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1 Le génie créateur N°303:1/ Préfaces et Ma.

N°295 19/09/11 22:51 Page1

Revue des Sciences Humaines


303
Sommaire Le génie créateur
nathalie KREMER Introduction

jean-alexandre PERRAS L’invention associative :


le génie à l’épreuve du sensualisme

eleonora VRATSKIDOU Connaître, sentir, agir :


le génie chez Johann Gottfried Herder

pierre J. TRUCHOT Le génie en pratique :


une approche du génie chez Montesquieu
Le génie créateur
à l’aube de la modernité
daniel S. LARANGÉ Le génie créateur dans l’idéalisme allemand
de l’Aufklärung au Strum und Drang (Kant - Goethe - Hegel - Shopenhauer)

(1750-1850)

Le génie créateur à l’aube de la modernité (1750-1850)


christophe MADELEIN Le génie : chaînon manquant
entre le goût et le sublime

yvan GROS La querelle du génie.


Entre génie et médiocrité, la figure du joueur d’échecs au XVIIIe siècle

christof SCHÖCH Le temps du génie. Attributs temporels du génie créateur


et idées sur la temporalité au XVIIIe siècle français

laurence MARIE Théoriser le génie de l’acteur dans la seconde moitié du


XVIIIe siècle : de l’imitation à l’expression
Textes réunis par nathalie KREMER
stéphanie LOUBÈRE Sapho, le génie au féminin

bérengère CHAPUIS L’ange de Baudelaire, ou le génie créateur


à l’heure de la modernité

thierry LAUGÉE Le génie créateur enfant.


Théories et iconographie de la faculté d’invention
dans la première moitié du XIXe siècle

F 112624 1262 303 3/2011


ELEONORA VRATSKIDOU

Connaître, sentir, agir : le génie


chez Johann Gottfried Herder1

Introduction
Comment comprendre la création des œuvres artistiques ori-
ginales, radicalement nouvelles, qui dépassent toute production
précédente et défient les règles établies ? C’est en ces termes que se
pose la question du génie créateur pour un grand nombre de phi-
losophes en France, en Angleterre et en Allemagne vers le milieu
du XVIIIe siècle. L’attribution de la génialité à l’intervention d’une
puissance surnaturelle qui s’empare momentanément de l’artiste
selon la théorie platonicienne de l’enthousiasme, malgré sa force
rhétorique ou allégorique, perd définitivement sa valeur explicative
à cette époque. Dans une tentative de démythification, de nou-
velles démarches, animées par l’aspiration typique des Lumières à
fonder une « science de la nature humaine », viennent féconder
la réflexion autour du génie créateur.
La question du génie commence à être abordée au sein des
recherches sur l’esprit et les facultés intellectuelles de l’homme.
Dans cette perspective cognitive, dont De l’Esprit (1758) d’Helvé-
tius est un exemple caractéristique, l’inventivité exceptionnelle du
génie – traditionnellement associée à l’irrationnel et à l’incontrô-
lable – repose sur les facultés naturelles de l’intellect. Le génie se
laisse interpréter, selon les auteurs, soit comme « l’exacerbation
d’une des puissances normales de l’esprit humain » (c’est par
exemple le cas de l’imagination dans l’Essay on Genius d’Alexan-

1. — Je remercie vivement de leur soutien pour la réalisation de cet article


les professeurs Baldine Saint-Girons, Pierre Caussat, Herman Parret, et les amis
Marie Glon, Christopher Sauder et Guillaume Debonnet.

REVUE DES SCIENCES HUMAINES - N°303 - JUILLET-SEPTEMBRE 2011


42 ELEONORA VRATSKIDOU

der Gerard, publié en 1774) ; soit comme « une intensification de


l’ensemble des facultés de connaître sensibles », chez des auteurs
tels que Baumgarten, Johann Georg Sulzer et Moses Mendelssohn2.
Cessant d’être perçu comme une capacité hors du commun
arbitrairement distribuée parmi les mortels, le génie relève plutôt
d’une variation graduelle : c’est « la manifestation particulièrement
intense d’une puissance qui se trouve à des degrés divers chez tous
les individus ». On observe alors que la réflexion autour du génie
et de l’individu exceptionnel se voit intégrée au sein de la pensée
sur l’individu tout court. Comme le note Daniel Dumouchel, « la
théorie du génie devient un élément central de l’anthropologie
philosophique des Lumières ».
C’est une approche du génie analogue, mais à la fois très dif-
férente, que développe également, dans les années 1770, le phi-
losophe et théologien allemand Johann Gottfried Herder (1744-
1803)3. Dans son traité de psychologie Vom Erkennen und Empfinden
der menschlichen Seele. Bemerkungen und Träume4 [Sur le connaître et le
sentir de l’âme humaine. Observations et rêves], Herder va lui aussi sou-
tenir que le génie, loin d’être une occurrence mystérieuse, repose
sur le potentiel naturel de l’âme humaine. Le philosophe allemand
réagit ainsi de manière polémique aux théories du génie comme
enthousiasme inné, théories qu’il qualifie de simples « criailleries
enfantines » (« Knabengeschrei », VEE, p. 388-389). Sa réflexion se
dresse, plus généralement, contre ce qu’il voit comme une manie
de ses contemporains à définir la nature du génie, ce qui n’avait,
selon lui, résulté qu’en une vulgarisation, aux accents métaphy-
siques, de ce terme5. Cette critique rapproche Herder des auteurs
mentionnés plus haut. En revanche, la démarche de Herder se
distingue de la leur, en ce qu’elle se fonde sur une théorie de la
perception, et plus largement sur une anthropologie radicale-
ment différentes de celles que l’on voit se développer au cours
des Lumières.
En nous appuyant essentiellement sur ce traité fondamental
que Herder considérait comme le meilleur de ses livres6, nous

2. — Je cite dans ce paragraphe et dans le suivant l’article de Daniel


Dumouchel, 2006 (voir la bibliographie à la fin de l’article).
3. — Pour une introduction à l’œuvre et la vie de Herder, voir Clark, 1955 ;
Irmscher, 2001 ; Rehm, 2007.
4. — Riga, 1778. Dans cet article, nous nous référons à l’édition de
J. Brummack et M. Bollacher dans le 4e volume des Werke de Herder (Frankfurt
am Main, Deutscher Klassiker Verlag, 1994) ; dorénavant : VEE.
5. — VEE, p. 380-382. Sur le culte du génie en Allemagne pendant cette
période, voir Luserke, 1997, p. 72-75.
6. — Beiser, 1987, p. 145.
LE GÉNIE CHEZ JOHANN GOTTFRIED HERDER 43

proposons une lecture de la conception du génie créateur chez


le philosophe allemand qui, loin d’être exhaustive, va essayer de
cerner ses fondements anthropologiques. Dans un premier temps,
le concept du génie sera examiné à la lumière de la théorie de la
perception qu’élabore Herder. Dans un deuxième temps, on ana-
lysera comment la question du génie s’articule avec sa conception
de l’individualité comme réalisation d’un potentiel originaire.
Précisons d’emblée que notre analyse se limite à la psychologie de
Herder ; nous n’allons pas ici aborder son esthétique, telle qu’elle
est élaborée notamment dans son Viertes Kritisches Wäldchen (1769)
et dans son œuvre tardive Kalligone (1800)7.
Avant d’entamer l’analyse, quelques précisions sur la démarche
que nous avons suivie et sur Vom Erkennen und Empfinden. Herder
avait élaboré trois versions de ce texte en 1774, 1775 et 1778, dont
uniquement la dernière a été publiée. Le traité était initialement
conçu pour répondre à un concours de l’Académie de Berlin,
organisé en 1773, sur la question du rapport entre les deux facul-
tés primordiales de l’âme, la faculté de « connaître » et la faculté
de « sentir », et de leur influence sur le génie et le caractère de
l’homme8. Pour cette lecture, l’ensemble des trois versions a été
pris en compte : mis à part une analyse plus étendue en 1775 et
une radicalisation du ton critique en 1778, la réflexion de Herder
autour du génie reste inaltérée dans ses grandes lignes. Notre
analyse mobilisera aussi, dans une moindre mesure, deux autres
essais de Herder, Shakespear (1773) et Über Bild, Dichtung und Fabel
(1787), qui éclairent de manière intéressante les aspects du traité
qui nous occupent. Comme la plupart des œuvres de Herder, Vom
Erkennen und Empfinden n’est pas traduite en français. Nous nous
sommes vue confrontée ainsi à la tâche exigeante de traduire de
l’allemand les citations de Herder utilisées.
Dans Vom Erkennen und Empfinden que M. H. Abrams caractérise
comme un « tournant dans l’histoire des idées9 », Herder propose,
contre une vision mécanique de l’homme et de la nature, une
conception organique de la vie. Cette conception se base sur l’idée
d’une force vitale (Lebenskraft) qui anime tout être vivant et qui
a un caractère auto-générateur et auto-organisateur. Calqué sur
le modèle de l’organisme (c’est avant tout l’organisme végétal,

7. — Pour une vision d’ensemble de la pensée de Herder sur le génie, voir


Grappin, 1952, p. 221-250 ; Wolf, 1985 ; Schmidt, 1985, vol. 1, p. 119-149 et Fleck,
2006, p. 49-153.
8. — Sur l’histoire du traité, voir l’édition de J. Brummack, M. Bollacher, op.
cit., vol. 4, p. 1076-1082 ; dorénavant DKV 4.
9. — Abrams, 1971, p. 204.
44 ELEONORA VRATSKIDOU

la plante, qui sert de métaphore), l’homme porte en lui son


propre mode d’organisation et de croissance, tout en maintenant
un rapport dynamique avec son environnement. Dans ce cadre,
Herder tente de démontrer l’unité organique tant des différentes
facultés de l’âme, que du corps et de l’âme. Contre la psychologie
des facultés d’origine Wolffienne10, il réfute la séparation entre la
faculté de connaître (Erkennen) et la faculté de sentir (Empfinden)
et soutient leur interdépendance dans un flux vital continu. De
manière analogue, il conçoit le corps et l’âme non comme des
entités séparées mais comme des aspects différents d’une même
force vitale. La théorie de l’âme qu’élabore Herder implique un
entrelacement organique entre sentir, connaître et agir dans le
monde11.

Le génie comme capacité de connaître et de sentir


propre à chacun
Herder ouvre sa discussion sur le génie dans Vom Erkennen und
Empfinden de manière tranchante. Si on accepte, dit-il, que le génie
est une disposition ou un don (Gabe), comme le proposent ses
contemporains, chez l’homme il n’y a qu’une seule disposition :
la capacité de connaître et de sentir.
Nun sind der Gaben so viel als Menschen auf der Erde sind, und
in allen Menschen ist gewissermaße auch nur Eine Gabe, Erkenntnis
und Empfindung, d.i. inneres Leben der Apperception und Elastizität
der Seele. Wo dies da ist, ist Genie, und mehr Genie, wo es mehr und
weniger, wo es weniger ist u. f. (VEE, p. 381)12
Or il y a sur la terre autant de dons que d’hommes, et tous les
hommes n’ont pour ainsi dire qu’un seul et unique don ; connais-
sance et sensation, à savoir vie intérieure de l’aperception et élasticité
de l’âme. Là où cela existe, il y a du génie, et il y a plus de génie
à mesure que cela existe davantage, et moins de génie là où cela
existe moins13.

Tout comme pour les philosophes des Lumières auxquels on


a fait référence, le génie est pour Herder une affaire de degré. Si
pour les premiers, il s’agit de différentes facultés de l’esprit portées

10. — Christian Wolff, Psychologia empirica (1732) ; Psychologia rationalis (1734).


11. — Abrams, p. 204-205 ; Beiser, p. 145-149 ; Herz, 1996, p. 204-217 ; Adler,
1990. Pour une étude spécialisée, voir Lehwalder, 1954.
12. — Les italiques sont de Herder.
13. — Toutes les traductions françaises sont nôtres, les italiques dans celles-ci
également.
LE GÉNIE CHEZ JOHANN GOTTFRIED HERDER 45

à leur intensification maximale, pour Herder il s’agit de l’intensité


d’aperception, une des opérations fondamentales du potentiel de
connaître et de sentir14. La notion d’aperception désigne la capa-
cité de synthèse à partir de la multiplicité de la réalité qui nous
entoure, et, en dernière instance, la prise de conscience de soi à
travers cette activité de synthèse. Herder parle en effet de la capa-
cité de l’âme à « faire une Unité lumineuse à partir de la multiplicité
qui afflue vers nous » (« aus Vielem, das uns zuströmt, ein lichtes
Eins zu machen »), qui, par une sorte de retour réflexif (« ein Art
Rückwürkung »), fait ressentir « qu’elle est un Être, un Soi » (« am hel-
lesten fühlet, dass sie ein Eins, ein Selbst ist », VEE, p. 354). Comme il
le note plus loin, l’aperception est la « conscience du sentiment de
soi et de l’activité de soi » (« Bewusstsein des Selbstgefühls und der
Selbsttätigkeit », VEE, p. 356). Le génie se rapporte alors d’une part,
à la capacité de l’âme à composer, à produire de l’unité à partir du
multiple ; d’autre part – et c’est surtout là que réside l’apport de
Herder au renouvellement du concept –, le génie correspond au
degré d’intensité avec lequel l’âme prend conscience de soi et se
réalise dans son activité, son agir. Ces deux points cardinaux nous
occuperont en détail par la suite.
Reprenons cette première citation pour signaler une deuxième
divergence entre Herder et les philosophes des Lumières. Pour
Herder le génie réside dans la capacité de connaître et de sentir,
conçus l’un et l’autre comme une unité, pris qu’ils sont dans le flux
continu de la « vie intérieure de l’âme ». Dans un traité comme
celui d’Alexander Gerard, Essay on Genius, mentionné ci-dessus,
l’outillage mental de l’homme se divise en quatre facultés : le sens,
la mémoire, l’imagination et le jugement, parmi lesquels l’imagi-
nation est principalement responsable de l’activité géniale15. Chez
Herder, en revanche, c’est la « vie intérieure de l’âme » qui prime
comme principe unificateur, et anime en quelque sorte l’opération
de toute faculté :
Nur dies innere Leben der Seele gibt der Einbildung, dem
Gedächtnis, dem Witz, dem Scharfsinn, und wie man weiter zähle,
Ausbreitung, Tiefe, Energie, Wahrheit. (VEE, p. 381)
C’est cette vie intérieure de l’âme qui seule donne à l’imagina-
tion, à la mémoire, à l’esprit de finesse, à la sagacité et à tout ce
qu’on se plaira d’énumérer, extension, profondeur, énergie, vérité.

Dans le cadre d’une démarche critique, tant chez les auteurs des
Lumières auxquels on a fait référence, que chez Herder, le génie

14. — Sur l’aperception chez Herder, voir Herz, 1996, p. 204-208.


15. — Dumouchel, 2006.
46 ELEONORA VRATSKIDOU

et ses prouesses hors du commun s’enracinent dans le potentiel


cognitif et psychique propre à l’homme. Les fondements anthro-
pologiques sur lesquels se déploie cette approche cognitive du
génie chez les auteurs des Lumières relèvent d’une vision univer-
saliste : l’homme est perçu comme individu abstrait représentant
de l’espèce humaine, doté d’un outillage physique et psychique
universellement partagé. En revanche, pour Herder, la capacité de
connaître et de sentir, critère et « mesure » du génie, porte avant
tout la marque de l’individualité, de la nature propre de chacun
et s’identifie à sa force vitale :
[Das Genie] ist das einzeln bestimmte Maß der Innigkeit und
Ausbreitung aller Erkennungs- und Empfindungsvermögen dieses
Menschen, wies auch der Name sagt, seine Lebenskraft und Art16.
Le génie est la seule mesure concrète de l’intériorité et de
l’extension de toutes les aptitudes à connaître et à sentir de cet
homme, et comme le nom en porte aussi témoignage, il est sa force
vitale et sa manière [d’être].

Le réexamen critique du concept de génie chez Herder prend


en effet appui sur une réactualisation de la signification antique
du terme, comme le laisse entendre la définition qu’il avance ici.
À la différence du génie moderne, le genius antique ne désigne
pas un pouvoir intellectuel et créatif exceptionnel, mais plutôt la
force vitale et l’individualité propre à tout être17. Ainsi, en dernière
instance, Herder conçoit le génie comme le caractère individuel
de l’homme et le potentiel dont chacun est doté :
Genie und Charakter sind – « die einzelne Menschenart, die einem
Gott gegeben » – weder mehr noch minder. (VEE, p. 381)
Le génie et le caractère sont – « la nature humaine singulière, qui
a été donnée par Dieu à chacun » – ni plus ni moins.

Activité perceptive et originalité artistique


Regardons maintenant de plus près comment Herder conçoit
la dynamique de la capacité de connaître et de sentir, sur laquelle
repose l’activité du génie. Notre hypothèse est que sa théorie de
la perception informe de manière très intéressante la qualité par

16. — Vom Erkennen und Empfinden, 1775, éd. W. Pross, Herder Werke, vol. 2,
München, Hanser, 1987, p. 654 ; dorénavant : VEE 1775. Sur les concepts Innigkeit
et Ausbreitung, voir DKV 4, p. 1153-1154.
17. — Zilsel, 1993, p. 32. Pour une analyse plus détaillée de ce point, voir
Grappin, p. 245-249 ; Wolf, p. 207-213.
LE GÉNIE CHEZ JOHANN GOTTFRIED HERDER 47

excellence qu’on attribue au génie pendant cette période, l’ori-


ginalité18.
La grande différence de la démarche de Herder par rapport
aux approches cognitives du génie dans le contexte des Lumières
consiste, comme on l’a vu, dans le fait qu’il fonde sa théorie du
connaître et du sentir sur le principe de la diversité individuelle.
Comme il l’affirme expressément :
Kein zwei Dinge in der Welt sind einander gleich : geschweige
so ein künstliches unendlich vielfaches Gebäude, als der Mensch
ist. (VEE 1775, p. 641).
Il n’existe pas deux choses identiques dans le monde : cela
va sans dire pour un édifice artistiquement conçu et infiniment
complexe tel que l’homme.

Cette singularité foncière de tout individu conditionne la nature


irréductiblement subjective de la perception :
Der tiefste Grund unsres Daseins ist individuell, so wohl in
Empfindungen als Gedanken. (VEE, p. 365)
Le fondement ultime de notre existence est individuel, tant en
ce qui concerne les sensations que les pensées.

Dès l’ouverture de son traité, il déclare de manière program-


matique :
Der empfindende Mensch fühlt sich in Alles, fühlt Alles aus sich
heraus, und druckt darauf sein Bild, sein Gepräge. So ward Newton
in seinem Weltgebaüde wider Willen ein Dichter, wie Buffon in
seiner Kosmogonie, und Leibnitz in seiner prästabilierten Harmonie
und Monadenlehre. (VEE, p. 330)
Dans l’opération de sentir, l’homme se sent lui même dans
Tout ; il sent Tout à partir de lui-même et y imprime son image,
son empreinte. Ainsi Newton est devenu, en dépit de lui, poète dans
son système du monde, tout comme Buffon dans sa cosmogonie,
et Leibniz dans son harmonie préétablie et sa monadologie.

L’activité perceptive de l’homme est explicitement liée à la


démarche du poète (Dichter). La création de toute œuvre qui
amène une nouvelle vision du monde – ici les exemples sont tirés
du domaine des sciences et non des arts – repose sur une manière
singulière de le percevoir et de l’intérioriser, de s’y sentir, tout en
y imprimant sa marque.

18. — Sur l’émergence de cette nouvelle catégorie esthétique, voir Mortier,


1982.
48 ELEONORA VRATSKIDOU

Loin d’être une réception passive des stimuli externes, l’activité


perceptive constitue un processus dynamique et créatif qui porte
l’empreinte de la subjectivité individuelle :
[…] gibt sie [die Seele] auch auf das, was ihr von außen
vorgestellt wird, jedesmal Druck, d.i. sie analysierts in die Gestalt
ihres Wesens […] denn nicht der äußere Körper ist, der in meine
Seele kommt (er bleibt immer auf seiner Stelle) sondern der Geist,
das Bild von ihm, das vermittelst meines Organs mir analog war.
(UEE, p. 1112)
[l’âme] imprime chaque fois sa marque sur ce qui lui advient
de l’extérieur, autrement dit, elle l’analyse selon la forme de son être
[…] car ce n’est pas le corps extérieur, qui entre dans mon âme
(il demeure toujours à sa place) : c’est plutôt l’esprit, l’image que
j’en forme, qui, par l’intermédiaire de mon organe, s’est révélé
analogue à moi.

Ainsi, l’appropriation subjective du monde dans et par l’acti-


vité perceptive débouche en quelque sorte sur sa recréation par
l’individu :
Wir leben immer in einer Welt, die wir uns selbst bilden. (UEE,
p. 1112)
Nous vivons toujours dans un monde que nous nous formons
nous-mêmes.

Le concept d’image (Bild) surgi plus haut tient une place signi-
ficative dans la théorie herderienne de la perception. Herder le
développe plus amplement dans un autre essai, Über Bild, Dichtung
und Fabel, paru en 1787, dans la troisième collection de Zerstreute
Blätter, mais élaboré bien avant Vom Erkennen und Empfinden, vers
176719. Pour Herder la transformation d’une sensation en connais-
sance implique la création d’images mentales des objets du monde
extérieur, d’images qui sont l’œuvre du sens interne de l’homme.
De manière très intéressante, la vie humaine est assimilée à une
poétique d’images, un flux de création, et les objets perçus sont
désignés comme des peintures du pouvoir connaissant de l’âme. La
métaphore de la peinture est en fait omniprésente :
Alle Gegenstände unsrer Sinne nämlich werden nur dadurch
unser, dass wir sie gewahr werden, d.i. sie mit dem Gepräge unsers
Bewusstseins, mehr oder minder hell und lebhaft, bezeichnen. […]
Unser ganzes Leben ist also gewissermaßen eine Poetik, wir sehen
nicht, sonder wir erschaffen uns Bilder. Die Gottheit hat sie uns auf

19. — Norton, 1991, p. 161, n. 7. Nous utilisons l’édition DKV 4 ; dorenavant


UBDF. Pour une discussion de ce texte, voir Fugate, 1966, p. 36-38 ; Schütze, 1926.
LE GÉNIE CHEZ JOHANN GOTTFRIED HERDER 49

einer großen Lichttafel vorgemalt ; wir reißen sie von dieser ab und
malen sie uns durch einen feinern, als den Pinsel der Lichtstrahlen
in die Seele. Denn das Bild, das sich auf der Netzhaut deines Auges
zeichnet, ist der Gedanke nicht, den du von seinem Gegenstande
dir zueignest ; dieser ist bloß ein Werk deines innern Sinnes, ein
Kunstgemälde der Bemerkungskraft deiner Seele. (UBDF, p. 635)
C’est que tous les objets de nos sens ne deviennent nôtres
que dans la mesure où nous les saisissons, c’est-à-dire où nous les
marquons de l’empreinte de notre conscience, avec plus ou moins
de clarté et de vivacité. […] Notre vie entière est ainsi d’une certaine
manière une poétique ; nous ne voyons pas, nous nous créons bien plutôt
des images. La divinité nous en a donné une première esquisse sur
un grand tableau lumineux ; nous les en détachons et nous nous
en faisons une peinture dans l’âme avec un pinceau plus fin que
celui des rayons de la lumière. Car l’image qui se dessine sur la
rétine de ton œil n’est pas l’idée que tu te fais de son objet ; celle-ci
est simplement l’œuvre de ton sens interne, une peinture de la puissance
d’observation de ton âme.

Le lien entre l’activité de l’âme percevante et l’activité artistique


s’affirme ici explicitement et opère dans les deux sens : si l’activité
artistique (ici dans l’exemple de la peinture) sert de modèle pour
l’activité perceptive de l’homme, inversement pour comprendre la
nature de la poésie, sur laquelle Herder se concentre par la suite,
il suffit d’observer « l’habitus de la puissance de notre âme à créer des
images » (« den Habitus unsrer Bilder-schaffenden Seelenkraft »,
UBDF, p. 642).
Cette analyse du concept d’image sert en effet d’introduction
à un texte de théorie littéraire, où Herder se penche sur la ques-
tion de la poésie et de la fable. À la fin de l’introduction, Herder
s’adresse expressément aux jeunes poètes allemands, dans son
souci d’encourager la régénération artistique de son pays contre
l’imitation des modèles anciens20, qui sont d’ailleurs considérés
comme insurpassables et proprement inimitables :
In keinem seiner Gleichnisse ist Homer zu übertreffen […] so
schildere sie [Homers Bilder/Gleichnisse] nach Deiner Art, wie
Du solche wahrnahmest, wie der Geist Deiner Poesie sie fodert.
(UBDF, p. 639)
Homère ne saurait être surpassé dans aucune de ses compa-
raisons […] alors dépeins-les à Ta manière, à la manière dont Tu les
perçois, telles que l’esprit de Ta poésie les exige.

20. — Sur cet engagement de Herder, voir Irmscher, 1996 ; Grimm, 1994.
50 ELEONORA VRATSKIDOU

C’est sur la nature même de la perception, sur cette « compé-


tence imagière de l’âme », que Herder fonde sa critique de l’imi-
tation en art et appuie son exigence d’originalité. Le fait que le
monde est médiatisé par l’organe perceptif propre à chacun (mit
seinem Auge) et est traduit en images mentales de son sens interne,
implique que ces images seront foncièrement originales et porte-
ront la marque de sa subjectivité :
Der Geist dichtet : der bemerkende innere Sinn schafft Bilder.
Er schafft sich neue Bilder, wenn die Gegenstände auch tausendmal
angeschaut und besungen wären : denn er schauet sie mit seinem
Auge an, und je treuer er sich selbst bleibt, desto eigentümlicher
wird er zusammensetzen und schildern. (UBDF, p. 640)
L’esprit fait œuvre de poésie : tout en observant (intensément)
le sens interne crée des images. Il se crée des images nouvelles, les
objets eussent-ils été mille fois contemplés et chantés : car c’est son
propre œil qui les saisit, et plus il demeure fidèle à lui-même, plus
ses compositions et ses descriptions seront originales.

Évidemment, ce processus de génération subjective du monde


ne se fait pas d’une manière automatique, mais demande avant tout
un effort pour être fidèle à soi-même. En tout cas, la valorisation
de l’originalité, cette catégorie esthétique émergente et fonda-
mentale pour la réflexion sur le génie, trouve dans la pensée de
Herder un fondement anthropologique : elle repose sur la nature
physio-psychologique de l’homme, conçue comme irréductible-
ment individuelle.
L’analogie entre l’activité perceptive de l’homme et l’activité
artistique peut aussi être observée, nous semble-t-il, dans la vision
du génie que propose Herder une année avant l’élaboration de la
première version de son traité de psychologie, dans son essai sur
Shakespeare (1773)21. Afin de cerner cette analogie, insistons sur
un autre élément central de la théorie de la perception de Herder,
la synthèse, qu’on a évoquée plus haut.
Herder conçoit le processus de connaître, tant en ce qui
concerne la sensation que la perception, comme un travail de
synthèse, de construction d’une unité à partir d’une multiplicité.
Dans le cas de la sensation, Herder note :
Was der Seele zuströmet […] ist immer ein Vieles, woraus schon
der Reiz, der Sinn, die Empfindung ein Eins bildete […] Das Auge

21. — Sur Shakespear, voir notamment Schmidt, vol. 1, p. 167-178. Pour une
traduction française de cet essai, voir, J.G. Herder, « De la manière et de l’art
allemand : Shakespeare », trad. P. Pénisson, Les Études philosophiques 3 (1998),
p. 311-326.
LE GÉNIE CHEZ JOHANN GOTTFRIED HERDER 51

[…] löset unaufhörlich aus, macht Bild, schafft unaufhörlich, wo


der Sehpunkt hintrifft, ein klares Eins in dem unermesslichen
Vielen. (VEE 1775, p. 609)
Ce qui afflue dans l’âme […] est toujours une Multiplicité, à
partir de laquelle déjà l’excitation, le sens, la sensation ont formé
une Unité […] L’œil […] extrait sans cesse, il fait image, il crée
sans cesse, partout où se fixe la pointe du regard, une Unité claire
dans la Multiplicité incommensurable.

Mais aussi, dans le cas de la génération de la pensée (Gedanke)


à partir de la sensation, l’âme a la capacité de construire une unité
à partir de la multitude des sensations corporelles et des percep-
tions :
[Die Seele] macht Eins aus dem Vielem. (VEE 1775, p. 611)
L’âme fait de l’Un à partir du multiple.

Cette structuration de la masse multiple de la réalité empirique


en une Unité (Eins) porte toujours l’empreinte du sens interne de
l’homme, de sa subjectivité. Comme le dit Herder, je deviens maître
du chaos des sensations qui m’assaillent :
[dass ich] mithin im Mannigfaltigen mir Einheit schaffe und sie mit
dem Gepräge meines inneren Sinnes […] bezeichne. (UBDF, p. 635)
en me créant une unité dans le divers et en la marquant […] de
l’empreinte de mon sens interne.

Le génie propre à Shakespeare semble agir d’une manière


analogue. Une des caractéristiques qui définit le génie du poète
anglais selon Herder est le fait qu’il a su exploiter et ordonner le
matériel de son époque de façon absolument subjective, qu’il a su
remplir et animer son œuvre de son âme propre (au lieu d’imi-
ter des « règles mortes » élaborées à partir du drame antique).
Shakespeare est celui qui « attrape de la main des centaines de
scènes d’un événement-monde, qui les ordonne du regard, et qui
les emplit d’une âme qui insuffle et anime le Tout » (« hundert
Auftritte einer Weltbegebenheit mit dem Arm umfasst, mit dem
Blick ordnet, mit der Einen durchhauchenden, Alles belebenden
Seele erfüllet »)22.
Une deuxième caractéristique du génie tel qu’il se dégage de
l’analyse du cas de Shakespeare concerne sa capacité d’organiser
ce matériel multiple et divers en une unité, une œuvre totale, un
Wunderganzes :

22. — Herder, Shakespear, in Werke, vol. 2, éd. G. E. Grimm, Frankfurt am


Main, Deutscher Klassiker Verlag, 1993, p. 511 ; dorénavant : Shakespear.
52 ELEONORA VRATSKIDOU

[E]r nahm Geschichte, wie er sie fand, und setze mit Schöpfergeist
das verschiedenartigste Zeug zu einem Wunderganzen zusammen
(Shakespear, p. 508)
il a pris l’histoire, telle qu’il l’a trouvée, et il a composé avec son
esprit créateur le matériau le plus hétéroclite en un Ensemble prodigieux.

ou encore :
Fand Shakespear den Göttergriff Eine ganze Welt der disparates-
ten Auftritte zu Einer Begebenheit zu erfassen. (Shakespear, p. 512)
Shakespeare a trouvé la griffe divine (qui lui a permis) de saisir
tout un monde (fait) des épisodes les plus disparates en Un seul
événement.

L’activité géniale présente alors une analogie marquante avec la


conception herderienne de la perception humaine en tant qu’acti-
vité de synthèse.

« Genies zur Tat geschaffen » :


le génie comme potentiel à réaliser
Revenons maintenant à la définition du génie que Herder
propose dans Vom Erkennen und Empfinden. On a vu plus haut
comment, pour Herder, l’activité du génie repose sur le potentiel
de connaître et de sentir, qui s’identifie à la vie intérieure de l’âme
et à sa force vitale (Lebenskraft). Or, dans son approche, qui se fonde
sur une conception organique de l’homme, l’activité perceptive
fait corps avec la vie et l’action. Herder note à propos des hommes
géniaux, « des hommes les plus sains de tous les temps » :
Erkenntnis und Empfindung floss in ihnen zu Menschenleben,
zu Tat, zu Glückseligkeit zusammen (VEE, p. 374),
Connaître et sentir ont flué en eux pour se convertir en vie
humaine, en action, en félicité,

ou encore :
Erkenntnis und Empfindung leben nur in Tat, in Wahrheit.
(VEE, p. 375)
Connaissance et sensation n’ont de vie que dans l’action, dans
la vérité.

Le génie n’est pas uniquement affaire d’une vision subjective


du monde mais aussi, et avant tout, d’un agir (Handeln) :
Was wir im Erkennen und Empfinden d.i. im Maß der
Anschauung Genie nennen, heißt Charakter im Maß des Erkennens,
LE GÉNIE CHEZ JOHANN GOTTFRIED HERDER 53

Empfindens und Handelns. Genie sollte immer Charakter werden.


(VEE 1775, p. 654)
Ce que dans le connaître et le sentir, i.e. à l’aune de l’intuition,
nous dénommons génie, s’appelle caractère à l’aune du connaître,
du sentir et de l’agir. Le génie doit toujours devenir caractère.

La réalisation du génie propre de l’homme, de son individua-


lité, implique un travail de gestation. L’homme est à la fois ce qu’il
porte en lui comme germe :
Das Genie schläft im Menschen, wie der Baum im Keime. (VEE
1775, p. 654)
Le génie sommeille en l’homme, comme l’arbre dans le germe.

et en même temps, il se trouve dans un processus de devenir ce


qu’il est :
was ich bin, bin ich geworden. Wie ein Baum bin ich gewach-
sen. Der Keim war da ; aber Luft, Erde und alle Elemente, die ich
nicht um mich satzte, mussten beitragen, den Keim, die Frucht,
den Baum zu bilden. (VEE, p. 359)
Ce que je suis, je le suis devenu. J’ai crû tel un arbre. Le germe
était là ; mais l’air, la terre et tous les éléments qui m’entouraient
et dont je ne disposais pas, ont dû contribuer à former le germe,
le fruit, l’arbre.

La métaphore de la plante chez Herder illustre l’idée de l’auto-


déploiement de l’être vivant à partir d’un potentiel individuel
et saisit aussi la dimension de l’environnement à partir duquel
l’homme se nourrit pour développer ce potentiel. L’homme vient
au monde comme une individualité en germe, en tension et en
attente, et se réalise pleinement par un processus de croissance
qui est à la fois génétique et historique, placé dans un contexte
culturel déterminé23.
Herder jette ainsi les bases d’une conception radicalement nou-
velle de l’individualité : loin d’être quelque chose d’a priori donné,
une sorte d’essence immuable, l’individualité se perçoit plutôt
comme un potentiel à réaliser dans la vie et l’activité humaine, qui
en deviennent ainsi l’expression. Comme l’observe le philosophe

23. — Ainsi, la génialité et l’originalité de Shakespeare telles que Herder les


thématise dans son essai homonyme, résident également dans le fait que le poète
s’est nourri – et a nourri sa création – à partir du matériel de son époque (« son
histoire, l’esprit de son temps, ses mœurs, ses opinions, sa langue, ses préjugés
nationaux, ses traditions et ses modes », Shakespear, p. 507) ; c’est dans son contexte
historique qu’il a grandi comme une plante (« sur le sol du temps poussa cette
fois une autre plante », Shakespear, p. 508).
54 ELEONORA VRATSKIDOU

Charles Taylor, qui qualifie l’anthropologie de Herder d’« expres-


siviste », c’est uniquement dans et par cette expression, cette exter-
nalisation du potentiel interne de l’homme, que ce dernier arrive à
se définir et à s’accomplir24. C’est par ailleurs cette conception de
l’individualité qui se cristallisera par la suite dans l’idéal allemand
de Bildung, élaboré tant par Herder lui-même, notamment dans
ses Briefe zur Beförderung der Humanität (1793-1797), que par des
auteurs tels que Friedrich Schlegel et Wilhelm von Humboldt25.
Dans la discussion étendue du génie de la version de 1775 du
traité, Herder suit ce processus de devenir et de réalisation du
génie en examinant successivement les différents âges de la vie de
l’homme : l’enfance, la jeunesse, la maturité et la vieillesse. Dans
ce cadre, il condamne l’idée d’une apparition précoce du talent
ou d’un développement déséquilibré d’une seule aptitude aux
dépens de l’ensemble des capacités de l’homme. Herder ordonne :
Nähre den ganzen lebendigen Menschen. (VEE 1775, p. 655)
Nourris l’homme vivant dans son ensemble.

Sa vision est plutôt celle d’« une douce extension de soi » (« [S]
anfte Selbst-Verbreitung », VEE 1775, p. 658), d’un développement
qui se déploie harmoniquement, tout au long de la vie, sans accents
prématurés et démesurés. À partir d’une série d’exemples, il avance
que le génie se réalise dans un long processus de travail sur soi et
de dépassement des conflits internes :
leur combat intérieur, la sombre inquiétude, qui cherche un
autre monde et ne l’a pas encore trouvé.
[…] ihr innerer Kampf, die dunkle Unruh, die eine andre Welt
sucht und noch nicht fand (VEE 1775, p. 659)

Dans cette analyse, il insiste sur le fait que le vrai génie se mani-
feste dans l’acte et par l’acte : il parle des « Genies […] zur Tat ges-
chaffen » (« des génies […] créés dans l’acte », VEE 1775, p. 658).
Le génie est présenté comme un être qui sent, connaît et surtout
réagit à tout ce qu’il perçoit par la création d’une œuvre :
Wie sich in uns Alles von dunklem Reiz zur Empfindung, von
Empfindung zum Anschauen emporwand, und denn die ans-
chauende Seele auf Alles in Gotteskraft rückwürke : so steht das
Genie und jauchzet. Es hat ein Medium, einen neuen Sinn, seine
Welt gefunden : es ist in seiner Tat. (VEE 1775, p. 659)

24. — Taylor, 1975, p. 13-29.


25. — Welter, 2003.
LE GÉNIE CHEZ JOHANN GOTTFRIED HERDER 55

Tout comme en nous le Tout s’est haussé de l’excitation obscure


à la sensation, de la sensation à la vision (claire), et alors l’âme voyante
a réagi sur le Tout avec une force divine : ainsi se dresse le génie
et exulte. Il a trouvé un milieu, un sens nouveau, son monde : il est
dans son agir.

Ce processus de développement culmine alors avec la réalisation


d’une œuvre et en même temps avec la réalisation du génie dans
son œuvre, dans le nouveau monde qu’il a su créer26. La création
géniale devient ici synonyme de la réalisation de soi. Ainsi, l’œuvre
de génie porte en elle toute l’existence et l’être de son auteur, son
Lebenssaft :
Die Werke eines Swift und Rousseau, eines Dominikino,
Guercino und Guido tragen die Schicksale und den Lebenssaft
ihrer Urheber auf ihrem Antlitz. (VEE 1775, p. 658)
L’œuvre d’un Swift et d’un Rousseau, d’un Dominiquin, d’un
Guerchin et d’un Guide portent les destins et le suc vital de leurs
auteurs sur leur visage.

L’œuvre géniale est conçue comme « expression d’une âme


humaine vivante » (« Abdruck einer lebendigen Menschenseele »),
comme « œuvre d’âme et de vie » (« ein Werk der Seele und des
Lebens », VEE, p. 366).

Conclusion
Si la création géniale prend sa source fondamentale dans l’indi-
vidualité du génie, dans sa façon subjective de sentir et de se repré-
senter le monde, l’œuvre qui en résulte vient aussi – comme par
un mouvement de retour – révéler, voire réaliser cette individualité
dans le monde. Par la mise en valeur de cette interaction, Herder
a largement contribué au renouvellement significatif qui marque
l’histoire du concept de génie artistique au cours de la deuxième
moitié du XVIIIe siècle : le génie est pensé de moins en moins
comme un don, une disposition naturelle ou talent (ingenium),
mais comme la réalisation singulière et originale d’un individu,
dans et par sa création artistique.

26. — La conception du génie comme être capable de créer des mondes


animés de son intériorité est centrale dans Vom Erkennen und Empfinden (« Es ist
der Schöpfersvorzug des Genies […] in und aus ihm eine Welt zu schaffen » [C’est
le privilège créateur du génie […] de construire un monde en lui et à partir de
lui], VEE 1775, p. 648), mais aussi dans Shakespear (p. 512-514).
56 ELEONORA VRATSKIDOU

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