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Madelrieux 1
Wittgenstein (1889-1951)
Du Tractatus jusqu’aux Recherches
Lyon 3, année 2021-22, semestre 1 – Agrégation/Master
Hand-out
Les titres précédés d’un astérisque ont été publiés par Wittgenstein de son vivant. Les titres
soulignés peuvent être considérés comme de lecture essentielle.
4. Correspondance
- « Lettres à Paul Engelmann, Ludwig von Ficker, Bertrand Russell », trad. J.-P. Cometti,
Sud, numéro hors série, 1986
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1. Instruments de lecture
- **Chauviré C. et Sackur J., Le vocabulaire de Wittgenstein, Paris, Ellipses, 2003 [livre de
chevet de l’agrégatif]
- **Glock H.-J., Dictionnaire Wittgenstein, Paris, Gallimard, 2003 (avec biographie et
bibliographie) [à consulter régulièrement]
- Granger G. G., Ludwig Wittgenstein, Paris, Seghers, 1969 ; repris dans Invitation à la lecture de
Wittgenstein, Aix-en-Provence, Alinéa, 1990 [sur le premier W : préférez Schmitz]
- Hacker P. S. M., Wittgenstein. Sur la nature humaine, Paris, Le Seuil, 1999 [sur Cairn ; clair,
mais en fait uniquement sur la philosophie de l’esprit du second W]
- Kenny A., Ce que Wittgenstein a vraiment dit, Verviers Marabout, 1975
- Lock G., Wittgenstein : Philosophie, logique, thérapeutique, Paris, PUF, 1992 [sur Cairn]
- Pears D., Wittgenstein, Paris, Seghers, 1971
- **Plaud, S., Wittgenstein, Paris, Ellipse, 2009 [la meilleure initiation pour l’agrégation] ; **
Wittgenstein, sortir du labyrinthe, Paris, Belin, 2017 [une extension du précédent]
- *Schmitz F., Wittgenstein, Paris, Les Belles Lettres, 1999 [éclairant pour la première
période]
- Schulte J., Lire Wittgenstein. Dire et montrer, Combas, Éditions de l’éclat, 1992
- Younes R., Introduction à Wittgenstein, Paris, La Découverte, 2016 [Cairn ; donne les repères
essentiels]
4.2) consulter Chauviré et Laugier (Ed), Lire les Recherches philosophiques de Wittgenstein
(Paris, Vrin, 2006) pour la deuxième période
4.3) lire Marou, De la certitude (Paris, Ellipse, 2006) pour la dernière période (« épilogue »)
Tout au long de vos lectures, consultez régulièrement Chauviré et Sackur, Le vocabulaire de
Wittgenstein (Paris, Ellipses, 2003) et Glock, Dictionnaire Wittgenstein (Paris, Gallimard, 2003 – en
commençant par l’entrée « Philosophie »).
Enfin, ressaisissez l’ensemble à travers la lecture de Bouveresse, La rime et la raison : Science, éthique et
esthétique (Paris, Minuit, 1973).
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Abrégé du Tractatus
5. La proposition est une fonction de vérité des propositions élémentaires » (la proposition
élémentaire est une fonction de vérité d’elle-même. (p. 70)
5.1. Les fonctions de vérité peuvent être ordonnées en séries.
Tel est le fondement de la théorie des probabilités.
5.2. Les structures des propositions ont entre elles des relations internes.
5.3. Toutes les propositions sont les résultats d’opérations de vérité sur des propositions
élémentaires.
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6. La forme générale de la fonction de vérité est : [p, ξ, N(ξ)]. C’est la forme générale de la
proposition. (p. 95)
6.1. Les propositions de la logique sont des tautologies.
6.2. La mathématique est une méthode logique.
6.3. L’exploration de la logique signifie l’exploration de toute capacité d’être soumis à des lois.
Résumé du Tractatus
1. Ontologie. Le monde est la totalité des faits ; il existe des faits qui sont les constituant ultimes
de la réalité : ce sont des faits élémentaires (ou atomiques). Les faits atomiques sont des connexions
d’objets simples.
2. Langage. Toute proposition portant sur la réalité peut être analysée jusqu’à des propositions
élémentaires, qui sont les plus petites unités signifiantes du langage. De telles propositions sont des
images des faits, en ceci qu’elles sont décomposables en noms qui dénomment les objets simples
du monde. Si la structure interne de la proposition reproduit la structure interne du fait qu’elle
énonce, c’est-à-dire si les noms sont arrangés dans la proposition à l’image de la connexion des
objets simples dans le fait correspondant, alors la proposition est vraie ; et fausse dans le cas
contraire.
La vérité et la fausseté d’une proposition élémentaire ne dépend donc que de ce qui est
effectivement réalisé ou non dans le monde ; elle ne dépend pas de la vérité ou de la fausseté d’une
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autre proposition élémentaire. De cela, le logicien ou le philosophe n’a rien à dire : c’est au savant à
mettre en évidence ce qui est ou ce qui n’est pas le cas dans le monde, et donc à établir la liste des
propositions élémentaires vraies. C’est pourquoi la philosophie ou la logique n’ont rien à voir avec
les sciences de la nature : elles ne font pas de découvertes à propos de ce qui a lieu ou non dans le
monde.
3. Logique
Toutes les autres propositions (propositions complexes ou moléculaires) sont construites à
partir des propositions élémentaires en tant que fonction de vérité de ces dernières. Si l’on sait
quelles sont les propositions élémentaires vraies et lesquelles sont fausses, on peut déterminer à
l’avance, par simple calcul, toutes les propositions complexes vraies et toutes les propositions
complexes fausses. Et ceci est l’affaire de la logique.
Qu’à la différence des sciences de la nature, il n’y ait pas de découvertes ni de surprises en
logique s’explique par ceci que toutes les formes possibles de combinaison des propositions
élémentaires sont constructibles à partir d’une seule opération sur les propositions élémentaires, la
« négation simultanée ». Cela signifie que les constantes logiques (connecteurs propositionnels et
quantificateurs) qui combinent dans la langue symbolique les propositions élémentaires n’ont
qu’une valeur pragmatique de commodité pour le calcul : elles peuvent être en réalité éliminées,
puisque, ne faisant que faire voir d’une autre manière les résultats de cette unique opération, elles
ne représentent aucun fait, qu’il appartiendrait au logicien de découvrir et d’expliquer.
Certaines combinaisons de propositions élémentaires engendrent des tautologies, qui sont
vraies quelles que soient la valeur de vérité de leurs propositions constituantes. Ces propositions
sont donc nécessairement vraies non pas parce qu’elles porteraient sur certaines propriétés
essentielles ou générales de la réalité, mais parce qu’elles sont sans contenu. On peut ainsi définir
comme des tautologies les propositions nécessaires de la logique. Celles-ci dessinent la forme
générale du monde, de la pensée et du langage (c’est tout un). Les équations mathématiques et les
principes de la physique sont de même ordre.
4. Métaphysique et mystique.
Toute tentative pour décrire dans des propositions ce qu’il en est de la forme du monde, de
la pensée ou du langage, est vouée au non-sens, puisque de telles propositions chercheraient à dire
dans le langage ce qui conditionne a priori tout langage.
De même, toute proposition cherchant à dire ce qui a de la valeur dans le monde (comme le
font les propositions éthiques, esthétiques et religieuses) sont dénuées de sens, car il n’y a que des
faits dans le monde.
Mais ce qui ne peut se dire est néanmoins important et il se manifeste : la forme de notre
représentation se montre dans l’usage de notre langage : c’en est la (syntaxe) logique ; la valeur de
notre vie se montre dans les décisions de notre volonté : c’est le mystique.
5. Philosophie
La philosophie n’est donc pas une théorie ou une doctrine, mais seulement une activité
critique, dotée d’une méthode, l’analyse logique du langage, dont le but est de clarifier le sens des
propositions factuelles des sciences de la nature et de montrer le non-sens de toutes les autres
propositions.
*
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[1] « Le concept général de la proposition entraîne avec lui un concept tout à fait général de
coordination de la proposition et de l’état de choses : la solution de tous mes problèmes doit être
extrêmement simple » ; « la proposition n’énonce quelque chose qu’en tant qu’elle est une image » ; « Toute ma
tâche consiste à expliquer la nature de la proposition. C’est-à-dire à indiquer la nature des faits dont
la proposition est l’image. » (Wittgenstein, Carnets 1914-1916, p. 32, 35 et 85)
[2] « Il est clair que c’est en cherchant à redéfinir la vieille notion d’« analycité » que nous
parviendrons à la définition de la « logique » ou de la « mathématique ». Bien que nous ne puissions
plus nous contenter de définir les propositions de la logique à partir du principe de non-
contradiction, il est possible, et même nécessaire de reconnaître l’existence d’une classe de
propositions tout à fait différentes de celles sont la connaissance est d’ordre empirique. Ces
propositions présentent toutes les caractères d’être des « tautologies », suivant la terminologie que
nous acceptions il y a un instant. Ajouté au fait qu’elles sont toutes exprimables en termes de
variables et de constantes logiques (une constante logique étant ce qui reste lors du remplacement
de tous les constituants), ce caractère nous donne la définition de la logique et des mathématiques
pures. Actuellement, j’ignore comment on pourrait définir le terme de « tautologie » (n 1.
L’importance de la notion de « tautologie » pour une définition des mathématiques, je la dois à mon
ancien élève Ludwig Wittgenstein, qui travaillait sur le problème. J’ignore à ce jour s’il l’a résolu,
j’ignore même s’il set encore en vie) » (Russell, p. 372, Introduction à la philosophie mathématique
(1919), Paris, Payot, 1991, p. 372)
[3] « On a effectué, je crois, le pas le plus important en philosophie une fois qu’on a acquis une
compréhension parfaite de la nature de la logique et de son rapport à la réalité ou à l’expérience.
Dans la première conférence, j’ai parlé de ce contresens particulier sur la logique que l’on a appelé
le psychologisme, et qui consiste à croire que les principes logiques sont les lois psychologiques du
fonctionnement de l’esprit humain. Cette même erreur peut prendre une forme plus générale :
souvent, on traite les lois logiques comme si elles étaient les lois de la nature ou de l’ « Être ». […] Il
doit être clair désormais que la validité de la logique – et des mathématiques – pour le monde ne
présuppose rien sur le monde, aucune « rationalité » du monde ni aucune chose de ce genre (peu
importe le terme). Elle n’a rien à voir avec aucune propriété de l’univers […] La validité de la
logique n’est soumise à aucune condition […] la proposition « il y a un anneau ou il n’h a pas
d’anneau » embrasse tous les faits possibles, elle est toujours vraie. Si elle est toujours vraies quels que
soient les faits, elle doit être a priori, et, de fait, si nous la regardons d’un peu plus près, nous
reconnaissons que c’est une tautologie. Nous voyons alors qu’une tautologie ou une proposition
analytique est un cas limite de proposition, lorsque l’extension des faits avec laquelle elle est
compatible embrasse toutes les possibilités, ou bien, pourrions-nous dire (avec Wittgenstein) le
monde entier. Dans ce cas, la proposition cesse d’exprimer quoi que ce soit ; elle est vraie, non pas
parce que sa structure correspond à une extension déterminée de faits dans le monde, mais parce
qu’elle ne renvoie plus à aucun fait précis. Elle est vraie en vertu de sa propre structure, ou, dans le
langage de la logique traditionnelle, elle ne possède qu’une « vérité formelle », alors qu’une
proposition synthétique a une « vérité matérielle » et exprime le réel » (M. Schlick, Forme et contenu.
Une introduction à la pensée philosophique (1932), Marseille, Agone, 2003, p. 136-141).
[4] « Il ne vous est pas vraiment étranger, parce que le but du livre est éthique. J’ai d’abord voulu
inclure dans la Préface une phrase qui n’y est finalement pas, que je vais retranscrire pour vous ici,
parce que ce sera peut-être une clé pour vous. Voilà ce que je voulais écrire : mon travail se
compose de deux parties : celle qui est présentée ici plut tout ce que je n’ai pas écrit. Et c’est
précisément cette seconde partie qui est la partie importante. Car l’éthique trouve sa limite tracée de
l’intérieur, pour ainsi dire, par mon livre ; et je suis convaincu que c’est la seule façon rigoureuse de
tracer cette limite. En bref, je crois que là où beaucoup d’autres aujourd’hui ne font que bavarder,
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j’ai réussi dans mon livre à mettre les choses en place en étant silencieux à ce propos… Pour
l’heure, je vous recommanderai de lire la Préface et la conclusion car elles contiennent l’expression la
plus directe de ce but. » (Wittgenstein, Briefe an Ludwig von Ficker, G. H. Wright (Ed.), Salzbourg,
Otto Müller Verlag, 1969, p. 35).
[5] « Maintenant, j’ai peur que tu n’aies pas réellement saisi ma principale affirmation, dont toute
l’affaire des propositions logiques n’est qu’un corolaire. Le point principal est la théorie de ce qui
peut être exprimé (gesagt) par les propositions – c’est-à-dire par le langage – (et, ce qui revient au
même, ce qui peut être pensé) et ce qui ne peut être exprimé par les propositions, mais seulement
montré (gezeigt) ; ce qui, je crois, est le problème cardinal de la philosophie » (Wittgenstein, Lettre
à Russell du 19 août 1919, Briefwechsel mit B. Russell, G. E. Moore, J. –M Keynes, F. P. Famsey, W. Eccles,
P. Engelmann und L. von Ficker, Francfort-sur le-Main, Suhrkamp, 1980, p. 252).
[6] « Les deux caractéristiques que je vais évoquer maintenant sont en relation directe avec la
précédente, et elles sont communes à la philosophie de Moore et de Wittgenstein. L’une d’entre
elles est que ce qui donne matière à philosopher, c’est d’abord la philosophie elle-même ; l’autre que la véritable
difficulté en philosophie n’est peut-être pas de répondre à des questions, mais de déterminer quelles questions sont
posées au juste. Il y a des philosophes des sciences, de la morale, du droit, de l’art ou de la religion.
Moore et Wittgenstein sont avant tout, si l’on peut dire, des philosophes de la philosophie […] il
est incontestable que chez lui [W], le point de départ et le motif de la recherche philosophique, ce
sont d’abord les choses déconcertantes et incompréhensibles que nous sommes constamment
tentés de dire quand nous nous mettons à philosopher. Le philosophe est dans cette entreprise
simultanément le patient, le malade et le remède ; la maladie, le thérapeute et la thérapeutique. […]
Le but de la philosophie, conçue de cette façon, n’est pas d’interpréter le monde, et encore moins
de le transformer : c’est d’abord la pacification de l’entendement philosophique perturbé » (J.
Bouveresse, Essai III. Wittgenstein et les sortilèges du langage, Marseille, Agone, 2003, pp. 11-12).
[7] « L’introduction de Russell peut être considérée comme une des raisons principales qui ont fait
que le livre, bien que reconnu à l’heure qu’il est comme un événement d’une importance décisive
dans le domaine de la logique, n’a pas réussi à se faire comprendre comme un ouvrage
philosophique au sens large » (P. Engelmann, Letters from Ludwig Wittgenstein. With a Memoir,
Blackwell, Oxford, 1967, p. 117).
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L’ontologie du Tractatus
[1] « Les faits les plus simples que l’on puisse imaginer sont ceux qui consistent en la possession
d’une qualité par une chose particulière. Des faits, par exemple, tels que « ceci est blanc ». On doit
les prendre en un sens très sophistiqué. Je ne veux pas que vous pensiez au morceau de craie que je
tiens, mais à ce que vous voyez en regardant la craie. Si on dit « ceci est blanc », on a là un fait
presque aussi simple qu’il est possible d’en obtenir un. Le plus simple, après lui, est celui où l’on a
une relation entre deux faits, telle que « ceci est à la gauche de cela » » (Russell, La philosophie de
l’atomisme logique (1918), trad. in Écrits de logique philosophique, Paris, PUF, 1989, p. 357)
[2] « La logique que je veux défendre ici est atomiste, par opposition à la logique moniste de ceux
qui suivent plus ou moins Hegel. Quand je dis que ma logique est atomiste, je veux dire que je
partage la croyance du sens commun qu’il y plusieurs choses séparées ; je ne considère pas
l’apparente multiplicité du monde comme de simples phases et divisions irréelles d’une Réalité une
et indivisible » (Russell, ibid, p. 337)
[3] « Les théories que nous avons examinées peuvent toutes être déduites d’une théorie logique
centrale, que l’on peut exprimer ainsi : « Toute relation est fondée dans la nature des termes en
relation. ». Appelons celle-ci l’axiome des relations internes. Il s’ensuit immédiatement que l’ensemble
de la réalité ou de la vérité doit être un tout signifiant dans le sens que M. Joachim donne à ces
termes. Car chaque partie aura une nature qui manifeste ses relations avec les autres parties et le
tout ; d’où ceci que, si la nature d’une seule partie était complètement connue, la nature du tout et
de toutes les autres parties serait aussi connue complètement ; tandis qu’inversement, si la nature
du tout était complètement connue, serait également connue sa relation à toutes les parties, et donc
les relations de toutes les parties à toutes les autres, et donc la nature de chaque partie. Il est
également évident que, si la réalité ou la vérité est un tout signifiant dans le sens que M. Joachim
donne à ces termes, l’axiome des relations internes doit être vrai. Cet axiome équivaut donc à la
théorie moniste de la vérité. » (Russell, Histoire de mes idées philosophiques, « révolte contre l’idéalisme
et pluralisme », Paris, Gallimard, 1961, p. 71).
[4] « La philosophie qui me paraît la plus vraie pourrait s’appeler « réalisme analytique » […] Elle
est analytique, puisqu’elle soutient que
1°) l’existence du complexe dépend de l’existence du simple, et non pas vice versa,
2°) et que le constituant d’un complexe est absolument identique, comme constituant, à ce
qu’il est en lui-même quand on ne considère pas ses relations » (Russell, « Le réalisme analytique »,
Bulletin de la société française de philosophie, séance du 23 mars 1911, p. 53) ;
[5] « Nous dirons que nous avons l’expérience directe (« acquaintance ») d’une chose quand elle est là
directement devant nous, que nous en avons conscience, sans l’intermédiaire d’aucun processus
d’inférence ou de quelque connaissance de vérité que ce soit. Par exemple, en la présence de ma
table, j’ai l’expérience directe des sense-data qui constituent son apparence – couleur, forme,
dureté, poli, etc. ; autant de choses dont j’ai immédiatement conscience en voyant ou touchant la
table. Bien des assertions peuvent être faites sur cette nuance particulière de couleur que je suis en
train de voir : je peux dire qu’elle est marron, plutôt foncée, et ainsi de suite. Mais bien qu’elles
expriment des vérités au sujet de (about) la couleur, ces affirmations ne m’apportent pas une meilleure
connaissance de la couleur : en e qui concerne la connaissance de la tache colorée elle-même, par
opposition à la connaissance de vérités à son sujet, je connais la couleur complètement et
parfaitement au moment où je la vois, et même en théorie aucun accroissement de la connaissance
que j’ai d’elle n’est possible. C’est ainsi que j’ai l’expérience directe des sense-data qui constituent
l’apparence de ma table, et qui sont immédiatement connus de moi tels qu’ils sont. […]
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Le mot « idée » s’est chargé avec le temps d’associations nombreuses et qui peuvent égarer
sur le sens proprement platonicien du mot. Nous parlerons donc d’ « universel » plutôt que
d’ « idée » pour décrire ce que Platon a en vue. Ce qui caractérise essentiellement ce genre d’entités,
c’est leur opposition aux choses particulières données dans la sensation. A propos de ce qui est
donné dans la sensation, ou est de même nature, nous parlons de particuliers ; par opposition, un
universel sera tout ce qui est partagé en commun par plusieurs particuliers […] On remarquera
qu’aucun énoncé ne peut être formé sans comporter au moins un mot qui dénote un universel […]
Ainsi toute vérité comporte des universaux comme constituants, et toute connaissance des vérités
présuppose une expérience directe d’universaux […] Nous venons de voir qu’il faut ranger les
universaux au nombre des entités : reste à montrer que leur être n’est pas simplement de nature
mentale ; je veux dire par là que, quel que soit leur mode d’être, il est indépendant du fait que
l’esprit les pense ou les appréhende. […] Prenons une proposition comme « Edimbourg est au
nord de Londres ». Nous avons ici une relation entre deux lieux, et il est évident que la relation
subsiste indépendamment de notre connaissance […] nous nous contentons de saisir un fait qui
était là antérieurement à la connaissance que nous pouvons avoir de lui. […] En conséquence, nous
devons reconnaître que la relation, au même titre que les termes qu’elle relie, est indépendante de la
pensée : elle appartient au monde dans son extériorité, que la pensée saisit mais ne crée pas. Il reste
cependant une difficulté : la relation « être au nord de » ne semble pas exister au sens où Edimbourg
et Londres existent. Si l’on demande : « Où et quand cette relation existe-t-elle ? », la réponse doit
être : « En aucun lieu ni en aucun temps ». La relation elle-même n’est ni dans l’espace ni dans le
temps. Elle ne se trouve pas plus à Edimbourg qu’à Londres, car reliant les deux villes, elle n’est
pas plus d’un côté que de l’autre […] En ce sens, les universaux n’existent pas, nous diront qu’ils
subsistent ou possèdent l’être, « l’être » étant opposé à « l’existence » en tant qu’intemporel. […] Quand
nous voyons une tache blanche, nous avons la première fois l’expérience directe de cette tache
particulière ; mais à force de voir beaucoup de taches blanches, nous arrivons facilement à en
abstraire l’élément commun, la blancheur ; et au cours de cet apprentissage, nous parvenons à
l’expérience directe de l’universel. » (Russell, Problèmes de philosophie (1912), Paris, Payot, 1989, p.
69-70, 121-123, 125).
[6] « Vous comprenez une proposition quand vous comprenez les mots dont elle est composée,
même si vous ne l’avez jamais entendue auparavant […] En lisant le journal, par exemple, vous
prenez conscience d’un certain nombre d’énoncés qui sont nouveaux pour vous, et ils vous sont
immédiatement intelligibles, en dépit du fait qu’ils sont nouveaux, parce que vous comprenez les
mots dont ils sont composés. Cette caractéristique de pouvoir comprendre une proposition grâce à
la compréhension des mots qui la composent est absente de ces composants quand ils expriment
quelque chose de simple. Prenez le mot « rouge » par exemple et supposez – comme il faudrait
toujours le faire – que « rouge » représente une nuance particulière […] On ne peut comprendre le
sens du mot « rouge » autrement qu’en voyant des choses rouges. Il n’y a pas d’autre moyen d’y
parvenir. Il est inutile d’apprendre des langues ou de regarder dans les dictionnaires. Rien de cela ne
nous aidera à comprendre le sens du mot « rouge ». […] Le mot « rouge » ne peut être compris
qu’au moyen d’une connaissance directe de l’objet, tandis que l’expression « les roses sont rouges »
peut être comprise, si on sait ce qu’est « rouge » et ce que sont « les roses », sans avoir jamais
entendu l’expression auparavant. C’est une marque claire de ce qui est complexe » (Russell, La
philosophie de l’atomisme logique, op. cit., pp. 353-354).
[7] « Il semble que l’idée du simple soit déjà contenu dans celle du complexe et dans l’idée
d’analyse, de telle sorte que, tout à fait indépendamment d’exemples d’objets simples ou de
propositions s’y référant, nous parvenions à cette idée, et saisissions a priori l’existence des objets
simples comme une nécessité logique. » (Wittgenstein, Carnets 1914-1916, p. 120).
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[1] « 29.9.14. Le concept général de proposition entraîne avec lui le concept tout à fait général de
coordination de la proposition et de l’état de choses : la solution de tous mes problèmes doit être
extrêmement simple. Dans la proposition, un monde est composé en vue d’une épreuve. (Comme
lorsque devant un tribunal parisien un accident d’automobile a été représenté au moyen de
poupées, etc.). De là (si je ne suis pas aveugle) devrait immédiatement résulter la nature de la vérité.
Pensons aux écritures hiéroglyphiques, où chaque mot représente sa signification. Pensons aussi
que des images réelles d’états de choses peuvent être ou non correctes.
«
»
Si dans cette image le personnage de droite représente l’individu A et le personnage de gauche
l’individu B, l’ensemble pourrait exprimer à peu près « A se bat en duel avec B ». La proposition
figurée peut être vraie ou fausse. Elle a un sens indépendamment de sa vérité ou de sa fausseté. Sur
cette figuration tout ce qui est essentiel doit pouvoir être démontré. » (W, Carnets 1914-1916).
[2] « Cela se passait pendant l’automne de 1914, sur le front de l’Est. Wittgenstein lisait dans une
revue le récit du procès d’un accident automobile qui eut lieu à Paris. Lors du jugement, une
maquette de l’accident fut présentée à la cour. La maquette tenait lieu, ici, de proposition, c’est-à-
dire de description d’un possible état de choses. Elle jouait ce rôle en raison d’une correspondance
existant entre les parties de la maquette (des maisons, voitures et personnages miniaturisés) et les
choses (maisons, voitures, hommes) dans la réalité. Il apparut alors à Wittgenstein que l’on pouvait
renverser l’analogie et dire que la proposition servait de maquette ou d’image, en vertu d’une
correspondance du même type existant entre ses parties et le monde. La façon dont les parties de la
proposition sont connectées – la structure de la proposition – dépeint une possible connexion des
éléments de la réalité, c’est-à-dire un possible état de choses. » (G. H. von Wright, « Une Esquisse
biographique » (1954), in Wittgenstein, Mauvezin, TER, 1986, pp. 30-31)
[3] Escher
S. Madelrieux 15
S. Madelrieux 16
[1] « Je reviens à la question : la pensée est-elle une représentation ? Si la pensée que j’énonce dans
le théorème de Pythagore peut être tenue pour vraie aussi bien par d’autres que par moi-même, elle
n’appartient pas au contenu de ma conscience, je ne suis pas son porteur et je peux cependant la
tenir pour vraie. Et si ce n’était pas la même pensée que moi-même et tel autre considérons comme
le contenu du théorème de Pythagore, il ne faudrait pas dire « le théorème de Pythagore », mais
« mon théorème de Pythagore », « son théorème de Pythagore ». Et ils seraient différents ; car le
sens ne peut pas être séparé du théorème lui-même. Ma pensée serait alors contenu de ma
conscience, la pensée contenu de sa conscience. Se pourrait-il que le sens de mon théorème de
Pythagore soit vrai et que le sens du sien soit faux ? […] Si toute pensée a besoin d’un porteur dont
elle est un contenu de conscience, elle est la pensée de cet unique porteur et il n’existe aucune
science commune à plusieurs individus, à laquelle ils puissent travailler ensemble. […] Il en résulte,
semble-t-il, que les pensées ne sont ni des choses du monde extérieur ni des représentations. Il faut
admettre un troisième domaine. Ce qu’il enferme s’accorde avec les représentations en ce qu’il ne
peut pas être perçu par les sens, mais aussi avec les choses en ce qu’il n’a pas besoin d’un porteur
dont il serait le contenu de conscience. Telle est par exemple la pensée que nous exprimons dans le
théorème de Pythagore, vraie intemporellement, vraie indépendamment du fait que quelqu’un la
tienne pour vraie ou non. Elle n’a besoin d’aucun porteur. Elle est vraie non pas depuis l’instant où
elle a été découverte, mais comme une planète était déjà en interaction avec d’autres planètes avant
qu’on l’ait observée […] Tout n’est pas représentation. Sinon la psychologie contiendrait en elle
toutes les sciences, ou du moins aurait juridiction suprême sur toutes les sciences. Sinon, la
psychologie régirait aussi la logique et les mathématiques. Mais on ne pourrait méconnaître plus
gravement les mathématiques qu’en les subordonnant à la psychologie. Ni la logique ni les
mathématiques n’ont pour tâche d’étudier les âmes ou les contenus de conscience dont l’homme
individuel est le porteur. On pourrait plutôt leur assigner pour tâche l’étude de l’esprit : de l’esprit,
non des esprits. La saisie d’une pensée suppose quelqu’un qui la saisisse, quelqu’un qui la pense. Ce
quelqu’un est alors porteur de l’acte de penser, non de la pensée. Bien que la pensée n’appartienne
pas au contenu de la conscience de l’homme qui pense, il faut bien que quelque chose dans sa
conscience vise cette pensée. Quelque chose qui ne doit pas être confondu avec la pensée elle-
même » (Frege, « La pensée », in Écrits logiques et philosophiques, Paris, Seuil, 1971, pp. 183-184 et
191).
[3] « « … Mais un Gedanke est une Tatsache : quels sont ses constituants et ses composants, et quelle
est leur relation à ceux de la Tatsache représenté ». Je ne sais pas quels sont les constituants d’une
pensée mais je sais qu’elle doit avoir des constituants, correspondant aux mots du langage. Derechef,
le genre de relation qui unit les constituants de la pensée et ceux du fait représenté est ici
indifférent. Ce serait à la psychologie de la découvrir » (Wittgenstein, lettre à Russell du
19.08.1919, in Carnets 1914-1916, p. 233).
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[1] « Dans ce chapitre, nous aborderons l’expérience directe (acquaintance) qui doit être à la base de
notre connaissance de la logique […] Pour l’instant, je me contente de souligner qu’il existe
certainement quelque chose comme une « expérience logique », ce par quoi j’entends ce type de
connaissance immédiate, autre que le jugement, qui nous permet de comprendre les termes
logiques. […] En dehors des formes des complexes atomiques, il y a bien d’autres objets qui sont
impliqués dans la formation de complexes non atomiques. Des mots comme ou, non, tout, quelque
impliquent de toute évidence des notions logiques. Et puisque nous pouvons utiliser
intelligemment des mots de ce genre, nous devons avoir une connaissance directe (we must be
acquainted with) des objets logiques impliqués. Mais la difficulté d’isoler cette connaissance est ici très
grande, et je ne sais pas ce que sont réellement les objets logiques impliqués » (Russell, Theory of
Knowledge, The 1913 Manuscript, in The Collected Papers of Bertrand Russell, vol. 7, London, George Allen
and Unwin, 1984, p. 97 et 99)
« empire allemand »
en comptant la particule du génitif avec la première partie ; celle-ci est insaturée, tandis que l’autre
partie est fermée sur elle-même. En accord avec nos remarques précédentes, j’appelle
« la capitale de x »
Expression d’une fonction. Si nous lui donnons l’empire allemand pour argument, nous obtenons
Berlin comme valeur de la fonction » (Frege, « Fonction et concept » (1891), in Écrits logiques et
philosophiques, op. cit., pp. 84-92).
[3] « Ce qui correspond dans la réalité aux propositions composées ne saurait excéder ce qui
correspond à leurs diverses propositions atomiques. Les propositions moléculaires ne contiennent
rien de plus que ce qui est contenu dans leurs atomes, elles n’ajoutent aucune information
matérielle à celle que contiennent leurs atomes. Tout ce qui est essentiel aux propositions
moléculaires est leur schéma V-F (vrai-faux) (c’est-à-dire l’expression des cas où elles sont vraies et
des cas où elles sont fausses) » (« Notes sur la logique », sept. 1913, in Carnets, pp. 181-182)
[4]
1. La tautologie
2. La disjonction inclusive. Elle est appelée aussi "somme logique".
3. Conditionnel inverse, ou implication inverse. Equivaut à q→p. On trouve aussi la notation:
p⊂q.
4. C'est la valeur de vérité de p.
5. Conditionnel ou implication. On le note parfois p⊃q.
6. Affirmation de q.
7. Equivalence ou double implication, ou encore biconditionnel. Noté aussi ≡.
8. Conjonction. Notée aussi p.q. Apelée aussi "produit logique".
9. Incompatibilité ou barre de Sheffer
10. Disjonction exclusive
11. Non q: négation de q.
12. Négation du conditionnel.
13. Négation de p.
14. Négation de l'implication inverse.
15. Rejet. C'est la négation de la disjonction inclusive (2).
16. Contradiction.
[5] « En se proposant de fonder l’arithmétique et, par son intermédiaire, l’édifice entier des
mathématiques, sur la logique, le « logicisme » de Frege et de Russell visait donc à bien autre chose
qu’à simplement poursuivre le mouvement de recul vers les principes : il pensait le mener à son
terme, atteindre le roc, le fondement ultime. Les termes premiers de l’axiomatique péanienne
demeuraient relativement indéterminés, comportant une pluralité d’interprétations ; les
S. Madelrieux 19
[6] « Toute proposition proprement dite montre quelque chose, outre ce qu’elle dit, touchant l’univers :
en effet, si elle n’a pas de sens, on ne peut l’utiliser, et si elle a un sens, elle reflète quelque propriété
logique de l’univers. Prenez par exemple, Φa, Φa ⊃ Ψa, Ψa. Je puis voir par simple inspection de
ces trois propositions que 3 suit de 1 et 2 ; c’est-à-dire que je puis voir ce qu’on appelle la vérité
d’une proposition logique, à savoir celle de la proposition Φa . Φa ⊃ Ψa : ⊃ : Ψa. Mais ce n’est pas là
une proposition ; en voyant que c’est une tautologie, je vois ce que je voyais déjà en considérant les
trois propositions : la différence, c’est que je vois maintenant que c’est une tautologie » (W, Carnets
1914-1916, p. 197).
[7] « Il observa que le genre de relation que désignait à ses yeux le mot « découler », et qu’il illustrait
en prenant pour exemple le sens qui permet de dire d’une proposition de la forme « p v q » qu’elle
« découle » de la proposition correspondante de la forme « p . q », était « tout à fait différent » de ce
que l’on a en vue quand on dit d’un fil, fait de tel matériau et possédant tel diamètre, qu’il ne peut pas
supporter un morceau de fer d’un certain poids, […] proposition qu’il formula selon laquelle « du
poids du morceau de fer, du matériau et du diamètre du fil, il découle que le fil se cassera si on essaie
de lui faire supporter le morceau de fer en question ». Il expliqua ensuite ce qui distingue ces deux
emplois du mot « découler », en précisant que dans le cas du fil et du morceau de fer (a) « il reste
pensable que le fil ne se casse pas », et (b) que « à partir seulement du poids du morceau d’acier, de la
nature du matériau et du diamètre du fil, je ne peux pas savoir que le fil cassera », tandis que dans le
cas d’une proposition de la forme « p v q » et de la proposition correspondante « p . q »,
« découler » est une « relation interne » qui, dit-il, signifie « approximativement parlant » « qu’il est
impensable que la relation ne s’exerce pas entre les deux termes ». Et immédiatement après, il déclara
que la proposition générale « p v q découle de p . q » « est de trop ». « Si vous ne pouvez pas voir »,
en regardant les deux propositions ainsi formées, que l’une découle de l’autre, « la proposition
générale ne vous sera d’aucun secours » ; si je dis d’une proposition correspondante de la forme « p
ou q » qu’elle découle de la proposition correspondante de la forme « p . q » « la seule chose qui ne
soit pas inutile, ce sont les deux propositions elles-mêmes » ; et si une autre proposition était exigée
pour justifier l’affirmation selon laquelle la première découle de la seconde, « nous aurions besoin
d’une série infinie » » (G. E. Moore, « Les cours de Wittgenstein en 1930-33 », in Wittgenstein,
Philosophica I, Mauvezin, TER, 1997, p. 102).
S. Madelrieux 20
[3] « En fait l’idée que le je réel vit dans mon corps est liée à la grammaire particulière du mot « je »
et aux malentendus que cette grammaire est susceptible de provoquer. Il y a deux cas différents
d’utilisation du mot « je » (ou « mon »), et pourrais les appeler « l’utilisation comme objet » et
« l’utilisation comme sujet ». Voici des exemples de la première sorte d’utilisation : « Mon bras est
cassé », « J’ai grandi de quinze centimètres », « J’ai une bosse sur le front », « Le vent soulève mes
cheveux ». Voici des exemples du second type : « Je vois ceci ou cela », « J’entends ceci ou cela »,
« J’essaie de lever mon bras », « Je pense qu’il va pleuvoir », « J’ai mal aux dents ». On peut indiquer
la différence entre ces deux catégories en disant : les cas de la première catégorie impliquent la
reconnaissance d’une personne particulière, et dans ce cas il y a possibilité d’erreur, ou, et c’est
plutôt ainsi que je dirai : il est prévu qu’on puisse se tromper […] Il est possible, par exemple dans
un accident, que je sente une douleur dans mon bras, que je voie un bras cassé à côté de moi, et
que je pense que c’est le mien alors qu’en réalité c’est celui du voisin. Et, en regardant dans un
miroir [rétroviseur], il se pourrait que je confonde une bosse sur son front avec une bosse sur le
mien. Au contraire, il n’est pas question de reconnaître qui que ce soit lorsque je dis « J’ai mal aux
dents ». Demander : « Es-tu certain que c’est toi qui a mal ? » serait absurde. » (W, Le cahier bleu, pp.
124-125).
[4] « Dans son essence, la différence entre ces deux types de jugement semble manifestement
consister en ceci : Tout jugement de valeur relative est un simple énoncé de faits et peut par
conséquent être formulé de telle façon qu’il perd toute apparence de jugement de valeur. AU lieu
de dire : « C’est là la route correcte pour Granchester », j’aurais pu dire tout aussi bien : « C’est la
route correcte que vous avez à prendre si vous voulez arriver à Granchester dans les délais les plus
courts » […] Ce que je veux soutenir maintenant, bien que l’on puisse montrer que tout jugement
de valeur relative se ramène à un simple énoncé de faits, c’est qu’aucun énoncé de faits ne peut être
ou ne peut impliquer un jugement de valeur absolue. Permettez-moi de l’expliquer ainsi : supposez
S. Madelrieux 21
que l’un d’entre vous soit omniscient, et que par conséquent il ait connaissance d tous les
mouvements de tous les corps, morts ou vivants, de ce monde, qu’il connaisse également toutes les
dispositions d’esprit de tous les êtres humains à quelqu’époque qu’ils aient vécu, et qu’il ait écrit
tout ce qu’il connaît dans un gros livre ; ce livre contiendrait la description complète du monde. Et
le point où je veux en venir, c’est que ce livre ne contiendrait rien que nous appellerions un
jugement éthique ni quoi que ce soit qui impliquerait logiquement un tel jugement. Naturellement il
contiendrait tous les jugements de valeur relatifs, toutes les propositions scientifiques vraies, et en
fait toutes les propositions vraies qui peuvent être formulées. Mais tous les faits décrits seraient au
même niveau, et de même toutes les propositions seraient au même niveau. Il n’y a pas de
proposition qui, en quelque sens absolu, soit sublime, importante ou triviale. […] Il me semble
évident que rien de ce que nous pourrions jamais penser ou dire ne pourrait être cette chose,
l’éthique ; que nous ne pouvons pas écrire un livre scientifique qui traiterait d’un sujet
intrinsèquement sublime et d’un niveau supérieur à tous les autres sujets […] Je vois maintenant
que si ces expressions [de valeur absolue] n’avaient pas de sens, ce n’est pas parce que les
expressions que j’avais trouvées n’étaient pas correctes, mais parce que leur essence même était de
n’avoir pas de sens. En effet tout ce à quoi je voulais arriver avec elles, c’était d’aller au-delà du
monde, c’est-à-dire au-delà du langage signifiant. Tout ce à quoi je tendais – et, je crois, ce à quoi
tendent tous les hommes qui ont une fois essayé d’écrire ou de parler sur l’éthique ou la religion –
c’était d’affronter les bornes du langage. C’est parfaitement, absolument, sans espoir de donner
ainsi du front contre les murs de notre cage. Dans la mesure où l’éthique naît du désir de dire
quelque chose de la signification ultime de la vie, du bien absolu, de ce qui a une valeur absolue,
l’éthique ne peut pas être une science. Ce qu’elle dit n’ajoute rien à notre savoir, en aucun sens.
Mais elle nous documente sur une tendance qui existe dans l’esprit de l’homme, tendance que je ne
puis que respecter profondément quant à moi, et que je ne saurais tourner en dérision ». (W,
« Conférence sur l’éthique » (1929), in Leçons et conversations, p. 145-155)
S. Madelrieux 22
[1] « J’ai écrit un jour : « La proposition est comme une règle graduée appliquée sur la réalité. Seules
les graduations les plus extrêmes touchent l’objet à mesurer » [TLP, 2.1512, 2.15121]. Je préférerais
dire aujourd’hui qu’un système propositionnel est comme une règle graduée appliquée sur la réalité. Ce
que je veux dire par-là est ceci : lorsque j’applique une règle graduée sur un objet spatial, j’applique
toutes les graduations en même temps. Ce ne sont pas les barres de graduation une à une qui sont
appliquées, mais l’échelle entière. Si je sais que l’objet arrive jusqu’à la graduation 10, je sais du
même coup immédiatement qu’il n’atteint pas les graduations 11, 12, etc. Les énoncés qui décrivent
la longueur d’un objet forment un système, un système propositionnel. Or c’est un tel système
propositionnel complet qui est comparé à la réalité, non une proposition isolée. Quand je dis par
exemple : tel ou tel point dans le champ visuel est bleu, ce n’est pas là tout ce que je sais ; je sais
également que ce point n’est pas vert, ni rouge, ni jaune, etc. ; C’est l’échelle des couleurs toute entière
que j’ai appliquée d’un coup. Telle est aussi la raison pour laquelle un point ne peut avoir plusieurs
couleurs en même temps. Car si j’applique à la réalité un système propositionnel, il est déjà dit par là du
même coup – exactement comme dans le cas du système spatial – qu’il ne peut jamais y avoir qu’un
seul état de choses, non plusieurs. Je n’avais pas encore conscience de tout cela à l’époque où je
rédigeais mon traité ; je pensais alors que toute inférence reposait sur la forme de la tautologie. Je
n’avais pas encore vu qu’une inférence peut aussi avoir la forme suivante : un homme fait 2m de
haut, donc il ne fait pas 3m de haut. Cela tenait à ce que je croyais que les propositions élémentaires
devaient être indépendantes, que l’on ne pouvait pas conclure de l’existence d’un état de choses à
l’inexistence d’un autre état de choses. Mais si ma conception actuelle, qui recourt au système
propositionnel, est juste, c’est même une règle que l’on puisse conclure de l’existence d’un état de
chose à l’inexistence de tous les autres états de choses décrits par le système propositionnel »
(Wittgenstein et le Cercle de Vienne, déc. 1929, TER, p. 34).
[2] « L’espace des couleurs est par exemple représenté d’une façon accessoire par l’octaèdre aux
sommets duquel sont les couleurs pures : cette représentation est grammaticale, non psychologique.
Dire que dans telles ou telles circonstances une image persistante – admettons le rouge – devient
visible, c’est par contre de la psychologie (ceci peut être ou non, mais ce qui précède est a priori ; ceci
peut être établi par des expérimentations, mais cela non). La représentation octaédrique est une
représentation synoptique des règles grammaticales. Ce qui manque avant tout à notre grammaire,
c’est d’être synoptique. […] L’octaèdre des couleurs est grammaire car il dit que nous pouvons parler
d’un bleu tirant sur le rouge mais non d’un vert tirant sur le rouge, etc. » (W, Remarques
philosophiques, p. 52 et 73).
[2’] « Au sujet des expressions « règles de grammaire » ou « règles grammaticales », il fit observer
[…] que lorsqu’il disait « la grammaire ne me permettrait pas de parler d’un « rouge tirant sur le
vert », il « faisait entrer dans la grammaire des choses dont on ne suppose pas communément
qu’elles en font partie » ; à quoi il ajouta immédiatement que la disposition des couleurs dans
l’octaèdre des couleurs « fait réellement partie de la grammaire et non de la psychologie » ; le fait
« qu’il existe une couleur qui est comme un bleu tirant sur le vert » est à ses yeux de la
« grammaire » et la géométrie euclidienne « fait aussi partie de la grammaire ». » (G. E. Moore,
« Les cours de Wittgenstein en 1930-33, in Philosophica I, pp. 79-80)
[3] « Je crois que la recherche même d’une explication est déjà un échec car il suffit de rassembler
correctement ce que l’on sait, sans rien y ajouter, et la satisfaction que l’explication était supposée
apporter se produit d’elle-même. Et ici ce n’est pas du tout une l’explication qui nous satisfait […]
Ici, on peut seulement décrire et dire : c’est ainsi qu’est la vie humaine. […] L’explication historique,
l’explication comme hypothèse d’évolution, n’est qu’une manière de rassembler les données – d’en
S. Madelrieux 23
fournir une synopsis. Il est tout aussi possible de voir les données dans leurs relations mutuelles et
de les rassembler dans une image générale sans les présenter sous la forme d’une hypothèse
d’évolution dans le temps. […] « Et ainsi le chœur indique une loi secrète », aurait-on envie de dire
de la façon dont Frazer regroupe les faits. Cette loi, cette idée, je puis la représenter au moyen d’une
hypothèse d’évolution, ou aussi, par analogie au schéma d’une plante, à l’aide du schéma d’une
cérémonie religieuse, ou bien simplement en regroupant le seul matériau factuel dans une
représentation « synoptique ». Le concept de représentation synoptique a pour nous une
signification fondamentale. Il désigne notre forme de représentation, la façon dont nous voyons les
choses (une sorte de « conception du monde » qui semble caractéristique de notre temps. Spengler).
Cette représentation synoptique nous donne la compréhension qui elle-même nous permet de
« voir les connexions ». D’où l’importance de la découverte des liens intermédiaires. Mais un lien
intermédiaire hypothétique doit seulement attirer notre attention sur la ressemblance, le rapport des
faits entre eux. De même que l’on peut illustrer la relation interne existant entre la forme circulaire
et l’ellipse en transformant progressivement une ellipse en un cercle ; non pas pour affirmer d’une
certaine ellipse qu’elle est effectivement, historiquement, issue d’un cercle (hypothèse d’évolution), mais
seulement pour entraîner notre œil à la saisie d’une connexion formelle. Mais je puis considérer
l’hypothèse d’évolution elle-même comme n’étant rien d’autre que le revêtement d’une connexion
formelle » (W, « Remarques sur le Rameau d’or de Frazer » (1931), in Philosophica III, TER, pp. 27-28,
p. 33-34).
je n’avais pas encore compris cela moi-même assez clairement, et j’ai péché contre ce précepte. La
conception erronée contre laquelle, dans ce contexte, je voudrais m’élever, est celle selon laquelle
nous pourrions parvenir à quelque chose que nous ne voyons pas encore aujourd’hui et trouver
quelque chose de nouveau. C’est une erreur. En vérité nous avons déjà tout, nous l’avons
présentement, et il n’y a rien que nous devrions attendre. Nous nous mouvons dans le domaine de la
grammaire de notre langue habituelle, et cette grammaire est déjà là. Nous avons donc déjà tout et
nous n’avons pas besoin d’attendre le futur. Voilà ce que je veux dire par là : si nous parlons par
exemple de négations, il s’agit d’énoncer la règle : « non non p = p ». Je n’affirme rien. Je dis
seulement : la grammaire de « non » est organisée de telle façon que « non non p » peut être
remplacé par « p ». SI tu as fait le même usage du mot « non », alors tout est réglé. Ainsi en va-t-il
d’une manière générale avec la grammaire. Nous ne pouvons rien faire d’autre que faire le tableau des
règles. Si j’ai constaté, par exemple en l’interrogeant, que pour un mot l’autre accepte tantôt telle
règle tantôt telle autre, je lui dis : il faut dans ces conditions que tu distingues avec précision quel
emploi tu fais de ce mot ; et je n’ai rien voulu dire de plus » (Wittgenstein et le Cercle de Vienne, pp. 163-
164).
[6] « Les hommes sont profondément empêtrés dans les confusions philosophiques, c’est-à-dire
grammaticales. Qu’on les en délivre, cela présuppose qu’on les arrache aux liens extrêmement
variés qui les tiennent captifs. Il faut pour ainsi dire regrouper leur langage tout entier – Mais si ce
langage est devenu ce qu’il est, c’est parce que les hommes étaient – sont – enclins à penser de la
sorte. Ainsi la possibilité de les en arracher ne peut-elle avoir lieu qu’avec ceux qui vivent dans un
état instinctif de rébellion contre le langage. Et non pas avec ceux qui, de tout leur instinct, vivent
dans le troupeau qui a créé ce langage comme sa propre expression.
A tous, le langage réserve les mêmes pièges ; le terrible réseau des faux chemins bien
entretenus. Aussi voyons-nous chacun emprunter tour à tour les mêmes voies, et nous savons
d’avance à quel endroit il tournera, à quel autre il continuera tout droit sans remarquer la
bifurcation, etc., etc. Partout où de faux chemins bifurquent, il me faudrait dresser des panneaux
qui indiquent les endroits dangereux.
On ne cesse de répéter que la philosophie ne fait pas réellement de progrès, et que les
problèmes philosophiques auxquels les Grecs avaient déjà affaire nous occupent encore
aujourd’hui. Mais ceux qui disent cela ne comprennent pas la raison pour laquelle il en est ainsi.
C’est que notre langage est resté le même, et qu’il nous fourvoie toujours vers les mêmes questions.
Aussi longtemps qu’il y aura un verbe « être » fonctionnant apparemment comme « manger » ou
« boire », aussi longtemps que nous aurons des adjectifs comme « identique », « vrai », « faux »,
« possible », aussi longtemps que nous parlerons du flux du temps ou de l’extension de l’espace,
etc., etc., les hommes continueront à se heurter aux mêmes difficultés énigmatiques en fixant de
leur regard quelque chose qu’aucune explication ne semble à même d’évacuer. » (W, « Philosophie »
(1933), in Philosophica I, pp. 33-34).
[7] « J’essaie de vous faire voyager dans un pays. J’essaierai de montrer que les difficultés
philosophiques proviennent de ce que nous nous trouvons dans une ville étrangère et que nous ne
connaissons pas le terrain, en nous déplaçant dans la ville, d’un endroit à l’autre, puis de cet endroit
à un autre encore. C’est une pratique qu’il faudra répéter jusqu’à réussir à se reconnaître partout,
immédiatement ou après un bref regard, quel que soit l’endroit où l’on vous dépose. Cette image
est parfaite. Pour être un bon guide, on devrait commencer par montrer aux gens les rues
principales. Mais moi, je suis un mauvais guide, je me laisse facilement détourner de mon chemin
par des lieux intéressants, je m’engage volontiers dans des rues secondaires avant d’avoir montré les
rues principales. En philosophie, la difficulté est de s’y retrouver. La difficulté réelle en philosophie
est celle du souvenir – étant bien entendu qu’il s’agit là d’une forme bien particulière du souvenir.
Un bon guide vous fera parcourir cent fois la même rue et de même qu’un guide, chaque jour, vous
montrera de nouvelles rues, de même je vous montrerai chaque jour des mots nouveaux » (W,
Cours sur les fondements des mathématiques, p. 50).
S. Madelrieux 25
Elaborée dans la solitude norvégienne à partir d’une réécriture du Cahier brun, qui tourne court
(« toute cette tentative de réécriture, jusqu’ici, ne vaut rien »). La suite de cette partie, écrite en 1937,
et qui devait constituer la deuxième partie des RP, n’a pas été intégrée à la version finale : elle
constitue la première partie des Remarques sur les fondements des mathématiques. À ce stade la première
version de l’œuvre comportait donc deux parties à peu près d’égale longueur, mais seule la première
a été intégré dans la version finale : c’est celle qui correspond approximativement aux §§ 1-188.
b) pluralité des jeux de langage et diversité de fonctions des mots : méthode pour résoudre
le problème (§§ 7-25)
§ 7 : introduction de la notion de « jeux de langage »
§ 19 : introduction de l’expression « forme de vie » (35)
§ 143 introduction d’un nouveau jeu de langage qui deviendra un fil conducteur par la suite : une
personne A donne l’ordre à B d’écrire une suite de signes qui obéit à une règle déterminée (ex :
écrite la suite des nombres entiers naturels).
§ 185 : dans le cadre du jeu de langage du § 143, avec la suite + 2, W fait l’hypothèse que B ajoute à
chaque fois + 2 jusqu’à 1000, puis qu’il continue en écrivant : 1004, 1008 : transition vers le
problème du suivi de la règle
Reprise de la version primitive avec extension, élaborée après l’abandon des recherches sur les
fondements des mathématiques, et à partir de la réflexion sur ce que c’est que suivre une règle, en
direction de la philosophie de la psychologie. Ecrit la préface, datée de janvier 1945, pour une
publication, mais les « douteuses appréhensions l’emportent » et ne donne pas à l’éditeur.
de ce langage devraient se rapporter à ce qui peut seulement être connu de celui qui le parle, à ses
sensations immédiates, privées. Personne d’autre ne pourrait donc comprendre ce langage. »
§ 305 : « Si nous donnons l’impression d’avoir voulu nier quelque chose, c’est parce que nous nous
opposons à l’image du « processus interne ». Nous nions que l’image du « processus interne nous
donne l’idée correcte de l’emploi de l’expression « se souvenir ». Nous affirmons que cette image et
ses ramifications nous empêchent de voir l’emploi du mot tel qu’il est ».
§ 307 : « « N’es-tu donc pas un behavioriste masqué ? Au fond, ne dis-tu pas que tout est fiction,
sauf le comportement humain ? » – Si je parle d’une fiction, c’est d’une fiction grammaticale. »
§ 309 : « Quel est ton but en philosophie ? – Montrer à la mouche comment sortir du piège à
mouches. »
de conditions imposant la révision (par exemple, la preuve d’une simulation), cela n’a pas de sens
de douter qu’une personne qui manifeste ce comportement ait bel et bien mal. 2°) D’autre part,
dire « je sais que j’ai mal » est soit une expression emphatique (plutôt qu’une description), soit un
non-sens, car « savoir » qu’on a mal présuppose qu’on peut l’ignorer, se tromper ou avoir des
doutes à ce sujet, ce qui n’a pas de sens.