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Pourquoi parle-t-on 

?
INTRODUCTION

- Parler est un acte qui peut sembler anodin : nous parlons tous les jours et
sommes, quasiment en permanence, exposés au langage (à travers nos
rapports sociaux, mais aussi au travers des médias, etc.) A priori cela ne
pose pas de problème particulier : nous parlons pour communiquer. Le
langage sert d’instrument de communication pour que nos pensées
puissent être partagées au sein de la société.

- Cependant, si le langage n’est qu’un instrument de communication de la


pensée, cela suppose que la pensée existe d’abord et s’exprime ensuite,
le langage n’intervenant que dans cette seconde phase. Mais il suffit de
réfléchir un peu pour se rendre compte que même notre pensée la plus
intime s’exprime dans les mots, dans une sorte de discours intérieur. Le
langage n’aurait donc pas uniquement pour but de permettre la
communication, mais il permettrait aussi la pensée.

Extrait de 1984 sur le Novlangue : « Nous donnons au novlangue sa forme


finale, celle qu’il aura quand personne ne parlera plus une autre langue. […]
Vous croyez, n’est-ce pas, que notre travail principal est d’inventer des mots
nouveaux ? Pas du tout ! Nous détruisons chaque jour des mots, des vingtaines
de mots, des centaines de mots. Nous taillons le langage jusqu’à l’os. […]
Ne voyez-vous pas que le véritable but du novlangue est de restreindre les
limites de la pensée ? À la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime
par la pensée car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. »

Orwell, 1984.

- C’est ce que présuppose le texte d’Orwell. Dans son livre, il décrit un


régime totalitaire qui cherche à réduire au maximum les libertés des
citoyens, afin de tuer dans l’œuf toute possibilité de résistance. Par
l’importance qu’il accorde au langage, on peut comprendre que ce n’est
peut-être pas un simple outil de communication, mais qu’il est ce qui
permet la pensée. Les limites de ma langue seraient les limites de ma
pensée.
- Mais si c’est le cas, s’il n’y a pas de pensée en dehors du langage, alors
comment expliquer que nous ayons été capables d’inventer le langage
(un système de signes extrêmement technique). Ne faut-il pas être capable
de penser pour réussir un tel exploit intellectuel ? Ce qui sous-entend que
la pensée pourrait exister hors du langage.

Thèse 1 : nous parlons pour Thèse 2 : nous parlons pour penser
communiquer
Argument : c’est la fonction Argument : même lorsque nous ne
principale du langage que de communiquons pas, notre pensée
matérialiser nos pensées pour les faire prend la forme du langage, ce qui
parvenir à autrui. Cela présuppose que laisse entendre qu’elle n’existe pas
la pensée est première et que le avant le langage.
langage est une invention pour
l’exprimer.
Limite : cependant, à quoi Limite : mais pour inventer le
ressemblerait une pensée sans langage, il a bien fallu que la pensée
langage ? existe.
Enjeu : si nous ne pensons effectivement que dans les mots, alors il est urgent
de connaître parfaitement notre langue afin de pouvoir penser correctement.
Cela a des implications dans le domaine politique. Cf. Orwell.

DÉVELOPPEMENT

I. Parler pour communiquer

1. Le langage comme matérialisation de la pensée

a. Le caractère privé de la pensé. C’est une évidence que nous parlons


pour communiquer, c'est-à-dire transmettre des pensées aux autres.
Mais qu’est-ce qui rend nécessaire la médiation du langage ? C’est le
fait que nos pensées soient des phénomènes privés, c'est-à-dire des
phénomènes auxquels nous seuls avons accès, à l’exception de tous les
autres. Problème : sans le langage, chacun reste enfermé en lui-même
sans possibilité de faire profiter les autres de ses propres expériences,
de ses propres sentiments, de ses propres idées.

b. Solution : le langage comme système de signes perceptibles. Selon


Locke, c’est pour pallier à cette difficulté que les hommes inventent le
langage. C’est un système de communication des pensées dans lequel
chaque mot va symboliser une idée. Le mot est une réalité matérielle
perceptible par tous (un son, ou une forme sur du papier, etc.) Les
hommes se mettent donc d’accord, par convention, sur un code (tel
mot pout telle idée) et l’emploie pour communiquer leurs idées selon le
schéma suivant : l’émetteur code son message (en français par
exemple), le transmet le long d’un canal (les vibrations de l’air) et le
récepteur le décode pour arriver à l’idée de son interlocuteur.

c. Remarque : le langage comme instrument de communication. Cette


théorie laisse entendre que les hommes ont inventé le langage
volontairement sur la base d’une convention. Le langage est donc un
outil de communication et ne se comprend que par cette utilité.

Bilan : nous parlons donc pour communiquer nos idées, nos expériences, nos
pensées. Le langage sert à matérialiser nos pensées pour les autres, dans le but
de les transmettre, chose impossible en dehors de l’utilisation des mots. Bref, le
langage est un instrument de communication. Pour aller plus loin, quelles sont
les conséquences de l’invention du langage dans l’existence humaine ? Que
permet cette communication ?

2. Les conséquences sociales de l’invention du langage

a. Impact du langage sur la vie humaine : la possibilité


d’organisation de l’action. Le premier impact peut être déduit de
l’objectif même de l’invention du langage. La communication sert à
organiser l’action des hommes. Tant que chaque homme pense sans
pouvoir parler, il agit de façon isolée et sans concertation avec les
autres. Mais à partir du moment où les hommes apprennent à
communiquer, il est possible d’harmoniser leurs actions pour les
rendre plus efficaces. Bref le langage permet d’organiser la vie
collective et l’action collective, c'est-à-dire la société.
b. Remarque historique : le langage comme moyen de la domination
d’homo sapiens. Dans le livre qu’il consacre à Homo Sapiens, Yuval
Noah Harari fait l’hypothèse que c’est le langage qui a rendu notre
espèce aussi efficace et qui lui a permis de se hisser au sommet de la
chaîne alimentaire. L’apparition du langage humain, tel que nous le
connaissons, serait située entre - 70000 et - 30000 ans, au sein de
l’espèce Homo Sapiens. On peut supposer que le langage a joué un
rôle dans la meilleure capacité d’adaptation de notre espèce et dans son
efficacité :
- Parce qu’il permet de transmettre à tous les hommes
l’expérience d’un seul homme. Par la communication nous
pouvons profiter de l’expérience des autres et apprendre
beaucoup plus rapidement. Avantage dans le domaine de la
connaissance.
- Parce qu’il permet des actions coordonnées complexes, ce qui
donne un avantage dans la chasse et dans la guerre (hypothèse
de l’élimination de l’homme de Neandertal par Homo Sapiens).
Avantage dans le domaine de la défense.
- Parce qu’il permet de rationaliser et de faciliter l’exploitation
des ressources (à travers la division du travail et les échanges).

Bilan : le langage permet donc la vie en société en coordonnant les actions des
hommes pour les rendre plus efficaces, plus organisées, que ce soit dans la
recherche de connaissance (transmission du savoir), dans l’exploitation des
ressources (travail et économie) ou dans la défense face à l’adversité (guerre).
Cependant, d’autres animaux possèdent aussi la faculté de communiquer sans
avoir rencontré le même succès qu’Homo Sapiens. Comment expliquer cela ? Le
langage humain doit-il être distingué de tous les autres langages animaux ?

3. Langage humain, langage animal

a. L’exemple du langage des abeilles. Les autres animaux possèdent


aussi des moyens de communication, mais les effets de ces moyens ne
sont en rien comparables à ceux du langage humain. Pour expliquer la
différence partons d’un exemple : la danse des abeilles. Cette méthode
de communication est découverte par Karl Von Frisch (début XXe
siècle). L’éthologue remarque que les abeilles possèdent un système de
« danse » pour transmettre des informations relativement à la
nourriture. L’abeille exploratrice forme un demi-cercle, puis suit le
diamètre en frétillant, et parcourt le deuxième demi-cercle. L’angle qui
est formé par le diamètre du demi-cercle et la position du soleil indique
la direction de la nourriture. La vitesse de la danse indique la distance.

b. Quelles différences avec le langage humain ? On peut remarquer que


le langage des abeilles est très complexe, mais pas autant que le
langage humain.
- Le langage des abeilles est inné et instinctif, alors que le
langage humain est acquis.
- Comme il est inné, il ne porte que sur des informations
relatives à la survie exclusivement (ici la nourriture).
- C’est un code figé : les abeilles n’inventent pas de nouveaux
mots. Ce code ne peut servir que dans ce cadre-là.
- Il n’y a pas de dialogue possible : le signal n’appelle pas une
réponse linguistique. Il appelle simplement une réaction.
- Le code est simple : on ne peut pas l’analyser en petites parties
qui pourraient servir à fabriquer d’autres signes. Or, c’est
précisément la caractéristique la plus importante du langage
humain.

c. La double articulation du langage humain. À l’opposé du langage


des animaux, le langage est dit « doublement articulé ». À quoi cela
fait-il référence ? Les discours sont formés de paragraphes, les
paragraphes de phrases et les phrases que nous employons sont
formées de mots. Mais le mot n’est pas encore la plus petite unité dans
le langage humain. On peut distinguer :
- Les morphèmes ou unités de sens : les plus petites unités
signifiantes dans les mots. Par exemple le mot : « retournez ». Il
y a ici trois morphèmes : « re » (idée de répétition), « tourn »
(même idée que dans tourner) et « ez » (deuxième personne du
pluriel).
- Les phonèmes ou unités de son : les plus petites unités de son,
c'est-à-dire l’ensemble des sons qu’on peut produire dans le
cadre d’une langue donnée. Dans « retournez », il y a 6
phonèmes.
À quoi sert la double articulation du langage ? Elle permet, à partir de
très peu de sons différents, de former des mots nouveaux à l’infini. Le
langage humain ressemble en ce sens à un jeu de lego : à partir de
pièces de base très petites et peu variées, nous pouvons construire des
objets plus complexes et variés à l’infini. C’est ce qui rend notre
langage beaucoup plus souple et plus efficace que les systèmes de
communication chez les animaux.

Bilan : alors que les animaux possèdent des systèmes de communication innés et
figés, l’homme est capable d’inventer un système de communication
potentiellement infini et qui peut exprimer toutes ses idées, y compris
lorsqu’elles sont très abstraites et éloignées de la réalité. On ne peut pas donc
pas parler de langage animal. Leurs systèmes de communication sont très
éloignés du langage humain.

Conclusion de la première partie : le langage humain est donc un système de


communication qui permet à l’homme de transmettre ses pensées aux autres
dans le but de coopérer efficacement au sein d’une société. Mais cette réponse
porte un présupposé qui n’a rien d’évident : le langage servirait simplement à
communiquer des pensées qui existeraient déjà, comme si nous pouvions penser
sans langage et que ce dernier servait simplement à communiquer. Mais notre
expérience nous dit plutôt que même lorsque nous pensons (sans parler aux
autres) nous employons le langage. Est-il possible de penser sans utiliser les
mots ? Si ce n’est pas le cas, alors le langage est bien plus important qu’un
simple système de communication.
II. Parler pour penser

1. Le langage permet la pensée abstraite

Texte de Rousseau

« Les idées générales ne peuvent s'introduire dans l'esprit qu'à l'aide des mots, et
l'entendement ne les saisit que par des propositions. C'est une des raisons pour
quoi les animaux ne sauraient se former de telles idées, ni jamais acquérir la
perfectibilité qui en dépend. Quand un singe va sans hésiter d'une noix à l'autre,
pense-t-on qu'il ait l'idée générale de cette sorte de fruit, et qu'il compare son
archétype à ces deux individus ? Non sans doute ; mais la vue de l'une de ces
noix rappelle à sa mémoire les sensations qu'il a reçues de l'autre, et ses yeux,
modifiés d'une certaine manière, annoncent à son goût la modification qu'il va
recevoir. Toute idée générale est purement intellectuelle ; pour peu que
l'imagination s'en mêle, l'idée devient aussitôt particulière. Essayez de vous
tracer l'image d'un arbre en général, jamais vous n'en viendrez à bout, malgré
vous il faudra le voir petit ou grand, rare ou touffu, clair ou foncé, et s'il
dépendait de vous de n'y voir que ce qui se trouve en tout arbre, cette image ne
ressemblerait plus à un arbre. Les êtres purement abstraits se voient de même,
ou ne se conçoivent que par le discours. La définition seule du triangle vous en
donne la véritable idée : sitôt que vous en figurez un dans votre esprit, c'est un
tel triangle et non pas un autre, et vous ne pouvez éviter d'en rendre les lignes
sensibles ou le plan coloré. Il faut donc énoncer des propositions, il faut donc
parler pour avoir des idées générales ; car sitôt que l'imagination s'arrête, l'esprit
ne marche plus qu'à l'aide du discours. »
 
Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les
hommes, 1754, Première partie, Le livre de poche, 1996, p. 94-95

a. Partir de l’expérience proposée par Rousseau. Dans ce texte,


Rousseau cherche à montrer qu’on ne peut jamais penser sans
employer les mots et que la pensée dépend toute entière du langage.
Pour comprendre cela, on peut commencer par étudier les expériences
qu’il nous propose de faire :
- Penser l’idée générale d’arbre sans se servir des mots,
uniquement en se la représentant par l’imagination.
- Penser l’idée générale de triangle de même.
Résultat : on ne peut pas le faire. Penser une idée générale, c'est-à-
dire un concept, cela ne peut pas se faire sans les mots. En effet, une
idée générale doit représenter toutes les entités qu’elle symbolise, c'est-
à-dire qu’elle doit faire abstraction de toutes les caractéristiques
accidentelles pour ne garder que les caractéristiques essentielles. Or,
l’imagination représente toujours quelque chose de particulier : seuls
les mots permettent l’abstraction.

b. Distinguer plusieurs modes de pensée. À partir de ce texte, on peut


comprendre qu’un certain type de pensée, la pensée conceptuelle, n’est
possible qu’à travers les mots. Bien sûr, sans les mots, je peux me
représenter des images, mais ces images présentent toujours quelque
chose de particulier qui n’est pas valable de façon générale. La pensée
imaginative est propre aux animaux (cf. le singe de l’exemple). Mais
seuls les hommes sont capables d’une pensée intellectuelle abstraite.

c. Quel est l’intérêt de cette pensée abstraite ? Cette pensée abstraite


permet une classification efficace des choses qui nous entourent en
grandes catégories : c’est ainsi que nous connaissons les choses qui
nous entourent. Par exemple, si je connais l’idée générale de l’amanite
tue-mouches, je saurais, dès que j’en verrai une, que je ne dois pas la
manger. Bref les idées générales permettent de synthétiser la
connaissance qu’on a des choses et de faciliter les actions.

Bilan : selon Rousseau, il serait vain de vouloir penser sans les mots, si on
entend par là une pensée intellectuelle, conceptuelle. La réflexion n’est possible
que dans le langage. Mais si on ne pense qu’avec les mots, alors on ne peut pas
concevoir de pensée avant l’institution du langage et la langue que nous parlons
détermine les pensées que nous pouvons avoir. Comment comprendre cela ?

2. Le langage modèle notre manière de pensée


a. Rappel de l’idée courante et critique. Pour commencer, il faut
comprendre en quoi l’idée d’une influence du langage sur la pensée est
peu naturelle. Ordinairement, nous pensons que le langage n’est qu’un
instrument de la pensée (cf. partie I), ce qui suppose que la pensée
existe, dans notre tête, et que le langage ne sert qu’à la matérialiser
pour les autres. Mais le texte de Rousseau nous permet de découvrir
qu’on ne peut jamais penser, de façon abstraite, sans les mots. Ils ne
servent donc pas qu’à communiquer, mais bien à penser. On peut
prendre un autre exemple pour illustrer cela : essayez de compter
(opération intellectuelle) sans faire appel à aucun nom de chiffre. C’est
impossible au-delà d’un certain nombre.

b. Conséquence de cette idée : mes mots limitent mes pensées. Mais si


je ne peux penser que dans les mots que je possède, alors cela veut dire
(1) que mes mots limitent le champ de ce que je peux penser. Je ne
peux pas concevoir clairement ce pour quoi je n’ai pas de mots, ou
plus précisément ce que je ne peux pas exprimer dans le langage. Cela
veut dire aussi (2) que si nous parlons des langues différentes, avec
des mots et des syntaxes différentes, nous n’allons pas penser de la
même manière.

c. Examen de la 1ère conséquence : dans le champ politique, cela a une


importance majeure. Si je veux être capable de penser correctement,
alors la condition première est la maîtrise du langage. Mais encore
faut-il que ce langage dispose de suffisamment de vocabulaire pour me
permettre de penser la totalité du réel. On voit les enjeux politiques de
l’appauvrissement du langage : si l’on veut que le peuple se tienne
tranquille, il faut éviter qu’il pense (car penser, c’est toujours remettre
en question et donc, peut-être, se révolter). Par éviter qu’il ne pense, il
suffit d’appauvrir le langage : c’est ce que suggère Orwell dans son
roman 1984 où il invente le concept de « novlangue ». Le novlangue
est une langue mise au point par un régime totalitaire : dans cette
langue, le vocabulaire est réduit au maximum et tous les mots qui
pourraient permettre de penser l’injustice du pouvoir sont supprimés.

d. Examen de la 2nd conséquence : si je ne pense que dans les mots,


alors des mots différents induisent des pensées différentes. C’est une
hypothèse qui a trouvé son expression durant le XXe siècle et qui est
connue sous le nom de déterminisme linguistique. L’hypothèse
consiste à dire que chaque langue façonne la manière de pensée de ses
locuteurs et nous ne pouvons penser que ce que permet notre langue.
Ainsi la manière de penser et de se représenter le monde dépend de la
langue que nous parlons.

e. Quelques exemples de déterminismes linguistiques. Pour étayer


cette hypothèse, on peut prendre quelques exemples troublants :
- L’anthropologue Daniel Everett a étudié les Pirahas, un peuple
du Brésil. Il a mis en évidence le fait que la langue des Pirahas
ne comporte pas de nom de chiffre. Il ne possède que deux
mots, l’un pour dire « peu » et l’autre pour dire « beaucoup ».
Après plusieurs mois passés à essayer de leur apprendre à
compter et à calculer, aucun n’a été capable de réussir. Cela
laisse penser que la faculté de penser (ici dans le domaine des
mathématiques) est effectivement déterminée par les mots que
nous possédons.
- Les mots qui nous permettent de désigner les couleurs facilitent
la reconnaissance de celles-ci. Les anglophones n’ont qu’un mot
courant pour dire « bleu » alors que les russophones font
couramment la distinction, grâce à deux mots différents, entre
bleu clair et bleu foncé. Des études montrent que leur cerveau
réagit vivement lors du passage de l’une à l’autre de ces
nuances. Le langage aurait donc aussi un effet sur la perception
de notre environnement.

Bilan : si la pensée ne peut pas exister hors du langage, alors le langage


détermine notre manière de penser. C’est l’hypothèse du déterminisme
linguistique : on ne peut penser que dans les mots que l’on connaît. Cependant,
si cette hypothèse est vraie, elle soulève de nombreux problèmes : comment
puis-je apprendre une autre langue ? Pour cela, il faut bien que je sois capable de
comprendre ce que veut dire un énoncé dans une langue étrangère, et donc que
je puisse trouver la pensée qu’il y a derrière. De plus, si les langues déterminent
notre manière de penser, comment expliquer la possibilité de la traduction ?
III. Les limites du déterminisme linguistique

1. Quelques problèmes soulevés par le déterminisme linguistique

a. Le problème de la traduction. Supposons qu’on veuille traduire une


langue nouvelle, qu’on n’a jamais entendue avant. Imaginons qu’on
découvre une nouvelle tribu au cœur de la jungle et qu’on veuille
traduire ce qu’ils disent. Partons de l’hypothèse du déterminisme
linguistique et voyons où cela nous mène :

1) Point de départ : nous ne pouvons penser que dans les


mots de notre langue. Notre pensée est déterminée par les
mots que nous possédons.
2) Pour traduire une autre langue, il faut la comprendre.
3) Pour la comprendre, il faut saisir les pensées qui sont
communiquées par les mots.
4) Cependant, cette pensée est déterminée par cette langue
que je ne connais pas. Par conséquent, elle est différente
de la mienne (1.)
5) Pour comprendre cette pensée différente, il faudrait donc
parler cette langue différente (1.)
6) Or, c’est précisément ce que l’on cherche à apprendre, ce
qui suppose qu’on ne la parle pas.
7) Conclusion : on ne peut pas comprendre d’autres langues
ni les traduire.

On voit que la conclusion est manifestement absurde puisque la


traduction existe. Il ne semble pas raisonnable de soutenir que les
traductions sont impossibles. C’est donc qu’il y avait un défaut dans le
raisonnement. Mais où ? Sans doute dans le point de départ.

b. « Ce n’est pas exactement ce que je veux dire ». On peut ajouter au


problème de la traduction quelques expériences que nous faisons et qui
semblent indiquer qu’il y a une pensée indépendante des mots qu’on
utilise. Par exemple, il arrive qu’on dise une phrase, puis qu’on s’arrête
parce que ce n’était pas exactement ce qu’on voulait dire. Mais que
signifie « vouloir dire » ici ? Si toute pensée est déjà du langage, alors
je ne peux rien vouloir dire qui ne soit pas du langage. Cela
présupposerait donc que j’ai une pensée qui préexiste au langage.

Bilan : on arrive à un problème. À la fois il semble clair que la pensée sans


langage ne peut pas exister, mais en même temps, si on fait l’hypothèse qu’on ne
pense que dans notre langage, alors on en dérive des absurdités. Comment
résoudre ce problème ?

2. L’hypothèse du langage de la pensée

a. Paradoxe : on ne peut pas penser sans langage mais en même


temps notre pensée ne se réduit pas à notre langue. Reprenons à
partir de ce paradoxe : nous avons deux idées dont on peut penser
qu’elles sont solides, mais elles semblent difficilement compatibles :
- Nous ne pouvons pas penser sans langage
- Notre pensée ne peut pas se réduire aux mots que l’on possède
(sinon on tomberait dans les difficultés soulevées
précédemment).

b. Solution possible : l’idée d’un langage de la pensée. Pour résoudre


ce paradoxe, le linguiste Steven Pinker propose l’idée d’un langage de
la pensée (ou mentalais), c'est-à-dire un système symbolique inné
composé de quelques règles de base permettant de combiner les idées
(une grammaire universelle). Ce langage de la pensée serait le même
chez tous les hommes et permettrait de mettre au point les langues
naturelles, qui ne seraient que la spécification de ce mentalais (une
version particulière, plus raffinée).

c. Résoudre le problème de la traduction : l’idée d’un mode de


pensée universel. Grâce à cette idée, nous pouvons comprendre
comment la traduction est possible et ce que veut dire apprendre une
autre langue. Cela signifie parvenir à traduire le mentalais dans une
langue naturelle. Apprendre l’anglais, c’est comprendre comment les
règles de la grammaire anglaise spécifient ou appliquent les règles de
la grammaire universelle. En ce sens, tous les hommes partagent un
mode de pensée comparable, même si leur langue maternelle peut
influencer leurs pensées dans une certaine mesure (déterminisme
linguistique – version faible).

d. Une expérience pour étayer l’hypothèse : le phénomène de


créolisation. Pour appuyer ses propos sur l’idée d’un langage naturel
de la pensée, Steven Pinker prend l’exemple de la créolisation des
pidgins. Dans le Pacifique Sud, lorsqu’existait encore l’esclavage,
certains maîtres mélangeaient des esclaves qui ne parlaient pas la
même langue, afin qu’ils ne puissent pas se comprendre (et se
concerter pour se rebeller). Ces esclaves ont donc inventé une langue
très pauvre qui leur permettait simplement de communiquer les idées
les plus simples (peu de règles de grammaire, voire pas du tout, et peu
de vocabulaire). Ces langues sont appelées des « pidgins » par les
linguistes. Mais lorsque les enfants étaient exposés à cette langue et en
ont fait leur langue maternelle, ils ont introduit spontanément des
règles de grammaire cohérentes et complexes de sorte que le pidgin est
devenu une langue authentique, capable de dire beaucoup plus de
choses. Un pidgin qui est ainsi devenu une langue structurée est appelé
un « créole ». Ce qu’il faut retenir : ce sont les enfants qui,
spontanément, introduisent des règles de grammaire dans le pidgin,
sans que personne ne leur apprenne. Pour Pinker, cela démontre que
nous possédons un « instinct du langage » et une grammaire
universelle : bref, un langage de la pensée qui permet de fabriquer des
langues.

Conclusion : certes nous parlons pour communiquer, mais on ne peut pas


réduire le langage à la communication. Pour une large partie, notre langage nous
permet aussi d’organiser le monde que nous percevons en classifiant les choses
dans des grandes catégories. Cependant, il ne faut pas en déduire que les limites
de notre pensée sont les limites de notre langage : il est plus probable que la
pensée ait existé en premier, mais sous la forme d’un langage de la pensée inné
et universel. Nous parlons donc aussi pour penser, en ce sens que toute pensée
s’incarne dans un système de symbole, fût-il universel et inné.

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