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13 février 2023

« La catastrophe »
Exemplier
Texte 1.
ARISTOTE, Poétique, chapitre 11 :

La péripétie est un changement en sens contraire dans les faits qui s’accomplissent, comme nous
l’avons dit précédemment, et nous ajouterons ici ‘selon la vraisemblance ou la nécessité’.
II. C'est ainsi que, dans Œdipe un personnage vient avec la pensée de faire plaisir à Œdipe et de
dissiper sa perplexité à l'endroit de sa mère ; puis, quand il lui a fait connaître qui il est, produit
l'effet contraire. De même dans Lyncée, où un personnage est amené comme destiné à la mort,
tandis que Danaüs survient comme devant le faire mourir, et où il arrive, par suite des événements
accomplis, que celui-ci meurt et que l'autre est sauvé.

III. La reconnaissance, c’est, comme son nom l’indique, le passage de l’état d’ignorance à la
connaissance, ou bien à un sentiment d’amitié ou de haine entre personnages désignés pour avoir
du bonheur ou du malheur.

Texte 2.
a) Gabriel MARCEL, « Note sur l’évaluation tragique », Journal de psychologie normale et pathologique,
Janv.-Mars 1926, p. 74 :

Peut-être est-il possible maintenant de discerner la vraie nature de la satisfaction qui s'attache à ce
que j’ai appelé l'appréciation tragique ; il ne suffira pas de dire que celle-ci implique pour le sujet un
délassement. Je pense qu'il faut aller plus loin et se souvenir de la joie perverse qui s'empare de la
conscience au moment où les calamités s'accumulent à tel point que, prenant les devants elle se
retourne contre soi et appelle de ses vœux l'événement qui mettra le comble à une disgrâce non
plus subie mais en quelque façon voulue Et il ne s'agit pas ici d'un simple passage à la limite, mais
d'un appétit de l'excès comme tel, d'une haine effective de soi où la réflexion permet de reconnaître
comme le dessin mental de la trahison. C'est assurément chez Ibsen que ceci est le plus apparent :
les Revenants et plus encore Hedda Gabler et avant tout le Canard Sauvage et Rosmersholm viennent
s'inscrire en faux, non point du tout contre tel ou tel système d'affirmations éthiques, mais contre
l'idée même d'un pareil système; et l'incendie de l'hospice qui projette sur le dernier acte des
Revenants ses lueurs sinistres est à mes yeux le symbole même du tragique : il n'v a pas de tragédie,
en effet, où ne s'accomplisse la destruction d'un édifice bâti par la main de l'homme, édifice où
s'incorpore une activité qui porte en soi le principe même de son anéantissement

b) Georges STEINER, La mort de la tragédie, Paris, Seuil, 1965, p. 9 :

Dans la vision judaïque, la catastrophe provient d’une faute morale précise ou d’un manque de
compréhension. Les poètes tragiques grecs affirment que les forces qui édifient ou détruisent notre
vie se trouvent en dehors du domaine de la raison ou de la justice. Bien pis : il y a autour de nous
des énergies surnaturelles qui fondent sur notre âme et la rendent démente, ou qui corrompent
notre volonté de telle sorte que nous infligeons à nous-même ou à ceux que nous aims
d’irrémédiables outrages.

Texte 3.
ROUSSEAU, Lettre sur la Providence :
Vous auriez voulu que le tremblement se fût fait au fond d’un désert plutôt qu’à Lisbonne.
Peut-on douter qu’il ne s’en forme aussi dans les déserts, mais nous n’en parlons point, parce qu’ils
ne font aucun mal aux Messieurs des villes, les seuls hommes dont nous tenions compte. Ils en
font peu même aux animaux & Sauvages qui habitent épars ces lieux retirés, & qui ne craignent ni
la chute des toits, ni l’embrasement des maisons. Mais que signifierait un pareil privilège, serait-ce
donc à dire que l’ordre du monde doit changer selon nos caprices, que la nature doit être soumise
à nos lois, & que pour lui interdire un tremblement de terre en quelque lieu, nous n’avons qu’à y
bâtir une ville ?
Il y a des événements qui nous frappent souvent plus ou moins selon les faces par lesquelles
on les considère, & qui perdent beaucoup de l’horreur qu’ils inspirent au premier aspect, quand on
veut les examiner de près. J’ai appris dans Zadig, & la nature me confirme de jour en jour qu’une
mort accélérée n’est pas toujours un mal réel, & qu’elle peut quelquefois passer pour un bien relatif.
De tant d’hommes écrasés sous les ruines de Lisbonne, plusieurs sans doute, ont évité de plus
grands malheurs, & malgré ce qu’une pareille description a de touchant & fournit à la poésie, il
n’est pas sûr qu’un seul de ces infortunés ait plus souffert que si selon le cours ordinaire des choses,
il eût attendu dans de longues angoisses la mort qui l’est venu surprendre. Est-il une fin plus triste
que celle d’un mourant qu’on accable de soins inutiles, qu’un notaire & des héritiers ne laissent pas
respirer, que les médecins assassinent dans son lit à leur aise, & à qui des prêtres barbares font avec
art savourer la mort ? Pour moi, je vois par-tout que les maux auxquels nous assujettit la nature
sont moins cruels que ceux que nous y ajoutons. […]
Vous distinguez les événements qui ont des effets de ceux qui n’en ont point ; je doute que cette
distinction soit solide. Tout événement me semble avoir nécessairement quelque effet, ou moral,
ou physique, ou composé des deux, mais qu’on n’aperçoit pas toujours, parce que la filiation des
événements est encore plus difficile à suivre que celle des hommes. Comme en général, on ne doit
pas chercher des effets plus considérables que les événements qui les produisent, la petitesse des
causes rend souvent l’examen ridicule quoique les effets soient certains, & souvent aussi plusieurs
effets presque imperceptibles se réunissent pour produire un événement considérable. Ajoutez que
tel effet ne laisse pas d’avoir lieu, quoiqu’il agisse hors du corps qui l’a produit. Ainsi la poussière
qu’élève un carrosse peut ne rien faire à la marche de la voiture, & influer sur celle du monde. Mais
comme il n’y a rien d’étranger à l’univers, tout ce qui s’y fait agit nécessairement sur l’univers même.

Texte 4.
Leibniz, Essais de Théodicée, I, 8-9 :
8. Or, cette suprême sagesse, jointe à une bonté qui n’est pas moins infinie qu’elle, n’a pu
manquer de choisir le meilleur. Car comme un moindre mal est une espèce de bien, de même un
moindre bien est une espèce de mal, s’il fait obstacle à un bien plus grand : et il y aurait quelque
chose à corriger dans les actions de Dieu, s’il y avait moyen de mieux faire. Et comme dans les
mathématiques, quand il n’y a point de maximum ni de minimum, rien enfin de distingué, tout se
fait également ; ou quand cela ne se peut, il ne se fait rien du tout : on peut dire de même en matière
de parfaite sagesse, qui n’est pas moins réglée que les mathématiques, que s’il n’y avait pas le
meilleur (optimum) parmi tous les mondes possibles, Dieu n’en aurait produit aucun. J’appelle
monde toute la suite et toute la collection de toutes les choses existantes, afin qu’on ne dise point
que plusieurs mondes pouvaient exister en différents temps et en dillérents lieux. Car il faudrait les
compter tous ensemble pour un monde, ou si vous voulez pour un univers. Et quand on remplirait
tous les temps et tous les lieux, il demeure toujours vrai qu’on les aurait pu remplir d’une infinité
de manières, et qu’il y a une infinité de mondes possibles, dont il faut que Dieu ait choisi le meilleur,
puisqu’il ne fait rien sans agir suivant la suprême raison.
9. Quelque adversaire ne pouvant répondre à cet argument, répondra peut-être à la conclusion
par un argument contraire, en disant que le monde aurait pu être sans le péché et sans les
souffrances ; mais je nie qu’alors il aurait été meilleur. Car il faut savoir que tout est lié dans chacun
des mondes possibles : l’univers, quel qu’il puisse être, est tout d’une pièce, comme un Océan ; le
moindre mouvement y étend son effet à quelque distance que ce soit, quoique cet effet devienne
moins sensible à proportion de la distance ; de sorte que Dieu y a tout régi par avance une fois pour
toutes, ayant prévu les prières, les bonnes et les mauvaises actions, et tout le reste ; et chaque chose
a contribué idéalement avant son existence à la résolution qui a été prise sur l’existence de toutes
les choses. De sorte que rien ne peut être changé dans l’univers (non plus que dans un nombre)
sauf son essence, ou si vous voulez, sauf son individualité numérique. Ainsi, si le moindre mal qui
arrive dans le monde y manquait, ce ne serait plus ce monde qui, tout compté, tout rabattu, a été
trouvé le meilleur par le créateur qui l’a choisi.

Texte 5.
a) René THOM, Prédire n’est pas expliquer, Paris, Flammarion, Champs sciences, 2009, p. 23-24 :

Le grand mérite (et le grand scandale !) de la théorie des catastrophes a été de dire que l'on pouvait
produire une théorie des accidents, des formes, du monde extérieur, indépendante du substrat, de
sa nature matérielle. La collectivité scientifique ne l'a pas admis. J'en suis venu à une liste des
catastrophes élémentaires, au nombre de sept : le pli, la fronce, la queue d'aronde, le papillon, et les
trois ombilics. Cette idée qu'il y avait sept types d'accidents a fasciné beaucoup de monde. On ne
voit en réalité que les plus simples dans la vie courante. Les autres ne peuvent être détectés qu'au
prix d'une analyse fine. Mais cette théorie, reprise par d'autres que moi, d'ailleurs, a donné, sur le
plan mathématique, de belles et profondes choses ! Quant à moi, je m'étais d'abord préoccupé des
applications avant d'aborder l'aspect mathématique. Les mathématiciens sont venus ; ils ont fait le
rapport avec certaines techniques utilisées en physique, en particulier des méthodes utilisées pour
relier la mécanique quantique avec la mécanique classique: la méthode Brilouin-Kramer-Wenzel (la
BKW Method). Cette méthode utilise précisément des arguments de singularité, la méthode dite
du col. Les cols sont les points singuliers de la hauteur. C'est comme cela que l'on récupère en
quelque sorte les objets classiques à partir des objets quantiques. Les objets classiques sont plus ou
moins associés à des singularités du processus quantique. Ce que je dis là n'est d'ailleurs correct
qu'en un sens étendu.
b) René THOM, Paraboles et catastrophes, Paris, Flammarion, Champs sciences, 1983, p. 6-7 :

A partir de la définition, il est immédiat que l'ensemble des points réguliers est un ouvert en U.
Voyons alors ce qui arrive au complément K de cet ensemble en U. Cet ensemble fermé K est
l'ensemble des points de catastrophe de la morphologie étudiée : si v est un point de K, dans chaque
petite sphère dont le centre est v, « il arrive quelque chose >. Le mot « catastrophe > n'a donc pas
ici cette connotation négative qu'il a en revanche dans la langue de tous les jours... tout simplement,
en chaque point v de l'ensemble catastrophique K, les choses changent ... Naturellement, la
distinction entre points réguliers et points catastrophiques est relative... Cela dépend de beaucoup
de choses, de la finesse de nos moyens d'observation. Par exemple, si l'on examine une
morphologie à l'œil nu, tout est tranquille. Mais aussitôt qu'on examine au microscope un de ses
voisinages... voilà que tout bouge, et qu'un point v apparemment régulier se révèle catastrophique.
Par ailleurs, l'ensemble K des points de catastrophe ne constitue qu'une partie de la morphologie
empirique étudiée : cette dernière comporte en général, en ses points réguliers, des variations
continues de paramètres qualitatifs qui ne peuvent pas s'exprimer dans l'ensemble K. Qu'il nous
suffise par exemple de penser aux difficultés rencontrées successivement par la théorie des couleurs
... et comme il est difficile de reconnaître des bords nets dans les couleurs de l'arc-en-ciel !

Texte 6.
BENJAMIN, Le livre des passages, Paris, Cerf, 1993, p. 491 :

« Il faut fonder le concept de progrès sur l’idée de la catastrophe. Que “les choses continuent
comme avant [à aller ainsi]”, voilà la catastrophe. Elle ne réside pas dans ce qui va arriver, mais
dans ce qui, dans chaque situation, est donné. Ainsi Strindberg écrit-il […]: l’enfer n’est pas quelque
chose qui nous attend, mais la vie que nous menons ici »

Thèses sur le concept d’histoire IX :


« Il existe un tableau de Klee qui s’intitule « Angelus Novus ». Il représente un ange qui semble être
en train de s’éloigner de quelque chose à laquelle son regard reste rivé. Ses yeux sont écarquillés, sa
bouche ouverte, ses ailes déployées. Tel est l’aspect que doit avoir nécessairement l’Ange de
l’Histoire. Il a le visage tourné vers le passé. Là où se présente à nous une chaîne d’événements, il
ne voit qu’une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d’amonceler ruines sur ruines et les jette à
ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui fut brisé. Mais du
paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si forte que l’ange ne les peut plus
renfermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, cependant
que jusqu’au ciel devant lui s’accumulent les ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le
progrès. »

Voir : W. G. SEBALD, De la destruction comme élément de l’histoire naturelle, trad. fr. P. Charbonneau,
Paris, Babel, 2004.

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