mais le bien et le mal, le bonheur et le malheur, l’utile et le nuisible, ce qu’il faut faire et ne pas faire, le juste et l’injuste, qui arrive sur terre sans avoir de toutes ces choses une notion ? C’est pourquoi nous nous servons de tous ces mots, et nous essayons d’appliquer les idées qu’ils désignent aux cas particuliers : « il a bien agi ; il n’a pas agi comme il fallait ; il est injuste ; il est juste », qui d’entre nous est avare de ces expressions ? Qui d’entre nous en remet l’usage jusqu’au moment où il a reçu un enseignement, comme le font les ignorants quand il s’agit de triangle rectangle ou de dièse et de demi-ton ? La raison en est que, au sujet de ces notions, nous arrivons instruits par la nature de certaines choses, d’où nous partons en y ajoutant la prétention de tout savoir. – Et bien, n’ai-je pas en effet la connaissance du bien et du mal, du juste et de l’injuste ? Est-ce que je n’en possède pas l’idée ? – Tu la possèdes. – Est-ce que je ne l’applique pas aux cas particuliers ? – Sans doute. – Est-ce que je ne l’applique pas bien ? – C’est là toute la question, c’est là qu’arrive la prétention de savoir. Puisque tu crois appliquer correctement tes notions aux cas particuliers, dis-moi d’où vient que tu crois cela. – C’est qu’il me paraît en être ainsi. – N’est-il pas vrai qu’un autre croit aussi bien les appliquer ? – Il le croit. – Si vous avez, sur cette application, des opinions qui se contredisent, est-il possible que l’un et l’autre vous appliquiez correctement vos notions ? – Ce n’est pas possible. […] – Vois-le bien : le commencement de la philosophie, c’est le sentiment du conflit entre les hommes ; on cherche d’où vient le conflit ; on juge avec méfiance l’opinion ; on examine si elle est juste, et on découvre une règle comme on a découvert la balance pour le poids. Voilà le début de la philosophie.
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