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TEXTE 1.

JONATHAN SWIFT
« Voyage à Balvidar », Les Voyages de Gulliver (1726)

Nous passâmes ensuite à l’Institut des langues, où trois professeurs discutaient sur les moyens
de perfectionner celle de leur propre pays. Le premier projet était de rendre la phrase plus
concise, en ne gardant qu’une syllabe des mots qui en comportent plusieurs, et en supprimant
les verbes et les qualificatifs, puisque seuls les noms correspondent à des choses existantes en
réalité.
L’autre proposait d’abolir tous les mots quels qu’ils fussent, car les santés y gagneraient aussi
bien que la concision. N’est-il pas indéniable que chaque mot que nous disons contribue pour
sa part à corroder et à débiliter nos poumons, et par conséquent à raccourcir notre vie ? On
peut donc envisager une autre solution : puisque les mots ne servent qu’à désigner les choses,
il vaudrait mieux que chaque homme transportât sur soi toutes les choses dont il avait
l’intention de parler. Et cette invention se serait certainement imposée, pour le plus grand
bien-être physique et intellectuel des gens, si les femmes, conjurées en cela avec le bas peuple
et les illettrés, n’avaient menacé de faire une révolution. Elles voulaient conserver le droit de
parler avec la langue, à la façon de leurs aïeux ; car le vulgaire fut toujours le pire ennemi de
la science. Nombreux sont cependant, parmi l’élite de la pensée et de la culture, ceux qui ont
adopté ce nouveau langage par choses. Ils ne lui trouvent d’ailleurs qu’un seul inconvénient :
c’est que, lorsque les sujets de conversation sont abondants et variés, l’on peut être forcé de
porter sur son dos un ballot très volumineux des différentes choses à débattre, quand on n’a
pas les moyens d’entretenir deux solides valets à cet effet. J’ai souvent rencontré deux de ces
grands esprits, qui ployaient sous leurs faix comme des colporteurs de chez nous : quand ils se
croisaient dans la rue, ils déposaient leurs fardeaux, ouvraient leurs sacs et conversaient entre
eux pendant une heure, puis ils remballaient le tout, s’aidaient à soulever leurs charges et
prenaient congé l’un de l’autre. Pour les conversations courantes, on peut se contenter
d’accessoires transportés dans les poches ou sous le bras, et, chez soi, chacun dispose
évidemment du nécessaire. Dans la pièce utilisée comme parloir, tous ont à portée de la main
les mille choses utiles pour alimenter ce brillant type de conversation. Ce système comporte
un autre avantage important, c’est d’avoir mis au point une sorte de langage universel, à
l’usage de toutes les nations civilisées, car les différents outils et instruments y sont
généralement identiques, ou du moins fort semblables, de sorte que leur mode d’emploi est
compris de chacun. Aussi, les ambassadeurs seront à même de converser avec les princes
étrangers ou leurs ministres, tout en étant complètement ignorants de leur langue.

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TEXTE 2. JOHN LOCKE

Comme on ne saurait jouir des avantages et des commodités de la


société sans une communication de pensées, il était nécessaire que l’homme
inventât quelques signes extérieurs et sensibles par lesquels ces idées
invisibles, dont ses pensées sont composées, puissent être manifestées aux
autres. Rien n’était plus propre pour cet effet, soit à l’égard de la fécondité ou
de la promptitude, que ces sons articulés qu’il se trouve capable de former avec
tant de facilité et de variété. Nous voyons par là comment les mots, qui étaient
si bien adaptés à cette fin par la nature, viennent à être employés par les
hommes pour être signes de leurs idées et non par aucune liaison naturelle
qu’il y ait entre certains sons articulés et certaines idées (car, en ce cas-là, il n’y
aurait qu’une langue parmi les hommes), mais par une institution arbitraire en
vertu de laquelle un tel mot a été fait volontairement le signe de telle idée.
Ainsi, l’usage des mots consiste à être des marques sensibles des idées et les
idées qu’on désigne par les mots sont ce qu’ils signifient proprement et
immédiatement.
Comme les hommes se servent de ces signes, ou pour enregistrer, si j’ose
ainsi dire, leurs propres pensées afin de soulager leur mémoire, ou pour
produire leurs idées et les exposer aux yeux des autres hommes, les mots ne
signifient autre chose dans leur première partie et immédiate signification que
les idées qui sont dans l’esprit de celui qui s’en sert, quelque imparfaitement ou
négligemment que ces idées soient déduites des choses qu’on suppose qu’elles
représentent. Lorsqu’un homme parle à un autre, c’est afin de pouvoir être
entendu ; le but du langage est que ces sons ou marques puissent faire
connaître les idées de celui qui parle à ceux qui l’écoutent.

Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain (1689), III, 2, § 1, 2.

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TEXTE 3. KARL VON FRISCH

Vie et mœurs des abeilles (1953)

Après s’être débarrassée de sa charge, la pourvoyeuse entame une sorte de ronde. Elle
se met à trottiner à pas rapides sur le rayon, là où elle se trouve, en cercles étroits,
changeant fréquemment les sens de sa rotation, décrivant de la sorte un ou deux arcs
de cercle chaque fois, alternativement vers la gauche et vers la droite. Cette danse se
déroule au milieu de la foule des abeilles, et est d’autant plus frappante et attrayante
qu’elle est contagieuse. […] La relation ne peut être mise en doute : la danse annonce
dans la ruche la découverte d’une riche récolte. Mais comment les abeilles qui en sont
averties trouvent-elles l’endroit où il faut aller la chercher ? […]
Si nous nous arrangeons pour que des abeilles numérotées, appartenant à une ruche
d’observation, aillent récolter au voisinage de celle-ci, et qu’au même moment d’autres
bêtes marquées de la même colonie, remplissent leur jabot à un endroit beaucoup plus
éloigné, les rayons de la ruche seront le théâtre d’une scène surprenante : toutes les
ouvrières qui butinent près de la ruche exécutent des rondes et toutes celles qui
récoltent loin font des danses frétillantes.
Dans ce dernier cas, l’abeille court en ligne droite sur une certaine distance, décrit un
demi-cercle pour retourner à son point de départ, court de nouveau en ligne droite,
décrit un demi-cercle de l’autre côté et cela peut continuer au même endroit pendant
plusieurs minutes. Ce qui distingue surtout cette danse de la ronde, ce sont de rapides
oscillations de la pointe de l’abdomen, et elles sont toujours exécutées pendant le trajet
en ligne droite (appelé pour cela trajet frétillant).
Si on éloigne progressivement le ravitaillement qu’on avait placé près de la ruche, on
observe que quand il est distant de 50 à 100 mètres, les rondes des pourvoyeuses font
place à des danses frétillantes. De même, si l’on rapproche petit à petit celui qui était
loin, les danses frétillantes sont remplacées par des rondes lorsqu’on arrive à une
distance de 100 à 50 mètres de la ruche. Les deux danses représentent donc deux
expressions différentes de la langue des abeilles ; l’une indique la proximité d’une

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récolte, l’autre son éloignement, et, comme on peut le démontrer, c’est bien dans ce
sens que les abeilles les interprètent. […]
Il serait de peu d’intérêt pour les abeilles d’apprendre qu’à 2 kilomètres de la ruche il y
a un tilleul en fleurs, si ne leur était communiquée en même temps la direction dans
laquelle il faut le chercher. Et effectivement, la danse frétillante comporte également
des indications sous ce rapport. Celles-ci sont données par l’allure de cette danse, et en
l’occurrence par la direction de son parcours rectiligne. […]
La danse frétillante et son parcours rectiligne plein de fougue, la ronde et ses orbites
circulaires, semblent inviter à l’action avec une clarté tellement symbolique qu’elle
nous étonne ; la première incite les abeilles à se précipiter au loin, la seconde à
chercher dans les environs immédiats de la ruche. Celles qui doivent partir au loin
reçoivent selon un système parfaitement établi, des indications précises quant au but
de leur course.

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TEXTE 4. ÉMILE BENVENISTE

« Les différences sont considérables et elles aident à prendre conscience de ce qui caractérise
en propre le langage humain. Celle-ci, d’abord, essentielle, que le message des abeilles
consiste entièrement dans la danse, sans intervention d’un appareil « vocal », alors qu’il n’y a
pas de langage sans voix. D’où une autre différence, qui est d’ordre physique. N’étant pas
vocale mais gestuelle, la communication chez les abeilles s’effectue nécessairement dans les
conditions qui permettent une perception visuelle, sous l’éclairage du jour ; elle ne peut avoir
lieu dans l’obscurité. Le langage humain ne connaît pas cette limitation.
Une différence capitale apparaît aussi dans la situation où la communication a lieu. Le
message des abeilles n’appelle aucune réponse de l’entourage, sinon une certaine conduite,
qui n’est pas une réponse. Cela signifie que les abeilles ne connaissent pas le dialogue, qui est
la condition du langage humain. Nous parlons à d’autres, telle est la réalité humaine. Cela
révèle un nouveau contraste. Parce qu’il n’y a pas dialogue pour les abeilles, la
communication se réfère seulement à une certaine donnée objective. Il ne peut y avoir de
communication relative à une donnée linguistique ; déjà parce qu’il n’y a pas de réponse, la
réponse étant une réaction linguistique à une manifestation linguistique ; mais aussi en ce sens
que le message d’une abeille ne peut être reproduit par une autre qui n’aurait pas vu elle-
même les choses que la première annonce. On n’a pas constaté qu’une abeille aille par
exemple porter dans une autre ruche le message qu’elle a reçu dans la sienne, ce qui serait une
manière de transmission ou de relais. On voit la différence avec le langage humain, où, dans
le dialogue, la référence à l’expérience objective et la réaction à la manifestation linguistique
s’entremêlent librement et à l’infini. L’abeille ne construit pas de message à partir d’un autre
message. Chacune de celles qui, alertées par la danse de la butineuse, sortent et vont se nourrir
à l’endroit indiqué, reproduit quand elle rentre la même information, non d’après le message
premier, mais d’après la réalité qu’elle vient de constater. Or le caractère du langage est de
procurer un substitut de l’expérience apte à être transmis sans fin dans le temps et l’espace, ce
qui est le propre de notre symbolisme et le fondement de la tradition linguistique.
Si nous considérons maintenant le contenu du message, il sera facile d’observer qu’il se
rapporte toujours et seulement à une donnée, la nourriture, et que les seules variantes qu’il
comporte sont relatives à des données spatiales. Le contraste est évident avec l’illimité des
contenus du langage humain. »

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Problèmes de linguistique générale, 1966, Gallimard, vol. I, pp. 60-62.
TEXTE 5. ROUSSEAU

« L’invention de l’art de communiquer nos idées dépend moins des


organes qui nous servent à cette communication, que d’une faculté propre à
l’homme, qui lui fait employer ses organes à cet usage, et qui, si ceux-là lui
manquaient, lui en ferait employer d’autres à la même fin. […]
Les animaux ont pour cette communication une organisation plus que
suffisante, et jamais aucun d’eux n’en a fait usage. Ceux d’entre les animaux
qui travaillent et vivent en commun, les castors, les fourmis, les abeilles ont
quelque langue naturelle pour s’entre-communiquer, je n’en fais aucun
doute. Il y a même lieu de croire que la langue des castors et celle des
fourmis sont dans le geste et parlent seulement aux yeux. Quoi qu’il en soit,
par cela même que les unes et les autres de ces langues sont naturelles, elles
ne sont pas acquises ; les animaux qui les parlent les ont en naissant, ils les
ont tous, et partout la même : ils n’en changent point, ils n’y font pas le
moindre progrès. La langue de convention n’appartient qu’à l’homme. Voilà
pourquoi l’homme fait des progrès, soit en bien soit en mal, et pourquoi les
animaux n’en font point. Cette seule distinction paraît mener loin. »

Rousseau, Essai sur l’origine des langues, 1781.

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TEXTE 6. DESCARTES
Lettre au marquis de Newcastle
23 novembre 1646

Enfin il n’y a aucune de nos actions extérieures, qui puisse assurer ceux qui les
examinent, que notre corps n’est pas seulement une machine qui se remue de soi-
même, mais qu’il y a aussi en lui une âme qui a des pensées, excepté les paroles, ou
autres signes faits à propos des sujets qui se présentent, sans se rapporter à aucune
passion. Je dis les paroles ou autres signes, parce que les muets se servent de signes
en même façon que nous de la voix ; et que ces signes soient à propos, pour exclure le
parler des perroquets, sans exclure celui des fous, qui ne laisse pas d’être à propos des
sujets qui se présentent, bien qu’il ne suive pas la raison ; et j’ajoute que ces paroles
ou signes ne se doivent rapporter à aucune passion, pour exclure non seulement les
cris de joie ou de tristesse, et semblables, mais aussi tout ce qui peut être enseigné par
artifice aux animaux ; car si on apprend à une pie à dire bonjour à sa maîtresse
lorsqu’elle la voit arriver, ce ne peut être qu’en faisant que la prolation de cette parole
devienne le mouvement de quelqu’une de ses passions ; à savoir, ce sera un
mouvement de l’espérance qu’elle a de manger, si l’on a toujours accoutumé de lui
donner quelque friandise lorsqu’elle l’a dit ; et ainsi toutes les choses qu’on fait faire
aux chiens, aux chevaux et aux singes, ne sont que des mouvements de leur crainte,
de leur espérance, ou de leur joie, en sorte qu’ils les peuvent faire sans aucune pensée.
Or il est, ce me semble, fort remarquable que la parole, étant ainsi définie, ne
convient qu’à l’homme seul. Car, bien que Montaigne et Charon aient dit qu’il y a plus
de différence d’homme à homme, que d’homme à bête, il ne s’est toutefois jamais
trouvé aucune bête si parfaite, qu’elle ait usé de quelque signe, pour faire entendre à
d’autres animaux quelque chose qui n’eût point de rapport à ses passions ; et il n’y a
point d’homme si imparfait, qu’il n’en use ; en sorte que ceux qui sont sourds et
muets, inventent des signes particuliers, par lesquels ils expriment leurs pensées. Ce
qui me semble un très fort argument pour prouver que ce qui fait que les bêtes ne
parlent point comme nous, est qu’elles n’ont aucune pensée, et non point que les
organes leur manquent. Et on ne peut dire qu’elles parlent entre elles, mais que nous
ne les entendons pas ; car, comme les chiens et quelques autres animaux nous
expriment leurs passions, ils nous exprimeraient aussi bien leurs pensées, s’ils en
avaient.

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TEXTE 7. PLATON

PLATON, CRATYLE

SOCRATE : Quoi qu’il en soit, la question, comme je l’ai dit, est difficile ; examinons-la, et
voyons si c’est toi qui as raison ou bien si c’est Cratyle.

HERMOGÈNE : Selon moi, Socrate, après en avoir souvent discuté avec Cratyle et avec
beaucoup d’autres, je ne saurais me persuader que la propriété du nom réside ailleurs que dans
la convention et le consentement des hommes. Je pense que le vrai nom d’un objet est celui
qu’on lui impose ; que si à ce nom on en substitue un autre, ce dernier n’est pas moins propre
que n’était le précédent : de même que si nous venons à changer les noms de nos esclaves, les
nouveaux qu’il nous plaît de leur donner ne valent pas moins que les anciens. Je pense qu’il
n’y a pas de nom qui soit naturellement propre à une chose plutôt qu’à une autre, et que c’est
la loi et l’usage qui les ont tous établis et consacrés. S’il en est autrement, je suis tout disposé
à m’en instruire et à écouter Cratyle, ou qui que ce soit. […]

SOCRATE : Mais voici ce que je voudrais encore savoir de toi : par rapport à nous, quelle est
la fonction des noms et quels beaux effets devons-nous dire qu’ils produisent ?

CRATYLE : À mon avis personnel, leur fonction est d’enseigner, et on peut poser sans
aucune réserve que savoir les noms c’est savoir aussi les choses.

SOCRATE : Peut-être est-ce donc, Cratyle, quelque chose de ce genre que tu veux dire :
sachant quel est le nom, et il est tel qu’est précisément la chose, on saura dès lors aussi ce
qu’est la chose, puisque justement la chose se trouve être semblable au nom et qu’en fin de
compte c’est à une seule et même discipline que ressortit tout ce entre quoi existe
ressemblance mutuelle ? Évidemment, selon moi, tu suis ce principe quand tu dis : qui
connaîtra les noms, connaîtra aussi les choses.

CRATYLE : Ton langage est la vérité même.

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TEXTE 8. ROUSSEAU

« Le premier langage de l’homme, le langage le plus universel, le plus


énergique, et le seul dont il eut besoin, avant qu’il fallût persuader les
hommes assemblés, est le cri de la nature. Comme ce cri n’était arraché
que par une sorte d’instinct dans les occasions pressantes, pour implorer
du secours dans les grands dangers, ou du soulagement dans les maux
violents, il n’était pas d’un grand usage dans le cours ordinaire de la vie, où
règnent des sentiments plus modérés. Quand les idées des hommes
commencèrent à s’étendre et à se multiplier, et qu’il s’établit entre eux une
communication plus étroite, ils cherchèrent des signes plus nombreux et
un langage plus étendu ; ils multiplièrent les inflexions de la voix, et y
joignirent les gestes qui, par leur nature, sont plus expressifs, et dont le
sens dépend moins d’une détermination antérieure. Ils exprimaient donc
les objets visibles et mobiles par des gestes, et ceux qui frappent l’ouïe par
des sons imitatifs ; mais comme le geste n’indique guère que des objets
présents, ou faciles à décrire, et les actions visibles, qu’il n’est pas d’un
usage universel, puisque l’obscurité ou l’interposition d’un corps le rendent
inutile, et qu’il exige l’attention plutôt qu’il ne l’excite, on s’avisa enfin de
lui substituer les articulations de la voix, qui, sans avoir le même rapport
avec certaines idées, sont plus propres à les représenter toutes, comme
signes institués ; substitution qui ne put se faire que d’un commun
consentement, et d’une manière assez difficile à pratiquer pour les
hommes dont les organes grossiers n’avaient encore aucun exercice, et plus
difficile encore à concevoir pour elle-même, puisque cet accord unanime
dut être motivé, et que la parole paraît avoir été fort nécessaire, pour
établir l’usage de la parole. »

Rousseau, Essai sur l’origine des langues, 1781.

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TEXTE 9. ROUSSEAU

Essai sur l’origine des langues, 1781.

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TEXTE 10. FERDINAND DE SAUSSURE

Cours de linguistique générale (1916)

Signe – Signifiant – Signifié

Le lien unifiant le signifiant et le signifié est arbitraire, ou encore, puisque


nous entendons par signe le total résultant de l’association d’un signifiant
à un signifié, nous pouvons dire plus simplement : le signe linguistique
est arbitraire.

Ainsi l’idée de « sœur » n’est liée par aucun rapport intérieur avec la suite
de sons s-ö-r qui lui sert de signifiant ; il pourrait être aussi bien
représenté par n’importe quel autre : à preuve les différences entre les
langues et l’existence même de langues différentes. (...)

Le mot arbitraire appelle aussi une remarque. Il ne doit pas donner l’idée
que le signifiant dépend du libre choix du sujet parlant (on verra plus bas
qu’il n’est pas au pouvoir de l’individu de rien changer à un signe une fois
établi dans un groupe linguistique) ; nous voulons dire qu’il est immotivé,
c’est-à-dire arbitraire par rapport au signifié, avec lequel il n’a aucune
attache naturelle dans la réalité.

Cours de linguistique générale (1906-1911).

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Texte 10 bis
BARBARA CASSIN

Le Référent

« Le référent est l’élément extérieur à quoi quelque chose peut être rapporté,
référé. La linguistique saussurienne, pour qui « le signe linguistique unit, non
une chose et un nom, mais un concept et une image acoustique » (Ferdinand de
Saussure, Cours de linguistique générale), oblige à distinguer entre la fonction
référentielle, ou dénotation, et la signification, ou rapport entre signifiant et
signifié à l’intérieur même du signe. La signification lie une séquence sonore ou
graphique « arbre » à un sens : arbre ; la référence lie le signe « arbre » dans son
tout aux arbres existants. Mais si la dénotation concerne bien, comme il est
généralement admis, les signes occurrents, ceux de la parole, à la différence des
signes types qui sont ceux de la langue, il faut conclure que le référent doit être
aussi tel arbre présent ici, maintenant. Dès lors, la dénotation sera plus rare
qu’on ne croit, puisque aussi bien l’arbre est absent de la page et de la chambre.
À moins que ce dont le signe est signe ne soit pas si facile à déterminer : ainsi
chez Aristote, au début de son traité Sur l’interprétation, ce sont les « affections
de l’âme », elles-mêmes entretenant un rapport de similitude avec les choses,
que les mots émis pourraient avoir pour référents. Si donc la fonction
référentielle est une relation claire, l’identification du référent demeure
problématique. »

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TEXTES 11. BERGSON

A
« Pour tout dire, nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus
souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s’est
encore accentuée sous l’influence du langage. Car les mots (à l’exception des noms
propres) désignent des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus
commune et son aspect banal, s’insinue entre elle et nous ».
Le Rire (1899)
B
« Chacun de nous a sa manière d’aimer et de haïr et cet amour, cette haine, reflètent sa
personnalité tout entière. Cependant le langage désigne ces états par les mêmes mots
chez tous les hommes ; aussi n’a-t-il pu fixer que l’aspect objectif et impersonnel de
l’amour, de la haine, et des mille sentiments qui agitent l’âme. Nous jugeons du talent
d’un romancier à la puissance avec laquelle il tire du domaine public, où le langage les
avait ainsi fait descendre, des sentiments et des idées auxquels il essaie de rendre, par
une multiplicité de détails qui se juxtaposent, leur primitive et vivante individualité.
Mais de même qu’on pourra intercaler indéfiniment des points entre deux positions
d’un mobile sans jamais combler l’espace parcouru, ainsi, par cela seul que nous
parlons, par cela seul que nous associons des idées les unes aux autres et que ces idées
se juxtaposent au lieu de se pénétrer, nous échouons à traduire entièrement ce que
notre âme ressent : la pensée demeure incommensurable avec le langage. »
Essai sur les données immédiates de la conscience, 1889.
C
« En réalité, l’art de l’écrivain consiste surtout à nous faire oublier qu’il emploie des
mots. L’harmonie qu’il cherche est une certaine correspondance entre les allées et
venues de son esprit et celles de son discours, correspondance si parfaite que, portées
par la phrase, les ondulations de sa pensée se communiquent à la nôtre et qu’alors
chacun des mots, pris individuellement, ne compte plus : il n’y a plus rien que le sens
mouvant qui traverse les mots, plus rien que deux esprits qui semblent vibrer
directement, sans intermédiaire, à l’unisson l’un de l’autre. Le rythme de la parole n’a
donc d’autre objet que de reproduire le rythme de la pensée ; et que peut être le rythme

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de la pensée sinon celui des mouvements naissants, à peine conscients, qui
l’accompagnent ? » L’énergie spirituelle (1919)

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TEXTE 12. ROUSSEAU

Les idées générales ne peuvent s’introduire dans l’esprit qu’à l’aide des mots, et
l’entendement ne les saisit que par des propositions. C’est une des raisons pour
quoi les animaux ne sauraient se former de telles idées, ni jamais acquérir la
perfectibilité qui en dépend. Quand un singe va sans hésiter d’une noix à l’autre,
pense-t-on qu’il ait l’idée générale de cette sorte de fruit, et qu’il compare son
archétype à ces deux individus ? Non sans doute ; mais la vue de l’une de ces
noix rappelle à sa mémoire les sensations qu’il a reçues de l’autre, et ses yeux,
modifiés d’une certaine manière, annoncent à son goût la modification qu’il va
recevoir. Toute idée générale est purement intellectuelle ; pour peu que
l’imagination s’en mêle, l’idée devient aussitôt particulière. Essayez de vous
tracer l’image d’un arbre en général, jamais vous n’en viendrez à bout, malgré
vous il faudra le voir petit ou grand, rare ou touffu, clair ou foncé, et s’il
dépendait de vous de n’y voir que ce qui se trouve en tout arbre, cette image ne
ressemblerait plus à un arbre. Les êtres purement abstraits se voient de même,
ou ne se conçoivent que par le discours. La définition seule du triangle vous en
donne la véritable idée : sitôt que vous en figurez un dans votre esprit, c’est un
tel triangle et non pas un autre, et vous ne pouvez éviter d’en rendre les lignes
sensibles ou le plan coloré. Il faut donc énoncer des propositions, il faut donc
parler pour avoir des idées générales ; car sitôt que l’imagination s’arrête,
l’esprit ne marche plus qu’à l’aide du discours.

Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les Hommes (1755).

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TEXTE 13. NIETZSCHE

Tout mot devient immédiatement concept par le fait qu’il ne doit pas servir
justement pour l’expérience originale, unique, absolument individualisée, à
laquelle il doit sa naissance, c’est-à-dire comme souvenir, mais qu’il doit
servir en même temps pour des expériences innombrables, plus ou moins
analogues, c’est-à-dire, à strictement parler, jamais identiques, et ne doit
donc convenir qu’à des cas différents. Tout concept naît de l’identification
du non-identique. Aussi certainement qu’une feuille n’est jamais tout à fait
identique à une autre, aussi certainement le concept feuille a été formé grâce
à l’abandon délibéré de ces différences individuelles, grâce à un oubli des
caractéristiques, et il éveille alors la représentation, comme s’il y avait dans
la nature, en dehors des feuilles, quelque chose qui serait « la feuille », une
sorte de forme originelle selon laquelle toutes les feuilles seraient plissées,
dessinées, cernées, colorées, crêpées, peintes, mais par des mains malhabiles
au point qu’aucun exemplaire n’aurait été réussi correctement et sûrement
comme la copie fidèle de la forme originelle.

« Introduction théorétique sur la vérité et le mensonge


au sens extra-moral », in Le livre du philosophe (1873).

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TEXTE 14. HEGEL

« C’est dans les mots que nous pensons. Nous n’avons conscience de nos
pensées déterminées et réelles que lorsque nous leur donnons la forme
objective, que nous les différencions de notre intériorité, et, par suite, nous
les marquons d’une forme externe, mais d’une forme qui contient aussi le
caractère de l’activité interne la plus haute. C’est le son articulé, le mot, qui
seul nous offre l’existence où l’externe et l’interne sont si intimement unis.
Par conséquent, vouloir penser sans les mots, c’est une tentative insensée
[…]. Et il est également absurde de considérer comme un désavantage et
comme un défaut de la pensée cette nécessité qui lie celle-ci au mot. On
croit ordinairement, il est vrai, que ce qu’il y a de plus haut, c’est
l’ineffable. Mais c’est là une opinion superficielle et sans fondement ; car,
en réalité, l’ineffable, c’est la pensée obscure, la pensée à l’état de
fermentation, et qui ne devient claire que lorsqu’elle trouve le mot. Ainsi le
mot donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie. »

Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques (1817), §462.

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TEXTE 15. PLATON, GORGIAS

SOCRATE : À toi, maintenant, Gorgias. La rhétorique se trouve exercer son action et son
autorité entièrement par le discours, n’est-ce pas ?

GORGIAS : Oui.

SOCRATE : Dis-moi alors à propos de quoi. Quelle est parmi les choses existantes celle sur
laquelle portent les discours dont se sert la rhétorique ?

GORGIAS : Les plus grandes et les meilleures des choses humaines, Socrate.

SOCRATE : Mais Gorgias, ce que tu dis est ambigu et n’est en rien clair jusqu’ici. Je pense
que tu as entendu chanter dans les banquets cette chanson dans laquelle le chanteur passe en
revue les biens : le premier consiste à être en bonne santé, le second à être beau, le troisième,
selon la formule de la chanson, à s’enrichir sans malhonnêteté.

GORGIAS : Je connais la chanson. Mais que cherches-tu à me dire ?

SOCRATE : Ceci, que les artisans de ces biens dont l’auteur de la chanson fait l’éloge – le
médecin, le gymnaste, le financier – t’interpelleraient aussitôt :
Le médecin, le premier, dirait : « Socrate, Gorgias t’abuse. Ce n’est pas son art qui s’occupe
du plus grand bien des gens, mais le mien. » Et si moi-même alors je lui disais : « Mais toi,
qui es-tu pour dire cela ? », il répondrait, je suppose, qu’il est médecin.
« Que veux-tu dire? C’est ton art qui œuvre au plus grand bien ? »
« Comment ne serait-ce pas la santé, Socrate ? me répondrait-il sans doute. Est-il un bien plus
important pour les hommes que la santé ? »
Là-dessus, le gymnaste à son tour dirait : « Je serais étonné moi aussi, Socrate, que Gorgias
puisse te démontrer que son art produit un bien plus grand que celui que je peux démontrer
dans le mien. »
Je me tournerais cette fois vers lui : « Qui es-tu donc, toi, et que fais-tu ? »
« Je suis gymnaste, dirait-il, et mon métier est de façonner des hommes, beaux et forts. »

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Après le gymnaste, le financier dirait, plein de mépris, j’imagine, à l’égard de tous les autres :
« Regarde, Socrate, si le bien qu’on peut trouver auprès de Gorgias ou de n’importe qui
d’autre te paraît plus important que la richesse. » Je m’adresserais alors à lui : « Quoi ? Ce
sont des richesses que tu produis ? » Il acquiescerait.
« Alors ? Tu juges que la richesse est pour les hommes le plus grand  bien ? » lui dirions-
nous.
« Comment ne le serait-ce pas ? » reprendrait-il.
« Mais Gorgias, là, proteste en disant que son art est la cause d’un plus grand bien que le
tien », lui répondrions-nous. Il est évident qu’après cela il dirait : « Et quel est ce bien ? Que
Gorgias réponde. »
Eh bien, Gorgias, imagine que nous te demandions, eux et moi, de nous dire enfin ce que tu
affirmes être pour les hommes le plus grand bien et que tu prétends pouvoir produire.

GORGIAS : Cela même, Socrate, qui est réellement le plus grand bien :  ce qui procure aux
hommes à la fois la liberté et le pouvoir de dominer les autres dans leurs cités respectives.

SOCRATE : Que veux-tu dire par là ?

GORGIAS : Je veux dire : être capable par des discours de persuader les juges au Tribunal,
les conseillers au Conseil, le peuple assemblé à l’Assemblée, et dans toute autre réunion qui
soit une réunion de citoyens. En vérité, grâce à ce pouvoir tu feras de ton médecin ou de ton
gymnaste un esclave ; quant au financier, il laissera apparaître que c’est un autre qu’il enrichit
et non lui-même, mais toi qui sais parler et persuader la foule.

SOCRATE : À présent, Gorgias, je crois que tu es prêt de mettre en évidence la nature de ce


qu’est pour toi la rhétorique ; et si je te suis bien, tu dis que la rhétorique fait œuvre de
persuasion, et que toute son action et son objectif essentiel se ramènent à cela. Ou bien peux-
tu me dire une chose que la rhétorique fasse de plus que produire de la persuasion dans l’âme
des auditeurs ?

GORGIAS : Rien de plus, Socrate ; tu me sembles en avoir donné une définition


satisfaisante ; telle est bien sa caractéristique essentielle.

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TEXTE 16. PLATON, GORGIAS

GORGIAS : Que dirais-tu si tu savais que [la rhétorique] embrasse pour ainsi dire en
elle-même toutes les puissances. Je vais t’en donner une preuve frappante. J’ai souvent
accompagné mon frère et d’autres médecins chez un de leurs malades qui refusait de
boire une potion ou de se laisser amputer ou cautériser par le médecin. Or tandis que
celui-ci n’arrivait pas à les persuader, je l’ai fait, moi, sans autre art que la rhétorique.
Qu’un orateur et un médecin se rendent dans la ville que tu voudras, s’il faut discuter
dans l’assemblée du peuple ou dans quelque autre réunion pour décider lequel des
deux doit être élu comme médecin, j’affirme que le médecin ne comptera pour rien et
que l’orateur sera préféré, s’il le veut. Et quel que soit l’artisan avec lequel il sera en
concurrence, l’orateur se fera choisir préférablement à tout autre ; car il n’est pas de
sujet sur lequel l’homme habile à parler ne parle devant la foule d’une manière plus
persuasive que n’importe quel artisan. Telle est la puissance et la nature de la
rhétorique.
Toutefois, Socrate, il faut user de la rhétorique comme de tous les autres arts de
combat. Ceux-ci en effet ne doivent pas s’employer contre tout le monde indifférem-
ment, et parce qu’on a appris le pugilat, le pancrace, l’escrime avec des armes
véritables, de manière à s’assurer la supériorité sur ses amis et ses ennemis, ce n’est
pas une raison pour battre ses amis, les transpercer et les tuer. Ce n’est pas une raison
non plus, par Zeus, parce qu’un homme qui a fréquenté la palestre et qui est devenu
robuste et habile à boxer aura ensuite frappé son père et sa mère ou tout autre parent ou
ami, ce n’est pas, dis-je, une raison pour prendre en aversion et chasser de la cité les
pédotribes et ceux qui montrent à combattre avec des armes : car si ces maîtres ont
transmis leur art à leurs élèves, c’est pour en user avec justice contre les ennemis et les
malfaiteurs, c’est pour se défendre, et non pour attaquer. Mais il arrive que les élèves,
prenant le contrepied, se servent de leur force et de leur art contre la justice. Ce ne sont
donc pas les maîtres qui sont méchants et ce n’est point l’art non plus qui est
responsable de ces écarts et qui est méchant, c’est, à mon avis, ceux qui en abusent.

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On doit porter le même jugement de la rhétorique. Sans doute l’orateur est capable de
parler contre tous et sur toute chose de manière à persuader la foule mieux que
personne, sur presque tous les sujets qu’il veut ; mais il n’est pas plus autorisé pour
cela à dépouiller de leur réputation les médecins ni les autres artisans, sous prétexte
qu’il pourrait le faire ; au contraire, on doit user de la rhétorique avec justice comme
de tout autre genre de combat. Mais si quelqu’un qui s’est formé à l’art oratoire, abuse
ensuite de sa puissance et de son art pour faire le mal, ce n’est pas le maître, à mon
avis, qu’il faut haïr et chasser des villes ; car c’est en vue d’un bon usage qu’il a
transmis son savoir à son élève, mais celui-ci en fait un usage tout opposé. C’est donc
celui qui en use mal qui mérite la réprobation, l’exil et la mort, mais non le maître.

TEXTE 17. ÉRIC WEIL

« Le problème qui se pose à celui qui cherche la nature du dialogue n’est
nul autre que celui de la violence et de la négation de celle-ci. Car que faut-il
pour qu’il puisse y avoir un dialogue ? La logique ne permet qu’une chose, à
savoir, que le dialogue, une fois engagé, aboutisse, que l’on puisse dire lequel
des interlocuteurs a raison, plus exactement, lequel des deux a tort : car s’il est
certain que celui qui se contredit a tort, il n’est nullement prouvé que celui qui
l’a convaincu de ce seul crime contre la loi du dialogue ne soit pas également
fautif, avec ce seul avantage, tout temporaire, qu’il n’en a pas encore été
convaincu. […] Mais pourquoi l’homme accepte-t-il une situation dans laquelle
il peut être confondu ?
Il l’accepte, parce que la seule autre issue est la violence : quand on n’est
pas du même avis, il faut se mettre d’accord ou se battre jusqu’à ce que l’une
des thèses disparaisse avec celui qui l’a défendue. […] Concrètement parlant,

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quand il n’est pas en jeu, le dialogue porte, en dernier ressort, toujours sur la
façon selon laquelle on doit vivre. »
Logique de la philosophie, 1950.

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