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Éléments

de rh ét or iq ue
DU MÊME AUTEUR:

Chutes et blessures, poèmes, Paris, Silex, 1987.


L’amour et la colère, nouvelles, Sousse, Dar El-Maâref, 1988.
Un retour au pays du bon Dieu, roman, Paris, L’Harmattan, 1989.
Une fenêtre sur la mer, nouvelles, Sousse, Saïdane, 1993.
Terre sultane, nouvelles, Tunis, Noir Sur Blanc, 2000.
Bleu, nouvelles, Paris, L’Harmattan, 2010.
Tahar Ben Jelloun : la poussière d’or et la face masquée, approche linguistique,
Paris, L’Harmattan, Coll. « Critiques littéraires », 1995.
Le langage de connotation, approche linguistique, Sousse, Saïdane, 2003.
Manuel de stylistique, manuel, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant,
Coll. « Pédasup », 2004.
Les poètes de la plus haute tour, Sfax et Casablanca, Med-Ali Hammi et Aïni
Bennaï, 2005.
L’explication littéraire. Pratiques textuelles, ouvrage collectif, dir, Paris, Ar-
mand Colin, Coll. « Cursus », 2006.
La phrase littéraire, ouvrage collectif, co-dir, avec Mohammed Benjelloun,
Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, Coll. « Au Coeur des textes »,
2008.
Georges Schehadé : l’émotion poétique, essai, Paris, L’Harmattan, Coll. « Cri-
tiques littéraires », 2009.
L’émotion poétique, colloque international, dir, Tunis, Sahar Editions et L’Ins-
titut Français de Coopération , Coll. « Mémoire d’encre », 2010.
Rhétorique de la passion dans le texte francophone. Mélanges offerts à Jean
Déjeux, dir, Paris, L’Harmattan, 2010.
Lionel Ray. L’intarissable beauté de l’éphémère, essai, Paris, L’Harmattan,
Coll. « Critiques littéraires », 2012.
Ridha Bourkhis

Éléments de rhétorique

P r é f a c e d e J oë l l e G a r d e s Ta m i n e
Illustration de couverture : peinture de Ali Batrouni.

© HARMATTAN / ACADEMIA s.a.


Grand’Place 29
B-1348 Louvain-la-Neuve

D/2012/4910/27
ISBN : 978-2-8061-0064-1

Tous droits de reproduction, d’adaptation ou de traduction,


par quelque procédé que ce soit, réservés pour tous pays
sans l’autorisation de l’auteur ou de ses ayants droits

Imprimé en France
www.editions-academia.be
À mes Princesses et à mes étudiants
Le Professeur Bergaigne disait en 1886 à la
Sorbonne : « La linguistique est dans l’air de ce
siècle, lui fermât-on portes et fenêtres, elle entrerait
par les fissures ».
Le pastichant, nous dirions : « la rhétorique est
dans l’air de ce siècle, lui fermât-on portes et
fenêtres, elle entrerait par les fissures »

Pour le meilleur et pour le pire, notre époque vit


elle aussi à l’heure de la rhétorique. Il suffit pour
s’en assurer d’allumer la télévision, de lire le
journal, d’écouter les hommes politiques ou encore
de s’attarder aux messages publicitaires. L’image se
doit de plaire ou de choquer, de séduire ou de
convaincre. Il faut vendre et se faire élire, charmer
ou tout simplement amuser ceux dont l’attention
nous importe. Tout est devenu « communication ».
Michel Meyer1

1
Questions de rhétorique. Langage, Raison et Séduction, Paris, LGF, Coll.
« Le Livre de Poche », 1993. p. 7.
À l’ouverture de cet ouvrage, nous aimerions
dire toute notre reconnaissance à Joëlle Gardes
Tamine dont les travaux nous ont beaucoup profité
dans l’élaboration et la sélection du contenu de ce
modeste livre. Nous la remercions aussi d’avoir
accepté, avec son humilité habituelle, d’écrire la
préface de ces Éléments. Hommage à elle !

Nos remerciements les plus vifs vont aussi à


notre professeur de toujours et notre ami Georges
Molinié, à feu Olivier Reboul ainsi qu’à Christelle
Reggiani et Christine Noille-Clauzade dont les
ouvrages indiqués dans notre bibliographie nous
ont été aussi d’une très grande utilité.
Préface
Le pari de Ridha Bourkhis de mettre à la disposition des étudiants
un outil simple mais non abusivement simplifié est largement tenu
dans ce « manuel » de rhétorique, qui allie une réflexion théorique,
appuyée sur la tradition et renouvelée par les récentes perspectives de
la discipline, à une analyse des textes. C’est le goût des mots qui le
guide, lui qui est enseignant mais aussi écrivain et qui connaît de
l’intérieur tout ce qui touche à l’écriture et à l’organisation des textes.
Si la rhétorique a retrouvé dans nos années de communication et de
développement de la parole publique, en particulier politique, un
renouveau d’intérêt, après des décennies de discrédit, elle n’est pourtant
pas suffisamment connue du public étudiant, qui y voit surtout cette
rhétorique restreinte à une liste de figures aux noms compliqués à
laquelle des rhéteurs comme Fontanier l’avaient progressivement
réduite. Or, elle est le mode de fonctionnement de tout échange, y
compris même dans la conversation courante, s’il est vrai que, comme
le dit Michel Meyer, dont R. Bourkhis reprend à juste titre la définition,
plus qu’une technique de persuasion, elle est la « négociation de la
distance entre individus à propos d’un problème ». Cette négociation ne
passe pas seulement par les mots, l’élocution, mais par la construction
du discours, ou du texte, et surtout par le choix des arguments et la mise
en scène de sa personne par celui qui parle ou qui écrit.
Tous ces aspects fondamentaux sont mis en lumière dans ce
livre, où n’est ignoré aucun élément du trio ethos (la construction
de la crédibilité de l’orateur) – logos – pathos (les passions de
son public et la représentation qu’il s’en fait). Ainsi la rhétorique
est-elle restaurée dans toute son étendue et sa force, en dépit des
limites nécessairement restreintes d’un manuel.
On souhaite donc à l’entreprise de Ridha Bourkhis tout le
succès qu’elle mérite et on ne saurait trop le remercier d’œuvrer
ainsi à la diffusion d’un savoir en prise directe sur les problèmes
des sociétés contemporaines.

Joëlle GARDES TAMINE


Professeur de poétique et de rhétorique
à l’Université de Paris-Sorbonne
Ancienne directrice de la Fondation Saint-John Perse
Avant-propos

Les livres de rhétorique ne manquent pas. C’est vrai ! Ils


sont même nombreux et variés. Ce qui manque un peu en
revanche et qui répondrait à un besoin continûment ressenti par
nos apprenants, c’est plutôt un ouvrage pratique de rhétorique,
c’est-à-dire un livre d’apprentissage et de travail, un manuel
d’initiation à l’usage des débutants et des profanes.
Ayant déjà fait l’expérience de publier un Manuel de stylis-
tique1 et de diriger un ouvrage collectif sur L’explication litté-
raire2 que beaucoup de nos étudiants utilisent aujourd’hui, nous
avons jugé utile de concevoir et de produire aussi ces Éléments
de rhétorique qui complèteraient ces deux livres-là et satisfe-
raient le besoin de nos apprenants d’apprendre ce très vieux
savoir langagier et technique s’avérant toujours nécessaire pour
bien comprendre le discours d’où qu’il vienne, des écrivains,
des idéologues, des politiciens ou des publicitaires.
Pour ce faire, nous avons d’abord commencé par sélection-
ner, pour la lecture ou la relecture, les ouvrages spécialisés3 en
la matière et à partir desquels nous avons progressivement
construit ce modeste ouvrage que nous avons voulu fourni, mais
simple, aisé et pratique. Plus nous avons avancé dans nos re-
cherches documentaires et nos lectures, plus nous avons vu les
difficultés sur lesquelles butte naturellement toute entreprise de
manuel de rhétorique : comment apprendre à l’étudiant, surtout
quand la langue française n’est pas sa langue maternelle, la
rhétorique d’Aristote et de Quintilien, en des termes faciles,
sans risquer de trop simplifier ou de trop réduire le champ
épistémologique de ce savoir ? Comment peut-on entretenir cet
étudiant de rhétorique, tout en évitant de limiter celle-ci à sa
seule composante figurale (cf. La rhétorique restreinte de Gé-
rard Genette) ? Comment surtout, et voilà qui est plus essentiel,
l’initier à la lecture rhétorique des textes littéraires, c’est-à-dire
au traitement, non pas seulement des figures que ces textes

1
Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, 2004.
2
Paris, Armand Colin, Coll. « Cursus », 2006.
3
Voir nos conseils de lecture en fin de ce volume.
contiennent, mais de tout le dispositif rhétorique qui y est quel-
quefois développé et qui peut aller de « l’invention » (les argu-
ment de persuasion) à « l’action » (la spectacularisation du dis-
cours), en passant par « la disposition » (la mise en ordre des
arguments) et « l’élocution » (les figures) ? Comment enfin lui
rendre familier, ou moins rebutant, l’emploi dans ces analyses,
de termes techniques appropriés à la rhétorique et qui sont fort
peu usités dans la langue commune.
Les questions ayant dirigé notre projet furent en effet
nombreuses ; nos difficultés aussi. Nous nous sommes employé
à résoudre surtout deux problèmes : celui, bien sûr, du contenu
scientifique de l’ouvrage que nous avons vérifié, réfléchi et
synthétisé, en rapprochant et comparant de multiples références,
et celui de la méthodologie à suivre pour aboutir à un ouvrage
pratique de nature à faciliter au lecteur l’accès à ce savoir
rhétorique ou du moins à des éléments majeurs de ce savoir, et
surtout à lui apprendre à mieux voir les pièges, les supercheries,
la démagogie, mais aussi les avantages du langage mis en
œuvre tout aussi bien par les idéologues que par les
publicitaires, les journalistes et les créateurs.

14
Chapitre I

Éléments pour une définition de la rhétorique


1- La persistance d’une connotation péjorative
Il y a, depuis toujours, une connotation péjorative persistante
qui se greffe, par méconnaissance, sur le mot « rhétorique »,
quand il est employé en dehors de la discipline qu’il nomme.
Ainsi ce mot est-il utilisé par des locuteurs ordinaires pour
qualifier des paroles creuses, des paroles de propagande, des
paroles douteuses, des paroles ne portant pas une pensée juste
ou encore des paroles affectées, ampoulées ou artificielles. « Il
fait de la rhétorique » dit-on parfois, ironiquement, de quelqu'un
qui fait de belles phrases.
Dans son Introduction à la rhétorique, Olivier Reboul cite
l’exemple d’un professeur de littérature qui, après une brillante
communication, « s’entendit (…) féliciter ainsi par un collè-
gue : "J’ai admiré votre rhétorique", phrase que personne ne prit
pour un complément, pas même l’intéressé »1.
Olivier Reboul ajoute que « rhétorique est pour le sens com-
mun synonyme d’enflé, d’artificiel, d’emphatique, de déclama-
toire, de faux »2.
Le dictionnaire Petit Robert cite cette phrase de l’écrivain
français Paul Léautaud (1872-1956) qui réduit la rhétorique à
des phrases creuses qu’il oppose aux faits : « La rhétorique
sociale n’a jamais pris sur moi. Ni aucune rhétorique. Je n’aime
pas les phrases. Je n’aime que les faits »3.
Bref, longtemps, le terme « Rhétorique » a été attaché à
l’emphase, l’enflure, le style pompeux, déclamatoire.
Chez les romantiques du XIXe siècle, ce mot de « Rhétori-
que » ne semble pas avoir été moins péjoratif, puisqu’on a
considéré que la vieille discipline qu’il désigne, ne favorise
aucunement le génie du poète créateur et qu’on a même de-

1
Paris, Puf, Coll. « Premier cycle », 1991, p. 3.
2
Ibid.
3
Paris, Société du Nouveau Littré, 1978.
mandé à lui faire la guerre, c’est-à-dire à la bannir : « Paix à la
syntaxe, guerre à la rhétorique », écrivait Victor Hugo dans son
poème célèbre « Réponse à un acte d’accusation » où il atta-
quait la rhétorique « au nom de la sincérité »4 qui serait celle de
la poésie et non de la rhétorique dont le poète ne devait plus
« s’encombrer »5.
Ce « sens » péjoratif et réducteur injustement associé au mot
« Rhétorique » et qui risque de donner de cette science une idée néga-
tive causant sa marginalisation ou sa disparition de l’enseignement,
comme en 1885, en France, lorsqu’elle a été remplacée par « L’histoire
des littérature grecque, latine et françaises »6, est un « sens » dont est
responsable un certain type de discours politique, religieux, démagogi-
que, panégyrique ou pamphlétaire, trop pompeux ou mensongers, ainsi
qu’une grande méconnaissance de l’objet de cette science, vieille de
deux millénaires.7

2- Le sens étymologique du mot « Rhétorique »


« Rhétorique » provient du mot latin « rhetorica » qui vient à
son tour du mot grec « rhêtorikê ». Lequel se construit sur
l’autre terme grec « rhêtor », c’est-à-dire, dans l’Antiquité grec-
que, « maître de rhétorique », « orateur ». Comme « rhêtorikê »
était d’abord un adjectif (signifiant « oratoire ») accolé à
« technê » (technê rhêtorikê) voulant dire « art » ou « métier »,
la rhétorique est donc l’art, le métier de l’orateur, l’art oratoire,
l’art du discours public, l’art de bien dire où sont mises en œu-
vre les techniques d’expression, mais aussi la personne même
de l’orateur qui met en action la parole et investit en même
temps son être dans cette parole censée être agissante et où il
mêle constamment trois objectifs complémentaires qui sont
aussi les trois ressorts de persuasion : « docere » (enseigner,
instruire), « placere » (plaire) et « movere » (émouvoir).

4
Olivier Reboul, op. cit, p. 91.
5
Ibid.
6
Ibid., p. 91.
7
Au sujet de ce sens péjoratif, lire avec intérêt le texte de Florence Balique
dans son livre S’armer de paroles. Jeux et enjeux rhétoriques, Paris, ellipses,
2010, pp. 14-15.

16
3- La rhétorique comme art de persuader par le
discours
« La rhétorique est l’art de persuader par le discours »8 ou
l’art du discours persuasif. Aristote précise qu’elle est « la fa-
culté de découvrir par l’intelligence ce qui, dans chaque cas,
peut être propre à persuader. Aucune autre technique ni aucune
autre science n’a cette fonction ; elle est bien la faculté de dé-
couvrir par l’esprit ce qui, sur toute donnée, peut persuader »9.
Cette conception de la rhétorique comme art de persuasion
qu’on doit surtout au Père fondateur de la rhétorique, Aristote,
est en fait d’origine sophiste, comme le précise Joëlle Gardes
Tamine dans son ouvrage de référence La rhérorique, quand
elle rappelle comment le sophiste Gorgias considérait que « la
rhétorique est ouvrière de persuasion »10.
Cette définition de la rhétorique par la persuasion qui a été
majoritaire par rapport à d’autres définitions, jusqu’à l’âge clas-
sique, implique une vision du langage étudié et utilisé, « non en
tant que "langue", mais en tant que "discours"11, que praxis
(action), que parole puissante et énergique, une force agissante
qui, remarque Gorgias, peut faire cesser la peur, dissiper le cha-
grin, exciter la joie, accroître la pitié »12.
Cette parole vive, opérante, s’exerçant sur les esprits et les
cœurs est un art, l’art d’agir par la parole constituant l’essence-
même de la rhétorique qui est, chez les Anciens, écrit Ruth
Amossy, « une théorie de la parole efficace doublée d’un ap-
prentissage au cours duquel les hommes de la cité s’initiaient à
l’art de persuader »13.

8
Olivier Reboul, op. cit., p. 4.
9
Rhétorique, I, II, 1355 b ; cité par Molinié, préface de Dictionnaire de
rhétorique, Paris, LGF, Coll. « Le Livre de Poche », 1992, p. 9.
10
Paris, Armand Colin, Coll. « Cursus », 1996, p. 8.
11
Ducrot et Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage,
Paris, Seuil, Coll. « Points », 1972, p. 258.
12
Les Présocratiques, « La Pléiade », Paris, Gallimard, 1988, p. 1033 ; cité
par Joëlle Gardes Tamine, p. 11.
13
L’argumentation dans le discours, Paris, Armand Colin, Coll. « Cursus »,
2006, p. 1.

17
4- Art de persuader, art d’agir par la parole.
Comment et pourquoi ?
D’abord, qu’est-ce qu’un art ?
« C’est à la fois une technique, un talent et une virtuosité ar-
tistique », écrit Georges Molinié dans la préface de son diction-
naire de rhétorique14. Il s’agit ici bien sûr de l’art oratoire, l’art
du discours, l’art de parler en public, de parler à la foule réunie
sur la place publique. C’est une technique, c’est-à-dire précisé-
ment un savoir-dire et un savoir-faire qu’on apprend dans la
cité, qu’on acquiert par l’enseignement. Ce sont des règles et
des stratégies discursives, des procédés intellectuels et affectifs
et des figures (figuras = forme, structure) acquis par tout ora-
teur.
Mais l’art va bien sûr au-delà de l’apprentissage et de la
compétence acquise. Il implique aussi le talent personnel de
l’orateur. Ainsi le véritable orateur est-il, note à juste raison
olivier Reboul, « un artiste en ce sens qu’il découvre des argu-
ments d’autant plus efficaces qu’on ne les attendait pas, des
figures dont personne n’aurait eu l’idée et qui s’avèrent être
justes »15
Ici, c’est la virtuosité artistique qui donne tout son sens à
l’entreprise rhétorique et permet au langage d’être percutant, de
mettre en œuvre sa dimension perlocutoire, d’être persuasif,
c’est-à-dire d’entraîner l’adhésion de l’allocutaire (l’auditeur,
l’adversaire) à la thèse, à l’idée défendue par l’orateur, à la
cause que celui-ci plaide.
Il s’agit en effet pour l’orateur, comme le remarque Chris-
tian Plantin, d’ « un exercice public de la parole », c’est-à-dire
d’une pratique verbale où il « s’efforce d’imposer ses représen-
tations, ses formulations et d’orienter une action »16.
Centrée sur l’auditoire, cette praxis visant l’assentiment et la
persuasion, s’exerce dans un cadre social et éthique dont dé-

14
Paris, LGF, Coll. « Le Livre de Poche », 1992, p. 6.
15
Olivier Reboul, op. cit., p. 6.
16
Dictionnaire de l’analyse du discours, dir P. Charaudeau et D.
Maingueneau, Paris, Seuil, 2002, pp. 505-508.

18
pend le genre du discours qu’on prononce et les arguments
qu’on met à contribution pour atteindre la persuasion.

5- Persuader ou convaincre, s’exprimer, bien


dire et plaire
Si la définition de la rhétorique par la persuasion est fondée
sur la centralité de l’auditoire et donc sur la fonction sociale du
langage, une autre définition de cette discipline, non moins
courante et partagée par beaucoup de rhétoriciens, met l’accent
sur le discours lui-même et ses techniques d’expression et assi-
mile par là même la rhétorique à l’art de bien parler, de bien
dire, de bien s’exprimer, de plaire et de séduire par le langage.
C’est, pour utiliser la formule latine de Quintilien, un « ars bene
dicendi » (un « art du bien dit »), et c’est donc en gros
l’éloquence, comme on l’a appelée aussi17.
Mais ces deux définitions principales de la rhétorique entre
lesquelles cette ancienne discipline a longtemps oscillé (l’art de
persuader/ l’art de bien dire/plaire), sont-elles vraiment contra-
dictoires et inconciliables ?
Non ! Car toute volonté délibérée de persuasion implique le
recours à un langage qui combine trois performances insépara-
bles l’une de l’autre et qui sont : instruire (docere), plaire (pla-
cere) et toucher ou émouvoir (movere). Pour faire adhérer
l’esprit, mais en même temps le cœur de l’auditeur à une thèse,
on manipule tout aussi bien des arguments supposés être logi-
ques ou rationnels et des moyens verbaux qui agrémentent et
embellissent le langage qui porte ces arguments et auquel ils
apportent une saveur vivante.
Quintilien écrit dans son Institution oratoire que « La rhéto-
rique est l’art de parler de ce qui pose problème dans les affai-
res civiles, de manière à persuader »18.
Dans cette définition, on souligne à la fois « art de parler » et
« persuader » qui ne semble pas du tout être en contradiction,
puisque toute persuasion passe inévitablement par un art de

17
Voir J. Gardes Tamine, op. cit.
18
Cité par Michel Meyer, op. cit., p. 13.

19
parler, de bien dire les choses pour plaire, séduire et agir sur
l’affect.
Michel Meyen constate à ce propos dans son ouvrage Ques-
tions de rhétorique que :
La rhétorique, pour les Anciens, recouvre autant l’art de
bien parler – ou éloquence – que l’étude du discours ou les
techniques de persuasion, voire de manipulation. Le bien-
dire porte sur les façons de s’exprimer, mais ne peut négli-
ger la justesse des thèses défendues. Le style et la justice,
en somme19.
Bien parler pour persuader ou, comme le résume Jean-Jac-
ques Robrieux dans Éléments de rhétorique et d’argumentation,
« l’art de s’exprimer et de persuader »20, voilà enfin comment
on pourrait définir la rhétorique en tenant compte de ses deux
orientation majeures : la rhétorique du contenu (Molinié) ou la
rhétorique de l’argumentation (Reboul) et la rhétorique de
l’expression (Molinié) ou la rhétorique des figures (Reboul).
Mais demandons-nous, après Olivier Reboul : « Qu’est-ce
donc que persuader ? »21.
C’est amener quelqu’un à croire quelque chose. Certains
distinguent rigoureusement « persuader » de « convain-
cre », ce dernier consistant non à faire croire mais à faire
comprendre22.
Cette distinction entre « persuader » et « convaincre » – que
beaucoup de rhétoriciens ne font pas vraiment, mais que Joëlle
Gardes Tamine fait en précisant que l’une des définitions de la
rhétorique « y voit un art de convaincre et de persuader » –23
(Définition où l’emploi de deux verbes différents semble ren-
voyer à deux contenus différents ou à deux actes ou encore à
deux objectifs différents qui seraient « faire comprendre » pour
« convaincre » et « faire croire » pour « persuader »)24 – n’est
pas sans révéler la motivation réelle de l’orateur qui est, non

19
Op. cit., p. 13.
20
Paris, Bordas, 1993 ; cité par Joëlle Gardes Tamine, op. cit.
21
1991, ibid., p. 5.
22
Ibid.
23
Op. cit, p. 10.
24
Olivier Reboul, op. cit., p. 5.

20
seulement l’échange, la communication, la défense d’une thèse
ou d’une autre au nom de la seule vérité, mais surtout le désir
de remporter l’adhésion de l’interlocuteur, c’est-à-dire le gagner
à sa cause, gagner la partie.
Pour ce faire, l’orateur ne fait pas appel qu’à des arguments
logiques, vrais, qui s’adressent à l’esprit et font comprendre
(convaincre), mais aussi à des éléments faux ou non vérifiés, à
un langage figuré et stylisé, enchanteur, pour justifier, parfois à
tout prix, manipuler les esprits, agir sur les sentiments et finir
par « faire croire » (persuader) ce qu’il a programmé de faire
croire. Dans cet acte de persuasion, il y a donc de la séduction
et de la manipulation.
En résumé, nous pourrions dire que le verbe qui nomme de
manière précise l’art de l’orateur, c’est plutôt « persuader », et
non « convaincre », et que « persuader » implique « bien dire »,
« plaire » et « séduire »25.
La rhétorique serait ainsi tout à la fois l’art de persuader et
l’art de bien parler.

6- La rhétorique, c’est la distance à négocier


Michel Meyer avance, pour sa part, une définition plus géné-
rale, mais non moins pertinente, de la rhétorique : « c’est la
négociation de la distance entre des hommes à propos d’une
question, d’un problème »26. Définition très intéressante qui, en
parlant de distance entre les sujets, signifie que la rhétorique est
d’abord la rencontre entre des hommes et qu’elle est ensuite « la
rencontre des hommes et du langage dans l’exposé de leurs
différences et de leurs identités »27. C’est ce langage, ce « me-
dium », qui, grâce à sa rationalité ou à l’affectivité qui puisse le
marquer, décide de cette distance séparant les uns des autres et
qu’il peut soit réduire, soit accroître, soit encore maintenir telle
qu’elle est. Tout dépend de l’intention de l’orateur : Michel
Meyer cite ici l’exemple du procureur « qui compte susciter
l’indignation voudra empêcher tout rapprochement, toute identi-

25
Sur « convaincre et persuader », lire Florence Balique, op. cit., pp. 10-13.
26
Op. cit., p. 22.
27
Ibid.

21
fication entre l’accusé et les jurés »28 (Distance augmentée). Il
cite ensuite le cas de l’avocat « qui plaide en faveur des cir-
constances atténuantes [et qui] va s’efforcer de trouver des
points de contacts, des ressemblances, entre ces jurés et
l’inculpé »29 (distance réduite).
Ici, ce qui définit la rhétorique, ce n’est pas tellement la per-
suasion, mais c’est plutôt la distance en elle-même, c’est-à-dire
la relation s’établissant entre l’émetteur et le récepteur, via le
langage et les trois pôles essentiels le déterminant (l’ethos, le
pathos et le logos), et que le discours de l’orateur et sa réception
pourrait conduire à l’entente et à la persuasion, comme il pour-
rait la maintenir dans la différence et le malentendu. Ce qui est
essentiel ici, c’est cette relation et le jeu rhétorique qu’elle sus-
cite, et non pas la fin de l’acte rhétorique qui est « persuader »
ou « plaire ».
Dans son dernier ouvrage Pour une nouvelle théorie des fi-
gures, Joëlle Gardes Tamine, commentant cette définition de
Michel Meyer écrit :
Négocier, c’est bien en effet poser deux thèses contraires,
deux antilogies, et tenter de ramener l’une à l’autre ou de
trouver un point intermédiaire d’accord. Cette négociation
intervient d’une certaine façon à chaque prise de parole, en
dehors même des lieux de la parole institutionnalisée,
comme la chaire, la tribune, le barreau, chaque fois qu’elle
prend en compte l’autre pour construire une image de soi
propre au moins à retenir son attention30.

7- Le vrai, le vraisemblable, la doxa


Pour persuader, c’est-à-dire pour faire croire, manipuler, agir
sur la volonté de son public, le rhéteur apporte des preuves qui
ne sont pas nécessairement de l’ordre de la vérité, c’est-à-dire
de la certitude, de l’adéquation au réel, de la démonstration
mathématique des faits, mais qui procèdent de l’ordre du vrai-
semblable (eikos).

28
Ibid.
29
Ibid.
30
Paris, Puf, Coll. « L’interrogation philosophique », 2011, p. 13.

22
Qu’est-ce que le vraisemblable ?
Ce mot vient du mot latin « Versimilis » et se compose de
« vrai » et de « semblable ». Petit Robert en donne les défini-
tions suivantes : « qui est considéré comme vrai », « qui semble
vrai », « qui correspond apparemment à l’idée qu’on se fait du
réel », « qui a l’apparence de la vérité ». Ce dictionnaire men-
tionne 3 autres adjectifs ayant presque le même contenu séman-
tique que « vraisemblable » : « crédible », « croyable » et
« plausible ».
Aristote, lui, en définissant ce que cherche la rhétorique, uti-
lise l’adjectif « probable » : « Le propre de la rhétorique, c’est
de reconnaître ce qui est probable et ce qui n’a que l’apparence
de la probabilité ».
Ruth Amossy écrit que
le vraisemblable et l’opinable constituent (…) l’horizon de
la rhétorique (…). En bref, on peut dire que pour la rhétori-
que classique, la parole a une force qui s’exerce dans des
échanges verbaux au cours desquels des hommes doués de
raison peuvent (…) amener leurs semblables à partager
leurs vues en se fondant sur ce qu’il peut paraître plausible
et raisonnable de croire et de faire31.
Ce qui semble vrai, ce qui peut paraître plausible, ce qui a
l’apparence de la probabilité, correspond en fait à l’ensemble
des opinions, des idées et des représentations sur lesquelles
s’accordent tous les hommes ou, du moins, leur majorité. C’est
ce qu’on peut résumer par « le sens commun » et qu’on désigne
par le terme d’origine grecque « Doxa » (signifiant « Opi-
nion »)32 employé aussi par Joëlle Gardes Tamine, quand elle
note que « le domaine de la rhétorique est l’opinion, la doxa, le
vraisemblable, et non la certitude »33.
Terme aujourd’hui littéraire aussi, puisqu’il « est au cœur de
différentes procédures de vraisemblance »34 littéraires, tels que
le théâtre, le roman et la poésie, « doxa » est employé pour dési-

31
Ibid., p. 9.
32
Dictionnaire d’analyse du discours, op. cit., p. 197.
33
Ibid., p. 19.
34
Emmanuel Bury, in Lexique des termes littéraires, dir. Michel Jerrety,
Paris, LGF, Coll. « Le Livre de Poche », 2001, p. 140.

23
gner précisément « le cadre de vraisemblance dans lequel se
construit toute argumentation rhétorique », précise Emmanuel
Bury qui ajoute que « c’est tout ce qu’un public donné peut
considérer comme vrai, ou probable »35.
La définition donnée par Christian Plantin dans Dictionnaire
d’analyse du discours, pourrait nous éclairer davantage sur le
sens de « Doxa » : « La doxa correspond au sens commun,
c’est-à-dire à un ensemble de représentations socialement pré-
dominantes, dont la vérité est incertaine »36.
Ajoutons : mais qui tirent la valeur et l’autorité qu’elles ap-
portent aux preuves, de l’orateur, du fait qu’elles soient parta-
gées par le plus grand nombre de personnes ou par des « per-
sonnes socialement en évidence »37, constituant des autorités
morales.
Comme la vérité à laquelle prétendent la philosophie ou la
science et au nom de laquelle Platon par exemple a attaqué la
rhétorique, ne peut être absolue, Aristote a fait de la doxa le
principe même de la force de la rhétorique qui l’inscrit dans
l’humain, le relatif ou le pluriel, et l’ouvre au débat et à la
controverse : « La spécificité, la limite et aussi la force de la
rhétorique, écrit Georges Molinié, viennent (…) de sa logique
relative ou de son relativisme logique »38. À chacun sa vérité.
Mais d’un autre côté, si la doxa a été considérée comme la
faiblesse majeure de la rhétorique, c’est qu’elle pourrait être
mobilisée pour favoriser la manipulation des esprits et la per-
suasion par ce qui n’est pas la vérité établie et confirmée, mais
par ce qui est seulement l’apparence de la vérité et que
l’opinion publique a entériné, malgré son caractère probable,
approximatif, imprécis ou carrément fallacieux.
Ce qui compte le plus pour l’orateur, ce n’est pas la vérité de
son argument, mais son efficacité, sa nature pragmatique, sa
visée persuasive qui se réalise, non pas dans l’absolu, mais dans
le cadre d’un système de valeurs déjà établi dans la société.

35
Ibid.
36
Ibid., p. 196.
37
Ibid. p. 196.
38
Op. cit., p. 18.

24
Comme exemple de doxa, Aristote indique « Un fils aime
son père »39 qui correspond à « ce qui arrive le plus souvent, ce
qui présente donc une forte probabilité, et qu’on peut présumer
sauf preuve du contraire »40.
Olivier Reboul donne aussi cet autre exemple de la doxa :
« chacun admet sans preuve, de nos jours, que le chômage est
un fléau ; c’est celui qui soutiendrait un jugement de valeur
contraire qui devrait le prouver »41.

8- Rhétorique, liberté et anti-violence


À sa naissance dans l’Antiquité grecque, la rhétorique fut,
non pas le produit du totalitarisme, mais plutôt le fruit de la
démocratie athénienne qui institua le droit à la libre expression
pour les citoyens libres. En tant que libre exercice public de la
parole présupposant le libre exercice du jugement et la possibi-
lité pour l’auditoire de contredire l’orateur ou, au contraire, de
lui donner son assentiment sans y être astreint par des moyens
coercitifs ou violents, la rhétorique a été le pur produit de la
Cité libre (la polis) où, précise Ruth Amossy, « Les décisions
publiques appelaient un débat, permettaient la bonne marche de
la justice à travers le maniement de la controverse et le bon
fonctionnement de la démocratie à travers la pratique de la pa-
role publique »42.
Et même si quelquefois, pour remporter l’adhésion de son
auditoire, l’orateur procède à quelque manipulation des esprits,
ses interlocuteurs demeurent libres d’accepter ou de refuser les
affirmations ou conclusions que son discours établit, et conti-
nuent, pour peu qu’ils réfléchissent, à jouir de leur liberté de
choix.
C’est dans les périodes de liberté et de tolérance, comme par
exemple pendant la démocratie athénienne, que la rhétorique
politique s’épanouit et porte ses fruits. Mais quand la parole est
étouffée, quand le libre débat public fait défaut, la rhétorique se

39
Cite par Olivier Reboul, op. cit., p. 48.
40
Ibid.
41
Ibid., p. 171.
42
Op. cit., p. 8.

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