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École pratique des hautes études.

4e section, Sciences historiques


et philologiques

Ferdinand de Saussure à l'École des Hautes Études.


Émile Benveniste

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Benveniste Émile. Ferdinand de Saussure à l'École des Hautes Études.. In: École pratique des hautes études. 4e section,
Sciences historiques et philologiques. Annuaire 1964-1965. 1964. pp. 20-34;

doi : https://doi.org/10.3406/ephe.1964.4796

https://www.persee.fr/doc/ephe_0000-0001_1964_num_1_1_4796

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de la àrédaction
M. Jacques
du
FERDINAND DE SAUSSURE

À L'ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES

La carrière de Ferdinand de Saussure (1) a commencé à Paris,


avec l'enseignement de grammaire comparée qu'il a donné à
l'École des Hautes Études de 1881 à 1891, entre ses vingt-quatre
et trente-quatre ans, et qui a eu pour le développement de la
linguistique française une importance décisive. Rappelé à Genève
en 1891, il y a occupé jusqu'à sa mort, survenue en 1913, dans
sa cinquante-septième année, la chaire d'Université qui avait
été créée pour lui. Le cinquantenaire de sa mort a été célébré à
Genève (2). Il est juste qu'on le commémore ici aussi, en cette
École où il a enseigné dix ans et où ses premiers disciples ont
prolongé son action.
Mais à Genève, Saussure était dans son milieu familial. Il y a
laissé des descendants; quelques-uns de ses disciples vivent
encore. Parmi ses papiers restés dans la demeure de Vufflens,
on a retrouvé des notes de cours, des projets de travaux (3).
On possède aussi des lettres de cette deuxième période de sa

(1) On ne peut donner ici une liste même approchée des publications
relatives à Saussure. Les derniers fascicules des Cahiers Ferdinand de Saussure
fourniront la documentation essentielle.
(2) Voir Cahiers Ferdinand de Saussure, 20, 1963.
(3) Robert Godel, Les sources manuscrites du Cours de Linguistique
générale, Genève, 1957, donne un inventaire très précieux de ces liasses exhumées
depuis peu d'années.
22 EMILE BENVENISTE

vie (1). Bref, une tradition d'hommes et d'écrits prolonge son


souvenir par-delà cinq décennies. Mais que reste-t-il à Paris de
la première phase de sa vie scientifique, distante maintenant de
plus de trois quarts de siècle? Le fil des générations est rompu.
Ceux qui l'entendirent à Paris ont tous disparu. Pas un souvenir
de lui ne subsiste dans une tête d'homme; pas une ligne tracée
de sa main (2)...
Seul demeure le témoignage que Saussure a lui-même laissé
de son enseignement : ses rapports annuels. Très peu connus (3),
enfouis dans des recueils difficiles à trouver, ces rapports succincts,
schématiques même, méritent néanmoins d'être réimprimés et
brièvement commentés. Ils signifient quelque chose d'important,
le début d'un véritable enseignement de la grammaire comparée
en France. Ils aident à imaginer comment Saussure professait,
et à deviner certaines idées qui l'inspiraient, malgré l'extrême
sobriété de sa rédaction. Nous donnons ici intégralement ces
textes. Il y en a huit en tout, qui vont de 1881 à 1889. L'année
suivante, Saussure, en congé de santé, fut suppléé par Meillet;
il reprit ses cours en 1890-1891, mais pour ces deux dernières
années, il semble que les rapports de conférences n'aient pas
été imprimés (4).
Rappelons d'abord quelques dates d'une biographie
intellectuelle exceptionnellement précoce (5). Ferdinand de Saussure,
né en 1857, manifeste dès son plus jeune âge, entre maintes autres
aptitudes, une vive curiosité pour les choses linguistiques. Un
Essai sur les langues qu'il écrit à quinze ans, s'est perdu; mais
il a certainement découvert, en étudiant le grec au collège, à

(1) Les lettres de Saussure à Meillet sont publiées dans les Cahiers
Ferdinand de Saussure, 21, 1964.
(2) Ceci doit être entendu littéralement. M. Godel, qui a exploré toutes les
notes retrouvées, dit : « On ne sait rien du développement de ses idées avant
1891, date de ses notes les plus anciennes » (op. cit., p. 33). « Avant 1891 »,
c'est justement la période parisienne. Apparemment Saussure n'a rien conservé
de ces années de sa vie.
(3) Seul Gauthiot en a tenu compte dans sa notice, qui a été réimprimée
dans la Plaquette d'hommages, p. 87. Cf. ci-après, n, 5.
(4) Voir ci-après, p. 53 et suiv., les notes de M. Fleury.
(5) Il y a beaucoup de données précieuses dans les souvenirs et les notices
qui ont été réunies en une plaquette hors commerce par Mme de Saussure
en 1915 sous le titre : Ferdinand de Saussure (1857-1913), rééditée en 1962,
mais toujours hors commerce. Nous y renverrons plusieurs fois dans la suite
et la désignerons par Plaquette d'hommages.
F. DE SAUSSURE À L'ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES 23

quinze ou seize ans, le principe de la nasale sonante ; Brugmann


devait faire, trois ans plus tard, la même trouvaille qui allait
rester attachée à son nom. Saussure se rend en 1876 à Leipzig,
qui était alors le centre des recherches sur la grammaire
comparée. D'octobre 1876 à juillet 1878, il fréquente les cours de maîtres
tels que Curtius, Leskien, Hûbschmann, Windisch. Pendant
les années 1877 et 1878, il prépare son Mémoire, qui paraît en
décembre 1878. Au début du semestre d'hiver 1878-1879, il se
rend à Berlin où il suit les cours d'Oldenberg et de Zimmer (1).
A la fin de 1879, il revient à Leipzig et passe en février 1880 son
doctorat {summa cum laude) avec une thèse intitulée : De
l'emploi du génitif absolu en sanscrit. C'est probablement au
cours de l'été 1880 qu'il accomplit un voyage d'études en
Lituanie (2).
En octobre 1880, il vient à Paris et il s'inscrit à l'Ecole des
Hautes Etudes. Il suit pendant l'année 1880-1881 les cours de
Bergaigne, de Havet et de J. Darmesteter (3). En octobre 1881,
sur la proposition et en suppléance de Michel Bréal, directeur
d'études de grammaire comparée, qui ne peut assurer son ensei-

(1) Sur les années d'étude en Allemagne, Ferdinand de Saussure avait lui-
même rédigé sous forme de notes quelques souvenirs qui sont les éléments
de sa biographie et qui ont paru dans les Cahiers Ferdinand de Saussure,
17, 1960, p. 12 et suiv. Voir aussi la notice nécrologique de W. Streitberg sur
Saussure, Indogermanisches Jahrbuch, II, 1915.
(2) Ce voyage de Saussure en Lituanie reste un point obscur dans sa
biographie. On ne sait exactement ni quand Saussure s'est rendu en Lituanie, ni où
il a résidé, ni ce qu'il y a étudié. Avec sa grande réserve sur tout ce qui touche
à sa vie personnelle, il n'en a jamais parlé. Dans ses divers travaux publiés sur
le lituanien, il se réfère seulement à des sources écrites, sans faire état d'aucune
observation directe. Ni Meillet, ni Streitberg ne mentionnent ce voyage. Les
témoignages positifs sont ceux d'amis personnels qui avaient des raisons d'être
bien informés, mais qui s'expriment à ce sujet sans précision. Ainsi Ernest
Muret : « Persévérant dans la voie qu'il avait si heureusement frayée, le jeune
docteur de l'Université de Leipzig s'en fut en Lituanie, pour étudier, dans leurs
variétés parlées, ces dialectes qui ont conservé jusqu'à nos jours un aspect
indoeuropéen si archaïque... Il abordait ainsi, l'un des premiers, cette étude directe
de la langue vivante qui a depuis lors si complètement transformé les méthodes
et les problèmes de la linguistique. Quelque temps après, Saussure arrivait à
Paris... » (Plaquette d'hommages, p. 43). Et Charles Bally : « ...Quant au
lituanien, cet idiome si précieux pour la connaissance de l'indo-européen, il était
allé l'étudier sur place et en avait tiré la matière de ses plus pénétrantes
recherches » (ibid., p. 53).
(3) Il évoque dans une lettre à Meillet une parole de J. Darmesteter qu'il
avait retenue de son cours de 1881.
24 EMILE BENVENISTE

gnement (1), F. de Saussure est nommé « maître de conférences


pour le gothique et le vieux haut-allemand ». Il a 24 ans.

Le lustre que F. de Saussure a jeté sur notre École n'est pas


seulement le reflet de cette gloire posthume qui illumine
aujourd'hui son nom. Dès le premier jour ses auditeurs confirmant
le jugement de ses aînés, Bréal, Havet ont eu la révélation
de sa maîtrise. Les initiés savaient que trois ans plus tôt, à l'âge
de vingt et un ans, il avait écrit ce Mémoire sur le système
primitif des voyelles dans les langues indo-européennes qui
renouvelait les méthodes et les perspectives de la grammaire comparée,
et que sa thèse sur le Génitif absolu en sanscrit était l'uvre d'un
indianiste consommé. Les intuitions géniales d'une part,
l'extrême rigueur analytique de l'autre, et aussi le charme et la
distinction de sa personne, cette alliance de si beaux dons avait séduit
Bréal, qui, on le sait, voulait retenir définitivement Saussure à
Paris et eût souhaité lui confier plus tard sa succession entière.
L'enseignement dont le jeune maître de conférences est chargé
en 1881 porte sur le gotique et le vieux haut-allemand; en 1884,

(1) Il faudrait indiquer ici, car c'est aussi en cette autre qualité que Saussure
a agi à Paris, son rôle à la Société de linguistique. Il a raconté lui-même dans les
notes autobiographiques précitées : « C'est en 1875 ou 76 que j'écrivis à
M. Bergaigne (ami de M. Léopold Favre de Genève) de bien vouloir me faire
recevoir à la Société de linguistique de Paris, et j'envoyai de Genève un article
inepte « sur le suffixe -t- », où je tremblais à chaque ligne de dire quelque chose
qui ne fût pas d'accord avec Bopp, devenu mon unique maître » (Cahiers,
17, 1960, p. 19). En effet Saussure fut élu à la Société de linguistique le 13 mai
1876 (à dix-huit ans et demi) et publia en 1877 dans les Mémoires (III, p. 197)
l'article qu'il devait juger avec une sévérité excessive. La liste des membres
de la Société au 1er janvier 1878 porte Ferdinand de Saussure comme « stud.
phil. » à Leipzig. A la séance du 19 janvier 1878 « il est donné lecture d'une série
d'étymologies de M. Ferdinand de Saussure », et à la séance du 25 janvier 1879,
la Société reçoit l'hommage du Mémoire sur le système primitif des voyelles.
Il n'est donc pas un inconnu quand il paraît pour la première fois à la Société,
le 14 décembre 1880. H est d'emblée nommé membre de la Commission de
vérification des comptes, et il signe, en tant que secrétaire de cette commission,
le rapport présenté le 18 décembre 1880. Il fait sa première communication
le 22 janvier 1881 et montre dès lors une grande assiduité aux séances. Délégué
dans les fonctions de secrétaire-adjoint en 1882, puis secrétaire-adjoint auprès
de Bréal en 1883, fonction qu'il conservera jusqu'en 1891, il est chargé de la
rédaction des procès-verbaux et de la direction des Mémoires. Meillet souligne
la qualité des interventions qu'il faisait parfois aux séances.
F. DE SAUSSURE À L'ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES 25

il y joint le vieux-norrois. Puis le programme s'élargit : au


germanique ancien s'ajoute la grammaire comparée du grec et du
latin. A partir de 1888, la conférence s'intitulera simplement :
« grammaire comparée », et traitera d'abord du grec et du latin,
puis du lituanien, jusqu'en 1891. Toutes ces matières étaient
alors nouvelles dans l'enseignement supérieur, au moins sous la
forme où Saussure les traitait, et l'École des Hautes Études
était le seul endroit où elles pouvaient être étudiées.
Comme professeur, Saussure a laissé sur ses auditeurs une
impression profonde, dont il vaut la peine de citer deux
témoignages indépendants, portant sur cette période. Ernest Muret,
un des premiers élèves de la conférence, qui allait devenir
aussi le collègue à Genève et un des plus fidèles amis de Saussure,
écrivait au lendemain de sa mort, parlant de ses leçons à l'École :
« II y enseigna pendant une dizaine d'années avec un éclat
et une autorité incomparables et, parmi tant de maîtres éminents,
fut l'un des plus écoutés et des plus aimés. Nous admirions dans
ses leçons l'information large et solide, la méthode rigoureuse, les
vues générales alliées au détail précis, la parole d'une clarté,
d'une aisance et d'une élégance souveraines. Depuis trente ans
écoulés, il m'en souvient comme d'une des plus grandes
jouissances intellectuelles que j'ai éprouvées en ma vie. » (1).
Et Meillet, dans l'émotion du souvenir, faisait revivre avec des
accents touchants, si rares chez lui, la figure du maître admiré :
« Les enseignements que l'étudiant recevait de F. de Saussure
avaient une valeur générale, ils préparaient à travailler et
formaient l'esprit; ses formules et ses définitions se fixaient dans
la mémoire comme des guides et des modèles. Et il faisait aimer
et sentir la science qu'il enseignait; sa pensée de poète donnait
souvent à son exposé une forme imagée qu'on ne pouvait plus
oublier. Derrière le détail qu'il indiquait, on devinait tout un
monde d'idées générales et d'impressions; d'ailleurs, il semblait
n'apporter jamais à son cours une vérité toute faite ; il avait
soigneusement préparé tout ce qu'il avait à dire, mais il ne
donnait à ses idées un aspect définitif qu'en parlant; et il arrêtait
sa forme au moment même où il s'exprimait; l'auditeur était
suspendu à cette pensée en formation qui se créait encore devant
lui et qui, au moment même où elle se formulait de la manière
la plus rigoureuse et la plus saisissante, laissait attendre une

(1) Plaquette d'hommages, p. 43.


26 EMILE BENVENlSTE

formule plus précise et plus saisissante encore. Sa personne


faisait aimer sa science; on s'étonnait de voir cet œil bleu plein
de mystère apercevoir la vérité avec une si rigoureuse exactitude;
sa voix harmonieuse et voilée ôtait aux faits grammaticaux leur
sécheresse et leur âpreté; devant sa grâce aristocratique et jeune,
on ne pouvait imaginer que personne reproche à la linguistique
de manquer de vie. » (1).

* *

Dans une École encore jeune, où l'on s'efforçait d'appliquer


partout les exigences d'une philologie rigoureuse, à une époque
où les matières et les méthodes qu'on y pratiquait requéraient
parfois de véritables vocations, on pourrait croire que les
conférences de Saussure ne réunissaient qu'un petit nombre d'initiés.
On constate au Contraire que dès le début elles ont eu un large
auditoire : quinze élèves en moyenne, d'une année à l'autre, et
vingt-deux en 1888-1889 (2). Au début, une proportion assez
notable d'Allemands et de Suisses, que peuvent expliquer les
sujets de cours et aussi les relations de Saussure à Leipzig et à
Genève. Mais la diversité croissante des auditeurs et leur nombre
constant indiquent l'intérêt pour le professeur au moins autant
que pour son programme.
On y vit à l'occasion des savants qui étaient ses aînés, comme
le romaniste Arsène Darmesteter, le slaviste Louis Léger, plus
tard les hellénistes Jacob, Psichari. Parmi les disciples étrangers,
plusieurs se sont fait un nom : les romanistes Muret, Môhl,
l'orientaliste autrichien Kirste, l'indianiste belge La Vallée-
Poussin, l'indianiste suisse G. de Blonay, l'helléniste belge
Parmentier, et Kont qui devait enseigner le hongrois à la Sor-
bonne. Des auditeurs français, certains n'ont fait que passer,
comme Sylvain Lévi, mais il y a eu un groupe fidèle de
germanistes, Bauer, Cart, Pineau, Lichtenberger; les celtistes Loth,
Ernault, Dottin, le latiniste Lejay, les hellénistes Lebègue, Pernot;
d'autres sont mieux connus par leurs titres littéraires, comme
Pierre Quillard, chartiste et poète; Marcel Schwob qui avec l'in-

(1) Plaquette d'hommages, p. 76.


(2) On saura gré à M. Michel Fleury d'avoir pris la peine de dresser (p. 43-
51) une liste détaillée des auditeurs inscrits aux conférences de Saussure
pendant toute la durée de son enseignement et de les avoir identifiés dans la
mesure du possible (cf. aussi la statistique des élèves des conférences de
Saussure, p. 54, n. 1).
F. DE SAUSSURE À L'ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES 27

fortuné Guieysse, mort avant l'âge, préparait alors ses études sur
l'argot. Quelle curiosité y poussa un jour Ferdinand Lot? Je tiens
de lui-même qu'il conservait encore les cahiers où il avait noté —
ce devait être en 1890-1891 — les paradigmes lituaniens que
Saussure préparait pour ses auditeurs.
C'est à partir de 1885 qu'on voit surgir la génération des
linguistes. Tout l'avenir de la linguistique en France se préfigure
en signes déjà explicites quand apparaissent dans les listes ces
noms alors nouveaux : Duvau, Boyer, Passy, et surtout Meillet
(à partir de 1887), puis Grammont. En ces années se prépare le
renouvellement des doctrines linguistiques et des méthodes
d'enseignement, puisque déjà Meillet assure la suppléance de
Saussure en 1889-1890, en attendant de le remplacer, avec Duvau,
en 1891, quand Saussure décidera de rentrer à Genève. Peu
d'années après viendront Gauthiot et Vendryes. C'est tout un
groupe d'esprits hardis, convaincus, qui suivront la voie
instaurée par Saussure et resteront nourris de son enseignement (1).
On mesure ainsi ce que Bréal, avec sa rare intuition des hommes,
rendit possible le jour où il appela auprès de lui ce jeune linguiste
qu'il n'avait pas formé lui-même et dont il avait su respecter
l'originalité. Saussure s'attacha à cet enseignement, et il eut
des élèves dignes de lui et conscients de ce qu'ils lui devaient.
Meillet s'est toujours plu à souligner sa dette personnelle, que
ce fût par la dédicace de son Introduction, ou en organisant les
Mélanges de linguistique qu'il lui remit personnellement à
Genève le 14 juillet 1908 ou enfin dans la notice qu'il lui a
consacrée en 1913 (2). Cette trace ne s'est pas effacée à l'École. Au
contraire, l'influence du Cours de linguistique générale l'a
renouvelée et élargie.
Nous devons seulement regretter qu'aucun de ses auditeurs
d'alors n'ait fait pour une partie au moins des cours de Saussure
ce que Bally et Séchehaye ont fait, il est vrai après la mort de
leur maître, pour ses leçons de linguistique générale. Trente ans

(1) Robert Gauthiot dit lui-même de son étude sur le Parler de Buividze
(Paris, 1903) qu'elle est « tout entière dominée par les idées de M. Ferdinand
de Saussure » (p. 4).
(2) Voir aussi le témoignage de Maurice Grammont, Revue des langues
romanes, 1912, p. 387 : « Son enseignement à l'École des Hautes Études a
donné naissance à une véritable école, l'école française de linguistique ». On
trouvera en dépouillant les nombreux comptes rendus de Grammont dans
cette même revue d'autres échos de l'enseignement qu'il avait reçu de Saussure.
28 EMILE BENVENISTE

après les avoir entendus à l'Ecole des Hautes Études, Meillet


disait de ces cours de grammaire comparée : « II y avait dans
cet enseignement un mélange unique de formules rigoureuses,
soigneusement pesées, d'exemples typiques, choisis avec art, et
d'images poétiques, qui rendaient la pensée sensible aux
yeux » (1). Rien n'en restera que cette évocation.

*
* *

Les rapports imprimés laissent voir au moins comment


Saussure entendait son enseignement, avec quel soin il remplissait
son programme et quelles méthodes pratiques il employait.
Avant tout il inculquait à ses élèves un savoir précis. Outre
l'exposé théorique, il leur proposait « de petits travaux écrits »
(1885-1886) [2]. Toute sa vie, il procédera ainsi, et ses disciples
de Genève en feront aussi l'expérience. « II a... gardé jusqu'à la
fin l'habitude de composer lui-même des exercices de grammaire
sanscrite, dont il remettait à ses étudiants des exemplaires
soigneusement copiés de sa main, et qu'il corrigeait ensuite avec
une patience extrême » (3). Un de ses élèves, et non des moindres,
Albert Séchehaye, a bravement rapporté la semonce courtoise
qu'il reçut à l'occasion d'un de ces exercices :
« C'est lui qui me fit comprendre cette vérité si simple et si
évidente qu'en dehors de la plus stricte précision, il n'y a pas
de science digne de ce nom. Je me souviens qu'un jour il me
rendit un petit travail de sanscrit — car il se donnait la peine
de nous proposer des exercices et de les corriger — un travail
de sanscrit, disons-nous, où j'avais confondu pas mal de a longs
avec des a brefs et oublié pas mal de points sous des s et sous
des n. Il y avait mis cette annotation ; « Je dois vous mettre en
garde dès à présent contre le sanscrit par à peu près » (4). »

Plus encore qu'en toute autre discipline, l'apprentissage de


la rigueur était indispensable en linguistique. Il fallait apprendre

(1) Bulletin de la Société de linguistique, XX, 1916, p. 32.


(2) Saussure était ainsi fidèle, consciemment ou non, à l'intention qui a
présidé à la fondation de l'École des Hautes Études, celle-ci « ayant pour but de
placer, à côté de l'enseignement théorique, les exercices qui peuvent le fortifier
et l'étendre », aux termes de l'article premier du décret de 1868.
(3) R. Godel, op. cit., p. 26.
(4) Plaquette d'hommages, p. 64.
F. DE SAUSSURE À L'ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES 29

aux étudiants qu'une langue est constituée d'un certain nombre


d'éléments spécifiques dont chacun doit être reconnu exactement ;
si l'on se contente d'approximation, on en fausse l'analyse. La
base même de la description et de la comparaison est en jeu;
une correspondance ou une restitution ne peut être correcte si
elle est fondée sur des formes mal établies ou négligemment
reproduites.
Dès la première année (1881), Saussure délimite clairement
son objet : « Soit dans les exercices pratiques, soit dans
l'exposition théorique, le maître de conférences s'est attaché par la
confrontation des dialectes, à faire ressortir les traits distinctifs du
gothique au milieu de la famille germanique».
Ceci est important à un double point de vue. La grammaire
comparée d'alors n'était encore la plupart du temps qu'un
assemblage de correspondances entre des formes prises indistinctement
à toutes les langues de la famille. Saussure, au contraire, ne
confronte les dialectes que pour dégager les caractères propres à
une langue déterminée, le gotique. Il restaure donc l'individualité
de la langue, à l' encontre de la tendance à la morceler en
correspondances de détail. En second lieu, on notera chez Saussure
l'expression « traits distinctifs », qui rend un son curieusement
« moderne ». L'identité d'une langue est fournie par la somme
de ses traits distinctifs, c'est-à-dire par ce en quoi le gotique est
différent des autres dialectes. C'est déjà probablement en germe
le principe fondamental de la linguistique saussurienne, celui
des traits distinetifs et oppositifs comme caractéristique propre
des entités linguistiques. Et quand, dans ce même rapport de
1881, Saussure dit avoir traité de la phonétique : « système
graphique, système des voyelles, systèmes des consonnes », on
peut croire à la valeur prégnante du terme « système » chez
l'auteur du Mémoire sur le système primitif des voyelles.
C'est des remarques que fait incidemment Saussure — trop
rarement à notre gré — et qui se rapportent exclusivement à la
méthode d'enseignement, jamais à la matière même, que nous
pouvons inférer quelque chose de la doctrine linguistique qui
informait sa pédagogie. Témoin cette observation du rapport de
1882, à propos des textes du vieux haut-allemand et de la
multiplicité des dialectes qu'ils reproduisent : « La ressemblance de
ces dialectes soit entre eux soit avec l'allemand moderne cache...
un danger; le sens des phrases se laisse assez facilement deviner
pour que les particularités grammaticales échappent à
l'attention; de là trop souvent une idée confuse des formes et des
30 EMILE BENVENISTE

règles ». Il s'agit de prendre conscience des différences entre les


dialectes, qui sont l'essentiel, et non pas des ressemblances entre
les formes ; deviner trop facilement le sens rend souvent inattentif
aux particularités de l'expression. Pour parer à la confusion qui
en résulte, Saussure donne une règle : « Le commençant doit
composer lui-même sa grammaire d'après un texte déterminé,
dont il se fera une loi de ne pas sortir ». Avec ses élèves, il s'est
donc attaché d'abord à l'interprétation exclusive d'un seul texte,
le poème d'Otfrid. « A la fin de l'année seulement, et une fois
familiarisés avec la grammaire d'Otfrid, les élèves ont été mis
en présence du texte de Tatien et de celui d'Isidore, où ils étaient
invités à signaler chaque divergence d'avec le dialecte à eux
connu. Le résultat s'est montré satisfaisant ». Nous discernons ici,
implicite, le principe de la description synchronique appliquée à
un état de langue ou un texte donné : cela suppose, ici encore
une définition différentielle des états de langue ou des dialectes;
cela implique conversement que les particularités d'une langue
sont en relation les unes avec les autres et ne doivent pas être
considérées isolément. Saussure avait déjà certainement dans
l'esprit le principe qu'il formulera un peu plus tard en discutant
la valeur probante de certaines formes lituaniennes : « Avant
tout on doit ne pas se départir de ce principe que la valeur
d'une forme est tout entière dans le texte où on la puise, c'est-à-
dire dans l'ensemble des circonstances morphologiques,
phonétiques, orthographiques, qui l'entourent et l'éclairent » (1).
La notion de grammaire comparée, telle que Saussure l'a
pratiquée dans ces leçons, consistait bien à comparer des
grammaires, et non pas des formes isolées. Dans les conférences
de 1884-1885, les exercices d'interprétation portent sur des
chapitres parallèles d'Ulfilas et de Tatien. Dans l'exposé
théorique, « à chaque chapitre de grammaire gothique succédait le
chapitre correspondant de grammaire allemande; puis, avant de
passer à une nouvelle matière, on étudiait encore le même chapitre
au point de vue historique et comparatif». Il a toujours visé à
donner aux langues qu'il comparait leur place respective et leurs
proportions. Aussi, quand l'inexpérience des étudiants l'oblige
à s'étendre sur une des langues au détriment des autres, il montre
quelque impatience : « Le premier semestre s'est
malheureusement trouvé absorbé comme de coutume par l'étude de la gram-

(1) Recueil des publications scientifiques de Ferdinand de Saussure, p. 514.


F. DE SAUSSURE À L'ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES 31

maire gothique. On devrait, semble-t-il, pouvoir obtenir des élèves


que ce premier travail, indispensable, mais d'une facilité
élémentaire, fût terminé en six semaines ». Et il regrette de n'avoir pu
dépasser la période du vieux haut-allemand « dont l'intérêt
littéraire est à peu près nul » (1887-1888).
A partir du moment où son enseignement déborde le
germanique, les rapports deviennent toujours plus brefs. Les cours
sur la grammaire comparée du grec et du latin, puis sur le
lituanien, ne sont résumés qu'en termes très sommaires (1). Nous
n'apprenons rien de la méthode suivie.
On voit donc que Saussure s'est toujours tenu à un cadre
didactique et qu'il a enseigné la grammaire des langues
historiques bien plutôt que la comparaison préhistorique. Sans doute
se jugeait-il astreint, par la définition de la conférence qui lui
était confiée, à ne pas dépasser le domaine germanique, au moins
pendant les premières années. Sans doute aussi la conscience
qu'il apportait à cette exposition et le souci constant de son
auditoire ont-ils bridé son élan personnel vers la spéculation théorique.
Mais il faut aussi compter avec son extrême scrupule à enseigner
des vues qu'il pouvait juger trop personnelles ou encore
hypothétiques. Toujours est-il qu'il a donné l'enseignement le mieux
adapté au moment et au milieu, quand il s'agissait avant tout de
former des étudiants aux méthodes linguistiques et de les
pénétrer de cet esprit de rigueur qui en est la condition primordiale.
Bréal lui a rendu un juste témoignage quand, parlant de son
influence à l'École, il a dit : « On reconnaît du premier coup
les disciples de M. de Saussure par l'importance qu'ils attachent
à la phonétique et par le soin qu'ils apportent à l'analyse des
formes du langage » (2). En fait, bien plus qu'à la grammaire
comparée à l'ancienne mode — où l'on ne comparait que des
formes disjointes, en des correspondances sans cohésion —
Saussure initiait ses étudiants à la méthode descriptive, qu'il
distinguait déjà de l'analyse historique. Il était en avance sur
son temps, et c'est à son esprit que ses élèves resteront fidèles
quand ils feront prédominer sur le détail des faits la notion de
la langue comme système.

(1) Les notes d'enseignements sur ces mêmes matières à l'Université de


Genève ^cf.Godei, op. cit., p. 24 et suiv.) seront à étudier; mais elles datent des
années où la grammaire comparée était déjà entrée dans l'enseignement
supérieur.
(2) Plaquette d'hommages, p, 49.
32 EMILE BENVENISTE

t **

Ce que ces rapports ne laissent pas voir, du moins à une


lecture rapide, c'est le travail qui s'accomplissait en Saussure lui-
même au cours de ces années. On ne peut s'en rendre compte
qu'aujourd'hui et par des inférences rétrospectives, fondées sur
des notes récemment découvertes, ou sur les rares confidences
qu'il faisait à des amis. Une lettre à Meillet, datée de la fin de
1894, trois ans après son retour à Genève, le montre obsédé
jusqu'au découragement par les problèmes de la linguistique
théorique. Il se résout à ne plus rien publier avant d'avoir fait
une critique radicale de tout ce qui est alors enseigné en matière
de langue. Il juge que tout est à reprendre à partir des définitions
spécifiques que demande la langue et que nulle autre science ne
peut fournir. Dès lors, ses écrits se font de plus en plus rares; il
semble se condamner lui-même à un silence qui étonne et désole
ses disciples. Ce débat intérieur le hante pendant des années. Il
songe à un livre où il exposera pourquoi il n'y a pas un terme
reçu en linguistique auquel il puisse attacher la moindre
signification (1). Mais il ressent toujours plus vivement l'immensité
et la difficulté de cette tâche; ses scrupules reprennent le dessus,
et le livre restera en projet. C'est comme à regret qu'il se décide
à parler de ces problèmes. On croirait même qu'il s'en détourne
avec les années. Il faudra que l'Université de Genève le charge
en 1906 d'un cours supplémentaire de linguistique générale
pour qu'il se décide à exposer ses idées, en les présentant avec
grande réserve. Ces leçons, renouvelées pendant trois exercices,
seront recueillies d'après des notes d'étudiants par Bally et
Séchehaye et formeront le Cours de linguistique générale.
On s'est demandé à quelle époque de sa vie Saussure avait
commencé de réfléchir à ces questions qui devaient l'absorber
si complètement (2). Avant que cette question fût posée, Meillet
y avait implicitement répondu quand, rendant compte du Cours
de linguistique générale publié trois ans après la mort de
Saussure (1916), il écrivait :

(1) Ce sont les termes mêmes dont il se sert dans cette lettre dont on
trouvera le texte dans les Cahiers Ferdinand de Saussure, 1964.
(2) Cf. Godel, op. cit., p. 33.
F. DE SAUSSURE À L'ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES 33

« Je n'ai jamais entendu le cours de F. de Saussure sur la


linguistique générale. Mais la pensée de F. de Saussure s'était
fixée très tôt, on le sait. Les doctrines qu'il a enseignées dans ces
cours de linguistique générale sont celles dont s'inspirait déjà
l'enseignement de grammaire comparée qu'il a donné vingt ans
plus tôt à l'École des Hautes Études et que j'ai reçu. Je les
retrouve telles qu'il était souvent possible de les deviner » (1).

Or, de cette doctrine sous-jacente en quelque sorte aux


conférences données à l'École, et que les disciples avaient à « deviner »
plutôt qu'elle ne leur était exposée, Saussure livre un
témoignage direct. C'est un passage d'un de ses rapports, à vrai dire
si rapide et allusif qu'on ne s'y arrêterait peut-être pas si l'on ne
connaissait l'histoire ultérieure de sa pensée. Résumant son cours
de 1885-1886, où, dit-il, « il a été possible de pousser beaucoup
plus loin que d'habitude et dans un sens plus scientifique, l'étude
de la grammaire gothique », il fait mention de « quelques leçons
consacrées à des généralités sur la méthode linguistique et la
vie du langage ». Que pouvaient être ces « généralités sur la
méthode linguistique »? Sans doute introduit-il déjà la
distinction entre le « statique » et l'« historique » qui deviendra une de
ses idées fondamentales, développée en détail dans ses cours
théoriques, et devenue aujourd'hui classique. Et l'expression
« vie du langage », n'est-ce pas justement le titre de l'ouvrage
de Whitney (en sa version française de 1875) auquel Saussure
reconnaissait une influence sur sa pensée? « L'Américain Whitney,
que je révère », dit une note manuscrite de 1908 (2). On ne se
trompera guère en voyant dans cette brève incise du rapport de
1885 — sous la forme, dirait-on, d'un aveu furtif — l'éveil d'une
préoccupation qui perce dans son enseignement et qui bientôt
va envahir sa pensée.
On peut donc dire que la période où Saussure a enseigné à
l'École n'a pas marqué seulement dans l'histoire de la
linguistique française; elle compte aussi dans le développement de
ses idées propres. D'une part Saussure y a trouvé l'occasion
d'approfondir ses vues indo-européennes, en préparant
notamment ses études admirables sur la structure rythmique du grec,
sur les intonations baltiques, mais sans renouveler les audaces

(1) Bulletin de la Société de linguistique, XX, 1916, p. 33.


(2) Citée par R. Godel, op. cit., p. 32, n. 31.
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34 EMILE BENVENISTE

ni les vues totales du Mémoire. Il se familiarise aussi avec les


monuments anciens des langues germaniques, où il étudiera
plus tard les mythes et l'histoire ethnique autant que les formes
linguistiques. D'autre part, il est conduit de la grammaire
comparée à la linguistique générale, et de l'analyse des langues
historiques à une réflexion, qui ne cessera plus, sur la nature du
langage. Entre le coup d'éclat de ses vingt ans et la méditation
silencieuse où il s'enfermera de plus en plus, ces années ont été
celles de la maturation rapide de la pensée et des aperceptions
décisives, préludant à une théorie nouvelle des faits du langage.
Par une curieuse correspondance, ces âges de sa biographie
intellectuelle semblent trouver leur représentation dans les trois
portraits réunis ici pour la première fois : d'abord le débutant
génial, « beau comme un jeune dieu », qui fait une entrée éclatante
dans la science; puis, d'après un portrait peint par son frère
pendant les années parisiennes, le jeune homme méditatif, secret,
tendu déjà par l'exigence intérieure; enfin l'image dernière, le
gentilhomme vieillissant, au maintien digne, un peu las, portant
dans son regard rêveur, anxieux, l'interrogation sur laquelle se
refermera désormais sa vie.

Emile Benveniste.

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