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Annexe textes : le scepticisme avant Hume

SEXUS EMPIRICUS :

Sur la finalité du scepticisme :

Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, Livre 1, §25-26, traduction de Pierre


Pellegrin, éditions du Seuil, collection "Points Essais", 1997 :

[25] Nous disons jusqu’à présent que la fin du sceptique c’est la tranquillité en matière
d’opinions et la modération des affects dans les choses qui s’imposent à nous. [26] Car ayant
commencé à philosopher en vue de décider entre les impressions et de saisir lesquelles sont
vraies et lesquelles sont fausses en sorte d’atteindre la tranquillité, il [le futur sceptique]
tomba dans le désaccord entre partis de forces égales ; étant incapable de décider, il suspendit
son assentiment.

Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, Livre 1, §27-28, traduction de Pierre


Pellegrin, éditions du Seuil, collection "Points Essais", 1997 :

[27] Celui qui affirme dogmatiquement que telle chose est naturellement bonne ou mauvaise
est dans un trouble continuel. Quand il lui manque les choses qu’il considère comme bonnes,
il estime qu’il est persécuté par les maux naturels et il court après ce qu’il pense être les
biens. Les a-t-il obtenus, il tombe dans des troubles plus nombreux du fait qu’il est dans une
exaltation sans raison ni mesure, et que, craignant un changement, il fait tout pour ne pas
perdre ce qui lui semble être des biens. [28] Mais celui qui ne détermine rien sur les biens et
les maux selon la nature ne fuit ni ne recherche rien fébrilement ; c’est pourquoi il est
tranquille.
[...]
Nous ne pensons pourtant pas que le sceptique est complètement exempt de perturbation,
mais nous disons qu’il est perturbé par ce qui s’impose à lui ; car nous convenons que parfois
il frissonne, a soif et ressent des choses de ce genre.
MONTAIGNE :

Sur le primat de la dissemblance dans l’expérience de la nature (ce qui permet de tracer une
ligne de démarcation avec Hume) :

Montaigne, Essais (1580) livre III, chapitre 13, éd. de Guy de Pernon adapté en français
moderne, p.321 :

Il n’est pas de désir qui soit plus naturel que celui de la connaissance. Nous essayons tous les
moyens qui peuvent nous y conduire, et quand la raison n’y suffit pas, nous y employons
l’expérience.

L’expérience produit l’art par différentes voies, L’exemple nous en montre le chemin.

C’est un moyen bien plus faible et moins noble. Mais la vérité est une chose si importante
que nous ne devons dédaigner aucun moyen susceptible de nous y conduire. La raison a tant
de formes que nous ne savons à laquelle nous en remettre ; l’expérience n’en a pas moins. La
leçon que nous voulons tirer de la ressemblance des événements n’a pas grande valeur, car en
fait ils sont toujours dissemblables. Il n’est rien dans l’image que nous avons des choses qui
soit aussi universel que leur variété et leur diversité. Comme les Grecs et les Latins, nous
nous servons de l’exemple des œufs comme de celui de la plus parfaite similitude. Et
pourtant, il s’est trouvé des hommes capables de reconnaître des différences entre les œufs, et
l’un d’eux notamment, à Delphes, qui ne prenait jamais l’un pour l’autre, et quand il y avait
plusieurs poules, il était capable de dire de laquelle était l’œuf. La dissemblance s’introduit
d’elle-même dans nos œuvres, et aucun art ne peut parvenir à la similitude (...) La
ressemblance ne fait pas autant l’unicité que la différence ne fait l’altérité. La Nature s’est
imposée l’obligation de ne rien faire d’autre qui ne soit dissemblable.
Sur le danger que représente la confiance accordée aux connaissances fondées sur les
présupposés et les certitudes :

Montaigne, Essais (1580) livre II, chapitre 12, éd. de Guy de Pernon adapté en français
moderne, p.270-272 :

Il est certes facile de bâtir ce que l’on veut sur des fondements reconnus par tous, car en
fonction des principes et énoncés de ce commencement, le reste des pièces du bâtiment se
construit aisément, et sans contradiction. De cette façon, nous trouvons notre raison bien
fondée, et nous pouvons discuter en toute quiétude. (...) Celui à qui l’on accorde ses
présupposés est notre maître et notre Dieu (...)

Dans cette façon de pratiquer et de négocier la science, nous avons pris pour argent comptant
le mot de Pythagore selon lequel tout expert doit être cru dans son domaine. Le dialecticien
s’en remet au grammairien pour le sens des mots. Le rhétoricien emprunte au dialecticien les
sujets de ses arguments. Le poète prend au musicien ses mesures. Le géomètre, les
proportions de l’arithméticien. Les métaphysiciens prennent pour fondement les conjectures
de la physique. Chaque science, en effet, a ses principes présupposés, par lesquels le
jugement humain se trouve bridé de toutes parts. Si vous vous en prenez à cette barrière qui
constitue l’erreur fondamentale, ils ont aussitôt cette maxime à la bouche : « il ne faut pas
discuter avec ceux qui nient les principes. »

Or il ne peut y avoir d’autres principes pour les hommes que ceux que la divinité leur a
révélés ; le commencement, le milieu et la fin de tout le reste, ce n’est que songe et fumée. À
ceux qui combattent avec des présupposés il faut opposer l’axiome lui-même qui est l’objet
du débat, mais renversé. Car tout ce que l’homme pose comme énoncé ou comme axiome a
autant d’autorité qu’un autre si la raison ne vient établir de différence entre eux. Il faut donc
les mettre tous en question, et d’abord les plus généraux, ceux qui nous tyrannisent. Le
sentiment de certitude est un indice de folie et d’extrême incertitude.
Sur l’impossibilité d’établir un jugement certain au vu du caractère inconstant et changeant
du monde :

(1) Montaigne, Essais (1580) livre II, chapitre 12, éd. de Guy de Pernon adapté en
français moderne, p.346-347

En fin de compte, il n’est rien qui soit constant, qu’il s’agisse de notre être ou des choses.
Nous, notre jugement, et toutes les choses mortelles, tout cela coule et roule sans cesse. On ne
peut donc rien établir de certain entre les uns et les autres, le juge et le jugé étant en
perpétuelle mutation et mouvement. Nous ne pouvons communiquer avec « l’être », parce
que la nature humaine est toujours à mi-chemin entre la naissance et la mort, et ne peut
donner d’elle-même qu’une apparence obscure et voilée, une idée faible et incertaine. Et si
par hasard vous fixez comme but à votre pensée de vouloir saisir ce qu’elle est, ce ne sera ni
plus ni moins que vouloir empoigner de l’eau : plus on serre et presse ce qui naturellement
coule partout, plus on perd ce que l’on voudrait tenir et empoigner. Ainsi, toutes choses étant
susceptibles de passer d’un état à un autre, la raison qui cherche en elles une réelle stabilité se
voit déçue, ne pouvant rien trouver qui subsiste en permanence : tout, en effet, soit est en
train de venir à l’existence, soit n’existe pas encore vraiment, soit commence à mourir avant
même d’être né.

(2) Montaigne, Essais (1580) livre III, chapitre 2, éd. de Guy de Pernon adapté en
français moderne, p.27-28

Les autres écrivains forment l’homme; moi je le raconte, et j’en montre un en particulier, bien
mal formé. Si j’avais à le façonner de nouveau, je le ferais vraiment différent de ce qu’il est :
mais voilà, il est ainsi fait. Les traits que je lui prête ne sont pas faux, bien qu’ils changent et
se diversifient. Le monde n’est qu’une perpétuelle balan- çoire ; toutes choses s’y balancent
sans cesse : la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Égypte – par un mouvement
général, et par leur mouvement propre. La constance elle-même n’est en fait qu’un
mouvement plus languissant. Je ne puis être sûr de mon objet d’étude : il avance en vacillant,
en chancelant, comme sous l’effet d’une ivresse naturelle. Je le prends comme il est, au
moment où je m’intéresse à lui. Je ne peins pas l’être, je peins la trace de son passage ; non le
passage d’un âge à l’autre (...) mais de jour en jour, de minute en minute. Et je dois toujours
mettre mon histoire à jour! Il se peut que je change bientôt, non seulement à cause d’un coup
du sort, mais intentionnellement : mon livre est le registre des événements divers et
changeants, d’idées en suspens, et même à l’occasion, contraires, soit que je sois moi-même
un autre, soit que je traite mes sujets dans d’autres circonstances ou sous un angle différent.
Si bien qu’il m’arrive de me contredire, mais comme le disait Démade, la vérité, elle, je ne la
contredis pas. Si mon esprit pouvait se fixer, je ne me remettrais pas sans cesse en cause, je
prendrais des décisions ; mais il est toujours en apprentissage et à faire ses preuves.
PASCAL :

Analyse sceptique de ce qui nous fait croire : valeur nouvelle accordée aux moyens de croire
par la coutume et l’habitude

Pascal, Pensées (1670), fragment 821, édition Lafuma,

« Car il ne faut pas se méconnaître, nous sommes automate autant qu’esprit. Et de là


vient que l’instrument par lequel la persuasion se fait n’est pas la seule démonstration.
Combien y a-t-il peu de choses démontrées ? Les preuves ne convainquent que l’esprit, la
coutume fait nos preuves les plus fortes et les plus crues. Elle incline l’automate qui entraîne
l’esprit sans qu’il y pense. Qui a démontré qu’il sera demain jour et que nous mourrons, et
qu’y a-t-il de plus cru ? C’est donc la coutume qui nous en persuade (...) Enfin il faut avoir
recours à elle quand une fois l’esprit a vu où est la vérité afin de nous abreuver et nous
teindre de cette créance qui nous échappe à toute heure, car d’en avoir toujours les preuves
présentes c’est trop d’affaire. Il faut acquérir une créance plus facile qui est celle de
l’habitude qui sans violence, sans art, sans argument, nous fait croire les choses et incline
toutes nos puissances à cette croyance, en sorte que notre âme y tombe naturellement. Quand
on ne croit que par la force de la conviction et que l’automate est incliné à croire le contraire
ce n’est pas assez. Il faut donc faire croire nos deux pièces, l’esprit par les raisons qu’il suffit
d’avoir vues une fois en sa vie et l’automate par la coutume, et en ne lui permettant pas de
s’incliner au contraire.

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