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LE LANGAGE N’EST-IL QU’UN INSTRUMENT DE COMMUNICATION ?

Les choses et les mots sont très rigoureusement entrecroisés : la nature ne se donne qu’à travers la grille des
dénominations, et elle qui, sans de tels noms, resterait muette et invisible, scintille au loin derrière eux,
continûment présente au-delà de ce quadrillage qui l’offre pourtant au savoir et ne la rend visible que toute
traversée de langage.
Michel Foucault, les Mots et les Choses, pp 51, 53, 173. (1966)

 Vous aurez besoin pour lire ces # textes de concepts qui sont utilisés en linguistique mais également par les
philosophes et depuis bien longtemps : cf. les stoïciens.
 Vous avez une définition de certains de ces concepts dans les textes de SAPIR, HAGÈGE et BENVENISTE :
signal, signe, symbole, concept.
 Allez lire votre manuel p. 218-219 où l’on vous définit les concepts de langage/langue ainsi que la #
signifiant/signifié/référent.
 Toujours dans votre manuel, lisez le § sur la double articulation p. 218.

1/ Comment fonctionne le langage ?

A/Le langage est concept :


Le langage est un moyen de communication purement humain et non instinctif, pour les idées, les
émotions et les désirs, par l'intermédiaire d'un système de symboles créés à cet effet. Ces symboles
sont en premier lieu auditifs et sont produits par ce qu'on nomme « les organes de la parole ». (…)
L’essence même du langage réside dans le fait de considérer certains sons conventionnels et
volontairement articulés comme représentant les divers produits de l'expérience.
(…) Mais les produits innombrables de notre expérience demandent à être considérablement
élagués et groupés avant qu'il soit possible de les classer en symboles, et ce classement est
indispensable si nous voulons exprimer des idées. Les éléments du langage, les symboles de ce que
nous connaissons, doivent être attachés à des groupes entiers, à des catégories bien définies de
produits de l'expérience, plutôt qu'à un seul produit. C'est seulement ainsi que la communication des
idées devient possible, car l'expérience unique reste au fond dans la conscience individuelle et est à
proprement parler incommunicable. Pour que la communication puisse s'établir, cette expérience
individuelle doit se ranger dans une des catégories tacitement reconnues par la collectivité.
(Ainsi) cette maison-ci et cette maison-là et des milliers d'autres cas du même genre sont
considérés comme ayant assez de points en commun, malgré d'évidentes différences de détail, pour
être compris dans la même appellation. En d'autres termes, l'élément du langage « maison » est le
symbole, le premier de tous, non d'une perception isolée, même pas de la notion d'un objet particulier,
mais d'un « concept », c'est-à-dire d'une enveloppe commode des idées qui comprend des milliers
d'éléments distincts de l'expérience et qui peut en contenir encore des milliers. Si les éléments séparés
du langage sont les symboles de concepts, l'ensemble du langage lui-même peut s'interpréter comme
étant la relation orale de l'établissement de ces concepts dans leurs rapports mutuels.
Edward SAPIR, Le langage. Introduction à l'étude de la parole.
Chapitre 1: Introduction : définition du langage. (1921)

B/Le langage est construction du monde :


Si, pour les hommes, l’univers possède une existence c’est dans la mesure où leurs langues
donnent des noms à ce que leurs sens et leurs machines peuvent en percevoir. Il importe peu aux
choses d’avoir des noms ou de n’en pas avoir. Mais il importe beaucoup à l’espèce qui vit au milieu
d’elles de leur en donner. Vérité sur le langage que rappelle, dans un autre contexte mais aussi
clairement que les traités théoriques, le plus linguistique des ouvrages de fiction, Alice au pays des
merveilles : « Est-ce que les insectes répondent à leurs noms ? » : demande le taon. Sur quoi Alice :
« Pas à ma connaissance». « À quoi leur sert d’avoir des noms », réplique le taon, si ce n’est pour y
répondre ?». À cela, Alice répartit : « À eux, ça ne sert à rien mais j’imagine que cela a une utilité pour
les gens qui les nomment. Autrement, pourquoi les choses auraient-elles des noms ? ».
Cependant, nommer n’est pas reproduire, mais classer. Donner un nom aux choses, ce n’est pas
leur attribuer une étiquette. Construire ou interpréter des phrases, ce n’est pas prendre ou contempler
une photographie d’objets. Si les mots des langues n’étaient que des images des choses, aucune
pensée ne serait possible. Le monde ne sécrète pas de pensée. Or, il est pensable pour l’homme, qui
tient des discours sur lui. C’est donc que les mots, et plus précisément ce qu’en linguistique on appelle
signes, ne sont pas de simples étiquettes dont l’ensemble constituerait les langues en purs inventaires.
Ce ne sont pas les articles énumérables d’une taxinomie. Ce sont des sources de concepts. Par eux,
l’univers se trouve ordonné en catégories conceptuelles. Des catégories, donc, qui ne sont d’aucune
manière inhérentes à la nature des choses. La langue reconstruit à son propre usage, en se les
appropriant, les objets et notions du monde extérieur (qui constituent ce que les linguistes appellent le
référent). Et cette construction est elle-même soumise à modifications, puisque les emplois dans des
situations de discours sont toujours variables. (…)
Ainsi les langues, en parlant le monde, le réinventent. Elles ordonnent objets et notions selon ce
qu’on pourrait appeler un principe de double structuration.

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La première structuration est celle qui crée des catégories par abstraction, et les hiérarchise. Le
monde ne contient pas d’objets qui représentent la pluralité, la singularité, la dualité, l’animé,
l’humain, la qualité, la quantité, la possession, la détermination, l’agent, le patient, la transitivité, la
couleur, la parenté. Mais ces catégories sont présentes dans les langues en tant qu’universaux : non
pas toutes à la fois selon les mêmes structures formelles dans n’importe quelle langue, mais en tant
qu’ensemble d’éléments possibles, au sein duquel chacune occupe une position.
La seconde structuration est interne. C’est celle qui organise les langues elles-mêmes, à plusieurs
niveaux, en réseaux de solidarités. Le signifié d’un signe, au sein du lexique et, en particulier, d’une
zone sémantique, est défini par sa différence.
Claude HAGÈGE L’Homme de paroles, 1985, Folio essais, 2002, p. 169-171.

2/ Le langage : un besoin social.

L’usage général de la parole est de transformer notre discours mental en discours verbal, et
l’enchaînement de nos pensées en un enchaînement de mots ; et ceci en vue de deux avantages :
d’abord d’enregistrer les consécutions de nos pensées ; celles-ci, capables de glisser hors de notre
souvenir et de nous imposer ainsi un nouveau travail, peuvent être rappelées par les mots qui ont
servi à les noter ; le premier usage des dénominations est donc de servir de marques ou de notes en
vue de la réminiscence. L’autre usage consiste, quand beaucoup se servent des mêmes mots, en ce
que ces hommes se signifient l’un à l’autre, par la mise en relation et l’ordre de ces mots, ce qu’ils
conçoivent ou pensent de chaque question, et aussi ce qu’ils désirent, ou qu’ils craignent, ou qui éveille
en eux quelque autre passion. Dans cet usage, les mots sont appelés des signes.
Thomas Hobbes, Léviathan, Chapitre 4. (1651)

Le langage possède une propriété fondamentale, qui contribue à le distinguer des constructions
culturelles, et qui pourtant semble ne pas avoir été relevée en tant que telle par les philosophes, les
anthropologues ou les linguistes. Il s'agit du caractère obligatoire de l'activité langagière. Les individus
en bonne santé, à de très rares exceptions près, ne peuvent s'empêcher d'avoir une activité
conversationnelle. Leurs relations sociales passent obligatoirement par le langage. Cela peut sembler
un truisme, ce n'en est pas un. Nous disposons de suffisamment de signaux non linguistiques qui nous
permettraient d'assurer un niveau de socialisation parfaitement viable. Si le langage était une
invention culturelle au même titre que le jazz, l'écriture ou la poterie, il devrait être possible de choisir
de rester muet, de même qu'on peut choisir de ne pas jouer de jazz, de ne jamais écrire et de ne
jamais tenter de façonner un vase de ses mains. Un tel choix, dans le cas du langage, ne nous échoit
pas. L'apprentissage du langage est bien quelque chose qui « nous arrive » dans nos premières
années, et les êtres humains en bonne santé et socialisés recherchent tous la conversation de certains
de leurs semblables.
L'activité langagière répond à une véritable pulsion. Nous en ressentons le besoin en certaines
circonstances ; par exemple lorsqu'un silence a duré trop longtemps ; quand, témoin d’un événement
inattendu, on attire l'attention des autres ; quand on interrompt sa lecture et dérange la personne qui
est à côté de soi pour lui offrir un commentaire. Les révélations inattendues découvertes dans un
texte, de même que les absurdités qui nous exaspèrent, sont autant d'occasions qui provoquent ce
réflexe de communication. Ainsi, l'envie de communiquer apparaît comme un besoin réflexe.
Jean-Louis DESSALLES : Aux origines du langage ; une histoire naturelle de la parole. (2020)

3/ Le langage, source de la pensée ET de la société : source de l’entrée dans l’ordre


humain.

Le langage représente la forme la plus haute d’une faculté qui est inhérente à la condition humaine,
la faculté de symboliser.
Entendons par là, très largement, la faculté de représenter le réel par un « signe » et de
comprendre le « signe » comme représentant le réel, donc d’établir un rapport de « signification »
entre quelque chose et quelque chose d’autre.
Employer un symbole est cette capacité de retenir d’un objet sa structure caractéristique et de
l’identifier dans des ensembles différents. C’est cela qui est propre à l’homme et qui fait de l’homme un
être rationnel. La faculté symbolisante permet en effet la formation du concept comme distinct de
l’objet concret, qui n’en est qu’un exemplaire. Là est le fondement de l’abstraction. (…) Or, cette
capacité représentative d’essence symbolique qui est à la base des fonctions conceptuelles n’apparaît
que chez l’homme. Elle s’éveille très tôt chez l’enfant, avant le langage, à l’aube de sa vie consciente.
Elle fait défaut à l’animal.
(…) Prenons d’abord grand soin de distinguer deux notions qui sont bien souvent confondues quand
on parle du « langage animal » : le signal et le symbole.
Un signal est un fait physique relié à un autre fait physique par un rapport naturel ou conventionnel
: éclair annonçant l’orage ; cloche annonçant le repas ; cri annonçant le danger. L’animal perçoit le
signal et il est capable d’y réagir adéquatement. On peut le dresser à identifier des signaux variés,
c’est-à-dire à relier deux sensations par la relation de signal. (…) L’homme aussi, en tant qu’animal,
réagit à un signal. Mais il utilise en outre le symbole qui est institué par l’homme ; il faut apprendre le
sens du symbole, il faut être capable de l’interpréter dans sa fonction signifiante et non plus seulement
de le percevoir comme impression sensorielle, car le symbole n’a pas de relation naturelle avec ce qu’il
symbolise. L’homme invente des symboles ; l’animal, non. (…) On dit souvent que l’animal dressé

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comprend la parole humaine. En réalité l’animal obéit à la parole parce qu’il a été dressé à la
reconnaître comme signal, mais il ne saura jamais l’interpréter comme symbole. Pour la même raison,
l’animal exprime ses émotions, il ne peut les dénommer. On ne saurait trouver au langage un
commencement ou une approximation dans les moyens d’expression employés chez les animaux.
Entre la fonction sensori-motrice et la fonction représentative, il y a un seuil que l’humanité seule a
franchi.
Car l’homme n’a pas été créé deux fois, une fois sans langage et une fois avec le langage.
L’émergence de Homo dans la série animale peut avoir été favorisée par sa structure corporelle ou son
organisation nerveuse, mais elle est due avant tout à sa faculté de représentation symbolique, source
commune de la pensée, du langage et de la société.
Émile BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale, p 26-27. (1966)

L’invention de l’art de communiquer nos idées dépend moins des organes qui nous servent à cette
communication, que d’une faculté propre à l’homme, qui lui fait employer ses organes à cet usage, et
qui, si ceux-là lui manquaient, lui en ferait employer d’autres à la même fin. Donnez à l'homme une
organisation tout aussi grossière qu'il vous plaira : sans doute il acquerra moins d'idées ; mais, pourvu
qu'il y ait entre lui et ses semblables quelque moyen de communication par lequel l'un puisse agir et
l'autre sentir, ils parviendront à se communiquer enfin tout autant d'idées qu'ils en auront.
Les animaux ont pour cette communication une organisation plus que suffisante, et jamais aucun
d’eux n’en a fait usage. Voilà, ce me semble, une différence bien caractéristique. Ceux d’entre eux qui
travaillent et vivent en commun, les castors, les fourmis, les abeilles, ont quelque langue naturelle
pour s’entre-communiquer, je n’en fais aucun doute. Il y a même lieu de croire que la langue des
Castors et celle des Fourmis sont dans le geste & parlent seulement aux yeux. Quoiqu’il en soit, par
cela même que les unes et les autres de ces langues sont naturelles, elles ne sont pas acquises ; les
animaux qui les parlent les ont en naissant : ils les ont tous et partout la même. Ils n’en changent
point, ils n’y font point de progrès. La langue de convention n’appartient qu’à l’homme. Voilà pourquoi
l’homme fait des progrès, soit en bien, soit en mal, et pourquoi les animaux n’en font point.
Jean-Jacques ROUSSEAU, Essai sur l'origine des langues. (1781

4/ Le langage – une transmission d’informations / la parole – l’ordre du vrai :

[…] il y a deux ordres de connaissance, deux sortes de références pour l’homme. Celles qui se
rapportent à cette réalité concrète, expérimentale qui l’entoure, et celles qui proviennent de cet
univers parlé, qu’il invente, qu’il institue, qu’il « origine » par la parole, où il puise sens et
compréhension, où il dépasse cette condition réelle de sa vie pour entrer dans un autre univers, qu’on
l’appelle fantasmatique, schizophrène, imaginaire, tout ce que l’on veut, peu m’importe : je constate
que depuis que l’homme est homme il a éprouvé la nécessité impérieuse de se constituer un autre
univers que le constatable et qu’il l’a constitué par la parole, et que cela, il l’a dénommé vérité. Que
(l’on) fasse du rêve d’un autre monde, (…) de l’imaginaire, (…) ou du mythe le spécifiant de l’homme,
sa singularité unique, peu m’importe, ce qui compte pour moi, c’est que la valeur unique de la parole
réside là. Elle n’est pas liée au réel, mais à sa capacité de création de cet univers autre, sur-réel si on
veut, méta-réel, métaphysique, que par commodité on peut donc nommer l’ordre du vrai. La parole est
créatrice, fondatrice, génératrice du vrai. En faisant bien attention au fait que je n’établis pas là une
hiérarchie, d’un réel médiocre et sans valeur à une vérité transcendante. J’établis deux ordres
différents. Je ne parle pas encore de Vérité, mais simplement de l’ordre du vrai (qui est aussi celui du
non-vrai, de l’erreur et du mensonge, assurément !). Ce n’est pas à dire que la parole n’ait rien à faire
avec la réalité. Mais je cherche le spécifique. Celui-ci réside dans ce que rien d’autre que la parole ne
peut atteindre, ni instituer, l’ordre du vrai.
Jacques ELLUL : La parole humiliée, p. 26-27. (1981)

5/ Le langage : expression d’un « je (qui) pense » donc d’un sujet libre :

C'est une chose bien remarquable qu'il n'y a point d'hommes si hébétés et si stupides, sans
excepter même les insensés, qu'ils ne soient capables d'arranger ensemble diverses paroles, et d'en
composer un discours par lequel ils fassent entendre leurs pensées ; et qu'au contraire il n'y a point
d'autre animal, tant parfait et tant heureusement né qu'il puisse être, qui fasse le semblable. Ce qui
n'arrive pas de ce qu'ils ont faute d'organes, car on voit que les pies et les perroquets peuvent proférer
des paroles ainsi que nous, et toutefois ne peuvent parler ainsi que nous, c'est-à-dire en témoignant
qu'ils pensent ce qu'ils disent ; au lieu que les hommes qui, étant nés sourds et muets, sont privés des
organes qui servent aux autres pour parler, autant ou plus que les bêtes, ont coutume d'inventer
d'eux-mêmes quelques signes par lesquels ils se font entendre à ceux qui étant ordinairement avec
eux ont loisir d'apprendre leur langue. Et ceci ne témoigne pas seulement que les bêtes ont moins de
raison que les hommes, mais qu'elles n'en ont point du tout. Car on voit qu'il n'en faut que fort peu
pour savoir parler ; et d'autant qu'on remarque de l'inégalité entre les animaux d'une même espèce
aussi bien qu'entre les hommes, et que les uns sont plus aisés à dresser que les autres, il n'est pas
croyable qu'un perroquet qui serait des plus parfaits de son espèce n'égalât en cela un enfant des plus
stupides, ou du moins un enfant qui aurait le cerveau troublé, si leur âme n'était d'une nature du tout
différente de la nôtre. Et on ne doit pas confondre les paroles avec les mouvements naturels qui
témoignent des passions, et peuvent être imités par des machines aussi bien que par des animaux ; ni
penser, comme quelques anciens, que les bêtes parlent, bien que nous n'entendions pas leur langage.

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Car, s'il était vrai, puisqu'elles ont plusieurs organes qui se rapportent aux nôtres, elles pourraient
aussi bien se faire entendre à nous qu'à leurs semblables.
René DESCARTES, Discours de la Méthode, Vème Partie. (1637)

6/ Le langage : simple outil OU accomplissement de la pensée ?

A/Le langage : un moyen de coopération.


D'où viennent les idées qui s'échangent ? Quelle est la portée des mots ? Il ne faut pas croire que la
vie sociale soit une habitude acquise et transmise. L’homme est organisé pour la cité comme la fourmi
pour la fourmilière, avec cette différence pourtant que la fourmi possède les moyens tout faits
d’atteindre le but, tandis que nous apportons ce qu’il faut pour les réinventer et par conséquent pour
en varier la forme. Chaque mot de notre langue a donc beau être conventionnel, le langage n’est pas
une convention, et il est aussi naturel à l’homme de parler que de marcher. Or, quelle est la fonction
primitive du langage ? C’est d’établir une communication en vue d’une coopération. Le langage
transmet des ordres ou des avertissements. Il prescrit ou il décrit. Dans le premier cas, c’est l’appel à
l’action immédiate ; dans le second, c’est le signalement de la chose ou de quelqu’une de ses
propriétés, en vue de l’action future. Mais, dans un cas comme dans l'autre, la fonction est industrielle,
commerciale, militaire, toujours sociale. Les choses que le langage décrit ont été découpées dans le
réel par la perception humaine en vue du travail humain. Les propriétés qu'il signale sont les appels de
la chose à une activité humaine. Le mot sera donc le même, comme nous le disions, quand la
démarche suggérée sera la même, et notre esprit attribuera à des choses diverses la même propriété,
se les représentera de la même manière, les groupera enfin sous la même idée, partout où la
suggestion du même parti à tirer, de la même action à faire, suscitera le même mot. Telles sont les
origines du mot et de l’idée. L’un et l’autre ont sans doute évolué. Ils ne sont plus aussi grossièrement
utilitaires. Ils restent utilitaires cependant. La pensée sociale ne peut pas ne pas conserver sa structure
originelle
Henri BERGSON, La pensée et le mouvant. (1934)

B/Comment être soi dans une langue commune ?


Enfin, pour tout dire, nous ne voyons pas les choses mêmes : nous nous bornons, le plus souvent, à
lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s'est encore accentuée sous
l'influence du langage. Car les mots (à l'exception des noms propres) désignent des genres. Le mot,
qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s'insinue entre elle et
nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins
qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos
propres états d'âme qui se dérobent à nous dans ce qu'ils ont d'intime, de personnel, d'originalement
vécu. Quand nous éprouvons de l'amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes,
est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et
les mille résonances profondes qui en font quelque chose d'absolument nôtre ? Nous serions alors tous
romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais le plus souvent, nous n'apercevons de notre état d'âme
que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel,
celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu'il est à peu près le même, dans les
mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l'individualité nous
échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles, comme en un champ clos où
notre force se mesure utilement avec d’autres forces ; et fascinés par l’action, attirés par elle, pour
notre plus grand bien, sur le terrain qu’elle s’est choisi, nous vivons dans une zone mitoyenne entre les
choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes.
Henri BERGSON, Le Rire. (1900)

C/Parole parlée – banale – instituée ET parole parlante :


Si la parole présupposait la pensée, si parler c’était d’abord se joindre à l’objet par une intention de
connaissance ou par une représentation, on ne comprendrait pas pourquoi la pensée tend vers
l’expression comme vers son achèvement, pourquoi l’objet le plus familier nous paraît indéterminé tant
que nous n’en avons pas retrouvé le nom, pourquoi le sujet pensant lui-même est dans une sorte
d’ignorance de ses pensées tant qu’il ne les a pas formulées pour soi ou même dites et écrites, comme
le montre l’exemple de tant d’écrivains qui commencent un livre sans savoir au juste ce qu’ils y
mettront. Une pensée qui se contenterait d’exister pour soi, hors des gênes de la parole et de la
communication, aussitôt apparue tomberait à l’inconscience, ce qui revient à dire qu’elle n’existerait
pas même pour soi. (…) En ce sens nous nous donnons notre pensée par la parole intérieure ou
extérieure. Elle progresse dans l’instant et comme par fulgurations, mais il nous reste ensuite à nous
l’approprier et c’est par l’expression qu’elle devient nôtre. La dénomination des objets ne vient pas
après la reconnaissance, elle est la reconnaissance même.
(…) La pensée n’est (donc) rien « d’intérieur », elle n’existe pas hors du monde et hors des mots.
Ce qui nous trompe là-dessus, ce qui nous fait croire à une pensée qui existerait pour soi avant
l’expression, ce sont les pensées déjà constituées et déjà exprimées que nous pouvons rappeler à nous
silencieusement et par lesquelles nous nous donnons l’illusion d’une vie intérieure. Mais en réalité ce
silence prétendu est bruissant de paroles, cette vie intérieure est un langage intérieur.
(…) Mais nous vivons dans un monde où la parole est instituée. Pour toutes ces paroles banales,
nous possédons en nous-mêmes des significations déjà formées. Elles ne suscitent en nous que des
pensées secondes ; celles-ci à leur tour se traduisent en d’autres paroles qui n’exigent de nous aucun

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véritable effort d’expression et ne demanderont à nos auditeurs aucun effort de compréhension. (…)
C’est à l’intérieur d’un monde déjà parlé et parlant que nous réfléchissons. Nous perdons conscience de
ce qu’il y a de contingent dans l’expression et dans la communication, soit chez l’enfant qui apprend à
parler, soit chez l’écrivain qui dit et pense pour la première fois quelque chose, enfin chez tous ceux
qui transforment en parole un certain silence.
Maurice MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, p. 206-207, p. 211-212. (1945)
7/ Le pouvoir des mots : le langage comme instrument de maitrise et de domination.

 Ou quand communiquer ou transmettre une information n’est même plus la finalité du langage puisqu’il ne s’agit
pas de mettre qqc en commun/de partager qqc/d’échanger, mais d’être cru et pire : craint.

Socrate – Voyons, je te prie, ce que nous devons penser de la rhétorique. Car, pour moi, je
n’arrive pas encore à voir clairement ce que j’en pense. Quand une assemblée se réunit pour choisir un
médecin, un constructeur de navires ou toute autre espèce d’ouvriers, appartient-il à l’orateur de
donner un avis ? Nullement, car il est clair que, dans tous ces choix, c’est le plus habile en son métier
qu’il faut prendre. De même, s’il s’agit de bâtir des murs, d’installer des ports ou des arsenaux, c’est
aux architectes qu’on demandera conseil (…) Gorgias, quel bénéfice retirerons-nous de tes leçons ? Sur
quelles affaires deviendrons-nous capables de conseiller la cité ? Est-ce seulement sur le juste et
l’injuste, ou encore sur les sujets que je viens d’énumérer ?
Gorgias – Je vais essayer, Socrate, de te dévoiler clairement la puissance de la rhétorique dans
toute son ampleur. Tu n’ignores certainement pas que ces arsenaux, ces murs d’Athènes et toute
l’organisation de vos ports doivent leur origine pour une part aux conseils de Thémistocle et pour le
reste à ceux de Périclès, mais nullement à ceux des hommes du métier. (…) Et quand il s’agit d’une de
ces élections dont tu parlais tout à l’heure, tu peux constater que ce sont encore les orateurs qui
donnent leur avis en pareille matière et qui le font triompher.
SOCRATE – Justement, voilà ce qui m'étonne, Gorgias, et je me demande depuis longtemps de
quoi peut bien être fait le pouvoir de la rhétorique. Elle a l'air d'être divine, quand on la voit comme
cela, dans toute sa grandeur !
GORGIAS – Si tu savais tout, Socrate, tu saurais que l’art oratoire englobe en lui-même et tient
sous sa domination toutes les puissances. Je vais d’ailleurs t'en donner une preuve frappante. Je suis
allé, souvent déjà, avec mon frère ou d'autres médecins, visiter des malades qui ne consentaient ni à
boire leur remède ni à se laisser saigner ou cautériser par le médecin. Et là où les exhortations du
médecin restaient vaines, moi, je parvenais, par le seul art de la rhétorique, à les convaincre. Qu’un
orateur et un médecin aillent ensemble dans la ville que tu voudras et si une discussion doit s’engager
à l’assemblée du peuple, ou dans une réunion quelconque, pour décider lequel des deux sera élu
comme médecin, j’affirme qu’on ne fera nulle attention au médecin et que l’orateur sera préféré s’il le
voulait. Il en sera de même en face de tout autre artisan : c’est toujours l’orateur qui se ferait choisir
plutôt que n’importe quel autre compétiteur. car il n’y a point de sujet sur lequel, l’homme qui connaît
l’art oratoire, ne puisse parler devant la foule d’une manière plus persuasive que l’homme de métier.
Voilà ce qu’est la rhétorique et ce qu’elle peut. Toutefois, Socrate, il faut user de cet art comme de
tous les autres arts de combat. Quels que soient ceux qu’on cultive, ce n’est pas une raison pour en
user contre tout le monde : cela ne nous donne pas le droit de frapper nos amis, de les transpercer et
de les tuer. Et d’un autre côté, ce n’est pas une raison non plus, parce qu’un habitué des gymnases,
devenu robuste de corps et bon pugiliste, aura abusé de son avantage pour frapper son père, sa mère,
ou quelque autre de ses proches ou amis, pour condamner et exiler des cités les entraineurs et les
maîtres d’armes. Ceux-ci ont transmis leur art à des disciples pour qu’ils en fassent usage avec justice
contre les ennemis et contre les méchants, pour se défendre et non pour attaquer ; mais il arrive que
les disciples détournent vers des fins opposées leur force et leur art. Les maîtres ne sont donc pas
coupables et leur art n’en porte ni la responsabilité ni ne mérite le blâme : toute la faute est à ceux qui
en usent mal. Le même raisonnement s’applique à la rhétorique. L’orateur, sans doute, est capable de
parler contre tout adversaire, et sur tout sujet, de manière à persuader la foule mieux qu’un autre et à
obtenir d’elle tout ce qu’il veut ; mais il ne résulte pas de là qu’il doive dépouiller de leur gloire les
médecins ni les autres artisans, par la seule raison qu’il le pourrait ; on doit user de la rhétorique avec
justice, comme de toutes les armes.
PLATON, Gorgias, 456 a sq. (390-385 av. J.-C.)

 Je vous conseille et vous encourage vivement à lire la dystopie de George Orwell, 1984, paru en 1949. Vous y
verrez ce qui a pu se faire dans les # régimes totalitaires mais ce qui est aussi devenu une habitude dans tous nos
États contemporains : formater le langage des citoyens, proscrire certains mots, inventer des mots qui « lissent » la
réalité vécue par certains etc.

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