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Savoirs et clinique

Revue de psychanalyse
n° 6

Transferts littéraires

très
isferts littéraires
005

:k
înbeclc et Sadi Lakhdari
7 al. Un itinéraire à deux voies..................................................................................... 7
opa
;k
Ut Freud.......................................................................................................................... 13
ri Castel
?avec les ressources mêmes de l ’angoisse : note sur Kafka................................... 37
ratan
lent penser et écrire après Freud ? Robert Musil et la psychanalyse................... 43
îg, Jean-François Laplénie
Kraus contre l'école de Freud
mment délégitimer l'interprétationpsychanalytique de la littérature.................. 53
î Rider
h et Moïse égyptiens : Sigmund Freud et Thomas Mann............ ............................ 59
■du Cardonnoy
tti : une résistance « modèle » à Freud ? ................................................................... 67
Ardolino, Anne-Cécile Druet
ychanalyse racontée par halo Svevo .......................................................................... 75

3 hispanique
dari
/ et Cen’antès................................................................................................................... 81
.amond
us aurai(s) tant aimée. Transfert et littérature .......................................................... 87
îat
en ignorant. Les écrivains argentins et la psychanalyse freudienne...................................;. 95
Blanco
es et l ’aversion pour la psychanalyse.......................................................................... 101

urs français : de Leiris à Perec


iabot
ents d ’analyse : l ’autobiographie de Michel Leiris ................................................. 113
Barberger
ttérature et l'enfantillage : le désir de voir et de savoir............................................ 121
Josiane Paccaud-Huguet
Pascal Quignard et l ’insistance de la lettre......................................................................... 13
Frédéric Yvan
Figure(s) de l ’analyste chez Perec......................................................................................... 14

Philosophie
Patrice Maniglier
Surdétermination et duplicité des signes : de Saussure à Freud ..................................... 14
Nicole Gabriel
Adorno et la psychanalyse : le monde à l ’envers ............................................................... 16
Mariane Foeillet-Perruche
Sartre et Pontalis : un transfert à la lettre ? ........................................................................ 16
Slavoj Zizek
Le devenir-lacanien de Deleuze............................................................................................. 17

De Joyce à Beckett
Franz Kaltenbeck
La psychanalyse depuis Samuel Beckett............................................................................... 19
Jacques Aubert, Franz Kaltenbeck,
Sophie Mendelsohn, Catherine Millot, Geneviève Morel, Annie Tardits
James Joyce et la psychanalyse............................................................................................. 20

Entretien
Jean-Paul IComobis
Quand dire c ’est... ne pas faire ce qu’on me dit de faire ! Bonjour paresse.
De l’art et de la nécessité d’en faire le moins possible en entreprise, de Corinne Maier 21

Clinique
Isabelle Baldet
Variations psychotiques : à partir de deux présentations cliniques................................ 21
Guillaume Vaiva
Réactions immédiates psychotraumatiques : angoisse ou effroi ? .................................. 22

Comptes rendus de lecture


Emmanuel Fleury
Le pouvoir des listes.
À propos de deux ouvrages d'Élisabeth Roudinesco................................................................... 23
Diane Watteau
Sur Le paradigme féminin de Monique Schneider :
« Tu ne me verras plus si tu me vois », dit-il. ...................................................................... 24
D A m m nr / A k rt^ rtr l à
Surdétermination
et duplicité des signes :
de Saussure à Freud

Patrice Maniglier

Il est une manière assez triste dont lé trans­ dont la commune singularité se réduit à un pro­
fert de la psychanalyse à la littérature peut avoir blème, ou à un défi : à la manière semblable
lieu et a eu effectivement lieu : c’est d’une tech­ dont ils interrogent cet autre savoir sur le lan­
nique d’interprétation à une activité symbolique ; gage qu’est la linguistique, c ’est-à-dire finale­
quand on se met à psychanalyser lés textes et ment à la manière dont ils demandent : de quelle
qu’on y retrouve immanquablement toute sorte de savoir sur lui-même le langage nous
l’anthropologie freudienne. Le risque est qu’au rend-il capables 7 Psychanalyse et littérature ne
passage on se décourage et de l ’une et de l’autre. se contentent pas d’être pour la linguistique des
Si on ne veut pas que psychanalyse et litté­ exemples d’usage du langage, qu’elle pourrait
rature ne se rencontrent que dans un rapport de ou devrait éclaircir : elles mettent en lumière
technique d’interprétation à activités symboli­ une dimension du langage résistante au savoir
ques, si on admet avec Lacan que ce n'est pas à linguistique. Je veux dire par là non seulement
la psychanalyse d’éclairer la littérature, mais a que ce qui se fait avec le langage dans une ana­
la littérature d’éclairer la psychanalyse, car, lyse ou dans une œuvre littéraire ne se laisse pas
disait-il, l’énigme est de son côté J, alors on doit attraper avec des « modèles théoriques »,
sans doute dire que psychanalyse et littérature comme on sait (parce que, diraient certains, il
ne se mesurent l’une à l’autre, c ’est-à-dire ne n’y a de science que du généra] *2), mais peut-
donnent l’une de l’autre la mesure, que comme être même que la linguistique, elle, n’en a litté­
savoirs sur le langage. Savoirs sur le langage ralement rien à faire. J’imagine que c’est le

P a tric e M a n ig lie r , d o c te u r e t a g ré g é d e p h ilo s o p h ie .

U . Lacan, « Lituraterre », Autres Écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 13..


2. On a en effettendance à distinguer l a disciplines herméneutiques, qui cherchent la singularité d'un événem ent de sens, e t les disri-
plines grammaticales, qui cherchent au contraire les régularités. Littérature e t psychanalyse seraient du côté des premières, linguistique
du côté des secondes. (Voir pour ces distinctions F. Rastier, Sémantique interprétative, Paris, PUF, 1987.)

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Philosophie

genre d’expérience que beaucoup de linguistes langage » provoque inévitablement. C’est pré­
ont dû faire en lisant Freud : « c’est du langage cisément cette dissolution que promet la frappe
bien sûr, mais bon, ça ne nous regarde guère ». du mot nouveau « sémiologie ». On trouve
Et pourtant, il serait regrettable que l’image que d’ailleurs soüs sa plume cette simple équation :
la linguistique se donne du langage rende « sémiologie = morphologie, grammaire, syn­
incompréhensible l ’existence même de tels usa­ taxe, synonymie, rhétorique, stylistique, lexico­
ges. Si donc les textes doivent effectivement, logie, etc., le tout étant inséparable 3. »
comme dit Lacan, se mesurer à la psychanalyse, Cependant, d’un autre côté, il faut com­
alors littérature et psychanalyse doivent se prendre que tout l’effort de Saussure est de
mesurer, ensemble, à la linguistique. Ce qui se montrer que, s’il n’y a pas de métalangage, c ’est
traduira bien sûr par la fameuse phrase, en forme du fait même de ce qu’est la langue, c ’est-à-dire
de slogan : « Il n’y a pas de métalangage. » Car un système de signes, de la manière dont elle
cela signifie que c’est dans l’usage du langage est, plus précisément, « structurée », c’est-à-
que la vérité du langage apparaît, et non pas en dire à la vérité comme ce qui supporte un
prenant une sorte de position en surplomb sur le inconscient. Saussure permet en somme de
langage traité comme un objet, comme sont comprendre que la langue est ce qui fait qu’un
censés le faire les linguistes. C’est dans le dis­ être parlant est le sujet d’un inconscient et est
cours que la vérité de ce qui le fait marcher doit capable de littérature. Cela, Lacan le répétera,
apparaître et nulle part ailleurs. c’est son enseignement : « L’individu qui est
Mais il paraîtra dès lors d’autant plus affecté par l’inconscient est le même qui fait le
étrange de faire intervenir ici le nom de Saus­ sujet d’un signifiantL »
sure. N ’est-il pas celui qui a séparé la linguisti­ Mon problème est donc double. D ’une
que des autres approches du langage, en lui part : qu’est-ce que cette dimension du langage
donnant comme objet la langue, réalité auto­ résistante au savoir linguistique que psychana­
nome et coprésente à tous ses usages ? Je crois lyse et littérature nous obligeraient à prendre en
pouvoir dire tranquillement qu’il y a désormais compte ? D ’autre part : en quoi l’image saussu-
consensus chez les exégètes saussuriens pour rienne du langage nous permet-elle de compren­
dire que cette leçon est exactement inverse de dre que cette dimension est essentielle au
celle que Saussure a apprise, pour son malheur, langage, c’est-à-dire que tant les lapsus, les
dans son travail même de linguiste ou plus pré­ mots d’esprit, les rêves, que les œuvres littérai­
cisément de philologue. Saussure n’a jamais res, ne sont pas seulement des usages parmi
voulu séparer la linguistique pour la mettre à d’autres du langage, mais des paroles qui font
l ’abri dans quelque éther théorique. La fameuse remonter dans le discours la vérité même du
phrase qui termine le Cours de linguistique langage? À ces deux questions je n’aurai
générale selon laquelle « la linguistique a pour qu’une seule réponse : les signes linguistiques
unique objet la langue envisagée pour elle- sont essentiellement surdéterminés.
même et par elle-même » est totalement apocry­
phe. Saussure s’emploie au contraire à dissou­ D 'U N E DIMENSION DU LANGAGE
dre la linguistique, à montrer que c ’est une RÉSISTANTE AU SAVOIR LINGUISTIQUE
discipline comme telle impossible ; il la consi­
dère même comme une de ces illusions typiques Qu’est-ce que littérature et psychanalyse,
que ce qu’il appelle lui-même la « duplicité du nous obligent à prendre en compte du langage ? ;

3. F. d e Saussure, Écrits de linguistique générale, Paris, Gallimard, 2002, p. 45. \


4. J. Lacan, Séminaire, Sém/na/re XX, Encore, Paris, Le Seuil, 1975, p. 125. Voir aussi « L'étourdit », Autres écrits, op. c it, p. 488, j
« Télévision », ibid., p. 511, e t c J
i
................................................ i
150
Surdétermination et duplicité des signes de Saussure à Freud

Deux choses essentiellement. D ’abord qu’on ne Cela me paraît essentiel à tous égards, et je
parle pas parce qu’on aurait quelque chose à crois que c ’est un des points où Lacan a voulu
dire, au sens d’une signification à communi­ être littéral. D ’autant plus essentiel que ça porte
quer, mais parce qu’on a à faire advenir une sur la technique même de la cure. L ’efficacité
parole. Ensuite qu’on en dit toujours plus que ce de la cure tiendrait en effet non pas à ce que le
qu’on veut dire, ou, plus brutalement, qu’on en sujet devienne « conscient » du contenu de ce
dit toujours plus qu 'on ne dirait. Ce sont là deux qu’il cherche à dire, se réappropriant lui-même
faces d’une seule et même nouvelle sur le lan­ en quelque sorte, mais de ce qu’elle libère un
gage, qui se trouve être, comme le dira Deleuze « signifiant » dont l ’absence même était déter­
dans Logique du sens, une bonne nouvelle, minée à travers la série des répétitions. Les for­
puisqu’elle annonce ceci : que le sens n’est pas mations névrotiques seraient de véritables
la finalité du discours, mais son effet de surface agencements symboliques, qui n’ont pas
- que le sens n’est pas à retrouver, mais à d’autre fonction que de déterminer un non-dit
produire 5. singulier, et ce non-dit ne serait pas une signifi­
Pour le premier point - que parler ne con­ cation, mais un autre signe dont l’absence
siste pas à faire autre chose que produire une même commande l’organisation particulière du
parole au sens théâtral du terme - , je crois pour discours d’un sujet, c ’est-à-dire de sa vie. Le
ma part que c ’est une des grandes leçons de geste de Lacan aurait dès lors consisté à libérer
Freud, celle qui fait que la psychanalyse ne se la psychanalyse de la « psychologie », au sens
confond pas avec ce qui est en train de devenir d’un pathos de la réflexivité et de la compréhen­
un des plus grands fléaux des temps modernes, sion de « soi », laissant place à toute une appro­
je veux dire la psychologie. Si l ’inconscient est che tactique et stratégique de l’intervention
structuré comme un langage, si l’inconscient ça thérapeutique, dont tout le problème serait de
parle, ce n’est pas parce que nos actes et nos jouer habilement de ces agencements pour y
bavardages, nos douleurs hystériques et nos réintroduire le signe inclus par son exclusion,
rites obsessionnels, auraient un sens secret, un afin de lui laisser produire ses effets de réagen­
sens plus profond caché derrière le sens appa­ cements, l’interprétation n’étant en ce cas qu’un
rent, dont on ne voudrait rien savoir mais qu’on moyen, qu’une ruse...
pourrait décrypter et même dont il faudrait Mais c’est aussi ce que la littérature nous
prendre conscience pour mieux s ’en débarras­ apprend du langage. Que la fonction de la litté­
ser. Le refoulement est bien le mécanisme rature soit précisément de nous faire entendre le
même du discours, mais ce qui est refoulé, ce signe contre ses recouvrements par la significa­
n’est pas une signification, c ’est en tant que tel tion, c’est certes une thèse sur la littérature,
un signe, qui est remplacé'par un autre signe. mais c’est une thèse qui se confond avec le
Dès L'Interprétation des rêves, Freud nous dit moment où la littérature se constitue précisé­
que le contenu latent et le contenu manifeste du ment comme savoir sur le langage. Elle est par­
rêve ne sont pas dans un rapport de signe à ticulièrement claire chez Mallarmé, notamment
signification, mais de texte à texte, de texte tra­ dans ce petit texte célèbre intitulé « Crise de
duit à texte original, de signe écrit à signe ver­ vers ». Quelques citations en guise de rappel :
bal, de hiéroglyphes à alphabet, de rébus à « Parler n’a trait à la réalité des choses que com­
proverbe. C’est une traduction d’une « langue » mercialement : en littérature, cela se contente
dans une autre 6. d’y faire une allusion ou de distraire leur qualité

5. G. Deleuze, Logique d u sens, Paris, Minuit, 1969, p. 89-90.


6. S. Freud, L'Interprétation des rêves, trad. I. Meyerson, Paris, PUF, 1969, p. 241.

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Philosophie

qu’incorporera quelque idée. [...] Au contraire Freud, cette interprétation est rigoureusement
d’une fonction de numéraire facile et représen­ interminable. On pourrait dire que cette infini­
tatif, comme le traite d’abord la foule, le dire, tude du sens est le trait même du sens. Mais la
avant tout, rêve et chant, retrouve chez le poète, force de Freud est de ne pas considérer cela
par nécessité constitutive d’un art consacré aux comme une propriété du sens qui, parce qu’il
fictions, sa virtualité7. » Autrement dit, le serait toujours le corrélât d’un acte d’interpréta­
poème ne transmet rien ; il restitue le signe dans tion, serait nécessairement infini (comme le
sa virtualité, contre ses actualisations dans le soutiennent par exemple les tenants d’une phi­
discours. La littérature va en quelque sorte à losophie herméneutique 10), mais d’y voir plutôt
rebours de l’usage du langage, puisqu’elle cher­ une propriété du signe, du mode même de déter­
che précisément non pas à faire disparaître le mination de cette parole inconsciente qu’il
langage au profit de ce qu’il convoie, mais à le appelle « l’ombilic du rêve » : « Les rêves les
faire apparaître pour lui-même. Tout l’art, c’est- mieux interprétés gardent souvent un point
à-dire tout l’effort, toute la malice, toute la tech­ obscur ; on remarque là un nœud de pensée que
nique de l’artiste, consiste précisément à pro­ l’on ne peut défaire, mais qui n'apporterait rien
duire un signe manifestement opaque, c ’est-à- de plus au contenu du rêve. C’est F ‘ombilic’ du
dire résistant à la signification. Non parce qu’il rêve, le point où il se rattache à l’Inconnu. Les
ouvrirait à l’infini des interprétations, comme pensées du rêve qu’on l’on rencontre pendant
dans la définition de l’œuvre ouverte au sens de l’interprétation n’ont en général pas d’aboutis­
Umberto Eco, mais parce que le signe lui-même sement, elles se ramifient en tous sens dans le
est virtuel, infiniment surdéterminé. réseau enchevêtré de nos pensées. Le désir du
Passons maintenant au deuxième volet de rêve surgit d’un point plus épais de ce tissu,
cette bonne nouvelle que, selon moi, psychana­ comme le champignon de son mycélium u . »
lyse et littérature apportent à la linguistique. Le S ’il y a un excès du signe sur toute signification
premier consiste à dire que les actes de langages assignable, ce n’est pas parce que nous aurions
ne renvoient pas à des significations, mais toujours plus à dire que ce que nous disons, ce
déterminent des signes. Maintenant, il faut ajou­ n’èsl pas parce que, comme le dira Merleau-
ter que le signe se définit par la logique singu­ Ponty par exemple, le sens est cet excès même
lière de cette détermination - que Freud appelle du sujet qui s’exprime sur sa propre expression,
« détermination plurielle8 ». mais parce que le dit du rêve est essentiellement
Il s’agit là d’une définition même du surdéterminé. La surdétermination est le
signe : si le rêve a un sens, s’il fait signe, c’est mécanisme même de production du sens.
parce qu’il est surdéterminé. On sait que le cha­ Deleuze écrivait : « Nous ne cherchons pas en
pitre sur le travail du rêve commence par la Freud un explorateur de la profondeur humaine
notion de condensation : « on n’est jamais sûr et du sens originaire, mais le prodigieux décou­
d’avoir complètement interprété un rêve ; lors vreur de la machinerie de l’inconscient par
même qu’une solution paraît satisfaisante et lequel le sens est produit, en fonction du non-
sans lacunes, il est toujours possible que ce rêve sens 12. » Cette machinerie, c ’est celle de la sur-
ait eu encore un autre sens 9 ». Même, ajoute détermination. L’introduction de ce concept est

7 .5 . Mallarmé, Œuvres complètes, Paris, Pléiade/Gallimard, p. 366 e t 368.


9. Ibid., p. 242.
8 .5 . Freud, op. c/t, p. 265.
10. Voir par exemple M anfred Frank, Qu'esf-ce que le néo-structuralisme ? De Saussure e t Lévi-Strauss à Foucault e t Lacan, Paris,
Passages/Cerf, 1989.
11. S. Freud, op. cit., p. 446.
12. G. Deleuze, Logique du sens, p. 90.
Surdétermination et duplicité des signes de Saussure à Freud

d’ailleurs précédée dans L'Interprétation des réseaux signifiants à la fois, qui ne sont pas
rêves par ce passage : « On se trouve au milieu superposables, autrement dit à partir desquels on
d’une fabrique de pensée, où, comme pour le ne peut établir une sorte de forme abstraite dans
chef-d’œuvre du tisserand, laquelle seraient conservées les relations, au
détriment des termes. La surdétermination est au
« À chaque poussée du pied on meut les fils par plus près de ce que la psychanalyse fait apparaî­
milliers tre des mécanismes du langage.
Les navettes vont et viennent.
Les fils glissent invisibles D 'U N DISCOURS
Chaque coup les lie par milliers » QUI FAIT ENTENDRE LA LANGUE
(Goethe, Faust, I).
En quoi, maintenant, l’image saussurienne
Le rapport du texte manifeste au texte du langage nous permet-elle de comprendre que
latent n’est pas un rapport de codage au sens cette dimension est bien un savoir sur le lan­
strict, parce qu’il ne fait pas correspondre à cha­ gage, au sens de quelque chose qui ne relève pas
que élément d’un texte, un autre élément de seulement d’un de ses usages possibles, mais
l’autre, par une correspondance bi-univoque : bien du type de logique qui anime tout acte de
« le rêve n’est pas une projection fidèle ou une langage ? En quoi, en somme, nous permet-elle
projection point par point de la pensée du rêve ». de comprendre qu’un être parlant est un être
A chaque élément du rêve correspond une mul­ susceptible d’être analysé et d’être littéraire ?...
titude d’éléments des pensées du rêve : « chacun Saussure n’a évidemment pas connu
des éléments du rêve est surdétenniné, c’est-à- l’œuvre de Freud. Je dis que c ’est évident, mais
dire représenté plusieurs fois dans les pensées du à la vérité, c ’est tout de même un peu étrange.
rêve ». Or il se trouve que Freud dit par ailleurs Saussure et Freud sont d’exacts contemporains.
que les pensées du rêve ne sontrien d’autres que Saussure était un ami du psychologue Théodore
les relations même des éléments : « Ce qui nous Flournoy qui introduisit Freud dans le monde
est fourni par la pseudo-pensée du rêve, ce sont genevois. Bien des choses auraient pu l ’attirer
les pensées mêmes qui ont provoqué le rêve, dans l’œuvre de Freud. C’est un fait pourtant
c’est-à-dire leur contenu, et non leurs relations qu’il n’en connut rien. Il est vrai qu’il mourut
mutuelles, relations qui sont vraiment toute la assez jeune et qu’à partir de 1900, il semble
pensée 13. » Cela signifie que ce qu’est un signe s’être replié sur les angoissantes métamorpho­
dépend de sa relation aux autres signes (de sa ses des signes et de l’alcool: Plus étrange en
position dans un réseau symbolique), et donc revanche est l’ignorance dans laquelle Freud est
que la surdétermmation est le mode même de resté de Saussure. D ’autant qu’il connaissait
détermination des signes - que c ’est à cause bien le nom de Saussure, pas du linguiste Ferdi­
d’elle (ou grâce à elle) que le signe fait signe, en nand, mais du psychanalyste Raymond, fils du
renvoyant toujours à d’autres signes. Deux thè­ premier, qu’il l’a lui-même analysé... On sait
ses donc, qui font tout le problème à la fois spé­ même qu’il connaissait l ’existence du Cours de
culatif et technique de la découverte freudienne : linguistique générale, puisqu’il est explicite­
d’une part le signe (la chose à dire) est déterminé ment mentionné (à propos du lapsus) dans le
par sa position dans les réseaux signifiants ; livre que Raymond a fait corriger et préfacer par
d’autre part, il appartient toujours à plusieurs Freud 14. Toujours est-il que cette rencontre

13. S. Freud, op. d t , p. 270.


14. Raymond de Saussure, La méthode psychanalytique, Paris, Payot, 1922, p. 83, n. 1. Voir Michel Arrivé, Langage e t psychanalyse,
linguistique e t inconscient Freud, Saussure, Pichon, Lacan, Paris, PUF, 1994, p. 28.

153
Philosophie

entre Freud et Saussure fut différée, et ne se réa­ qu’on pourrait repérer avec une méthode expé­
lisa que plus tard, en la personne de Lacan. Or, rimentale classique dans la substance phonique
si l’on doit chercher rétrospectivement ce qui du langage. Le véritable problème, qui justifie
préparait le plus profondément cette rencontre, selon Saussure l’existence de la linguistique, ce
c ’est précisément à ce que Saussure a dit de la n’est pas qu’on ignore les Lois formelles du
littérature qu’il faut s’intéresser. langage : c’est qu’on ne sait pas comment les
Certes, de la littérature, Saussure a peu unités mêmes du langage sont perçues , ni même
parlé. En revanche, il a beaucoup écrit sur elle. ce qui, exactement, est perçu dans le langage.
Mieux, c ’est surtout sur elle qu’il a écrit : des Ce problème, encore aujourd’hui, n’a pas été
manuscrits de lui dont on dispose, ceux qui con­ résolu.
cernent la littérature représentent la masse la C’est de ce point de vue que la poésie est
plus importante. Et il s’agit précisément de pour Saussure la première linguistique. Il sug­
l ’aborder comme un savoir sur le langage. Je gère même que la technique poétique des ana­
fais allusion ici aux fameux manuscrits sur les grammes est responsable du développement
anagrammes. Ces textes sont notoires, en parti­ précoce de la science grammaticale dans l’Inde
culier du fait de l’écho qu’ils trouvent dans antique : « Je ne serais pas étonné que la science
l’enseignement de Lacan. Ce qu’on dit peut-être grammaticale de l ’Inde, au double point de vue
moins, c’est que cette recherche a commencé à phonique et morphologique, ne fût ainsi une
partir d’une hypothèse sur la poésie comme suite de traditions indo-européennes relatives
savoir sur le langage. Il s’agissait d’abord aux procédés à suivre en poésie pour confec­
d’une thèse sur la fonction de la poésie pour les tionner un cannen, en tenant compte des formes
anciens indo-européens, qui disait que cette du nom divin l7. » Ce qui distingue cependant
poésie n’avait pas pour vocation d’introduire un cette poésie de tout discours savant, c’est
peu de musique dans le discours, ni de chanter qu’elle ne crée pas un « métalangage » (comme
les louanges de Dieu, que sa « préoccupation » l ’est déjà l’alphabet phonétique) pour saisir les
initiale n’était ni esthétique, ni religieuse, mais articulations non phoniques du discours. Le
« phonique 15 » : « le poète se livrait, et avait poète fait jouer le langage contre lui-même,
pour ordinaire métier de se livrer à l’analyse pour mettre en évidence les valeurs acoustiques
phonique des mots : c ’est cette science de la dans le poème même. Il travaille la « matière »
forme vocale des mots qui faisait très probable­ sonore afin que celle-ci révèle quelque chose de
ment, dès les plus anciens temps indo-euro­ sa « forme ». Le principe directeur des recher­
péens, la supériorité, la qualité particulière, du ches sur les anagrammes est de ce point de vue
Kavis des Hindous, du Vates des Latins, typiquement « symboliste » : le signe analysé
etc. 16 ». La fonction de la poésie est de faire devra être manifesté dans son expression pho­
entendre le signe, et plus précisément ces sous- natoire même, mais ne pourra l’être que sur le
unités « incorporelles » que sont les « phonè­ mode de l 'évocation. Le terme « hypogramme »
mes ». Car le premier problème de Saussure, privilégié par Saussure tient précisément à ce
c’est précisément que le phonème n’est pas qu’il signifie en grec « faire allusion lft ». Ce
sonore, que la langue qu’on parle n’est pas faite qui est suggéré n’est précisément pas phonique
de sons, mais de pures coupures, d’articulations, et ne saurait faire l’objet d’une perception
qui ne correspondent pas à des schémas types actuelle. Il est, comme le voudrait Mallarmé,

15. Jean Starobinski, te s m ots sous les mots : les anagrammes de Ferdinand de Saussure, Paris, Gallimard, 1971, p. 34.
]6 .lb id ., p. 36.
17. Ibid., p. 38.
18. Ibid., p. 30.

154
Surdétermination et duplicité des signes de Saussure à Freud

dans les blancs du discours, dans ce qui ne c’est-à-dire son « su jet» , ce dont il traite, et
s’entend pas, dans ce qui reste de la consomma­ celui-ci se dresse, intraitable, inconsommé,
tion proprement phonique du poème. C’est entier après cette fête dispendieuse de sonorités
d’ailleurs pour cette raison que Saussure ne embrasées que fut le poème. Ce dont on parle
l’appelle pas phonè, mais gramme. Alors que meurt et renaît dans le poème qui en parle,
l’anaphonie souligne les « phonèmes » en les comme si le dit ne servait qu’à faire surgir le
répétant, par le jeu de l ’harmonie phonique (le symbole ou le signe pur de ce dont il faut parler,
rapport du poème au thème étant un rapport dans son irréductibilité, son insistance - Mot pur.
d'imitation phonique), l’anagramme à propre­ Chiffre, Formule, Nom, Inscription, Mémoire.
ment parler utilise cette répétition pour laisser Tout l’art anagrammatique consiste à lais­
un reste qui est le chiffre de l’anagramme. ser une trace, à abandonner le destinataire de
Pour le comprendre, relisons la technique l’anagramme sur une impression à la fois vague
de l ’anagramme, telle que Saussure croit la et obsédante, qui est l’expérience du nom resti­
reconstruire dans ses cahiers ,9. L’actualisation tué à son état de signe non actualisé, qui ne se
du « thème » dans le texte se fait d’au moins en livre donc que dans cette divination, dans cette
deux temps : le premier traite le thème comme suspicion, dans cette présence douteuse et
matière phonique, le second le dégage comme cependant insistante. Le poème anagrammati­
résidu et lettre. Tout se passe d’abord comme si que donne Vexpérience du signe. Cette expé­
la matière phonique du thème, herculei par rience relève typiquement de la suggestion,
exemple, était « analysée » en ses différentes c’est-à-dire d’un rapport inconscient ou, comme
unités ou sous-unités, et comme si le poème dirait plus probablement Saussure, avec ses
allait être composé avec les débris de cette contemporains, « subconscient », voire « subli­
matière phonique multipliée et démembrée minal », avec son « o b jet» . M ieux: c’est la
(membra disjecta...). De ce point de vue, il nature même de l ’objet qui définit ce rapport
s’agit d’une sorte d’assonance ou d’allitération « subliminal » : il ne saurait être appréhendé, en
généralisée (« harmonie phonique »). La matière tant que tel, que comme évoqué. Saussure décrit
sonore du « thème » est le matériau qui sert à lui-même cet effet qu’est censé faire l ’ana­
construire le poème. Cependant, une règle spé­ gramme, en s'en présentant comme une
ciale permet ensuite de distinguer les phonèmes victime : « Ayant plusieurs fois cherché ce qui
« consommés » des phonèmes restants. Les pre­ me retenait comme significatif dans ces sylla­
miers sont « compensés » par la loi de la répéti­ bes, je ne l’ai pas trouvé d’abord parce que
tion paire, et l ’impair fonctionne comme j ’étais uniquement attentif à Priamides, et après
« résidu voulu, destiné à reproduire les conson­ coup je comprends que c ’est la sollicitation que
nes du thème initial ». Ces phonèmes laissés recevait inconsciemment mon oreille vers Hec­
« libres, c’est-à-dire en nombre impair au total » tor qui créait ce sentiment de ‘quelque chose’
constituent les lettres du thème. Les phonèmes qui avait rapport aux noms évoqués dans les
compensés sont « liés », alors que les autres vers 1920. » Starobinski dit fort justement : « Le
sont comme lâchés, flottants, hantant le dis­ mot thème n’ayant jamais fait l ’objet d’une
cours grâce au jeu de création d’une attente et de exposition, il ne saurait être question de le
frustration de cette attente. Le poème, en se fer­ reconnaître : il faut le deviner, dans une lecture
mant sur sa propre matière sonore, laisse une attentive aux liens possibles de phonèmes
inégalité qui n’est autre que son « thème », espacés 21.»

19. Ibid., p. 20-30.


20. Ibid., p. 55.
21 .Ib id ., p .46.
Philosophie

Or cette seconde existence est celle-là terme d’équivoque. Car on entend par là en
même des entités de langues, c ’est-à-dire de ces général ceci : qu’un même signe correspond à
entités purement virtuelles qui ne sont pas plusieurs significations, ou qu’une même signi­
actualisées dans le fil d’un discours, mais pré­ fication, correspond à plusieurs signes. Homo­
sentes dans un tableau synchronique à la place nymie, donc, et synonymie. Mais on voit
qui est la leur à l’entrecroisement des différen­ facilement que cette manière de formuler les
tes séries associatives qui constituent la langue. choses est insatisfaisante, puisqu’elle définit
On peut dire que le poète anagrammatique étale encore le signe par la manière dont il est
dans la linéarité du discours les paradigmes que ordonné à la signification. En fait, à partir de
le linguiste Ferdinand de Saussure représente en Freud, on a déjà dit autre chose : que le signe
colonnes 22. Son analyse n’est pas seulement appartient nécessairement à plusieurs réseaux
« phonico-poétique », mais aussi « grammatico- de signes. Ce qu’il faudrait donc comprendre,
poétique ». Ainsi, le poème nomme le Dieu en c ’est pourquoi ce caractère est essentiel au signe
déclinant toutes les possibilités d’existence linguistique, s’il l’esL Cela touche directement
sémique du Dieu, en faisant « attention aux aux problèmes les plus fondamentaux de la lin­
variétés du nom », c’est-à-dire aux déclinai­ guistique structurale. Car on a souvent prétendu
sons. On voit que, dans la récitation ou célébra­ que ce qu’elle cherchait, c’était précisément une
tion anagrammatique, il ne s’agit pas d’imiter le méthode pour définir les signes de manière uni­
nom du dieu, mais bien de l’analyser. On passe voque par leur position dans un système
d’un nom à un cas quelconque, à un signe vir­ d’oppositions. Or avec Freud, on semble bien
tuel entouré de tous ses paradigmes et qui n’a loin de la sage répartition des termes dans un
pas d’autre existence que celle qu’évoque en système où, en somme, chaque chose est à sa
creux leur éclatement. Discours qui fait enten­ place. Chaque signe au contraire semble avoir
dre le signe, parole qui fait présente la langue, toujours plus d’une place et faire de la langue
telle est la poésie... N ’est-ce pas telle aussi que une étrange bouillie, un entrelacs, un labyrin­
devait être, selon Lacan, la cure psychanaly­ the, constitués de communications aberrantes
tique ?
entre des réseaux apparemment hétérogènes,
bien loin de ce qu’un « système » évoque de
D u p l ic it é d e s s i g n e s rangé. En fait, pour comprendre le caractère
essentiel de l’équivoque, et donc de l’incons­
Mais cela ne nous dit pas encore pourquoi cient, on ne peut en rester à la simple opposi­
le signe ne peut être produit ou révélé que dans tion signe/signification, ni même signifiant/
un discours et non pas dans un méta-discours, et signifié. Il ne faut pas dire qu’un même signe
quel privilège aurait de ce point de vue la litté­ peut avoir plusieurs significations, ni même
rature ou tout aussi bien la psychanalyse. Pour qu’un signifiant peut avoir plusieurs signifiés,
le comprendre, il faut revenir au point central de il faut dire que l’identité même du signe est
toute la pensée de Saussure, à son véritable multiple, déterminée de manière multiple, de
ombilic à lui, qui est la théorie de la valeur. On sorte qu’elle ne s’éclaircira qu’à la lumière
verra alors que c ’est parce que le signe est d’une ontologie du multiple.
essentiellement surdéterminé. Pour comprendre cela, il faut certes partir
On a dit tout à l’heure que la surdétermina­ de la dualité du signe, mais comprendre qu’il
tion c ’est en somme l’équivoque. Mais —c ’est la s’agit d’une dualité interne, d’une dualité essen­
moindre des choses - il y a une équivoque sur ce tielle. Le signe est un être double, et non pas une

22. Cf. les schémas p our enseignem ent, défaire ou anma, Cours de linguistique générale, p. 175,178 e t 180.

156
Surdétermination et duplicité des signes de Saussure à Freud

association de deux choses 23. En effet, ce qu’on le phénomène double qui résume toute la vie
perçoit, ce n’est pas un son auquel on associerait active du langage et par lequel : 1° les signes
ensuite une signification ; c ’est d’emblée une existants évoquent MÉCANIQUEMENT par le
« pensée-son 24 ». La manière dont se détermine simple fait de leur présence et de l’état toujours
cette pensée fait tout l’objet de la théorie de la accidentel de leurs différences à chaque
valeur. Résumons-la grossièrement. On extrait moment de la langue un nombre égal non pas de
d’abord, du continu de l ’expérience, certaines concepts mais de valeurs opposées pour notre
variations phoniques, du fait de leur association esprit (tant générales que particulières, les unes
avec des variations d’une autre nature (par appelées par exemple catégories grammaticales,
exemple visuelles). Ces variations ne devien­ les autres taxées de fait de synonymies, etc.) ;
nent discriminantes, c ’est-à-dire ne se consti­ 2° cette opposition de valeurs qui est un fait
tuent en traits distinctifs, que dans la mesure où PUREMENT NÉGATIF se transforme en fait posi­
elles sont corrélées les unes aux autres. Cela tif, parce que chaque signe en évoquant une
signifie que vous n’avez pas d’emblée dans antithèse avec l ’ensemble des autres signes
votre cerveau une machinerie toute montée de comparables à une époque quelconque, en
traits distinctifs, mais qu’elle se creuse en vous commençant par les catégories générales et en
en fonction d’un milieu dont la consistance se finissant par les particulières, se trouve déter­
définit comme : corrélations régulières entre miné malgré nous, dans sa valeur propre. [...]
des variations hétérogènes. Ces paquets de traits Dans chaque signe existant vient donc
distinctifs corrélés, Saussure les appelle des S’INTÉGRER, se postélaborer une valeur déter­
« termes ». Or ces termes, ajoute-t-il, sont redé­ minée, qui n’estjamais déterminée que par
terminés, et c ’est alors qu’ils deviennent des l’ensemble des signes présents ou absents au
« valeurs ». même m om ent25. » Cette valeur peut dès lors
On sait que Saussure soutient que le signe être définie uniquement par sa position dans un
peut être défini par sa position dans un système système de valeurs, en faisant totalement abs­
de signes, qu’il ne faut pas définir un signe par traction de sa substance, c ’est-à-dire des varia­
sa relation à sa signification, mais par sa relation tions différentielles qu’elle actualise. On se
aux autres signes auxquels il s’oppose. L’iden­ moque bien de la manière dont est prononcé
tité de ce que je dis n’est rien d’autre que la « soleil » : ce qui importe, c’est qu’on ne le con­
manière dont je refoule tout ce que j ’aurais pu fonde pas avec « sommeil ». C’est en ce sens
dire. Cependant, il ne faut pas tomber dans les que Saussure pouvait dire que la langue est une
pièges d’une métaphysique qui se complaît à « algèbre ». Autrement dit, le système des
l ’idée que le signe est une entité « purement signes opposables, c ’est la langue comme
oppositive ». En fait, si un signe peut être déter­ « forme » au sens des structuralistes.
miné par opposition aux autres termes environ­ Mais c’est là que les choses se corsent con­
nants, cela suppose en bonne logique que ces sidérablement. Car le problème, c ’est qu’on ne
termes eux-mêmes existent. La constitution du peut pas représenter la langue comme un sys­
signe comme valeur oppositive est une opéra­ tème homogène ou monoplan où chaque signe
tion seconde, qui s’exerce sur des termes déjà aurait une position univoque parce que les rela­
donnés, pour les redéterminer : « Le phénomène tions seraient de même nature. En effet, précisé­
d’intégration ou de postméditation-réflexion est ment, parce que chaque terme est opposable à

23. Je m e perm ets ici d e renvoyer à mon article, « La langue, cosa mentale », Saussure, Cahiers de /'Herne, 2003, où je m ontre aussi
que cet « être double » des signes les plonge précisém ent dans l'association au sens freudien.
24. Voir Cours de linguistique générale, p. 156.
25. Écrits d e //ngufstique généra/e, p. 87-88.

157
Philosophie

l’autre à la fois par sa face signifiante et par sa relle, ce qui la rend irréductible à tout système
face signifiée, on a toujours plusieurs systèmes formel au sens logique ou mathématique. On
de valeurs concurrents. C’est-à-dire que le doit parler de forme de contenu et de forme
même terme est toujours déterminé de plusieurs d ’expression, puisqu’il s ’agit bien là des
manières en même temps, ou que le système de valeurs elles-mêmes, qui sont déterminées
valeur est lui-même pluri-dimensionnel. Les deux fois. Dans un texte admirable, Hjelmslev
signes s’opposent du point de vue de leurs signi­ a exprimé rigoureusement la différence entre le
fiés autrement qu’ils ne s’opposent du point de formalisme et le structuralisme : alors que le
vue de Leur signifiant. C’est, dit Saussure, le premier identifie les langues naturelles à des
« principe fondamental de la sémiologie » : « Il systèmes formels, le second montre leur
n’y a dans la langue ni signes, ni significations, irréductibilité : « Pour décider si les jeux ou
mais des DIFFÉRENCES de signes et des DIFFÉ­ d’autres systèmes de quasi-signes tels que
RENCES de signification ; lesquelles 1° n’exis­ l ’algèbre pure, sont ou non des sémiotiques, il
tent les unes absolument que par les autres (dans faut voir si leur description exhaustive exige
les deux sens) et sont donc inséparables et que l'on opère en reconnaissant deux plans, ou
solidaires ; mais 2° n'arrivent jamais à se cor­ si le principe de simplicité peut être appliqué de
respondre directement26. » Un paquet de traits telle sorte qu’un seul plan soit suffisant. La
distinctifs acoustiques distingueront une valeur condition qui exige que l ’on opère en recon­
d’un ensemble d’autres valeurs, alors que le naissant deux plans doit être que, lorsqu’on
paquet de traits distinctifs sémantiques oppose­ tente de les poser, on ne puisse pas démontrer
ront cette même valeur à un autre ensemble de que les deux plans ont tout à fait la même struc­
valeurs. Si l’on appelle «signifiant» la pre­ ture avec une relation univoque entre les fonc­
mière occurrence de la valeur et « signifié » la tions d’un plan et ceux de l ’autre 21. » Dans les
deuxième, on dira que ce n ’est pas pour la langages formels, qui ne sont pas des sém iolo­
même raison que le signifiant est le signifiant de gies, « les réseaux fonctionnels des deux plans
ce signifié, et que ce signifié est le signifié de ce que l’on tentera d’établir seront identiques28 » ;
signifiant. Par exemple la valeur [sommeil] se le propre d’une langue qui contient sa propre
rapproche et se distingue d’un côté de la valeur interprétation, c’est d’être traversée par des for­
[soleil], mais d’un autre côté, [soleil] se rappro­ mes non superposables 29. La « structure », au
che et se distingue de [lumière]. Les entités sens linguistique, est exactement l’inverse
« formelles », purement « oppositives », appar­ d’une structure au sens mathématique classique :
tiennent donc toujours à deux systèmes elle se caractérise par le caractère à la fois
d’oppositions ; ils se rapportent aux mêmes ter­ « formel » (ou « algébrique » ou « positionnel »)
mes homogènes de deux manières différentes de ses éléments, mais aussi par l’impossibilité
(au moins), comme si la forme se dédoublait (se d’extraire une forme abstraite qui pourrait se
démultipliait). réaliser également, comme un calque, sur diffé­
C ’est le génie du plus grand lecteur de rentes substances, autrement dit qui permettrait
Saussure, Hjelmslev, que d’avoir fait de cette d’établir entre les plans (ce que les mathémati­
double détermination de la forme elle-même la ciens appellerait les « interprétations » de la
propriété caractéristique de toute langue natu­ structure) un rapport d\< homologie ».

26. Ibid., p. 82.


27. Ibid., p. 141.
28. Ibid., p. 142.
29. L Hjelmslev, Prolégomènes à une théorie du langage, Paris, Minuit, 1971, p. 138-143.

158
Surdétermination et duplicité des signes de Saussure à Freud

Mieux, la distinction entre les deux for­ discours sur le langage, mais en explorer
mes ne peut être qu'artificielle : « C’est une les virtualités, effectuer les surdéterminations
opération scientifique qui distingue signe et locales qui définissent le signe, faire briller
signification », disait Saussure. Dans l ’expé­ le signe dans toute son essentielle équivoque.
rience du sujet parlant, il y a simplement dou­ Ainsi, on peut trouver dans la linguistique
ble détermination des valeurs, c ’est bien la saussurienne une compréhension de ce qui fait
même valeur qui est déterminée deux fois, de la langue une condition de la psychanalyse
autrement dit qui se produit comme double, comme de la littérature, mais aussi de ces der­
bref comme essentiellement équivoque. Ainsi nières elles-mêmes, des savoirs sur le langage.
la valeur [sommeil] est déterminée tout autant C ’est du fait de la nature même de la langue,
par son opposition à [soleil] qu’à [veille], et de son ontologie, pour parler philosophie, que
donc qu’à [vieille], et donc qu’à [jeune], etc. - la vérité du langage ne se donne que dans le
bien que ce ne soit pas du tout pour des raisons discours. Mais si psychanalyse et littérature ne
de même nature... C’est bien entendu pour sont pas seulement de pieux rappels d’une
cela que nous pouvons comprendre les poèmes dimension résistante au savoir du langage,
surréalistes et les jeux de mots. C’est pour cela mais de véritables savoirs, c’est qu’il faut les
aussi que nous sommes traversés par ces com­ appréhender comme des dispositifs qui per­
munications apparemment aberrantes entre des mettent de faire remonter à la surface du lan­
champs sémantiques que la saine raison devrait gage les procédés mêmes qui le produisent (les
distinguer, mais dont Freud montre l’impor­ mécanismes de la surdétermination), de faire
tance dans la formation des symptômes. C’est apparaître dans l ’effet la logique de sa propre
pour cela que, comme le disait Lacan avec sa cause. C’est là encore, je crois, un des ensei­
précision habituelle, le « dire de l ’analyse » ne gnements de Lacan : il a proposé à travers tout
« procède que du fait que l’inconscient, d’être son parcours, une « phénoménologie » (non
structuré comme un langage, c’est-à-dire pas au sens de Husserl, mais au sens classique
lalangue, qu’il habite, est assujetti à l’équivo­ de description rigoureuse) de l ’expérience
que dont chacune se distingue ». Ce qu’il com­ analytique. L’Autre n’est pas un concept qui
plétait d’une thèse profondément saussurienne : décrit quelque chose du langage en général
« Une langue entre autres n’est rien de plus que (toute parole serait essentiellement adressée),
l’intégrale des équivoques que son histoire y a mais plutôt un élément essentiel du dispositif
laissé persister30. » Or la conséquence en est de l ’analyse en tant que celui-ci permet un
qu’on ne peut représenter la langue comme savoir sur le langage (la manière dont la
système, car on peut l’écrire en figeant les parole analytique est adressée est une condi­
relations. Il y aura toujours plusieurs réseaux tion presque technique qui fait remonter les
signifiants concurrents sans cesse disponibles. procédés du langage dans le discours). Il faut
On peut se donner autant de dimensions appréhender psychanalyse et littérature
qu’on voudra, on ne pourra figurer le système comme des dispositifs sémiotechniques, au
de la langue. En ce sens, en effet, il n’y a pas sens où Bachelard parlait de « phénoméno-
de métalangage. En revanche, si l ’identité technique ». Une question dès lors s ’ouvre :
d’une valeur n ’est pas représentable, elle est qu’est-ce qui, dans la littérature et la psycha­
ejfectuable. Ce que font la littérature comme nalyse, leur permet d’être ces dispositifs à
la psychanalyse : non pas proposer un méta- faire remonter dans le discours la machine du

30. u L'étourdit », op. a t , p. 490.

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Philosophie

langage ? Je suggérerais volontiers deux Le terme de dispositif paraîtra peut-être à


pistes : pour la psychanalyse, c ’est très proba­ certains quelque peu métaphorique. Sans
blement le transfert ; pour la littérature, c ’est doute. Mais n’est-ce pas là encore ce à quoi la
la condition inverse, c ’est-à-dire l’absence langue nous contraint ? Saussure écrivait dans
(ou la différance comme disait Derrida) du ses carnets qu’on ne pouvait se passer de méta­
destinataire, qui fait remonter, au seuil de la phores pour « entrevoir la si complexe nature
page blanche mailarméenne, toute la langue. de la sémiologie particulière dite langage [...]
Il est certain en tout cas que toute une autre non dans un de ses côtés, mais dans cette irri­
approche et de la psychanalyse et de la littéra­ tante duplicité qui fait qu’on ne le saisira
ture s’ouvre à partir de l’identification de ce jam ais31 ». L’important est de voir ce qu’elles
lieu de leur rencontre. permettent de faire.

31. Écrits de linguistique générale, op. c il, p. 217.

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