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Chapitre III : Les fonctions du langage

Selon le linguiste Roman Jakobson, il existe six fonctions du


langage. Tout acte de parole ou de communication, correspond à une de
ces six fonctions : référentielle, expressive, poétique, conative,
phatique ou métalinguistique. Cela signifie que le message n’est pas
véhiculé par le langage seul. L’attitude de l’émetteur, le ton qu’il emploie,
le contexte dans lequel le message est transmis sont aussi à prendre en
compte. Si telle est l’approche linguistique, la préoccupation
philosophique consiste à se demander comment dire ce que vous
voulons dire ? Quel choix de mots avons-nous à notre disposition ?
Comment la pensée se fabrique-t-elle à partir de ces mots ? Ce sont là
quelques-unes des questions que le philosophe d'origine autrichienne
Ludwig Wittgenstein (1889-1951) pose dans son Tractatus logico-
philosophicus (1921) comme dans ses Recherches philosophiques
(1953). Le présent chapitre veut rendre compte philosophiquement des
différents usages de notre langage. La question fondamentale est de
savoir pourquoi parlons-nous ? Pour répondre à cette question, on peut
distinguer trois fonctions fondamentales de la langue dont chacune
implique une position philosophique et des questions spécifiques

1-L’expression de la pensée : c’est la position qui va de Platon


jusqu’aux néo socratiques.

2- La communication : cette position est adoptée par la philosophie


moderne et contemporaine. Jürgen Habermas définit l’homme par sa
dimension communicationnelle.

3- La description du monde

1
1- Expression de la pensée

Le langage ne sert pas seulement à communiquer notre pensée : il


est cela même qui la constitue.
Tant qu'elle n'est pas mise en mots, organisée sous la forme d'énoncés
clairs, notre pensée demeure floue ou évanescente : « abstraction faite
de son expression par les mots, notre pensée n'est qu'une masse
amorphe et indistincte », écrit en ce sens le linguiste Ferdinand de
Saussure, « prise en elle-même, la pensée n'est qu'une nébuleuse où
rien n'est délimité. Il n'y a pas d'idées préétablies, et rien n'est distinct
avant l'apparition de la langue ».
Autrement dit, la pensée ne précède pas le langage ou les mots, qui ne
serviraient qu'à l'extérioriser dans un second temps : mais c'est dans et
par les mots qu'elle se constitue. C'est pourquoi Hegel dira que « c'est
dans les mots que nous pensons », et que « vouloir penser sans les
mots est une tentative insensée ».
Par-là, le langage structure notre perception du monde
Les anthropologues Edward Sapir et Benjamin Lee Whorf ont montré
que des langues différentes entraînent des conceptions ou des
perceptions du monde différentes (c'est la thèse de la « relativité
linguistique ») : des peuples qui n'ont qu'un seul mot pour désigner
l'ensemble des nuances qui vont du bleu au vert n'auront pas
exactement la même perception du monde que nous, pour qui un objet
« bleu » est absolument différent d'un objet « vert ». Aussi des peuples
qui ont une multitude de mots pour désigner ce que nous considérons
comme un seul et même objet (ainsi des Esquimaux qui ont un
vocabulaire très riche pour distinguer les diverses sortes de neiges)
auront-ils une perception du monde plus riche et variée que la nôtre.

2
Le rôle du langage est par conséquent déterminant dans l'élaboration de
la pensée humaine en tant que support. Précisément parce que Le
langage permet de fixer la pensée, c'est le matériau premier pour
élaborer une pensée. Le langage est un système de signes liant entre
eux des mots et des idées et qui « fait sens » pour un sujet.
Le philosophe anglais Thomas Hobbes s'est intéressé à cette question
du rôle que joue le langage dans l'élaboration de la pensée. Pour lui,
« Le premier usage des dénominations est de servir de marques ou de
notes en vue de la réminiscence1. » Ainsi donc, la fonction première du
langage est de fixer les pensées afin de pouvoir les réutiliser, mais aussi
de les enrichir.
Les mots ont pour fonction de servir de repères afin que nous puissions
nous rappeler nos propres pensées. En effet, sans le langage qui permet
de les fixer, nos pensées tomberaient sans cesse dans l'oubli au
moment même où elles apparaissent. En ce sens, il serait impossible de
leur donner une forme stable. Le langage nous permet donc de donner
une forme fixe à la pensée : c'est grâce à lui qu'il nous est possible de
nous souvenir de ce que nous avons pensé.
Si les mots permettent de fixer les idées, il est possible d'imaginer que la
pensée ne saurait exister si elle ne pouvait s'exprimer dans la forme du
langage.
Hobbes pense que le langage joue aussi un rôle dans l'expression de la
pensée. En effet, il estime que la fonction première des mots est de
servir de marques aux pensées humaines. En mettant des mots sur ses
idées, l'homme peut s'en souvenir, les fixer, et surtout les réutiliser. Être
capable de dire sa pensée, de nommer sa pensée, c'est aussi être
capable de revenir dessus et de l'enrichir.

1
Cf. Thomas Hobbes, Léviathan, Londres, 1651

3
Les mots permettent donc de développer des raisonnements. Le
langage permet aussi de transmettre ces raisonnements. Ainsi, au lieu
de tomber dans l'oubli, la pensée est transmise. Les mots donnent une
forme fixe aux idées et permettent d'échanger avec les autres hommes.
Le langage "matérialise" la pensée.
L'usage général de la parole est de transformer notre discours mental en
un discours verbal, ou l'enchaînement de nos pensées en un
enchaînement de mots, et ceci pour deux utilisations : l'une est
l'enregistrement des consécutions de nos pensées qui, étant
susceptibles de s'échapper de notre mémoire, et de nous faire faire un
nouveau travail, peuvent être de nouveau rappelées à l'aide de mots par
lesquels elles furent désignées.
Sinon, les pensées seraient insaisissables, n'auraient pas de forme, si le
langage n'intervenait pas. C'est ce que souligne Émile Benveniste.
« La pensée se réduit sinon exactement à rien, en tout cas à quelque
chose de si vague et de si indifférencié que nous n'avons aucun moyen
de l'appréhender comme "contenu" distinct de la forme que le langage lui
confère. La forme linguistique est donc non seulement la condition de
transmissibilité, mais d'abord la condition de réalisation de la pensée2. »
Autrement dit, on ne pourrait pas penser quelque chose sans le formuler
par des mots. Le langage ne ferait pas qu'exprimer la pensée : il la
constituerait.
De ce point de vue, croire qu'une pensée ne peut être exprimée par le
langage serait en réalité le signe d'une indétermination de cette idée. Les
mots seraient donc toujours clairs : seule la pensée peut n'être pas
assez précise pour pouvoir être traduite en langage. Ainsi, loin de ne
constituer qu'un outil permettant d'exprimer nos pensées, le langage
serait le matériau même au sein duquel toute pensée peut exister.
2
Cf. Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966

4
Le problème de l'ineffable : les pensées intraduisibles par le
langage
Toutefois, si la pensée semble bien ne pouvoir s'exprimer qu'à travers le
langage, il est possible de se demander si tout ce qui existe, tout ce qui
est pensé, peut être adéquatement exprimé par le langage. Certaines
choses sont difficiles à exprimer : c'est ce que l'on appelle l'ineffable.
C'est le cas dans le domaine des sentiments. C'est également le cas
lorsqu'on dit qu'il n'y a pas de mots pour exprimer l'inconcevable (un
acte, une situation d'une horreur extrême).
Henri Bergson s'est notamment interrogé sur cette inadéquation possible
entre les mots et la pensée qu'ils devraient pouvoir exprimer. Selon lui, la
fonction du langage est avant tout utilitaire : il doit permettre de guider
l'action, il est donc tourné vers l'extérieur et ne permet pas de rendre
compte de toutes les nuances des états de conscience.
« Chacun de nous a sa manière d'aimer et de haïr, et cet amour, cette
haine, reflètent sa personnalité tout entière. Cependant le langage
désigne ces états par les mêmes mots chez tous les hommes ; aussi n'a-
t-il pu fixer que l'aspect objectif et impersonnel de l'amour, de la haine, et
des mille sentiments qui agitent l'âme3. »
Ce que montre Bergson dans cette citation, c'est le décalage entre un
mot, qui est toujours général, commun, et la réalité singulière qu'il vient
désigner. Ainsi, le mot « amour » est général et ne permet pas de rendre
compte des mille et une façons dont ce sentiment peut être vécu.
Alors que la réalité est toujours singulière, unique, les mots sont
communs : ils permettent de désigner génériquement une chose. En ce
sens, ils sont toujours trop généraux pour pouvoir rendre compte du
caractère singulier d'une chose, et en particulier des pensées d'un

3
Cf. Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, 1889, p.13.

5
individu. C'est pourquoi, selon lui, les formes les plus profondes de la
pensée sont ineffables : on ne peut les saisir que par une intuition non
discursive, c'est-à-dire que l'on ne peut les percevoir qu'immédiatement,
sans la médiation du langage.

2- La communication
Le langage est ce qui nous permet de communiquer avec autrui.
Quand nous prenons la parole, disons-nous, c'est afin d'exprimer notre
pensée, et par là de la communiquer ; ce mot signifie en effet
étymologiquement « mettre en commun » quelque chose – ici, nos
pensées.
Ainsi le langage, oral ou écrit, nous apparaît d'abord comme un moyen,
ou un instrument, dont la fonction est de communiquer. Mais cette
première idée doit être justifiée.
Les mots sont des signes dont la fonction est d'extérioriser nos pensées.
J. Locke met ainsi en évidence le fait que le langage a été créé afin que
les hommes puissent entrer en relation et échanger leurs idées :
« Comme on ne saurait jouir des avantages et des commodités de la
société sans une communication de pensée, il était nécessaire que
l'homme inventât quelques signes extérieurs et sensibles par lesquels
ces idées invisibles, dont nos pensées sont composées, puissent être
manifestées aux autres4. »
Les mots sont donc bien des signes linguistiques qui ont pour fin
d'extérioriser et par là de communiquer nos pensées. Le langage n'est
qu'un « instrument » dont la fonction est de communiquer
C'est ainsi que la linguistique classique décrit le fonctionnement du
langage, qui implique selon elle :

4
John Locke, Essai sur l’entendement humain,

6
– un « émetteur » ou « locuteur », qui exprime une idée ;

– un « récepteur » ou « auditeur », qui l'écoute ;

– un « référent » : ce dont on parle, les échangées ;

– un « code », la langue, que le locuteur utilise pour exprimer sa


pensée.

Ainsi les échanges linguistiques sont décrits comme n'importe quel


« instrument de communication » (un téléphone, par exemple, implique
aussi un « émetteur » et un « récepteur » entre lesquels circulent les
informations codées sous forme d'influx électriques). Et, même si les
linguistes admettent que le langage peut s'utiliser à diverses fins (donner
un ordre, écrire des poèmes, etc.), ils maintiennent cependant le plus
souvent, comme G. Mounin, que « la fonction communicative est la
fonction première, originelle et fondamentale du langage, dont toutes les
autres ne sont que des aspects ou des modalités non-nécessaires ».

Dès lors, il devient clair que si on se situe au niveau de la cause


efficiente de la langue on peut dire que la pensée occupe une place
prioritaire. En revanche, si on considère la finalité, c'est-à-dire la raison
pour laquelle l’humanité a développé la langue, il semble bien que ce
soit la communication qui occupe la première place.

Les linguistes d’aujourd’hui placent le langage parlé au premier


rang bien qu’il existe d’autres moyens de communication, ils estiment
que le langage parlé est le moyen le plus parfait

Au fur et à mesure que la philosophie contemporaine met en relief


le dialogue comme moyen d’épanouissement de l’homme, cette
conception gagne du terrain. Quand bien même l’homme exprimerait ses

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pensées, il ne les exprime pas dans le vide, mais toujours pour dire
quelque chose à quelqu’un, c'est-à-dire pour communiquer

Si nous considérons la langue comme institution sociale, sa


première fonction ne peut, évidemment, être que la communication. Par
cette fonction la langue devient un lien social fondamental.

La langue place l’homme dans un domaine de référence commun et une


logique commune. C’est ce qui rend le dialogue possible et avec le
dialogue, l’intégration sociale. Ici la langue joue un rôle important. Le
langage est compris ici comme la manière de parler propre à un groupe
de personnes ou liées par une profession.

La langue est un lien social fondamental, dans la mesure ou parler la


même langue est une condition essentielle pour se comprendre. Dans
ces conditions, ne pas comprendre signifie être exclu. Dans nos sociétés
mobiles et multiculturelles, parler la même langue joue un rôle de plus en
plus important pour l’intégration.

Ce que B. L. Whorf a démontré pour une langue dans son ensemble


vaut de même et peut-être même plus pour le langage en son sens
restreint. Adopter le langage d’un groupe implique adopter une certaine
mentalité et conduit à une certaine moralité, car on s’identifie ou intègre
par le fait même une communauté morale.

Tout langage s’il n’est pas professionnel, c'est-à-dire constitué de termes


techniques du métier, implique une évaluation-valorisation. Exemple, il
y’a des choses dont on ne parle pas.

Les langages de diverses couches sociales reflètent souvent certains


préjugés et diffusent une sous-culture.

Y a-t-il un droit à la langue ?

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C’est la problématique développée par Louis Lachance dans son
ouvrage sur la philosophie du langage. Le problème s’est posé à
l’époque parce que dans certains États centralistes le gouvernement
avait défendu l’usage des langues ethniques minoritaires, en vue
d’éradiquer les tendances séparatistes. Tout homme et toute ethnie ont
droit à une identité à un héritage culturel. Dans la mesure où la langue
propre est un élément principal de cette identité on peut alors postuler à
un certain droit à la longue. Il est vrai que la tendance séparatiste profite
fortement du lien social créé par la langue et la culture, mais la
suppression de la langue ne peut pas résoudre le problème. Elle
aggrave plutôt la tendance à la séparation.

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