D'ALFRED ADLER
Collection L 'Œuvre et la Psyché
dirigée par Alain Brun
Déjà parus
INTRODUCTION À LA LECTURE
D'ALFRED ADLER
La Psychologie Individuelle,
une psychanalyse humaniste
AVANT-PROPOS - 9
La spécificité de la contribution d"Adler à la compréhension
du phénomène humain. Les difficultés d'appréciation du
message d'Adler
BIBLIOGRAPHIE . . '249
')-.,
I1\DEX . ................... .;.).'
x
A V ANT -PROPOS
I. LA SPÉCIFICITÉ DE LA CONTRIBUTION
D'ADLER À LA COMPRÉHENSION DU
PHÉNOMÈNE HUMAIN
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personnalité s'effectue sous l'effet d'impressions aléatoires et
d'une subjectivité incontrôlable puisqu'inconsciente. Elles
sont d'autant moins discernables clairement qu'elles
impliquent les outils mêmes avec lesquels elle perçoit et saisit
la vie. Et quand même la gêne de leur présence forcerait-elle
la conscience à compenser leurs déficiences, l'intrication de
l'écheveau pulsionnel, enraciné dans la ténébreuse
inconscience, rendrait la recherche de solutions incertaine
Les limites imposées par l'Evolution au psychisme
humain ne peuvent que se constater et inciter à la modestie.
Mais leur correction se trouve hors de notre portée. Le
psychisme humain ne peut intervenir que sur les seules
données modifiables, celle qui relèvent du regard de l'Homme
sur lui-même. La reconnaissance des limitations humaines, de
sa subjectivité, et de son ambivalence, constitue un pas
important vers la sagesse. Cette reconnaissance pourrait
éloigner d'autant l'Homme de l'égarement dans des voies
conflictuelles, génératrices d'égocentrisme, de violence et de
destruction, censées assurer son bonheur. Personne ne
détournera l'Homme de sa quête de bonheur. C'est la finalité
de tout être. Pour cela, il est prêt à tout, prêt à justifier,
sincèrement, tous les moyens sans exception. Si l'Homme,
tend à développer ses potentialités et à trouver dans ce
développement sa satisfaction, si rien ne lui importe autant
que cette satisfaction, alors s'impose l'idée qu'il est urgent
d'offrir à l'Homme les conditions de développement qui le
dissuadent de recourir à ce qui, dans l'état de nature sauvage,
constitue la garantie de survie: la compétition permanente et
la nécessité de faire partie des vainqueurs. Toute l'expérience
humaine nous incite d'ailleurs à penser qu'il lui est aussi aisé
de se révéler divin ou diabolique. Car c'est bien là le paradoxe
humain, le désir irréductible d'être aimé, apprécié, de voir
reconnue sa propre valeur, et ne réussir qu'à créer un océan
de larmes autour de lui.
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Le problème pour I'Homme réside dans le degré de sa
maturation psychique et de civilisation suffisant pour lui faire
comprendre que les normes de la nature ne pourront jamais lui
apporter autre chose qu'une succession ininterrompue de
conflits, et insuffisant pour organiser le monde de telle
manière que le développement des uns s'allie avec la
satisfaction des autres. Malgré un raffinement des modes de
pensée qui, étalé sur des siècles, peut sembler impressionnant,
la conscience de ce paradoxe n'induit pas de sensibles
avancées. Ainsi l'Homme progresse-t-il, depuis des
millénaires, écartelé entre les progrès instables, irréguliers,
aléatoires d'une humanisation dont on ignore jusqu'à quel
point elle ira, et la tentation du retour à des nom1es de
comportement primitif, chaque fois que son intérêt ne semble
pas pouvoir se satisfaire par un comportement sociable et
genereux.
La modification du comportement de l'Homme vis-à-vis
de sa propre espèce et de son environnement exige le
préalable de la compréhension du fonctionnement du
psychisme. Celui-ci, à la fois plus évolué que les autres
espèces et dramatiquement soumis à des limites suit des règles
de fonctionnement qu'on ne peut impunément ignorer. A 1fred
Adler invite à la compréhension de notre nature profonde et
au dépassement de l'organisation archaïque de la société, pour
ne pas en rester au simple constat du peu d'efficacité de nos
attitudes dont la maladresse éclate à chaque instant. Il rappelle
également que personne ne le fera à la place de l'Homme. La
clinique, I'Histoire et l'expérience personnelle révèlent
l'étendue des méfaits provoqués par la fureur exacerbée des
frustrations de chaque être humain. Dans sa relative solitude,
fragilisé par le choc des événements, chaque être humain se
trouve obligé de défendre, avec les moyens dont il dispose,
son ambition d'être heureux, contre l'acharnement des autres,
forcés, eux aussi, d'assurer leur propre sécurité, avec leurs
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propres moyens. En démontant les mécanismes fondamentaux
du psychisme, Adler nous indique quelles attitudes favorisent
l'apprivoisement de l'Homme et quelles attitudes le
désespèrent et le rejettent dans la haine et la violence du
frustré. Ces attitudes se retrouvent à la base de tout notre
comportement relationnel, éducatif, professionnel, conjugal, et
s'étendent au domaine où il manque le plus, et où on ne pense
mème pas à l'y réclamer, le politique. Le rôle de cette instance
de décisions devrait ètre d'aider à l'instauration d'une réelle
communauté qui renonce au statut d'une simple collectivité
faite de la juxtaposition d'individus en rivalité permanente.
Alfred Adler offre une vision de l'Homme à un certain stade
de sa civilisation, le nôtre, et propose, au moment où
s'estompent les échelles de valeurs qui ont encadré les actions
humaines, un sens pour le voyageur lors de son bref passage
sur cette planète. Dans cette optique l'insécurité et la fragilité
humaines trouvent leur compensation dans la mise en place
d'un milieu humain, sans gagnants ni perdants. L'individu s'y
investirait dans une collaboration avec la société qui lui
redistribuerait la totalité de son investissement et de ses fruits.
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mais ne pas briller particulièrement d'un éclat novateur ni
même garantir la même valeur thérapeutique devant des
pathologies déroutantes. Le lecteur est alors naturellement
tenté de chercher la cause de sa réticence dans une défaillance
de la théorie qui se pencherait sur des problèmes trop
déterminés et révélerait ainsi son incapacité à rendre compte
de la totalité du psychisme.
La pensée d'Adler souffre incontestablement d'un
déséquilibre entre l'étendue de ses enjeux et la modestie de
leurs mises en forme. Si la simplicité de son style, dénué de
toute ambition littéraire, permet au lecteur peu familiarisé
avec la démarche psychologique de pénétrer d'emblée dans
l'analyse de la personnaJité, illustrée par de nombreux
exemples puisés dans sa vaste expérience clinique, elle ne lui
évite pas le risque de l'inciter à assimiler cette analyse plus à
une vulgarisation qu'à une exposition exhaustive de concepts
capitaux et à lui laisser croire qu'à une simplicité de style
correspond inévitablement une indigence théorique. Lors de
ses interventions au cercle de Vienne, Freud, déjà,
accompagnait ses compliments sur la perspicacité des
remarques d'Adler, de réserves sur ses qualités de
communication stylistique]. Son style écrit famiJier se
distingue mal d'une causerie informelle. parsemée de
présentations de cas, retraçant le chemin qui l'a amené à
établir tel ou tel point de la théorie, et traduit ce que l'on sait
de lui par ailleurs. Il passait pour un psychologue aux
manières familières. peu directif. plus enclin à saisir la douleur
des hommes par l'écoute empathique qu'à la formaJiser,
pragmatique dans son approche, persuadé de l'utiJité de son
message humaniste, mais indifférent aux avantages qu'il
pourrait en tirer pour lui-même.
I
Les premiers ps\'chm1Q~\'.<,'(es.Vol. 2. 1908-1910. Gallimard Paris.
1978. séance du 23 février 1910.
1~
A l'encontre d'oeuvres qui se sont révélées
précocement à leurs auteurs, comme c'est le cas pour
Schopenhauer dont l'oeuvre magistrale, Le monde comme
volonté et comme représentation, a été conçue entre vingt-six
et trente et un ans, la pensée d'Adler s'est élaborée lentement,
au prix d'acquisition de notions, d'abandon et
d'enrichissement d'autres qui n'étaient pas forcément
opposées, mais qui se sont trouvées substantiellement
modifiées. La chronologie reste donc obligatoirement associée
au maniement d'un concept. La permanence de lignes
directrices apparues précocement ne simplifie pas la
compréhension du lecteur qui ne peut se contenter d'un
regard hâtif
Plus impliqué par la pratique thérapeutique que par la
théorisation, Adler a laissé à d'autres le soin de creuser
nombre de concepts prometteurs. Il n'a jamais non plus
vraiment été tenté de présenter une synthèse claire de sa
théorie, équivalente à l'Abrégé de psychanalyse2 de Freud, à
part un article très succinct paru en 1936"'. La regrettable
absence de réelle systématisation, peut -ètre imputable à l'état
d'inachèvement de sa réflexion, à l'époque de sa mort en
1937, ajoute au désarroi du lecteur, mal à l'aise pour saisir la
trame directrice, obligé de refaire, pour son compte, la
synthèse de la totalité de ses oeuvres, et confronté par là, au
risque d'une lecture personnelle, facilement réductrice et
déviante. Ce sont souvent d'ailleurs des lectures fragmentaires
qui ont suscité des regards lacunaires sur Adler.
Incontestablement, ces maladresses de formes n'ont pas aidé à
créer l'engouement suffisant à une reconnaissance correcte de
sa contribution à la naissance de la psychologie des
profondeurs. L'amateur inconditionnel de langage hermétique
: Commencée en 1938. et publiée en 19~6, à Londres.
3 1l1efundamental views of Individual P!!;ychology.in Inter. Journ. Indiv.
Psvcho/. na 1. 5-8. 1935.
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et sophistiqué, déjà fustigé par Locke4 , souffiira de ne trouver
qu'un vocabulaire usuel, sans prétention, inapte à exprimer
des nouveautés conceptuelles. Il aura parfois raison en face
d'expressions peu heureuses et imprécises qu'une traduction
naïvement fidèle rend encore plus maladroites5. Mais ces
handicaps stylistiques ne constituent pas un obstacle bien
gènant pour celui qui s'attache plus au fond qu'à la forme et
accepte de renoncer à rencontrer une plume brillante.
Abordée rapidement, la psychologie d'Adler ne semble
pas avoir la prétention de révolutionner l'empire de la pensée,
ni ètre destinée à attirer sur elle l'attention des psychologues
et du grand public. Et pourtant, une étude plus attentive
révèle une vision digne d'intérèt du phénomène humain. Au-
delà de toute attente initiale. sa pensée apparaît comme un
ferment pour un nouvel ordre social. Bien que mise en place à
une époque socialement et politiquement différente de la
nôtre, l'analyse adlérienne souligne avec autant de justesse les
causes individuelles et collectives du comportement humain
actuel. La théorie analytique adlérienne préconise les
conditions d'une humanisation du cadre de vie, et des progrès
éthiques de reconnaissance du droit à l'épanouissement de
l'individu, ainsi que de la forme de sa contribution à la vie de
la communauté. Elle est aussi confrontée à l'amer constat
qu'à d'anciens esclavages se substituent d'autres servitudes
alors que l'humanité se retrouve démunie de la certitude de
. .
ses anciens reperes.
Le but que recherche cet ouvrage est de faire ressortir
l'esprit de la théorie d'Adler, au-delà de l'aspect ingrat des
textes et de l'état d'inachèvement de sa doctrine, et de
souligner la valeur d'un homme pour qui la psychanalyse
~
Essai sur l'entendeme!1l humain. Line IlL Ch. X ,'oir le passage
concernant «L 'abusde langage consistanten une affectation obscure >I.
S
Telles que« Enfant gâté. courage \'ita!. hermaphrodisme psychique ».
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prenait toute sa dimension dans sa contribution au mieux-être
de l'espèce humaine.
Cette démarche nécessite parfois l'explicitation de
certains points qui sont restés, dans leurs formulations, à l'état
d'intuitions ou d'affirmations, tout en nourrissant la pratique
de la psychanalyse.
Bien que le terme de p!;ychanalyse ait été gardé après la
rupture, Adler, conscient de la spécificité de ses idées dans la
recherche psychanalytique, et désireux de couper court aux
polémiques qui avaient marqué les derniers temps de sa
collaboration, donna à sa doctrine le nom de Psychologie
Individuelle Comparative, l'ergleichende Individualp.sycholo-
gie, malencontreusement traduit en français par Comparée, ce
qui a incité à placer l'objet de la comparaison avec les autres
personnalités ou une personnalité idéale Pour Adler, il s'agit
de comparer les différents traits de la personnalité pour en
déceler les constantes directrices. Individuel souligne l'aspect
unitaire de la personnalité (individuum, qui ne peut pas être
divisé, voir la note 190, p. 240). Le terme individuel est
malheureusement facilement connoté à l'idée d'individualisme
et ouvre la voie à des contresens. On peut aussi parler
d'adlérisme, de psychologie sociopersonnel1e (Martine de
Bony), et bien sùr de psychologie adlérienne Il n'est pas
néanmoins abusif de parler de psychanalyse adlérienne, si l'on
garde bien présent à l'esprit que l'ossature psychanalytique
(présence d'une force structurante de la personnalité, genèse
des troubles vue comme une perturbation de la force
structurante, organisation de la personnalité à partir d'un état
inconscient) donne naissance à une architecture doctrinale
originale dont la caractéristique majeure est la dominante
humaniste et qui, par rapport à Freud, est plutôt parallèle que
divergente. On peut donc parler de psychanalyse humaniste.
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CHAPITRE I