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(1750-1850)
Introduction
Comment comprendre la création des œuvres artistiques ori-
ginales, radicalement nouvelles, qui dépassent toute production
précédente et défient les règles établies ? C’est en ces termes que se
pose la question du génie créateur pour un grand nombre de phi-
losophes en France, en Angleterre et en Allemagne vers le milieu
du XVIIIe siècle. L’attribution de la génialité à l’intervention d’une
puissance surnaturelle qui s’empare momentanément de l’artiste
selon la théorie platonicienne de l’enthousiasme, malgré sa force
rhétorique ou allégorique, perd définitivement sa valeur explicative
à cette époque. Dans une tentative de démythification, de nou-
velles démarches, animées par l’aspiration typique des Lumières à
fonder une « science de la nature humaine », viennent féconder
la réflexion autour du génie créateur.
La question du génie commence à être abordée au sein des
recherches sur l’esprit et les facultés intellectuelles de l’homme.
Dans cette perspective cognitive, dont De l’Esprit (1758) d’Helvé-
tius est un exemple caractéristique, l’inventivité exceptionnelle du
génie – traditionnellement associée à l’irrationnel et à l’incontrô-
lable – repose sur les facultés naturelles de l’intellect. Le génie se
laisse interpréter, selon les auteurs, soit comme « l’exacerbation
d’une des puissances normales de l’esprit humain » (c’est par
exemple le cas de l’imagination dans l’Essay on Genius d’Alexan-
Dans le cadre d’une démarche critique, tant chez les auteurs des
Lumières auxquels on a fait référence, que chez Herder, le génie
16. — Vom Erkennen und Empfinden, 1775, éd. W. Pross, Herder Werke, vol. 2,
München, Hanser, 1987, p. 654 ; dorénavant : VEE 1775. Sur les concepts Innigkeit
et Ausbreitung, voir DKV 4, p. 1153-1154.
17. — Zilsel, 1993, p. 32. Pour une analyse plus détaillée de ce point, voir
Grappin, p. 245-249 ; Wolf, p. 207-213.
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Le concept d’image (Bild) surgi plus haut tient une place signi-
ficative dans la théorie herderienne de la perception. Herder le
développe plus amplement dans un autre essai, Über Bild, Dichtung
und Fabel, paru en 1787, dans la troisième collection de Zerstreute
Blätter, mais élaboré bien avant Vom Erkennen und Empfinden, vers
176719. Pour Herder la transformation d’une sensation en connais-
sance implique la création d’images mentales des objets du monde
extérieur, d’images qui sont l’œuvre du sens interne de l’homme.
De manière très intéressante, la vie humaine est assimilée à une
poétique d’images, un flux de création, et les objets perçus sont
désignés comme des peintures du pouvoir connaissant de l’âme. La
métaphore de la peinture est en fait omniprésente :
Alle Gegenstände unsrer Sinne nämlich werden nur dadurch
unser, dass wir sie gewahr werden, d.i. sie mit dem Gepräge unsers
Bewusstseins, mehr oder minder hell und lebhaft, bezeichnen. […]
Unser ganzes Leben ist also gewissermaßen eine Poetik, wir sehen
nicht, sonder wir erschaffen uns Bilder. Die Gottheit hat sie uns auf
einer großen Lichttafel vorgemalt ; wir reißen sie von dieser ab und
malen sie uns durch einen feinern, als den Pinsel der Lichtstrahlen
in die Seele. Denn das Bild, das sich auf der Netzhaut deines Auges
zeichnet, ist der Gedanke nicht, den du von seinem Gegenstande
dir zueignest ; dieser ist bloß ein Werk deines innern Sinnes, ein
Kunstgemälde der Bemerkungskraft deiner Seele. (UBDF, p. 635)
C’est que tous les objets de nos sens ne deviennent nôtres
que dans la mesure où nous les saisissons, c’est-à-dire où nous les
marquons de l’empreinte de notre conscience, avec plus ou moins
de clarté et de vivacité. […] Notre vie entière est ainsi d’une certaine
manière une poétique ; nous ne voyons pas, nous nous créons bien plutôt
des images. La divinité nous en a donné une première esquisse sur
un grand tableau lumineux ; nous les en détachons et nous nous
en faisons une peinture dans l’âme avec un pinceau plus fin que
celui des rayons de la lumière. Car l’image qui se dessine sur la
rétine de ton œil n’est pas l’idée que tu te fais de son objet ; celle-ci
est simplement l’œuvre de ton sens interne, une peinture de la puissance
d’observation de ton âme.
20. — Sur cet engagement de Herder, voir Irmscher, 1996 ; Grimm, 1994.
50 ELEONORA VRATSKIDOU
21. — Sur Shakespear, voir notamment Schmidt, vol. 1, p. 167-178. Pour une
traduction française de cet essai, voir, J.G. Herder, « De la manière et de l’art
allemand : Shakespeare », trad. P. Pénisson, Les Études philosophiques 3 (1998),
p. 311-326.
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[E]r nahm Geschichte, wie er sie fand, und setze mit Schöpfergeist
das verschiedenartigste Zeug zu einem Wunderganzen zusammen
(Shakespear, p. 508)
il a pris l’histoire, telle qu’il l’a trouvée, et il a composé avec son
esprit créateur le matériau le plus hétéroclite en un Ensemble prodigieux.
ou encore :
Fand Shakespear den Göttergriff Eine ganze Welt der disparates-
ten Auftritte zu Einer Begebenheit zu erfassen. (Shakespear, p. 512)
Shakespeare a trouvé la griffe divine (qui lui a permis) de saisir
tout un monde (fait) des épisodes les plus disparates en Un seul
événement.
ou encore :
Erkenntnis und Empfindung leben nur in Tat, in Wahrheit.
(VEE, p. 375)
Connaissance et sensation n’ont de vie que dans l’action, dans
la vérité.
Sa vision est plutôt celle d’« une douce extension de soi » (« [S]
anfte Selbst-Verbreitung », VEE 1775, p. 658), d’un développement
qui se déploie harmoniquement, tout au long de la vie, sans accents
prématurés et démesurés. À partir d’une série d’exemples, il avance
que le génie se réalise dans un long processus de travail sur soi et
de dépassement des conflits internes :
leur combat intérieur, la sombre inquiétude, qui cherche un
autre monde et ne l’a pas encore trouvé.
[…] ihr innerer Kampf, die dunkle Unruh, die eine andre Welt
sucht und noch nicht fand (VEE 1775, p. 659)
Dans cette analyse, il insiste sur le fait que le vrai génie se mani-
feste dans l’acte et par l’acte : il parle des « Genies […] zur Tat ges-
chaffen » (« des génies […] créés dans l’acte », VEE 1775, p. 658).
Le génie est présenté comme un être qui sent, connaît et surtout
réagit à tout ce qu’il perçoit par la création d’une œuvre :
Wie sich in uns Alles von dunklem Reiz zur Empfindung, von
Empfindung zum Anschauen emporwand, und denn die ans-
chauende Seele auf Alles in Gotteskraft rückwürke : so steht das
Genie und jauchzet. Es hat ein Medium, einen neuen Sinn, seine
Welt gefunden : es ist in seiner Tat. (VEE 1775, p. 659)
Conclusion
Si la création géniale prend sa source fondamentale dans l’indi-
vidualité du génie, dans sa façon subjective de sentir et de se repré-
senter le monde, l’œuvre qui en résulte vient aussi – comme par
un mouvement de retour – révéler, voire réaliser cette individualité
dans le monde. Par la mise en valeur de cette interaction, Herder
a largement contribué au renouvellement significatif qui marque
l’histoire du concept de génie artistique au cours de la deuxième
moitié du XVIIIe siècle : le génie est pensé de moins en moins
comme un don, une disposition naturelle ou talent (ingenium),
mais comme la réalisation singulière et originale d’un individu,
dans et par sa création artistique.
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