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Penser et parler par Jean-Pierre

Haution
leçon passée à l'agrégation, note: 10

Introduction
Au premier abord, les verbes "penser" et "parler" semblent renvoyer à deux capacités distinctes de
l'être humain. D'un côté une activité de l'esprit qui aurait pour fonction de former et combiner des
idées, de construire des raisonnements. Penser, ce serait alors appliquer son activité consciente à un
domaine précis, réfléchir ou exercer sa capacité de juger. De l'autre côté une capacité à articuler des
paroles, à prononcer les sons ou les mots du langage qui aurait quant à elle fonction d'exprimer la
pensée ou les sentiments de manière sensible, c'est-à-dire vocalement ou encore gestuellement.
Intuitivement, l'ordre d'apparition des deux termes fait donc sens. Il faudrait d'abord penser, pour
ensuite exprimer cette pensée en acte, la communiquer à autrui. Ainsi, le fait de parler apparaît
comme dépendant de celui de penser, dont il ne serait que la manifestation. Pourtant, est-il possible
de s'en tenir à une telle conception? La parole n'est-elle que le signe sensible de la structure logique
de la pensée, autrement dit à une structure implicite qui serait celle du raisonnement? doit-on
superposer une structure explicite qui serait celle du discours? Ne pouvons-nous pas d'une part
réfléchir l'acte de pensée sans recourir à celui de parler, et d'autre part ce dernier n'a-t-il pas une
autonomie, ou plus précisément, n'est-ce pas le "parler" qui englobe le "penser"?
Parler exprime un au-delà du langage. Il y a plus dans la parole doublement articulée de l'homme
que dans un langage que l'on pourrait qualifier d'animal. Or, si l'animal ne parle pas, est-ce à dire
qu'il ne pense pas ? Ne doit-on pas plutôt distinguer différentes formes de pensées, de sorte que la
spécificité du penser humain serait tributaire des formes du langage et qu'il serait effectivement
pertinent de comprendre le penser en rapport au parler?
Penser et parler doivent donc être étudiés dans une perspective génétique où, sans peut-être aller
jusqu'à se confondre, ils entretiennent une relation d'influence mutuelle. Pour ce faire, il apparaît
nécessaire de les penser en dehors d'une simple relation interne, dans une relation à autre chose qu'à
eux-mêmes, à savoir le monde du sujet pensant et parlant.

C'est pourquoi nous examinerons dans un premier temps l'idée d'un "parler" qui ne serait que
l'expression d'un "penser" pour montrer l'insuffisance d'une telle conception. Un deuxième moment
nous amènera donc à interroger l'imbrication des deux termes, comme si penser ne pouvait être que
parler. Toutefois, devant l'échec de cette nouvelle perspective, il nous faudra questionner la genèse
du langage humain afin de montrer que si chez l'homme penser et parler ne peuvent être réfléchis
séparément, il n'en demeure pas moins que la pensée, notamment si on la confère à l'ensemble des
êtres vivants, n'implique pas nécessairement parole.

I.
L'idée d'un lien étroit entre la pensée d'une part, et la parole d'autre part, apparaît déjà de façon
éminente chez Platon. En effet, à la question que lui pose Théétète dans le dialogue du même nom :
"Qu'est-ce que tu appelles penser ?", Socrate répond ainsi :
"Une discussion que l'âme elle-même poursuit tout du long avec elle-même à propos des choses
qu'il lui arrive d'examiner".
Et il ajoute ensuite :
"Car voici ce que me semble faire l'âme quand elle pense : rien d'autre que dialoguer, s'interrogeant
elle-même et répondant, affirmant et niant".[1]
Platon conçoit donc la pensée comme un discours, de sorte que l'acte de penser semble se confondre
avec celui de parler. Cette assimilation n'est pas isolée puisque Platon la reprend dans le Sophiste,
par la bouche de l'Étranger, dans des termes plus frappants encore :
"Donc, pensée et discours, c'est la même chose, sauf que c'est le dialogue intérieur et silencieux de
l'âme avec elle-même que nous avons appelé de ce nom de pensée"[2].
Penser, c'est parler, mais pas n'importe quel parler. En effet, il ne s'agit pas ici d'un parler manifeste,
qui consisterait à articuler des paroles, à prononcer des sons ou les mots du langage. Bien plus, nous
avons affaire ici à une parole intérieure, un parler qui resterait muet si bien qu'apparaissent deux
niveaux du discours.
1. Un discours qui serait celui de l'âme ou de l'esprit, qui aurait pour fonction de former et combiner
des idées, de construire des raisonnements, ce qui est bien ce que l'on entend par le verbe "penser".
nous avons affaire à un discours intelligible, comme si l'esprit se scindait en deux se donnant un
interlocuteur.

2. Un discours sensible, manifestation vocale du premier, qui serait en quelque sorte la forme
sensible que prendrait celui-ci.

On comprend donc que si penser c'est parler, à l'inverse parler n'est peut-être pas penser. D'où la
multitude d'aphorismes qui ont fleuri notamment au XVIIIe siècle sur la distinction entre les gens
qui parleraient beaucoup et penseraient peu et vice-versa. Ainsi, Montesquieu écrit-il dans
ses Réflexions sur la Monarchie universelle en Europe :
"Moins on a à réfléchir, plus on parle. Penser, c'est parler à soi-même et quand on parle à soi, on ne
songe guère à parler aux autres".
Ainsi, si parler c'est exprimer sa pensée ou ses sentiments par des paroles, cela ne signifie pas
toujours que le fait de parler soit le parallèle exact du fait de penser ; du moins dans un sens trivial,
celui qui est contenu dans l'expression : "Parler pour ne rien dire", c'est-à-dire parler sans qu'une
pensée dite "profonde" ne s'incarne dans cette parole.
Cependant, si parler n'exprime pas toujours une pensée, du moins semble-t-il que parler exprime la
pensée, à savoir le fait que l'homme est capable de penser. Et c'est bien ainsi que le conçoit
Descartes, qui fait de la parole le signe manifeste d'une séparation réelle entre d'une part l'être
humain pensant, et d'autre part l'animal machine.
Dans la 5e partie du Discours de la méthode, Descartes fait du langage, et plus exactement de la
parole, le fait distinctif de l'homme et le révélateur d'une pensée en lui. En effet, pour distinguer
l'homme d'un vulgaire automate, Descartes ne peut recourir à la distinction entre mouvements
involontaires et machinaux et les mouvements volontaires. À la limite, un homme peut conclure de
son expérience qu'il existe en lui un autre principe que celui de la machine de son corps, mais il ne
pourrait pas avec certitude transférer cette expérience aux autres hommes, dont il n'observe que les
actions extérieures.
C'est donc la parole, qui "ne convient qu'à l'homme seul", qui sert de critère discriminant. Ce qui
caractérise la parole, et par-là même l'homme, c'est l'impossibilité d'en expliquer les arrangements
divers et quasi infinis par la seule existence des organes physiques de la machine corporelle. Car
d'une part, certains animaux comme les pies et les perroquets "peuvent proférer des paroles ainsi
que nous, et toutefois ne peuvent parler ainsi que nous", et d'autre part, des hommes privés des
organes de la parole, comme les muets et les sourds "ont coutume d'inventer quelques signes, par
lesquels ils se font entendre".

Ainsi, parler est le signe de la pensée, mais pas d'une pensée entendue comme faculté qui viendrait
s'ajouter à la nature animale, mais qui distingue radicalement l'homme de l'animal, et plus
généralement de tout ce qui agit par nature. La raison n'est pas quelque chose de plus que la seule
nature, mais quelque chose de tout à fait autre qu'elle. La véritable et même la seule distinction ne
dépend pas de la considération de niveaux d'organisation plus ou moins complexes, mais de la
présence ou de l'absence, sans degrés intermédiaires, de la raison dont la parole est le signe autant
que la manifestation. L'homme pense parce qu'il n'est pas le seul produit d'un mécanisme organique.
Le propre de la parole et ce qui la distingue du cri ou de l'émission de sons consécutive à un
stimulus, c'est d'une part son articulation sous la forme d'un discours, et d'autre part son
indépendance par rapport aux sollicitations du corps humain ou de ceux qui l'entourent. L'homme
ne réagit pas à une situation déterminée lorsqu'il parle, c'est pourquoi Descartes demande qu'on ne
confonde pas "les paroles avec les mouvements naturels, qui témoignent les passions et peuvent être
imités par des machines aussi bien que par des animaux".
Ainsi, dans l'articulation entre penser et parler, Descartes fait du second l'expression privilégiée et
même seule non ambiguë du premier. Ce faisant, il élargit à juste titre la sphère de la parole. Parler,
ce n'est pas seulement prononcer des sons, c'est aussi utiliser un langage gestuel ou mimique. on
peut parler par gestes ou par signes, en exprimant aussi bien l'acte de penser. Néanmoins, ce que
montre Descartes c'est que la parole est le signe de la pensée c'est-à-dire qu'elle en est un indice, une
marque. on ne peut pas parler sans penser, ce qui signifie pas qu'on ne puisse pas penser sans parler.
Or, entre penser et parler, plus qu'un rapport d'expression, n'y a-t-il pas imbrication voire similitude
au sens fort du terme ?

II.
(Ici, j'avais fait apparaître une référence à Wittgenstein, mais beaucoup trop rapide, que j'ai donc
éliminée finalement).
Dans son ouvrage intitulé Le behaviorisme, Watson développe une importante réflexion sur cette
question, notamment dans son chapitre "Parler et penser". Il commence par définir le point de vue
béhavioriste sur la pensée et écrit :
"Le behavioriste avance que ce que les psychologues ont jusqu'ici appelé « pensée » n'est rien
d'autre que le fait de se parler à soi-même".
Étonnamment, on retrouve donc chez Watson la définition platonicienne de la pensée, mais dont il
tire ses propres conclusions. Bien sûr, Watson admet que l'aptitude à penser ne peut être détruite par
simple ablation du larynx. Comme il l'écrit page 166 de son livre :
"Selon ma théorie, ce sont les habitudes musculaires apprises du langage manifeste qui sont
responsables du langage implicite ou intérieur (pensée)".
Watson renverse donc la conception primitive que nous pouvions avoir du rapport entre penser et
parler. L'acte de penser ne précède pas celui de parler, mais inversement et presque paradoxalement,
c'est l'acte de parler, et donc les combinaisons musculaires qui permettent de prononcer chaque mot
à voix haute et pour soi, qui introduisent le fait de penser. Pour Watson, "N'importe quelle réponse
corporelle peut se substituer à un mot", et il appuie sa théorie sur l'observation des enfants. En effet,
l'enfant parle constamment quand il est seul. C'est la société qui va alors le contrarier à perdre cette
habitude qui va se transformer en simple murmure, lisible uniquement sur les lèvres puis en parole
intérieure non perceptible par le spectateur extérieur. Quoiqu'il en soit, il y a bien coïncidence
stricte entre le parler et le penser, et c'est pourquoi Watson peut écrire (p. 168) :
"Le terme « penser » englobera tout comportement verbal quel qu'il soit qui se produit
subvocalement".
Cependant, Watson est conscient de la difficulté qui existe à assimiler entièrement "parler" et
"penser". Au chapitre intitulé "Peut-on penser sans l'aide des mots ?", il écrit :
"La pierre d'achoppement de la théorie behavioriste de la pensée se situe dans l'affirmation implicite
selon laquelle nous pensons uniquement en mots, c'est-à-dire à l'aide de contractions motrices
verbales".
C'est pourquoi il développe sa théorie. Selon lui, nous pensons à l'aide de mots ou de substituts
conditionnés de mots, tels que le haussement d'épaules, ou toute autre réponse corporelle située
dans les paupières, les muscles des yeux ou même dans la rétine.
Ainsi, chaque fois que l'individu pense, c'est la totalité de l'organisation corporelle qui est en jeu
implicitement, que la solution finale soit parlée, écrite ou exprimée subvocalement. Autrement dit,
dès l'instant où un problème pensé se pose à l'individu, une activité est déclenchée qui mène à
l'ajustement final. Cette activité peut prendre la forme :

1. D'une organisation manuelle implicite le plus souvent.


2. Celle d'une organisation verbale implicite parfois.
3. La forme d'une organisation viscérale implicite ou explicite.

Si les formes 1) et 3) sont dominantes, la pensée se produit sans mots. Et c'est pourquoi nous
pourrions toujours penser d'une manière quelconque, même si nous n'avions pas de mots. En
d'autres termes, puisque nous pensons et organisons avec l'ensemble du corps, la langue n'est pas
nécessaire à la pensée. Il n'en reste pas moins qu'en réduisant la pensée à un simple comportement
physique, nous en sommes réduits à une forme bien pauvre du penser. Mais n'est-ce pas plus
éclairant ? Si le fait de parler nous renseigne de façon éminente sur le fait de penser chez l'homme,
n'est-ce pas aussi parce que la pensée n'est pas spécifiquement humaine ?

III.
Dans un de ses articles, le biologiste Alain Prochiantz définit la pensée comme suit :
"La pensée est le rapport adaptatif que tout être vivant entretient avec son milieu".
Tout être vivant pense donc son milieu, et pour autant, seul l'homme possède la capacité de parler.
Certes, il y a à cela des raisons physiologiques, mais comme le soulignait déjà Descartes, le
perroquet peut proférer des paroles sans "parler" au sens strict du terme. Que le rapport adaptatif
que l'homme entretient avec son milieu, notamment social, implique de manière fondamentale le
fait de parler traduit une originalité de cet être qu'est l'homme. Aussi est-il indispensable de
comprendre ce rapport à l'aune du "parler", et ce de manière génétique. Pour ce faire, l'introduction
du symbolique s'impose.
C'est ainsi que dans une étude intitulée Le langage et la pensée du point de vue génétique, Jean
Piaget interroge le rapport de la pensée à la fonction symbolique. Comparant un enfant de 2-3 ans
en possession des expressions verbales élémentaires, à un bébé de 8 à 10 mois dont les seules
formes d'intelligence sont encore de nature sensori-motrices, c'est-à-dire sans autres instruments que
les perceptions et les mouvements, Piaget montre qu'il semble au premier abord évident que le
langage a profondément modifié cette intelligence en actes initiales et lui a ajouté la pensée. Grâce
au langage, l'enfant est devenu capable d'invoquer des situations non culturelles et de se libérer des
frontières de l'espace proche et du présent, c'est-à-dire des limites du champ perceptif, tandis que
l'intelligence sensori-motrice est presque entièrement confinée à l'intérieur de telles frontières. Plus
encore, grâce au langage, les objets et les événements ne sont plus seulement atteints en leur
immédiateté perceptive, mais insérés dans un cadre conceptuel et rationnel qui enrichit d'autant leur
connaissance.
On est donc tenté de conclure nous dit Piaget, avec Watson, que le langage est la source de la
pensée. Or, pour Piaget il n'en est rien, car si l'on examine selon lui les changements de
l'intelligence qui se produisent au moment de l'acquisition du langage, on s'aperçoit que celui-ci
n'est pas responsable de telles transformations. En effet, le début de la représentation et celui de la
schématisation représentative précédemment évoqués peuvent être expliqués par d'autre sources que
le langage. Parler est un acte nécessairement interindividuel et le langage tel qu'il s'y manifeste est
constitué par un système de signes. Or, à côté du langage, le petit enfant a besoin d'un autre système
de signifiants, plus individuels et plus motivés : tels sont les symboles dont les formes les plus
courantes chez le petit enfant se trouvent dans le jeu symbolique ou jeu d'imagination.
Un exemple consiste dans le fait de faire semblant de dormir. Lorsque l'enfant fait semblant de
dormir, il n'utilise pas le langage même si une représentation indépendante de ce dernier est
attachée à un symbole ludique.
Un autre exemple de symbolisme individuel est ce que Piaget appelle l' "imitation différée", à savoir
une imitation se produisant pour la première fois en l'absence de modèle correspondant (Ex. : imiter
son père qui est absent).
Enfin, on peut classer selon Piaget dans les symboles individuels toute l'imagerie mentale. Or,
l'image n'est ni un élément de la pensée elle-même ni une continuation directe de la perception : elle
est un symbole de l'objet et qui ne se manifeste pas encore au niveau de l'intelligence sensori-
motrice. L'image peut être conçue comme une imitation intériorisée : comme l'image visuelle est
une imitation de l'objet et de la personne soit par le corps entier, soit par les mouvements oculaires
quand il s'agit de formes de petites dimensions.
Les trois types de symboles individuels sont donc des dérivés de l'intention, ce qui fait dire à Piaget
que :
"Nous pouvons donc admettre qu'il existe une fonction symbolique plus large que le langage et
englobant, entre le système des signes verbaux, celui des symboles au sens strict".
Et il écrit en conclusion :
"Comme le langage n'est qu'une forme particulière de la fonction symbolique, et comme le symbole
individuel est certainement plus simple que le simple collectif, il est permis de conclure que la
pensée précède le langage, et que celui-ci se borne à la transformer profondément en l'aidant à
atteindre ses formes d'équilibre par une schématisation plus poussée et une abstraction plus mobile".
Le langage se borne à transformer la pensée, mais c'est sans doute là que réside la signification du
rapport entre parler et penser.
Que le langage, et donc la parole ne soit qu'une fonction symbolique parmi d'autres, c'est ce
qu'affirmait déjà Cassirer dans sa Philosophie des formes symboliques.
Pour Cassirer, le langage est, avant le mythe et la connaissance scientifique, la première des formes
symboliques. Or, ce que montre Cassirer, dans une perspective elle aussi génétique, c'est que parler
et penser, ne cessent de s'interpénétrer, de s'influencer mutuellement. Pour ce faire, il intègre à la
fois les théories du symbole de Helmoltz et de Hertz, et la vision linguistique de Wilhelm von
Humboldt.
Des premiers, il conserve l'idée que l'acte symbolique n'apparaît pas seulement au niveau
linguistique. Ce n'est pas quand l'homme parle qu'il pense, si l'on entend par penser un travail sur
des signes ou des symboles. Les perceptions elles-mêmes sont symboliques en ce sens qu'elles ne
sont pas un simple reflet, une pâle copie des objets mais qu'elles en sont déjà une interprétation.
C'est pourquoi Cassirer construit sa genèse du langage à partir du phénomène perceptif.
Le premier moment de l'expression linguistique coïncide selon lui avec la sensibilité. Le langage est
avant tout compris comme mouvement d'expression, gestuelle ou orale, d'abord mimique, c'est-à-
dire imitative, puis analogique, c'est-à-dire exprimant une identité de rapports et enfin symbolique,
stade auquel le mot n'adhère plus du tout à la chose ; par son altérité, il devient même chargé d'un
contenu spirituel nouveau et plus profond.
Pour Cassirer par conséquent, penser d'une part et parler d'autre part ne sont donc pas deux activités
monolithiques que l'on pourrait abstraire de la réalité pour en tirer des concepts figés. Il existe
comme un processus vivant impliquant les deux sphères du penser et du parler, lesquelles
s'interpénètrent et agissent l'une sur l'autre. L'inuit ne parle pas comme l'anglais, car la langue du
second est beaucoup plus élaborée que celle premier, même si par d'autres aspects elle peut être plus
pauvre. Ainsi, l'inuit possède plusieurs dizaines de mots différents pour signifier la neige, ce qui
bien sûr n'est pas le cas de l'anglais. En effet, pour ce dernier, il ne fait pas sens de parler d'autant de
formes différentes de neige, car le rapport au monde qui est le sien n'en rend pas compte. Pour en
revenir à la définition de la pensée d'Alain Prochiantz, le rapport adaptatif que l'anglais entretient
avec son milieu n'implique pas que la neige soit plus significative, ait plus de valeur que la pluie. En
revanche pour l'inuit, penser la neige très précisément, et donc parler de la neige le plus
adéquatement possible fait sens. Car dans la vie qui est la sienne, il est indispensable de pouvoir
parler et donc communiquer à autrui des informations la concernant. Les hommes parlent ou
pensent donc différemment. Et c'est ici que Cassirer subit l'influence de Humboldt.
Pour Humboldt, chaque langage est un reflet ou une projection de la vision du monde d'un peuple.
Comme il l'écrit dans son Introduction à la langue kawi :
"La langue d'un peuple est son esprit, et son esprit est sa langue".
Certes, pour Humboldt, le langage est une propriété innée, inhérente à l'esprit humain, de sorte que
c'est selon lui "l'organe qui forme la pensée" alors que nous avons vu avec Piaget qu'il serait plus
juste de dire qu'il la transforme. Cependant, la synthèse cassirerienne échappe à cette conception
trop rigide d'une pensée entièrement soumise au langage. Bien plus, Cassirer montre qu'entre penser
et parler, qui n'est qu'une des formes de l'expression, il y a une sorte de symbiose qui ne peut être
comprise que dans le rapport que l'homme a au monde, un monde symbolique parce que rendu tel
par leur double influence.
Conclusion
Nous voyons donc que dans l'intitulé de notre sujet : "Penser et parler", la conjonction de
coordination "et" ne peut être entendue comme l'expression d'une opposition, puisque les deux
activités ne font rien que collaborer incessamment, ni comme l'expression d'une conséquence
puisque parler n'est pas la conséquence du fait de penser et qu'inversement penser n'est pas la
conséquence du fait de parler. Certes, il nous sera difficile de répondre à celui qui nous lancerait le
défi de penser autrement que dans les formes du langage, qu'il s'agisse d'une parole intérieure ou
extériorisée. Mais c'est parce que penser sera entendu ici dans une acception purement logique,
comme aptitude à raisonner, parler consistant alors à énoncer des propositions sur le monde. Or, si
penser c'est plus largement s'adapter à ce monde, c'est-à-dire fournir des réponses non mécaniques
aux problèmes que celui-ci nous soumet, alors la pensée constitue un en-deçà de la parole de sorte
qu'il est possible de penser sans parler. Pour l'homme, cela est sans doute difficile, mais c'est bien
parce que le "penser" qui lui est propre est inséparable du "parler" qui est le sien.
Bibliographie (ouvrages effectivement consultés le jour de l'épreuve)
Arnault et Nicole, La logique ou l'art de penser
Cassirer, La philosophie des formes symboliques, Tome 1 : Le langage
Guenancia Pierre, Lire Descartes
Lalande, Dictionnaire philosophique
Piaget, Six études de psychologie
Platon, Théétète + Sophiste.
Watson, Le behaviorisme
Wittgenstein, Leçons et conversations

[1] Théétète, 189 c-d.


[2] Sophiste, 263 e.
Publié le 14/07/2021
Modifié le 14/07/2021

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