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&

R. RINGENBACH

DIEU EST MUSIQUE

« Essais »

LES ÉDITIONS DU CERF


29, bd La Tour-Maubourg, Paris
1983

J- /S/ \
3( Sttastowî ! x

Sk 7/7
Attaquer, lorsqu’il
le faut
Défendre, quand cela
s’impose
Mais jamais, jamais
mépriser
Aimer, aimer, aimer...
Mozart

Pour toi
TABLE GENERALE

Chapitre I
LE DOUTE ?
Mais il y a la folie de l’amour

Chapitre II
MOZART
J’écoute l’Ave verum
Chapitre III
MOZART
Chemin de l’Absolu
Chapitre IV
MOZART
Le pardon, plus haute forme de l’amour
I
LE DOUTE ?

Mais il y a
la folie
de l’amour

« Dieu est musique », c’est là plus


qu’un « thème»»«. C’est un sujet si
délicat à traiter, si fragile à manier qu’il
faut se donner quelques garanties de
méthode et de rigueur ; mais ces deux
termes doivent être pris eux-mêmes en
un sens musical ! C’est dire qu’il faut
d’emblée essayer de chercher cette
presque impossible transparence que
la musique de Dieu nous propose à
travers la musique des hommes.

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DIEU EST MUSIQUE

La science, avons-nous appris, naît de


l’étonnement. Car l’étonnement engendre
des questions. Et les questions exigent et
suscitent des réponses. C’est dans les ré­
ponses que peut se glisser et, parfois, que doit
se glisser le doute. Questionner et douter ne
relèvent pas, à mon sens, de la même
modulation de l’intelligence.
Le doute, à son tour, est divers. On peut
l’employer comme instrument systématique
d’une recherche exigeante, jusqu’au moment
où l’évidence éclate, et son émerveillement.
Mais il peut arriver aussi que le doute
l’emporte, qu’il submerge la volonté au point
qu’il peut devenir l’alibi le plus pernicieux qui
empêche l’intelligence de questionner vrai­
ment, sans parti pris et sans peur. Qu’est-ce
qui peut alors transformer le doute ? rendre
à l’intelligence son activité et à la volonté sa
liberté ?
Je crois que seul l’amour le peut, l’amour
qui imprègne l’intelligence et la rend
aimante.
Le doute a, en effet, un rôle tout à fait
nécessaire dans la vie du croyant, puisque la
foi n’a pas l’évidence de ses réponses. Il est
non moins certain que le croyant doit être
un inlassable, un infatigable questionneur de
Dieu ; qu’aucune réponse ne doit le laisser
en repos, parce qu’aucune réponse, aucune

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/
MAIS IL Y A LA FOLIE DE L’AMOUR

formulation n’est ici adéquate à la réalité que


l’on questionne : Dieu lui-même.

Mais comment peut-on le faire sans trop


de péril et sans infatuation ? Grâce à Dieu,
encore, grâce à l’un des dons de son amour :
l’espérance. C’est pourquoi, pour dire mes
doutes et les cerner au mieux, je ne me
connais pas de meilleure voie que d’interro­
ger l’espérance. Car l’espérance humaine est
infiniment diverse. Pourquoi ? Pourquoi un
don de Dieu module-t-il de tant de manières
et porte-t-il tant de désirs différents ?
Pour tenter de répondre, il me faut ques­
tionner Dieu ! sa révélation et sa parole ; sans
oublier, cependant, que sa parole se présente
toujours en une parole humaine, transmise
par des hommes et portant, aussi, les propres
désirs de celui qui transmet. C’est donc seule­
ment une incessante confrontation des paroles
de Dieu tout au long de sa révélation qui
permettra de discerner, si elles existent, des
étapes de purification, des exigences de trans­
parence et d’intériorisation, toutes conditions
pour que l’émerveillement redevienne possi­
ble. Car on pressent bien qu’à chaque étape
le doute est présent, compagnon fidèle, portée
sur laquelle vont s’inscrire les notes de l’espé­
rance pour que puisse « chanter », enfin, la
musique unique de l’amour.

13
DIEU EST MUSIQUE

En toute première approche, il semble que


l’espérance soit née d’une promesse, très ténue
encore, et indirecte et conséquence d’un
échec. Ayant mésusé de la liberté qui lui
conférait sa qualité « d’image » de Dieu,
l’homme se découvre démuni, désarmé, seul,
en un mot : nu. Dieu intervient, énonce les
conséquences de toute l’affaire et déclare,
non pas à ceux qui se sont laissé tenter mais
bien au tentateur, que ce sont les « tentés »
qui triompheront du « tentateur » (cf. Gn 3,
15 sv).

Puis Dieu protège Caïn, se repent d’avoir fait


l’homme, 5 'afflige de la méchanceté de l’hom­
me, s'émeut de ce que Noé marche avec lui,
fait périr toute chair, se souvient de Noé, se
promet de ne plus jamais maudire la terre à
cause de l’homme, de ne plus jamais frapper
les vivants. Et Dieu scelle cette promesse d’une
alliance. Il semble que ce langage qui prête
à Dieu des sentiments, une psychologie, outre
qu’il ouvre de profondes perspectives sur le
cœur de Dieu (à partir de son image,
l’homme), permet aussi de comprendre ceci :
tout se passe comme si Dieu invente alors
l’espérance pour en déposer le germe en
l’homme, et qu’il le fait en tenant compte des
besoins de l’homme qu’i/ paraît découvrir. Tout
se passe comme si Dieu découvrait à mesure
14
MAIS IL Y A LA FOLIE DE L’AMOUR

que l’homme était plus terrorisé que son


comportement ne le laissait apparaître, qu’il
était prématuré de lui dire : sois libre,
tiens-toi debout - car, étant créature, il lui
fallait apprendre la liberté ; qu’il était vain de
lui laisser porter la totale responsabilité du
message de sa liberté - puisque celle-ci, étant
fragile, était presque « appelée » à faillir ;
qu’il était, enfin, contradictoire avec sa vo­
lonté (son amour) d’anéantir ce qu’il avait
fait.
D’où la naissance de l’espérance qui engen­
dre la première promesse : l’échec sera
surmonté et l’homme, image de Dieu, triom­
phera de cet échec. Puis la précision de la
promesse : Dieu ne détruira plus la vie qu’il
avait faite. Il s’agit là de promesses que Dieu
se fait à lui-même, en prenant sa créature
pour témoin ; premier jalon pour enlever la
terreur du cœur de l’homme.

Le jalon suivant sera d’une extrême impor­


tance : il s’agit cette fois d’une promesse faite
à l'homme, et Dieu se prend lui-même pour
témoin. C’est la prodigieuse « histoire »
d’Abraham, dont je retiens seulement, ici, la
promesse : « Je ferai de toi un grand peuple,
je te bénirai, je magnifierai ton nom, qui
servira de bénédiction, etc. » (Gn 12, 2). Un
peu plus tard, la promesse se précise : « Tout

15
DIEU EST MUSIQUE

le pays que tu vois, je le donnerai à toi et à


ta postérité pour toujours. Je rendrai ta
postérité comme la poussière de la terre »
(Gn 13, 15).

La promesse à l’homme, suscitant son


espérance, est donc la promesse d’une terre,
d’une descendance, d’un peuple. Et Dieu
maintient solide sa promesse aux yeux du
peuple, à travers vents et marées ! Lorsque
la terre est perdue, le peuple réduit en
esclavage, sa descendance compromise, Dieu
suscite un sauveur : Moïse. Lorsque la terre
est à nouveau en danger, il choisit David qui
conquit son royaume et rassembla son peu­
ple ; et la promesse de la descendance
devient, cette fois, messianique : c’est un
sauveur, un messie, qui naîtra de la race de
David. Lorsque le peuple sera de nouveau en
danger, et cette fois non plus seulement dans
sa cohérence politique, mais dans sa fidélité
et sa confiance à l’endroit de la promesse,
Dieu suscite Isaïe, Jérémie, Amos, Osée... Et
quand il ne réussit pas dans son interpellation
directe, il laisse faire les choses : la cohérence
politique vole en éclat, le peuple est emmené
en exil et, du coup, se souvient de la
cohérence plus profonde qui fonde et struc­
ture son existence : la relation entre sa fidélité
et la promesse de Dieu.

16
MAIS IL Y A LA FOLIE DE L’AMOUR

Le même processus se poursuit, sans cesse


recommencé, à travers toutes les tentations,
de tous ordres, que rencontrera le peuple de
la promesse, le peuple porteur de l’espé­
rance. Et ces tentations portent, historique­
ment, des noms : Moabites, Elamites, Babylo­
niens, Assyriens, Egyptiens, Perses, Grecs (il
s’agissait non d’assimiler ni de se laisser
assimiler ; il s’agissait d’aimer). A travers ces
affrontements douloureux cheminait toujours
la fidélité de Dieu à sa promesse. Le peuple
finit par s’en convaincre au point de se
tromper sur le sens : Dieu intervenait tou­
jours, pour que jamais le « tentateur »
(qu’on le nomme Perse, Egyptien, Assyrien...)
ne l’emporte; à travers 1’« épreuve » le
« tenté » triomphait ! Ainsi raisonnait ce
peuple à la nuque de plus en plus raide. Dieu
choisit de se taire. Il n’y eut plus de
prophètes. Le temps était venu pour décou­
vrir, par d’autres voies, que la cohérence
fondamentale était dans la fidélité à une
promesse, mais que cette fidélité ne pouvait
pas inventer ses propres lois, n’avait pas à
moduler à sa fantaisie. Réponse à une
promesse de Dieu, elle était elle-même portée
par Dieu.
Et on allait découvrir, mais toujours dans
l’histoire et donc dans l’incohérence des
événements, des cultures, des langues, des

17
DIEU EST MUSIQUE

arts, des politiques, que Dieu tenait avec


amour à réaliser ce que son amour avait
décidé et proposé. Mais il faut croire que
l’homme avait toujours peur et que la
blessure initiale n’était toujours pas guérie.

Vient la croix. Signe absolument déconcer­


tant. Espérance pour les uns, pierre d’achop­
pement pour les autres : comme celui qui s’y
trouvait suspendu. Mais ce signe contradic­
toire qu’était la croix s’accompagnait de cette
parole : Dieu est Amour. Et cela ne pourra
plus être oublié.
L’amour, en effet, tient compte de celui qui
est aimé, de son état, des circonstances où
il se trouve, de ce qu’il peut comprendre, de
ce qu’il peut vivre ; il se glisse dans ses
cheminements pour le prendre là où il se
trouve afin de l’amener là où il pourrait être.
C’est pourquoi l’amour est déconcertant si
l’on observe ces cheminements. C’est pour­
quoi Dieu paraît déconcertant : parce qu’il
est aimant. Et qu’aimant, il ne violente pas,
mais apprend, enseigne, séduit, prenant
l’homme où il se trouve, tenant compte de
sa peur d’aimer et d’être aimé par Celui dont
il a déformé l’image. Et dans cette voie, Dieu
est allé jusqu’à vouloir « apprendre » par
lui-même ce qu’est, pour un homme, d’avoir
peur d’aimer et d’être aimé.

18
MAIS IL Y A LA FOLIE DE LAMOUR

De sorte que l’espérance, répercussion en


nous de l’approche amoureuse de Dieu, est
tout à la fois :
- aussi diverse, voire contradictoire, que les
hommes le sont en eux-mêmes et entre eux ;
- aussi cohérente que Dieu l’est en lui-même.
Elle est incohérente et cohérente, unique
et multiple, une et diverse, comme toute
réalité qui établit une relation entre Dieu et
nous, une relation dont Dieu a l’initiative,
dont il est l’origine et la fin ; on peut appeler
ces relations, les nommer, les cerner, les
inventorier : la foi, l’espérance, l’amour. Mais
l’ayant fait, on s’aperçoit que les mots sont
trop courts, les concepts piégés, les raisonne­
ments indigents. C’est que la réalité qui
établit ces relations n’est autre que Dieu
lui-même.

S’agissant de Dieu, il importe de respecter,


comme lui, l’infinie diversité de ces relations
innombrables. Il ne nous a pas demandé de
juger de leur cohérence. Il nous a demandé
de l’aimer et de nous aimer les uns les autres.
Il appartient à l’espérance de laisser Dieu
faire son travail ; il appartient à l’amour d’y
participer ; il appartient à la foi de croire que
Dieu fait son travail et qu’il sollicite le nôtre
pour achever le sien.
C’est pure folie...
19
DIEU EST MUSIQUE

Mais c’est cette folie qui fait s’effondrer


tous mes doutes ! Là encore, les mots sont
indigents : « s’effondrer » exprime mal ce
que je tente de dire. Il se passe, en vérité,
quelque chose de plus mystérieux et qui
m’échappe pour beaucoup. Quand j’examine
une « réponse » qu’on me fait sur le mystère
de Dieu, j’ai beau douter de son adéquation,
m’irriter même de sa prétention, je perçois
à travers elle la « musique » qu’elle cherche
à faire entendre. Qu’importe si elle n’en
retient que quelques notes ; celles-ci portent
assez d’amour pour que la « réponse » en
question me devienne transparente et que
mon doute à son sujet se transfigure lui-
même et participe à la musique que l’une et
l’autre pressentent. Mais que l’on veuille me
faire admettre que quelque « réponse » que
ce soit, théologique, philosophique, dogmati­
que, porte et transmette toute la musique de
mon Dieu, alors je ne doute plus : je refuse
cette incommensurable prétention, cette bê­
tise sans nom qui fait de Dieu un imbécile
et de son amour une chose connue, invento­
riée, sans surprise, sans émerveillement.

L’accepter serait d’ailleurs se livrer à un


doute autrement pernicieux. J’appelle perni­
cieux le doute qui ne se limite pas à
désarticuler les mots et les formules pour en
20
MAIS IL Y A LA FOLIE DE L’AMOUR

mieux pénétrer le sens, mais qui tend à


détruire la musique qu’ils portent et qui les
porte. Et cela peut arriver quand de « ques­
tionneur » on se limite à être un « douteur »
qui doute pour douter et non pour aimer.
C’est, peut-être, quand les chrétiens devien­
nent des « répondeurs », en oubliant ou en
n’osant plus être des « questionneurs » -
témoins responsables de leurs questions en ce qu’ils
se montrent capables d’aimer -, c’est peut-
être alors qu’ils suscitent en eux-mêmes et
dans les autres une manière de douter qui
s’effondre dans une puérile insatisfaction.
Laquelle détruit la capacité même de douter
vraiment.

Il en va de même quand j’interroge les


hommes. Aucune réponse ne m’est évidente.
Mon doute est universel, quelle que soit la
dimension humaine que j’affronte : l’écono­
mique, la politique, la religieuse... Mais que
je découvre, que je rencontre ne fut-ce
qu’une étincelle d’amour, alors «j’entends »
la musique, alors je recueille précieusement
les' quelques notes présentes, alors je sens
battre les ailes encore fragiles de l’espérance,
alors je « sais » que Dieu, mon Dieu, est bien
le fou que mon amour pressent et que je
commence, enfin, à être un peu fou, moi
aussi, à son image et à sa ressemblance.

21
DIEU EST MUSIQUE

Pourquoi je prétends « savoir » cela et,


sachant qu’il y a une bonne part de projection
de mon désir, pourquoi j’ose m’en réjouir ?
Parce qu’un homme, nommé Jean, ayant
« entendu » la musique de celui qui l’aimait
et qu’il aimait, Jésus de Nazareth, ayant
« compris » à son contact que connaître c’est
aimer et qu’aimer c’est connaître, ce Jean a
dit et écrit les trois mots les plus fulgurants
qui aient jamais déchiré notre peur, notre
doute, notre solitude, et, en même temps,
transfiguré notre capacité d’aimer : Dieu est
amour.
Et je voudrais ajouter, puisqu’il s’agit de
« mon » doute, que cet amour est tendresse
et miséricorde, tendresse miséricordieuse. Et
que cette tendresse est musique. Dieu est
musique.

22
Il
MOZART

J’écoute
l’Ave verum

J’écoute YAve verum. Je rentre à l’instant


d’un concert où, dans l’église de P., on a
donné deux messes de Mozart — les Moineaux
et celle du Couronnement. Toutes les notes
étaient « présentes ». Il ne manquait que...
Mozart.
Et pourtant, je suis heureux qu’on ait pu
l’entendre. Mais je persiste toujours à croire
qu’on peut faire encore mieux en le faisant
bien entendre. Le quelconque, j’allais dire la
médiocrité, ne fera jamais accéder à la
musique. Et celle de Mozart est « inflexible »
et « infléchissable » en la matière. A cet
homme tu as donné d’entendre. Prodigieuse­
ment. Tu lui as donné, aussi, de pouvoir
transmettre. Mais tu ne lui as pas facilité la
besogne. Il a accompli l’effroyable. Il a
travaillé, comme peu d’hommes ont travaillé.
J’imagine parfois que la « machine » l’eût
23
DIEU EST MUSIQUE

reposé. Il a préféré « reposer » les autres en


leur donnant, sans arrière-pensée, sa musi­
que. La tienne ?

Ainsi de ceux qui interprètent ta parole.


Oui, il faut faire tout ce travail. Tes approches
sont difficiles ; et tu sais si bien te cacher pour
qu’on te trouve mieux. J’aimerais pouvoir le
dire.

L’étonnante épreuve est, quand je parle de


toi, qu’on t’entende vraiment. Oui. Epreuve ?
Parce qu’un être t’aimera, ou t’aimera davan­
tage ; parce que j’en sors épuisé. De sorte que
j’ai parfois l’impression que nous ne pouvons
nous passer l’un de l’autre ! Ni moi de toi, ce
qui pourrait paraître « normal » (alors que
c’est probablement là que gît le mystère de
ton amour. Celui que tu me donnes pour
t’aimer) ; ni toi de moi, ce qu’il paraît préten­
tieux d’affirmer (alors que c’est probablement
le secret de ton amour). Il me manque
beaucoup d’amour sans doute !

Mais qu’as-tu fait, que ferais-tu à ma place ?


Je sais. Mourir sur la croix. A trente-six ans.

Et, dans ta parole, je retrouve tout à la fois


la prétention humaine, la détresse, la joie...
comme si tu avais découvert qu’on ne réussit
J'ÉCOUTE L'AVE VERUM

pas à être un homme et qu’il te fallait toute


l’humanité pour le devenir.

Eh oui ! Les noces de Cana, la croix ; la


médiocrité des uns, la générosité des autres.
Et tu as appris, n’est-ce pas, que les médio­
cres peuvent être généreux (mais il faut
quelque temps pour les en convaincre) et que
les généreux peuvent être médiocres (mais
il faut beaucoup de temps pour les en
persuader).

Mozart a écrit d’énormes farces. Il a même


utilisé la grossièreté (mais non la vulgarité).
Surtout quand il « sortait » d’une intense
brûlure musicale. Ta brûlure peut-être ? Les
canons dits « scatologiques » ; mais aussi
l’adagio en si mineur ; des chansons à boire,
mais aussi le concerto « du Couronne­
ment ». Des divertissements, mais aussi la
grand-messe en ut mineur. Et dans les opéras,
toutes les facettes sont présentes. C’est bien
pourquoi sa musique, restant toujours belle,
simple, harmonieuse, limpide, est si difficile
à « interpréter ».

Cela ne te rappelle rien ?


Dis, mon Seigneur, cela ne te rappelle
rien ?

25
DIEU EST MUSIQUE

P. S, Le secret ultime ne serait-il pas de t’être


livré aux mains de tes « interprètes » ?

26
Ill
MOZART

Chemin de l’Absolu

« Dieu est musique » : c’est dire tout


aussitôt qu’il a besoin d’être interprété,
qu’il lui faut des interprètes, sinon la
musique ne se pourra faire entendre.
L’interprète par excellence est Jésus
de Nazareth. Par lui et en lui, nous
devenons tous des interprètes de Dieu.
Jean est l’interprète singulier de Jésus.
Vient Mozart : sa musique est une
très étonnante interprétation du mys­
tère que Jésus nous a révélé. Ce
mystère nous redevient accessible,
comme dans l’Evangile de Jean. Voilé,
mais accessible. Mais est-ce Mozart qui
chemine vers Dieu ? n’est-ce pas plutôt
Dieu qui s’avance vers lui ?
27
DIEU EST MUSIQUE

« On nous rapporte que l’enfant Mozart,


traîné dès l’âge de six ans à travers toute
l’Europe, exhibé comme un chien savant
devant les rois, comblé d’encens, de cadeaux,
de câlineries, posait souvent cette ques­
tion naïve à ceux qui paraissaient s’intéres­
ser à lui : “ M’aimez-vous ? m’aimez-vous
vraiment ? ” »
Après la réponse affirmative, il acceptait de
se mettre au piano et commençait à jouer...
Il faut l’aimer pour l’entendre L

Karl Barth, l’un des très grands théologiens


de notre siècle se demandait si l’on devait
« recourir à d’impuissants superlatifs pour
comprendre et faire comprendre aux autres
qui est cet homme ». Lui-même ne put y
échapper et il fait remarquer, à titre de
décharge : « Qui a quelque peu découvert
Mozart risque, en cherchant à parler de lui,

1. La citation est tirée de H. Ghéon, Promenades avec Mozart


(Desclée de Brouwer, 1907). Toutes les autres citations
seront extraites de l’admirable petit livre que Karl Barth a
consacré à Mozart (Labor et Fides, 1969). Avant de
poursuivre, je suggère au lecteur, s’il en a la possibilité,
d’accompagner cette lecture de l’audition de quelques
œuvres de Mozart que j’indiquerai. Ici même, il conviendrait
d’écouter le 2e mouvement du Concerto pour piano n° 21
en ut majeur. On peut utiliser la version qu’en donne Geza
Anda (disque Deutsche Grammophon) et qui existe aussi en
mini-cassette. Mais si vous avez la chance ae posséder le 20e
concerto en ré mineur, par Edwin Fischer, alors n’hésitp-?
pas : écoutez-le !

28
CHEMIN DE L’ABSOLU

de balbutier des mots ineffables. » Et de citer


des exemples. Ainsi Sôren Kierkegaard, le
philosophe danois qui, pas plus que Barth,
n’était un esprit léger ou puéril, mit un jour
« tout le clergé en émoi, depuis le marguillier
jusqu’au consistoire, pour le sommer de
reconnaître que Mozart était le plus grand
parmi les grands hommes - sans quoi il
“ sortirait ” (de leur église), prendrait ses
distances par rapport à “ leur foi ” et forme­
rait une secte “ qui ne se contenterait pas de
vénérer Mozart par-dessus tout, mais le
vénérerait lui seul ” ». Goethe, cet homme
si pondéré, l’a considéré comme un miracle
inégalable, « au point que » son conseiller
muscial, Karl Friedrich Zeller, lui dit un jour,
excédé : « On dirait qu’après Mozart per­
sonne n’a plus le droit de composer, de
mourir et de trouver la paix. » Le voltairien
athée, Friedrich Melchior Grimm, devant
lequel l’enfant Mozart avait joué à Paris en
1763, déclarait après l’audition: «Je vois
venir le moment où cet enfant me tournera
la tête si je l’entends encore. Il me fait
comprendre que l’on résiste difficilement à
la folie, quand on se trouve devant un
miracle. »
Même émerveillement chez les musiciens :
Haydn, du vivant de Mozart, plus tard
Rossini, Gounod, plus récemment Arthur

29
DIEU EST MUSIQUE

Honegger, Ernest Ansermet « usent souvent


de balbutiements enthousiastes quand ils en
viennent à parler de ce compagnon de leur
art ». Et Richard Wagner, dont la musique
est aux antipodes de celle de Mozart, avoue
pourtant « que c’est dans Mozart qu’il a
trouvé sa conception symphonique de l’opé­
ra », et déclare : « Le plus prodigieux génie
l’a élevé au-dessus de tous les maîtres, dans
tous les siècles et dans tous les arts. »

Karl Barth, encore lui, ayant noté que


Mozart n’aimait guère les protestants dont la
religion « lui semblait trop cérébrale »,
ajoute cette étonnante remarque : « Zwingh
[le réformateur suisse], qui vivait dans cette
chrétienté du xvie siècle, aurait sans doute
admis, comme il l’a fait pour toutes sortes de
païens fervents, que [Mozart] jouissait d un
accès direct auprès de Dieu. » S’étant ainsi
abrité, Barth déclare pour son propre
compte, faisant foin de toutes les pudeurs :
« De toute manière il faudrait tenir compte
d’une relation directe et très spéciale entre
Dieu et cet homme. “ Que celui qui a des
oreilles pour entendre, entende. ” » Enfin,
Henri Ghéon termine ses Promenades avec
Mozart par cette phrase : « Il faudra oublier
Mozart pour rapprendre à aimer les autres

30
CHEMIN DE L'ABSOLU

Eh bien, non I M’étant soigneusement


couvert de noms illustres, tant de musiciens,
que de poètes, que de penseurs, il me faut,
à mon tour, me démasquer. Je dis non à la
conclusion de Ghéon parce que, précisément,
Mozart me fait aimer les autres. Le premier
biographe de Mozart, le professeur Franz
Niemetschek de Prague, a une formule beau­
coup plus juste : « Celui qui a pris goût à
Mozart, écrit-il, se contentera difficilement
d’une autre musique. » Cela est vrai. Et il
faudra dire pourquoi.

Le regard d’un enfant

Lorsqu’on écoute Mozart, on constate


d’abord ceci : Mozart ne s’impose pas.
Plus exactement, il ne vous impose pas sa
musique. Il vous la donne, il vous la livre
comme un précieux trésor ; vous êtes libre
d’accepter ou de refuser. Il peut bien arriver
qu’on passe à côté d’un trésor sans le voir :
on peut passer à côté de Mozart sans
l’entendre. Il peut même arriver qu’on voie
le trésor mais que l’orgueil, la suffisance, ou
la médiocrité empêchent de le ramasser et de
le prendre. Pour découvrir un trésor, le voir,
l’apprécier, il n’est rien de plus efficace, si
j’ose dire, que le regard d’un enfant. Ce n’est

31
DIEU EST MUSIQUE

pas que l’enfant serait naïf! comme le croit


souvent la sagesse rabougrie des adultes qui
passent, sans les voir, à côté de trésors qui
émerveillent l’enfant. Il est vrai que « là où
est ton trésor, là est ton cœur ». Les trésors
que je découvre sont à la mesure de mon
cœur : si j’ai le cœur large et magnanime, je
découvrirai, sur le chemin de ma vie, des
trésors précieux et généreux ; si j’ai le cœur
étroit et médiocre, je prendrai pour pierres
précieuses de vulgaires cailloux. L’enfant, lui,
s’y trompe rarement : il dispose du mysté­
rieux pouvoir de voir plus qu’il ne voit, de
découvrir la face invisible des choses et des
gens ; il n’est nullement dupe du clinquant
et du brillant, mais il adore s’en amuser. Il
voit aussi, mais sans savoir qu’il voit, le côté
obscur des êtres ; il ne s’en effraie pas, car
il dispose d’un autre mystérieux pouvoir : son
regard transforme ce que l’enfant regarde.

C’est pourquoi il regarde parfois avec une


étrange intensité, sans ciller, fixant, les yeux
grands ouverts, telle personne qu’il ren­
contre. Et il existe des gens, nombreux, qui
sont tout à fait incapables de soutenir le
regard d’un enfant. Ils ont raison : ils
risqueraient d’en être transformés. C’est
extrêmement dangereux, le regard d’un en­
fant. Il ne le sait pas, mais celui qu’il regarde

32
CHEMIN DE L’ABSOLU

sait qu’aucun masque ne lui résiste, qu’au­


cune façade ne peut tenir. C’est pourquoi l’un
des soucis de l’éducation est d’apprendre aux
enfants à ne pas fixer les adultes : c’est
extrêmement impoli, cela ne se fait pas.
L’enfant baisse les yeux, et l’adulte peut
respirer en paix. Imaginez ce que deviendrait
un monde où les responsables de la politique,
de l’économie, des arts, seraient obligés de
soutenir le regard des enfants.

Il est probable, s’ils tentaient l’expérience,


qu’ils se détourneraient bien vite, en haussant
les épaules et en grommelant entre les dents :
ce n’est pas sérieux, un enfant ! A moins que
ça ne le soit trop.

L’enfant avait proposé un don précieux,


sans même le savoir et c’est pourquoi le don
est précieux. Mais la « grande personne » l’a
refusé, par quelque étrange peur ; pour s’en
excuser elle déprécie le don qui lui avait été
proposé. C’est très exactement ainsi que l’on
peut refuser la musique de Mozart. Car je n’ai
pas quitté Mozart un seul instant en parlant
du regard de l’enfant. Sa musique est bien
cela, en effet : le regard d’un enfant, avec son
étonnante intensité, sa lumière profonde et
insondable. C’est pourquoi j’ai dit que
Mozart vous livre sa musique comme un don

33
DIEU EST MUSIQUE

sans restriction ; c’est pourquoi aussi je dois


ajouter que sa musique ne se livre pas
facilement, ni aussi rapidement que, parfois,
on le prétend ; mais la raison ne tient pas à
sa musique, elle tient à l’auditeur qui n’ose
pas, ou qui ne peut pas, l’accueillir : c’est lui
qui est incapable de se livrer ; alors la
musique, elle non plus, ne peut se donner.
Et comme elle n’existe que pour être donnée,
elle disparaît pour celui qui n’a pas eu
d’oreilles pour l’entendre, pas de cœur pour
la recevoir. Telle est la musique de Mozart.

D’autres, à ce moment-là, s’imposent, vous


font violence, cherchent à vous séduire,
s’insinuent, vont jusqu’à s’abaisser pour vous
plaire. Les plus grands parmi les composi­
teurs (et que dire des interprètes !) n’y ont
pas échappé.

Qu’est-ce que la marche à la gloire de


Wellington composée par Beethoven, sinon
une tonitruante ineptie ? Même les très
grandes œuvres de Beethoven, telle la Neu­
vième Symphonie, y compris PHymne à la joie,
ne me donnent que difficilement le sentiment
d'être libre de les accepter : Y andante me boule­
verse, le jinale me transporte : je sors de
l’audition ravi ; mais mon plaisir est mêlé
d’une gêne : j’ai le sentiment qu’on m’a fait
34
CHEMIN DE L’ABSOLU

violence. Bien entendu, je ne parle pas de tout


Beethoven, il n’est que de songer aux
quatuors pour corriger ce que l’exemple
pourrait avoir d’injuste s’il était étendu à
toute l’œuvre. Il reste que la musique
romantique en général a une façon de
s’imposer qui est très loin de la « libération »
qu’apporte Mozart. Cela aboutit finalement
à Richard Wagner, au déchaînement dans le
titanesque : on peut l’admirer beaucoup, mais
peut-on l’aimer, ce qui s’appelle aimer? Et
est-ce qu’on est aimé par cette musique ?

En vérité, je crois que beaucoup de compo­


siteurs nous retiennent prisonniers dans leur
musique. Ils ont quelque chose à dire, à
exprimer, un message à apporter. De sorte
que, trop souvent, ils ramènent à eux-mêmes,
à leur personne, à leur génie. Si ce génie est
grand, vous en êtes écrasé, prisonnier, je le
répète. Il faut un génie encore bien plus
grand pour ne pas écraser, pour libérer.

Chemin vers un ailleurs

Aussi, le deuxième trait caractéristique de


Mozart, conséquence directe du premier, ou
autre facette de la même réalité, me paraît
être celui-ci : Mozart, non seulement ne
35
DIEU EST MUSIQUE

ramène pas à lui, mais si d’aventure on le


rejoint, il ne vous retient pas ; vous êtes invité
à poursuivre le chemin vers un ailleurs... que
toute sa musique indique, contient déjà, mais
n’impose pas. Car la musique de Mozart n’est,
peut-être, pas un contenu, mais bien un
chemin. Aussi, « contrairement à celle de
Bach, la musique de Mozart n’est pas un
message ; à l’inverse de celle de Beethoven,
elle n’est pas une confession personnelle.
Dans sa musique Mozart ne proclame pas de
doctrine, il ne se proclame pas lui-même...
Mozart ne veut rien proclamer, il se contente
de chanter. Ainsi, il n’impose rien à 1 auditeur,
il ne l’accule à aucune décision, il n exige de
lui aucune prise de position ; simplement, il
le libère. Il procure la joie à celui qui se laisse
faire. »

Ces lignes de K. Barth sont d’une éton­


nante pénétration. Je crois que nous tenons
ici la principale cause de tant de mauvaises
interprétations de Mozart. N’appelons pas
cela des trahisons : on ne peut trahir
quelqu’un qu’on ne rencontre pas ; on passe
à côté de lui ; on manque le rendez-vous. Mais
un interprète qui fait de Mozart le messager
de ses états d’âme, qui se sert de la musique
pour nous amener à sa personne à lui qui
veut amener l’auditeur aux dimensions de sa
36
CHEMIN DE L’ABSOLU

propre âme (laquelle n’est pas nécessaire­


ment magnanime), celui-là empêche d’autres
de rencontrer Mozart. Car Mozart s’échappe,
sur la pointe des pieds, mais il s’échappe.
Tout à coup, on s’aperçoit qu’il est absent ;
parfois d’ailleurs, on constate dès le début
d’un concert ou d’un disque qu’il a oublié de
venir. Il y a bien un chef d’orchestre, un
orchestre, un pianiste, mais de Mozart aucune
trace. C’est bien pourquoi sa musique est si
difficile à interpréter ; si vous l’imposez, alors
qu’elle est faite pour libérer, c’est peut-être
encore de la musique, mais ce n’est certaine­
ment plus la sienne. Celui qui ne veut pas,
ou ne peut pas, se faire le serviteur de la
musique mais se sert d’elle pour s’exprimer
lui-même ou pour exprimer quelque chose
qu’il juge grand et noble, celui-là manquera
le rendez-vous de Mozart.

Et comme il est difficile, voire impossible,


de se maintenir toujours en cet état de
dépouillement et, en fin de compte, d’amour,
beaucoup d’interprètes, y compris parmi les
plus grands, font manquer des rendez-vous
précieux avec Mozart. Le fait qu’on les
rencontre eux, les interprètes, console mé­
diocrement. Karl Boehm, réputé « chef mo-
zartien » par excellence, a ainsi à son actif
un nombre singulier de rendez-vous man­

37
DIEU EST MUSIQUE

qués ; où pourrait bien sc trouver Mo?art


dans son interprétation de la 40r symphonie
tout ce qui est profond y devient désinvolte^
tout ce qui est léger devient lourd. Le parfait
contresens. Comparet les versions que donne
de la symphonie jwptter, le même Karl Boehm
et Bruno Walter : dans Tune, vous rencontre­
rez Mozart, dans l'autre vous ferez l'expé­
rience d'une « douloureuse absence », Il
existe quelque vingt-cinq versions de la Petite
Musique de nuit : il n’y en a guère que deux
qui soient « selon Mozart », c’est-à-dire
libérantes, qui ne s’imposent pas, qui ne
veulent pas vous séduire à tout prix, mais
vous conduisent... ailleurs. Il est encore des
gens pour croire que Mozart est « facile »,
« superficiel », « charmant mais peu pro­
fond »! L’ont-ils jamais « écouté » ? et,
l’avant écouté, Font-ils « entendu » ?

Savent-ils que sa musique est de celles,


pour ne pas dire la seule, qui osent cheminer
dans les profondeurs de toutes les passions
humaines, avec leur cortège de joie et de
désespérance. Mais Mozart le fait sans
complaisance, ce qui le distingue singulière­
ment parmi les artistes, qu’ils soient musi­
ciens ou écrivains, poètes ou peintres, d’hier
ou d’aujourd’hui. Sans complaisance • « I es
passions, écrit-il, quelle qu’en soit la véhé
38
CHEMIN DE L'ABSOLU

vnence, ne doivent jamais s’extérioriser


jusqu’au dégoût, et la musique, même dans
la situation la plus terrifiante, ne doit jamais
offenser l’oreille, mais toujours lui plaire. »
Sans complaisance : parce que pour chacun
de ses personnages qu’il a chargé d’incamer
telle passion humaine, Mozart (sa musique)
conserve une infinie tendresse, et cette
tendresse sauve le personnage, le libère et
le remet debout. El nous qui discernons cette
tendresse, voici qu’à notre tour nous sommes
libérés et remis debout.

Savez-vous que sa musique sonde les


abîmes du désespoir, du désespoir de l’hom­
me, de sa souffrance, de sa solitude radicale ;
mais, là aussi, sans complaisance et en
conservant toujours la lumineuse beauté,
ultime point d’appui pour l’espérance qui
veut renaître. Mais ici on se trouve au-delà
des mots. Il faut faire silence, pour entendre
la plainte la plus déchirante, l’espérance la
plus dépouillée qui s’éleva jamais.

Si possible, que le lecteur s’arrête ici pour


« entendre » le deuxième mouvement du
concerto pour clarinette *.

2. Dans la version ou’en donne Jacques Lancelot, avec


l’orchestre J.-F. PaiUara (disque Erato : existe en cassette).

39
DIEU EST MUSIQUE

Au-delà de la souffrance traversée

Il est difficile, à présent, de reprendre la


parole. Mais Mozart, lui-même, n’est pas resté
à ces dernières notes ; il a écrit un 3e mouve­
ment de son concerto, et un mouvement gai,
joyeux, guilleret, mais d’une gaieté et d’une
joie peu communes : de celles qu’on ren­
contre au-delà de la souffrance traversée,
par-delà la douleur acceptée, la joie qui ne
renie pas la croix qu’elle a rencontrée sur son
chemin. C’est ainsi que Mozart « en un même
instant, peut pleurer et rire, comme un enfant
innocent, sans que nous ayons à lui en
demander raison ». N’allons pourtant pas
donner dans la fausse poésie de l’enfance.
« Mozart n’a jamais été un enfant dans toute
l’acception du terme. A trois ans, il est devant
son piano. A quatre ans, il joue de petits
morceaux sans faute. Il en compose à cinq.
Pendant ce temps, son père lui enseigne
infatigablement le latin, l’italien, le français,
le calcul et beaucoup de science musicologi-
que. A six ans, il entreprend un premier
voyage d’artiste et à sept ans un autre qui
durera trois ans et demi, le conduisant à Paris,
Londres, Amsterdam et lors du retour égale­
ment à Genève, Lausanne, Berne Zurich
Winterthur, Schaffhouse. Continuellement
40
CHEMIN DE L’ABSOLU

occupé à composer des opéras, des messes,


des symphonies et des quatuors, il entre­
prend, entre quatorze et dix-sept ans, trois
tournées en Italie... Est-ce le fait d’un
enfant ? » En vérité, « il n’a jamais été un
enfant, tel qu’on entend ce mot générale­
ment. Au prix de ce sacrifice, il l’aura été dans
un sens plus élevé. »

Lui qui avait été tant adulé dans son


enfance et son adolescence, reçu par des rois
et des empereurs, fait chevalier par le pape
Clément XIV, fut ensuite accablé de soucis,
en proie aux créanciers, traité avec une
exemplaire ingratitude, malade, de plus en
plus malade... Il meurt avant d’avoir pu
achever cette messe des morts, ce Requiem
« qu’il s’était promis de laisser parfait » ; aux
quelques amis réunis autour de son lit il
demande de chanter avec lui le début du
« Lacrymosa », car il « veut l’entendre chan­
ter avant de poursuivre » ; il ne peut aller
loin, doit s’arrêter ; Mozart pleure. Plus tard
on le trouvera expliquant à son élève de
quelle façon il convenait d’achever le « La­
crymosa ». « Son dernier souffle, dira sa
belle-sœur Sophie, fut comme s’il voulait avec
la bouche imiter les timbales de son Requiem,
je l’entends encore. » Mozart meurt « moins

41
DIEU EST MUSIQUE

d une heure spies minuit, par une tempête


effroyable, le vendredi 5 décembre 1791 ».

La tempête redoubla de violence, elle fut


même « plus forte que l’amitié » : les rares
amis qui suivaient le corbillard s’enfuirent
pour se mettre à l’abri ; les croque-morts se
trouvèrent seuls pour rendre à la terre le
corps de Mozart. Il fut enterré dans le coin
réservé aux pauvres. Nul ne sut jamais où se
trouvait sa tombe. Et c’est très bien ainsi.
Rien ne convient davantage à l’homme qui,
plus qu’aucun autre, n’a jamais rien retenu
pour lui-même du don qu’il avait reçu ; qui,
plus qu’aucun autre, nous donne une image
de la beauté et de la perfection que la terre,
qui a reçu son corps, ne saurait retenir.

C’est très bien ainsi. Car cet anonymat de


la tombe convenait à la naissance de Mozart
dans le cœur des hommes. Désormais, on ne
peut plus se tromper : c’est dans sa musique
seule qu’on peut le rencontrer. Mais ici, je
l’entends qui proteste : sa personne, dit-il,
n’a aucune importance ; la seule rencontre
qui en ait, de l’importance, c’est celle de sa
musique. Il est désormais perdu, anonyme,
au sein de la terre, mais sa musique est là qui,
comme de son vivant, invite à poursuivre la
route, à se rendre... ailleurs. Sa musique, qu’il

42
CHEMIN DE L’ABSOLU

chérissait tant, pour laquelle il avait, lui si


modeste et humble, un infini respect : car
Mozart devait pressentir que sa musique était
un aboutissement et que cet aboutissement
était un relais. Respecter ainsi l’œuvre de ses
mains, aimer de la sorte le fruit de son travail,
de sa création, exige un extraordinaire dé­
pouillement. L’homme qui en est capable est
certainement passé à travers de très pro­
fondes expériences de purification intérieure.
Pour Mozart le doute n’est pas permis ; cet
homme a vécu une présence intérieure d’une
extrême intensité : elle l’a purifié, elle l’a
peut-être brûlé. Et cette présence, il l’a vécue,
ainsi que toutes choses, comme musique.

Voilà peut-être le mystère le plus étonnant


de cet homme : sa propre transparence à son
art, et une transparence qui devenait de plus
en plus lumineuse, en dépit des ténèbres qui
montaient à l’assaut : mais, que peuvent les
ténèbres contre une transparence qui ne
prenait même pas la peine de les refuser, mais
les acceptait, les recevait en elle, puis les
transformait en lumière ? « Le centre de la
musique de Mozart, fait remarquer à ce
propos Karl Barth, n’est pas l’équilibre, la
neutralité et pour finir l’indifférence... Au
contraire, c’est plutôt une magnifique rupture
d’équilibre, un tournant décisif : la clarté

43
DIEU EST MUSIQUE

monte et, sans disparaître, l'ombre décroît ;


là joie dépasse la douleur sans l'anéantir, le
“ oui” retentit plus fort que le “non”, qui
pourtant n’a pas cessé de subsister. »
Arrive un moment où la transparence, à
force de devenir diaphane, se transforme
elle-même en lumière : alors le cœur de
Mozart s’arrête de battre. S’arrête de battre
dans son corps, pour ne battre plus que dans
sa musique.

Il était devenu musique

Je me demande, en définitive, si l’on peut


dire que Mozart a fait de la musique, le dire
au sens habituel du mot. Je me demande, sans
oser répondre, si ce n’est pas la musique qui
a fait Mozart. Je ne veux pas évoquer ici le
simple échange entre le créateur et son
œuvre. A propos de Mozart, la question est
plus troublante, infiniment plus profonde. En
matière d’art, d’après ce que l’on sait, il se
passe généralement ceci : un homme, l’ar­
tiste, éprouve, expérimente, vit des impres­
sions, des expériences qu’il a pouvoir d’expri­
mer, de transposer, voire de transfigurer.
Mais enfin, il regarde, voit, entend d’abord,
et transpose ensuite en peinture, en sculp­
ture, en musique ; encore qu’il n’y ait pas à
44
CHEMIN DE L’ABSOLU

proprement parler une distance temporelle


entre les deux actes, l’impression et l’expres­
sion, ils se discernent pourtant comme deux
moments distincts de la création artistique.

Or, il semble bien que chez Mozart il n’y


ait pas deux moments ; il n’y a qu’une seule
et même réalité : la réalité musicale. Il semble
que Mozart n’ait pas éprouvé, puis transposé
ce qu’il éprouvait : l’impression même qu’il
recevait du dehors était impression musicale.
Mozart voyait-musique, éprouvait-musique,
pensait-musique. D’autres s’expriment en
musique : Mozart reçoit, pense-musique. En
lui, il n’y a pas de récepteur musical extrême­
ment sensible, comme chez les plus grands
compositeurs : il est lui-même ce récepteur ;
et il ne l’est pas dans une partie de son être,
l’intelligence, la sensibilité, l’affectivité : c’est
la totalité de son être qui est récepteur, et
donc directement émetteur-transmetteur. Ce
don très mystérieux qu’il avait reçu, il l’a
respecté infiniment ; il s’est mis à son service,
pourrait-on dire : ce qui signifiait concrète­
ment un travail de chaque jour, un labeur
acharné. Mozart a pu se rendre à lui-même
ce témoignage qu’il n’ignorait rien des tech­
niques et de la science musicale de son
temps : ce fut au prix d’un travail éreintant,
épuisant. Tout dans sa vie fut mis au service
45
DIEU EST MUSIQUE

de ce don qu’il avait reçu ; il s’y engouffra


totalement ; il en mourut, et il en mourut
jeune, très jeune. Il était devenu musique.

Mais n’est-ce pas cela qui explique, précisé­


ment, que Mozart n’ait jamais éprouvé le
besoin de s’exprimer lui-même, de disserter
sur ses états d’âme, de captiver l’auditeur
pour l’amener à soi ? qu’il n’écrase pas, mais
redresse ; qu’il ne s’impose pas, mais libère ;
qu’il ne retient pas, mais conduit, achemine...
ailleurs.

Perfection de lumière et de tendresse

Mozart écoute. Il semble que toujours il


écoute... quelque mystérieuse musique qui,
venue d’ailleurs, se reposait quelques instants
en lui. C’est cette musique qu’il nous trans­
met alors, en s’efforçant, jusqu’à l’épuise­
ment, de ne pas faire écran entre elle et nous.
Parce qu’il est le tout premier à l’écouter, il
ne tolère pas que sa propre personne fasse
écran à son écoute et à la nôtre.
Et peu à peu il est purifié par son écoute,
par cette musique qui l’habite. Avec une
exemplaire humilité, celle dont sont capables
seuls les êtres magnanimes, Mozart se met
au service de ce qu’il entend. Et il entend si
46
CHEMIN DE L'ABSOLU

bien, si nettement, sa disponibilité est si


grande, si constante que, par-delà le travail,
la musique jaillit en lumière, même quand
elle transmet en même temps l’inévitable part
de ténèbres. Comment verrions-nous la lu­
mière, comment pourrions-nous l’apprécier,
si l’obscurité n’était pas là pour faire ressortir
son éclat ? La lumière sans ombre ne peut
se voir : elle éblouit et aveugle. Dans notre
monde, elle n’existe qu’accompagnée d’om­
bre. Lorsque, pour Mozart, l’ombre eut
totalement disparu, que la lumière eut totale­
ment envahi son être, son cœur s’était arrêté
de battre.

C’est pourquoi, on peut le dire, cet ailleurs


vers lequel nous convie la musique de Mozart,
cet ailleurs dont sa musique est déjà habitée
et dont elle est un chemin, cet ailleurs est
perfection. Perfection de beauté et de lu­
mière, lumineuse perfection d’une beauté
que sa musique nous fait pressentir, nous
rend accessible, vers laquelle aussi elle nous
élève.
Et Mozart fait entendre que cette perfec­
tion n’est pas inhumaine. Elle n’est pas une
lumière froide, une beauté glaciale, elle est
chaleureuse et proche. Cette perfection
n’écrase pas l’homme de sa splendeur; pas
47
DIEU EST MUSIQUE

davantage ne se moque-t-elle de ses misères,


ni se rit-elle de ses efforts. Mozart connaît son
nom et sa musique l’identifie : elle s’appelle
« miséricorde ». La vraie. Celle qui redresse,
guérit, invite à poursuivre le chemin, et vous
accompagne.

C’est bien elle qui habite la musique de


Mozart, impossible de se tromper. La lumière
déjà la trahit : mais ici on pourrait encore se
fourvoyer. Là où le doute n’est plus possible^
là où la miséricorde se trahit sans recours
c’est par la tendresse. Tendresse qui enrobe
chaque note de Mozart, qui est constamment
présente, qui prend des couleurs multiples,
diverses, étonnantes parfois : la voici toute
joyeuse dans le Divertimento 17, la voici
guillerette, primesautière dans l’apparition
de Papageno, malicieuse chez Zerlina conso­
lant Masetto ; elle n’est même pas absente
chez les personnages cyniques, Don Alfonso
de Cosl fan tutte qui a peur d’en être converti
et se défend par le rire, Don Giovanni qui,
ne pouvant en faire son alliée, trouve en elle
le seul adversaire qui faillit le vaincre ; la
voici, infiniment grave, accompagnant jusque
dans les abîmes de la souffrance le cœur qui
bat dans le Concerto pour clarinette ; la voici
silencieuse, méditative, adorante, dans VAve
verum, l’une des dernières œuvres achevées
48
CHEMIN DE L’ABSOLU

de Mozart ; et la voici, enfin, implorante dans


le « Lacrymosa » du Requiem que Mozart ne
peut achever.

Une musique déjà exaucée

Tendresse de l’homme, tendresse infinie de


Dieu. Car Mozart, dont l’intention n’a sans
doute jamais été de proclamer la louange de
Dieu, ne fait pratiquement rien d’autre. Parce
que, « se contentant de l’humble rôle d’inter­
prète, il restitue le message qu’il a reçu : ce
que la création de Dieu fait pénétrer en lui
et essaie de faire rayonner par lui ».

C’est pourquoi on a pu écrire de Mozart


« que, sur le problème de la bonté de la
création... il a su des choses qui ont échappé
aux Pères de l’Église et à tous les théolo­
giens... parce qu’il a entendu le monde créé
tout entier nimbé de la lumière de Dieu ».
C’est pourquoi, toute la musique de Mozart
est portée « par la certitude que la miséri­
corde implorée est déjà accordée. Benedictus
qui venit in nomine Domini, le Seigneur est déjà
venu de toute évidence ; Dona nobis pacem :
chez Mozart, en dépit de tout, cette requête
est déjà exaucée. »
49
DIEU EST MUSIQUE

C’est pourquoi, enfin, Mozart s’adresse à


son Dieu avec une confiance qui s’exprime
parfois en une audace impétueuse. Écoutez-le
dans son « Agnus Dei » de la Messe du
Couronnement qui, successivement, implore le
pardon avec une tendresse qui en arrive
presque à balbutier (le troisième Agnus Dei),
puis Mozart demande la paix : Dona nobis
pacem ; et l’ayant demandée, tout à coup il
rompt le rythme, et exige, somme Dieu
d’accorder sa paix. Il ne le ferait pas s il ne
se savait déjà exaucé 3.

3. Pour la Mes&e du Couronnement, prendre la version d’Igor


Markevitch, avec l’orchestre des Concerts Lamoureux et
l’admirable voix de Maria Stader (disque Deutsche Grammo-
phon ; existe en cassette).

50
IV
MOZART

Le pardon comme
plus haute forme de l’amour
dans son œuvre lyrique

« Dieu est musique. » Et Mozart se


sent exaucé, car il se sait pardonné. Le
pardon est l’une des clefs de sa
musique. Le pardon (ou la miséri­
corde, son autre face), il le décrit, le
fait entendre dans toute son œuvre,
quoiqu’il faille me tenir ici à l’œuvre
lyrique. Le pardon, il le montre tour
à tour inespéré, proposé mais refusé,
refusé puis imploré. Mozart, comme
personne, a éclairé toutes les facettes
de la miséricorde, de la tendresse de
Dieu. Et cette tendresse musicale sur­
vole tout mal, lui fait échec pour peu
que nous nous y prêtions.
51
DIEU EST MUSIQUE

Thématique : Illustration musicale :


1. Le pardon Finale Du Entfùhrung aus dem
inespéré et le Serait
remerciement Version Karl Bœhm, Paris,
1976.

2. Le pardon Finale Don Giovanni


proposé et refusé Version Hans Rosbaud,
Aix-en-Provence, 1956.
3. Le pardon Finale Nozze di Figaro.
refusé puis demandé Version Carlo Maria Giulini.

4. Dans l’univers Die Zauberflote.


du pardon et de Version Ferenc Fricsay, 1958.
l’amour a) Pamina : Herr, Ich bin zwar
Verbrecherin.
b) Sarastro : In diesen heiligen
Hallen.
c) Chœur : 0 Isis und Osiris.
5. La cause du Ave verum,chorale Philippe
pardon Caillard.
Les versions :
1. Christiane Edda-Pierre, D. Ryland, Norma Bur-
rowes, Kurt Moll. Chœurs et orchestre de l’Opéra de
Paris.
2. Raffaële Arle, Antonio Campo, Marcello Cortis,
successivement le commandeur, Don Giovanni, Lepo-
rello. (Avec, en outre, Teresa Stich-Randall, Suzanne
Danco, Anna Moffo, Nicolaï Gedda.) Orchestre des
concerts du Conservatoire.
3. Elisabeth Schwarzkopf, Eberhard Waechter, Anna
Moffo, Fiorenza Cossoto, Elisabeth Tafusco, Guiseppe
Taddei.
4 Josef Greindl, Ernst Haefliger, Rita Streich, Maria
Stader, Dietrich Fischer-Diskau, Lisa Otto. Orchestre
Rias de Berlin.

52
LE PARDON, PLUS HAUTE FORME DE L’AMOUR

Herbert von Karajan, sans aucun doute l’un


des plus grands et des plus prestigieux chefs
d’orchestre de notre temps, exprimait en
termes si intenses sa joie de servir la musique
que Jacques Chancel, qui l’interrogeait, lui
demanda : « Mais à quoi un homme doit-il
tant de bonheur ? » La réponse de Karajan
fut immédiate : « A l’orchestre ! »
Et il ajouta : « Et, je crois pouvoir le dire :
à l’amour que je lui ai donné. » Il précisera
peu après que ce bonheur d’aujourd’hui avait
exigé un travail incessant de plus de vingt
ans ; et que, si son orchestre est actuellement
capable de donner trente concerts sans
aucune répétition préalable, c’est au prix de
ce travail harassant qui se poursuit toujours.

L'important est d'aimer :


«M'aimez-vous vraiment ? »
En écoutant Karajan, je m’imaginais les
réponses que Dieu ferait à semblables ques­
tions ! C’est qu’il m’a toujours semblé que
Dieu est le premier de tous les compositeurs,
le créateur des créateurs. Sans doute, dirait-il,
Lui aussi, le travail épuisant que chacun doit
accomplir pour que l’orchestre joue correcte­
ment, avant même que de jouer musicale-
men/; l’amour que chacun doit y mettre, et
53
DIEU EST MUSIQUE

Lui et les exécutants, pour que le miracle de


la musique s’accomplisse ; et le bonheur que
Lui-même et les musiciens y trouvent, en
tirent, quand cela se produit. C’est qu’alors
les musiciens sont les cocréateurs de la
musique qu’ils interprètent. C’est aussi que
j’ai découvert que la création est une parti­
tion, que Dieu en est le compositeur et que
nous en sommes les interprètes.

J’ai pensé cela dès lors que je me fus aperçu


que la principale caractéristique des très
grands compositeurs, en tant qu’ils sont de
véritables créateurs, est précisément l’amour
qu’ils mettent dans leur œuvre. Aussi, leur
œuvre contient-elle et reflète-t-elle cet
amour. Et leur création leur rend cet amour.
Il y a un perpétuel et mystérieux échange
entre le créateur et sa création ; il dilate en
l’un et en l’autre la capacité d’aimer. A
condition, bien entendu, que le créateur ne
la garde pas pour lui mais la mette dans son
œuvre et la communique à travers elle, par
elle, en elle. Le propre du médiocre est de
conserver jalousement par devers lui le peu
d’amour dont il est capable ; et dès lors il ne
peut que s’étioler et épuiser par là-même sa
capacité d’aimer. Le propre du magnanime
est de donner ce qu’il a reçu ; et c’est ainsi
qu’il s’enrichit en nous enrichissant.
54
LE PARDON, PLUS HAUTE FORME DE L'AMOUR

Mozart me paraît tout à fait exemplaire en


la matière. On dirait qu’il n’a jamais vécu que
pour aimer et pour communiquer son amour.
La question que, tout enfant, il posait avant
de se mettre au clavier : « M’aimez-vous,
m’aimez-vous vraiment ? » n’est pas une
question puérile ; c’est une question grave.
Et toute la vie de Mozart en témoignera.

Dans cette question se trouve l’intuition


musicale essentielle et fondamentale : pour
aimer et pouvoir donner son amour, il faut
être aimé ; en aimant, on suscite l’amour.
Mais seul un enfant peut oser une question
aussi directe, aussi provocante ; seul un
enfant peut se contenter d’une réponse
purement verbale parce qu’il fait confiance
et n imagine pas que l’on puisse tricher sur
une question aussi grave ; et, du coup,
l’enfant a l’étrange pouvoir de transformer
la réponse superficielle sinon en adhésion
profonde, du moins en émerveillement. Car
il est difficile de résister à un regard d’enfant,
comme il est difficile de l’oublier.

Le petit Mozart se faisait peut-être des


illusions sur la qualité de la réponse. Il
n’importe. Puisque l’essentiel est dans la
question comme s’il savait que la moindre
réponse, même faite du bout des lèvres ou
55
DIEU EST MUSIQUE

par convenance^ transforme celui qui ose


répondre. Mais l’étonnant est que Mozart
adulte, alors même que la vie lui a appris ce
que la réponse à sa question d’enfant pouvait
avoir de superficiel, n’a jamais renoncé à sa
question ; toute sa musique ne cesse de la
poser. Dans le moment même où elle décou­
vre et dévoile qu’il est plus important d’aimer
d’abord, sans trop attendre de réponse dans
l’immédiat.

Aimer c’est créer :


«Je suis un compositeur ! »

Mozart s’est installé à Vienne ; car son


tempérament et son génie ne pouvaient guère
s’accommoder de la condition de domestique
du prince archevêque de Salzbourg. Ce que
Haendel avait supporté, ce que Haydn sup­
portait encore, Mozart n’en voulait pas : il lui
fallait être libre pour créer. Et, le premier
dans l’histoire de la musique, il prit la liberté
dont il avait besoin, quitte à se trouver dans
la misère. Ce qui arriva, en effet. Mais
Beethoven se souviendra de son exemple. Le
père de Mozart, pour qui toute l’ambition de
son fils devait se contenter et se concentrer
à trouver une place de domestique rémunéré
dans quelque cour princière, ne le comprit

56
LE PARDON, PLUS HAUTE FORME DE L’AMOUR

pas davantage. Raison pour laquelle il avait,


jadis, traîné ce fils à travers toute l’Europe :
en faisant connaître son talent, on lui obtien­
drait une place. C’était bien vu mais, dans
le cas de Mozart, il s’agissait bien de
« talent »...

A Vienne, Mozart travaille d’arrache-pied.


Il met longtemps à comprendre que la
rupture d’avec son prince lui aliène la haute
société qui, seule, peut les nourrir lui et les
siens. On le boude. On répond de moins en
moins à son amour. Sa musique, approfondis­
sant sans trêve la question de son enfance,
n est plus du goût de l’aristocratie viennoise.
On avait bien voulu du petit singe savant
qu on se passait de cour princière en cour
princière ; mais on comprenait mal, on n’ad­
mettait pas qu’un simple musicien se révoltât
contre son prince. A son père, qui ne le
comprenait pas davantage, Mozart avait pour­
tant dit et écrit qu’il n’était pas un musicien,
qu’il était un compositeur, c’est-à-dire... un
créateur !

Jamais, pourtant, il ne renoncera à sa


question. Aussi quelle joie que la sienne
ouand Prague, le comprenant mieux, « 1 en­
tendant » davantage, répond à son attente.
Alors son génie musical se surpasse; alors
57
DIEU EST MUSIQUE

il compose, crée sa musique en puisant dans


la substance même de son être. Sans jamais
lasser son esprit, mais épuisant les forces de
son corps, lesquelles ne pouvaient suivre le
souffle de sa création. Il en mourra.

Plus tard, Mozart pense trouver dans la


franc-maçonnerie cette chaleur humaine,
cette fraternité, dont il avait tant besoin et
qui lui manquait tant. Et, trois mois avant sa
mort, il rencontre dans les faubourgs de
Vienne une nouvelle réponse à sa question :
sa Flûte enchantée reçoit un accueil enthou­
siaste du petit peuple de Vienne. Sa Flûte
enchantée, comme il l’aime ! au-delà même de
l’effroyable travail qu’elle lui a coûté et qui
acheva de l’épuiser. Sa Flûte enchantée, avec
quelle modeste magnanimité il l’admire... car
Mozart, cas assez étonnant dans l’histoire de
la musique, cas peut-être unique, admire ce
que la musique lui a donné de communiquer ;
il se sent tout à la fois humble et fier de
pouvoir faire entendre, comme il le fait,
l’inépuisable chant de l’amour. Et sur son lit
de mort, encore, il suivra fièvreusement le
déroulement de son opéra.
Surexcité par l’accueil de sa « Flûte »,
Mozart, qui se sait malade, épuisé, au bout
de ses forces physiques, compose en trois
58
LE PARDON, PLUS HAUTE FORME DE L AMOUR

semaines son ultime opera Ici Clemence de Titus.


Ses amis de Prague lui en avaient procuré la
commande. Et Mozart ne sait rien refuser
quand on fait appel à son cœur, à sa musique.
Mais cette fois le temps lui manquait, et sans
doute aussi les forces, pour revoir et corriger
le médiocre livret qu’on lui demandait de
« mettre en musique ». Corriger le livret,
c’est pourtant ce qu’il avait toujours fait et,
singulièrement, depuis TEnlèvement au sérail
où il avait revu de fond en comble le rôle
d’Osmin, par exemple. Car, disait-il, la poésie
doit être au service de la musique ; et la
musique, même dans la situation la plus
terrifiante, ne doit jamais offenser l’oreille,
mais toujours lui plaire.
C est dans la calèche qui les conduisait à
Prague que Mozart indique à son élève ses
intentions pour les récitatifs de son
« Titus » ; et c’est à la veille de la première
dans la nuit qui la précède, qu’il en compose
l’admirable ouverture.
Il meurt trois mois plus tard.

Son testament:
«Proclame très haut notre joie ! »
Mais ce n’est pas dans son Requiem qu’il faut
chercher son testament musical, son testa­
59
DIEU EST MUSIQUE

ment tout court. Elle est fausse la légende qui


veut que Mozart mourant était préoccupé dé
son seul Requiem. A la vérité, il aurait eu
largement le temps de l’achever. Mais son
intérêt n’était pas là. Sans cesse il en
interrompt la composition. C’est sa Flûte
enchantée qui l’occupe, qui lui tient le plus à
cœur, qui occupe son esprit ; c’est à elle qu’il
pense sur son lit de mort ; c’est elle qu’il
voudrait entendre encore. Mais, n’est-ce pas,
il eût été scandaleux que le maître mourant
se préoccupât de son opéra maçonnique...
L’empereur régnant n’aimait guère la ma­
çonnerie et ses idées de liberté, d’égalité, de
fraternité que la France révolutionnaire ve­
nait de proclamer à la face du monde. C’est
pourquoi on a truqué la mort de Mozart ;
mieux valait qu’on le montrât tout occupé de
son Requiem inachevé. La médiocrité des
hommes a quelque chose de vertigineux ! O
les imbéciles qui n’ont pas compris que
Mozart était depuis longtemps, depuis tou­
jours, au-delà de leurs piètres limites ! O les
hypocrites qui l’ont renié hier, qui l’ont laissé
seul et démuni face à la misère - y compris
ses frères francs-maçons. Ô les lâches qui
veulent récupérer sa mort, la travestir, l’an­
nexer, alors que pas un seul d’entre eux
n’était présent à ses funérailles.

60
LE PARDON, PLUS HAUTE FORME DE L'AMOUR

Je préfère d’ailleurs. Et je présume que


Mozart, s’il avait vu tous ces hypocrites, ces
imbéciles et ces lâches suivre son corbillard,
eût encore trouvé le moyen de leur servir une
musique à sa façon ! J’aime le désert qui en­
toure sa mort. Je suis heureux qu’on ne sache
pas où son corps fut enterré. Cela nous évite
de tardifs regrets, des pèlerinages intempestifs
et toute autre manifestation qu’il aurait désap­
prouvée. Car le testament de Mozart n’avait
nul besoin d’être consigné en des mots, ni
gravé dans la pierre. Il est écrit dans sa musi­
que. Il se trouve dans l’intuition musicale de
toute sa vie : aimer, être aimé, transmettre
l’amour pour aimer davantage. A la fin de sa
vie, cette intuition se trouve particulièrement
mise en œuvre, et de façon exemplaire, dans
le Concerto pour clarinette (K 622). Mais aussi,
comme je l’ai dit, dans la Flûte enchantée (K 620)
et dans VAve verum (K 618). Et son testament
on le trouve, enfin, dans deux chants maçonni­
ques : Proclame bien fort notre joie (K 623) et
Frères, donnez-vous la main (K 623 a).
Mozart quitte ce monde sur l’annonce de
la joie, de la fraternité, de l’amour. Et
Beethoven s’en souviendra lorsqu’il compo­
sera sa Neuvième symphonie (dont VHymne à la
joie cite l’offertoire Misericordias Domini K 222)
et développera, en de prodigieux accords,
cette joie, cette fraternité, cette liberté.
61
DIEU EST MUSIQUE

Au sommet de l'amour: le pardon

En parcourant les œuvres de jeunesse de


Mozart, on remarque cette évidence : le fond
des personnages est l’amour. On le voit déjà
dans Bastien et Bastienne (K 50) composé à l’âge
de douze ans. Je ne parle pas du livret qui
sacrifie assez médiocrement au genre de la
pastorale ; je parle de la musique et de sa
tendresse. Et cette tendresse n’a rien de
mièvre. Beethoven ne s’y trompera pas qui
utilisera le thème de l’ouverture pour
construire sa 3e symphonie qui a pour nom
l'Héroïque !
Cet amour que Mozart chante sans jamais
se lasser est la condition même de la liberté
authentique. Il est capable de vaincre le
destin, il est capable de vaincre la mort. Dans
Idoménée (K 366), Mozart reprend ce thème
de façon magistrale et irréfutable. A ce
propos on a pu rappeler le mot de Pelléas et
Mélisande : « Si j’étais Dieu j’aurais pitié du
cœur des hommes. » Mais, je crois que, pour
Mozart la phrase n’a point besoin d’un
conditionnel. Mozart montre la pitié, il la
chante, il la fait entendre. Il la suscite entre
les hommes tel un nécessaire écho de Dieu.
Et il ne s’en tient pas à la pitié, au sens
quelque peu délabré que le mot a pris ; il fait

62
LE PARDON, PLUS HAUTE FORME DE L AMOUR

entendre la miséricorde, il fait entendre


l’amour, tel un don sans aucune restriction,
sans le moindre retour sur soi-même ; et pour
mieux faire entendre l’amour, il fait entendre
le pardon. Car le pardon apparaît dans son
œuvre comme l’indispensable modulation de
l’amour.

Ce pardon, pierre de touche de l’amour,


est omniprésent dans toute son œuvre, et
singulièrement dans son œuvre lyrique à
laquelle je me tiens ici. Il fallait que Bastienne
pardonnât sa légèreté à son Bastien ; et
Bastien, faussement magnanime, pardonne la
ruse que sa Bastienne employa pour parvenir
à ses fins ! Dans Idoménée, la divinité venge­
resse finit par s’apaiser ; elle pardonne au roi
sa tricherie envers son serment imprudent ;
à condition toutefois qu’il abdique en faveur
de son fils et qu’ainsi la paix puisse revenir
dans les cœurs.

1. Le pardon inespéré
et le remerciement
Dans PEnlèvement au sérail (K 384), le par­
don éclate inattendu et inespéré. Il y avait peu
de chances, en effet, pour seulement imaginer
que le pacha Sélim songeât à pardonner.
Quelle est la situation, en effet ? Sélim aime
63
DIEU EST MUSIQUE

sincèrement cette Constance qu’il avait jadis


achetée, en compagnie de ses domestiques,
Pedrillo et Blondine. Mais Constance refuse
son amour, car elle aime Belmonte. Celui-ci
parvient à s’introduire dans la maison du
pacha, lequel lui fait confiance. Or, Belmonte
n’est venu que pour enlever Constance et
s’enfuir avec elle, grâce aux ruses de Pedrillo
et de Blondine. Ils sont pris en flagrant délit
par Osmin, l’intendant du palais, qui aime
Blondine, laquelle aime Pedrillo et en est
aimé. Sélim découvre alors tout à la fois que
sa magnanimité est méconnue, sa confiance
trahie, son amour bafoué. Et, pour faire
bonne mesure, il découvre dans le même
temps que Belmonte est le fils de son ennemi
mortel, responsable de la ruine et du massa­
cre de sa famille. « Que ferais-tu, si tu étais
à ma place?», c’est la question qu’on
attendrait. Mais le pacha la pose de façon bien
plus menaçante : « Que ferait ton père si
j’étais à ta place ? » Et Belmonte ne peut
que répondre : « Mon sort serait bien à
plaindre ! »
Arrive la scène finale. Sélim demande à
chacun si chacun a conscience de ce qui
l’attend. Ils en ont conscience. Chacun est
prêt à affronter la mort mais supplie le pacha
de faire grâce à l’autre. Et c’est alors que vient
l’inattendue parole de pardon. Sélim déclare •
64
LE PARDON, PLUS HAUTE FORME DE L’AMOUR

« Vous vous trompez. Rien n’est plus détes­


table que de répondre à la haine par la haine,
à la vengeance par la vengeance ; il est bien
plus grand de répondre à une mauvaise
action par un bienfait. » Osmin intervient :
« Seigneur, pas de grâce, il faut les exécuter,
les tuer, les massacrer. » Mais Sélim à
Belmonte : « Prends Constance, prends ta
liberté et retourne dans ton pays... » De
même, il pardonne à Pedrillo et à Blondine.

Si je raconte quelque peu en détail ce


canevas assez conventionnel, c’est que
Mozart l’a littéralement transfiguré en une
admirable musique. Et il y a ceci de remarqua­
ble : le rôle de Sélim est parlé ; le pardon
accordé est dit. La musique éclate, ensuite,
pour saluer la magnanimité du pacha et pour
le remercier de son pardon. Chaque protago­
niste s’avance à tour de rôle pour dire son
merci. Ils sont interrompus un moment par
un ultime cri de rage d’Osmin qui veut
toujours les massacrer. Puis, paisiblement, la
musique du pardon et du merci reprend car
« rien n’est plus haïssable que la ven­
geance », rien n’est plus grand que le
pardon.

A présent, écoutez la musique (citation


musicale 1).
65
DIEU EST MUSIQUE

2. Le pardon proposé et refusé

Le pardon était inespéré. Il a été accordé.


Mais Mozart sait qu’il est des cas où le pardon
n’est pas possible parce qu’il est obstinément
refusé. Non seulement il n’est pas demandé,
mais il est refusé. C’est ce « mystère du mal »
que met en scène Don Giovanni (K 527). Ici
la musique embrasse la totalité de ce dont
nous sommes capables : des sommets de
l’amour et de la tendresse aux abîmes du
refus et du mal. C’est le seul opéra dans
lequel Mozart rompt l’action dramatique
elle-même pour faire entendre une prière ;
tant il pressent que ses personnages et sa
musique s’affrontent à l’insondable et, pour
l’espace d’une prière, en rompre le vertigi­
neux attrait.

A mesure que l’on avance dans cette


musique, on découvre que le personnage de
Don Giovanni n’est pas humain. La musique
de Mozart nous décrit, nous décrypte un être
qui sait séduire, mais qui est totalement
incapable d’aimer. Elle va plus loin, elle
interroge, à la limite du supportable : mais
pourquoi est-il incapable d’aimer ? n’est-ce
pas imê injustice dont Dieu l’aurait rendu
victime ? Et la musique répond : non. Il avait
tout, et plus que d’autres, pour être aimé et
66
LE PARDONt PLUS HAUTE FORME DE L'AMOUR

aimer. Le paradoxe est qu’on l’aime. Le mal


absolu est qu’il utilise l’amour d’autrui, qu’il
le manipule, qu’il le tourne en dérision.

Apparaît la statue de ce Commandeur qu’il


a jadis assassiné. La statue avait averti Don
Giovanni une première fois ; celui-ci avait
alors répondu par un défi et invité la statue
à dîner, sans trop y croire. Mais l’imprévisible
se produit. La statue du Commandeur arrive
chez Don Giovanni qui n’en croit pas ses yeux
et avoue son étonnement. Cela suffira-t-il à
le convaincre ? Alors s’élèvent les prodigieux
accords : « Don Giovanni, tu m’as invité, me
voici. » Alors Mozart écrit ce bouleversant
dialogue, haché par d’extraordinaires inter­
valles musicaux où la statue demande le
repentir, où Don Giovanni répond, désespé­
rément entêté, par « non, non, non » ! Et,
à la mesure de ces « non », la musique nous
fait découvrir et entendre l’atroce réalité du
mystère du mal : un homme qui ne veut pas
du pardon se juge lui-même et se condamne.
Parce que le pardon n’a plus aucune prise sur
lui. Parce qu’il est incapable de demander son
pardon, il ne peut se pardonner à lui-même,
se faire grâce. Il ne supporte plus d’être aimé.

Écoutez (citation musicale 2).

67
DIEU EST MUSIQUE

3. Le pardon refusé puis demandé

L’homme qui ne supporte plus d’être aimé


préfère être coupable que pécheur, préfère
sa culpabilité au pardon. Et la culpabilité
masque son orgueil. On a dit que le sommet
de la musique de Mozart est dans le pardon,
entendant par là le pardon accordé. Je ne le
crois pas. Mozart est allé plus loin. Et dans
les Nozze di Figaro il montre, sa musique fait
entendre, que le sommet de l’amour est de
savoir demander pardon.

Le comte Almaviva cherche à séduire


Suzanne et donc à tromper sa femme. Il croit
découvrir que sa femme le trompe. Tous les
protagonistes implorent sa clémence, deman­
dent qu’il pardonne. Mais il se sent dans son
droit de seigneur et maître, tout comme il s’y
sentait envers Suzanne. Il refuse de pardon­
ner ; et ses « non, non, non » répondent
alors à ceux de Don Giovanni qui, lui, refusait
d’être pardonné. Et tout à coup s’élève la voix
de sa femme qui demande s’il lui pardonne,
à elle ! C’est la stupeur. Le comte découvre
que c’est lui le trompeur et que chacun le sait.
Va-t-il s’entêter comme Don Giovanni ? Va-
t-il s’enfermer dans l’orgueilleuse vanité de
son refus ?

68
LE PARDON, PLUS HAUTE FORME DE L’AMOUR

La musique de Mozart nous prépare à


l’étonnante conversion. Car il s’agit bien
d’une conversion et non du simple renverse­
ment de la situation théâtrale. La musique va
puiser dans le meilleur du cœur humain. Le
comte met genou à terre et implore son
pardon. C’est l’admirable phrase musicale
« Contessa perdono ». Nous découvrons ainsi
que jamais l’être humain n’est plus grand que
lorsqu’il sait demander pardon à ceux qu’il
a blessés. Loin d’en être diminué, il en est
transfiguré. Car il réintègre l’univers de
l’amour. Et le pardon qu’il sait demander
parce qu’il aime, lui est accordé parce qu’il est
aimé.
Écoutez (citation musicale 3).

4. Dans l’univers du pardon et de l’amour

Il faudrait se taire à présent. Mais Mozart


est allé plus loin, plus profond. Il nous
introduit dans l’univers même du pardon et
de l’amour. Et c’est l’étonnante Flûte enchantée
(K 620), où pas une note n’échappe à
l’amour, où les accords battent au rythme du
cœur humain, où toute réalité est transfigurée
par la musique qui la touche.
Pamina a voulu s’échapper. On la rattrape.
Elle s’effondre aux pieds de Sarastro ; de­
69
DIEU EST MUSIQUE

mande pardon tout en expliquant qu'elle


n’est pas coupable. Très féminin, cela !
Sarastro la relève avec une infinie tendresse :
« Mets-toi debout, redresse-toi, ô aimée... »
Il lui annonce qu’il comprend sa réaction,
qu’il ne veut nullement la forcer à aimer
contre son gré, qu’il sait bien qu’elle aime
Tamino, mais qu’elle est encore trop fragile,
trop exposée aux manigances de sa mère,
pour qu’il consente à lui rendre la liberté, car
c’en serait fait de son bonheur.
Ecoutez (citation musicale 4/a).

Peu après, la mère de Pamina, la reine de


la nuit, veut obliger sa fille à tuer Sarastro,
à l’assassiner. L’adolescente en est boulever­
sée : non, elle ne peut faire cela. Sarastro
a tout entendu. Il rassure Pamina et lui
explique que « dans ces lieux saints, il n’y
a point de place pour la vengeance... Que si
un être humain est tombé, l’amour saura le
ramener ».
Ecoutez encore : (citation musicale 4/b).

Et voici que Sarastro lui-même, en dépit


de sa sagesse, éprouve comme un effroi et
connaît le besoin de faire appel à ses frères.
Il leur demande de prier avec lui pour le
jeune couple afin que celui-ci puisse affronter
les épreuves qu’il doit traverser et qu’il en

70
LE PARDON, PLUS HAUTE FORME DE L’AMOUR

sorte victorieux. C’est l’admirable chœur des


prêtres : « 0 Isis und Osiris ». De Tamino il dit :
« Son esprit est courageux, son cœur est pur ;
bientôt il sera digne de nous. » Ecoutez ce
chœur tout empreint de la plus haute spiritua­
lité et rempli d’une immense espérance. Il
jaillit tout entier de l’univers de l’amour et du
pardon. (Citation musicale 4/c.)

5. La cause du pardon

A nouveau, il faudrait se taire, faire silence.


Mais à nouveau Mozart est allé encore plus
loin. Le pardon qu’il célèbre, l’amour qu’il
proclame, il nous en livre la source. Et ce fut
comme par inadvertance, comme par hasard,
comme malgré lui. Les circonstances sont très
« quotidiennes ».
Mozart allait faire visite à sa femme qui se
soignait à Baden, petite ville d’eau non loin
de Vienne. Le maître de chapelle du lieu lui
demanda de composer quelque chose pour
son église, pour laisser un souvenir de son
passage. Cet homme devait compter parmi
les rares qui se rendaient compte à quel être
exceptionnel, musicalement inégalé et inéga­
lable, il avait affaire. Et Mozart écrit. En moins
d’une demi-heure, nous dit-on, il écrit l’Ave
verum. Je répugne, à qualifier de quelque

71
DIEU EST MUSIQUE

adjectif que ce soit cette œuvre ; aucun ne


serait digne d’elle. C’est là une pièce unique
dans toute l’histoire de la musique. Elle
rejoint l’inspiration la plus haute du plain-
chant grégorien et la traduit dans le style
concertant le plus élaboré. Techniquement,
elle accumule toutes les difficultés et les rend
simples comme en se jouant. Tout sonne
juste. Tout est beau ; chaque note, chaque
accord, chaque phrase.

Peu de mois avant sa mort, Mozart nous


livre, dans toute sa première fraîcheur, l’intui­
tion musicale de sa foi et de sa vie :

Salut, vrai corps, né de la Vierge Marie...


Tu as souffert pour nous...
De ton côté ont coulé le sang et l’eau...
Tu as été; cloué sur la Croix pour les
hommes... -
Dans l’épreuve de la mort
Sois pour nous l’avant-goût de l’éternité.

La mort vaincue reste le passage obligé,


mais non plus terrifiant, vers l’absolu de
l’amour.
C’est ainsi que Mozart nous livre l’ultime
secret de sa musique ; il en explique la beauté
lumineuse et là lumineuse transparence
72 _
LE PARDON, PLUS HAUTE FORME DE LAMOUR

Toujours la musique cherche à transmettre


quelque chose de l’univers de l’amour ; elle
n’en fait pas un « message », elle semble en
avoir perçu le secret et nous le fait entendre.
Mais, dans PAve verum, on fait plus qu’enten­
dre, il semble qu’on est introduit de plain-
pied dans ce monde de l’amour. Le pardon
lui-même s’efface, comme s’il était désormais
inutile, comme s’il était dépassé. La musique
se fait méditation. La musique s’épanouit en
adoration.

73
dieu est musique
Concerto en
quatre mouvements

« Au commencement, Dieu créa le ciel et


la terre. » Tout enfant, j’avais entendu cette
phrase. On me la montrait dans un gros livre
qu’on appelait la Bible. Je l’avais entendue,
aussi, au catéchisme. Là, je « savais ». C’était
moins impressionnant qu’un gros livre.

Mais j’étais étonné et intrigué. Que faisait


Dieu avant le commencement ? Cette question
m’avait sauté au cœur. Je la dis telle qu’elle
m’était venue. Et je sus que « ce n’était pas
le moment », qu’il s’agissait « d’appren­
dre ». J’appris.

Mais que faisait Dieu avant de nous aimer ?


Qu’aimait Dieu avant de faire tout ce qu’on
me disait qu’il avait fait ? Une étrange
musique se mit à chanter. J’avais quatre ans.
Je ne voyais aucun inconvénient à ce que Dieu
75
DIEU EST MUSIQUE

n’eût pas de fin. Puisqu'on m'avait promis


que je n’en aurai pas non plus. Et j’aimais
cela ; j’aimais me découvrir immortel ; il me
plaisait d’être fait pour l’éternel.

Mais je « savais » aussi que, moi, j’avais


eu un « commencement ». Dieu, non. Cela
m'agaçait, m'énervait. J’aurais aimé, je crois,
que tout fut commun entre nous. Je connus
que lui le voulait aussi. Mais, lui, n’avait pas
eu de commencement. Inlassablement, la
question revenait, et m’acculait, je crois, à
être «jaloux de Dieu ». Étrange musique.
Plus étrange encore, mais combien mysté­
rieuse, infiniment belle, celle que j’entendis
un peu plus tard : Dieu est « jaloux » de
moi ! Mais tout autrement. Non d’une jalou-
sie-pour-lui, d’une jalousie qui veut posséder,
mais d’une jalousie qui veut libérer, d’une
jalousie ambitieuse pour celui qui est aimé.
Je ne savais pas encore, je ne connaissais pas
l’étonnante déclaration d’amour : « Je suis un
Dieu jaloux ! » Déclaration d’amour. Propo­
sition de liberté ; d’une liberté telle que Dieu
n’accepte pas qu’elle se paye de mots.

Et la musique revenait, sans s’imposer


jamais, exigeante et obsédante : que faisait
Dieu avant de faire ? Que faisait Dieu avant
le commencement ?

76
CONCERTO EN QUATRE MOUVEMENTS


♦ ♦

Avant le commencement, Dieu aimait, j’en


étais sûr. Qui aimait-il ? Lui-même. Il n’avait
personne d’autre à aimer. En ce temps-là où
il n’y avait pas encore de temps, Dieu aimait.
Et je me contais le mystère, je me chantais
la musique qu’il me semblait « entendre ».

Dieu était parfaitement heureux. Il aimait


parfaitement. Et, s’aimant parfaitement, il
était parfaitement aimé.

Dieu était parfaitement heureux. Il était


Dieu. Se connaissant parfaitement, il connais­
sait tout. S’aimant parfaitement, il aimait tout.
Connaître et aimer, c’est tout un.

Et Dieu dit : « Cela est bon. » « Je te


connais et t’aime », et il se répondait : « Je
te connais et t’aime. » Et cela était parfait.
Pourtant, dit Dieu... sans se répondre encore.
Car Dieu ne (se) répond pas toujours. Il aime,
parfois, attendre. Surtout quand il veut se
surprendre, s’émerveiller.
Dieu éprouvait comme un désir, comme
une envie. Et il s’étonna. Et découvrit qu’il
aimait s’étonner. S’étonner lui-même. Et
77
DIEU EST MUSIQUE

Dieu trouva bon d’être étonné ; il dit même


qu’il était bon d’être étonné. Il dit encore :
j’aimerais m’étonner sans cesse, m’émerveil­
ler sans arrêt. Il le fit et dit : l’étonnement
est bon et très bon l’émerveillement. Il venait
de faire l’univers.

Et Dieu vit que cela était bon. Sans en être


autrement satisfait. Il était content, mais pas
satisfait II avait toujours cette envie de
s’émerveiller; à moins que ce ne fût celle
d’émerveiller. Dieu réfléchit. Il est bon de
réfléchir lorsqu’on veut s’étonner. Surtout
quand on est Dieu.

Dieu s’entretint avec lui-même pendant


tout un morceau d’éternité. Avec lui-même,
Père, Fils, Esprit. Puis il dit : « Faisons
l’homme à notre image et à notre ressem­
blance. » Or, quand Dieu dit, il fait. Et c’est
ainsi qu’il fit l’homme. Parce qu’il se l’était
dit. Homme et femme, il les fit. Ce fut le
sixième «jour », je crois.

Connaissant toute chose, Dieu savait


qu’ayant fait un autre lui-même, à son image
mais autre que lui, à sa ressemblance mais
hors de lui, il avait fait un être dangereuse­
ment fragile, fragilement dangereux. Mais
Dieu ne se le dit pas. Puisqu’il voulait se

78
CONCERTO EN QUATRE MOUVEMENTS

surprendre, s’émerveiller par autre que lui,


mais semblable à lui, capable d’aimer, capable
de connaître, libre. Il prit pourtant le temps
de se reposer : septième jour. On ignore ce
que l’homme fit ce jour-là.

Huitième jour. L’homme dit à Dieu : « Ce


n’est pas si bon que cela ! » Et je crois que
Dieu en fut content. Il avait parfaitement
réussi son entreprise d’émerveillement. Il
avait désormais quelqu’un à émerveiller, et
quelqu’un qui ne lui faciliterait pas la be­
sogne. Quelqu’un qui aura besoin de temps
et d’histoire pour apprendre à être semblable
à Dieu. Quelqu’un à apprivoiser.

Car, le temps de répondre, l’homme avait


pris peur d’avoir dit à Dieu qu’il n’était pas
d’accord. Tellement peur qu’il s’efforce de­
puis, mais désespérément, de déformer en soi
la ressemblance. Restait l’image. « Il faut se
mettre à sa place », dit Dieu : connaître et
aimer, quand on n’est pas Dieu, ne coïncident
pas. Il le savait, puisqu’il avait donné la liberté
à l’homme ; la liberté, moyen de joindre le
connaître à l’aimer, l’aimer au connaître.
Moyen, non pas fin.
Et Dieu passe son éternité d’abord, son
temps ensuite, à apprivoiser celui qu’il avait fait
79
DIEU EST MUSIQUE

pour être Dieu-avec-Dieu. Car l'homme était


devenu malheureux d’avoir mésusé de sa
récente liberté. Il apprit, et Dieu aussi, qu’il
était prématuré pour lui d’agir comme Dieu.

Il apprit l’ambition prodigieuse de Dieu :


que son « répondant », son partenaire, son
aimé, ne se contente pas d'avoir la liberté ; mais
qu’il est fait pour être libre. Dieu savait que
cela prendrait du temps. L’homme allait
l’apprendre.

Durant de longs siècles, Dieu parla. Par des


hommes. Pour les préparer. A renouer les
liens ? Plus que cela, je crois. Pour se
préparer lui-même à vivre en homme ce
qu’est « connaître » et « aimer » quand on
n’est pas Dieu ; et ce qu’il en coûte. Il voulut
en faire l’expérience. Et quand Dieu veut, il
fait.

Cela finit sur la croix. Et tout, alors,


commence vraiment. Sinon il faudra que l’on
m’explique pourquoi cet instrument stupide
d’une torture inhumaine est devenu le sym­
bole d’un amour toujours neuf, d’une espé­
rance toujours jaillissante.

C’est alors que tout est arrivé. Vérifiant


lui-même ce qu’est une liberté blessée, un

80
CONCERTO EN QUATRE MOUVEMENTS

amour livré à la peur, une connaissance


acculée à l’effort laborieux, Dieu fit entendre
sa vraie musique, sa musique à lui. On avait
déjà beaucoup de notes, mais on n’osait pas,
on ne savait pas en faire une « symphonie ».
Notes, en effet, toutes les innombrables
approches de Dieu : à Sumer, en Egypte, en
Inde, en Chine...

En Palestine, enfin, à cause d’un homme


qui meurt sur une croix éclate la musique
« nouvelle » : Dieu est amour! Il faut croire
que « cela » nous rappelait quelque chose.
Sinon il faudra qu’on m’explique, aussi,
pourquoi cette mort et cette croix ne cessent
de nous... Tant d’hommes sont morts ainsi!
et encore plus bêtement ; et de façon encore
plus atroce. Pourquoi cet homme ? Pourquoi
cette croix ?

Pourquoi ? Le « savoir » m’a peu aidé ;


mais il a contribué à me faire « entendre la
musique ». Et cette musique a pu se faire
« entendre » non seulement parce qu’elle est
une création de Dieu, mais parce qu’elle jaillit
sans intermédiaire aucun, de son amour. Dieu
est musique.

81
DIEU EST MUSIQUE

Mais la musique « s'entend », elle ne se


démontre pas. Et je me méfie des mots quand
il s’agit d’elle ; je me méfie des mots quand
il s’agit de Dieu. Pourtant, Dieu s’en est servi;
Dieu se sert aussi de mots pour faire entendre
sa musique. Dans le livre de la Genèse, on
apprend son ambition pour nous. On ap­
prend notre peur de lui. L’interprète qui
travaille son violon dans le Lévitique est, sans
aucun doute, un bon élève, mais un piètre
musicien. II faut aussi, en musique, « faire
des exercices ».

Mais Dieu, étant musique, connaît la valeur


piégée des mots. C’est pourquoi il utilise tant
d’instruments divers. Des instruments, et non
des outils. Écoutez le concerto de la Miséri­
corde : il est du prophète Osée ; il est de Dieu.
Écoutez Amos. Écoutez Isaïe. Écoutez Jéré­
mie. Même le vieux professeur de piano
qu’était Ézéchiel, qui avait tant de talent, au
point de nous ennuyer encore aujourd’hui,
avait tout soudainement des percées musi­
cales, une « interprétation » toute nouvelle
et qui fait date lorsqu’il « voit », lorsqu’il
« entend » Dieu redonner vie aux ossements
desséchés, lorsqu’il transmet le concerto
déconcertant : « Debout, fils d’homme, car
je vais te parler. »

82
CONCERTO EN QUATRE MOUVEMENTS

Écoutez la musique laborieuse d’Esdras et


de Néhémie. Elle fait entendre que l’histoire
n’est pas un destin, une fatalité. Mais bien
une grâce, une miséricorde exigeante qui
nous donne de joindre le connaître à l’aimer.
Et désormais, nous sommes assurés de pou­
voir le faire. Car Dieu en a vérifié la
possibilité. Par lui-même. Et il nous l’a fait
« entendre » à maintes reprises et sous
maintes formes. « Aux pères, jadis, par les
prophètes. » « En ces jours, qui sont les
derniers, par son Fils. »

Ecoutez, enfin, l’évangéliste Jean. Le meil­


leur interprète est celui qui, se mettant tout
entier dans sa « traduction », renvoie au
compositeur. C’est difficile et rare. Puisqu’il
faut, et dans le même moment, être complète­
ment présent et totalement transparent. Jean
y est parvenu ; on le reconnaît entre tous ;
c’est bien lui qui « chante » ; mais jamais son
chant ne renvoie à lui-même ; Jean renvoie
à Dieu, parce qu’il renvoie à Jésus qui, lui,
renvoie toujours à Dieu. Le seul. Vivant et vrai.

Dieu n’a pas écrit. Il parle et chante. Son


« interprète », Jésus, n’a pas laissé des écrits,
il a laissé des témoins. Puis il y eut les témoins
des témoins. Pour que la musique ne se perde
pas il fallait « l’écrire » ; il fallait écrire ce
83
DIEU EST MUSIQUE

que l’Un disait par son Autre. Sans jamais


prétendre que les mots pourraient livrer
toute la musique. Musique, Dieu est au-delà
des mots. Il est dans les mots ; il est hors
des mots. Il est dans l’homme ; il est hors
de l’homme. Toute prison lui méconvient.
Les mots sont nécessaires pour l’exprimer.
Aucun ne peut l’enfermer.

Mais il y a la musique. La musique infinie


de Dieu. Et il en existe une interprétation
singulière, unique, extensive à toute huma­
nité en la personne de Jésus-qui-fut-de-
Nazareth et qui-est-de-Dieu. Jésus-de-Dieu ;
Dieu-de-Jésus. Entre ces deux propositions
de trois mots surgit toute musique. Le
concerto n’est pas achevé. Le premier mouve­
ment nous est donné ; le troisième nous est
proposé. Jésus « réalise » le deuxième, dans
le mystère de son amour. Mais il nous
appartient de l’achever en l’interprétant
nous-même, par nous-même. Dieu a déjà fait
beaucoup. Et il attend de nous qu’il puisse
faire davantage. Par nous. Avec nous. En
nous.

Mais toute musique ne conduit pas à Dieu.


Tout amour non plus. On peut les prendre
pour des « moyens ». Et c’est là notre
blessure. « Connaître » engendre sa propre

84
CONCERTO EN QUATRE MOUVEMENTS

musique ; « aimer » engendre la sienne. Le


difficile, quand on n’est pas Dieu, est d’har-
moniser les deux. Cela peut donner une
intolérable cacophonie, une violence, une
tentative de séduction. Séduire est facile.
Apprivoiser est bien autre chose. Dieu ne se
laisse pas séduire ; il aime, je crois, qu’on
l’apprivoise. Dieu ne séduit pas ; il apprivoise.
Il l’a montré. Il l’a vérifié. Ne pas se payer
de mots quand on parle d’aimer, c’est tendre
à aimer comme Dieu aime.]és\is affirme que c’est
possible. Quand on est de-Dieu. On peut
l’être.

Pourtant, en dépit de la « correction »


évangélique, certains ont toujours besoin du
Dieu « puissant et fort » qui fait « passer par
Ie fil l’épée » toute une population. Ils
frémissent et se rassurent à la tonitruance du
Tuba mirum de Berlioz.

Un Dieu qui les « venge » de tous ceux


qu’ils n’ont pas été capables d’apprivoiser,
d’aimer ? D’autres aiment cette même musi­
que parce qu’il leur faut imaginer la « fin »,
l’apocalypse, le jugement.
Je préfère le Tuba mirum de Mozart. L’ange
qui sonne le rassemblement de l’humanité se
prend très au sérieux et entonne « sa »
85
DIEU EST MUSIQUE

musique, front soucieux, sourcils froncés,


tout imbu de « son » importance. Puis, tout
à coup, il dérive, se met à rêver, modulé un
chant tout nouveau, fait entendre une ten­
dresse émerveillée. Que lui est-il arrivé ? Ou
Dieu est intervenu, ou l’ange avait lu l’Évan-
gile de Jean.

Car, lorsque Jean écrit « Dieu est amour »,


il n’a pas en vue une simple analogie et il
n’utilisa pas ce mot comme un attribut parmi
d’autres. Il cherche à désigner la musique, le
mystère même de Dieu. Et il le relie immédia­
tement au mystère de l’« interprète singu­
lier » : « Ce que nous avons entendu, ce que
nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons
contemplé, ce que nos mains ont touché, du
Verbe de vie... nous vous l’annonçons. »
Musique indicible. Et comme elle sait inter­
préter l’interprète! Pour révéler le mystère
d’amour, il faut un mystère d’amour. Mais qui
soit, et tout à la fois, en Dieu, de Dieu, hors
de Dieu. Qui soit Dieu-hors-de-Dieu. Hom­
me-Dieu. L’amour est alors la parfaite voie
d’approche de Dieu, parce qu’il en vient,
parce qu’il est la voie d’approche de Dieu vers
nous.

86
CONCERTO EN QUATRE MOUVEMENTS

Un tel amour est musique, dans sa plus


lumineuse beauté. Car tout amour ne mène
pas à Dieu ; il peut retomber sur lui-même
et cesse d’être amour. Mène à Dieu l’amour
qui vient de Dieu. Toute musique ne mène
pas à Dieu. Certaines tournent sur elles-
mêmes, se font plaisir, s’admirent, cherchent
à séduire. Mais il existe une musique qui
redresse ce qui est effondré, qui guérit ce qui
est blessé, qui transforme la faiblesse en
force, qui démasque la peur et la pusillani­
mité, qui invite à aimer, en donne les moyens,
en livre la clef. Une musique qui apprivoise.
Cette musique-là ne se préoccupe pas de
conduire à Dieu ; elle en vient. Elle n’est pas
diversion ; elle est vie. Je veux dire qu’elle
ne se laisse pas « utiliser » ; d’aucune ma­
nière ; tant qu’on n’a pas « reconnu » son
origine ; et quand on l’a reconnue, on n’a plus
aucune envie de s’en servir, de l’utiliser. Pour
soi. D’ailleurs, elle ne se laisse pas faire. Elle
résiste. Comme résiste Jésus et son Évangile
quand on veut l’utiliser. Comme résiste Dieu.

Il faut « aimer » infiniment pour résister


ainsi. Il faut « connaître » que l’amour n’est
pas fait pour posséder, mais pour libérer.
L’amour est fait pour aimer. Si Dieu n’était
nas Dieu, il est probable que, fatigué, Il se
<< laisserait faire ». Si Dieu n’était pas musi-
87
DIEU EST MUSIQUE

que, l’univers serait un chaos. Or il ne Test


pas. Le chaos est en nous. Mais la musique
aussi.
Si Dieu n’était pas amour, il chercherait à
nous dominer. Or, à l’évidence, il est bien le
seul qui ne cherche à dominer personne. Au
point de résister à ce qu’on l’utilise pour
dominer ceux qu’il a faits à son image et
ressemblance, capables d’aimer, capables de
connaître, destinés à être libres. Comme lui.
N’ayant pas voulu s’imposer, Dieu ne veut pas
qu’on l’impose.

Car Dieu est amour.


L’amour est musique.
Dieu est musique.
Dieu est Dieu.

Et j’en suis infiniment heureux.


Ni intelligence élevée,
ni imagination,
ni toutes les deux réunies ensemble
ne font le génie.
Amour ! Amour ! Amour !
Voilà l’âme de génie.

Mozart
11 avril 1787

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