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Introduction

ARISTOTE, philosophe de l'antiquité grecque, définissait l'homme comme « le vivant


possédant le langage. » Cette capacité linguistique apparaît comme l'apanage du seul être
humain et qui le distingue des autres êtres vivants. C'est cette faculté qui le rendrait même
apte à penser et à communiquer, aptitude à même de le hisser au-dessus des autres êtres
vivants de l'univers. C'est ce qui fait dire que réfléchir sur le langage, revient à répondre à la
question suivante : Quels sont les pouvoirs du langage ? Autrement dit, par le langage
l'homme peut-il être maître du monde ? Ou au contraire les faiblesses des hommes résident
elles dans celles de leur langage, dans la diversité des langues ? Par le langage les hommes
peuvent-ils surmonter leurs différends ou au contraire les difficultés de la communication
liées aux faiblesses du langage exacerbent-t-elles les incompréhensions entre les hommes ?
Après avoir clarifié la notion du langage, nous nous interrogerons sur son origine et
ses fonctions à l'effet d'apprécier ses pouvoirs à travers ses forces et éventuellement ses
faiblesses.
I- Clarification conceptuelle
a. Définition
De façon vulgaire, on définit le langage comme la simple faculté de parler et son produit ; cette vision
réduit le langage à la parole, qui est la forme primitive du langage, à la limite une « institution
naturelle ». C'est dans cette optique que Jean-Jacques Rousseau soutient que « les passions arrachèrent
les premières voix ». Selon lui, l'homme s'est mis d'abord à chanter avant de parler dans une langue
articulée. Les cris et les gémissements sont des mélodies qui s'ignorent. La parole est donc notre
premier moyen d'expression et de communication. C'est la forme originelle du langage.
Au-delà de cette conception courante, l'approche psychologique regarde le langage comme un système
ou un ensemble socialement institué et stable de signes ou de symboles écrits ou verbaux utilisés
intentionnellement par un sujet à la fois pour exprimer des pensées, des sentiments, des volontés et
pour les communiquer à autrui tandis que l'approche linguistique le regarde comme la faculté de
constituer une langue, c-à-d un système de signes distincts correspondant à des idées distinctes que
partage une communauté donnée. Précisons en passant que la langue évolue de façon constante parce
que soumise à des éléments de la vie sociale. Les mots et expressions en vogue ou à la mode ou
propres à une génération constituent ici une illustration. Le langage parlé est une modalité parmi tant
d'autres ; l'approche sociologique enfin définit le langage comme le produit de la vie en société de
nature culturelle ayant pour fin la communication entre les membres ; précisons ici que les
physiologistes admettent que les organes phonatoires n'étaient pas faits initialement pour parler mais
pour remplir des fonctions physiologiques et que c'est la nécessité qui a conduit à ce détournement, à
l'emprunt. Mais outre cette variation sémantique, la question qui reste pendante est celle de la
spécificité du langage humain.
b. De la spécificité du langage humain
La spécificité du langage humain tient essentiellement à deux éléments : d'une part elle réside
dans sa double articulation. En effet, le langage humain, parce que, constitué d'un ensemble de signes
ou de symboles distincts et significatifs, même en nombre réduit, ces derniers peuvent être composés,
décomposés et recomposés pour donner naissance à une infinité de combinaisons. D'autre part, la
spécificité du langage humain tient au fait que les signes du langage humain sont traductibles dans les
autres langues. On parle donc de plasticité du langage humain qui est absente dans le langage dit
animal. Certes certains animaux vivant en groupe ont développé certaines formes évoluées de
communication mais ils n'utilisent pas des signes composés. Au contraire ces animaux usent des
signaux indécomposables. Ils possèdent leur langage depuis la naissance ; ils n'ont pas à l'apprendre.
C'est l'instinct qui le dicte ; ce langage est inné, et non acquis.
c. Des fonctions du langage

Grâce au langage, les hommes partagent leurs idées, leurs sentiments, leurs énergies,
leurs forces. Par la mise en commun des idées, les hommes deviennent plus savants et par la
mise en synergie de leurs forces ils augmentent leur puissance. Et parce qu'ils mettent en
commun leurs sentiments ils réduisent leurs distances, ils brisent les murs ou barrières
psychologiques qui existaient entre eux, en court, ils finissent par se reconnaître et
communiquer entre eux. Par cette communication, ils parviennent à organiser le travail et à
satisfaire leurs besoins. C'est dans ce sens que Henri Bergson parle de fonction utilitaire du
langage.
Outre la communication, le langage a une fonction conative, encore appelée fonction
appellative qui vise à créer ou à entretenir chez les interlocuteurs les sentiments ou des
émotions qu'on ne ressent pas soi-même mais qu'on simule. Le langage possède d'autres
fonctions telles que les celles esthétiques ou poétiques dont le but est de toucher la fibre
esthétique à l'effet de produire les effets d'admiration, la fonction métalinguistique, qui a pour
objet de réflexion, le langage lui-même dans la perspective de le décrire, de l'analyser,
d'indiquer ses formes et les règles du bon usage, de définir le parler correct, toute chose ayant
un impact sur la qualité du message transmis.
 Les forces du langage

Au chapitre des forces du langage, nous pouvons retenir d'abord que le langage est et
avant tout création. Ainsi par la magie des mots, le langage rend présent ce qui est en vérité
absent, rapproche des réalités qui sont en vérité très distantes. Mise à part, les conceptions
métaphysiques et religieuses qui soutiennent qu'au commencement du monde, c'était le verbe,
qu'il a plu à Dieu de dire : « Que le monde fût, et que le monde soit », nous disons que par la
puissance du langage, celui qui parle crée. Qu'il s'agisse du professeur qui parle à ses élèves,
de l'homme politique qui parle des routes, des ponts à réaliser ou de l'homme de Dieu qui
parle de l'enfer ou du paradis, par les mots tous ces hommes transportent leurs interlocuteurs
au cœur même de ces réalités absentes.
Ensuite, le langage ne se contente pas seulement d'exprimer la pensée, il est même au
cœur du processus d'élaboration de la pensée. C'est dire que la pensée avant d'être exprimée
par le langage, fut d'abord dialogue intérieur, langage intérieur. Platon parle de « dialogue
intérieur et silencieux de l'âme avec elle-même ». Plus précisément la langue est ce par quoi la
pensée individuelle s'élabore, l'identité collective s'entretient. Cette pensée est non seulement
la marque de l'humanité de l'homme, ce qui le définit et le distingue des autres êtres vivants
mais aussi et surtout celle qui éclaire nos actions et les lie à des fins. Ainsi, pouvons-nous
conclure que le langage est par essence pensée.
Aussi le langage peut être regardé comme une action. Par la parole ou le geste, le
langage suggère, commande, instruit, décide. Les arrêts de justice à la suite desquels on jette
en prison, on pend, on fusille ou abat ou on libère, on blanchit, on affranchit illustrent les
propos de Austin quand il soutient que « quand dire, c'est faire. »
Enfin le langage au travers du discours est performatif. En effet les mots contenus
dans le discours peuvent marquer les esprits d'un fer rouge, créer un déclic psychologique,
modifier notre échelle de valeur. L'exemple de l'officier de l’État civil, qui dépose sa main sur
celles des candidats au mariage et dit ceci : « au nom de la loi, je vous déclare unis par les
liens du mariage ». Après cette phrase, les mariés, tout comme les témoins et les observateurs
sont convaincus que le mariage a eu lieu, que quelque chose s'est passé, qu'il y a eu un
changement, qu'il y a eu une métamorphose, voire une mutation.
 Les faiblesses du Langage
Quand nous parlons de la faiblesse du langage, nous pensons à son incapacité traduire comme
il le prétend, la pensée et la réalité dans toutes leurs richesses. Pour Henri Bergson le langage simplifie
et appauvrit le monde. Ainsi affirme-t-il : « Bref, le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal, qui
emmagasine ce qu'il y a de stable, de commun et par conséquent d'impersonnel dans les impressions
de l'humanité, écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre
conscience individuelle. » Le langage est traître du vécu, de la réalité, bref de la pensée. En effet de
par la généralité des mots ou des concepts, leur polysémie, leur stabilité ou immobilisme, le langage
peine pour traduire fidèlement des réalités mouvantes et ondoyantes telles que nos états de conscience,
la nature humaine et même la nature physique. La permanence des incompréhensions dans les
relations interpersonnelles qui débouchent souvent sur des conflits latents ou ouverts est révélatrice de
cet état de fait.
Aussi, les paralangages viennent à la rescousse du langage. Les gestes, les mimiques, le
regard, la démarche qui viennent suppléer le langage, mieux qui semblent plus expressifs que le
langage sont malheureusement limités dans le temps et dans l'espace ; autrement dit leurs
significations varient en fonction des espaces culturels et des époques.
Pire les illusions du langage liées à la magie des mots conduisent les récepteurs à la
schizophrénie, à un télescopage entre leur monde artificiel et le monde réel. Nous sommes de conclure
que le langage est l'expression de la misère humaine : les cris qui sont les formes primitives du
langage sont comme l'expression de la détresse de notre nature dans une nature en détresse.
 La valeur du Langage
À l'instar des espèces animales, la langue obéit à des besoins relatifs à une configuration
temporelle et géographique ; parce qu'elle est propre à une communauté, elle est comme un instrument
identitaire, élément fédérateur qui permet aux individus de se reconnaître comme membres d'une seule
et même communauté ; elle est malheureusement un instrument de repli identitaire dans la mesure où
elle est une machine de guerre anti universelle, un dispositif tribal. Autrement dit, la diversité des
langues qui devrait traduire la diversité et la richesse culturelles, facteur de rapprochement et
d'enrichissement mutuels, est dans les faits source de division, de xénophobie et d'exclusion. Une
langue universelle, cosmopolite et globale qui se construit sur l'ouverture, l'accueil et l'élargissement
reste une utopie dans le concert des langues. La construction de cette langue universelle devrait fin à la
malédiction divine (confusion des langues) et consacrer l'avènement d'un idiome capable de combler
les incompréhensions des peuples, la réalisation ou l'accomplissement du vœu de Périclès selon lequel
« était grec quiconque parlait le grec ».
D'autres questions en relation avec le langage restent posées : la faiblesse du langage tient-elle
à la complexité de la nature ou trouve-t-elle son explication et sa justification dans son origine ?
Autrement dit, les cris (formes primitives du langage), expression de la misère de notre nature, ont-ils
marqué de façon perpétuelle ou indélébile le langage même dans ses formes les plus précises
(langages mathématiques, scientifiques) ? Ou au contraire, faut-il voir dans les « lacunes » du langage,
le signe de sa vitalité ou de sa richesse ?

Conclusion
Du débat sur le langage, nous retenons qu'il est un thème carrefour dans la mesure où une
réflexion sur le langage porte aussi sur les données de l'existence (nature et la culture) tout comme sur
l'analyse du processus d'élaboration de la pensée (le sens et l'irrationnel). Ce sont toutes ces
conjonctions qui expliquent et fondent la complexité et l'ambiguïté du langage. L'ambivalence du
langage vient de cette ambiguïté qui fait que par-delà ses multiples fonctions, il fait l'objet de plusieurs
appréciations divergentes : tantôt comme condition de possibilités de la pensée, de la reconnaissance,
de la paix, tantôt comme une arme puissante pour la violence, fautrice de guerre et de calomnie, de
malédictions : « le langage fournit à la violence ses premières armes, il est l'instrument le plus adéquat
pour diviser pour diviser, opposer, rejeter, semer le doute et l'incompréhension ».

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