Vous êtes sur la page 1sur 230

À LA RECHERCHE

DE FERDINAND DE SAUSSURE
FORMES SÉMIOTIQUES
COLLECTION DIRIGÉE PAR
ANNE HÉNAULT
MIC HE L A RRIVÉ

À la recherche
de F erdin a nd d e S a u s sur e

O uv rag e pu bli é avec l e c on c o u r s


de l’U nive rsité de P ar is 10 - N an te r r e
e t de l’ U M R 7114 C N R S (L abor a to ir e M O D Y C O )

Presses Universitaires de France


OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

LINGUISTIQUE
Grammaire du français contemporain, Larousse, en collaboration avec trois autres auteurs, 1964.
La grammaire, lectures, Klincksieck, en collaboration avec Jean-Claude Chevalier, 1970.
La grammaire d’aujourd’hui, Flammarion, en collaboration avec Françoise Gadet et Michel Galmiche,
1986.
Réformer l’orthographe ?, PUF, 1993.
Saussure aujourd’hui, en collaboration avec Claudine Normand, Nanterre, LINX, 1995.
Benveniste vingt ans après, en collaboration avec Claudine Normand, Nanterre, LINX, 1997.
La conjugaison pour tous, Hatier, 1997, ouvrage traduit en anglais.
Verbes sages et verbes fous, Limoges, Lambert-Lucas, 2005.

LINGUISTIQUE ET PSYCHANALYSE
Linguistique et psychanalyse : Freud, Saussure, Hjelmslev, Lacan et les autres, Méridiens-Klincksieck, 1986,
ouvrage traduit en anglais, en coréen, en espagnol et en portugais.
Langage et psychanalyse, linguistique et inconscient, PUF, 1994, puis Limoges, Lambert-Lucas, 2005,
ouvrage traduit en espagnol, en italien et en portugais.
Linguistique et psychanalyse, en collaboration avec Claudine Normand, In Press, 2001.
Le linguiste et l’inconscient, à paraître.

CRITIQUE LITTÉRAIRE ET SÉMIOTIQUE


Les langages de Jarry, essai de sémiotique littéraire, Klincksieck, 1972.
Lire Jarry, Bruxelles, Complexe, et Paris, PUF, 1976.
Sémiotique en jeu, en collaboration avec Jean-Claude Coquet, Paris, Hadès, et Amsterdam, Benja-
mins, 1987.

ÉDITION DE TEXTES
Peintures, dessins et gravures d’Alfred Jarry, Collège de ’Pataphysique et Cercle français du livre, 1968.
Œuvres complètes d’Alfred Jarry, 1er volume, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972.

FICTION
Les remembrances du vieillard idiot, roman, Flammarion, 1977, Prix du Premier roman.
La réduction de peine, roman, Flammarion, 1978.
L’horloge sans balancier, roman, Flammarion, 1983.
L’éphémère ou la mort comme elle va, recueil de nouvelles, Méridiens-Klincksieck, 1989.
Une très vieille petite fille, Champ Vallon, 2006.
La walkyrie et le professeur, Champ Vallon, 2007.

ISBN 978-2-13-055970-0
ISSN 0767-1970
Dépôt légal — 1re édition : 2007, avril
© Presses Universitaires de France, 2007
6, avenue Reille, 75014 Paris
S O MMAIRE

Avant-propos 1

Ceci n’est pas une introduction, ou ne l’est plus 9

Chapitre Premier – Une vie dans le langage 19

Chapitre VIII – Le Cours de linguistique générale : modeste essai de


relecture 33

Chapitre VIII – La sémiologie saussurienne, entre le CLG et la


recherche sur la légende 83

Chapitre IIIV – Parole, discours et faculté du langage dans la


réflexion de Saussure 101

Chapitre IIIV – Le « T »emps dans la réflexion de Saussure 119

Chapitre IIVI – Saussure aux prises avec la littérature 145

Chapitre IVII – Qu’en est-il de l’inconscient chez Ferdinand de


Saussure ? 167

Chapitre VIII – Saussure, Barthes, Greimas 183

Chapitre IIIX – [Crépitèmes et crépitômes, perdèmes et perdômes ?]


Une note inédite de Ferdinand de Saussure 205

Clausule en forme d’aveu 219

Index des noms 221

Index des notions 225


Ce livre est dédié conjointement
à la mémoire de Rudolf Engler (1930-2003)
et à celle d’André-Jean Pétroff (1931-2004)
ABRÉVIATIONS UTILISÉES
POUR LES RÉFÉRENCES
AUX TEXTES DE SAUSSURE
CITÉS DANS CET OUVRAGE

1. CLG – Cours de linguistique générale, publié par Charles Bally et Albert


Sechehaye avec la collaboration d’Albert Riedlinger, Lausanne et
Paris, Payot, 1916. Un volume in-8o de 325 pages. Les références
aux pages sont données selon la seconde édition, de 1922, dont la
pagination, différente de la première édition (voir plus bas, sous
Engler, 1968-1989), est reprise sans changement dans toutes les
éditions suivantes. – À partir de 1972, le texte, présenté comme
une « édition critique préparée par Tullio de Mauro », conserve la
même pagination, mais est accompagné de l’apparat critique et des
notes de l’éditeur. Quand ces notes sont citées, leurs références
sont données dans le CLG.
2. Saussure, 1922-1984 – Recueil des publications scientifiques, Genève,
Sonor & Lausanne, Payot, puis Paris-Genève, Slatkine. Un volume
relié in-8o de 641 pages.
3. Saussure, Versification – [Cours de versification française],
Bibliothèque de Genève, Ms. fr. 3970/f, f. 1-58.
4. Saussure-Godel, 1960 – Godel Robert (éd.), « Souvenirs de F. de
Saussure concernant sa jeunesse et ses études », Cahiers Ferdinand de
Saussure, 17, 1960, 12-25.
5. Godel, 1957-1969 – Les sources manuscrites du Cours de linguistique
générale de Ferdinand de Saussure, Genève, Droz, 1957, seconde édi-
tion 1969. Un volume in-8o de 283 pages.
6. Engler, 1968-1989 – Édition critique du Cours de linguistique générale
de Ferdinand de Saussure, t. 1. Les références aux pages du CLG
sont données successivement selon la 1re édition (1916) puis selon la
seconde. Wiesbaden, Otto Harrassowitz, 1968 (1re éd.), 1989
(seconde édition). Un volume relié in-4o de 515 pages.
VIII À la recherche de Ferdinand de Saussure

7. Engler, 1974-1990 – Édition critique du Cours de linguistique générale


de Ferdinand de Saussure, t. 2. Wiesbaden, Otto Harrassowitz,
1974 (1re éd.), 1990 (2e éd.). Un volume in 4o de 51-VIII pages.
8. Komatsu – Premier et troisième cours d’après les notes de Riedlinger et Cons-
tantin, Tokyo, Université Gakushuin, 1993, hors commerce. Un
volume relié in-8o de 368 pages.
9. Parret, 1993-1994 – « Les manuscrits saussuriens de Harvard »,
Cahiers Ferdinand de Saussure, 47, 179-234.
10. Écrits – Ferdinand de Saussure, Écrits de linguistique générale, texte éta-
bli par Simon Bouquet et Rudolf Engler, Paris, Gallimard, 2002.
Un volume in-8o de 353 pages.
11. Starobinski, 1971 – Les mots sous les mots. Les anagrammes de Ferdinand
de Saussure, Paris, Gallimard, 1971. Un volume in-8o de 167 pages.
12. LEG – Le leggende germaniche, scritti scelti e annotati a cura di Anna
Marinetti e Marcello Meli, Este (Padova), libreria editrice Zielo,
1986. Un volume in-8o de 511 pages.
13. Tristan – Komatsu, Eisuke, « Tristan – Notes de Saussure », The
Annual Collection of Essays and Studies, Faculty of Letters, Gakushuin
University, vol. XXXII (1985), 149-229.
A V A NT -P RO PO S

Je lis Saussure depuis plus de cinquante ans. C’est en effet en 1955,


j’étais alors khâgneux au lycée Henri IV, que notre professeur de philo-
sophie, Louis Guillermit, spécialiste de Platon et de Kant, collabora-
teur, de loin en loin, des Temps modernes, signala à son auditoire
l’existence d’un livre qui « renouvelait l’approche philosophique du lan-
gage » : le Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure. Je crois
me souvenir que mes camarades n’ont pas manifesté un enthousiasme
délirant : la khâgne de l’époque, très « littéraire » et très classique, se
souciait fort peu des sciences humaines et connaissait à peine
l’existence de la linguistique. Un autre de nos professeurs, Maurice
Lacroix, vieil helléniste très brillant et d’humeur très combative, auteur
d’un dictionnaire grec-français qui devrait bien remplacer l’antique
Bailly, daubait de façon acerbe, dans une approbation générale assez
servile, le titre d’un colloque : « “Humanités et sciences humaines”,
autant dire “Réalité et caricature” ».
Pourquoi ai-je été intéressé par cette citation, assez fugitive, si mes
souvenirs sont bons, du livre de Saussure ? Peut-être les schémas ellipti-
ques du signe, que Guillermit avait exhibés, de loin, à son auditoire ?
Ou la mention faite par le philosophe des concepts de synchronie et de
diachronie, où j’avais cru repérer une mise à distance de l’histoire, que
j’abhorrais ? Je ne sais plus clairement. Ce dont je me souviens, c’est
que je me suis précipité à la librairie des PUF – on voit que c’était bien
la préhistoire ! – et que j’y ai acheté, incontinent, mon premier exem-
plaire du Cours de linguistique générale. C’était à l’époque, en dépit de ses
317 pages1, un volume relativement mince : il n’était pas encore épaissi

1. Tel était en effet le nombre des pages du CLG à partir de la seconde édition, un peu moindre
que celui de la première (325).
2 À la recherche de Ferdinand de Saussure

par l’apparat critique et les notes de Tullio de Mauro, qui ne sont


apparus qu’à partir de l’édition de 1972.
Depuis, je n’ai jamais cessé de lire Saussure. J’en suis, je crois, à
mon cinquième exemplaire, désormais riche de 520 pages, du Cours de
linguistique générale. J’achète systématiquement, à bas prix, tout exem-
plaire que je découvre dans une librairie d’occasion ou un vide-grenier
provincial. Je suis toujours en quête, et pas seulement à bas prix, de
l’édition originale, celle de 1916, distincte essentiellement des suivantes
par un léger décalage de la pagination.
Dès 1964, j’ai lu avec un intérêt passionné les articles par lesquels
Starobinski révélait la recherche sur les anagrammes. En même temps
que les travaux sur les anagrammes, d’une façon peu affichée, Staro-
binski publiait quelques éléments des travaux sur la légende, à l’époque
insuffisamment distingués de la recherche anagrammatique. Très dis-
crètement aussi, extraite d’un « cahier d’écolier sans titre », apparaissait
la « Note sur le discours », appelée à un brillant avenir dans la littéra-
ture saussurienne. On la lira commodément dans les Écrits, p. 277.
J’ai attendu 1970 pour publier un premier texte relatif à Saussure :
le chapitre concernant le Cours de linguistique générale, dans La grammaire,
lectures, ouvrage d’initiation par les textes à la linguistique que j’ai écrit
en collaboration avec Jean-Claude Chevalier.
Depuis, j’ai fait paraître une bonne trentaine d’articles sur Saussure,
dans les publications les plus variées, depuis le très « médiatique » Monde
des livres jusqu’aux revues les plus discrètes d’histoire de la linguistique ou
les plus confidentiels « mélanges » ou recueils d’actes de colloques.
Je continue pour un instant dans l’autobiographie : depuis plus de
vingt ans, j’ai l’intention de consacrer à Saussure non plus des articles,
mais un livre. Oserai-je le dire ? Voilà bien longtemps que je prends
pour une insulte personnelle toute publication d’un livre non mien sur
Saussure : c’est dire à quel point, par les temps qui courent j’ai lieu de
me sentir insulté. Car il n’est pas rare de voir paraître plusieurs ouvra-
ges par an. Dieu merci : il en est que je ne connais pas, même si mes
anciens étudiants japonais et coréens, devenus professeurs, m’informent
scrupuleusement des publications dans leurs pays, et m’invitent même
à préfacer leurs livres sur Saussure1. Faut-il dire que je m’acquitte de
cette tâche avec la plus grande sollicitude ?

1. Yong-Ho Choi, Le problème du temps chez Ferdinand de Saussure, Paris, L’Harmattan, 2002, et Aka-
tane Suenaga, Saussure, un système de paradoxes. Langue, parole, arbitraire et inconscient, Limoges, Lam-
bert-Lucas, 2005. Et je ne parle pas des livres publiés par eux en japonais et en coréen (notam-
ment par Sungdo Kim et de nouveau Yong-Ho Choi).
Avant-propos 3

Il est temps d’en sortir. Et peut-être de répondre à l’insulte par


l’insulte, car j’ai de bonnes raisons de penser que je ne suis pas le seul
dans mon cas : je publie enfin mon livre sur Saussure. Non sans
d’horribles difficultés.
Il y a déjà de nombreuses années, j’ai rédigé une introduction. Je
crois utile de la publier à peu près telle qu’elle a été écrite, mais sous
un titre qui l’annule en tant qu’introduction. Alors, pourquoi diable la
conserver ? Pour deux raisons : d’une part, elle fournit quelques rensei-
gnements qu’il aurait été de toute façon indispensable de donner, sous
une forme ou sous une autre. C’est notamment dans cette défunte
introduction que je prends position, avec pondération et sérénité, sur le
problème du texte du Cours de linguistique générale, objet, depuis 1957, de
débats qui, depuis quelques années, deviennent souvent houleux.
D’autre part, l’introduction explique, en révélant la forme qu’elle
conférait au livre qu’elle prétendait introduire, pourquoi j’ai renoncé à
écrire ce livre sous l’aspect que j’envisageais à l’époque de lui donner.
Je pensais, c’est ce qu’on verra en parcourant feu cette introduc-
tion, à un livre clos, présentant successivement, en les séparant, tous les
aspects de la réflexion de Saussure. Je me suis pris à craindre que le
livre ainsi construit ne donnât au moins une apparence de solution non
certes aux problèmes posés par Saussure, mais aux questions qui res-
tent posées par son œuvre.
On le sait : la réflexion de Saussure n’est jamais close. Elle se pour-
suit avec obstination, dans une angoisse qu’on devine souvent, qui
s’affiche parfois, pendant une vie qui, quoique relativement brève dans
sa durée brute1, donna cependant lieu à de longues périodes de médita-
tion. Ce n’est évidemment pas un hasard si, à part ses deux travaux de
jeunesse, qui datent de sa vingt et unième, puis de sa vingt-quatrième
année, Saussure n’a jamais publié aucun livre : il ne s’estimait pas en
mesure de fixer par des mots la spécificité des objets qu’il affrontait. Le
livre qu’il a commencé à rédiger sous le titre De l’essence double du langage
n’a jamais été mené à son terme. Les autres projets de livres qu’il a
envisagés, ou ébauchés, sont eux aussi restés inachevés. Et quand, par-
fois, dans telle ou telle lettre, il envisage la possibilité d’écrire un livre,
c’est pour la récuser aussitôt.

1. Simon Bouquet, cependant, l’abrège de façon excessive, en avançant dès la première ligne de
son livre (1997, II) que « Saussure s’éteignait à l’âge de 54 ans ». Non. Né le 26 novembre 1857,
Saussure avait 56 ans quand il mourut le 22 février 1913. Saussure n’a décidément pas de chance
avec ses biographes : Tullio de Mauro, jusqu’à l’édition de 1985 du Cours de linguistique générale le
fait naître en... 1871 (CLG, 319). Qu’on se rassure : je ne spéculerai pas sur ces curieux lapsus.
4 À la recherche de Ferdinand de Saussure

Mais après tout, peut-être n’est-il pas exclu de parler dans un texte
clos d’une réflexion non close, de la même façon que, à ce qu’on dit,
on peut décrire le flou de façon précise. J’ai des doutes : est-il possible
que le tout d’un texte soit apte à rendre compte du pas-tout d’un autre
texte ? Au fait, a-t-on bien affaire, avec Saussure, à un texte ?
On l’a vu : la terminologie lacanienne du tout et du pas-tout m’est
venue sous la plume1. Saussure, on le verra dans le chapitre II, ne
s’interdit pas de nominaliser ni même de pluraliser – « les touts » –
le pronom. On pourrait aussi poser le problème dans les termes du
métalangage. S’il est vrai qu’il n’y en a pas – au fait, Saussure, qu’en
aurait-il pensé, de l’aphorisme lacanien ? La réponse n’est pas aisée2
– il est impossible de décrire une pensée sous une forme différente de
celle qui affecte l’objet qu’elle se donne. Ici, de donner les apparences
de la clôture à la description d’une réflexion définitivement ouverte.
Mais finalement peu importent, en ce point, les problèmes théori-
ques. Je me présente dans ce livre en victime, consentante, d’un effet
de mimétisme saussurien : je n’ai pas été en mesure – plus précisément
j’ai renoncé à me mettre en mesure – de construire une clôture autour
d’un lieu non clos.
En outre, le livre auquel je pensais, on le repérera en parcourant sa
non-introduction, présentait la réflexion de Saussure en plusieurs pans
séparés et semblait par là même justifier la division de ses recherches :
linguistiques, sémiologiques, anagrammatiques. Rien n’est moins assuré
que cette analyse. Il convient de laisser sans réponse la question de
l’unité ou de la pluralité des objets et des méthodes de la réflexion de
Saussure, même s’il n’est pas impossible – je ne me le suis pas inter-
dit – de se la poser.
Effet patent du mimétisme : la répétition. Elle est fréquente dans les
Écrits de Saussure. Elle l’est également dans les « sources manuscrites »
des trois Cours de 1907 à 1911, et les éditeurs de 1916 ne l’ont pas tota-
lement évitée. Ils ont eu raison : la répétition, déjà justifiée par
d’évidentes raisons didactiques, est inséparable de la réflexion saussu-
rienne. La langue est un système serré, et il est de ce fait inévitable que
les problèmes qu’elle pose reviennent en plusieurs points. La répétition
est aussi un trait absolument constant de la méditation de Saussure sur

1. Lacan – qui, on le verra notamment dans le chapitre VII, marque explicitement sa référence
et, d’une certaine façon, sa révérence à Saussure – pose l’opposition du tout et du pas-tout, pour, en
bref, distinguer le clos du non-clos. (Lacan, Séminaire, XX, Encore, Télévision).
2. Elle trouvera des embryons de réponse dans les analyses données, au début du chapitre II et en
plusieurs autres points, sur les perplexités terminologiques de Saussure.
Avant-propos 5

les Anagrammes comme sur la Légende. C’est ici l’effet non seulement
de la systématicité de l’objet à décrire, mais aussi de l’inachèvement de
la recherche qui le vise. On ne s’étonnera donc pas de voir, dans mon
livre, le même texte cité deux fois, en deux chapitres distincts, mais
commenté de deux façons différentes, car la place que prend dans le
système le point de doctrine étudié est différente.
Il ne faut toutefois pas pousser trop loin le mimétisme saussurien.
Non clos, l’ouvrage que je publie aujourd’hui présente au moins les
apparences de l’achèvement. Il est rare que les phrases se terminent
par un blanc, ou soient commentées par un insolite « ce n’était pas ce
que je voulais dire », comme il arrive dans les écrits de Saussure1. En
somme, j’ai visé la clarté, tant dans le détail de l’expression que dans la
composition.
Pour l’expression, ce sera à mes lecteurs, s’il s’en trouve,
d’apprécier. Quant à la composition, je l’indique en quelques mots.
Après l’introduction au livre que je n’ai pas écrit, on trouvera un
chapitre d’apparence biographique. Sous le titre « Saussure : une vie
dans le langage », que j’ai un instant songé à donner à l’ensemble du
livre, il cherche à faire un inventaire chronologique des activités de
Saussure relatives au langage, au sens le plus extensif du terme. Et en
même temps en son sens limitatif : on remarquera que j’ai évité, autant
du moins qu’il m’a été possible, toute mention d’événement dépourvu
de relation avec l’activité d’un chercheur en science du langage.
Un long deuxième chapitre constitue un effort de relecture du Cours
de linguistique générale. Il m’a semblé indispensable de commencer par là,
compte tenu des raisons qui sont alléguées dans l’introduction. Il va
sans dire cependant que j’ai signalé chaque fois que cela m’a semblé
utile – souvent, en somme – les discordances entre le contenu du CLG
et l’enseignement « authentique » de Saussure. Ce chapitre vise, sans
doute sans l’atteindre, à la complétude. Cependant, il n’insiste pas de
façon égale sur tous les problèmes posés.
Il est, d’une part, assez silencieux sur une part importante de
l’enseignement de Saussure : celle qui vise les langues, au pluriel, et
non la langue au singulier. Non que ces passages soient inintéressants :

1. On trouve cette dénégation dans l’une des « Notes item » : « Item. Il y a défaut d’analogie entre
la langue et toute autre chose humaine pour deux raisons. 1 / La nullité interne des signes. 2 / La
faculté de notre esprit de s’attacher à un terme en soi nul. (Mais ce n’était pas ce que je voulais
dire d’abord. J’ai dévié) » (Engler, 1974-1990, 38). Autre formulation, très voisine, de la même
conscience de l’imperfection du dit, et de sa nécessaire correction : « Ce n’est rien de cela que je
voulais dire » (Écrits, 109).
6 À la recherche de Ferdinand de Saussure

on sent au contraire, malgré l’obstacle de la forme écrite conférée,


après coup, au discours du maître, le plaisir que prenait Saussure à
décrire pour ses étudiants les familles de langues1 ou la difficulté de dis-
tinguer une langue d’un dialecte (CLG, 264, 278). Cependant ces
remarques ont à l’évidence un caractère propédeutique : elles visent à
éclairer, par des exemples concrets, le fonctionnement de cet objet abs-
trait qu’est la langue. Il convient, pour en apprécier à la fois la saveur
et la valeur, de se reporter au texte, plutôt dans sa forme originelle que
dans celle qui lui est conférée par le texte de 1916.
D’autre part, trois problèmes théoriques ont été brièvement allégués
dans le deuxième chapitre, et donnent lieu à des développements
détaillés dans les trois chapitres suivants.
Il s’agit d’abord, dans le troisième chapitre, d’une mise en place des
relations, complexes et évolutives, entre la linguistique et la sémiologie.
La sémiologie telle qu’elle est, assez fugitivement, posée dans le CLG.
Telle qu’elle est mise en place, de façon plus insistante, dans les Écrits
et les sources manuscrites. Telle, surtout, qu’elle est traitée dans la
recherche sur les Légendes germaniques (Leg) et dans différents autres
textes, notamment les notes sur Tristan (Tristan).
J’ai ensuite donné un développement spécifique, dans le quatrième
chapitre, au problème, infiniment discuté, des relations entre la « lin-
guistique de la langue et la linguistique de la parole », pour en rester ici
à la terminologie du CLG de 1916.
Le cinquième chapitre traite, longuement, des questions qui ont,
sans doute, inquiété Saussure de la façon la plus aiguë : ce sont celles
qui ont rapport avec le temps dans le langage.
Le sixième chapitre aborde conjointement les problèmes de la litté-
rarité, de la littéralité et de la narrativité : car Saussure, qui ne fait que
citer fugitivement la littérature dans ses Cours, passe beaucoup de temps
à analyser, à tous les sens du mot, des textes réputés, à tort ou à raison,
pour littéraires.
Dans le septième chapitre, je pose le problème de l’inconscient dans
la réflexion de Saussure. Inévitablement, cet examen, entre tous diffi-

1. À cet égard, on constate que Saussure prend position de façon à la fois prudente et assurée sur
le problème de la monogenèse ou de la polygenèse des langues : « La parenté universelle des lan-
gues n’est pas probable, mais fût-elle vraie – comme le croit un linguiste italien, M. Trombetti –
elle ne pourrait pas être prouvée, à cause du trop grand nombre de changements intervenus »
(CLG, 263). – On verra, notamment aux chapitres II et V, que l’attitude de Saussure à l’égard de
la classification, historique ou typologique, des langues, est sujette à de considérables variations,
qui le mènent parfois jusqu’à mettre en cause toute possibilité de classement, historique ou
typologique.
Avant-propos 7

cile, m’amène à poser le problème des relations entre la réflexion de


Saussure et celle de Freud. On apercevra au cours de cette étude le
rôle d’intercesseur après coup assumé par Lacan.
Le huitième chapitre abandonne le texte saussurien pour examiner
l’un des aspects les plus déterminants de l’influence du linguiste : celle
qu’il a exercée sur Greimas et Barthes, dont la sémiotique et/ou la
sémiologie s’enracinent profondément dans la réflexion de Saussure.
Le neuvième et dernier chapitre revient à Saussure. Mais sous une
forme spécifique. Il s’agit, je l’avoue, d’un essai de mystification. Ce
chapitre est en effet donné pour le texte publié, à titre posthume, par le
regretté Adalbert Ripotois1 dans De Perec, etc., derechef (2005). L’existence
réelle d’Adalbert Ripotois reste douteuse, en dépit des indications
biobibliographiques données par Jean Wirtz. Mais que les lecteurs
« sérieux » se rassurent : le problème abordé dans le chapitre est au
plus haut point important dans la réflexion de Saussure : il s’agit en
effet de la naturalité – à ses yeux problématique – de la relation entre
le langage et la voix humaine.

1. Faut-il préciser qu’il ne faut pas confondre Adalbert Ripotois avec son grand-oncle Adolphe
Ripotois ? Les indications nécessaires sont données p. 217 pour éviter cette navrante confusion.
CE CI N ’ ES T P AS U NE IN TRO D U CTI O N,
O U N E L’ES T P LUS

À qui la regarde même de très haut, l’œuvre de Saussure présente


deux caractères très rarement associés. Le premier d’entre eux est parti-
culièrement spectaculaire : il s’agit du statut épistémologique de l’œuvre.
« Enfin Saussure vint », a-t-on pu dire, en 1968, sur le modèle du célèbre
« Enfin Malherbe vint » de Boileau. Boutade, certes, dont la fonction est
de critiquer la formule mise en scène : l’auteur regrette explicitement que
« trop de traités de linguistique [...] s’ouvrent par des déclarations à peine
plus pudiques de forme, et de contenu à peu près équivalent » (Ducrot,
1968, 35). Mais la possibilité même de la formule est révélatrice. Et
d’ailleurs Ducrot embraye aussitôt sur « l’apport propre de Saussure »,
qui consiste, selon lui, à « présupposer le système dans l’élément » (ibid.).
N’est-ce pas marquer, d’une façon certes, plus nuancée et mieux informée
que la doxa, la nouveauté de l’ « apport » saussurien ?
Saussure n’a pas fondé la linguistique, qui avait déjà un long passé
scientifique quand il naquit. Mais son œuvre est à l’origine d’une muta-
tion considérable dans l’évolution de la discipline. On a pu parler, de
ce point de vue, de la « coupure saussurienne ». Concept peut-être
excessif, à tout le moins marqué par son époque : celle de la jonction
du marxisme et du structuralisme. Et pourtant, même s’il est hasardeux
de spéculer sur ce que serait devenue la linguistique sans Saussure, il
suffit de citer quelques noms – par exemple Troubetzkoy, Meillet,
Hjelmslev, Jakobson, Guillaume, Benveniste, Martinet et quelques
autres – pour entrevoir l’importance de l’effet de Saussure. On ajoutera
naturellement que la sémiotique trouve l’une de ses origines – la plus
importante, sans doute, en France et en Europe – dans la « sémio-
logie » saussurienne : Barthes ni Greimas n’auraient élaboré leur
réflexion comme ils l’ont fait sans le Cours de linguistique générale. Dernier
10 À la recherche de Ferdinand de Saussure

aspect de l’ « effet Saussure » : de nombreux autres secteurs de la


réflexion en sciences humaines ont été touchés de façon plus ou moins
directe et intense par l’impact de la réflexion saussurienne : c’est ici les
noms de Lacan, de Lévi-Strauss et de Merleau-Ponty – entre plusieurs
« autres : de temps en temps on en change un », selon Lacan – qu’il
faut évoquer. Quoi qu’il en soit, Saussure reste sans doute aujourd’hui
– pas seulement en France, en Suisse et en Europe – le linguiste le plus
lu, le plus traduit, le plus cité et le plus commenté : les livres qui lui
sont consacrés se comptent par dizaines, les articles par milliers.
Mais d’un autre côté l’œuvre de Saussure présente, c’est son second
caractère, des aspects insolites : on a pu dire – décidément, Saussure
prête aux boutades – qu’il n’a pas publié ce qu’il a écrit et n’a pas écrit
ce qui a été publié sous son nom. Cette fois, la boutade est à peine exces-
sive, et annonce par elle-même la spécificité de l’œuvre. Il sera naturelle-
ment indispensable de préciser, de circonscrire, et finalement de confir-
mer, pour l’essentiel, cette formule. Pour l’instant, je me contente de
remarquer que le statut de l’œuvre qu’elle décrit est bien rare dans le
domaine des sciences humaines : je n’en connais, à vrai dire, aucun
autre exemple. Celui de Jacques Lacan, auquel on a parfois pensé, pré-
sente des traits qui, moins accentués, ne sont jamais directement compa-
rables. Ce statut spécifique de l’œuvre de Saussure entraîne des consé-
quences importantes sur la façon dont elle est lue. Les imperfections
qu’on peut trouver aux textes publiés, par d’autres, après sa mort, le sta-
tut d’inédits, parfois inconnus, qu’ont longtemps conservé d’autres textes
– et que certains conservent encore aujourd’hui – entraînent nécessaire-
ment des lectures de type philologique et littéral qui sont généralement
réservées aux textes littéraires. Il s’est constitué avec le temps une véri-
table petite corporation internationale de spécialistes de l’édition des iné-
dits saussuriens. L’écriture de Saussure – où le raffinement le dispute à la
précipitation et à une apparente désinvolture : combinaison étrange et
fascinante – tout comme les objets spécifiques – eux-mêmes souvent lit-
téraires – que se donne sa réflexion accentue cette parenté avec le texte
littéraire. D’où, parfois, de façon plus ou bien contrôlée, une certaine
curiosité pour la biographie de Saussure, analogue à celle qui se porte-
rait sur la biographie d’un poète ou d’un romancier. Et le désir, parfois
affiché, parfois réprimé, de tenir compte de cette biographie dans
l’analyse de l’œuvre. Bizarre effet du hasard ou de quelque obscure
malédiction : cette biographie est encore fort mal connue et, à ce qu’il
semble, fort difficile à connaître. Ce qui a nécessairement pour effet
d’attiser les curiosités. Et de sacraliser la figure qui en est l’objet.
Ceci n’est pas une introduction, ou ne l’est plus 11

Pour ma part, je me sens – ou me veux ? – fort peu atteint par ces


curiosités biographiques. Je serai toutefois contraint d’ouvrir ce livre
par un bref chapitre de chronologie saussurienne, exclusivement centré
sur la vie intellectuelle de Saussure. Non que j’aie à apporter des infor-
mations nouvelles : pour n’en avoir point activement cherché, je ne
peux guère fournir, sur un point de détail, qu’une date jusqu’à présent
inconnue. Mais je me suis intéressé aux publications des innombrables
membres de la famille de Saussure, et me suis plu à repérer certains
points de contact avec la réflexion de Ferdinand : on verra qu’ils sont
réels, surtout avec son oncle Théodore et ses deux frères Léopold et
René. Je me suis contenté pour le reste de compiler, d’une façon qui
ne peut que rester incomplète, la documentation réunie avant moi.
Mais il m’a semblé indispensable de fournir au lecteur les indications
nécessaires pour lui permettre de situer la réflexion de Saussure dans
les conditions historiques de son élaboration. Et surtout pour l’amener
à voir de quelle façon Saussure menait les différents travaux qui l’ont
occupé pendant sa vie – relativement brève dans sa durée brute, plu-
tôt longue si on tient compte de son extrême précocité scientifique
(1872-1913). Le lecteur constatera notamment que des recherches sou-
vent considérées comme disparates ont été menées de façon simul-
tanée. Ce qui, certes, n’implique pas nécessairement – ni d’ailleurs
n’exclut – qu’elles aient entre elles un quelconque lien théorique ou
méthodologique...
Je reviens maintenant à la boutade alléguée plus haut, pour en
apprécier la portée. Un petit nombre de textes non négligeables font
exception à la répartition qu’elle envisage. Il s’agit d’abord de deux
ouvrages, effectivement écrits et publiés par leur auteur. Le premier, le
Mémoire sur le système primitif des voyelles dans les langues indo-européennes, fut
publié par Saussure à l’âge de 21 ans : daté de 1879, il parut en réalité
en décembre 1878. Cet « opuscule », comme le désigne trop modeste-
ment Saussure – c’est en réalité un ouvrage de 268 pages – valut
immédiatement à son auteur une notoriété internationale, évidemment
mêlée de contestations, qu’il semble avoir mal supportées. En 1881
paraissait, cette fois, un authentique « opuscule » : la thèse soutenue à
Leipzig par Saussure, intitulée De l’emploi du génitif absolu en sanscrit, ne
compte que 95 pages dans l’édition originale, moins encore dans le
Recueil. Après cette date, Saussure – il n’avait que 24 ans – n’a plus
publié aucun livre. Le reste de ce qu’il a publié de son vivant occupe,
dans le Recueil des publications scientifiques qui fut publié en 1921, précisé-
ment 268 pages. Articles de linguistique indo-européenne, comptes ren-
12 À la recherche de Ferdinand de Saussure

dus d’ouvrages, résumés, à la troisième personne, de communications


devant diverses sociétés savantes, etc. Quelques-uns de ces textes sont
des notules étymologiques parfois réduites à quelques lignes.
Pour tout le reste, les publications de Saussure ont été faites à titre
posthume. On peut, de très haut, les répartir en trois ensembles :
1 / Le Cours de linguistique générale. Comme son titre l’indique, ce
livre fut originellement un cours ou, plus précisément une série de
cours, professé(s) par Saussure à l’Université de Genève de 1907
à 1911 – mais avec des interruptions : le Cours n’était donné qu’une
année sur deux. Après sa mort, survenue en 1913, deux de ses collè-
gues et disciples, Charles Bally et Albert Sechehaye – anciens élèves de
Saussure, ils n’avaient cependant pas suivi les cours de linguistique
générale – décidèrent, pour publier l’enseignement du maître disparu,
de réunir manuscrits de Saussure et notes prises par ses auditeurs. Leur
travail, dans lequel ils furent assistés par Albert Riedlinger, authentique
auditeur des deux premiers Cours, fut mené assez rondement : le livre
fut publié en 1916. Je précise d’emblée qu’il eût été difficile, avec les
moyens dont disposaient les éditeurs de l’époque et dans les délais rapi-
des dont ils se sont contentés, de faire beaucoup mieux. Sous la forme
qui lui a été ainsi conférée, le Cours de linguistique générale, dans son édi-
tion dite « standard » – parfois qualifiée de « vulgate » – est le seul
texte qui a été lu entre 1916 et 1957 (date de la publication du livre de
Robert Godel sur Les sources manuscrites du Cours de linguistique géné-
rale) et souvent beaucoup plus tard. C’est donc par ce texte que la
pensée de Saussure a exercé son influence sur l’évolution de la linguis-
tique et des sciences humaines du XXe siècle. Pour ne citer, dans le
désordre, que les noms évoqués plus haut, Meillet, Troubetzkoy,
Hjelmslev et Merleau-Ponty n’ont connu le Cours que par la « vul-
gate ». Jakobson, Benveniste, Martinet, Lacan, Lévi-Strauss, Barthes et
Greimas ont été informés, à des degrés divers, de l’existence des sour-
ces manuscrites et de leurs divergences avec le texte standard. C’est
cependant pour l’essentiel la « vulgate » qui a informé leur réflexion.
On ne saurait donc négliger la version standard, et tenter de lui
substituer à tout moment l’enseignement « authentique » de Saussure
– à supposer qu’il soit possible de retrouver pleinement et exactement
cette authenticité.
Il reste naturellement que les propos tenus par le professeur dans
ses leçons n’ont pas toujours été reproduits dans leur exactitude litté-
rale. Ainsi la formule sur laquelle le Cours se termine – « la linguistique
a pour unique et véritable objet la langue envisagée en elle-même et
Ceci n’est pas une introduction, ou ne l’est plus 13

pour elle-même » – est la « conclusion des éditeurs », et rien dans les


sources manuscrites ne permet d’assurer qu’elle ait été énoncée par
Saussure sous cette forme ou sous une forme voisine. Plus grave, peut-
être : la composition adoptée pour l’ouvrage ne correspond clairement
ni à celle d’aucun des trois cours, ni sans doute à celle qu’eût envisagée
Saussure s’il avait fait le projet de tirer un livre du cours qu’il profes-
sait. D’où des divergences non nulles entre la « vulgate » et ce qu’on
peut tirer des sources manuscrites. Dans les limites qui viennent d’être
annoncées, il conviendra de tenir compte de ces divergences.
On l’a compris : à la différence de certains autres lecteurs de Saus-
sure, je ne me lancerai pas dans les invectives contre les éditeurs
de 1916, ni dans les regrets concernant d’autres projets d’édition. Le
texte de 1916 est-il « apocryphe », comme on entend dire désormais çà
et là ? Cette appréciation comporte explicitement une composante éthi-
que assez mal venue et révèle de la part de ceux qui l’énoncent une
sacralisation de la parole de l’auteur : le texte de 1916 serait à l’égard
de la parole du maître ce que sont les Évangiles apocryphes par rap-
port à la Vérité révélée. Elle néglige totalement l’aspect historique du
problème de l’édition, en 1916, d’un livre de linguistique générale à
partir de Cours dispensés, sur cinq années, à des étudiants. Elle ne tient
pas compte des difficultés de toute façon inhérentes à la manifestation
écrite d’un texte oral. Mais finalement on s’étonne peu de ces anathè-
mes. Ne s’en profère-t-il pas autant – plus violents même, s’il se peut –
à propos de la publication sous forme d’écrits des Séminaires originelle-
ment oraux de Lacan ?
2 / La recherche sur les « Anagrammes ». Elle représente quantita-
tivement la partie la plus importante des écrits de Saussure : pas moins
de 99 cahiers, selon les dénombrements de Godel, de Starobinski repris
par Gandon (2002, 3). Jusqu’à 117, si l’on en croit Michel Dupuis
(Gandon, ibid.). En bref, la préoccupation constante de Saussure dans
cette recherche est de trouver des mots, parfois de brefs énoncés, ins-
crits « sous les mots » d’un texte de surface. De façon extrêmement
didactique, comme s’il songeait à éclairer des étudiants, Saussure décrit
le phénomène de la façon suivante :
Comme indication sommaire de ces types, puisqu’en aucun cas je ne puis songer à
exposer ici ma théorie du Saturnien, je cite :
Taurasia Cisauna Samnio cepit
Ceci est un vers anagrammatique, contenant complètement le nom de Scipio (dans
les syllabes ci + pi + io, en outre dans le S de Samnio cepit qui est initial d’un groupe
où presque tout le mot Scipio revient (Starobinski, 71, 29).
14 À la recherche de Ferdinand de Saussure

Ici, le mot « qui revient » dans le « vers anagrammatique » est un


nom propre. C’est très souvent le cas. Ce le sera pour le nom du
Dieu Apolo (sic, à l’ancienne, avec un -l- non redoublé) dans le vers
qui sera analysé aux chapitres V et VII. Mais le nom propre n’est pas
le seul à pouvoir être anagrammatisé : on trouve « sous les mots » du
poème des éléments de toutes les classes linguistiques. On y décèle
parfois même – à condition que le texte de surface soit suffisamment
long – des phrases, voire une ébauche de récit (voir par exemple Sta-
robinski, 71, 78).
Cette particularité des vers latins archaïques se retrouve non seule-
ment dans la poésie latine classique – et même postclassique – mais
encore dans la prose où l’on s’attend le moins à trouver les traces d’une
telle recherche littérale, par exemple celle des lettres de César.
Quoiqu’ils n’aient jamais été réellement dissimulés, ces textes ont
été tardivement révélés, puis publiés : ce n’est qu’en 1971 que Jean Sta-
robinski réunit en un volume – significativement intitulé Les mots sous les
mots – un ensemble de publications d’assez peu antécédentes. En dépit
de nombreuses publications partielles, le travail sur les anagrammes n’a
pas encore été exhaustivement publié. Et certains commentateurs auto-
risés s’interrogent sur la possibilité même de publier l’ensemble.
3 / La recherche sur le texte de la légende, notamment germa-
nique. Elle a également donné lieu de la part de Saussure à un travail
considérable : pas moins de 820 feuillets selon le dénombrement de
Johannes Fehr (2000). Elle consiste pour l’essentiel en une vaste inter-
rogation sur les origines de la légende du Nibelungenlied : les événements
qu’elle rapporte dans ses nombreuses versions différentes sont-ils en
relation avec des faits historiques réels ayant eu pour cadre une région
déterminée ? L’hypothèse semble parfois retenue par Saussure,
appuyée qu’elle est par de nombreux indices, tirés notamment de la
toponymie de la Suisse romande. Au long des très austères dissertations
historiques auxquelles Saussure se livre, se fait jour, comme au hasard
des spéculations, une autre hypothèse : la légende ne serait-elle pas, au
même titre que la langue, constituée par un système de signes qui,
comme les mots de la langue, se transforment avec le temps ? Elle
serait alors, comme elle, l’un des objets de cette nouvelle discipline, la
« sémiologie », à laquelle Saussure songe depuis longtemps, et qu’il met
rapidement en place dans le Cours. On le voit d’emblée : cette nouvelle
conception s’articule difficilement avec le postulat de départ. On entre-
voit, dans le désordre apparent des brouillons de Saussure, la difficulté
de la recherche. Et les hésitations qu’il dut avoir à en publier les résul-
Ceci n’est pas une introduction, ou ne l’est plus 15

tats, en dépit des velléités de composition d’un livre qui se révèlent, çà


et là, dans ses brouillons.
Cette recherche fut révélée encore plus tardivement que le travail
sur les anagrammes, même si les articles de Starobinski en citent fugiti-
vement quelques fragments. Et la publication qui en a été faite en 1986
reste à la fois incomplète, philologiquement insuffisante, et de toute
façon très confidentielle.
On le voit : Saussure n’est pas l’homme d’un seul livre, ni d’une
unique préoccupation. La mode a voulu même, du côté des
années 1970, multiplier les Saussure. On a commencé par deux, on a
continué par trois, on est monté jusqu’à six...
Le but que je vise en écrivant ce livre n’est pas plus de multiplier
les Saussure que de les réduire à l’unité. Mais plutôt d’essayer de
décrire la genèse et l’évolution d’une pensée, sans jamais perdre de vue
le problème des relations qui peuvent s’établir entre les pans apparem-
ment ou réellement disjoints de ses recherches.
À ce projet s’opposent diverses difficultés. L’une d’entre elles tient à la
chronologie. Comme on vient de l’apercevoir – et comme on le verra plus
clairement en parcourant le premier chapitre – les diverses recherches de
Saussure ont été publiées successivement, mais menées, autant qu’on peut
le présumer, à peu près simultanément. Cette donnée de fait exclut
donc pour la partie centrale de l’ouvrage toute velléité de composition
chronologique : elle ne rendrait compte que du hasard de manifestations
éditoriales tardives, et non de la réalité de la réflexion saussurienne.
Une autre difficulté vient de la forme qu’ont prise les écrits saussu-
riens, notamment le Cours de linguistique générale. Fallait-il retenir stricte-
ment la version standard ? C’était s’aveugler sur certains aspects
décisifs, en dépit de leur relative occultation, de la pensée de Saussure.
Ou était-il indispensable de ne recourir qu’aux sources manuscrites ?
C’était alors s’interdire de comprendre certains aspects de l’influence
exercée par le Cours. N’était-il pas préférable de tenir compte à la fois
des deux traditions, non sans les distinguer avec rigueur ?
J’ai cherché à résoudre ces deux problèmes – sans parler de quel-
ques autres, qui apparaîtront dans la suite – en composant ce livre de
la façon suivante.
Un chapitre inaugural posera les jalons, notamment chronologi-
ques, de la vie de Saussure, c’est-à-dire presque exclusivement de sa
carrière et de ses travaux. C’est dans ce chapitre que seront évoquées
quelques-unes de ses préoccupations qui, souvent considérées comme
marginales, ont été dans cette introduction passées sous silence.
16 À la recherche de Ferdinand de Saussure

Une première partie, réduite à deux brefs chapitres, rendra compte


des deux ouvrages publiés par le jeune Saussure, non sans poser la
question de savoir dans quelle mesure ils annoncent la suite de sa
réflexion.
La seconde partie sera réduite à un chapitre unique : il s’agira de
mettre en place le projet saussurien de « sémiologie », à l’aide de la
vulgate, des sources manuscrites du Cours et des travaux sur la légende.
La troisième partie, sans oublier le cadre sémiologique mis en place
dans la seconde, cherchera à entrer dans le détail de la réflexion propre-
ment linguistique de Saussure, en examinant les dichotomies fondamen-
tales de son enseignement : langue et parole, signifiant et signifié, syn-
chronie et diachronie, rapports syntagmatiques et rapports associatifs,
valeur et signification. Je me rends compte avec une douloureuse acuité,
en me livrant à cette fade énumération, que je trahis la réflexion saussu-
rienne : j’indique donc d’emblée que chacune de ces distinctions
s’articule étroitement avec l’ensemble des autres, sur le modèle de l’objet
même dont elles cherchent à rendre compte : ce système entre tous
« serré » qu’est la langue. D’où, naturellement, l’extrême difficulté de les
soumettre à l’inévitable linéarité du discours didactique. On aura com-
pris que dans cette partie j’utiliserai en concurrence les données de la
« vulgate » et celles des sources manuscrites.
J’attaquerai dans la quatrième partie le problème des anagrammes,
et de l’éventuelle relation qu’on peut trouver entre ce travail et les deux
autres occupations principales de Saussure.
Enfin, une cinquième partie évoquera quelques aspects de
l’influence exercée par la réflexion de Saussure, en linguistique et en
sémiotique, certes, mais aussi dans certains autres domaines, par
exemple la psychanalyse et l’ethnologie.
Est-il utile de le rappeler ? Ce n’est pas ce plan qui a été finalement adopté,
mais celui qui a été mis en place dans l’Avant-propos. On constatera cependant que
certains des développements annoncés pour constituer un chapitre autonome ont trouvé
une place, il est vrai plus réduite, dans le chapitre I.

BIB L IO G RAP H IE

Arrivé Michel (1996), « Modeste contribution à la tâche du dénombrement des Saus-


sure », in M. Costantini et I. Darrault (éds), Sémiotique, phénoménologie, discours, Paris,
L’Harmattan, 51-60.
Arrivé M. (2006), « Le texte du Séminaire de Lacan (à propos du livre de Gabriel Ber-
gounioux, Lacan débarbouillé, Max Milo, 2005) », Langage et inconscient, 2, 147-149.
Ceci n’est pas une introduction, ou ne l’est plus 17

Bergounioux Gabriel (2005), Lacan débarbouillé, Max Milo.


Bouquet Simon (2005), « Un manuscrit retrouvé de Ferdinand de Saussure ébranle la
linguistique contemporaine », Pour la science.
Caussat Pierre, voir Bouquet Simon (2005).
Ducrot Oswald (1968), « Le structuralisme en linguistique », in Qu’est-ce que le structura-
lisme ?, Le Seuil, 13-96.
Fehr Johannes (2000), Saussure entre linguistique et sémiologie, PUF.
Gandon Francis (2002), De dangereux édifices. Saussure lecteur de Lucrèce, Louvain, Peeters.
Gandon F. (2006), Le Nom de l’Absent. Épistémologie de la science saussurienne des signes, Limo-
ges, Lambert-Lucas.
Godel Robert (1957-1969), Les sources manuscrites du Cours de linguistique générale de
Ferdinand de Saussure, Genève, Droz, 1957, seconde édition, 1969.
Lacan Jacques (2005), Mon enseignement, Le Seuil.
Milner Jean-Claude (2002), Le périple structural. Figures et paradigmes, Le Seuil.
Normand Claudine (1995), « La coupure saussurienne », in M. Arrivé et C. Normand,
Saussure aujourd’hui, Nanterre, LINX, numéro spécial, 219-231.
Starobinski Jean (1971), Les mots sous les mots. Les anagrammes de Ferdinand de Saussure, Gal-
limard.
Turpin Béatrice (2003), « La légende de Sigfrid et l’histoire burgonde », in Bouquet,
Simon (éd.), Saussure, L’Herne, 351-429.
CHAPITRE PREMIER

UN E V IE D A NS LE LAN GA GE
NOTES CHRONOLOGIQUES ET AUTRES
SUR LA VIE ET LA CARRIÈRE
DE FERDINAND DE SAUSSURE

La famille de Ferdinand de Saussure est d’origine lointainement


française. Le nom qu’elle porte donne une variante graphique à celui
de la petite ville lorraine de Saulxures-sur-Moselotte, dans l’actuel
département des Vosges, à mi-chemin entre Remiremont et Gérard-
mer. La famille, convertie au calvinisme, quitta très tôt sa Lorraine ori-
ginelle, pour s’installer à Genève. Dès le XVIIe siècle, les Saussure font
partie de la bonne société genevoise. Ils s’enrichissent au siècle suivant :
ils possèdent une belle maison rue de la Cité, et acquièrent une rési-
dence d’été aux Creux de Genthod.
À partir du début du XVIIIe siècle, la famille de Saussure donne nais-
sance à chaque génération à un nombre étonnant de savants, d’écrivains,
parfois d’artistes. Le premier en date est Nicolas (1709-1791) : avocat, il a
comme violon d’Ingres la viticulture, et écrit pour l’Encyclopédie les articles
concernant ce domaine. Son fils Horace-Bénédict (1740-17981) restera
longtemps le plus illustre des Saussure, et l’est encore sans doute pour
beaucoup, par exemple les Parisiens qui habitent la rue de Saussure : c’est
son souvenir qu’elle rappelle, et non celui de son arrière-petit-fils Ferdi-
nand. Et c’est son effigie qui orna longtemps le billet de 20 F suisses. Il fut
le premier à faire, en 1787, une ascension à visée scientifique du Mont-
Blanc. Il raconte cette expédition avec émotion et allégresse, sans négliger
de donner au passage l’étymologie fromagère du mot sérac quand il
désigne des amas de neige gelée :
On donne dans les Alpes le nom de sérac à une espèce de fromage blanc et com-
pact, que l’on retire du petit-lait et que l’on comprime dans des caisses rectangu-

1. C’est cette date qui est donnée dans la Notice (anonyme) sur la vie et les écrits de Mme Necker de
Saussure, qui figure en tête de la réédition de L’éducation progressive. D’autres sources (notamment
Tullio de Mauro) le font survivre jusqu’à 1799.
20 À la recherche de Ferdinand de Saussure

laires, où il prend la forme de cubes, ou plutôt de parallélépipèdes rectangles. Les


neiges, à une grande hauteur, prennent fréquemment cette forme lorsqu’elle se
gèlent après avoir été en partie imbibées d’eau (Voyage dans les Alpes).

Est-ce de cet arrière-grand-père que Ferdinand de Saussure a hérité


son intérêt pour la géographie alpine, et l’évident plaisir qu’il prend
aux métaphores mettant en scène cette géographie ? On pense aux gla-
ciers (Écrits, 179), à la chaîne des Alpes elle-même (CLG, 117 ; Engler,
1968-1989, 182 ; Komatsu, 179 et 329) ou encore aux ruisseaux, et,
nommément, au Rhin et au Rhône naissants :
La question de l’origine des langues n’a pas l’importance qu’on lui donne. Cette
question n’existe même pas. Question de la source du Rhône : puérile ! Le
moment de la genèse n’est lui-même pas saisissable : on ne le voit pas (Engler,
1968-1989, 160).

Deux des enfants d’Horace-Bénédict acquirent aussi une notoriété


intellectuelle. Sa fille Albertine-Adrienne (1766-1841), parente et amie
de Madame de Staël – à qui elle consacra une Notice –, est connue sous
le nom de Necker de Saussure. Elle publia notamment, en trois volu-
mes, une Éducation progressive ou étude du cours de la vie, qui connut de
nombreuses rééditions jusqu’à la fin du siècle. On y trouve quelques
remarques de bon sens sur l’acquisition du langage par l’enfant :
Les actions, toujours exprimées ou supposées par les verbes, les actions n’ont point
dans la nature de type permanent ; elles ne tombent pas sous les sens de l’enfant
quand il les nomme, et il ne dit aller que dans un moment où on n’allait pas. Il faut
qu’il ait au-dedans de lui l’idée exprimée par le verbe, et que cette idée, à la fois
nette et mobile, s’applique successivement à tout ce qui exécute l’action (vol. I,
p. 138).

L’analyse de la relation entre le mot et la chose – enfin, cette « chose »


spéciale qu’est l’action : quoi qu’il en soit, elle est absente – est bien
venue. Et n’est-il pas tentant de voir la prémonition du concept
d’embrayeur dans le passage suivant ?
Ce qui s’embrouille le plus dans la tête du pauvre enfant, ce sont les pronoms. Moi
et je surtout restent longtemps pour lui dans le nuage. Comme ces mots
s’appliquent uniquement à celui qui les prononce, on ne les emploie pas quand on
parle de lui à l’enfant ; il les voit à chaque instant changer d’objet, sans qu’il en
soit jamais l’objet lui-même : de là vient qu’il n’a pas l’idée de s’en servir (ibid.,
p. 140).

Le frère d’Albertine, Nicolas-Théodore (1767-1845), est le grand-


père paternel de Ferdinand. Professeur de géologie et de minéralogie à
l’Université de Genève, il est honoré par la dénomination de la saussu-
Une vie dans le langage 21

rite – qui n’est pas la douce manie de ceux que poursuivent en tout
temps les obsessions saussuriennes, mais tout bonnement un minéral,
précisément un « mélange de zoïzite et de plagioclase »1.
Le premier fils de Nicolas-Théodore se prénommait simplement
Théodore. Né en 1824, grand lecteur de Rousseau – à qui il consacra
un livre : J.-J. Rousseau à Venise – il mourut en 1903, et fut donc longue-
ment contemporain de son neveu. Ont-ils un jour parlé ensemble de
l’ouvrage consacré par Théodore à des Études sur la langue française. De
l’orthographe des noms propres et des mots empruntés, plaquette de 125 pages
publiée chez Cherbuliez et Fischbacher en 1885 ? Je ne sais. Mais
Saussure, s’il a parcouru cette dissertation d’un fort honnête amateur, a
pu y lire, sur l’histoire de l’orthographe des mots étrangers, ces appré-
ciations très raisonnables :
Dans les siècles antérieurs aux nôtres, c’est par l’ouïe et non par la vue de carac-
tères écrits qu’un mot ou un nom propre étranger s’introduisait dans la langue. Le
premier auteur appelé à l’employer ne l’avait souvent pas lu, il l’avait simplement
entendu prononcer et il inventait pour ce mot une orthographe qui amenait le lec-
teur français à le lire sans difficulté et, en même temps, à lui conserver à peu près
sa prononciation originaire (p. 1-2).

Plus loin, Théodore de Saussure en vient à une considération plus


générale sur les relations entre l’écrit et l’oral :
De nos jours, la lettre semble vouloir primer le son [...] La lettre doit représenter
les sons que nous voulons produire ou conserver. Elle doit être l’esclave du langage
et ne doit pas forcer les sons à se soumettre à l’orthographe (p. 75, puis 77).

N’est-il pas tentant de trouver en ces lignes la préfiguration des pas-


sages violemment hostiles à l’orthographe du chapitre VI de l’ « Intro-
duction » du CLG (p. 44-54) ? On constate toutefois que Ferdinand ne
se réfère jamais à Théodore, et que Théodore ne cite jamais ce qu’il
pouvait déjà connaître de Ferdinand.
Le second fils de Nicolas-Théodore, Henri, est le père de Ferdi-
nand. Né en 1829, il meurt en 1905. Il est spécialiste d’entomologie, et
travaille spécifiquement sur les orthoptères et les hyménoptères. Il
voyage, particulièrement au Mexique, où il explore notamment le site
précolombien de Cantona, au sud de Puebla.
De retour à Genève, Henri de Saussure épouse Louise de Pourtalès,
issue elle aussi de la haute aristocratie protestante de Genève. Leur
premier fils, Ferdinand, naît le 26 novembre 1857. Après lui naquirent

1. Cette définition est tirée du Dictionnaire de la chimie et de ses applications, de Clément et Raymonde
Duval, Technique et Documentation.
22 À la recherche de Ferdinand de Saussure

notamment trois autres garçons : Horace (1859-1926), Léopold (1866-


1925) et René (1868-1943). Ces trois frères de Ferdinand méritent un
instant d’attention en raison de leurs relations avec leur illustre aîné.
Horace de Saussure fut un peintre de talent. On connaît notam-
ment de lui un portrait de Ferdinand qui lui confère une apparence
exceptionnellement sereine1.
Léopold de Saussure, qui fit carrière dans la marine militaire fran-
çaise, s’est fait connaître à la fois par ses compétences de sinologue,
spécialiste notamment de l’astrologie chinoise – à ce titre il a déterminé
l’intérêt, assez fugitif, de Lacan – et par des travaux de linguistique où
semblent se faire jour des conceptions teintées de racisme, notamment
dans son ouvrage Psychologie de la colonisation française dans ses rapports avec
les sociétés indigènes et dans ses travaux sur l’Indochine. On a pu même
faire l’hypothèse que les conceptions de Léopold sur les spécificités des
langues dans leurs rapports avec les « races » pouvaient avoir eu
quelque influence sur le concept de langue de son frère Ferdinand2.
Cette influence n’a guère pu jouer que de façon inversée : dans le CLG
la notion de race est éliminée comme cause des changements phonéti-
ques. Le on qui est allégué par Saussure dissimule peut-être son frère
Léopold. Mais les positions du on ainsi cité sont contestées :
On a dit que la race aurait des prédispositions traçant d’avance la direction des
changements phonétiques. Il y a là une question d’anthropologie comparée : mais
l’appareil phonatoire varie-t-il d’une race à l’autre ? Non, guère plus que d’un
individu à un autre (CLG, 202 ; voir aussi p. 304 et Écrits, 216).

Le dernier frère, René de Saussure, eut une carrière précoce et bril-


lante. Professeur de mathématiques successivement aux Universités de
Washington, de Genève et de Berne – mais il démissionne de ce der-
nier poste en 1925 – il est surtout l’un des grands spécialistes de
l’espéranto. Il propose des réformes de cette langue, qui aboutissent
finalement à la mise en place de l’antido, bientôt dit espérantido, enfin
nov-espéranto. Dans l’un de ses ouvrages, il est tenté de se présenter
comme le précurseur de son frère pour la distinction de la synchronie et
de la diachronie : à propos de l’opposition entre l’analyse subjective (synchro-
nique) et l’analyse objective (diachronique) illustrée dans le CLG (p. 251) par
le mot enfant et son étymon latin in-fans (littéralement : « non-parlant »),
il évoque – en 1918 – l’article publié en 1916 par A. Oltramare sur le

1. Ce portrait est reproduit, en même temps que deux photographies, dans l’Annuaire 1964 EPHE,
4e section.
2. Joseph John E., « The colonial linguistics of Léopold de Saussure », 1999.
Une vie dans le langage 23

Cours de linguistique générale de son défunt frère, et formule la remarque


suivante, où l’antériorité qu’il affecte à ses propres travaux est marquée
par le plus-que-parfait inaugural :
J’avais fait moi-même la même remarque [dans La construction logique des mots en espé-
ranto, Genève, 1911] à propos du mot musique (mus’ique, ancien adjectif de muse) que
l’on doit considérer actuellement comme un mot simple substantif, donnant nais-
sance lui-même à de nouveaux adjectifs, tels que music’al, music’ien, etc., où le radi-
cal music joue le rôle d’un élément simple (La structure logique des mots dans les langues
naturelles considérée au point de vue de son application aux langues artificielles, 5).

Je ne sais rien des relations que Ferdinand peut avoir eues avec René.
Celui-ci lui avait-il fait part de ses prétentions à l’antériorité pour
l’opposition de la synchronie à la diachronie ? On sait en tout cas que
Ferdinand évoque avec un grand intérêt, dans le CLG (p. 111) – mais
sans citer les travaux de son frère – le problème de l’évolution de
l’espéranto : c’est précisément celui qui détermine les réflexions de
René.
Mais quittons la famille, et revenons à Ferdinand. Sur sa jeunesse et
son enfance, on dispose d’un document exceptionnel : les « Souvenirs
d’enfance et de jeunesse » (Saussure-Godel, 1960), qu’il rédigea
en 1903. Me laisserai-je aller à avancer que de ces souvenirs émane,
discrètement dite, une profonde mélancolie ? Sans marquer constam-
ment son amertume, Saussure présente tous les événements qu’il rap-
porte sous le signe de l’échec. L’année scolaire 1872-1873 ? Il la passe
« au Collège de Genève, pour y perdre une année aussi complètement
qu’il est possible de la perdre » (Saussure-Godel, 1960, 17). Son Essai
pour réduire les mots du grec, du latin et de l’allemand à un petit nombre de racines,
qui date aussi de 18721 ? Le très jeune auteur est, par les remarques
critiques de son vieil ami Adolphe Pictet, « assez dégoûté de [s]on essai
manqué » (ibid.). Mais l’acmé de l’amertume lui vient, paradoxalement,
de la découverte de la « nasalis sonans ». Pendant son année perdue au
Collège de Genève, il s’avise un jour, au cours d’une lecture
d’Hérodote, que la forme tet0catai est à tet0gmeqa ce que l@gontai est
à legpmeqa : c’est donc que le -a- de -atai est le substitut d’un N plus
ancien :
Son caractère était pour moi (ce qui est physiologiquement juste) de se trouver
entre deux consonnes, et de donner lieu par ce fait à un a grec, mais c’était un n
comme un autre (Saussure-Godel, 1960, 18).

1. Dans ses « Souvenirs », Saussure dénomme ce premier travail système général du langage (Saus-
sure-Godel, 17).
24 À la recherche de Ferdinand de Saussure

Quatre ans plus tard, arrivé à Leipzig, il apprend que la « nasalis


sonans » – c’est-à-dire précisément le a substitut du n – vient de donner
lieu à un article de Brugmann, qui fait grand bruit. Ainsi, ce que,
depuis 1872, il considère comme « une espèce de vérité élémentaire
dont [il] n’osai[t] parler comme étant trop connue probablement »
vient d’être révélé comme une découverte bouleversante ! Et, n’en
ayant rien écrit, il est empêché de faire valoir sa priorité. Près de trente
ans après, il ne peut s’interdire de noter le « déchirement » qu’a
entraîné pour lui la nécessité de se référer, pour sa propre découverte,
aux travaux d’un autre (Saussure-Godel, 1960, 24).
Pendant les deux années (1873-1875) qu’il passe au Gymnase (équi-
valent suisse du Lycée français) de Genève, il continue à s’intéresser à
la linguistique : il s’initie au sanscrit en lisant Bopp. Ces études austères
ne l’empêchent pas de se distraire comme tous les lycéens de son âge :
il dessine, à la manière de Töpffer, une manière de bande dessinée
assez bien venue, « Les aventures de Polytychus » (Badir, 2003).
De 1875 à 1876, il « perd gratuitement une nouvelle année pour
suivre des cours de chimie et de physique à l’Université de Genève »
(Saussure-Godel, 1960, 20). Mais il suit également le cours de linguis-
tique indo-européenne d’un privat-docent (professeur non titulaire),
Louis Morel, « quoiqu’il ne [soit] que la reproduction absolument litté-
rale du cours de Georges Curtius sur la Grammaire gréco-latine, que
M. Morel avait entendu à Leipzig l’année précédente » (ibid.). De
Genève il envoie à la Société de linguistique de Paris « un article inepte
sur le suffixe -t- »1 (Saussure-Godel, 1960, 19). Cependant – il ne
souffle mot de cette réussite dans ses « Souvenirs » – il sera, le
13 mai 1876, à 18 ans, admis à la Société.
Le 21 octobre 1876, Saussure s’inscrit à l’Université de Leipzig.
D’abord accompagné de son père, il s’installe dans la ville, où il va fré-
quenter, de façon apparemment agréable, la petite colonie d’étudiants
genevois. Il entretient une correspondance abondante et fréquemment
enjouée avec son père et plusieurs amis genevois. Ainsi évoquant la
« coqueluche » contractée par un ami, il précise que « c’est bien le
moins qu’il en ait une fois, quand les femmes en ont en permanence
pour lui ». Et il évoque à ce propos un projet de « dictionnaire de
calembours » (Saussure, 2003, 460).

1. Cet article sera effectivement publié, sous le titre annoncé ( « Le suffixe -T- » ) dans les Mémoires
de la Société de linguistique, III, 1877, 197-211 (in Saussure, 1922-1984, 339-352). C’est la première
publication scientifique de Saussure.
Une vie dans le langage 25

Saussure suit assez peu les leçons des professeurs, pourtant presti-
gieux, de linguistique. S’il fréquente « le slave et le lituanien de Leskien,
l’altpersisch (vieux perse) de Hübschmann et une partie du celtique de
Windisch », il « ne met jamais les pieds dans un cours de sanscrit,
encore moins dans un cours de gotique ou de grammaire germanique
quelconque » (Saussure-Godel, 1960, 21). C’est qu’il est occupé à plein
temps par la rédaction d’un ouvrage. Il est en train de l’achever en
juin 1878 (Saussure, 2003, 462) et le publie dès décembre de la même
année (il vient d’avoir 21 ans). C’est l’illustre Mémoire sur le système primi-
tif des voyelles dans les langues indo-européennes (daté de 1879).
L’ouvrage est, aujourd’hui, de lecture difficile : il faut être informé
non seulement des nombreuses langues alléguées (notamment, mais
non exclusivement, le sanskrit, le grec et le latin) et des principales
notions de linguistique comparative, mais encore de l’histoire de l’indo-
européanisme. Car la terminologie et la symbolique sont en train, par
les soins du jeune chercheur, de se fonder, et ont été, depuis totalement
modifiées : Saussure ne parle pas encore de laryngales, et utilise les
symboles A et O ∨
au lieu des actuelles variantes du h.
L’essentiel tient dans la prise en compte des relations de système
entre les voyelles indo-européennes : ce sont ces relations qui font repé-
rer l’identité de phénomènes apparemment disparates et poser – pour
la première fois – l’existence de deux « coefficients » notés A et O ∨
. Ces
deux « coefficients », sur la nature phonétique desquels Saussure prend
le parti de ne pas s’interroger, prendront dans la suite le nom de laryn-
gales. La découverte, faite après la mort de Saussure, de la langue hit-
tite, permettra, grâce aux travaux de Jerzy Kurylowicz (1927), de repé-
rer dans cette langue, sous la forme de phonèmes, les « coefficients »
identifiés par Saussure.
Bien accueilli par certains, notamment en France, le Mémoire est for-
tement critiqué en Allemagne, notamment par l’illustre Osthoff. C’est
précisément le caractère « systématique » de la recherche qui est mis
en cause. Saussure semble avoir mal supporté tant ces critiques que les
utilisations qui sont faites, sans le citer, de son travail : il fait ironique-
ment hommage à Gustav Meyer d’être « le premier à ignorer [s]on
nom » (Saussure-Godel, 1960, 23). Selon le témoignage, il est vrai très
tardif, de l’indo-européaniste Albert Cuny, Saussure aurait alors songé
à abandonner la linguistique pour l’étude de la légende germanique. Il
y viendra d’ailleurs plus tard, mais sans renoncer à la linguistique.
Après un séjour d’études de plusieurs mois (1878-1879) à Berlin, où
il rencontre le linguiste américain W. D. Whitney, il revient à Leipzig.
26 À la recherche de Ferdinand de Saussure

Le 28 février 1880, il soutient sa thèse de doctorat en philosophie De


l’emploi du génitif absolu en sanskrit. Il obtient la meilleure mention possible
(summa cum laude). L’ouvrage, très bref (95 pages dans l’édition originale),
sera publié l’année suivante. Repris dans le Recueil (Saussure, 1922-1984,
269-338), il est aujourd’hui peu lu. Il mérite pourtant de l’être : il
témoigne de l’intérêt très précoce de Saussure pour la syntaxe dans ses
relations avec la sémantique. C’est en effet la compatibilité différente des
deux cas « absolus » du sanskrit – le génitif et le locatif – avec les catégo-
ries de l’inanimé, de l’animé et de l’humain qui est étudiée avec minutie.
On constate d’autre part que le point de vue adopté est aussi rigoureuse-
ment statique que possible : l’évolution des faits n’est guère étudiée.
L’auteur cite explicitement (Saussure, 1922-1984, 272) la Grammaire du
sanscrit de Whitney et semble connaître La vie du langage. En 1894, il
entreprendra la rédaction d’un article à la mémoire de Whitney. Ce
texte non achevé sera souvent cité dans les chapitres suivants : c’est l’une
des méditations les plus profondes et les plus hardies de Saussure sur les
problèmes du langage et de la sémiologie.
À l’automne de 1880, après un séjour en Lituanie1, Saussure s’installe
à Paris, où il restera, à quelques brefs voyages près, jusqu’en 1891. Il
devient en 1882 « secrétaire adjoint » de la Société de linguistique de
Paris. Dès le 30 octobre 1881, il avait été nommé, sur la proposition de
Michel Bréal, « maître de conférences de gothique et de vieux haut-
allemand » à l’École pratique des hautes études. Dans cet établissement, il
va, pendant dix ans – avec, toutefois, un « congé d’inactivité » pour
l’année 1889-1890 – donner des cours sur des sujets très variés : la « Pho-
nétique » (titre d’un manuscrit), la grammaire gotique2, le vieux haut-

1. L’époque exacte de ce voyage reste encore, au moment où j’écris ces lignes, mal connue. Le
témoignage de Georges Guieysse, dans une lettre de 1888 (citée par Décimo, 1999, 104), ne lève
pas totalement le doute. Le très jeune Guieysse – qui devait, au grand chagrin de Saussure, se sui-
cider quelques mois plus tard – prête à son professeur des propos assez bizarres : « J’ai moi-même
il y a huit ans fait le voyage en Lituanie. » Voilà qui semble régler le problème : ce serait bien huit
ans avant – donc en 1880 – que le voyage aurait eu lieu. Mais Saussure, selon Guieysse, aurait
poursuivi de la façon suivante : « ... pour recueillir les derniers vestiges de cet intéressant idiome ».
Remarque assez étonnante : le lituanien était, en 1880 – et est d’ailleurs encore aujourd’hui – une
langue parfaitement vivante, bien loin d’en être à l’état de « derniers vestiges ». Saussure aurait-il
pu faire allusion à quelque variante dialectale menacée ? Ou le jeune Guieysse aurait-il mal com-
pris ou rapporté de façon inexacte les propos de son professeur ? Le témoignage, on le voit, n’est
pas d’une fiabilité absolue. Il reste possible que ce litigieux voyage ait eu lieu plus tard, interrom-
pant pour quelques mois le séjour de Saussure à Paris. Rien n’empêche non plus qu’il y ait eu
deux voyages, l’un en 1880, l’autre nettement plus tard. Voir la mise au point de Tullio de
Mauro, CLG, 331, n. 6.
2. Les notes prises lors de ce cours par un auditeur devenu illustre, Ferdinand Lot, complétées
par celles de Maurice Grammont, sont en cours d’édition, par les soins de Marc Décimo et
d’André Rousseau.
Une vie dans le langage 27

allemand, le vieux norrois, la grammaire comparée du grec et du latin, la


langue lituanienne, etc. Ses leçons sont suivies par un grand nombre
d’élèves et auditeurs : hommes de lettres (Marcel Schwob et Pierre Quil-
lard, l’un et l’autre proches amis d’Alfred Jarry), professeurs de lycées,
universitaires, actuels ou futurs, de plusieurs nationalités : Loth, Lejay,
puis Duvau, Boyer, Passy, Grammont, et tout particulièrement Antoine
Meillet, qui assurera l’intérim de Saussure en 1889-1890 (Benveniste,
1964 et Fleury, 1964). Selon plusieurs témoignages, notamment celui de
Meillet, son enseignement laissait « l’auditeur suspendu à cette pensée en
formation qui se créait encore devant lui et qui, au moment où elle se for-
mulait de la manière la plus rigoureuse et la plus saisissante, laissait
attendre une formule plus précise et plus saisissante encore. Sa personne
faisait aimer sa science » (Benveniste, 1964, 27 ; CLG, 336).
En 1891, Saussure – qui a été, par le décret du 11 juillet, nommé à
titre étranger Chevalier de la Légion d’honneur1 – décide de retourner
à Genève. On n’est pas pleinement informé sur les raisons qui l’ont
décidé à quitter Paris. Peut-être a-t-il répugné à demander la nationa-
lité française qui lui aurait été nécessaire pour prendre, au Collège de
France, la succession de Michel Bréal2.
Pendant quelques mois de son séjour à Paris, Saussure aura été, très
vraisemblablement sans le savoir, le voisin, au sens géographique du
terme, d’un autre étranger, à l’époque à vrai dire aussi peu connu que
lui en dehors d’un milieu professionnel assez fermé : Sigmund Freud,
qui vécut à Paris d’octobre 1885 à février 1886 (voir Vilela, 2006, 119).
À Genève, Ferdinand de Saussure se marie avec Marie Faesch,
dont il aura deux fils : Jacques (1892-1969) et Raymond (1894-1971),
qui, à la suite d’une analyse avec Freud, deviendra psychanalyste : sa
figure sera évoquée dans le chapitre VII, pour le rôle qu’il a failli tenir
dans la relation – à vrai dire totalement manquée – entre son père et
son analyste.
Dès son retour dans sa ville natale, Ferdinand de Saussure est
nommé « professeur extraordinaire3 d’histoire et de comparaison de
1. Les Archives de la Grande Chancellerie, dévastées par un incendie, ne conservent aucune
autre trace de cette nomination que la date du décret. Fleury (1964, 41-42) a publié la proposition
de nomination, retrouvée dans les archives de l’EPHE. Saussure semble avoir été sensible à cette
distinction (Décimo, 1994 (1995), 96).
2. Contre cette hypothèse plusieurs fois formulée il faut cependant remarquer que Bréal, qui
n’avait en 1891 que 59 ans, était bien loin d’une retraite qu’il ne devait finalement prendre que
quinze ans plus tard, en 1906, à l’âge de 74 ans.
3. Dans la terminologie universitaire genevoise de l’époque, l’adjectif extraordinaire ne comporte
aucune nuance laudative. Pris dans son sens étymologique, il marque le caractère surnuméraire de
la chaire occupée, à la différence de celles qui sont réservées aux professeurs ordinaires.
28 À la recherche de Ferdinand de Saussure

langues indo-européennes ». Il « inaugure cette chaire » en prononçant,


en novembre 1891, trois conférences qui posent de façon explicite le
problème de l’objet de la science du langage et de la possibilité même
de cette science :
Le langage ou la langue peut-il donc passer pour un objet qui appelle, par lui-
même, l’étude ? (Écrits, 145).

Il donne des enseignements aussi variés que possible dans le cadre de


l’intitulé affecté à sa chaire : le sanscrit, la phonétique grecque et latine,
l’histoire du verbe indo-européen, le verbe grec, etc.
C’est, semble-t-il, en décembre de cette année 1891 qu’il com-
mence à rédiger le projet de livre intitulé « De l’essence double du lan-
gage » (Engler, 2002, 181). Ce projet restera inachevé, et devra
attendre la publication, en 2002, des Écrits de linguistique générale pour
être révélé.
En 1892, Saussure répond à une « Enquête statistique sur l’audition
colorée et les schèmes visuels », lancée par Émile Claparède. Sa
réponse sera publiée dès l’année suivante par Théodore Flournoy, col-
lègue de Saussure à la Faculté des lettres (Flournoy, 1893).
L’année 1894 est marquée entre toutes par une forte activité scien-
tifique de Saussure. En plus du texte à la mémoire de Whitney, il
s’engage, à partir d’un article sur l’ « Accentuation lituanienne » (Saus-
sure, 1922-1984, 526-538) dans ce qui semble être la préparation d’un
livre sur l’accentuation (L. Jäger, M. Buss, L. Ghiotti, 2003). Pas plus
que « L’essence double » ces projets n’aboutiront du vivant de Saussure
à la publication.
En 1896, il accède à la dignité de « professeur ordinaire », dans une
chaire qui conserve la désignation de celle qu’il occupait précédemment
à titre « extraordinaire ». Les contenus de son enseignement
s’enrichissent de nouveaux éléments : théorie de la syllabe, phonologie
du français actuel, versification française (voir le chap. VI)1, linguistique
géographique de l’Europe, vieux norrois, etc. En 1904-1905, pour rem-
placer un collègue germaniste, E. Redard, empêché, il donnera un cours
sur le Nibelungenlied : trace manifeste de la permanence d’un intérêt
ancien, qui se renouvellera bientôt après (voir les chap. III et VI).
En 1897, il participe, de nouveau avec son collègue Théodore
Flournoy – professeur de « psychologie physiologique », il sera, peu

1. On verra, d’après les fragments, publiés dans le chapitre VI, d’un manuscrit sans doute élaboré
pour ce cours, que Saussure prend position avec vigueur sur deux grandes gloires littéraires : Bos-
suet et Pascal.
Une vie dans le langage 29

après, un bon lecteur et commentateur de la Traumdeutung de Freud – à


des séances de spiritisme avec la médium Hélène Smith, de son vrai
nom Élise-Catherine Muller. Saussure examine avec attention
l’ « l’hindou » pratiqué par la jeune femme – un « sanscritoïde » – et
fait d’intéressantes remarques sur certaines des particularités de cette
pseudo-langue. Flournoy fera longuement état des observations de
Saussure en 1900, dans son ouvrage Des Indes à la planète Mars. Étude sur
un cas de somnambulisme avec glossolalie1.
La fin de l’année 1905 et le début de 1906 sont marqués pour
Saussure par un voyage en France, à Naples et à Rome. Saussure
s’intéresse, avec une apparente désinvolture, à ce « bloc énigmatique »
qu’est la « pierre noire » du Forum. Découverte en 1899, elle date du
Ve siècle avant Jésus-Christ, et, à l’époque, n’est pas encore complète-
ment interprétée :
L’inscription archaïque du Forum est un amusement tout indiqué lorsque
j’éprouve le besoin de me casser la tête. Rien à en tirer, bien entendu, mais il est
intéressant de contempler le bloc énigmatique et de s’assurer de visu des lectures
(Lettre à Meillet, CFS, 1964 (21), 106).

C’est en 1905 que Joseph Wertheimer, professeur ordinaire de lin-


guistique générale à l’Université de Genève, de son état grand rabbin de
Genève, prend sa retraite, à l’âge de 72 ans. Les compétences en linguis-
tique de ce spécialiste réputé de la kabbale étaient assez médiocres. Le
8 décembre 1906 la Faculté des lettres de Genève confie à Ferdinand de
Saussure sa succession : le professeur ajoutera donc la linguistique géné-
rale aux enseignements qu’il assurait déjà. Saussure accomplira ce pro-
gramme scrupuleusement : prévu pour être donné une année sur deux,
le Cours de linguistique générale se tiendra effectivement en 1907 (du 16 jan-
vier au 3 juillet, devant cinq ou six auditeurs, dont Albert Riedlinger et
Louis Caille), en 1908-1909 (de novembre 1908 au 24 juin 1909, devant
onze auditeurs, dont Albert Riedlinger et Émile Constantin), enfin
en 1910-1911 (du 29 octobre 1910 au 4 juillet 1911, devant douze audi-
teurs, sans Albert Riedlinger, mais avec Émile Constantin et
Mme Sechehaye, épouse du futur éditeur du CLG).
À peu près en même temps qu’il prépare ses Cours de linguistique géné-
rale et ses autres enseignements, Saussure se livre à deux autres activités
de recherche.

1. Assez bizarrement, Flournoy ne semble pas avoir consulté Saussure à propos de l’autre
« pseudo-langue », le « martien », pratiquée par Hélène Smith. En tout cas il n’en fait pas état
explicitement.
30 À la recherche de Ferdinand de Saussure

En vue, selon certains passages de ses notes, d’un ouvrage consacré


à Histoire et légende. Étude sur l’origine des traditions germaniques connues sous le
nom de Heldensage (LEG, 183), Saussure rédige de longues études d’une
érudition insurpassable sur la légende germanique du Nibelungenlied, qui
fait depuis longtemps partie de ses préoccupations, au même titre
d’ailleurs que d’autres textes légendaires (Tristan et Yseut) ou mytholo-
giques (notamment la mythologie indienne, alléguée cursivement dans
le projet d’article sur Whitney et plus abondamment dans les manus-
crits de Harvard, Parret, 1993-1994, 224-231). On verra, dans les cha-
pitres III et VI, comment se fait jour dans cette réflexion la sémiologie
et son articulation avec la linguistique.
D’autre part, Saussure se livre à l’infinie recherche des mots, parfois
des phrases, voire des brefs récits présents, sous forme d’anagrammes,
paragrammes ou hypogrammes, « sous les mots » du texte des poètes
classiques – latins et grecs –, puis dans la prose latine. Il est extrême-
ment discret sur ce travail, dont il ne parle qu’à un petit nombre de
correspondants, notamment Meillet, Bally et Léopold Gautier, l’un de
ses élèves (Starobinski, 1971, 20 et 138 ; Gandon, 2002, 16-18). Cette
recherche s’interrompra, de façon apparemment brutale, en avril ou
mai 1909, dans des conditions qui seront décrites dans le chapitre VII1.
En cette dernière période de sa vie, les honneurs commencent à
s’abattre sur Saussure : il reçoit, le 14 juillet 1908, un mélange d’études.
Déjà membre, depuis 1909, de l’Académie danoise des sciences, il est
nommé, en 1910, membre correspondant de l’Institut de France.
Saussure reprend ses enseignements – mais sans le Cours de linguis-
tique générale – à la rentrée universitaire de 1911. Il les interrompt au
début de l’été 1912, et, empêché par la maladie (on parle, sans certi-
tude, d’un cancer du larynx), il ne les reprendra pas à la rentrée
de 1912.
Il se retire à ce moment au château de Vufflens, propriété de la
famille de son épouse. Il s’intéresse, peut-être incité par son frère Léo-
pold, à la langue chinoise.
La maladie s’aggrave. Il meurt le 22 février 1913, à l’âge de 56 ans.
Ses obsèques sont célébrées le 26, à Genthod.

1. Francis Gandon (2006) a posé de façon scrupuleuse le problème de la contemporanéité entre


les trois activités de Saussure. Si la période des Cours (de janvier 1907 à juillet 1911) est connue
sans risque d’erreur, il subsiste un certain flou pour les recherches, partiellement ou totalement
secrètes, sur la légende et les anagrammes. Gandon fixe, avec une très forte vraisemblance, la pre-
mière entre 1904 et 1911, la seconde entre 1906 et avril 1909. Eisuke Komatsu (Tristan, 153) est
en accord, à très peu près, pour ces datations. La période 1907-avril 1909 constitue donc une
plage de recouvrement total entre les trois recherches.
Une vie dans le langage 31

B I B LIO G R AP H IE

Badir Semir (éd.) (2003), « Les aventures de Polytychus [dessins de Ferdinand de Saus-
sure] », in Simon Bouquet (éd.), Saussure, L’Herne, 473-504.
Benveniste Émile (1964), « Ferdinand de Saussure à l’École des hautes études »,
Annuaire 1964 EPHE, 4e section, 22-34.
Décimo Marc (1994-1995), « Saussure à Paris », Cahiers Ferdinand de Saussure, 48, 75-90.
Décimo M. (1999), « Une petite famille de travailleurs autour de Georges Guieysse : le
monde de la linguistique parisienne », Cahiers Ferdinand de Saussure, 52, 99-121.
Engler Rudolf (2002), « Solide/non-solide : “le Cru et le Cuit” », in J. Anis, A. Eské-
nazi et J.-F. Jeandillou, Le signe et la lettre. Hommage à Michel Arrivé, L’Harmattan,
181-185.
Fleury Michel (1964), « Notes et documents sur Ferdinand de Saussure », Annuaire 1964
EPHE, 4e section, 35-51.
Flournoy Théodore (1893), Des phénomènes de synopsie, Genève et Paris.
Flournoy T. (1900-1983), Des Indes à la planète Mars, Genève, puis Paris, Le Seuil.
Gandon Francis (2002), De dangereux édifices. Saussure lecteur de Lucrèce. Les cahiers
d’anagrammes consacrés au De rerum natura, Louvain-Paris, Peeters.
Gandon F. (2006), Le Nom de l’Absent. Épistémologie de la science saussurienne des signes, Limo-
ges, Lambert-Lucas.
Jäger Ludwig, Buss Mareike, Ghiotti Lorella (2003), « Notes [de Saussure] sur
l’accentuation lituanienne », in S. Bouquet (éd.), Saussure, L’Herne, 323-350.
Joseph John-E. (1999), « The colonial linguistics of Léopold de Saussure », in D. Cram,
A.-R. Linn et E. Nowak (eds), History of Linguistics 1996, Oxford, Jesus College,
Sheffield, University et Leipzig, University, 127-138.
Kurylowicz Jerzy (1927), « [schwa] i. e. et h hittite », Symbolae grammaticae in honorem
Ioannis Rzwadowki, Cracovie, 95-104.
Necker de Saussure Albertine (1828), Éducation progressive ou étude du cours de la vie, trois
volumes, ouvrage cité ici d’après la 9e édition, Garnier Frères.
Saussure Ferdinand de (1879 [1878]), Mémoire sur le système primitif des voyelles dans les langues
indo-europénnes, Leipzig, B. G. Teubner. Cité ici d’après Saussure, 1922-1984, 1-268.
Saussure F. de (1881), De l’emploi du génitif absolu en sanscrit, Genève, J. G. Fick. Cité ici
d’après Saussure, 1922-1984, 269-338.
Saussure F. de (2003), « Lettres de Leipzig (1876-1880) », Présentation et édition par
Mareike Buss, Lorella Ghiotti, Ludwig Jäger, in S. Bouquet (éd.), Saussure, L’Herne,
442-472.
Saussure Horace Bénédict de (1779-1796-1874), Voyage dans les Alpes, quatre volumes.
Cité ici d’après Zürcher et Marjolle, Les ascensions célèbres, Hachette, 1874.
Saussure Léopold de (1899), Psychologie de la colonisation française dans ses rapports avec les
sociétés indigènes, Paris.
Saussure René de (1911), Principes logiques de la construction des mots en espéranto, Genève,
Kündig.
Saussure R. de (1918), La structure logique des mots dans les langues naturelles considérée au point
de vue de son application aux langues artificielles, Berne.
Saussure Théodore de (1885), Étude sur la langue française. De l’orthographe des noms propres et
des mots étrangers introduits dans la langue, Genève, Cherbuliez et Paris, Fischbacher.
Vilela Izabel (2006), « In principio erat verbum, ou la linguistique aux origines de la psy-
chanalyse : qu’en est-il de Saussure ? », Langage et inconscient, 1, 118-142.
CHAPITRE II

LE C O UR S DE L ING UIS TIQ UE G ÉNÉ RAL E :


M O DE S T E ES S A I D E RELEC T URE

Par où commencer ? C’est la question que se pose, implicitement ou,


parfois, explicitement, tout lecteur de Saussure qui entreprend de rendre
compte de sa lecture1. Cette hésitation ne fait que reproduire celle qui,
en de nombreux points de sa réflexion, se fait jour chez Saussure quand
il entreprend de mettre en forme ses réflexions sur le langage :
Il faudrait, pour présenter convenablement l’ensemble de nos propositions, adopter
un point de départ fixe et défini. Mais tout ce que nous tendons à établir, c’est
qu’il est faux d’admettre en linguistique un seul fait comme défini en soi (Engler,
1968-1989, 25).

Il lui arrive de donner un titre explicite à cette interrogation :


Unde exoriar ? – C’est la question peu prétentieuse, et même terriblement positive et
modeste que l’on peut se poser avant d’essayer par aucun point d’aborder la subs-
tance glissante de la langue. Si ce que je veux en dire est vrai, il n’y a pas un seul
point qui soit l’évident point de départ (Écrits, 281).

Cette angoisse en vient même, en un point au moins de sa réflexion,


à mettre en cause jusqu’à l’existence même de tout point de départ :
Il y a donc véritablement absence nécessaire de tout point de départ (Lettre à
Antoine Meillet de 1894, CLG, 409).

Serait-il donc, tout compte fait, proprement impossible de commen-


cer ? Cet accès, tout de même excessif, de dysphorie, est immédiate-
ment corrigé :
... et si quelque lecteur veut bien suivre attentivement notre pensée d’un bout à
l’autre de ce volume, il reconnaîtra, nous en sommes persuadés, qu’il était impos-
sible de suivre un ordre plus rigoureux (ibid.).
1. Un seul exemple : celui de Françoise Gadet (1987), dont le Saussure. Une science de la langue
s’ouvre sur la question que je repose ici.
34 À la recherche de Ferdinand de Saussure

Commençons donc, puisqu’il est possible de commencer. Reste le


choix du point de départ. Chez Saussure et son lecteur, c’est la
même hésitation. On s’en étonnera peu. Elle est déterminée, chez
Saussure, par la systématicité1, au sens fort du terme, de l’objet à
décrire : rien n’y vaut que par ses relations avec le reste. C’est ce
trait qui fait de la langue une « substance glissante » : elle est toujours
en un autre point que celui où on croit la saisir, sans d’ailleurs vrai-
ment cesser d’être là où on la croit. Le discours saussurien n’est pas
moins glissant : chacun de ses segments n’a de sens que dans ses rela-
tions avec les autres. Le lecteur de Saussure est devant son discours
dans le même embarras que Saussure lui-même aux prises avec la
langue. Je me suis déjà posé la question du point de départ en 1970,
au moment de présenter, à des fins très modestement didactiques, le
Cours de linguistique générale (désormais, on le sait, CLG) dans un
ouvrage d’initiation à la linguistique (La grammaire, lectures). Je me la
pose de nouveau aujourd’hui.
Il est vrai que la situation a changé. En 1970, je ne pouvais,
comme tout un chacun, qu’ignorer que Saussure avait effectivement
entrepris de donner la forme d’un livre à ses réflexions sur le langage.
Et d’en pousser assez loin la rédaction. Le titre même de ce livre,
« De l’essence double du langage »2 n’avait, à ce moment, sans doute
été lu par personne. Il a été révélé, en 2002, dans les Écrits de linguis-
tique générale. J’entends bien que « L’essence double », ce n’est pas le
Cours de linguistique générale. Du point de vue formel les deux textes
s’opposent, de façon si évidente qu’il n’est pas nécessaire d’entrer dans
les détails. Et cependant ils ont, à l’évidence, un trait commun : la
même interrogation, à la fois obstinée et comme angoissée, à l’égard
de cette « substance glissante » qu’est la langue. Il m’a donc semblé
qu’il n’y avait rien d’arbitraire ni d’aléatoire (à supposer d’ailleurs
qu’il faille, quand on parle de langue, éviter l’aléatoire et
l’arbitraire...) à interroger « L’essence double » pour parler du Cours de
linguistique générale.
Inévitablement, la « Préface » de cette « Essence double du lan-
gage » s’ouvre sur une interrogation analogue à celles qu’on vient de

1. Le nom de systématicité n’est, sauf erreur ou oubli, jamais utilisé par Saussure. Mais il fait un
usage abondant de l’adjectif systématique (entre autres Engler, 1974-1990, 43) et de sa nominalisa-
tion au féminin, une systématique (ibid.).
2. Je prends volontairement le parti de présenter, ici, le titre entre guillemets, pour éviter de don-
ner, par l’emploi des italiques, l’impression que cet écrit est parvenu au statut d’un livre achevé.
En dépit de l’acuité constante de la réflexion, ce texte reste, comment dire ? un brouillon, à condi-
tion de débarrasser ce terme de toute connotation péjorative.
Le Cours de linguistique générale : modeste essai de relecture 35

lire sur la difficulté – l’impossibilité ? – de trouver un point de


départ :
Il paraît impossible en fait de donner une prééminence à telle ou telle vérité de la
linguistique, de manière à en faire le point de départ central : mais il y a cinq ou
six vérités fondamentales qui sont tellement liées entre elles qu’on peut partir indif-
féremment de l’une ou de l’autre et qu’on arrivera logiquement à toutes les autres
et à toute l’infime ramification des mêmes conséquences en partant de l’une quel-
conque d’entre elles (Écrits, 17).
Conformément à sa décision, Saussure envisage deux possibilités de
commencement.
La première, explicitement choisie, parmi d’autres possibles, à titre
d’ « exemple », est la constatation de la dualité – l’ « essence double »,
en somme – de l’ « objet linguistique », enfin de ce que je me résous à
nommer ainsi, en dépit des difficultés que présente la notion :
Par exemple, on peut se contenter uniquement de cette donnée :
Il est faux (et impraticable) d’opposer la forme et le sens. Ce qui est juste en
revanche c’est d’opposer la figure vocale d’une part, et la forme-sens de l’autre (ibid.).
On le voit : Saussure ne se contente pas de poser la dualité
reconnue depuis la nuit des temps par l’opposition des bons vieux ter-
mes de la forme et du sens. Il s’engage, notamment par la formation du
néologisme composé forme-sens, dans la voie du déplacement du dua-
lisme traditionnel. La notion de « figure vocale1, qui relève de la phy-
siologie et de l’acoustique » (Écrits, 31) met à sa place de substance le
son manifestant la « forme-sens ». On le voit : le dualisme se trouve lui-
même dédoublé2. Mais il n’en est que plus énergiquement conservé.
C’est en ce point que la « substance glissante » de la langue lui fait
apparaître un autre trait – mais ne serait-ce pas, finalement, le
même ? – de l’objet qu’il cherche à décrire :
Quiconque poursuit rigoureusement cette idée arrive mathématiquement aux
mêmes résultats que celui qui partira d’un principe en apparence très distant, par
exemple :
Il y a lieu de distinguer dans la langue les phénomènes internes ou de cons-
cience et les phénomènes externes, directement saisissables (ibid.).

C’est vrai : les deux constats successifs semblent bien différents. Et


pourtant, il est facile d’apercevoir comment le passage de l’un à l’autre
1. Cette notion quand elle est lue de façon approximative donne lieu à d’assez plaisants contre-
sens. Ainsi André Green s’autorise, sans rire, à dire que Saussure « préférait figure vocale » à signi-
fiant (2003, 275). Mais non, Saussure ne « préférait » pas : il utilisait alternativement ces deux
notions fondamentalement différentes.
2. On sait le sort qui sera fait par Hjelmslev (1943-1971) à ce dédoublement : ce sera l’opposition
entre forme et substance, aux deux niveaux de l’expression et du contenu.
36 À la recherche de Ferdinand de Saussure

va s’effectuer. Leur point commun est la dualité. Le point d’insertion


de la dualité, certes, est déplacé : il se situe désormais – j’entends dans
le second constat – non plus entre la substance – celle, on vient de
l’apercevoir, de la « figure vocale » – et la forme – celle, précisément
de la « forme-sens » – mais entre l’accessibilité immédiate des « phéno-
mènes externes » – la « figure vocale » – et les « phénomènes internes »
que sont les éléments de la « forme-sens »1.
Peu après dans la progression de la méditation saussurienne surgit
la désignation du « point de vue » qui va prendre en charge l’objet
affecté par le dualisme. Cet objet se trouve alors dénommé par un nou-
veau composé néologique :
Point de vue de l’état de langue en lui-même,
— non différent du point de vue instantané,
— non différent du point de vue sémiologique (ou du signe-idée),
— non différent du point de vue volonté antihistorique,
— non différent du point de vue morphologique ou grammatical,
— non différent du point de vue des éléments combinés (Écrits, 21).

De façon quasi provocatrice – on sait que Saussure ne s’interdit pas de


se laisser aller parfois à la provocation – ce « point de vue » reçoit cinq
désignations jugées « non différentes ». Quand il vise le « signe-idée »
– c’est là à mes yeux une nouvelle désignation de la « forme-sens » de
la « Préface » – il prend le nom de « sémiologique ».
On l’a compris : ce n’est pas tout à fait le hasard qui m’a fait choi-
sir de commencer ma description par la mise en place de la sémiologie
et de ses objets : les systèmes de signes. Ou plutôt, si c’est le hasard, il
est passé par le choix, lui-même éventuellement aléatoire, opéré par
Saussure.

SYSTÈME DE SIGNES ET SÉMIOLOGIE

La sémiologie est, pour le Saussure des années du Cours, une


préoccupation déjà ancienne. On vient d’apercevoir qu’elle est déjà
présente dans « L’essence double ». Dès 1901, Adrien Naville, son col-
lègue à l’Université de Genève, fait apparaître la sémiologie dans sa

1. Ces phénomènes internes sont spécifiés comme « de conscience ». Est-ce à dire que la « figure
vocale », pourtant dite « externe » et « directement saisissable », relève de l’ « inconscience », pour
utiliser le terme saussurien ? Dialectique complexe, dont certains aspects seront débroussaillés dans
la suite, notamment dans le chapitre VII.
Le Cours de linguistique générale : modeste essai de relecture 37

Nouvelle classification des sciences : au sein de la sociologie, elle englobe la


linguistique :
M. Ferdinand de Saussure insiste sur l’importance d’une science très générale qu’il
appelle sémiologie et dont l’objet serait les lois de la création et de la transformation des
signes et de leurs sens. La sémiologie est une partie essentielle de la sociologie.
Comme le plus important des systèmes de signes, c’est le langage conventionnel des
hommes, la science sémiologique la plus avancée, c’est la linguistique, ou science des
lois de la vie du langage (Nouvelle classification des sciences, deuxième édition1, 1901, 104).
Telle qu’elle apparaît dans le CLG, la sémiologie a une figure assez
semblable, du moins dans sa structure interne :
On peut concevoir une science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale ; elle for-
merait une partie de la psychologie sociale, et par conséquent de la psychologie
générale ; nous la nommerons sémiologie (du grec semeion, « signe »). Elle nous
apprendrait en quoi consistent les signes, quelles lois les régissent. Puisqu’elle
n’existe pas encore, on ne peut dire ce qu’elle sera ; mais elle a droit à l’existence,
sa place est déterminée d’avance. La linguistique n’est qu’une partie de cette
science générale, les lois que découvrira la sémiologie seront applicables à la lin-
guistique, et celle-ci se trouvera ainsi rattachée à un domaine bien défini dans
l’ensemble des faits humains (CLG, 33).
On le voit : la sémiologie de 1916 ne se confond pas entièrement
avec celle que Naville alléguait en 1901. Elle est rattachée à la psycho-
logie – il est vrai sociale – et non à la sociologie. Surtout elle ne comporte
pas la portée historique que lui confère Naville2. Il faut ici prendre
garde à la métaphore de la vie, apte à la rigueur à se prêter à une inter-
prétation historique. Il n’en est rien : la métaphore – plus discrète,
d’ailleurs, dans les notes des auditeurs – vise ici le fonctionnement des
signes. C’est ce qui est assuré par les précisions préalablement données
sur l’objet de la linguistique : signes, certes, mais dans les systèmes
qu’ils constituent et dont ils sont inséparables :
La langue est un système de signes exprimant des idées, et par là comparable à
l’écriture, à l’alphabet des sourds-muets, aux rites symboliques, aux formes de poli-
tesses, aux signaux militaires, etc. Elle est seulement le plus important de ces
systèmes (CLG, 33).
1. Cette vétilleuse précision bibliographique n’est pas inutile : elle attire l’attention sur le fait
– signalé par Pierre Caussat dans son introduction à la reproduction du livre en 1991 – que toute
mention de la sémiologie a été forclose de la troisième édition, pourtant postérieure (1920) à la
publication du CLG. La première édition, qui date de 1888, est, pour des raisons évidemment dif-
férentes, également silencieuse.
2. C’est peut-être cette double discordance qui explique l’effacement, signalé par la note précé-
dente, de toute allusion à la sémiologie et à Saussure. On peut aussi spéculer différemment sur cet
effacement. Il tient peut-être au fait que la sémiologie, mise en place dans le CLG avec clarté, cer-
tes, mais de façon très parcimonieuse, est, en 1920, plongée dans un complet sommeil. Elle le res-
tera longtemps : il faudra attendre près de quarante ans pour commencer à la voir s’éveiller,
notamment par les soins de Barthes et de Greimas. Voir sur ce point le chapitre VIII.
38 À la recherche de Ferdinand de Saussure

Comme souvent dans le CLG, un point fondamental est introduit à


petit bruit : le lien indissoluble entre la notion de signe et celle de sys-
tème. Point, chez Saussure, de signes en dehors des systèmes qu’ils cons-
tituent : on verra bientôt la force de cette exigence, qui dictera impérati-
vement la forme donnée à ma description. Dans la mise en place qu’il
vient de faire de la sémiologie, il faut évidemment lire à chaque fois le nom
signes comme abréviation de système de signes. Et leur vie, ce n’est pas leur
évolution dans le temps, mais la façon dont ils fonctionnent « au sein de
la vie sociale ». Quant à la liste d’exemples qu’il fournit, on y remarque
deux types de systèmes de signes : les premiers ( « l’écriture, l’alphabet
des sourds muets » ) sont dérivés d’un système de signes premier, celui
de la langue, qu’ils ont pour fonction de manifester dans une autre subs-
tance, visible (les lettres et les gestes) au lieu d’être audible (les sons de la
voix). Les trois autres exemples – mais leur liste reste ouverte par un
insistant « etc. » redoublé1 – sont ceux de systèmes de signes non linguis-
tiques. La nouveauté déterminante du CLG consiste à en faire aussi les
objets possibles de la future sémiologie : on sait qu’elle aura à attendre une
bonne quarantaine d’années pour trouver effectivement, par les soins
successifs de Greimas et de Barthes2, la « place (...) déterminée
d’avance » (CLG, 33) que lui assignait le CLG.

LANGAGE, LANGUE ET PAROLE

Ainsi la langue, système de signes spécifiques – « le plus important


de ces systèmes » – est l’objet de la linguistique, elle-même intégrée à la
1. Me laisserai-je aller à suggérer que Saussure pensait peut-être aux éléments – les « symbo-
les » – de la légende germanique ? Il en dit explicitement – mais en dehors du CLG – qu’ « ils sont
soumis aux mêmes vicissitudes et aux mêmes lois que toutes les autres séries de symboles, par
exemple les symboles qui sont les mots de la langue. Ils font tous partie de la sémiologie (souligné
par M. A.) » (LEG, 30). C’est évidemment un vaste problème que de se demander pourquoi la
légende, intégrée de façon si explicite à la sémiologie dans le texte qu’on vient de citer, est totale-
ment passée sous silence dans l’énumération des objets possibles de la sémiologie qui est fournie
dans le CLG. Autre aspect du même problème : la différence terminologique instituée entre les
signes de la langue, dans l’idiolecte du CLG et les symboles de la légende, dans le patois de la
recherche. On vient d’apercevoir que la traduction du premier dans le second fait apparaître le
syntagme les symboles qui sont les mots de la langue, qui est par définition impossible dans le CLG. Je
m’expliquerai plus à loisir sur ce problème dans le chapitre III puis dans le chapitre VI.
2. Je pense, pour Greimas, à l’article trop méconnu sur « L’actualité du saussurisme » (Le Français
moderne, no 3, 1956, 191-203, et Greimas, 2000, 371-382). Greimas y pose que « rien ne
s’opposerait, en principe, à l’extension de méthodes structuralistes à la description de vastes
champs de symbolismes culturels et sociaux, recouverts par le signifiant linguistique et saisissables
à travers lui » (p. 196). Pour Barthes, je vise la publication, en 1964, des « Éléments de sémio-
logie » dans l’illustre fascicule 4 de Communications. Voir le chapitre VIII.
Le Cours de linguistique générale : modeste essai de relecture 39

sémiologie. Il reste à spécifier cet objet, notamment à le distinguer du


langage. Le premier point à souligner est que la langue est intégrée au
langage :
Mais qu’est-ce que la langue ? Pour nous elle ne se confond pas avec le langage :
elle n’en est qu’une partie déterminée, essentielle, il est vrai. C’est à la fois un pro-
duit social de la faculté du langage et un ensemble de conventions nécessaires,
adoptées par le corps social pour permettre l’exercice de cette faculté chez les indi-
vidus. Pris dans son tout, le langage est multiforme et hétéroclite ; à cheval sur plu-
sieurs domaines, à la fois physique, physiologique et psychique, il appartient au
domaine individuel et au domaine social ; il ne se laisse classer dans aucune caté-
gorie des faits humains, parce qu’on ne sait comment dégager son unité.
La langue, au contraire, est un tout en soi et un principe de classification. Dès
que nous lui donnons la première place parmi les faits de langage, nous introdui-
sons un ordre naturel dans un ensemble qui ne se prête à aucune autre classifica-
tion (CLG, 25).
Ainsi, dans le cadre de cette faculté qu’est le langage, apte à prendre
des aspects « multiformes et hétéroclites » qui ne lui permettent pas
d’être cerné avec précision, « la langue est un tout ». Reste évidem-
ment à identifier l’objet qui, ajouté au tout de la langue, va constituer le
pastout (qu’on me passe une fois encore cette expression lacanienne) du
langage saussurien.
Cet objet prend dans le CLG le nom de parole. Les relations entre
langue et parole au sein du langage sont récapitulées de façon pleinement
explicite :
Évitant de stériles définitions de mots, nous avons d’abord distingué, au sein du phé-
nomène total que représente le langage, deux facteurs : la langue et la parole. La langue
est pour nous le langage moins la parole. Elle est l’ensemble des habitudes linguisti-
ques qui permettent à un sujet de comprendre et de se faire comprendre (CLG, 112).
Préalablement, le texte a procédé à l’opposition de la langue et de
la parole :
En séparant la langue de la parole, on sépare du même coup : 1 / ce qui est social
de ce qui est individuel ; 2 / ce qui est essentiel de ce qui est accessoire et plus ou
moins accidentel (CLG, 30).
Je ne chicanerai pas ici sur les sources manuscrites, assez différentes
pourtant du texte de l’édition standard : elles font intervenir – j’y
reviendrai à loisir dans le chapitre IV – non pas la langue et la parole,
mais la langue et « la faculté du langage » (Engler, 1968-1989, 41 ;
Komatsu, 189). La parole intervient après coup, visiblement en tant
que facteur permettant l’exercice de cette faculté :
La faculté du langage est un fait distinct de la langue, mais qui ne peut s’exercer
sans elle. Par la parole, on désigne l’acte de l’individu réalisant sa faculté au moyen
de la convention sociale qu’est la langue.
40 À la recherche de Ferdinand de Saussure

Il est peu contestable que le texte du CLG établit une hiérarchie


entre langue et parole : la première est « essentielle », la seconde
« accessoire »1.
Ici toutefois une erreur est à éviter. Celle qui consiste à dire que
Saussure exclut du champ de la linguistique tout ce qui est utilisation
par le « sujet parlant » du code de la langue. Elle est fréquemment
faite. Je ne citerai pour l’instant qu’un exemple :
La réponse de Saussure [...] était que la linguistique devait se limiter à l’étude de
la langue en elle-même et pour elle-même (Cervoni, 1987, 9 ; on trouvera un autre
exemple de la même attitude dans le chapitre IV. Il en est des dizaines, de même
farine).

Cette position est contredite de façon absolue par le CLG. Le texte


ne revient pas sur la hiérarchie qui a été établie entre langue et parole.
Elle est même réaffirmée avec force. Une force sans doute excessive, en
tout cas par rapport aux propos le plus souvent tenus par Saussure2.
Mais la présence même du chapitre « Linguistique de la langue et lin-
guistique de la parole », avec la figure quasi oxymorique de
l’expression « linguistique de la parole », montre explicitement que la
linguistique a à prendre en charge la langue, certes, mais aussi la
parole. D’où la précision terminologique finale, décisive :
On peut à la rigueur conserver le nom de linguistique à chacune de ces deux discipli-
nes et parler d’une linguistique de la parole. Mais il ne faudra pas la confondre avec
la linguistique proprement dite, celle dont la langue est l’unique objet (CLG, 38-39).

On verra plus clairement dans le chapitre IV comment peut se pro-


filer sous le nom de linguistique de la parole ce qui sera, plus tard, la
linguistique de l’énonciation.
Et qu’on ne vienne pas trop arguer du retour en force, dans le
CLG, de la hiérarchie établie entre les deux linguistiques, et des restric-
tions (à la rigueur, la linguistique proprement dite) qu’il entraîne à l’égard de
la seconde : car ces restrictions viennent des éditeurs3, et le cours effec-

1. On verra dans le chapitre IV que l’adjectif accessoire est une adjonction des éditeurs : aucun des
auditeurs de Saussure ne l’a entendu...
2. Il lui arrivait cependant de marquer une hiérarchie entre langue et parole : « Les exécutions
par la parole de ce qui est donné dans la langue peuvent paraître comme inessentielles »
(Komatsu, 283), ou encore : « Les autres phénomènes [ceux de la parole, M. A.] prennent
presque d’eux-mêmes une place subordonnée » (ibid.). Trace, une fois de plus, des hésitations dou-
loureuses de la réflexion de Saussure.
3. M’éloignerai-je excessivement de mon sujet – Saussure – en m’interrogeant sur les motivations
des éditeurs au moment où, en toute connaissance de cause, ils donnaient à ces réserves à l’égard
de la parole plus de force que Saussure ? On peut se laisser aller à y voir le regret peut-être mêlé
de dépit – notamment de la part de Bally, futur auteur, dans Linguistique générale et linguistique fran-
Le Cours de linguistique générale : modeste essai de relecture 41

tivement prononcé par Saussure leur donne une forme beaucoup plus
atténuée, voire les annule totalement. Ainsi les cahiers de Constantin
portent le texte suivant :
Nous l’avons dit, c’est l’étude de la langue que nous poursuivons pour notre part. Cela
dit, il ne faut pas en conclure que dans la linguistique de la langue il ne faut jamais
jeter un coup d’œil sur la linguistique de la parole. <Cela peut être utile, mais c’est un
emprunt au domaine voisin> (Engler, 1968-1989, 58-59 ; Komatsu, 305).

Ici, plus de restriction, plus même de hiérarchisation entre les deux


linguistiques. Simplement la distinction de deux domaines voisins, et la
décision de s’en tenir à l’un d’entre eux. Rien n’est dit des raisons de cette
limitation. Est-il trop aventureux de n’y voir que la pression de l’urgence
épistémologique ? Ce qui s’impose de la façon la plus impérieuse à la lin-
guistique telle que la conçoit Saussure, c’est l’étude de la langue. Mais il se
garde bien d’exclure la parole de son champ. En somme, il prévoit la
place de la linguistique de la parole de la même façon – à peine moins
explicite – qu’il situe à l’avance la sémiologie dans l’inventaire des scien-
ces. Benveniste, à ce qu’il me semble, ne s’y trompera pas, bien qu’il soit
fort discret. Il faut repérer sa position dans des faits de lexique, eux-
mêmes embrouillés par la polysémie du mot parole. Il est cependant peu
contestable qu’en de nombreux points parole est utilisé comme équivalent
d’énonciation, par exemple dans cette belle définition de la blasphémie :
La blasphémie est de bout en bout un procès de parole ; elle consiste, dans une
certaine manière, à remplacer le nom de Dieu par son outrage (PLG, II, 254-255 ;
voir d’autres exemples p. 82, 200 et, surtout, 259).

Bizarrement, c’est souvent en dehors de la linguistique qu’on trouve


les appréciations les plus lucides sur la parole et le discours chez Saus-
sure. Ainsi Lacan reconnaîtra l’importance de la parole dans la
réflexion de Saussure. Comment s’en étonner de la part d’un psycha-
nalyste, pour qui l’exercice de la parole est chose si fondamentale ?
Reste que, quoique posée comme nécessaire et légitime, la linguis-
tique de la parole n’est guère abordée que par quelques fugitives allu-
sions dans le CLG. Il convient donc de revenir à la langue, et du coup à
la notion de système de signes. Je le ferai nécessairement en deux
temps : il est indispensable de décrire d’abord les signes pour envisager
ensuite la forme des systèmes qu’ils constituent.
çaise, d’une « Théorie générale de l’énonciation » – de n’avoir point vu réalisé dans le CLG le pro-
gramme annoncé d’une linguistique de la parole. On verra aussi, dans le chapitre IV, que la poly-
sémie du terme parole a pu jouer un rôle dans ce qu’il faut bien appeler leur mauvaise
compréhension, sur ce point, de la pensée de Saussure.
42 À la recherche de Ferdinand de Saussure

LE SIGNE SAUSSURIEN

Il faut commencer par suivre Saussure dans ses remarques pessimis-


tes sur la terminologie des objets linguistiques. C’est un motif redon-
dant de ses méditations :
N’importe quel terme on choisira (signe, terme, mot, etc.) glissera à côté et sera en
danger de ne désigner qu’une partie. Probablement qu’il ne peut pas y en avoir.
Aussitôt que dans une langue un terme s’applique à une notion de valeur, il est
impossible de savoir si on est d’un côté de la borne ou de l’autre ou des deux à la
fois. Donc très difficile d’avoir un mot qui désigne sans équivoque association
(Engler, 1968-1989, 151 ; Komatsu, 306).

Spécifiquement à l’égard du mot signe :


Il faut savoir si l’on veut appeler signe le total (combinaison du concept avec image)
ou bien si l’image acoustique elle-même peut être appelée signe (la moitié plus
matérielle) (Komatsu, 287).

Périodiquement, Saussure s’efforce d’éviter le « glissement » des ter-


mes. Il songe un instant à utiliser expression pour désigner « la moitié
plus matérielle » : « Le mot expression (cette forme est l’expression de...)
à étudier » (Écrits, 107 ; on sait le sort qui sera fait à ce terme par
Hjelmslev, qui pourtant ne pouvait connaître cette note Item). Plus sou-
vent il donne dans le néologisme : l’hapax kénôme (Écrits, 93) – préfigu-
ration, étymologique et sémantique, du cénème hjelmslévien – semble
fixer l’image acoustique. Il en va de même, dans des conditions plus
complexes, de l’aposème opposé au sème : « L’aposème est l’enveloppe
vocale du sème. Et non l’enveloppe d’une signification » (Écrits, 105 ;
quelques lignes plus bas, aposèmes et figures vocales sont donnés comme
équivalents). Mais qu’on prenne garde à la métaphore du cadavre :
Aposème = cadavre de sème. Probablement cette comparaison peut s’autoriser,
c’est-à-dire n’est pas dangereuse. Mais il y a cependant le danger qu’un cadavre
reste chose organisée dans son anatomie, tandis que dans le mot anatomie et phy-
siologie se confondent à cause du principe de conventionnalité (Écrits, 107).

Parfois, sans trop de conviction, il se laisse tenter par l’opposition


quasi ludique du sôme au sème. C’est que le mot sôme, fugitivement dit
inertôme (Écrits, 113), justifie étymologiquement, emprunté qu’il est au
grec s²ma, « corps » et « cadavre », la métaphore du cadavre, qui est
reprise et discutée (Écrits, 113), en des termes très voisins de ceux qui
viennent d’être cités à propos de l’aposème.
Le Cours de linguistique générale : modeste essai de relecture 43

En un autre point, Saussure recourt à la métaphore, moins funèbre,


du ballon, déjà entrevue (par le biais de l’enveloppe) pour l’aposème :
Le ballon, c’est le sème, et l’enveloppe le sôme, mais cela est loin de la conception
qui dit que l’enveloppe est le signe, et l’hydrogène la signification, sans que le ballon
soit rien pour sa part. Il est tout pour l’aérostier, de même que le sème est tout pour
le linguiste (Écrits, 115).

Dans cette belle prolifération de métaphores, celle du ballon, il faut


l’avouer, n’est pas la plus facile à suivre. Le ballon, figure du sème,
englobe – j’ose le dire... – l’enveloppe (le sôme) et son contenu
(l’hydrogène) : par sa dualité, il est l’image de la « forme-sens » ou du
« signe-idée ».
La solution, élégante en dépit de ses dangers, de l’opposition entre
signifiant et signifié ne sera adoptée, sans enthousiasme, que dans l’une
des ultimes leçons du 3e Cours (Komatsu, 306).
Il convient donc d’être à tout instant sur ses gardes : le terme signe
– pour ne parler que de lui : car le terme terme, le mot mot et le sôme
sôme sont, on vient de le voir, dans le même cas – est glissant. Tantôt il
désigne l’ensemble des deux faces, tantôt il dérape – c’est que le terrain
est glissant – du côté de l’une d’entre elles : les textes cités dans la suite
de ce chapitre le montreront surabondamment.
Essayons pour l’instant de le prendre, selon la formule de Saussure,
« des deux côtés à la fois ». Quels sont ces « deux côtés » ? Autrement
dit, qu’est-ce que le signe pour Saussure ? Il faut commencer par un
geste d’exclusion : celui de « la chose », désignation saussurienne de ce
que, plus tard, les linguistes nommeront le référent1 :
Le signe linguistique unit non une chose et un nom, mais un concept et une image
acoustique (98 ; la formulation orale de Saussure semble avoir été un peu plus déve-
loppée : Constantin a noté : « Le signe linguistique repose sur une association faite
par l’esprit entre deux choses très différentes, mais qui sont toutes deux psychiques et
dans le sujet : une image acoustique est associée à un concept », Komatsu, 285).

La conception écartée est illustrée par un schéma, qui représente un


arbre et un cheval – des choses, des objets désignés – en face des mots
latins (arbor et equos [forme archaïque d’equus]) qui leur correspondent.
Cette exclusion de la « chose » – Saussure, dans ses notes, parle,
plus explicitement encore des « objets désignés » (Engler, 1968-1989,
1. On sait que ce terme s’est originellement orthographié référend, conformément à son étymologie
latine : le référend (référendum) est le terme « à désigner », comme le révérend le père « à révérer ».
C’est en tout cas ainsi que l’orthographie Benveniste en 1966 (p. 37), même si, dans la reproduc-
tion de cet article en 1974 (p. 226), c’est l’orthographe « moderne », à vrai dire peu compréhen-
sible, qui est adoptée.
44 À la recherche de Ferdinand de Saussure

148) – est la conséquence immédiate du refus de concevoir la langue


comme une « nomenclature, c’est-à-dire une liste de termes correspon-
dant à autant de choses » (p. 97). Non certes que le problème des rela-
tions entre langage et réalité soit méconnu de Saussure. Il le pose expli-
citement, pour en remarquer la complexité :
Cette conception [celle de la langue comme nomenclature] laisse supposer que le
lien qui unit un nom à une chose est une opération toute simple, ce qui est loin
d’être vrai (CLG, 97).

Le terme « opération » le dit clairement : ce qui est allégué ici, c’est


le processus langagier par lequel le référent est pris en charge par le
signe. On a donc là ce que je crois légitime d’appeler l’ébauche de la
théorie saussurienne de la référenciation. Ébauche qu’il ne faut pas
s’étonner de voir définitivement rester en son état délibérément lacu-
naire : l’ « opération » par laquelle les « objets » sont « désignés » relève
de la parole. Elle appartient bien à la linguistique, mais à celle de la
« parole », dont on vient de voir que, tout en en posant la légitimité,
Saussure l’exclut (provisoirement ?) de son projet1.
Ainsi le référent se trouve prestement congédié. Trop prestement
peut-être : on le verra plus loin resurgir de façon peu attendue, et, sans
doute, point tout à fait contrôlée (voir p. 49). Mais pour l’instant il est
forclos.
Ainsi restent seules en présence les deux composantes du signe : le
« concept » et « l’image acoustique » :
Le signe linguistique est donc une entité psychique à deux faces, qui peut être
représentée par la figure :

(CLG, 99)2.

1. Le nom opération est une adjonction (oserai-je la dire heureuse ?) des éditeurs. Saussure ne
semble pas l’avoir employé. En revanche, il a fait apparaître dans son propos l’ « l’objet, qui est en
dehors du sujet, et le nom, dont on ne sait pas bien s’il est vocal ou mental. Le lien entre les deux
n’a rien de clair » (Engler, 1968-1989, 148). Ce « lien » obscur entre le nom et l’objet a bien à
être établi. Et par quoi d’autre qu’une « opération » du sujet ?
2. Il est toutefois à remarquer que dans les schémas notés par les auditeurs les deux flèches de
sens opposé qui encadrent l’ellipse du signe sont absentes (Engler, 1968-1989, 149-150) : ce sont
les éditeurs qui les ont ajoutées. On trouve parfois une flèche unique, interne à l’ellipse du signe,
et traversant la barre qui en sépare les deux parties (voir p. 68). Un illustre lecteur, Lacan, effa-
cera ces flèches des éditeurs dans la mise en place de son « algorithme » (1966, 497). Il ne savait
sans doute pas que, sur ce détail, il rencontrait l’enseignement originel de Saussure.
Le Cours de linguistique générale : modeste essai de relecture 45

C’est en ce point qu’intervient, de façon déterminante, l’innovation


à la fois terminologique et conceptuelle qui a été annoncée plus haut.
Elle consiste à « remplacer concept et image acoustique respectivement par
signifié et signifiant »1 (p. 99). Ainsi les deux « faces » perdent tout ce qui
leur restait de caractéristique substantielle propre : car c’était bien un
caractère substantiel que notait par exemple l’adjectif acoustique, même
si, Saussure y insiste (p. 98 et plus encore dans les sources manuscrites),
il ne s’agit pas de la substance physique du son, mais de son
« empreinte psychique ». Le signe est donc finalement défini comme le
« total » constitué par l’association du signifié et du signifiant. Et la pru-
dence didactique de Saussure le pousse à remarquer enfin que ce n’est
que faute de mieux qu’il se « contente » du nom signe pour désigner
cette association, en dépit de l’usage courant du terme, qui en fait un
substitut approché de signifiant :
Quant à signe, si nous nous en contentons, c’est que nous ne savons pas par quoi le
remplacer, la langue usuelle n’en suggérant aucun autre (CLG, 99-100 ; les éditeurs
transcrivent ainsi, de façon peu littérale, les commentaires de Saussure, cités plus
haut – Komatsu, 306 – sur la « difficulté d’avoir un mot qui désigne sans équi-
voque association » (sic)).

Ici une brève parenthèse s’impose, pour signaler que le schéma du


signe saussurien affecte, dans la version courante du CLG, constamment
la même forme, celle qui a été reproduite plus haut, à la seule différence
de la substitution de signifié à concept et de signifiant à image acoustique. Inva-
riablement donc les particularités de ce schéma sont répétées au long
du CLG. J’en signale les plus importantes. D’une part, les deux compo-
santes du signe sont séparées par une droite. C’était pour Saussure le
seul moyen de marquer graphiquement à la fois leur nécessaire distinc-
tion et la relation qui s’établit entre eux. Second aspect du schéma : la
cellule réservée au signifié est constamment placée au-dessus de celle du
signifiant. Cette disposition spécifique a-t-elle pour Saussure une quel-
conque pertinence ? Tout semble indiquer que non : on lira plus bas, à
propos de la célèbre métaphore de la feuille de papier, que Saussure
envisage allègrement d’en inverser le recto et le verso (Écrits, 264-265). Il
est vrai que les sources manuscrites ne donnent jamais un schéma
inversé. Mais en plusieurs points (voir par exemple Engler, 1974-
1990, 36) le schéma est présenté verticalement, et même sous la forme
d’un rectangle traversé par une barre oblique.
1. On le sait : cette substitution intervient de façon extrêmement tardive dans l’enseignement de
Saussure. C’est en effet le 19 mai 1911 que Saussure, sans enthousiasme, introduit cette nouvelle
terminologie dans son enseignement (Komatsu, 303-306).
46 À la recherche de Ferdinand de Saussure

Ainsi défini, le signe est régi par deux « principes » : l’ « arbitraire


du signe » et le « caractère linéaire du signifiant ». Il convient d’abord
de noter le décalage terminologique et notionnel qui s’institue entre
ces deux principes. Le premier affecte le signe dans sa totalité, c’est-à-
dire nécessairement la relation entre ses deux faces. Le second, tel du
moins qu’il est formulé dans son premier état (p. 103), ne porte que
sur le signifiant, à l’exclusion du signifié : comme s’il était possible de
séparer les deux faces. Car n’est-ce pas les séparer que d’attribuer à
l’une d’entre elles une propriété qui est refusée à l’autre ? Comme
on le verra mieux à une autre occasion (voir p. 65), Saussure
s’accommode fort bien d’une opération que pourtant il présente
comme impossible.

L’arbitraire du signe

Dans la formulation théorique qu’il fait du « premier principe »,


Saussure est pleinement explicite : c’est bien entre les deux faces du
signe que se situe la relation « arbitraire », même si, dans sa formula-
tion du 2 mai 1911, le terme de signe comporte encore, selon toute
vraisemblance1, son ancienne valeur d’ « image acoustique » :
Le signe linguistique est arbitraire. Le lien qui relie une image acoustique donnée avec
un concept déterminé et qui lui [sans doute : à cette image acoustique, M. A.]
confère une valeur de signe [sans doute : de signifiant, dans la terminologie mise
en place le 19 mai] est un lien radicalement arbitraire (Engler, 1968-1989, 152 ;
Komatsu, 287).

Dans un louable souci de clarté, les éditeurs ont pris la décision de


transcrire cette formule dans la nouvelle terminologie, ce qui confère
évidemment à signe le sens d’ensemble du signifié et du signifiant :
Le lien unissant le signifiant au signifié est arbitraire, ou encore, puisque nous
entendons par signe le total résultant de l’association d’un signifiant à un signifié,
nous pouvons dire plus simplement : le signe linguistique est arbitraire (CLG, 100).

Toutefois la formulation le signe linguistique est arbitraire a été effective-


ment répétée par Saussure précisément le 19 mai 1911 (Komatsu, 305),
jour de la mise en place de la nouvelle terminologie. Il est aussi vrai-

1. ... quoique sans certitude absolue : il arrive au moins une fois à Saussure de conférer au mot
signe les deux sens dans la même phrase : « Le signe linguistique (image servant au signe) possède
une étendue » (Komatsu, 289).
Le Cours de linguistique générale : modeste essai de relecture 47

semblable que possible que dans cette nouvelle occurrence, le terme


signe vise bien l’ensemble des deux faces et leur relation.
Bouquet (1997, 279-291) insiste longuement sur la substitution
opérée par les éditeurs, et consacre plusieurs pages à décrire les menues
erreurs qu’ils ont commises, en plusieurs autres points. Il a partielle-
ment raison : les éditeurs se sont fréquemment embrouillés entre les
deux valeurs alternativement conférées par Saussure au terme signe,
souvent utilisé avec le sens qui sera ensuite conféré à signifiant. Cette
confusion est d’ailleurs, en plusieurs points, en quelque sorte prévue et
expliquée par Saussure, qui, on l’a vu plus haut, décrit avec une luci-
dité désolée les glissements incessants que les termes, tous les termes
– à commencer par le terme terme – risquent de subir à partir du
moment où on essaie de les fixer à la désignation d’une des faces de
l’objet linguistique (voir notamment Komatsu, 306, cité plus haut). Ses
éditeurs ont, c’est incontestable, été victimes de ce glissement. D’où, de
leur part, plusieurs formulations imprécises et discutables quant à leur
fidélité à la lettre de l’enseignement saussurien. Mais à mon sens les
argumentations de Bouquet sont, dans leur très élégante virtuosité,
pour l’essentiel inutiles : que l’arbitraire soit envisagé « du point de vue
du signifiant » (1997, 287) ou du point de vue du signifié, il affecte
bien, tel qu’il est posé le 2 mai, la relation entre les deux faces du
signe.
Existe-t-il des exceptions au principe de l’arbitraire du signe ? Saus-
sure se débarrasse bien vite du contre-exemple apparent fourni par les
onomatopées et les exclamations. Les premières, « en nombre bien
moins grand qu’on ne le croit », « ne sont jamais des éléments organi-
ques d’un système linguistique » (CLG, 101-102). Quant aux secondes,
« on peut nier pour la plupart d’entre elles qu’il y ait un lien nécessaire
entre le signifié et le signifiant » (CLG, 102). Cette prompte, mais éner-
gique opération de déblayage laisse dans le CLG une trace lexicale :
l’opposition qui s’établit entre le signe, par définition arbitraire, et le
symbole, qui « a pour caractère de n’être jamais tout à fait arbitraire »
(CLG, 101) et, qui, de ce fait, n’apparaît pas dans le système de la
langue. On a déjà aperçu, et on verra de nouveau plus loin, que cette
opposition terminologique n’est pas observée dans les autres textes de
Saussure : tant dans les Écrits que dans les travaux sur la légende, il
emploie symbole – il est vrai souvent précisé par un adjectif (voir plus
bas l’adjectif indépendant) – avec le sens conféré dans le CLG à signe.
Le problème de la « motivation relative » occupe dans le CLG une
place plus importante. Elle s’observe dans les cas où un élément
48 À la recherche de Ferdinand de Saussure

complexe est constitué par la combinaison de plusieurs termes présents


dans le système de la langue :
Ainsi vingt est immotivé, mais dix-neuf ne l’est pas au même degré, parce qu’il
évoque les termes dont il se compose et d’autres qui lui sont associés, par exemple
dix, neuf, vingt-neuf, dix-huit, soixante-dix, etc. ; pris séparément, dix et neuf sont sur le
même pied que vingt, mais dix-neuf présente un cas de motivation relative
(CLG, 181).

La mise en place de cette notion de « motivation relative » – pré-


sentée comme une « limitation de l’arbitraire » (CLG, 182) – donne à
Saussure la possibilité d’envisager, avec prudence, d’employer le critère
des degrés d’ « immotivité » en vue d’une classification typologique des
langues1 :
En un certain sens – qu’il ne faut pas serrer de trop près, mais qui rend possible
une des formes de cette opposition – on pourrait dire que les langues où
l’immotivité atteint son maximum sont plus lexicologiques, et celles où il s’abaisse au
minimum, plus grammaticales (CLG, 183).

Le dosage opéré par les langues entre l’arbitraire absolu (privilégié,


quoique à des degrés divers, par le chinois, l’anglais et le français) et la
motivation relative (fortement présente en sanscrit, en allemand et en
latin) permet à l’esprit d’ « introduire un principe d’ordre et de régula-
rité dans certaines parties de la masse des signes » (CLG, 182). Mais
qu’on n’aille surtout pas croire que cette introduction d’un principe
d’ordre réponde à une finalité quelconque : comme on verra au cha-
pitre V, seul le hasard – « le plus ridicule accident de voyelle ou
d’accent », « la suppression d’un o final » (Écrits, 216) – est en cause
dans cette divergence, sur ce point, de langues pourtant parentes,
comme le sont le latin et le français, l’anglais et l’allemand2.
Quoi qu’il en soit, la motivation relative n’est jamais qu’interne au
système de la langue : elle n’opère qu’entre des « termes » du « trésor ».
Elle n’atteint jamais la relation du signifié au signifiant, qui reste gou-
vernée par « le principe fondamental de l’arbitraire du signe »
(CLG, 180).
Reste donc à conférer une preuve à l’affirmation de l’arbitraire du
signe. Saussure s’y emploie immédiatement après l’avoir posé.

1. Dans le projet d’article pour Whitney, Saussure marquait à l’égard de cette possibilité un pessi-
misme absolu. Voir le chapitre V.
2. Telle est en tout cas l’une des positions adoptées par Saussure sur le problème de l’évolution.
On verra au chapitre V les oscillations de sa réflexion sur ce point.
Le Cours de linguistique générale : modeste essai de relecture 49

L’exemple qu’il donne montre qu’il reste fidèle à sa formulation


initiale :
Ainsi l’idée de « sœur » [c’est-à-dire le signifié, M. A.] n’est liée par aucun rapport
intérieur avec la suite de sons s-ö-r qui lui sert de signifiant ; il1 pourrait être aussi
bien représenté par n’importe quelle autre (CLG, 100).

Mais comment prouver cette absence d’ « accord intérieur »,


puisque précisément le signifié « sœur » n’a en français d’autre signi-
fiant que s-ö-r ? Alléguer un « synonyme » ? Mais précisément il n’y en
a pas, puisque les prétendus « synonymes n’ont de valeur propre que
par leur opposition » (CLG, 160)2. Le seul moyen qui semble s’imposer
est de faire appel à une autre langue : et Saussure d’enchaîner sans
ambages :
À preuve les différences entre les langues et l’existence même de langues diffé-
rentes : le signifié « bœuf » a pour signifiant b-ö-f d’un côté de la frontière, et o-k-s
(Ochs) de l’autre (CLG, 100 ; là encore le texte du CLG est très proche des
propos notés par les auditeurs de Saussure. Seule bizarrerie : l’un d’entre eux,
Francis Joseph, a bien entendu l’opposition entre bœuf et l’allemand Ochs, tandis
qu’un autre, Constantin, a noté l’opposition entre bœuf et le latin bos... Ne spé-
culons pas sur la façon dont les propos des professeurs sont notés par leurs
auditeurs...).

On voit le dérapage que le raisonnement a subi : passer d’une


langue à une autre pour prouver, dans l’une d’elles, l’arbitraire du
signe, c’est supposer que le signifié de « bœuf » est exactement iden-
tique à celui de « Ochs ». Ce qui est en pleine contradiction avec les
positions les plus explicites soutenues, peu avant, par Saussure lui-
même : s’il a écarté la conception de la langue comme « nomencla-
ture », c’est précisément parce qu’ « elle suppose des idées toutes faites
préexistant aux mots » (p. 97). Dans les sources manuscrites, il en vient

1. On remarque la bizarre faute d’accord qui fait reprendre « l’idée de “sœur” » par le pronom
masculin il. Les éditeurs avaient sans doute en tête les noms masculins signifié ou concept. C’est ce
dernier qui apparaît dans les sources manuscrites, très voisines du texte de 1916 : « Le concept
sœur par exemple n’est lié par aucun caractère (rapport) intérieur avec la suite de sons s + ö + r qui
forme l’image acoustique correspondante » (Engler, 1968-1989, 152).
2. Plus explicitement : « Si la linguistique était une science organisée (...), l’une de ses affirma-
tions les plus immédiates serait : l’impossibilité de créer un synonyme, comme étant la chose la plus
absolue et la plus remarquable qui s’impose parmi toutes les questions relatives au signe »
(Écrits, 265). L’exemple de sœur est particulièrement éclairant. Son « synonyme » frangine s’écarte
de lui par le trait de signifié « familier », même si, dans de nombreux cas, le même référent
(« fille des mêmes parents », « religieuse », etc.) peut être désigné par les deux termes. Mais
voit.on bien frangine se substituer à sœur par exemple dans la physique et la chimie sont deux disciplines
sœurs ?
50 À la recherche de Ferdinand de Saussure

même à nier explicitement la possibilité de correspondances exactes


entre signes de langues différentes :
Si les idées étaient prédéterminées dans l’esprit humain avant d’être valeurs de
langue, une des choses qui arriverait forcément, c’est que les termes d’une langue
dans une autre se correspondraient exactement.
français allemand
cher lieb, theuer (aussi moral)
Il n’y a pas de correspondance exacte (Engler, 1968-1989, 262).

S’il n’y a pas de « correspondance exacte » entre cher et lieb, pour-


quoi diable y en aurait-il entre bœuf et Ochs ? Le signifiant bœuf dans Ça
fait un effet bœuf ne se traduit pas en allemand par Ochs, non plus que le
signifiant Ochs dans Er steht wie der Ochs am Berge1 ne se traduit par bœuf.
Il est vrai que dans de nombreux cas, les deux signifiants se traduisent
réciproquement : c’est que le hasard fait que les signes qu’ils manifes-
tent prennent en charge le même référent, ou, en termes saussuriens,
« désignent la même chose ».
On le voit : Saussure, au cours de son argumentation, est passé de
l’arbitraire entre le signifiant et le signifié à l’arbitraire entre le signe et
le référent. À vrai dire, quelques années plus tôt, dans son projet
d’article sur Whitney, c’était bien de cette façon qu’il concevait
l’arbitraire, à la terminologie près : le signe recevait alors la dénomina-
tion – équivalente – de symbole indépendant :
Par symbole indépendant, nous entendons les catégories de symboles qui ont ce
caractère capital de n’avoir aucune espèce de lien visible avec l’objet à désigner, et
par conséquent de ne plus pouvoir en dépendre même indirectement dans la suite
de leurs destinées (Écrits, 209).

Mais, c’est incontestable, le CLG, version standard et sources


manuscrites en accord à peu près parfait, déplace la relation entre le
signifiant et le signifié, mais explique le phénomène en faisant interve-
nir le référent. Le fait a été repéré très tôt par Édouard Pichon, et
signalé par lui avec sa vigueur habituelle :
[...] le signe est arbitraire, puisqu’un signifiant tel que [b-oè-f] [sic pour la trans-
cription, spécifique à Pichon] n’a aucun rapport avec son signifié. La possibilité de
rendre en allemand le même signifié par le signifiant [ò-k-s] est bien la preuve de ce
caractère arbitraire (CLG, p. 102).
Il n’est pas besoin d’aller plus loin ; l’erreur de Saussure est à mon sens écla-
tante. Elle consiste en ce qu’il ne s’aperçoit pas qu’il introduit en cours de démons-

1. Littéralement : « Il se tient comme le bœuf sur la montagne », c’est-à-dire « il ne sait que


faire ».
Le Cours de linguistique générale : modeste essai de relecture 51

tration des éléments qui n’étaient pas dans l’énoncé. Il définit d’abord le signifié
comme étant l’idée générale de bœuf ; il se comporte ensuite comme si ce signifié
était l’objet appelé bœuf ou du moins l’image sensorielle d’un bœuf... Or ce sont là
deux choses absolûment [sic pour l’accent circonflexe] différentes.

Un peu plus loin, Pichon précise encore :


S’il est bien vrai qu’il y a des bœufs en Allemagne comme en France, il n’est pas
vrai que l’idée exprimée par [o-k-s] soit identique à celle exprimée par [b-oè-f].

À la fois lucides et virulentes, ces critiques sont extraites de l’article


sur « La linguistique en France : problèmes et méthodes », publié
en 1937 dans le Journal de psychologie normale et pathologique (p. 26 pour le
premier fragment, 27 pour le second)1.
Deux ans plus tard, dans le premier numéro de la revue danoise
Acta linguistica, Benveniste formule des critiques très voisines :
[Saussure] déclare en propres termes (p. 100) que « le signe linguistique unit non
une chose et un nom, mais un concept et une image acoustique ». Mais il assure,
aussitôt après, que la nature du signe est arbitraire parce qu’il n’a avec le signifé
« aucune attache naturelle dans la réalité »2. Il est clair que le raisonnement est
faussé par le recours inconscient et subreptice à un troisième terme, qui n’était pas
compris dans la définition initiale. Ce troisième terme est la chose même, la réalité.
[...] Quand il parle de la différence entre b-ö-f et o-k-s, il se réfère malgré lui au fait
que ces deux termes s’appliquent à la même réalité. Voilà donc la chose, expressé-
ment exclue d’abord de la définition du signe, qui s’y introduit par un détour et
qui y installe en permanence la contradiction (in PLG, I, 50).

Je m’arrête un instant, pour le plaisir, sur le petit problème histo-


rique posé par la convergence – on en aura apprécié la précision – de
ces deux critiques, qui ne sont pas exactement contemporaines.
Pichon, « quelques semaines avant sa mort »3, félicitera ironique-
ment, dans un très bref articulet, son jeune et brillant collègue de son
« ralliement » à la thèse de la non-arbitrarité. Et il s’extasiera sur la
plénitude de l’accord entre la position de Benveniste et la sienne :
« On ne peut pas rêver de plus parfait accord » (Acta linguistica, 2,
1940-1941).
1. Pichon reviendra sur le problème lors de la 3e conférence de la série « À l’aise dans la civilisa-
tion », le 23 février 1937. En dépit d’innovations terminologiques (par exemple le mot typome,
commenté par « image sensu-actorielle »), l’analyse est très proche de celle de l’article. Elle se
conclut par cette belle formule : « Le mot est le signe nécessaire de l’idée, car il est son corps et nous
ne pouvons pas la penser sans lui » (Revue française de Psychanalyse, 1938).
2. Benveniste est ici imprécis : il emploie signe avec le sens de signifiant et prête à Saussure une
citation (d’ailleurs non référencée...) qu’on cherchera en vain dans le CLG.
3. C’est Viggo Brøndal qui donne cette précision chronologique, dans la note nécrologique qu’il
consacre à Pichon. Cette note prend, dans le no 2 des Acta linguistica, la suite immédiate du bref
article de Pichon.
52 À la recherche de Ferdinand de Saussure

Mais foin de l’histoire, et des menues mesquineries qu’elle révèle. Je


me limiterai au problème théorique que pose la critique de Pichon et
de Benveniste. En un mot : elle est incontestable. Et je m’étonne un
peu de voir Bouquet – qui ignore Pichon et néglige de citer tout autant
Benveniste que la proposition saussurienne qu’il critique – poser avec
assurance (1997, 290) que « Benveniste manque la théorie saussu-
rienne ». Il est évident que Saussure a glissé du signifié au référent, et
par là est retombé, peut-être sans s’en apercevoir, dans la conception
préalablement écartée de la langue comme nomenclature. Léger et
fugitif assoupissement de la vigilance théorique ? On songe ici à cette
inquiétude avouée par Saussure à propos du livre – sans doute De la
double essence du langage – qu’il est en train d’écrire :
On ne peut comprendre ce qu’est la langue qu’à l’aide de quatre ou cinq principes
sans cesse intercroisés d’une manière qui semble faite exprès pour tromper les plus
habiles et les plus attentifs à leur propre pensée (Écrits, 95).
Serait-ce qu’en ce point le linguiste, pourtant si attentif à sa propre
pensée, se serait effectivement laissé tromper ? Ce ne serait que l’effet
de l’objet même qu’il s’est donné.
Il faut avouer que son erreur, s’il y a bien erreur, a des excuses. Car
même si le signe est exclusivement constitué du signifiant et du signifié, il
faut bien que de quelque façon le signifié ait quelque rapport avec le réfé-
rent : la plus « immanente » des sémantiques ne parvient jamais à élimi-
ner complètement le fait qu’un référent doit présenter des traits compati-
bles avec ceux du signifié qui le prend en charge. C’est le problème, très
clairement posé par Georges Kleiber de la relation entre la catégorisation
(présente dans le signifié) et la dénomination, opération par laquelle le sujet
désigne les référents : « Quels sont les critères qui permettent d’utiliser,
par exemple, la dénomination chien pour un chien ? » (La sémantique du pro-
totype, 17)1. Mais plutôt que d’interroger les linguistes – qui baignent dans
ce problème depuis les origines de la réflexion sur le langage – peut-être
vaut-il mieux ici faire appel, exceptionnellement, à un relatif naïf de la
sémantique. Lacan – car c’est lui qui, pour une fois, jouera le rôle du
naïf – pose le problème à propos de l’éléphant et de la girafe : décidément,
on reste dans la zoologie. De façon quelque peu ludique :
Le fondement même de la structure du langage, c’est le signifiant, qui est toujours
matériel et que nous avons reconnu chez Saint-Augustin dans le verbum, et le signi-
1. Faut-il dire que la sémantique du prototype, qui, comme son nom le suggère, prévoit la possi-
bilité d’une gradation dans la catégorisation (un poussin serait « moins un oiseau » qu’un moi-
neau, mais « plus » qu’un pingouin !) s’oppose par là totalement à la conception de Saussure et du
coup à celle de Lacan : pour eux précisément il n’y a en matière de langage ni plus ni moins, mais
des frontières qui découpent sans zone de recouvrement (voir p. 67).
Le Cours de linguistique générale : modeste essai de relecture 53

fié. Pris un par un, ils sont dans un rapport qui apparaît strictement arbitraire. Il
n’y a pas plus de raison d’appeler la girafe girafe et l’éléphant éléphant que d’appeler
la girafe éléphant et l’éléphant girafe. Il n’y a aucune raison de ne pas dire que la
girafe a une trompe et que l’éléphant a un coup très long. Si c’est une erreur dans
le système généralement reçu, elle n’est pas décelable, comme le fait remarquer
Saint-Augustin, tant que les définitions ne sont pas posées. Et quoi de plus difficile
que de poser les justes définitions ? (1975, 290).

On le voit : Lacan, comme Saussure, situe d’abord l’arbitraire entre


le signifiant et le signifié. Sans la moindre équivoque1. Mais la suite de
son analyse le conduit immédiatement à faire intervenir, lui aussi le
référent. Geste à peu près inévitable : si éléphant est le signifiant de
« girafe », l’éléphant (celui de la savane ou du zoo de Vincennes :
l’ « objet désigné », la « chose », le référent, pour tout dire) a nécessai-
rement le cou très long et de petites cornes sur la tête. L’isomorphisme
nécessaire du signifié et du référent explique le dérapage qui fait glisser
Saussure – et Lacan après lui, et Saint-Augustin avant eux – du pre-
mier au second. Dans les termes de Milner, ils passent comme un seul
homme de la référence virtuelle – « la signification lexicale », c’est-à-dire le
signifié – à la référence actuelle – celle qui permet au signe de désigner la
« chose » (1989, 336).
Reste que, tout explicable qu’il est, le dérapage est là, et, incontes-
tablement, obère la démonstration, au point de lui ôter toute perti-
nence. Qu’est-ce à dire ? Rien d’autre que le principe de l’arbitraire
reste non démontré. Est-il démontrable ? Milner s’emploie, contre Ben-
veniste, à le démontrer, mais à mon sens sans y parvenir plus que
Saussure. Il faut avouer que son raisonnement est élégant, car il vise à
réintroduire entre le signifiant et le signifié la relation préalablement
posée entre le signe et la chose :
Le son, lui aussi, appartient comme tel à l’ordre des choses, et de même l’idée, ou
signifié ; en sorte que, suivant le dualisme, la liaison qui les rassemble en tant que
choses ne peut rien avoir de commun avec la liaison qui les rassemble en tant que
faces d’un signe : aucune cause relevant de la première ne peut opérer sur la
seconde. Ainsi l’arbitraire ne gouverne-t-il pas seulement le rapport de la chose
signifiée au signe, mais aussi celui du signifiant au signifié – contrairement à ce que
soutenait Benveniste dans un article célèbre (1978, 58).

On l’a remarqué : si le terme idée est correctement (quoique incom-


plètement) commenté par signifié, le terme son reste vierge de toute
glose. C’est qu’il est effectivement impossible – dans l’appareil saussu-

1. Il en vient même en ce point à accepter sans barguigner la notion saussurienne d’arbitraire. Il


finira, plus tard, par s’interroger, et finalement préférer à l’arbitraire la contingence.
54 À la recherche de Ferdinand de Saussure

rien1 – de l’assimiler au signifiant. Sans tenir compte ici de l’évolution


de la réflexion de Saussure (voir p. 71), il faut citer ce fragment décisif :
Il est impossible que le son, élément matériel, appartienne par lui-même à la
langue. [...] Dans son essence, [le signifiant] n’est aucunement phonique, il est
incorporel, constitué non par sa substance matérielle, mais uniquement par les dif-
férences qui séparent son image acoustique de toutes les autres (CLG, 164).

Ainsi le raisonnement de Milner se trouve faussé : pour ne parler


que de lui2, le signifiant saussurien, qui n’est pas un son, n’est donc pas
une chose, et ne saurait être concerné par un principe qui ne joue
qu’entre des choses et des signes : il n’est ni l’un ni l’autre.
À vrai dire, il semble bien que, si le principe de l’arbitraire est indé-
montrable, il en va de même pour le principe inverse. Chacun de son
côté, Pichon et Benveniste s’y cassent les dents, à peu près de la même
façon. Pour ne citer que le second, la formulation du principe est
ferme :
Entre le signifiant et le signifié, le lien n’est pas arbitraire ; au contraire, il est
nécessaire (PLG, I, 51).

Mais la démonstration est faible :


Le concept ( « signifié » ) « bœuf » est forcément identique dans ma conscience à
l’ensemble phonique böf. Comment en serait-il autrement ? Ensemble les deux ont
été imprimés dans mon esprit ; ensemble ils s’évoquent en toute circonstance. Il y
a entre eux symbiose si étroite que le concept « bœuf » est comme l’âme de
l’image acoustique böf (ibid. La mention de l’ « âme », dans son opposition néces-
saire au « corps », permet sans doute de retrouver ici une trace des idées de Pichon
signalées p. 51).

Faible, ai-je dit ? Point exactement : en elle-même, l’analyse est


indiscutable. Mais elle ne dit rien en faveur de la « nécessité » de la
relation entre les deux faces du signe. Elle ne fait que répéter, de façon
très saussurienne, la relation de présupposition réciproque – celle qui
est imagée par la célèbre métaphore de la feuille de papier – entre
signifiant et signifié. Elle est neutre à l’égard de la question de
l’arbitraire ou de la nécessité.
Plus récemment, Maurice Toussaint (1983), si convaincant quand il
s’agit de partir en guerre contre les « arbitraristes », reste en somme
1. Faut-il préciser qu’il en va tout à fait différemment dans une théorie (celle de Martinet par
exemple) qui assimile le signifiant à la substance phonique ?
2. On pourrait sans doute tenir un discours parallèle sur le signifié. Après tout, ce n’est pas pour
rien (voir plus haut) que Saussure a pris le parti d’effacer la référence à l’idée ou au concept pour ne
plus parler que du signifié. Bergounioux verra bien le problème, dans un texte cité, plus bas, dans
le chapitre IV.
Le Cours de linguistique générale : modeste essai de relecture 55

bien succinct quand il s’agit de démontrer positivement la nécessité de


la relation entre les deux faces du signe.
Un principe non démontré, c’est un postulat. Saussure, c’est vrai,
ne le présente pas comme tel, apparemment satisfait de la « démonstra-
tion » qu’il croit en avoir faite. Mais à vrai dire il pourrait sans dom-
mage se contenter pour son premier principe du statut de postulat :
c’est ce qui apparaîtra, p. 62, puis 67, quand on apercevra que
l’arbitraire du signe a pour fonction essentielle de permettre de poser le
concept de valeur.
Ainsi s’explique sans doute la relative désinvolture avec laquelle
Saussure traite le problème de l’arbitraire quand il s’agit de ne l’étudier
qu’au sein du signe. Désinvolture à mes yeux décelable dans les trois
traits suivants :
— l’incontestable manque de lucidité qui préside à la « démonstra-
tion » ;
— la non moins incontestable légèreté avec laquelle Saussure envisage
les opinions formulées sur le problème. Il va jusqu’à dire que « le
principe de l’arbitraire du signe n’est contesté par personne »
(p. 100). C’est, pour l’essentiel, juste pour son époque, et Saussure
connaît fort bien la dette qu’il a contractée, sur ce problème, à
l’égard de Whitney, l’un des rares linguistes à être cité dans
le CLG1. Mais c’est passer à la trappe l’océan des opinions contrai-
res, qui, à bien des moments de l’histoire de la réflexion sur le lan-
gage ont été formulées sur le problème, à commencer par Platon
dans Cratyle pour finir (?), soixante ans après le CLG, par Maurice
Toussaint et son livre au titre dénué d’équivoque : Contre l’arbitraire
du signe ;
— la labilité de la terminologie utilisée par Saussure pour opposer
signes arbitraires et objets sémiologiques motivés2. En effet, dans le
Cours, Saussure pose en face du signe, défini par l’arbitraire, le sym-
bole, qui « a pour caractère de n’être jamais tout à fait arbitraire »
(CLG, 101)... On s’en souvient : Saussure exclut le symbole de
l’inventaire des objets linguistiques. C’est la visée de la mise au
point sur les « onomatopées » et les « exclamations » (CLG, 101-
102) : elles ne sont qu’apparemment symboliques. C’est que la

1. « Pour bien faire sentir que la langue est une institution pure, Whitney a fort justement insisté
sur le caractère arbitraire des signes » (CLG, 110).
2. Cette périphrase permet d’éviter le syntagme signes motivés, impossible dans le cadre de la
théorie du CLG.
56 À la recherche de Ferdinand de Saussure

langue est un système de signes, sans contamination du symbole.


Car on se souvient que la motivation relative, qui ne joue que de
façon interne à la langue, ne met pas en cause l’arbitraire. La
répartition conceptuelle et terminologique de signe et de symbole est,
dans le CLG, d’une rigueur et d’une constance absolues, sans aucun
des lapsus qui, çà et là, font apparaître signe à la place de signifiant.
Mais dans l’autre pendant de sa réflexion sémiologique, celle qui
porte sur les légendes germaniques, Saussure ne se tient pas à cette
opposition, et utilise sans barguigner le terme symbole pour désigner
un objet construit sur le modèle du signe (voir le texte cité p. 95 et,
d’une façon générale, l’ensemble du chap. III).
Pourquoi cette désinvolture ? Saussure en vient presque à
l’expliquer : immédiatement après avoir, de façon si discutable, posé
l’unanimité des opinions formulées sur l’arbitraire du signe, il tient les
propos suivants :
[...] mais il est souvent plus aisé de découvrir une vérité que de lui assigner la place
qui lui revient. Le principe énoncé plus haut domine toute la linguistique de la
langue1 ; ses conséquences sont innombrables. Il est vrai qu’elles n’apparaissent pas
toutes du premier coup avec une égale évidence ; c’est après bien des détours
qu’on les découvre, et avec elles l’importance primordiale du principe (CLG, 100).

On ne saurait mieux suggérer que le principe a moins d’importance


par la figure interne qu’il confère au signe que par la fonction qu’il
prend dans l’ensemble de la réflexion linguistique, notamment pour la
mise en place du concept de valeur et pour la caractérisation des phé-
nomènes d’évolution. La force des choses me contraindra à y revenir,
dès ce chapitre pour la valeur, puis au chapitre V pour l’évolution.

Le caractère linéaire du signifiant

Si litigieux que soit le premier principe, il est surpassé en difficulté


et en ambiguïté par le second. Car cette fois c’est sur deux problèmes
successifs que les contradictions vont se manifester. Il sera nécessaire de
revenir à loisir sur ce problème dans le chapitre V. Il convient cepen-
dant, dès maintenant, d’en poser explicitement les données.
Il faut d’abord noter que les analyses données dans le CLG sem-
blent, au départ, maintenir la discordance préalablement établie entre
1. Cette précision exclut une fois de plus la linguistique de la parole, lieu de l’étude des relations
entre le signe et la chose.
Le Cours de linguistique générale : modeste essai de relecture 57

les désignations des deux principes : « l’arbitraire du signe » et le


« caractère linéaire du signifiant » :
Le signifiant, étant de nature auditive, se déroule dans le temps seul et a les carac-
tères qu’il emprunte au temps : a) il représente une étendue, et b) cette étendue est mesurable
dans une seule dimension : c’est une ligne (CLG, 103).

C’est bien, selon ce fragment, le signifiant, et lui seul, qui est affecté
par le « caractère linéaire ». Ce sont les « signifiants acoustiques »,
autrement dit les « éléments » qui servent à constituer les « unités »
(c’est-à-dire les « signes », par exemple les « mots ») de la langue, qui
s’enchaînent de façon linéaire. Comment en irait-il autrement, puisque,
comme il sera dit plus loin (p. 170), il est impossible de « prononcer
deux éléments à la fois ? »1. Reflet secondaire, mais non moins signifi-
catif, de cette linéarité temporelle : la linéarité spatiale qui affecte inévi-
tablement les « signes graphiques » quand on les substitue aux « signi-
fiants acoustiques ». Car ici Saussure n’hésite pas à faire appel à
l’écriture – ailleurs vilipendée – pour donner un appui supplémentaire
à son second principe :
[...] les signifiants acoustiques ne disposent que de la ligne du temps ; leurs élé-
ments se présentent l’un après l’autre ; ils forment une chaîne. Ce caractère appa-
raît immédiatement dès qu’on les représente par l’écriture et qu’on substitue la
ligne spatiale des signes graphiques à la succession dans le temps (CLG, 103).

1. Saussure s’interroge, il est vrai assez cursivement, sur ce problème : « Si par exemple j’accentue
une syllabe, il semble que j’accumule sur le même point des éléments significatifs différents »
(CLG, 103). Il résout le problème, peut-être un peu trop rapidement, en notant que « la syllabe et
son accent ne constituent qu’un acte phonatoire » (ibid.). On remarquera que le recours à la
notion d’acte phonatoire marque clairement que l’analyse de Saussure se situe ici du côté de la
parole, et non de la langue. On sait que Jakobson reviendra sur ce problème de la linéarité du
signifiant, pour noter assez sèchement que « le maître a cédé à la croyance traditionnelle au
caractère linéaire du signifiant » (1963, 48). Milner, plus tard, fera écho à ses critiques : « Certai-
nes dimensions de la forme phonique sont précisément gouvernées par la simultanéité : les traits
pertinents et les phénomènes prosodiques notamment. Quand on prononce /b/, on prononce en
même temps la labialité, la sonorité et l’occlusion, bien que ces trois traits soient empiriquement
indépendants les uns des autres. Quand on prononce éternel, on prononce à la fois la syllabe /nel/
et l’accent qu’elle porte » (1989, 386-387). On vient de voir que Saussure a traité le second pro-
blème. Quant au premier, il est incontestable que les traits pertinents ne sont pas soumis à la
linéarité. Mais Saussure n’a en vue que la succession des « éléments », qui sont dans son lexique
les « signifiants acoustiques ». La réalisation phonique simultanée des traits pertinents, tout incon-
testable qu’elle est, n’est donc pas un contre-argument à la linéarité telle qu’il la conçoit. Il le dit
de façon absolument explicite dans un fragment des Manuscrits de Harvard, qu’on s’étonne que
Jakobson n’ait point remarqué : « Quand on parle de chaîne phonétique, on a toujours en vue
une chose concrète. Quand on parle d’un phonème isolé, on peut l’entendre d’une manière
concrète ou d’une manière abstraite. Concrète s’il est conçu comme occupant un espace / une
portion de temps. Abstraite si l’on ne parle que des caractères distinctifs, et si l’on classe. Là ni
début, ni fin, ni phase : cela se traduirait immédiatement en sous-espèce. Le phonème dans la classifi-
cation est une idée abstraite. Le phonème dans la chaîne phonétique est une idée concrète. La
chaîne peut se réduire à un seul phonème » (Parret, 1993-1994, 204-205).
58 À la recherche de Ferdinand de Saussure

On le voit : la linéarité du signifiant, ce n’est rien d’autre que


l’assujettissement au temps des « signifiants acoustiques », autrement
appelés « éléments ». Quant à l’utilisation de l’écriture comme argu-
ment subsidiaire, elle trouve une justification théorique mise en forme
de façon achevée dans un fragment des Manuscrits de Harvard consa-
cré à la « physiologie et physique du son » :
Le temps est pour l’oreille ce que l’espace est pour la vue (Parret, 1993-1994, 194
et 206).

Ici il convient d’insister, afin d’annoncer un autre problème diffi-


cile : on est en présence, avec le caractère linéaire du signifiant, d’un
mode d’intervention du temps dans le langage. On verra plus loin qu’il
en est un autre : la diachronie. La distinction entre linéarité et dia-
chronie paraît, au premier regard, aisée. Trop aisée : on s’aperçoit vite
que la frontière qui les sépare n’est pas étanche. En sorte que les confu-
sions qui peuvent s’établir ne sont point toutes absolument illégitimes.
Lacan, encore lui, serait, par ses hésitations, un témoin utile : en
s’engluant quelque peu dans le terrain vague où se rencontrent les
deux notions, il interroge avec pertinence un point central de l’appareil
saussurien.
Attendons l’entrée en scène de la diachronie pour traiter ce pro-
blème, et restons pour l’instant à la seule linéarité. En un autre point
du Cours (p. 145), on rencontre une nouvelle allusion, très rapide, au
caractère linéaire. C’est que les éditeurs, peut-être soucieux d’éviter
une répétition, ou sensibles à l’extrême difficulté du problème, ont
réduit à deux lignes (accompagnées d’une référence au passage précé-
demment cité) les propos longuement tenus par Saussure. Riedlinger
en a ainsi noté la partie la plus importante :
Mais il y a ici un caractère capital de la matière phonique, non mis suffisamment
en relief : c’est de se présenter à nous comme une chaîne acoustique, ce qui
entraîne immédiatement le caractère temporel, qui est de n’avoir qu’une dimen-
sion. On pourrait dire que c’est un caractère linéaire : la chaîne de la parole, forcément,
se présente à nous comme une ligne (souligné par M. A.), et cela a une immense portée
pour tous les rapports postérieurs qui s’établiront. Les différences qualitatives (diffé-
rence d’une voyelle à une autre, d’accent) n’arrivent à se traduire que successive-
ment. On ne peut avoir à la fois une voyelle accentuée et atone ; tout forme une
ligne, comme d’ailleurs en musique (Godel, 1957-1969, 205-206 ; Engler, 1968-
1989, 234)1.

1. Je signale toutefois une minime difficulté textuelle que Godel n’a pas songé à signaler explicite-
ment : ce passage des notes de Riedlinger – on se souvient qu’il n’a pas suivi le Cours III – est rela-
tif à un fragment du Cours II, qui annonce les développements plus détaillés du Cours III sur « le
caractère linéaire du signifiant ». Les autres auditeurs du Cours II ont noté également que « la
Le Cours de linguistique générale : modeste essai de relecture 59

On le voit : Saussure ne s’embarrasse plus de remarques litigieuses


sur le signifiant « représentant une étendue »1. Il marque explicitement
que c’est la « chaîne de la parole » qui est affectée par la linéarité, et il
indique clairement que cet assujettissement au temps lui vient du
caractère matériel des éléments phoniques qui la constituent.
Ces points de doctrine semblent bien présents dans les Notes Item.
La terminologie, certes, est différente : Saussure parle ici non de carac-
tère linéaire, mais d’ « uni-spatialité » (Écrits, 110) ou de « temporalité »
(Écrits, 111). Mais il est très clairement dit de la première qu’elle affecte
le « sôme », c’est-à-dire, on s’en souvient (voir p. 42), la « figure
vocale ». Quant à la seconde, elle donne lieu au commentaire suivant :
Item. La temporalité. Plus on étudie, plus on voit que c’est la divisibilité par morceaux
de temps de la chaîne sonore (ipso facto divisibilité simple, unilatérale) qui crée à la
fois les caractères [ ] et les illusions comme celle de croire que les unités du
langage sont des touts organisés, alors qu’elles sont tout simplement des touts subdi-
visibles dans le temps et parallèlement à des fonctions qu’on peut attribuer à
chaque morceau de temps (Écrits, 111).

Certes, personne ne connaîtra jamais les « caractères » dont Saus-


sure a laissé les qualités dans un état de vide définitif. Mais la partie
pleine de la note est claire : c’est bien leur manifestation par la chaîne
sonore qui confère aux éléments du langage leur temporalité.
La très belle, mais fort obscure métaphore de la lanterne magique
(Écrits, 109-110 puis 112) semble bien confirmer l’affectation de la tem-
poralité aux figures vocales, et à elles seules. Mais la notion de « figure
recolligible » repose sans doute sur la possibilité, envisagée de façon à
la fois fugitive et énigmatique, d’ « abandonner le principe de la succes-
sion temporelle » : on rencontre ici une réflexion qui semble annoncer
celle qu’on trouvera dans la recherche sur les anagrammes (voir Gan-
don, Le nom de l’absent, 2007 et, ici même, p. 63). En même temps on
pense à la très délicate notion d’ « entité syntagmatique abstraite »
(CLG, 190-191, et Engler, 1968-1989, 278 et 313, où la notion
s’articule avec l’opposition des deux « ordres » discursif et intuitif). Dans
sa formulation exacte, Saussure semble avoir été très timide : il ne

parole est bien représentée comme une ligne » (Gautier) ou que « la chaîne de la parole s’offre à
nous comme une ligne » (Constantin) (Engler, 1968-1989, 234). En revanche, le syntagme la chaîne
de la parole n’apparaît pas explicitement dans les notes des auditeurs du Cours III. Il reste que le
caractère linéaire du signifiant est toujours, d’un Cours à l’autre, une propriété de la parole.
1. J.-C. Milner (1989, 386) a très justement noté l’extrême obscurité de ce passage : comment le
signifiant peut-il « représenter une étendue » ? Il semble que ces difficultés ne sont pas dues aux
éditeurs, mais apparaissaient dans les propos effectivement tenus par Saussure : voir Engler, 1968-
1989, 157.
60 À la recherche de Ferdinand de Saussure

s’agit en effet de rien de moins que de la possibilité d’intégrer de plein


droit la syntaxe – toute la syntaxe – à la linguistique de la langue, en
posant cet objet apparemment auto-contradictoire : une entité de
langue fondée sur un fait de parole. Ces problèmes réapparaîtront dans
le chapitre IV.
Éteignons cette obscure lanterne magique, et revenons à
l’enseignement du CLG. Retranscrits dans le lexique définitif du CLG,
les points de doctrine semblent clairs : le signifiant est linéaire parce
qu’il est matériel. C’est leur matérialité qui impose aux « éléments » (les
« signifiants acoustiques ») de se manifester successivement dans le
temps de la parole, c’est-à-dire de l’actualisation concrète de la langue.
C’est ici que surgit la première difficulté : le principe paraît indiscu-
table si le signifiant, assimilé au son ( « les signifiants acoustiques » ), est
effectivement matériel. Mais l’est-il réellement ? On a vu plus haut que
Saussure donne comme une évidence le caractère non matériel du
signifiant : p. 164 (voir ici p. 54), il présente comme allant de soi la
non-appartenance du son à la langue et du coup la non-matérialité (il
dit le caractère « incorporel ») du signifiant. Ici se fait jour une distinc-
tion qui sera totalement mise en forme par Hjelmslev : celle qui au sein
du signifiant (comme d’ailleurs du signifié) distingue les deux plans de
la forme et de la substance. Dans « La double essence », on a aperçu, plus
haut, qu’un mot est réservé au son envisagé comme substance : c’est la
figure vocale (autrement dénommée sôme). Sous cet aspect, le son (comme
d’ailleurs la lettre) relève de la substance, et n’a donc avec la forme
– seule instance, pour Saussure, à relever de la langue – qu’une fonc-
tion « secondaire » de manifestation.
On voit la contradiction que ce nouveau point de vue fait éclater.
En un point le signifiant est donné comme linéaire pour la seule raison
de sa matérialité. Mais en un autre il est donné comme non-matériel.
Continue-t-il alors à être « linéaire », c’est-à-dire assujetti au temps ?
Dans l’affirmative, quelle est la cause de cet assujettissement ? Saussure,
si je l’ai bien lu, ne pose pas le problème, et du coup ne dit rien sur
l’éventuelle persistance de la linéarité pour un signifiant « incorporel ».
Il y a une autre difficulté, tout aussi éclatante. Elle sera évoquée à
loisir dans le chapitre V. Il convient cependant de la signaler dès main-
tenant.
On vient de voir dans les fragments jusqu’à présent cités que, sans
la moindre équivoque, c’est le signifiant – et lui seul – qui est donné
comme linéaire. De l’éventuelle linéarité du signe – qui entraînerait
nécessairement la problématique linéarité du signifié – il n’est rien dit.
Le Cours de linguistique générale : modeste essai de relecture 61

Survient peu après le chapitre V, consacré au « Rapports syntag-


matiques et rapports associatifs ». Et l’on s’aperçoit avec stupeur que le
texte, au moment de définir le syntagme, substitue sans barguigner au
« caractère linéaire du signifiant » le « caractère linéaire de la langue »
(CLG, 170). C’est tout différent : qu’on se souvienne de la définition de
la langue comme « système de signes » : si c’est la langue qui est
« linéaire », c’est nécessairement l’enchaînement des signes – signifiants
et signifiés – qui est soumis à la linéarité. Aucune ambiguïté, ici, n’est
possible : ce ne sont plus les « signifiants acoustiques », mais les
« mots » – c’est-à-dire les signes – qui sont linéairement enchaînés :
Dans le discours1, les mots contractent entre eux, en vertu de leur enchaînement,
des rapports fondés sur le caractère linéaire de la langue, qui exclut la possibilité
de prononcer deux éléments à la fois. Ceux-ci se rangent les uns à la suite des
autres sur la chaîne de la parole. Ces combinaisons qui ont pour support l’étendue
peuvent être appelées syntagmes (CLG, 170).

La raison de la substitution de la « langue » au signifiant dans la


définition de la linéarité ? Elle réside sans doute dans le fait que Saus-
sure ne distingue pas, dans sa conception du concept à définir – le syn-
tagme2 – entre « l’ordre des sous-unités dans le mot » et celui « des
mots dans la phrase » : « C’est de la syntaxe, même quand il s’agit de
suffixes » (Engler, 1968-1989, 278). Ainsi dans relire, formation préfixale
donnée dans le CLG comme premier exemple de la notion de syn-
tagme, la linéarité s’observe de la même façon entre le r- et le -e- et
entre celui-ci et le -l-, en dépit du fait que les « éléments » du premier
couple font partie de la même unité re-, tandis que ceux du second sont
séparés par la frontière des unités re- et -lire. Même au niveau de la
graphie – à laquelle on vient d’apercevoir que Saussure est loin d’être
aussi indifférent qu’il le proclame parfois – la relation entre les élé-
ments des deux couples est exactement identique. C’est donc que la
1. On trouve ici l’une des occurrences, capitales, du terme discours dans le CLG. On verra qu’il en
est au moins deux autres, ce qui suffit, largement, à contredire Bouquet, qui prétend que le terme
a été « censuré » par les éditeurs.
2. Il semble bien que Saussure est le premier à avoir utilisé le terme syntagme pour désigner un
objet linguistique. Le TLF et le DEHF s’accordent pour lui donner comme première data-
tion 1916, date de l’édition originale du CLG. La datation est sans doute exacte si on s’en tient
aux sources imprimées : sauf oubli, Saussure n’utilise le terme syntagme dans aucun des textes
– tous nécessairement antérieurs au CLG, puisque publiés du vivant de l’auteur – réunis dans le
Recueil. Mais il l’utilise à deux reprises dans le projet de livre « De l’essence double du langage » :
« Nous appelons syntagme la parole effective » (Écrits, 61 ; « parole effective » s’oppose à « parallélie
ou parole potentielle », cette opposition préfigurant celle des « rapports syntagmatiques » aux
« rapports associatifs »). Le projet n’est pas daté par les éditeurs des Écrits. Mais Rudolf Engler,
dans un autre texte (2002, 181), le date de décembre 1891. C’est donc de ce moment que semble
dater le premier emploi linguistique de syntagme.
62 À la recherche de Ferdinand de Saussure

linéarité franchit les limites des signes : l’enchaînement des signes est
tout aussi linéaire que celui des signifiants. La langue étant un système
de signes, il devient possible de parler de la « linéarité de la langue ».
On voit le double glissement que Saussure a fait subir à son second
principe : l’identité substantielle de la relation entre éléments au sein
d’une unité et de la relation entre unités successives dans le syntagme
lui permet de substituer les signes aux signifiants comme objets soumis
à la linéarité. Et la définition de la langue comme « système de signes »
l’autorise à poser la notion, originellement non prévue et, il faut
l’avouer, bien problématique, de « linéarité de la langue ». Un « sys-
tème » pourrait donc être « linéaire », dans le sens spécifique qui a été
conféré par Saussure à ce mot ? On s’interroge avec inquiétude sur les
conditions d’une telle éventualité.

Conclusion sur les deux principes

Il n’est sans doute pas inutile – quoique certainement téméraire –


d’essayer d’expliquer ou à tout le moins d’éclairer – les incontestables
contradictions qui s’observent dans la réflexion saussurienne telle
qu’elle apparaît dans le CLG.
Pour l’arbitraire, on a sans doute entrevu plus haut une solution.
Explicitons-la : la contradiction entre les deux lectures du principe
n’apparaît que lors de l’effort qui est fait pour le démontrer. C’est peut-
être qu’en fait la démonstration importe assez peu à Saussure. Ce qui
compte pour lui dans le principe de l’arbitraire, c’est la possibilité qu’il
lui donne de poser dans toute leur rigueur les notions de système et de
valeur. Il le dit explicitement dans un passage du 3e Cours non retenu
par les éditeurs :
Si le signe n’était pas arbitraire, on ne pourrait pas dire qu’il n’y a dans la langue
que des différences (Engler, 1968-1989, 265 ; Dégallier et Constantin ont noté les
paroles de Saussure de la même façon).

D’où la légèreté – incontestable – avec laquelle il procède à la


démonstration. D’ailleurs très brièvement : il consacre beaucoup plus
de temps à marquer la place et l’importance du principe en linguis-
tique et en sémiologie. Il eut sans doute été préférable de présenter le
principe pour ce qu’il est : un postulat non démontré – et, peut-être,
non démontrable – plutôt qu’un théorème. Saussure ne l’a pas fait. Il
est sans doute inutile de spéculer sur les raisons qu’il s’est données – ou
ne s’est pas données.
Le Cours de linguistique générale : modeste essai de relecture 63

Pour le caractère linéaire du signifiant, les faits sont plus complexes.


Est-il possible de faire, par exception, appel à un autre pan de la
réflexion saussurienne – j’entends la recherche sur les anagrammes ? Le
parti ne va pas de soi. C’est qu’il semble bien exister une frontière
étanche entre ces deux pans de la réflexion saussurienne. Sauf sur un
point : précisément le problème du « caractère linéaire du signifiant »
qui, il est vrai sous une autre dénomination, est posé explicitement
dans la recherche, avec une allusion – la seule, si j’ai bien lu, dans les
recherches anagrammatiques – à la linguistique. Cette rencontre excep-
tionnelle entre les deux réflexions constitue l’argument, unique, mais
fort, qui me permet de faire appel à l’une pour éclairer l’autre :
Que les éléments qui forment un mot se suivent, c’est là une vérité qu’il vaudrait
mieux ne pas considérer, en linguistique1, comme une chose sans intérêt parce
qu’évidente, mais qui donne d’avance au contraire le principe central de toute
réflexion utile sur les mots. Dans un domaine infiniment spécial comme celui que
nous avons à traiter2, c’est toujours en vertu de la loi fondamentale du mot humain
en général que peut se poser une question comme celle de la consécutivité ou non-
consécutivité, et dès la première3
Peut-on donner TAE par ta + te, c’est-à-dire inviter le lecteur non plus à une
juxtaposition dans la consécutivité, mais à une moyenne des impressions acousti-
ques hors du temps ? hors de l’ordre dans le temps qu’ont les éléments ? hors de
l’ordre linéaire qui est observé si je donne TAE par TA-AE ou TA-E, mais ne l’est pas
si je le donne par ta + te à amalgamer hors du temps comme je pourrais le faire
pour deux couleurs simultanées ? (Starobinski, 1971, 46-47).

On remarque l’évidente parenté entre ce passage et le paragraphe


consacré dans le CLG à la linéarité du signifiant : tous les problèmes se
retrouvent traités de façon presque homonyme dans les deux frag-
ments, jusqu’à la distinction opérée entre les « éléments acoustiques »,
normalement soumis à « l’ordre linéaire », et les « signifiants visuels »,
qui, par exemple dans les « signaux maritimes » allégués dans le CLG,
peuvent présenter « deux couleurs simultanées ». Au point qu’on se
prend à spéculer sur la chronologie. À imaginer Saussure écrivant le
même jour – mais sur deux cahiers différents – le texte qu’on vient de lire
et celui qui lui fait écho dans le CLG. Une différence cependant, mais

1. C’est là la mention explicite que je viens d’annoncer. On aura aussi remarqué, à la première
ligne du texte, l’emploi du mot élément avec le sens qu’il a dans le CLG.
2. C’est évidemment la recherche sur les anagrammes que Saussure désigne ainsi, faisant le
double geste de la rattacher explicitement à la linguistique et d’en faire un « domaine infiniment
spécial ».
3. Ici Saussure, comme il lui arrive fréquemment dans cette recherche menée presque clandesti-
nement, et sans intention immédiate de publication, s’est interrompu au milieu de sa phrase. On a
constaté qu’il procède souvent de la même façon dans ses méditations proprement linguistiques.
64 À la recherche de Ferdinand de Saussure

seulement au niveau de la terminologie : l’adjectif linéaire – pourtant


présent dans le texte de la recherche – n’est pas, comme dans le CLG,
l’éponyme du principe. Saussure a préféré introduire la notion de consé-
cutivité, qui donne lieu au préfixé négatif non-consécutivité. Initiative
opportune : elle évite la référence à la ligne, qui ne peut être que méta-
phorique – car comment une ligne pourrait-elle être, littéralement,
temporelle ? À cette différence lexicale près, la réflexion est identique :
elle porte sur l’assujettissement au temps des signifiants acoustiques,
donnée comme « la loi fondamentale du mot humain en général ». Les
exceptions qui sont apportées à cette loi, dans le « domaine infiniment
spécial » des anagrammes, y ont un caractère proprement scandaleux :
d’où l’intérêt passionné que leur porte Saussure, au point, ici, de
s’essouffler au milieu de sa phrase, et là, de rencontrer la forme poé-
tique de ce « faux alexandrin mallarméen »1 qu’est la belle clausule
« hors de l’ordre dans le temps qu’ont les éléments ». Qui ne peut
manquer, à son tour, d’évoquer la non moins belle métaphore de la
lanterne magique, dont on a aperçu, plus haut, les obscurités.
On l’a repéré : dans le fragment de la recherche, la seule consécutivité
visée est celle des « éléments » dans la constitution du mot. De la
consécutivité des signes dans le syntagme – ou des mots dans le dis-
cours : on sait que pour Saussure c’est le même problème – il n’est
soufflé mot. Il en va exactement de même dans le paragraphe du CLG
consacré à la mise en place du « principe » du caractère linéaire du
signifiant. C’est donc là le nœud de la réflexion saussurienne.
Comment expliquer l’incontestable légèreté qui caractérise la pro-
gression de la pensée dans le CLG ? Le texte passe sans crier gare de la
linéarité des signifiants à la linéarité de l’enchaînement des signes pour
constituer les syntagmes. Il en vient même à poser la notion probléma-
tique de « linéarité de la langue », qui, en elle-même contradictoire,
contredit en outre l’analyse qui lui a fait donner « l’acte de parole »
comme lieu de la linéarité. Ainsi la langue en viendrait à se confondre
avec la parole ? Comment en est-on arrivé là ? Ici ce n’est pas spéculer
que de voir dans cette trop rapide extension – bien fâcheuse par ses
conséquences – la trace d’un élément non explicitement dit de la
théorie : l’exigence d’une conformité absolue entre les règles qui gou-
vernent les signifiants et celles qui gouvernent les signes. Les signifiants
sont ordonnés linéairement ? Il faut donc que les signes le soient aussi.
En somme, Saussure n’envisage pas qu’il puisse y avoir discordance

1. J’emprunte cette pertinente désignation au regretté Thomas Aron, 1970, 57.


Le Cours de linguistique générale : modeste essai de relecture 65

entre la forme du signifiant et celle des autres composantes de la


langue. Les mots, c’est vrai, se suivent dans le discours apparemment
de la même façon que les phonèmes dans les mots : on a vu plus haut
que c’est l’argument qui permet à Saussure son litigieux passage du
signifiant à la langue. Mais cette linéarité n’a pas entre les mots la fonc-
tion qu’elle a entre les phonèmes. Peu soucieux d’entrer ici dans un
problème de pure linguistique, qui m’écarterait de mon projet stricte-
ment métalinguistique, je noterai seulement que les relations séman-
tico-syntaxiques qui s’établissent entre les mots dans le discours sont
communément représentées de façon non linéaire : un arbre, par
exemple, n’a rien de linéaire...

LES SYSTÈMES DE SIGNES ET LA NOTION DE VALEUR

Une fois cerné le concept de signe – avec toutes les indiscutables dif-
ficultés et ambiguïtés qu’il comporte – il devient possible d’envisager la
façon dont Saussure envisage le fonctionnement des systèmes de signes.
On peut commencer par l’illustre métaphore1 de la feuille de
papier. Elle tient une place modeste dans la version publiée du CLG,
mais la lecture des Notes montre qu’elle a été l’objet persistant de la
réflexion de Saussure :
La langue est comparable à une feuille de papier : la pensée est le recto et le son le
verso2 ; on ne peut découper le recto sans découper en même temps le verso ; de
même dans la langue, on ne saurait isoler ni le son de la pensée, ni la pensée du
son ; on n’y arriverait que par une abstraction dont le résultat serait de faire de la
psychologie pure ou de la phonologie3 pure (CLG, 157).

1. Saussure dans son discours scientifique fait une place considérable à la métaphore. On en a
déjà repéré, chemin faisant, un assez grand nombre. Qu’on songe en outre, par exemple, à celle
de « la robe couverte de pièces tirées de l’étoffe de la robe » (CLG, 235). On en rencontrera
d’autres dans les chapitres suivants. Il est au plus haut point conscient de cette spécificité de son
discours, et se livre à une défense et illustration passionnée de la métaphore (et, d’une façon
générale, de la « figure ») en linguistique dans un passage des notes manuscrites (Engler, 1968-
1989, 18). Ce qui, en somme, est parfaitement compatible avec la mise en cause des notions tradi-
tionnelles de « sens propre et figuré » (Écrits, 72).
2. Est-il utile de préciser que Saussure ne hiérarchise pas les notions de recto et de verso ? Il s’en
explique dans un fragment des Notes sur la linguistique générale : « Si je parle du recto et du verso d’une
page, ce sont là des contraires qui restent parfaitement corespectifs l’un de l’autre, vu qu’il n’existe
d’avance aucun caractère qui distingue plus spécialement le recto du verso ou vice versa » (Engler,
1974-1990, 49 ; Écrits, 264-265).
3. On sait que Saussure donne au mot phonologie le sens – abandonné dans l’usage contempo-
rain – de « physiologie des sons » (p. 55). Il explicite pleinement cette définition dans le projet
d’article pour Whitney : « La Phonologie – cette science particulière à laquelle on n’a jamais
66 À la recherche de Ferdinand de Saussure

Il faut ici prendre à la lettre la métaphore, comme le fait Saussure.


En certains points des Notes, on le voit même brandir les ciseaux qui pro-
cèdent à la coupure, et marquer par une onomatopée barbare – « Pan,
pan » – le bruit qu’ils font en se fermant sur la substance qu’ils décou-
pent ! Je laisse au psychanalyste le soin de spéculer à sa guise sur ces
ciseaux. Pour ma part, je reviens à la feuille : ses deux faces représentent
les deux « plans indéfinis » des « idées confuses » (c’est le recto) et
« celui, non moins indéterminé, des sons » (c’est le verso). La spécificité
de la langue est de procéder à des coupures qui affectent simultanément
les deux faces inséparables de la feuille. Le résultat de ces coupures ? Les
« articulations », à prendre dans le sens, toujours littéral, de segments
résultant de la coupure. Segments à deux faces, nécessairement, comme
la feuille dont il sont désormais les innombrables fragments :
Chaque terme linguistique est un petit membre, un articulus où une idée se fixe
dans un son et où un son devient le signe1 d’une idée (CLG, 156).

Un schéma a pour fonction d’illustrer moins la métaphore que la


théorie qu’elle représente. Connu sous le nom de « Schéma des deux
masses informes », il a très fortement impressionné de nombreux lec-
teurs, notamment Lacan, qui le commente, avec force détails, à diver-
ses reprises. Il va même jusqu’à le reproduire dans le Séminaire III
(1981, 296) :

La « nébuleuse » A est celle des « idées confuses » ; la nébuleuse B,


« non moins indéterminée », est celle des sons. La feuille de papier de

trouvé un nom, je veux dire celle “des conditions naturelles de la production des différents sons
par nos organes” » (Écrits, 205). Dans le passage cité du CLG, il veut donc dire que l’éventuelle
séparation des deux plans aboutirait, pour celui du signifiant, à le réduire à son aspect matériel et
à en faire l’objet d’une stricte analyse physiologique.
1. On attendrait évidemment le mot signifiant. Les éditeurs du CLG – ici pleinement responsables
de cette formulation – n’ont jamais systématiquement tenu compte de la terminologie saussu-
rienne.
Le Cours de linguistique générale : modeste essai de relecture 67

la métaphore – si on tient absolument à la retrouver – a pris un peu


d’embonpoint : c’est l’espace compris entre les deux nébuleuses, et les
lignes sinueuses qui les limitent en constituent les deux faces. Les droi-
tes verticales1 découpent simultanément les deux nébuleuses. Les seg-
ments ainsi délimités constituent les signes. Ici il faut prendre garde : il
s’agit des signes définis par leur opposition réciproque dans le système
qu’ils constituent, c’est-à-dire dans la langue. Autrement dit, les signes
sont représentés dans leur simultanéité au sein du système : redouter,
craindre et avoir peur – pour prendre les exemples allégués dans le Cours,
p. 160 – sont présents dans le système et s’y délimitent réciproque-
ment : la lecture du schéma semble donc être, paradigmatique (c’est-à-
dire associative, selon le terme saussurien). Certaines interprétations
– de certains linguistes, et d’autres, notamment Lacan – verront dans
les limites des segments les marques de leur successivité dans le dis-
cours : il s’agira donc d’une lecture syntagmatique. Lecture, à mon
sens, extrêmement litigieuse.
Reste un problème : selon quel principe les coupures marquées par
les droites segmentent-elles les deux masses informes ? Ici Saussure est
catégorique :
Non seulement les deux domaines reliés par le fait linguistique sont confus et
amorphes, mais le choix qui appelle telle tranche2 acoustique pour telle idée est
parfaitement arbitraire. Si ce n’était pas le cas, la notion de valeur perdrait
quelque chose de son caractère, puisqu’elle contiendrait un élément imposé du
dehors. Mais en fait les valeurs restent entièrement relatives, et voilà pourquoi le
lien de l’idée et du son est radicalement arbitraire (CLG, 157).

On voit ici avec une pleine clarté la fonction exercée dans la


théorie saussurienne par le principe de l’arbitraire du signe, ici posé
dans toute sa « radicalité ». Saussure reconnaît explicitement ( « voilà
pourquoi » ) que le principe n’est que la retombée de l’intervention de
la notion de valeur. Du même coup il éclaire, il est vrai de façon indi-
recte, les liens qui unissent indissolublement les deux lectures du prin-
cipe. On a aperçu plus haut un aspect de ces liens. Celui qui se révèle
maintenant ne lui est pas contradictoire. Il tient en ceci : pour que la
langue puisse être définie comme un système de pures valeurs, il est

1. Lacan s’avisera que ces lignes sont pointillées. Il interprétera ce détail à sa façon. Je précise
cependant d’emblée que le pointillé est une innovation, sans doute dépourvue de toute intention
et de toute fonction, des éditeurs : les schémas, d’ailleurs nettement moins élaborés, des auditeurs
de Saussure présentent des lignes verticales pleines. Les frontières qui séparent les unités saussu-
riennes sont étanches.
2. Le mot réitère une fois de plus la métaphore persistante de la coupure.
68 À la recherche de Ferdinand de Saussure

indispensable que les relations entre les unités linguistiques ne soient


déterminées par rien d’extérieur à la langue1 : la pesée du référent
– celle qui ferait intervenir dans les relations entre signes « un élément
imposé du dehors » – doit y être nulle. C’est pourquoi il faut poser
l’arbitraire entre le signe et le référent. Mais comme celui-ci n’a, du
coup, rien à faire dans la langue, le seul moyen de poser l’arbitraire est
de le déplacer et de le situer entre les seuls plans qui ont une perti-
nence linguistique : le signifiant et le signifié.
La simple lecture du CLG suffit à valider l’interprétation de
l’arbitraire comme lié indissolublement à la conception de la langue
comme système de valeurs. Interprétation, d’ailleurs, déjà donnée, plus
ou moins explicitement, par certains des meilleurs lecteurs de Saussure
(par exemple Claudine Normand, 2000, ou Anne Hénault, 1992
et 2002). Les sources manuscrites ? Elles confirment totalement cette
analyse, tant par les notes prises par les auditeurs dans la leçon du
4 juillet 1911, qui vient d’être citée, que par celle prise par Constantin
quelques semaines plus tôt, précisément le 12 mai :
Nous n’avons pas pénétré autant qu’il est nécessaire dans le phénomène [de
l’arbitraire] lui-même. Il met en présence deux relations.
L’idée de relation arbitraire fait intervenir deux relations qu’il faut soigneuse-
ment distinguer. Nous avons d’une part cette relation dont il a été question :

et d’autre part cette relation

(Komatsu, 301-302).

On voit que le problème de l’arbitraire du signe, en dépit de son


importance dans l’histoire de la linguistique, est ici ramené à une fonc-
tion comment dire ? peut-être pas subalterne, mais dérivée : il n’est que

1. Saussure reviendra sur ce point, de façon un peu plus étoffée, au moment de mettre en place
l’opposition synchronie/diachronie. Voir plus bas.
Le Cours de linguistique générale : modeste essai de relecture 69

la conséquence et/ou la condition de la conception de la langue


comme système de valeurs. À Saussure c’est cette conception qui
importe. Elle consiste à ne prendre en considération, dans le statut des
unités linguistiques, que les relations qui les unissent dans le système de
valeurs qu’elles constituent :
L’idée de valeur, ainsi déterminée, nous montre que c’est une grande illusion de
considérer un terme simplement comme l’union d’un certain son avec un certain
concept. Le définir ainsi, ce serait l’isoler du système dont il fait partie ; ce serait
croire qu’on peut commencer par les termes et construire le système en en faisant
la somme, alors qu’au contraire c’est du tout solidaire qu’il faut partir pour obtenir
par analyse les éléments qu’il renferme (CLG, 157).

Progressons. Compte tenu de la structure du signe, la valeur inter-


vient nécessairement sur trois objets distincts : d’une part, chacune des
faces du signe – signifié et signifiant –, d’autre part, le signe dans son
entier.
Je serai bref sur « la valeur linguistique considérée dans son aspect
conceptuel ». C’est en ce point que Saussure fait apparaître, outre les
exemples illustres de redouter, craindre et avoir peur, de louer et ses deux cor-
respondant allemands mieten et vermieten1, la non moins célèbre analyse de
la valeur des deux mots anglais sheep et mutton comparée à celle de leur
coréférent (mais, par définition, non équivalent) français mouton :
La différence de valeur entre sheep et mutton tient à ce que le premier a à côté de lui
un second terme, ce qui n’est pas le cas pour le mot français (CLG, 160).

Ainsi, deux mots peuvent être, entre deux langues, grossièrement


synonymes, en tout cas coréférentiels sans avoir la même valeur. On
traduit bien sheep (et d’ailleurs mutton) par mouton, sans inexactitude. Et
pourtant les deux premiers, qui se limitent réciproquement, n’ont pas
la même valeur que le troisième, qui occupe à lui seul le champ qu’ils
se partagent. Le « ciseau » de la langue anglaise a, si j’ose dire,
découpé – « Pan, pan » – ses moutons autrement que le ciseau fran-
çais. C’est le résultat de cette opération de segmentation qui constitue
le véritable statut des unités linguistiques, plutôt que l’association d’un
signifié avec un signifiant :
Quand j’affirme simplement qu’un mot signifie quelque chose, quand je m’en tiens
à l’association de l’image acoustique avec un concept, je fais une opération qui

1. En ce point Saussure prend position, il est vrai de façon implicite, sur le problème des sens
opposés : il admet que le français louer a pour valeur de cumuler les deux significations opposées
des verbes allemands mieten et vermieten. Sans le dire explicitement, certes, il tombe en accord avec
Freud, qui, on le sait, est un farouche partisan des « sens opposés » (1910-1971).
70 À la recherche de Ferdinand de Saussure

peut dans une certaine mesure être exacte et donner une idée de la réalité ; mais
en aucun cas je n’exprime le fait linguistique dans son essence et dans son ampleur
(CLG, 162).

La valeur intervient nécessairement aussi dans le domaine « maté-


riel ». Au même titre que les signifiés, les signifiants ont un statut diffé-
rentiel. Prenant d’abord pour exemple le signifiant acoustique, Saus-
sure fait une fois de plus intervenir le principe de l’arbitraire du signe
pour poser ce statut, il est vrai de façon encore générale, puisque signi-
fié et signifiant (l’un et l’autre « fragments de langue ») sont au même
titre visés par l’argumentation :
Puisqu’il n’y a point d’image vocale qui réponde plus qu’une autre à ce qu’elle est
chargée de dire, il est évident, même a priori, que jamais un fragment de langue ne
pourra être fondé, en dernière analyse, sur autre chose que sa non-coïncidence
avec le reste. Arbitraire et différentiel sont deux qualités corrélatives (CLG, 163).

S’ensuit la construction de l’ébauche de la phonologie saussurienne


– cette fois au sens moderne du mot, et non au sens spécifique que lui
confère Saussure (voir p. 65). C’est l’exemple traditionnel du pho-
nème /r/ qui est utilisé : on sait que sa réalisation effective en français
peut varier de façon considérable (du [r] « roulé » au [R] ou au [®],
tous deux « grasseyés », quoique de façon différente, voire au [x] de
l’allemand ach, etc.). Quoi qu’il en soit de ses réalisations matérielles, il
se distingue de la même façon de tous les autres phonèmes et a par
conséquent la même « valeur » : c’est la propriété paradoxale de la
langue que de rendre fonctionnellement identiques des objets matériel-
lement différents.
C’est la méditation sur la valeur dans son aspect matériel qui induit
en outre deux aspects spectaculaires de la réflexion saussurienne. L’un
et l’autre entrevus en d’autres points, ils doivent de nouveau être ici
allégués :
1 / Le seul fragment du CLG à faire intervenir de façon vraiment expli-
cite le problème du statut conscient ou inconscient de la langue
apparaît lors de l’analyse du signifiant (p. 163). Dans ce passage
énigmatique, tant par son existence même que par son contenu,
Saussure envisage les éléments linguistiques, quels qu’ils soient,
comme inconscients en tant que tels. Seule leur différence accède à
la conscience :
L’altération des signes linguistiques montre bien cette corrélation [entre arbitraire et
différentiel] ; c’est précisément parce que les termes a et b sont radicalement incapa-
bles d’arriver, comme tels, jusqu’aux régions de la conscience – laquelle n’aperçoit
Le Cours de linguistique générale : modeste essai de relecture 71

perpétuellement que la différence a/b – que chacun de ces termes reste libre de se
modifier selon des lois étrangères à leur fonction significative (CLG, 163 ; le texte
n’a jamais été prononcé par Saussure dans ses Cours : il est extrait du projet
d’article pour Whitney [Écrits, 219], où l’on ne trouve guère comme différence que
la mention « de lois qui résulteraient d’une pénétration constante de l’esprit », à
laquelle les éditeurs ont substitué les « lois étrangères à leur fonction significative ».

On reviendra, dans les chapitres V et VII, sur ce problème de


l’inconscient saussurien.
2 / On a aperçu plus haut la problématique de la matérialité ou de la
non-matérialité du signifiant. En plus des conséquences considéra-
bles qu’on lui a déjà reconnues, elle entraîne une autre suite, non
moins importante : c’est la réhabilitation de l’écriture.
Dans l’Introduction générale du CLG, Saussure ne lésine pas sur les
critiques de l’écriture. Le fond du problème est qu’il tient l’écriture
comme secondaire par rapport au signifiant oral, donné en ce point du
texte, comme le seul signifiant :
L’objet linguistique n’est pas défini par la combinaison du mot écrit et du mot
parlé ; ce dernier constitue à lui seul cet objet (CLG, 45).

S’ensuivent alors les propos fort désobligeants tenus par Saussure


sur l’écriture et plus encore sur l’orthographe, cette écriture qui se
déguise en pseudo-système autonome1. Il en vient à donner comme un
fait « pathologique » les prononciations « vicieuses » calquées sur la
graphie, et à donner comme des « monstruosités », à renvoyer « au
compartiment spécial des cas tératologiques l’influence de l’ortho-
graphe sur la prononciation » (CLG, 53-54). Jusqu’à quelles extrémités
se serait portée son indignation s’il lui eût été donné d’entendre les
« liaisons » devant consonnes qui, depuis que Jacques Chirac les pra-
tique avec obstination, commencent à se répandre ?
Survient la dématérialisation du signifiant : il ne se confond plus
avec la substance sonore. La dématérialisation a des conséquences
immédiates. L’écriture n’est plus la servante (docile ou indocile) du son.
Elle en vient même à perdre tout contact immédiat avec lui, puisque le
signifié qu’elle prend en charge n’est plus le son, mais le signifiant
incorporel. À cet égard, une menue discordance entre le texte des sour-
ces manuscrites et celui de l’édition standard est significative. On lit
dans celle-ci qu’il n’y a « aucun rapport entre la lettre t et le son qu’elle
désigne » (CLG, 165). On se croit donc ramené au modèle précédent

1. Comme on a vu dans le chapitre I, Saussure rencontre ici les positions de son oncle Théodore.
72 À la recherche de Ferdinand de Saussure

des relations entre son et graphie. En réalité, Saussure, selon les notes
totalement homogènes de ses auditeurs, n’a pas parlé du « son qu’elle
désigne », mais de « la chose à désigner » (Engler, 1968-1989, 269). On
voit la différence : ce n’est pas le son qui est pris en charge à titre de
signifié par la lettre, mais une « chose ». Chose innommable autrement
que par le mot « chose » : on y reconnaît sans peine le signifiant incor-
porel, effectivement difficile à dégager de sa gangue phonique ou gra-
phique.
Dès lors l’écriture accède pleinement à la dignité de système de
signes. Les propos désobligeants qui la vilipendaient s’interrompent sur
le champ. Surtout il devient légitime de la présenter, au même titre
que la langue dont elle est désormais l’égale, comme domaine
d’intervention de la notion de valeur :
Les valeurs de l’écriture n’agissent que par leur opposition réciproque au sein d’un
système défini, composé d’un nombre déterminé de lettres (CLG, 165).

Ainsi, qu’on prenne les choses du côté du signifiant ou du côté du


signifié, on est amené à la même conclusion :
Dans la langue il n’y a que des différences. Bien plus : une différence suppose en général
des termes positifs entre lesquels elle s’établit ; mais dans la langue il n’y a que des
différences sans termes positifs. Qu’on prenne le signifié ou le signifiant, la langue ne
comporte ni des idées ni des sons qui préexisteraient au système linguistique, mais
seulement des différences conceptuelles et des différences phoniques issues de ce
système (CLG, 166).

Est-ce donc à dire qu’il n’y a aucune positivité linguistique ? Saus-


sure à la fin du chapitre sur la valeur restitue – d’une façon, il est vrai
hésitante et timide1 – la positivité perdue au niveau du « signe consi-
déré dans sa totalité » :
Dire que tout est négatif dans la langue, cela n’est vrai que du signifiant et du
signifié pris séparément : dès que l’on considère le signe dans sa totalité, on se
trouve en présence d’une chose positive dans son ordre (CLG, 166).

Est-il facile d’articuler cette « positivité » du signe avec la « négati-


vité » des éléments qui le constituent ? La timidité de Saussure marque
sans doute la difficulté de l’opération. Il envisage avec lucidité le pro-
blème de la contradiction entre les deux assertions « dans la langue il
n’y a que des différences sans termes positifs » et « la combinaison du
signifié et du signifiant est un fait positif », mais il ne le traite pas au
1. L’édition standard du Cours a effacé ces traces de timidité. Elles se manifestent dans les Sources
par des formules telles que : « Nous aurons quelque chose qui peut ressembler (souligné par M. A.) à
des termes positifs » (Engler, 1968-1989, 272-273).
Le Cours de linguistique générale : modeste essai de relecture 73

fond. Il se contente d’alléguer, à titre d’illustrations, « les innombrables


cas où l’altération du signifiant amène l’altération de l’idée » et les phé-
nomènes inverses de différenciation des signifiants sous la pesée des
signifiés (CLG, 167). Au lecteur de restituer l’implicite de cette illustra-
tion : il entrevoit que la relation entre signifiant et signifié au sein du
signe a « quelque chose de positif » dans la mesure où elle entraîne une
modification de l’un sous l’influence de l’autre. Et il comprend aussi la
distinction terminologique que Saussure institue entre les « différences »
et les « oppositions ». L’exemple qu’il choisit est celui des signes père
et mère : simplement « différents » quand on les envisage sous leur
aspect clivé de signifiants ou de signifiés, ils entrent en « opposition »
quand on les regarde comme des signes1 : c’est qu’ils comportent une
positivité.
En lisant ces fragments sur la positivité du signe, on se sent pris
d’un soupçon : n’ont-ils pas pour unique fonction de rendre possible le
processus même de la communication ? Car si tout dans la langue
– signifiant, signifié et signe – était soumis au régime de la négativité,
sans termes positifs, la communication serait par définition impossible.
Or elle est explicitement posée par Saussure, qui lui consacre, sous le
nom de « circuit de la parole », de longs développements, illustrés par
des schémas optimistes (CLG, 27-28) : j’entends par là qu’ils ne sem-
blent pas faire place à une quelconque difficulté dans l’établissement du
« circuit » qui s’établit entre « au moins deux individus » (CLG, 27).
C’est qu’il n’est fait nulle allusion à la négativité des « faits de cons-
cience, que nous appellerons concepts » et des « images acoustiques
servant à leur expression » (CLG, 28). Survient la mise en place expli-
cite de la notion de valeur et sa conséquence inéluctable : la négativisa-
tion des deux faces du signe. Exit du même coup la possibilité même
d’établir le « circuit de parole » : comment transmettre d’un sujet à
l’autre ces objets qu’on n’ose même plus nommer, fondés qu’ils sont
sur des différences sans termes positifs ? Et je ne parle même pas de la
difficulté supplémentaire constituée par le fait qu’entre les « deux indi-
vidus », le système des différences a peu de chances d’être rigoureuse-
ment identique : il suffit en principe de la présence chez l’un d’un
signe, un seul, absent chez l’autre pour déplacer l’ensemble du système

1. Le texte de l’édition standard, notamment par l’expression bizarre « entre eux il n’y a
qu’opposition » (CLG, 167), me semble modifier sensiblement la relation établie par Saussure entre
les deux notions de différence et d’opposition. Dans les sources (Engler, 1968-1989, 273-274), il est
clair que l’opposition est le régime des signes, opposition qui implique les différences des signifiants et
des signifiés. Il est donc litigieux de faire dire à Saussure qu’il n’y a qu’opposition !
74 À la recherche de Ferdinand de Saussure

des différences. Pour rendre le fonctionnement du circuit possible


– c’est-à-dire pour redonner une place à la parole et par là à la dia-
chronie – le seul geste possible est de réinjecter un minimum de positi-
vité. Là où c’est possible : à la rencontre du signifiant et du signifié,
c’est-à-dire dans le signe même.

RAPPORTS SYNTAGMATIQUES ET RAPPORTS ASSOCIATIFS

L’opposition de ces deux types de rapports linguistiques est ancienne


dans la réflexion de Saussure : elle apparaît en effet dès le projet
d’ouvrage « De l’essence double du langage », quoique dans une termi-
nologie pour l’essentiel différente : le « syntagme, parole effective », se
trouvait opposé à « la parallélie ou parole potentielle » (Écrits, 61). Dans
le Cours tel qu’il l’a effectivement prononcé, Saussure a présenté l’oppo-
sition sous la forme du « discursif » et de l’ « intuitif » (Engler, 1968-
1989, 278), terminologie qui n’apparaît pas dans l’édition standard.
Dans le CLG, l’opposition est clairement articulée avec la définition
de la langue comme système de signes. Cette définition implique que
« dans un état de langue tout repose sur des rapports » (CLG, 170). Ces
rapports sont de deux ordres :

1 / Les rapports syntagmatiques

On les a déjà entrevus plus haut, à l’occasion du problème de la


linéarité. Ce sont les rapports qui s’établissent entre les unités consécu-
tives du discours. Ainsi se constituent des combinaisons d’unités, qui
prennent le nom de syntagmes :
Ces combinaisons qui ont pour support l’étendue peuvent être appelées syntagmes.
Le syntagme se compose donc toujours de deux ou plusieurs unités consécutives
(par exemple : re-lire, contre tous ; la vie humaine ; Dieu est bon ; s’il fait beau temps, nous
sortirons, etc.). Placé dans un syntagme, un terme n’acquiert sa valeur que parce
qu’il est opposé à ce qui précède ou ce qui suit, ou à tous les deux (CLG, 170-171).

On remarquera l’extension conférée par Saussure à la notion de


syntagme. À la différence de ses successeurs dans l’histoire de la linguis-
tique, le syntagme saussurien commence à la combinaison de deux ter-
mes, éventuellement au sein d’un même mot, et s’étend jusqu’à des
limites qui ne sont pas précisées : le etc. qui clôt l’énumération des
Le Cours de linguistique générale : modeste essai de relecture 75

exemples est ambigu. Fait-il allusion à des phrases plus complexes que
la dernière citée ? Ou bien laisse-t-il entendre que des unités discursives
outrepassant les limites de la phrase peuvent elles aussi être qualifiées
de syntagmes ? Rien de net ne permet de vérifier cette hypothèse. Mais
rien de clair ne permet de la rejeter...

2 / Les rapports associatifs

Ce sont ceux qui s’établissent, « en dehors du discours », entre « les


mots offrant quelque chose de commun ». Ces mots « s’associent dans
la mémoire, et il se forme ainsi des groupes au sein desquels règnent
des rapports très divers » (CLG, 171). Cette « diversité » des rapports
associatifs donne lieu à une analyse systématique. À propos notamment
du mot enseignement, Saussure énumère les différents aspects du signe qui
peuvent donner lieu à l’établissement des rapports associatifs : relations
diverses entre signifiés ou entre signifiants, l’un et l’autre susceptibles
d’être analysés de plusieurs façons.
Une branche particulière dans la typologie de ces rapports associa-
tifs est celle des associations de pur signifiant. Saussure dans son ensei-
gnement envisage explicitement – et met sur le même pied que les
autres – les rapports fondés « sur la simple communauté d’images audi-
tives » (Engler, 1968-1989, 287), c’est-à-dire sur l’identité du signifiant,
qui fonctionne alors de façon autonome1. Il donne comme exemple la
relation établie en allemand entre l’adjectif blau ( « la couleur bleue » )
et le verbe durchbläuen ( « frapper de verges » ). Bien que totalement dis-
tincts en tant que signes (point de relation au niveau du signifié entre
les deux blau), ces deux mots n’en sont pas moins associés par les sujets
parlants sous l’effet du seul signifiant. Ici effectivement se repère une
rencontre discrète avec Freud : l’analyse du Witz ou du lapsus procède,
on le sait, selon de telles associations.

1. Les éditeurs ont adopté à propos de ce passage une attitude ambiguë. D’une part, ils l’ont
rejeté en note, et ont pris sur eux de qualifier d’ « anormal » ce type de rapport, car « l’esprit
écarte naturellement les associations propres à troubler l’intelligence du discours » : proposition
qui n’a aucun support sérieux dans les sources manuscrites. Mais d’autre part, ils n’ont pas hésité
à éclairer le mécanisme mis en jeu par un exemple de « jeu de mots reposant sur la confusion
absurde qui peut résulter de l’homonymie pure et simple : “les musiciens produisent les sons et les
grainetiers les vendent” » (p. 174). Bien que l’exemple ne vienne pas de Saussure, il éclaire fort
bien le mécanisme. Quant à la « qualité » du jeu de mots, elle est effectivement faible. On sait que
parmi ceux qu’analyse Freud il en est d’aussi faibles, par exemple celui qui joue sur l’homonymie
entre Rousseau et roux sot (1905-1998, 79-81). Mais la « faiblesse », critère esthétique, ne fait rien à
l’affaire : c’est le mécanisme linguistique qui est en jeu.
76 À la recherche de Ferdinand de Saussure

On l’a sans doute aperçu : le fonctionnement des deux types de rap-


ports est différent. Les premiers, syntagmatiques, s’établissent entre uni-
tés les unes et les autres présentes dans le discours. C’est pourquoi Saus-
sure parle à leur propos de « rapports in praesentia ». Les seconds,
associatifs, unissent des termes absents de la chaîne discursive : ils reçoi-
vent le nom de « rapports in absentia » (CLG, 171). Jakobson, plus tard,
reformulera et développera cette analyse. Il se réclamera explicitement
de Saussure, non toutefois sans lui lancer un léger coup de griffe post mor-
tem. Chez lui, les rapports syntagmatiques et paradigmatiques relèveront
respectivement de la « combinaison » et de la « sélection » (1963, 48).

SYNCHRONIE ET DIACHRONIE

De toutes les dichotomies saussuriennes, c’est sans doute celle de la


synchronie et de la diachronie qui a connu l’extension la plus considérable
en dehors du champ de la linguistique stricto sensu. Il n’en est peut-être
que plus utile de revenir à la lettre du texte saussurien.
La réflexion de Saussure s’engage au niveau de l’épistémologie
générale. C’est pour « toutes les sciences »1 qu’il y aurait intérêt à
marquer plus scrupuleusement les axes sur lesquels sont situées les choses dont elles
s’occupent ; il faudrait partout distinguer selon la figure suivante :

1 / l’axe des simultanéités (AB), concernant les rapports entre choses coexistantes,
d’où toute intervention du temps est exclue, et 2 / l’axe des successivités (CD), sur
lequel on ne peut jamais considérer qu’une chose à la fois, mais où sont situées
toutes les choses du premier axe avec leurs changements (CLG, 115).

1. Le texte des sources marque clairement que Saussure ne pense pas seulement aux sciences
« humaines », mais aussi aux sciences « de choses » (Engler, 1968-1989, 177). Parmi celles-ci, c’est
sans doute la géologie – explicitement alléguée dès 1891 (voir Engler, 1974-1990, p. 5-6) – qui est
spécifiquement visée (voir CLG, 114, 293 ; Engler, 1968-1989, 175). On sait qu’elle suscitera aussi
l’intérêt de Lacan.
Le Cours de linguistique générale : modeste essai de relecture 77

Toutefois, cette distinction s’impose aux sciences avec une nécessité


variable. Elle est spécialement utile dans les sciences qui travaillent sur
des valeurs (par exemple « l’économie politique »), et absolument indis-
pensable pour celles qui prennent pour objet « un système de pures
valeurs » (CLG, 116) : la linguistique – où « les données naturelles n’ont
aucune place » – en est le parangon. D’où l’intérêt de proposer, spécifi-
quement pour la linguistique, une terminologie spécifique : c’est
l’apparition de l’illustre couple de la synchronie et de la diachronie
(CLG, 117).
En ce point s’aperçoit une fois de plus l’interconnexion rigoureuse
qui s’établit entre les concepts de la réflexion saussurienne : il est
impossible de penser l’opposition des deux axes sans penser en même
temps la définition de la langue comme système de valeurs – et récipro-
quement.
On fera la même constatation – mais après un itinéraire un peu
plus tortueux – en posant le problème, annoncé plus haut, des relations
entre diachronie et linéarité. On vient en effet d’apercevoir que la lin-
guistique diachronique est celle qui envisage la langue comme soumise
aux effets du temps. Effets paradoxaux : apparemment dévastateurs, ils
sont soumis à une régulation qui permet à la langue de survivre à
toutes les mutilations qu’elle subit, et de réutiliser les avanies qui lui
sont infligées pour reconstituer constamment son système. C’est ce qui
est illustré par la belle métaphore de « la robe couverte de rapiéçages
faits avec sa propre étoffe » (CLG, 235). Mais la diachronie est-elle le
seul mode d’intervention du temps sur la langue ? Que non pas : on a
vu plus haut que le second principe du signe, celui du « caractère
linéaire du signifiant », pose aussi le problème du temps dans ses rela-
tions avec les objets linguistiques. D’où une constatation, à la fois évi-
dente – au premier examen – et problématique. J’emprunte à Godel la
formulation qu’il lui confère :
Saussure utilise de deux manières très différentes la notion de temps, selon qu’il
envisage la perspective diachronique ou la perspective synchronique : dans le pre-
mier cas, le temps est l’agent, plus précisément la condition nécessaire du change-
ment ; dans le second, c’est simplement l’espace du discours (Godel, 1957-1969,
207).

C’est en effet ce qui semble émaner de la séparation entre les deux


notions de diachronie et de linéarité. Mais cette séparation est-elle
absolue ? Ne faut-il pas poser le problème de l’éventuelle relation
– quelle que soit la forme de cette relation – entre la linéarité du signi-
fiant (Godel reprend à son compte la métaphore spatialisante de Saus-
78 À la recherche de Ferdinand de Saussure

sure, en parlant de « l’espace du discours ») et la diachronie (« la condi-


tion du changement », dans les termes de Godel) ? Dissimulée sous
l’aspect strictement technique de sa formulation, l’importance du pro-
blème peut ne pas apparaître immédiatement. Il ne s’agit pourtant de
rien d’autre que du problème du temps chez Saussure. On peut le
schématiser par la question suivante : y a-t-il, dans le CLG1, deux
conceptions différentes du temps, celui de la diachronie et celui de la
linéarité ? Ou bien est-il possible de saisir une relation entre ces deux
temps, voire de ramener à l’unité la conception saussurienne du
temps ?
Pour l’aborder rapidement, avant de le traiter au fond dans le cha-
pitre V, on peut commencer par dire que la linéarité du signifiant est une
propriété de la parole, tandis que la diachronie affecte la langue. Pour la linéa-
rité, on se reportera aux textes cités plus haut, et notamment à celui
des Sources. Pour la diachronie, les textes prolifèrent : c’est bien la
langue qui est affectée par elle, simultanément frappée d’immutabilité
et de mutabilité, la première étant la condition de la seconde :
Le signe [élément de la langue, M. A.] est dans le cas de s’altérer parce qu’il se
continue (CLG, 108-109).

En ce point, les choses paraissent simples. La linéarité est le mode


d’intervention du temps dans la parole, la diachronie – ou, plus préci-
sément, le changement diachronique – son mode d’intervention dans la
langue. Mais ces deux modes d’intervention entrent-ils en relation ? Au
début, tout va bien : la notion de parole permet de jeter un pont entre
linéarité et diachronie. Elle intervient en effet dans la définition même
de la linéarité. Quant au changement diachronique, il trouve son ori-
gine dans la parole :
Tout ce qui est diachronique dans la langue l’est par la parole, ne l’est que par la
parole (Godel, 1957-1969, 156 ; Engler, 1968-1989, 223 ; voir aussi CLG, 138 – la
formulation est exactement conforme à celle des sources manuscrites – et 143).

La diachronie serait donc la forme prise au niveau de la langue par


ce qu’est la linéarité au niveau de la parole. Ainsi serait assurée la conti-
nuité entre les deux modes d’intervention du temps dans le langage : le
temps subjectif du sujet énonçant, le temps objectif de la langue comme
système. La linéarité serait la condition de la diachronie.

1. Et, ajouterai-je, dans l’ensemble de la réflexion proprement sémiologique de Saussure, c’est-à-


dire, selon moi, dans l’ensemble relativement homogène constitué par le CLG et la recherche sur
la légende, à l’exclusion de la recherche sur les anagrammes, qui, toujours selon moi, échappe à la
sémiologie dans le sens que lui donne Saussure. Voir sur ces points les chapitres III et VI.
Le Cours de linguistique générale : modeste essai de relecture 79

C’est sur le mot condition qu’il faut s’arrêter. Nécessaire, la condition


de la linéarité ? Oui, à l’évidence : il faut bien qu’une langue soit parlée
– c’est-à-dire donne lieu à des actes de parole, linéaires, temporalisés –
pour qu’elle évolue. Mais suffisante ? Eh bien non. Saussure envisage le
problème sous la forme d’une spéculation, toute proche du mythe :
Si l’on prenait la langue dans le temps, sans la masse parlante – supposons un indi-
vidu isolé vivant pendant plusieurs siècles – on ne constaterait peut-être aucune
altération ; le temps n’agirait pas sur elle (CLG, 113).

La réflexion qui met en scène un individu parlant tout seul pendant


plusieurs siècles paraît à première vue typiquement saussurienne.
Engler, 1968-1989, 174, révèle qu’elle vient des éditeurs. Mais elle
s’inscrit à mon sens parfaitement dans l’argumentation de Saussure.
Quant au peut-être, qui atténue légèrement l’assertion, il figure bien dans
les notes des auditeurs. Mais il est pratiquement effacé par la suite de
l’argumentation, qui n’en tient plus le moindre compte. La formule
capitale – « le temps n’agirait pas sur elle » – est pleinement catégo-
rique. Mais de quel temps s’agit-il ? Du temps « subjectif » de la linéa-
rité, inséparable de tout acte de parole, qu’il y ait ou non « masse par-
lante »1 ? Ou du temps « objectif » de la diachronie, qui entraîne les
mutations linguistiques dès qu’intervient, en outre, la « masse par-
lante » ? J’ai cru pouvoir, ailleurs2, considérer comme « évidente »
l’interprétation de ce temps comme celui de la linéarité. Je ne vais pas
jusqu’à me contredire, en choisissant le temps de la diachronie. Mais il
m’apparaît maintenant que la décision est proprement impossible.
C’est qu’en ce point se rencontrent, en un nœud définitivement fixé, les
deux Temps saussuriens : celui de la linéarité de l’acte de parole
– indispensable à l’évolution de la langue – et celui de la diachronie,
qui n’est en somme que le même temps, dès qu’intervient la masse
parlante.
On l’a compris : la duplicité de la conception saussurienne du
temps n’est peut-être qu’apparente. Le seul facteur de séparation entre
le temps de la linéarité et celui qui intervient dans l’évolution diachro-
nique est la « masse parlante ». Il suffit pour s’en convaincre de relire
le passage du CLG, p. 250 : la relation entre les deux proférations suc-
cessives de Messieurs dans un même discours et celle qui s’établit entre

1. Il faut en effet remarquer que Saussure n’exclut nullement l’idée d’un acte de parole indivi-
duel, sans « masse parlante ». Voir notamment le passage de la note 23 . 6 (Engler, 1968-1989,
172) où est isolée « la partie [du langage] résidant dans l’âme de la masse parlante, ce qui n’est pas
le cas pour la parole » (souligné par M. A.).
2. Arrivé, 1990, 42.
80 À la recherche de Ferdinand de Saussure

pas (substantif) et pas (négation) ou entre calidum et chaud ne sont pas dif-
férentes : « Le second problème n’est en effet qu’un prolongement et
une complication du premier. » Il y a en somme une seule identité des
objets linguistiques à travers le temps, que ce temps soit celui de la
linéarité ou celui de la diachronie. C’est donc que ces deux formes du
temps n’ont pas à être distinguées.
Est-ce à dire que le problème est ainsi définitivement résolu ? Hélas
non ! Et Wunderli – qui n’envisage pas explicitement le problème des
relations entre linéarité et diachronie – pose avec fermeté celui de
l’identité diachronique. Il remarque justement les hésitations de Saussure,
et va jusqu’à suggérer que la solution un moment adoptée – celle qui
consiste à assimiler l’identité et la provenance – frôle « la tautologie »
(1990, p. 54).
Mais il faut aller plus loin, et rappeler que la belle assurance
affichée par le passage de la page 250 du CLG sur l’identité à lui-même
du signe dans la linéarité du discours est loin d’être une constante de la
pensée de Saussure. P. 150, à propos des occurrences successives de
Messieurs dans une conférence, il insiste sur les différences qui séparent
ces réalisations, différences parfois « aussi appréciables que celles qui
servent ailleurs à distinguer des mots différents » (p. 151). Il est plus
explicite encore dans la note 10 : « L’objet qui sert de signe n’est
jamais “le même” deux fois » (Engler, 1974-1990, 21 ; Écrits, 203).
Apparemment, la situation s’est complètement retournée. Si cer-
tains passages posent l’unicité du concept d’identité, d’autres en vien-
nent à récuser toute possibilité, pour le signe, d’accéder à quelque iden-
tité que ce soit, synchronique ou diachronique. Contradiction ? Certes,
sur la conceptualisation de l’identité du signe. Et également sur l’effet
du temps sur l’objet linguistique. Car dans la première conception, il
laisse l’identité se maintenir, alors que dans la seconde il empêche de la
poser1.
On remarquera toutefois que, paradoxalement, cette contradiction
laisse entière la possibilité de maintenir l’unicité de la conception du
temps saussurien. Car entre les deux positions contradictoires, il reste
au moins quelque chose de commun : l’effacement de la différence
entre temps de la linéarité et temps de la diachronie. Quel que soit son
effet sur l’identité du signe, le temps intervient sans qu’il soit nécessaire

1. Est-il nécessaire de préciser que sur ce problème – qui, selon Saussure lui-même, excède les
limites de la linguistique pour entrer dans le domaine de la « philosophie » – et sur les contradic-
tions (apparentes ?) qu’il détermine dans la réflexion de Saussure, il est, ici, impossible de rien
dire ?
Le Cours de linguistique générale : modeste essai de relecture 81

(ou possible ?) d’en scinder la conception en temps de la linéarité du


discours et temps de la diachronie.
Au moment d’achever ce chapitre, je m’interroge avec une ombre
de perplexité. Ai-je trahi la pensée de Saussure ? C’est à vrai dire infi-
niment vraisemblable, ne serait-ce que parce que j’en ai passé sous
silence de nombreux – et non négligeables – aspects. Plus grave, sans
doute : j’ai sans doute, après lui, été victime de cette « substance glis-
sante » qu’est par définition la langue. Mais il ne s’agissait, dans ce
chapitre inaugural, que d’une entrée, progressive et propédeutique,
dans les arcanes des cavernes saussuriennes. Il nous reste maintenant à
explorer méticuleusement quelques-unes des anfractuosités les plus obs-
cures de ces cavernes : ce sera l’objet des chapitres suivants.

B I B LIO G R AP H IE

Aron Thomas (1970), « Une seconde révolution saussurienne », Langue française, 7, sep-
tembre, 56-62.
Arrivé Michel (1990), « Saussure : le temps et la symbolisation », in Sprachtheorie und
Theorie der Sprachwissenschaft, Tübingen, Gunther Verlag, 37-47.
Arrivé M. et Chevalier Jean-Claude (1970), La grammaire, lectures, Klincksieck.
Bally Charles (1932-1965), Linguistique générale et linguistique française, Bern, A. Francke
AG Verlag.
Barthes Roland (1964), « Éléments de sémiologie », Communications, 4, 91-135.
Benveniste Émile (1939-1966), « Nature du signe linguistique », in Problèmes de linguis-
tique générale, 49-55.
Benveniste É. (1966-1974), « La forme et le sens dans le langage », in Problèmes de lin-
guistique générale, II, 215-238.
Bergounioux Gabriel (2004), Le moyen de parler, Lagrasse, Verdier.
Bouquet Simon (1997), Introduction à la lecture de Saussure, Payot.
Brøndal Viggo (1940-1941, puis 1998), « Édouard Pichon », Acta linguistica, 2, puis
Fenestra : Saussurean Study, 45.
Caussat Pierre (1991), « Introduction » à Naville Adrien, Nouvelle classification des sciences,
Didier Érudition, I-IX.
Cervoni Jean (1987), L’énonciation, PUF.
Engler Rudolf (2002), « Solide/Non-solide : “le cru et le cuit” », in J. Anis, A. Eskénazi et
J.-F. Jeandillou, Le signe et la lettre. Hommage à Michel Arrivé, L’Harmattan, 181-185.
Freud Sigmund (1905-1988), Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Gallimard.
Freud S. (1910-1971), « Le sens opposé des mots primitifs », in Essais de psychanalyse
appliquée, Gallimard, 59-67.
Gadet Françoise (1987), Saussure. Une science de la langue, PUF.
Green André (2003), « Linguistique de la parole et psychisme non conscient », in
Simon Bouquet (éd.), Ferdinand de Saussure, Cahiers de l’Herne, 272-284.
Greimas Algirdas Julien (1956-2000), « L’actualité du saussurisme », Le Français moderne,
no 3, 191-203, puis La mode en 1830, PUF, 371-382.
82 À la recherche de Ferdinand de Saussure

Hénault Anne (1992), Histoire de la sémiotique, PUF, « Que sais-je ? ».


Hénault A. (2002), « Saussure et la théorie du langage », in A. Hénault (éd.), Questions de
sémiotique, PUF, 53-72.
Hjelmslev Louis (1943-1971), Prolégomènes à une théorie du langage, Éditions de Minuit.
Jakobson Roman (1963), Essais de linguistique générale, Éditions de Minuit.
Kleiber Georges (1990), La sémantique du prototype, catégories et sens lexical, PUF.
Lacan Jacques (1966), Écrits, Le Seuil.
Lacan J. (1975), Le Séminaire, Livre I, Les écrits techniques de Freud, Le Seuil.
Lacan J. (1981), Le Séminaire, Livre III, Les Psychoses, Le Seuil.
Milner Jean-Claude (1978), L’amour de la langue, Le Seuil.
Milner J.-Cl. (1989), Introduction à une science du langage, Le Seuil.
Naville Adrien (1901-1991), Nouvelle classification des sciences. Étude philosophique, Alcan,
puis Didier Érudition.
Normand Claudine (2000), Saussure, Les Belles Lettres.
Pichon Édouard (1937), « La linguistique en France : problèmes et méthodes », Journal
de psychologie normale et pathologique, 25-48.
Pichon É. (1938), « À l’aise dans la civilisation », Revue française de Psychanalyse.
Pichon É. (1940-1941, puis 1998), « Sur le signe linguistique. Complément à l’article de
M. Benveniste », Acta linguistica, 2, puis Fenestra : Saussurean Study, 44.
Toussaint Maurice (1983), Contre l’arbitraire du signe, Didier Érudition.
Wunderli Peter (1990), Principes de diachronie, Frankfurt am Main, Peter Lang.
CHAPITRE III

L A SÉ M IO L O GI E S AUS S UR IEN NE, EN TR E L E CL G


ET L A R E CH E RC HE S UR LA LÉGEND E

Mon intention, dans ce chapitre, n’est pas de contribuer à l’histoire


de la sémiologie ni de la sémiotique. J’en serais d’ailleurs empêché par la
spécificité de mon sujet. Et même doublement empêché. Pour le CLG,
son rôle fondateur dans l’histoire des deux disciplines jumelles est dès
maintenant pour l’essentiel bien décrit. Après que Barthes et Greimas se
sont expliqués, plus ou moins abondamment, sur ce qu’ils doivent
au CLG, de nombreux travaux ont fait le point (après Hénault, 1992,
voir, en dernier lieu, Arrivé, 2000 et, ici même, le chap. VIII). Pour la
recherche sur la légende – Saussure, 1986, désormais, on le sait, LEG,
par référence à l’édition de Marinetti et Meli, 1986 – les faits sont entiè-
rement différents. D’une part, parce que l’enseignement proprement
sémiologique est, dans cette recherche, non achevé, réduit à quelques
dizaines de pages dispersées et presque toujours restées à l’état
d’ébauche. Il faut les exhumer de très longues dissertations d’histoire
événementielle ou de spéculations onomastiques. Non certes que ces élé-
ments soient privés de relations avec le projet sémiologique : mais ces
relations – sur lesquelles je reviendrai – sont difficiles à apercevoir
d’emblée. En outre, il faut rappeler que si le CLG est accessible, sous sa
forme dite « standard » depuis 1916, la recherche sur la légende n’a été
très progressivement dévoilée qu’à partir de 1957. Il a fallu
attendre 1986 pour en lire l’édition encore incomplète, philologique-
ment imparfaite, et de toute façon restée très confidentielle que je viens
de signaler1. Le caractère même du travail et le retard avec lequel il a été
parcimonieusement révélé expliquent que son influence sur la fondation

1. Toutefois une partie importante de cette recherche a été rendue plus accessible par l’article de
Béatrice Turpin, 2003.
84 À la recherche de Ferdinand de Saussure

et l’évolution de la sémiotique est restée marginale. Pour ne citer que les


deux noms allégués plus haut, je crois pouvoir avancer que ni Barthes ni
Greimas – qui connaissaient l’existence de la recherche – n’en ont tenu
compte de façon significative dans leurs travaux1.
Ainsi, je ne ferai pas d’histoire. Que vais-je donc faire ? Un travail
à la fois nécessaire, difficile et ambitieux : en prenant pour point de
départ l’exemple de Saussure, réfléchir sur le problème des relations
entre la linguistique et la sémiologie. Je ne suis certes pas le premier,
spécifiquement à propos de Saussure. Le livre de Claudine Normand
(2000) et celui de Johannes Fehr (2000), pour qui le problème est cen-
tral, sont revenus sur une question déjà abordée par de nombreux
autres chercheurs, au premier rang desquels d’Arco Silvio Avalle
(1973), Rudolf Engler (1974-1975 et 1980) Anne Hénault (1992
et 2002), Sungdo Kim (1993), Francis Gandon (2002) – et j’oublie
d’autres noms. Si j’interviens après tous ces auteurs, c’est que j’estime
que tout n’a pas été dit, tant sur le problème de l’origine que sur la
notion fascinante et problématique d’ « être inexistant » : car, on le
verra, c’est le statut paradoxal qui, dans la recherche, est affecté par
Saussure au « SIGNE, au sens philosophique ».

Avant d’entrer dans le problème théorique, il est indispensable de


poser quelques repères chronologiques. Il s’agira d’abord de situer la
place de la sémiologie dans les réflexions réputées linguistiques de
Saussure, puis de situer la place de la recherche sur la légende
– réputée sémiologique – dans la carrière de Saussure.
Dans la version standard du CLG la place de la sémiologie est quanti-
tativement assez limitée. L’index ne comporte que deux entrées pour le
nom sémiologie. La première renvoie à l’illustre passage des pages 33 à 35,
où est mise en place la sémiologie et où est posé, de façon particulière-
ment ardue – « on tourne dans un cercle », est-il dit p. 34 : promenade
familière à Saussure – le problème de ses relations avec la linguistique.
La seconde entrée de l’index renvoie à la page 100, où se trouve posé le
problème de l’appartenance à la sémiologie des systèmes de « signes
entièrement naturels » – expression saussuriennement oxymorique qui
n’apparaît que dans le texte de la vulgate et non dans les sources manus-
crites. Le texte indique que cette appartenance ne peut être que margi-

1. C’est ce que, par son silence, Zilberberg (1997), signifie à propos de Greimas. Zilberberg
connaît les travaux de Saussure sur la légende, même s’il les qualifie, p. 165-166, de « bizarres »,
au même titre que la recherche sur les anagrammes.
Sémiologie saussurienne, entre le CLG et la recherche sur la légende 85

nale. Aussitôt après est prononcé un verdict qui est assez fortement
modulé dans les sources manuscrites :
La linguistique peut devenir le patron général de toute sémiologie, bien que la
langue ne soit qu’un système particulier (CLG, 101).

En ce point, les sources insistent sur le caractère aléatoire du choix de


la linguistique comme « patron général ». Toutefois aucun autre sys-
tème de signes n’est allégué comme candidat de rechange à la fonction
de « patron général ».
Mais la sémiologie, souvent sous les espèces de l’adjectif sémiologique,
apparaît en plusieurs points du CLG non signalés par l’index. Ainsi
p. 111 se pose, à propos de l’espéranto1 et de ses éventuelles mutations le
problème du signe dans le temps : le signe, on s’en souvient, est à la fois
affecté, selon le titre du chapitre de l’édition standard, par l’ « immutabi-
lité et la mutabilité ». Ce problème, comme on verra, sera central dans
la construction des relations entre linguistique et sémiologie :
La continuité du signe dans le temps, lié à l’altération dans le temps, est un prin-
cipe de la sémiologie générale (les sources concordent à peu près exactement avec
le texte standard).

P. 149, est posé un problème fondamental qui ne sera ici abordé


que de façon marginale : celui de la différence éventuelle de statut
entre les unités de la langue et les unités des autres systèmes sémiologi-
ques. J’ai abordé ce problème capital dans Arrivé, 1998.
Les sources manuscrites, qui, comme on sait, comportent aussi des
réflexions extérieures aux trois Cours de 1907 à 1911, donnent à la
sémiologie une place plus importante2. Il n’est guère possible de citer
tous ces segments, dont les plus pertinents sont les suivants : Engler,
1968-1989, 147, 148-149, 273 ; Engler, 1974-1990, 47. Le segment le
plus important est sans doute celui-ci :
La nature du signe ne peut donc se voir que dans la langue, et cette nature se com-
pose des choses qu’on étudie le moins.
C’est pour cela qu’on ne voit pas à première vue la nécessité ou l’utilité particulière
d’une science sémiologique, quand il est question de la langue à des points de vue géné-
raux, philosophiques ; quand on étudie autre chose avec3 la langue (Engler, 1968-
1989, 51 ; voir CLG, 34, où cette position est rejetée).

1. Saussure connaissait bien ce problème, notamment par les publications de son frère René, prési-
dent de la Société espérantiste suisse, et auteur de nombreux travaux sur l’espéranto. Voir le chap. I.
2. Pour un inventaire apparemment exhaustif de ces mentions de la sémiologie (et de la signologie,
terme qui fut un moment utilisé par Saussure, Écrits, 260, 265-266), voir Engler, 1980.
3. Le sens à donner à avec n’est pas évident. Je pense, pour ma part, qu’il n’est pas instrumental
( « en utilisant la langue » ), mais comitatif ( « en même temps que la langue » ).
86 À la recherche de Ferdinand de Saussure

On aperçoit d’emblée la contradiction qui s’installe entre la position


énoncée plus haut et celle qui se met en place ici : la linguistique est
donnée dans le premier segment comme le patron de toute sémiologie
possible. Dans le second, le signe linguistique est présenté comme abso-
lument spécifique, en sorte qu’une éventuelle sémiologie ne peut être
que non pertinente à son égard. Nous retrouverons cette contradiction
– et serons peut-être en mesure de l’expliquer – quand nous ferons
intervenir les unités sémiologiques de la légende.
Mais la sémiologie apparaît dans les préoccupations linguistiques de
Saussure bien avant les trois Cours de Genève. Engler (1980, 4), puis
Fehr (2000, 110, n. 4) remarquent que c’est en 1894, dans le projet
d’article relatif à Whitney, qu’apparaît pour la première fois le mot
sémiologie. Il a dans ce texte la particularité d’être pris non avec le sens
de « science des signes », mais avec celui de « langage-objet » : quand il
observe « la si complexe nature de la sémiologie particulière dite lan-
gage » (Engler, 1968-1989, 197), Saussure pose – déjà – la spécificité
du langage parmi les autres objets possibles de la sémiologie. On a déjà
vu d’autre part que Saussure a présenté la sémiologie – cette fois avec le
sens de « science des signes » – de façon assez explicite et assez
convaincante à son collègue Adrien Naville pour que celui-ci lui donne
une place centrale, en 1901, dans sa Nouvelle classification des sciences
(1901-1991, p. 104, ici même, dans le chap. II, p. 36-37).
Quant à l’intérêt de Saussure pour la légende – et pour certains dis-
cours de type comparable, par exemple la mythologie – il est égale-
ment fort ancien. A. Cuny rapporte – il est vrai en 1937, soit près de
soixante ans après – que le très jeune Saussure, affecté par l’échec, en
Allemagne, de son Mémoire, fut tenté, dès 1880, de se tourner vers
l’étude de l’épopée germanique. Moins loin dans le passé, en 1894, on
trouve, inséré au sein du projet d’article sur Whitney, un développe-
ment à proprement parler fascinant sur les noms des dieux de la
mythologie indienne et grecque (Engler, 1974-1990, 25 ; Écrits, 221).
D’une façon qui annonce les spéculations onomastiques de la recherche
sur la légende, Saussure envisage la séparation du nom des Dieux
d’avec tout « objet sensible » : inversant la formule traditionnelle numen,
nomen – « la divinité, c’est son nom » – Saussure avance que
du sort du nomen dépend très décisivement, et pour ainsi dire de seconde en
seconde celui du numen.

Pour Saussure, le nom, c’est la divinité, telle qu’elle se trouve insérée


dans le système de signes que constitue aussi la mythologie. Et les
Sémiologie saussurienne, entre le CLG et la recherche sur la légende 87

changements de son nom impliqueront pour elle des mutations propor-


tionnelles. Au risque de paraître excessivement vétilleux, j’insiste sur
l’étonnante précision temporelle « de seconde en seconde » : l’évolution
dans le temps du nomen – c’est-à-dire du numen – est à proprement par-
ler fulgurante. De quel temps est-il donc question ici ? De celui qui
modifie au cours de l’histoire les noms des divinités ? Mais il ne se
mesure pas en « secondes ». Ne serait-ce pas plutôt celui qui, dans le
discours, sépare, éventuellement d’une « seconde » à l’autre, les occur-
rences successives d’un même nom ? Mais a-t-il pour effet de modifier
les noms ? La solution est sans doute de poser que ces deux manifesta-
tions du temps, apparemment différentes, n’en font réellement qu’une.
On retrouve ici le problème illustré dans le CLG par une comparaison
qui passe souvent inaperçue, tant elle paraît paradoxale : après avoir
posé la différence entre les emplois successifs du Messieurs d’un confé-
rencier – séparés l’un de l’autre par quelques « secondes » – Saussure
la compare à celle qui s’observe entre le latin calidum et le français chaud
– séparés par une vingtaine de siècles : « Le second problème n’est
en effet qu’un prolongement et une complication du premier »
(CLG, 250)1. J’ajoute qu’on retrouvera ce problème du temps, plus bas,
à propos de ces deux autres types de signes que sont la personne mythique
et la lettre de l’alphabet.
L’année 1904 marque un moment important dans la réflexion de
Saussure sur la légende. Le 15 décembre, il prononce, devant les mem-
bres de la Société d’histoire et d’archéologie de Genève, une confé-
rence sur « les Burgondes et la langue burgonde en pays roman ».
L’examen de certains toponymes vaudois, d’origine apparemment bur-
gonde, lui permet d’avancer une hypothèse hardie, rapportée en ces
termes dans le très bref résumé – une page, rédigée à la troisième per-
sonne – publié par la Société :
[Si l’origine burgonde de ces toponymes était validée], on aurait à se demander
quelle part l’Helvétie burgonde peut avoir eue dans la genèse et la propagation de
la légende épique des Nibelungen (Saussure, 1921-1984, 606).

On le voit : dans cette unique trace publiée de son vivant de sa


réflexion sur la légende germanique, Saussure en envisage l’origine
référentielle : les événements rapportés ont eu originellement à désigner
des événements réels, dans un pays réel, même si les données topony-

1. On constate dans les sources manuscrites que Saussure n’a pas allégué seulement l’exemple du
mot Messieurs, mais aussi celui du mot guerre (Engler, 1968-1989, 244. Est-ce un souvenir des
conflits du Nibelungenlied ?), puis de la succession alka-ok (414).
88 À la recherche de Ferdinand de Saussure

miques ne permettent pas de situer avec certitude ce pays. On verra


plus loin les perplexités – théoriques, et non pas historiques – dans les-
quelles cette hypothèse plonge Saussure, et la solution radicale qu’il
donne à cette difficulté.
C’est sans doute à partir de cette même année 1904 – pendant
laquelle, on l’a vu dans le chapitre I, il donne un cours public sur le
Nibelungenlied – que Saussure commence à rédiger les innombrables
feuillets qu’il consacre à sa recherche : pas moins de 820, selon le
dénombrement de Fehr, 2000, 247. Même si, comme on vient de
l’entrevoir, les enquêtes historiques et les manipulations onomastiques y
sont envahissantes, la sémiologie est fréquemment alléguée, comme on le
verra dans les citations que je ferai dans la suite.
Concluons sur ces détails chronologiques : la recherche sémiolo-
gique sur la légende est pour l’essentiel coextensive dans le temps avec
la recherche linguistique.
Qu’en est-il maintenant de la relation entre les deux recherches
contemporaines telles qu’elles se manifestent dans les deux corpus ? On
peut le dire d’un mot : elle est totalement asymétrique. On constate en
effet que, sauf erreur ou oubli, le travail sur la légende n’est jamais allé-
gué quand, dans le CLG, il est question de la sémiologie. Saussure
consent parfois à donner des exemples de « systèmes de signes » autres
que la langue : il les choisit alors dans les deux classes suivantes :
a) D’une part, des systèmes dérivés de la langue, ou en tout cas envisa-
gés comme tels dans l’une des deux conceptions que s’en fait Saus-
sure. Ce sont l’écriture et l’alphabet des sourds-muets. On sait – on
y reviendra plus bas – que cette conception de l’écriture comme
seconde par rapport à la langue n’est pas la seule dans la réflexion
saussurienne.
b) D’autre part, des systèmes régionaux tels que les rites symboliques, les
formes de politesse, les signaux militaires. À la seule réserve des der-
niers – sur la nature exacte desquels il n’est pas aisé de se prononcer :
pavillons de marins ? ou sonneries de trompettes ? – il s’agit de sys-
tèmes de signes au moins partiellement motivés : on a vu plus haut
que leur appartenance à la sémiologie est mise en cause.

Quoi qu’il en soit, on ne peut que remarquer la pauvreté de cette


exemplification. Et s’étonner qu’au moment même où il essaie de
mettre en place l’analyse sémiologique de la légende, Saussure ne fasse
pas apparaître la légende – non plus que la mythologie – dans
l’inventaire des « systèmes de signes ».
Sémiologie saussurienne, entre le CLG et la recherche sur la légende 89

L’étonnement s’accroît encore quand on jette un coup d’œil du


côté de la légende. On constate en effet qu’à l’opposé du silence
observé dans le CLG à l’égard de la légende, la langue est très fréquem-
ment alléguée dans les réflexions relatives à la légende. Ainsi, la langue
est à différentes reprises explicitement donnée comme un objet de la
sémiologie, en raison de sa « parenté »1 avec la légende :
Ces symboles2 [qui composent la légende] sont soumis aux mêmes vicissitudes et
aux mêmes lois que toutes les autres séries de symboles, par exemple les symboles
qui sont les mots de la langue. Ils font tous partie de la sémiologie (LEG, 30 ; voir
aussi 191-192 et 307-308).

Comment s’explique cette dissymétrie entre les deux recherches ?


Comment se fait-il que d’un côté la langue soit donnée au même titre
que la légende comme objet de la sémiologie, alors que de l’autre côté
la légende n’est même pas nommée ? La question a l’air d’être futile.
J’ai la faiblesse de penser qu’elle ne l’est pas : elle va nous permettre de
repérer à la fois ce qui rapproche les deux objets et ce qui les oppose.

Revenons un instant à la toponymie telle que Saussure la présente


dans sa communication de décembre 1904. Les noms de lieux bur-
gondes du canton de Vaud et des régions voisines suggèrent pour le
Nibelungenlied une origine géographique et événementielle. Cette sugges-
tion fournie par la toponymie est reprise à titre d’hypothèse de travail
en plusieurs points de la recherche, et notamment au moment où
– sans doute dans l’intention de donner à son travail la forme d’un
livre – Saussure pense à un titre. Ce titre est au plus haut point expli-
cite : Histoire et légende. Étude sur l’origine des traditions germaniques connues
sous le nom de Heldensage (LEG, 183). Et le programme qui est assigné par
ce titre est résumé de façon non moins explicite :
Le titre de ce volume indique que nous supposons un lien historique entre les évé-
nements qui se sont déroulés de 443 à 534 dans le royaume fondé en Savoie par

1. Cette « parenté » est explicitement alléguée, par exemple dans le passage suivant : « On
s’aperçoit dans ce domaine, comme dans le domaine parent [souligné par M. A.] de la linguistique,
que toutes les incongruités de la pensée proviennent d’une insuffisante réflexion sur ce qu’est
l’identité » (LEG, 191). C’est dans le problème de l’identité que réside ce qu’ont de plus profondé-
ment commun ces deux « sémiologies » que sont la langue et la légende.
2. Est-il utile de préciser que le mot symbole est utilisé avec le sens qu’a signe dans le CLG, comme
le prouve son emploi pour désigner les « mots de la langue » ? L’innovation consistant à réserver
le terme symbole à cet objet oxymorique – et d’ailleurs impossible dans la langue – que serait le
signe motivé est spécifique au CLG. En 1894, dans le projet d’article relatif à Whitney, Saussure uti-
lise les termes symbole conventionnel et symbole indépendant avec le sens qui sera conféré dans le CLG à
signe arbitraire (Engler, 1968-1989, 23).
90 À la recherche de Ferdinand de Saussure

les Burgondes, et connu sous le nom de Ier Royaume de Burgondie. Tel (sic) est en
effet notre idée et notre conviction.
Ce n’est pas le Gundacharius mort en 434, mais le Gundobadus mort en 516
qui sera pour nous le Gunther central, expliquant l’épopée burgonde (LEG, 130).

On ne saurait être plus clair, notamment à propos du personnage


légendaire Gunther : il est – le sera de Saussure n’est nullement une
atténuation de prudence – le personnage historique qui porta effective-
ment le nom de Gundobadus.
Cet ancrage référentiel, notamment géographique, du texte légen-
daire se manifeste avec la même vigueur dans le texte, au premier
abord assez déroutant, des notes sur Tristan. Tristan serait en effet la
résurgence, dans la légende médiévale, de Thésée. L’identité du per-
sonnage est garantie ici non par l’histoire, mais par le mythe. Quant
aux références géographiques, elles subsistent, en dépit de la mutation,
considérable, il faut l’avouer, qui affecte le héros :
La légende, malgré ce qui peut sembler, est excessivement géographique. Elle
est attentive au dernier point à ce qui constitue un voyage ou un déplacement
(Tristan, 188).

Cette définition du « personnage » par son référent originel, histo-


rique ou mythique, n’a rien de spécifiquement original dans la
recherche de l’époque sur la légende. Mais elle fait gravement pro-
blème dans le cadre de la sémiologie saussurienne. Car, on vient de
l’apercevoir par une précédente citation, le caractère sémiologique de
la légende lui vient de ce que les « unités » qu’elle comporte, les « per-
sonnages », sont, au même titre que « les mots de la langue », des
« symboles », c’est-à-dire des « signes » si on tient compte de la muta-
tion de la terminologie saussurienne. Au-delà de ce problème de termi-
nologie, on voit la difficulté : les « mots de la langue » – autrement dit
les « signes » – sont définis non pas par la chose à laquelle le hasard
des faits de parole peut les attacher provisoirement, mais par la relation
entre les deux faces que sont, dans l’une des nombreuses terminologies
successives de Saussure1, le « concept » et l’ « image acoustique ». Rien
de tel pour le personnage de la légende : il est « expliqué » par la rela-
tion originelle de son nom avec le personnage historique qu’il a origi-
nellement désigné. On entre avec cet objet sémiologique d’un type par-
ticulier dans le régime adamique de la nomination. Régime qui, on le
sait bien, est récusé avec une virulence plus ou moins intense en diffé-
rents points de la réflexion de Saussure. Ainsi dans l’une des « Notes
1. Ces variations terminologiques ont été étudiées à loisir dans le chapitre II.
Sémiologie saussurienne, entre le CLG et la recherche sur la légende 91

item » le voit-on considérer avec mépris « ce qu’il y a de plus grossier


dans la sémiologie : le cas où elle est, par le hasard des objets désignés,
une simple onymique » – c’est-à-dire une relation entre une chose et
un nom (Engler, 1974-1990, 36 ; Écrits, 106). On remarque toutefois
que le mépris de l’auteur pour ces « cas grossiers » n’entraîne pas pour
lui leur exclusion de la « sémiologie », mais simplement leur isolement
dans une zone marginale, et désormais négligée, de celle-ci : l’ « ony-
mique ».
Saussure est encore plus explicite dans le passage des sources
manuscrites où il allègue explicitement, naturellement pour récuser son
geste, la figure de « notre premier père Adam appelant près de lui les
divers animaux et leur donnant à chacun leur nom » (Engler, 1968-
1989, 147 ; l’édition standard a supprimé toute allusion à « notre père
Adam »).
En somme, l’unité sémiologique spécifique de la légende présente
à titre de double particularité deux caractères indissociables : on peut
lui assigner une origine, et cette origine est référentielle. Par là elle
s’écarte totalement du statut du signe linguistique. Ce dernier en effet,
même s’il a une origine, est d’une nature telle que le problème de
cette origine n’a pas à être posé. C’est, entre plusieurs autres, l’illustre
passage de la page 105 du CLG et ses étymons, plus explicites encore,
illustrés qu’ils sont par la belle comparaison avec la source du
Rhône, dans les Sources manuscrites. Citée, pour illustrer l’intérêt de
Saussure pour la géographie alpine, dans le chapitre I, elle ne sera
pas répétée ici.
Je remarque au passage – détail à mettre en mémoire pour la
suite – la spécificité de la position de Saussure sur ce problème de
l’origine. En effet, il ne dénie pas aux langues une origine : il lui arrive
même d’évoquer, fugitivement, il est vrai, l’homme « sans langage arti-
culé » (Engler, 1974-1990, 16) ou « sans le langage » (ibid., 4), ou plus
explicitement encore de songer au « premier jour où une société
humaine a parlé » (ibid., 10). Mais ce moment mythique n’a pas lieu
d’être pris en compte : pour la langue, le problème de l’origine se
confond avec celui de la transmission :
Le moment où l’on s’accorde sur les signes n’existe pas réellement, n’est qu’idéal.
Et existerait-il qu’il n’entre pas en considération à côté de la vie régulière de la
langue (Engler, 1968-1989, 160).

On l’a compris : tel qu’il est pour l’instant mis en place, le sym-
bole de la légende n’a pas les caractères du signe linguistique.
92 À la recherche de Ferdinand de Saussure

Ainsi s’explique sans doute, du point de vue philologique, le silence


observé dans le CLG sur la sémiologie légendaire : dans l’état que
nous venons d’observer, elle est totalement déviante par rapport à la
linguistique.
Ce silence n’est rien d’autre que l’indice textuel d’une difficulté
théorique majeure. Elle tient – c’est souvent le cas dans la réflexion,
fondamentalement dialectique, de Saussure – à la coexistence de deux
points de vue opposés à l’égard des relations entre les signes linguisti-
ques et ceux des autres systèmes, notamment ceux de la légende.
D’un côté, le signe linguistique est donné comme un type de signe
parmi d’autres, qui sont de même nature que lui. C’est le point de vue
adopté notamment dans l’illustre passage de la page 33 du CLG, où se
trouve posée la parenté entre la langue et ces autres systèmes de signes
que sont par exemple l’écriture et les « signaux militaires ».
Mais d’un autre côté, le signe linguistique – là encore envisagé
comme unité constitutive de la langue – est présenté comme un objet
absolument spécifique :
Le langage est un objet situé en dehors de toute comparaison et non classé dans
l’esprit des linguistes ni dans l’esprit des philosophes (Engler, 1974-1990, 41).

... ou, de façon plus explicite encore :


Il n’existe pas d’objet tout à fait comparable à la langue qui est un être très
complexe, et c’est ce qui fait que toutes les comparaisons et toutes les images abou-
tissent régulièrement à nous en donner une idée fausse par quelques point (Engler,
1974-1990, 6).

On se souvient sans doute que cette spécificité absolue du signe lin-


guistique et, nécessairement, de la langue a pour conséquence
l’isolement absolu du linguiste :
Quiconque pose le pied sur le terrain de la langue peut se dire qu’il est abandonné
par toutes les analogies du ciel et de la terre (Engler, 1968-1989, 169).

De cette duplicité des points de vue à l’égard du signe s’ensuit une


divergence, déjà entrevue plus haut à propos de la p. 34 du CLG, sur
le problème des relations entre linguistique et sémiologie. On ne
s’étonne pas d’observer ici encore un phénomène de dissymétrie. La
pertinence de la sémiologie à l’égard de la langue est mise en cause
en plusieurs points : nous en avons rencontré un plus haut.
L’optimisme provisoire – et très modéré – qui semblait régner dans
le CLG est abandonné. Mais inversement la pertinence de la linguis-
tique à l’égard des autres systèmes de signes ne semble à aucun
Sémiologie saussurienne, entre le CLG et la recherche sur la légende 93

moment être sérieusement contestée. La sémiologie reste inefficace à


l’égard du signe linguistique, mais la linguistique conserve sa perti-
nence à l’égard des autres systèmes de signes.

Nous n’avons pas tout à fait fini d’errer à la suite de Saussure dans
le cercle infernal des relations entre linguistique et sémiologie. Après
avoir expliqué le silence du CLG à l’égard de la légende, il faut mainte-
nant rendre compte de la présence de la langue dans la recherche sur
la sémiologie légendaire. On s’en est en effet aperçu : cette présence est
explicite et répétitive. Elle fait gravement problème : comment est-il
possible de comparer, voire d’assimiler « les symboles de la légende »
aux « mots de la langue » – on aura reconnu les termes utilisés dans le
fragment de LEG cité plus haut – s’ils sont à ce point différents d’eux ?
La réponse est à la fois simple et paradoxale : Saussure a en réserve
une autre conception du personnage, symbole de la légende, qui fait
effectivement de lui un double du signe linguistique. Si on se souvient
de la première conception du symbole, on devine que cette seconde
approche du personnage consiste à le séparer, d’un même geste, de son
origine et de son référent.
Comment cette nouvelle conception est-elle mise en place ?
Voyons-le à l’aide d’un exemple. On se souvient que Gunther, dans le
texte cité plus haut, est donné avec « conviction » comme défini par
son identité avec le personnage historique nommé Gundobadus. Pre-
nons maintenant un autre personnage de la légende, par exemple Hug-
dietrich, alias Wolfdietrich – la duplicité du nom n’est pas indifférente.
Est-il au même titre que Gunther défini par son assimilation avec un
personnage historique, pour lui le très réel Théodéric ? Point du tout.
Saussure va même jusqu’à se gausser cruellement de celui des exégètes
– un certain Symons – qui se livre à une telle spéculation. Il le cite et le
commente en ces termes :
« Que Wolf[Hug]dietrich soit le Théodéric fils de Clovis est incontesté et incontes-
table »... Symons.
Cette phrase a de quoi rendre rêveur d’abord en dehors de tout fait, parce
qu’on ne sait pas, à un point de vue méthodologique, ce qu’elle peut signifier dans
le domaine des études mythiques (LEG, 191).

J’interromps un instant la citation pour donner à ceux de mes lecteurs


qui le souhaitent le loisir de hurler à la contradiction. Et pour me don-
ner celui de défendre Saussure. Non, il n’y a pas contradiction. Je
m’explique. Je ne suis pas de ceux – il y en a – qui récusent totalement
94 À la recherche de Ferdinand de Saussure

l’existence de contradictions dans la pensée de Saussure. Il y a des


contradictions chez Saussure : elles signalent un certain nombre de
nœuds gordiens de sa réflexion, et, peut-être, de toute réflexion linguis-
tique et/ou sémiotique. Elles s’inscrivent, comme on l’a déjà aperçu,
dans le caractère profondément dialectique de sa réflexion. Pourtant, ici,
la contradiction n’est qu’apparente. Ce n’est pas l’assimilation de (Wolf)
Hugdietrich à Théodéric qui est mise en cause. Elle est même peut-être
exacte : en tout cas, Saussure ne prend pas la peine de dire si elle est
vraie ou fausse. Certains passages de la recherche semblent même in-
diquer qu’il la juge exacte. C’est qu’en réalité, exacte ou fausse, elle est
rigoureusement dépourvue de pertinence à l’égard du véritable statut
sémiologique de ce « symbole » qu’est le personnage de Wolf (Hug)die-
trich, car il faut lui donner ses deux noms. Quel est ce statut ? Il convient
de reprendre le texte de Saussure au point où je l’ai interrompu :
Il est vrai qu’en allant au fond des choses, on s’aperçoit, dans ce domaine, comme
dans le domaine parent de la linguistique, que toutes les incongruités de la pensée
proviennent d’une insuffisante réflexion sur ce qu’est l’identité lorsqu’il s’agit d’un
être inexistant comme le mot, ou la personne mythique, ou une lettre de l’alphabet qui ne
sont que différentes formes du SIGNE au sens philosophique (LEG, 191, voir
aussi 312-313).

On se trouve ici aux prises avec la notion fascinante – et, il faut


bien l’avouer, apparemment autocontradictoire – d’ « être inexistant »1.
Comment faut-il l’entendre ? Et comment s’applique-t-elle à ces trois
formes « différentes » de « signes » que sont le mot, la personne mythique et
– de retour dans l’inventaire des signes – la lettre de l’alphabet ? C’est
cette dernière qui est prise comme tertium comparationis entre la langue et
la légende. Et c’est cette comparaison qui permet d’approcher la notion
litigieuse d’ « être inexistant » :
Une lettre de l’alphabet, par exemple une lettre de l’alphabet runique germanique,
ne possède par évidence, dès le commencement, aucune autre identité que celle
qui résulte de l’association :
a) d’une certaine valeur phonétique,
b) d’une certaine forme graphique,
c) par le nom et les surnoms qui peuvent lui être donnés,
d) par sa place (son numéro) dans l’alphabet.

1. On est tenté de penser à la ’pataphysique qui, selon l’aphorisme du Dr Louis Irénée Sandomir,
« se passe même d’être, car elle n’a même pas besoin d’être pour être » (Sandomir, LXXXVI,
p. 151). Et l’on pense aussi à la dénégation lacanienne « il n’y a pas de métalangage » (Lacan,
1966, passim), qui présuppose en se formulant l’être même qu’elle dénie. Visiblement, l’ « être
inexistant » a troublé beaucoup de commentateurs, à commencer par Avalle, Engler, Fehr et
Komatsu.
Sémiologie saussurienne, entre le CLG et la recherche sur la légende 95

Si deux ou trois de ces éléments changent, comme cela se produit à tout


moment, et d’autant plus rapidement que souvent un changement entraîne l’autre,
on ne sait plus littéralement et matériellement ce qui est entendu, ou plutôt [...] (ibid.).

Deux mots, d’abord, pour rendre compte du retour de l’écriture et


spécifiquement de l’alphabet runique dans l’inventaire des objets de la
sémiologie. L’écriture est ici conçue selon le modèle qui fait d’elle non
un auxiliaire de la langue, mais un système de signes de plein exercice.
Dans le CLG, c’est ce système qui est employé, p. 165, pour illustrer, par
l’analyse de la lettre T et de ses différentes variantes, le concept de
valeur, qui affecte aussi la langue. C’est de la même façon que l’écriture
est ici utilisée, pour donner un exemple concret de données qui, tou-
chant des traits moins apparents, affectent aussi la sémiologie légendaire.
Quant au choix de l’alphabet runique, il est surdéterminé. D’une part,
c’est une écriture germanique effectivement utilisée pour certaines ver-
sions scandinaves du Nibelungenlied1. Et d’autre part, l’alphabet runique a
été sujet dans son histoire à de fréquentes mutations, qui ont effective-
ment porté sur le nombre des lettres (24, puis 16, puis 23), nécessaire-
ment sur leur ordre, sur leurs noms et sur leurs formes2. Ces mutations
ont été relativement rapides : pas plus de trois siècles et demi, selon Mar-
cel Cohen (1958, 197), pour l’ensemble des modifications alléguées.
On le voit d’après l’analyse de Saussure : le signe qu’est la lettre n’a
pas d’existence substantielle. C’est en cela qu’il est qualifié d’ « être inexis-
tant ». Car, contrairement à ce qu’avance Avalle (1973, 43), cela ne
l’empêche pas d’exister. Mais il n’accède à son statut que dans la mesure
où il « associe » un certain nombre de traits. Encore cette association est-
elle à tout moment menacée de destruction. Mais à tout moment elle se
reconstitue, par la modification des traits qu’elle réunit. Il suffit par
exemple que la lettre change de nom pour qu’elle perde son identité et en
prenne une autre. Une lettre n’est jamais identique à elle-même. Il en va
de même pour cet autre signe – ou symbole : on se souvient qu’ici les deux
termes sont équivalents – qu’est le personnage de la légende, lui aussi
constitué par l’association à tout instant variable de quelques traits :
[...] chacun des personnages de la légende est un symbole dont on peut faire varier
– exactement comme pour la rune – a) le nom, b) la position vis-à-vis des autres,

1. Saussure fait allusion à cet emploi des runes, dans une optique qui évoque le problème des
anagrammes, dont la pratique n’est pas absente de la recherche sur la légende (LEG, 326).
2. Voir Cohen, 1958, 195-198. Toutefois les renseignements donnés par Saussure p. 30-31
de LEG sur la rune « appelée mystiquement Zann » ne sont pas exactement confirmés par
Cohen. Il faudrait rechercher les sources utilisées par Saussure pour ses remarques sur l’alphabet
runique.
96 À la recherche de Ferdinand de Saussure

c) le caractère, d) la fonction, les actes. Si un nom est transposé, il peut s’ensuivre


qu’une partie des actes sont transposés et réciproquement, ou que le drame tout
entier change par un accident de ce genre (LEG, 31).

Cet inventaire des « éléments » varie légèrement au cours de la


recherche. Saussure y ajoute parfois le « blason » (LEG, 194), voire le
« casque » (LEG, 195). Le nom – à la différence de ce qui se passe pour
la lettre – est, sauf erreur, toujours cité en premier. C’est qu’il a pour le
personnage légendaire un statut spécifique. C’est ce qui est expliqué
dans un passage explicitement présenté comme ayant une grande
importance théorique :
Ici note sur les éléments constitutifs d’un être légendaire. Le nom n’a ni plus ni
moins d’importance que tout autre côté. Il n’est pas comme chez un individu
vivant une étiquette sur la personne, mais au même rang que les autres choses, et
à ce point de vue plus important ; seulement ce qui compense c’est que tandis que
les autres caractères de l’individu sont inséparables de lui, tout trait de l’être légen-
daire peut se dissiper au premier souffle avec autant de facilité que son nom et par
là [...] (LEG, 142 ; la phrase n’est pas achevée).

On le voit : le nom ne relève pas dans la sémiologie légendaire de la


triste « onymique » alléguée plus haut, où il se contente, selon le mode
adamique de la nomenclature, de désigner un être. Non : il est l’un des
traits dont le système constitue le personnage en tant que symbole. Il
est, au même titre que chacun de ces traits, amené à subir toutes les
mutations que peut lui infliger sa transmission. Un passage des notes
sur Tristan le met de façon explicite dans l’inventaire des « traits »
amenés à « se dissoudre » : « Après négation absolue d’un trait quel-
conque qui doive subsister plus que les autres, y compris le nom », il
bénéficie cependant d’une « ténacité moyenne », au même titre que
« le caractère des individus et la différence du père et du fils » (Tris-
tan, 210).
Ainsi les signes que sont les personnages de la légende – et, dans
des conditions légèrement différentes, les lettres de l’alphabet – n’ont
jamais aucune consistance matérielle. Leur être est par essence fugitif et
instable. « Fantômes » ? « Bulles de savon » ? Même pas : car la bulle
de savon « possède du moins son unité physique et mathématique »
(LEG, 192). Le signe ne consiste en rien. Il ne tient qu’à la rencontre
provisoire et accidentelle de quelques traits voués à tout instant à se
désunir. Mais cette désunion a pour effet de constituer sans délai un
autre signe.
Encore faut-il prendre une précaution, dont il faudra tenir compte
dans le chapitre V. Le « Temps », qui est indispensable à ces transfor-
Sémiologie saussurienne, entre le CLG et la recherche sur la légende 97

mations du signe – comment concevoir une transformation hors du


temps ? – n’en est pas la cause :
Comme on le voit au fond l’incapacité à maintenir une identité certaine ne doit
pas être mise sur le compte des effets du Temps – c’est là l’erreur remarquable de
ceux qui s’occupent des signes, mais est déposée d’avance dans l’être que l’on
choye [sic] et observe comme un organisme, alors qu’il n’est que la combinaison
fuyante de 2 ou 3 idées (LEG, 192).
Et c’est cet « être inexistant », cette « bulle de savon », ce « fan-
tôme » qui est, nouveau paradoxe, objet d’amour. Je ne crois pas pous-
ser trop loin la pensée de Saussure en employant ce mot, qu’il n’utilise
pas. Il se contente de verbes : tels « choyer », aperçu dans le segment
précédent, ou même « chérir » :
L’association – que nous chérissons parfois – n’est qu’une bulle de savon
(LEG, 192).
Nous n’en avons pas encore fini avec les paradoxes relatifs au signe
de la légende : cet être à la fois « inexistant » et « chéri » en vient parfois
à accéder à une sorte de vie, voire de conscience et même de réflexion.
C’est ce qui est manifesté en plusieurs points par certains détails
d’expression, dans des phrases, il est vrai, négatives : ainsi le symbole ne
« se doute pas » de son appartenance à la sémiologie (LEG, 30), ou bien
« n’a pas un moyen de prouver qu’il est resté le même » (LEG, 192).
Qu’en est-il de ces bizarres phénomènes de personnification du symbole
dans l’écriture de Saussure ? Ne seraient-ils pas la marque d’un désir de
substance, voire de substance pensante, pour cet « être inexistant » ? Je
laisse prudemment la question pendante...
Qu’en est-il maintenant du troisième type de signe, j’entends celui
de la langue ? Dans la recherche, il n’est, si j’ai bien lu, qu’allégué, sans
être analysé. Pour apercevoir son statut, il convient de confronter deux
textes sans doute fort éloignés dans le temps. Le premier, extrait de la
recherche sur la légende, envisage avec un optimisme mesuré – on sait
que Saussure est rarement porté à l’euphorie – la tâche de décrire
l’ensemble des mutations susceptibles d’affecter le signe de la légende :
Donc en principe, on devrait purement renoncer à suivre, vu que la somme des
modifications n’est pas calculable (LEG, 31).
En 1894, dans le projet d’article relatif à Whitney, Saussure faisait
un pronostic littéralement identique à propos du langage :
Ce qui a échappé ici aux philosophes et aux logiciens, c’est que du moment qu’un
système de symboles est indépendant des objets désignés, il était sujet à subir, pour
sa part, par le fait du temps, des déplacements non calculables pour le logicien
(Engler, 1974-1990, 23 ; Écrits, 209).
98 À la recherche de Ferdinand de Saussure

Ainsi sont données comme « incalculables » les modifications des signes


linguistiques et des signes légendaires. C’est qu’ils sont les uns et les
autres de la même étoffe. Aussi ne s’étonne-t-on pas de voir que les
signes de la langue sont qualifiés non pas d’ « êtres inexistants », mais
– à mon sens, c’est équivalent – de « termes en soi nuls » : c’est dans
l’une des « Notes item » que se trouve cette qualification, dans des
conditions à vrai dire très surprenantes :
Item. Il y a défaut d’analogie entre la langue et toute autre chose humaine pour
deux raisons. 1 / La nullité interne des signes. 2 / La faculté de notre esprit de
s’attacher à un terme en soi nul (Engler, 1974-1990, 38).

Et Saussure de poursuivre, en un remords à la fois pathétique, paren-


thétique et énigmatique :
(Mais ce n’était pas ce que je voulais dire d’abord. J’ai dévié) (ibid., voir aussi LEG,
313-314).

Ce texte, il faut l’avouer, est littéralement labyrinthique. Saussure


affecte au signe linguistique un statut identique à celui du symbole de
la légende : car on voit mal quelle différence pourrait s’établir entre les
expressions « être inexistant » pour la légende et « terme en soi nul »
pour le signe linguistique. D’autant qu’il prend soin de noter l’ « atta-
chement » paradoxal que l’esprit porte à ce dernier : c’est l’exact équi-
valent de l’amour porté au symbole légendaire. Et c’est à ce moment
même qu’il pose l’unicité absolue de la langue, perdant de vue complè-
tement la légende – comme d’ailleurs l’écriture. Faut-il essayer de se
raccrocher au remords de la parenthèse, et spéculer sur ce que Saus-
sure avait l’intention d’écrire avant, comme il dit, de « dévier » ? La
spéculation est sans doute un peu litigieuse. Il vaut mieux envisager
une autre solution. Et essayer de « catalyser » la réflexion saussurienne,
en ce point restée muette, ou à tout le moins indirecte. Je m’y aven-
ture. On a vu tout à l’heure que Saussure donnait comme « non calcu-
lables » les modifications dans le temps du symbole légendaire comme
du signe linguistique. Non calculables ? Certes. Mais pas tout à fait au
même degré. Pour le symbole légendaire, Saussure, dans un ultime sur-
saut d’optimisme épistémologique déjà aperçu plus haut, finit par
admettre que tout compte fait, « on peut relativement espérer suivre,
même à des grands intervalles de temps et de distance » (LEG, 31).
Pour le signe linguistique, rien de tel : l’incalculabilité des « déplace-
ments » reste absolue. Pourquoi cette différence ? Tient-elle au nombre
des éléments dont la réunion fortuite et provisoire constitue à chaque
fois le symbole comme le signe ? Non : car ces « éléments » sont en
Sémiologie saussurienne, entre le CLG et la recherche sur la légende 99

nombre à peu près équivalent, et fort peu élevé1. La différence ne peut


guère tenir qu’à un trait fort discrètement allégué par Saussure, et pour
l’un seulement des deux objets comparés : le nombre même des signes.
Car pour la légende – comme, dans des conditions différentes, pour
l’alphabet – il est limité : une vingtaine de signes pour l’alphabet, un
peu plus pour la légende si on tient compte d’un cycle de textes. On
n’atteint sans doute pas la centaine. Mais pour la langue le nombre de
signes est illimité. Surtout chacun de ces signes donne lieu chaque jour,
sans interruption, à des milliers d’emplois. Je cite une dernière fois
Saussure :
Il faut ajouter que cette chose [la langue] ne peut pas s’interrompre, même dans
l’espace de 24 heures, et chaque élément en est réédité des milliers de fois en ce
temps (Engler, 1974-1990, 21).

C’est cette multiplicité à strictement parler incalculable des signes et


surtout des emplois de chacun d’eux qui les rend à tout instant – « de
seconde en seconde », pour reprendre une expression utilisée à propos
du nom des Dieux, voir plus haut – propres à subir déplacements et
mutations. Rien de tel pour la légende, qui se transmet aussi dans le
temps, mais dont les symboles, infiniment moins nombreux, donnent
lieu à un nombre de mutations tout compte fait accessible au calcul.
Il faut l’avouer toutefois : ce point de vue se trouve exactement
inversé dans le passage suivant :
Entre un état de langue et celui qui lui succédera à trois ou quatre cents ans de
distance, il y a à côté d’éléments incalculables en leurs modifications, une chose
fixe du moins qui est la forme matérielle des signes VOCAUX, n’admettant transfor-
mation que suivant un schème fixe à travers les siècles (phonétique). Entre un état
de légende et celui qui prend sa place à trois ou quatre cents ans de distance, il n’y
a au contraire aucun élément fixe ou destiné à être fixe (LEG, 314 ; Tristan, 168).

On le voit : Saussure reste dans la plus profonde perplexité. Quand il


prend en compte la multiplicité des emplois, il pose que c’est la langue
qui est la plus sujette à évoluer de façon « incalculable ». Mais quand il
examine les contraintes imposées à la langue par la substance des figu-
res vocales, il conclut, de façon inversée, que c’est la légende qui est

1. On a entrevu ce qu’ils sont pour le personnage légendaire comme pour la lettre. Pour le signe
linguistique Saussure reste dans l’implicite. Engler (1974-1975, 71) s’est essayé à expliciter, avec
des résultats vraisemblables, sans plus : il parvient à une énumération de quatre éléments (signifié,
signifiant, « parasémie » [statut fondé sur les associations paradigmatiques, parente de la « paral-
lélie » alléguée dans le chapitre II], syntagmatique). Le nombre est le même que celui qui est allé-
gué pour la lettre (quatre) et très voisin de celui qui est affecté au personnage (de quatre à six
selon les segments).
100 À la recherche de Ferdinand de Saussure

livrée de la façon la plus imprévisible au hasard absolu des mutations.


On aura compris que dans un tel cas il convient de s’enfermer définiti-
vement dans la même perplexité que lui.

J’ai conscience, au moment où je termine ce chapitre, d’avoir peut-


être excessivement donné dans la philologie saussurienne dans ce
qu’elle peut avoir d’un peu rebutant. J’y ai été contraint par la forme
même du texte saussurien. La pensée de Saussure reste – et, par la
force des choses restera définitivement – en gestation et en transforma-
tion. Peut-être est-elle, par ce trait même, l’image des problèmes qu’elle
traite : ceux des relations entre linguistique et sémiologie.

BIB L IO G RAP H IE

Arrivé Michel (1998), « Unité linguistique et unité sémiologique chez Ferdinand de


Saussure », in G. Quiroz, I. Berthoud-Papandropoulo, É. Thommen et
C. Vogel (éds), Les unités discursives dans l’analyse sémiotique, Peter Lang, 11-21.
Arrivé M. (2000), « Préface mêlée de souvenirs sur la préhistoire de la sémiotique », in
Greimas, Julien Algirdas, La mode en 1830, PUF, XI-XXV.
Avalle d’Arco Silvio (1973), « La sémiologie de la narrativité chez Saussure », in
Ch. Bouazis (éd.), Essais de la théorie du texte, Paris, Éditions Galilée, 19-49.
Cohen Marcel (1958), La grande invention de l’écriture, Paris, Imprimerie nationale et
Klincksieck.
Engler Rudolf (1974-1975), « Sémiologies saussuriennes I », Cahiers Ferdinand de Saussure,
29, 45-73.
Engler R. (1980), « Sémiologies saussuriennes II », Cahiers Ferdinand de Saussure, 34, 1-16.
Fehr Johannes (2000), Saussure entre linguistique et sémiologie, Paris, PUF.
Gandon Francis (2002), De dangereux édifices. Saussure lecteur de Lucrèce, Louvain, Peeters.
Hénault Anne (1992), Histoire de la sémiotique, Paris, PUF, « Que sais-je ? ».
Hénault A. (2002), « Saussure et la théorie du langage », in A. Hénault (éd.), Questions de
sémiotique, PUF, 53-72.
Kim Sungdo (1993), « La mythologie saussurienne : une nouvelle vision sémiologique ?
(À propos de la continuité de la pensée saussurienne) », Semiotica, 97, 1/2, 5-78.
Lacan Jacques (1966), Écrits, Paris, Le Seuil.
Naville Adrien (1901-1991), Nouvelle classification des sciences, Paris, Félix Alcan, puis
Didier Érudition.
Normand Claudine (2000), Saussure, Paris, Les Belles Lettres.
Sandomir Dr Irénée Louis, LXXXVI E. P., Opus pataphysicum, Testament de sa Feue
Magnificence le Docteur I. L. Sandomir, de son vivant Vice-Curateur Fondateur du Collège de
Pataphysique, Collège de Pataphysique.
Turpin Béatrice (2003), « La légende de Sigfrid et l’histoire burgonde », in Simon Bou-
quet (éd.), Saussure, L’Herne, 351-429.
Zilberberg Claude (1997), « Une continuité incertaine : Saussure, Hjelmslev, Grei-
mas », in Alessandro Zinna (éd.), Hjelmslev aujourd’hui, Turnhout, Brepols, 165-192.
CHAPITRE IV

P AR OL E, DI S COUR S ET FA CU LTÉ D U L ANGA GE


D AN S L A R É FLEXI O N D E S A US S URE

J’ai déjà étudié dans le chapitre II le problème des relations entre


langage, langue et parole. Il est nécessaire d’aborder maintenant la
question des rapports entre la parole et ses différents substituts ou
parents : essentiellement le discours et la faculté du langage. Ce sera le
moyen de poser de façon pleinement informée un problème central :
celui de la place du discours – c’est-à-dire, on le verra, du « jeu du lan-
gage chez l’individu » – dans la réflexion saussurienne. Il est capital en
lui-même. Il l’est aussi par l’importance qu’il a prise récemment dans
certains développements de la linguistique d’aujourd’hui et de ses rela-
tions avec d’autres disciplines, notamment la psychanalyse.
J’ai donné au titre de ce chapitre une forme lexicographique. Je tiens à
cette forme. Il s’agit pour moi d’essayer de repérer les relations qui
s’établissent dans le texte saussurien entre les trois termes énumérés : la
parole, le discours et la faculté du langage. En somme, de déterminer le statut
de chacun d’entre eux par rapport aux deux autres, ou, si l’on veut, en
patois saussurien, d’en dégager la valeur. Les lecteurs attentifs de Saussure
savent que ce n’est pas une tâche aisée. Mais la procédure lexicogra-
phique n’est pour moi que le moyen de revenir, à nouveaux frais1, sur un
problème qui, paradoxalement, a été maintes fois traité – mais rarement
résolu – et, plus grave encore, souvent résolu – mais sans avoir été traité :
le problème de la place donnée à Saussure à la parole – je conserve pour
l’instant le terme rendu traditionnel par l’emploi qui en est fait dans
le CLG – d’une part dans son projet scientifique, d’autre part dans la réali-
sation effective qu’il fait de ce programme dans son enseignement (son, ou
plutôt ses Cours de linguistique générale) et dans ses Écrits.
1. J’ai en effet déjà abordé le problème en deux occasions précédentes : voir Arrivé, 1998 et 1999.
102 À la recherche de Ferdinand de Saussure

À cette double question répondent pour l’instant deux rumeurs,


exactement opposées :
1 / La première est ancienne. Il serait intéressant d’en repérer
l’origine, sans doute précoce, et d’en faire l’histoire. Mais cela
s’écarterait du projet de ce livre. Elle profère, cette première rumeur,
que Saussure élimine de son projet théorique toute prise en compte de
l’activité du sujet parlant et, nécessairement, toute attention au produit
de cette activité, quel que soit le nom, parole, discours, ou tout autre,
qu’on lui donne. On sait que cette rumeur est persistante. Je n’en cite
qu’un exemple parmi des dizaines, je n’exagère pas, possibles :
[Saussure distingue] ce qui est essentiel (la langue) et ce qui est contingent (la
parole). Dès lors, ce qui fait l’objet de la linguistique, c’est la langue, et non la
parole (Moeschler et Reboul, 1994, 47-48).
Encore cette appréciation est-elle ici formulée de façon neutre, sans les
critiques généralement virulentes dont sont assorties certaines remar-
ques du même tonneau. Je ne les cite pas, par pure charité1.
Dernière manifestation de cette rumeur, insuffisamment corrigée
par une excellente connaissance de l’œuvre de Saussure : cette défini-
tion de la langue – saussurienne, bien sûr – chez Bergounioux :
La langue, définie sans référence aux personnes ou au concret des réalisations [...]
est constituée comme le produit d’une analyse fondée tout entière sur l’union du
signifiant et du signifié qui ne supposent rien quant à la pensée (le signifié n’est pas
le concept) ou à l’articulation organique (le signifiant est psychique) (Bergounioux,
2004, 55).
Je conviens volontiers que cette description rend compte exactement de
certains aspects de la pensée de Saussure. Mais on verra plus bas en
quoi les concepts posés dans les Écrits, il est vrai de façon assez fugitive,
de langue discursive et de langage discursif permettent d’amender cette défi-
nition – ou, peut-être, de lui en substituer une autre. Et le passage des
Écrits, 129-130, pose un point de vue qui contredit de façon absolu-
ment explicite l’analyse de Bergounioux :
Le malentendu où tomba au début l’école fondée par F[rantz] Bopp fut de prêter
aux langues un corps et une existence imaginaires en dehors des individus parlants
(Écrits, 129).

Et plus bas :
La conquête de ces dernières années est d’avoir enfin placé non seulement tout ce
qui est le langage et la langue à son vrai foyer exclusivement dans le sujet parlant
soit comme être humain soit comme être social (Écrits, 130).

1. À vrai dire d’ailleurs j’en ai déjà cité une, celle de Cervoni, dans le chapitre II.
Parole, discours et faculté du langage 103

En somme, Bergounioux décrit correctement l’une des composantes de


la pensée de Saussure. Mais il en escamote complètement une autre.
La chronologie, certes, a une part de responsabilité dans cette occulta-
tion : Bergounioux publie en 2004 un ouvrage de toute évidence
médité depuis de longs mois et les Écrits – qu’il cite, cependant, dans sa
bibliographie – ne sont parus que depuis 20021. Reste que se pose le
problème de la coexistence de ces deux composantes. Phénomène fré-
quent dans la réflexion de Saussure : la coexistence des contraires,
apparente ou réelle, s’y rencontre en plusieurs points. Et l’on erre tout
autant si l’on n’aperçoit que l’une des deux positions (on constatera
plus bas que c’est le cas de Chomsky, à propos de la syntaxe saussu-
rienne) et si, repérant les deux, on hurle à l’incohérence ou à l’ « incon-
sistance » (comme on verra, dans le chapitre V, que fait Hjelmslev).
2 / La seconde rumeur, à l’exact opposé, est en train de naître.
Mais elle a déjà pris de l’ampleur. Je pourrais en citer plusieurs exem-
ples – non certes plusieurs dizaines, mais cela ne saurait tarder. En
voici un témoignage, intéressant notamment par le fait qu’il fait allu-
sion, pour la repousser, à la première rumeur :
Si Saussure n’a cessé de méditer sur la grammaire et a pu favoriser l’idée qu’il
devait être rangé dans le champ logico-grammatical, aujourd’hui les travaux de
S. Bouquet et de F. Rastier s’efforcent au contraire de montrer que la contribution
la plus importante du maître de Genève est à situer dans le champ rhétorique-
herméneutique. De nos jours le concept de parole inventé par Saussure a été rem-
placé par celui de discours.

On remarque dans ce texte les approximations (notamment sur les


termes parole et discours, voir plus bas) et les emprunts mal compris qui
dénoncent une victime de la rumeur. Il s’agit en effet d’André Green
(2003, 273-274), illustre analyste2, sans compétence particulière – il le
reconnaît lui-même à plusieurs reprises, notamment en 1997 – en lin-
guistique, et encore moins à l’égard de Saussure : il marque en effet,
involontairement, la force de la seconde rumeur. Elle a déjà réussi à

1. Faut-il cependant rappeler qu’un grand nombre de textes réunis dans les Écrits étaient,
en 2002, accessibles depuis de longues années dans le volume II (1974-1990) de l’édition critique
du CLG par Rudolf Engler ?
2. On sait que le discours d’André Green se caractérise par une hostilité forcenée à l’encontre de
Lacan. C’est sans doute une trace indirecte de cette hostilité qu’on découvre quand on le voit,
maladroitement, essayer d’occulter ce qu’il nomme le « champ logico-grammatical » dans la
réflexion de Saussure : car c’est précisément cette part de l’enseignement de Saussure qui est, pour
l’essentiel, retenue par Lacan. Ainsi se trouverait obscurcie l’aura de prestige que la référence à
Saussure ajoute, selon certains, aux mérites de Lacan. Ledit Lacan se rendrait en outre coupable
de contre-sens à l’égard de Saussure. C’est sur de telles approximations que, parfois, se construit le
discours théorique...
104 À la recherche de Ferdinand de Saussure

atteindre le profane qu’il est – en linguistique, est-il nécessaire de le


préciser ?
Moins innocents sont sans doute les linguistes qui sont à l’origine de
cette seconde rumeur. Je ne citerai ici que Simon Bouquet, qui
s’exprime dans une revue visant le « grand public » :
On a cru, à la suite de la dernière phrase du Cours, parfaitement apocryphe quant
à elle, que Saussure voyait la linguistique comme « la science de la langue envi-
sagée en elle-même et pour elle-même » – autrement dit comme une grammaire
désincarnée – alors que c’est exactement le contraire : tout le côté social et inter-
subjectif (c’est-à-dire le champ du discours, terme essentiel pour Saussure et cen-
suré par ses soi-disant éditeurs) est, selon lui, indissociable d’une « linguistique de
la langue ». Vaste programme, bouleversant l’idée reçue, chez bien des linguistes
contemporains, d’une linguistique isolée dans sa tour d’ivoire grammaticale ! (Bou-
quet, 2005).

Ce texte mériterait un long commentaire, tant sur la lettre même


des appréciations du texte du CLG et du travail de ses « soi-disant »
éditeurs1 que sur l’interprétation de la pensée de Saussure. Je ne le
retiens pour l’instant qu’en sa qualité de témoin entre tous privilégié
d’une rumeur : l’auteur en est l’un des initiateurs, comme le marque,
assez naïvement, André Green.
Qu’en est-il de la validité de ces deux rumeurs ? L’une d’entre elles
approche-t-elle le vrai du texte de Saussure ? C’est peut-être ce que
nous révélera l’analyse lexicale dans laquelle je me décide à entrer.

Quelques mots, d’abord, sur le statut des trois termes dans l’édition
standard. Je n’insiste que sur les faits qui me paraissent plus ou moins
occultés.
1 / La parole fait notamment l’objet partiel du 4e chapitre de
l’ « Introduction », auquel elle donne la seconde partie de son titre :
« Linguistique de la langue et linguistique de la parole ». Il faut relire
ce titre d’un œil à la fois neuf et naïf. On n’en a pas assez repéré les
caractères rhétoriques, au sens le plus précis du terme. En effet, le CLG
vient, dans le chapitre précédent (chap. III : « L’objet de la linguis-
tique ») de définir, d’une façon très voisine de l’explicite absolu, la lin-
guistique comme science de la langue. La formule n’y est pas littérale-
ment présente, mais il suffit de confronter les différentes propositions
du texte (notamment p. 31 et 33) pour la faire apparaître. De cette

1. On verra plus bas ce qu’il en est au juste de la « censure » dont aurait été victime le terme dis-
cours dans le CLG.
Parole, discours et faculté du langage 105

définition de la linguistique comme science de la langue découlent


nécessairement deux conséquences :
1.1. Le syntagme « linguistique de la langue » est tautologique,
puisqu’il redit inutilement l’objet qui vient explicitement d’être affecté à
la linguistique.
1.2. Inversement, le syntagme « linguistique de la parole » est oxy-
morique : il confère à la linguistique un objet dont il vient d’être dit
qu’il est impossible.
Cette double caractérisation rhétorique marque assez l’aspect pro-
vocateur, presque scandaleux du titre de ce chapitre IV du CLG. En
somme il inverse la position qui vient d’être mise en place dans le cha-
pitre III. Il nous enjoint de prendre garde : à côté de la linguistique de
la langue, il existe aussi une autre linguistique, celle de la parole. Elle
n’est pas impossible. Elle est, au contraire, légitime et indispensable, au
même titre, exactement, que la linguistique de la langue. Car les deux
objets sont inséparables. C’est ce qui est explicitement proclamé dans le
passage suivant :
Il y a interdépendance de la langue et de la parole ; celle-là est à la fois
l’instrument et le produit de celle-ci (CLG, 37).

2 / Le terme discours n’est pas, comme on vient de le lire sous la


plume de Simon Bouquet, « censuré » dans le CLG. Il est vrai qu’il est
absent de l’index. Mais cet index est extrêmement lacunaire, tant pour
les entrées, peu nombreuses, que pour les références, incomplètes, de
celles qui ont été retenues. Dans le texte même, le terme discours est
présent, à peu près autant que dans les Écrits, et plus que dans « De
l’essence double du langage », où il est, sauf erreur ou oubli, totalement
absent1. Les deux occurrences cruciales du terme discours dans le CLG
font naturellement partie de celles qui reviennent constamment dans
l’analyse. L’une d’entre elles (p. 170) a déjà été commentée dans le
chapitre II (p. 61). L’autre (p. 250) le sera dans le chapitre V. Elles se
complètent d’ailleurs d’au moins une 3e occurrence : au moment de
poser, face aux rapports syntagmatiques, les rapports associatifs, le
texte du CLG marque, p. 171, que ces derniers se situent « en dehors
du discours ». Dans cet emploi, discours prend le sens de « produit de
l’acte de parole ». On verra plus bas qu’il est parfois employé, métony-
miquement, pour désigner l’acte de parole lui-même.

1. En tout cas, aucune des sept références de l’index ne renvoie pour le terme discours aux pages
occupées, dans l’édition des Écrits, par le texte de « De l’essence double du langage » (p. 15 à 88).
La première référence renvoie, p. 95, à une note Item nouvellement révélée.
106 À la recherche de Ferdinand de Saussure

3 / Le troisième terme, la faculté du langage, est, dans le CLG, le


moins favorisé. Il dispose pourtant d’une entrée dans l’index, pourvue
de deux références. Cependant, l’une au moins de ces deux références,
celle de la page 25, comporte au pis un contresens, au mieux une grave
incomplétude. Le texte avance en effet que « la langue est un produit
social de la faculté du langage ». Ce n’est, dans l’appareil conceptuel
saussurien, pas entièrement faux. Mais cela ne correspond, on le verra
clairement plus bas, qu’à l’un des deux aspects de la faculté du langage. Et
c’est précisément l’autre qui était visé par Saussure dans son propos,
noté par Constantin : « La langue sera pour nous le produit social dont
l’existence permet à l’individu d’exercer la faculté du langage »
(Komatsu, 276).
Quant à la seconde référence fournie par l’index à faculté du langage,
elle renvoie, p. 26 et s., au problème de la naturalité du « langage
parlé ». On sait qu’elle est, à la suite de Whitney, contestée par Saus-
sure. Ce problème est étudié ici dans le chapitre IX.
En somme, on l’aperçoit, la prise en compte du sujet parlant n’est
nullement absente du CLG dans sa version standard. Les concepts sont
là, sous la triple forme de la parole – explicitement donnée comme objet
de la linguistique au même titre que la langue – du discours et de la
faculté du langage1.

J’en viens maintenant à l’essentiel : le statut des trois termes dans


les Écrits et dans les SM.
1 / Le terme parole est alternativement utilisé dans trois emplois dif-
férents :
1.1. Il est fréquemment employé avec le sens de « phonation ». Je
me contente de donner les nombreuses références des Écrits (32, 81,
245, 256) ou du 3e Cours (Komatsu, 268, 284). Je cite cependant l’un
des passages où le sens du terme est le plus évident :
À mesure que la phonétique devenait plus précise et plus aiguë entre les muances
de l’école anglaise et norvégienne des Bell, des Ellis, des Sweet et des Storm, elle
oubliait plus absolument de diriger son attention sur les conditions de la juxtaposi-
tion des phonèmes dans la parole, c’est-à-dire sur les conditions naturelles et
infranchissables de la syllabe (Écrits, 245).

1. Sans entrer dans le détail de l’analyse, qui n’est pas son objet, Christian Puech parvient à une
conclusion du même ordre : « On pouvait en fait deviner [un Saussure non structuraliste] déjà
dans le CLG publié » (2005, 94). Même si on peut s’interroger sur la justesse de l’expression
« Saussure non structuraliste » – en quoi le structuralisme est-il empêché de se donner comme
objet le discours ? – la remarque est d’une grande lucidité.
Parole, discours et faculté du langage 107

1.2. Parole est également utilisé avec le sens d’ « acte conscient et


intentionnel d’enchaînement d’unités dans une suite effectivement réa-
lisée ». C’est en somme, selon le terme, à venir, de Benveniste (1974,
288-289), la syntagmation, comme il apparaît clairement dans un fragment
déjà cité : celui qui met en place l’opposition syntagme/parallélie, qui préfi-
gure l’opposition des rapports syntagmatiques aux rapports associatifs :
Nous appelons syntagme la parole effective – ou la combinaison d’éléments conte-
nus dans une tranche de parole réelle –, ou le régime dans lequel les éléments se
trouvent liés entre eux par leur suite et précédence (Écrits, 61).
On retrouve le problème du « caractère linéaire du signifiant / de
la langue », qui a été évoqué dès le chapitre II et sera longuement
repris dans le chapitre V sur le « T »emps. On aperçoit clairement que
ce caractère linéaire est conféré à la langue par la parole.
Saussure donne ce second sens au terme parole en de nombreuses
occurrences des Écrits (notamment p. 117, où il est glosé par le syn-
tagme oxymorique, déjà signalé plus haut, de langue discursive) ou dans le
3e Cours (Komatsu, 279).
1.3. Enfin, parole cumule dans certains cas les deux valeurs qui
viennent d’être distinguées. C’est ce qu’on observe notamment dans un
fragment de la 2e Conférence de Genève de 1891. À propos de la dis-
tinction entre le changement phonétique et le changement analogique, Saussure
formule les remarques suivantes :
On peut opposer sous beaucoup de points de vue différents ces deux grands fac-
teurs de renouvellement linguistique, en disant par exemple que le premier repré-
sente le côté physiologique et physique de la parole, tandis que le second répond
au côté psychologique et mental du même acte – que le premier est inconscient et
que le second est conscient (Écrits, 159).
Passage d’une extrême richesse et d’une grande difficulté. On y voit
poindre la notion d’ « acte de langage »1, et la coupure établie entre
l’acte « inconscient » et l’acte « conscient » : lieu de difficultés considé-
rables, qui sera évoqué dans le chapitre VII. Je retiens pour l’instant
que cette valeur syncrétique de la notion de parole permet à Saussure de
poser non seulement, l’acte de parole, qu’on vient d’apercevoir, mais aussi
l’exercice de la parole (Écrits, 146).
En somme, la parole, au moins dans les deux dernières valeurs qui
viennent d’être repérées, est « force active et origine véritable des phé-
nomènes qui s’aperçoivent ensuite peu à peu dans l’autre moitié du
langage [c’est-à-dire la langue, M. A.] » (Écrits, 273).
1. L’expression est, littéralement, de Saussure, comme on verra dans le texte des Écrits, 129 cité
plus bas.
108 À la recherche de Ferdinand de Saussure

Restons un instant encore du côté de la parole pour noter que la


polysémie du terme est sans doute l’une des causes de la marginalisa-
tion dont il a été victime de la part des éditeurs de 1916 : ils ont peut-
être pris le terme dans le sens de « phonation », comme il est, en
somme, légitime, en tout cas excusable, de le faire, puisqu’il est souvent
porteur de ce sens dans le texte saussurien. Ils avaient de ce fait une
bonne raison d’être tentés de l’exclure du champ de la linguistique :
Saussure faisait déjà ce geste, en excluant la « phonologie », au sens de
description de la phonation, du domaine linguistique.
2 / Le discours dans les Écrits et les SM est lui aussi atteint par la
polysémie. Mais de façon moins abondante que la parole. Discours n’est
en effet employé que dans deux sens, à vrai dire métonymiquement
voisins. Métonymie, ai-je dit ? Mais c’est une figure. Et l’on sait à quel
point Saussure récuse, dans son discours théorique, la pertinence de la
notion de figure :
Il n’y a pas de différence entre le sens propre et le sens figuré des mots (les mots
n’ont pas plus de sens figuré que de sens propre) parce que leur sens est éminem-
ment négatif (Écrits, 72).

Mais on sait aussi – car on l’a déjà vu, dans les chapitres précédents, et
on le verra de nouveau, de façon éclatante, plus bas – que Saussure
recourt fréquemment à la figure – métonymie et, plus encore méta-
phore – dans la pratique de son discours. Je n’hésite donc pas à parler
de métonymie, en constatant que discours a deux emplois. D’une part,
le terme est utilisé, comme dans le CLG, pour désigner le produit de
l’activité du sujet parlant. D’autre part, il prend en plusieurs occasions
le sens de parole pour désigner cette activité même. C’est ce qui
s’observe de façon exemplaire dans l’illustre fragment de la page 277
des Écrits, où discours, notamment dans sa dernière occurrence, est pris
avec le sens de « processus productif » et non avec celui de « produit » :
La langue n’est créée qu’en vue du discours, mais qu’est-ce qui sépare le discours
de la langue, ou qu’est-ce qui, à un certain moment, permet de dire que la langue
entre en action comme discours ? (Écrits, 277).

C’est sur cette conception dynamique du discours que s’appuient les


deux notions apparemment paradoxales, voire oxymoriques, de « lan-
gage discursif » (Écrits, 95) et de « langue discursive » (Écrits, 117). On
croit voir poindre avec ces notions le projet d’une linguistique autre,
qui ferait intervenir le discours au sein même de la langue. On aura à
s’interroger, plus bas, sur le caractère programmatique ou non de la
mise en place de ces deux notions.
Parole, discours et faculté du langage 109

3 / Reste à examiner, dans les Écrits et les SM, le 3e terme, plus


mystérieux : la faculté du langage. Les faits sont complexes.
3.1. On oublie trop souvent que, dans la formulation « authen-
tique » du 3e Cours, la langue n’est pas opposée à la parole, mais à la
faculté du langage. C’est en tout cas ainsi que les propos de Saussure ont
été notés par Constantin, et d’ailleurs par les autres auditeurs :
Quand on a séparé la langue de la faculté du langage, on a séparé : 1 / ce qui est
social de ce qui est individuel. 2 / ce qui est essentiel de ce qui est plus ou moins acci-
dentel (Engler, 1968-1989, 41 ; Komatsu, 189 ; les auditeurs ont tous noté faculté du
langage, sauf Francis Joseph, qui, moins attentif, a entendu langage. Mais cette faute
d’inattention même suffit à montrer que le mot parole n’a pas été prononcé).

C’est dans la même leçon, la seconde, du 3e Cours, que Saussure donne


comme « division générale du cours : 1 / Les langues. 2 / La langue.
3 / La faculté et l’exercice du langage chez l’individu » (Komatsu, 187).
Faculté et exercice se trouvent ici disjoints, sans doute sur le modèle du
potentiel (la faculté) et de l’actuel (l’exercice). La notion de « jeu du
langage » (Komatsu, 193) subsumera, à la fin de la même leçon, ces
deux aspects complémentaires du langage en action.
Cependant, cet emploi de faculté du langage n’est pas constant : Saus-
sure utilise en d’autres points le terme parole, comme on vient de
l’apercevoir dans les citations données plus haut. Ou comme le fait
apparaître le segment suivant :
Quand on défalque du langage tout ce qui n’est que Parole, le reste peut s’appeler
proprement la Langue, et se trouve ne comprendre que des termes psychiques, le
nœud psychique entre idée et signe, ce qui ne serait pas vrai de la parole (Engler,
1968-1989, 172 ; voir CLG, 112 ; dans ce fragment, idée a le sens qui sera conféré à
concept, puis à signifié et signe celui d’image acoustique, puis de signifiant).

Ici parole semble bien se substituer sans aucune différence à faculté du


langage du passage précédent. On a donc l’impression que Saussure a
hésité entre deux appareils terminologiques, représentés par les deux
schémas suivants :
110 À la recherche de Ferdinand de Saussure

On aperçoit que dans ces deux schémas il reste un terme, noté


par X, qui ne reçoit pas de dénomination spécifique. C’est à l’évidence
le « côté psychologique et mental du même acte » – l’acte de parole,
videlicet. J’ai suggéré, ailleurs (Arrivé, 1998 et 1999) que ce point non
dénommé, cette tache aveugle de la terminologie et, indissolublement,
de la conceptualisation saussurienne, ce n’était rien d’autre que ce qui,
un demi-siècle plus tard, recevra le nom d’énonciation. Je maintiens, avec
force, cette suggestion. Et il va sans dire que je ne ferai ici qu’évoquer,
sans les poser, deux questions : la première est celle des raisons du
silence observé par Saussure sur ce point ; la seconde, plus spéculative
encore, s’interrogerait sur les développements et les mutations qu’aurait
introduits l’éventuelle dénomination de cet objet resté sans nom.
3.2. Est-ce à dire que la faculté du langage n’est qu’un autre nom de
la parole ? Ce serait trop simple. La faculté du langage est plus extensive
que la parole. Elle englobe, certes, les actes de parole auxquels donne
lieu la langue telle qu’elle est établie comme institution sociale. Mais
elle embrasse également le processus de constitution de la langue. Pour
reprendre, à mes risques et périls, la métaphore géographique, chère à
Saussure, du ruisseau et de sa source, la faculté du langage intervient à la
fois en amont et en aval de la langue. En amont, pour la constituer en
tant qu’institution sociale. En aval pour donner lieu aux actes de lan-
gage qu’elle autorise, c’est-à-dire à la production du discours. Et je
n’hésite pas à citer de nouveau, avant de le commenter d’un nouveau
point de vue, ce très beau passage :
Item. Regarder la langue et se demander à quel moment précis une telle chose a
« commencé » est aussi intelligent que de regarder le ruisseau de la montagne et de
croire qu’en remontant on trouvera l’endroit précis où il a sa source. Des choses
sans nombre établiront qu’à tout moment le RUISSEAU existe pendant qu’on dit qu’il
naît et que réciproquement il ne fait que naître pendant qu’on [espace laissé blanc
par Saussure, M. A.].
On peut discuter éternellement sur cette naissance, mais son plus grand carac-
tère, c’est d’être parfaitement le même que celui de la croissance (Écrits, 94).
Parole, discours et faculté du langage 111

Précisons le fonctionnement de la métaphore du ruisseau. Ce qui se


passe en amont, ce n’est rien d’autre que le processus même de consti-
tution de la langue. On en a trop vite dit, çà et là, qu’il est évacué par
Saussure. Comme à l’ordinaire, les faits sont plus complexes. Le pro-
cessus donne lieu à un geste double. Il est en effet d’abord posé. C’est
ce qu’on observe dans le passage suivant, où Saussure n’hésite pas à
envisager l’homme encore dépourvu du langage articulé :
Continuellement on considère le langage dans l’individu humain, point de vue faux.
La nature nous donne l’homme organisé pour le langage, mais sans langage articulé
(Écrits, 178).

Il est vrai que le problème n’est pas sitôt posé qu’il est prestement éva-
cué, ou, plus précisément ramené à l’autre processus, celui qui inter-
vient en aval.
Quel est-il donc, ce second processus ? Il n’est autre que celui qui
met en fonctionnement la langue en faisant produire le discours par le
sujet parlant. L’assimilation des deux processus est marquée de façon
explicite par ce très beau passage des Écrits où réapparaît, de façon dis-
crète, la métaphore du ruisseau :
Aujourd’hui1, on voit qu’il y a réciprocité permanente et que dans l’acte de lan-
gage la langue tire à la fois son application et sa source unique et continuelle, et
que le langage est à la fois l’application et le générateur continuel de la langue [ici
un blanc dans le texte, M. A.], la reproduction et la production (Écrits, 129).

On l’a compris : la métaphore de la source n’est mise en place par


Saussure que pour être immédiatement contestée. Ce qui la rend trom-
peuse, c’est précisément le geste qui réunit les deux processus de consti-
tution et d’ « application » – ce dernier à comprendre, sans doute,
comme « mise en œuvre » – de la langue.
Resterait, bien sûr, à s’interroger sur le blanc qui troue le texte de
Saussure après « la langue ». L’exercice est trop périlleux. Non, il n’est
pas raisonnable de chercher à catalyser – au sens hjelmslévien de « res-
tituer » – le chaînon manquant. Le blanc qui, matériellement, occupe
sa place ne fait que rappeler, une fois de plus, les hésitations angoissées
de Saussure aux prises avec le langage.
En d’autres points, Saussure renonce à la métaphore et exprime la
même idée de façon « purement » théorique. Ainsi dans le passage sui-
vant, où le terme vie est à prendre dans le sens, complexe, certes – ou,
1. Cet « aujourd’hui » oppose la réflexion menée par Saussure à celle de « l’école de Bopp », une
fois de plus donnée comme repoussoir.
112 À la recherche de Ferdinand de Saussure

si l’on veut, « double », pour pasticher Saussure – de « fonctionnement


(synchronique) entraînant des mutations (diachroniques) » :
ORIGINE DU LANGAGE : Inanité de la question pour qui prend une juste idée de ce
qu’est un système sémiologique et de ses conditions de vie avant de considérer ses
conditions de genèse, p. 000 [référence de Saussure à lui-même, évidemment diffi-
cile à repérer ! M. A.]. Il n’y a aucun moment où la genèse diffère caractéristique-
ment de la vie du langage, et l’essentiel est d’avoir compris la vie (Écrits, 228 ; voir
aussi 47 et 159).

On le voit : la faculté du langage n’est qu’apparemment double. C’est le


même « exercice » qui, indissolublement, génère la langue – au point de
rendre « inane » la question de l’origine – et qui rend possible la produc-
tion du discours, alias la parole. D’où l’interchangeabilité, effectivement
observée en plusieurs cas, des deux termes parole et faculté du langage.

J’en ai terminé avec la partie proprement lexicographique de mon


enquête : les relations entre les trois termes étudiés, tant dans le CLG
que dans les Écrits et les SM, se sont sans doute quelque peu éclaircies.
Il est donc désormais possible d’essayer de faire le point sur ce qu’il en
est de la linguistique de la parole – pour lui conserver son nom tradition-
nel – dans le projet théorique de Saussure tel qu’il est mis en place,
vaille que vaille, dans les Écrits et dans les SM des Cours.
À n’en pas douter, le projet d’une linguistique du discours – ou
encore, selon la formulation du Cours III, du « jeu du langage chez
l’individu » (Komatsu, 193) – est mis en place, légitimé, rendu néces-
saire. Une terminologie est proposée. Elle n’est pas toujours parfaite :
l’ambiguïté et la polysémie n’en sont point absentes. Mais ces phéno-
mènes sont liés aux concepts mêmes que les termes entendent signifier.
En somme, tout est prêt pour que se développe une linguistique saussu-
rienne du « jeu du langage chez l’individu », débarrassée des modalisa-
tions péjoratives et désobligeantes qui affectent le projet de « linguis-
tique de la parole » dans la version standard comme dans certains des
propos explicites de Saussure.
Mais il faut bien avouer que cette linguistique si bien programmée
ne trouve pas les réalisations qu’on est en droit d’attendre d’elle. Il y a
certes, de loin en loin, quelques remarques prometteuses. On en trouve
quelques-unes dans le projet « De l’essence double du langage ». Ainsi,
une parenthèse fugitive et comme désinvolte en vient à poser comme
équivalents les deux concepts de langue et de sujet parlant : « la langue
(c’est-à-dire le sujet parlant) » (Écrits, 39). La plus importante de ces
Parole, discours et faculté du langage 113

remarques est sans doute la définition englobante de la sémiologie, qui


a pour effet d’établir une dépendance réciproque entre les disciplines
du discours – rhétorique et stylistique – et celles de la langue :
Sémiologie = morphologie, grammaire, syntaxe, synonymie, rhétorique, stylistique,
lexicologie, etc., le tout étant inséparable (Écrits, 45).

Tout intéressante qu’elle est, cette proposition, qui se rencontre, elle


aussi, au hasard d’une parenthèse, présente à l’évidence un caractère
exclusivement programmatique. L’intérêt fondamental du projet « De
l’essence double du langage » réside, selon moi, ailleurs : précisément
dans la réflexion fondamentale sur la différence et la négativité.
Restent également au stade de la promesse les textes cités plus haut
des Écrits (notamment 129-130) ainsi que le programme très rapide-
ment posé dans le 3e Cours pour étudier « le jeu du langage chez
l’individu » (Komatsu, 193).
Il est cependant un secteur de la langue qui donne lieu, de la part
de Saussure, à un effort de réflexion spécifique sur la façon dont se
répartissent les faits linguistiques entre langue et parole : c’est la
syntaxe. Contrairement à ce qui est souvent proféré, notamment, de
façon répétitive, par Chomsky1, la syntaxe entre au premier chef dans
les préoccupations de Saussure. Elle le plonge dans d’infinies perplexi-
tés. L’examen de ces caverneuses perplexités permettra de mesurer
avec un peu plus de précision le poids qu’il accorde aux deux compo-
santes du langage.
Il convient d’abord de prendre garde au sens spécifique conféré par
Saussure au terme syntagme. Il comporte chez lui une plus grande exten-
sion que dans l’usage contemporain :
Eh bien, cette notion du syntagme peut s’appliquer à des unités de n’importe
quelle grandeur, de n’importe quelle espèce. On pourrait prendre aussi bien des
mots simples et des phrases <que des mots composés comme hippotrophos>. Ainsi
pour le mot simple, ce qu’on appelle la formation du mot a rapport au
groupe<ment> syntagmatique : je puis ressentir – peut-être pas au même degré –
des unités successives qui sont : désir-eux. Et dans une phrase : Que vous dit-il ? C’est
un syntagme de même que désireux et hippo-trophos (bien que pas de même espèce)
(Engler, 1968-1989, 283, notes de Riedlinger ; CLG, 170 et 172).

1. « Il [Saussure] exprime parfois l’idée que les procédés de formation des phrases
n’appartiennent pas du tout à la langue, que le système de la langue se limite à des unités linguis-
tiques comme les sons et les mots, et peut-être à quelques phrases fixées et à un petit nombre de
modèles très généraux [...]. La syntaxe est de ce point de vue un problème secondaire » (1968-
1970, 37 ; voir aussi Chomsky, 1971, 14 et Parret, 1974, 31). Comme Bergounioux, Chomsky
aperçoit un aspect de la réflexion de Saussure. Mais il est d’une cécité absolue quant à la présence
de l’aspect opposé.
114 À la recherche de Ferdinand de Saussure

On le voit : le syntagme saussurien englobe tous les enchaînements


d’au moins deux unités (ou « sous-unités »), depuis les dérivés suffixaux
du type de désir-eux – ils sont bizarrement dits « mots simples » – jus-
qu’aux phrases plus ou moins complexes, en passant par les mots com-
posés (du type de hippo-trophos). Un « etc. » de CLG, 170, il est vrai
dépourvu de tout étymon indiscutable dans les sources manuscrites,
semble même élargir le champ du syntagme au-delà de la phrase.
La syntaxe prend pour objet les syntagmes, quels qu’ils soient :
Cette question de l’ordre des sous-unités dans le mot se rapporte exactement à celle
de la place des mots dans la phrase : c’est de la syntaxe, même quand il s’agit de suf-
fixes ; c’est une autre espèce de syntaxe, mais c’en est une tout de même (Engler,
1968-1989, 278, notes de Riedlinger ; CLG, 170 ; on trouvera dans Engler, 1968-
1989, 307 un effort, non poursuivi, de coupure entre la syntagmatique et la syntaxe).

On voit surgir la difficulté :


Les syntagmes, quoique à constater dans des combinaisons qui ne sont pas des
phrases, ont pour types assez évidents les phrases elles-mêmes. Toute phrase sera
un syntagme. Or la phrase appartient à la parole et non à la langue. Or objection :
est-ce que le syntagme n’appartient pas à la parole et ne mélangeons-nous pas les
deux sphères langue-parole pour distinguer les deux sphères syntagme-association ?
(Engler, 283-284, notes de Constantin ; CLG, 172).

On serait donc amené à cette attitude paradoxale de rejeter dans la


linguistique de la parole non seulement l’étude de la phrase, mais aussi
les phénomènes de formation lexicale, qui, de nature syntagmatique,
relèvent aussi de la syntaxe.
Pour résoudre cette difficulté, Saussure envisage simultanément plu-
sieurs solutions.
La première consiste à rendre quelque peu poreuse la frontière qui
sépare la langue de la parole :
Mais peut-on séparer à ce point les faits de parole des faits de langue ? Ainsi une
série grammaticale est bien dans la langue, mais il reste à l’individu la combinaison,
laissée au choix de chacun, pour exprimer sa pensée dans une phrase. Cette com-
binaison est dans la parole, non dans la langue. En somme, ce n’est que dans la
syntaxe que se présente flottement entre ce qui est fixé par langue et ce qui est
laissé à liberté individuelle. Il faut avouer qu’ici dans la syntaxe parole et langue, fait
social et fait individuel, exécution et association fixe arrivent à se mêler plus ou
moins (Engler, 1968-1989, 285-286, notes de Dégallier ; CLG, 173).

On peut, ici, se laisser aller à penser que Saussure, exceptionnelle-


ment, tombe quelque peu dans la facilité : les pages 172-173 du CLG,
par le refus qu’elles assument de toute « limite tranchée » (p. 173), sont
sans doute parmi les moins convaincantes.
Parole, discours et faculté du langage 115

La seconde a été présentée dans le chapitre II. Elle consiste à hisser


la linguistique de la parole au même niveau que la linguistique de la
langue. On a vu les limites qui encadrent cette opération.
On le voit : ces deux premières solutions se situent au niveau du
métalangage théorique affectant le statut des notions de langue et de
parole.
La troisième solution est plus originale, car elle se situe au niveau
du donné des faits de langue. Elle consiste à faire réintégrer à la langue
les phénomènes syntagmatiques préalablement situés dans la parole.
Cette opération délicate – c’est précisément celle que Chomsky n’a pas
aperçue – donne lieu à la mise en place de la notion d’ « entité syntag-
matique abstraite », dans le cadre de l’opposition – effacée dans
le CLG, où elle trouve comme substitut approximatif l’opposition des
rapports syntagmatiques aux rapports associatifs – des rapports discursifs
aux rapports intuitifs. La différence entre les deux couples est fonda-
mentale : les rapports discursifs peuvent être intuitifs, alors que les rap-
ports syntagmatiques sont par essence inaptes à être associatifs. On
retrouve nécessairement ici le problème du caractère linéaire, désor-
mais affecté, comme on a vu au chapitre II, non plus au signifiant mais
à la langue. Mais cette successivité des éléments quand elle est de
nature syntaxique présente une particularité :
Toute syntaxe remonte à un principe tellement élémentaire qu’il semble puéril de
l’évoquer : c’est le caractère linéaire de la langue, c’est-à-dire l’impossibilité de prononcer
à la fois deux éléments de la langue. C’est ce qui fait que dans toute forme, il y a un
avant et un après. Ce principe est donné par la nature même des choses : je ne
puis me représenter le mot que par une seule ligne formée de parties successives :
–/–/–/–/–/, aussi bien à l’intérieur (dans le cerveau) que dans la sphère de la
parole. Je vois que dans les deux sphères il y a deux ordonnances correspondant à
deux sortes de relations : d’une part, il y a un ordre discursif, qui est forcément celui
de chaque unité dans la phrase ou dans le mot : signi-fer, puis un autre, l’ordre
intuitif, qui est celui des associations (comme signifer, fero, etc.) qui ne sont pas dans
le système linéaire, mais que l’esprit embrasse d’un seul coup. Une forme isolée est
liée au temps, c’est-à-dire qu’elle a un commencement et une fin : je ne peux avoir
deux éléments combinés sur le même point de la ligne. De ce principe dépend tout
un ordre de relations dont un bon nombre seront de syntaxe (Engler, 1968-1989,
278, notes de Riedlinger ; ce fragment n’est pas précisément représenté dans
le CLG).

Ainsi, les phénomènes syntaxiques, quels que soient la dimension et


le statut des unités entre lesquels ils se manifestent, échappent au carac-
tère « concret » de l’ « ordre discursif » pour se classer dans l’« ordre
intuitif » où ils accèdent à la qualité d’entités syntagmatiques abstraites.
116 À la recherche de Ferdinand de Saussure

C’est cet « ordre intuitif » qui impose signifer ou désireux, en excluant fer-
signum et eux-désir, barbarismes effectivement cités par Saussure (Engler,
1968-1989, 313 ; CLG, 1901). Et qu’on n’aille pas me dire que ces ana-
lyses ne portent que sur les « syntagmes » constitués par des mots suf-
fixés ou composés. Non, elles atteignent aussi les « syntagmes étendus »
(Engler, 1968-1989, 316), c’est-à-dire les phrases, au sens le plus strict
du terme phrase : en témoignent les exemples de l’opposition entre je
dois et dois-je ? ou de la structure de la phrase française je cueille une fleur,
« avec la position du substantif après le verbe transitif » (Engler, 1968-
1989, 313 ; CLG, 190-191 ; l’exemple je cueille une fleur n’est pas utilisé
dans les sources manuscrites, qui consacrent de longs développements,
très fortement abrégés dans le CLG, aux cas où c’est l’absence d’un
terme – le « néant » – qui « semble exprimer quelque chose »).

Qu’en est-il, finalement, de la validité des deux rumeurs qui ont été
décrites au début de ce chapitre ? On voit clairement qu’elles sont
l’une et l’autre fausses. La première escamote le projet explicitement
mis en place par Saussure d’une « linguistique de la parole » qui envi-
sagerait la « langue discursive » dans son « jeu » productif. Mais la
seconde n’est pas moins trompeuse : elle feint de donner ce projet
comme réalisé. Visiblement il ne l’est pas, et les quelques formules
qu’on trouve çà et là dans les Écrits ou les SM ne dépassent jamais le
stade d’un programme au plus haut point séduisant et prometteur,
mais non abouti. Quant aux allers et retours perplexes auxquels se livre
Saussure sur la syntaxe, ils se caractérisent, dans ce qu’ils ont de plus
original, précisément par un essai de réintégration à la langue, et non
plus au discours, des phénomènes syntaxiques.
Qu’on se rassure : je ne m’aventurerai pas dans les spéculations,
évidemment hasardeuses, au plus haut point, dans lesquelles on pour-
rait s’engager pour expliquer le silence que Saussure a observé sur la
linguistique du discours, qu’il se promettait pourtant de traiter. Il
convient toujours de garder le silence sur le silence.

1. Mais on verra plus bas – dans le chapitre VI – que dans l’ « objet si spécial » des Anagrammes,
Clitus-Hera peut valoir pour Heraclitus. Exactement comme si eux-désir valait pour désir-eux : indice
non trompeur du caractère totalement déviant de la pratique anagrammatique par rapport aux
règles les plus fondamentales de la langue.
Parole, discours et faculté du langage 117

B I B LIO G R AP H IE

Arrivé Michel (1998), « Trois paradoxes relatifs à la “linguistique de la parole” », Et


multum et multa, Festschrift für Peter Wunderli zum sechzigsten Geburtstag, München, Gun-
ter Narr, 3-15.
Arrivé M. (1999), « Parole saussurienne et énonciation benvenistienne », Mémoires de la
Société de linguistique de Paris, Nouvelle série, t. VI, 99-109.
Benveniste Émile (1974), Problèmes de linguistique générale, II, Paris, Gallimard.
Bergounioux Gabriel (2004), Le moyen de parler, Lagrasse, Verdier.
Bouquet Simon (2005), « Un manuscrit retrouvé de Ferdinand de Saussure ébranle la
linguistique contemporaine », Pour la science.
Chomsky N. (1968-1970), Le langage et la pensée, Payot.
Chomsky Noam (1971), Aspects de la théorie syntaxique, Le Seuil.
Green André (1997), « Le langage au sein de la théorie générale de la représentation »,
in Monique Piñol-Douriez, Pulsions, représentations, langages, Lausanne et Paris, Dela-
chaux & Niestlé, 22-66.
Green A. (2003), « Linguistique de la parole et psychisme non conscient », Ferdinand de
Saussure, Paris, Éditions de L’Herne, 272-284.
Moeschler Jacques et Reboul Anne (1994), Dictionnaire encyclopédique de pragmatique, Paris,
Le Seuil.
Parret Herman (1973), Discussing Language, Dialogues with [...] Noam Chomsky, La Haye,
Mouton.
Puech Christian (2005), « L’émergence de la notion de “discours” en France et les des-
tins du saussurisme », Langages, 159, septembre, 93-110.
CHAPITRE V

L E « T » E M P S D A NS LA RÉFL EX I O N
DE S AU SS U RE

Parler de Saussure, ce fut toujours difficile. Cela le reste


aujourd’hui : le lecteur qui m’a suivi jusqu’à ce cinquième chapitre en
est sans doute convaincu. Ces difficultés tiennent à la spécificité de la
réflexion du linguiste : on passe du paradoxe à la contradiction, appa-
rente souvent, réelle parfois, volontaire et revendiquée à l’occasion. Elle
finit, dans certains cas, par être surmontée par le caractère profondé-
ment dialectique de la pensée de Saussure. Il arrive cependant qu’elle
subsiste, obstinément intacte.
Faut-il dire que ces traits, à mes yeux, n’altèrent jamais la perti-
nence de la réflexion, mais en rendent, à coup sûr, l’analyse entre tou-
tes périlleuse ? On a – j’ai, en tout cas – l’impression de se promener
constamment dans un champ truffé de mines. La difficulté et le danger
s’accroissent aujourd’hui. Aux raisons qui viennent d’être alléguées
s’ajoutent en effet d’autres traits, notamment la spécificité de la mani-
festation progressive des textes saussuriens et la multiplication des tra-
vaux de toutes sortes qui leur sont consacrés.
Parler du « T »emps – avec une majuscule authentiquement saussu-
rienne, comme on verra plus bas – dans la réflexion du maître de
Genève, c’est sans doute ce qu’il y a de plus difficile au sein du difficile.
Au point que le projet même d’aborder le problème dans un bref cha-
pitre tient de la gageure : il y faudrait un livre entier, comme l’ont
compris, entre autres, Choi, 2002, et Pétroff, 2004. On l’a deviné : je
ne pourrai ici que me livrer à un rapide survol des problèmes, il est
vrai déjà abordés dès le chapitre II.
La raison principale de l’éminente difficulté du problème est que le
Temps, contrairement à ce que véhiculait une doxa longtemps domi-
120 À la recherche de Ferdinand de Saussure

nante1, est au centre de la réflexion saussurienne. De façon prolifé-


rante. Je l’ai déjà dit en de nombreuses circonstances (Arrivé, 1990,
1993, 1994-2005, 1995, 2001) mais, à peine précédé par quelques-uns
(notamment Engler, 1988 et Wunderli, 1990) je n’ai été qu’assez peu
suivi (Choi, 2002 ; Parret, 2002, notamment p. 53-66, et, naturelle-
ment, Pétroff, 2004, ce dernier, à mon sens, posant exactement les pro-
blèmes, mais s’égarant très tôt dans des interprétations parfois peu
compatibles avec la lettre du texte de Saussure).
Pour poser le problème dans toute sa complexité, il est utile de dis-
tinguer trois aspects de la réflexion de Saussure, sans trop se faire
d’illusions sur la validité de cette distinction2 :
1 / L’aspect strictement linguistique, tel qu’il se manifeste dans
le CLG – dans sa forme standard et dans les sources manuscrites – et
dans les textes connexes.
2 / La composante sémiologique de la réflexion de Saussure : la
recherche sur la légende, les textes connexes, et, naturellement, les pas-
sages sémiologiques du CLG et des textes connexes. – On aura évidem-
ment repéré, par l’énumération même des sources textuelles, que la
coupure effectuée entre « réflexion linguistique » et « réflexion sémiolo-
gique » est au plus haut point artificielle : elle n’est opérée ici qu’à des
fins didactiques. L’examen des textes aura pour effet de mettre en évi-
dence la relation étroite qui s’établit entre ces deux pans de la réflexion
saussurienne, au point, peut-être, d’en rendre la séparation arbitraire et
inutile. Ce problème a déjà été quelque peu éclairé – ou obscurci ? –
par le chapitre III.
3 / La recherche sur les anagrammes. Ici, la coupure est moins
arbitraire, bien que, on le verra, le problème du temps donne à Saus-
sure l’une des rarissimes occasions de faire apparaître, dans le travail
sur les anagrammes, une allusion aux notions mises en place dans le
CLG.

1. Elle est généralement caractérisée comme « structuraliste ». En gros, ce n’est pas faux, ou
plus précisément c’est exact dans la mesure où la plupart des tenants de cette doxa relèvent du
« structuralisme ». Mesure évidemment diverse selon les cas. On cite généralement comme pro-
fessant cette doxa Benveniste, Jakobson (1973, 22), Martinet et plusieurs autres. On s’étonne un
peu de trouver dans cette liste Benveniste, par ailleurs lecteur particulièrement aigu de Saus-
sure : « Le langage [tel que le conçoit Saussure] en lui-même ne comporte aucune dimension
temporelle, il est synchronie et structure, il ne fonctionne qu’en vertu de sa nature symbolique »
(1966, 5).
2. J’ai essayé d’évaluer cette validité dans le chapitre III.
Le « T » emps dans la réflexion de Saussure 121

I. L E TEMPS DANS LA RÉFLEXION LINGUISTIQUE DE SAUSSURE

Dans la réflexion strictement linguistique de Saussure, les faits sont


à première vue clairs. Le temps semble intervenir de deux façons com-
plètement disjointes dans le CLG (et dans les textes connexes) :
1 / L’intervention du temps détermine l’un des deux « principes »,
le « second » après l’arbitraire, qui gouvernent le signe : le « caractère
linéaire du signifiant » :
Le signifiant, étant de nature auditive, se déroule dans le temps seul et a les carac-
tères qu’il emprunte au temps : a) il représente une étendue, et b) cette étendue est mesurable
dans une seule dimension : c’est une ligne.
Ce principe est évident, mais il semble qu’on ait toujours négligé de l’énoncer,
sans doute parce qu’on l’a trouvé trop simple ; cependant il est fondamental et les
conséquences en sont incalculables ; son importance est égale à celle de la première
loi [celle de « l’arbitraire du signe », M. A.]. Tout le mécanisme de la langue en
dépend (voir p. 1701). Par opposition aux signifiants visuels (signaux maritimes, etc.)
qui peuvent offrir des complications simultanées sur plusieurs dimensions, les signi-
fiants acoustiques ne disposent que de la ligne du temps ; leurs éléments se présentent
l’un après l’autre ; ils forment une chaîne (CLG, 103 ; le texte est pour l’essentiel
conforme aux propos effectivement tenus pas Saussure dans son enseignement).

Ce premier mode d’intervention du temps semble n’affecter que la


parole. Ici, les sources manuscrites sont nettement plus explicites que
le CLG. Déjà cité dans le chapitre II, ce texte doit être reproduit ici :
Mais il y a ici un caractère capital de la matière phonique, non mis suffisamment en
relief : c’est de se présenter à nous comme une chaîne acoustique, ce qui entraîne
immédiatement le caractère temporel, qui est de n’avoir qu’une dimension. On
pourrait dire que c’est un caractère linéaire : la chaîne de la parole, forcément, se présente à
nous comme une ligne (souligné par M. A.), et cela a une immense portée pour tous les
rapports postérieurs qui s’établiront. Les différences qualitatives (différence d’une
voyelle à une autre, d’accent) n’arrivent à se traduire que successivement. On ne peut
avoir à la fois une voyelle accentuée et atone ; tout forme une ligne, comme d’ailleurs
en musique (Godel, 1957-1969, 205-206 ; Engler, 1968-1989, 234).

On remarquera l’équivalence absolue qui s’établit entre les deux


expressions caractère temporel et caractère linéaire, la seconde n’étant en
somme qu’une métaphorisation spatiale de la première2.
1. Ce renvoi à la p. 170 (qui évidemment vient des éditeurs du CLG) annonce le glissement qui
sera effectivement opéré à cette page du « caractère linéaire du signifiant » au « caractère linéaire
de la langue ».
2. J’avoue que je m’étonne fortement de voir Blanche-Noëlle Grunig, dans des considérations au
demeurant très raisonnables sur « Le temps [dans le langage] » (2005, 104-105) aborder le pro-
blème de « la production de parole qui s’inscrit évidemment dans le temps » sans songer à évo-
quer ne serait-ce que le nom de Saussure.
122 À la recherche de Ferdinand de Saussure

2 / L’autre mode d’intervention du temps sur le langage donne lieu


aux considérations suivantes :
Le fait que le Temps intervient pour altérer la langue, comme il intervient pour
altérer <ou modifier> toute chose, ne semble pas d’abord un fait bien grave pour
les conditions où est placée la science linguistique. Et je dois ajouter que je ne vois
qu’une infime proportion de linguistes, ou peut-être aucune, qui soit disposée elle-
même à croire que la question du Temps crée à la Linguistique des conditions
particulières..., voire une question centrale et pouvant aboutir à scinder la Linguis-
tique en deux sciences (Engler, 1968-1989, 175).

Texte qu’il faut comparer à celui qui lui a été substitué dans
l’édition standard (CLG, 114) : abrégé, affadi, il a entièrement perdu la
« gravité » que Saussure, originellement, lui conférait. Une étrange
pudeur semble avoir poussé les éditeurs à censurer, avec le rythme et
les répétitions, tout ce qui est méditation sur le « T »emps (c’est inten-
tionnellement que j’isole la majuscule entre guillemets : les éditeurs
l’ont supprimée) – et non pas seulement sur le « facteur temps » –
expression dont le sens n’est pas évident.
C’est cette seconde intervention du temps qui détermine la mise en
place de l’opposition fondamentale entre « deux linguistiques » : après
avoir envisagé plusieurs possibilités terminologiques, le texte du CLG
propose finalement la dichotomie de la synchronie et de la diachronie :
Pour mieux marquer cette opposition et ce croisement de deux ordres de phéno-
mènes relatifs au même objet, nous préférons parler de linguistique synchronique et
de linguistique diachronique. Est synchronique tout ce qui se rapporte à l’aspect sta-
tique de notre science, diachronique tout ce qui a trait aux évolutions. De même
synchronie et diachronie désigneront respectivement un état de langue et une phase
d’évolution (CLG, 117).

On l’a inévitablement repéré dans les textes cités : c’est la langue


qui est affectée par le temps de la diachronie. La langue, et, nécessaire-
ment, sa composante essentielle, le signe :
Le signe [élément de la langue, M. A.] est dans le cas de s’altérer parce qu’il se
continue (CLG, 108-109).

À voir les faits de cette façon, les choses peuvent paraître simples :
le temps qui détermine le « caractère linéaire » (c’est-à-dire temporel)
du signifiant affecte la parole. Le temps qui est à l’origine du change-
ment linguistique concerne la langue. Ainsi s’articulent de façon appa-
remment satisfaisante deux dichotomies fondamentales de l’ensei-
gnement saussurien. Cette répartition a été reconnue de longue date,
notamment par Robert Godel, qui la décrit avec pertinence. Je crois
Le « T » emps dans la réflexion de Saussure 123

utile de reprendre cette citation plutôt que de renvoyer le lecteur au


chapitre II :
Saussure utilise de deux façons très différentes la notion de temps, selon qu’il envi-
sage la perspective diachronique ou la perspective synchronique. Dans le premier
cas le temps est l’agent, plus précisément la condition nécessaire du changement ;
dans le second, c’est simplement l’espace du discours (1957, 207 ; on remarquera
avec intérêt la substitution opérée par l’auteur de « condition nécessaire » à
« cause » : on verra plus bas que cette hésitation sur le statut, causal ou non, de
l’intervention du temps sur la langue est l’un des aspects fondamentaux du pro-
blème du temps dans la réflexion de Saussure).

On le devine sans doute : les faits ne sont pas aussi simples. Reve-
nons au principe du « caractère linéaire du signifiant ». Dans l’illustre
passage de la page 103 du CLG, il est dit que le principe est « évident »
et que, sans doute pour cette raison, il n’a jamais été énoncé. Ces deux
remarques sont fortement contestables, et Hjelmslev le signalera dans le
texte qui sera cité plus bas. Mais ce sont là vétilles négligeables :
l’évidence est souvent subjective, et la visée du Cours n’est pas essentiel-
lement de faire l’inventaire des opinions émises au cours de l’histoire de
la linguistique. L’essentiel réside dans une très grave difficulté théo-
rique. Dans le passage de la page 103, le principe est explicitement
donné – par le nom même qui lui est donné, qui oppose le second
principe au premier ( « l’arbitraire du signe » ) et par l’allusion à la « syl-
labe »1 – pour ne gouverner que le signifiant. Mais lorsque le Cours en
vient à poser le problème de la distinction entre rapports syntagmati-
ques et rapports associatifs, le principe du « caractère linéaire » est allé-
gué pour poser, précisément, la notion de rapports syntagmatiques. On
s’aperçoit alors avec surprise qu’il change de nom : il prend celui de
« caractère linéaire de la langue ». Changement fondamental ? C’est ce
qu’on s’attend à voir signaler et expliquer : le concept de signifiant ne se
confond évidemment pas avec celui de langue, qui implique le signe, et
de ce fait nécessairement le signifié. Sans parler du système. Mais, d’une
façon à vrai dire très surprenante, le Cours ne présente pas les faits de
cette façon : la mention du « caractère linéaire de la langue » donne
lieu à une référence à la mise en place, p. 103, du « caractère linéaire
du signifiant », comme si les deux dénominations du principe visaient

1. En ce point, le CLG ne fournit pas d’exemples. Mais p. 64, le mot BARBAROS (dans les Sources
manuscrites, l’exemple choisi est latin : FENESTRA), accompagné d’un schéma en forme de grille,
donne lieu à l’analyse suivante : « La ligne horizontale représente la chaîne phonique, les petites
barres verticales, les passages d’un son à un autre. » Le caractère linéaire n’est illustré que par la
succession des sons à l’intérieur du mot, sans allusion aucune à une autre successivité : celle des
mots dans le syntagme.
124 À la recherche de Ferdinand de Saussure

la même réalité : il n’y aurait aucune différence entre le caractère


linéaire du signifiant et celui de la langue.
Avec cette référence interne, on reste, me dira-t-on, dans l’implicite.
On trouve l’explicite dans un passage des notes de Riedlinger sur le
Cours I (Godel, 1957-1969, 22 ; Engler, 1968-1989, 218), où le « carac-
tère linéaire de la langue » est explicitement défini par ce qui constitue
le caractère linéaire du signifiant : « L’impossibilité de prononcer à la
fois deux éléments de la langue. »
On voit la difficulté majeure que pose la substitution de « la
langue » au « signifiant » dans la mise en place du « caractère
linéaire ». Si le caractère linéaire est affecté à la langue, il concerne
non seulement le signifiant, mais aussi le signifié. D’où une contradic-
tion flagrante entre les deux conceptions saussuriennes de la linéarité.
Le premier – et, à vrai dire, l’un des seuls à avoir repéré cette contra-
diction1 – n’est autre que Hjelmslev. Dès 1939, dans un texte révélé
par Zinna en 1995, il formule, avec sa lucidité et sa clarté habituelles,
les remarques suivantes :
Selon le Cours de linguistique générale, le caractère linéaire serait propre au signifiant
seulement. À ce qu’il paraît, le signifié ne serait pas linéaire, pas nécessairement du
moins. Mais cette différence entre les deux plans de la langue est-elle tenable ? Dès
qu’on fait entrer dans nos considérations, comme il paraît inévitable, la différence
entre axe syntagmatique et axe paradigmatique, on a de la peine à réserver le
caractère linéaire au signifiant seul. Car le syntagmatique est en jeu pour le signifié
au même titre que pour le signifiant, et on n’entrevoit pas la possibilité de recon-
naître le syntagmatique du signifié sans reconnaître du même coup un enchaîne-
ment des unités (Hjelmslev, 1939, in Zinna, 1995, 254).

Cette critique, on le voit, porte sur la conception du caractère


linéaire alléguée, à la page 103 du CLG, dans le chapitre sur la
« Nature du signe linguistique ». Hjelmslev reconnaît, tout juste après,
que « selon le Cours ce n’est pas seulement la parole – prise ici dans le
sens de “signifiant phonique”, voir le chapitre IV – qui est linéaire »
(ibid., 255). Et Hjelmslev d’alléguer la pertinence de « l’ordre des mots
dans la phrase », non moins « importante » que « l’agencement des
phonèmes dans la syllabe » (ibid., 255) : « Kuhhorn et Hornkuh » [corne de
1. Je continue en effet à m’étonner qu’elle n’ait pas été remarquée par certains des lecteurs les
plus attentifs de Saussure. Ainsi Milner (1989, 385-386) s’associe aux critiques formulées par
Jakobson, mais semble ne pas apercevoir le problème posé par la double dénomination du
« caractère linéaire ». Il va même jusqu’à ajouter, de façon au plus haut point problématique (et
en tout cas fort peu saussurienne) une troisième dénomination : le caractère linéaire du langage. Reve-
nant avec acuité, à propos de Foucault, sur le problème de la linéarité, il ne marque cependant
pas de façon assez claire la confusion faite par Foucault (à la suite, il est vrai, de Saussure) entre
les deux conceptions de la linéarité (2005, 72).
Le « T » emps dans la réflexion de Saussure 125

vache et vache à cornes, distingués en allemand exclusivement par l’ordre


des termes, c’est-à-dire leur successivité dans le temps], vieux exemples
empruntés à Bühler, illustrent la pertinence du caractère linéaire du
signifiant, certes, mais aussi du signifié. Le problème, on le sait, est
d’une infinie complexité, et Hjelmslev, dans sa « brève communica-
tion » (p. 251), ne fait que le survoler, sans examiner les spécificités, dif-
férentes, de la linéarité selon qu’elle affecte, dans la syllabe, l’ordre des
phonèmes, ou, dans le syntagme et la phrase, l’ordre des mots. Il ne
signale pas les différences, considérables, que les langues réservent à
l’utilisation de la linéarité1 : la pertinence de la consécutivité des signes,
variable, n’y a jamais la constance absolue de la linéarité des signi-
fiants, c’est-à-dire ici des phonèmes. Et ce n’est que de façon fugitive
– quoique très ferme – qu’il pose, au contraire de Saussure, l’hypothèse
que le « caractère linéaire domine le signifiant et le signifié au même
titre, en d’autres termes qu’il domine le signe » (p. 257). Il reste qu’il a
repéré avec acuité le fait que le temps de la linéarité n’affecte pas seule-
ment la parole, mais aussi la langue.
À vrai dire, le CLG le dit aussi, comme suffit à l’afficher la formule
authentiquement saussurienne du « caractère linéaire de la langue ».
Ou comme continuent à le montrer les exemples qu’il fournit de perti-
nence de l’ordre des mots, dans les analyses qu’il donne, par exemple,
de l’opposition en français de je dois à dois-je ? (CLG, 190). Mais la posi-
tion de Saussure reste entachée par la contradiction – Hjelmslev parle,
plus sévèrement, d’ « inconsistance » (p. 254) – qui consiste à assimiler
purement et simplement « caractère linéaire de la langue » et « carac-
tère linéaire du signifiant ».
« Inconsistance » de la réflexion de Saussure ? Ne convient-il pas
plutôt de repérer une fois de plus en ce point le caractère dialectique
de sa pensée ?
C’est qu’il n’est plus possible de se contenter d’affecter les deux
interventions du temps saussurien à la parole et à la langue : le temps
du caractère linéaire affecte aussi bien la langue – système de signes –
que la parole. Et il n’est sans doute pas illégitime de se demander si,
inversement, le temps de la diachronie n’affecte pas aussi bien la parole
que la langue. Si, en somme, selon la formule apparemment trop
hardie de Lacan, il n’y a pas une « diachronie du discours » (Lacan,
1981, 66) : on verra plus bas ce qu’il en est de cette hypothèse.

1. On aura inévitablement remarqué que le français inverse l’ordre des éléments par rapport à
l’allemand, et recourt en outre à l’opposition, inutile en allemand, des prépositions de et à.
126 À la recherche de Ferdinand de Saussure

Finalement, c’est la duplicité même du temps saussurien qui se


trouve mise en cause. Ne serait-elle qu’une illusion, reflet trompeur de
la dichotomie opérée entre langue et parole ? Et cette dichotomie elle-
même a-t-elle bien le caractère absolument tranché qui lui est conféré
dans certains passages du CLG ? N’y a-t-il pas en réalité quelque poro-
sité entre les deux concepts ?
J’ai conscience en posant ces questions d’atteindre de proche en
proche tous les éléments du système saussurien, si « serré » – c’est le
mot de Saussure – qu’il est impossible d’en toucher un élément sans
aussitôt atteindre tous les autres. Qu’on se rassure toutefois : le système
saussurien est solide, et se défend bien contre les atteintes. Il n’est tou-
tefois pas impossible que, tout en restant aussi « serré », il se construise
d’une façon différente de celle que les textes les mieux connus, en tout
cas les plus cités, font apparaître.
Reprenons donc les faits relatifs au Temps. Deux positions sont
possibles :
1 / La première consiste à séparer deux conceptions du temps saus-
surien : le temps « subjectif » de la parole, manifesté par le « caractère
linéaire du signifiant », et le temps « objectif » de la diachronie, qui
affecterait la langue.
2 / La seconde consiste à faire l’hypothèse que c’est le même
Temps qui est en cause dans le caractère linéaire – cette fois étendu au
signifié, et par là à la langue – et dans la diachronie.
La solution qui me paraît s’imposer est la seconde. Elle s’appuie sur
un ensemble de propositions absolument explicites de Saussure. Je cite
les plus importantes.
La plus spectaculaire est extraite du CLG. Avec une référence au
passage antérieur de la page 150, le Cours fournit les précisions sui-
vantes. Elles ont déjà été alléguées, mais d’un autre point de vue, dans
le chapitre II :
(...) il est tout aussi intéressant de savoir comment Messieurs ! répété plusieurs fois de
suite dans un discours est identique à lui-même, que de savoir pourquoi pas (néga-
tion) est identique à pas (substantif) ou, ce qui revient au même, pourquoi chaud est
identique à calidum (CLG, 250).

On ne saurait être plus explicite. C’est le même temps qui sépare les
occurrences successives de l’apostrophe Messieurs ! dans le discours d’un
conférencier et les emplois également successifs, quoique notablement
plus éloignés l’un de l’autre, de calidum et de chaud. Une objection : les
Messieurs ! successifs du conférencier sont identiques entre eux, alors que
Le « T » emps dans la réflexion de Saussure 127

chaud est fortement différent de calidum. Mais le texte du Cours a prévu


cette objection. Dans les deux sens : d’un côté les Messieurs ! successifs du
conférencier ne sont qu’apparemment identiques entre eux :
(...) on a le sentiment qu’il s’agit chaque fois de la même expression, et pourtant les
variations de débit et l’intonation la présentent, dans les divers passages, avec des
différences phoniques très appréciables – aussi appréciables que celles qui servent
ailleurs à distinguer des mots différents (cf. pomme et paume, goutte et je goûte, fuir et
fouir, etc.) ; en outre, ce sentiment de l’identité persiste, bien qu’au point de vue
sémantique non plus il n’y ait pas d’identité d’un Messieurs ! à l’autre, (CLG, 150).
Mais d’un autre côté calidum et chaud sont bien d’une certaine façon
identiques, même si leur « identité » est qualifiée de « mystérieuse » :
Il est mystérieux, le lien de cette identité diachronique, qui fait que deux mots ont
changé complètement (calidus : chaud ; aiwa : je1) et qu’on en affirme cependant
l’identité. En quoi consiste-t-il ? (Engler, 1968-1989, 413 ; voir aussi, ibid., le com-
mentaire sur sevrer et separare : « L’identité à travers le temps par laquelle nous
disons que sevrer, c’est separare. » On retrouve ces propositions, présentées de façon
terminologiquement différente, dans le CLG, 249).
Comme il lui arrive fréquemment, Saussure laisse la question
pendante, se contentant pour toute réponse de l’adverbe précisément, ici
particulièrement déceptif. Car cette dialectique de l’identité et de la
non-identité à lui-même de l’objet linguistique est l’un de ces labyrin-
thes infernaux (mais incontournables, au sens le plus littéral du terme...)
dans lesquels Saussure se plaît à errer interminablement, révélant par
là même le caractère sans doute définitivement insoluble du problème.
On admirera ici la sérénité (feinte ?) avec laquelle Saussure s’installe
dans le paradoxe : il pose comme relevant de la même évidence que
calidum et chaud, ou separare et sevrer sont identiques et que les Messieurs
ou les guerre successifs du même orateur sont différents. Ce qui permet
sans doute d’inférer que la notion lacanienne alléguée plus haut de
« diachronie du discours » trouve bien chez Saussure son étymon, il est
vrai resté implicite.
Les citations données sont, à la réserve de la dernière, extraites
du CLG. Et il est peu contestable que les éditeurs ont parfois rendu de
façon un peu raide la réflexion de Saussure. Mais les sources manuscri-
tes révèlent d’autres accès, finalement peu différents, de la douloureuse
méditation de Saussure. Ainsi dans ce passage du Cours III :
De même que nous avons eu de la peine à reconnaître ce qu’est une entité, on a
de la peine à reconnaître ce qu’est une identité. Nous faisons souvent des identités
comme celle-ci : Un train part à 5 h 25 de Cornavin, tous les jours ; pour nous il

1. Il ne s’agit évidemment pas du pronom personnel je français, mais de l’adverbe temporel


allemand je.
128 À la recherche de Ferdinand de Saussure

est identique. Un orateur parle de la guerre et répète quinze ou vingt fois le mot
guerre. Nous le déclarons identique. Or chaque fois que le mot est prononcé, il y a
des actes séparés (Engler, 1968-1989, 246 ; il s’agit des notes de Constantin ; assez
bizarrement en ce point les notes des différents auditeurs sont assez nettement dif-
férentes. Cornavin est le nom de la gare de Genève).

Les « actes » qui font à chaque fois surgir l’occurrence nouvelle, à


la fois identique et différente, du mot, sont des actes de parole1. C’est
ainsi que prend tout son sens ce théorème saussurien : le changement
diachronique trouve son origine dans la parole :
Tout ce qui est diachronique dans la langue l’est par la parole, ne l’est que par la
parole (Godel, 1957-1969, 156 ; Engler, 1968-1989, 223 ; voir aussi CLG, 138 – la
formulation est exactement conforme à celle des sources manuscrites – et 143).

Par ce lien indissoluble tissé entre langue et parole se préfigurent deux


notions absentes, sauf erreur ou oubli, dans le CLG, mais manifestées à
plusieurs reprises dans les sources manuscrites et dans les Écrits de lin-
guistique générale : la langue discursive (Écrits, 117) – ce syntagme apparem-
ment oxymorique est explicitement donné comme un équivalent de
parole – et le langage discursif (Écrits, 95) : c’est « exclusivement » dans ce
langage discursif que « se font toutes les modifications, soit phonétiques,
soit grammaticales (analogiques) ».
La réflexion de Saussure en viendra finalement, à propos d’un
exemple du même type que calidum et chaud, à mettre en cause le
concept même d’objet en linguistique :
Considérons par exemple la suite de sons vocaux alka, qui, après un certain temps,
en passant de bouche en bouche, est devenue ok, et remarquons que, pour simpli-
fier, nous nous abstenons absolument de faire intervenir la valeur significative de
alka ou ok, quoique sans elle il n’y ait pas même le commencement d’un fait de
langage proprement dit. Donc alka, moyennant le facteur TEMPS, se trouve être ok.
Au fond, où est le LIEN entre alka et ok ? Si nous entrons dans cette voie, et il est
inflexiblement nécessaire d’y entrer, nous voyons bientôt qu’il faudra se demander où est
le LIEN entre alka et alka lui-même et à ce moment nous comprendrons qu’il n’y a
nulle part comme fait primordial une chose qui soit alka (ni aucune chose) : mais
qu’il y a d’abord un genre de rapports que nous établissons, par exemple le rapport
entre alka et ok qui nous suggère l’idée d’une certaine espèce d’unité, encore très
difficile à définir (Engler, 1968-1989, 414 ; Écrits, 200-201).

Texte d’une extrême difficulté. Il aboutit à la mise en cause de


l’objet linguistique – ici exemplifié par la « chose » alka – en tant que
tel. Il lui substitue une « certaine espèce d’unité, encore très difficile à

1. Le problème des « actes de parole », autrement dits « actes de langage » (l’expression est uti-
lisée par Saussure, Écrits, 129) a été traité dans le chapitre IV.
Le « T » emps dans la réflexion de Saussure 129

définir », fondée sur le rapport entre les « choses ». C’est en somme le


problème de l’identité à lui-même de l’objet linguistique qui se trouve
ici posé : et l’on voit que le problème de cette identité se pose de la
même façon dans la diachronie de l’histoire de la langue et dans la syn-
chronie apparente du discours. Saussure pose en effet l’équivalence
entre le « LIEN » qui attache alka à ok – séparés par plusieurs siècles – et
le « LIEN » qui attache alka à lui-même, dans les occurrences successi-
ves, séparées par quelques secondes, d’un même discours. La « chose »
alka en viendrait-elle à se dissoudre, à passer au statut de « bulle de
savon », d’ « être inexistant » qui, on l’a vu dans le chapitre III, est
celui de ces « symboles » voisins que sont les éléments de la légende ?
C’est ce qui me semble suggéré par la dénégation comme fait primor-
dial de la chose en soi.
On l’a compris : l’examen attentif des textes semble montrer sans
équivoque qu’en dépit de certaines apparences la conception saussu-
rienne du Temps est unique. C’est le même Temps qui intervient sur
le discours du sujet et sur la langue. Seule différence, mais capitale : le
rôle conféré à la « masse parlante » lors de l’intervention sur la
langue.
Cependant l’opinion opposée – celle qui prône la solution de la
duplicité du temps saussurien – a toujours ses partisans. Elle a même
été renouvelée en 2004 par le livre de Pétroff, qui la pose de façon
entièrement explicite :
[On voit] la différence essentielle entre le temps considéré comme un cadre [le
temps qui détermine le caractère linéaire, M. A.] et le temps considéré comme un
acteur [celui de la diachronie, M. A.]. Le « temps-cadre » se mesure, se chrono-
mètre, et sa durée est plus ou moins longue. La mesure du « temps-acteur », en
revanche, n’est pas la durée, c’est la fréquence des événements qui provoquent
l’apparition de nouveaux systèmes. Le temps acoustique, le temps du discours et le
temps de la diachronie sont de nature différente (2004, 178).

L’argument de Pétroff ? Il est simple, et, de ce fait, apparemment


convaincant : le « temps-acteur » de la diachronie agit comme cause1

1. Qu’on se rassure : je laisserai pendant le problème du sens de la notion de cause. J’ai ici un
garant : Saussure lui-même. Il pose explicitement la question, à propos de la « loi du moindre
effort » en phonétique : « Qu’est-ce que nous appelons cause ? » (Engler, 1968-1989, 340). Mais
la réponse qu’il donne est en réalité un refus de répondre à la fois ludique, résigné et circulaire :
« C’est l’occasion déterminante, la chiquenaude par laquelle on passe tout d’un coup au principe
du moindre effort : le phénomène phonétique intervient à un moment donné ; pendant quatre à
cinq mille ans par exemple on a prononcé i bref et dans l’espace de deux générations il se pro-
duit le changement en i long (siben > sieben, ainsi du a bref, etc.). Pourquoi cela, quelle en est la
cause ? »
130 À la recherche de Ferdinand de Saussure

du changement linguistique, à la différence du « temps-cadre » du dis-


cours. Mieux : il agit comme cause unique. Pour bien mettre en évi-
dence cette fonction causale du temps, Pétroff fait appel, par contraste,
au rôle du temps dans la dynamique, à ses yeux alléguée de façon
inexacte par Saussure :
Il [Saussure] fait erreur quand il compare la diachronie à la mécanique dyna-
mique. Le rôle du Temps en dynamique est complètement différent de celui qui
est en jeu dans la diachronie. Dans la dynamique, il n’est qu’un cadre dans lequel
se déroulent les phénomènes étudiés, un système de référence. Le temps de Saus-
sure est en revanche un acteur, l’acteur unique du changement (2004, 182).

C’est ici que surgit une grave difficulté, que Pétroff, si je ne me


trompe, n’a pas aperçue. Elle tient dans le fait que Saussure ne pose
jamais le temps comme « acteur » (cause ?) unique du changement lin-
guistique. Il semble même qu’il ait quelque répugnance à lui conférer
quelque fonction causale que ce soit. À cet égard, il convient de citer
de nouveau un passage entre tous pertinent :
Si l’on prenait la langue dans le temps, sans la masse parlante – supposons un indi-
vidu isolé vivant pendant plusieurs siècles – on ne constaterait peut-être aucune
altération ; le temps n’agirait pas sur elle (CLG, 113).

On l’a vu dans le chapitre II : il est sans doute impossible de déci-


der si le « temps » allégué dans ce passage est celui du « caractère
linéaire » ou celui de la diachronie. C’est qu’en ce point se rencon-
trent, en un nœud définitivement fixé, les deux Temps saussuriens :
celui de la linéarité, autrement dit la temporalité, de l’acte de parole
– acte indispensable à l’évolution de la langue – et celui de la dia-
chronie, qui n’est en somme que le même temps, dès qu’intervient la
masse parlante.
Le texte, à mon sens, le dit clairement : le temps n’intervient nulle-
ment comme « acteur unique » du changement, puisqu’il est inapte à
opérer ce changement tant que le sujet parlant est unique. Il est vrai
que les transformations peuvent apparaître avec le temps dès
qu’intervient la « masse parlante ». Mais est-il légitime alors de dire
que le temps est « acteur » ? Ne vaut-il pas mieux dire qu’il est la
condition présupposée par le concept même de changement ? Car est-il
possible de concevoir un changement sans poser un avant et un après ?
Quant à l’acteur du changement, c’est à l’évidence la « masse par-
lante », c’est-à-dire, aussi littéralement que possible, la « masse » des
sujets parlants, qui se transmettent les innovations produites dans leurs
« actes » de parole. Exactement de la même façon, on le verra plus bas,
Le « T » emps dans la réflexion de Saussure 131

que, dans la légende, les « récitations » successives du texte en entraî-


nent la transformation1.
En d’autres points de sa réflexion, Saussure est visiblement tenté
d’aller plus loin. On le voit à diverses reprises se laisser aller à une ten-
tation : celle de ramener le changement diachronique à son aspect
exclusivement phonétique. Les traces de cette tentation s’observent par
exemple dans ce fragment d’un projet d’ « index », où il pose l’ « équi-
valence » de diachronique et de phonétique :
DIACHRONIQUE. Est opposé à synchronique ou idiosynchronique. Pourquoi équivalent
de phonétique (Écrits, 227).

En un autre point, Saussure explicite cette équivalence :


Donc l’origine d’une quantité de faits synchroniques n’est que phonétique, par
conséquent diachronique, et la distinction reste claire. Il faut se le rappeler pour ne
pas se hâter de dire qu’on sort de la phonétique, qu’on fait de la grammaire histo-
rique : on se trouve dans deux domaines : un s’étend dans un état de choses, est
synchronique ; l’autre dans le temps (Engler, 1969-1989, 324 ; voir le sort réservé à
ce passage dans le CLG, 195).

Ainsi l’aspect phonétique des phénomènes linguistiques s’étend – il


faut comprendre : ne s’étend que – dans le temps, et s’oppose par là
aux faits de « grammaire », qui « s’étendent dans un état de choses syn-
chronique », et de ce fait ne s’étendent pas dans le temps.
C’est précisément en ce point qu’on retrouve, dans le mécanisme si
« serré » de la réflexion de Saussure, une des conséquences du principe
de l’arbitraire du signe. Elle permettra de rendre compte de la spécifi-
cité des changements linguistiques (autrement dit, au moins dans
l’optique adoptée à ce moment par Saussure, phonétiques) :
Par le fait même qu’il n’y a jamais dans la langue de corrélation interne entre les
signes vocaux et l’idée, entre l’idée et son instrument, ces signes sont abandonnés à
leur propre vie matérielle d’une manière tout à fait inconnue dans les domaines où
la forme extérieure pourra se réclamer du plus léger degré de connexité naturelle
avec l’idée (Écrits, 214 ; ce texte est de nouveau extrait des notes pour l’article sur
Whitney : à cette époque, en 1894, Saussure utilise encore signe et idée avec le sens
qui plus tard sera affecté à signifiant et signifié).

1. Dans un segment de son projet d’ouvrage De l’essence double du langage (Écrits, 55), Saussure exa-
mine le problème du changement diachronique dans la terminologie qu’il utilise généralement
dans la recherche sur la légende : « En réalité, tout ce qui est dans la langue vient souvent des
accidents de sa TRANSMISSION, mais cela ne signifie pas qu’on puisse substituer l’étude de cette
transmission à l’étude de la langue ; ni surtout qu’il n’y ait pas à chaque moment, comme nous
l’affirmons, deux choses d’ordre entièrement distinct, dans cette langue d’une part, et dans cette
transmission de l’autre. »
132 À la recherche de Ferdinand de Saussure

Cette « manière tout à fait inconnue » de la « vie » – à com-


prendre, ici, comme évolution – des signes, il y a un nom pour la dési-
gner : le hasard, précisément « le hasard des événements phonétiques et
autres » (Écrits, p. 207) parfois remplacé par le beau néologisme fortuité :
Par sa genèse, un procédé provient de n’importe quel hasard. [Suit, malheureuse-
ment trouée de blancs, une analyse comparée de certaines évolutions « fortuites »
qui rapprochent la structure de l’ancien français de celle de l’hébreu : Hôtel-Dieu,
« hôtel de Dieu » est analogue à tsedek Yahweh, « justice de Dieu »] et alors il est
tout aussi clair qu’une fortuité du même genre a pu précipiter le protosémite dans
ce qui semble être un de ses traits indélébiles (Écrits, 215).

On l’aperçoit par cette prise de position : le hasard à l’œuvre dans


l’évolution des langues en vient à mettre en cause jusqu’à leur classifi-
cation, qu’elle soit historique ou typologique :
Mais dès lors quelle est la valeur d’une classification quelconque des langues
d’après les procédés qu’elles emploient pour l’expression de la pensée ; ou à quoi
cela correspond-il ? Absolument à rien, si ce n’est à leur état momentané et sans
cesse modifiable [voilà pour la typologie, M. A.]. Ni leurs antécédents, ni leurs
cousinages [et voilà pour l’histoire, M. A.], ni encore moins l’esprit de la race
n’ont aucun rapport nécessaire avec ce procédé qui est à la merci du plus ridicule
accident de voyelle ou d’accent qui se produira l’instant d’après dans la même
langue (Écrits, 216).

Ultime avancée de Saussure dans cette mise en cause des classifica-


tions historiques : la suggestion, à peine ludique, de faire sortir
l’allemand de l’inventaire des langues indo-européennes :
[...] des composés comme Bet-haus, Spring-brunnen (où le premier terme offre
une idée verbale) pourraient être employés pour dire que l’allemand n’est pas une
langue indo-européenne (Écrits, 215).

C’est en ce point de la réflexion de Saussure que se situe l’une de


ses plus illustres métaphores : celle de la partie d’échecs. Elle apparaît,
longuement, dès 1894, dans le projet d’article sur Whitney (Écrits,
p. 206-208 et 217). Elle est reprise, plus de dix ans après, en plusieurs
points du CLG. Pour qui connaît, même sans les pratiquer, les règles du
jeu d’échecs, l’analogie entre les deux « systèmes de valeurs » que sont
le jeu et la langue est en effet frappante. Saussure la développe avec
une virtuosité sans défaut dans les deux textes. Le point central est que,
dans l’un et l’autre système, la mutation n’affecte jamais, directement,
qu’une pièce à chaque coup :
Chaque coup d’échecs ne met en mouvement qu’une seule pièce ; de même dans
la langue les changements ne portent que sur des éléments isolés (CLG, 126).
Le « T » emps dans la réflexion de Saussure 133

Mais ce changement local a des conséquences imprévisibles sur


l’ensemble du système :
Malgré cela le coup a un retentissement sur tout le système ; il est impossible au
joueur de prévoir exactement les limites de cet effet [...]. Tel coup peut révolution-
ner l’ensemble de la partie et avoir des conséquences même pour les pièces
momentanément hors de cause. Nous venons de voir qu’il en est exactement de
même pour la langue (ibid.).

C’est dans cette dialectique du local et du systématique que gît l’un


des aspects de la duplicité de la langue. Il se trouve plus dramatique-
ment mis en scène dans ce texte de méditation qu’est le projet d’article
pour Whitney :
Il n’y a aucune analogie en effet pour l’esprit entre ce qu’est une position d’échecs et
ce qu’est un coup d’échecs [...]. De plus il est impossible de dire laquelle de ces deux
choses, totalement dissemblables, constitue plutôt que l’autre le côté décisif de
l’ensemble, de manière à les classer quelque part (Écrits, 208).

Il existe cependant entre le système du jeu d’échecs et le système de


la langue au moins deux divergences.
La première n’est explicitement signalée que par l’une des « notes
Item » :
Item. Dans la comparaison du jeu d’échecs, il y a ceci de juste que la fonction
(valeur) est conventionnelle mais pour ce qui est de la structure, cette comparaison
n’offre pas de base, attendu que chaque pièce est indémontable, ne contient pas
comme l’unité du mot des parties diverses, avec fonctions diverses (Écrits, 114).

« Indémontable », la pièce du jeu se distingue du mot, assemblage de


« parties diverses ». Saussure ne précise pas ce qu’il entend par ces « par-
ties diverses ». Fait-il allusion aux suffixes des mots tels que désireux ou aux
éléments de composition de signi-fer ou hippo-trophos, exemples allégués par
lui dans le CLG (170, 172 et 190 ; Engler, 1968-1989, 283 et 313) ? Ou
pense-t-il, comme dans la réflexion sur la légende, aux « 2 ou 3 idées »
dont la « combinaison fuyante » (LEG, 192) constitue le « signe », quelle
que soit la « sémiologie » à laquelle il appartient ? À vrai dire, le silence de
Saussure importe peu. Car, quel que soit le statut des « parties » alléguées,
c’est leur multiplicité même qui est à l’origine du changement diachro-
nique. En sorte que la seconde divergence entre jeu d’échecs et langue
peut finalement, dans le CLG, être donnée comme la seule : c’est qu’elle
n’est à vrai dire que la conséquence de la première :
Il n’y a qu’un point où la comparaison soit en défaut ; le joueur d’échecs a
l’intention d’opérer le déplacement et d’exercer une action sur le système ; tandis
que la langue ne prémédite rien ; c’est spontanément et fortuitement que ses pièces
134 À la recherche de Ferdinand de Saussure

à elles se déplacent – ou plutôt se modifient. [...] Pour que la partie d’échecs res-
semblât en tout point au jeu de la langue, il faudrait supposer un joueur incons-
cient ou inintelligent (CLG, 127).

Ainsi, la langue, du fait de la spécificité de ces signes, est, dans son


évolution, soumise de façon absolue au « hasard des événements pho-
nétiques et autres » (Écrits, 207). C’est l’effet inévitable du statut du mot
comme assemblage de parties diverses. Y a-t-il à proprement parler un
joueur pour ce jeu-là ? Peut-être. Mais il est « inconscient » (CLG, 127)
ou « absurde et inintelligent » (Écrits, 207). Et c’est « une force aveugle
[qui est] aux prises avec l’organisation d’un système de signes »
(CLG, 127).
Reste que le changement, même aléatoire, a bien une cause. On
s’en souvient : le CLG consacre un long développement à l’étude des
« causes des changements phonétiques » (202-208). De façon assez
désabusée, le texte énumère plusieurs causes généralement alléguées
par les linguistes : les « prédispositions » raciales (on a vu dans le cha-
pitre I, à propos de Léopold de Saussure, puis dans la citation de la
page 216 des Écrits ce que Saussure en pense), les « conditions du sol et
du climat », « la loi du moindre effort » (voir le texte cité plus haut),
« l’éducation phonétique reçue pendant l’enfance », la stabilité ou
l’instabilité politique, « le substrat linguistique antérieur ». Saussure va
même jusqu’à envisager, non sans perplexité, une dernière explication :
il s’agirait d’ « assimile[r] les changements phonétiques aux change-
ments de la mode » (CLG, 208), déjà allégués en 1894 dans le projet
d’article pour Whitney (Écrits, 211). Tout imparfaite qu’elle est1, cette
ultime explication a un avantage considérable : elle fait
... rentrer [le problème] dans un autre plus vaste. Le principe des changements
phonétiques serait purement psychologique (CLG, 208 ; Riedlinger a noté l’adjectif
final après le nom principe, Engler, 1968-1989, 343).

Il convient d’avancer prudemment. Les changements phonétiques


sont, par nature, inconscients : on a aperçu plus haut que le joueur,
dans ce jeu d’échecs si particulier qu’est la langue, est « inconscient ».
On constate que Saussure pose ici de façon explicite un psychisme
inconscient, générateur des changements linguistiques.

1. En effet, les changements de la mode, si « capricieux » qu’ils soient, restent déterminés par la
« donnée [naturelle] des proportions du corps humain » (Écrits, 211). C’est, on s’en souvient, ce
qui les écarte du champ de la sémiologie quand elle est prise au sens le plus strict (CLG, 100). Ces
mutations se distinguent en cela des phénomènes affectant le langage, qui, affranchis de tout lien
avec quelque donnée naturelle que ce soit, sont, au moins à ce moment de la réflexion saussu-
rienne, livrés pour leur évolution au hasard absolu.
Le « T » emps dans la réflexion de Saussure 135

On le voit : le temps n’intervient à aucun moment dans cette énu-


mération des causes du changement phonétique.
Est-il possible de faire un pas de plus ? Il suffirait pour cela de faire
intervenir le segment du CLG où il est explicitement dit, p. 164, que le
son en tant que tel n’appartient pas à la langue. Plus explicite encore,
ce passage des Écrits, malheureusement caractérisé, d’une façon histori-
quement très décevante, comme appartenant, dans la classe des « Nou-
veaux documents », au « Fonds BPU 1996 » :
Nature incorporelle comme pour toute valeur, de ce qui fait les unités de la langue.
Ce n’est pas la matière phonique, substance vocale, qui [ ]. On ne peut pas
traiter un instant la langue sans s’occuper du son et des sons, le changement des
sons est un facteur capital, et cela n’empêche pas que dans un certain sens le son
est étranger à la nature, etc. (Écrits, 287).

Si ce n’est donc que le son qui est atteint par le changement, la


langue ne change pas. Je pousse un peu trop loin la pensée de Saussure
du côté du paradoxe ? Peut-être. Cependant, dans ce texte fascinant
– par son caractère de méditation solitaire, délibérément insensible aux
apparences de la contradiction – qu’est le projet d’article pour Whit-
ney, on trouve la proposition suivante :
La façon dont l’esprit peut se servir d’un symbole (étant donné d’abord que le sym-
bole ne change pas) est toute une science, laquelle n’a rien à voir avec les considéra-
tions historiques (Écrits, 209)1.

Qu’on y prenne garde : le symbole dont il est question dans ce texte


de 1894 est bien l’objet qui dans le CLG sera dénommé signe – et reçoit
d’ailleurs cette désignation dans certains passages du projet. La langue
reçoit dans ce texte le nom de système de symboles. Comment changerait-
elle si le symbole ne change pas, puisque c’est le changement d’un élé-
ment qui, par effet second, induit un changement du système ?
Il est vrai que Saussure ne s’installe pas constamment dans cette
conception extrémiste de la langue, qui semble ne rester qu’une tenta-
tion périodique. Il pose explicitement en d’autres points deux types de
changements qui, contrairement à ce qu’annonçait l’équivalence du
diachronique et du phonétique, échappent au phonétique tout en res-

1. Pour montrer à quel point la pensée de Saussure est ici paradoxale et apparemment contradic-
toire, je n’hésite pas à citer les premiers mots du projet : « L’objet qui sert de signe n’est jamais le
même deux fois » (Écrits, 203). Comment peut-il à la fois rester inchangé et n’être jamais le même
deux fois ? Une solution possible : ce sont les actes de parole du sujet qui lui confèrent, dans cha-
cun de ses emplois, une différence, comme on l’a vu pour les Messieurs ! répétés du conférencier.
Toutefois il reste diachroniquement identique tant qu’il n’est affecté que par des « accidents » – le
terme est de Saussure : voir Écrits, 206 – phonétiques : ainsi en va-t-il pour calidum et chaud.
136 À la recherche de Ferdinand de Saussure

tant dans le diachronique – ou, à tout le moins, en semblant le rester.


Il s’agit du « changement analogique » (voir par exemple Engler, 1968-
1989, 371-372 et Écrits, 159) et des différents phénomènes d’interpré-
tation seconde, notamment l’étymologie populaire (voir par exemple
Engler, 1968-1989, 390-393 et spécifiquement sur l’étymologie popu-
laire, par exemple courtepointe, 396-397). L’analogie ou l’interprétation
seconde déterminent-elles des changements ? Certes. Mais le temps
intervient-il comme cause dans ces changements ? La réponse donnée
par Saussure à propos de l’analogie semble nettement négative :
Nous poserions formellement, cette fois-ci, que cette construction instantanée ne se fait
que dans la parole. C’est après avoir été lancée souvent dans la parole que la forme
nouvelle se fixe dans la langue, devient une forme acquise (Engler, 1968-1989,
378).

Là encore les difficultés d’interprétation pullulent. Certes, les circons-


tances temporelles du phénomène sont précisées, notamment par
l’adverbe souvent. Mais il ne s’agit là que du cadre temporel du procès.
Une grave ambiguïté subsiste : comment le phénomène de parole
qu’est la production de la forme analogique peut-il être dit instantané ?
N’est-il pas nécessairement soumis à la temporalité du discours ? Quoi
qu’il en soit, on voit que le temps, à le supposer même, comme fait
Pétroff, divisé en temps du discours et temps de la diachronie, n’a rien
à faire, au sens fort du verbe, dans le changement analogique.
On comprend alors comment une autre tentation peut se faire jour
dans le discours de Saussure. Tentation paradoxale, voire, si l’on veut,
provocatrice. Elle consiste tout bonnement à rapatrier l’analogie et les
autres phénomènes d’interprétation, pourtant sources de changements
historiques, de la diachronie à la synchronie : après une analyse de la
formation « improvisée » du néologisme – en son temps – indécorable, il
remarque que ce terme « existe déjà en puissance dans la langue [...] et
sa réalisation dans la parole est un fait insignifiant en comparaison de
la possibilité de le former » (CLG, 227). D’où la conclusion, formulée
avec fermeté :
En résumé, l’analogie, prise en elle-même, n’est qu’un aspect du phénomène
d’interprétation, une manifestation de l’activité générale qui distingue les unités
pour les utiliser ensuite. Voilà pourquoi nous disons qu’elle est tout entière gram-
maticale et synchronique (CLG, 227-228).

On l’a compris : si l’analogie, « grammaticale », est de ce fait « syn-


chronique », il ne reste tout compte fait pour le « diachronique » que le
« phonétique », entièrement soumis au hasard.
Le « T » emps dans la réflexion de Saussure 137

Cette position a souvent été mal acceptée. Le rejet dont elle a fait
l’objet s’est manifesté sous la forme de phénomènes d’incompréhen-
sion, réelle ou feinte. C’est l’un des mérites de l’ouvrage de Pétroff
– dont, on l’a vu, je critique par ailleurs d’autres positions – de signaler
comme discutables ces lectures, en dépit de l’autorité de certains de
leurs auteurs. Il faut toutefois, comme à l’ordinaire à l’égard des posi-
tions théoriques de Saussure, repérer à la fois leur ambivalence et les
retournements paradoxaux auxquels elles donnent lieu. L’ambi-
valence ? Elle réside ici en ce que la « fortuité » n’affecte, comme il est
dit explicitement dans les Écrits, p. 216, que les changements phonéti-
ques. Mais les changements analogiques ne doivent rien au hasard :
indécorable est déterminé de façon nécessaire, dans sa « forme-sens », par
les relations analogiques qui le font apparaître à partir de décorer sur le
modèle de pardonner-impardonnable. Les retournements ? Ils se manifes-
tent par deux fois. D’une part, comme on l’a vu plus haut, Saussure
succombe parfois, premier retournement, à la tentation de ne saisir les
changements diachroniques que comme phonétiques. Mais il lui arrive
aussi – second retournement – de renvoyer les phénomènes d’analogie
à la synchronie. Le tout est d’ailleurs complété par une oscillation entre
le caractère « conscient » (CLG, 226) – c’est dire grammatical, autre-
ment dit synchronique – et « inconscient » (CLG, 227) – et de ce fait
diachronique – de l’analogie. En somme, on le voit, il faut tout de
même un certain don pour l’acrobatie théorique pour repérer dans cet
ensemble de propositions quelque chose qui ressemble à une « syn-
chronie dynamique ».
Si mes analyses sont justes, il est impossible de conférer au temps le
statut de cause du changement linguistique. Or c’est précisément ce
critère qui est utilisé par Pétroff pour opposer le temps « subjectif » du
discours, dépourvu de tout effet causal, au temps « objectif » de la dia-
chronie, pourvu de cet effet. On voit donc s’écrouler le seul argument
susceptible d’appuyer cette disjonction : la conception saussurienne du
temps retrouve l’unité un instant perdue de vue.
Il subsiste cependant de loin en loin quelques ambiguïtés, notam-
ment l’utilisation, effectivement faite à plusieurs reprises par Saussure,
de l’expression « facteur temps », déjà signalée plus haut comme
embarrassante. Ne ferait-elle pas resurgir clandestinement, dans la ter-
minologie, une conception causale du temps ? L’un des moyens de
donner à ce problème un début de réponse consiste à interroger la
réflexion sémiologique de Saussure.
138 À la recherche de Ferdinand de Saussure

I I. L E TEMPS DANS LA RÉFLEXION SÉMIOLOGIQUE DE SAUSSURE

Il convient d’abord de rappeler les remarques qui ont été faites


dans le chapitre III : la relation entre l’aspect linguistique et l’aspect
sémiologique de la réflexion de Saussure se manifeste de façon absolu-
ment asymétrique :
1 / Dans le CLG, la référence à la sémiologie est, certes, explicite et
capitale : ce sont les deux illustres passages des pages 33-35 et 100. Elle
reste cependant très brève : on se souvient que Greimas remarque – et
regrette – cette brièveté1. Il faut en outre observer, aussi bien dans
le CLG que dans les sources manuscrites ou les Écrits, que les exemples
de « sémiologies »2 autres que la langue sont, somme toute, assez pau-
vrets. Il s’agit en effet, d’une part, de systèmes dérivés de la langue
– ou à tout le moins susceptibles d’être décrits comme tels : l’écriture et
l’alphabet des sourds-muets ; d’autre part, de systèmes marginaux,
réduits à une fonction strictement régionale : les signaux militaires, les
rites symboliques, les formes de politesse. Encore faut-il noter qu’à pro-
pos de certains de ces systèmes Saussure pose explicitement la question
de leur appartenance à la « sémiologie ». Les systèmes suspects sont en
effet entachés de « motivation », ce qui rend problématique leur ratta-
chement à la sémiologie (CLG, 100). En tout cas, aucune référence
– sauf erreur ou oubli – n’est jamais faite à la sémiologie légendaire et
mythologique3. – Si je m’intéressais à la biographie scientifique de
Saussure, je m’étonnerais de ce silence : car les deux réflexions étaient,
autant qu’on peut le savoir (voir le chap. I), menées de façon simul-
tanée par le Genevois.
2 / Inversement, dans les textes relatifs à la légende germanique, la
référence à la « linguistique » est fréquente. On a vu plus haut, à pro-
pos de la méditation sur le statut de la « chose » alka, à quel point le
problème de l’identité est jugé, par Saussure, fondamental en linguis-
tique. C’est précisément à propos du statut, voisin, des unités de la
légende, qu’il juge nécessaire d’expliciter la parenté entre les deux
1. In M. Arrivé et J.-Cl. Coquet, 1987, 306.
2. On a remarqué que j’utilise ici le terme « sémiologie » non pas avec le sens de « science des
signes », mais avec celui de « langage objet ». Cet emploi spécifique est emprunté à Saussure, qui
observe par exemple « la si complexe nature de la sémiologie particulière dite langage » (Engler,
1968-1989, 197). On se souvient que Hjelmslev lui aussi empruntera à Saussure l’emploi de sémio-
logie dans ce sens.
3. Une seule exception : dans le projet d’article sur Whitney, il est assez longuement question
(Écrits, 220-221) des « êtres mythologiques » et de leurs noms.
Le « T » emps dans la réflexion de Saussure 139

domaines, dans un texte, qui, déjà cité dans le chapitre III, doit de
nouveau apparaître ici :
On s’aperçoit dans ce domaine comme dans le domaine parent de la linguistique
que toutes les incongruités de la pensée proviennent d’une insuffisante réflexion sur
ce qu’est l’identité lorsqu’il s’agit d’un être inexistant comme le mot, ou la personne
mythique, ou une lettre de l’alphabet qui ne sont que différentes formes du SIGNE au
sens philosophique (LEG, p. 191).

Comment s’explique cette étrange asymétrie ? À mon sens, elle


vient du fait que Saussure, à l’égard des relations entre langue et
sémiologies non linguistiques, oscille entre deux points de vue opposés :
1 / Tantôt il pose la langue et les autres systèmes comme analo-
gues : c’est ce que laisse entendre, entre plusieurs autres, la citation qui
vient d’être faite.
2 / Tantôt au contraire, de façon exactement inversée, il fait de la
langue un hapax, non susceptible d’être comparé, de quelque façon que
ce soit, à aucun autre objet :
Il n’existe pas d’objet tout à fait comparable à la langue, qui est un être très
complexe, et c’est ce qui fait que toutes les images aboutissent régulièrement à
nous en donner une idée fausse par quelque point (Engler, 1974-1990, 6).

Cette position est précisée dans le passage suivant, lui aussi digne d’être
de nouveau cité :
La nature du signe ne peut donc se voir que dans la langue, et cette nature se com-
pose des choses qu’on étudie le moins.
C’est pour cela qu’on ne voit pas à première vue la nécessité ou l’utilité particulière
d’une science sémiologique, quand il est question de la langue à des points de vue géné-
raux, philosophiques ; quand on étudie autre chose avec la langue (Engler, 1968-
1989, 51 ; voir CLG, 34, où cette position est rejetée).

On comprend donc que quand il parle de la langue, il efface autant


que possible toute référence à toute autre sémiologie et qu’inversement
il ne s’interdise pas de noter les « parentés » avec la linguistique quand
il aborde la sémiologie légendaire ou mythologique.
Qu’en est-il maintenant de l’intervention du temps dans la sémiologie
légendaire ? Il semble d’abord possible de repérer une distinction ana-
logue à celle qui semble opposer le temps du « caractère linéaire » et le
temps de la diachronie. Prenons-les en inversant l’ordre utilisé plus haut :
1 / Le temps qui évoque celui de la diachronie est celui dans le
cadre duquel s’opère l’évolution historique du texte légendaire :
[...] chacun des personnages de la légende est un symbole dont on peut faire varier
– exactement comme pour la rune – a) le nom, b) la position vis-à-vis des autres,
140 À la recherche de Ferdinand de Saussure

c) le caractère, d) la fonction, les actes. Si un nom est transposé, il peut s’ensuivre


qu’une partie des actes sont transposés et réciproquement, ou que le drame tout
entier change par un accident de ce genre (LEG, 31).

Ainsi, ces deux types comparables de « symboles » – au sens de « signe,


au sens philosophique » – que sont le personnage légendaire et la rune
de l’alphabet germanique ancien (ou encore le « mot », ici passé sous
silence) – sont soumis, à des mutations individuelles. De caractère, sou-
vent, « accidentel », elles se répercutent sur les éléments avec lesquels
les symboles modifiés constituent leur système. D’où, finalement, la
transformation du système lui-même : processus exactement compa-
rable à celui qui atteint la langue.
2 / Le temps du caractère linéaire trouve aussi son équivalent dans
la sémiologie légendaire : c’est le temps qui s’écoule lors de la « récita-
tion » du texte légendaire, processus indispensable à son existence
comme objet sémiologique.
Cependant cette opposition des deux formes temporelles n’est, pour
la légende aussi bien que pour la langue, qu’une facilité didactique : les
deux temps en viennent en effet, dans l’une et l’autre sémiologies, à se
confondre : c’est précisément le temps des « récitations » successives des
poèmes – c’est-à-dire des actes de parole qui les manifestent et, indisso-
lublement, les transforment – qui a pour effet de les « altérer », c’est-à-
dire de les faire évoluer :
On peut parler de réduction, de proportion ou d’amplification des événements à
la suite d’un temps écoulé, c’est-à-dire d’un nombre indéfini de récitations trans-
formées.

Saussure en vient même à mettre en place le projet d’une expé-


rience de diachronie courte, propre à mettre en évidence l’origine des
transformations de la sémiologie légendaire :
Imaginer qu’une légende commence par un sens, a eu depuis les origines le sens
qu’elle a, ou plutôt imaginer qu’elle n’a pas pu avoir un sens absolument quel-
conque, est une opération qui me dépasse. Elle semble réellement supposer qu’il
ne s’est jamais transmis d’éléments matériels sur cette légende à travers les siècles ;
car étant donné cinq ou six éléments matériels, le sens changera dans l’espace de
quelques minutes si je les donne à combiner à cinq ou six personnes travaillant
séparément (Tristan, 212).

Je ne m’étendrai pas ici sur la hardiesse extrême de cette analyse,


qui en vient à poser comme une évidence l’inanité absolue de toute
recherche d’un sens originel. On croit retrouver les sereines spécula-
tions parallèles de Saussure sur la vanité de toute recherche sur
Le « T » emps dans la réflexion de Saussure 141

l’origine du langage (voir par exemple Engler, 1968-1989, 160 ou


Écrits, 93-94). Je ne retiendrai ici que ce qui est posé sur le temps
dans ce processus de transformation, qu’il soit d’une extrême brièveté,
comme dans l’expérience mise en scène, ou d’une grande longueur,
comme on l’observe généralement pour les textes historiquement
attestés : il n’a de toute évidence aucune fonction causale. C’est
d’ailleurs ce qui est affirmé de façon pleinement explicite dans un
autre fragment :
Comme on le voit au fond l’incapacité à maintenir une identité certaine ne doit
pas être mise sur le compte des effets du Temps – c’est là l’erreur remarquable de
ceux qui s’occupent des signes, mais est déposée d’avance dans l’être que l’on
choye [sic] et observe comme un organisme, alors qu’il n’est que la combinaison
fuyante de 2 ou 3 idées (LEG, 192).

On le voit clairement : s’il restait peut-être une ombre de doute


dans le cas de la langue, il n’en subsiste plus pour la légende : le Temps
– toujours muni de sa majuscule – est dépourvu de tout effet causal sur
les signes et les systèmes qu’ils constituent. Certes, ils évoluent, ces sys-
tèmes, dans le temps, mais non sous l’effet du temps.
Ce sont là les systèmes de la sémiologie légendaire. Est-il légitime
de faire passer la conclusion qui les concerne sur cette autre sémio-
logie qu’est le langage ? Il faudrait pour cela se demander jusqu’à
quel point les caractères des deux sémiologies sont nécessairement
identiques. On a vu plus haut que Saussure, par l’asymétrie qu’il
laisse subsister dans leur relation selon la direction qui lui est donnée,
ne règle pas définitivement ce problème. Il se trouve qu’il échappe
largement au sujet de ce livre. Je me contenterai donc d’en dire que
la recherche devrait être menée du côté de la typologie des unités,
signes ou symboles, c’est tout un, selon les variations de la termino-
logie saussurienne. On s’est déjà interrogé sur les notions fascinantes
d’ « êtres inexistants », de « bulles de savon », de « fantômes » : autant
de désignations du « Signe au sens philosophique ». Désignations
d’autant plus paradoxales que les êtres qu’ils affectent n’en sont pas
moins « choyés » et « chéris » : car tels sont les termes que leur
réserve Saussure (LEG, 192). Comme s’ils étaient substantiels, presque
charnels, alors qu’ils ne sont que combinaisons fuyantes de traits for-
mels. J’ai entamé cette recherche ailleurs (Arrivé, 2001). Ce sujet capi-
tal a été abordé dans le chapitre III et sera de nouveau allégué dans
le chapitre VI.
142 À la recherche de Ferdinand de Saussure

I II . L E TEMPS DANS LA RECHERCHE SUR LES ANAGRAMMES

On entre ici dans un univers conceptuel à mon sens absolument


étranger à ceux qui viennent d’être évoqués. Je ne donnerai que
l’indice terminologique : le lexique technique utilisé par Saussure dans
sa recherche sur les anagrammes est totalement différent de celui qu’il
met en place dans ses travaux linguistiques et sémiologiques. Pour ne
prendre qu’un exemple, il n’est, sauf erreur ou oubli, jamais question
de signe ni de symbole dans la recherche anagrammatique.
Pour envisager la question du Temps dans cette recherche, il n’est
peut-être pas inutile de partir de la distinction entre temps de la dia-
chronie et temps du caractère linéaire. Les constatations sont faciles à
faire :
1 / La pratique anagrammatique n’est en rien concernée par le
temps de la diachronie. Elle constitue une étrange synchronie qui
s’étend, inchangée, sur trois millénaires : les règles que Saussure cherche
à exhumer restent intactes d’Homère, au VIIIe siècle avant Jésus-Christ, à
Giovanni Pascoli, dans les premières années du XXe siècle (voir les
chap. VI et VII).
2 / Quant au discours spécifique constitué par le texte anagramma-
tique, il n’est pas affecté par le temps qui, pour le discours quotidien, se
manifeste par le « caractère linéaire du signifiant ». On se reportera ici
au texte cité dans le chapitre II, p. 67 (Starobinski, 1971, 46-47).
On s’en souvient : c’est en ce point de la recherche sur les
anagrammes – et en ce point seulement (en tout cas dans les textes
aujourd’hui manifestés) – qu’apparaît explicitement une relation entre
la recherche anagrammatique et la réflexion sémiologique et/ou lin-
guistique. La linguistique est nommément alléguée. Et c’est évidem-
ment le problème du caractère linéaire du signifiant (au sens strict du
terme, comme l’indique l’expression « les éléments qui forment un
mot ») qui est posé. Quoique dans une terminologie différente : la
« consécutivité » se substitue, de façon, à vrai dire, très satisfaisante, au
« caractère linéaire ». Se trouve ainsi judicieusement éliminée la méta-
phore spatiale présente dans la linéarité. On voit dans ce texte se cons-
truire la sémiologie – cette fois au sens scientifique, et non plus objec-
tal, du terme – du discours anagrammatique. En contraste absolu avec
le discours ordinaire, le « mot » – car il faut ici des guillemets – du
texte anagrammatique se construit, et, indissolublement, se comprend
« hors de l’ordre dans le temps qu’ont les éléments ». Il se rapproche
Le « T » emps dans la réflexion de Saussure 143

par ce trait des sémiologies visuelles fugitivement alléguées dans


le CLG, dans des termes assez voisins (voir p. 63) de ceux qui sont utili-
sés ici. Ajouterai-je, au risque de m’éloigner, mais pour un instant, du
sujet de ce livre, qu’il se rapproche aussi des mots du rêve tels qu’ils
sont analysés par Freud dans l’Interprétation des rêves ? Qu’on pense par
exemple à l’illustre exemple du « mot » – car ici aussi il faut des guille-
mets – Autodidasker, où se manifestent, outre l’anagramme, les phéno-
mènes de mise en cause de la linéarité (voir Arrivé, 2003).
Est-il vraiment possible de conclure ce trop bref examen du pro-
blème du temps dans la réflexion de Saussure ? On a sans doute compris
la difficulté de la tâche. Il ne suffirait évidemment pas de marquer
l’omniprésence du temps dans la longue méditation de Saussure sur les
objets sémiologiques. Rien d’étonnant : l’objet sémiotique – le « SIGNE
au sens philosophique », quel qu’il soit : mot, lettre de l’alphabet, per-
sonnage de la légende, etc. – n’atteint et ne conserve son statut que par
son évolution dans le temps. Ce problème a été traité à loisir dans le
chapitre III. Mais il faut aller un peu plus loin, et plus profond. Une pre-
mière constatation semble s’imposer. Elle ne fait à vrai dire qu’inverser
la proposition qui vient d’être formulée : c’est précisément par son
régime de fonctionnement strictement atemporel que la pratique ana-
grammatique se pose comme faisant totalement exception – « domaine
infiniment spécial » – aux règles de « la sémiologie particulière dite lan-
gage ». Langage, ai-je dit ? Mais précisément cette situation « hors du
temps » n’a-t-elle par pour effet d’exclure la pratique anagrammatique
de la classe des langages ? Elle s’oppose par là aux « sémiologies » verba-
les de la langue et de la légende, au contraire soumises inéluctablement à
l’emprise du temps. Soumission qui n’est que le reflet de leur statut spé-
cifique : êtres ambigus, à la fois substantiels, par leur manifestation, et
formels, par leur structure. Cependant, et ce sera ma seconde et ultime
constatation, cette soumission au temps n’a pas pour effet de faire du
temps un acteur du changement des objets sémiologiques. On sait que le
temps est communément spatialisé sous la forme d’une flèche. Saussure
recourt en plusieurs points à cette spatialisation, tant pour le temps de la
diachronie (CLG, 113 et 115) que pour celui du caractère linéaire
(CLG, 146). Cette flèche est-elle « brisée » ? La métaphore est difficile à
traiter. La flèche subsiste bien, intacte, tant qu’il ne s’agit que de mar-
quer l’orientation d’un avant vers un après, toujours présente dans la
réflexion de Saussure. Mais elle perd toute efficace – elle se brise, si on y
tient... – quand il s’agit pour elle d’intervenir comme cause dans cette
orientation et dans les mutations qui l’accompagnent.
144 À la recherche de Ferdinand de Saussure

BIB L IO G RAP H IE

Arrivé Michel (1990), « Saussure : le temps et la symbolisation », in R. Liver, I. Werlen


et P. Wunderli (eds), Sprachtheorie und Theorie der Sprachwissenschaft, Festschrift für Rudolf
Engler zum 60. Geburtstag, Tübingen, Gunter Narr, 37-47.
Arrivé M. (1993), « Il y a temps et temps : modestes remarques sur les conceptions
saussuriennes du temps », in Les logiques du temps, Orléans, Association Psypropos,
155-160.
Arrivé M. (1994), « Narrativités saussuriennes », in Jacques Brès (éd.), Le récit oral,
Montpellier, Praxiling, 445-456.
Arrivé M. (1994-2005), Langage et psychanalyse, linguistique et inconscient, Limoges, Lambert-
Lucas (1994, PUF).
Arrivé M. (1995), « Diachronie et linéarité », in M. Arrivé et Cl. Normand, Saussure
aujourd’hui, 139-146.
Arrivé M. (2001), « La sémiologie saussurienne entre le CLG et la recherche sur la
légende », Linx, 44, 13-27.
Arrivé M. (2003), « L’autonymie chez Freud », in Parler des mots : le fait autonymique en
discours, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 317-333.
Arrivé M. et Coquet J.-Cl. (éds) (1987), Sémiotique en jeu. À partir et autour de l’œuvre d’A.
J. Greimas, Paris/Amsterdam, Hadès/Benjamins.
Arrivé M. et Normand Cl. (éds) (1995), Saussure aujourd’hui, Nanterre, LINX.
Benveniste Émile (1954), « Tendances récentes en linguistique générale », Journal de psy-
chologie, janvier-juin, in Benveniste, 1966, 3-17.
Benveniste É. (1966), Problèmes de linguistique générale, Gallimard.
Choi Yong-Ho (2002), Le problème du temps chez Ferdinand de Saussure, L’Harmattan.
Engler R. (1988), « Diachronie : l’apport de Genève », Cahiers Ferdinand de Saussure, 42,
127-166.
Fontanille Jacques (éd.) (1995), Le devenir, Limoges, PULIM.
Freud Sigmund (1900-1965), L’interprétation des rêves, PUF.
Greimas Algirdas Julien (1987), « Algirdas Julien Greimas mis à la question », in Arrivé
et Coquet, 1987, 301-330.
Grunig Blanche-Noëlle (2005), « Voisinages disciplinaires de la linguistique », in Chris-
tine Jacquet-Pfau et Jean-François Sablayrolles, Mais que font les linguistes ?,
L’Harmattan, 99-108.
Jakobson Roman (1973), Essais de linguistique générale, II : Rapports internes et externes du lan-
gage, Éditions de Minuit.
Hjelmslev Louis (1939-1995), « Communication au Ve Congrès international des lin-
guistes », in Alessandro Zinna, 1995, 249-257.
Lacan Jacques (1981), Le Séminaire, Livre III, Les psychoses, Le Seuil.
Milner Jean-Claude (1989), Introduction à une science du langage, Le Seuil.
Milner J.-Cl. (2005), « Structuralisme et linguistique structurale dans Les mots et les
choses », Langage et inconscient, 1, 71-85.
Parret Herman (2002), La voix et son temps, Bruxelles, De Boeck Université.
Pétroff André-Jean (2004), Saussure : la langue, l’ordre et le désordre, L’Harmattan.
Wunderli Peter (1990), Principes de diachronie, Frankfurt-am-Main, Bern, New York,
Paris, Peter Lang.
Zinna Alessandro (1995), « Linéarité et devenir », in Jacques Fontanille, 1995, 243-264.
CHAPITRE VI

S AUS S UR E A UX P RI S ES A VEC LA L IT TÉ RA TUR E

Je souhaite commencer ce chapitre par un aveu de perplexité. Cela


fait de nombreuses années – près d’une trentaine, sauf erreur – que je
réfléchis autour des problèmes annoncés par ce titre belliqueux. Je crois
leur avoir consacré une petite dizaine d’articles. Au fur et à mesure que
je travaille, j’y vois de moins en moins clair. En sorte que ce chapitre
ne sera rien d’autre que l’exposé, plus ou moins ordonné, plus ou
moins hiérarchisé, de mes perplexités.

PREMIÈRE PERPLEXITÉ

Elle est déterminée par la difficulté que j’éprouve à articuler et, plus
encore, à concilier, deux constatations que j’énonce d’emblée de façon
sommaire, avant de préciser chacune d’elles :
1 / La notion de littérature occupe dans le Cours de linguistique géné-
rale (CLG) une place très marginale.
2 / Les discours sur lesquels se porte de façon principale, voire
presque exclusive, l’intérêt de Saussure dans ses autres recherches sont
de type littéraire : les textes anagrammatiques et les textes légendaires.
En quoi l’énonciation de ces deux constatations peut-elle détermi-
ner la perplexité ? Ne s’agit-il pas tout bonnement de la séparation légi-
timement opérée par Saussure entre deux champs de recherche sépa-
rés, celui de la langue et du langage pour le CLG, celui des textes, et
spécifiquement des textes littéraires, pour ses autres travaux ?
Cette solution brutale ne tient pas. Pour la raison évidente que les
textes littéraires relèvent du « discours » (Starobinski, 1971, 14) et que
146 À la recherche de Ferdinand de Saussure

celui-ci, présupposant « la langue », entre par là dans le champ


d’investigation du linguiste, ou à tout le moins du sémiologue. On
verra d’ailleurs plus bas que Saussure pose explicitement l’apparte-
nance de certains textes à la sémiologie.
La perplexité reste donc légitime. Il convient, pour en préciser la
portée, d’examiner de façon un peu détaillée les deux propositions qui
la déterminent :
1 / La place de la littérature dans le CLG est-elle vraiment
marginale ?
À coup sûr, la notion de littérature n’est pas totalement absente
du CLG. Le nom même de la littérature – absent de l’index, sinon sous
les espèces de la mention « Langue littéraire et orthographe » – appa-
raît au moins trois fois (p. 41, 267 et 278). Mais la littérature n’est en
rien alléguée pour elle-même. Il n’y a dans le CLG – si je l’ai bien lu –
que deux exemples littéraires. Encore n’ont-ils que la fonction modeste
d’illustrer deux faits lexicaux : l’innovation analogique de Rousseau,
qui emploie traisait au lieu de trayait comme imparfait de traire (p. 231)
et la formation, par Lactance, de meridionalis au lieu de meridialis
(p. 233). Quant au bref passage sur la versification (p. 60)1, il a lui aussi
une visée strictement linguistique : l’auteur énumère des phénomènes
de versification qui donnent des indications sur certains états passés
d’une langue (par exemple le grec ou le « vieux français »). C’est dire à
quel point la spécificité proprement littéraire des textes est occultée.
Les allusions cursives à la littérature n’ont d’autre fonction que de mar-
quer la part qu’elle a dans la constitution de la « langue littéraire ».
Part, à vrai dire, non exclusive. Car on s’aperçoit que la « langue litté-
raire » ne se confond pas avec la « langue de la littérature » :
La langue littéraire dépasse de toute part les limites que semble lui tracer la littéra-
ture : qu’on pense à l’influence des salons, de la cour, des Académies (CLG, 41).

La langue littéraire, pour Saussure, c’est – il le dit explicitement


p. 267 – la « langue cultivée ». Et cette « culture » de la langue – au
sens où l’on cultive une plante – s’opère essentiellement dans et par
l’écriture. Au point qu’il semble, en certains points, qu’en viennent à se

1. Mais on sait que Saussure a donné, pendant plusieurs années (de 1900 à 1907), un cours
sur « La versification française ; étude de ses lois du XVIe siècle à nos jours ». Des notes relatives,
selon toute vraisemblance, à ce cours sont conservées à la Bibliothèque de Genève sous la
cote Ms. Fr. 3970/f. Elles sont, à ma connaissance, restées jusqu’à ce jour (mai 2006) inédites.
Même si la prolifération des publications saussuriennes est telle qu’une publication peut m’avoir
échappé, je crois cependant utile, en annexe à ce chapitre, de donner quelques fragments de ce
texte.
Saussure aux prises avec la littérature 147

confondre les deux notions d’écriture et de littérature, comme si littérature


était pris en son sens étymologique d’écriture, et littéraire au sens de litté-
ral. Ainsi il est question p. 53 des « idiomes très littéraires, ou le docu-
ment écrit joue un rôle considérable ». Conséquence inéluctable de cette
relation entre langue littéraire et écriture : le statut problématique d’une
langue littéraire sans écriture. Saussure signale rapidement le problème
p. 268-269, à propos des poèmes homériques.
Ainsi, la littérature n’est alléguée très fugitivement dans le CLG que
comme élément de la « langue littéraire », elle-même liée à l’écriture, et
par là à l’ « artificiel », au « factice », à l’ « externe » (voir CLG, 42
et 46), en opposition avec le caractère « naturel » de la « langue vul-
gaire », la seule à relever du « système interne » (CLG, 192 et 267).
2 / Les textes anagrammatiques et les textes légendaires sont-ils lit-
téraires ? C’est un fait que le lecteur contemporain les considère
comme tels. Mais en allait-il de même pour Saussure ?
Parmi les textes qui lui offrent des anagrammes, Saussure fait des
textes « littéraires » une sous-classe spécifique. Ils ont pour auteurs des
« littérateurs proprement dits » (Starobinski, 1971, 26), voire, pour cer-
tains d’entre eux, « les plus gens-de-lettres des littérateurs » (p. 116). Ils
se distinguent des autres textes anagrammatiques, par exemple reli-
gieux ou funéraires, dont l’auteur n’est pas un « littérateur », mais un
vates, auteur de vaticinia.
Cependant, la différence typologique entre les deux sous-classes de
textes anagrammatiques n’est pas fixée avec rigueur. Saussure envisage
explicitement des textes « en partie littéraires, comme ceux d’Andronicus
et Nævius » (p. 21), sans s’expliquer sur les traits qui distinguent les
parties ou les aspects littéraires de ces textes de leurs composantes non
littéraires.
Quoi qu’il en soit de leur spécificité, les textes anagrammatiques se
caractérisent tous par leur « attachement à la lettre » (Starobinski,
1971, 38). On trouve ici un point commun entre l’enseignement
du CLG et la recherche sur les anagrammes : le lien indissoluble entre
lettre et littérature. On ne peut s’empêcher de penser à la célèbre formule
de Jarry : « Il n’y a que la lettre qui soit littérature. »
Qu’en est-il maintenant de la littérature – au sens saussurien – dans
la recherche sur la légende ? En de nombreux points de LEG, les textes
étudiés sont qualifiés d’ « œuvres littéraires ». Là encore s’affiche de
façon redondante la relation entre littérature et écriture. Ainsi dans le titre
d’un projet de chapitre sur La légende de Dietrich (p. 250), l’adjectif litté-
raire est commenté par écrite. Et Saussure éprouve encore le besoin de
148 À la recherche de Ferdinand de Saussure

préciser davantage, par un sous-titre redondant : « Division des monu-


ments écrits comme œuvres écrites » (ibid.). Ici apparaît une difficulté :
Saussure laisse entendre plus ou moins clairement que la légende n’est
littéraire que lors de son accès à l’écrit. Tant qu’elle n’est envisagée que
dans sa manifestation orale, elle n’accède pas – en dépit, çà et là, de
certaines hésitations terminologiques, par exemple p. 198 – au statut
littéraire. Le syntagme « littérature orale » reste pour lui, si j’ai bien lu,
un oxymore impossible. La distinction est, pour l’essentiel, posée entre
la légende dans sa manifestation orale – donnée comme étant par
nature évolutive – et les « élaborations littéraires », voire les « altéra-
tions littéraires » (p. 283) dont elle a été l’objet lors de sa fixation par
écrit. Entre ces deux objets semble s’établir une hiérarchie analogue à
celle qui s’observe dans le CLG entre « la langue naturelle », orale, et
« la langue littéraire », fixée et « réglementée » par l’écriture. Le cas
particulier du Nibelungenlied, du moins dans la réflexion saussurienne1,
est qu’il fixe la légende dans son état originel, en sorte que pour ce
texte, et pour ce texte seulement parmi ceux que Saussure envisage, se
neutralise l’opposition entre légende et littérature : il est à la fois légendaire
et littéraire. C’est du moins de cette façon que j’interprète le passage,
inachevé et énigmatique, de la page 441 :
Ce qui fait <la valeur, incomparable> immensité du Nibelungenlied, ce n’est pas
comme pour Homère l’antériorité de date sur une littérature, car le texte <peut
passer pour être> de 1190 et à peine antérieur à des productions comme le Biterolf,
mais c’est donner la légende en sa forme originale et <ENCORE> PRISE <comme
une ? qui se dit> AU SÉRIEUX.

Le « sérieux », en capitales, caractérise la légende, en opposition


avec la « littérature ». Reste à s’interroger sur ce que Saussure entend
par le « sérieux ». Serait-ce la référence à l’événement historique
originel ?
En somme, ma première perplexité subsiste pleinement. J’ajoute
même qu’elle s’épaissit un peu plus quand je compare l’énumération
des objets possibles de la « sémiologie » dans le CLG et dans les LEG.
Dans le CLG, 33, ces objets sont « l’écriture, l’alphabet des sourds-
muets, les rites symboliques, les formes de politesse, les signaux militai-
res ». Il est vrai qu’un « etc. » redoublé marque que cette liste d’objets
n’est pas close. Mais l’édition critique de Rudolf Engler (p. 46-47)
comme les Sources manuscrites de Godel (p. 66) et le Cahier de Constantin

1. Est-il nécessaire de préciser qu’il n’est pas question ici de s’interroger sur l’ « exactitude » de
cette analyse ?
Saussure aux prises avec la littérature 149

publié par Komatsu (p. 324-325) donnent des listes identiques, à des
détails de formulation près, et n’explicitent pas le « etc. » de la version
standard. Jamais la littérature, ni même aucun objet discursif, littéraire
ou non, n’apparaît dans cette énumération.
Inversement, la légende est explicitement donnée, dans les LEG,
comme objet de la « sémiologie », exactement au même titre que « les
mots de la langue » :
— La légende se compose d’une série de symboles <dans un sens à préciser>.
— Ces symboles, sans qu’ils s’en doutent, sont soumis aux mêmes vicissitudes
et aux mêmes lois que toutes les autres séries de symboles, par exemple les sym-
boles qui sont les mots de la langue.
— Ils font tous partie de la sémiologie (LEG, 30 ; le tous semble bien embrasser
les « symboles » de la légende et ces autres « symboles qui sont les mots de la
langue »).

Il convient ici de rappeler les précautions terminologiques qui ont


été prises notamment dans le chapitre II : tout au long de sa carrière,
Saussure aura hésité entre les deux désignations de signe et de symbole. Il
n’y a guère que dans le CLG qu’il met en place la dichotomie
« signe »/« symbole » sur le critère de l’arbitraire du signe opposé à la
motivation du symbole (voir le chap. II). Cette dichotomie n’est pas
effectuée dans la recherche sur la légende, et symbole – dont le sens est
explicitement donné comme « à préciser » – doit être pris, mutatis
mutandis, avec la valeur qu’a signe dans le CLG. Insolite aux yeux des
lecteurs exclusifs de la version standard du CLG, cet emploi de symbole
donne lieu dans le projet d’article pour Whitney à une taxinomie qui
isole au sein des symboles les symboles indépendants :
Par symbole indépendant, nous entendons les catégories de symboles qui ont ce
caractère capital de n’avoir aucune espèce de lien visible avec l’objet à désigner, et
par conséquent de ne plus pouvoir en dépendre même indirectement dans la suite
de leurs destinées (Écrits, 209).

Constituée d’une « série de symboles », la légende entre dans le


champ de la sémiologie.
L’aveu de ma première perplexité n’aura pas été absolument inu-
tile. Il aura en effet permis de repérer deux points communs entre les
trois ensembles de textes saussuriens :
1 / La constance et la force de la relation établie, de la même façon
dans les trois recherches, entre les notions de littérature et d’écriture. Parlons
désormais, en termes non saussuriens, de la littéraLité de la littérature.
2 / La reconnaissance, manifestée également dans les trois textes,
quoique, cette fois, sous des formes différentes, d’une spécificité de la
150 À la recherche de Ferdinand de Saussure

littérature. Il existe pour Saussure une classe spécifique de discours,


typologiquement distincts des autres discours, même si la différencia-
tion typologique n’est pas explicitée avec précision. Ces discours spéci-
fiques, ce sont, dans sa terminologie, les « œuvres littéraires ». Pour
désigner leur spécificité, je m’autoriserai là aussi l’emploi d’un terme
non saussurien et, qui plus est, anachronique : la littéRarité.
Qu’en est-il, chez Saussure, de la littéralité et de la littérarité de la lit-
térature ? Ces deux questions vont faire l’objet de la suite de ce cha-
pitre. Elles prendront, c’est à craindre, la forme de nouveaux aveux de
perplexités. Il est possible également qu’elles en viennent à se rencon-
trer : il n’y a en somme entre les deux notions que la différence d’une...
lettre.

DEUXIÈME PERPLEXITÉ

Elle est relative à la littéraLité, chez Saussure, de la littérature.


Quelle est précisément la forme de la relation entre littérature et écri-
ture ? Il est ici indispensable de faire un bref détour par le problème du
statut de l’écriture dans la réflexion saussurienne. On sait que
s’observent dans le CLG deux attitudes différentes, voire, d’une cer-
taines façon, opposées, à l’égard de l’écriture :
En certains points du CLG, l’écriture est donnée comme fondamen-
talement seconde par rapport à la manifestation orale. C’est le célèbre
passage des pages 44 et 45, qui pose que « l’objet linguistique n’est pas
défini par la combinaison du mot écrit et du mot parlé : ce dernier à
lui seul constitue cet objet », en sorte que « l’écriture [est] en elle-même
étrangère au système interne ». De cette mise en place des relations
entre écrit et oral découlent les célèbres jugements dépréciatifs portés,
p. 51-53, sur l’écriture, et notamment l’analyse du cas « tératologique »
de Lefèvre – Lefebvre – Lefébure (p. 53-54).
Présupposé évident de cette analyse des relations entre écrit et oral :
la conceptualisation du signifiant comme exclusivement sonore. Qu’il suf-
fise ici de rappeler que, dans la mise en place ultime du concept de
signe, le terme signifiant ne fait que se substituer à la notion, préalable-
ment posée, d’image acoustique.
Mais on sait que ce point de vue sur le statut de l’oral et, par voie
de conséquence, sur ses relations avec l’écrit est fortement modifié en
d’autres points du CLG. Loin d’être constitué par la substance vocale et
Saussure aux prises avec la littérature 151

sa manifestation acoustique, « le signifiant linguistique n’est aucune-


ment phonique : il est incorporel » (CLG, 164). Selon les Sources manus-
crites du Cours II, Saussure posait explicitement le problème de
« l’indifférence du moyen de production » :
<C’est moins évident>. Est-il si nécessaire que la langue se prononce par l’organe
vocal ? Non : les mots peuvent être transposés dans l’écriture. L’instrument n’y fait
rien. Ainsi la comparaison de la langue avec un autre système de signes nous per-
met d’aller jusque-là, d’affirmer que là n’est pas l’essence de la langue (Godel,
1957-1969, 193-194 ; Engler, 1968-1989, 270)1.

Ainsi se dissout la notion de « secondarité », d’ « extériorité » de


l’écriture. L’écriture accède pleinement au statut de « système de
signes », et justifie par là son appartenance aux objets sémiologiques.
D’où l’utilisation de l’exemple de la lettre – spécifiquement le T et ses
diverses réalisations – pour illustrer la notion de valeur2.
Je serai muet sur les difficultés posées par cette duplicité de la
réflexion saussurienne. Je m’installerai dans la seconde conception de
l’écriture, celle qui fait d’elle un système de signes « similaire à celui de
la langue ». La question que je me poserai est apparemment vétilleuse,
mais en réalité fondamentale : qu’en est-il du signifiant graphique à
l’égard du « second principe » qui gouverne le signe, le « caractère
linéaire du signifiant » (CLG, 103) ? Cette question sera successivement
posée à propos de trois types de discours : celui de la « langue natu-
relle », celui des textes anagrammatiques et celui des textes légendaires.
Avant d’entreprendre ce triple examen, il convient toutefois d’au
moins signaler une équivoque, qui se manifeste par une question : quel
est au juste, dans le CLG, l’objet affecté par le « caractère linéaire » ?
Est-ce le signifiant seul – comme semble l’indiquer le décalage opéré
entre les deux « principes » : « arbitraire du signe » / « caractère linéaire
du signifiant » ? Est-ce l’enchaînement des signes dans le discours,
comme semble l’indiquer le raisonnement mis en place p. 170 pour
fonder la notion de syntagme ? En ce point, Saussure fait apparaître le
« caractère linéaire de la langue », évidemment distinct du « caractère
linéaire du signifiant ».

1. On se reportera sur ce point au chapitre IX, dans lequel Adalbert Ripotois apporte des élé-
ments nouveaux à ce problème de l’indifférence de la langue à l’instrument qui la manifeste.
2. Une résurgence inattendue de la première conception semble apparaître, p. 165, dans
l’expression « le son que la lettre désigne ». Mais les sources manuscrites révèlent que Saussure a
effectivement dit « la chose à désigner » ou « la chose qu’il [le signe graphique] veut désigner »
(Godel, 1957-1969, 193 ; Engler, 1968-1989, 269). Ce qui change tout : car cette « chose », ce
n’est pas le son, mais le « signifiant incorporel » : il se trouve alternativement manifesté par le son
et par la lettre, qui accèdent de ce fait à un statut identique.
152 À la recherche de Ferdinand de Saussure

Plutôt que d’envisager de nouveau ce difficile problème1 – il a en


effet été longuement étudié dans les chapitres II et V – il vaut mieux,
ici, s’installer confortablement dans l’ambiguïté saussurienne, et en
venir à l’examen de la question annoncée, pour chacun des trois types
de discours.
1 / Les discours écrits de la « langue naturelle ». Ici, aucune hésita-
tion : ils sont pleinement soumis à la linéarité. Saussure le signale expli-
citement dès la page 103, quand il remarque que « le caractère
[linéaire] apparaît immédiatement dès qu’on représente [les signifiants]
acoustiques par l’écriture et qu’on substitue la ligne spatiale des signes
graphiques à la succession dans le temps ». Des exemples sont fournis
p. 190 :
Le sens du français désir-eux ou du latin signi-fer dépend de la place respective des
sous-unités : on ne saurait dire eux-désir ou fer-signum.

On aura remarqué qu’entre les deux fragments cités on est passé de


la linéarité du signifiant ( « les signes graphiques » ) à la linéarité des signes
dans l’enchaînement du syntagme : car ce sont bien des signes que désir
et -eux, que signum et -fer. Mais ce n’est pas cette contradiction – si
c’en est une2 – qui, pour l’instant nous intéresse. Je me contente de
conclure, pour une fois de façon assurée : oui, les discours écrits de la
« langue naturelle » sont soumis à la linéarité, sans que soit envisagée la
moindre exception à cette soumission3.
2 / Pour les textes anagrammatiques, il va être nécessaire d’entrer
dans le détail de la manipulation saussurienne du signifiant. Je vais
prendre un exemple bien connu des lecteurs de Starobinski, 1971
(p. 65). Le principe est exactement le même que celui qui a été illustré
dans l’introduction, à propos du nom de Scipio. Mais cette fois, c’est le
nom d’un dieu qui est anagrammatisé. Soit le vers saturnien
DONOM AMPLOM VICTOR AD MEA TEMPLA PORTATO,
extrait du vaticinium « Aquam albanam » cité par Tite-Live et reconsti-
tué par Saussure sous l’aspect « archaïque » qu’il devait avoir lors de sa
formulation, en 397. Les phénomènes qu’il donne à observer sont cons-
tants dans la recherche, comme on a déjà vu d’après l’exemple pré-
senté dans l’introduction et comme on verra encore, sur un autre

1. Milner (1989, 385, 389, 391) va jusqu’à parler comme d’une notion saussurienne de « la linéa-
rité du langage », ce qui fait au plus haut point problème (par rapport à Saussure, certes, mais
aussi de façon générale).
2. Je me suis expliqué à loisir sur ce problème dans le chapitre précédent.
3. On a toutefois aperçu dans le chapitre II la très belle mais très obscure métaphore de la « lan-
terne magique », qui pose le problème de la « colligibilité » (hors du temps ?) du signe.
Saussure aux prises avec la littérature 153

exemple, dans le chapitre VII. On se reportera également à Gandon


(2002 et 2006).
Pour le texte de surface, celui qui constitue le vers manifeste, aucun
problème : il est, comme tout segment d’une langue naturelle, soumis à
la linéarité. Qu’en est-il du texte anagrammatique ? Comme souvent1,
il se réduit ici à un nom propre, celui du dieu APOLO, pour lequel
Saussure commence par admettre l’orthographe archaïque avec un
seul L. Il examine d’abord le second hémistiche. Le nom recherché s’y
trouve disséminé de la façon suivante :
AD MEA TEMPLA PORTATO
iA PL O O.

On le voit : les lettres d’APOLO apparaissent « dans le désordre » : il


faut transférer le premier O devant le L qui le précède. À propos de
cet hémistiche, Saussure se contente de remarquer, sans trop sembler
s’en inquiéter, que le L est en contact avec APO, mais « du mauvais
côté ».
Il est un peu plus explicite à propos du premier hémistiche, étudié
en second lieu parce qu’il est, selon lui, « d’une qualité assez infé-
rieure » (p. 71) :
DONOM AMPLOM VICTOR
AMPLO O.

Ici, Saussure se sent contraint de signaler explicitement l’entorse à


la linéarité : « On voit bien A initial et ensuite PLO, qu’on peut accep-
ter pour POL » (p. 71).
J’insiste sur cette formulation : tout se passe comme si PLO valait
pour POL. Comme si, dans une autre langue, TUG était équivalent de
GUT. Je ne donne pas cet exemple au hasard : c’est l’un de ceux que
cite... Freud dans sa célèbre spéculation, inspirée de Carl Abel, sur les
« sens opposés des mots primitifs » (Freud, 1910 [1971], 66), où la
métathèse sans incidence sémantique – c’est-à-dire la rupture de la
linéarité – tient une place aussi importante que l’antithèse (voir Freud,
1910, 67, et M. Arrivé, 1986 b).
De tels exemples sont-ils isolés dans la recherche sur les anagram-
mes ? Point du tout : ils pullulent, pratiquement à toutes les pages, et
Saussure manque rarement de les signaler, mais le plus souvent sans

1. ... mais, on le sait, pas toujours : il arrive parfois que l’anagramme prenne une forme phras-
tique. Voir Arrivé (1986 a).
154 À la recherche de Ferdinand de Saussure

inquiétude explicite. Ainsi il ne fait que signaler les « licences » qui


affectent la représentation du nom d’Afrodite dans le De rerum natura :
ROD est rendu par ORD, [...] RO par OR sans rigueur (Starobinski, 81, puis 85).

En un autre point :
-RO- : De nouveau marqué sans rigueur par -or (Gandon, 2002, 217).

Les exemples de ce type sont légion : on ne peut s’empêcher de


repenser à Freud et à la spéculation sur la métathèse, qui donne tug
pour gut :
-FRO- : C’est en somme sur flores pris comme « fro-les » que repose la figuration
(Starobinski, 82).

Parfois Saussure va jusqu’à noter avec indulgence le caractère


« bénin » de la licence :
PR-T ou T-PR pour TR-P est une transposition d’un caractère bénin (Staro-
binski, 87).

Mais en d’autres points, il semble perplexe, peut-être même vague-


ment désapprobateur. Il en vient par exemple à utiliser l’expression « tour
de passe-passe » (p. 83), formule que je suis tenté de prendre à la lettre : les
lettres passent les unes devant les autres, en dépit de toute linéarité.
Il y a plus spectaculaire encore : les deux éléments d’un mot com-
posé peuvent se trouver « renversés dans leur ordre respectif » (Staro-
binski, 52). Ainsi le nom propre composé HERACLITUS – où, pour
l’helléniste et même le latiniste cultivé, les deux éléments HERA et
CLITUS sont clairement identifiés comme signes distincts – est donné
dans l’ordre CLITUS-HERA. En somme, Saussure donne là un exemple
comparable à ceux de DÉSIREUX et de SIGNIFER. La différence est que
dans le texte anagrammatique il devient possible – scandaleusement –
de disposer les deux unités dans un ordre indifférent : HERA-CLITUS et
CLITUS-HERA, c’est la même chose.
En ce point Saussure est amené, d’une façon que je persiste à considé-
rer comme exceptionnelle, à confronter les données qu’il met en œuvre
dans la recherche anagrammatique et celles que lui livrent les principes de
la linguistique. C’est le célèbre passage de la page 46, que je ne cite pas de
nouveau, me contentant de renvoyer à la page 63 du chapitre II. Mais je
ne m’interdis pas de le commenter, d’une autre façon. Depuis plus de
vingt ans que, grâce à Starobinski, j’ai découvert ce texte, je le relis tou-
jours avec admiration et presque émotion, frappé à la fois par son inachè-
vement – comme si la pensée hésitait devant ses propres extrémités – et
Saussure aux prises avec la littérature 155

par la perfection formelle de certains fragments, par exemple cet alexan-


drin de type mallarméen, selon la formule du regretté Thomas Aron
(1970) : « Hors de l’ordre dans le temps qu’ont les éléments. » Quoi qu’il
en soit, il m’apparaît à l’évidence qu’ici le texte de la recherche fait écho
avec précision au CLG. Le « caractère linéaire du signifiant » se trouve en
effet précisément évoqué, et en même temps inversé. En linguistique,
point d’exception au principe de la « consécutivité », nom donné dans la
recherche – de façon d’ailleurs plus pertinente – à ce qui est appelé
« linéarité » dans le CLG. En revanche, dans « le domaine infiniment spé-
cial » des anagrammes, la question se pose : la consécutivité spatio-
temporelle ne semble pas y être constante. D’où cette comparaison, in fine,
avec les objets d’une sémiologie tabulaire : les lettres du texte anagram-
matique seraient à « amalgamer hors du temps » à la manière des cou-
leurs simultanées (et non successives) d’un tableau. On sait que ce type
d’objet sémiologique est également évoqué dans le CLG (p. 103), mais pré-
cisément pour être opposé au fonctionnement du signifiant linguistique.
Nous venons d’apercevoir l’aspect littéral de la spécificité du texte
anagrammatique : la lettre et, nécessairement, le phonème n’y sont pas
soumis à la contrainte de la consécutivité. Ce régime spécifique de la lit-
téralité anagrammatique constitue-t-il l’éventuelle littérarité de ce type
de texte ? Pour anticiper, j’indique qu’il en est à coup sûr l’un des élé-
ments. Mais pas le seul : il faudra, un peu plus tard, poser la question des
autres aspects spécifiques – non exclusivement littéraux – du texte ana-
grammatique. Je le ferai au moment de livrer ma troisième perplexité.
Avant d’y venir, il convient de poser la question de la linéarité
– ou, mais on vient de voir que c’est tout un, de la consécutivité – dans
le texte légendaire. En somme, le problème se ramène à cet autre : le
texte légendaire donne-t-il dans la pratique de l’anagramme ? Là
encore, la situation est particulièrement embrouillée, à la fois du point
de vue philologique (pour la lettre des textes et pour leur édition) et du
point de vue théorique. Pour y voir un peu clair, je distinguerai deux
moments dans mon analyse. Je l’indique à l’avance : ils risquent de
paraître donner lieu à des conclusions contradictoires.
1 / À chaque instant dans le texte de la légende, on rencontre des
manipulations sur la forme des noms propres qui évoquent plus ou
moins le fonctionnement anagrammatique. Par exemple, p. 240, Saus-
sure s’interroge sur des noms de villes cités dans le texte légendaire :
Freisach peut être Friesach en Carinthie. [...] Toutefois, rappelle d’une part Brei-
sach, siège des Harlung et d’autre part Fridsaela (Verceil) par position géogra-
phique et par nom.
156 À la recherche de Ferdinand de Saussure

Entre ces quatre noms de villes, la relation peut être, en un sens à


vrai dire bien extensif, qualifiée d’anagrammatique. Il en va de même,
de façon sans doute un peu plus précise, pour les quatre formes du
nom d’ « Adaocaro » (p. 244), qui « est à lire sans doute Adoacaro »
(avec un bel exemple d’inversion littérale) ; c’est « peut-être exactement
le nom Odoacre », qui en tout cas « rappelle singulièrement Jodakr ».
Il y a dans les LEG des dizaines d’exemples de jeux littéraux de ce
type. Je n’en ajouterai qu’un, qui amusera sans doute les lecteurs de
Freud. Saussure s’intéresse en effet à la relation entre les deux noms
Sigmund et Sigismund. Il y revient à plusieurs reprises – sans savoir, sans
doute, que ce sont les deux prénoms successifs de Freud. Et il a notam-
ment cette belle formule : « Comme par hasard, le père s’appelle Sig-
mund du même nom que le parricide Sigismund » (LEG, 72).
Laissons à qui le souhaite le soin de spéculer sur les aspects œdi-
piens et freudiens – au sens, j’ose le dire, littéral des deux termes – de
cette remarque saussurienne. Je n’en retiens ici que l’aspect formel : la
soustraction du -is- opérée pour, de Sigismund, faire apparaître Sigmund
continue, de loin, à ressembler à la pratique anagrammatique.
On l’aura compris à la prudence de mes formules : ce serait sans
doute aller trop vite en besogne que de repérer un fonctionnement net-
tement anagrammatique dans ces analyses littérales des noms propres
de la légende. Il faudrait naturellement, pour porter un jugement plei-
nement autorisé, s’infliger la tâche – hallucinante – d’étudier en détail
tous les jeux de ce type dans les 450 pages des LEG : sans parler de
celles qui restent inédites. Les quelques sondages que j’ai faits me por-
tent à hasarder trois remarques :
1.1. Les relations littérales de ce premier type dans la légende sem-
blent ne se révéler qu’entre des noms propres, à la différence de celles
qui s’observent dans les textes effectivement anagrammatiques, où elles
s’établissent entre deux discours, dont l’un seulement – celui qui est
anagrammatisé – peut se réduire à un nom propre. De ce fait, les rela-
tions littérales sont, en dépit de leur nombre, infiniment moins fréquen-
tes dans la légende que dans la littérature anagrammatique, où elles
sont par définition constantes.
1.2. Les relations littérales de la légende s’observent fréquemment
entre deux noms également présents dans le texte de surface. C’est par
exemple le cas pour Sigmund et Sigismund, noms qui, en dépit de leur
« identité », désignent deux personnages différents, et apparaissent de
ce fait alternativement à la surface du texte. Là encore ce caractère
s’oppose au fonctionnement anagrammatique proprement dit, qui est
Saussure aux prises avec la littérature 157

« cryptographique », c’est-à-dire « se rapporte à des noms ou à des


mots qui ne sont pas prononcés au cours de la pièce » (Starobinski,
1971, 69).
1.3. Même dans les cas où les manipulations littérales repérées – ou
construites – par Saussure semblent évoquer la pratique anagramma-
tique, les phénomènes de mise en cause de la linéarité du signifiant
sont exceptionnels et même, semble-t-il, accidentels. Le seul exemple
net est celui d’Adaocaro/Adoacaro/Odoacre, pour lequel il faut vraisembla-
blement faire la part d’altérations textuelles liées aux aléas de la trans-
mission des textes.
2 / À côté de ces jeux apparentés de loin à la pratique anagramma-
tique, il existe au moins dans la description de Saussure quelques
exemples d’anagrammes incontestables. Ils ont été publiés par She-
peard (1986) et commentés par Kim Sungdo (1991, 274). Ainsi le nom
de Hagene se trouve anagrammatisé, exactement sur le même mode que
celui d’Apolo dans le vaticinium Aqua albanam, par le vers
HOUBERT ZE GIBE TRUËGE [...] DEN EZELN
m H[A] GIBE GE EN E1.

Il n’y a en principe pas lieu de s’étonner de cette présence de


l’anagramme dans la poésie germanique. C’est, d’une part, une cons-
tante selon Saussure, de la poésie indo-européenne archaïque. Et
d’autre part, la célèbre spéculation sur la « poésie germanique allité-
rante » et le nom allemand de la lettre (Buchstabe, Starobinski, 38-40)
rend compte de la possibilité de telles manipulations littérales.
J’observe toutefois que ce fonctionnement anagrammatique n’est
pas retenu par Saussure comme fondamental dans la recherche sur la
légende : il ne lui consacre que quelques pages, d’ailleurs bizarrement
occultées, sans explication, dans les LEG, p. 3002. Envahissante au
point d’en devenir obsessionnelle dans les travaux sur la littérature
gréco-latine, la quête des anagrammes est discrète et marginale dans la
recherche sur la légende.
Ainsi, Saussure, d’un même mouvement, remarque la présence de la
pratique anagrammatique dans le Nibelungenlied, et ne lui consacre qu’une

1. On remarquera avec intérêt qu’Hagene n’est pas le seul personnage illustre à se trouver ana-
grammatisé dans ce vers : on y décryptera aussi celui... d’Hagège.
2. La formule de Marinetti et Melo se contente de signaler l’exclusion : « Le restanti pagine contengono
operazioni anagrammatiche relative a versi del Nibelungenlied. » Tout arbitraire que paraît cette exclusion,
elle me semble cependant répondre à une analyse, malheureusement laissée implicite, analogue à
la mienne : la pratique anagrammatique n’est pas considérée par Saussure comme fondamentale
dans le Nibelungenlied. Mais il fallait au moins donner l’explication nécessaire.
158 À la recherche de Ferdinand de Saussure

part infime de sa réflexion. Quelle est la voie de la prudence devant ce qui


reste, à mes yeux, une grave difficulté ? Elle consiste sans doute à poser
que le discours légendaire n’est pas caractérisé comme spécifique par la pra-
tique de l’anagramme. De ce fait, le fonctionnement qui lui est affecté par
Saussure ne met pas fondamentalement en cause le principe de la linéa-
rité du signifiant : même s’il comporte des anagrammes, il n’est pas lu comme ana-
grammatique. Il n’est retenu que dans son fonctionnement de surface, tout
proche du discours de la langue naturelle. L’ensemble que constituent ces
deux types de discours s’oppose à la littérature anagrammatique, qui bénéficie
d’un régime littéral absolument « spécial » – pour reprendre l’adjectif
saussurien : la mise en cause de la consécutivité.
Est-il possible de spéculer sur les raisons qui poussent Saussure à
tenir cette position apparemment étonnante ? Je courrai le risque de
hasarder une hypothèse. Mais il faudra attendre que d’autres aspects se
soient révélés.
J’en ai terminé avec l’aveu de ma deuxième perplexité. Il faut bien
avouer que la conclusion à laquelle elle nous mène est doublement
déconcertante. Car elle semble d’abord avoir pour effet de soumettre
au même régime littéral des textes « littéraires » – ceux de la légende,
qui, en dépit de quelques précautions terminologiques, sont bien don-
nés comme tels – et des textes non littéraires : ceux du discours de la
langue naturelle. Les uns et les autres se distinguent des textes ana-
grammatiques, généralement qualifiés comme « littéraires ». Mais elle
doit, dans un second moment, être modulée par la présence réelle
– quoique le plus souvent occultée dans la description qui en est faite –
de structures anagrammatiques dans le texte légendaire.
On l’aura compris sans peine : ma première perplexité ne s’est pas
dissipée lors de l’examen de la deuxième. Elle s’est même épaissie. Il
subsiste beaucoup de pénombre du côté de la littéraLité. Du côté de la
littéraRité, l’obscurité reste totale. C’est donc cette troisième – et ultime
question – que je vais essayer de poser.

TROISIÈME PERPLEXITÉ

Les problèmes que nous avons vus surgir d’eux-mêmes sont au


nombre de deux, d’ailleurs intimement liés :
1 / Le régime spécifique de la littéralité qui caractérise les textes
anagrammatiques suffit-il à caractériser la littérarité de ces textes ?
Saussure aux prises avec la littérature 159

2 / La disjonction opérée par Saussure1 du point de vue du


fonctionnement littéral entre textes anagrammatiques et textes
légendaires s’observe-t-elle également dans d’autres aspects de leur
fonctionnement ?

Premier problème

Le régime littéral des textes anagrammatiques est spécifique : leur


signifiant n’est pas soumis de façon constante à la linéarité. Cette spéci-
ficité a-t-elle des implications au niveau du signifié ? À l’évidence oui :
si le texte se dédouble au niveau du signifiant, il se dédouble nécessai-
rement au niveau du signifié. Saussure insiste à différentes reprises sur
cette question. Il va même jusqu’à distinguer le point de vue du
« poète » de celui du « lecteur » : l’un et l’autre sont conscients du
dédoublement du sens du texte. Le poète a pris soin, « avant tout, [de]
se pénétrer des syllabes et combinaisons phoniques de toute espèce, qui
se trouvaient constituer son thème » (Starobinski, 1971, 23). En
somme, il travaille à disséminer à la surface du texte les éléments du
thème qui est en réalité un autre texte, même si, souvent, il se réduit à
un nom propre. Au point que ce « jeu a pu devenir l’accompagnement
habituel, pour tout Latin qui prenait la plume, de la forme qu’il don-
nait à sa pensée presque à l’instant où elle jaillissait de son cerveau, et
où il songeait à la mettre en prose ou en vers » (Starobinski, 1971, 120-
121). Quant au lecteur, il est allégué – dans ce que j’ai lu – de façon
plus discrète, précisément sous l’espèce du poète lui-même lisant
d’autres poètes. Ainsi Saussure spécule-t-il sur la façon dont Virgile
devait lire Homère :
Un poète comme Virgile devait voir facilement des anagrammes répandus dans le
texte d’Homère, il ne pouvait pas par exemple douter que dans un morceau sur
Agamemnon un vers comme
CAasen 3rgal@wn 3n@mwn 3m@gartoV 3«tmP
fût relatif par ses syllabes à BAgam@mnwn (Starobinski, 1971, 127).

Il y a plus encore. En un autre point, Saussure fait allusion à la


« sociation psychologique inévitable et profonde » (Starobinski, 1971,
120) de la pratique anagrammatique. Pour qu’il y ait « sociation psy-
chologique », il faut bien qu’il y ait une convention établie dans la

1. Je précise toutefois que, comme on a vu, cette disjonction s’observe non dans l’objet même,
mais dans le traitement auquel il est soumis.
160 À la recherche de Ferdinand de Saussure

« masse parlante » – c’est intentionnellement que j’introduis ici le voca-


bulaire du CLG – pour faire reconnaître par tous la fondamentale poly-
phonie du texte littéraire.
On le voit : du point de vue de la littérarité, la spécificité anagram-
matique réside indissolublement dans le régime de son signifiant et
dans la polyphonie que ce régime implique.
J’indique au passage, plus timidement, une autre direction de
recherche. Elle n’est indiquée par Saussure que de façon assez fugitive.
On vient de voir que la pratique, active ou passive, de l’anagramme sup-
pose la « sociation ». Comme celle d’un système sémiologique. Comme
celle, par exemple d’une langue. Essayons de pousser plus loin la compa-
raison. L’un des traits spécifiques de la langue dans le CLG est son carac-
tère évolutif : point de langue qui ne soit à tout instant soumise au chan-
gement diachronique. Qu’en est-il de la pratique de l’anagramme ?
Saussure le remarque, avec ce que je crois pouvoir désigner comme une
ombre de surprise : il n’évolue pas, il reste identique à lui-même, sans la
moindre mutation, pendant plusieurs siècles, voire millénaires :
Depuis les plus anciens monuments saturniens jusqu’à la poésie latine qu’on faisait
en 1815 ou 1820, il n’y a jamais eu d’autre manière d’écrire des vers latins que para-
phraser chaque nom propre sous les formes réglées de l’hypogramme (Starobinski,
1971, 133 ; voir aussi, p. 119, une allusion à la transmission inchangée de la pratique
« à travers les siècles et les milieux les plus différents de la culture latine »).

Ainsi l’anagramme se trouve-t-il faire exception non seulement à la


linéarité, mais encore à l’évolution diachronique, c’est-à-dire aux deux
modes saussuriens d’intervention du temps sur les objets du langage.
On se reportera sur ce point au chapitre V.

Second problème
Il ne nous reste qu’à nous interroger sur les raisons qui expliquent
la disjonction opérée par Saussure dans le traitement qu’il confère aux
textes anagrammatiques et aux textes légendaires. Une réponse, pour
une fois, semble s’imposer. Elle a déjà été aperçue. C’est que le texte
légendaire, à la différence du texte anagrammatique, n’est en somme
qu’accidentellement littéraire. Il ne fait que fixer, tardivement, et, par
là, arrêter, à tous les sens du mot, un texte légendaire antérieur, qui pré-
sente, lui, tous les aspects sémiologiques de la langue – et fondamenta-
lement la propension inéluctable au changement diachronique. Il se
distingue par là du texte essentiellement littéraire qui, fixé d’emblée
dans sa forme définitive, est par là empêché de connaître « l’épreuve
Saussure aux prises avec la littérature 161

du temps ni l’épreuve de la socialisation » (LEG, 193), ces deux épreu-


ves étant, pour Saussure, inséparables (voir CLG, 113). Ainsi s’explique
l’apparent paradoxe de l’exclusion du texte « littéraire » du champ de
la sémiologie : si le Don Quichotte de Cervantès – nommément cité
p. 193 – n’est pas un objet sémiologique, c’est qu’il est éternellement
fixé, sans possibilité aucune ni de socialisation ni d’évolution diachro-
nique. Il ne saurait pour cette raison être comparé à la langue. Il en va
autrement pour le texte légendaire, qui s’égale en « noblesse » à la
langue. D’où cette comparaison qui me paraît fournir la meilleure des
conclusions à cet ultime point du chapitre :
Ce qui fait la noblesse de la légende comme de la langue, c’est que condamnées
l’une et l’autre à ne se servir que d’éléments apportés devant elles et d’un sens
quelconque, elles les réunissent et en tirent continuellement un sens nouveau. Une
loi grave préside, qu’on ferait bien de méditer avant de conclure à la fausseté de
cette conception de la légende : nous ne voyons nulle part fleurir une chose qui ne
soit la combinaison d’éléments inertes, et nous ne voyons nulle part que la matière
soit autre chose que l’aliment <continuel> que la pensée digère, ordonne, com-
mande, mais sans pouvoir s’en passer (LEG, 307).

C’est en ce point ultime qu’on peut se hasarder à spéculer. C’est,


peut-être, cette fondamentale évolutivité de la légende qui rend compte du
sort fait par Saussure à ce qui peut s’observer de pratique anagramma-
tique dans le texte littéraire qui en est issu. Car l’anagramme, comme on
vient de l’apercevoir, échappe à l’évolution diachronique : comment
pourrait-il s’instituer et, surtout, subsister dans un discours en perpétuel
mouvement, qui, d’ « un sens quelconque [...] tire continuellement un
sens nouveau » ? Il y aurait en somme incompatibilité théorique entre
légende et anagramme. Il est vrai que la légende finit par s’écrire et par
donner lieu, mais en fin de parcours, à un texte littéraire, qui la fixe. Dès
lors l’anagramme peut apparaître. Mais il n’affecte que l’ « élaboration
littéraire », et non la légende qui en est le support : c’est pourquoi Saus-
sure en signale discrètement la présence. Il se garde toutefois d’insister
sur un trait qui ne caractérise pas en soi l’objet qu’il s’est donné, mais la
forme ultime que l’écriture lui a, accidentellement, donnée.

NOTE RÉCAPITULATIVE

J’ai laissé Saussure conclure lui-même. Il me reste, plus modeste-


ment, à essayer de récapituler les points repérés au cours de
l’énumération de mes perplexités. Certes, de nombreuses questions res-
162 À la recherche de Ferdinand de Saussure

tent pendantes : c’est sans doute, pour une part, l’effet de l’état
d’inachèvement des textes saussuriens. Il faut parfois en venir à faire
parler le silence de Saussure... Je me le suis permis une ou deux fois,
sans doute imprudemment. Cependant certaines lignes de force se
dégagent avec une apparence de certitude :

— le lien indissoluble du littéraire et du littéral ;


— la nature fondamentalement évolutive des authentiques objets
sémiologiques, tels que ces deux très proches parents : le signe de la
langue et le symbole de la légende ;
— inversement, l’insensibilité au temps du texte « littéraire ». D’une
façon générale, il n’est pas soumis à la diachronie. Sous sa forme
anagrammatique, il échappe non seulement à l’évolution dans le
temps, mais aussi à la soumission à la consécutivité. Il se construit
par là comme objet monstrueux, qui met en cause les principes
mêmes de la sémiologie, et de ce fait lui échappe.

ANNEXE
Versification française
Ms. Fr. 3970/f

Je ne procéderai pas à la description systématique de ce manuscrit,


qui se trouve dans un état assez déplorable. On songe à un brouillon
de cours, constitué de développements disjoints et utilisé en plusieurs
occasions successives. Ce fut sans doute le cas, puisque Saussure a
donné plusieurs fois un cours sur la versification française. Ce sont
vraisemblablement ces utilisations multiples – inévitables, je le
remarque au passage, pour un professeur – qui expliquent l’état de
délabrement de plusieurs feuillets. L’écriture, cependant, quoique visi-
blement rapide, est généralement très lisible, sauf dans certains ajouts.
On aperçoit çà et là des divisions en chapitres. Ainsi la page 3 (en
l’absence des pages 1 et 2) comporte un titre de chapitre : « L’Hiatus ».
Mais l’auteur a ajouté, d’une écriture plus petite et plus fine, le com-
mentaire suivant : « Ce chapitre n’a rien à faire ici. »
On identifie les éléments suivants :
1 / Des considérations historiques sur différentes spécificités de la
versification française : l’hiatus (le « chapitre » commencé à la page 3
semble se poursuivre sur un feuillet non paginé, d’un format différent),
Saussure aux prises avec la littérature 163

l’e muet, l’ictus, la rime, la « diérèse » (le mot est constamment entre
guillemets), l’inversion, etc.
2 / Exceptionnellement présentés de façon assez soignée, des sujets
d’exercices préparés pour des étudiants : à propos d’un quatrain de du
Bellay, la consigne donnée est la suivante :
Dans les vers suivants de Joachim du Bellay indiquer ce qui ne serait pas correct selon
les règles établies par le siècle suivant, et qui sont devenues nos règles classiques.

3 / De longues citations commentées de plusieurs poètes de


diverses époques : Villon, Marot, Ronsard, La Fontaine sont privilé-
giés. Assez bizarrement dans ce texte sur la versification française,
deux pages sont consacrées à l’analyse métrique de vers extraits du
Nibelungenlied.
4 / Quelques remarques d’histoire de la langue, notamment sur le
ne marque exclusive de la négation jusqu’au XVIe siècle, et de ce fait
source de mauvaise compréhension pour les lecteurs modernes.
5 / De façon très inattendue dans ce manuscrit relatif à la versifica-
tion, deux appréciations très sévères relatives à Bossuet et à Pascal.
a / BOSSUET : Réunissez au fond un avocat de 1er ordre du barreau actuel, spécia-
lement s’il est pénétré d’un idéal catholique, avec un médiocre scolastique du
XIIIe siècle, vous aurez Bossuet, qui eut la chance de tomber sur une époque de
culminance de la langue, et d’en profiter. Les supériorités autres que celles de
l’orateur sont inexistantes chez lui, pour employer un adjectif qui n’aurait point
irrité ce bon prêtre français, aussi prêt au fond que Rabelais à dire ce qui lui
passait par l’esprit, s’il n’y avait eu grave inconvénience. C’est bien particuliè-
rement après s’être rendu compte de la nullité d’un esprit comme Bossuet dans
le monde ou dans la succession des idées humaines qu’on peut mesurer, par de
justes réflexions, ce qui appartient en français à la forme, alors même que
celle-ci ne s’accompagne, comme dans le cas de l’évêque de Meaux, d’aucune
espèce de pensée intéressante. Non seulement l’œuvre sans valeur est adulée,
mais il s’est produit de nos jours un redoublement de fétichisme autour de ce
nom. J’ai entendu prononcer cette parole monumentale : « Peut-être le plus
grand esprit que nous ayons possédé. » Et M. Brunetière s’est fait une spécialité
de narguer quiconque ne comprend qu’à moitié Bossuet, l’autre moitié lui
appartenant en propre. Quand je n’aurais pas su par Bossuet le néant de Bos-
suet, j’en aurais été certain par l’accaparement qu’en fait M. Brunetière. C’est
toujours le vide qui attire le vide, dans la nature [?] et surtout en littérature. Le
rhéteur, entouré de prestiges royaux, que fut Bossuet, a dû attirer le type
curieux au XXe siècle et dès le XIXe, de rhéteur inconscient, se figurant que la
rhétorique apporte un salut aux peuples. Si une chose est dans l’avenir plus
complètement vouée à l’oubli que ne le sera l’œuvre de Bossuet, ce sera celle
de son premier pontife M. Brunetière.
b / PASCAL : J’ai cent fois cherché à m’extasier devant les pensées de Pascal, de la
meilleure foi du monde et sur la meilleure édition. Ces pensées se divisent pour
164 À la recherche de Ferdinand de Saussure

moi en deux séries : celles qui ne m’offrent aucune sublimité, parce qu’elles
sont élémentaires depuis l’enfance : par exemple le pari sur [ ]
b / ou bien celles qui attestent une continuation de puérilité chez l’auteur jusqu’à
un âge relarif [sic] avancé (54 ans1 si je ne me [ ]
b / Pascal est un exemple insigne de la terreur théologique de l’enfer sortant toute
crue du moyen-âge, mais n’est pas sans influence sur une pensée philoso-
phique, parce qu’il est évident que cette pensée [deux mots illisibles]
b / La vérité qui est sous la plume de tout le monde, et qu’on ne veut pas dire, est
que Pascal est un esprit remarquable en fait de mathématiques, et inventeur,
dans cet ordre, de plusieurs choses comme le paradoxe de Pascal, relatif à
l’équilibre d’un liquide dans un vase. C’est probablement par l’extrême vénéra-
tion que nous portons à Pascal comme révélateur de ces faits mathématiques
[corrigé sur : physiques] que nous imaginons que sa portée d’esprit fut sans
pareille quand il voulut s’occuper des vérités évangéliques ou des doctrines
chrétiennes. Un esprit mathématique est presque régulièrement, quelle que soit
son [degré de2] distinction, le plus éloigné du monde d’une vue philosophique,
même simple.
6 / Une appréciation générale d’une extrême sévérité sur la poésie
française envisagée du point de vue formel :
J’appellerais personnellement toute la poésie française au point de vue de sa forme
plutôt une rimerie que des vers, et ne cacherai pas que j’ai en très médiocre estime
cette forme. C’est une pitié de voir un génie comme Racine se débattre avec des
lois qu’il considérait comme infranchissables, tandis qu’un seul essor de sa muse
aurait peut-être pu briser le moule et nous donner autre chose. Devant la magnifi-
cence de certaines choses de Racine, il me semble à tous moments que je vais voir
éclater le cadre du vers français, et que le torrent va enfin déborder de son lit, en
faisant sauter les digues, mais quelle erreur au fond en voyant la suite. Y a-t-il rien
de plus approprié, de plus raisonnable, et de plus satisfaisant au fond que de voir
continuer ce froid vers français pour servir à toutes les froides productions du
XVIIIe siècle, parmi lesquelles je comprends l’ensemble des tragédies de Voltaire en
premier lieu.
Une seconde occasion fut donnée de modifier le vers français lorsqu’éclata la
révolution des romantiques, qui ne furent certes pas tendres pour une seule des
traditions et se crurent terribles [le fragment se termine sans ponctuation].

B IBL IO G R AP H IE

Aron Thomas (1970), « Une seconde révolution saussurienne ? », Langue française, 7,


septembre, 56-62.
Arrivé Michel (1986 a), « Intertexte et intertextualité chez Ferdinand de Saussure », in
R. Theis et H.-T. Sieppe, Le plaisir de l’intertexte, Berne, Peter Lang, 11-31.

1. Saussure semble avoir perdu de vue que Pascal est mort non à 54 ans, mais à 39.
2. Ajouté après coup, le nom masculin degré n’a pas donné lieu à la correction de l’accord au
féminin de l’élément quelle, préalablement accordé avec distinction.
Saussure aux prises avec la littérature 165

Arrivé M. (1986 b), Linguistique et psychanalyse : Freud, Saussure, Hjelmslev, Lacan et les autres,
Paris, Méridiens-Klincksieck.
Freud Sigmund (1910) [trad. franç., 1971], « Des sens opposés dans les mots primi-
tifs », Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard, 59-67.
Gandon Francis (2002), De dangereux édifices. Saussure lecteur de Lucrèce. Les cahiers
d’anagrammes consacrés au De rerum natura, Louvain-Paris, Peeters.
Gandon F. (2006), Le nom de l’absent. Épistémologie de la science saussurienne des signes, Limo-
ges, Lambert-Lucas.
Kim Sungdo (1991), Ferdinand de Saussure : de la langue au mythe, thèse de l’Université de
Paris X - Nanterre.
Kim S. (1993), « La mythologie saussurienne : une nouvelle vision sémiologique ? (À
propos de la continuité de la pensée saussurienne) », Semiotica, 97-1/2, 5-78.
Milner Jean-Claude (1989), Introduction à une science du langage, Paris, Le Seuil.
Shepeard David (1986), « Saussures Anagramme und die deutsche Dichtung »,
Schprachwissenschaft, 11, 52-67.
CHAPITRE VII

Q U’ EN ES T - I L D E L’ I NC ON S CI EN T
CH E Z F ER D IN AN D D E SA US S UR E ?

Le titre de ce chapitre a une forme interrogative. Avant d’essayer


de répondre à la question qu’il pose, il est indispensable d’en poser une
autre, touchant la possibilité même de la première. Cette seconde inter-
rogation se formule ainsi : le problème de l’inconscient se pose-t-il à
propos de Saussure ?
À cette question préalable, on voit comme possibles deux réponses
contradictoires.
La première consiste à dire que la question ne se pose pas. Certes,
Saussure fait un usage assez fréquent de l’adjectif inconscient et de
l’adverbe inconsciemment. Mais il s’agit, on le verra, du sens « descriptif »,
selon l’usage freudien du terme, de ces deux mots. Le nom subconscient
apparaît une fois dans l’édition standard du CLG (p. 178) et le nom
inconscience, le nom féminin, lui aussi une fois, dans les Écrits de linguis-
tique générale (p. 159). Sauf erreur ou oubli, le nom inconscient, masculin,
n’apparaît ni dans le Cours ni dans les Écrits de linguistique générale. Il est
en tout cas absent de l’index des deux textes.
Ces détails lexicaux paraissent bien l’indiquer : on peut penser,
après un examen rapide, que la problématique de l’inconscient n’est pas
posée de façon vraiment explicite et significative dans les travaux lin-
guistiques de Saussure. C’est en tout cas ce que semble indiquer le
silence, sur ce point, de la quasi-totalité des spécialistes de Saussure
(j’entends ici le Saussure linguiste1) : à la réserve de Milner (notamment
1978) et, chez d’autres, de quelques mentions rapides, je ne suis guère
en mesure de citer, outre certains de mes précédents travaux (notam-

1. Il en va autrement pour ceux des saussuriens qui se sont intéressés à la recherche sur les ana-
grammes. Ici Starobinski (1971) et Wunderli (1972) ont été des précurseurs.
168 À la recherche de Ferdinand de Saussure

ment Arrivé, 1986 et 1994-2005) que Akatane Suenaga (2005) et Izabel


Vilela (2005).
À ma question préalable il existe une autre réponse, exactement
contradictoire. Elle consiste à poser Saussure, pratiquement au même
titre que Freud, comme théoricien de l’inconscient. Il est vrai de façon
indirecte. Cette seconde réponse, chacun l’aura compris, est celle de
Lacan. Il la formule, de façon plus ou moins explicite, en plusieurs
points de ses propos et de ses Écrits, jusqu’au début des années 1970. Je
me contente de citer celle de ces réponses qui a été le plus récemment
publiée. On la trouve dans la première des trois conférences qui sont
révélées, depuis octobre 2005, dans Mon enseignement. À propos de la
Traumdeutung de Freud, Lacan, en octobre 1967, prononce les paroles
suivantes :
Ouvrez à n’importe quelle page le livre sur le rêve, qui est venu le premier, vous
n’y verrez parler que d’affaires de mots. Vous verrez Freud en parler d’une façon
telle que vous vous apercevrez qu’y sont écrites en toutes lettres, exactement, les
lois de structure que M. de Saussure a diffusées à travers le monde. Il n’en était
d’ailleurs pas le premier inventeur, mais il en a été l’ardent transmetteur, pour
constituer ce qui se fait actuellement de plus solide sous la rubrique de la linguis-
tique (2005, 40).

Il convient, certes, de remarquer une double réserve dans les propos de


Lacan. D’une part, il ne tient Saussure que pour l’ « ardent transmet-
teur », et non l’ « inventeur » des « lois de structure » : topos fréquent
chez Lacan, qui renvoie ainsi, implicitement dans ce passage, aux Stoï-
ciens, à Saint-Augustin et à la tradition de la rhétorique, sans consentir
à mettre en exergue ce qui fait la spécificité de l’enseignement de Saus-
sure. D’autre part, il ne voit guère en Saussure que le continuateur
– sans le savoir – de Freud. Cette double réserve sera conjointement
explicitée par Lacan dans le texte, de six ans plus tardif, de
« L’Étourdit » : nous sommes à ce moment en 1973, et Lacan s’est déjà
fortement éloigné de la linguistique :
Qui ne peut voir en effet à me lire, voire à me l’avoir entendu dire en clair, que
l’analyste est dès Freud très en avance là-dessus sur le linguiste, sur Saussure par
exemple qui en reste à l’accès stoïcien, le même que celui de Saint-Augustin ?
(1973, 46 ; 2001, 489).

Double réserve, certes, coutumière à Lacan, et qui prend de la force


avec le temps, faisant contraste avec la révérence observée dans les
années antérieures, par exemple en 1957, au moment de « L’instance
de la lettre dans l’inconscient ». Mais la réserve n’occulte pas
l’essentiel : les formulations saussuriennes sur le langage correspondent
Qu’en est-il de l’inconscient chez Ferdinand de Saussure ? 169

aux formulations freudiennes sur l’inconscient. En somme Saussure,


sans le savoir, formule, comme Freud (avant ou après lui, peu importe1)
les lois de l’inconscient.
À ma question préalable répondent donc deux voix contradictoires.
Dans les cas de ce genre, il faut renvoyer dos-à-dos, si j’ose dire, les
deux avis opposés, et prendre le problème à bras le corps.

Comme on vient de l’apercevoir, l’adjectif inconscient et l’adverbe


inconsciemment sont souvent employés dans la version standard du Cours
de linguistique générale. Je partirai d’un exemple, qui nous permettra de
voir avec précision le problème. Dans le chapitre sur l’ « Immutabilité
et la mutabilité du signe » se trouve posée une comparaison entre les
changements qui interviennent dans la langue et ceux qui interviennent
dans les autres institutions sociales : par exemple les rites religieux, les
formes politiques, les régimes matrimoniaux, la mode vestimen-
taire, etc. Le texte pose une spécificité du changement linguistique : elle
tient au fait que, à la différence de ce qui s’observe, selon Saussure,
pour les autres institutions, « les sujets sont, dans une large mesure,
inconscients des lois de la langue » (CLG, 106). Je remarque au passage
que Saussure semble poser comme évident le caractère pleinement
« conscient » des mutations atteignant les autres institutions sociales : je
lui laisse la responsabilité de cette position, étrangère à mon propos
d’aujourd’hui (et vraisemblablement contestable, au moins pour cer-
taines des institutions citées), et je m’intéresse à ce que Saussure a véri-
tablement énoncé, sur la langue, dans son enseignement authentique.
Il s’est exprimé de façon assez nettement différente :
On pourrait invoquer ce fait que l’on n’applique pas la réflexion à la langue (dis-
tinction entre conscient et inconscient) et préciser le degré de conscience qui pré-
side en général aux faits de langage (Engler, 1968-1989, 162).

Les éditeurs, on le voit, se sont autorisés à modifier assez nettement la


lettre des propos tenus par Saussure dans son cours oral. Ils ont notam-
ment renoncé à l’emploi nominal des adjectifs conscient et inconscient.
Toutefois, cet emploi nominal reste fortement ambigu : il s’agit à mes
yeux de l’emploi autonymique des deux adjectifs, et non pas de leur
accès au statut de concept. Quoi qu’il en soit, le texte du cours, tant

1. Lacan est persuadé – ou veut se persuader ? – de l’antériorité de Freud sur Saussure. C’est
qu’il ne connaît pas – mais comment le lui reprocher ? – les travaux de Saussure qu’Engler révé-
lera en 1974, notamment le projet d’article sur Whitney.
170 À la recherche de Ferdinand de Saussure

dans sa version orale que dans la forme qui lui est donnée par les édi-
teurs de 1916, marque bien que, pour le Saussure qui parle précisé-
ment à ce moment, il y a une gradation qui fait, progressivement, pas-
ser de ce qui est inconscient – à comprendre, j’y insiste, comme
temporairement inconscient – à ce qui est conscient – à comprendre dans le
sens de soumis à la « réflexion linguistique ». En somme, ce que Saus-
sure nous dit ici, c’est que quand nous employons un élément, quel
qu’il soit, de la langue, nous le faisons sans en faire l’objet d’une
réflexion consciente : nous n’avons, Dieu merci, pas besoin de porter
consciemment attention à la programmation de la succession des sons
dans notre discours. Cependant, il suffit d’un effort à tout instant pos-
sible pour faire émerger ces faits à la conscience : c’est ce qui rend pos-
sible l’activité métalinguistique, quel que soit son degré de technicité.
L’enfant qui épelle les lettres d’un mot la pratique autant que le lin-
guiste qui en fait la description phonologique.
Cette conception des « degrés » de la conscience linguistique est
manifestée de façon plus ou moins explicite dans d’autres passages du
Cours et des Écrits : on voit ainsi apparaître les deux notions intéres-
santes de « conscience latente » et d’ « inconscience ».
La « conscience latente » – qui sera transformée en « subconscient »
par les éditeurs du Cours (p. 178) – est celle qui caractérise les rapports
associatifs dans leur opposition aux rapports syntagmatiques :
On pourrait représenter ces deux principes, ces deux activités qui se manifestent
synchroniquement par deux axes,
syntagmatique,
simultanément et sur un autre axe mentalement existant comme dans un nuage
[pensé dans une conscience latente] toutes les autres possibilités qui peuvent être
unies par association (Engler, 1968-1989, 293).

Quant à l’ « inconscience pure », elle est paradoxalement définie,


de façon différentielle, comme « un certain degré de conscience » :
[...] la notion de conscience est éminemment relative, de sorte qu’il ne s’agit que
de deux degrés de conscience dont le plus élevé est encore de l’inconscience pure
comparé au degré de réflexion qui accompagne la plupart de nos actes
(Écrits, 159).

On l’a compris : le tableau des degrés de conscience qui est brossé


dans ces passages pose un degré faible, dénommé alternativement
« conscience latente » ou « inconscience ». Mais cette « inconscience »,
même quand elle est qualifiée de « pure », n’est jamais que l’un des
Qu’en est-il de l’inconscient chez Ferdinand de Saussure ? 171

niveaux de la conscience, susceptible à son tour d’être caractérisé


comme « élevé » par rapport à d’autres encore plus bas.
Ces analyses ne sont en rien contradictoires à celles que donne
Freud dans l’illustre article de 1915 spécifiquement intitulé « L’incons-
cient ». Il tient, au sujet de certains actes psychiques « inconscients »
des propos très voisins de ceux de Saussure, jusque dans la termino-
logie (toutefois à manier avec précaution, en raison de la traduction). Il
faut cependant prendre garde à une disjonction fondamentale effectuée
par Freud : il marque clairement que le caractère inconscient de ces
actes n’a pas pour effet de les faire appartenir à l’inconscient « au sens
systématique » :
[...] l’inconscientialité n’est qu’une marque distinctive du psychique, qui ne suffit
en aucune façon à sa caractérisation. Il y a des actes psychiques de dignité très
diverse, qui concordent cependant dans le fait d’être inconscients. L’inconscient
comprend, d’une part, des actes qui sont simplement latents, temporairement
inconscients, mais qui par ailleurs ne se différencient en rien des actes conscients,
et, d’autre part, des processus refoulés, qui, s’ils devenaient conscients, ne pour-
raient que trancher de la façon la plus criante sur le reste des processus conscients
(1915-1988, 211).

C’est cette « conscience latente » qui reçoit immédiatement après


cette analyse le nom d’ « inconscient descriptif ». Et c’est cette distinc-
tion entre les deux inconscients, l’un descriptif, l’autre topique, qui
amène Freud à mettre en place l’opposition du conscient et de
l’inconscient par les initiales Bw (de Bewusste) et Ubw (de Unbewusste)
(transcrites en français par Cs et Ics). L’abréviation Ubw/Ics est réservée
à l’inconscient topique, et de ce fait échappe à l’ambiguïté du nom.
On le sait : Lacan reprend à son compte cette distinction freu-
dienne fondamentale, de façon explicite et répétitive. Je ne cite, de
nouveau, que le passage de la conférence de 1967 :
Que l’inconscient soit inconscient n’est pas ce qui est caractéristique. L’inconscient
n’est pas une caractéristique négative (2005, 20).

Si nous en jugeons d’après les textes de Saussure jusqu’à présent


utilisés, il est évident que les processus inconscients qu’il analyse relè-
vent de l’inconscient descriptif, dont il décrit les fonctionnements en
des termes assez voisins de ceux de Freud. De l’inconscient systémique,
ou, pour jouer avec les articles, d’un inconscient systémique il semble
bien qu’il ne soit, dans ces textes, nullement question.
Comme il arrive souvent chez Saussure, auteur, on le sait, par
essence paradoxal, il se trouve qu’un segment de son texte fait exception
172 À la recherche de Ferdinand de Saussure

à ce que je viens de décrire. Ce segment apparaît dans l’édition standard


du Cours (p. 163), sous une forme légèrement différente de ce que Saus-
sure a effectivement écrit. Je cite donc les sources manuscrites :
Toute règle, toute phrase, tout mot relatif aux choses du langage évoque nécessai-
rement le rapport a/b ou bien le rapport a/a’, sous peine de ne rien signifier du
tout si on l’analyse.
C’est précisément en effet parce que les termes a et b sont radicalement inca-
pables d’arriver comme tels aux régions de la conscience, laquelle perpétuellement
n’aperçoit que la différence a/b, que chacun de ces termes reste exposé (ou devient
libre) en ce qui le concerne de se modifier selon d’autres lois que celles qui résulte-
raient d’une pénétration constante de l’esprit (Engler, 1968-1989, 266 ; Écrits, 219 ;
le texte d’où provient ce segment est l’illustre projet, en date de 1894, d’article
pour Whitney, laissé inachevé par Saussure).

Au risque de paraître vétilleux, j’insiste sur l’origine écrite de ce


fragment du Cours. En ce point Saussure ne parle pas, n’a pas parlé.
Pourquoi ? On ne peut que spéculer. Je ne me l’interdis pas. Et je me
demande si ce n’est pas la hardiesse de son hypothèse qui l’a conduit à
garder le silence lors de son Cours. On constate en effet qu’en ce point
il n’est plus question de degrés de conscience ou d’inconscience : ce qui
est posé, c’est un inconscient à proprement parler topique. Et les objets
qui le constituent sont « radicalement incapables d’arriver comme tels
aux régions de la conscience ». Ces objets sont soumis à des lois, qui
n’ont aucun rapport avec celles qui, relevant du conscient, résulteraient
d’une pénétration constante de l’esprit. Quelles sont-elles donc, ces lois
de l’inconscient ? Ce sont celles qui déterminent, indépendamment de
toute intervention consciente du sujet parlant, l’évolution des objets lin-
guistiques, ou, à tout le moins, d’une partie d’entre eux : ce problème,
celui de la distinction entre les changements phonétiques, inconscients,
et analogiques, conscients, a été examiné à loisir dans le chapitre V.
Il convient, certes, de se méfier des comparaisons trop faciles. Je
remarque simplement que ces analyses – qui remontent à 1894 – cor-
respondent d’assez près à celles du Freud de 1915. À une différence
près, fondamentale : l’inconscient saussurien est un inconscient langa-
gier, strictement langagier. Les objets qui le constituent sont, et ne sont
que, des objets langagiers. Mais ils sont, comme les objets de
l’inconscient freudien, soumis à des « processus » qui tranchent par
rapport aux processus conscients.
Il devient maintenant à peu près possible de répondre de façon
informée à la question relative à l’inconscient dans la réflexion linguis-
tique de Saussure. La réponse, on l’a compris, doit être scindée. D’un
Qu’en est-il de l’inconscient chez Ferdinand de Saussure ? 173

côté Saussure recourt, de façon constante, mais dépourvue d’originalité


particulière, à une conception des degrés de conscience qui s’articule
assez bien avec les descriptions freudiennes de l’inconscient descriptif.
Un inconscient topique apparaît en un point, un point unique – enfin,
pas tout à fait unique, comme on a vu au chapitre V – de la réflexion
de Saussure. Cette duplicité de la position saussurienne fait évidem-
ment problème. Les solutions à envisager se situent, à mon sens, dans
le cadre de l’opposition entre synchronie et diachronie. L’inconscient
descriptif intervient dans le fonctionnement synchronique de la langue.
C’est dans la diachronie qu’opère l’inconscient topique.

On pourrait songer en ce point à réfléchir sur deux problèmes. Le


premier est celui de la rencontre apparemment manquée entre ces
deux contemporains que furent Saussure et Freud. Le second est celui
de l’utilisation faite par Lacan de l’ « algorithme » saussurien dans sa
théorie de l’ « inconscient structuré comme un langage ».
Je garderai un silence à peu près total sur le premier point. Il a
déjà fait couler beaucoup d’encre, trop d’encre sans doute. Il est vrai
que l’absence de toute relation, non seulement personnelle (les deux
hommes ne se sont à peu près certainement jamais rencontrés), mais
encore textuelle (Saussure semble n’avoir jamais écrit le nom de
Freud, ni Freud celui de Saussure, à entendre, bien sûr, comme celui
de Ferdinand) peut sembler paradoxale. C’est ce que remarque, par
exemple, Izabel Vilela, 2005, 119-122. Elle a le courage de continuer
à chercher les traces jusqu’à présent restées latentes d’une éventuelle
rencontre.
En réalité, la méconnaissance réciproque n’est pas aussi étonnante
qu’il nous paraît en 2006. Il y a un siècle, les relations ne s’établissaient
point aussi facilement qu’elles le font aujourd’hui. Encore faut-il distin-
guer selon la chronologie. Jusqu’à 1913, année de la mort de Saussure,
le professeur genevois n’était célèbre que dans le milieu très fermé des
linguistes professionnels, surtout indo-européanistes. Freud pouvait légi-
timement ne pas porter attention à l’auteur très discret d’une œuvre
encore très réduite (le Mémoire, la thèse et une collection d’articles confi-
dentiels) et d’une technicité très difficile d’accès. Et la notoriété, certai-
nement plus forte, de Freud, n’était cependant point telle qu’elle pût
déterminer, de la part de Saussure, le passage de la frontière non des
langues – car Saussure était excellent germaniste – mais des disciplines.
Il est cependant vraisemblable que Saussure a pu entendre parler
174 À la recherche de Ferdinand de Saussure

– notamment par Flournoy, son collègue à l’Université de Genève – de


l’auteur viennois d’une certaine Traumdeutung.
C’est après 1920 que tout change. Car Freud a bien connu, lu, cité
et commenté un de Saussure : c’était Raymond, le fils de Ferdinand,
qui fit une analyse avec Freud, consacra sa thèse à la présentation de la
réflexion de Freud, et eut l’honneur de bénéficier d’une préface de
Freud. Le livre ainsi préfacé contient une allusion brève, mais explicite
et suggestive, au Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure1.
Il est donc aussi vraisemblable que possible que Freud a eu au moins
fugitivement connaissance de l’existence du Cours et de son auteur. En
dépit de son intérêt constant et passionné pour les problèmes du lan-
gage, il n’a, apparemment, pas cru nécessaire de se pencher sur
l’œuvre du père de son patient. Il serait très hasardeux de spéculer sur
les raisons de cette négligence.
Je serai presque aussi bref sur le second point. Pour deux raisons.
La première est que le problème a déjà donné lieu à des déversements
d’encre d’une abondance encore plus forte que le premier – j’y ai moi-
même, après et avant bien d’autres, fortement contribué. La seconde
est que, si j’entrais dans ce problème, je m’écarterais du sujet de ce
chapitre, qui vise Saussure et non Lacan.
Il est, cependant, sans doute indispensable de préciser en quelques
mots la fonction de la référence à Saussure dans la réflexion de Lacan.
D’abord pour marquer une évidence. Lacan ne tient aucun compte
de la réflexion de Saussure sur l’inconscient. On ne s’en étonnera pas :
il faut être un lecteur plus systématiquement attentif du CLG que ne le
fut Lacan2 pour y exhumer les très rares passages où l’on peut lire
l’ébauche d’une théorie de l’inconscient langagier.
L’eût-il trouvée, cette ébauche de théorie, qu’il en eût sans doute
été fort embarrassé. En effet la théorie saussurienne de l’inconscient est
construite de façon précisément inversée par rapport à celle de Lacan.
Pour ce dernier, c’est l’ « articulation signifiante » qui constitue

1. Dans une note de sa thèse (1922, p. 83), Raymond de Saussure envisage comme possible
l’application des méthodes du CLG à la description de certains lapsus. Raymond cite le livre de
son père sous le titre Cours de linguistique, et le date de 1915.
2. Qu’on se rassure : je ne veux pas dire que Lacan a lu Saussure « en diagonales », comme l’en
accusa le bon Georges Mounin (1969-1970, 188) à la grande indignation de Juan David Nasio
(1992, 93). Non : je suis au contraire persuadé que Lacan a lu Saussure avec une sorte de divina-
tion qui lui a fait repérer des points occultés et difficiles de sa réflexion, par exemple sur la rela-
tion entre linéarité et diachronie (voir le chap. V). Cependant il semble que sa lecture se soit sur-
tout centré sur les chapitres concernant le signe. Et, bien sûr, la conception lacanienne du signe
est complètement décentrée par rapport à celle de Saussure.
Qu’en est-il de l’inconscient chez Ferdinand de Saussure ? 175

l’inconscient « structuré comme un langage ». L’articulation signifiante,


c’est-à-dire le réseau des différences oppositives. Pour Saussure au
contraire ce qui relève de l’inconscient, ce n’est précisément pas
l’opposition des « termes », nom que prennent en ce point les signes,
soit les signifiants en dialecte lacanien : ce sont les « termes » eux-
mêmes, donnés comme « radicalement incapables d’arriver comme tels
aux régions de la conscience » (Engler, 1968-1989, 266 ; Écrits, 219) :
on se souvient que c’est cette inaptitude à émerger au niveau de la
conscience qui explique le caractère aléatoire de leur évolution dia-
chronique. Quant au réseau des différences, c’est, de façon exactement
inverse par rapport à Lacan, le seul élément qui soit « aperçu » par la
conscience.
On l’a compris : ce que Lacan retient de la réflexion de Saussure,
ce n’est nullement la théorie de l’inconscient qu’un lecteur vétilleux
finit par croire y découvrir. C’est la structure du langage, que dis-je ? la
structure d’un langage. J’insiste aussi lourdement que possible sur
l’article indéfini un, qui donne sa spécificité à la formule lacanienne. Il
se trouve que c’est comme – comme, et non pas par : la relation est analo-
gique, et non pas causale – ce « un langage », j’ose le solécisme, inévi-
table pour ne pas trahir Lacan, que l’inconscient est structuré. Il se
trouve aussi que c’est l’ « algorithme saussurien du signe » qui fournit à
Lacan – enfin, au Lacan des années 1950 et 1960 – ce modèle de la
structure de l’inconscient.
Resterait à poser une fois de plus le problème, mainte fois traité et
pourtant encore mal résolu, de ce qui a été conservé par Lacan de
l’enseignement saussurien. Pour fixer, d’un mot, le problème, je ne
ferai que retenir le terme, commun à Saussure et à Lacan, d’articulation,
au sens qu’ils lui confèrent tous deux de « division en éléments qui ne
se distinguent que par leur opposition réciproque ».

On pourrait croire en avoir fini. Il n’en est rien : Saussure réserve


toujours des surprises. Je fais grâce au lecteur des plaisanteries habi-
tuelles sur la prolifération des Saussure : la paire de Saussure, le
Saussure diurne et le Saussure nocturne, Dr Jekill et M. Hyde et autres
astuces du même tabac. Je reprends les faits à l’état brut. On se sou-
vient (voir le chap. I) que, à peu près en même temps qu’il prépare de
semaine en semaine, pour ses étudiants de Genève, son Cours de linguis-
tique générale, Saussure se livre, dans le silence, à un travail apparem-
ment très étrange : lire, sous le texte des poètes latins et grecs, un texte
176 À la recherche de Ferdinand de Saussure

souterrain, dispersé dans les lettres du texte de surface. On pourrait,


certes, utiliser encore, à titre d’exemple, le vers saturnien
DONOM AMPLOM VICTOR AD MEA TEMPLA PORTATO

et en rappeler le fonctionnement : c’est le Dieu Apollon qui parle, dans


un oracle délivré aux Romains par la Pythie de Delphes. Le sens du
vers est transparent :
QUE LE VAINQUEUR APPORTE UNE OFFRANDE CONSIDÉRABLE À MES TEMPLES.

Mais Saussure ne se contente pas de ce sens de surface. Il repère, épar-


pillé, dans le désordre, dans les lettres du vers, un autre mot : le nom
du Dieu APOLO lui-même, sous la forme de son nominatif latin et avec
son orthographe archaïque, avec un seul L. Mieux : ce mot est présent
dans chacun des deux hémistiches du vers de surface :
DONOM AMPLOM VICTOR / AD MEA TEMPLA PORTATO
A PLO O /A PL O O.

Il est nécessaire ici d’entrer dans le détail de la cuisine littérale de


l’anagramme. Cette pratique culinaire ne devrait pas dérouter les lec-
teurs de Freud, qui assistent à peu près aux mêmes exercices par
exemple dans l’illustre rêve AUTODIDASKER dans la Traumdeutung
(Freud, 1999-2003, 342-346). J’entre donc, pour un instant seulement,
dans la cuisine anagrammatique : pour lire le nom du Dieu dans les
lettres du texte de surface, il faut déplacer, dans chaque hémistiche, le
premier O pour le replacer entre le P et le L. À peu près comme fait
Freud pour lire le prénom de son frère ALEX dans la formule
AUTODIDASKER de son rêve. Freud, certes, est encore plus acrobatique
que Saussure : il ajoute la lettre – le L – qui manque au nom de son
frère. Mais pour Freud cela ne porte pas à conséquence : c’est la rou-
tine du travail du rêve, soumis, entre autres, à la « condensation » (Ver-
dichtung). Pour Saussure, c’est différent : car ce bouleversement de
l’ordre des lettres met en cause l’un des deux « principes » fondamen-
taux du signe linguistique : son « caractère linéaire ». En somme,
l’objet « infiniment spécial » que Saussure découvre dans le discours
anagrammatique échappe aux règles qui gouvernent le langage ordi-
naire. Situation de conflit interne : on en a repéré d’autres exemples
dans la réflexion de Saussure.
Un autre exemple ? Je ne résiste pas au plaisir de le donner. Car il
a à mes yeux un double avantage : contrairement aux exemples jusqu’à
présent évoqués (SCIPIO dans l’introduction, APOLO dans ce chapitre et
Qu’en est-il de l’inconscient chez Ferdinand de Saussure ? 177

dans le précédent), il met en scène non plus un nom propre, mais un


nom commun. Et, c’est là son second avantage, ce nom n’est autre que
le nom CREPITACILLUM, désignation latine d’une petite crécelle, utilisée
par les enfants comme hochet. Je laisse au lecteur le plaisir – éventuel –
de découvrir, en poursuivant sa lecture jusqu’au chapitre IX – la raison
de mon intérêt pour ce mot. Le nom crepitacillum, sous la forme de son
ablatif pluriel crepitacillis, est présent à la surface de l’un des quatre vers
suivants de Lucrèce :
Cui tantum in vita restet transire malorum
At variae crescendo pecudes armenta feraeque
Nec crepitacillis opus est, nec cuiquam adhibendast
Almae nutricis blanda atque infracta loquella
(De rerum natura, V, vers 227-230).

Mais le nom se trouve en outre éparpillé dans les lettres (ou les pho-
nèmes) des vers, par exemple dans le dernier :
Les syllabes qu’apporte ce vers 230 [le dernier] sont AC + CI + LLA, et on voit donc
qu’à tout point de vue c’est de cette partie du mot qu’il est chargé (Gandon,
2002, 357).

En quels points se situe, dans cette quête des mots sous les mots, la
relation avec l’inconscient ? Je crois qu’on peut la saisir par deux fois.
D’abord, dans ce qu’on vient d’apercevoir : les manipulations litté-
rales auxquelles Saussure se livre sur le matériau verbal qui lui est livré
évoquent très précisément celles que Freud pratique, à peu près à la
même époque que lui, sur les mots du rêve. L’anagramme, nommé-
ment, est explicitement présente dans le rêve AUTODIDASKER (Freud,
1999-2003, 342-346), pour lequel je renvoie à l’analyse qui en est faite
par Lacan dans le Séminaire III (1981, 269-270). En somme, la pratique
verbale à l’œuvre dans les textes anagrammatiques est soumise à des
règles qui évoquent plutôt les fonctionnements du processus primaire
que les principes gouvernant le signe linguistique. Saussure, nécessaire-
ment, s’en avise, et consacre un fragment capital de sa réflexion à ce
problème, tel du moins que l’histoire lui permet de l’envisager : on
vient de voir qu’il ne connaît pas – ou peu, et indirectement – les tra-
vaux de Freud, et il n’y fait aucune allusion. Mais il s’interroge avec la
plus grande lucidité sur l’exception à la linéarité qui lui est, scandaleu-
sement, présentée par les textes anagrammatiques (Starobinski, 1971,
46-47, voir, ici même les chap. V et VI).
Le second point est sans doute plus spectaculaire, quoiqu’il ne se
manifeste que de façon négative. Il tient dans le fait suivant. Pendant
178 À la recherche de Ferdinand de Saussure

tout le temps qu’il consacre à sa quête des anagrammes, Saussure pose,


de façon absolument constante, le caractère délibéré et intentionnel
– et de ce fait au plus haut degré conscient – de la pratique anagram-
matique. Il va même plus loin : c’est le mot ou le discours souterrain
– dans le premier exemple le nom du Dieu Apolo, dans le second le
nom commun CREPITACILLA, parfois un syntagme, ou même, plus
rarement, un bref récit – qui ont constitué, pour le poète (le vates) le
point de départ de sa composition. Celle-ci a donc consisté à construire
le poème à partir du texte souterrain préalable, en en distribuant les
éléments littéraux à la surface. C’est ce processus de composition qui
est décrit dans le passage suivant :
Le poète doit donc [...] mettre devant soi, en vue de ses vers, le plus grand nombre
de fragments phoniques possibles qu’il peut tirer du thème [l’élément anagrammatisé],
par exemple, si le thème ou un des mots du thème, est Hercolei, il dispose des frag-
ments -ol-, ou -er- ; d’autre part de rc ou de cl, etc.
Il doit alors composer son morceau en faisant entrer le plus grand nombre
possible de ces fragments dans ses vers, par ex. afleicta pour rappeler Herco-lei, ainsi
de suite (Starobinski, 1971, 23-24).

Rien, on le voit, que de pleinement conscient, intentionnel et déli-


béré, jusque dans le plus infime détail, dans cette procédure de compo-
sition poétique.
Et pourtant une hésitation gagne Saussure, et génère progressive-
ment une véritable angoisse. D’une façon qui n’est qu’apparemment
paradoxale, le doute est déclenché, puis alimenté précisément par la
prolifération même des anagrammes. Je cite l’un des passages où
l’incertitude s’exprime douloureusement :
Quand un 1er anagramme apparaît, il semble que ce soit la lumière. Puis quand on
voit qu’on peut en ajouter un 2e, un 3e, un 4e, c’est alors que, bien loin qu’on se
sente soulagé de tous les doutes, on commence à n’avoir même plus de confiance
dans le premier : parce qu’on arrive à se demander si on ne pourrait pas trouver
en définitive tous les mots possibles dans chaque texte, ou à se demander jusqu’à
quel point ceux qui se sont offerts sans qu’on les cherche sont vraiment entourés
de garanties caractéristiques, et impliquent une plus grande somme de coïnciden-
ces que celles du premier mot venu, ou de celui auquel on ne faisait pas attention
(Starobinski, 1971, 132).

Plus explicite, peut-être, cette spéculation sur les « chances » de ren-


contrer les « coïncidences » :
Plus le nombre des exemples devient considérable, plus il y a lieu de penser que
c’est le jeu naturel des chances sur les 24 lettres de l’alphabet qui doit produire ces
coïncidences (Starobinski, 1971, 151).
Qu’en est-il de l’inconscient chez Ferdinand de Saussure ? 179

Et, ailleurs, cette interrogation fondamentale :


La matérialité des faits peut-elle être due au hasard ? (Starobinski, 133).

Se pourrait-il qu’un autre facteur que l’intention consciente du vates


intervienne dans la composition du texte anagrammatique ? Cet autre
facteur, Saussure lui donne un nom : le hasard. Et il s’interroge indéfini-
ment sur les méthodes à mettre en œuvre pour choisir entre l’intention
et le hasard.
Il voit deux solutions. La première n’est autre que le « calcul des
probabilités », envisagé de façon explicite en plusieurs points. Il va
même jusqu’à se dire « à deux pas du calcul des probabilités comme
ressource finale ». Mais il précise tout aussitôt que « ce calcul, en
l’espèce, défierait les forces des mathématiciens eux-mêmes » (Staro-
binski, 132). C’est pour cette raison qu’il n’est jamais vraiment entré
dans la voie de ces calculs1.
La seconde solution ? Elle surgit d’elle-même dès qu’a été éliminée la
voie du calcul : il s’agira d’interroger le vates lui-même. Car il survit
encore, au début du XXe siècle, le vates romain : c’est le professeur de vers
latins dans les Universités italiennes. Pour montrer ses talents à ses étu-
diants et à ses collègues, il compose en latin des poèmes. Saussure lit les
poèmes de l’un de ces vates. Il s’agit de l’illustre Giovanni Pascoli. Illustre,
non pas certes par ses poèmes latins : contemporain à peu près exact de
Saussure (1855-1912), il est célèbre en Italie non seulement pour son
abondante production poétique (en italien), mais aussi pour son action
politique (il connut l’emprisonnement en 1879). Il est peu de villes italien-
nes qui n’aient pas leur « Via Giovanni Pascoli ». Successeur de Giosué
Carducci à l’Université de Bologne à la fin de sa carrière et de sa vie, il est
sans doute l’un des meilleurs latinistes de son temps. Ses poèmes latins,
pastiches à proprement parler parfaits, en tous points, de la poésie latine
la plus pure, sont tombés sous les yeux de Saussure : il voit dans ces poè-
mes « ruisseler les anagrammes », autant, peut-être plus, que chez Virgile
et Lucrèce. Saussure prend donc le parti de le questionner. Il lui écrit, le
19 mars 1909, une première lettre de caractère général : elle pose le pro-
blème de l’intention consciente ou du hasard avec la plus grande clarté :
Certains détails techniques qui semblent observés dans la versification de quelques
modernes sont-ils chez eux purement fortuits, ou sont-ils voulus et appliqués de
manière consciente ? (Starobinski, 149).

1. Saussure ne disposait pas des ressources de l’informatique. À la suite de Gandon (2002), j’ai
envisagé quelques aspects préliminaires des conditions que devrait remplir un programme de cal-
cul informatique sur l’anagramme au sens saussurien (Arrivé, 2007).
180 À la recherche de Ferdinand de Saussure

J’insiste sur l’adjectif conscient. Saussure exige de l’anagramme non


seulement l’intention, mais l’intention consciente. Il ne se contenterait
pas, même si, paradoxalement, elle pouvait s’avouer, d’une intention
inconsciente.
Il semble que Pascoli ait répondu à Saussure de façon assez accueil-
lante pour rendre possible une interrogation plus détaillée. La seconde
lettre date du 6 avril 1909. Pour justifier une fois de plus son interroga-
tion, Saussure revient sur la difficulté du calcul :
Comme le calcul des probabilités, à cet égard, exigerait le talent d’un mathémati-
cien exercé, j’ai trouvé plus court, et plus sûr, de m’adresser à la personne par
excellence qui pourra me renseigner sur la valeur à attacher à ces rencontres de
sons (Starobinski, 151).

Quant à la teneur précise de sa question, il l’appuie sur l’analyse de


quelques vers de Pascoli :
Est-ce par hasard ou avec intention que dans un passage comme Catullocalvos p. 16
le nom de Falerni se trouve entouré de mots qui reproduisent les syllabes de ce
nom ? (Starobinski, 1971, 150).

On ne saurait être plus explicite : est-ce l’intention ? Ou quelque chose


d’autre, que je – c’est ici Saussure qui parle – dénomme le hasard ?
Pascoli, à ce qu’on sait, aujourd’hui, de la biographie de Saussure, ne
répondit pas. Mais on sait, avec certitude, que c’est précisément à
l’époque où la réponse aurait dû arriver que Saussure, en avril ou
mai 1909, a interrompu, définitivement, sa quête de l’anagramme.
J’en resterai donc ici au silence de Saussure. Il n’est, certes, pas très
facile d’interpréter un silence – celui, définitif sur ce point, de Saus-
sure – consécutif à un autre silence – celui de Pascoli. Car celui-ci, on
ne l’a sans doute pas assez remarqué, est ambigu. Pascoli a pu, certes,
confirmer par son silence l’hypothèse du hasard. Mais n’aurait-il pas
voulu par le même silence sauvegarder une règle secrète, décryptée
trop ingénieusement par un chercheur indiscret ? Ce qui semble pro-
bable, je ne reviens pas sur ce que j’ai dit dans mon livre de 1994-
2005, c’est que Saussure n’a pas vu confirmée l’hypothèse de
l’intentionnalité. Il se trouvait alors renvoyé à l’autre hypothèse : le
hasard. Le hasard, certes, est un concept familier à Saussure. On a vu
dans les chapitres précédents avec quelle insistance il intervient en plu-
sieurs points de sa réflexion. Mais de ce hasard-là – celui qui fait appa-
raître les mots sous les mots – il ne voulait – paradoxalement ? – rien
savoir : d’où son silence, définitif. La question que je me posais dans
mon livre, que je résolvais peut-être trop vite, et que je repose
Qu’en est-il de l’inconscient chez Ferdinand de Saussure ? 181

aujourd’hui est la suivante : le hasard n’est-il pas chez Saussure le nom


de l’inconscient ? En somme, l’inconscient serait, paradoxalement,
reconnu par Saussure par le fait même qu’il observe, à son égard, le
silence.

C’est sur cette question que je clos ce chapitre, laissant à mon lec-
teur le soin de lui donner une réponse. Comme de donner une réponse
à une autre question, qui lui est peut-être venue à l’esprit : qu’en est-il
de la relation entre les deux réflexions de Saussure ? Est-il possible de
déceler entre elles une relation, autre, naturellement, que celle d’avoir
l’une et l’autre des objets langagiers ? Cette question, pour ma part, je
continue à me la poser.

B I B LIO G R AP H IE

Arrivé Michel (1986), Linguistique et psychanalyse. Freud, Saussure, Hjelmslev, Lacan et les
autres, Méridiens-Klincksieck.
Arrivé M. (1994-2005), Langage et psychanalyse, linguistique et inconscient, PUF, puis Limoges,
Lambert-Lucas.
Arrivé M. (2007), « L’anagramme au sens saussurien », Actes du séminaire de Cesenatico,
Bologna, Universita degli Studi.
Freud Sigmund (1899-2003), L’interprétation du rêve, Œuvres complètes, IV, PUF.
Freud S. (1915-1988), « L’inconscient », Œuvres complètes, XIII, PUF, 203-242.
Gandon Francis (2002), De dangereux édifices. Saussure lecteur de Lucrèce. Les cahiers
d’anagrammes consacrés au De rerum natura.
Lacan Jacques (1966), Écrits, Le Seuil.
Lacan J. (1973-2001), « L’Étourdit », Autres écrits, Le Seuil, 449-498.
Lacan J. (1981), Le Séminaire. Livre III. Les psychoses, Le Seuil.
Lacan J. (2005), Mon enseignement, Le Seuil.
Milner Jean-Claude (1978), L’amour de la langue, Le Seuil.
Mounin Georges (1969-1970), Introduction à la sémiologie, Éditions de Minuit.
Nasio (1992), Cinq leçons sur la théorie de Jacques Lacan, Rivages-Psychanalyse.
Saussure Raymond de (1922), La méthode psychanalytique, Genève et Lausanne, Payot.
Starobinski Jean (1971), Les mots sous les mots. Les anagrammes de Ferdinand de Saussure, Gal-
limard.
Suenaga Akatane (2005), Saussure, un système de paradoxes. Langue, parole, arbitraire et incons-
cient, Limoges, Lambert-Lucas.
Vilela Izabel (2005), « In principio erat verbum », Langage et inconscient, 1, 118-142.
Wunderli Peter (1972), Ferdinand de Saussure und die Anagramme. Linguistik und Literatur,
Tübingen, Niemeyer.
CHAPITRE VIII

S AUS S UR E , B AR THES , GREI M A S

Alexandrie, 1949. À l’Institut de français de la Faculté des lettres arri-


vent deux jeunes professeurs : Roland Barthes a 34 ans, Algirdas-Julien
Greimas en a 32. Ils poursuivent l’un et l’autre une carrière universitaire
qui, pour longtemps encore, sera semée de difficultés et d’embûches.
C’est qu’entre plusieurs traits communs ils en ont un fortement négatif :
ils ne sont pas agrégés1. À l’époque, c’est un handicap à peu près insur-
montable pour une carrière universitaire normale en France. Barthes
vient de Bucarest, où il a exercé les fonctions très modestes d’aide-
bibliothécaire à l’Institut français, avant d’y donner quelques cours. Grei-
mas vient de Paris, où il a exercé quelque temps au CNRS les fonctions,
également très modestes, de stagiaire de recherches2.
Barthes a déjà publié quelques brefs articles, notamment sur Gide
et Camus : on peut y trouver l’embryon de ce qui deviendra, quelques
années plus tard, Le degré zéro de l’écriture. Greimas, après avoir écrit
quelques notules en lituanien, vient tout juste d’obtenir le Doctorat
d’État français, pour deux thèses soutenues en 1948 à la Sorbonne,
sous la direction de Charles Bruneau et Robert-Léon Wagner.
La rencontre aléatoire de ces deux jeunes professeurs dans une
Université égyptienne sera de la plus haute importance pour le déve-
loppement de cette discipline au double nom – à moins qu’il ne s’agisse
1. Barthes, de santé très fragile, a fait des études supérieures relativement tardives qui lui ont
interdit de préparer l’agrégation. Greimas, immigré de sa Lituanie natale, ne connaît pas encore
les arcanes de l’Université française, et prépare d’emblée une thèse sans se soucier de l’agrégation.
On lira avec amusement les commentaires sarcastiques qu’il livrera sur le statut des non-agrégés
(partagé non seulement avec Barthes, mais avec Matoré, Quemada et Guiraud) dans Chevalier-
Encrevé (1984, 75), puis dans Chevalier (2006).
2. Ces renseignements biobibliographiques viennent pour Barthes de Barthes (1975) et pour Grei-
mas de Chevalier-Encrevé (1984), de Chevalier (2006) et surtout de Coquet (1985).
184 À la recherche de Ferdinand de Saussure

de deux disciplines ? – la sémiologie et la sémiotique. Je fais appel ici


au témoignage de Greimas lui-même, tel que je l’ai entendu en 1983,
lors du colloque qui lui était consacré à Cerisy-la-Salle. Je l’interrogeais
sur la « date et les modalités de sa première lecture de Hjelmslev », et il
me fit la réponse suivante :
On entre ici dans la chronologie, selon Ricœur, et je vous avoue que je suis très
faible en la matière ! Je n’arrive pas à me souvenir du moment de ma rencontre
avec Hjelmslev. Je ne sais pas si c’est Barthes qui m’a dit que c’était important, ou
si c’est moi qui l’ai dit à Barthes. À l’époque, nous travaillions de conserve et nous
nous communiquions tout ce qui nous semblait important, tout ce qui pouvait
nous permettre de nous accrocher, de nous lancer dans l’analyse. C’est incroyable
à quel point c’était difficile ! (Arrivé et Coquet, 1987, 303).

Je crois utile de m’arrêter quelques instants sur ce bref fragment


d’autobiographie intellectuelle, pour en souligner trois traits :
1 / Des deux amis de l’époque, Greimas sera, à ma connaissance,
le seul à évoquer cette longue période de travail commun – car elle
dépassera largement la période, très brève (l’année universitaire 1949-
1950), de leur séjour commun à Alexandrie. Dès 1950, Barthes revient,
en raison de sa santé fragile, à Paris, à la Direction générale des rela-
tions culturelles. Greimas restera à Alexandrie jusqu’à 1958, date de sa
nomination à Ankara. Mais ils se rencontrent périodiquement, pendant
les vacances à Villefranche, plus rarement à Paris. Greimas évoque de
façon très pittoresque leur visite à Martinet, sous la direction de qui
Barthes songeait alors – aux alentours de 1956 ou 1957 – à élaborer
sous la forme d’une thèse le livre qui allait finalement paraître,
en 1967, sous le titre Système de la Mode (Greimas, 1987 a, 303-304). Je
n’hésite pas à citer ce fragment très caractéristique de l’attitude de
Greimas, à la fois joviale et caustique – il avait une sainte horreur de
Martinet – sans oublier la rigueur épistémologique ni l’insistance sur la
genèse de la sémiotique :
Quand nous sommes allés chez Martinet, avec qui Barthes voulait inscrire sa thèse,
Barthes lui a posé la question : « D’après vous, quel est le lieu le plus significatif de
la mode féminine ? » Évidemment, pour Martinet, c’était les jambes. Cette histoire
de jambes était tout un programme : comment une attitude sémiotique peut se
détacher de l’observation. Barthes a dit : « Mais qu’est-ce que je peux faire avec la
jambe, ça n’a que trois catégories sémiques : avec ou sans bas, avec ou sans cou-
ture, avec ou sans talon, c’est tout ?1 [...]. » Le démarrage de la sémiotique, c’est
dans de tels événements qu’il se produit.

1. On remarquera à quel point l’évolution de la mode féminine – avec la substitution généralisée


du collant au bas et la suppression à peu près totale de la couture – a rendu référentiellement
obsolète l’ébauche d’analyse de Barthes.
Saussure, Barthes, Greimas 185

Avant 1983, Greimas avait déjà consacré à Barthes une brève notice
nécrologique, à la fois lucide, ambiguë et émouvante (Greimas, 1980).
Inversement, Barthes, à ma connaissance, a constamment observé un
silence à peu près total sur Greimas1. En tout cas, le nom de Greimas
n’apparaît pas dans la liste de ceux qui ponctuent le tableau des « Pha-
ses » de Roland Barthes par Roland Barthes (1975, 129). Barthes semble
bien avoir privilégié les noms les plus « visibles », et, pour les vivants,
les plus médiatiques : Greimas et Hjelmslev sont absents, Lacan et
Saussure sont présents...
2 / L’ « incroyable difficulté » évoquée par Greimas étonnera sans
doute les chercheurs d’aujourd’hui, et surtout les plus jeunes d’entre eux.
C’est qu’ils se représentent mal les conditions de la réflexion linguistique
– car on ne parle encore qu’allusivement de sémiologie et pas du tout de
sémiotique – en ces années d’immédiat après-guerre. Saussure, certes,
n’est pas aussi inconnu que Greimas se plaira un peu plus tard à le dire
(voir plus bas). Mais Hjelmslev est à peine un nom pour les linguistes fran-
çais : l’article de Martinet (1942-1945) vient tout juste de le faire connaître
aux membres de la Société de linguistique de Paris. Traduits, assez confi-
dentiellement, en anglais dès 1943, les Prolégomènes, après l’échec in extremis
d’un premier projet réalisé par Togeby et supervisé par Martinet (Arrivé,
1982 a et b ; Hjelmslev, 1985), ne seront finalement publiés en français
– de façon d’abord très décevante – qu’en 1968, puis en 1971. Les revues
françaises se comptent sur les doigts de la main. Les Colloques sont raris-
simes, et il faudra attendre 1960 pour que la création de la SELF permette
de fructueuses rencontres mensuelles entre les jeunes linguistes de
l’époque : Greimas y fera la première communication, en octobre 1960,
sur le syntagme nominal. Barthes attendra le 14 novembre 1964 pour
parler de la rhétorique (Arrivé, 1982 c). Ajoutez à cela le supplément de
difficulté que constitue pour les deux jeunes professeurs leur exil égyp-
tien : vous comprendrez l’immensité des efforts qu’ils ont consentis2.
3 / Conformément à la lettre de la question posée à Cerisy – elle
occultait Saussure3 – Greimas ne m’a répondu, en 1983, que pour
Hjelmslev. Certes, le poids de Hjelmslev est déterminant, chez Greimas

1. Il le cite de loin en loin, par exemple dans les Éléments de sémiologie, dont une note (1964, 108,
n. 4) renvoie aux premiers fascicules dactylographiés de Sémantique structurale, qui étaient diffusés
par l’ENS de Saint-Cloud.
2. Greimas évoquera en quelques lignes amusantes et émues le souvenir de ce séjour à Alexandrie
dans le témoignage qu’il confiera à Chevalier et Encrevé (1984, 79).
3. J’en viens, aujourd’hui, à m’interroger sur cet « oubli ». Il tenait sans doute au fait que je
considérais l’imprégnation saussurienne de Greimas comme une donnée évidente et intemporelle.
J’avais tort, comme on le verra plus bas.
186 À la recherche de Ferdinand de Saussure

comme chez Barthes1. Mais Hjelmslev ne serait pas Hjelmslev sans


celui qu’il désigne lui-même, de la façon la plus explicite, comme « le
seul théoricien [qui] mérite d’être cité comme un devancier indiscu-
table : le Suisse Ferdinand de Saussure » (Hjelmslev, 1971, 14). Grei-
mas lui-même, d’une façon qui risque d’étonner, hiérarchise, en un
point de son exposé, les deux apports en faveur de Saussure :
Finalement, bien plus important, la découverte de Saussure que nous avons faite
en commun avec Barthes – Saussure puis Jakobson, Levi-Strauss, et Hjelmslev
ensuite (Greimas, 1987 a, 304).

Oui, la prééminence accordée en ce point à Saussure étonne. Car elle


fait apparemment contraste avec d’autres propos tenus, peu après, dans
le même entretien :
Ce que dit Saussure à propos de la sémiologie, c’est intéressant évidemment, mais
c’est anecdotique ; ça fait deux phrases (1987 a, 306).
Contradiction ? Sans doute pas. Greimas, à ma connaissance, n’a
jamais prêté attention à la recherche sur la légende (d’ailleurs encore
très mal connue en 1983) et à la sémiologie qu’elle met en place. La
sémiologie saussurienne qu’il vise, c’est celle du CLG : à peine plus de
deux phrases dans l’Introduction, c’est vrai (précisément quatre, aux-
quelles il faut tout de même ajouter quelques autres, passim, dans
l’ouvrage). Et cette sémiologie-là se donne des champs d’intervention
modestes, trop modestes : les signaux militaires, par exemple, et quel-
ques autres objets déjà aperçus dans le chapitre III. Rien que de pro-
grammatique sur la méthode, et, sur les rapports de la future science
avec la linguistique, la seule proposition que les lois qu’elle « découvrira
seront applicables à la linguistique » (CLG, 33). En somme on com-
prend que Greimas puisse se laisser aller à ce propos négatif :
[...] on ne peut pas faire de la sémiologie avec ça, pas plus que de la sémiotique
d’ailleurs (ibid.).
Est-ce à dire que Greimas récuse à Saussure tout autre intérêt
qu’anecdotique ? Que non pas. Mais il saisit son importance au plan
de la linguistique, et revient pour cela au premier Saussure, celui du
Mémoire sur le système primitif des voyelles dans les langues indo-européennes :
Ce qui est capital dans l’œuvre de Saussure, c’est son Mémoire, et la façon dont il a
résumé tout le XIXe siècle dans le comparatisme linguistique : c’est son idée de trai-
ter un système comme un ensemble de corrélations. C’était déjà de la sémiotique.
Le grand Saussure, il est là (ibid.).
1. Est-ce le même Hjelmslev pour Barthes et pour Greimas ? La question, naturellement, se pose.
Mais ce n’est pas ici le lieu de la traiter.
Saussure, Barthes, Greimas 187

Selon ce texte, Saussure est sémioticien quand il est linguiste et ne


parvient pas tout à fait à l’être quand il se veut sémiologue. Au-delà du
conflit terminologique entre sémiologie et sémiotique – je n’en parlerai pas
ici – la dialectique est subtile. Le renversement a pour fonction de
mettre la notion de système – ensemble de corrélations – au centre du
noyau commun à la linguistique et à la sémiotique : là, et là seulement,
Saussure est fondateur, mais par le Mémoire plutôt que par le Cours.
Ne l’oublions pas : Greimas tient ces propos en 1983. La sémio-
logie-sémiotique a déjà derrière elle une longue histoire, certains
diraient sans doute l’essentiel de son histoire. C’est sur cette histoire
– et, j’ose le dire, sur sa préhistoire – qu’il faut maintenant revenir : le
rôle effectivement tenu par Saussure n’y est peut-être pas exactement
conforme à celui que Greimas lui assigne après coup. Il convient donc
d’éclairer la façon dont Barthes et Greimas, avant même la mise en
place de la discipline, ont reçu l’enseignement de Saussure et en ont
tenu compte dans leurs réflexions d’abord communes, puis de plus en
plus divergentes.

On l’a aperçu plus haut à deux reprises : Greimas avait horreur de


la chronologie et de l’anecdote, formes à ses yeux dégradées de
l’histoire. D’une façon générale, je partage cette aversion. Il m’apparaît
cependant que pour étudier la question que nous nous posons, le seul
moyen raisonnable sera de s’en tenir à la chronologie : elle nous per-
mettra de suivre avec autant de précision que possible tant les appro-
fondissements obstinés du travail de Greimas que les élégantes sinuosi-
tés de la réflexion de Barthes. Qu’on se rassure toutefois : je ne suivrai
pas Saussure à la trace dans tous les travaux de Barthes et de Greimas,
jusqu’à la fin de leur carrière – et de leur vie. J’insisterai sur les pre-
miers : parfois peu connus, surtout pour Greimas, ils marquent de
façon alternativement spectaculaire et ambiguë l’entrée en scène du
saussurisme. Après, on entre dans un champ à la fois plus facile d’accès
pour le lecteur et, pour les auteurs, plus explicite. C’est pourquoi j’ai
décidé de ne pas poursuivre mon enquête au-delà de la période 1954-
1957. Ce sont pour Barthes les années de l’élaboration de Mythologies et,
pour Greimas, celles d’une longue méditation saussuro-hjelmslevienne
qui le conduira, dès 1956, à la publication d’un article capital :
« L’actualité du saussurisme ». Mais je ne m’interdirai naturellement
pas de faire proleptiquement allusion à plusieurs travaux ultérieurs des
deux auteurs.
188 À la recherche de Ferdinand de Saussure

PREMIER TABLEAU GREIMASIEN :


LES DEUX THÈSES DE 1948

Avant Barthes, Greimas s’était intéressé à la mode. Mais point à


celle du présent : celle qui l’intéresse, c’est la mode de 1830. Sous la
direction respective de Charles Bruneau et de Robert-Léon Wagner1, il
prépare et soutient deux thèses, comme il était obligatoire à l’époque
pour obtenir le titre de docteur ès lettres, ou docteur d’État. La thèse
principale est intitulée La mode en 1830. Essai de description du vocabulaire
vestimentaire d’après les journaux de modes de l’époque. La thèse complémen-
taire porte sur Quelques reflets de la vie sociale en 1830. Restées longtemps
inédites, elles ont été publiées sous le titre La mode en 1830 (Greimas,
2000). L’ouvrage comporte en plus les articles sur le saussurisme (1956)
et sur les indéfinis (1963).
Où en est l’imprégnation saussurienne de ces deux thèses ? On peut
s’attendre à ce qu’elle soit faible : de son aveu même, Greimas à cette
époque préalexandrine ne lit pas Saussure, ou commence tout juste à le
lire2. Et pourtant son travail présente de façon aussi explicite que pos-
sible dans la formulation et de façon aussi continûment rigoureuse que
possible dans la mise en œuvre un trait saussurien : la distinction entre
les points de vue « historique » et « statique » :
Évitant autant que possible le point de vue historique, et ne désirant réaliser
qu’une description statique d’un état de langue donné, nous n’avons attaché
qu’une importance secondaire au maniement des dictionnaires (2000, 7).

De cette prise de parti découle immédiatement une pratique suivie de


façon absolument homogène : à quelques rarissimes exceptions près, le
corpus utilisé par Greimas comporte exclusivement des segments de la
« saison de mode » 1829-1830. Rigueur qui lui sera reprochée, après
coup, par Matoré lui-même (1953, 118).
On l’a aperçu : si, sur ce point, Greimas campe déjà sur des posi-
tions rigoureusement saussuriennes, il n’utilise pas la terminologie spé-

1. Il semble bien qu’en réalité les deux thèses aient été effectivement « dirigées » – dans la mesure
où ce genre de travail a à l’être – par Georges Matoré, avec lequel Greimas a collaboré au moins
jusqu’à 1948 pour l’élaboration d’une lexicologie sociale.
2. On repère l’ombre d’une contradiction entre le témoignage de 87 (en réalité 83) cité plus haut
et celui de 84, pourtant à peu près contemporain : « C’est à ce moment [préparation de la thèse,
de 45 à 48] que nous avons commencé seuls, Matoré et moi, à lire Saussure, puis Jost Trier »
(Chevalier et Encrevé, 1984, 75). Brouillage définitif de Greimas avec la chronologie ?
Saussure, Barthes, Greimas 189

cifique du CLG – à laquelle recourra Matoré dans la critique qui vient


d’être citée :
La délimitation de son sujet a posé un problème à M. A.-J. G. qui, ayant adopté la
distinction introduite par Saussure entre la synchronie et la diachronie, a conçu son
travail comme une œuvre statique (1953, 118).

C’est un fait en tout cas que le nom de Saussure n’est, si j’ai bien lu,
jamais cité dans aucune des deux thèses de Greimas. On peut, certes,
s’ingénier à leur trouver une filiation saussurienne. Il faut pour cela
marquer qu’elles s’inscrivent explicitement dans le projet de renouvelle-
ment méthodologique de la lexicologie auquel Greimas travaille alors
avec Matoré : le lexique est une composante de « la langue, produit
social » (p. 13). C’est là, sans doute, un écho des positions saussuriennes
sur la « nature sociale » (CLG, 112) de la langue. Mais écho fortement
indirect. Pas plus que Saussure Meillet n’est cité dans la bibliographie,
et certaines des références principales du travail (notamment Darmeste-
ter, dont La vie des mots [1887] semble avoir fortement marqué le jeune
chercheur) sont largement présaussuriennes.
Sur d’autres points, certaines positions théoriques de l’auteur
s’éloignent très fortement des postulats du saussurisme. Ainsi Greimas
réclame hautement la prise en compte de ce qui ne s’appelle pas
encore le référent :
En nous livrant à la description objective d’un domaine défini, compris presque
complètement dans la notion de costume et recouvert par le concept d’ « élé-
gance vestimentaire », nous avons voulu nous tenir le plus près possible des
choses : prendre pour point de départ le monde des réalités et non celui des mots
(2000, 7).

On est là à l’opposé absolu de la théorie du référent, ultra-


saussurienne, que Greimas produira – il est vrai trente ans après – dans
le Dictionnaire (Greimas et Courtès, 1979 sv référent). Bien sûr, il ne serait
peut-être pas impossible de s’interroger sur ce qu’il en est vraiment,
dans l’une et l’autre thèses, de ces « choses » dont parle Greimas : ne
sont-elles pas déjà structurées par les systèmes lexicaux qui les prennent
en charge ? Mais Greimas lui-même, après coup, découragera cette
interrogation. En 1983, il ne tirera de « [s]on passage par la lexicologie
que la fonction stimulante de l’échec » (1987 a, 302).
190 À la recherche de Ferdinand de Saussure

PREMIER TABLEAU BARTHÉSIEN : LE DEGRÉ ZÉRO DE L’ÉCRITURE

Barthes publie en 1953 son premier livre, qui reste sans doute l’un
des plus difficiles. En 1980, Greimas rappellera que, consultant le
« dossier de presse » de l’ouvrage – ouvert, à sa demande, par Bar-
thes – il s’est « aperçu que dans ce chœur discordant d’éloges, personne
– à part peut-être Pontalis, et encore – n’avait compris le projet sous-
jacent à son texte » (1980, 4). Ce projet, Greimas le décrit en deux
mots : « La dichotomie de l’écriture et du style, homologable avec celle de
culture/nature, constitue déjà l’un des principaux axes de sa réflexion »
(ibid.).
Il est vrai que le concept d’écriture n’est pas facile à cerner et moins
encore à maîtriser. Entre les deux nécessités, au même titre naturelles
(mais de façon différente) que sont pour l’écrivain la langue et le style,
produits « naturels » du temps et de la personne, elle constitue une
autre réalité formelle, fonction et non objet :
Elle est le rapport entre la création et la société, elle est le langage littéraire trans-
formé par sa destination sociale, elle est la forme saisie dans son intention humaine
et liée ainsi aux grandes forces de l’histoire (1953-1972, 14).

Où trouver l’influence de Saussure dans ses mises en place théoriques


où se repère plus aisément l’impact du marxisme1 ? À mes yeux,
l’imprégnation saussurienne – non encore, à cette époque ancienne,
relayée par la glossématique hjelmslevienne – est à la fois diffuse et
profonde. Elle tient dans la duplicité même de la notion d’écriture.
Fonction, certes, mais dans sa production, elle devient signe sitôt pro-
duite, et signe au sens précisément saussurien du terme :
L’identité formelle de l’écrivain [autre nom de l’écriture, M. A.] ne s’établit vérita-
blement qu’en dehors de l’installation des normes de la grammaire et des cons-
tantes du style, là où le continu écrit, rassemblé et enfermé d’abord dans une
nature linguistique parfaitement innocente va devenir enfin un signe total (ibid.).

1. À cette époque, Barthes se réclame explicitement du marxisme. À peine deux ans plus tard, en
juillet-août 1955, il publiera dans la série « Petite mythologie du mois » du no 29 des Lettres nou-
velles une brève notule – non reprise en volume dans Mythologies – qui, sous le titre ironiquement
interrogatif « Suis-je marxiste ? » (p. 191) donne à un folliculaire de la NRF la réponse souhaitée.
– Quant à Saussure, selon un aveu de 1974 publié dans L’Aventure sémiologique, 1985, p. 10-11, il ne
l’aurait pas encore lu : il aurait attendu 1956 pour le faire. On repère cette fois une discordance
entre les souvenirs de Barthes et ceux de Greimas (celui de Cerisy, en 1983 [1987 a]). J’ai plutôt
tendance à suivre Greimas, car il me paraît peu vraisemblable que le Degré zéro ait pu s’écrire sans
aucun contact, fût-il médiat, avec Saussure.
Saussure, Barthes, Greimas 191

Pour prendre un exemple, l’ « écriture blanche » – autre nom du


« degré zéro de l’écriture »1 – illustrée notamment par L’Étranger de
Camus constitue un signe total, pourvue d’une collection dispersée de
signifiants (au premier rang desquels l’emploi exclusif du passé com-
posé aux dépens du passé simple systématiquement effacé) et d’un
signifié global que Barthes décrit comme « la façon d’exister d’un
silence » (1953-1972, 56).
Mais on voit en même temps que le « signe » dont il est question ici
est déjà un signe de second niveau, pourvu à titre de signifiant des
signes fournis par l’ « horizon de la langue ». Pour ces signes feuilletés,
Saussure – en tout cas le Saussure du CLG, le seul à être connu à cette
époque – ne fournit pas immédiatement d’instrument de travail. C’est
ce qui expliquera la migration progressive de Barthes vers Hjelmslev,
qui lui livrera d’abord les métalangages, ensuite les langages de conno-
tation. Je reviendrai sur cette chronologie.
On aperçoit aussi que le concept d’écriture, d’abord défini en oppo-
sition au style, finit insidieusement par le rencontrer. En témoigne ce
segment de l’analyse de L’Étranger :
Cette parole transparente, inaugurée par L’Étranger de Camus, accomplit un style
de l’absence qui est presque une absence idéale de style (1953-1972, 56).

On voit à quel point la terminologie – et l’appareil conceptuel qu’elle


recouvre – est glissante : la « parole transparente » semble bien, para-
doxalement, désigner l’ « écriture blanche » alléguée plus haut : pres-
sentiment furtif de ce qu’il y a toujours d’écrit dans toute parole ? Ou
d’oral dans tout écrit ? Surtout l’écriture « accomplit » le style, au
point, on l’a compris, de s’accomplir en lui, et de retrouver par là cette
« voix décorative d’une chair inconnue et secrète » (p. 12). Ici, Grei-
mas, légitimement, tendra l’oreille... (voir plus bas).

1. Discret, ou plutôt secret, comme à son habitude, sur ses sources linguistiques (et sur pas mal
d’autres...), Barthes se contente de faire allusion à « certains linguistes » (1953-1972, 55). Il désigne
ainsi Viggo Brøndal, dont on peut supposer que Les essais de linguistique générale lui ont été commu-
niqués par Greimas, qui les connaît bien : c’est sur le modèle de l’illustre article « Omnis et totus »
que Greimas publiera en 1963 sa première contribution, dans le domaine grammatical, à ce qui
est train de se construire sous le nom de « Sémantique structurale » : l’article « Comment définir
les indéfinis ? (Essai de description sémantique) ».
192 À la recherche de Ferdinand de Saussure

SECOND TABLEAU GREIMASIEN :


«L’ACTUALITÉ DU SAUSSURISME » (1956)

La scène, désormais, est entièrement différente. Pour Greimas Saus-


sure a cessé d’être une vague référence plus ou moins suspecte : il se
plaint au contraire du « peu de résonance qu’a eu la théorie saussu-
rienne en France » (1956, 193). Ici Greimas exagère un peu, en tout
cas joue avec la chronologie. En 1935, un jeune linguiste – très jeune
en effet : il n’avait alors que 18 ans... – pouvait bien « considérer avec
dédain les travaux des Écoles de Genève et de Prague » (1956, 191).
C’était le reflet d’une attitude effectivement fréquente chez les philolo-
gues français de l’époque, par exemple le bon Antonin Duraffour,
excellent dialectologue avec qui Greimas avait fait, à Grenoble avant la
guerre, ses premières armes. Mais ce n’est évidemment plus le cas à
Paris dans les années 1950, et même avant. Dès 1938, Georges Gou-
genheim donnait à « l’enseignement de Saussure à l’École pratique des
hautes études » (1938, 8) un rôle fondateur, pour la distinction entre la
synchronie et la diachronie1. Robert-Léon Wagner, en 1953 dans un
Cours de Grammaire et philologie publié par le CDU – et certainement bien
avant dans son enseignement oral à la Sorbonne – accordait une place
centrale au CLG2. Il précisait dans ce cours des idées déjà présentes
dans un article publié dès 1948 dans Les Temps modernes. Et on a aperçu
tout à l’heure que Georges Matoré tient lui aussi, en 1953, le plus
grand compte du CLG. L’originalité de Greimas n’est donc pas de faire
découvrir le texte – beaucoup d’autres l’ont fait avant lui – mais d’en
dégager l’effet possible sur les autres disciplines.
C’est que la stature du jeune professeur – il est toujours en poste à
Alexandrie – a pris de l’ampleur. Il se sent et se veut toujours linguiste
– il le sera jusqu’à la fin de sa vie, et ressentira avec amertume
l’exclusion dont il sera victime de la part de certains milieux linguis-
tiques3. Mais en même temps il envisage de façon de plus en plus
précise la fonction modélisante de la linguistique parmi les sciences

1. Ici, un petit mystère : pourquoi diable Gougenheim se réfère-t-il dans sa préface à


l’enseignement de Saussure à l’EPHE plutôt qu’au CLG, pourtant présent dans la Bibliographie de
l’ouvrage ? Je laisse prudemment la question pendante.
2. Il est amusant de constater que Greimas citera cette publication de Wagner, assez discrètement
toutefois, dans une note de la fin de son article (p. 202).
3. Je cite ici cette émouvante plainte de Greimas : « Même si maintenant les linguistes me rejet-
tent et ne me considèrent pas comme l’un des leurs, moi je prétends être linguiste dans mes ori-
gines et dans ma façon de conduire ma pensée » (1987 a, 305).
Saussure, Barthes, Greimas 193

humaines. Pour le quarantième anniversaire de la publication du CLG,


il publie dans Le français moderne un article intitulé « L’actualité du saus-
surisme », qui témoigne d’une très profonde imprégnation saussu-
rienne. L’article, construit avec la souple rigueur qui caractérise les tra-
vaux de Greimas, fait intervenir alternativement les trois grandes
dichotomies saussuriennes : langue/parole, signifiant/signifié, syn-
chronie/diachronie. Plutôt que de rester à l’intérieur du champ de la
linguistique, Greimas voudrait « plutôt montrer l’efficacité de la pensée
de F. de Saussure qui, dépassant les cadres de la linguistique, se trouve
actuellement reprise et utilisée par l’épistémologie générale des sciences
de l’homme » (1956, 192). Avec Saussure, ce que Greimas vise fonda-
mentalement, c’est l’extension d’une théorie de la connaissance et
d’une méthodologie – elles-mêmes fondées sur ce qu’il appelle « une
vision du monde » – aux autres sciences humaines.
Deux exemples de cette « extrapolation » sont déjà en cours sous
ses yeux : ceux de la phénoménologie de Merleau-Ponty et de
l’anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss.
On le sait, et l’article de Maria-Pia Pozzato (1997) y revient avec
pertinence et profondeur, il existe, en dépit de certaines apparences,
une profonde sympathie entre la réflexion de Merleau-Ponty et celle de
Greimas. Elle se manifestera pleinement dans le dernier livre de Grei-
mas, De l’imperfection (1987 b). Dès 1956, Greimas perçoit très claire-
ment, l’importance du projet de Merleau-Ponty : il s’agit en effet
d’ « élaborer une psychologie du langage où la dichotomie de la pensée
et du langage est abandonnée au profit d’une conception du langage
où le sens est immanent à la forme linguistique »1 (p. 193).
Il faut l’avouer : le linguiste saussurien, quand il feuillette les tra-
vaux de Merleau-Ponty, est parfois – souvent ? – surpris par certaines
interprétations – faut-il les dire de détail ? sans doute, pour la raison
qu’on va à l’instant apercevoir. Ainsi, on s’étonne légitimement de le
voir poser que « Saussure distinguait une linguistique synchronique de
la parole et une linguistique diachronique de la langue » (1953-
1960, 76). Mais bizarrement ces imprécisions – ces « erreurs » ? – de
détail sont surmontées, et l’interprétation globale du CLG qui donnée
par Merleau-Ponty « paraît à bien des égards comme le prolongement
1. Greimas se réfère ici à la Phénoménologie de la perception (1945) et surtout au chapitre « Le corps
comme expression et la parole » (p. 203-232). Le nom de Saussure n’est pas cité dans ce texte
(non plus que dans l’ensemble du livre), alors qu’il l’est plus ou moins abondamment et précisé-
ment dans l’ « Éloge de la philosophie » (1953-1960) et, surtout, dans « Sur la phénoménologie du
langage » (1953-1960). Ces deux textes sont réunis sous le titre global Éloge de la philosophie, 1953-
1960.
194 À la recherche de Ferdinand de Saussure

naturel de la pensée saussurienne » : c’est ici Greimas qui reprend la


parole (p. 193), de façon à mes yeux pleinement pertinente. De même,
il faut, certes, plus d’un instant de réflexion pour accepter la suggestion
de Merleau-Ponty selon laquelle « Saussure pourrait bien avoir esquissé
une nouvelle philosophie de l’histoire » (1953-1960, 56 ; Greimas cite
cette formule dès les premières lignes de son article, p. 191). On est, en
tout cas, aux antipodes de la doxa traditionnelle des linguistes telle
qu’elle a été aperçue dans le chapitre V. On ne peut ici qu’admirer la
divination qui a fait repérer au philosophe les pensées sous-jacentes du
Cours, ici occultées par des éditeurs, pour une fois moins attentifs qu’à
l’ordinaire, ou peut-être déjà guidés par une doxa en gestation. Pas
plus que Merleau-Ponty en 1953, Greimas en 1956 n’avait accès aux
sources manuscrites du CLG – Godel ne les révélera qu’en 1957 : le
philosophe et le linguiste ont su lire sous les signes, pour reprendre
l’expression (ludique ?) de Greimas.
Pour Lévi-Strauss, les faits sont, selon Greimas, plus transparents.
La spécificité de son travail est d’avoir transposé hors du champ pro-
prement linguistique l’opposition saussurienne de la langue à la parole,
ou, en termes déjà hjelmsléviens – on voit que la hjelmslévisation grei-
masienne de Saussure est très précoce – celle du système au procès :
L’application du postulat saussurien lui [il s’agit du sociologue, car c’est ainsi que
Greimas qualifie Lévi-Strauss] lui permet [...] d’opposer valablement le « procès »
de la communication des femmes aux structures de la parenté, l’échange des biens
et des services à la structure économique (1956, 195).

Et l’on constate avec intérêt que Greimas ne s’étonne ni de l’étroite


relation établie par Lévi-Strauss entre Freud et Saussure – en 1955 :
Lacan est déjà là, certes, mais vient tout juste de commencer à parler
de Saussure – ni de l’emploi tout de même passablement déviant par
rapport à la lettre du texte saussurien du concept de signifiant. Il cite
avec délectation ce beau fragment de Tristes tropiques :
D’abord, au-delà du rationnel, il existe une catégorie plus importante et plus fer-
tile, celle du signifiant qui est la plus haute manière d’être du rationnel, mais dont
nos maîtres (plus occupés sans doute à méditer l’essai sur les Données immédiates de la
conscience que le Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure) ne pronon-
çaient même pas le nom (1956, 191 et 194).

C’est que Greimas reprend à son compte cette substantivation globale


du signifiant – séparé, on le remarquera au passage, de « son » signifié
qui, dans le CLG, est littéralement empêché de le quitter. On verra
Saussure, Barthes, Greimas 195

dans un instant la fonction de cette extension – au sens topologique du


mot – du concept de signifiant.
Aux deux exemples de la phénoménologie et de l’anthropologie
Greimas est bien tenté d’en ajouter un troisième : celui de l’histoire. À
vrai dire, il le fait, apparemment, sans grande conviction, et les deux his-
toriens qu’il cite – Marc Bloch et Charles Morazé – ne lui fournissent
que des déclarations programmatiques « optimistes », certes, c’est le mot
de Greimas1 (1956, 197, n. 20), mais tout de même bien imprécises.
Il n’a pas besoin d’eux : l’exemple de Merleau-Ponty et de Lévi-
Strauss lui suffit pour envisager un projet grandiose :
Rien ne s’opposerait donc, en principe, à l’extension de méthodes structuralistes à
la description de vastes champs de symbolismes culturels et sociaux, recouverts par
le signifiant linguistique et saisissables à travers lui (1956, 196).

Parmi ces « champs de symbolisme », Greimas énumère, peu après,


« les systèmes mythologiques, religieux ou cette forme de fabulation
moderne qu’est la littérature » (p. 197).
On le voit : l’extension envisagée présuppose deux conditions. La
première est la définition du signifiant comme « plan du langage consi-
déré dans son ensemble et recouvrant de ses articulations la totalité des
signifiés ». Le lecteur assidu du Dictionnaire raisonné de la théorie du langage
(Greimas et Courtès, 1979) aura reconnu le contenu de l’article signi-
fiant : plus de vingt ans avant, l’exigence est déjà posée. La seconde
condition est de mettre en place un modèle apte à rendre compte de
ces langages spécifiques qui se donnent comme signifiant un système de
signes déjà constitué. À cette double condition le modèle du CLG ne
satisfait pas immédiatement. C’est la raison pour laquelle, dès 1956,
Greimas procède à une opération de substitution : au Saussure
« authentique » – si ce mot a un sens, notamment à propos de Saus-
sure... – il substitue un Saussure réinterprété par Hjelmslev. Là encore
la permanence de la réflexion de Greimas est exemplaire : en 1985, il
rédigera un bref avant-propos au très suggestif « Retour à Saussure ? »
de Claude Zilberberg. Et il énoncera l’ « affirmation » – c’est son mot –
suivante :
Une relecture de Saussure n’est possible qu’à travers Hjelmslev, seul héritier légi-
time, un Hjelmslev qui ne se trouve pas tout à fait à l’endroit où nous l’avons situé
(1985, 3).

1. Je hasarde une remarque : il me semble bien que Greimas aimait le mot optimisme. Il était
animé, je crois, d’un optimisme épistémologique profond, qui pouvait, lorsqu’il était déçu, donner
lieu à des accès de pessimisme aigu.
196 À la recherche de Ferdinand de Saussure

Ainsi Hjelmslev – ou, plus exactement un Saussure hjelmslevisé – se


substitue-t-il progressivement au Saussure du CLG.
Et pourtant Greimas n’est pas encore tout à fait familier avec
l’appareil théorique de Hjelmslev : il vient tout juste de lire, en anglais,
les Prolégomènes. Et – qu’on n’aille surtout pas croire à une vétilleuse cri-
tique de ma part – il n’évite pas une confusion, à vrai dire excusable en
cette période de découverte : il confond les deux langages à plusieurs
plans mis en place dans le chapitre 22 des Prolégomènes et donne le nom
de métalangages à ce qui est de toute évidence les langages de connotation :
De même que la langue, pour se construire ses systèmes de signes, utilise des struc-
tures phonologiques qui, en droit sinon en fait, lui sont antérieures1, de même,
pourrait-on dire, les métalangages se servent des signes linguistiques pour dévelop-
per leurs formes autonomes (1956, 198).

Comme exemple de première « description du métalangage (souligné


par M. A.) littéraire » (p. 198), Greimas cite le degré zéro de l’écriture. On
ne s’étonnera donc pas de constater que Barthes fera l’année suivante,
dans Mythologies, la même confusion que lui : j’y reviendrai.
Le projet d’extension des méthodes de la linguistique ne s’arrête pas
aux systèmes pourvus d’un signifiant verbal : Greimas va plus loin, et
envisage de leur faire prendre en charge « les formes plastiques ou les
structures musicales » (p. 199). Les références qu’il se donne ? Focillon
et Malraux pour les formes plastiques, Boris de Schloezer pour la
musique. C’est pour ces langages non verbaux que Greimas fait enfin
surgir la sémiologie saussurienne :
[...] de l’extension du saussurisme à la musicologie [et à la description des formes
plastiques] sortirait certainement, en même temps qu’une meilleure compréhen-
sion de problèmes propres à chaque domaine, une sémiologie générale pressentie
et souhaitée par F. de Saussure (1956, 199-200).

En ce point je me pose une question : est-ce intentionnellement que


Greimas cantonne la sémiologie saussurienne aux langages non ver-
baux ? Car il ne l’a nullement alléguée tant qu’il s’agissait des mythes,
des discours religieux ou littéraires. Une telle limitation n’est, de sa
part, nullement impossible : elle ne serait que la conséquence des insuf-
fisances qu’implicitement – par le choix de Hjelmslev – il lui reproche
pour la description des systèmes à signifiant verbal.

1. Il y aurait sans doute lieu de mettre en question cette « antériorité » des structures phonologi-
ques par rapport à la langue. Quel sens précisément a l’expression « en droit » par laquelle Grei-
mas limite sa proposition, qu’il sent litigieuse ?
Saussure, Barthes, Greimas 197

Après une pointe critique – elle n’épargne ni Merleau-Ponty ni


même Roland Barthes – sur la propension des chercheurs à prendre
en compte surtout l’aspect individuel des faits étudiés1, Greimas
aborde à la fin de son étude la troisième grande dichotomie saussu-
rienne : celle de la synchronie et de la diachronie. Revenant alors à la
linguistique stricto sensu, il envisage deux moyens de lever l’ « incompa-
tibilité » – c’est le mot qu’il emploie – entre les deux types
d’approche :
1 / Le premier est de les subsumer par le concept de panchronie
(p. 201). Ici, une surprise : Greimas semble faire venir cette notion de
l’école danoise, spécifiquement de Viggo Brøndal. Mais il passe sous
silence – pour quelle raison ? – son origine saussurienne. Certes, Saus-
sure ne fait pas intervenir le point de vue panchronique pour « les faits
particuliers et tangibles », mais seulement pour les « principes géné-
raux » (CLG, 135). Est-ce, pour Greimas, une bonne raison d’effacer
l’origine saussurienne de la notion ? On se souvient d’ailleurs que, plus
tard, il en viendra à mettre en cause le concept même de synchronie, tout
en sauvegardant, d’une façon qui, à vrai dire, fait problème, celui de
diachronie (Greimas et Courtès, 1979, svv. achronie, diachronie et synchronie
– panchronie est absent du Dictionnaire).
2 / Le second moyen est d’établir une relation dialectique entre
synchronie et diachronie. Greimas met ainsi en place « une nouvelle
extrapolation du saussurisme qui ne serait du reste nullement une
trahison de la pensée saussurienne » (p. 202). C’est ici le concept
marxiste de praxis qui se trouve convoqué par l’entremise de Merleau-
Ponty.
On l’a compris : l’article de Greimas, par son ambition, sa har-
diesse, sa profondeur, est, en dépit de quelques silences2 et ambiguïtés,
un moment fort de l’histoire non seulement du saussurisme, mais
encore de la linguistique et des sciences humaines. Le CLG, même s’il
est déjà partiellement relayé par la glossématique hjelmslévienne, y
apparaît pour ce qu’il est : le grand texte refondateur de la linguistique
et fondateur de la sémiologie/sémiotique.

1. C’est ici, me semble-t-il, le discret glissement de l’écriture vers le style – je l’ai signalé plus
haut – qui est mis en cause.
2. La plus étonnante, à première vue, est le silence total observé sur Lacan. Non pas que Greimas
l’ignorât : il le connaissait fort bien, mais ne le nommait jamais, avec une moue méprisante, que
sous le nom de « Docteur Lacan ». Je crois savoir, par certains propos de Greimas, que, plus tard,
le suicide du tout jeune Lucien Sebag (1935-1965), auteur de Marxisme et structuralisme, ami de
Greimas, élève de Lévi-Strauss et « analysant » de Lacan sera pour quelque chose dans cette anti-
pathie. Mais neuf ans plus tôt le silence de Greimas ne peut s’expliquer que pour d’autres raisons.
198 À la recherche de Ferdinand de Saussure

SECOND TABLEAU BARTHÉSIEN : MYTHOLOGIES

Deux mots d’histoire, d’abord, d’histoire aussi descriptive et événe-


mentielle que possible. À partir de 1954, Barthes publie régulièrement
dans Les lettres nouvelles1, fondées depuis 1953 par Maurice Nadeau, de
brèves chroniques. Chroniques : dans mon esprit, le mot est aussi neutre
que possible : il précise seulement que les sujets traités par Barthes lui
sont offerts par le temps qui passe, l’actualité en somme. Mais toute
l’actualité : spectacle et sport, littérature, politique, vie quotidienne et
« faits de société », comme on ne disait pas encore pour désigner les faits
divers. Dans tout cela, très peu de textes (« Adamov et le langage »,
p. 99). Mais pas mal d’objets (« Jouets », p. 63, « Le vin et le lait », p. 83,
« Le bifteck et les frites », p. 67, « La nouvelle Citroën », p. 169, etc.),
beaucoup d’images (« L’acteur Harcourt », p. 22, « Iconographie de
l’abbé Pierre », p. 57, « Le visage de Garbo », p. 77, etc.), quelques évé-
nements (« La croisière du Sang bleu », p. 33, « Dominici », p. 53, « Le
procès Dupriez », p. 116, etc.). Et des personnages : « Le Pauvre et le
Prolétaire », p. 41, « Un ouvrier sympathique », p. 74, « Billy Graham
au Vel’ d’Hiv’ », p. 112, « Poujade et les intellectuels », p. 205, etc.
En 1957, il publie en un volume l’ensemble de ces textes, désignés par le
mot « Mythologies ». Ils sont encadrés, au début, par un très bref dis-
cours préliminaire non titré (une page) et, à la fin, par un assez long
(54 pages dans l’édition originale) document théorique intitulé « Le
mythe, aujourd’hui ». Ce texte est daté de septembre 1956, et est donc
postérieur à toutes2 les « Mythologies » rassemblées. Après la publication
du volume, Barthes continuera jusqu’en 1959 à donner aux Lettres nou-
velles un certain nombre de « Mythologies » : c’est dans le fascicule
désormais hebdomadaire du 22 avril que paraîtra la dernière, consacrée
à « Tragédie et hauteur ». Barthes lui-même ne reprendra en volume
aucune de ces ultimes « Mythologies ».
Qu’en est-il de la présence de Saussure dans ce livre ? Greimas,
en 1987, prend hardiment position :
Dans la lignée saussurienne, le meilleur résultat, ce sont les Mythologies. Barthes y a
développé une sémiotique connotative et non pas une sémiotique dénotative mor-
dant sur le réel. C’est très bien, seulement on ne peut pas commencer par les
connotations (1987 a, 306-307).
1. ... et, pour deux textes, dans Esprit et France-Observateur.
2. Je ne donne pas ici dans l’érudition barthésienne : je n’ai pas cherché à vérifier si, par hasard,
quelques mythologies n’ont pas été publiées après septembre 1956. Cela ne changerait pas grand-
chose au statut réciproque des deux parties de l’ouvrage.
Saussure, Barthes, Greimas 199

Appréciation sans doute un peu lointaine, et obérée par la critique,


fondamentale chez Greimas, du recours à la connotation, surtout
quand elle est donnée comme objet premier de la recherche. Pour une
analyse plus précise, il convient de distinguer entre les « Mythologies »
de la première partie et « Le mythe aujourd’hui » de la seconde.
1 / Dans les « Mythologies » on cherchera vainement, sauf erreur,
le nom de Saussure. Non que les linguistes en soient totalement
absents : le célèbre couple de duettistes Damourette et Pichon fait avec
succès un bref numéro de « Grammaire africaine » (p. 155) : c’est
l’illustre coup de l’ « assiette notoire », propre à rendre compte des dis-
cours ministériels du temps sur « la mission de la France ». Mais de
Saussure, point. Et pourtant, le signe prolifère. Il est vrai d’une façon
qui n’est pas toujours précisément conforme à la lettre du CLG1. Le
bon Georges Mounin – qui n’aimait pas beaucoup Barthes, non plus
d’ailleurs que Hjelmslev, Lacan, Lévi-Strauss et quelques autres... –
s’est amusé à faire un inventaire de ces emplois du mot signe (Mounin,
1970, 194), et en tire la conclusion que pour Barthes « tout ce qui a
une signification serait un signe ». Il n’a sans doute pas entièrement
tort. Mais il omet de tenir compte d’une donnée fondamentale, qu’il
entrevoit pourtant, mais pour l’occulter aussitôt : c’est que les objets
analysés par Barthes ne sont pratiquement jamais verbaux et que néces-
sairement le signe prend des apparences diverses selon la substance qui
le manifeste. Je ne prendrai qu’un exemple, celui de l’abbé Pierre, ou
plutôt de sa photo. Barthes remarque que la barbe de l’abbé « ne peut
faire autrement que signifier apostolat et pauvreté » (p. 58). Elle est donc
signe ? Oui, à condition de prendre signe avec le sens que, très tardive-
ment dans l’élaboration du Cours, Saussure donnera à signifiant. On l’a
vu dans les chapitres II et III : Saussure donnait précédemment cette
valeur au terme signe. Mais le signe dont il est question avec l’abbé
Pierre est iconique. Comment s’étonner que ce signe soit substantielle-
ment différent des mots de la langue ? Pour rester avec Mounin dans le
saussurisme le plus orthodoxe, les quelques lignes du CLG sur la sémio-
logie semblent bien présupposer cette différence. Et les fragments épars
de la recherche sur la légende germanique, révélés, à partir de 1964,
par Starobinski (1971), expliquent clairement que l’unité sémiologique
– d’ailleurs appelée symbole et non signe, quoique sans différence de sens

1. Faut-il d’ailleurs rappeler que Saussure lui-même utilise signe avec deux valeurs considérable-
ment différentes ? La version standard du CLG efface – pas entièrement – cette bisémie en substi-
tuant signifiant à signe chaque fois que cela paraît nécessaire aux éditeurs. Mais la pratique de Saus-
sure était autre, et il s’en explique longuement. Voir sur ce point le chapitre II.
200 À la recherche de Ferdinand de Saussure

appréciable – peut avoir, même dans une manifestation verbale, des


supports tout différents de ceux qui lui sont affectés dans le CLG.
2 / Dans « Le Mythe, aujourd’hui », les choses sont du tout au tout
différentes. La manière des chroniques est évidemment abandonnée, et
le texte prend une allure assez austèrement théorique. La référence à
Saussure, le Saussure qui pose la sémiologie, est fondatrice1 :
Comme étude d’une parole, la mythologie n’est [...] qu’un fragment de cette vaste
science des signes que Saussure a postulée il y a une quarantaine d’années2 sous le
nom de sémiologie (1957, 217).

Toutefois, la nature discursive du mythe – « Le mythe est une


parole » : c’est la définition donnée d’emblée par Barthes (p. 215),
reprise dans le segment qu’on vient de lire – lui confère le statut de
« système sémiologique second » (p. 221). Comme on l’a vu plus haut,
le CLG, exclusivement programmatique à l’égard de la sémiologie, ne
fournit pas immédiatement les concepts nécessaires à la mise en place
d’une telle sémiologie3. Barthes, comme Greimas, est alors amené à se
tourner, d’ailleurs sans le nommer, vers Hjelmslev. Et il fait, à son
égard, la même « erreur » que Greimas dans l’article, tout récemment
paru, qu’il vient sans doute de lire :
Il y a dans le mythe deux systèmes sémiologiques dont l’un est déboîté par rapport
à l’autre : un système linguistique, la langue (ou les modes de représentation qui lui
sont assimilés), que j’appellerai langage-objet, parce qu’il est le langage dont le mythe
se saisit pour construire son propre système ; et le mythe lui-même, que j’appellerai
métalangage, parce qu’il est une seconde langue, dans laquelle on parle de la première
(1957, 222).

Erreur, ai-je dit ? Il est vrai que, sept ans plus tard, Barthes la
« corrigera » dans la dernière section ( « Dénotation et connotation » )
des Éléments de sémiologie (1964, 130-132). Et, philologiquement, elle reste
bien, à l’égard de la théorie de Hjelmslev, une erreur. Mais cet acte

1. Faut-il rappeler que le texte a été écrit en 1956, et que les travaux de Godel – les premiers, à
ma connaissance, à signaler la recherche sémiologique sur la Légende – ne paraîtront que l’année
suivante ?
2. On voit que Barthes ne pense qu’à la date de publication (1916) du CLG, sans penser à la ges-
tation préalable de la sémiologie, et à sa manifestation dans les Cours effectivement professés à
Genève.
3. Pour certains peut-être, cette remarque réactivera une question que je me suis maintes fois
posée et que j’ai déjà explicitée dans le chapitre III : pourquoi Saussure dans le CLG cite-t-il
exclusivement à titre d’objets possibles de la sémiologie (p. 33) des systèmes dérivés de la langue
(écriture, alphabet des sourds-muets) ou nettement marginaux (rites symboliques, formes de poli-
tesse, signaux militaires) ? La question se pose avec d’autant plus d’acuité qu’il était précisément
en train d’élaborer une autre sémiologie, à signifiant verbal, mais non dérivée de la langue : celle
de la légende.
Saussure, Barthes, Greimas 201

manqué n’est peut-être, chez Barthes, pas dépourvu de sens. On se


souvient en effet qu’en 1967, dans l’avant-propos au Système de la mode,
il suggérera d’inverser, par rapport à l’enseignement de Saussure, la
place réciproque de la linguistique et de la sémiologie :
L’homme est condamné au langage articulé, et aucune entreprise sémiologique ne
peut l’ignorer. Il faut donc peut-être renverser la formulation de Saussure et affir-
mer que c’est la sémiologie qui est une partie de la linguistique (1967, 9).

Il faut ici prendre les textes au sérieux, c’est-à-dire au pied de la lettre.


Si la sémiologie est une partie de la linguistique, tout discours sémiolo-
gique est par nature métalinguistique, au même titre par exemple que
le discours de la grammaire, autre « partie » de la linguistique. Or la
mythologie est à son tour (1957, 217) donnée comme « un fragment de
cette vaste science des signes que Saussure a postulée il y a une quaran-
taine d’années sous le nom de sémiologie ». Il s’ensuit donc que le dis-
cours mythologique est nécessairement un métalangage. Ce qui
d’ailleurs ne l’empêche nullement – Barthes le dira en 1964 – d’être en
même temps langage de connotation : comme si les deux formes de
langage décalé se confondaient. Comme si, en quelque sorte, il n’y
avait pas de métalangage. Pas plus d’ailleurs que de langage de conno-
tation. On trouve là, peut-être, la préfiguration de ce qui, plus tard,
dans S/Z, sera suggéré, il est vrai seulement à propos des « textes
modernes » :
Il n’est pas sûr qu’il y ait des connotations dans le texte moderne (1970, 14).

Nous sommes parvenus au terme que nous nous sommes raisonna-


blement assigné : l’année 1957. Après quoi vont venir d’autres textes
fondamentaux : les Éléments de sémiologie en 1964, Sémantique structurale
en 1966, pour nous en tenir aux plus imminents. Fondamentaux,
certes, et en même temps plus transparents, moins énigmatiques sans
doute que ceux que nous avons ensemble parcourus à la recherche de
Saussure : les références théoriques s’y affichent généralement avec plus
de précision et de constance. Rien de plus simple, par exemple, que de
lire la place de Saussure dans les Éléments de sémiologie. Rien de plus
tourmenté, en revanche, dans la suite du travail de Greimas comme de
Barthes, que cet itinéraire facile à suivre : une route bien jalonnée,
certes, mais riche en carrefours dangereux et en périlleuses épingles à
cheveux. Et puis vient sans doute, chez l’un comme chez l’autre, le
202 À la recherche de Ferdinand de Saussure

moment où la grand-route du départ finit par se ramifier en chemins


de traverse. En viennent-ils même à se perdre complètement ? Je ne
sais. J’ai parfois eu du mal à me retrouver dans les ultimes ramifica-
tions des sentiers saussuriens de Barthes et de Greimas.

BIB L IO G RAP H IE

Avertissement. Pour certains travaux, on trouvera deux dates. La première est celle de la publi-
cation originelle, la seconde celle de l’édition utilisée.
Arrivé M. (1965), « Encore les indéfinis. À propos d’un article récent », Le français
moderne, 2, 97-108. Voir Greimas (2000).
Arrivé M. (1982 a), « Hjelmslev lecteur de Martinet lecteur de Hjelmslev », LINX, 6,
77-93.
Arrivé M. (1982 b), « La glossématique », Trends in Romance Linguistics and Philology, La
Haye - Paris - New York, Mouton, vol. 2, 305-351.
Arrivé M. (1982 c), « Les services de la SELF : un moment de l’histoire de la linguistique
française (1960-1968) », Langue française, p. 17-24.
Arrivé M. et Coquet J.-C. (éds) (1987), Sémiotique en jeu. À partir et autour de l’œuvre
d’A..J. Greimas, Paris/Amsterdam, Hadès/Benjamins.
Barthes R. (1953-1972), Le degré zéro de l’écriture, Paris, Le Seuil.
Barthes R. (1955), « Suis-je marxiste ? », Les lettres nouvelles, 3e année, juillet-août, no 29,
191.
Barthes R. (1957), Mythologies, Paris, Le Seuil.
Barthes R. (1959), « Tragédie et hauteur », Les lettres nouvelles, 7e année, no 8, 51-52.
Barthes R. (1964), « Éléments de sémiologie », Communications, 4, 91-135.
Barthes R. (1967), Système de la mode, Paris, Le Seuil.
Barthes R. (1970), S/Z, Paris, Le Seuil.
Barthes R. (1974), L’aventure sémiologique, Paris, Le Seuil.
Barthes R. (1975), Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Le Seuil.
Brøndall V. (1943), « Omnis et totus : Analyse et étymologie », Essais de linguistique générale,
Copenhague, Einar Munksgaard.
Chevalier J.-C. et Encrevé P. (1984), « La création de revues dans les années 1960 :
matériaux pour l’histoire récente de la linguistique en France », Langue française, 63,
57-102.
Chevalier J.-C. (avec Encrevé P.) (2006), Combats pour la linguistique, de Martinet à Kristeva,
Essai de dramaturgie épistémologique, Lyon, ENS Éditions.
Coquet J.-C. (1985), « Éléments de biobibliographie [de Greimas] », Recueil d’hommages
pour Algirdas Julien Greimas, s.l., John Benjamins, vol. 1, III-XXXV.
Darmesteter A. (1887), La vie des mots étudiée dans leurs significations, Paris, Delagrave.
Godel Robert, Les sources manuscrites du Cours de linguistique générale de F. de Saussure,
Genève, Droz.
Gougenheim G. (1938), Système grammatical de la langue française, Paris, d’Artrey.
Greimas A. J. (1948 a), La mode en 1830. Essai de description du vocabulaire vestimentaire
d’après les journaux de modes (sic) de l’époque, thèse principale pour le Doctorat ès
lettres, exemplaire dactylographié. Voir Greimas (2000).
Saussure, Barthes, Greimas 203

Greimas A. J. (1948 b), Quelques reflets de la vie sociale en 1830 dans le vocabulaire des journaux
de modes de l’époque, thèse complémentaire pour le Doctorat ès lettres, exemplaire
dactylographié. Voir Greimas (2000).
Greimas A. J. (1956), « L’actualité du saussurisme (à l’occasion du 40e anniversaire de
la publication du Cours de linguistique générale) », Le français moderne, 3, 191-203. Voir
Greimas (2000).
Greimas A. J. (1963), « Comment définir les indéfinis ? (Essai de description sémantique) »,
Études de linguistique appliquée, 2, 110-125. Voir Greimas (2000).
Greimas A. J. (1966-1986), Sémantique structurale, Paris, Larousse, puis PUF.
Greimas A. J. (1980), « Roland Barthes : une biographie à construire », Le Bulletin
du GRSL, 13, p. 3-7.
Greimas A. J. (1985), « Avant-propos » à C. Zilberberg, 1985, 3-4.
Greimas A. J. (1987 a), « Algirdas-Julien Greimas mis à la question », Arrivé-Coquet
(éds), 1987, 301-330.
Greimas A. J. (1987 b), De l’imperfection, Périgueux, Pierre Fanlac.
Greimas A. J. (2000), La mode en 1830, Paris, PUF. Édition en un volume de Greimas,
1948 a (3-254), 1948 b (259-370), 1956 (371-382), 1963 (383-400) et de M. Arrivé,
1965 (401-410).
Greimas A. J. et Courtès J. (1979), Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage,
Paris, Hachette.
Hjelmslev L. (1968-1971), Prolégomènes à une théorie du langage, Paris, Édition de Minuit.
Hjelmslev L. (1985), Nouveaux essais, Paris, PUF.
Landowski É. (éd.) (1997), Lire Greimas, Limoges, PULIM.
Lévi-Strauss C. (1955), Tristes tropiques, Paris, Plon.
Martinet A. (1942-1945), « Au sujet des Fondements de la théorie linguistique de Louis
Hjelmslev », BSLP, 19-42.
Matoré Georges (1953), La méthode en lexicologie, domaine français, Paris, Didier.
Merleau-Ponty M. (1945), Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard.
Merleau-Ponty M. (1953-1960), Éloge de la philosophie, Paris, Gallimard.
Mounin G. (1970), Introduction à la sémiologie, Paris, Édition de Minuit.
Pozzato M.-P. (1997), « L’arc phénoménologique et la flèche sémiotique », in Lan-
dowski (éd.), 1997, 61-84.
Wagner R.-L. (1948), « Le langage et l’homme », Les Temps modernes, 30, 1583-1611.
Wagner R.-L. (1953), Grammaire et philologie (préliminaires), Paris, CDU.
Zilberberg C. (1985), « Retour à Saussure ? », Actes sémiotiques, VII, 63, 5-38.
CHAPITRE IX

[C RÉ P I T È MES ET C RÉPI T Ô M ES ,
PE R DÈ M E S ET PERD Ô M ES ?
OU
« C O M M EN T SE “P A RLA I ENT”
L E S CR ÉP I T AN TS »]
UN E NO TE I NÉD I T E
DE F ER D I NA ND D E S A US S URE
ADALBERT RIPOTOIS

Avertissement en forme d’aveu. Comme il a été dit dans l’avant-propos, ce chapitre a,


lors de sa première manifestation, été présenté comme une « mystification ».
L’existence « réelle » d’Adalbert Ripotois, sur lequel, on trouvera en annexe la
notice à la fois biobibliographique et nécrologique de Jean Wirtz, reste aujourd’hui
assez douteuse. Et il est certain que le texte présenté sous le nom de Saussure est
un pastiche. Mais le problème qui est posé par ce chapitre est bien réel : c’est celui
de la naturalité de la relation entre le langage et la voix humaine.
« Il y eut un silence, et Jésus-Christ, pour ne
pas laisser tomber la conversation, en lança un pro-
longé, qui traversa la paille de sa chaise avec la
modulation chantante d’un cri humain. »
Émile Zola, La Terre, 4e partie, chap. 3.

La note qu’on va lire faisait partie du dossier qui a donné lieu à la


publication des Écrits de linguistique générale de Ferdinand de Saussure.
Elle n’a pas trouvé place dans ce volume. Elle n’est à vrai dire pas la
seule : le regretté Rudolf Engler1 en a publié une autre dans Le signe et
la lettre. Hommage à Michel Arrivé, 2002, 181-185. On ne se posera pas ici

1. On sait en effet que le maître incontesté des études saussuriennes est décédé le 5 sep-
tembre 2003, à Worb, en Suisse, où il résidait depuis longtemps. Il aurait eu 73 ans le 25 octobre.
Voir la rubrique nécrologique de Michel Arrivé, Le Monde, 16 septembre 2003. Rudolf Engler
était à la fois un savant incomparable (par exemple par sa culture romane, notamment italienne),
un éditeur à la fois scrupuleux et intelligent (son édition critique du Cours de linguistique générale res-
tera un modèle du genre) et un homme d’une honnêteté, d’une générosité et d’une modestie intel-
lectuelles qui étonnaient, voire scandalisaient, dans l’univers (et l’Université) d’aujourd’hui. Les
derniers mois de sa vie, ont, j’en suis certain, été attristés par diverses manœuvres peu honorables
de personnes auxquelles il avait trop naïvement fait confiance. Je rends à sa mémoire un hom-
mage ému.
206 À la recherche de Ferdinand de Saussure

le problème des raisons qui ont pu inciter les éditeurs (Rudolf Engler
lui-même et Simon Bouquet) à ne pas révéler immédiatement tels ou
tels écrits, en dépit de leur évidente importance théorique.
Il faut bien l’avouer : le texte qu’on va lire risque de passer pour
relativement insolite par son contenu, notamment aux yeux des lec-
teurs peu familiers avec l’univers conceptuel saussurien. Il est, en outre,
certain que l’aspect matériel du document est rare – oserai-je dire
unique ?1 – dans l’ensemble des manuscrits de Saussure.
Il se présente sous la forme d’une suite de trois feuillets. On repère
encore les traces de rouille qui ont été laissées par la robuste épingle
qui a été utilisée pour les joindre.
1 / Les deux premiers feuillets sont recouverts, au recto seulement,
par un texte imprimé soigneusement collé. Un malencontreux coup de
ciseau a eu pour effet de supprimer deux lignes à la fin de la première
page. Saussure a pris soin de recopier à la main le texte manquant. On
ne s’étonnera pas que la lacune ainsi comblée par Saussure affecte
deux segments relativement éloignés du texte : c’est que celui-ci est dis-
posé sur deux colonnes, ce qui a pour effet de séparer les deux frag-
ments supprimés. On a signalé cette intervention matérielle de Saus-
sure en mettant entre crochets les deux segments qu’il a restitués.
Le mot item, de l’écriture de Saussure, apparaît deux fois dans la
partie supérieure gauche du premier feuillet. Il a d’abord été rayé d’un
trait (item), puis réécrit et rayé de deux traits (item). On laisse le lecteur
s’interroger sur le sens de ce double remords2.
2 / Le troisième feuillet est utilisé au recto et au verso. Le recto
est occupé entièrement par le début de la note de Saussure. Le verso
ne comporte que quatorze lignes3. L’écriture, qui reste homogène au
long de ce texte assez copieux, semble paradoxalement à la fois
rapide et presque calligraphiée. Saussure, contrairement à ce qu’on
observe souvent dans ses écrits proprement linguistiques ou sémiolo-
giques, semble ici presque euphorique, en tout cas dépourvu d’hési-
tations. On pense au type de graphie qu’il adopte dans la recherche

1. Je ne saurais me tenir, à la différence de plusieurs autres – à commencer par le maître évoqué


par la note précédente – comme un familier des manuscrits saussuriens. Il m’est cependant arrivé
souvent de feuilleter les collections de la Bibliothèque de Genève : je n’y ai jamais repéré aucun
document du type de celui qu’il m’est aujourd’hui donné de publier.
2. Faut-il rappeler qu’un nombre assez considérable de « notes » de Saussure, publiées notam-
ment par Engler dans le second volume de son Édition critique, sont inaugurées par la mention item
et ont pris de ce fait le nom devenu traditionnel de Notes item ?
3. La frontière des deux faces du feuillet sera marquée dans la reproduction par une double barre
oblique : //.
Crépitèmes et crépitômes, perdèmes et perdômes ? 207

anagrammatique : on en trouvera de nombreuses reproductions dans


l’ouvrage de Francis Gandon de 2002, avec une note graphologique
(p. 417-418) qui confirme l’impression très subjective dont je fais part
ici. L’écriture semble comme heureuse et sûre d’elle. Les néologismes
terminologiques paraissent venir sans atermoiement ni remords,
voire avec une sorte de jubilation : on sait à quel point cette attitude
est exceptionnelle chez Saussure quand il traite de linguistique. Les
ratures sont extrêmement rares, et dépourvues de toute réelle impor-
tance théorique. Elles n’en ont pas moins été signalées, par la graphie
barrée.
3 / L’ensemble de la note ne comporte pas de titre autre que le item
par deux fois raturé qui vient d’être signalé. Naturellement placé entre
crochets, le titre qui lui a été conféré pour cette publication a été
extrait par l’auteur du contenu de la note, avec une pertinence que le
lecteur reste évidemment libre d’apprécier.

1. L E TEXTE CITÉ PAR SAUSSURE

Les caractères matériels en sont les suivants :


1 / Comme on vient de l’apercevoir, le texte est disposé sur deux
colonnes. Mais les notes, appelées par des chiffres romains, sont confor-
mément à l’habitude de certaines revues de l’époque, composées sur
l’ensemble de la page, et disposées à la fin du texte.
2 / Le texte ne comporte ni titre ni signature. Il est impossible de
faire la moindre hypothèse sur la cause – intentionnelle ou non – de
cette double absence.
3 / Le papier sur lequel le texte est imprimé est de bonne qualité,
et a bien résisté aux effets, souvent néfastes, de la colle avec laquelle il
a été fixé sur son support. La typographie est aussi d’excellente qualité.
On ne relève notamment aucune coquille.
4 / Une insertion manuscrite à l’encre rouge, d’une écriture qui
n’est à l’évidence pas celle de Saussure, a été faite à la 7e ligne du
2e feuillet, au niveau du mot pensée. Cette insertion a été signalée et
brièvement commentée par la note 1 de la page 209.
On reproduit ci-dessous le texte cité par Saussure, non sans attirer
l’attention du lecteur sur le premier syntagme : l’anaphorique cette ne
peut évidemment renvoyer qu’à une mention antécédente de la peuplade
alléguée. C’est donc que le texte a été amputé non seulement de son
208 À la recherche de Ferdinand de Saussure

titre, mais en outre d’un segment initial dont il est impossible


d’apprécier la longueur ni l’importance.
« Cette peuplade, dont le véritable nom est, pour des raisons qui
apparaîtront dans la suite, littéralement imprononçable, vit sur des îlots
flottant à la surface d’un vaste marécage qui serait sans doute, à la
longue, fort insalubre pour les Blancs, mais qui ne semble pas l’être
pour les Indigènes : ils jouissent pour la plupart d’une santé resplendis-
sante. Ces Indigènes – tel est en effet le nom, parfaitement indiscutable,
par lequel on les désignera dans la suite, faute de pouvoir énoncer ni
écrire le nom qu’ils se donnent eux-mêmes – sont de ce fait fortement
isolés de leurs voisins. Ils entretiennent toutefois avec certains d’entre
eux des rapports assez fréquents et apparemment dépourvus
d’animosité. Ainsi, ils troquent parfois contre la viande des porcs élevés
par une peuplade voisine la chair séchée ou fumée des excellents pois-
sons qu’ils pêchent entre leurs îlots. Avec une peuplade un peu plus
éloignée, ils ont institué des relations périodiques qui visent, à ce qu’il
me semble, des échanges amoureux, qui donnent parfois lieu à
des mariages. Mais l’explorateur ne peut guère s’informer de ces rela-
tions-là, qui sont pour l’essentiel tenues secrètes. Pour le troc alimen-
taire (et, sans doute, pour les échanges amoureux) quelques Indigènes
spécialement [affectés à cette tâche exercent sans difficulté ni effort
apparents le rôle de truchement, qui] exige plus de paroles qu’on ne
pourrait penser : car aucune de ces peuplades ne connaît l’argent, en
sorte que les échanges d’aliments (et sans doute plus encore de person-
nes aimées) donnent lieu à des discussions à la fois sordides, animées et
amicales où les truchements indigènes ne semblent en rien démunis par
rapport à leurs partenaires des autres peuplades.
« Pourtant, ils n’ont à peu près aucune expérience, dans leur
propre peuplade, de l’exercice de la parole vocale. Pour les conversa-
tions qu’ils ont à tenir entre eux, les Indigènes utilisent en effet de
façon à peu près exclusive1 un mode d’expression qui n’a jamais man-
qué d’étonner les rares personnes qui l’ont observé. Ce sont les flatu-
lences sonores produites par la digestion de leurs aliments qui leur ser-
vent à exprimer leurs pensées et leurs sentiments. J’entends
naturellement les flatulences émises par le fondement, et non celles qui,
parfois, peuvent venir de la bouche. Les Indigènes cultivent et obser-

1. La voix ne semble guère utilisée que pour des exclamations ou onomatopées assez rudimentai-
res, marquant souvent le dégoût ou le mépris, et réduites tout au plus à un ou deux sons vocali-
ques. Quant aux mimiques de la physionomie et aux gestes des bras et des mains, ils ne semblent
avoir, à peu près comme dans nos pratiques européennes, qu’un rôle secondaire et auxiliaire.
Crépitèmes et crépitômes, perdèmes et perdômes ? 209

vent scrupuleusement les premières, et censurent sévèrement les secon-


des, qui sont considérées, quand elles viennent accidentellement à se
produire, comme inconvenantes et même [grossières. Les enfants sont,
dès leur plus jeune âge, à la fois instruits avec constance à éviter les fla-
tulences] vocales et à diversifier selon les nécessités du discours celles
qu’ils émettent par le fondement. Cet apprentissage est nécessairement
long, quoique peut-être un peu moins que celui qu’on observe avec nos
langues : des enfants qui semblent ne guère avoir plus de 2 ans sont
déjà le plus souvent aptes à se mêler aux conversations des adultes.
« On s’étonnera peut-être que les bruits ainsi produits par le fonde-
ment puissent être utilisés pour l’expression de la pensée1. Comme on
admire que les habitants des îles Canaries fassent usage aux mêmes fins
de leurs sifflements2. Seuls ceux qui n’ont pas entendu les palabres lon-
guement tenus par une réunion d’hommes et surtout de femmes indi-
gènes peuvent se laisser aller à de semblables perplexités. Les Indigènes
réussissent en effet à varier les émissions de sons de leurs fondements
de façon aussi adroite et efficace que nous le faisons avec les organes de
notre bouche. Ils savent émettre et distinguer des flatulences intenses
ou faibles, longues et brèves, graves et aiguës. Parfois la répétition de
deux flatulences semble avoir le même rôle qu’un bruit unique. Mieux :
ils savent combiner entre elles les diverses propriétés qu’ils confèrent à
leurs émissions : on peut entendre des flatulences à la fois longues et
aiguës, brèves et graves, simples et intenses ou répétées et faibles. Ainsi
se distinguent des sortes de lettres, avec lesquelles ils composent des sui-
tes pour lesquelles je ne trouve pas d’autre mot que le beau mot de mot.
« Pressé par le temps, je n’ai passé que quelques semaines auprès
des Indigènes. Délai bien insuffisant pour mener à bien deux tâches
qu’il faudra bien, un jour, conduire à leur terme.
« La première sera de faire l’inventaire complet des flatulences utili-
sées par les Indigènes. Il s’agira en somme de construire leur alphabet.
La tâche ne sera sans doute pas aussi facile qu’il paraît. Il me semble
en effet que certaines différences entre les bruits entendus ne permet-

1. C’est en ce point que se lit l’insertion manuscrite à l’encre rouge qui a été annoncée plus haut.
Elle est ainsi libellée : ne devrait-on pas écrire plutôt pansée ? On laisse le lecteur libre d’apprécier
selon ses goûts ce jeu de mot homophonique. Formellement assez bien venu, il laisse sans doute
apparaître un certain mépris, peut-être teinté de racisme, à l’égard des Indigènes. Faut-il rappeler
que cette insertion n’est pas de la main de Saussure ?
2. Qu’on ne s’étonne pas de voir notre auteur faire état du langage sifflé des Canaries : cette pra-
tique est connue depuis le Moyen Âge, et a donné lieu, à toute époque, à de nombreuses allu-
sions. Saussure, comme on verra plus bas, retiendra cette allusion de l’auteur, mais pour en faire
la critique.
210 À la recherche de Ferdinand de Saussure

tent cependant pas de distinguer de véritables lettres. Pour prendre un


exemple peut-être trop simple, il est évident que les flatulences émises
par un vieillard obèse sont différentes de celles que produit une frêle
jeune fille à peine nubile. Et pourtant ces deux personnes identifient les
sons qu’elles produisent au-delà des différences toutes matérielles qui
les séparent.
« La seconde tâche sera plus ardue encore : elle consistera pour le
savant à apprendre à manier ce que je ne peux guère appeler que la
langue des Indigènes. Les premiers essais auxquels je me suis livré vers
la fin de mon séjour ont abouti à des résultats bien décevants :
l’apprentissage tardif de cette langue sera sans nul doute plus ardu que
pour toute autre. J’ai pourtant fait une constatation qui facilitera peut-
être la tâche de mes éventuels successeurs. Je la livre ici dans toute sa
simplicité. Au contraire des hommes, qui, sans dommage apparent
pour la clarté de leur discours, conservent toujours dans leurs conversa-
tions leur pagne traditionnel, certaines femmes croient nécessaire de
faire apparaître dans une totale nudité l’organe par lequel elles produi-
sent les sons. L’une d’entre elles, pourvue, il faut l’avouer, d’un organe
assez attrayant, m’a désigné de la main un mélange d’herbes séchées
qu’elle a brièvement trempé dans une calebasse remplie d’eau. Elle a
ingéré elle-même une notable quantité de cette tisane. J’ai suivi son
exemple, et j’ai cru constater que ce breuvage facilitait, par les flatu-
lences particulières, assez langoureuses, qu’il déterminait rapidement,
les conversations amoureuses. Ainsi les mots de l’amour semblent se
composer spécifiquement de certaines lettres. Ne pourrait-il pas en aller
de même pour d’autres classes de mots ? Ainsi s’expliquerait un phéno-
mène que j’ai cru observer : les Indigènes sont amenés à prévoir une
alimentation spécialement destinée au type de propos qu’ils se dispo-
sent à tenir. Le porc semble assez propre aux palabres politiques : il est
d’usage assez rare. Le poisson fumé semble favoriser les propos, au
contraire très fréquents, précisément relatifs à la pêche. »
Avant d’en venir à la note de Saussure, il n’est sans doute pas inu-
tile de poser quelques questions que le maître n’a pas jugées indispen-
sables. À moins naturellement qu’il n’ait disposé des renseignements
dont nous sommes privés et qu’il les ait jugés non pertinents.
Quelle est l’origine bibliographique de ce texte ? Il sera sans doute
difficile de le déterminer avec précision. Dans l’état actuel, il n’est
même pas possible de décider avec certitude s’il provient d’un pério-
dique ou d’un livre. Quant à la date de sa publication, elle est incer-
taine, et ne pourrait être approchée que par une analyse matérielle du
Crépitèmes et crépitômes, perdèmes et perdômes ? 211

support et de la typographie. C’est avec une grande timidité que je sug-


gère, pour la publication, la seconde moitié du XIXe siècle, sans plus de
précision. De nombreuses revues de l’époque – à commencer par
l’illustre Revue des deux Mondes1, La revue de Paris, La Revue bleue2, etc. –
publiaient périodiquement des articles de ce type.
Quel est l’auteur du texte ? Sauf cas de publication anonyme ou
allonyme, cette seconde question trouverait sa réponse en même temps
que la première. Mais on vient d’apercevoir que celle-ci est à peu près
désespérée. Le style de l’auteur comporte quelques discrets archaïsmes
de syntaxe et de lexique. On aura remarqué aussi l’élégance avec
laquelle il décrit certains comportements qui pourraient, sous une
plume moins adroite, donner lieu à des remarques scabreuses, voire
gênantes. Son érudition est remarquable, notamment par l’allusion au
langage sifflé des Canariens. Ces détails peuvent faire penser à un
auteur du début du XIXe siècle, voire de l’extrême fin du XVIIIe. Si
l’hypothèse bibliographique qui vient d’être formulée est exacte, il faut
supposer que le texte est resté longtemps inédit avant d’être publié. Il
peut s’agir aussi de la seconde publication d’un texte déjà manifesté.
Où vivent – ou, plutôt, où vivaient, car il est peu vraisemblable
qu’ils aient survécu – les Indigènes ? Personne ne le saura sans doute
jamais. Des données géographiques peut-être précises ont sans doute
été effacées avec la partie initiale du texte. Les pratiques ethnographi-
ques des Indigènes et de leurs voisins sont finement observées, mais
leur description reste trop rapide pour permettre d’identifier les sociétés
concernées. On se prend notamment à regretter que les échanges
sexuels avec une autre peuplade aient été pour l’essentiel dissimulés à
l’auteur. Telles quelles, ces observations ne permettent pas de repérer
ni de situer les Indigènes dans le temps ni dans l’espace. Les diverses
spéculations auxquelles on peut se livrer (Amérique du Sud, Afrique
centrale, Nouvelle-Guinée, marécages des confins irano-irakiens3, etc.)
sont au même degré invérifiables.

1. Elle est toutefois exclue pour des raisons matérielles : les textes qu’elle publie ne sont pas dispo-
sés sur deux colonnes.
2. Saussure la connaissait sans doute, en raison des articles que Bréal y avait publiés. Les articles
y sont disposés sur deux colonnes. Mais un examen exhaustif de la collection de la Revue, com-
mencé en 1863, date de son premier fascicule et poussé, par scrupule, jusqu’à janvier 1913, der-
nier mois achevé avant la mort de Saussure, a donné un résultat négatif.
3. Le livre de Gavin Maxwell Le peuple des roseaux (1954-1961) décrit les sociétés occupant les
marécages environnant l’embouchure du Tigre d’une façon qui évoque très précisément les indi-
cations géographiques données par le texte. L’auteur insiste sur le « tabou » absolu qui, chez le
peuple des roseaux, pèse sur l’émission de flatulences intestinales : pour avoir « lâché un vent », un
212 À la recherche de Ferdinand de Saussure

Quant aux observations linguistiques, elles sont à ma connaissance


à peu près uniques. Aucun auteur ne semble avoir jamais décrit un
véritable langage fondé sur les flatulences sonores. C’est à peine si on
peut citer (outre le texte de Zola qui constitue l’épigraphe de cet
article) quelques lignes de Guy Georgy, relatives à l’ethnie camerou-
naise des « Komas péteurs » :
Cette très belle race de Kirdis vivait complètement nue avec, pour seule parure,
quelques plumes d’aigle dans la chevelure. Ils pratiquaient la pétomanie avec une
virtuosité légendaire. Le salut était ponctué par un pet sonore et la bienvenue par
une salve (Georgy, 1992-1994, 146-167)1.

Les pratiques des Komas se limitent toutefois à des émissions de carac-


tère phatique, apparemment dépourvues de toute articulation, au sens
linguistique du terme. En outre, les Komas disposent par ailleurs, à la
différence des Indigènes du voyageur anonyme, d’une langue « nor-
male », c’est-à-dire à manifestation vocale.
Est-il nécessaire de préciser que toute indication bibliographique,
même imprécise, sur d’autres mentions de telles pratiques sera
accueillie avec intérêt et reconnaissance ? Car c’est une piètre compen-
sation que de remarquer que les langages sifflés – auxquels on verra
que Saussure, après l’auteur, fait allusion – font l’objet depuis long-
temps de nombreuses mentions et descriptions. Au-delà de l’évidente
différence organique qui les oppose à la langue des Indigènes, ils se dis-
tinguent d’eux typologiquement d’une façon que Saussure saura recon-
naître, à la différence de son prédécesseur.

2. L A NOTE DE SAUSSURE

Elle occupe les deux dernières pages (c’est-à-dire, comme on a vu,


le dernier feuillet) du document. Comme il a été dit plus haut, la
seconde page (la quatrième du document) ne comporte que quatorze
lignes (voir la frontière entre les deux pages sous la forme d’une double
barre //).

jeune homme fut exilé, et ressentait encore, dans son extrême vieillesse, que « le temps de sa vie
n’avait pas suffi à faire oublier son crime » (p. 35). Faut-il croire que cette attitude n’est que le
reflet, inversé, d’anciennes pratiques abandonnées ? Et qu’en est-il au juste, inversement, des
« espèces de grognements » émis par les femmes, « chacune dans un ton différent », lorsqu’elles
pilent le grain ? (p. 124).
1. On aura remarqué que le noble ambassadeur de France qu’était cet auteur n’atteint pas
l’élégance d’expression du voyageur anonyme cité par Saussure.
Crépitèmes et crépitômes, perdèmes et perdômes ? 213

La reproduction qui en est donnée ci-dessous ne peut être qualifiée


de diplomatique que parce qu’elle reproduit les quelques mots qui ont
été rayés, le plus souvent, on le verra, pour être répétés. Il n’y avait, à
vrai dire, aucun autre caractère du manuscrit qui méritât d’être
signalé.
« Les Indigènes ? Oui, c’est sans doute le nom qui convient le
mieux : il ne dit rien des êtres qu’il désigne désigne. Si on souhaitait
leur donner un autre nom, on pourrait les appeler les Crépitants. Car
c’est bien le sens qu’a le verbe latin crepo et son fréquentatif crepito. Mais
est-il utile de faire dire aux mots les propriétés de ce qu’ils désignent
signifient désignent ? Toutefois, Indigènes n’est pas assez distinctif quant
à la chose1 que, finalement, il permet bien, vaille que vaille, de viser.
C’est pourquoi je me rabats sans remords sur Crépitants.
« Oui, les Indigènes Crépitants parlent, comme le dit notre auteur2.
Et c’est un langage une langue qu’ils parlent. Pittoresque, cette
langue ? Au plus haut point, certes. Mais ce n’est pas ici ce qu’il faut
retenir3. Je le dis gravement : le point capital est l’intérêt théorique de
l’existence même de cette langue. Qu’importe en effet que les Crépi-
tants n’utilisent point, comme la plupart des autres masses sociales
sociétés, les organes de la voix ? Ils ont jugé plus commode de recourir
aux flatulences sonores émises, comme dit notre auteur, par leur fonde-
ment ? La belle affaire ! Ils auraient pu faire appel à d’autres bruits,
comme les sifflements des Indigènes des Canaries – dirai-je les Sibi-
lants ? Ou à n’importe quoi d’autre4. Toutefois notre auteur est trop

1. Chose est évidemment pris ici dans le sens, habituel à Saussure, d’ « objet à désigner ». C’est-à-
dire, en somme, de référent, ou plutôt de référend, avec le -d de l’adjectif verbal passif, et non le stu-
pide -t du participe présent actif qui s’est, hélas, généralisé. On se souvient que Benveniste est
resté longtemps fidèle à l’orthographe étymologique exacte : « Chaque énoncé, et chaque terme
de l’énoncé, a ainsi un référend » (1962-1966, 128).
2. On l’aura peut-être remarqué : s’il a osé, non sans précautions, le terme langue, l’auteur cité par
Saussure a en réalité évité d’employer le verbe parler. Il est cependant évident que le verbe,
quoique littéralement absent, est conceptuellement présent à la pensée de l’auteur. Est-ce
d’ailleurs un hasard s’il emploie sans scrupule le mot palabre, qui a, quoique de façon indirecte, le
même étymon que parler (et parole, qu’il utilise aussi) ?
3. Ce rejet de l’intérêt « pittoresque » de la langue des Crépitants fait penser, par antiphrase, à
l’illustre passage de la lettre à Meillet du 4 janvier 1894, où Saussure avoue ne plus prendre inté-
rêt qu’au « côté pittoresque d’une langue » (cité par Benveniste, 1963-1966, 37). Est-il possible de
tirer parti de ce détail pour envisager de situer la date de la note aux environs de janvier 1894 ?
4. On rencontre ici un thème récurrent de la réflexion saussurienne : le caractère non nécessaire
de la manifestation vocale des langues. On se reportera notamment à l’édition standard, 1916-
1922-1972, 26 et aux Écrits de linguistique générale, passim et notamment p. 215. En ces deux occur-
rences Saussure cite Whitney. Le passage le plus pertinent de Whitney auquel Saussure fait allu-
sion en ces deux points est le suivant : « C’est une erreur, née de l’habitude, que de regarder la
voix comme l’instrument spécifique du langage ; c’est un instrument entre plusieurs autres » (La vie
du langage, 1877, 238). Dans la note que nous publions, Saussure ne fait pas appel à Whitney. C’est
214 À la recherche de Ferdinand de Saussure

hâtif quand il compare assimile Crépitants et Sibilants. Les Sibilants se


contentent par leurs sifflements de donner, quand la distance les y
contraint, des équivalents de très longue portée aux phonèmes de leur
langue. Ils sont en mesure, dans les circonstances ordinaires, de
d’articuler de de les prononcer normalement. Leurs sifflements ne font
que désigner signifier les phonèmes : ils ne sont en somme qu’une sorte
d’écriture d’écriture1, qui ne court que sur des signes préalables. Les
Crépitants au contraire ne disposent que des sons de leurs flatulences :
à la réserve des seuls “truchements”, spécialement formés pour leur
fonction, ils sont inaptes à utiliser les organes de la phonation, sauf,
peut-être – l’auteur en parle dans une brève note, fort bien venue à
mon sens – pour quelques “onomatopées” et “exclamations”. On sait
ce qu’il faut penser de ces éléments des langues du langage2 ! Contrai-
rement aux Sibilants, les Crépitants n’ont point de phonèmes.
« Mais quelles sont alors les unités qui leur tiennent lieu de pho-
nèmes ? Ici j’hésite, assez futilement, je l’avoue, entre deux termes. L’un
est d’origine grecque : le perdème, extrait du verbe p@rdomai, dont on
connaît le sens3. L’autre est son équivalent latin, le crépitème, construit
sur le latin crepito. Synonymie ? Je me méfie4. Ici cependant elle semble
bien établie.
« Quant au perdôme ou au crépitôme, on voit d’emblée en quoi ils
s’opposent à leurs pendants en -èmes : ce sont les bruits, les bruits à
l’état brut, tels qu’ils sont produits et entendus. Notre amateur a beau-
coup plus de disposition pour la linguistique que certains de nos bons
collègues, // (frontière de page) notamment allemands. Il a aperçu qu’il
n’est pas exigible des sons qu’ils soient émis et perçus de façon cons-

sans doute qu’il constate avec embarras que Whitney cite exclusivement comme exemples d’autres
« instruments que la voix » les trois moyens accessoires que sont « le geste, la pantomime et
l’intonation » (1877, 240). On comprend que l’exemple infiniment plus spectaculaire qui lui est
fourni par les crépitants lui fasse complètement oublier les laborieuses, mais faiblardes exemplifica-
tions de l’américain.
1. C’est ici, à ma connaissance, le seul point dans les textes actuellement connus de Saussure où
se rencontre un emploi à ce point extensif du terme écriture. Il est en effet utilisé – non sans
l’hésitation marquée par la rature et le rétablissement du mot – pour désigner un signifiant secon-
daire – un signifiant de signifiant – sans exiger de lui qu’il ait pour support une trace graphique.
2. Saussure fait évidemment allusion ici aux réflexions qui apparaissent dans l’édition standard
p. 101-102. On s’y reportera pour apercevoir ce que Saussure pense des onomatopées et des excla-
mations.
3. À tout le moins on le devine. Pour les non-hellénistes impénitents, p@rdomai est l’un des verbes
grecs – il y en a plusieurs – qui signifient « émettre bruyamment une flatulence ».
4. On le sait : Saussure se « méfie » de la synonymie. Pour de très fortes raisons théoriques (voir
notamment les Écrits, passim, et spécialement p. 74-76). S’il se résout ici à poser les deux termes
perdème et crépitème comme synonymes, c’est visiblement en raison de leur caractère « métalinguis-
tique », comme Saussure n’était pas encore en mesure de dire.
Crépitèmes et crépitômes, perdèmes et perdômes ? 215

tamment identique. La langue des Crépitants n’est pas plus troublée


par les différences qu’il observe que le français ne l’est par la multipli-
cité variété des réalisations de son r1.
« Il est cependant un point sur lequel je doute fortement des spécu-
lations, il est vrai assez prudentes, de l’auteur. Il croit avoir observé que
certains perdèmes sont affectés spécialement à telle ou telle classe de
mots : ceux-ci au vocabulaire amoureux, ceux-là au lexique politique,
d’autres encore aux mots de la pêche. Si tel était le cas, il faudrait pen-
ser que la langue des Crépitants n’est pas entièrement gouvernée par le
principe de l’arbitraire du signe. Les perdèmes par eux-mêmes diraient
quelque chose du sens du mot. Une telle langue est-elle tout bonne-
ment possible ? Je m’interroge avec la plus profonde perplexité. Le seul
moyen de donner une réponse ferme à ce grave problème sera d’aller
approfondir l’étude de la langue des Crépitants. Sera-ce possible ? »

B I B LIO G R AP H IE

Arrivé Michel (2003), « Rudolf Engler, le maître des études saussuriennes », Le Monde,
16 septembre, 27.
Benveniste Émile (1962-1966), « Les niveaux de l’analyse linguistique », Proceedings of the
9th International Congress of Linguistics, cité ici dans 1966, 119-131.
Benveniste É. (1963-1966), « Saussure après un demi-siècle », Cahiers Ferdinand de Saus-
sure, 20, cité ici dans 1966, 32-45.
Benveniste É. (1966), Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard.
Engler Rudolf (2002), « Solide / Non-solide : “le cru et le cuit” », in Le signe et la lettre.
Hommage à Michel Arrivé, Paris, L’Harmattan, 181-185.
Gandon Francis (2002), De dangereux édifices. Saussure lecteur de Lucrèce. Les cahiers
d’anagrammes consacrés au De rerum natura, Louvain-Paris, Peeters.
Georgy Guy (1992-1994), Le petit soldat de l’Empire, Flammarion, puis J’ai lu.
Maxwell Gavin (1954-1961), Le peuple des roseaux (A Reed Shaken by the Wind), Flammarion.
Whitney William Dwight (1875-1877), La vie du langage, Paris, Germer-Baillère. Cet
ouvrage est la traduction, effectuée par Whitney lui-même, de son ouvrage The Life
and Growth of Language. An Outline of Linguistic Science, 1875. Le texte est cité ici
d’après la reproduction en fac-similé de l’édition de 1977, Paris, Didier Érudition,
s.d., préface de Claudine Normand.

1. On trouve ici un écho très précis de l’illustre passage de l’édition standard, p. 164-165. Et on
aura remarqué que l’animosité de Saussure à l’égard de ses confrères allemands reste intacte.
Enfin, on portera attention au fait que Saussure ne fait aucun reproche à l’auteur d’employer le
terme lettre pour désigner les unités sonores de la langue. On ne s’étonnera pas de cette indul-
gence : Saussure la manifeste également à l’égard de Bopp (1916-1922-1972, p. 46).
AN NEXE
ADALBERT RIPOTOIS

Adalbert Ripotois est décédé le 1er novembre 2003 à l’hôpital de


Kankan (Guinée), où il était soigné pour une crise aiguë de paludisme.
Il était âgé de 59 ans.
La vie et la carrière d’Adalbert Ripotois sont marquées au sceau de
l’originalité. Docteur en médecine dès 1968, il obtient en 1972
l’agrégation de sciences naturelles. Il soutient en 1979 une thèse de
sciences sur Les systèmes de communication dans les sociétés de Macrotermes
(famille de termites comportant deux types d’ouvriers).
Dès 1972, Adalbert Ripotois s’était installé en Haute-Guinée pour
préparer sa thèse. Il y est resté jusqu’à la fin de sa vie, exerçant alterna-
tivement à l’hôpital de Kankan et à l’Université Julius-Nyeréré, où il
enseignait l’éthologie entomologique et la linguistique. Il venait
d’obtenir, au titre de cette triple activité, le grade de Commandeur de
l’Ordre guinéen de l’éducation et de la culture.
Depuis quelques années, Adalbert Ripotois s’était pris de passion
pour l’œuvre de Saussure, et faisait de nombreux séjours à la Biblio-
thèque de Genève.
Adalbert Ripotois a peu publié. Mais il laisse de nombreux cartons
de textes inédits dont certains pourront donner lieu à de prochaines
publications.
Adalbert Ripotois était le petit-neveu d’Adolphe Ripotois. Sa car-
rière présente une analogie frappante avec celle de son grand-oncle,
qu’il a fort peu connu, mais dont il utilisait parfois la signature abrégée
Ad. Ripotois. On repère cependant de loin en loin dans ses travaux
inédits la citation en épigraphe de l’illustre aphorisme : « Le mot, c’est
la mort sans en avoir l’R », et, plus rarement, la libre traduction
anglaise qui devait lui assurer sa notoriété internationale, « The word is
the world without the hell ».
Jean WIRTZ
CL A US UL E EN FOR M E D ’A VEU

Il a été difficile, on l’a vu dans le chapitre II, de s’engager dans le


projet de décrire la réflexion saussurienne. J’ai pu aller jusqu’à me
demander s’il était vraiment possible de le faire. J’éprouve la même dif-
ficulté au moment où je cherche à marquer l’achèvement de ce trajet.
Pour une raison simple : il n’est pas plus achevé que la réflexion dont il
prétendait rendre compte.
Je me contenterai donc, en guise de clausule, d’un aveu. Il m’est
arrivé de me laisser fasciner par les formes que prend la méditation,
obstinée et interminable, du maître de Genève. Les méandres qu’elle
trace, et dans lesquels parfois il semble se perdre lui-même, sont à ce
point sinueux qu’on les suit – en tout cas que je les suis – en cessant de
penser à la direction que, sans doute, ils visent. Pour ne reprendre ici
qu’un exemple, la dialectique du hasard et de l’inconscient prend la
même forme, celle d’un aller et retour infini, quel que soit le problème
qu’elle cherche à atteindre : celui de l’évolution diachronique ou celui
de l’anagramme. C’est dans cette forme que les deux recherches trou-
vent, sans doute, un semblant d’unité.
Mais il convient d’essayer d’être « sérieux », selon le terme
qu’emploie Saussure à propos de la légende. Il entend par là qu’il est
souhaitable de penser à un objet. L’objet visé, constamment et exclusi-
vement, par la méditation de Saussure, c’est le langage et, indissoluble-
ment, la langue. Mais est-il possible, justement, de construire la langue
en objet d’un discours scientifique ? Réfléchissant sur la forme spéci-
fique que prend un livre – lequel ? Sans doute le projet sur L’essence
double du langage – qu’il prépare, et qui se divise en « paragraphes
220 À la recherche de Ferdinand de Saussure

minuscules », il se livre, avant moi, à cet aveu sur le voyage aventureux


qu’il entreprend dans le « marécage » :
Car si ce livre est vrai, il montre avant tout qu’il est profondément faux de
s’imaginer qu’on puisse faire une synthèse radieuse de la langue en partant d’un
principe déterminé qui se développe et s’incorpore avec [ ].
Il montre qu’on ne peut comprendre ce qu’est la langue qu’à l’aide de quatre
ou cinq principes sans cesse intercroisés d’une manière qui semble faite exprès
pour tromper les plus habiles et les plus attentifs à leur propre pensée. C’est donc
un terrain où chaque paragraphe doit rester comme une pièce solide enfoncée
dans le marécage, avec faculté de retrouver sa route en arrière comme en avant.
Tandis que dans tout autre domaine les vérités s’appuient et se rappellent les
unes les autres à mesure qu’on avance, il semble qu’une fatalité veuille pour la
langue que toute nouvelle vérité oblitère l’autre parce que les vérités initiales ne
sont pas simples (Écrits, 95-96).

Il serait sans doute imprudent, et il est certainement inutile,


d’ajouter quoi que ce soit à ces derniers mots. C’est pourquoi je garde
le silence.
I N D EX D ES NO M S

AVERTISSEMENT

1 / Cet index des noms ne vise pas l’exhaustivité. À quelques exceptions


près, qui trouvent à chaque fois une justification spécifique, on n’a relevé que les
noms cités dans le texte et les notes de l’ouvrage, et non ceux qui apparaissent dans
les indications bibliographiques.
2 / Les noms composés en romain sont ceux des auteurs. On a composé en
italiques les noms de lieux et les noms de personnages.

Abel, Carl, 153. Brunetière, Ferdinand, 163.


Adam ( « notre premier père » ), 91. Bühler, Karl, 125.
Adaocaro, Adoacaro, 156, 157. Burgondie, 90.
Adamov, Arthur, 198. Buss, Mareike, 28.
Afrodite (Aphrodrite), 154.
Agamemnon, 159. Caille, Louis, 29.
Alexandrie, 183, 184. Camus, Albert, 191.
Andronicus, Livius, 155. Canaries (îles —), 209, 213.
Ankara, 184. Cantona (site précolombien du Mexique), 21.
Apolo (Apollon), 14, 153, 157, 176, 178. Carducci, Giosué, 179.
Aron, Thomas, 64, 155. Carinthie, 155.
Arrivé, Michel, 79, 83, 85, 110, 120, 138, Caussat, Pierre, 37.
141, 143, 153, 168, 179, 184, 205. Cerisy-la-Salle, 184, 190.
Augustin (saint), 52-53, 68. Cervantès, Miguel, 161.
Avalle, d’Arco Silvio, 84, 94, 95. Cervoni, Jean, 40, 102.
César, Jules, 14.
Badir, Semir, 24. Chevalier, Jean-Claude, 2, 183.
Bailly, Anatole, 1. Chirac, Jacques, 71.
Bally, Charles, 12, 30, 40. Choi, Yong Ho, 2, 119.
Barthes, Roland, 7, 9, 12, 37, 38, 83, 84, Chomsky, Noam, 103, 113, 115.
183-203. Claparède, Émile, 28.
Bellay, Joachim du, 163. Clovis, 93.
Benveniste, Émile, 9, 12, 27, 41, 43, 51, 52, Cohen, Marcel, 95.
53, 54, 107, 120, 213. Constantin, Émile, 29, 41, 49, 59, 62, 68,
Bergounioux, Gabriel, 54, 102, 103, 113. 106, 109, 114, 128.
Berlin, 25. Coquet, Jean-Claude, 138, 184.
Bloch, Marc, 195. Cornavin, 128.
Boileau, Nicolas, 9. Courtès, Joseph, 189, 195, 197.
Bopp, Franz, 24, 102, 111, 215. Cuny, Albert, 25, 86.
Bossuet, Jacques Bénigne, 28, 163. Curtius, Georges, 24.
Bouquet, Simon, 3, 47, 52, 61, 103-105, 206.
Bréal, Michel, 26, 27, 211. Damourette, Jacques, 199.
Breisach, 155. Darmesteter, Arsène, 189.
Brøndal, Viggo, 51, 191, 197. Décimo, Marc, 26, 27.
Brugmann, Karl, 24. Dégallier, Georges, 62, 114.
Bruneau, Charles, 183, 188. Delphes, 176.
222 À la recherche de Ferdinand de Saussure

Don Quichotte, 161. Homère, 142, 148, 159.


Dupuis, Michel, 13. Hübschmann, Heinrich, 25.
Ducrot, Oswald, 9. Hugdietrich, 93, 94.
Duraffour, Antonin, 192. Hyde, M., 175.

Engler, Rudolf, 5, 28, 61, 84, 86, 94, 99, Jäger, Ludwig, 28.
103, 120, 148, 169, 205, 206. Jakobson, Roman, 9, 12, 57, 76, 120, 124,
186.
Faesch, Marie, épouse de Ferdinand de Jarry, Alfred, 27, 147.
Saussure, 27. Jekill, Dr., 175.
Fehr, Johannes, 14, 84, 86, 88, 94. Jodakr, 156.
Fleury, Michel, 27. Joseph, Francis, 49, 109.
Flournoy, Théodore, 28, 29, 174. Joseph, John E., 22.
Focillon, Henri, 196.
Foucault, Michel, 124. Kankan (Haute-Guinée), 217.
Freud, Sigmund, 7, 27, 29, 69, 75, 143, 153, Kant, Emmanuel, 1.
154, 156, 168, 169, 171-174, 176, 177, Kim, Sungdo, 2, 84, 157.
194. Kleiber, Georges, 52.
Fridsaela (Verceil), 155. Komas péteurs (ethnie camerounaise), 212.
Friesach, 155. Komatsu, Eisuke, 30, 94, 149.
Kurylowicz, Jerzy, 25.
Gadet, Françoise, 33.
Gandon, Francis, 13, 30, 84, 153, 179, Lacan, Jacques 4, 7, 10, 12, 13, 41, 44, 52,
207. 53, 58, 66, 67, 76, 94, 103, 125, 168, 169,
Garbo, Greta, 198. 171, 173-175, 177, 185, 194, 197, 199.
Gautier, Léopold, 30. Lacroix, Maurice, 1.
Genève, 12, 19-21, 23, 27, 87, 128, 192. Lactance, 146.
Genthod, 19, 30. La Fontaine, Jean de, 163.
Georgy, Guy, 212. Lefèvre, Lefebvre, Lebébure, 150.
Ghiotti, Lorella, 28. Leipzig, 11, 24-25.
Godel, Robert, 12, 77, 78, 123, 148, 194, Leskien, August, 25.
200. Lévi-Strauss, Claude, 10, 12, 186, 193-195,
Gougenheim, Georges, 192. 199.
Graham, Billy, 198. Lituanie, 26, 184.
Grammont, Maurice, 26, 27. Lot, Ferdinand, 26.
Green, André, 35, 103, 104. Lucrèce, 177, 179.
Greimas, Algirdas Julien, 7, 9, 12, 13, 37, 38,
83, 84, 138, 183-203. Malraux, André, 196.
Grunig, Blanche-Noëlle, 121. Malherbe, François de, 9.
Guieysse, Georges, 26. Marinetti, Anna, 83, 157.
Guillaume, Gustave, 9. Marot, Clément, 163.
Guillermit, Louis, 1. Martinet, André, 9, 12, 54, 120, 184, 185.
Guiraud, Pierre, 183. Matoré, Georges, 183, 188, 189, 192.
Gundacharius, 90. Mauro, Tullio de, 2, 3, 19, 26.
Gundobadus, 90, 93. Maxwell, Gavin, 211.
Gunther, 90, 93. Meillet, Antoine, 9, 12, 27, 29, 30, 33, 189,
213.
Hagège, Claude, 157. Meli, Marcello, 83, 157.
Hagene, 157. Merleau-Ponty, Maurice, 10, 12, 193-195,
Haute-Guinée, 217. 197.
Helvétie burgonde, 87. Meyer, Gustav, 25.
Hénault, Anne, 68, 83, 84. Milner, Jean-Claude, 53, 54, 57, 59, 124,
Hérodote, 23. 152, 167.
Hjelmslev, Louis, 9, 12, 35, 42, 60, 103, 123- Moeschler, Jacques, 102.
125, 138, 154, 185, 186, 191, 195, 196, Morazé, Charles, 195.
199, 200. Morel, Louis, 24.
Index des noms 223

Mounin, Georges, 174, 199. Saussure, Horace de, 22.


Muller, Élise-Catherine, 29. Saussure, Horace-Bénédict de, 19, 20.
Saussure, Jacques de, 27.
Nadeau, Maurice, 198. Saussure, Léopold de, 11, 22, 30, 134.
Naevius, Cnaeius, 147. Saussure, Nicolas de, 19.
Naples, 29. Saussure, Nicolas-Théodore de, 19-21.
Nasio, Juan David, 174. Saussure, Raymond de, 27, 174.
Naville, Adrien, 36, 37, 86. Saussure, René de, 11, 22, 23, 85.
Necker de Saussure, Albertine-Adrienne, 19, Saussure, Théodore de, 11, 21, 71.
20. Schloezer (de), Boris, 196.
Normand, Claudine, 68, 84. Scipio, 13, 152, 176.
Schwob, Marcel, 27.
Odoacre, 156, 157. Sebag, Lucien, 197.
Oltramare, André, 22. Sechehaye, Albert, 12.
Osthoff, Hermann, 25. Sechehaye, Mme A., 29.
Shepeard, David, 157.
Paris, 26, 27, 184, 185. Sigmund, Sigismund, 156.
Parret, Herman, 30, 113, 120. Smith, Hélène, 29.
Pascal, Blaise, 28, 163, 164. Starobinski, Jean, 2, 13-15, 30, 154, 167,
Pascoli, Giovanni, 142, 179, 180. 199.
Pétroff, André-Jean, 119, 120, 129, 130, 136, Suenaga, Akatane, 2, 168.
137.
Pichon, Édouard, 50-52, 54, 199. Théodéric, 93, 94.
Pictet, Adolphe, 23. Thésée, 90.
Pierre, l’abbé, 198, 199. Tite-Live, 152.
Platon, 1, 55. Togeby, Knud, 185.
Pontalis, Jean-Bertrand, 190. Töpffer, Rodolphe, 24.
Poujade, Pierre, 198. Toussaint, Maurice, 54, 55.
Pourtalès, Louise de, épouse de Henri de Trier, Jost, 188.
Saussure, 21. Tristan, 30, 90, 96.
Pozzato, Maria-Pia, 193. Trombetti, Alfredo, 6.
Prague, 192. Troubetzkoy, Nicolas, 9, 12.
Puech, Christian, 106. Turpin, Béatrice, 83.

Quemada, Bernard, 183. Vaud (canton de —), 89.


Quillard, Pierre, 27. Vilela, Izabel, 27, 168, 173.
Villefranche, 184.
Racine, Jean, 164. Villon, François, 163.
Rastier, François, 103. Virgile, 159, 179.
Reboul, Anne, 102. Vufflens, 30.
Redard, Émile, 28.
Rhin, 20. Wagner, Robert-Léon, 183, 188, 192.
Rhône, 20. Wertheimer, Joseph, 29.
Ricœur, Paul, 184. Whitney, William Dwight, 25, 26, 28, 30, 48,
Riedlinger, Albert, 12, 29, 58, 113-115, 50, 65, 71, 86, 89, 97, 106, 132, 138, 149,
124. 213, 214.
Ripotois, Adalbert, 7, 151, 205-215, 217. Wirtz, Jean, 7, 205, 217.
Ripotois, Adolphe, 7, 217. Wolfdietrich, 93, 94.
Rome, 29. Worb, 205.
Ronsard, Pierre de, 163. Wunderli, Peter, 80, 167.
Rousseau, André, 26.
Rousseau, Jean-Jacques, 21, 146. Yseut, 30.

Sandomir, Louis-Irénée, 94. Zann (nom mystique d’une rune), 95.


Saulxures-sur-Moselotte, 19. Zilberberg, Claude, 84, 195.
Saussure, Ferdinand de, VII-VIII, 1-220. Zinna, Alessandro, 124.
Saussure, Henri de, 21. Zola, Émile, 205, 212.
I N D E X D ES NO T I O NS

AVERTISSEMENT

1 / Les termes placés entre guillemets sont ceux qui sont propres, par la
forme ou par le sens, à la terminologie saussurienne.
2 / Les termes composés en italiques sont les exemples employés par Saus-
sure ou les autres auteurs cités.
3 / Il arrive souvent que le même terme – par exemple, association, idée
et même signe, symbole et... terme – soit pris avec plusieurs sens différents. Ce
sera la tâche du lecteur de repérer ces différences de sens.

Accent, 57, 58, 121. « Association », 42, 43, 69, 95-97, 114, 115,
Accentuation, 28, 57. 170.
« Accident », 48, 132, 135, 140. Autodidasker, 143, 176, 177.
Acoustique, 35. Avoir peur, 69.
« Acte de langage », 107, 110, 111, 128.
« Acte de parole », 64, 79, 105, 107, 110,
128, 130, 135, 140. « Ballon » (métaphore du —), 43.
Biographie, 2, 10, 11, 19-31, 138.
« Acte phonatoire », 57.
Blason (dans la légende), 96.
Aiwa, je (adverbe temporel germanique, puis
Bœuf, 49-51, 54.
allemand), 127.
Buchstabe, 157.
Algorithme du signe, 44, 173, 175.
« Bulle de savon » (métaphore de la —), 96,
Alka, ok, 128, 129, 138.
97, 129, 141.
Alphabet, 87, 94, 96, 99, 139, 140, 143,
209.
Alphabet des sourds-muets, 37, 38, 88, 138, Calcul, 98, 99, 179, 180.
148. Calembour, 24.
« Altération (dans le temps) », 70, 73, 79, 85, Calidum, 80, 87, 126, 127, 135.
130. Caractère, 23, 59, 96.
« Altérations littéraires », 148. « Caractère linéaire de la langue », 61, 62,
« Anagramme », 4, 5, 13, 14, 16, 30, 63, 64, 115, 121, 123-125, 151.
78, 84, 116, 120, 142, 143, 145, 147, 152- « Caractère linéaire du signifiant » (voir aussi
160, 167, 175-181. linéarité), 56-62, 77, 115, 121, 123-125,
« Anagramme » dans la légende, 155-158. 142, 143, 151-155, 176, 177.
« Analogie », 5, 92, 98, 133, 136, 137. « Caractères distinctifs », 57.
Angoisse, 3, 33. Casque (dans la légende), 96.
Antithèse, 154. Catégorisation, 52.
« Aposème », 42. Cause, 129-137.
Appareil phonatoire, 22. Cénème, 42.
« Application » (du langage et de la langue), « Chaîne acoustique », 57, 58, 121.
111. « Chaîne de la parole », 59.
« Arbitraire du signe », 46-56, 62, 67-70, « Chaîne phonétique », 57.
149, 215. « Chaîne phonique », 123.
« Articulation », 66, 175, 212. « Chaîne sonore », 59.
Articulation signifiante, 174, 175. Changement, 76-81, 97, 98, 128-130, 133,
« Associatifs (rapports —) », 16, 61, 67, 74- 135.
76, 105, 107, 115, 123, 170. Changement analogique, 107, 136.
226 À la recherche de Ferdinand de Saussure

Changement phonétique, 22, 107, 131, 134, Écriture (chez Barthes), 184, 190, 191.
135. Éducation phonétique, 134.
Chaud, 80, 87, 126, 127, 135. « Élaboration littéraire », 148, 160.
Cher, 50. « Élément », 9, 38, 57, 58, 60, 61, 63, 64, 69,
« Chose », 20, 43, 44, 50-56, 72, 90, 128, 96, 98, 99, 142.
129, 138, 139, 151, 213. « Éléments acoustiques », 63.
Chronologie, 15, 19-31, 84, 87, 88, 103, 184, Éléphant, 52, 53.
187, 188. Embrayeur, 20.
« Circuit de la parole », 73, 74. Énoncé, 13.
« Classification (principe de —) », 39. Énonciation, 40, 41, 110.
Classification des langues, 6, 48, 132. « Entité syntagmatique abstraite », 59, 115.
« Colligibilité du signe », 152. Épistémologie, 9, 76, 98, 195.
« Coefficient », 25. Espéranto, 22, 23, 85.
Combinaison, 42, 48, 61, 71, 72, 74, 76, 97. « Être inexistant », 84, 94, 95, 97, 98, 129,
« Combinaison fuyante », 141. 141.
Communication, 73, 74. « Être légendaire », 96.
Connotation, 191, 196, 198, 201. Étymologie, 12, 19, 42.
« Concept », 42-46, 49, 69, 73, 90, 109, 131. Étymologie populaire, 136.
Condensation, 176. Eux-désir (inversion de désireux), 116, 152.
Conscience, 36, 70, 71, 107, 137, 167-181. Événement phonétique, 132, 134.
Conscience latente, 170. « Exercice de la parole », 107.
« Consécutivité », 63, 64, 142, 155, 158. Exclamation, 47, 55, 56, 214.
Contenu (chez Hjelmslev), 35. « Expression », 42.
Contingence, 53. Expression (chez Hjelmslev), 35, 42.
Conventionnel, 133. « Externes (phénomènes —) », 35, 36.
« Couleurs simultanées », 63, 155.
« Coupure » (métaphore de la —), 67. « Facteur temps », 122, 128, 137.
Coupure saussurienne, 9. « Faculté du langage », 39, 101-117.
Courtepointe, 136. « Fantôme », 96, 97, 141.
Craindre, 69. Fer-signum (inversion de signifer), 116, 152.
Crepitacillum, 177. « Feuille de papier » (métaphore de la), 45,
Crépitants, 205-215. 65-67.
Crépitème, crépitôme, 205-215. « Figure recolligible », 59.
« Figure vocale », 35, 36, 42, 59, 60.
Degrés de conscience, 169-171. Flatulence, 208-210, 211-213.
Dématérialisation du signifiant, 71, 72. Flèche du temps, 143.
Dénomination, 52. Forme, 35, 60.
Désireux, 116, 152, 154. Formes de politesse, 37, 88, 138, 148.
« Diachronie », 1, 16, 22, 23, 58, 68, 74, 76- Formes politiques, 169.
81, 122, 123, 139-142, 160, 174, 175, 189, « Forme-sens », 35, 36, 43.
197. « Fortuité », 132, 137.
« Diachronie » du discours, 125, 127. Frangine, 49.
Dialecte, 6.
Différence, 58, 62, 71-74, 113, 175, 209, Girafe, 52-53.
210. Glossématique, 197.
« Différentiel (arbitraire et —), 70. Grammaire, 113, 131.
Discours, 41, 61, 64, 65, 74, 75, 77, 78, 79, Graphie, 61, 71, 72.
101-117, 129, 145, 150. Guerre, 127.
« Discursif (ordre —) », 59, 60, 115, 116.
Dualisme, 35, 53. Hapax, 139.
« Dualité », 35, 36, 43. Hasard, 36, 48, 100, 132, 134, 136, 137,
178-181, 219.
Échecs (partie d’—, métaphore de la —), Heraclitus, Clitus-Hera, 154.
132-134. Hippotrophos, 114, 133.
Écriture, 37, 38, 57, 58, 71, 72, 88, 98, 138, Homonymie, 75.
147-158, 214. Hornkuh, Kuhhorn, 124, 125.
Index des notions 227

Hôtel-Dieu, 132. Légende, 14, 15, 25, 30, 38, 47, 56, 78, 83-
« Hypogramme », 30, 160. 100, 138, 145, 147-149, 155-158, 160,
161.
« Idée », 49, 50, 53, 66, 67, 73, 97, 109, 131. Lettre, 21, 71, 87, 94-96, 99, 139, 143, 147,
« Identité », 80, 89, 90, 94, 95, 97, 126-129, 151, 155, 157, 176, 177, 209-210, 215.
138, 139, 141, 156. Lexicologie, 113, 189.
« Idiosynchronique », 131. « Liberté individuelle », 114.
« Image acoustique », 42-46, 69, 73, 90, 109, Licence (de versification), 154.
150. Lieb, 50.
« Immotivité », 48. « Limitation de l’arbitraire », 48.
« Immutabilité du signe », 78, 85, 169. Linéarité (voir aussi caractère linéaire), 77-81,
« In absentia (rapports) », 76. 159, 174, 177.
« Inconscience », 36, 167, 170, 171. Linguistique, 1-220.
Inconscient, 6, 7, 70, 71, 107, 134, 137, 167- « Linguistique de la parole », 40, 41, 101-117.
181, 219. Linguistique du discours, 112.
Inconscient descriptif, 171. Littéralité, 6, 149-160.
Inconscient topique, 172, 173. Littérarité, 6, 150, 158-161.
« Incorporel (signifiant —) », 54, 60, 71, 72, Littérature, 6, 10, 145-165.
135, 151. « Loi du moindre effort », 134.
Indécorable, 136, 137.
« Indifférence du moyen de production », « Marécage » (métaphore du —), 220.
151, 205-215. « Masse parlante », 79, 129-131, 159, 160.
Individu, 79, 101, 102, 106, 109, 111, 113, « Masses informes », 66, 67.
130. Matérialité du signifiant, 71.
Indo-européennes (langues), 25, 28. « Matérielle (substance —), 54.
« Inertôme », 42. « Matière phonique », 58, 135.
« In praesentia (rapports) », 76. Meridialis, meridionalis, 146.
« Internes (phénomènes —) », 35, 36. Messieurs, 79-80, 87, 135.
Intention, 133, 179, 180. Métalangage, 4, 94, 115, 170, 214.
« Interprétation seconde », 136. Métalangage (chez Barthes et Greimas), 191,
« Intuitif (ordre —) », 59, 60, 115, 116. 196, 200, 201.
Métaphore, 20, 37, 43, 54, 59, 65-67, 77, 78,
Je (adverbe temporel allemand), 127. 108, 110, 111, 121, 132.
Jeu de mots, 75. Métathèse, 153, 154.
« Jeu du langage », 109, 112, 113. Métonymie, 108.
Mieten, 69.
« Kénôme », 42. Mode (vestimentaire), 134, 169.
Mode (vestimentaire, chez Barthes), 184.
Langage, 4, 28, 34, 38-41, 86, 92, 101-117, Mode (vestimentaire, chez Greimas), 188,
143, 213, 219. 189.
« Langage discursif », 102, 108, 128. Monogenèse des langues, 6.
Langue, 5, 6, 16, 22, 28, 33, 35, 38-41, 64, Morphologie, 113.
65, 77-81, 85, 88, 89, 92, 93, 95, 98-117, Mot, 13, 14, 20, 30, 42, 43, 63-65, 74, 89, 90,
121, 123, 125, 126, 128, 139, 145, 213, 93, 94, 113-116, 140, 142, 143, 209, 217.
214, 219, 220. Mot composé, 113, 154.
« Langue cultivée », 146, 147. « Mot écrit », 71, 150.
« Langue discursive », 102, 107, 108, 116, « Mot parlé », 71, 150.
128. « Mot simple », 23, 113.
« Langue littéraire », 146-148. Motivation, 138, 149.
« Langue naturelle », 148, 151-153. « Motivation relative », 47, 48, 56.
« Langue vulgaire », 147. Mouton, 69.
« Lanterne magique » (métaphore de la —), « Mutabilité du signe », 78, 85, 169.
59-60, 64, 152. « Mutation », 79, 85, 87, 90, 95-97, 99, 100,
Lapsus, 75, 174. 112, 132, 140, 143, 160, 169.
Laryngale, 25. Mutton, 69.
Lecteur, 159. Mythologie, 30, 86, 88, 138.
228 À la recherche de Ferdinand de Saussure

Narrativité, 6. Phonème, 57, 65, 70, 106, 124, 155, 178,


Nasalis sonans, 23, 24. 214.
Naturalité du langage, 106. Phonétique, 99, 106.
« Néant », 116. Phonologie, 28, 65, 66, 70, 108.
« Nébuleuses », 66, 67. Phrase, 14, 30, 75, 113-116, 124, 125.
Nécessité, 51, 54, 55. Physiologie, 28, 35.
Négativité, 72, 73, 108, 113. Poète, 159, 178-180.
Nom commun, 177, 178. « Point de vue », 36.
Nom (de la lettre), 94, 95. Polygenèse des langues, 6.
Nom (du personnage légendaire ou Polyphonie, 160.
mythique), 86, 87, 93, 96, 99, 178. Positivité, 72-74.
Nom propre, 14, 21, 154-156, 160, 176. Provenance, 80.
Nomen (voir numen), 86, 87. Psychologie, 28, 37, 134.
« Nomenclature », 44, 49, 52, 96.
Nomination, 90. Race, 22, 134.
« Non-coïncidence (avec le reste) », 70. Récit (ébauche de —), 14, 30.
« Non-consécutivité », 64. Récitation (de la légende), 131, 140.
« Nullité des signes », 5, 98. Redouter, 69.
Numen (voir nomen), 86, 87. Référence, 53.
Référend, 43.
Objet désigné, 43, 44, 97. Référent, 43, 44, 49-56, 189, 213.
Ochs, 49-51, 54. Référent originel de l’être légendaire, 90, 93.
« Œuvres littéraires », 147, 148. Régimes matrimoniaux, 169.
Onomastique, 86, 88. Répétition, 4, 5.
Onomatopée, 47, 55, 56, 66, 214. Rêve, 143, 168, 176, 177.
« Onymique », 91. Rhétorique, 113.
Opération, 44, 69, 70. Rites religieux, 169.
Opposition, 49, 67, 72, 73, 175. Rites symboliques, 37, 88, 138, 148.
« Ordre (principe d’—) », 48. « Robe couverte de rapiéçages » (métaphore
Organe vocal, 151, 213. de la —), 77.
Origine de l’être légendaire, 91, 93. « Ruisseau » (métaphore du —), 20, 110, 111.
Origine des langues, 20, 91. Runes, 94, 95, 139, 140.
Origine du langage, 91, 111, 112, 140, 141.
Orthographe, 21, 71, 146, 153. Saturnien (vers), 13, 14, 152, 160, 176.
Sélection, 76.
« Panchronie », 197. Sémantique, 26, 52.
Paradigmatique, 67. « Sème », 42, 43.
« Paragramme », 30. Sémiologie, 7, 14, 16, 26, 36-39, 41, 56, 78,
« Parallélie », 61, 99, 107. 83-100, 113, 120, 133, 134, 138-141, 148,
« Parasémie », 99. 149, 183-203.
« Parenté » (de la langue et de la légende), Sémiotique, 7, 83, 84, 183-203.
89, 94, 138-141. Sens, 35, 140.
Parenté (des langues), 6. Sens figuré, 65, 108.
Parole, 6, 16, 38-41, 58, 59, 64, 65, 73, 74, Sens opposés, 69, 153.
77-81, 90, 101-117, 121, 125, 126, 128. Sens propre, 65, 108.
« Parole effective », « Parole potentielle », 61. Separare, 127.
Pas (négation et substantif), 80, 126, 127. Sevrer, 127.
« Passe-passe (tour de) », 154. Sheep, 69.
Pastout, 4. Sibilants, 213, 214.
Pataphysique, 94. Sifflement, 213, 214.
« Patron général », 85, 86. Signaux militaires, 37, 88, 92, 138, 148.
Pensée, 65, 102, 193, 207. « Signe », 1, 5, 14, 42, 65, 78, 80, 84-100,
Perdème, perdôme, 205-215. 122, 131, 133, 139, 141, 142, 149, 150,
Personnage, 90, 93-96, 99, 139, 140, 143. 162.
« Personne mythique », 87, 94, 139. Signe (chez Barthes), 199, 200.
Phonation, 106, 108, 214. « Signe-idée », 36, 43.
Index des notions 229

Signifer, 115, 116, 152, 154. « Syntagme », 61, 62, 64, 65, 74, 75, 107,
« Signifiant », 16, 35, 43, 45-62, 69-71, 73, 113-116, 151.
75, 99, 102, 109, 121, 123-125, 131, 150, Syntaxe, 26, 59, 60, 103, 113-116.
159, 194, 195. « Systématique » (nom féminin), 34.
« Signifiant acoustique », 57, 58, 60, 61, 70. Système, 4, 9, 16, 25, 34, 62.
« Signifiant graphique », 151-158. « Système de signes », 14, 36-38, 41, 65-74,
« Signifiant visuel », 63, 121. 88.
« Signification », 16, 43. « Système de symboles », 135.
« Signifié », 16, 43, 45-56, 69, 73, 75, 99, « Système de valeurs », 67, 69, 77, 132,
102, 109, 123-125. 133.
« Signologie », 85.
« Simultaniétés (axe des —) », 76. Temporalité, 59.
« Sociation », 159, 160. Temps, 6, 57-63, 77-81, 85, 87, 96, 97, 119-
« Socialisation », 161. 144.
Sociologie, 37. Temps-acteur, 129, 130.
Sœur, 49. Temps-cadre, 129, 130.
« Sôme », 42, 43, 59, 60. Terme, 42, 43, 47, 48, 66.
Son, 21, 54, 60, 65-67, 71, 72, 135, 151, « Terme en soi nul », 5, 98.
214. Terminologie, 4, 6, 38, 42, 46, 47, 56, 64,
« Sous-unité », 61, 114. 74, 90, 110, 112, 131, 141, 142, 148, 171.
« Structure », 37, 52, 53, 69, 116, 132, 133, Texte, 145-146.
143, 168, 175, 194, 196. Texte littéraire, 147, 158, 160-162.
Style (chez Barthes), 190, 191. T(h)euer, 50.
Stylistique, 113. Toponymie, 87-89.
Subconscient, 167. Tout, 4, 69.
Substance, 38, 54, 60, 66. « Touts », 4, 59.
« Substance glissante », 33-35, 81. Traire, trayait, traisait, 146.
« Substance matérielle », 54. Traits pertinents, 57, 96, 97.
« Substance vocale », 135, 150. « Tranche acoustique », 67.
« Substrat linguistique », 134. « Transmission », 91, 96, 131, 160.
« Successivités (axe des —) », 76. « Trésor », 48.
Suffixe, 24. Typologie, 48, 132.
« Sujet », 44, 78, 129, 135, 169.
« Sujet parlant », 40, 75, 102, 106, 112, 130, « Unispatialité », 59.
131.
Syllabe, 28, 57, 106, 123, 124, 159, 177. « Valeur », 16, 42, 55, 56, 62, 65-74, 95,
« Symbole », 38, 47, 55, 56, 89, 90, 93-95, 101, 151.
97, 135, 140-142, 149, 162. Vates, 179, 180.
« Symbole conventionnel », 89. Vaticinium, 152, 157.
« Symbole indépendant », 47, 50, 89. Vermieten, 69.
Symbolisme, 38, 195. Versification, 28, 146, 162-164, 175-181.
« Synchronie », 1, 16, 22, 23, 68, 76-81, 120, « Vie », 111, 112.
122, 123, 189, 197. « Vie des signes » (métaphore de la —), 37,
Synonyme, 49. 38, 131, 132.
« Synonymie », 113, 214. Voyelle, 25, 58, 121.
Syntagmation, 107. Vulgate, 12, 13, 16.
« Syntagmatique » (nom féminin), 99, 114.
« Syntagmatiques (rapports —) », 16, 61, 67, Witz, 75.
74-76, 105, 107, 115, 123, 170.
F ORME S SÉ M IOT IQU ES
COLLECTION DIRIGÉE PAR
ANNE HÉNAULT

Arrivé M., À la recherche de Ferdinand de Saussure


Bertrand D., Fontanille J. (sous la dir.), Figures et régimes sémiotiques de la temporalité
Beyaert A. (sous la dir.), Ateliers de sémiotique visuelle
Bordron J.-F., Descartes. Recherches sur les contraintes sémiotiques de la pensée discursive
Cadiot P. et Visetti Y.-M., Pour une théorie des formes sémantiques — Motifs, profils, thèmes
Coquet J.-C., La quête du sens — Le langage en question
Courtès J., Le conte populaire : poétique et mythologie (épuisé)
Darrault-Harris J. et Klein J.-P., Pour une psychiatrie de l’ellipse
Eagleton T., Critique et théorie littéraires. Une introduction (épuisé)
Eco U., Le problème esthétique chez Thomas d’Aquin
Eco U., Sémiotique et philosophie du langage (2e éd.)
Eco U., Interprétation et surinterprétation (3e éd.)
Floch J.-M., Identités visuelles
Floch J.-M., Sémiotique, marketing et communication. Sous les signes, les stratégies (4e éd.)
Floch J.-M., Une lecture de « Tintin au Tibet » (2e éd.)
Fontanille J., Sémiotique du visible — Des mondes de lumière (épuisé)
Fontanille J., Sémiotique et littérature — Essais de méthode
Geninasca J., La parole littéraire
Greimas A. J., Sémantique structurale — Recherche de méthode (3e éd.)
Greimas A. J., Des dieux et des hommes — Études de mythologie lithuanienne
Greimas A. J., La mode en 1830. De la lexicologie historique à la sémantique structurale
Groensteen T., Système de la bande dessinée
Hénault A., Les enjeux de la sémiotique (2e éd.)
Hénault A., Le pouvoir comme passion
Hjelmslev L., Nouveaux essais
Landowski E., Présences de l’autre — Essais de socio-sémiotique II
Landowski E., Passions sans nom – Essais de socio-sémiotique III
Molinié G., Sémiostylistique
Pariente J.-C., Le langage à l’œuvre
Petitot-Cocorda J., Morphogenèse du sens — I : Pour un schématisme de la structure
Quéré H., Intermittences du sens — Études sémiotiques (épuisé)
Rastier F., Sémantique interprétative (2e éd.)
Rastier F., Sémantique et recherches cognitives (2e éd.)
Rastier F., Arts et sciences du texte
Rastier F., Une introduction aux sciences de la culture
Vernant D., Du discours à l’action — Études pragmatiques
Visetti Y.-M. et Cadiot P., Motifs et proverbes. Essai de sémantique proverbiale
Zilberberg C., Raison et poétique du sens (épuisé)

Imprimé en France
par Vendôme Impressions
Groupe Landais
73, avenue Ronsard, 41100 Vendôme
Avril 2007 — No 53 507

Vous aimerez peut-être aussi