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Ferdinand Alquié

Le désir
d'éternité

QUADRIGE/PUF
ISBN 2 13 038094 8
ISSN 0291 0489
Dépôt légal - Ire édition : 1943
9• édition : 1983, décembre
© Presses Universitaires de France, 1943
Le Philosophe
108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris
Avant-propos

L'étude que nous présentons en ces pages a pour


but de définir le désir d'éternité, de découvrir ses
sources, affectives et rationnelles, de déterminer enfin
sa valeur, et la place qu'il convient de lui accorder
en la vie. Mais elle ne traite pas de l'éternité elle-
même : aussi nous sommes-nous permis de désigner
par le mot « éternel » des réalités fort différentes (lois
physiques, sujet transcendental, ou Dieu même),
sans étudier les rapports objectifs de ces réalités, et
en ne considérant que les voies subjectives qui condui-
sent à leurs notions. De même, voyant dans le refus
du temps la forme commune de toutes les passions
humaines, nous avons tenté de montrer que ce refus
est passion essentielle plus que nous n'avons entrepris
d'y réduire toutes les passions particulières. (II au-
rait fallu pour cela, après avoir indiqué que l'amour
est la nostalgie d'une forme disparue, prouver que
l'avarice prétend combler un manque ancien et
retrouver une plénitude, démontrer que la soif de
connaître, dans la mesure où elle est passion, cherche
à satisfaire une curiosité infantile, si même elle ne
naît pas, comme semble le croire Platon, du regret
d'un savoir perdu.) Cela n'aurait plus eu de fin,
et tel n'était pas notre sujet. Ce qui suit n'est donc
ni une métaphysique de l'éternité, ni une psychologie
des passions concrètes : c'est seulement l'analyse des
démarches, affectives ou intellectuelles, par lesquelles
6 LE DÉSIR D'ÉTERNITÉ

la conscience refuse le changement et s'élève à la


pensée de ce qui ne passe pas. Et le but de cette ana-
lyse n'est pas de préparer une synthèse où se révéle-
rait l'essence commune de toutes ces démarches, syn-
thèse qui pourrait prendre place en une philosophie
de la Nature ou en une philosophie de l'Esprit. Nous
avons voulu établir au contraire la double origine du
désir d'éternité. L'éternité du cœur n'est pas celle de
l'esprit. La recherche de la première est passion pure,
la connaissance de la seconde est la condition de l'action.
Encore l'action elle-même s'exerce-t-elle en renon-
çant à l'éternel, car notre vie est temporelle, et notre
moi n'est pas l'Esprit.
PREMIÈRE PARTIE

Le refus affectif du temps


et l'illusion de l'éternité

CHAPITRE PREMIER

Situation de l'éternité

Toute conscience est, semble-t-il, conscience d'une


présence. Éliminer, par le doute, la présence de tout
objet revient à découvrir que la conscience est pré-
sente à soi-même. Cependant, la conscience humaine
apparaît à bien des égards comme une conscience
de l'absence : la pensée de ce qu'elle saisit est liée
pour elle à la pensée de ce qui lui échappe. Un terme
n'est posé que par rapport à ceux qu'il rejette, une
décision n'est prise que par l'abandon de maints pos-
sibles offerts. Et le terme n'est compris comme égal
à lui-même, comme identique à soi, que dans la mesure
où l'on exclut tous les caractères qui n'entrent pas
dans sa compréhension. Et la décision n'est sentie
comme libre que dans la mesure où l'on conçoit la
possibilité des actes rejetés. L'attente, le regret, la
rêverie sont, à des degrés divers, des consciences d'ab-
sence. Bien plus, le présent n'est pensé que par son
opposition au passé et au futur : dire qu'une chose
8 LB D~SIR D'ÉTBRNIT~

est présente, c'est signifier qu'elle pourrait ne pas


l'être, c'est l'opposer à son absence possible. Semblables
à l'amour que pleure Éva dans La maison du berger,
les présences ne nous sont offertes que comme toujours
menacées.
On pourrait voir dans la limitation des présences
réelles la marque du caractère fini de notre cons-
cience, condamnée à ne saisir qu'une chose à la fois.
C'est au contraire parce qu'elle contient quelque in-
finité, et parce qu'elle dépasse sans cesse ce qu'elle
saisit, que notre conscience peut être conscience · de
l'absence. La pensée de l'absence est le signe que
notre esprit est supérieur à tout donné, ce pourquoi
chaque objet lui paraît seulement possible, et non
nécessaire. Ici se révèle déjà la dualité de l'homme,
dont la pensée déborde toujours l'expérience actuelle,
ce qui est la source de tout désir, de toute insatis-
faction, de tout progrès. L'esprit peut d'ailleurs dépas-
ser l'expérience tout entière, et penser le donné total
comme Nature : l'homme découvre et ressent alors
l'absence essentielle : celle de la Valeur, ou de l'Infini.
S'il est en effet pour notre conscience des absences
momentanées, que peut toujours combler quelque
retour, il est des absences définitives, qui révèlent
l'insuffisance de tout ce qui nous est proposé. La valeur
ne peut être donnée puisque, par sa présence réell~,
elle ne serait plus valeur, mais être : ici la tâche morale,
et tout mouvement spirituel, seraient achevés. De
même l'infini ne saurait être actualisé, ce pourquoi
Descartes, s'il ne saisit son moi comme fini qu'en
pensant l'infinité divine, pense au même moment que
cette infinité ne lui appartient pas.
Toute présence est nature. De même, de tout objet
SITUATION DB L'ÉTERNITÉ 9

momentanément absent, je puis penser qu'il est dans


la Nature, autrement dit qu'il est présent pour
quelque conscience, réelle ou possible, autre que la
mienne. Ici l'absence signifie seulement l'inadéqua-
tion de ma conscience et du monde. Mais l'objet des
absences essentielles semble métaphysique. On peut
dire que l'absence de cet objet est définitive, dans la
mesure où il est certain que la Nature ne nous
l'offrira jamais à titre de donnée, mais on peut dire
aussi que sa présence est constante, dans la mesure où,
l'esprit ayant conscience de son absence, il lui est,
par là même, présent. Nous n'avons pas de connais-
sance positive de l'infini ou de la valeur : valeur et
infini nous sont pourtant présents, puisque c'est à
partir d'eux que nous jugeons trop courts les ins-
tants de notre vie, trop bas les instincts de notre nature,
trop petits les objets limités et temporels qui sont
par nous rencontrés. Ainsi se révèle le caractère méta-
physique de l'esprit lui-même : dépassant tout ce qu'il
connaît, il semble atteindre un autre ordre. Pascal
remarque en ce sens que la grandeur humaine ne sau-
rait être positivement saisie, mais qu'elle ne saurait
non plus être niée. Elle est la conscience de notre mi-
sère. Aussi comprend-on que chacun, selon ses ten-
dances, puisse considérer l'étude de la métaphysique
comme- essentielle ou comme vaine. Les empiristes
déclarent que ce qui est absent n'est pas. Pour eux,
l'expérience mesure l'être, et il n'est de présence que
naturelle, et positivement donnée. D'autres estiment
au contraire que tout donné ne prend son sens qu'à
partir de ce qui n'est pas donné, et que l'intellectus
ipse, l'insaisissable esprit, est l'invisible ordonnateur
de toutes les présences qui s'offrent à nous.
IO LE DÉSIR D'ÉTERNITÉ

Empirisme et naturalisme peuvent plaire. Il n'en


reste pas moins que le tourment de l'homme est dans
le refus de sa condition, dans le dépassement de soi,
et que nulle explication de l'homme ne sera satis-
faisante si elle n'en rend pas compte. Peut-on, à partir
de la seule nature, c'est-à-dire de l'ensemble des phé-
nomènes qui sont effectivement et positivement don-
nés, comprendre nos aspirations et nos révoltes ?
Quelle est l'essence de nos désirs ? Jusqu'à quel point
ont-ils le droit de s'étendre, sans devenir pures pas-
sions, recherches stériles de l'impossible, et tendalices
vers ce qui n'est pas ? Tel est le problème que nous
voudrions poser à propos du désir d'éternité. Nulle
idée, en effet, ne montre mieux le double caractère
de présence et d'absence, propre aux objets méta-
physiques, que l'idée de l'éternité. Théologiens et
philosophes nous avertissent qu'on ne doit pas voir
dans l'éternité une durée indéfinie : l'éternité est le
propre de ce qui est hors du temps. Mais il faut alors
reconnaître que, d'une telle éternité, nous ne pouvons
former nulle idée positive, et que nous trouvons en nous
une exigence d'éternité plus qu'une notion d'éter-
nité. Tout contenu de conscience effectivement donné
est temporel. Et pourtant, toute conscience humaine
désire l'éternité. Cela lui serait-il possible si elle ne
la concevait en rien, si l'éternité ne lui était, de
quelque façon, présente ? Qu'est donc l'éternité ?
Faut-il tenir notre aspiration vers elle pour le signe
d'une présence ou pour le fruit de notre insatisfac-
tion devant toute présence, toute présence donnée
étant temporelle ? Faut-il y voir une promesse divine
ou un rêve désespéré ? Comment situer l'idée d'éter-
nité entre l'ordre métaphysique dont elle paraît
SITUATION DE L'ÉTERNITÉ II

descendre, et la pure négation du devenir à laquelle


elle se réduit pour nous ?
La présence de l'éternité n'est pas donnée à titre
de nature, la conscience de l'éternel n'est conscience
que d'une absence. Notre expérience la plus quoti-
dienne nous enseigne en effet que tous les phénomènes
se déroulent dans le temps. Bien plus, tout ce que la
pensée pense, elle le pense comme temporel et, remarque
Alain, le vœu du poète : « 0 temps, suspends ton vol 1 »
se détruit par la contradiction si l'on demande: «Combien
de temps le temps va-t-il suspendre son vol ?. '' ll semble
donc bien qu'ici on ne puisse même penser son vœu.
Désirer l'arrêt du temps est-il pour l'homme autre
chose que désirer que le même donné demeure dans
un temps qui continuerait de couler ? ll est donc clair
que, du point de vue de notre conscience, l'éternité
ne peut apparaître que comme le résultat d'une né-
gation et d'un refus. L'idée d'éternité émane de l'atti-
tude psychique niant le devenir, elle naît du refus
du temps. Et c'est à partir du refus du temps que
nous voudrions la considérer, cherchant à décou-
vrir si ce refus est lui-même la manifestation de quel-
que éternité réelle et cachée, ou s'il est seulement
un acte de révolte nous orientant vers le néant. Le
refus du temps est-il source d'illusion ou de vérité,
de passion ou d'action spirituelle ? Comment de-
vons-nous comprendre notre insatisfaction devant le
temps et quel usage devons-nous en faire ?
Le refus du temps est une des attitudes que peut
prendre notre conscience relativement au devenir.
Mais la pensée moderne a fait de la notion d'attitude
psychique des usages si divers, l'utilisant aussi bien
dans l'analyse phénoménologique que dans la psycho-
I2 LE Dt8IR D'ÉTERNid

logie du comportement, qu'il importe de preciser


comment nous apparaît une telle attitude. Sur la nature
du temps, bien des opinions ont été émises. On peut
le tenir, avec Bergson, pour une durée continue ou,
avec M. Bachelard, pour une discontinuité essentielle.
Pour définir le refus du temps, nous n'avons pas à
choisir, au moins dès le début, entre ces conceptions.
Nous partirons au contraire de l'idée du temps que
nous fournit l'expérience quotidienne, en laissant de
côté la question de savoir si ce temps quotidien est
le temps immédiat ou le fruit d'interprétations et ·de
i constructions. Le temps ainsi considéré apparaît essen-
. tiellement comme changement. Que ce changement
s'opère au sein de la continuité, et sans extériorité
réelle de ses éléments, ou que la continuité soit déjà
une fiction forgée par l'esprit pour nier le change-
ment premier, la succession discontinue, il est incontes-
table que, pour l'expérience courante, il y a du chan-
gement, c'est-à-dire que ce qui est cesse d'être, et que
ce qui n'est pas commence à être. Je suis assis à ma table
de travail, en train d'écrire. Il y a une heure, j'étais
dans la rue, marchant au milieu des passants. Mon
état a donc changé. De même, le monde change sans
cesse, les présences deviennent des absences, les ab-
sences laissent parfois la place à des retours.
Nul retour, cependant, ne nous rend tout à fait
la présence ancienne. Et l'on voit Inieux ainsi que
le temps se confond avec ce que le changement a d'essen-
tiel. Considéré, en effet, par rapport à l'espace, nul
changement n'est définitif. Je pe\IX changer de place
plusieurs objets, mais je puis les remettre à leur place
première. Je puis aller de Paris à Bruxelles, mais je
puis revenir de Bruxelles à Paris. L'espace est donc
SITUATION DE L':âTERNITÉ 13

moins ce en quoi ont lieu les changements que ce


par quoi je puis m'opposer à eux, et détruire l'effet
d'un changement par un changement de sens contraire.
Mais ce pouvoir est limité et, malgré mes efforts,
quelque chose du changement demeure. Et c'est tou-
jours considérer superficiellement un changement que
le considérer par rapport à l'espace. Jamais il n'y a
vraiment retour à l'état initial, jamais ce qui a été dé-
placé n'est vraiment remis à sa place : le Paris que
je retrouve à mon retour n'est pas tout à fait le Paris
que j'avais quitté, moi-même je ne suis plus ce que
j'étais, ne fût-ce que par l'effet de mes souvenirs de
voyage. En un mot, tout changement possède un ca-
ractère irréductible et définitif : dans cette mesure,
il est temporel. Le temps se manifeste à moi dans
l'irréversibilité des changements : il est le caractère
qu'ont les changements d'être irréversibles.
On sait par ailleurs que, devant tout donné, notre
conscience peut prendre deux attitudes essentielles,
celle du oui et celle du non, celle de l'acceptation et
celle du refus. Tout homme, par de telles attitudes,
se révolte, se résigne, se réjouit. Ainsi la sagesse, an-
tique ou spinoziste; semble avoir pour but de substi-
tuer, en ce qui concerne nos rapports avec le monde,
une attitude d'acceptation à une attitude de refus.
Pour les Stoïciens, la passion est ce qui dit non au
monde, et il s'agit, en révélant à l'homme la nécessité
des choses, de lui faire adopter l'attitude du oui.
La résignation chrétienne, bien que reposant sur d'au-
tres principes, et s'inspirant de l'amour d'un Dieu-
père plus que de la compréhension d'un Dieu-nature,
aboutit à une attitude de oui avec le fiat voluntas tua.
La suite de nos pensées dépend de telles attitudes.
14 LE DÉSIR D'ÉTERNITÉ

Descartes commence par dire non à l'objet, et dé-


couvre que ce non est une affirmation du sujet qui le
prononce.
Or toute attitude de oui et de non est complexe,
c'est-à-dire volontaire et intellectuelle à la fois. La
source première en est de volonté : ainsi le doute car-
tésien est avant tout volontaire. Mais la volonté ne
se sépare pas ici de l'entendement. Voulant douter,
Descartes arrive à croire que « le ciel, l'air, la terre,
les couleurs, les figures, les sons » ne sont que des
illusions et tromperies, et se persuade qu'il n'y a dans
le monde « aucuns esprits ni aucuns corps ». Et, si
nous perdons un être cher, le : « Je ne veux pas qu'il
soit mort '' devient vite le : « Non, non, cela n'est pas
possible. '' Voici la source des délires et des erreurs.
Leur guérison est toujours de soumettre la volonté
à la pure raison, ce qui est, le plus souvent, accepter
la douleur.
Ce n'est pas que notre volonté ait toujours à ca-
pituler devant l'être, à se soumettre à ce que l'enten-
dement lui révèle comme existant : il est des cas où
elle peut changer le cours des choses : le refus de ce
qui est apparaît alors comme source d'entreprise et
d'action. On voit par là que le refus du réel peut s'en-
gager en deux voies essentielles : l'une d'action, l'autre
de passion pure. Refuser le réel, c'est parfois com-
mencer à lui opposer ce que nous allons faire, et donc
ce que le réel sera demain. Parfois aussi, c'est rêver
que les choses ne sont pas ce qu'elles sont, c'est leur
substituer par la seule imagination un monde plus
conforme à nos vœux. Nous sommes ici dans la pas-
sion, puisque dans l'erreur et l'inefficacité.
Le refus du temps peut-il, comme tous les autres
SITUATION DE L'BTERNITÉ IS

refus, engendrer, selon le cas, l'action ou le rêve ?


Il semble au contraire qu'en ce qui le concerne ce
choix ne soit pas offert, au moins si l'on se place
au point de vue de l'individu que je suis, individu
tout entier soumis au devenir. A un ordre spatial qui
me déplaît, je puis m'opposer par des déplacements.
Mais comment le refus du temps serait-il pour moi
une action, si le temps est ce qui passe malgré moi
sans que je puisse rien sur son écoulement, s'il est,
comme nous l'avons dit, ce par quoi le changement
est définitif et irréductible ? Comment refuser le
temps autrement que par le rêve ? Tous les états de
désadaptation au temps, où nous expérimentons que
le temps du monde n'est pas le nôtre, que son rythme
n'est pas notre rythme, sont des états de stérilité :
ainsi l'attente impatiente, que nous éprouvons si le
changement du monde qui doit nous apporter l'être
désiré ne se produit pas assez vite, ainsi le regret
dont se charge notre expérience, si nous voyons s'éloi-
gner ce que nous voudrions posséder toujours. Si les
absences relatives à l'éloignement dans l'espace peuvent
toujours être vaincues par le mouvement, il n'est pas
de remède aux absences temporelles : on ne retrouve
pas les morts.
Le refus du temps semble donc nous orienter
vers l'erreur et le rêve : il engendre les passions.
Toute action humaine suppose au contraire l'accep-
tation du temps, et si certains refus nous parurent
susceptibles de devenir des sources d'action, c'est
précisément dans la mesure où ils coïncidaient avec
des acceptations temporelles. Ainsi le mouvement
ne refuse activement l'espace, ne supprime la dis-
tance qui nous déplaisait, qu'en se servant du temps,
16 LB DÉSIR D'ÉTERNITÉ

en le prenant comme moyen. Jointe à l'acceptation


du temps, la rêverie elle-même peut nous conduire à
agir : son objet une fois pensé dans le futur, à la
tristesse de l'absence succède l'espoir de la conquête :
nous pouvons alors organiser, dans le temps, les
moyens de parvenir à notre but, et notre imagina-
tion, se mettant au service de la délibération volon-
taire, retrouve sa vraie nature, s'acquitte de son
authentique fonction, qui est de nous orienter vers le
futur, de mettre l'avenir à notre merci. Aussi dit-on
de l'homme d'action et d'entreprise qu'il ne perd
pas son temps, qu'il en use bien. Mais sans l'accep-
tation du temps, tout refus ne peut être que désespéré :
l'absence paraît alors définitive, la confiance des
projets laisse place aux regrets du deuil. Nous détour-
nant de l'avenir, et refusant de changer, nous ne
pouvons plus tendre qu'à éterniser le présent, à
retrouver le passé, tâches impossibles et vaines, dont
le désir nous place en dehors du cours des choses,
nous fait renoncer à toute action efficace, et fait
naître en nous les passions.
CHAPITRE II

Les passions

Les passions apparaissent à notre conscience comme


des ruptures d'équilibre. L'homme normal porte son
attention sur les divers objets qui s'offrent à ses
sens, son esprit agite diverses pensées. Mais l'avare
ne songe qu'à son or, le joueur qu'à son gain, l'amou-
reux qu'à celle qu'il aime. Tout ce qui n'est pas l'ob-
jet de sa passion paraît indifférent au passionné,
tout ce qui touche ou lui rappelle cet objet fait
naître en lui les émotions les plus vives : de là dépen-
dent sa joie et son désespoir. De même, son intelli-
gence ne s'emploie plus qu'à justifier la passion, ou
à construire des plans qui la favorisent. Sa volonté
n'a d'autre but que la servir.
Or cette rupture d'équilibre est sentie par le
moi comme subie. La passion ne nous semble pas
exprimer notre personnalité profonde et libre, elle
ne nous apparaît pas comme une volonté. Elle est
souvent pénétrée de regret, de remords. La passion
est le signe de notre dépendance. On peut donc se
demander quelle dualité intérieure elle nous signi-
fie. Comment un de nos états peut-il nous appa-
raître comme étranger et subi ? Car enfin, comme le
remarque Descartes, « tout ce qui se fait ou qui arrive
de nouveau est généralement appelé une passion au
regard du sujet auquel il arrive, et une action au re-
18 LE DÉSIR D'ÉTERNITÉ

gard de celui qui fait qu'il arrive ». Action et passion


ne diffèrent que par les sujets auxquels on les peut
rapporter, et toute passion subie par nous doit être
l'action de quelque autre chose. Si le choix passion-
nel ne nous apparaît pas comme étant notre choix,
il doit émaner d'une réalité agissant en nous et sur
nous, réalité intérieure à nous, et pourtant susceptible
de nous contraindre.
Penserons-nous que cette réalité soit notre corps ?
Ici, le pur mental subirait l'organique, l'âme connaî-
trait les passions du fait de son union avec le coips.
Ainsi, selon Descartes, l'erreur que l'on commet en
faisant jouer à l'âme « divers personnages qui sont
ordinairement contraires les uns aux autres ne vient
que de ce qu'on n'a pas bien distingué ses fonctions
d'avec celles du corps, auquel seul on doit attribuer
tout ce qui peut être remarqué en nous qui répu-
gne à notre raison ». Descartes, on le voit, ne distin-
gue pas les passions des autres états affectifs : plai-
sirs, douleurs, émotions. Mais il est dès lors diffi-
cile de comprendre que la passion comporte des choix
délicats, se développe en fonction de situations sub-
tiles, dépende, en un mot, de la compréhension de
circonstances complexes, dont seul l'esprit peut dé-
couvrir le sens. L'avarice s'explique-t-elle sans la
peur des lendemains, la jouissance de posséder, l'idée
que l'on domine les hommes par la richesse? Com-
ment ne voir en tout ceci que les effets du corps,
où l'on ne saurait trouver que des déplacements de
matière ? La passion, supposant compréhension et
synthèses, n'est intelligible que si l'on invoque l'es-
prit. C'est donc au sein de notre psychisme que paraît
se situer la dualité passionnelle.
LES PASSIONS 19

Verra-t-on alors dans la passion, comme le font


certains sociologues, l'effet du conflit entre conscience
sociale et conscience individuelle ? On sait que Blon-
del tenait la volonté pour le fruit de l'influence exer-
cée sur notre conduite par des impératifs sociaux.
Mais on comprend mal ici pourquoi le moi s'iden-
tifie précisément avec le social, pourquoi l'ordre du
groupe lui apparaît comme étant liberté, alors que
l'individuel lui semble subi. Au reste, ne pouvons-
nous avoir l'impression d'être nous-mêmes en agis-
sant contre la règle, ne pouvons-nous, contre le social,
nous insurger par volonté ?
Il est donc difficile de définir la passion si l'on de-
meure sur le plan de la science, c'est-à-dire si l'on
refuse de l'opposer à une volonté pure, puissance mé-
taphysique de liberté qui, extérieure aux tendances,
constituerait un moi par rapport auquel tout désir
serait étranger. Aussi la psychologie ne parvient-elle
jamais à distinguer clairement passion et volonté.
D'une part, elle considère la passion comme étant
de l'ordre de l'activité, et y voit une tendance prédo-
minante. Beaucoup de passions lui apparaissent même
comme résultant de l'organisation de tendances mul-
tiples. D'autre part, elle ne peut tenir la volonté pour
un pouvoir distinct des tendances, mais seulement
pour la faculté d'agir en fonction du plus grand nom-
bre, ou des plus fortes d'entre elles. La passion ne
peut donc plus lui apparaître que comme un cas par-
ticulier de la volonté. La décision volontaire consacre
la victoire de notre plus forte tendance, ou d'un en-
semble de désirs dominants : mais notre tendance
la plus forte, le système de nos désirs dominants ne
sont-ils pas précisément nos passions ? Il semble
20 LB DÉSIR D'ÉTERNITÉ

même que, l'action normale laissant place à des consi-


dérations morales et sociales qui, le plus souvent, contre-
carrent nos aspirations personnelles, la passion, qui
néglige la morale et la société, apparaisse comme éma-
nant de notre moi le plus profond, constitue la re-
vanche de notre personnalité réelle. S'il en était ainsi,
la passion serait essentiellement notre action.
Pourtant il n'en est rien. La passion est subie, et
notre conscience nous en avertit sans cesse. On dé-
teste parfois son amour, et la Phèdre de Racine a pris
<< la vie en haine >> et sa << flamme en horreur ». Pour-

ra-t-on comprendre de tels états si l'on s'obstine à


considérer la passion comme notre tendance la plus
profonde ? Nous croyons au contraire que la pré-
pondérance de la tendance passionnelle est illusoire,
et que nos passions ne sont que nos erreurs, Le pas-
sionné s'abuse, ne tient compte que d'une partie de
lui-même, oublie la plupart de ses désirs. Il sent même
confusément cette partialité qui l'aveugle, et que pour-
tant il se refuse à tirer au clair. Les discours qu'il se
tient à lui-même ne vont jamais sans quelque dissi-
mulation. La passion est moindre conscience. L'ivro-
gne préfère la vie à l'alcool qui le tue, et pourtant il
boit. Et c'est le bonheur qu'au plus ·profond de lui-
même recherche l'amoureux : cependant son amour
l'attache à ses souffrances. Il est donc vrai de dire
que, dans la passion, nous agissons contre notre rai-
son : même si l'on refuse de reconnaître à la raison
le pouvoir de poser des valeurs, si on la considère
comme une pure faculté de connaissance, si l'on es-
time que toute valeur est relative à des tendances,
la passion s'oppose à la raison : elle nous aveugle sur
notre nature réelle, elle est ignorance de nous-mêmes.
LES PASSIONS 21

Le problème de l'origine de la passion est donc


celui de l'origine de l'erreur passionnelle. On explique
souvent cette erreur en invoquant l'inconscient. Mais
sans doute est-ce là formuler le problème plus que
le résoudre : toute erreur est moindre conscience,
et, à tenir l'inconscient pour le siège d'une causalité
positive, on comprend mal pourquoi les désirs obs-
curs qui nous habitent auraient d'eux-mêmes plus
de force que nos tendances claires. Si donc on veut
découvrir la source de l'erreur passionnelle, il faut se
demander d'abord en quoi elle consiste: nous compren-
drons alors qu'elle émane du refus du temps. Le pas-
sionné, en effet, semble être celui qui préfère le pré-
sent au futur, le passé au présent. Le temps, coulant du
passé au présent, du présent au futur, semble au contraire
nier sans cesse ce qui fut, construire ce qui sera. La
passion s'oppose donc bien au temps, elle veut le contraire
de ce que fait le temps. Si donc quelque inconscient
révèle ici sa présence, il n'apparaît pas comme une
somme de désirs cachés, mais comme le fruit de ce
qui, en nous, refuse de devenir.
Le passionné apparaît d'abord comme l'homme
qui préfère le présent immédiat au futur de sa vie.
Bien souvent, on ne peut le distinguer du volontaire
que par un appel à l'avenir. Si l'on s'en tient en effet
à l'état présent de l'amoureux, il est clair que l'essen-
tiel est pour lui de retrouver celle qu'il aime. Pour
l'ivrogne, l'essentiel est de boire sur-le-champ, pour
le joueur, l'essentiel est de courir au casino. Mais
demain, voici l'amoureux au désespoir, l'ivrogne ma-
lade, le joueur ruiné. Et tous trois se plaignent avec
amertume, accusant leur passion qui les a trompés,
témoignant ainsi que leurs tendances les plus profon-
22 LE DÉSIR D'ÉTERNITÉ

des étaient bien le désir du bonheur, de la santé, de


la richesse. Ils les ont sacrifiées aux sollicitations im-
médiates, ils n'ont pas su se penser avec vérité dans
le futur. L'avenir seul est donc juge des passions.
Y aurait-il un moyen d'affirmer que l'alcoolique est
un passionné si vraiment son moi le plus profond,
le plus authentique, préférait l'ivresse et la maladie
à une santé tempérante ? Et si l'amoureux, pour épou-
ser celle qu'il aime, renonce au repos, au confort,
aux relations amicales, qui pourra dire que son choix
n'a pas été de volonté, sinon celui qui sait que le choix
contraire lui aurait donné plus de bonheur ?
Il y a donc en toute passion quelque préférence
du présent au futur. Mais d'où le présent lui-même
tire-t-il cette force qui aveugle notre raison ? Il nous
semble qu'il emprunte sa puissance au passé. Bien
des passions sont nées de l'habitude, et peut-être n'y
a-t-il pas de passions sans quelque habitude qui,
tout au moins, les ait fortifiées. Or l'habitude est le
passé pesant sur le présent. L'alcoolisme n'est qu'habi-
tude de boire, et l'amour n'est souvent que l'in-
vincible habitude d'une présence devenue néces-
saire à notre cœur. L'être dont nous ne pouvons
plus nous passer, ne nous souvenons-nous pas d'un
temps où nous n'avions pour lui que de l'indiffé-
rence, où peut-être notre désir hésitait entre lui et
d'autres, tel le désir de Proust errant à Balbec
entre Andrée, Rosemonde, Gisèle et Albertine, avant
qu'une suite d'événements ne l'ait fixé sur Alber-
tine, rendant celle-ci irremplaçable ? Sans doute l'amour
une fois formé apparaît-il comme nécessaire. Mais
nous savons bien qu'il n'y a là qu'une reconstruction :
l'être aimé régnant sur notre conscience, les souve-
LES PASSIONS 23

nirs ne sont rappelés qu'en fonction de lui, les évé-


nements de notre passé ne sont retenus que dans la
mesure où il s'y trouve mêlé. Dès lors, notre amour
semble avoir préexisté à la rencontre même de son
objet, et contenir la raison de cette rencontre. En fait,
il est né de l'expérience, et de ses hasards; sa substance
est faite d'une multitude d'événements qui consti-
tuèrent notre vie, avec lesquels notre attachement
à ce que nous avons été nous empêche de rompre,
et que nous cherchons à retrouver en notre présent.
Que dire cependant du coup de foudre ? Ici, l'être
aimé semble s'imposer dès son entrée, et par sa pro-
pre force. Mais l'émoi qu'il nous cause se pourrait-
il comprendre si l'on n'admettait que cet être, nouveau
en lui-même, devient pour nous l'image et le sym-
bole d'une réalité que notre passé a connue ? « Tu
es la ressemblance » dit Eluard à la femme aimée. Il
dit encore : « Nous sommes réunis par delà le passé. »
Notre conscience elle-même tend en effet à croire
que, l'être qui nous émeut de la sorte, nous l'avons
rencontré jadis. Dans le Banquet, Aristophane ex-
plique l'amour par des unions et des séparations an-
ciennes. La psychanalyse nous apprend que les émo-
tions de notre enfance gouvernent notre vie, que le
but de nos passions est de les retrouver. Ainsi, bien
des hommes, prisonniers d'un souvenir ancien qu'ils
ne parviennent pas à évoquer à leur conscience claire,
sont contraints par ce souvenir à mille gestes qu'ils
recommencent toujours, en sorte que toutes leurs
aventures semblent une même histoire, perpétuel-
lement reprise. Don Juan est si certain de n'être pas
aimé que toujours il séduit, et toujours refuse de croire
à l'amour qu'on lui porte, le présent ne pouvant lui
LB DÉSIR D'ÉTERNITÉ

fournir la preuve qu'il cherche en vain pour gué-


rir sa blessure ancienne. De même, l'avarice a sou-
vent pour cause quelque crainte infantile de mou-
rir de faim, l'ambition prend souvent sa source dans
le désir de compenser une ancienne humiliation, une
vexation de jeunesse. Mais, ces souvenirs n'étant
pas conscients et tirés au clair, il faut sans cesse re-
commencer les actes qui les pourraient apaiser.
Nul texte ne met mieux en lumière les liens qui
unissent l'amour au passé que Sylvie de Gérard de
Nerval. Au ·début de ce récit, Nerval nous fait part
de son amour pour une actrice, Aurélie. Sortant d'une
représentation où il est allé pour la voir, il se rend
dans un cercle et, feuilletant un journal, y trouve une
rubrique : (( Fête du bouquet provincial », qui éveille
en lui le souvenir de sa province. Ce souvenir le hante
toute la nuit. Il se voit à une fête de village avec
son amie Sylvie. Mais ce jour-là vint Adrienne, la
petite fille des châtelains. Comme l'actrice elle chanta,
et devant un public. Comme l'actrice elle était loin-
taine, refusée, parée, illuminée par les rayons de la
lune comme par les feux de la rampe. Gérard de
Nerval évoque ces images : (( Â mesure qu'elle
chantait, l'ombre descendait des grands arbres, et
le clair de lune naissant tombait sur elle seule, iso-
lée de notre cercle attentif. '' Et ce souvenir suffit à
éclairer l'amour pour la cantatrice : (( Tout m'était
expliqué par ce souvenir à demi rêvé. Cet amour vague
et sans espoir, conçu pour une femme de théâtre,
qui, tous les soirs, me prenait à l'heure du spectacle
pour ne me quitter qu'à l'heure du sommeil, avait
son germe dans le souvenir d'Adrienne, fleur de la
nuit éclose à la pâle clarté de la lune, fantôme rose
LES PASSIONS

et blond glissant sur l'herbe verte à demi baignée


de blanches vapeurs. >>
Dès lors Gérard de Nerval ne sait plus s'il aime
Adrienne ou Aurélie. Sa passion oscille entre elles.
Et comme si l'amour pour l'actrice, se sentant me-
nacé par le souvenir d'Adrienne qui, le ramenant
à sa source, risque de le détruire et de le dissiper, ten-
tait, pour se sauver, d'identifier les deux images, Ner-
val se demande si Aurélie ne serait pas Adrienne.
La passion est refus de temps : elle semble pressen-
tir ici que la connaissance du temps sera sa perte.
Elle affirme donc que le passé est présent encore, que
l'actrice est la châtelaine. Mais la passion ne saurait
triompher de la vérité. Gérard de Nerval amène Aurélie
devant le château d'Adrienne, nulle émotion ne paraît
en elle. Alors il lui raconte tout, lui dit « la source de
cet amour entrevu dans les nuits, rêvé plus tard, réalisé
en elle ll. Et Aurélie comprend, et fait comprendre à
Gérard de Nerval qu'il n'aime en elle que son passé.
Ainsi le rêve des passions est vaincu par la connais-
sance des vérités temporelles. On comprend par là
ce que sont l'erreur et l'inconscience passionnelles :
la passion méconnaît le temps comme tel. Par elle,
nous refusons de prendre conscience de ce que sera
le futur, des conséquences de nos actions, de la
réaction de nos tendances dans l'avenir. La passion
se distingue ainsi de la volonté. Le volontaire par-
vient à se penser avec vérité dans le futur, il connaît
assez ses tendances, leur profondeur et leur durée,
pour savoir ce qui, plus tard, lui donnera le bonheur.
Mais le passionné échoue en ses prévisions, il s'abuse
sur lui-même. n cède à l'attrait de l'instant, et la
sagesse commune a raison de dire que, s'il goftte parfois
26 LE DÉSIR ù'ÉTERNITi!

l'ivresse du présent, il se prépare des jours malheu-


reux. Par la passion, nous refusons aussi de connaître
ce qu'est le présent. Les objets que la vie nous offre
ne sont pour nous que des occasions de nous sou-
venir, ils deviennent les symboles de notre passé.
Par là, ils se parent d'un prestige qui n'est pas le leur;
par contre, nous refusons de percevoir ce qu'ils sont
en eux-mêmes, de saisir la réalité des êtres qui, vé-
ritablement, sont là. Par la passion enfin, nous refu-
sons de penser le passé comme tel, c'est-à-dire comme
ce qui n'est plus. Nous affirmons qu'il n'est pas mort,
qu'il nous est possible de le retrouver, nous le croyons
présent encore. Par là, la passion est folie. Et c'est
bien à la folie en effet que sera conduit Gérard de
Nerval lorsque, renonçant à la précision des souve-
nirs qui rendent au passé ce qui lui appartient, il verra
en Aurélie non ce qu'elle est, mais tout ce que son
enfance a rêvé. Aurélie est alors non seulement Adrienne,
mais Mère Céleste et mère de Nerval lui-même : « je
suis ))' dit-elle, « la même que Marie, la même que
ta mère, la même aussi que sous toutes les formes
tu as toujours aimée. A chacune de tes épreuves, j'ai
quitté l'un des masques dont je voile mes traits, et
bientôt tu me verras telle que je suis )),
Nul texte ne semble mieux définir l'essence de
l'erreur passionnelle. L'être intemporel qui s'y mani-
feste est la passion même, objectivée. Ici l'amour re-
fuse le temps, affirme que le passé n'est pas mort,
que l'absent est présent; il se trompe d'objet, se montre
incapable de saisir les êtres dans leur actuelle par-
ticularité, dans leur essence individuelle. Il se sou-
vient en croyant percevoir, il confond, il se berce de
rêve, il forge la chimère de l'éternité.
CHAPITRE III

La mémoire, l'habitude, le remords

On a souvent remarqué que la passion se nourrit


d'images, s'adresse à des images, et expliqué par là qu'elle
meure de son contact avec le réel. Mais souvent aussi
on a cru que la passion créait ces images, celles-ci
étant produites par la fantaisie du passionné et nais-
sant de ses rêves. Il semble au contraire que les ima-
ges préexistent à la passion, l'expliquent et lui don-
nent naissance : les images passionnelles ne sont pas
des images quelconques, modifiables, arbitraires : le
passionné les retrouve à diverses périodes de sa vie
avec leur contour et leur poids. Ces images sont des
souvenirs. Bien plus qu'elle n'engendre des images,
la passion s'alimente donc à des souvenirs ; son essence
est mémoire.
Pourtant, nous avons vu Nerval se délivrer de sa
passion en la rapportant à sa source, en sorte que la
mémoire, si elle semble parfois être la cause des pas-
sions, paraît aussi pouvoir en être le remède. Il faut
en effet distinguer, en ce qu'on appelle mémoire, deux
opérations bien différentes et opposées, dont l'une
est passion et l'autre action spirituelle. La mémoire
est ce par quoi le passé revient et ce par quoi nous
28 LE DÉSIR D'ÉTERNITÉ

le reconnaissons et le localisons. Elle comprend nos


souvenirs et notre attitude vis-à-vis de nos souve-
nirs. Elle est ce qui conserve le souvenir et nous le
présente, elle est ce par quoi nous le rapportons au
passé. La mémoire suppose, à titre de matière, un
retour involontaire du souvenir que nous ne pou-
vons expérimenter que comme passion. Mais la reconnais-
sance et la localisation, loin de prolonger le rappel,
s'y opposent. Ici la mémoire rejette l'image présente
dans le passé, la juge souvenir. Cette mémoire est
action, elle est le signe de l'esprit, elle est l'œuvre
du jugement qui nous libère.
La mémoire par quoi le souvenir revient est invo-
lontaire. On sait qu'il est des souvenirs obsédants,
apparaissant comme des fragments du passé, flot-
tant en nous et revenant d'eux-mêmes, s'imposant
à notre conscience qu'ils semblent hanter. « Souve-
nir, souvenir, que me veux-tu ? » demande Verlaine
à un semblable souvenir. Il est aussi des tristesses
subites, qui paraissent d'abord inexplicables par notre
situation actuelle et la trame de notre vie présente,
et qui, peu à peu, laissent apparaître les souvenirs qui
les ont engendrées. Semblables sont .les joies qui pa-
rurent à Proust lui rendre des fragments de son temps
perdu. Et le retour de tout souvenir offre, à quelque
degré, de tels caractères. Pour évoquer volontairement
un souvenir, ne faut-il pas que soit donnée quelque
présence antérieure ? Comment, sans cela, saurait-
on ce dont on veut se souvenir ? Au reste, le rappel
du souvenir obéit si mal à notre volonté que le meilleur
moyen de retrouver un souvenir qui résiste est sou-
vent de le laisser surgir de lui-même, de se rendre
passif vis-à-vis de lui. Le retour du souvenir est donc
LA MÉMOIRE, L'HABITUDE, LB RBMORDS 29

d'essence involontaire : la mémoire apparaît en ceci


comme passion.
En cet aspect, la mémoire est, comme toute pas-
sion, inconsciente. Ayant sa cause en quelque chose
de différent de l'être auquel elle appartient, la pas-
sion ne saurait en effet comporter de connaissance
claire. Elle est subie, et donc mal connue, puisque
saisie sans sa cause. Ainsi, dans le retour du souve-
nir, la conscience trouve en elle une image dont elle
ne sait d'où elle vient et pourquoi elle revient. Cette
image est donc source d'illusion et d'erreur. Consi-
déré indépendamment de sa reconnaissance et de sa
localisation, le souvenir n'a pas de date : il se donne,
non comme passé, mais comme présent, non comme
temporel, mais comme éternel. En ses expériences,
Proust a l'impression d'être à la fois dans le présent
et dans le passé. La saveur d'une madeleine, la rai-
deur d'une serviette, la sensation de son pied posé
sur deux pavés inégaux, évoquant telle saveur, telle
raideur, telle sensation anciennes, lui font croire qu'il
vit à la fois deux moments différents de son histoire.
Selon le mot de Spinoza, mais en un tout autre sens
que le philosophe, puisqu'il s'agit ici de l'intempo-
ralité d'états sensibles et particuliers, il sent et il expé-
rimente qu'il est éternel. Et c'est parce qu'il n'a pas
de date que le souvenir peut engendrer en nous les
passions proprement dites, pénétrer les images du pré-
sent, se confondre avec elles, nous donner l'illusion
qué le détour d'un sentier, ou des traits émouvants,
sont le lieu de notre enfance ou le visage d'un ami
mort.
n semble donc bien difficile d'admettre, avec cer-
tains, que le passé se conserve comme tel. Ce qui est
30 LE DÉSIR D'ÉTERNITÉ

conservé est, de ce fait, présent. Sans doute pouvons-


nous penser ce présent par rapport au passé dont il
émane : ainsi, les objets que nous retrouvons en fouil-
lant les tiroirs d'un vieux meuble nous semblent n'être
pas actuels : nous y voyons des débris, des restes,
des reliques ; ainsi, une demeure historique nous pa-
raît contenir encore la vie des seigneurs qu'elle abrita.
Mais il est clair que le caractère de passé qui s'attache
aux choses vient de l'attitude de conscience que nous
prenons devant elles : tout objet perçu existe dans le
temps présent, dans le temps que nous-mêmes sommes
en train de vivre. Et toute image du passé dont nous
avons conscience est, par là même, présente. C'est
donc à la lettre qu'il faut affirmer que notre mémoire
nous présente le passé : le passé est bien par elle rendu
présent. Dire que le passé se conserve, c'est le déclarer
éternel. Et, dans cette mesure, les souvenirs sem-
blent adhérer à notre moi, constituer sa nature : ils ne
nous apparaissent pas comme des états distincts de
nous, ayant une date en notre vie, ils se confondent
avec nous-mêmes.
On voit que la mémoire qui conserve et rappelle
le souvenir a tous les caractères de l'habitude. Elle
est inconsciente, s'impose à nous, se confond avec
ce que nous sommes. Et l'on ne saurait nier que les
habitudes soient en nous des facteurs essentiels du
refus du temps : ces manières d'être permanentes
sont la source de retours du passé involontaires et
inconscients. Mon passé est ici si bien incorporé à moi-
même qu'il se présente comme aptitude et non comme
souvenir. L'habitude suppose la non-reconnaissance,
la non-localisation, et l'ignorance de l'acquisition.
Aussi prend-elle le visage de l'éternité. Au reste, si
LA MÉMOIRE, L'HABITUDE, LE REMORDS 31

l'habitude est refus du temps, ce n'est pas seulement


parce qu'en elle le passé se donne comme présent :
c'est en sa formation même qu'elle nie le change-
ment. L'habitude se constitue contre le devenir, pour
le nier, pour ne plus le subir. Elle oppose un mode
défini et uniforme de réaction à la variété d'expériences
infiniment diverses : l'habitude se présente donc comme
le refus du nouveau en tant que tel. Nous sommes
plus pauvres que les choses : à la prodigieuse multi-
plicité du réel, nous ne pouvons opposer qu'un nombre
limité de mouvements. Toute habitude humaine oppose
ainsi à des situations nouvelles un comportement iden-
tique. Elle refuse d'enregistrer et de reconnaître l'iné-
dit. Ainsi, la tyrannie de nos besoins acquis se pré-
sente comme le refus d'un état nouveau qui serait
privation. La nouveauté temporelle est ici celle d'un
manque. Ailleurs, l'habitude nie le changement dans
la mesure où il est un apport. Les déformations pro-
fessionnelles, les habitudes perceptives empêchent l'hom-
me de prendre conscience des aspects sans cesse nou-
veaux du réel, l'amènent à réduire le nouveau à ce qu'il
sait déjà.
Sans doute ne saurait-on. nier l'utilité de l'habi-
tude. Mais cette utilité ne se manifeste que dans la
mesure où l'objet même auquel s'applique l'action
comporte quelque éternité. Ce dont l'habitude se
charge à bon droit, ce sont des éléments anciens que
contient la situation présente. Ces éléments représen-
tent en effet une éternité objective, faite de lois, qui
sont les lois des choses. C'est par ce côté que l'ha-
bitude imite la raison et, selon certains, l'engendre.
(Ainsi, selon Hume, c'est notre habituelle disposi-
tion à attendre les mêmes successions qui est la source
LE DÉSIR D'ÉTERNITÉ

de l'idée de cause.) Mais l'habitude est force de mort


dans la mesure où c'est notre passé personnel qu'elle
prétend éterniser. Le souvenir se pose alors comme
totalité, il nous empêche de saisir la nouveauté de
l'instant et de nous transformer nous-mêmes. Ici nous
adhérons à notre passé, et non seulement à ce qu'il
contenait d'universel, mais à ce qui était individuel
en lui. Ce que nous avons été s'impose à ce que nous
sommes, nous interdit de devenir ce que nous vou-
drions être. En ce sens l'habitude est bien passion. Elle
nous empêche de voir, ramène le jugement à la pensée
par prévention, l'acte moral à la routine. Et l'on arrive
ainsi au misonéisme des névropathes, à la haine de
toute création, à l'incapacité de faire un acte qui n'ait
pas de précédent, ainsi qu'aux tics, aux manies, à la
répétition pure et simple et hors de propos de gestes
et de comportements.
Mais, au retour du souvenir et à la tyrannie de l'ha-
bitude s'opposent la reconnaissance du souvenir comme
tel, et la localisation qui prolonge et parfait cette re-
connaissance. Ce n'est plus ici le passé qui s'impose
au présent, c'est le présent qui rejette dans le passé une
partie de lui-même. Par là, le souvenir se dépouille de
l'apparence d'éternité qu'il semblàit contenir, et je
découvre que ce qui se donnait comme ma nature
n'est en réalité que mon histoire. Le retour du souve-
nir était involontaire, la localisation est volontaire.
Le souvenir surgissant pouvait être affectif, et nous
avons vu Proust goûter ainsi la totalité. de minutes
anciennes. Au contraire, la localisation ne peut être
qu'intellectuelle : elle est connaissance claire. Devant
le retour du souvenir, j'étais passif, je constatais. La
mémoire localisante est action : elle construit, elle
LA Mi!MOIRE, L'HABITUDE, LE REMORDS 33

interprète, elle affirme. Une telle mémoire est ennemie


de l'éternité : sans doute ne peut-elle s'exercer qu'à
partir d'une pure présence, mais elle interprète cette
présence en en rejetant la source dans le passé, en
posant la notion de temps, en reconstituant dans le
temps pensé la suite des moments de notre vie. Grâce
au temps, la conscience construit le souvenir, elle
explique l'actuel par l'histoire : par là, elle sépare le
présent du passé.
On a souvent parlé d'une mémoire pure, qui serait
contemplation, et s'opposerait à l'habitude, qui se-
rait action. Et sans doute est-il vrai que tantôt je contem-
ple le passé, tantôt je l'utilise. Mais, au point de vue
de mon esprit, les rôles se renversent. Car, dans l'ha-
bitude, c'est mon corps qui agit et, par mon corps, le
passé lui-même se donnant pour présent, en sorte
que mon esprit devient ici passif : d'où l'inconscience
de l'habitude. Dans la mémoire pure au contraire,
mon esprit est actif : mais, dans cette mesure même,
la mémoire n'est pas contemplation, elle ne retrouve
pas le passé tel quel : celui-ci n'apparaît qu'appau-
vri, schématisé, transformé selon les lois de l'intelli-
gence, localisé enfin, c'est-à-dire reporté au passé par
un acte présent. Et l'on comprend l'importance de
cette action spirituelle. Il n'est pour moi de liberté que
dans la mesure où je me délivre de ma nature, de tout
ce qui, en moi, est déterminé. La mémoire est donc
l'un des instruments essentiels de ma libération :
par elle je découvre l'indépendance de mon moi par
rapport à ses états, par elle ce que je croyais être de-
vient autre chose que moi. Localiser un souvenir,
c'est le distinguer de mon moi présent, c'est me sépa-
rer de lui. Et sans doute est-ce par une telle locali-
F. ALQUIÉ 2
34 LB DÉSIR D'ÉTERNITÉ

sation que guérit la psychanalyse. Ici est rendu au


temps ce qui nous paraissait éternel, et notre amour
même de l'éternel. Je sais que ce qui s'imposait à titre
de nature éternelle a commencé, et donc que j'étais
avant cela, et donc que je suis autre chose que cela.
L'habitude me construisait une nature en solidifiant
mon passé, la mémoire me libère de cette nature,
elle me rend disponible, elle me fait participer à la
liberté de l'esprit, qui est celle du jugement.
Mais il est difficile de pousser jusqu'au bout la re-
connaissance et la localisation du souvenir, oU: plu-
tôt d'effectuer avec une pleine conscience le juge-
ment qu'elles supposent. Juger qu'un acte ou un évé-
nement sont passés, c'est en effet juger qu'ils ne sont
plus, c'est affirmer leur néant. Et nous répugnons
à cet anéantissement chaque fois qu'il s'agit d'un sou-
venir, tout souvenir étant nôtre, et représentant un
état que nous avons éprouvé, un être que nous avons
connu, un épisode de notre vie. Rappeler le souve-
nir, c'est se retrouver; localiser le souvenir, c'est
se nier soi-même. Sans doute cette négation est-elle
la condition de l'action présente, de la création de
demain. Mais on comprend qu'~lle soit malaisée,
dans la mesure où sont malaisés tous les compor-
tements que Pierre Janet appelle comportements de
terminaison. Janet remarque en effet qu'il est très
difficile de terminer une action, et voit en bien
des maladies mentales de simples absences de ter-
minaison. Il cite à ce propos le cas d'une femme qui,
ne sachant pas mettre fin à sa rancune, allait piéti~
ner et injurier le tombeau d'une morte. Or il nous
semble que, dans cet exemple, ce qui fait paraitre
la folie, c'est surtout que le sentiment prolongé soit
LA MÉMOIRE, L'HABITUDE, LE REMORDS 35

la haine, sentiment qui, tendant à la mort de l'ob-


jet détesté, devrait être satisfait par elle. Mais, du
point de vue de la seule raison, n'agissons-nous pas
comme cette haineuse implacable lorsque nous fleu-
rissons les tombes des morts ? Croyant égayer leur
solitude) ne nous persuadons-nous pas, contre toute
vérité, que nous pouvons encore causer quelque plai-
sir à ceux qui ne sont plus ? Le deuil manifeste l'inca-
pacité où nous sommes d'adopter devant la mort des
conduites de terminaison. Sans doute bien des pra-
tiques tendent-elles ici à nous délivrer de l'habitude :
la terre jetée sur le cercueil, les messes dites pour le
repos de l'âme ont bien pour but de consacrer la sé-
paration. Mais souvent la formule : « Qu'il repose
en paix ! ,, retentit en vain. Le souvenir des dispa-
rus nous impose maintes cérémonies, nous attriste
et parfois nous empêche de vivre. Certains même
croient voir revenir des fantômes, images inapaisées
de cette trop présente absence qu'est pour nous le
passé.
Ainsi toujours quelque regret paralyse notre mé-
moire, toujours se retrouve le conflit du jugement,
acte présent qui localise, et du retour du souvenir,
émanation du passé qui tend à s'actualiser. Encore
le regret fait-il sa part à la raison, puisqu'on ne re-
grette que ce dont on reconnaît l'absence, puisque
le regret ne s'applique qu'à ce qui est pensé comme
objet, et donc comme distinct de nous-mêmes. Plus
redoutable est le remords, qui nous donne l'illusion
que la faute que nous avons commise dépend encore
de nous, qui se colore de justice, et où certains ont
voulu voir une sanction morale, oubliant à la fois qu'une
sanction ne saurait résulter d'un acte par le seul jeu
LE DÉSIR D'ÉTERNITÉ

de la causalité naturelle, qu'une peine qui frappe-


rait les coupables à proportion de leur scrupule serait
inique, enfin que, pour la conscience même, le re-
mords se présente non comme un châtiment, mais
comme une exigence de châtiment, puisqu'il pousse
parfois le criminel à se livrer à la justice. En vérité,
le remords est en dehors de la conscience morale,
il est la plus vaine des passions. Il n'est en effet de
conscience morale qu'orientée vers l'avenir : la cons-
cience tournée vers ce qui est déjà ne peut-être que
scientifique, ou esthétique. Car si les valeurs de vé-
rité ou de beauté peuvent être découvertes et contem-
plées, la valeur morale est à faire. De la conscience
d'une faute passée, je ne puis moralement tirer d'autre
fruit que la résolution de ne plus retomber en une
erreur semblable : mais la faute elle-même ne m'appar-
tient plus, puisque le temps me sépare d'elle. Mon
action passée, si elle a dépendu de moi, fait à présent
partie du monde; elle n'est plus moi-même. Par l'effet
du temps, ce qui était libre est devenu déterminé,
ce qui était contingent nécessaire, et si je suis libre
d'agir, je ne suis pas libre d'avoir agi. Une action ac-
complie ne saurait donc intéress.er ma conscience
morale : celle-ci me demande de me tourner vers le
futur, et vers les œuvres.
Mais le remords, en sa stérile et vaine agitation,
m'empêche d'entreprendre une tâche nouvelle. Ici se
montre, mieux que partout, ce sentiment de demi-
appartenance, d'intériorité d'une extériorité, qui est
le propre de la passion. Le passionné ne peut sortir de
son remords, parce qu'il ne peut se persuader que le
passé de sa faute est passé. Sa faute est pour lui pré-
sente, éternelle, il croit l'accomplir sans cesse, il l'aime
LA MÉMOIRE, L'HABITUDE, LE REMORDS 37

encore, il la commet. Ce désir, qui le fit voler, il le


sent encore dans ses mains. Cette haine, qui le fit ca-
lomnier, il la sent encore dans sa bouche. Cette ten-
tation qui le fit faiblir garde toujours pour lui son
prestige. Voici le moi déchiré, ne sachant distinguer
ses états de lui-même, et ce qu'il fit de ce qu'il peut
faire. On comprend que, pour séparer ce que je suis
et puis être de ce que j'ai été, il suffirait de faire un
bon usage du temps, qui me délivrerait de ce que
je condamne. Mais le remords refuse le temps et le
salut qu'il m'apporte. Effort pour nier le temps, pour
revenir en arrière, pour recommencer le passé, il rêve
d'impossibles entreprises, me désespère et m'inter-
dit de devenir meilleur. Le remords n'a de sens que
par l'illusion de l'éternité. Pour s'en délivrer vrai-
ment, il faut cesser de croire, avec Kant, que ma li-
berté est intemporelle, et donc que ma faute passée
contamine à jamais ma personne. Il y a en effet quelque
étrange désolation dans la justification kantienne du
remords, dans l'idée que notre liberté nouménale
a déterminé une fois pour toutes notre caractère, et
que toutes nos actions sont l'expression d'un principe
unique. Les croyances religieuses en la prédestination
sont d'une pareille tristesse. En ces doctrines, un
choix éternel, personnel ou divin, nous écrase et ris-
que de nous enlever tout désir d'une amélioration
effective. Et l'expérience enseigne qu'il faut se dé-
fier des hommes trop pénétrés par le sentiment de
la misère de leur nature temporelle. Aux uns une hu-
miliation préalable, totale et d'ailleurs toute théo-
rique, permet ensuite tous les débordements de l'or-
gueil le plus insensé. A d'autres le sentiment d'une
écrasante culpabilité suggère les mauvaises actions
LB D~SIR D'~TBRNITÉ

qui lui donneront enfin une raison d'être. L'homme


qui prétend à la moralité doit être moins attentif à
l'essence de sa nature ou à la valeur de son caractère :
ces éléments lui sont donnés, ne dépendent pas de
lui, il n'en est pas responsable. Il doit par contre faire
porter tout son effort sur ce qui dépend de lui, c'est-
à-dire sur ce qu'il va faire. On voit encore ici que la
véritable action n'est possible que si l'homme accepte
le temps, s'il croit que sa réelle liberté est sa liberté
temporelle et présente, celle grâce à laquelle il peut
modifier l'avenir.
Du temps, on peut dire qu'il nous entraîne vers
l'avenir ou qu'il fait sombrer dans le passé ce que
nous sommes. Mais ce sont nos états qu'il anéantit
dans le passé, et, ce qu'il oriente vers l'avenir, c'est
nous-mêmes. Le temps, pour qui sait le comprendre
et l'accepter, est le signe que notre moi est supérieur
à ses états, et indépendant d'eux. Par l'acceptation
du temps, l'habitude laisse place à la disponibilité,
et le remords stérile au fécond repentir : ici se rompt
toute adhérence à la faute, je découvre que ma liberté
est celle de ma personne présente, dont il dépendra
désormais d'agir bien. Par là, tout temps exactement
pensé est une ascèse, et l'on sait d'autre part que toute
ascèse est temporelle. Seule en effet la pensée du
temps peut nous apprendre que le moi ne peut être
tenu pour un état, ou un ensemble d'états, mais qu'il
est une pure action. Mais l'expérience de cette li-
berté est si difficile que nous y tendons .toujours sans
jamais pouvoir l'atteindre tout à fait. Notre passé
sans cesse informe nos démarches. Aussi toute vo-
lonté est-elle plus ou moins mêlée de passion.
CHAPITRE IV

Sources du refus affectif


du temps

L'expérience du temps est celle d'une privation


incessante et d'une perpétuelle compensation. Le
temps ne m'enlève un moment de ma vie, un aspect
de mon être qu'en les remplaçant par d'autres, et,
s'il est source de deuil, il l'est aussi de renouveau.
On peut dès lors se demander d'où naît ce refus du
temps qui engendre chez nous les passions. Pour-
quoi nous est-il si difficile de nous adapter au deve-
nir, d'accepter avec joie ce qu'à chaque instant il
nous apporte de nouveauté ? Pourquoi le regret
triomphe-t-il si fréquemment de l'espérance, et pour-
quoi l'espérance même est-elle faite si souvent du
désir de retrouver, dans le futur, quelque charme
passé ? Faut-il voir en ceci quelque goût du malheur,
quelque soif du néant qui nous ferait préférer ce qui
n'est plus à ce qui est, et à ce qui va être ? Faut-il
invoquer quelque matière qui retarderait l'élan bio-
logique, quelque inertie analogue à celle qui, sur le
plan de l'évolution, semble contraindre la vie à se
40 LB DÉSIR ·n'ÉTERNITÉ

fixer en des espèces ? Faut-il reconnaître en nous


l'effet d'un principe social de conservation, par lequel
le groupe manifesterait sa crainte des révolutions
futures ? Et sans doute le problème du refus ou de
l'acceptation du devenir se pose-t-il sur bien des
plans, et en bien des domaines. Nous verrons même
que la pensée du temps, et des successions qu'il
contient, suppose la permanence réelle d'un principe
susceptible de dominer le temps, d'en refuser la pure
multiplicité. Mais telle n'est pas ici la question. Le
refus du temps que nous considérons n'est pas celui
par lequel l'évolution vitale s'épanouit et se soli-
difie, ni celui qui arrête l'évolution sociale. Il n'est
pas davantage celui par qui l'esprit affirme l'éternité
des lois ou la permanence de l'universel : c'est celui
qui amène notre moi à préférer la particularité de
son passé à celle de son présent et de son avenir.
Une telle attitude ne nous conduit en rien vers plus
de généralité ou de réalité : elle semble seulement
traduire une étrange préférence pour tel moment
de notre vie, elle est personnelle et passionnelle.
C'est donc dans la conscience de l'individu qu'il faut
en découvrir l'origine. En ce sens, nous croyons
percevoir trois sources essentielles au refus du temps :
il émane d'abord de la situation de toute conscience
finie vis-à-vis du devenir, il dérive de la nature même
de notre affectivité, il résulte enfin du déroulement
de notre histoire. En tout ceci, loin de traduire
quelque amour du néant, il exprime notre désir
d'existence. Mais, chez des êtres condamnés à la
mort, un tel désir peut aisément se tourner contre
lui-même, et faire négliger pour des mirages les
seules réalités qui nous soient vraiment offertes.
SOURCES DU REFUS AFFECTIF DU TEMPS 4I

Le refus du temps tire avant tout son ongme de


la situation de notre conscience individuelle à l'égard
du devenir. La nature du temps et la façon dont
il s'impose à nous sont en effet telles que les attitudes
que prend notre conscience relativement au futur
et relativement au passé s'opposent radicalement.
L'attitude de notre conscience vis-à-vis du futur
est celle de l'attente. Même lorsque nous construi-
sons activement notre avenir, il faut attendre que
survienne l'événement qu'ont préparé nos calculs,
il faut se soumettre au rythme propre du temps, le
laisser se dérouler selon sa propre cadence. L'atti-
tude relative au passé est l'attitude de mémoire. Or
rien n'est plus différent qu'attendre et se souvenir.
Sans doute pourrait-on voir là deux directions de
conscience analogues, remarquer que l'on ne se
souvient qu'en faisant attention au passé, et que
l'attente elle-même se présente, au premier abord,
comme analogue à l'attention : n'y trouve-t-on pas
adaptation physiologique et psychique, tension du
corps et orientation de l'esprit ? Mais, alors que
l'attention est concentration, l'attente est insta-
bilité : le corps s'agite en vain, l'esprit voit se succé-
der les images les plus diverses. La tension propre à
l'attention a en effet un point d'appui : nos yeux
ouverts reçoivent plus de lumière, notre esprit éveillé
pénètre mieux le sens de ce qui lui est offert. Le
tableau contemplé nous présente sans cesse de nou-
velles beautés, le concert entendu nous offre toujours
de nouvelles richesses et, dans l'image même du
passé, des détails inaperçus se laissent souvent décou-
vrir. Mais l'attente est attention au futur. Or le
futur n'est pas donné et ne peut être pour nous objet.
42 LB D:ASIR D'BTBRNITÉ

Le corps ne se tend alors que vers l'absence, l'esprit


doit se nourrir d'images imprécises, et non de sou-
venirs ou de sensations. L'énergie mise en jeu se
disperse donc, et nous agite. Le futur demande effort
et tension, car il dépend de nous : nous devons ici
mobiliser nos forces, les tenir prêtes à faire face à ce
qui doit venir. Mais cet effort et cette tension ne peuvent
s'employer encore. Sans cesse freinée et mise en réserve,
notre énergie frémit et s'impatiente, esquisse des mou-
vements et, par là, nous déséquilibre.
Mais l'attente n'est pas seulement instabilité; elle
est inquiétude, et cela parce que le futur n'est pas
seulement absence, mais incertitude et imprévisibilité.
Si en effet le futur dépend de nous, il n'en dépend jamais
tout à fait. L'esprit ne peut délimiter ses contours, le
penser clairement, même par des images. Aussi, dans
l'attente, voyons-nous alterner représentations favorables
et désespérantes. Le futur suscite la crainte, car il peut
contenir le danger. Les espoirs même qu'il nous donne
nous apparaissent comme menacés, car les causes qui
détermineront l'événement à venir sont si nombreuses
et si complexes que le futur ne peut être prévu. Ici
nul repos n'est possible ; l'acceptation du futur est
toujours acceptation du risque, la pensée du futur est
toujours angoisse, en tant qu'elle est liée à l'idée du
possible, et donc de l'incertain. Sans doute l'invention
technique a-t-elle pour but essentiel de nous délivrer
de l'angoisse en nous livrant un futur déterminé par
nous, un futur que nous pouvons prévoir et produire.
Mais nulle technique n'est infaillible, et nulle tech-
nique ne peut garantir la totalité de notre destin: l'action
organisée suppose d'abord que l'on isole quelques
objets, que l'on se cantonne à un domaine étroit;
SOURCES DU REFUS AFFECTIF DU TEMPS 43

à cette seule condition, elle a des chances de réussite,


ce pourquoi limitation et prudence sont pour l'homme
termes voisins. Mais toujours quelque force extérieure
peut venir bouleverser notre machine, dont les éléments
ne sauraient parvenir à former un cycle entièrement
clos ; toujours aussi, si nul accident ne vient entraver
directement notre entreprise, quelque événement étran-
ger à son but peut enlever à ce but tout son prix : ainsi
au moment d'un voyage, un deuil peut nous priver de
toutes les joies que nous en escomptions. En un mot,
le futur met en jeu la totalité du monde, et nulle tech-
nique ne peut embrasser cette totalité. Aussi le temps
limite-t-il toujours mon pouvoir. On connaît en ce sens
la phrase de Lagneau : << L'étendue est la marque de
ma puissance. Le temps est la marque de mon impuis-
sance. ll exprime la nécessité qui lie ces mouvements
de moi à tous les autres mouvements de l'univers. ll
nous représente donc la nécessité où nous sommes,
pour atteindre ces sensations qui nous attendent, de
passer par certains intermédiaires, mais aussi de faire
une action réelle qui entre dans l'action et la réaction
de tous les êtres, c'est-à-dire qui ne dépend pas seule-
ment de nous. »
En comparant la passion et la volonté, nous avons
défini la passion comme l'incapacité à se penser avec
vérité dans le futur, la volonté comme le pouvoir de le
faire. La volonté apparaissait ainsi comme la faculté
qu'a chaque homme d'agir en fonction de la connais-
sance qu'il prend de la totalité temporelle de sa per-
sonne, et compte tenu du futur. Mais nous compre-
nons à présent que cette définition était purement
conceptuelle, et n'exprimait qu'une limite. ll est en
effet impossible de se penser dans le futuÏ' avec vérité,
44 LB DÉSIR D'ÉTERNITÉ

ou du moins avec certitude, puisque le futur ne dépend


jamais tout à fait de nous : il ne peut devenir ce que
nous avons pensé qu'il sera sans le concours de hasards
heureux. La délibération volontaire organise le futur
pensé ; mais, en cela, elle comprend toujours quelque
rêve, et tente le destin. Aussi savons-nous bien, au
sein de nos projets, que le futur pensé n'est pas le
futur réel : celui-ci ne dépend pas seulement de notre
prudence et de l'avenir de nos tendances, mais de l'avenir
du cours des choses, du déroulement d'un univers où
nous ne sommes pas rois. Aussi l'homme ne peut-il
organiser son bonheur qu'au sein de l'inquiétude. Pour
se tourner vers le futur, il ne suffit pas de savoir penser
avec vérité l'avenir de son moi, il faut consentir au
risque du monde. L'homme de volonté, qui connaît
ses tendances, et organise par la pensée la réalisation
de ses désirs, ne peut donc jamais éloigner l'angoisse
que lui inspire le futur réel, par lequel tous ses plans
peuvent être détruits.
Le futur ne nous offre-t-il donc aucune certitude ?
Si l'homme, avide d'en découvrir une, recherche
ce qu'il lui promet assurément, il trouve en lui la connais-
sance de sa mort : le futur contient notre fin, chaque
minute du temps nous conduit vers · elle. Par là tous
les projets que nous pouvons faire apparaissent comme
limités et finis, et nous savons que le temps à venir
aura raison de nous. L'anxiété que nous cause l'avenir
trouve en ceci une nouvelle raison d'être : elle n'est
plus celle de l'incertitude, mais celle du néant. Et
nous comprenons aisément que c'est par cette certi-
tude de la mort que nos incertitudes se pénètrent d'an-
goisse. Toute action tente le cours du monde, déchaîne
mille forces dont notre mort peut résulter. A strictement
SOURCES DU REFUS AFFECTIF DU TEMPS 45

parler, nous ne pouvons concevoir aucune entreprise


où notre vie ne soit en jeu : elle l'est même si nous ne
faisons rien, du fait que nous continuons à être. Nous ne
pouvons penser le futur sans penser à notre fin : aussi
toute pensée du futur est-elle angoisse, et toute an-
goisse est-elle, par essence, tournée vers le futur.
La pensée du passé, au contraire, est sereine et
apaisante. Le passé a été donné, nous le connaissons,
il est pour nous image stable et objet de science certaine.
Comment aimer l'avenir, s'il n'est pour nou~ qu'absence,
si nous ne savons pas ce qu'il sera ? Mais on peut
aimer le passé puisqu'il est déterminé, puisqu'il s'offre
comme chose. On peut le concevoir, puisque nos sou-
venirs nous le décrivent. On peut, en lui, éclairer sans
cesse des détails nouveaux. ll n'y a ici plus de danger
pour notre action, plus d'incertitude pour notre esprit.
La passé ne contient pas de risque, et sa pensée est
repos. Nous voici devant un réel qui ne peut que nous
plaire, réel qui se présente en soi, que nous pouvons
revivre par mémoire sans effectuer l'effort qui nous
empêcha jadis d'en goûter le prix, sans éprouver l'in-
quiétude qui nous dissimula la beauté des instants
anciens lorsqu'ils étaient chargés de l'avenir qui allait
les suivre. Et, alors que le futur contient notre mort,
le passé contient notre être. Là est tout ce que nous
avons été, toute l'histoire de notre vie, tout ce qui
donne un contenu à ce que nous pensons lorsque nous
disons moi. Aussi toute image du passé est-elle émou-
vante et belle. Les moindres détails s'y colorent d'une
lumière de légende, propre aux spectacles que nous
pouvons contempler sans agir. Délivrée de l'action
et rendue au repos, notre pensée coïncide avec son
contenu, se sent conforme au réel lui-même. Elle
LB DÉSIR D'ÉTERNITÉ

retrouve sa certitude et sa personnalité. Comment


s'étonner dès lors que nous préférions ce calme et
cette joie aux incertitudes du risque, et cet être qui
fut le nôtre à ce qui sera notre néant ?
Pour faire échec à nos pensées, qui toujours nous
instruisent des risques de l'avenir et de la mort
qu'il nous apporte, sans doute faudrait-il que l'élan
de la vie, tourné vers le futur, nous traverse et nous
soulève, mettant en nous des instincts assez forts
pour nous engager dans le temps, pour y engendrer
notre action. Ainsi le goût de la chasse pousse "les
animaux à rechercher leur proie, et substitue les
joies de l'affût à l'inquiétude de l'attente. L'homme
paraît souvent avoir de telles tendances ; il part
alors vers l'avenir, joyeux de conquérir demain.
Mais il n'y a là qu'une apparence : la condition de
l'homme est telle, que rien ne lui est plus difficile
que d'aimer l'avenir sans y rechercher le passé. On
ne peut en effet aimer ce qui n'est pas encore qu'en
prenant appui sur une nature susceptible de le pres-
sentir : et tel est bien le rôle qu'a l'instinct chez l'ani-
mal. L'animal a des instincts : autrement dit, dès sa
naissance et avant même d'avoir vécu, il dispose de
comportements tout montés, se déclenchant quand
il le faut, toujours semblables à eux-mêmes. Tout se
passe comme s'il possédait des connaissances innées
faisant corps avec lui, émanant de cette structure intem-
porelle que lui a donnée la vie, structure par laquelle il
est définitivement ce qu'il est, et toujours prêt à réagir de
semblable façon à ce que lui offrira l'expérience. Par
là, l'animal est placé d'emblée dans une sorte d'éter-
nité réelle : ses connaissances instinctives ne sont
pas tirées du concret, elles émanent, tout abstraites
SOURCES DU REFUS AFFECTIF DU TEMPS 47

et générales, de la Nature. Comment s'étonner dès


lors que l'animal soit adapté au futur ? Il ne tire pas
sa science du passé, il dispose d'un savoir indiffé-
rent au temps, puisque n'y prenant pas sa source, d'un
savoir dominant le temps, et pouvant convenir à
n'importe lequel de ses instants. Et l'on voit encore en
ceci que l'éternité coïncide toujours avec l'incons-
cience. L'instinct est éternel, et il est inconscient :
il ne peut tirer parti d'une situation inaccoutumée,
il ne saisit jamais le concret comme tel, il ne s'adapte
au temps que parce qu'il néglige la qualité particulière
de ses moments.
Mais la faculté par laquelle l'homme s'adapte au
devenir est la conscience, faculté essentiellement
temporelle, qui ne saisit d'abord que la particularité
qualitative des instants, et n'en dégage que peu à
peu des lois éternelles. L'homme n'a pas d'instincts.
A sa naissance, il est livré sans armes à ce qui va lui
advenir. L'enfant ne sait rien, et possède tout au
plus la forme vide d'une raison que seule l'expérience
viendra nourrir. Nos connaissances, même si elles ne
dérivent pas entièrement de l'expérience, ne com-
mencent qu'avec elle. Il est donc fatal qu'elles y
adhèrent toujours : de là viennent bien des erreurs,
qui furent maintes fois signalées : on affirme des
analogies inexactes, on érige en lois de simples coïn-
cidences. Mais, si les psychologues accordent vite
que l'homme n'a pas d'instincts en ce qui concerne
la connaissance, et qu'il doit lentement acquérir
son savoir, ils n'en continuent pas moins de supposer
l'existence d'instincts affectifs. Adoptant ce point
de vue, la psychanalyse explique bien des phéno-
mènes par le conflit de ces instincts et de la censure
LB DÉSIR D'ÉTERNITÉ

sociale. Or nous pensons qu'il n'y a chez l'homme


pas plus d'instincts affectifs que de connaissances
positives innées, et que l'absence de celles-ci entraîne
l'impossibilité de ceux-là. On ne peut, en effet, parler
d'un instinct constitué qu'en langage de représenta-
tion, on ne peut concevoir un instinct sans faire
intervenir des idées et des images. Séparé de la
représentation de ce vers quoi il tend, l'instinct se
réduit à une tendance pure, virtualité informe, sem-
blable en tous points à une force purement physique
et non orientée. Que peut être, par exemple, l'ins-
tinct de domination s'il ne s'appuie sur aucune repré-
sentation du maître et de l'esclave, s'il ne contient
aucune idée de l'inégalité et de la contrainte ? Que
devient l'instinct sexuel isolé de toute image de
l'acte d'amour où il tend ? Tout au plus ces instincts
se manifesteront-ils par une agitation confuse, et
nous feront-ils dire, avec le Chérubin de Beaumar-
chais : 11 Je ne sais plus ce que je sens. >> Et c'est bien
ainsi que se présente l'amour chez les jeunes gens qui
ignorent ce qu'il est. Si donc on accorde que la
conscience humaine n'a pas de contenu représentatif
inné, il faut convenir aussi que l'homme ne saurait
avoir d'instincts affectifs. Semblables en cela aux prin-
cipes rationnels, les tendances humaines ne sont que
des virtualités : ce n'est qu'avec l'expérience que pour-
ront commencer connaissance et désirs.
Mais on peut alors apercevoir au refus du temps
une nouvelle source, tenant non plus à la situation
de notre conscience vis-à-vis d'un devenir lui demeu-
rant étranger, mais à l'essence même de notre affec-
tivité. On sait que tout désir est comme suspendu
entre la représentation qui l'attire et la tendance dont
SOURCES DU REFUS AFFECTIF DU TEMPS 49

il émane. La Nature semble donner aux animaux


quelque connaissance instinctive des objets qu'ils
doivent rechercher, joignant chez eux l'orientation
à la tendance. Mais elle laisse l'homme à l'indé-
termination de ses implusions, elle ne lui apprend
pas ce qu'il doit désirer. C'est donc la seule expé-
rience qui mus instruit, qui donne forme à nos
tendances : on comprend dès lors l'influence que les
premiers objets qu'elle nous a présentés exerceront
toujours sur nous. La connaissance concrète de ces
objets nous tient lieu de savoir instinctif, leur image
est la source même de nos désirs. Comme notre
connaissance théorique, notre affectivité tire son
origine de notre mémoire, et tend à adhérer au contenu
particulier des expériences dont elle est née. Elle est
régie par des généralités affectives, tirées de nos pre-
mières émotions, et donc se dégageant malaisément
de leur source, qui est dans le passé. Comment s'étonner
alors que les objets de ces émotions premières, les
événements qui ont informé notre être gardent à nos
yeux un prestige sans égal ? Ils sont, si l'on peut dire,
l'absolu de notre désir, ce par rapport à quoi tout ce
que nous rencontrerons désormais sera jugé. On com-
prend ainsi la diversité des désirs des hommes, et que
tout homme diffère des autres par ses goûts. Et nous
croyons que les grands modes de comportement qui
constituent notre caractère sont pour la plupart des
généralités affectives extraites de l'expérience : sans
doute, leur fixité et leur stabilité dominant notre vie,
peuvent-ils paraître constituer une nature intemporelle :
mais ils sont nés du temps, ils résultent de notre histoire.
Aussi toute affectivité ramène-t-elle vers l'enfance. En
ce sens, Marcel Proust a maintes fois noté combien
LB DÉSIR D'ÉTBRNI'ri!

l'amour de sa mère fut ce qu'il rechercha toujours.


« Qui m'eut dit à Combray », écrit-il dans Albertine
disparue,« quand j'attendais le bonsoir de ma mère avec
tant de tristesse, que ces anxiétés guériraient, puis
renaîtraient un jour, non pour ma mère, mais pour
une jeune fille qui ne serait d'abord, sur l'horizon
de la mer, qu'une fleur que mes yeux seraient
chaque jour sollicités de venir regarder ». Et Alber-
tine disparue devient à son tour le principe de
désirs qui ne sont que sa propre recherche. « La res-
semblance, avec Albertine, de la femme que j'avais
choisie, la ressemblance même, si j'arrivais à l'ob-
tenir, de sa tendresse avec celle d'Albertine, ne me
faisaient que mieux sentir l'absence de ce que j'avais
sans le savoir cherché, de ce qui était indispensable
pour que renaquit mon bonheur, c'est-à-dire Alber-
tine elle-même, le temps que nous avions vécu
ensemble, le passé à la recherche duquel j'étais sans
le savoir. ))
Ainsi la situation de notre conscience vis-à-vis
du temps objectif et la nature subjective de cette
conscience concourent à nous faire refuser le deve-
nir. Si nous nous tournons vers le dehors, nous
voyons que le futur réel est incoDnaissable et vide,
et que le passé du monde est tout ce que nous connais-
sons. Si nous nous tournons vers nous-mêmes, nous
ne rencontrerons en notre sein aucun instinct capable
de nous décrire ce que sera demain ; par contre les
émotions premières qui nous furent données sont
encore pensables, imaginables, concrètes, elles sont
mères de nos désirs, qui toujours reviennent à elles,
n'ayant d'autre aliment, d'autre forme et d'autre sou-
tien. Si le futur n'est pour nous que néant, si le passé
SOURCES DU REFUS AFFECTIF DU TEMPS 5I

contient toutes nos richesses, si nos espoirs ne peuvent


attendre de l'avenir que ce que nous pouvons conce-
voir, et si nos conceptions naissent de nos souvenirs,
on comprend que le refus du temps soit chez nous
passion essentielle. Nous n'avons pas d'instincts, mais
une histoire. Placés dans le temps, créés par lui, nous
ne sommes que ce que le temps a fait de nous et, en
aimant ce que nous sommes, nous n'aimons que notre
passé, et non un avenir dont nous ne savons rien et
où, peut-être, nous ne serons plus.
Il est enfin possible de découvrir au refus du temps
une troisième source, en considérant cette histoire
elle-même, qui fut la nôtre. On pourrait croire en
effet que, par l'habitude qu'elle nous a donnée de
passer sans cesse d'un instant à un autre, notre histoire
nous a fourni l'élan nécessaire pour accepter le temps,
tendre vers l'avenir, aborder le futur. Mais il faudrait
pour cela qu'elle nous ait appris qu'il n'y a nulle dou-
leur à redouter en semblable passage. Or, ses leçons
furent tout autres, les moments essentiels de notre
enfance ayant été marqués par un accroissement de
douleur, ayant exigé un surcroît d'effort. Notre histoire
commença par notre naissance, et celle-ci fut pour nous
le passage d'un état où tout était chaleur, douceur et
repos, à un état qui fut douleur, froid et asphyxie.
En venant au monde, nous avons expérimenté le
temps comme le passage d'une satisfaction à une souf-
france, et cette expérience nous a déjà accoutumés
à craindre l'avenir. Sans doute certains prétendront-
ils ici que, de l'épreuve de notre naissance, nous n'avons
gardé nul souvenir : mais leur opinion semble légère,
et répondre à une question mal posée. Car chacun,
si on lui demande s'il se souvient de sa naissance, essaie
52 LE DÉSIR D'ÉTERNITÉ

naïvement de retrouver en sa mémoire l'image que


lui en tracent ses connaissances d'adulte. Il n'y a rien,
cela est clair, à découvrir en cette voie : nous ne nous
sommes pas, en nais~ant, représenté notre naissance,
nous ne l'avons pas perçue, et nous ne saurions donc
nous souvenir de sa perception. Par contre, nous avons
senti l'air déchirer nos poumons, le froid glacer notre
peau, la douleur nous étreindre ; comment nier que,
sous cet aspect affectif, le souvenir de notre naissance
ne puisse être la base permanente de nos angoisses, la
source de notre recul devant l'avenir ? Et, d'un tel
souvenir, nous ne saurions nous délivrer, puisqu'il n'est
précisément pas localisable, puisqu'il ne peut être
reconnu comme tel par la mémoire qui juge : éma-
nant d'une époque où nous ne savions penser ni per-
cevoir, coïncidant même avec notre propre entrée dans
le temps, le souvenir de notre naissance ne saurait être
par nous replacé dans le temps. Aussi nous hante-t-il
de son apparente éternité, forme-t-il le fond de nos
cauchemars et de nos malaises, nourrit-il nos angoisses
du fantôme de cette douleur première qui nous accueillit
au seuil de la vie.
Au reste, d'autres épreuves viennent, par la suite,
renforcer les effets de l'angoisse de la naissance. L'enfant
est d'abord choyé, souvent nourri au sein, laissé libre
d'assouvir ses besoins immédiats ; mais, lors du sevrage,
sa mère le repousse, et il lui faut, pour vivre, absorber
une nourriture dure et désagréable ; de même, à une
mère qui paraissait seulement douce et. protectrice
succède une mère grondeuse, qui exige qu'il réprime
ses besoins, lui impose la propreté, lui fait honte et
parfois le châtie. Grandissant encore, l'enfant se sent
sans cesse contraint à plus d'effort; les reproches de
SOURCES DU REFUS AFFECTIF DU TEMPS 53

ses parents lui apprennent que le temps n'est plus où


il était aimé sans compensation, qu'il lui faut à présent
payer de retour, répondre par l'accomplissement de
tâches et de devoirs à l'amour qu'on lui porte. Devenu
homme enfin, il lui faudra lutter et se contraindre,
subvenir seul à ses désirs, affronter seul les obstacles,
conquérir par l'effort ce qui pourra l'aimer, et, par
des efforts nouveaux, conserver ses conquêtes. Com-
ment, en cette lutte constante, n'aspirerait-il pas au
repos, et comment celui-ci ne lui apparaîtrait-il pas
avec le visage de l'enfance ? Si nous refusons le
temps, c'est ici par fatigue; ce qui nous ramène
au passé, c'est notre lassitude. Nous souffrons de nous
voir perdus au milieu d'êtres qui ne nous aiment pas,
nous nous souvenons de cette femme, qui d'abord nous
donnait tout sans demander rien en échange, et qui,
peu à peu, nous repoussa, semblant nous exposer aux
dangers, nous obliger à devenir des hommes. Peut-être
l'essence de l'amour masculin est-elle le désir de retrou-
ver cette mère des premiers jours, de revivre à
rebours la naissance, de se fondre à nouveau en celle
dont le temps nous a séparés. L'assimilation des
femmes à la mère perdue est plus aisée, puisqu'elles
en sont l'image : aussi leur amour est-il avant tout
maternel, il s'oriente vers l'enfant qu'elles pourront
avoir, qu'elles porteront à leur tour, feront naître
et verront grandir, assumant cette fois par l'action
ce qu'elles ont passivement subi, refaisant pour leur
compte les gestes qui les ont désolées, et se délivrant
ainsi de leur envoûtement.
Quoi qu'il en soit, c'est bien le souvenir du bonheur
passé qui transparaît dans les mythes de l' « Age d'Or »,
du paradis perdu que l'on retrouve chez tous les peuples.
S4 LE DÉSIR D'ÉTERNITÉ

Ces mythes ne sauraient s'expliquer par l'histoire de


l'espèce, car rien n'indique que, dans le passé, l'huma-
nité ait été plus heureuse : elle devait au contraire
faire face à des dangers plus urgents, à des périls plus
graves et plus constants que ceux dont nous sommes
aujourd'hui menacés. Seule l'histoire individuelle peut
donc nous fournir le secret de ce regret qui hante tous
les hommes : c'est en notre propre passé que doit se
trouver la félicité de ces jardins délicieux où l'air est
tiède, où les sources sont abondantes, les fruits lourds
et toujours offerts. La nostalgie de tels séjours est celle
du sein maternel. Et l'on doit remarquer que la source
du refus du temps que nous indiquons ici ne saurait
être découverte par une méditation sur l'essence du
devenir ou la nature de la conscience : elle est d'événe-
ment, et purement donnée. La première expérience
que l'homme fait du changement est celle de l'arrache-
ment au sein maternel : elle a lieu dans le sens plaisir-
douleur, meilleur-pire. Il n'y a à cela nulle nécessité
logique ou essentielle, on pourrait concevoir une his-
toire des hommes commençant autrement ; mais il est
de fait qu'elle commence ainsi. Aussi la conscience
humaine traduit-elle d'abord la naissance en langage
de théologie : la séparation d'avec le paradis lui apparaît
comme contingente, historique, et donc comme le fruit
d'un décret arbitraire, d'une malédiction accidentelle
ayant uni la souffrance à l'enfantement. Mais notre
désir de bonheur essaie toujours confusément d'échapper
à une décision si· cruelle. Aussi l'homme veut-il ren-
verser le temps, passer à nouveau du pire au meilleur,
revenir du risque et des dangers aux douceurs de la
certitude.
Telles sont, selon nous, les sources affectives du
SOURCES DU REFUS AFFECTIF DU TEMPS 55

refus du temps. Au reste, nous ne croyons pas que le


refus du temps soit toujours affectif, et nous essaie-
rons d'établir qu'il émane parfois de l'esprit. Mais il
tend alors à la découverte de lois vraies, et ses démarches
sont impersonnelles. Au contraire, dans les attitudes
que nous venons de considérer, la révolte contre le
devenir a pour racine la peur, le regret, le souvenir
de plaisirs, la crainte de souffrances, elle émane de ce
qu'il y a d'individuel et de limité en notre conscience,
autrement dit de notre affectivité. L'affectivité est bien
en effet ce par quoi nous nous sentons êtres particuliers
et finis ; la conscience affective est celle qui, se séparant
de l'infinité de l'Esprit, se saisit dans un corps, en
tel lieu, à tel instant ; elle est relative à la situation et
à l'histoire de notre moi particulier, elle est agréable
ou douloureuse selon ce qui lui advient, joyeuse s'il
triomphe d'un obstacle, anxieuse s'il est menacé par
quelque danger. La conscience affective est la conscience
du moi ; elle exprime le rapport de ses tendances et du
monde, mais ce rapport n'apparaît pas en elle comme
pensé avec objectivité par l'esprit, mais comme vécu
avec partialité par le moi lui-même. Limitée au moi,
la conscience affective ne peut avoir d'autre intérêt que
sa sécurité, d'autre crainte que sa perte : on comprend
qu'une telle conscience refuse de s'insérer dans le
devenir du monde. Incertaine de l'avenir et menacée
par lui, puisant toutes ses connaissances dans l'expérience
d'un passé personnel, apprenant de ce passé que la
marche du temps s'exerce dans le sens de l'effort et
de la souffrance, la conscience affective tend par nature
à dire non au temps, à en renverser le cours. L'individu
veut s'éterniser ; il redoute un futur qui contient sa
mort, il veut retenir des lambeaux de son passé, il
LB D~SIR D;~TERNIT~

refuse de les croire perdus, il les appelle à travers le


présent. En cela il exprime sa volonté d'être, son refus
de mourir. Mais en cela aussi il laisse échapper le seul
être qu'il puisse atteindre, et se condamne à n'aimer
que ce qui est mort.
CHAPITRE V

L'état de passion

Nos précédentes réflexions semblent nous per-


mettre de caractériser la passion de façon fort simple,
et fort générale, comme résultant du mouvement
par lequel nous essayons de revenir à un instant passé.
Caractériser l'action est moins aisé, et il ne suffit pas,
pour le faire, d'y voir l'effet du mouvement par lequel
nous nous portons vers le futur. Sans doute l'action
n'est-elle concevable que dirigée vers l'avenir. Mais
attendre l'avenir, se préparer à le recevoir n'est pas
agir : agir, c'est le construire, c'est le faire ce qu'on veut
qu'il soit. Tendre vers le futur est donc la condition
nécessaire, mais non suffisante de l'action. Par contre,
tendre vers le passé suffit à entraîner la passion, la
question de savoir si nous le modifierons ou l'accep-
terons tel quel ne pouvant ici se poser, vu la nature
immodifiable du passé. Une telle opposition de l'action
et de la passion se comprendra mieux si l'on songe
à l'une de ces épreuves que nous impose la vie, et
où, comme au moment de notre naissance, la peine
succède au plaisir. Je puis alors accepter l'état nou-
veau, me tendre vers l'avenir : telle est la condition
première de l'action. Je puis au contraire me blot-
ss LB DÉSIR D'ÉTERNITÉ

tir, tenter de revenir en arrière : cela est pâtir, car


un tel mouvement ne peut être accompli en fait : je
ne puis que l'imaginer, c'est-à-dire me réfugier dans
le rêve, dans l'illusion, parfois dans la folie. Étant
refus du temps, la passion me voue à l'inefficacité.
Et l'on peut, à partir de cette structure essentielle,
comprendre quelques caractères dont l'expérience nous
enseigne qu'ils sont ceux des passions humaines, sans
nous apprendre toutefois pourquoi ils se trouvent liés,
à savoir que la passion est inconscience, méconnais-
sance de son objet, aversion pour la valeur, obstacle
enfin au véritable amour.
Toute passion est inconscience. La conscience sup-
pose un dédoublement, une certaine séparation d'avec
ce dont on a conscience. Avoir conscience de soi, c'est
se prendre pour objet, c'est donc ne pas coïncider
avec soi, c'est renoncer à ce qu'on était. Par là, toute
conscience est inquiétude, mais, par là aussi, elle est
la condition de l'action et du progrès. Grâce à ce pou-
voir de séparation, à ce refus de coïncider, la distinc-
tion d'un objet, d'un sujet, et d'une vérité de l'ob-
jet posée par le sujet, succède au pur donné de la per-
ception confuse. Aux affirmations spontanées, dont
l'énoncé semblait se confondre avec la vérité, font
place les jugements réfléchis, épurés par le doute et
la négation, où l'esprit se retrouve. Mais toute ré-
flexion, tout doute, toute négation supposent le temps,
s'effectuent dans le temps ; toute prise de conscience
est temporelle. Ce n'est qu'après avoir éprouvé spon-
tanément un désir que je puis réfléchir sur ce désir,
et le juger, et mes négations ne prennent leur sens
que par rapport à des affirmations préalables qu'elles
dépassent. C'est dans le temps que nous nous libé-
L'!TAT DB PASSION 59

rons du donné, par le temps que nous le jugeons et


le mettons en place. On voit que, refusant le temps,
la passion ne peut être claire ni réfléchie. Par elle j'assi-
mile, je confonds, je coïncide, je reviens à ce que j'étais,
je me replie au lieu de m'expliquer, je retourne à l'unité
primitive. Par elle donc je retombe dans l'incons-
cience.
Une telle inconscience entraîne nécessairement une
méconnaissance de l'objet. Orientée vers le passé,
remplie par son image, la conscience du passionné
devient incapable de percevoir le présent : elle ne
peut le saisir qu'en le confondant avec le passé au-
quel elle retourne, elle n'en retient que ce qui lui per-
met de revenir à ce passé, ce qui le signifie, ce qui
le symbolise : encore signes et symboles ne sont-ils
pas ici perçus comme tels, mais confondus avec ce
qu'ils désignent. L'erreur de la passion est semblable
à celle où risque de nous mener toute connaissance
par signes, où nous conduit souvent le langage : le
signe est pris pour la chose elle-même : telle est la
source des idolâtries, du culte des mots, de l'adora-
tion des images, aveuglements semblables à ceux de
nos plus communes passions. Aussi celui qui observe
du dehors le passionné ne peut-il parvenir à com-
prendre ses jugements de valeur ou son comporte-
ment : il est toujours frappé par la disproportion qu'il
remarque entre la puissance du sentiment et l'insi-
gnifiance de l'objet qui le semble inspirer, il essaie
souvent, non sans naïveté, de redresser par des dis-
cours relatifs aux qualités réelles de l'objet présent
les erreurs d'une logique amoureuse ou d'une crainte
injustifiée. Mais on ne saurait guérir une phobie en
répétant au malade que l'objet qu'il redoute ne pré-
6o LE DÉSIR D'ÉTERNITÉ

sente nul danger, la crainte ressentie n'étant en réa-


lité pas causée par cet objet, mais par celui qu'il sym-
bolise, et qui fut effectivement redoutable, ou dé-
siré avec culpabilité. De même, il est vain de vou-
loir détruire un amour en mettant en lumière la ba-
nalité de l'objet aimé, car la lumière dont le passionné
éclaire cet objet est d'unt! autre qualité que celle qu'une
impersonnelle raison projette sur lui : cette lumière
émane de l'enfance du passionné lui-même, elle donne
à tout ce qu'il voit la couleur de ses souvenirs. « Pre-
nez mes yeux », nous dit l'amant. Et seuls ses yeux
peuvent en effet apercevoir la beauté qu'ils contem-
plent, la source de cette beauté n'étant pas dans l'ob-
jet contemplé, mais dans la mémoire de leurs regards.
L'erreur du passionné consiste donc moins dans la
surestimation de l'objet actuel de sa passion que dans
la confusion de cet objet et de l'objet passé qui lui
confère son prestige. Ce dernier objet ne pouvant être
aperçu par un autre que par lui-même, puisqu'il ne
vit que dans son souvenir, le passionné a l'impression
de n'être pas compris, sourit des discours qu'on lui
tient, estime qu'à lui seul sont révélées des splen-
deurs que les autres ignorent. En quoiil ne se trompe
pas tout à fait. Son erreur est seulement de croire
que les beautés qui l'émeuvent et les dangers qu'il
redoute sont dans l'être où il les croit apercevoir. En
vérité, l'authentique objet de sa passion n'est pas
au monde, il n'est pas là et ne peut être là, il est
passé. Mais Ie passionné ne sait pas le penser comme
tel : aussi ne peut-il se résoudre à ne le chercher plus.
La passion nous éloigne de la recherche de la valeur
et semble, à la valeur, préférer l'être. La valeur nous
apparaît comme ce qui doit être, c'est-à-dire à la fois
L'ÉTAT DE PASSION 61

comme ce qui n'est pas encore et comme ce à quoi


nous devons conférer l'existence. Nous sentons que la
valeur n'est pas réelle, et que nous devons la faire descen-
dre dans le réel. Cette réalisation se présente comme
une tâche : elle ne peut donc être conçue que dans le
futur : par là, elle implique risque et difficultés, elle
exclut le repos, elle nous demande de croire en la valeur
et en notre propre puissance; mais cette foi n'est pas
savoir, et ne saurait exclure l'inquiétude. L'être, au
contraire, est ce sur quoi on peut se reposer : solide,
résistant et précis, il ne peut être conçu que comme passé.
Quand nous concevons l'être, en effet, nous le pen-
sons comme déterminé, et seul le passé est déterminé ;
nous le pensons comme donné, et seul le passé a été
donné. Aussi rechercher l'être est-il toujours tendre à
revenir en arrière : l'être nous semble comprendre
seulement ce qui est, et ce qui a été. Et nous avons
sans cesse à choisir entre la recherche de l'être et celle
de la valeur. Ainsi, s'il est un amour action, qui veut le
bien de ce qu'il aime, s'efforce donc de le rendre meilleur,
de le transformer selon la valeur, il est un amour passion
qui désire que son objet demeure ce qu'il est, et le
prend pour mesure de la valeur elle-même. A une
vue superficielle, ce second amour pourrait paraître
plus amoureux que le premier, puisqu'il adore son
objet, n'en veut rien changer, le prend pour une sorte
d'absolu, semble donc en être pleinement satisfait,
y être totalement soumis. Et certains, rêvant d'être
aimés ainsi, se plaignent de ne pas être aimés assez
dès qu'on n'aime plus leurs caprices. Tel n'est pas
cependant le véritable amour. De celui-ci, la passion
nous détourne. Car l'amour véritable est action, et,
comme toute action, il refuse de se soumettre, veut
62 LB DÉSIR D'ÉTERNITÉ

changer ce qui est, lui préfère ce qui n'est pas encore,


et, participant à cette constante création qu'est le cours
du monde, il entreprend de transformer l'être selon la
valeur. Qu'est en effet cet être, vers lequel la passion
semble tendre ? Nous l'avons dit, c'est le passé, et donc
bien plutôt un non-être qu'un être, puisque le passé
n'est plus, et que seule l'illusion passionnelle de l'éter-
nité nous fait croire qu'il est encore. Aussi le passionné
est-il toujours hors du réel, et vit-il en un rêve. Sa
passion ne peut être que désespérée, puisque le passé
est mort et que, n'aimer que lui, c'est se condamner à
n'aimer rien de ce que présente la vie.
Peut-on dire, dès lors, que la passion nous permette
d'aimer un être autre que nous ? Il n'en est rien et,
en aimant le passé, nous n'aimons que notre propre
passé, seul objet de nos souvenirs. On ne saurait aimer
le passé d'autrui; par contre, l'amour peut se porter
vers son avenir, et il le doit, car, aimer vraiment, c'est
vouloir le bien de l'être qu'on aime, et l'on ne peut
vouloir ce bien que dans le futur. Tout amour passion,
tout amour du passé, est donc illusion d'amour et,
en fait, amour de soi-même. Il est désir de se retrouver,
et non de se perdre ; d'assimiler autrui, et non de se
donner à lui ; il e!>t infantile, possessif et cruel, analogue
à l'amour éprouvé pour la nourriture que l'on dévore
et que l'on détruit en l'incorporant à soi-même. L'amour
action suppose au contraire l'oubli de soi, et de ce que
l'on fut ; il implique l'effort pour améliorer l'avenir de
celui que l'on aime. Et si souvent l'aveuglement, et l'on
ne sait quelle complaisance pour nos caprices, nous font
désirer d'être passionnément aimés, il n'en reste pas
moins que celui qui est aimé ainsi sait confusément
qu'il n'est pas l'objet véritable de l'amour qu'on lui
L'ÉTAT DE PASSION

porte ; il devine qu'il n'est que l'occasion, pour celui


qui l'aime, d'évoquer quelque souvenir, et donc de
s'aimer lui-même. A cette tristesse chez l'aimé cor-
respond chez l'aimant quelque désespoir, car le pas-
sionné sent bien que sa conscience ne peut parvenir
à sortir de soi, à atteindre une extériorité, à s'attacher
à une autre personne.
Ainsi s'~xplique que l'inconstance des passions
coïncide souvent avec leur violence. La violence de
la passion vient de ce que sa source est l'égoïsme,
sentiment d'une grande force, et souffrant mal les
obstacles. L'inconstance de la passion vient de ce que
l'objet vers lequel elle se porte n'est jamais que sym-
bolique et accidentel : en son essence, l'amour passion
est un amour abstrait. Tiré du passé de l'amant, il
peut convenir à tout ce qui, dans le présent, évoque
ce passé, apparaît comme son image. Aussi le passionné
aime-t-il, non l'être réel et présent qu'il dit aimer,
mais ce qu'il symbolise. Dans les cas de demi-lucidité,
il aime cette recherche même du passé dans le présent :
il aime alors l'amour, ce qui n'est pas aimer. Dans La
Dame de carreau, Eluard décrit cet état, où l'on voit
une image unique et non reconnue venir habiter maint
visage, s'incarner successivement en diverses formes
sans nous permettre de nous fixer en aucune :
« Et c'est toujours », dit-il, «le même aveu, la même
jeunesse, les mêmes yeux purs, le même geste ingénu
de ses bras autour de mon cou, la même caresse, la
même révélation.
« Mais ce n'est jamais la même femme.
« Les cartes ont dit que je la rencontrerai dans la
vie, mais sans la reconnaître.
« Aimant l'amour. •
LB DÉSIR D'ÉTERNITÉ

Le véritable amour ne s'aime pas lui-même, mais


se porte vers ce qui n'est pas lui. Il désire le bien futur
de ce qu'il aime, il aime en avant, aime ce qui sera,
il tend vers la valeur. Un tel amour est de volonté.
Mais comment cet amour est-il possible ? Comment
aimer la valeur si elle n'est pas encore, si donc elle est
ce qui n'est pas ? Et comment la définir, sinon par
rapport à quelque être, par rapport à Dieu selon le reli-
gieux, par rapport aux tendances de l'homme selon
le naturaliste, mais enfin par rapport à ce qui, déjà, est ?
Si on enlève à la valeur tout appui dans le passé, saura-
t-on la penser encore ? L'action animale est possible
grâce à l'instinct. Mais si l'homme n'est que par son
histoire, peut-on le séparer de son passé sans le réduire
à un pur néant, à une initiative aveugle et non orientée ?
L'action pure, dès lors, a-t-elle un sens pour l'homme,
si ses conditions mêmes semblent en détruire la possibi-
lité ? Le problème paraît grave. Il doit nous conduire
à exaininer le refus du temps d'un point de vue nou-
veau. Car, lorsque nous poursuivons les valeurs, nous
nous sentons animés de quelque certitude. Lorsque
nous projetons de construire le futur, nous savons
bien que l'imagination qui nous le présente n'est pas
une faculté tout à fait illusoire et vaiiJ.e. Autrement dit,
le futur n'est pas totalement incertain, et nous pressen-
tons ici une éternité justifiant notre prétention à vouloir,
donnant à notre action future des gages de réussite.
Cette éternité n'est pas passionnelle : elle n'émane pas
de l'illusion qui nous fait croire que des détails concrets
de notre vie peuvent nous être rendus ; cette éternité
est posée par l'esprit. Les lois qui régiront le futur sont
celles qui gouvernaient le monde où se déroula notre
histoire. La connaissance de ces lois, conditions de
L'ÉTAT DE PASSION

l'action humaine, est bien connaissance d'une cer-


taine éternité, non plus personnelle, mais objective.
Voulant opposer passion et volonté, nous n'avons
d'abord pu le faire que par un appel au futur, la passion
apparaissant comme l'incapacité de s'y penser avec
vérité, la volonté comme le pouvoir de le faire. Par la
suite, pourtant, nous avons dû reconnaître que, toute
conscience du futur étant absente, supposée, on ne
saurait, en ce qui la concerne, trouver des preuves,
atteindre une certitude. Par là, toute volonté nous
parut impliquer un risque. Mais nous comprenons à
présent que ce risque de sera jamais total s'il existe une
éternité nous permettant de prévoir le futur, sinon en
ses détails concrets, du moins en ses lois. La délibération
volontaire, étant appel à la vérité de la conscience future,
apparaît ainsi comme un appel à la conscience qui fait
l'unité du présent et du futur, et donc comme un appel
à la raison. La raison est la condition même de l'action.
Par là encore, elle s'oppose à la passion, et à sa logique
d'erreur, dite logique passionnelle. Elle distingue l'éter-
nel de ce qui passe. Elle sait ce qui, du passé, pourra
se retrouver dans le futur. Elle connaît les valeurs. Elle
atteint la vérité de l'éternité.

!'. AI.QUI(; 3
DEUXIÈME PARTIE

L'exigence rationnelle
et la vérité de l'éternité

CHAPITRE VI

La pensée et l'éternel

Si refuser le changement, et l'incessante nouveauté


qu'il nous apporte, est se condamner aux passions,
faut-il nous efforcer d'épouser la pure succession des
instants ? Ne reconnaissant d'autre réalité que celle
du moment qui nous est offert, considérant que tout
ce que crée le temps est par là même justifié, devons-
nous nier la possibilité de toute permanence, la légi-
timité de toute norme dominant le devenir et permet-
tant de le juger ? C'est ainsi que, dit-on, les disciples
d'Héraclite, pensant que, dans le mouvement universel
des choses, on ne pouvait, de rien, dire quoi que ce soit,
se contentaient de montrer du doigt les otjets, et refu-
saient même de les nommer. C'est ainsi que d'autres,
s'élevant contre l'idée de toute valeur transcendante,
déclarent que le droit se confond avec le fait, et se
mesure au succès. Mais un tel état, s'il était possible,
68 LB DBSIR D'BTBRNITB

ne nous arracherait aux passions humaines que pour


nous précipiter en une inhumaine passion, où l'événe-
ment serait purement accepté et subi, sans que nous
puissions le juger, ni prendre aucune initiative. Car nos
mouvements eux-mêmes, séparés de toute fin dépas-
sant la succession temporelle où ils s'insèrent, seraient
aveugles et pour nous semblables à des phénomènes
extérieurs, que nous constaterions sans les produire.
A vrai dire, une telle attitude ne peut être que conçue ;
elle ne peut être vécue : la plus petite de nos actions
demande que nous posions une fin capable de dominer
et d'orienter la durée où elle se réalisera, la moindre de
nos pensées suppose que nous concevions une perma-
nence dominant le changement pur du devenir. Il y a
bien, là encore, refus du temps, et de la particularité
concrète de ses instants. Mais ce refus n'apparaît pas
comme une négation affective et passionnelle, émanant
d'un être tout entier soumis au devenir, et ne pouvant
donc lui opposer qu'une révolte vaine. Il semble traduire
en nous les exigences de l'esprit qui, supérieur au temps,
a le pouvoir de le penser.
Le refus du temps n'est en effet pas toujours le
fruit de notre affectivité : il peut émaner de notre raison.
Celle-ci, comme notre cœur, ne peut admettre le change-
ment. Le changement est fait de commencements
et de fins, d'apparitions et de disparitions. Or tout
commencement offense la raison : elle ne peut concevoir
que ce qui n'était pas commence à être, et que quelque
chose sorte de rien. Elle ne peut davantage admettre
que ce qui a été cesse d'être, et que tout soit comme si
ce qui a été n'avait pas été. Ainsi, si nous nous efforçons
de penser l'origine du monde, nous sommes conduits
ou à le croire éternel, ou à le considérer comme créé,
LA PENS~E ET L'~TERNEL

c'est-à-dire à le faire procéder d'une réalité antérieure


le contenant virtuellement. Dans l'un et l'autre cas, nous
nous montrons incapables de concevoir un véritable
commencement. De même, devant la mort d'un être
cher, ce n'est pas seulement notre amour qui se scanda-
lise, c'est notre intelligence qui ne peut comprendre
que cette vie, cette conscience, cette mobile expression
du visage, ces « phrases familières » ne soient plus.
Nous ne saurions penser un commencement ni un
anéantissement, nous ne saurions donc concevoir le
changement comme tel, et le principe selon lequel ce
qui est demeure, et ce qui n'est pas ne peut commencer
à être, émane d'une exigence essentielle de notre esprit.
On sait que le rationalisme grec s'est constitué en
opposant au perpétuel changement des apparences,
qu'invoquaient les sceptiques, la fixité des Idées. Et
nous pouvons remarquer aisément le souci constant
qu'a notre raison de trouver, au sein du devenir, des
permanences. Le devenir se prête à une telle recherche
dans la mesure où il offre lui-même des répétitions
et des retours : parfois en effet le changement, après
un certain nombre de péripéties, ramène l'ensemble
qu'il modifie à un état initial : ici l'éternité apparaît à
travers le temps, ce qui a lieu dans le rythme, qui tou-
jours nous calme et nous console, en révélant que le
temps peut être régi par l'éternel. Soucieux d'expliquer
le temps par l'éternité, de le penser à partir d'elle,
les Grecs accordèrent la plus grande place à cette idée
du temps rythmé, et des perpétuels retours. « C'est
sur le modèle de la substance éternelle >>, lit-on dans
le Timée, << que le temps a été fait, de telle sorte qu'il
lui ressemblât le plus possible, selon sa capacité »,
Le temps apparaît alors comme une imitation de l'éter-
LB D~SIR D'~TBRNIT~

nité. Il est l'image mobile de l'éternité immobile, le


devenir, le temporel étant relatifs à l'imperfection du
monde engendré, qu'il était impossible de rendre éternel.
De telles conceptions dérivent de la croyance en une
grande année, à l'issue de laquelle toutes les apparences
du ciel reviendront à leur position initiale : tous les mou-
vements du monde y paraissent dominés par les mouve-
ments sidéraux, réglés eux-mêmes par le mouvement de
la sphère des fixes qui, toujours semblable à lui-même,
et riche en retours parfaits, laisse, plus que tout autre,
transparaître le visage de l'éternité.
On pourrait penser que ces théories, si elles sont
ontologiquement contestables, traduisent au moins avec
vérité la façon dont, pour notre connaissance, l'éternité
est descendue du ciel sur la terre. N'est-ce pas l'astro-
nomie qui nous a révélé d'abord un ordre que nous
n'avons que plus tard introduit en physique ? Pourtant,
la découverte de l'éternité semble plus humble, plus
immédiate, elle se rencontre dès les débuts de la pensée,
dont elle est la condition première. Elle se marque
déjà dans la perception, qui a sa source dans la croyance
en la permanence des choses, dans l'attente de voir
toujours unies les propriétés formant l'objet. Elle est
la base de toute action, de toute prévision ; par elle,
dès son origine, la connaissance humaine conçoit des
formes, des genres, des espèces, qu'elle reconnaît et
retrouve, et que des lois fixes semblent constituer.
Sans doute l'universel que recherche la science moderne
n'est-il plus genre, mais loi fonctionnelle. Encore la
loi est-elle toujours définie par son caractère permanent,
elle énonce une constante. Le déterminisme apparaît
ainsi comme la négation de l'hétérogénéité expéri-
mentée du temps. Le rapport légal, même si sa déter-
LA PENSÉE ET L'ÉTERNEL 71

mination propre fait intervenir le temps, est bien celui


qui peut être transporté sans altération d'un moment
à un autre. Comme les Idées de Platon, les lois de la
science constituent un ordre intemporel, qui domine
l'ordre du temps, et le fonde.
Cet ordre, il est vrai, apparaît comme purement
donné, et par là comme mystérieux. Mais si l'esprit
veut le comprendre, le fonder lui-même en raison,
il devra nier plus encore le changement temporel que
cet ordre domine. Le déterminisme nous enseigne
seulement la constance des successions : il laisse demeurer
l'hétérogénéité de leurs termes. Pour réduire cette
hétérogénéité, il faut passer du principe du déterminisme
au principe de causalité, qui est, comme l'a dit Scho-
penhauer, le principe de raison suffisante du devenir.
Considérées en elles-mêmes, les lois de la Nature ne
révèlent nulle nécessité logique : elles appellent donc
une théologie, car une règle dont on n'aperçoit pas la
nécessité ne peut être conçue que comme un décret.
L'explication causale s'efforce de substituer à cette
transcendance une immanence, de découvrir un rap-
port rationnel entre les termes de la loi. Mais cette victoire
de la raison, dans la mesure où elle est possible, demande
une négation plus COI!lplète du temps.
Il ne faudrait pas croire en effet que le temps puisse
collaborer à l'explication causale en enchaînant nos
impressions, en fournissant l'intuition d)une relation
entre nos perceptions passées et notre perception immé-
diate, en permettant enfin à la cause de se survivre dans
l'effet, à l'effet de prolonger sa cause. Le temps sépare
plus qu'il ne lie. Descartes a montré qu'il est disconti-
nuité pure, que nul de ses instants n'implique logique-
ment les instants suivants. Les analyses de Hume sou-
72 LB DÉSIR D'ÉTERNITÉ

lignent que l'antécédent et le conséquent sont comme


tels séparés. « Tout effet », déclare Hume, « est un
événement distinct de sa cause, il ne peut donc être
aperçu dans sa cause ». Pierre Janet met en lumière
qu'il n'y a pas de sensation du changement : « La sen-
sation », dit-il, « est un état statique », et si nous passons
d'une sensation de rouge à une sensation de vert, nous
n'avons de sensation que du rouge et du vert, et non
une sensation de passage. Ce qui semble introduire
l'illusion d'une sensation de changement, ce sont nos
sentiments sous-jacents et, comme le note M. Bache-
lard, notre continuité affective qui, cela est clair, demeure
extérieure aux phénomènes qu'il s'agit de lier. Et
M. Bachelard déclare encore que toute pensée claire
sépare la cause de l'effet comme un avant d'un après :
« toute causalité s'expose dans le discontinu des états :
on représente un phénomène comme cause et un autre
comme effet en les entourant chacun d'un trait qui
les définit et les isole ».
Mais, s'il sépare l'antécédent du conséquent, le
temps rend incompréhensible la notion même de cau-
salité : celle-ci ne reprend son sens que dans la mesure
où le temps est nié, et, avec lui, la distinction de l'effet
et de la cause. C'est cette négation qu'opère l'esprit
quand il conçoit la cause comme principe, l'effet comme
conséquence. Descartes et Spinoza parlent de la même
façon de la cause d'une proposition ou de la cause d'un
fait, la cause étant ce qui fonde la vérité et contient
la raison, la « causa » étant la « ratio », La causalité sup-
pose donc un ordre de dépendance intemporelle et
substitue, à la chronologie, une logique. Sans doute
faut-il ensuite, pour suivre les phénomènes, projeter
cette logique dans le temps; mais l'éternité devient
LA PENSÉB ET L'ÉTERNEL 73

alors permanence, et l'explication s'opère toujours par


le rejet du changement temporel. Ainsi, M. Lalande a
montré que toute idée de causalité suppose la continua-
tion d'un état dans un autre état, et qu'il n'y a conti-
nuation que sur la base d'une identité partielle. Si
le boulet de canon qui a frappé la plaque de blindage
rougit, c'est que « chaque atome continue sous forme
moléculaire le mouvement qu'il avait commencé sous
forme de translation ». Et, sous sa forme la plus générale,
le principe de causalité affirme qu'il existe entre cause
et effet une quantité d'action identique, · invariable,
quantité d'action que les physiciens appellent énergie.
De même Meyerson voit dans l'effort scientifique l'iden-
tification d'un divers successif, la négation du change-
ment, la science s'appliquant à rendre identiques pour
la pensée des choses qui ont d'abord paru différentes
à la perception. Et, pour reprendre l'exemple fameux
des deux billes qui se heurtent, exemple dont Hume
conclut qu'on ne saurait apercevoir aucune réalité
demeurant et passant de la cause à l'effet, on peut
noter que, si nous avons l'impression de comprendre,
c'est que, la première bille cessant de se mouvoir et
la seconde se mettant à le faire, nous croyons voir
le mouvement demeurer, comme si, notre vue étant
un peu troublée, nous apercevions toujours une bille
immobile, et l'autre se mouvant, sans remarquer qu'à
un certain moment elles changent de rôle. Toujours
donc l'explication causale fait appel à un système de
permanence. Pour la science, ce système est le méca-
nisme : ici est affirmée, sous la diversité des qualités,
la conservation du mouvement. Pour les philosophes,
l'affirmation de la permanence conduit à la notion de
substance, la substance étant ce qui demeure sous le
74 LB D:âSIR D'~TBRNITÉ

changement apparent. On sait que, chez Spinoza, l'éter-


nité du Dieu substance est la condition même de toute
explication, de toute compréhension de l'univers : le
mode fini, pensé selon le temps, semble perdu dans
une succession sans fin de causes et d'effets; mais si,
cessant de le considérer dans la durée et par rapport
au système des autres modes finis, nous le rattachons
à l'attribut éternel dont il dérive, nous apercevons
aussitôt sa nécessité.
Plus encore que celle des causes efficientes, la pensée
des causes finales appelle l'éternité. La fin est conçue
comme cause du moyen, et apparaît pourtant, dans le
temps, comme postérieure à lui. Si donc on veut rendre
la finalité intelligible, il faut la considérer dans son
plan et non dans son devenir ; ce que, par exemple,
fait Kant, pour lequel l'explication des choses par une
finalité intentionnelle à type humain n'est qu'une fiction
commode, dérivant de l'obligation où est notre connais-
sance de s'exercer sur des données soumises à la forme
temporelle de notre sensibilité. Mais la finalité apparente
suppose qu'en dehors du temps il existe entre fins
et moyens un rapport actuel et sui generis, dont elle
ne soit que le symbole. En un sens analogue, Hamelin
déclare que la finalité n'est pas la détermination de
l'action par le concept, mais le concept lui-même. La
finalité est l'idée, l'organisation qui s'invente elle-
même ; elle est essence, harmonie statique, adaptation
des parties au tout. On voit que, pout s'en faire une
idée positive, il faut encore nier le temps, principe
d'irrationalité essentielle.
Toujours donc la négation du temps nous apparaît
comme la condition même de la pensée de l'objet et
de l'être. Le temps est diversité, succession d'ins-
LA PENSÉE ET L'ÉTERNEL 75

tants, et l'on ne peut concevoir un lien entre ses parties,


supposer une action efficiente du passé sur le présent
ou une action finale du futur sur le présent qu'en sup-
posant un ordre qui le domine. L'affirmation de cet
ordre implique la négation du caractère radicalement
multiple de la succession temporelle. Si l'on songe que
cette multiplicité successive est l'essence du changement,
et si l'on se souvient que notre affectivité tend à nier
que quelque chose change, il faudra reconnaître que
la démarche première par laquelle se constitue notre
connaissance n'est pas sans analogie avec celle qui
engendre nos passions. Comme l'être individuel que nous
sommes, l'esprit ne s'affirme d'abord que par la négation
et le refus du donné temporel qui s'impose à lui. Le
refus du temps est ainsi non seulement la source de nos
erreurs affectives, mais la condition même de toute
pensée. Tantôt il émane des exigences et des désirs de
notre personne, tantôt il exprime les nécessités de l'esprit.
Sans doute faut-il donc, à côté de l'illusoire éternité
dont rêve notre mémoire, reconnaître l'éternité réelle
qu'aperçoit notre raison.
CHAPITRE VII

Réalité du temps

Pour distinguer légitimement le refus du temps


qui émane de notre affectivité et celui qu'opère notre
intelligence, sans doute faudrait-il établir que ce dernier
est toujours source de vérité, et ne nous détourne en
rien du réel. On peut invoquer, pour le faire, l'objecti-
vité des lois de la science, et la constante réussite qui
en témoigne. D est clair en effet que, si la passion nous
trompe en nous faisant espérer la survivance des moments
concrets de notre vie, la science, en nous enseignant
la permanence de rapports abstraits, enrichit notre
connaissance. On peut estimer cependant que la néga-
tion intellectuelle du temps conduit à quelque illusion,
et nous empêche d'apercevoir l'essentielle réalité du
monde. Celle-ci n'est-elle pas constituée par le change-
ment, fait lui-même de ces commencements et de ces
anéantissements que nie précisément la raison ? Tous
les soirs, le jour cesse d'être, la nuit commence à être.
Lorsque vient le printemps, la neige laisse place aux
liquides torrents. Les systèmes de permanence que
construit notre esprit peuvent-ils enserrer cette inces-
sante transformation, ce perpétuel renouveau qu'est
la Nature ? En contemplant l'ordre éternel des causes
R:8ALITÉ DU TEMPS 77

et des lois, ne nous réfugions-nous pas encore en une


sorte de rêve, qui nous permet d'oublier le réel ?
On ne saurait nier, semble-t-il, que toute explica-
tion néglige une partie de ce qu'elle a précisément
entrepris de réduire. L'explication causale tend à l'unité,
mais ne peut éliminer la multiplicité sur laquelle elle
porte : l'identité qu'elle affirme coïncide toujours avec
une diversité. Ainsi, l'échauffement du boulet de canon
et son déplacement sont deux phénomènes qui demeurent
irréductibles et différents quel que soit le rapport que
l'on découvre entre eux. Leur identité ne peut être
affirmée que dans un autre plan, et comme transcendant
le divers qui s'offre à nous. La découverte de la causalité
est donc liée à celle de ses limites. L'identité qui relie
les phénomènes coïncide toujours avec leur distinc-
tion, et, dans la mesure où ils sont distincts, les phéno-
mènes demeurent inexpliqués. Et il ne sert à rien de
déclarer que la distinction se situe au niveau de l'ap-
parence. Le problème devient alors : comment se fait-il
qu'il y ait de l'apparence ? Car, quelle que soit l'idée
que l'on se fasse du monde, il faut bien qu'à un moment
donné l'apparence du divers et du temporel y émerge
à titre de fait, et si ce fait lui-même n'est pas réduit,
l'explication ne peut être totale. Au reste, même si
l'identification des phénomènes était opérée, le déroule-
ment temporel de la causalité serait incompréhensible,
un effet ramené analytiquement à sa cause devant se
produire à l'instant même. Si, au contraire, l'effet succède
à sa cause, nous retrouvons cette lenteur, ce retard qui
signifient le temps, et son irrationalité. On aperçoit
par cela seul que le temporel ne peut se déduire de
l'éternité. Celle-ci ne peut rendre compte du rythme
de son déroulement. Spinoza explique mal pourquoi,
LB DÉSIR D'É'I'ERNITÉ

si l'être est éternel, il nous apparaît sous l'aspect de ce


qui dure. Et, pour rendre compte du temps, Plotin
doit introduire au sein de l'intelligible la notion peu
rationnelle d'une chute et d'une distraction de l'âme,
par quoi se disperse l'unité.
Les difficultés de l'explication causale ont en bien
des cas conduit la science à revenir à l'explication déter-
ministe, mouvement abondamment décrit par Comte,
qui caractérise l'état positif par l'abandon de la recherche
des causes pour celle des lois. Ce mouvement ne doit
pas nous faire oublier que c'est du déterminisme qu'est
partie la pensée, puisque la connaissance de lois condi-
tionne toute perception et toute action élémentaires.
Mais d'un côté l'esprit humain, voulant approfondir
le déterminisme, et cherchant l'explication rationnelle
des lois qu'il constate, parvient à la causalité, d'autre
part, ne pouvant identifier totalement le divers, il
effectue la démarche inverse, et substitue, à l'explication
par les causes, l'explication par les lois. Hume a préparé
sur ce point les analyses de Comte. Et l'on peut remar-
quer que l'explication déterministe n'opère plus qu'une
négation partielle du temps. La causalité niait le temps
du dedans, refusait le devenir, s'efforçait de faire rentrer
l'effet dans sa cause. Dans l'explication légale, il s'agit
seulement de trouver un rapport constant en quelque
sorte extérieur au devenir. L'esprit n'a plus l'ambition
de nier totalement ce qui change : aussi l'explication
déterministe, succédant à l'explication causale, apparaît-
elle comme une capitulation de l'esprit. Elle comporte en
effet un abandon et un choix, l'abandon du temporel, le
choix de l'éternel. n semble ici que l'éternité reconnaisse
ses frontières, et que l'esprit fasse de la réalité deux
parts, l'une réductible à l'identité, l'autre laissée au
RÉALITÉ DU TEMPS 79

changement. Un tel dualisme se manifeste déjà chez


Platon, où l'on voit le démiurge forger une matière qui
lui est coéternelle, et donc, à l'intelligible éternité, s'op-
poser un principe de résistance, d'irrationalité et de tem-
poralité.
Sans doute une hiérarchie se ·jQint-elle à ce dualisme,
et il y demeure entendu que la part de l'éternel est celle
du réel, celle du temporel de l'apparence. De même, la
physique moderne tend à considérer que ses lois sont
plus réelles que le sensible, et atteint le plus haut point
de sa certitude en des principes qui, tel le principe de
la conservation de l'énergie, apparaissent comme les
principes mêmes de la négation du temps, puisqu'ils
affirment que, malgré les fluctuations de l'apparence,
ce qui fonde les phénomènes demeure inchangé. Bien
plus, la pensée, voulant éliminer l'accident et le hasard,
tend à réduire ce dernier à la rencontre de séries causales
indépendantes, ce qui est bien l'incorporer au détermi-
nisme, affirmer que la totalité du donné demeure réduc-
tible à des lois éternelles, et que le changement vient
seulement de la multiplicité des séries que régissent ces
lois. En tout ceci le temps, conçu comme source réelle
d'innovation, tend à être nié. Ainsi, pour Voltaire, l'his-
toire est dominée par le hasard, ce qui, sans doute, signifie
que de multiples causes, interférant sans cesse, produisent
d'imprévisibles résultats, mais aussi que tout émane de la
combinaison de lois par elles-mêmes éternelles. Le chan-
gement est donc nié au profit de la complexité, le suc-
cessif est banni au nom du simultané.
Mais il demeure que le déterminisme ne saurait réussir
à nier le temps. Les principes de permanence auxquels
il conduit sont si abstraits qu'on n'en pout déduire les
phénomènes : pour retrouver ceux-ci, il faut faire appel
8o LB DÉSIR D'ÉTERNITÉ

à l'expérience, qui est temporelle. Aux prmClpes de


pure conservation, la science doit ajouter des principes
de changement, tel celui de la dégradation de l'énergie,
réintroduisant la notion, scandaleuse pour l'esprit, de
l'irréversibilité d'un temps qui n'apparaît plus comme
une forme pure, mais qui, s'imposant aux choses, les
transforme de façon orientée et définitive. On sait aussi
que la physique moderne tend à restituer sa valeur à la
notion d'un temps réel, inséparable de la matière, consti-
tuant une des dimensions de l'Univers. La thèse de
l'indéterminisme moléculaire, reconnaissant au mouve-
ment des molécules une certaine imprévisibilité, confesse
par là la nouveauté essentielle de chacun de ses moments.
En biologie, l'évolution des espèces manifeste l'impor-
tance du facteur temporel, et de récentes études, relatives
à l'activité des réparations cellulaires dans les cicatrisa-
tions, ont Inis en luinière l'existence d'un temps physiolo-
gique propre, variant avec l'âge des individus. En un
mot, la réalité du temps semble, de toutes parts, s'imposer
à la conscience humaine.
Comment nier d'ailleurs que la nature ait une histoire,
et comment postuler l'équivalence de ses états ? L'univers
se diversifie; on y voit apparaître la vie, puis la conscience,
formes d'existence que l'on s'efforcerait en vain de réduire
aux précédentes. De même, il y a une histoire des hommes.
On ne saurait, avec Voltaire, n'y voir qu'une suite de
hasards, c'est-à-dire la réalisation successive des combi-
naisons multiples auxquelles peuvent donner lieu les
forces en présence. L'histoire apparaît au contraire
comme un déroulement essentiel. Déjà Bossuet y voyait
la réalisation méthodique des vues de la Providence.
Hegel y aperçoit le fruit d'un déroulement dialectique,
et Karl Marx, maintenant ce point de vue, croit découvrir
RÉALITÉ DU TEMPS 81

les fondements de cette dialectique même dans les


transformations économiques qu'entraîne le dévelop-
pement de la technique. De toute façon, l'histoire se
présente comme une évolution orientée, passant néces-
sairement par un certain nombre d'étapes, se déroulant
nécessairement en un sens déterminé.
Cette idée du sens de l'histoire, qui se répandit sur-
tout au x1xe siècle, ne pouvait que modifier profondé-
ment la conception du monde, et de l'homme individuel
lui-même. Ce n'est pas par hasard que, chez les roman-
tiques, l'amour de l'histoire et de la couleur locale, le
désir de ne rien laisser échapper du concret, coïncident
avec le mal du siècle, qui naît de l'impression de la
fuite des choses, et avec le sentiment de la solitude
morale, par lequel se révèle que chaque instant est unique,
que nos états sont incommunicables, qu'à nous-mêmes
ils échappent, sans cesse et sans retour. Vigny, proposant
à notre amour ce perpétuel mouvement, annonce ici
Bergson remarquant que nul état psychique ne se re-
trouve jamais semblable à lui-même, James signalant la
mobilité du courant de conscience, et même le conven-
tionnalisme et le nominalisme scientifique de Poincaré
et de Le Roy, mettant en doute la réalité des lois
éternelles, et cherchant le réel dans le pur donné. Tant
la conscience moderne se caractérise tout entière par
son attention au devenir, par son souci de ne rien négliger
de sa réalité !
Ainsi semble se briser le cercle grec des perpétuels
retours. Au rationalisme des anciens, l'éternité appa-
raissait comme principe, et le temps comme rythme.
Pour la conscience moderne, le devenir lui-même est
créateur, et le temps est histoire. Il n'a pas sa forme
achevée dans le mouvement de la sphère des astres,
82 LB DÉSIR D'ÉTERNITÉ

mais dans l'innovation par laquelle la vie semble sortir


de la matière et la conscience de la vie. Il se développe,
non en cercle, mais en ligne droite : il atteint donc sans
cesse du nouveau. Mais ne faut-il pas alors convenir
que toute éternité n'est qu'un rêve ? Et, de même que
notre affectivité doit s'arracher aux charmes du passé
pour se tourner vers la vie, notre esprit ne doit-il pas se
détourner des vérités intemporelles pour suivre l'être
en son mouvement? Tout refus du temps, affectif ou
rationnel, serait alors passion. Et l'on sait combien de
modernes ont voulu, de la sorte, engager la totalité de
l'esprit dans l'aventure temporelle.
CHAPITRE VIII

Nécessité de l'éternel

Les philosophes s'accommodent mal du dualisme,


et cherchent toujours l'unité à partir de laquelle la
totalité du monde pourrait être retrouvée. L'échec
des monismes de l'éternel les a donc conduits au mo-
nisme du temporel. Ainsi, pour Bergson, le temps
n'est plus cet irrationnel qui pose d'insolubles pro-
blèmes, il est principe d'explication; il n'est plus donné
à la conscience par une extériorité qu'elle s'efforce-
rait en vain de réduire, il est la conscience même.
L'intuition de la durée devient ici la source de toute
connaissance. Et l'obstacle à la connaissance de l'ab-
solu n'est plus, dans le bergsonisme, comme dans
les mysticismes de l'éternel, la dissipation temporelle,
mais au contraire l'intelligence, et ses habitudes sta-
tiques, qui nous empêchent de prendre conscience
de la durée vivante et fluide, fond même du réel, prin-
cipe métaphysique des choses et de l'esprit.
On sait en effet comment, au cours de son œuvre,
Bergson, qui vit d'abord dans la durée une chose contem-
plée, saisie par une sorte d'expérience esthétique,
intériorisa la durée, en fit une création. Ainsi le moi,
en suivant le temps, le contemple moins qu'il ne le
LB DÉSIR D'ÉTERNITÉ

fait lui-même, et la durée se confond avec l'action.


Puis la durée fut reconnue dans la Nature : dès lors
l'expérience de notre propre liberté rejoint la décou-
verte de la création du monde, l'acte de connaissance
coïncide avec celui qui engendre la réalité, la psycho-
logie devient cosmologie. Et la connaissance de la
création est connaissance de l'efficacité du temps.
Nous renonçons par là à l'idée d'une liberté qui serait
choix entre des possibles dessinés d'avance, nous compre-
nons que la durée crée non seulement des réalités,
mais des possibilités. L'acte libre est entièrement neuf,
et ne préexiste « en aucune manière, pas même sous
forme de pur possible, à sa réalisation ». Bergson par-
vient ainsi à un monisme où l'unité du devenir per-
met l'explication totale, l'inertie et l'extériorité, par
où se définit l'intelligence, dérivant elles-mêmes de
la durée. Selon Bergson, c'est en effet par une espèce
de détente que l'esprit substitue à la conscience de
son propre dynamisme une connaissance objective
de ses œuvres : par là s'engendrent, métaphysique-
ment, la matière, gnoséologiquement, l'analyse intel-
lectuelle.
Mais il est douteux que notre exigence intellec-
tuelle d'éternité s'explique de la sorte. S'il est pos-
sible de renoncer à l'intelligence pour se placer dans
le flux de la durée, il est plus difficile de tirer de ce
flux l'intelligence même. Bergson est-il parvenu à
découvrir dans le temps la totalité créatrice, le prin-
cipe unique qui engendre toute réalité ? A-t-il même
réussi à établir un lien entre la durée contemplée comme
une simple chose et la durée retrouvée, comme acte
créateur, du côté même du sujet ? L'intuition, in-
voquée ici, et où se confondraient la passivité d'une
NÉCESSITÉ DE L'ÉTERNEL 85

vision et l'activité d'une création est, à vrai dire, bien


difficile à atteindre. Il semble que la pensée en re-
vienne toujours à l'opposition de l'acte du jugement,
séparé du courant du devenir, et d'une durée aper-
çue, empiriquement constatée, vécue et non com-
prise. On peut douter par conséquent que Bergson
ait mis fin à l'antithèse de l'éternel et du temps, de la
pensée et du mouvant, et qu'il nous ait permis de pen-
ser le temps lui-même. On peut croire qu'il s'est borné
à en invoquer l'expérience. Lorsque, dépassant la clas-
sique opposition entre l'unité et la multiplicité, il
prétend nous livrer un sujet à la fois durant et un,
dont l'unité serait comme installée dans le dérou-
lement même, ne paraît-il pas en effet, malgré ses affir-
mations contraires, réduire le sujet à l'objet ? Ne
confond-il pas avec l'esprit la vie intérieure, qui n'en
est que le rêve ? Et la synthèse qu'il opère n'est-elle
pas pure confusion, et retour au naturalisme ?
En fait, la durée bergsonienne paraît impensable.
Si on en souligne l'unité, on la voit se perdre dans une
immobilité statique. Les textes où Bergson nie toute
extériorité du successif semblent bien nous conduire
à la vision de quelque unité immobile, et, sur ce point,
Hegel a d'avance répondu en déclarant que «c'est seu-
lement parce que le concret se divise qu'il est ce qui
se meut >>. Pour concevoir le mouvement de la du-
rée, ne devons-nous pas en effet faire appel à la mul-
tiplicité, seule matière pensable du changement, et
celle-ci est-elle concevable si les parties du temps
ne sont pas extérieures les unes aux autres ? Par contre,
si ses moments sont distingués, la durée se divise et
se perd dans une infinité d'instants sans rapport et
sans lien et, pour la comprendre comme durée, il fau-
86 LB n:asiR D'ETBRNITÉ

dra poser, extérieurement à elle, un sujet suscep-


tible d'en réaliser l'unité. Sans doute Bergson condam-
nerait-il de telles exigences, déclarerait-il qu'elles
émanent de l'habitude de séparer et de juxtaposer,
que l'intelligence a contractée en s'exerçant sur les
solides. Mais peut-on confondre de la sorte, par une
même condamnation, la pensée spatialisante et tech-
nique, qui découpe à tort la durée, et la pensée mé-
taphysique, qui ne peut penser la durée qu'en distin-
guant, d'une part, une changeante multiplicité, d'autre
part, l'unité du sujet qui en prend conscience ? Le
sujet ne peut en effet être conçu que comme éter-
nel, et extérieur à la multiplicité qu'il connaît : ne
doit-il pas, pour les saisir, coïncider avec chacun de
ses instants, et cependant, pour en opérer la synthèse,
ne se confondre avec aucun d'entre eux ? L'unité du
sujet ne saurait donc être découverte au sein du deve-
nir ; le sujet ne peut être que posé par l'esprit, et comme
la condition de la conscience du temps. Et si, renon-
çant à l'analyse métaphysique, on veut n'admettre que
ce que donne l'expérience, sans doute faudra-t-il,
au triomphe de Bergson, préférer le désespoir intel-
lectuel de Hume, ne parvenant à découvrir dans le
donné que des sensations distinctes,· et confessant
que l'unité du moi ne répond à aucune impression.
Nous croyons en effet que la continuité, loin d'être
une donnée immédiate, est déjà le résultat de l'ef-
fort fait par l'esprit pour introduire son éternelle uni-
té dans les choses. Et l'organisation mélodique de
la durée, dont nous entretient Bergson, nous pa-
raît ne se pouvoir comprendre que si l'on y voit l'œuvre
d'un esprit ordonnateur, supérieur à la pure diver-
sité du temps.
NâCESSITâ DE L':âTERNEL

Les mêmes difficultés se présentent à qui s'efforce


de comprendre ce que peut être l'évolution créatrice :
sa notion paraît obscure, et se dédoubler à l'analyse.
En effet, une évolution ne peut être conçue comme telle
que par rapport à une fin posée, sinon d'avance, du moins
en dehors d'elle : seule l'unité d'une telle fin permet
à l'esprit de penser comme un tout une suite d'instants.
Mais c'est là reconnaître que l'évolution n'apporte et
ne produit aucune essence vraiment nouvelle, et se
borne à réaliser un plan. Ainsi, pour Aristote, le mou-
vement général de l'Univers s'explique par sa cause
finale, qui est Dieu. Mais Dieu est déjà réalisé, il est
acte pur et non puissance, il ne change ni ne s'écoule,
et c'est à ce titre qu'il est premier moteur. Tout mou-
vement suppose donc l'immobilité comme son principe
et sa raison d'être: c'est parce qu'il tend vers Dieu que
le monde se meut : le temps s'explique ici par l'éternel.
Et sans doute Bergson a-t-il protesté contre de telles
conceptions du temps : il nie que les êtres y réalisent
un programme tracé d'avance. Mais il semble que, ne
plus subordonner l'évolution à l'éternel, et croire qu'elle
puisse être vraiment créatrice, soit la réduire à un dyna-
misme aveugle et impensable, créant au hasard et n'im-
porte quoi, sans savoir où il va. On ne saurait dès lors
parler de la valeur des œuvres d'une telle création, puis-
qu'il n'y a plus de norme pour en juger : ces œuvres
sont ce qu'elles sont, et elles valent dans la mesure
où elles sont : toute autre œuvre aurait valu de même,
pourvu qu'elle ait été. Or ce point de vue n'est pas
non plus celui de Bergson. Toutes ses formules indiquent
au contraire que la vie réalise une œuvre valable, beau-
coup semblent supposer qu'elle a un programme, consis-
tant à introduire dans la matière de plus en plus d'indé-
88 LE DÉSIR D'ÉTERNITÉ

termination et de liberté. Bergson a-t-il donc opéré la


synthèse des deux conceptions possibles de l'évolution ?
A vrai dire, la pensée ne découvre ici que confusion,
et ne peut rien concevoir clairement entre les deux
idées limites d'un mouvement subordonné à une fin
qui le transcende et d'un dynamisme pur, d'une évolu-
tion où le temps ne crée rien d'essentiel, et d'une évolu-
tion où nulle valeur ne se réalise.
Il nous semble donc qu'à ne pas vouloir séparer l'éternel
et le temporel comme termes unis dans le donné, mais
distincts pour la pensée claire, on se retrouve dans la
confusion première d'une expérience, d'une nature.
L'intuition bergsonienne nous paraît moins action que
passion spirituelle. Sans doute une telle critique ne
porte-t-elle pas contre toutes les philosophies temporelles,
qu'on ne saurait réduire à des philosophies de l'intuition.
On sait par exemple qu'un des soucis principaux de
Hegel fut de restituer l'esprit au temps, et le temps à
l'esprit, d'opérer la synthèse du caractère concret de
l'intuition et du caractère intellectuel de l'idée : il s'agit
ici de calmer l'angoisse ressentie par l'esprit, qui se
voit perdu en un monde étranger, et, en particulier,
en une histoire où d'abord il ne se reconnaît pas, il
s'agit de découvrir la raison au sein mêmè du déroulement
temporel, d'établir que l'histoire est précisément le mou-
vement par lequel l'esprit se retrouve et se reconquiert.
« Le mouvement par lequel il éduque la forme de son
savoir de soi est le travail que l'esprit accomplit comme
histoire effective », dit Hegel. Et il dit encore : « Si précé-
demment l'essence était exprimée comme unité de la
pensée et de l'étendue, elle serait maintenant à prendre
comme unité de la pensée et du temps. »
Cette intégration du temps à l'esprit s'opère par la
NÉCESSITÉ DE L'ÉTERNEL

dialectique, qui est à la fois la méthode et la démarche


même de la raison, et qui résulte de ce que la déter-
mination de tout concept est insuffisante, impensable
en soi, appelle la position d'une antithèse, en sorte
que la raison n'apparaît plus chez Hegel comme un
ensemble de catégories figées, mais comme une puis-
sance de réalisation et de différenciation temporelles.
La raison du changement devient ici inhérente à la
pensée même, puisque celle-ci ne peut se reposer sur
aucune de ses déterminations. Vesprit peut ainsi s'assi-
miler toute l'expérience concrète, et l'histoire universelle
apparaît comme l'histoire de l'avènement de la raison
dans le monde. Le passage de la relation maître-esclave à
la conscience stoïcienne, dont l'opération est d'être libre
« sur le trône comme dans les chaînes », l'avènement de
la conscience sceptique, résultant de ce que la conscience
stoïcienne ne s'est libérée qu'en laissant le réel en dehors
d'elle, puis de la conscience malheureuse et chrétienne,
la séparation du monde de la présence et du monde de
l'au-delà, l'opposition de la philosophie des lumières
et de la foi ne sont que des moments de cette odyssée.
L'histoire, cependant, ne saurait être construite a
priori : ce n'est qu'une fois réalisée qu'elle peut être
comprise comme totalement spirituelle. Il est dès lors
permis de se demander si la dialectique met en jeu
une nécessité purement rationnelle, de craindre qu'elle
ne contienne une part de passive intuition, d'y apercevoir
la constatation déguisée de natures. De fait, Hegel
paraît, en bien des endroits, se contenter de suivre
l'expérience. Schelling remarque avec profondeur que
l'élément empirique, rejeté d'abord, semble souvent
réintroduit dans son système par une porte de derrière.
Ainsi, lorsque Hegel prétend reconstruire le monde
LB DÉSIR D;ÉTBRNITÉ

en partant de l'être pur, Schelling demande si la néces-


sité qu'il invoque, et qui nous amène en effet à passer
à des déterminations de plus en plus riches, ne dérive
pas du fait que la pensée est déjà habituée à un être
concret, et ne peut donc être satisfaite par la « maigre
nourriture » de l'abstraite notion de l'être en général.
C'est assez dire qu'il y a ici nécessité, non pour la raison,
mais pour l'esprit personnel de chacun de nous, et,
plus précisément encore, que la nécessité invoquée
vient de ce que l'esprit est en nous lié à une mémoire.
Or la mémoire est la faculté par laquelle nous connais-
sons le temps. Nulle remarque ne peut donc mettre
mieux en lumière l'impossibilité de reconstruire le
temps a priori. Pour que l'esprit soit porté par la dia-
lectique, il faut que l'histoire lui soit déjà connue, il
faut qu'il ait une mémoire, il faut, en d'autres termes,
que le temps ait été par lui constaté. On voit que le
caractère intuitif du temps se retrouve toujours : la
raison ne saurait construire d'elle-même la matière
multiple et changeante qui le constitue. Dès lors, et
si l'on sépare la nécessité dialectique de son contenu
concret, il semble que, comme tout système, l'hégélia-
nisme souligne que ce n'est que par rapport à l'éternel
que le temps peut être pensé. Sous sa forme abstraite
en effet, la triade hégélienne, composée de la thèse,
de l'antithèse et de la synthèse, demeure, d'un bout
à l'autre de l'histoire, la loi de son évolution. Elle paraît
donc éternelle, et supérieure au devenir, puisqu'elle se
retrouve, semblable à elle-même, à ses différents moments.
De même donc que, dans les sciences, la pensée est
amenée à superposer, à la matière du changement, l'éter-
nité de sa forme, et aux phénomènes passagers les im-
muables lois, de même la dialectique nous conduit
NÉCESSITÉ DE L'ÉTERNEL 91

à penser que Péternité de la triade domine le cours


du monde. En ceci, l'esprit construit moins le temps
qu'il ne le refuse.
Ce n'est du reste pas seulement sous cette forme
abstraite que Hegel revient à l'éternel. Sa notion d'un
devenir « se réfléchissant soi-même en soi-même » pour
constituer la vérité de l'esprit peut difficilement être
conçue si l'on ne passe pas du plan du temps à celui
de l'éternité. On sait que, pour Hegel, ce n'est qu'à la
fin de l'histoire que l'esprit se découvre et se recueille,
atteignant ce qu'il est en soi. La conscience nouménale,
repensant alors les opérations de la conscience phéno-
ménale, comprend la liaison de leurs moments, et que
l'histoire est système. Mais n'est-ce pas dire que l'his-
toire et le temps ne paraissent nécessaires qu'à une
conscience susceptible d'en penser la totalité, et se
trouvant par là même hors du devenir qu'elle domine?
L'éternité est ici invoquée, non sous l'aspect de l'abstraite
intemporalité d'un rapport, que l'on retrouverait, sem-
blable à lui-même, à divers moments, mais sous celui
de la totalité. Plotin remarquait en ce sens que le tout
ne peut être pensé que comme éternel : « Rien n'est
pour lui dans le futur ; car dire qu'une chose est pour
lui dans le futur, c'est dire qu'elle lui manque, donc
qu'il n'est pas le tout. '' Et Bergson, déclarant que l'idée
de création suppose que le futur ne soit en rien contenu
dan.s le présent, ni le présent dans le passé, ne renonce
à la métaphysique de l'éternel qu'en renonçant du même
coup à toute métaphysique de la totalité. Hegel veut
au contraire penser le réel entier comme système. Une
semblable tendance se retrouve chez bien des auteurs :
par elle se manifeste le désir qu'a l'esprit de saisir la
vérité du concret lui-même, l'exigence qu'a la raison de
92 LB DÉSIR D'ÉTERNITÉ

fonder et de justifier le particulier en ses moindres


détails. Toute vérité, même contingente, nous apparaît
en effet comme éternellement vraie : ainsi, quelque
insignifiant que soit l'événement qui se produise,
quelque rapide que soit l'action que j'accomplisse, il
sera éternellement vrai qu'à tel instant du temps cet
événement s'est produit, qu'à tel autre j'ai accompli
cette action : ce n'est qu'à cette condition qu'il y a une
réalité du concret, une vérité de la mémoire, une vérité
de l'histoire, ces vérités étant précisément celles de
ce qui n'est plus et ne peut plus être, mais a réellement
été. Or il est clair que, si la certitude qu'il existe des
lois générales nous amène à poser l'éternité de rapports
abstraits dominant le temps, la certitude qu'il y a une
vérité du passé particulier nous conduit à poser un
esprit connaissant la totalité de l'histoire, chaque détail
ne pouvant qu'à ce prix être fondé et justifié. Et le contenu
du temps ne peut ainsi être saisi en totalité que par une
conscience éternelle puisque, temporellement connu,
chacun de ses moments exclut les autres. D'autre part,
le caractère partiel du contenu d'un moment appelle
seul le mouvement dialectique, ce mouvement n'ayant
de sens qu'autant que l'esprit se porte sur des objets
finis, dont il aperçoit qu'ils ne sauraient se suffire et
doivent être dépassés. La totalité atteinte, il ne peut
donc plus y avoir pour l'esprit de temps et de devenir.
Aussi le système de Hegel, quelle que soit la place qu'il
accorde au temps, paraît-il tendre vers l'éternité. Comme
chez Aristote, le mouvement semble ici trouver sa raison
d'être en la finale immobilité. Sans doute Hegel ne
pose-t-il pas dès le début une totalité éternelle : on
sait la difficulté que, pour être parti d'une telle éternité,
Plotin éprouva à comprendre qu'elle put par la suite
NÉCESSITÉ DE L'ÉTERNEL 93

se troubler. Ce n'est qu'à la fin de l'histoire du monde


que Hegel semble songer à l'éternel : « De l'Absolu »,
déclare-t-il, « il faut dire qu'il est essentiellement résultat,
c'est-à-dire qu'il est à la fin seulement ce qu'il est en
vérité >>. De la sorte, le temps et le mouvement sont
sauvés et ne se bornent pas à réaliser un plan tracé
d'avance. Il n'en reste pas moins qu'ils ne sont intel-
ligibles qu'une fois achevés, et par rapport à l'éternel.
n nous paraît donc impossible de penser le temps
autrement qu'à partir d'une éternité qui le transcende.
La moindre réflexion philosophique sur le temps permet
du reste de s'en rendre compte. Le temps ne semble se
suffire que pour la perception courante ou la connaissance
scientifique, opérations où l'esprit, orienté vers l'objet,
s'oublie et se confond avec son contenu. Mais dès qu'on
veut saisir l'acte de connaissance en sa totalité, c'est-
à-dire considérer non seulement l'objet de la pensée, mais
la pensée même, on s'aperçoit que la conscience du temps
n'est concevable que par l'opposition de l'éternel et du
devenir. La donnée temporelle immédiate, l'impres-
sion d'un avant ou d'un après au sein d'un change-
ment irréversible, n'est en effet possible que si une
certaine tranche de temps objectif est saisie comme
un tout. Ainsi, un certain nombre de coups succes-
sivement frappés peuvent être, à l'audition, perçus
comme une qualité, donner une impression totale
et spécifique, comparable à d'autres impressions
analogues, engendrant même un souvenir décompo-
sable et nous permettant de compter, par la suite,
les chocs distincts qu'elle contenait. De même, dans
l'audition musicale, chaque note est perçue en fonc-
tion des notes passées, et l'unité de la phrase mélo-
dique est saisie comme telle. Ceci pourrait-il se compren-
94 LB DÉSIR D'ÉTERNITÉ

dre si l'on n'admettait qu'il existe à la fois une succession


objective et un sujet demeurant pour en opérer la synthèse
ou en percevoir l'unité ? Et si l'on songe que la durée
de chaque coup, de chaque note, est elle-même décompo-
sable en moments successifs, et, à la limite, en instants
sans épaisseur se confondant avec de purs néants de
temps, on conviendra que la perception de nulle durée,
si courte soit-elle, ne peut être comprise si l'on n'invoque
un tel sujet. Nous avons d'autre part tenté d'établir que
le sujet percevant le temps ne peut être immanent
au temps, tout sujet immanent au devenir devant
être comme lui étalé, multiple, décomposable, inca-
pable donc de faire la synthèse de ses moments qui,
quelles que soient la fusion et l'interpénétrabilité que
l'on invoque, n'en demeurent pas moins successifs.
La perception du temps n'est donc pas explicable à
partir de la seule multiplicité qu'elle contient ; elle
suppose un sujet éternel. Et il en est de même de l'évo-
lution objective du devenir : pour y voir autre chose
qu'une succession d'instants sans lien, une innovation
perpétuelle et désordonnée, il faut la croire régie par
des fins qui la dominent. L'histoire ne peut être comprise
que dans la mesure où l'on pose la permanence d'une
même fin durant des périodes plus ou moins longues,
permanence entraînant l'orientation vers un but unique
d'une multiplicité de faits successifs. A la limite, l'éter-
nité de l'esprit concevant la totalité est la condition de
l'idée d'une histoire universelle. La position de l'éter-
nité est donc sans cesse exigée par l'esprit. S'il y a
une réalité du temps, il est une nécessité de l'éternel.
CHAPITRE IX

Subjectivité et objectivité
de 1'éternel

Le temporel ne peut être pensé que par rapport à


l'éternel, l'éternel n'est lui-même conçu que par oppo-
sition à la multiplicité temporelle qui lui sert de matière :
le monde ne parait donc se réduire ni au temps ni à
l'éternité, mais résulter de cette union de la succession
et de l'unité, de la distinction et de l'inclusion que
manifeste à nos yeux sa nature. Aussi importe-t-il de
connaitre quelle est en lui la place de ce qui demeure
et de ce qui devient, de déterminer, dans le réel, la
situation de l'éternité. Nos précédentes analyses ont
en effet trouvé l'éternel tantôt du côté du sujet, et comme
principe de la conscience du temps, tantôt du côté de
l'objet, comme loi ou comme fin du devenir. Faut-il
donc croire que le sujet lui-même soit objectivement
éternel, ou que l'éternité objective résulte de la projection
dans l'objet d'une exigence du sujet, et constitue la condi-
tion subjective de la connaissance ?
LE DÉSIR D'ÉTERNITÉ

Une telle question, de nature métaphysique, sem-


ble, à des degrés différents de clarté, hanter la cons-
cience de tous les hommes. Celle-ci hésite souvent à
attribuer l'éternité au sujet ou à l'objet et, plus géné-
ralement, à l'homme ou à la Nature. La perception du
temps nous donne alternativement l'impression que le
devenir est le propre du contenu de notre conscience,
ou qu'il appartient à notre conscience même ; tan-
tôt nous voyons les choses demeurer et éprouvons
que nous passons, tantôt nous percevons notre per-
manence, et voyons changer et mourir les choses.
« Je m'en vais, de nuit et de jour », dit Ronsard. En
effet, je sens toujours la mort en moi, j'éprouve la
fuite de tout ce qui est moi-même, alors que demeure
l'Univers. Et pourtant, si la joie succède à la peine
et, à la nuit, la clarté, ce ne peut être que pour un sujet
qui demeure. << Les jours s'en vont, je demeure », dit
Apollinaire.
Notre propre fragilité nous amène le plus souvent
à croire la Nature éternelle. Mais on chercherait en
vain dans le donné un objet véritablement éternel :
l'éternité objective est tout au plus celle d'un rap-
port abstrait, d'une forme, d'une loi. Notre expé-
rience la plus quotidienne nous enseigne que tous
les phénomènes se déroulent dans le temps, et l'éter-
nité de l'objet ne peut être posée que comme exté-
rieure au donné, comme transcendant l'apparence. Elle
est insaisissable comme chose. Aussi a-t-on parfois
douté de la réalité, même mentale, des idées éternelles,
et l'on s'est demandé s'il n'y fallait pas voir une sorte
de rêve de la raison.
Tenterons-nous alors de saisir l'éternité du côté
du sujet ? Nous avons dit que la succession ne peut
SUBJECTIVITÉ ET OBJECTIVITÉ DB L'ÉTERNEL 97

être tenue pour temporelle que si elle est unifiée par


un sujet éternel : il semble donc qu'il ne soit de temps
que du monde, et pour l'éternité d'un esprit. Mais
ce sujet intemporel, posé par ma raison, est-il atteint
par ma conscience ? On peut, pour l'établir, soute-
nir que l'expérience prexnière, et même, à la rigueur,
la seule authentique expérience, est pour nous celle
de l'éternité. Si l'on fait abstraction de toute mémoire,
de toute localisation raisonnée, la donnée immédiate
qui s'offre à nous n'est-elle pas celle d'un perpétuel
présent ? Le passé et le futur ne sont jamais donnés :
ils ne peuvent être que pensés. Ils ne sauraient donc
nous apparaître que comme n'étant pas nous-mêmes,
et appartenant à l'objet. C'est notre pensée qui les pose,
qui conçoit tel événement comme faisant partie de notre
histoire, telle éventualité comme susceptible de s'of-
frir à nous demain. Par contre, la pensée qui pense
le passé et le futur est toujours une pensée présente :
le présent semble ainsi contenir le temps tout entier.
Ce n'est donc que du point de vue du jugement, et
d'une pensée à la fois objective et discursive, que
notre présent apparaît comme contenu dans le temps,
et enfermé entre le passé et le futur. A s'en tenir à la
pure expérience de notre conscience, on peut croire
au contraire que c'est le temps qui est enfermé dans
notre présent, passé et futur étant posés par un acte
présent de notre esprit. Il suffirait donc à notre conscience
de ne considérer que soi pour s'apercevoir comme
éternelle.
Mais il ne faut point se hâter d'affirmer que nous
avons atteint ainsi l'éternité du sujet : rien n'est plus
difficile à isoler que cette expérience du pur présent,
rien n'est plus malaisé à interpréter que l'affirmation
F, ALQUit 4
LE DÉSIR D'ÉTERNITÉ

spinoziste selon laquelle cc nous sentons et expérimen-


tons que nous sommes éternels ». Si l'on recherche,
en effet, quel est ce sujet qui demeure toujours, si
l'on fait effort pour le saisir indépendamment de ce
qu'il pense, il se dérobe aussitôt et apparaît comme
forme vide. On retrouve ici le problème de Hume
qui, ayant montré que toute relation suppose la per-
manence du sujet (la causalité naissant de l'attente
d'une succession habituelle, l'identité de l'impression
d'un passage coulant et ininterrompu entre deux
sensations), ne put concevoir l'identité de ce sujet même
sans faire appel à un nouveau sujet observant le pre-
mier, sujet qu'il chercha en vain dans l'expérience, et
dont l'absence condamna son système à finir dans
le scepticisme. Il est clair en effet que si nous tentons,
après nous être persuadés que nous sommes éternels,
de préciser en quoi consiste ce sujet éternel que nous
avons cru reconnaître en nous, nous ne saurons lui
donner aucun contenu. Dès qu'un contenu quel-
conque sera pensé comme lui appartenant, il nous fau-
dra reconnaître que ce contenu n'est pas éternel. Car
rien de ce que je pense n'est présent, ou ne demeure
présent. Tout ce que je pense est objet, et tout objet
est affecté d'un caractère d'absence ali moins possible.
Affirmer que le moi est éternel, c'est s'avouer inca-
pable de s'en faire une idée positive, de dire en quoi
consiste sa nature, c'est le poser comme radicalement
différent de l'expérience, un alors qu'elle est mul-
tiple, identique alors qu'elle change toujours.
Ce n'est donc pas sur la foi de l'expérience, mais en
vertu d'une nécessité rationnelle, qu'est posé le sujet
intemporel qui soutient le temps. L'expérience ne
peut nous révéler le secret de cette synthèse qui ra-
SUBJECTIVITÉ ET OBJECTIVITÉ DE L'ETERNEL 99

mène la multiplicité à l'unité et perçoit dans l'iden-


tité une multitude d'instants successifs, car l'expé-
rience est fait de conscience, et la synthèse cherchée
est précisément l'origine de la conscience, l'opération
par laquelle la conscience se constitue, et cesse d'être
cette mens momentanea qui, selon Leibniz, se confond
avec la matière. Et l'on comprend alors pourquoi,
selon l'orientation que nous donnerons à notre cons-
cience, nous pourrons croire expérimenter en elle le
pur et simple écoulement du devenir, ou, au contraire,
la perpétuité du présent (le sujet éternel, dont notre
raison nous enseigne qu'il doit demeurer pour condi-
tionner la perception du temps, semblant ainsi s'offrir
et se refuser tour à tour). Si, en soi, ce sujet est le prin-
cipe de notre conscience, il n'est en effet pour nous
qu'une idée de raison : je puis, dès lors, l'assimilant
à moi, avoir l'impression que je demeure et que les
choses passent, ou, pensant qu'il est autre que moi,
apercevoir l'éternité dans l'objet, et expérimenter que
je deviens. La conception bergsonienne du sujet semble
souvent traduire cette incertitude : oe sujet change, mais
il dure (et l'on sait que le langage courant désigne
plutôt par durée ce qui demeure que ce qui passe);
il innove, et pourtant son passé se conserve en son
présent ; il est temporel, et connaît cependant une
sorte d'extase où l'extériorité et la distinction des mo-
ments paraissent s'effacer.
L'impossibilité où nous sommes de découvrir le
sujet véritable dans l'expérience, qui ne révèle que
changement et diversité, a conduit la pensée moderne
à la notion de subjectivité transcendentale. Et il faut
reconnaître que la position du sujet transcenden-
tal par rapport au temps et à l'éternité est souvent
lOO LB DÉSIR D'ÉTERNITÉ

bien complexe, et semble même contenir quelque


hésitation. Ainsi, chez Kant, on peut dire à la fois
que le sujet contient le temps et l'impose aux choses,
puisque le temps est forme a priori de sa sensibilité ;
et que le temps lui est objectivement donné, puisque
les formes de la sensibilité, distinctes de l'entende-
ment, sont objets d'intuition. On peut considérer que
l'affirmation de la subjectivité du temps pose l'éter-
nité du réel et notre impossibilité de le connaître,
ce en quoi Kant semblerait prolonger le scepticisme
antique, selon lequel la temporalité du donné, mar-
que de sa subjectivité, est par· là le signe de son carac-
tère illusoire; on peut estimer, avec plus de raison,
que, la notion de chose en soi demeurant sans contenu,
et la subjectivité du temps étant précisément conclue
de son universalité et de sa nécessité, et les garan-
tissant à son tour, Kant livre au temps la totalité des
phénomènes, et la Nature entière, ce en quoi il fonde
l'objectivité du devenir, et annonce Hegel.
Mais l'obscurité essentielle de la notion de sub-
jectivité transcendentale ne provient pas de telles
difficultés. Car il demeure, en tout ceci, nettement
établi que le sujet est supérieur au temps, et se situe
en dehors de l'expérience, qu'il fonde èt rend possible.
La critique kantienne nous fait donc comprendre que
l'éternel ne puisse être découvert ni dans l'objet donné,
ni dans le sujet empirique. Mais démontre-t-elle que
l'éternel, s'il est transcendant, soit subjectif ? En fait,
il semble difficile de concevoir l'union de la subjec-
tivité et de la transcendance. Pour la pensée grecque,
ces deux notions s'opposaient : la subjectivité était
le propre du donné immédiat, qui, relatif à nous-
mêmes, apparaissait par là comme non réel, la transcen-
SUBJECTIVITt ET OBJECTIVITÉ DE L'ÉTERNEL IOI

dance était le propre de l'objet, dont l'existence éter-


nelle dominait le devenir. Pour Spinoza, l'éternité est
encore celle de la substance. Mais le xvme siècle ruina
toute idée de transcendance de l'objet, rendant ainsi
incompréhensible l'idée d'une relation objective et
temporelle. Par ailleurs, Descartes avait approfondi
la notion de sujet, et Dieu apparaissait, en ses Médi-
tations, au sein du moi lui-même. Aussi la transcen-
dance passa-t-elle, chez Kant, de l'objet au sujet;
l'éternité, d'objective qu'elle était, devint subjective;
le conflit entre le subjectivisme, qui coïncidait jus-
qu'alors avec un empirisme sceptique ramenant toute
expérience à celle du sujet et rejetant par là toute trans-
cendance, et le dogmatisme, fondant l'expérience
sur une réalité qui la dépasse, sembla résolu ; l'idée
chrétienne enfin, selon laquelle le visage du monde
doit passer et notre âme demeurer immortelle, apparut
dans toute sa clarté.
Mais on peut douter que Kant ait réussi à opérer
légitimement la synthèse de la subjectivité et de la
transcendance. Ce qui, en tout cas, est certain, c'est
que la notion de subjectivité transcendentale est pour
chacun de nous difficile à concevoir clairement. Si
l'on fait effort pour penser la subjectivité, on sera
toujours conduit à faire appel à quelque expérience
du moi : dès lors, on retombera dans l'empirisme, et
on laissera se perdre la transcendance. Si, au contraire,
on insiste sur le caractère transcendant de l'esprit,
on comprendra mal pourquoi le transcendant est su-
jet. Qu'est ce sujet qui n'est pas moi-même ? Pour-
quoi, s'il n'est pas moi, lui donner encore le nom de
sujet ? Et pour quelle raison l'universel serait-il né-
cessairement subjectif ? On prétendra ici qu'à nom-
102 LE DÉSIR D'ÉTERNITÉ

mer objective cette réalité première, on risquerait de


la confondre avec l'objet empirique et donné qui ne
peut être posé que par l'esprit. Mais, en l'appelant
subjective, ne risque-t-on pas de la confondre avec
le sujet individuel ? En parlant de subjectivité trans-
cendentale, il faut donc toujours garder présent à la
pensée son double caractère de non-objectivité em-
pirique et de non-subjectivité personnelle. La notion
devient alors purement négative : on voit combien il est
difficile d'éviter les erreurs où elle peut nous entraî-
ner, erreurs dont la plus grave nous paraît être celle
qu'engendre la confusion du sujet transcendental et
du sujet individuel. Le xvme siècle gardait assez de
la sagesse du siècle précédent pour éviter à Kant une
telle méprise : mais les prolongements romantiques
de la pensée kantienne en révèlent les dangers : déjà
l'on peut craindre que l'intuition intellectuelle à la-
quelle Fichte fait appel, la conscience immédiate de
l'action qu'il invoque, ne le ramènent à quelque expé-
rience du moi individuel. De toute façon, à poser la
transcendance comme subjective, la confusion des
deux sujets risque toujours de s'opérer, le refus affec-
tif peut être pris pour le refus intellectuel de temps,
et l'éternité passionnelle emprunter le· visage de l'éter-
nité de l'esprit.
Pour notre part, nous regretterons toujours la lu-
mière platonicienne, où l'objectivité de l'Idée s'op-
posait à la subjectivité de l'apparence. Le principe
de la connaissance ne pouvait alors être confondu
avec ce qu'on appelle couramment le moi, moi qui
ne saurait être pensé qu'à l'aide d'éléments emprun-
tés à l'expérience. Qu'en effet je me définisse par mon
nom, par telle ou telle particularité physique, par tel
SUBJECTIVITÉ ET OBJECTIVITÉ DE L'ÉTERNEL 103

goût, je ne me définis comme moi que par des dé-


terminations, et toutes les déterminations sont don-
nées, changeantes et temporelles. Si donc il est en
moi une réalité qui, dominant le temps, me permet
de le penser, cette réalité est impersonnelle : elle est
l'universel esprit. L'esprit peut apparaître comme
objectif, puisqu'il constitue les lois de la Nature, ou
comme subjectif, puisque je le découvre en moi sous
forme de raison. Il est ce par quoi je suis adapté aux
choses, et comme le fond commun du réel et de moi-
même, plus exactement encore ce par quoi, étant
moi-même réalité, je puis connaître la réalité. C'est
assez dire qu'il n'est pas individuel, et que le moi
individuel, comme tout ce qui est donné à l'esprit,
est tout entier soumis au temps, et contenu dans le
temps ; il participe à sa contingence et à son irratio-
nalité.
Sans doute Kant a-t-il toujours considéré l'éternité
comme extérieure au donné, a-t-il maintes fois insis-
té sur le caractère irrationnel et subi du temps, sur
son extériorité par rapport à l'esprit; il croit impos-
sible, comme ont prétendu le faire les idéalistes, d'en
opérer la déduction, il refuse d'en faire un concept
discursif, il affirme que le temps n'est connu que par
intuition. Mais il tend cependant à le mettre au ser-
vice du sujet : pour Kant, le temps « explique la pos-
sibilité de toutes les connaissances synthétiques a priori
que contient la théorie générale du mouvement ».
Aussi, s'il faut admettre le primat du sujet dans la
connaissance, préférons-nous, à la conception kan-
tienne, la vision cartésienne de la création continuée,
où Dieu pose le temps instant par instant et où, ins-
tant par instant, je le subis. On voit mieux en ceci que
I04 LE DÉSIR D'ËTERNITB

l'expérience du temps est celle de mon « impuissance


devant les choses ». Le Dieu infini et incompréhensible
qui pose le temps demeure séparé du moi qui, tout
entier dans le temps, participe à ses incertitudes. Et
même lorsque le moi, découvrant en lui l'idée de cet
infini créateur, source de la lumière naturelle par où
il participe à l'esprit, parviendra à la connaissance,
il ne se confondra en rien avec Dieu. L'esprit qu'il
découvrira en son sein lui permettra de penser le temps,
non de le poser; il s'agira pour lui de reconstruire,
de retrouver, non de créer ; un élément de passivité
demeurera en son savoir, qui sera intuition ; volonté
et entendement, unis· en Dieu, demeureront sépa-
rés dans l'homme, ce en quoi mon impuissance se
retrouve toujours. Le caractère irrationnel et donné
du temps demeure donc définitif. Même en m'éle-
vant à l'esprit, je ne rendrai jamais raison de cette
multiplicité changeante dont est fait le devenir, mul-
tiplicité qui conduisit Platon à supposer une matière,
Plotin à invoquer un dispersion de l'intelligible, Des-
cartes à déclarer que l'infini créateur peut être conçu,
mais non compris.
Il n'en reste pas moins que, chez Descartes comme
chez Kant, l'esprit qui pense le temps le domine par
là et s'en libère. Car, si l'expérience où se trouve le
moi individuel est tout entière soumise au temps, com-
prise dans le temps, en sorte que les déterminations
que je puis découvrir à l'individu que je suis, les cir-
constances où il se trouve, les particularités de son
caractère ou de son histoire, sont et demeureront
toujours temporelles, je puis cependant penser le
temps et mon moi lui-même : je puis donc découvrir
en moi l'esprit universel pour lequel le temps et le
SUBJECTIVITf! ET OBJECTIVITf! DE L'f!TERNEL 105

moi sont objets. Cet esprit dépasse le temps ep. ce qu'il


découvre les lois éternelles du donné, et aussi en ce
qu'il pense et reconstruit le donné tout entier dans
le temps. Et nous comprenons pourquoi nous l'avons
trouvé à la source de la mémoire localisante, qui me
projette dans le temps, reconstitue mon histoire, me
sépare de mon passé et me guérit de mes passions.
On ne saurait donc confondre l'éternité spirituelle et
l'éternité passionnelle, on ne saurait voir dans l'éter-
nité spirituelle un simple rêve du moi : c'est au contraire
à partir de cette éternité que l'on peut penser le moi
et le devenif du moi. Loin de se confondre avec le
moi, l'esprit universel connaît le moi, le pose comme
chose, le pense avec vérité entre les étroites limites
qui lui sont objectivement accordées dans le temps.
CHAPITRE X

Action spirituelle et volonté

Le but de l'esprit est la découverte de l'éternel.


Son opération ne consiste pas, comme l'ont voulu
certains, à engendrer le temps, à créer le devenir.
Le temps est donné. Nous avons tenté de montrer
qu'il ne pouvait résulter d'une reconstruction propre-
ment spirituelle. L'affirmation selon laquelle le dérou-
lement du devenir proviendrait de l'activité même
de la conscience nous a, chez Hegel ou Bergson, paru
peu claire, et, dans la prétendue construction, dans
l'apparente création qu'invoquent ces philosophes,
nous avons toujours cru découvrir, à quelque endroit,
le retour dissimulé d'une expérience, la passjve intuition
d'une nature. L'esprit ne peut engendrer le temps.
Mais il peut le dominer, atteindre l'éternité à partir
de laquelle le temps devient pensable. Cette éternité,
il la découvre d'abord en trouvant les lois du devenir,
dont il semble ainsi apercevoir la :;tructure. Il la découvre
ensuite en tant qu'il localise : il s'efforce alors de penser
ACTION SPIRITUELLE ET VOLONTÉ 107

le devenir à titre de totalité, de découvrir la vérité de


ses états particuliers et concrets. En tout ceci, il refuse
la pure dispersion de l'immédiat, il la dépasse, il la
synthétise : en un mot, il agit. Le refus de la pure
multiplicité du temps est action spirituelle. Et il ne
saurait y avoir d'action que de l'esprit, ou à partir
de l'esprit, notre action personnelle ne pouvant se
produire que si nous nous sommes d'abord élevés
au niveau de l'éternité spirituelle. Notre conscience
immédiate, en effet, est temporelle, multiple, faite
d'états hétérogènes, de moments sans lien. Etalée
dans le temps, elle coïncide avec sa succession et sa
diversité. Elle est passivité pure. Elle est conscience
de la contingence, de l'arbitraire et du caprice. Ce
n'est donc qu'en nous élevant, par la réflexion, au
point de vue de l'esprit, que nous pouvons, à l'aveugle
succession du temps, substituer la vérité de l'éternité :
notre conscience s'arrache ainsi à la passion du temps
où elle est prise, elle découvre qu'elle n'est pas seule-
ment conscience individuelle, mais conscience spiri-
tuelle, et que, comme conscience spirituelle, elle peut
dominer ce qui s'imposait d'abord à son individua-
lité. Mais cette opération est en elle celle de l'esprit.
Et si le moi veut agir à son tour, réaliser dans le concret
futur une modification conforme à ses désirs, il n'y
parviendra qu'en s'évadant encore de l'instant dont
il est prisonnier, en dominant le devenir, en apercevant
les choses sous quelque forme d'éternité.
Mais pourquoi, dira-t-on, le refus spirituel du temps
est-il ici tenu pour action, alors que le refus affectif
du temps nous parût passion essentielle ? Il faut, pour
le comprendre, se souvenir que l'éternité spirituelle
est transcendante au devenir. Dès lors, le refus du
108 LB DÉSIR D'ÉTERNITÉ

temps par l'esprit est possible et légitime : superieur


au temps, l'esprit peut le penser : il peut dépasser le
donné puisque le donné lui est donné, et qu'il n'est
de donné que par rapport à lui. Le refus de la multi-
plicité temporelle est donc, de la part de l'esprit, acte
effectif et véritable. Mais le moi individuel ne peut
dépasser le donné, puisque lui-même en fait partie.
Émanant d'une conscience temporelle, le refus affectif
du temps ne peut s'opérer qu'à l'intérieur du temps :
l'éternité cherchée devrait ici être immanente au deve-
nir, et il est clair que cette condition est irréalisable.
De fait, le désir qu'a le moi de retrouver son passé
ne peut être satisfait, sinon en une sorte de rêve. Le
passé concret ne saurait nous être rendu. Le désir d'y
revenir ne donne lieu à aucun acte, il n'engendre qu'une
illusion : il ne révèle nulle présence, il ne conduit qu'au
néant. Le refus affectif du temps s'exerce au nom du
moi, de ses peines et de ses craintes. Mais le moi est dans
le temps, ses peines et ses craintes sont temporelles,
sa révolte contre le temps est donc par nature condamnée
à l'échec. Au reste, la négation personnelle du temps
n'est pas seulement impossible en fait, elle contient
une sorte de contradiction intérieure. Car une conscience
temporelle ne saurait tout à fait vouloir· nier le temps,
ce qui serait vouloir s'abolir elle-même. Aussi la passion
suppose-t-elle à la fois le refus et le désir du temps ;
elle en refuse la nouveauté, mais elle veut en maintenir
la particularité, la diversité, la couleur et la matière. Le
refus affectif du temps est le refus du concret présent
au nom du concret passé, le refus d'un moment du
temps au nom d'un autre moment du temps. Ici se
manifeste l'absurde et contradictoire vouloir qui est
l'essence même de la conscience affective, et que l'on
ACTION SPIRITUELLE ET VOLONTÉ 109

retrouve dès que ron considère le sentiment privé


de raison, et l'individu séparé de l'esprit.
Aussi le refus affectif et le refus intellectuel du temps
s'opposent-ils point par point. Le refus affectif du
temps entraîne l'inconscience et la méconnaissance
de son objet. Le refus intellectuel est au contraire
prise de conscience, connaissance et principe de toute
connaissance. Le refus affectif du temps est confu-
sion : par lui un instant passé s'impose à notre pré-
sent, vient se mêler à l'instant que nous sommes en
train de vivre. Au contraire, l'éternité spirituelle est
principe de distinction. Loin de naître de la confu-
sion de deux moments concrets du temps, elle appa-
raît comme ce à partir de quoi les divers instants du
temps peuvent être distingués : ici l'esprit localise,
situe à différents moments les images qui s'offrent
à lui. Enfin, alors que la passion nous détourne de la
valeur, le refus intellectuel du temps nous conduit
vers elle, toute valeur se montrant dans la transcen-
dance de l'esprit. C'est pour cela que la métaphy-
sique fut toujours l'enneinie des passions, et souvent
leur remède, vérité rarement reconnue, et qui fait
sourire la plupart des hommes : car, prisonniers de
l'inconséquent désir qui nous fait à la fois refuser le
temps et n'aimer que ce qu'il contient, nous ne pou-
vons nous résoudre à admettre que les valeurs sont
spirituelles, et que, pour être délivrés de la souffrance
temporelle, il faudrait commencer par aimer autre
chose que ce qui porte la marque du temps.
Au reste, si le refus spirituel du temps est en lui-
même une action, il est aussi la condition de toute
action entreprise par le moi. L'action humaine n'est
possible que si la conscience s'oriente vers le futur.
llO LE DÉSIR D'ÉTERNITÉ

Mais la conscience ne peut s'orienter vers le futur


qu'en pensant d'abord un certain laps de temps comme
totalité, ce qui est déjà dominer la diversité pure de
ses instants, qu'en connaissant ensuite les lois qui lui
permettront d'organiser cette durée future, ce qui
est encore s'appuyer sur l'éternel. On voit ainsi que la
raison, faculté de l'éternel, semble avoir pour fin pratique
de nous adapter au futur, ce en quoi elle s'oppose encore
à ce souci du passé qu'est en nous la passion. La raison
nous permet d'agir, et il n'est d'action que par elle.
Nous ne saurions en effet croire, comme certains, que
l'action soit consubstantielle à la durée, ce qui serait la
ramener à une productivité aveugle, à un dynamisme
matériel. Pour l'action véritable, la durée ne saurait
au contraire être qu'un moyen. Et sans doute toute
action tournée vers le monde suppose-t-elle, nous l'avons
dit, une acceptation du temps ; mais elle en implique
aussi le refus, puisqu'elle demande d'une part la position
d'une fin transcendant la durée et pouvant l'orienter,
d'autre part la connaissance de lois intemporelles.
Ici se découvrent l'unité de l'imagination, le principe
commun de ses formes abstraites, par où la science
découvre les lois de la Nature, et de ses formes concrètes,
par où le rêve ou la délibération volontairè reconstruisent
un futur particulier. Car la loi scientifique se présente
comme ce que nous pouvons, dès maintenant, connaître
du futur, ce à partir de quoi nous pouvons penser avec
vérité le concret à venir lui-même. Et l'on peut dire
aussi bien que la recherche et la découverte des lois
sont le fait d'une conscience active tournée vers le
futur, et que toute conscience tournée vers le futur
doit, pour l'atteindre, parvenir d'abord à la connais-
sance de quelque éternité.
ACTION SPIRITUELLE ET VOLONTé II I

Abandonné à ses seules ressources, le moi humain


ne serait que passion. Nous avons vu que la cons-
cience du moi est la conscience affective et que, comme
telle, cette conscience tend vers le passé. S'il n'en est
pas ainsi chez l'animal, c'est qu'ici la conscience affective
est soutenue par l'instinct. Et l'instinct n'adapte l'animal
au futur que parce qu'il contient lui-même une sorte
de science intemporelle, constitue une nature une fois
pour toutes donnée, se situe donc en quelque éternité.
L'homme n'a pas d'instinct, et l'absence d'instinct
condaxnne sa conscience immédiate et limitée au moi
à être par essence régressive. Seul l'esprit peut rendre
progressive la conscience humaine, et lui permettre de
s'orienter vers le futur. On a souvent remarqué que
l'instinct animal et l'intelligence humaine jouent un rôle
semblable, et rendent possible l'action : mais il convient
d'ajouter que c'est dans la mesure où instinct et intel-
ligence permettent une utilisation temporelle, et comme
une descente, dans le devenir, de la science, acquise
ou innée, de rapports éternels. Et si nous songeons
que l'organisation biologique qu'exprime l'instinct ma-
nifeste un ordre qui ne peut être clairement conçu que
si on le suppose émaner de l'esprit, nous comprendrons
que l'esprit, conçu, non comme conscience, mais comme
ordre de l'Univers, est la seule origine possible de l'action.
Pour l'animal comme pour l'homme il n'est d'action
que par l'opération, au sein d'un moi individuel, de
l'esprit qui insère ce moi individuel dans le cours général
du monde.
Chez l'homme, il est vrai, l'action se mêle toujours
de passion, car le moi s'oppose à l'œuvre de l'esprit.
Le moi a ici une conscience propre. Il .Peut dès lors
s'insurger contre l'action qui construit l'Univers. Il
112 LE D:âSIR D'ÉTERNITÉ

le peut, et, presque nécessairement, il est conduit à


le faire. Si, en effet, à mesure que se déroule l'his-
toire, l'Esprit, et la Vie qui l'exprime, vont vers l'avenir,
l'individu va vers sa mort. Le conflit du moi et de
l'Esprit est donc inévitable, leurs intérêts sont opposés.
Aussi, toute conscience tendant par essence à nier le
temps, la négation qu'opère la conscience intellectuelle
s'oriente-t-elle vers le futur, celle qu'opère la conscience
affective vers le passé. L'Esprit et le moi cherchent tous
deux à être, mais, à aller vers le futur, il y a sécurité
pour l'Esprit, et danger pour le moi. Ainsi s'expliquent
les incertitudes de la volonté, faculté complexe et souvent
opposée à soi-même. On a remarqué que la volonté
émane de notre conscience, et que pourtant elle s'oppose
parfois à nos désirs. Nous-même avons dû voir en elle,
tantôt le pouvoir qu'a la conscience de penser son futur
avec vérité, d'organiser son bonheur en connaissance
de cause, tantôt, le futur réel étant imprévisible, l'accep-
tation du risque et le goût du danger. En fait, la volonté
participe à la dualité de notre conscience. Celle-ci.
comprend l'esprit, pour lequel il ne peut y avoir de
risque, et l'affectivité, qui redoute à bon droit la souf-
france et la mort. Aussi l'acte volontaire est-il à la fois
certitude et péril. La volonté nous dit que telle valeur
demeurera toujours légitime, telle loi toujours vraie,
mais elle nous avertit qu'en cherchant à réaliser cette
valeur, en appliquant cette loi, notre moi peut se perdre,
car la complexité des choses est telle que le futur concret
ne peut être prévu. L'action temporelle apparaît à l'esprit
comme l'un des moments qui, au sein de l'histoire
universelle, réaliseront la valeur selon des lois certaines ;
elle apparaît au moi comme une aventure périlleuse
où peut-être il trouvera sa fin. Toujours donc l'individu
ACTION SPIRITUELLE BT VOLONTÉ 113

oppose à la valeur de l'acte le souci de la mort. Et, pressen-


tant l'obscure vérité de la parole selon laquelle perdre
sa vie est la gagner, et la gagner la perdre, nous ne
parvenons pas à nous décider tout à fait en ce choix :
devant le double visage que prend en nous l'éternité,
nous restons dans l'incertitude.
TROISIÈME PARTIE

L'acceptation du temps
et le renoncement à l'éternité

CHAPITRE XI

Limites de l'éternité

Choisir le parti du moi ou celui de l'universel serait


à l'homme plus facile s'il apercevait toujours claire-
ment auquel de ces deux partis appartiennent les déci-
sions entre lesquelles il hésite. Mais on connaît les
ruses de l'amour-propre, la dissimulation des senti-
ments. Le moi donne souvent à ses désirs les cou-
leurs et les traits du devoir, et trouve vite, pour ne
pas suivre les valeurs, des argwnents qui emprun-
tent la rigueur de la raison. Des difficultés analogues
se présentent dès que l'on tâche d'établir les fron-
tières de l'éternité réelle, de tracer les limites entre
lesquelles son affirmation demeure légitime. C'est
en effet au sein de notre conscience que s'opposent
l'illusion passionnelle qui nous fait croire à l'éternité
et la connaissance vraie de l'éternité spirituelle. Et
II6 LE D~SIR D'ÉTERNIT~

si l'on peut distinguer à bon droit une conscience


affective et spontanée et une conscience réfléchie et
intellectuelle, il n'en demeure pas moins que ces deux
consciences n'en sont qu'une et que, selon le mot
de Descartes, « il n'y a en nous qu'une seule âme ».
« Cette âme », ajoute Descartes, << n'a en soi aucune
diversité de parties ; la même qui est sensitive est
raisonnable, et tous ses appétits sont des volontés ».
Ce n'est pas qu'il faille supposer, en dehors de la
conscience affective et de la conscience spirituelle,
une troisième conscience qui serait leur fond commun.
Le fond de toute conscience, c'est l'esprit lui-même :
la conscience spontanée est seulement une conscience
qui ignore sa source, la conscience réfléchie une cons-
cience qui la découvre. Il est clair, en effet, que la
conscience la plus élémentaire du temps suppose l'iden-
tité de ce qui unifie ses instants successifs : si la cons-
cience immédiate, perdue dans l'objet, méconnaît
l'esprit dont elle est faite, elle n'en est pas moins spi-
rituelle d'essence : pour s'ignorer comme tel, l'éter-
nel n'en continue pas moins à être. Et les passions
elles-mêmes ne sont possibles que par l'esprit, le refus
affectif du temps qui les fonde n'étant métaphysique-
ment pensable qu'à partir de sa réelle éternité. Sans
doute l'habitude et le remords créent-ils des chimères
d'éternité, en ce sens qu'ils maintiennent dans l'être
des états objectifs et concrets qui n'appartiennent
qu'au passé. Mais ces chimères pourraient-elles se
former s'il n'existait un esprit éternel qui les pense
comme telles ? De même, pourrait-il y avoir mémoire,
survivance de mon passé, confusion de mes états,
sans un substrat éternel de ces états, soutenant la tota-
lité de mon histoire ?
LIMITES DE L'ÉTERNITÉ II7

L'affectif, du fait qu'il est conscient, est donc spi-


rituel : c'est une spiritualité qui s'ignore. Aussi nos
affections se présentent-elles souvent comme des expres-
sions et des symboles de l'esprit, et il est bien diffi-
cile de savoir où l'esprit s'arrête, où la passion commence.
Si l'idée de cause est celle d'un passé se survivant
dans le présent, comment la séparer de l'idée pas-
sionnelle selon laquelle le moment actuel peut nous
offrir encore ce que nous avons vu jadis ? L'affirmation
de la continuation du passé dans le présent n'appa-
raît-elle pas ici comme l'essence même de toute cons-
cience, et le refus du temps ne semble-t-il pas révéler
l'unité des multiples formes qu'il peut revêtir ? Et
comment distinguer la négation active de la multi-
plicité du devenir telle que l'opère l'habitude, et la
négation intellectuelle qu'effectue le principe du dé-
terminisme? Les empiristes n'ont-ils pas expliqué
celle-ci par celle-là? Sans cesse donc la découverte
intellectuelle semble se mêler avec notre paresse, et
notre inertie personnelle, refusant la nouveauté du
donné, paraît exprimer l'éternité de l'esprit. En un
mot, l'unité de la conscience rend presque impos-
sible la claire connaissance des liinites des deux éter-
nités.
On ne saurait confondre, cependant, la science
d'une loi et la répétition d'un geste, la compréhension
rationnelle et l'aveugle routine. Tout au monde n'est
pas éternel, la conscience n'est pas totalement spiri-
tuelle; elle est toujours susceptible d'erreur, et y
tombe précisément quand elle tient pour éternel ce
qui est dans le temps. Reconnaître l'éternité trans-
cendante de l'esprit et croire à une éternité imma-
nente à ce qui passe sont, nous l'avons dit, deux opé-
II8 LB DÉSIR D'ÉTERNITÉ

rations différentes en nature et en valeur. Et l'acte


par lequel l'esprit pose le moi n'est pas celui par lequel
il connaît le moi comme posé, et se recueille en lui-
même. Mais là réside la difficulté. Qu'est-ce que l'es-
prit peut à bon droit tenir pour posé, pour objec-
tif, pour temporel ? Dans quelle mesure doit-il se
séparer lui-même de ce qu'il connaît comme objet ?
Quelles sont, une fois encore, les frontières de l'éter-
nité ?
Certes, il est des cas où la distinction est facile.
Nul ne niera qu'une mère démente qui déclare que
son fils, mort depuis deux ans, va rentrer avant le
soir, ne soit dans l'erreur. Tout le monde conviendra
que le physicien, affirmant que la loi établie hier se
vérifiera demain, parle avec vérité, et chacun reconnaî-
tra l'éternité des vérités de la logique, des mathéma-
tiques et des sciences abstraites. Mais tous les cas
ne sont pas aussi simples. Déjà, l'affirmation méta-
physique de l'éternité de l'esprit paraît douteuse à
beaucoup, bien que cette vérité dépasse en certitude
toutes celles de la science, dont elle est le seul fon-
dement légitime. Descartes a bien dit, en ce sens,
que celui qui conduit ses pensées par ordre voit dans
la métaphysique la source de la physique, la connais-
sance de Dieu étant pour l'homme antérieure à celle
du monde et de soi-même. Mais la plupart comprennent
mal ces vérités, l'esprit s'apercevant mieux dans la
loi que dans la source de la loi, en son objectivité qu'en
sa subjectivité. Au reste, l'esprit étant inconnaissable
en soi, et, comme le dit encore Descartes en parlant
de Dieu, « conçu mais non compris >>, le déclarer réel
est sans doute établir notre science, mais non en aug-
menter la richesse. Et si, voulant le faire, nous par-
LIMITES DB L'ÉTERNITÉ II9

lons positivement de l'esprit, les discussions vont


aussitôt reprendre.
Les plus célèbres touchent aux valeurs, qui nous
apparaissent en effet comme des spécifications de
l'esprit, et donc comme éternelles. Y a-t-il une éter-
nité des valeurs ? On connaît sur ce point les raille-
ries de ceux pour lesquels il n'est d'être que donné,
et du côté du monde. L'idée d'une valeur non réali-
sée, d'un droit non reconnu, ·est, disent-ils, vide de
sens. Ici, le fait devient la mesure du droit, qui cesse
d'être dès qu'il cesse de s'exercer; le cours des choses
triomphe de toute transcendance. Beaucoup pensent
au contraire qu'une valeur non reconnue demeure
comme telle. Sans doute le cours du monde semble-
t-il bien souvent menacer les valeurs, et aller dans
un sens opposé à celui qu'elles réclament. Mais la cons-
cience humaine croit qu'une valeur méconnue et ba-
fouée reste valable. C'est là toujours, on le comprend,
faire appel à quelque théologie, car, pour affirmer
l'éternité de valeurs que nous voyons perdues au mi-
lieu d'un Univers qui semble les ignorer, il faut croire
qu'elles reposent sul l':t!tre .dont la Nature dépend,
et dont nous espérons qu'il fera un jour éclater leur
victoire. En ceci s'enrichit la notion de l'Esprit : nous
lui accordons une existence effective, et un pouvoir
illimité sur le monde : nous affirmons qu'il n'est pas
seulement le sujet de la connaissance, mais le créa-
teur de ce qu'il connaît. La matière apparaît comme
son œuvre, le temps ne lui est plus donné, mais est
posé par lui. En un mot, de l'Esprit, nous faisons
un Dieu.
Les religions précisent davantage la notion de ce
Dieu, et prétendent augmenter par là le domaine de
120 LB D~SIR D'ÊTBRNIT~

l'éternité connaissable. Ici le métaphysique se spé-


cifie sous la forme du surnaturel. Mais que vaut cette
spécification ? Faut-il voir, dans telle ou telle affir-
mation religieuse, une révélation de l'esprit, ou le
fruit d'un rêve passionnel ? Nous retrouvons ici notre
problème. Car l'affirmation religieuse la plus carac-
téristique est bien celle de l'éternité. Cela se mar-
que déjà dans les religions primitives : celles-ci en-
freignent moins les règles de la logique que les lois
du temps. Chez certains priinitifs, les pierres sacrées
du clan sont les ancêtres, et il s'agit avant tout de croire
que le temps où ceux-ci ont vécu subsiste en nous.
La participation au totem est toujours participation
au passé, dont est par là affirmée la permanence. De
même, les mythes sont toujours localisés dans le passé,
et conservent pourtant une valeur présente : comme
celui des mythes philosophiques, le sens des mythes
héroïques est éternel. Chacun se reconnaît dans le
héros du mythe, et croit vaincre par son intermé-
diaire les difficultés de sa propre vie.
Le désir qu'a le moi de ne pas disparaître s'affirme
davantage dans les superstitions. On sait quelle place
occupe, parmi celles-ci, la croyance aux revenants
et aux fantômes, signifiant avant tout qu'il est en-
core une présence des absents. Et l'on ne saurait nier
que les formes les plus évoluées de la religion n'aient,
aux yeux de beaucoup, pour essentielle fonction de
nous donner l'espoir de retrouver les morts, en un
séjour où nous-mêmes serons soustraits .au deve-
nir, et aux risques d'anéantissement qu'il comporte.
Le ressort psychologique de telles affirmations semble
donc bien être le désir de nier la durée, en tant que
son expérience est celle de la mort des êtres aimés,
LIMITES DE L'ÉTERNITÉ 121

et de notre propre marche vers le néant. C'est en cela


surtout que la religion console, nous persuadant que
le temps que nous vivons n'est qu'un mauvais rêve,
qu'il sera dissipé par le lumineux réveil de la vie éter-
nelle, où nous sera rendu tout ce que le temps nous
a ravi et peut nous ravir. Mais, en un sens plus élevé,
la religion console en affirmant la permanence des
valeurs, et l'impossibilité de leur anéantissement par
le cours de la Nature. L'éternité qu'elle invoque est
alors celle de Dieu. Comment donc fixer ici des fron-
tières ? L'assertion de l'éternité de Dieu et celle de
l'immortalité de l'âme sont inséparables, dans la mesure
où la disparition du moi individuel apparaît elle-même
comme une injustice. Ainsi, il sera toujours permis
de se demander quelle part revient, dans la croyance
religieuse, aux exigences du moi et à celles de
l'esprit.
On voit, par cet exemple, la difficulté qu'éprouve
un chercheur sans prévention à tracer les limites de
l'éternité. Tant qu'il s'agit d'affirmations portant sur
la seule Nature, il est aisé de distinguer les cas où le
refus du temps nous oriente vers le néant et ceux où
il nous met en présence de réalités qui demeurent en
effet : une existence concrète ne subsiste pas en ce
monde, une loi abstraite s'y retrouve toujours. Mais
dès qu'il s'agit de jugements portant sur ce qui trans-
cende l'expérience, la preuve intuitive de l'absence
ou de la présence nous est refusée : dès lors, comment
choisir ? Faisant appel à la foi, les religions sem-
blent reconnaître elles-mêmes que l'extension qu'elles
accordent au domaine de l'éternel en y comprenant
le moi n'est pas du ressort de la pure rationalité. En-
core cette extension n'est-elle pas, dans les religions
122 LE DÉSIR D'ÉTERNITÉ

même, aussi complète qu'on pourrait le croire d'abord,


et il semble que l'on retrouve ici le double mouve-
ment du moi et de l'Esprit. Il faut, d'une part, reconnaître,
en tout désir religieux, le désir qu'éprouve le moi
de s'agréger à l'éternel et de sauver ainsi son indi-
vidualité fragile, que menacent le temps et la mort.
C'est pour cela que l'individu s'incorpore à une tra-
dition, à un groupe, à une histoire, à une église do-
minant les siècles, et s'efforce, par le moyen de cette
église, de devenir intégrante partie de Dieu lui-même,
dont la totalité des fidèles formerait le corps mys-
tique. Mais la religion nous avertit aussi que se sau-
ver n'est pas facile, et que, pour y réussir, il faut
d'abord se perdre. Le moi ne peut donc, comme il
le voudrait, se sauver tout entier, c'est-à-dire s'éter-
niser avec ses péchés, ses passions et ses désirs. Ici
commence un mouvement inverse, qui est de sépa-
ration d'avec le temporel, de renoncement à soi, et
qui semble bien émaner de l'Esprit. Et l'on peut se
demander ce qui, au terme de ce mouvement, de-
meurera de notre individualité même, et si le moi
dépouillé de toutes ses déterminations ne se confondra
pas avec l'impersonnelle universalité de la raison.
CHAPITRE XII

Confusion des deux éternités

Toute pensée religieuse semblant traduire à la fois


une exigence spirituelle et un besoin du cœur, il est
difficile de déterminer en ce domaine les frontières de
la passion et de la connaissance, de savoir avec cer-
titude si notre désir religieux de l'éternité est indivi-
duel ou spirituel. Aussi, partant de leur seule expérience,
ou de l'observation des quelques êtres qu'ils avaient
approchés, certains ont-ils cru pouvoir ramener tout
refus du temps à un type unique : selon leurs préjugés
ou leur goût, ils ont bâti des explications purement
naturalistes de la religion, ou des explications religieuses
de la totalité de notre nature. La métaphysique, qui
pourtant procède selon la seule raison, et s'abstient
d'accorder à son Dieu d'autres caractères que ceux qu'il
faut reconnaître à l'Esprit, n'a pas échappé aux inter-
prétations simplistes des uns, et a été utilisée par les
autres pour rendre compte de nos plus communes affec-
tions. En ces réductions à l'unité se marque, une fois
encore, notre tendance au monisme et à l'identification :
mais la dualité du réel se retrouve dans le fait que
124 LB DÉSIR D'ÉTERNITB

la réduction s'opère, selon le cas, par deux méthodes


opposées dont l'une, se plaçant dans le temps, semble
vouloir épuiser l'explication en parcourant la chaîne
des causes, et dont l'autre, éprise de totalité, s'installe
d'emblée dans l'éternité pour ne retrouver qu'ensuite
le temporel.
C'est en effet le propre de la connaissance humaine
que de pouvoir construire ses systèmes à partir de
l'objet ou à partir de l'esprit. La construction qui
part de l'objet se place, dès l'abord, dans le devenir
et, procédant de proche en proche, s'efforce de tirer
le tout de la partie, et l'Esprit de la Nature. En de
telles explications, qui sont celles de la science, on
tentera de déduire toute éternité du refus du temps
par le moi temporel. On invoquera, pour le faire, l'impos-
sibilité où nous sommes de penser vraiment l'éternité :
nous n'en avons nulle idée positive, la notion d'éternité
est beaucoup plus pauvre que celle de temps, paraît
obtenue seulement par la négation de l'expérience,
semble se réduire pour nous à celle d'instant, ou d'un
temps sans contenu. La pauvreté essentielle de cette
notion n'est-elle pas la marque du néant de ce qu'elle
désigne ? Il suffira dès lors d'expliquer par telle ou
telle donnée empirique l'apparente matière que nous
avions d'abord cru y apercevoir pour ruiner toute pensée
métaphysique. Ainsi, selon Freud, l'idée de Dieu dérive
de l'image sublimée du père, et, pour les sociologues,
le sacré a sa source dans le social. La religion, en tout
ceci, devient fille de la Nature, et apparaît comme un
rêve passionnel. Le refus affectif du temps peut même
en cette voie servir à rendre compte des philosophies
de l'éternel, du système de Spinoza, qui se propose
d'apercevoir les choses sous l'aspect de l'éternité, du
CONFUSION DES DEUX ÉTERNITÉS 125

retour platonicien aux Idées intemporelles, où la réini-


niscence nous restitue le passé de notre connaissance,
et le climat natal de notre raison.
Mais d'autres, refusant toute psychologie de la méta-
physique, tendent au contraire à construire une méta-
physique de la psychologie. Depuis le romantisme,
nous avons en ce sens vu fleurir mainte doctrine, où
les moindres détails des choses reçoivent une explication
philosophique et sont rattachés à un système du monde,
les évènements les plus fortuits s'éclairant de la lumière
de l'éternel. Toute passion devient alors révélation divine,
tout trouble organique manifestation de l'Esprit. Les
sentiments engendrés par des modifications corporelles
ou des rencontres de hasard, la succession même des
phénomènes physiques sont interprétés, en dehors de
la causalité mécanique qui semble les régir, comme le
fruit de mouvements spirituels. Ici s'instaure donc
une métaphysique de l'affectif, une justification totale
du moi et de ses états, car, si l'Esprit est tout, nul choix
n'est légitime, nulle hiérarchie ne peut être véritablement
fondée.
Et sans doute chacun des deux modes d'explica-
tion contient-il quelque vérité. Comme le remarque
le naturalisme, la religion est bien, chez la plupart,
nettement passionnelle ; ce que demandent le plus
souvent les prières des hommes, c'est que soient exaucés
les vœux du moi. On ne saurait nier non plus que,
chez beaucoup de ceux qui s'adonnent à la métaphysique,
le goût de l'éternel n'émane de quelque peur des tâches
temporelles, n'indique une crainte d'agir, une fuite
devant le risque, un refus affectif de la vie, et donc
un attachement au passé personnel ramenant tout élan
vers sa source. Par contre, la métaphysique a raison de
126 LE DÉSIR D'ÉTERNITÉ

déclarer que tout fait de conscience tire son sens de


l'Esprit. On peut considérer à bon droit que notre désir
d'éternité ne serait pas possible si l'Esprit n'était, à quel-
que degré, présent en nous : l'incapacité où nous sommes
de concevoir au temps des limites, la nécessité que
nous ressentons de le croire infini, sont les signes qu'une
éternité réelle cherche, par des images, à se traduire
dans le langage du temps.
Mais ni la science ni la métaphysique ne sauraient
nous fournir une explication totale du monde, ce en
quoi se manifeste la dualité des principes qui le consti-
tuent. La chaîne sans fin des causes temporelles que
parcourt la science et où, en effet, nulle éternité ne se
découvre ne peut elle-même être pensée que par un
esprit éternel qui la domine, et l'idée d'éternité, loin
de sembler issue de la négation du temps, apparaît au
contraire en ceci comme la plus riche de toutes, celle à
partir de laquelle on peut penser le temps : devant
cette vérité de l'éternité, le scientisme et tous les efforts
pour construire un système total du monde par l'expli-
cation temporelle échouent et demeurent vains. Par
contre, temps et matière sont donnés, et vouloir déduire
de l'Esprit tout événement concret ne peut nous conduire
qu'à quelque roman philosophique,· où un peu de
profondeur se mêle toujours à beaucoup d'arbitraire.
Car, à supposer que l'Esprit soit tout, il ne saurait
atteindre en l'homme l'intégralité de sa conscience :
nous ne pouvons nous placer au point de vue de la
totalité, opérer la reconstruction de l'Univers et de
son histoire à partir du premier principe, trouver à
nos passions et à nos sentiments un sens métaphy-
sique. Combien Descartes montrait plus de raison
en renonçant à tout comprendre, en expliquant par
CONFUSION DES DEUX ÉTERNITÉS 127

le corps tout ce qu'il pouvait, en bannissant l'infini


de la science. Mais la pensée moderne trouve peu
de prix à ces analyses, et leur préfère la fécondité créa-
trice de la synthèse. Le génie se reconnaît alors au
caractère inattendu des rapprochements. Et rien ne
paraît aujourd'hui plus admirable que de déceler,
dans le plus pur mouvement de l'esprit, l'effet du
refoulement d'une tendance biologique, ou, au contraire,
de découvrir dans le comportement qu'inspire un par-
fait égoïsme une manifestation de la Valeur.
Il convient de se défier de cette philosophie sans
sagesse, et des synthèses qui n'ont que l'apparence
de la raison. Sans doute est-il vrai de dire que toute
analyse appauvrit, puisqu'elle sépare et isole, alors
que le réel est le domaine des interactions infinies.
Mais notre pensée ne saurait effectuer pour son compte
le vaste mouvement qui construit l'Univers : elle ne
peut connaître vraiment quelque chose qu'en renon-
çant à connaître le tout. L'analyse sera donc toujours
pour nous la seule méthode de connaissance certaine :
l'esprit humain ne peut tout comprendre, mais il peut
mettre les choses à leur place, distinguer et hiérarchiser.
Tel nous semble le but de la philosophie. Les doctrines
de Descartes ou de Kant répondent à ce programme
en opposant aux ambitieuses tentatives de synthèse totale
l'analyse de la connaissance elle-même, et la séparation
de ce que l'on peut et de ce que l'on ne peut pas savoir.
En ceci, il s'agit avant tout de se penser comme homme,
de connaître les limites humaines, de se libérer de la
confusion. De même, nous croyons qu'en ce qui concerne
l'éternité la tâche essentielle de l'homme qui veut
sortir de l'illusion et atteindre la pleine conscience de
son humanité est de ne pas confondre la présence de
128 LE DÉSIR -n'ÉTERNITÉ

l'éternité spirituelle et le désir subjectif de l'éternité,


de comprendre que l'éternité réelle n'appartient pas à
l'individu, de ne pas justifier les passions par l'esprit.
Ainsi pourra enfin se fixer et s'équilibrer l'oscillation
par laquelle toute conscience hésite, pensant tantôt qu'elle
est une partie du temps et un moment du monde, tantôt
qu'elle assiste à l'écoulement du monde du point de
vue de l'éternité. Mettant fin à ces incertitudes, l'analyse
nous fera comprendre que notre conscience est du
monde en tant qu'elle est individuelle, et n'est pas du
monde en tant qu'elle est esprit ; la philosophie permettra
d'accorder à l'éternité et au temps la juste part qui leur
doit revenir dans la vie de celui qui se propose d'être
un homme.
CHAPITRE XIII

Le renoncement à l'éternel

Mais la tâche de distinguer la négation du devenir


qui émane du moi et celle qui émane de l'Esprit demeure
difficile : elle demande une attention toujours en éveil,
et l'on peut douter qu'elle soit réalisable par celui qui
veut véritablement agir. Allons-nous passer notre vie à
demander ainsi des comptes à nos désirs ? Et le temps de
l'action, pendant cette recherche, ne sera-t-il pas perdu ?
Si passion et action sont semblables par J'attitude de
conscience qui les engendre, et ne se distinguent qu'en
ce que la première l'lous fait poursuivre la chimère de la
permanence d'un état concret, alors que la seconde
nous met en face d'un être véritable, ne risquerons-
nous pas toujours de tomber dans l'erreur, et nous
faudra-t-il chaque fois résoudre le problème théo-
rique de la réalité de l'objet vers lequel nous tendons ?
A vrai dire, une recherche si constante et si subtile ne
saurait être proposée comme règle de sagesse, et il
faut convenir que si désirer l'éternel est tantôt tomber
dans la passion, tantôt être fidèle à l'Esprit, la définition
des passions que nous avons proposée n'a plus qu'un
F, ALQUIÉ 5
130 LB DÉSIR D'ÉTERNITÉ

intérêt théorique, et ne peut nous servir à rien pour la


pratique de la vie. Il faudrait donc trouver un moyen
de se délivrer des passions sans résoudre, en chaque cas,
la question de savoir si leur objet est authentique ou illu-
soire. Or, nous croyons que cela est possible pour
peu que l'on considère la position de l'éternité spirituelle
par rapport à nous. Cette position est telle que l'attitude
que notre conscience doit prendre pour agir est la même
en tous les cas : cette attitude est celle du renoncement
à l'éternel.
L'action, avons-nous dit, n'est possible que par la
connaissance des lois. Mais il convient de ne pas oublier
que les lois ne sont jamais ce sur quoi on agit, mais
ce à partir de quoi on agit. La connaissance de la loi
se situe ainsi au point de départ de l'action, qui se dirige
toujours vers une particularité concrète : la loi est règle
d'action, c'est-à-dire applicable au concret dans le
futur. Mais, dira-t-on, la loi doit d'abord être découverte:
ne faut-il pas alors s'élever du particulier au général,
du passager à l'éternel ? Ce n'est pourtant qu'en vertu
d'inexactes analyses que l'on peut croire que la science
ou la pensée opèrent chronologiquement un tel passage :
la pensée n'a de sens que par l'ordre qu'elle impose
aux choses : cet ordre est donc pour elle premier. La
perception commence par saisir, non des sensations
pures, mais déjà des objets, dont la connaissance est,
par la suite, corrigée et enrichie. L'induction ne s'élève
pas d'un particulier d'abord conçu à une généralité
ensuite découverte : c'est dès l'abord que l'universel
est posé, et le travail scientifique se borne ici à rectifier
et à préciser les généralités par lesquelles débute toute
connaissance. La science va toujours de l'universel
au concret, applique à la particularité de l'expérience
LE RENONCEMENT A L'ÉTERNEL 131

les exigences et les critères éternels de la pensée. Et,


plus profondément encore, on peut apercevoir à sa source
la raison et l'Esprit lui-même, par rapport auxquels la
découverte de toute loi apparaît comme la spécification,
la particularisation d'un besoin universel d'unité, et d'une
sorte d'éternité virtuelle.
C'est donc sans exception qu'il faut admettre que
toute pensée féconde, technique ou scientifique, se
présente, non comme un retour à l'éternel, mais comme
une descente de l'éternel au temporel, une application
de l'éternel aux choses. L'esprit est ce à partir de quoi
on connaît, non ce qui est connu. Il est ce pour quoi
il y a des objets, il ne peut être objet lui-même. Il est
transcendant et inconnaissable. Le savoir et l'action
s'exercent toujours de l'esprit à l'objet. La pensée est
en nous ce qu'il y a de plus profond, de plus intime :
par là même, elle est derrière nous, elle est ce à quoi
il faut tourner le dos, ce à partir de quoi on doit connaître
la particularité des choses, mais ce qu'il ne faut pas tenter
de connaître. Dès lors, notre tâche est simple : c'est
de toute éternité qu'il faut nous détourner et nous
libérer, même de l'éternité spirituelle. Tout mouve-
ment qui se propose l'éternité comme but paraît suspect:
il est peu conforme à notre nature et à notre situation
d'homme, il contrarie le développement par lequel
l'esprit pose l'objet, il est révolte du moi, et donc passion
encore.
On aperçoit en ceci l'essence même de la passion,
et l'étroite parenté des passions égoïstes et des pas-
sions spirituelles. Sans doute l'éternité que cherche
Spinoza sur le plan de la substance n'est-elle pas celle
que cherche Proust sur le plan de l'individu. Mais
les deux recherches, si l'éternité est leur but, s'opposent
132 LB DÉSIR D'ÉTERNITÉ

de même à l'action. Bien plus, elles se rejoignent en leur


essence, et émanent de la même source. Le refus affectif
du temps s'effraie du futur. Mais, si le futur nous fait
peur, s'il nous apparaît comme risque et semble contenir
notre mort, c'est parce que nous nous savons finis; les
craintes, les regrets qui alimentent les passions résultent
de la projection dans le temps du caractère limité de
notre être. Or, ce caractère n'est lui-même pensable
qu'à partir de l'infinité de l'esprit : comme le remarque
Descartes, seule l'idée de l'infini me permet de savoir
que je suis fini. C'est donc bien la connaissance· de
notre inadéquation à l'Esprit qui toujours nous fait
désirer l'éternel, et nous tourmente sans cesse. Si
nous ne parvenons pas à nous libérer de ce souci, si
nous essayons toujours de retrouver et d'atteindre
l'~tre infini, dont l'idée se découvre en notre pensée,
nous abandonnerons notre tâche d'homme, nous serons
amenés à refuser le temps, à renoncer à notre liberté
propre. Une telle recherche est bien aussi stérile que
celle de nos passions les plus communes ; vouloir être
Dieu est pour nous désir aussi vain que vouloir retrouver
notre enfance perdue : ce que, dans les deux cas, nous
ne savons pas accepter, c'est le caractère limité de l'in-
dividu que nous sommes.
Une telle définition, faisant dériver les passions de
quelque attachement à l'éternel, peut sembler fort
éloignée du sens commun. Nous croyons au contraire
qu'elle s'en inspire. Ne s'accorde-t-on pas à reconnaître
chez le passionné quelque refus de la condition humaine
et de sa limitation, quelque désir de s'assimiler à l'infini
et de se croire Dieu ? Tout ambitieux se perd par la
démesure, et ne saurait borner ses désirs ; jamais le
cupide n'est satisfait de ce qu'il possède, et Don Juan
LE RENONCEMENT A L'ÉTERNEL 133

peut allonger toujours la liste de ses conquêtes sans


parvenir à croire qu'il a trouvé l'amour. Renoncer à
l'infini est pour l'homme difficile, et constitue pourtant
la condition première d'une action conforme à notre
pouvoir : l'accomplissement de notre tâche quoti-
dienne et temporelle suppose l'abandon de l'éternité
et, par là, il faut en convenir, une certaine accepta-
tion du néant. Car il n'est de vie possible que si, une
fois pour toutes, nous avons accepté la mort : il suffit
de consulter notre conscience pour· comprendre que,
dans les conditions où nous sommes, une vie infinie
ne serait plus une vie : sans désespoir et sans espoir,
sans impatience ni crainte, elle ne saurait engendrer une
action. Nous aurions, comme on dit, l'éternité devant
nous, et l'on ne peut agir qu'en laissant derrière soi
l'éternel, en se tournant vers le temps, en comprenant
qu'il passe, et qu'il faut se hâter.
On sait combien, au Moyen Age, l'amour de l'éter-
nel se joignit à la conda~nnation de la Nature et à la
stérilité de la science. Et lorsque la Renaissance rendit
à l'homme l'amour du plaisir et le désir de jouir des
charmes de ce monde, on vit la poésie révéler aussitôt
le lien étroit unissant l'amour de la vie et la pensée de
la mort : en cette époque puissante et riche, l'idée de
la mort apparaissait comme une invitation directe à
aimer et à vivre :
Tenant ma Cythérée,
Mollement enserrée,
Avant le mien trépas,
Entre mes bras,
dit Rémy Belleau. Et les vers que Rons'ard consacra
à ce thème ne se comptent pas. Par la suite, il est vrai,
134 LE DÉSIR D'ÉTERNITÉ

le désir de vie totale, qui s'était épanoui lors de la Renais-


sance, coïncidant sans doute avec quelque abaissement
de l'énergie vitale et du goût du risque, conduisit par-
fois à considérer le temps comme un mal dont il faut
se guérir. On trouve une telle attitude chez Spinoza,
pour lequel le sage ne médite jamais sur la mort. Mais
on sait que, chez ce philosophe, est niée toute liberté
d'initiative. Dans l'universelle nécessité qui constitue
pour lui la Nature, quelle sera la place de l'action véri-
table ? Et si la substance seule est, et est tout ce qu'elle
peut être, quelle tâche demeure pour nous à accomplir ?
Agir est donc toujours se séparer de l'éternel, et
de son inconscience. Que celle-ci dérive de l'aveugle
permanence de nos souvenirs d'enfance refusant de
mourir, ou du caractère transcendant de l'Esprit lui-
même, elle nous empêche de prendre clairement connais-
sance de notre condition et du temps dans lequel notre
moi doit accomplir son œuvre. Chez ceux qui se persua-
dent qu'ils ne sont pas faits pour ce monde, et que seul
l'éternel leur convient, le désir de se reposer dans l'~tre
et dans la substance coïncide souvent avec le refus de
l'effort de chaque jour, et l'aveuglement de quelque
passion. Ce n'est pas que, de la passion, l'Esprit soit
directement cause : la passion provient de ce que le
moi refuse de se séparer de l'Esprit, de penser clairement
son rapport avec lui. En comprenant au contraire que
l'éternité qui nous tourmente est ce par quoi l'Es-
prit dépasse notre réalité propre, et donc ce par quoi
il n'est pas nous, nous rompons l'adhérence qui nous
entrave, nous devenons capables de nous tourner
vers le monde et de tenter de vivre. Et nous ache-
vons ainsi le mouvement par lequel l'Esprit, posant
le moi comme objet, s'en sépare ; nous participons
LE RENONCEMENT A L'ÉTERNEL 135

à son œuvre, et, si l'on peut ainsi dire, semblons accomplir


la volonté de l'Esprit. Car agir n'est possible qu'à
partir de lui, et en collaborant au mouvement qu'il
effectue, mouvement par lequel il construit le monde,
et qui va toujours vers le concret par le temporel. Prenant
notre place en cette création, modelant l'avenir au lieu
de le laisser venir à nous par une passive attente, nous
acceptons la mort de notre moi, mais contribuons à
l'œuvre qui doit lui survivre, et, préférant cette œuvre
à la passion, nous rendons au temps tout ce qui en nous
semblait éternel, et notre désir même d'atteindre l'éternel.
La source de l'action ne peut être pensée, mais
seulement l'action elle-même. La source de l'action
nous apparaît comme liberté, elle est esprit et trans-
cendance : là se situe l'éternité. Mais l'éternité ne
peut être la fin de l'action, car la fin de l'action doit
être pensée, et la transcendance ne peut être pensée.
La fin de l'action doit être voulue, et l'éternité n'a
pas à être voulue, puisqu'elle est. Aussi la raison éternelle,
qui manifeste en nous l'esprit, n'est-elle ni à penser
ni à réaliser : elle est ce par quoi on pense et on réalise,
et nous savons bien que toute entreprise qui n'y serait
pas conforme serait vouée à l'échec. Mais nous savons
aussi qu'une entreprise, pour être effective, ne doit
pas se borner à exprimer une évidence rationnelle :
elle doit se dérouler dans le temps, et mettre en jeu la
volonté.
CHAPITRE XIV

Conscience active
et conscience passionnelle

La difficulté que nous éprouvons à nous libérer


des passions provient de ce que nous avons grand-
peine à penser avec vérité notre rapport avec l'éter-
nité. Parfois, nous l'avons vu, le refus du temps prend
sa source dans l'attachement du moi au détail concret
de sa vie, attachement par lequel tout amour s'étale,
s'arrête, veut éterniser et immobiliser un présent qui
ne peut l'être, puisque, étant temporel, il devient aussitôt
passé. Parfois aussi le moi, découvrant en lui l'éternité
de l'esprit, veut se confondre avec elle, ne sait pas s'en
détacher, ne parvient pas à se penser avec vérité à partir
d'elle. Mais, dans l'un et l'autre cas, la passion a bien
pour origine une inexacte connaissance de notre rapport
avec l'éternité, que nous croyons à tort pouvoir atteindre.
A un regard superficiel, l'Esprit semblerait en ceci
être doublement la cause des passions : n'est-ce pas,
tout d'abord, sa présence au sein de notre moi qui
CONSCIENCE ACTIVE ET PASSIONNELLE 137

nous donne la nostalgie de l'éternel ? N'est-ce pas


ensuite l'amour que nous avons pour lui qui provoque
notre retour vers l'éternel ? Mais l'esprit n'est en
nous que principe d'action, il est ce qui pose notre
moi et lui permet d'agir. Et si l'amour de l'esprit paraît
engendrer les passions, c'est à ceux qui confondent
l'amour et son apparence. L'amour qui cause les passions
est, de la part du moi, un amour d'assimilation, un
désir de posséder l'éternité, d'être lui-même Dieu.
Mais l'amour véritable est oubli de soi et amour de ce
qu'il aime. Si donc nous aimons l'éternel pour lui-
même, il nous suffira de savoir qu'il est ce qu'il est,
et que nous sommes ce que nous sommes, pour retrouver
la paix. Comment un tel amour pourrait-il produire
une passion ?
Ces remarques montrent assez que notre propos,
en ces pages, fut de déterminer une attitude de cons-
cience basée sur la connaissance vraie, et nous per-
mettant d'agir. Car il faut convenir que la présence
de l'Esprit au sein de notre pensée pose pour nous
de difficiles problèmes, et qu'il est délicat d'opérer
cette mise en place des éléments de conscience, néces-
saire à la pleine réalisation de notre nature, qui doit
être le but de la philosophie. L'esprit humain est le
plus souvent dans la confusion. Les deux attitudes
que nous avons indiquées comme étant celles de la
conscience passionnelle et de la conscience active, et
que nous avons respectivement caractérisées par la
recherche d'un passé concret ou par l'effort vers la
création effective d'un concret futur, sont des attitudes
limites, qui ne se rencontrent jamais à l'état pur. Toute
attitude prise en fait par nous est complexe, et l'on
peut y reconnaître une part de passion et d'action. 11
LE DÉSIR D'ÉTERNITÉ

convient du reste de remarquer que toute passion n'est


pas à rejeter, et que l'attitude passionnelle est nécessaire
à notre équilibre. Descartes disait même que les hommes
que les passions « peuvent le plus émouvoir sont capables
de goûter le plus de douceur en cette vie ». De fait,
l'homme ne peut agir sans cesse : le rêve et la médita-
tion de l'éternel lui sont indispensables, et sans doute
y trouve-t-illes plus évidentes de ses joies.
La conscience humaine est donc amenée à prendre
un grand nombre d'attitudes, toutes utiles en leur
place. On sait, par exemple, combien l'art console,
et rend l'espoir à celui qui se décourage, en montrant
les valeurs comme réalisées et incarnées dans la
beauté. Il est clair cependant que l'attitude esthé-
tique contient une large part de passion. Elle ressemble
même à celle de la passion pure, qui veut perpétuer
le concret. On a maintes fois remarqué que l'art tend
à éterniser ce qui passe. Que de peintres se sont proposé
de fixer un moment rapide de lumière, que de poètes
ont voulu immortaliser un amour ! Après avoir longue-
ment décrit la pourriture qui suit la mort, après avoir
songé que l'objet de son propre désir subira décompo-
sition pareille, Baudelaire songe avec joie qu'il a« gardé la
forme et l'essence divine )) de ses ((amours décomposés».
Mais on voit par là même en quoi l'art se détache de
l'ordinaire passion. Tout d'abord, il n'est pas illusion
pure: alors que l'objet de la passion cesse d'être, l'œuvre
d'art demeure effectivement. En outre, l'éternel y appa-
raît comme partiellement détaché de la particularité
de son objet. Ce que Baudelaire conserve, c'est une
forme et une essence. C'est la beauté même de l'Esprit,
transparaissant dans la forme, bien plus que l'objet
qu'il décrit, que l'art propose à notre contemplation.
CONSCIENCE ACTIVE ET PASSIONNELLE 139

On peut dire en ce sens que l'éternité vers laquelle il


nous guide est réelle. Cette éternité, cependant, l'art
ne saurait nous la révéler vraiment. Il ne nous livre pas
l'Esprit en soi : son expérience n'est pas expérience
mystique. L'Esprit est toujours en lui aperçu au sein
du concret, et mêlé à l'image. Par là, l'art réalise une sorte
de salut du sensible et du particulier par l'esprit, où le
concret s'éternise par la beauté de sa forme: il opère une
médiation entre les deux éternités, se présente comme
une solution au déchirement de l'homme, à la sépa-
ration de l'illusoire éternité du concret et de la vérité
de l'éternité spirituelle. La révélation esthétique pro-
cure, en ce sens, un apaisement analogue à celui que
fournit la révélation religieuse : elle nous montre la
Nature soutenue par l'Esprit, et pénétrée d'esprit.
Est-ce à dire que la médiation esthétique constitue
la solution du problème que nous tentions en vain
de résoudre lorsque, à la suite de Hegel, nous vou-
lions découvrir la nécessité et la rationalité totale du
particulier ? Il n'en est rien. La médiation esthétique
est en réalité fausse médiation, et confusion plutôt
que synthèse. Elle laisse subsister la séparation essen-
tielle de la matière et de l'esprit : la matière est ici
informée par l'esprit, mais ne s'en déduit pas. Mais,
de la fausseté de sa médiation, l'art n'est pas dupe :
aussi n'est-il pas, comme les passions, ennemi de la
science et de la pensée claire ; il coexiste avec elles.
Le déchirement vrai subsiste pour l'homme près de
la consolation esthétique. En d'autres termes, la
médiation esthétique se présente toujours comme une
médiation imaginée : l'artiste ne perd pas la conscience
du réel, qui demeure en dehors de son œuvre, et c'est
pour cela que, dans l'œuvre d'art, le sujet est toujours
LB DÉSIR D'ÉTERNITÉ

perçu comme absent. Il est clair, par exemple, que je


ne puis jouir d'un spectacle de théâtre qu'en sachant que
l'action que je vois se dérouler n'a pas lieu réellement :
sans cela, je monterais sur la scène pour m'opposer aux
meurtres, et dévoiler les complots du traître. Et, pour
qu'un aveuglement passager puisse me conduire à
semblable sottise, on comprend qu'il faudrait d'abord
que la vision esthétique ait laissé place en moi à la simple
perception. En un mot, l'objet esthétique n'est pas
présenté, mais représenté, c'est-à-dire présenté comme
absent. C'est pourquoi, comme souvent on l'a dit, l'art
guérit les passions plutôt qu'il n'est passion lui-même.
L'attitude esthétique apparaîtra pourtant comme
nettement passionnelle si on la compare à l'attitude
morale. Sans doute faut-il, pour être moral, croire à
l'éternité des valeurs, et ne pas accepter tout ce que
le changement concret du temps nous apporte. Mais,
les valeurs auxquelles nous croyons, il ne s'agit plus
d'en contempler l'imaginaire réalisation dans la beauté
d'un spectacle, d'attendre de quelque miracle ou de
quelque mirage leur réalisation effective. Cette réali-
sation, c'est nous-mêmes qui devons l'opérer, dès ce
monde et en ce monde. Nous devons imposer les valeurs
au concret réel et futur. Le mouvement moral s'effectue
de l'universel au particulier, et de l'éternel au temporel :
il est action pure.
Le cas de la religion est plus complexe. On peut
trouver, chez beaucoup d'esprits religieux, une ten-
dance à la contemplation de l'éternel et au mysti-
cisme, qui, d'après nos définitions, doit paraître pas-
sionnelle. L'effort ne tend-il pas ici à un retour du
moi vers l'Esprit ? Toutes les religions, cependant,
mettent en garde contre les dangers de la contempla-
CONSCIENCE ACTIVE BT PASSIONNELLE 141

tion pure. Beaucoup enseignent que Dieu ne saurait,


dès ce monde, être aperçu en son essence, ce qui rend
suspectes les prétendues expériences mystiques. Si
l'on ajoute que l'amour de Dieu est analogue à l'amour
du prochain et ne se réalise qu'en cet amour, on oriente
le fidèle vers le concret des œuvres. Ainsi, l'agissante
charité s'oppose, au sein de toute religion véritable, aux
chimères de la vie intérieure, où l'égoïsme du moi et son
orgueilleuse prétention à conquérir l'éternel sont souvent
dévoilés.
Semblable division se retrouve dans la métaphy-
sique. Car il est des systèmes dont le seul but paraît
être de dépasser l'illusion des phénomènes pour per-
mettre à l'homme de se reposer en l'éternité de l'es-
prit. Il faut reconnaître en ce sens qu'il existe des méta-
physiques passionnelles, telle, nous semble-t-il, celle
de Spinoza, où l'individu tend à se nier en tant que
tel, à renoncer à sa liberté propre, à se penser comme
un mode de la substance, la connaissance de Dieu, et
de toutes choses en Dieu, devenant le but unique de
la sagesse. Et sans doute Spinoza, plaçant la source des
passions dans la pensée temporelle, et proposant comme
remède aux passions la science de l'éternel, établit-il
avec vérité qu'apercevoir le monde du point de vue de
Dieu, et d'une conscience totale, serait être exempt
de passion. Mais c'est là solution divine, et non humaine,
et nous croyons qu'en tentant pareille entreprise, l'homme
tombera en l'état de passion plus qu'il ne s'en déli-
vrera, puisqu'enfin il n'est pas l'Esprit.
Préférerons-nous donc, aux métaphysiques de l'éternel,
les métaphysiques temporelles de Hegel ou de Bergson ?
Mais ces métaphysiques sont encore pleines de l'amour
d'un passé qui ne veut pas mourir. Si l'on rencontre, chez
142 LB DÉSIR D'ÉTERNITÉ

Bergson, le mouvement par lequel la conscience accepte


ce qui arrive, s'oriente vers le futur, y trouve-t-on le mou-
vement de détachement à l'égard de ce qui a cessé d'être,
mouvement qui nous a paru indispensable à l'acceptation
véritable du temps ? Loin de renoncer au passé, Berg-
son semble au contraire vouloir qu'il demeure et se
conserve. Pour lui, accepter le temps, c'est ne faire
qu'un avec le temps : c'est participer à ses innova-
tions, mais c'est aussi retrouver sa totalité. Par là, quel-
que passion se manifeste. Et l'on peut se demander
de même si, chez Hegel, l'esprit contemplant l'ensemble
de l'histoire, et se retrouvant en elle, n'est pas mû par
le désir passionnel de sauver la totalité du passé ? N'y
a-t-il pas grande ressemblance entre le souci hégélien
et le mal du siècle romantique, se désespérant de la
perte du passé, et voulant faire revivre les époques
disparues ? Et la victoire de l'esprit chez Hegel ne peut-
elle faire songer au triomphe de Proust croyant avoir
retrouvé le temps ? Or, à Proust, il convient de répondre
que l'existence de la mémoire intégrale qu'il invoque
paraît douteuse : notre mémoire nous livre seulement
des états représentatifs, états dont la richesse inté-
rieure, le contenu affectif ont disparu, états, en un
mot, qu'il faut penser comme passés: Et, de même,
il faut reconnaître que l'histoire du monde doit être
pensée comme passée : la fonction de l'esprit n'est-
elle pas précisément de localiser les événements de
l'histoire, de penser le passé comme tel, et donc de
penser qu'il n'est plus ? Jamais la totalité ne peut
être rendue présente, le déroulement du temps s'y
oppose : il est apport, mais aussi privation. Comme
l'amour de l'éternel, l'amour du total nous conduit donc à
refuser le temps : il faut, pour accepter le temps, renoncer
CONSCIENCE ACTIVE ET PASSIONNELLB 143

au total comme à l'éternité. Au reste, si la totalité pouvait


être donnée, ce serait à l'Esprit universel, et non à
l'homme. L'homme n'est ni l'Esprit éternel, ni la totalité
de l'histoire se réfléchissant en soi-même : il est situé à un
moment du temps. Si donc Spinoza et Hegel peuvent
avoir raison du point de vue de Dieu, ou de l'histoire
universelle, ils ne sauraient proposer à l'homme que de
fallacieuses sagesses.
Combien au contraire la philosophie de Descartes
convient à celui qui veut accepter le temps. Tout y
est à mesure d'homme : la recherche ne se confond
pas avec la vérité, la philosophie n'est point vision
divine ou histoire universelle, elle est méthode, c'est-
à-dire attitude d'un esprit fini cherchant une vérité
dont il sait qu'elle lui demeure extérieure. Cet esprit
n'est point celui de Dieu, son progrès n'est pas celui
d'une histoire dialectique embrassant à la fois l'évo-
lution du réel et le développement de la raison. Ici
se distinguent l'esprit, l'objet de l'esprit, et la méthode
de l'esprit pour atteindre cet objet. L'éternité est laissée
à Dieu, et nous voyons l'homme s'avancer, dans le
temps, sur son humaine route. Il convient, avant de
finir, de considérer un peu sa démarche, prudente et
mesurée.
CHAPITRE XV

Sagesse de Descartes

N u1 maître de sagesse ne nous semble préférable


à Descartes. On a beaucoup loué sa métaphysique,
et cet admirable rappel de l'esprit à soi, qu'à sa suite
les idéalistes invoqueront toujours contre l'erreur où
tend la connaissance, commune ou scientifique, en se
perdant dans l'objet. Descartes nous avertit de ne pas
oublier que l'objet, à l'aide duquel nous croyons parfois
reconstruire le monde et l'homme, est encore objet
de l'esprit, et que la réalité de la pensée est notre pre-
mière certitude. D'autres préfèrent le Descartes savant,
et vantent ses découvertes mathématiques ou physiques.
Ici, Descartes enseigne les lois des choses, et semble
tout entier tourné vers la Nature. Mais mettra-t-on
jamais assez de temps à considérer l'hpmme,- qui tient
tout cela ensemble, et comme dans sa main ? Car
Descartes ne peut être compris que par l'union de
ces deux mouvements, celui qui nous rappelle à l'esprit,
celui qui nous oriente vers les choses. Il condamne
les savants, qui font une science sans métaphysique,
et déclare que l'on ne peut faire de géométrie si l'on
ne connaît Dieu. Mais il ressemble fort peu aux modernes
idéalistes, qui voient partout occasion de faire de la
métaphysique, lui qui, après avoir défini les pensées
métaphysiques comme celles << qui exercent l'entende-
SAGESSE DE DESCARTES 145

ment pur », écrit à la princesse Élisabeth qu'il n'a jamais


employé que « fort peu d'heures par an » à de telles
pensées. Le souci de Descartes est d'être homme total,
et de mettre en place tout ce par quoi on le devient :
aussi médite-t-il, mais aussi part en guerre, et se bat
en duel, sachant qu'il est un temps pour l'enchaînement
des pensées, un temps pour le risque et pour l'épée.
La philosophie de Descartes ne prétend pas expli-
quer toute chose. Beaucoup sont plus subtiles, et plaisent
davantage aux esprits désireux de porter partout le
discours. Descartes ne veut pas reconstruire le monde
a priori, mais prendre devant le monde une attitude
exacte, ce qui est tâche d'homme. Nul ne fut, plus que
lui, soucieux d'agir, et avec certitude. S'il a << un extrême
désir d'apprendre à distinguer le vrai d'avec le faux »,
c'est pour voir clair en ses actions, et << marcher avec
assurance en cette vie ». Toujours il accepte le temps,
et se détourne de l'éternel. C'est dans le temps que sa
philosophie se développe tout entière : elle est faite de
moments successifs qui s'engendrent les uns les autres,
elle est une sorte d'histoire, non sans doute, comme chez
Hegel, une histoire de l'Univers, mais celle d'un esprit
particulier, et de la recherche quotidienne de cet esprit
qui, jour par jour, s'arrache à la confusion première,
se découvre, s'élève à Dieu, puis redescend, armé, vers
la matière du monde. Et toujours Descartes regarde
vers l'avenir, soucieux de son action propre, désireux
d'assurer le progrès des hommes. L'éternité n'est pas
chez lui ce que l'on contemple et en quoi l'on se perd,
mais ce qui permet de n'être pas vaincu demain par le
cours des choses. On chercherait en vain, dans les Médi-
tations, une reprise, un retour en arrière, une immobilité
où la crainte d'agir trouverait son repos. Jamais il n'est
LE DÉSIR D'ÉTERNITÉ

question de se détourner des tâches quotidiennes et


des objets limités qui sont proposés à l'homme, de
revenir définitivement à l'Esprit éternel présent en
nous : il s'agit toujours au contraire de se placer au
point de vue de l'Esprit pour agir sur le monde, et,
soutenu par l'Esprit, de se tourner vers le temps, d'y
accomplir une œuvre. Une telle métaphysique est tout
entière d'action.
Descartes désire sans cesse plus de conscience. Or
toute éternité est inconscience: cela est clair de l'éternité
passionnelle, mais aussi de celle de l'Esprit, qui est ce
qui connaît, mais ne peut être connu. Aussi Descartes
se libère-t-il de l'une et de l'autre. Contre toute passion
personnelle, contre l'enfance et les préjugés de l'enfance,
il use de son doute, qui établit que notre véritable vie
n'est pas notre histoire, mais la recréation constante du
moi par l'action immédiate de la volonté. Ici la liberté
présente s'affirme contre le poids du passé. Et la consi-
dération de Dieu ne sera elle-même qu'un moment de la
connaissance : de cette éternité encore, il faudra se
détacher. Pour cela, Descartes distingue d'abord avec
soin son esprit de l'esprit de Dieu, et n'admet jamais
la confusion, si fréquente dans l'idéalisme, entre l'esprit
humain et l'Esprit. Le cogito de la seconde méditation
n'est pas le Dieu de la troisième : bien au contraire, c'est
l'insuffisance du moi qui permet de poser la suffisance
divine :Dieu demeure toujours extérieur à ma pensée, soit
qu'on le reconnaisse comme la cause de l'idée d'infini
qu'elle contient, soit qu'on l'invoque comme ayant
produit, et produisant encore, le moi pensant. Et la
preuve ontologique elle-même, qui semble atteindre
l'existence divine par le dedans, repose moins ici sur
la compréhension de l'infini par l'esprit, compréhension
SAGESSE DB DESCARTES 147

qui est déclarée impossible, que sur l'impossibilité pour


l'esprit de nier cet infini qui le dépasse et s'impose à lui.
cc Il n'est pas en ma liberté», dit Descartes, cc de concevoir
un Dieu sans existence. >> Et il insiste toujours sur
le caractère incompréhensible de Dieu, souligne l'im-
possibilité où nous sommes de résoudre les problèmes
qui ont l'infini pour objet, ce en quoi il se délivre de
la théologie et de ses mystères. Descartes renonce
enfin à l'éternel quand il redescend vers le monde.
Ici la pensée, après avoir trouvé la garantie de sa valeur,
tend vers l'objet et construit la physique. Et la connais-
sance de la véracité divine permet de tourner le dos à
l'éternel, comme le doute permettait de tourner le dos
à l'enfance.
Toute attitude de conscience est donc, chez Des-
cartes, active. Et le réel lui-même est tenu pour action
essentielle : Dieu est acte pur, et c'est parce que nous
sommes volonté que nous pouvons être dits son image.
Les démarches cartèsiennes ont pour but de participer
à l'action universelle, de transformer en action ce qui,
en nous, pourrait être encore passion. Ainsi, l'insatis-
faction de Descartes sortant du collège, qui est d'abord
passion et tristesse, devient action par l'entreprise du
doute. Par le doute, en effet, Descartes assume son in-
quiétude, transforme une inquiétude subie en une active
et créatrice volonté d'inquiétude. De même, l'idée d'infi-
ni, qui se présente d'abord dans l'expérience qu'a mon
esprit de n'être pas tout, et de n'être pas sa propre
cause, et par laquelle donc subsiste dans le doute quel-
que passivité, quelque raison de croire que je puis
être trompé par un malin génie, devient source de
vérité, lorsque, après avoir été positivement redécou-
verte au sein de ma pensée, elle est mise enfin à sa
LB DÉSIR D'ÉTERNITÉ

place : elle apparaît alors comme une raison d'avoir


confiance, et non de craindre, elle n'est plus saisie comme
antithèse de la misère de mon esprit, mais comme
source et garantie de sa valeur, et des connaissances
claires qu'il peut atteindre.
La pensée grecque parvenait vite à la sagesse. Tout
était, en son temps, conçu selon l'objet : de ce point
de vue, l'homme connaît aisément la place qu'il occupe
en la Nature. Mais l'homme apprit du christianisme
que Dieu lui est intérieur. Ici r:ntre se découvre du
côté du sujet, la pensée se saisit comme source du monde,
et trouve en soi le poids de l'éternité que, jusque-là,
elle croyait contempler dans les choses. L'âme dès lors,
s'apercevant comme l'image et l'objet de prédilection
de l'auteur de la Nature, semble écrasée par la charge
de sa propre valeur ; elle craint de la laisser perdre,
elle se sent coupable à la moindre défaillance, et le
monde devient pour elle tentation. Ainsi la pensée
médiévale, lourde de la révélation de l'éminente di-
gnité du sujet, semble ne plus savoir aborder la Nature.
Combien, en semblable climat, où l'idéal est de sainteté,
devient malaisée une humaine sagesse. Descartes cepen-
dant lui ouvre une nouvelle voie. De la révélation chré-
tienne, il retient toute la vérité, découvrant Dieu au
cœur de la conscience, le prouvant à partir de la seule
pensée. Mais il n'abandonne pas le monde pour cela :
il croit au contraire avoir trouvé en Dieu le moyen
de mieux connaître la Nature, d'y pénétrer plus pro-
fondément ; aussi va-t-il, par idées claires, reconquérir
l'espace, et éclairer cette Matière inhumaine, jusque-
là abandonnée au trouble du sensible, des lumières de
la raison. Mais une telle harmonie, et cette synthèse
unie à la distinction, étaient sans doute impossibles à
SAGESSE DE DESCARTES 149

d'autres qu'à lui-même. Aussi, dès après lui, voit-on


les uns ne plus retenir que l'objectivité de la Nature,
et construire une science où l'esprit paraît oublié, les
autres, revenant à l'identification du sujet et de l'infini,
perdre le sens de l'obstacle, et enlever à l'action humaine
sa véritable signification.
Il est en effet bien difficile de conserver à la fois le
sens de l'Esprit qui nous porte et la science du monde
dans lequel notre action fera pénétrer l'Esprit. Valeurs
et lois sont éternelles : mais la réalisation des valeurs,
l'application des lois s'opèrent dans le temps : il faut
donc croire à l'éternité, et accueillir cependant le devenir
des choses, aimer leur nouveauté, consentir à l'effort,
ne plus songer à ce qui n'est plus, accepter le futur,
admettre notre mort, dont l'image ne doit pas nous
empêcher de vivre. Rien n'est plus malaisé que d'orienter
notre conscience selon cette double exigence. En toute
pensée claire, la conscience semble se déchirer, voit se
séparer sa subjective et éternelle essence et le change-
ment de son contenu. Ainsi, nous l'avons vu, dans la
pensée de la causalité, l'identité exigée se superpose à
la diversité donnée sans pouvoir la réduire, et il n'est
pas possible d'opérer, des deux éléments en présence,
une synthèse de raison : le monde temporel ne peut
être déduit de l'Esprit. Dès lors, on peut être tenté
de choisir, de devenir l'homme du temporel, oublieux
des valeurs, ou l'homme de l'éternel, oublieux de la
vie. Mais il nous faut refuser ce choix, réaliser notre
unité, joindre l'éternité au temps, si nous voulons,
simplement mais totalement, être des hommes.
Or, cela n'est possible que par l'action. Sans doute
dira-t-on qu'une action qui accepte le temps contient
une part de passivité, puisque le temps est seulement
ISO LE DÉSIR D'ÉTERNITÉ

constaté, s'écoule sans moi; demeure bien, par là,


la marque de mon impuissance. Mais, pour me deli-
vrer d'une passion semblable, il faudrait que je m'égale
à Dieu, et que je crée moi-même, instant par instant,
le devenir du monde. Vouloir me délivrer de la passion
du temps serait donc me bercer du plus vain des rêves,
croire que l'action totale est possible à l'homme, condam-
ner ma vie à l'inefficacité. Car l'homme, étant fini, ne
peut échapper à toute passion : en s'efforçant d'y par-
venir, il tombe en une passion plus grande. Et l'action
humaine ne commence qu'avec l'acceptation de la
passion, première et inévitable, qui est celle du temps.
Dire oui au temps, admettre le futur, accueillir le chan-
gement qu'il nous apporte sont les conditions premières
de la réalisation de toute œuvre. Et nous opérons ainsi,
de l'Esprit et du temps, la seule synthèse qui soit en
notre pouvoir. Toute synthèse rationnelle est im-
possible puisque, pour la pensée claire, l'esprit et le
temps sont irréductibles. Mais, par l'action, la cons-
cience transforme le monde selon les valeurs, permet
à l'éternel de descendre dans le devenir, à l'esprit de
modeler, de diriger le cours des choses. Voici le domaine
de l'homme. Entre l'Esprit et le temps, il n'est pour
lui de médiation que celle de l'acte. Si la conscience
humaine est double, si, tournée vers le temps, elle contient
cependant l'éternel, c'est pour opérer cette médiation :
aussi Descartes pense-t-il que son essence est volonté.
Le refus du temps, la nostalgie du passé, l'amour de
l'éternel ne sont que fuites devant notre tâche : seules
nos entreprises temporelles peuvent manifester notre
fidélité à l'Esprit.
TEXTES CITÉS

CHAPITRE PREMIER. - VIGNY, La maison du berger. DBSCARTBS,


Méditations, I et II. .ALAIN, Eléments de philosophie, xre partie,
chap. 17, note.
CHAPITRE II. - DBSCARTBS, Les passions de l'âme, I et 47• R.ACINB,
Phèdre. Paul ELuARD, Les yeux fertiles. Gérard DB NERVAL, Sylvie;
Aurélie, II, 5·
CHAPITRE III. - VBRLAINB, Nevermore.
CHAPITRE IV. - LAGNBAU, Célèbres leçons. BEAUMARCHAIS, Le
mariage de Figaro. Marcel PROUST, Albertine disparue.
CHAPITRE V. - Paul ELUARD, La dame de carreau.
CHAPITRE VI. - PLATON, Timée, 38 (traduction RIVAUD). HuMB,
Traité de la nature humaine, I, 3· P. }ANET, L'évolution de la mémoire
et de la notion de temps, 4· BACHELARD, La dialectique de la durée, 3·
LALANDE, Lectures sur la philosophie des sciences, 1·
CHAPITRE VIII. - BERGSON, La pensée et le mouvant, I. HBGBL,
Phénoménologie de l'esprit (traduction HYPPOLITB). PLoTIN,
Ennéades, III, 7 (traduction BRÉHIBR).
CHAPITRE IX. - RoNSARD, Ode : Quand je suis vingt ou trente mois.
APOLLINAIRE, Le pont Mirabeau. KANT, Esthétique transcen-
dentale.
CHAPITRE XI. - DBSCARTBS, Les passions de l'âme, 41·
CHAPITRE XIII.- Rémy BBLLBAU, Ode : Si l'or et la richesse.
CHAPITRE XIV. - DBSCARTBS, Les passions de l'âme, 212. BAUDE-
LAIRE : Une charogne.
CHAPITRE XV. - DBSCARTBS, Lettre à Elisabeth du 28 juin 1643;
Discours de la méthode; Méditations, V.
TABLE DES MATIÈRES

AVANT-PROPOS. • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 5

PREMIÈRE PARTIE
LE REFUS AFFECTIF DU TEMPS
ET L'ILLUSION DE L'ÉTERNITÉ
CHAPITRE PREMIER. - Situation de l'éternité. . . . 7
II. - Les passions. . . . . . . . . . . . . • . . . 18
Ill. - La mémoire, l'habitude, le re-
mords..................... 28
IV. - Sources du refus affectif du temps 39
V. - L'état de passion. . . . . . . . . . . . . 57

DEUXIÈME PARTIE
L'EXIGENCE RATIONNELLE
ET LA VÉRITÉ DE L'ÉTERNITÉ
CHAPITRE VI. - La pensée et l'éternel. . . . . . . . . 67
VII. - Réalité du temps . . . . . . . . . . . . 76
VIII. - Nécessité de l'éternel......... 83
IX. - Subjectivité et objectivité de
l'éternel. . . . . . . . . . . . . . . . . . 95
X. - Action spirituelle et volonté . . . 106
154 LE DÉSIR D'ÉTERNITÉ

TROISIÈME PARTIE

L'ACCEPTATION DU TEMPS
ET LE RENONCEMENT
A L'ÉTERNITÉ

CHAPITRE XI. - Limites de l'éternité . ......... us


XII. - Confuûon des deux éternités . .. 123
XIII. - Le renoncement à l'éternel .... 129
XIV. Conscience active et conscience
passionnelle . .............. 136
xv. Sagesse de Descartes . ........ 144

TEXTES CITÉS. • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • I sI
DU M~ME AUTEUR

Notu rur les Prin&ipu de la philo1ophie de Deuarln, Chantiers (épuisé).


Le;onr de philoJophie, :z vol., Didier (épuisé).
Le désir d'éternitl, PUF (en italien : Il PenJiero Sdentifico, Rome, trad.
Giovanni PAvAN).
Introduction à la /er/ure de la « Critique de la raiJoll pratique» (dans l'édition
de cet ouvrage), PUF.
La &couverte 111ltaphysique de l'homme rhez Desrarler, PUF.
La nostalgie de l'être, PUF.
Philorophie du turrlaliJme, Flammarion (en anglais : Ann Arbor, The Uni-
versity of Mkhigan Press; en espagnol : Barral Editores, Barcelone).
Deuarler, Hatier (en allemand : Fromann, Günther Houboog, Stuttgart).
L'explrienu, PUF.
Solitude de la raifon, Le Terrain vague (épuisé).
La rritique kantienne de la métaphyfique, PUF.
Sign(fkalion de la philorophie, Hachette (en portugais : Livraria Eldorado
Tijuca Ltda, Rio de Janeiro).
Le rartlfianismt de Malebranrhe, Vrin.
Ma/ebranrhe el /1 ratiot~alitme rhrllien, Seghers.
La cont&ienu affutive, Vrin.
Le rationalisme de Spinoza, PUP.
Htt11/at:Îfme surrla/itte el humanùme exlstentialitle, Cahiers du Collège phi-
losophique, Arthaud.
Structures logiques et structures mentales en histoire de la philosophie,
in Bulletin de la So&iété fran;aùe de Philorophie, Armand Colin.
Sciençe et mltaphysique chez Deuartu (Cours), cou.
Nature et vérité da11r la phi/orophie de Spinoza (Cours), cou.
Servitude et liberté re/on Spinoza (Cours), cou.
La morale de lGJnt (Cours), cou.
Edition des Œuvrn philorophiquu de Durartes, 3 vol., Garnier.
Edition des Œuvrer philorophiquu de Kant, Ier volume : Der premier~ lcrits
à la Critique de la raùon pure (deux autres volumes doivent suivre), Galli-
mard, « Bibliothèque de la Pléiade ».
Edition de textes choisis de l'Ethique de Spùtozo, PUF.
Collaboration aux ouvrages collectifs : Ler philoropher rllèbrer, Mazenod,
Enryrlopédie jra11çaiJe (volume : Philotophie, Religion), Dmar/et (C.ahiers
de Royaumont), Editions de Minuit, Le Surrlalitme (Décades de Cerisy
La Salle), Mouton, EnrydopocditJ Univertalù, Hùtoire de la philotophie,
Hachette.

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