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Tête de reine égyptienne.
D'où vient ce demi-sourire
de la concentration?
Et notre histoire
commence-t-elle à l ’Égypte
et à Sumer?
ou l'archéologie
va-t-elle découvrir
une civilisation plus ancienne?
'est ce qu'étudie dans ce numéro
Gilbert Caseneuve qui prépare
un des premiers volumes
de l'encyclopédie Planète.
Musée du Louvre.
Photo Alinari
PLANETE
L A P R E M IÈ R E R E V U E DE B IB L IO T H È Q U E

É D IT IO N S R E TZ

A D M IN IS T R A T IO N
46 RUE DE LILLE A PAR IS 7
S O M M A IR E
R ÉDAC TIO N
8 RUE DE BERRI P A R IS 8

DIFFUSION
DENOEL - N.M .P.P. Éditorial
5
ABONNEM ENTS Y a-t-il une bonne littérature? par Louis Pauwels
6 NUM ÉROS 27 NF.
12 NUM ÉROS 48 NF.
C .C .P . 18.159.74 C hronique de notre civilisatio n
9
A B O N N E M E N T S BELGIQUE Le phénomène Jeunesse par Jean-Louis Febvre
A . B. G. E. 116 AVEN U E LOUISE
BRUXELLES - 5 -
1 N UM ÉR O 73 F. B. Le m o u v e m e n t des connaissances
6 N UM ÉROS 350 F. B. 17
12 N UM ÉROS 580 F. B. L’homme et le cosmos par Jean Charon
C .C .P . 582.11 Le père de la sémantique générale par Gabriel
Véraldi

Les c ivilisatio n s disparues


37
Y eut-il une civilisation avant Sum er? par Gilbert
Caseneuve

Les m ystères du m onde anim al


47
DIRECTEUR
Les singes sont-ils presque des hommes? par
Jacques Lecomte
L O U IS PAUW ELS

C O M ITÉ DE D IRECTION L ’art fan tastiq ue de tous les tem ps


L O U IS P A U W E L S 53
Les Singes et nous, quatre dessins originaux
JA C Q U E S B E RG IER
d'Yves Trémois
F R A N Ç O IS R IC H A U D E A U Vers une architecture fantastique par Pierre
Restany
D IRECTION A R TISTIQ U E La houle et la chair, trois photographies de
P IE R R E C H A P E L O T Lucien Clergue sur un texte de Saint-John Perse
Les ouvertures de la science 140
77 L ’a n th ro po log ie / Les textes sacrés et les
Existe-t-il une hérédité planétaire? par Michel extra-terrestres / Une analyse des traditions
Gauquelin indiennes / De curieux rapprochem ents avec
Vers la conquête du troisièm e âge par Jacques notre monde moderne
Mousseau
Un sommet inconnu: l'extase par A im é Michel
143
La science / La télépathie à l'épreuve de la
La littératu re différente science / Russes et A m éricains d'accord / Les
101
nouvelles de l’anti-m onde / Un œil ouvert sur
N ’oubliez pas les poètes par Jacques Buge les grands inconnus
M. Preble se débarrasse de sa femme. Nouvelle
de James T hurber
La troisième rive du fleuve. Nouvelle inédite de 145
Joao Guimaraes Rosa La v ie sp iritu elle / Le Soufisme ancien et
moderne / Le refus de la fatalité / Un poète du
L'histoire in v isib le 12e siècle / Un grand livre soufi
117
Le grand mystère de la météorite de 1908 par
Jacques Bergier 147
L'autre monde de Cyrano de Bergerac par La so cio lo g ie / Le procès de l ’homo ameri-
Claude Mettra canus / Le journal, pseudo-réalité

L ’am our à refaire 148


131 La peinture / Une nouvelle querelle des anciens
Que ressent une fem m e? par René Nelli et des modernes / Une survivance périmée

150
In fo rm atio n s et C ritiq ues, A n alyses des La m usique / W agner à l’avant-garde / La
Œ u vres, des Idées, des T ra v a u x et des m usique algorithm ique et l'œuvre wagnérienne
D écou vertes
151
138 A partir de ce numéro Le d ictio nn aire des
L’histoire / Khrouchtchev contre Freud / Une responsables / Armand / Gaudi / Klein / Laborit /
offensive contre la psychanalyse Milosz / Sedov
Y a-t-il une bonne littérature ?
Louis Pauwels

L ’exercice de / ’imagination est le premier pas qui fa it sortir de la


prison. C O LIN W ILSO N.

... ET UN SECOND RAYON DE LA BIBLIOTHÈQUE ?

Nous nous sommes donné plusieurs règles, dont celle-ci : pas de


critique négative ; ne parler que de ce que nous aimons. C ’est assez
nouveau, dans un climat intellectuel plutôt hargneux. Nous nous y
plions sans effort. Exprimer des refus et des oppositions, fabriquer
et livrer tous les deux mois soixante mille flacons de bile, quelle triste
occupation! Ce qui frappe, me semble-t-il, chez les hommes avec qui
nous travaillons ici, c ’est une grande allégresse de l’esprit. Bien
entendu, nous pensons avoir raison dans nos goûts, nos curiosités,
nos enthousiasmes, et nous tenons à les faire partager. Nous sonnons
de la trompette (quelquefois même un peu trop fort) : hep! venez
voir! c’est épatant! Mais nous ne croyons pas que ce que nous aimons
représente la totalité de ce qui est à aimer, et que notre forme d ’esprit
condamne toutes les autres. Pourquoi ne serait-on pas de bonne
compagnie? Cette question, en apparence naïve, pourrait nous
entraîner fort loin...
Parmi toutes les forces qui travaillent aux changements des valeurs,
à la mise en circulation d ’une nouvelle culture, nous apportons les
nôtres, qui sont évidemment limitées, mais qui existent et ne pré­
tendent d ’ailleurs à rien d ’autre que l’existence. Nous défendons
et illustrons une certaine façon de regarder, d ’interroger et de rêver.
Nous ne disons pas que c’est la seule. Nous disons qu’étant celle
de beaucoup d ’esprits intéressants, elle mérite considération. Nous
disons aussi q u ’elle provoque des spectacles souvent excitants et
parfois même amusants. Voilà un mot dangereux, parait-il. Mais

Éditorial
nous ne voyons pas du tout pourquoi la recherche rayon. Une trilogie barbare comme « le Seigneur
de la connaissance s’accommoderait mieux de des Anneaux », de Tolkien, et les grandes fictions
l’ennui. de C.S. Lewis atteignent, pour qui veut bien lire,
Un critique intelligent, mais qui a tort de se aux sphères d ’où Milton et Dante rapportaient
laisser aller à l’expression des émotions négatives, leurs chants. Dans les histoires et aventures
au lieu de nous aider à mieux faire, consacre une d ’Abraham Merritt, dans les récits du « tâcheron »
chronique à nous reprocher d ’être. C ’est peine Machen, on entend « battre les ailes noires et
perdue pour tout le monde. Il fait mention, par gratter à la surface de la terre ». Un roman comme
exemple, de la place que nous accordons à ce « la Centrale d ’Énergie », de Buchan, déterré
que nous appelons «la littérature différente». dans la collection Nelson, évoque le fond du
Et il règle le problème en déclarant q u ’il s ’agit problème des sociétés secrètes et des crypto-
« de la littérature différente de la bonne ». Mais craties, avec une lucidité et une force confondantes.
qu’est-ce que la bonne littérature? Faut-il chercher chez nous? Les « livres pour la
J ’étais un jour chez Jean Cocteau, au Cap- jeunesse », de Jacolliot, contiennent Jules Verne
Ferrat, et constatai q u ’une partie de sa bibliothèque et charrient les grands secrets de l’humanité.
était garnie de romans dits policiers, d ’aventures Les premières pages de l’« Isaac Laquedem »,
et de science-fiction. d ’Alexandre Dumas, sont parmi les plus saisis­
— Oui, me dit-il, c’est la littérature dite du santes et les plus hautes de toute la littérature
second rayon. Mais il y a plus de grandeur, de sur le mythe du Juif Errant. Quand Bergier
richesse, d ’invention, etc., dans les numéros un tentait en vain d ’attirer l’attention sur l’œuvre
du second rayon que dans la plupart des numéros de Lovecraft, celle-ci gisait sous les hideuses
deux du premier. couvertures de la science-fiction populaire amé­
Il n ’est pas question de mépriser les chefs-d’œuvre ricaine. L ’une des plus belles méditations lyriques
du premier rayon. Mais si nous ne voulons pas sur l’espace et le temps se dissimule dans la col­
être victimes des catégories imposées par une lection du « Rayon fantastique » (1), et Dashiell
culture que chacun sent aujourd’hui sclérosée, Hammett, édité dans « la Série noire », et qui
nous devons ranger auprès de ceux-ci les grandes vient de mourir, était, nous le pensons avec
œuvres du second, négligées de la critique, dissi­ Aragon, aussi grand et puissant qu’Hemingway.
mulées dans des collections populaires et des Il y a, dans la littérature policière moderne, un
séries pour la jeunesse, écrites par des génies pari sur l’énergie, et les meilleures réussites du
insoucieux de la gloire littéraire. Dans un récent genre renouent avec le roman de chevalerie. Il y
essai, Henry Miller redécouvre Ridder Haggard, a, dans les plus belles « science-fiction », le souffle
considéré à tort comme un fabricant du second de la tragédie dionysiaque.
rayon, et dont le livre « She », roman de la femme A la vitrine d ’un libraire italien, un de nos
fatale, de l’amoureuse fatidique et de la mère amis rêva longtemps sur une affichette ainsi
ténébreuse, atteint à une ampleur proprement libellée : « Pourquoi ne pas lire un bon livre? »
cosmogonique. Dans la vitesse de l’écriture et Pourquoi, en effet? C ’est que nous sommes
l’exubérance de l’imagination, certains écrivains victimes d ’une mystique de la littérature. Nous
dits « d ’aventure » (et, comme tels, ignorés des n ’allons pas chercher librement notre bien. L ’idée
juges littéraires), saisis apparemment par le seul q u ’il existe une « bonne » littérature et une
souci de raconter une histoire, plongent profon­ « mauvaise », nous retient de fouiller dans les
dément et librement dans l’inconscient collectif bouquins rangés sur le second rayon. Et si,
et en rapportent une fourmillante vision des d ’aventure, cela nous arrive, notre culture apprise
archétypes de l’humanité. De sorte qu’ils sont fait écran. C ’est ainsi que nous ne lisons vraiment,
parfois plus nourris de réalités fantastiques et toutes antennes tendues, que dans notre jeunesse,
plus prophétiques que leurs confrères du premier (1) « Le F lot du Temps », de John Tayne (Eric Temple Bell).

Éditorial
lorsque l’ignorance nous protège des hiérarchies nous y faire si nous voulons délivrer celle-ci de
mythiques, et que le flot des mots, des images et ses bandelettes, et lui permettre une exubérance
des idées atteint de plein fouet notre être, au dont jouit, justement, la science. Il nous faudra
lieu de passer, comme il le fera plus tard, par les aussi cesser de parler de « bonne » et de « mau­
filtres de la culture imposée. Et il nous arrivera vaise » littérature, rejeter les hiérarchies scolaires,
ensuite de renier les œuvres qui nous ont boule­ et nous rétablir dans l’instinct. Tous le reste
versés, beaucoup moins par l’effet d ’un clair est superstition.
jugement que d ’une soumission un peu honteuse Mais, pour revenir à notre critique, il se peut
aux catégories enseignées. Comme l’écrit Miller : que, cédant à une mode, il ne considère comme
« Je crois plus que jamais q u ’il devient absolument bonne littérature que celle d ’où a fui tout amour
nécessaire de relire, à un certain âge, les livres de la vie, et donc toute imagination. On a d ’ailleurs
de l’enfance et de la jeunesse. Sans quoi, nous le droit de n ’aimer que la défaite, le désespoir
pouvons mourir sans savoir qui nous sommes ou et la mort. Mais je ne vois pas ailleurs que dans
pourquoi nous avons vécu. » C ’est au moment une méchanceté bien profonde le désir que l’on
où nous avions la chaude conscience des possi­ peut avoir de faire partager ce goût à ses contem­
bilités infinies et éblouissantes de la vie, que nous porains. Nous conseillerons donc à notre critique
savions d ’instinct si un livre, fût-il réputé indigne de lire l’essai de Colin Wilson qui vient de paraître
des histoires de la littérature, était ou non gonflé à Londres sous le titre : « The Strength to Dream »,
lui-même de cette conscience émerveillée. S’il littéralement : La Force de rêver ». Colin Wilson,
était, somme toute, un bon ou un mauvais livre. dont le roman de révolte, « The Outsider », fit
Tout l’effort d ’un lecteur, au cours d ’une vie, du bruit, est le chef des « jeunes gens en colère ».
devrait être pour ne pas perdre cet instinct qui On le voit, dans cet essai, recourir lui aussi à
plonge ses racines dans la puissance du rêve et la Lovecraft, à Tolkien, à Wells, pour tenter de
liberté de l’imagination. De quoi nous occupons- rouvrir les écluses de l’imagination. Certains
nous? De tout ce qui peut aider les hommes à romans au degré zéro des émotions et de l’ima­
devenir, comme disait Fuerbach, des citoyens ginaire, et qui passent chez nous pour des œuvres
libres et indépendants de cet univers. De tout d ’un rare mérite, lui rappellent le cas du fou qui
ce qui, dans notre propre domaine, est susceptible croyait que tout le monde était mort. Il s’étonne
d ’aider les hommes à se bâtir une culture mieux que des artistes se puissent donner pour mission
adaptée aux structures mouvantes d ’aujourd’hui. de persuader tout le monde que la vie ne vaut
La nécessité d ’une nouvelle culture se fait partout pas la peine d ’être vécue. Ils oublient, dit-il, que
sentir. En épigraphe à ses magnifiques « Chro­ la littérature, comme tout art, est mouvement
niques Martiennes », le grand poète (mais il n ’est et joie d ’exister. Ils le payent d ’ailleurs cher :
pas considéré comme tel) Bradburry écrit : ils s’épuisent à tenter de composer une symphonie
« Il est bon. de renouveler les sources d ’émer­ avec une seule note.
veillement, dit le philosophe. Les voyages inter­ Cet essai de Colin Wilson constitue la première
sidéraux ont refait de nous des enfants. » Il n ’y tentative de critique littéraire nouvelle, étrangère
a pas que les voyages. Nous avons la chance de aux structures, aux catégories, aux hiérarchies
vivre une époque dans laquelle la science peut admises. Elle est une recherche sauvage, dans tous
redonner à tout adulte un peu éclairé cette les rayons de la bibliothèque, des œuvres où
conscience des possibilités infinies de la vie, qui s ’exprime à plein ce que l’auteur nomme «l’éner­
est le privilège de la jeunesse, lui rendre à nouveau gie basique dionysiaque ». L ’expression est
sensible la puissance du rêve, lui restituer la liberté lourde mais la chose grande. C ’est l’agressivité
de l’imagination. Je sais bien que le seul mot de positive, celle qui donne la force de vouloir,
science suffit encore aujourd’hui à gâter tout déploie l ’imagination et fait se réaliser les rêves.
propos sur la littérature. Il faudra bien pourtant C ’est le feu.
LOUIS PAU W ELS.

Editorial
Photo Janine Niepce-Rapho.
Le phénomène Jeunesse
Jean-Louis Febvre

— C'est une émeute ?


— Non, Sire, c'est une révolution.

U NE ANALYSE DES DERNIÈRES ENQUÊTES


Une nouvelle variété Nous venons d ’examiner les derniers rapports publiés à travers le
de l’humanité? monde. Tout se passe vraiment comme si une nouvelle variété de
l’humanité était en train de faire son apparition sur le globe. Nouvelle
variété? Nouvelle catégorie biologique, psychique, intellectuelle,
Une caste à l ’échelle sociale? On serait tenté de dire : nouvelle caste, si le mot n ’avait
planétaire ? de fâcheuses résonances. Partout dans le monde civilisé cette nouvelle
caste se manifeste et commence de modifier les structures sociales
et économiques, de bouleverser les fondements de la culture. Il s’agit
Un nouvel esprit, de la jeunesse.
de nouvelles mœurs La « nouvelle vague », selon certains journalistes, la « nouvelle race »,
selon l’ouvrage de Michel de Saint Pierre, ne sont que des mots qui
recouvrent des analyses partielles et partiales du phénomène. Ce que
nous voulons étudier ici, c’est le phénomène dans son ensemble,
conformément à l’esprit qui anime cette revue.
Les rapports que nous avons sous les yeux portent sur deux défi­
nitions de la jeunesse : les pré-adolescents et adolescents de moins
de vingt ans, ceux que les Américains appellent les teen-agers. Et les
garçons et filles entre 15 et 24 ans non mariés. Quelle que soit la
définition retenue, on est d ’abord, globalement, obligé de réfléchir
sur la formidable ascension du nombre. Autrefois, un nouveau-né
sur deux atteignait l’âge adulte. Actuellement, dans une fraction
sans cesse croissante du globe, les nouveau-nés ont 90 chances sur
100 de parvenir à cet âge. Cette baisse de la mortalité infantile,
associée à un accroissement constant de la natalité, devrait avoir

Chronique de notre civilisation


pour effet une augmentation surprenante dans mation des boissons alcoolisées et, en général,
les années à venir. L ’Angleterre comptait, en 1959, dans l’élévation des niveaux de vie des milieux
cinq millions de jeunes, soit 13% de sa popu­ industriels et urbains.
lation. Entre cette date et 1966, leur nombre La précocité physiologique entraîne chez les
augmentera de 13 % — et le reste de la popu­ jeunes filles une plus grande lucidité, moins
lation ne s’accroîtra que de 2% . A l’exception d ’illusions (« le vert paradis des amours enfan­
de l’Allemagne fédérale où les taux de natalité, tines ») dans les relations avec les garçons, une
très hauts en 1930, ont diminué en 1942 et n ’ont prise de conscience plus nette des problèmes
pas augmenté en 1950, le même phénomène sera sexuels. Une maison française d ’édition a atteint
ressenti dans tous les pays occidentaux : Pays- son record de vente avec un livre parlant fran­
Bas, 2 7 % ; France, 21 % ; Belgique, 12% ; etc. chement aux jeunes filles de la maternité, répon­
dant aux questions qu’elles se posent et qui
L ’AGE DE LA PUBERTÉ paraissent encore « cyniques » à leurs mères.
N ’EST PLUS LE MÊME Le fait de « devenir femme » traumatise infi­
niment moins cette génération que les précédentes.
Nos parents et nos grands-parents, fixés sur leur Dans ce contexte, le mariage, moins entouré de
propre passé, répugnent à poser le problème dans phantasmes, ne fait plus peur. En Hollande,
les termes prospectifs qui conviendraient. Pour 11 % des mariées ont moins de 20 ans, en France
la plupart d ’entre eux, chaque époque a sa 13%, en Belgique 18%, en Angleterre 22% , en
jeunesse et, dans chaque époque, on imagine Amérique 39% .
toujours celle-ci plus dynamique que la génération
vieillissante et différente de celle qui atteint le POUR EUX, LA FRANCE,
pouvoir. C ’est q u’ils s’entêtent à ignorer un fait EN MATIÈRE D ’ENSEIGNEMENT,
totalement nouveau : la jeunesse actuelle n ’est EST U N PAYS SOUS-DÉVELOPPÉ
pas seulement une génération qui monte. Elle
constitue en même temps quelque chose comme A la maturation biologique correspond une matu­
une catégorie nouvelle dans la société. ration de l’intelligence, de l’affectivité, de la
Jadis, l’enfant passait socialement sans transition volonté.
de l’enfance à la condition d ’adulte. Aujourd’hui, Les jeunes participent aujourd’hui à notre univers
nous assistons à la généralisation du phénomène technique de façon plus intense que les autres
de l’adolescence. A cause de l’accélération de la générations. Si l’on admet que la représentation
puberté, de l’allongement des années d ’ensei­ que se font les hommes de l ’univers dans lequel
gnement, d ’une entrée plus tardive dans le cycle ils vivent a une influence fondamentale sur la
de production, un nombre croissant de jeunes civilisation de leur époque, il faut constater que
vivent leur adolescence. nous sommes aujourd’hui en pleine mutation.
On vient d ’établir scientifiquement que la puberté D ’une logique aristotélicienne, nous passons à
se produit, en Occident, au moins un an plus tôt une conception non A (1) ; d ’un monde cartésien,
qu ’elle n ’apparaissait au début du siècle. Voilà nous entrons dans un monde einsteinien. Lorsque
un fait important et qui rend insuffisantes les Max Plank élabora la théorie des quanta, selon
considérations morales sur « l’émancipation laquelle les lois de la physique ne définissent
sexuelle » de la jeunesse. On constate aussi que plus des propriétés mais des probabilités de
la taille et le poids moyens des jeunes sont nota­ changements, lorsque Einstein démontra que
blement plus élevés. Il faut en chercher les causes matière et énergie n ’étaient pas des concepts
dans une meilleure alimentation, dans l’exercice
physique, dans les soins préventifs, dans la consan­ (I) Voir dans ce même numéro l’étude de Gabriel Véraldi sur
guinité moins forte, dans la baisse de consom­ Korzybski.

Le phénomène Jeunesse
séparés mais des états différents d ’une même DE LA SOCIÉTÉ SACRALE
réalité considérée dans un temps relatif et non A LA SOCIÉTÉ PROFANE
plus absolu, une ère nouvelle naissait dans la
vision du monde. Elle allait mener rapidement à Autrefois, l’enseignement et l’éducation étaient
l ’âge atomique et cosmique dont nous venons assurés en grande partie par la famille. Aujour­
à peine de nous imprégner et qui est cependant d ’hui, non seulement cette fonction doit être
déjà acquis par les jeunes d’aujourd’hui, ceux-là partagée par l’école, mais celle-ci doit se spécia­
mêmes qui dansent le twist après avoir lu Teilhard liser en créant des sections nouvelles destinées
de Chardin ou Korzybski. à répondre aux problèmes posés par les nouvelles
Les symptômes sociaux, culturels et économiques, techniques, les nouvelles sciences. Le relais de
les théories scientifiques, les structures sociales l ’éducation est repris par de nombreux organismes
se transforment profondément. La condition même parascolaires, mouvements de jeunesse, asso­
du progrès de l ’homme réside dans la rapidité ciations culturelles, organisations de vacances
qu’il met à s’adapter à ces mutations. à l ’étranger, stages dans les entreprises indus­
La tradition, l ’expérience, l’âge, la stabilité, la trielles et commerciales des pays voisins, etc.
continuité, l’intransigeance peuvent-ils être encore Dans les cités urbaines, le « frottement » des jeunes
les valeurs fondamentales d ’une telle société? aux aspects les plus publics de la vulgarisation
Ne doivent-elles pas être remplacées par d ’autres : scientifique révèle un quotient intellectuel beau­
l’innovation, le dynamisme, l’adaptation, la mobi­ coup plus élevé que dans les campagnes, même
lité, la tolérance? Dès lors, on ne doit guère quand le revenu des parents est identique. De
s’étonner de voir les jeunes chercher à constituer nombreuses enquêtes démontrent que l’accélé­
une société à part. Ils ont essayé, mais en vain, ration intellectuelle de la jeunesse est due à la
de « jouer le jeu » avec les adultes, de briser avec fois à la migration professionnelle, à l’exode vers
leur aide des structures de pensée qu’ils consi­ les villes, au changement des techniques et des
dèrent comme dépassées. Jean Charon a, ici mœurs. C ’est de la mouvance même de la société
même, écrit : « La jeunesse actuelle étouffe, elle actuelle que naît dans la jeunesse une intelligence
aspire à un renouveau, elle crie son impatience plus vive et mordant mieux sur le réel. Regretter
devant notre hésitation à ouvrir les fenêtres sur cette mouvance ou s’en féliciter ne change rien
d ’autres horizons (2). » Les réponses des jeunes à l’affaire. Comme l’avoue l’abbé François
à deux questions d ’une enquête effectuée par H outart qui dirige le Centre de Recherches
Radio-Luxembourg sont, sur ce point, sympto­ socio-religieuses, nous assistons au « passage
matiques. d ’une société sacrale à une société profane ».
« Les jeunes critiquent-ils l ’enseignement qui Il faut entendre ces mots dans leur acception la
leur est donné? » plus large. Le domaine de ce qui est « sacré »,
Oui : 72,5% — Non : 21,5% — Sans avis : 6% . c’est-à-dire inchangeable, immuable, intouchable,
« Les jeunes participent-ils à la vie des adultes ? » se réduit progressivement tandis que s ’étend le
Oui : 50,5 % — N on : 42,5 % — Sans avis : 7 % . champ du relatif, du passager, du changeable.
Au cours de conversations que l’on peut avoir
avec de jeunes Français, une unanimité identique LA FIN D ’U N ROMANTISME
se retrouve : critique sévère de l’enseignement ET LA NAISSANCE D ’UN AUTRE
dispensé, de la carence de notre équipement
scolaire et universitaire en fonction de l ’accrois­ En France, la population scolaire des moins de
sement démographique et des nouvelles disci­ quinze ans a triplé durant la période 1930-1960.
plines pédagogiques. Pour eux, la France, en Dans le même temps, l’âge d ’entrée des jeunes
matière d ’enseignement, est un pays sous-
développé. (2) Planète N° 4.

Chronique de notre civilisation


Il s’agit moins de diriger cette force que d ’y répondre
12 Le phénomène Jeunesse
par une égale puissance de renouvellement. (Photo Irving Penn)

Chronique de notre civilisation 13


dans le monde du travail a été notablement pourrissante. Les « fans-clubs » rassemblent, dans
reculé. A ujourd’hui, le développement des tech­ tous les pays, des dizaines de milliers de jeunes,
niques, la complexification croissante exigent en qui admirent moins une création artistique qu’une
tous domaines une formation de plus en plus sorte de rapt de la gloire et de l’argent accompli
poussée, prolongeant la scolarité et donnant ainsi par « l’artiste » de leur âge.
à la jeunesse une existence sociale, économique, Faut-il parler d ’abaissement de la moralité? Ou
psychologique, en tant que telle. Nos structures, d ’augmentation de la lucidité? Nous assistons
notre équipement ne répondent plus. Il s’agit en tout cas à la fin du romantisme de la souffrance
d ’un véritable séisme social. Ainsi la jeunesse et de l’échec, et à la naissance d ’un romantisme
se trouve-t-elle poser la quasi-totalité des pro­ de la volonté et de l’intelligence dirigées vers
blèmes inclus dans la mutation du monde contem­ l’action et vers la réussite. Si cette force, dans
porain. Elle le sait, elle le sent. Elle se vit inten­ certains cas, tourne à vide ou se fixe sur d ’indignes
sément, avec la conscience de vivre au centre objets, ce n ’est pas qu’elle est mauvaise, c’est
même de l a question. que les aliments que nous lui donnons ne sont
Rien ne sert de se voiler la face lorsque au cours pas fameux.
d ’un sondage d ’opinion les jeunes répondent
à une immense majorité : « Notre idéal? Beaucoup 582 MILLIONS D ’ESPRITS
d ’argent, une belle maison, une belle voiture, une SOUMIS A L ’IMAGE
belle retraite, une belle femme. » Les générations
précédentes ont été influencées par l’œuvre des On constate partout une extraordinaire floraison
philosophes, des écrivains, des peintres, et donc de revues destinées à la jeunesse. Leur nombre,
par la notion d ’ascèse comme condition de la en Occident, depuis la fin de la guerre, s’est
réussite. Celle d ’aujourd’hui l’est par le progrès, trouvé multiplié par cinq. En Russie, la « Komso-
ou plutôt une image du progrès créateur de molska Pravda » tire à douze millions d ’exem­
facilités matérielles. La fascination de la technique plaires. Une étude des principales revues pour
explique leur notion nouvelle du héros : le scienti­ jeunes montre que 10 % des pages sont consacrées
fique, le business mari, le champion, la star. La au texte, 4 % aux jeux et que 86% sont entiè­
technique a déclenché chez les jeunes un phéno­ rement réservées aux dessins et photos. Il faut
mène massif d ’identification. Ils fabriquent des parler d ’iconomanie. L ’image prime tout. Cette
fusées, se groupent dans des clubs d ’études iconomanie transforme d ’ailleurs dans tout le
spatiales, parlent de marketing, font des public- monde civilisé la physionomie de la presse et de
relations, assistent à des colloques ou des sémi­ l’édition.
naires, prônent l’agriculture sélective. Les mêmes Qu’ils restent à la maison ou qu’ils sortent, qu’ils
soucis d ’efficacité, à y bien regarder, motivent soient fiancés ou non, tous, jusqu’à concurrence
leurs conceptions du sport ou du cinéma. Le sport de 91 % ont l ’habitude de regarder la télévision
est devenu une technique. Ils parlent « d ’usines au moins quelques heures par semaine. Une
à fabriquer des champions ». Le sportif n ’est plus enquête française a révélé que les jeunes vont en
le mousquetaire, mais le professionnel chargé moyenne six fois par mois au cinéma et les lycéens
par la société de projeter dans le réel un rêve de trois fois.
surpuissance physique. Le sport devient alors un Cette dépendance de l’image fait de la jeunesse
spectacle très consciemment organisé dans lequel présente une masse de 582 millions d ’esprits
on retrouve à la fois le mythe de l’argent et du (18% de la population de la planète) presque
héros. Il en va de même pour le cinéma, où la totalement ouverte à l’hypnose provoquée par le
vedette n ’est plus le « monstre sacré », mais cinéma et la télévision, et ainsi très particuliè­
l’incarnation d ’une réussite à s’approprier des rement offerte à toute tentative d ’intoxication
biens épars dans le filet trop lâche d ’une société accélérée. On ne saurait trop réfléchir là-dessus.

Le phénomène Jeunesse
LA PRISE DU POUVOIR ÉCONOM IQUE « sacré » au « profane » dont nous parlions
tout à l’heure, cette préférence profonde pour le
Fait social bouleversant, la jeunesse représente mouvant, le changeable.
également un fait économique nouveau. Naguère, Quarante à soixante pour cent de cet argent de
l’adolescent n ’avait q u ’un rôle très mince sur le poche vont au cinéma et aux disques. Viennent
marché : il ne pouvait que tenter de pousser ses ensuite les livres, puis les accessoires de toilette
parents aux achats. A ujourd’hui, les jeunes et les sorties. En dernier lieu, les cigarettes (à bout
constituent eux-mêmes un marché considérable. filtre) et les boissons (surtout non alcoolisées).
En France, l ’argent de poche donné aux enfants Pour les voitures, l’unanimité se fait sur les engins
représente chaque année, depuis la guerre, plu­ décapotables : 91% . En France, 25% désirent
sieurs dizaines de milliards, et les chiffres vont une Floride. En Allemagne, le plus grand nombre
croissant. En Allemagne, les jeunes dépensent rêve d ’une Porsche rouge. Aux U.S.A., plus de
par an quatre milliards de marks. En Suède, six millions d ’automobilistes de moins de 19 ans
cinq pour cent des objets de luxe sont achetés choisissent une Ford de sport.
par des adolescents. En Angleterre, les ten-agers,
ont économisé l’année dernière 70 millions de FAIRE, AVEC LA JEUNESSE,
livres et en ont dépensé 830 millions, soit 5 % des DE LA JEUNESSE
dépenses totales de consommation. Dans ce
dernier pays, une enquête établit que l’adolescente Je ne rapporte ces dernières considérations que
dépense en moyenne, hors de sa famille, 32 livres par souci du détail marquant. Le fait essentiel
pour s’habiller alors que la femme adulte ne est que la jeunesse tient aujourd’hui pratiquement
dépense que 18 livres. Le magazine américain en main la partie la plus sensible de l’économie
« Seventeen » démontrait que, sur deux millions des pays occidentaux. Par là, elle représente aussi
de jeunes filles fiancées, 1 590 000 avaient déjà une force politique considérable.
acheté l’argenterie, 1 000 000 la verrerie, 1 500 000 Quel usage sera fait de cette force ? Quelles oreilles
le linge de table et de lit. avons-nous pour entendre l’immense réclamation
La nouvelle puissance économique des jeunes, qui monte de cette jeunesse, et qui affecte l’en­
leur pouvoir d ’achat formidablement accru ont semble de nos structures sociales, politiques,
introduit des facteurs révolutionnaires dans les économiques, intellectuelles, religieuses? Il' s’agit
études de marché, la prom otion des ventes, la d ’ailleurs moins de songer à orienter cette force
publicité, les relations publiques. Ce sont les jeunes q u ’à y répondre par une égale puissance de renou­
qui ont suscité l’extension des grands magasins, vellement. L ’idée de « diriger » la jeunesse est
des super-marchés, des self-services, le dévelop­ une idée qui appartient à un monde déjà à demi
pement des juke-boxes, des cafétérias, des périmé. Il s’agit bien plutôt de faire, avec la
snak-bars, la naissance des grands organismes jeunesse, de la jeunesse. Cette vision est conforme
de loisirs et de vacances. Ils ont aussi modifié au sentiment de renaissance générale qui saisit
l’habillement, précipité les variations de la mode, aujourd’hui toutes les consciences ouvertes. Elle
introduit la notion de « gadget ». Leurs préfé­ est exigeante. Elle est difficile à soutenir. Elle
rences pour des vêtements plus typiques et plus introduit dans tous nos modes d ’action et de
colorés ont modifié la production des usines de pensée les ferments du changement. Mais, en
textiles. Les fabricants et détaillants sont étonnés ceci comme en toutes les conjonctures de cette
de la qualité médiocre du tissu que les jeunes nouvelle ère, « ce n ’est pas le chemin qui est
achètent, et un grand nombre de magasins ont difficile, c’est le difficile qui est le chemin ».
appris à leurs dépens q u ’avec cette clientèle il JEA N -LO U IS FEBVRE.
ne fallait plus tenir compte des valeurs de qualité
et de durée. Là encore, on retrouve ce passage du Voir la Bibliographie aux Informations, p. 150.

Chronique de notre civilisation


L'homme et le cosmos
Jean Charon

Ah ! le monde est si beau qu’il fa u t poster ici quelqu’un qui, du matin


iusques au soir, soit capable de ne pas dormir.
PAU L CLAU D EL.

UNE VISION, UNE PHILOSOPHIE, UN PROJET

En collaboration avec l’équipe de Planète, et grâce aux efforts de


Ou le mariage Georges Breuil assisté de Gabriel Véraldi, va se créer en France, sur
le mont Canisy, au-dessus de Deauville, l’un des plus importants
centres culturels du monde. L ’Institut européen de Sémantique géné­
de la science rale y aura sa place, ainsi que toutes les formes de pensée et de recherche
susceptibles d ’apporter à l’homme d ’aujourd’hui une vision réellement
moderne de lui-même et de l’univers. Lieu de contact — mieux encore :
de communion — de toutes les intelligences contemporaines du futur,
et de l’art lieu de convergence des responsabilités scientifiques, techniques,
philosophiques et spirituelles, le mont Canisy est, selon le projet conçu
par Georges Breuil, un haut lieu de notre temps. Dans quelle mesure
ce projet sera-t-il pleinement réalisé? Nous ne pouvons le savoir,
mais nous avons tendance à croire que, dans cette époque renaissante
L a Licorne.
à laquelle nous adhérons de toutes nos forces conscientes, la chaleur
Une des régions galactiques même de l’esprit doit nous incliner à penser que rien n ’est trop beau
riches en étoiles pour être vrai.
et en matière interstellaire, Toujours selon le projet, notre ami Jean Charon devrait être l ’un des
où les températures principaux responsables de ce « Centre planétaire de Généralisation ».
et les densités Tout le désigne pour ce rôle. On le comprendra mieux encore en lisant
sont très différentes l’étude magistrale q u ’il vient d ’écrire pour nous.
d'une zone à Vautre, L.P.
et où les différents aspects
de la matière interstellaire,
tantôt opaque,
tantôt brillante, Le mouvement des connaissances
sont bien visibles.
1 le langage
A la différence de la Science, qui s’est fabriqué un célèbre distinction que Bergson établissait entre
langage impersonnel pour décrire le cosmos, l’Art l’intelligence et l’intuition (2) : « Il y a deux
est lié à la vision individuelle. « Une œuvre d ’art, manières profondément différentes de connaître
disait Zola, est un coin de la création vu à travers une chose. La première implique qu’on tourne
un tempérament. » La Science a construit, dès le autour de cette chose, la seconde qu’on entre en
départ, une sorte de « code », une « règle du jeu » elle. La première dépend du point de vue où l’on
qui serait la même pour tous les hommes et se place et des symboles par lesquels on s’exprime,
emprunterait aussi peu que possible au langage la seconde ne se prend d ’aucun point de vue et ne
de la vie courante, dont chaque mot peut être s’appuie sur aucun symbole. De la première on
chargé d ’une signification variable d ’une intelli­ dira qu’elle s’arrête au relatif; de la seconde, là
gence à une autre. La physique, qui est précisément où elle est possible, qu’elle atteint l’absolu. »
la partie de la Science qui cherche à « décrire » La Science est, par nature, et parce q u ’elle cherche
les phénomènes naturels, a bien d ’abord cherché à s’exprimer au moyen d ’un langage objectif, une
à s ’exprimer au moyen du langage ordinaire. description de la première catégorie. Elle tourne
Elle a constaté rapidement que ce langage était autour des choses, elle les découpe, elle les morcelle,
beaucoup trop dépendant des sens et de la psycho­ et l’avantage qu’elle en retire sur le plan de l’objec­
logie de l’homme et q u ’il lui fallait, pour progresser, tivité s’accompagne de l’inconvénient de demeurer
s’exprimer de façon plus « objective ». Ce sont les toujours une « carte » qui n ’exprime, d ’une façon
mathématiques qui ont permis à la physique de symbolique, que certains aspects, toujours néces­
franchir cette étape de progrès et l’on peut dire sairement incomplets, du « territoire ».
que, d ’une certaine façon, la physique est devenue
d ’autant plus précise q u ’elle est devenue plus CONNAISSANCE ET COM M UNION
mathématique.
Ne convient-il pas alors de se tourner vers l’Art
SCIENCE ET INTUITION pour réclamer une description plus profonde du
cosmos ? L ’Art ne participe-t-il pas de cette seconde
Comprenons-nous bien cependant : le langage de manière d ’appréhender les choses dont nous parlait
la Science, aussi précis soit-il, n ’en demeure pas Bergson, n ’est-il pas cette « sympathie intellec­
moins seulement une « carte » pour décrire la tuelle par laquelle on se transporte à l’intérieur d ’un
nature. Et cette carte ne doit pas être confondue objet pour coïncider avec ce q u ’il a d ’unique et
avec le « territoire » (1). Ainsi, ce n ’est pas parce par conséquent d ’inexprimable »? Bien sûr, l’œuvre
que l’on a choisi de faire une « géométrisation » doit finalement, elle aussi, s’exprimer par un
aussi complète que possible de la physique qu’il certain langage; mais ce langage, dans la mesure
faut en conclure que l ’Univers « est » de la géo­ où il suggère plutôt q u ’il ne décrit, n ’est-il pas
métrie (en dépit de Platon déclarant : « Dieu est une tentative de l’artiste pour projeter sa vision
l’éternel géomètre »). Ce q u ’ « est » l’Univers, nous du cosmos vers des régions « inconscientes » chez
n'en savons rien. Ou, plus précisément, si nous le autrui ; ne propose-t-il pas une véritable « com-
savions, ce ne pourrait être que par une sorte
d ’ « intuition » interne, confinant au sentiment (1) La distinction entre la « carte » et le « territoire » est un
mystique, et qui ne serait exprimable dans aucun principe de sémantique générale. Voir dans ce même numéro
l’article de Gabriel Véraldi sur Korzybski.
langage, fût-il mathématique. On retrouve ici la (2) Henri Bergson, Introduction à la Métaphysique.

L'homme et le cosmos
munion » intellectuelle directe entre l ’artiste et les Puis, afin de pouvoir déterminer dans quelle mesure
autres hommes? la description artistique vient compléter la des­
Nous voudrions donc commencer par examiner cription scientifique en cherchant à s’adresser à
la description que la Science actuelle nous fait des zones plus profondément dissimulées du
du cosmos en nous limitant aux très grandes cosmos, nous chercherons à analyser ce que nos
lignes et en essayant surtout de dégager l’unité connaissances actuelles nous indiquent sur le
qui règne, de l’infiniment petit à l’infiniment grand. psychisme humain.

2 La science et la vision de l'univers


L ’homme peut tourner ses investigations vers de « billes » isolées dans l’espace, et nous y revien­
deux abîmes : l’infiniment petit et l’infiniment drons. Ces objets nous apparaissent tantôt comme
grand. des corpuscules, tantôt comme des ondes. Cepen­
Ce qui frappe d ’abord, quand on considère ces dant l’aspect « corpusculaire » de ces briques élé­
deux infinis avec notre optique « terrienne », ce mentaires est quelque chose qui peut être défini
sont certaines caractéristiques fondamentales qui sans ambiguïté, et nous le retiendrons pour le
se retrouvent dans l ’immense comme dans le moment.
microscopique : tous les objets q u ’on y découvre
sont très éloignés de nous par rapport aux dimen­ DIMENSIONS
sions habituelles, et ces objets sont en nombre DES PARTICULES ÉLÉMENTAIRES
énorme. Ils sont séparés l ’un de l’autre par des
distances très grandes (ou, d ’une autre façon, isolés Tout de suite, nous constatons que les dimensions
l’un de l’autre par des « vides » très poussés). que nous avons à considérer sont très éloignées
Enfin, ces objets sont en mouvement continuel à de notre entendement habituel des objets. Un
très grandes vitesses. millième de milliardième de millimètre, comment
cela peut-il se visualiser? Si vous le voulez bien,
Q U ’EST-CE QUE LA M ATIÈRE? effectuons un changement d ’échelle et voyons
comment les choses se présentent en admettant que
Commençons par l’infiniment petit. C ’est lui qui l ’aspect corpusculaire de nos particules élémen­
forme ce qu’on nomme communément la matière. taires soit représenté sous forme de billes de un
Pour atteindre les « briques » élémentaires qui centimètre de diamètre. A cette échelle, le plus
constituent cette matière, c ’est-à-dire, d ’une part, petit des virus observable seulement au microscope
les protons, les neutrons, les mésons édifiant les électronique a déjà environ les dimensions de la
noyaux des atomes et, d ’autre part, les électrons Lune. Ceci nous montre la zone immense de notre
qui gravitent planétairement autour de ces noyaux, Univers, dans la région du plus petit, dont l’homme
nous devons descendre l’échelle des dimensions ne peut encore « voir » directement les détails
jusqu’au millième de milliardième de millimètre. structurels. Sans doute peut-on détecter les parti­
On trouve alors ces particules « élémentaires » que cules élémentaires, observer aussi leurs dispositions
nous venons de nommer et qui occupent chacune, spatiales les unes par rapport aux autres : mais
approximativement, le même volume d ’espace. La ces examens sont indirects et ne représentent les
Science moderne nous apprend q u ’il est difficile objets que comme de simples taches lumineuses
de considérer ces corpuscules comme des sortes dont la structure propre nous échappe complè­

Le mouvement des connaissances


tement. Pour nous rendre compte de la petitesse rapide les uns par rapport aux autres. On sait que
des particules élémentaires dont nous parlons ici, ces vitesses dépendent essentiellement de la tempé­
il nous suffira de dire que, avec notre agrandis­ rature à laquelle est portée la matière. Supposons
sement de la particule-bille, un homme aurait donc notre poussière à température ordinaire,
quinze milliards de kilomètres de hauteur, soit cent celle à laquelle nous vivons. Dans ce cas, nos
fois la distance qui nous sépare du Soleil, ou encore noyaux d ’atomes se déplaceraient avant chan­
cinquante mille fois la distance Terre-Lune. gement d ’échelle (c’est-à-dire vraiment) à quelques
milliers de kilomètres à l’heure. Nous nous refusons
LES DISTANCES à traduire ce résultat dans notre image des parti­
cules-billes, tant cette vitesse dépasserait ce qu’on
Ces éléments constitutifs de la matière sont très peut imaginer. Tout ceci irait tellement vite que
nombreux. Une poussière microscopique, flottant nous ne verrions rigoureusement rien.
dans l’air et pesant par exemple un millionième de Pour compléter notre image, il nous faut cependant
gramme, contient à peu près un milliard de supposer que nous ayons immobilisé un de nos
milliards de telles particules élémentaires. Avec un noyaux d ’atomes, c’est-à-dire l’un de ces paquets
tel nombre d ’objets dans un volume si réduit, nous de « billes », ou encore que nous puissions nous
pourrions nous attendre à voir ces objets «entassés » asseoir sur l’un de ces noyaux, comme le baron
les uns sur les autres. Il n ’en est rien. Les dimen­ de Münchausen sur son boulet de canon, et
sions de chaque particule sont si petites q u ’en accompagner ainsi ce noyau dans sa course verti­
réalité les distances qui les séparent l’une de l’autre gineuse. Alors, en regardant bien, on apercevrait
sont très grandes et q u ’en fait, si nous pouvions peut-être les électrons de l’atome tournant, comme
« voir » la structure interne de notre poussière, des planètes, autour du noyau ; mais on serait
nous n ’apercevrions que... du vide! encore étonné de la distance qui sépare les élec­
Pour mieux comprendre, utilisons à nouveau trons du noyau : ils se présenteraient en effet
notre agrandissement dans lequel une particule comme quelques billes tournant à une distance
est représentée par une bille de un centimètre. d ’un kilomètre environ de celui-ci.
A cette échelle, notre minuscule poussière se pré­
sente approximativement comme un objet d ’un LA STRUCTURE
million de kilomètres de diamètre. Et dans cet DE L ’IN FIN IM EN T GRAND
immense objet, que verrions-nous? D ’abord les
noyaux des atomes. Ils se présentent comme de Grands éloignements, grandes distances, grands
petits agglomérats de quelques dizaines de ces nombres, vides énormes, mouvements très rapides
particules-billes, rassemblés dans des volumes aux à allure « planétaire », voici l’image que nous
dimensions de l’ordre de dix centimètres. Mais offre donc l’infiniment petit. L ’inüniment grand va
chacun de ces petits « paquets » de dix centimètres nous faire apparaître des caractéristiques très voi­
est distant de son voisin d ’environ un kilomètre. sines, un peu comme si la nature, sous une grande
De sorte que ce qui nous frappe dans la structure diversité des aspects de détail voulait être cepen­
de notre poussière, c ’est vraiment le vide dont dant « économique » en ce qui concerne les struc­
elle est « constituée ». tures fondamentales et présentait, en définitive,
une grande unité foncière. Nous aurons à revenir,
LE MOUVEMENT un peu plus loin, sur cet aspect d ’ « économie »
des moyens de la nature.
Ce vide nous serait d ’ailleurs d ’autant plus appa­ Rappelons rapidement la structure de l’infiniment
rent que les noyaux d ’atomes (c’est-à-dire nos grand, que chacun connaît d ’ailleurs bien. Notre
« agglutinats » de dix centimètres) ne sont pas Terre est, comme on sait, l’une des neuf planètes
immobiles, mais en mouvement à vitesse très dénombrées qui tournent autour du Soleil. Chaque

L'homme et le cosmos
planète peut comporter un ou plusieurs satellites, solaire comme une bille d ’un centimètre avec,
la Lune pour la Terre, Phobos et Deimos pour autour, neuf petits grains de sable tournant à des
Mars et un plus grand nombre encore pour les distances s’échelonnant jusqu’à cent mètres! Entre
planètes situées au-delà de Mars. Les étoiles sont tout cela, c’est le vide interplanétaire. Un vide si
analogues à notre Soleil et se groupent dans l’Uni­ vaste qu’on n ’y peut trouver que quelques micro­
vers en paquets de l’ordre du milliard dans des grammes de poussière tous les millions de kilo­
configurations à formes variées q u ’on nomme mètres cubes d ’espace. Que dire des étoiles? A
galaxies. Ces galaxies peuvent être, soit sphériques, notre échelle du Soleil-bille, la plus proche, Proxima
soit en forme d ’ellipsoïdes, soit en forme de len­ du Centaure, est à vingt kilomètres, les étoiles
tilles plus ou moins aplaties pouvant comporter, brillantes d ’Orion sont à 1 500 kilomètres. L ’une
extérieurement, des prolongements q u ’on nomme des plus proches galaxies, Andromède, est, dans
« bras ». Ce dernier type est celui de notre propre notre schéma réduit, à dix fois la distance qui nous
galaxie, la Voie lactée, le Soleil occupant une sépare de la Lune, et certaines des galaxies que
position (aucunement privilégiée) dans un des l ’on aperçoit du Mont-Palomar sont encore mille
« bras » de la galaxie. La grande bande blanchâtre fois plus éloignées. Q u’on cherche donc à se
qui coupe notre ciel d ’été provient de la lumière représenter ce qu’est, à cette distance, une étoile
des milliards d ’étoiles de notre Voie lactée en forme grosse comme une bille ! Et que dire des minuscules
de lentille, que l’on aperçoit ainsi par la « tranche ». planètes éventuelles qui gravitent autour de cette
Nos télescopes nous permettent de distinguer un étoile?
très grand nombre de tels systèmes galactiques. Donc, comme dans l’infiniment petit : distances,
Le télescope optique géant du Mont-Palomar, qui nombres, vides énormes. Et aussi, comme dans
permet d ’étudier des régions de l ’Univers si loin­ l’infiniment petit, le plus grand nombre va s ’appli­
taines que la lumière met plus d ’un milliard quer au mouvement. Les planètes sont en mou­
d ’années à nous en parvenir, réussit à dénombrer vement autour des étoiles à des vitesses de l’ordre
environ un milliard de galaxies. Ainsi, notre univers de quelque 10 000 kilomètres à l’heure. Les étoiles
visible nous présente déjà plus d ’un milliard de se déplacent aussi dans la galaxie à laquelle elles
milliards d ’étoiles, comme notre poussière micros­ appartiennent à des vitesses du même ordre. Les
copique nous présentait tout à l’heure environ un galaxies tournent généralement sur elles-mêmes,
milliard de milliards de noyaux d ’atomes, chacun entraînant encore l’ensemble des étoiles avec des
de ces objets pouvant s’accompagner de son vitesses linéaires qui, vers la périphérie, sont de
cortège de « planètes ». 10 000 à 100 000 kilomètres à l’heure. Enfin, les
galaxies ont aussi des mouvements propres les
COMME DANS L ’IN FIN IM EN T PETIT unes par rapport aux autres, avec des vitesses
relatives qui peuvent être de grandeurs similaires
Nombres énormes donc, comme pour l’infiniment aux précédentes.
petit. Et distances énormes aussi. Pour mieux 11 ne s’agit là que de mouvements locaux, variables
le sentir nous allons une nouvelle fois changer suivant les régions de l’Univers. Mais il existe
d ’échelle, mais en rapetissant toutes les dimensions aussi un autre phénomène très important qui
cette fois-ci. Réduisons donc notre Soleil à la bille consiste en un mouvement d ’ensemble de tout
d ’un centimètre de diamètre. A cette échelle, toutes l’Univers. Chaque galaxie semble en effet s’éloigner
les planètes ne sont plus que petites poussières ; de nous, dans toutes les directions de l’espace, et
notre Terre est alors un grain de sable tournant cette vitesse de « fuite » est d ’autant plus grande
relativement près du Soleil-bille, puisqu’il n ’en que la galaxie observée est plus lointaine.
est qu’à environ deux mètres. Mais Saturne est Ainsi, il ne suffisait pas que notre Univers ait des
un grain situé à vingt mètres, Neptune à soixante, dimensions immenses, il fallait encore qu’il soit
Pluton presque à cent. Q u’on imagine le système en perpétuelle « expansion ». Et avec quelles

Le mouvement des connaissances


vitesses énormes s’effectue cette expansion! Les d ’intersection une quatrième perpendiculaire aux
galaxies observées à la limite extrême de visibilité trois arêtes, ce qui représenterait alors, si c ’était
du télescope du Mont-Palomar nous fuient à des possible, cette fameuse quatrième dimension-
vitesses qui sont une fraction notable de la vitesse temps.
de la lumière : quelques centaines de millions de Or, le problème ne se pose pas du tout de cette
kilomètres à l’heure. Représentons-nous ces objets façon. La question est celle-ci : comment se pré­
énormes que sont les galaxies, dont les masses sente à nous la réalité extérieure? Prenons le
s’expriment en tonnes par des nombres comportant Soleil. Je sais qu’il s’agit d ’un objet situé à un peu
plus de 45 chiffres, et qui se déplacent à ces vitesses plus de cent millions de kilomètres dans l’espace.
inimaginables! Que penser de l’énergie que repré­ Mais je sais aussi que cet objet est situé pour moi
sente ce mouvement? Et de l’origine de cette à huit minutes dans le passé, puisque la lumière
énergie? A vrai dire, à cette échelle, le concept qui me vient du Soleil met huit minutes pour
même d ’énergie conserve-t-il son sens? m ’atteindre. En d ’autres termes, si le Soleil venait
soudain à disparaître je n ’en serais averti que
LA SUBSTANCE U NIQUE DE L ’UNIVERS huit minutes plus tard. En ce sens, je ne peux
jamais considérer des objets de la réalité extérieure
Tous ces chiffres donnent évidemment le vertige. qui ne soient simultanément éloignés dans l’espace
Cependant, cette immensité nous apparaît avec et dans le temps (et plus précisément dans le
une certaine unité structurelle, puisque les mêmes passé). Ceci est vrai pour des objets comme le
caractéristiques fondamentales se retrouvent dans Soleil. C ’est encore plus évident pour des étoiles
le plus petit comme dans le plus grand. Mais ne plus éloignées, à des milliards de kilomètres dans
peut-on aller encore plus avant dans cette recherche l’espace mais aussi à des millions d ’années dans le
de l’unité? passé. Et c’est encore rigoureusement vrai pour
La Science d ’aujourd’hui répond à cette question tout notre univers quotidien : la propagation de
en nous indiquant que toute la matière, c ’est-à-dire n ’importe quelle information qui parvient à nos
tout ce qui constitue notre Univers matériel, est sens s’effectue en effet à vitesse finie et, en ce sens,
constituée d ’une « substance » unique qui est cette réalité dont nous prenons conscience se trouve
l’espace-temps, cet espace-temps étant susceptible en quelque sorte comme « étalée » à la fois dans
de prendre localement des « formes » particulières, l’espace et dans le temps. C ’est cette continuité de
précisément là où se trouve ce q u ’on nomme l’espace et du temps (et le fait qu’ils sont insépa­
habituellement « matière ». rables l’un de l’autre dans l’Univers que nous
Il convient, pour exposer cette étape vers l ’unité, connaissons) qui a simplement été exprimée par
de commencer par dire nettement que cette notion Einstein dans sa théorie de la Relativité restreinte.
d ’espace-temps n ’est pas un concept mystérieux On peut dire que cet espace-temps n ’est non seu­
qui ne serait compréhensible, et encore sous forme lement pas difficile à imaginer mais encore, et
d ’un pur formalisme mathématique, q u ’aux seuls littéralement, qu’il nous crève les yeux. On peut
spécialistes des théories d ’Einstein. aussi dire que c’est, au contraire, l’espace seul
séparé du temps qui est une pure abstraction de
Q U ’EST-CE QUE L ’ESPACE-TEMPS? l’esprit, sans correspondance avec notre réalité.
Mais Einstein a été beaucoup plus loin. Après
Celui qui n ’a pas beaucoup réfléchi à ce problème nous avoir rappelé, en 1905, cette continuité de
vous dit q u ’il voit très bien ce que c’est que l’es­ l’espace et du temps, il nous indiquait, dix années
pace, dont il matérialise les trois dimensions, par après, avec sa théorie de la Relativité générale,
exemple, par l’intersection de deux murs et du que cet espace-temps est aussi la substance unique
plafond dans une pièce. Puis il ajoute q u ’il ne voit qui forme tout notre Univers, et notamment la
pas comment il serait possible de mener en ce point matière. Dans les régions où se trouve localisée

L'homme et le cosmos
la matière, cette substance espace-temps prend ENTRE LE GÉOMÉTRIQUE
toutefois des formes et occupe des directions parti­ ET LE PSYCHIQUE
culières. Il apparaît ce q u ’on nomme une « cour­
bure » de l’espace-temps. Ainsi, voilà tracée dans ses grandes lignes la des­
cription que la Science actuelle nous offre de notre
PLUS FACILE A COM PRENDRE Univers. Description qui, dans sa phase ultime, se
Q U ’ON NE LE CROIT ramène à des formes et des directions d ’une sub­
stance unique, c’est-à-dire à de la géométrie.
Il n ’est naturellement pas dans notre propos de La physique cherche à s’édifier de la façon la moins
tenter d ’exposer ici les fondements de la Relativité « anthropocentriste » possible et, en ce sens, tente
générale, mais on serait surpris de constater que d ’obtenir une description de l’Univers indépen­
ces fondements sont beaucoup plus simples et dante de l’observateur. Elle est en quête d ’une
beaucoup plus clairs q u ’on ne se l’imagine habi­ réalité située par-delà les simples sens de l’homme.
tuellement. On est ainsi conduit à faire une distinction entre
Contentons-nous de proposer une image. Consi­ le Réel et le Connu, le Connu n ’étant que ce q u ’un
dérez cette page. Elle est faite de papier et, dans sa observateur, inféodé à son mouvement et à ses sens,
topologie actuelle, elle est plane. Vous pouvez va percevoir du Réel en chaque point. Nous ne
naturellement l ’arracher et lui donner la forme que pouvons nous attarder sur ce sujet (1), mais il faut
vous voulez : cylindre, boule, etc. ; vous obtiendrez noter combien cette démarche de la Science res­
ainsi un objet qui sera toujours constitué de papier semble à la démarche artistique dans la mesure
mais dont les formes seront particulières. Le papier où celle-ci cherche à décrire une réalité située
reste ainsi toujours l’unique « substance » de tous au-delà de la simple perception sensorielle.
les objets que vous pouvez faire avec une feuille L ’Art se sépare cependant de la Science en tenant
de papier. C ’est dans le même sens q u ’il faut com­ compte, dans sa description, d ’une réalité qui,
prendre que l’espace-temps est l ’unique substance tout en étant de façon très évidente une caracté­
qui constitue notre Univers matériel. Les corpus­ ristique fondamentale de notre Univers, est cepen­
cules de matière ne sont que des régions où l’espace- dant en partie inaccessible et inexprimable : le
temps a pris une forme, une « courbure » parti­ psychisme, le monde « intérieur ».
culière.

3 Essai de description du monde intérieur


Lorsqu’on veut parler du monde « intérieur » et conscient ». Ce Moi personnel conscient est en
ne pas tomber pour autant dans l’écueil des consi­ relation plus ou moins étroite avec deux milieux
dérations métaphysiques, il faut essayer de situer très différents. Il y a d ’abord le milieu sensoriel :
cette question à la lumière de la Science moderne. tout ce qui est perçu par l’intermédiaire de ses
Et, d ’abord, établir ce q u ’on pourrait appeler sens. En premier lieu, il s’agit là du milieu phy­
la « matérialité des faits », c ’est-à-dire l’existence sique, psychologique et social. Ce milieu fournit
de ce monde « intérieur ». au Moi personnel aussi bien ses impressions du
Considérons un individu quelconque de notre
planète. Il est conscient d ’exister en tant q u ’unité. (I) Voir : Jean C haron, la Connaissance de l* Univers (éd. du
En ce sens, on peut parler de son « Moi personnel Seuil), et Planète N° 2.

Le mouvement des connaissances


froid ou du chaud, du petit ou du grand, du salé sous-jacent qui inclurait aussi des éléments psy­
ou du sucré, que du juste ou de l’injuste, du vrai chiques? Si cette description est possible, nous
ou du faux et, dans une grande mesure, du laid croyons fermement que c ’est à l ’Art et non plus
ou du beau. Le Moi personnel est ainsi nuancé, à la Science qu’il faut la demander. L ’Art va expri­
structuré par le milieu sensoriel, lui-même chargé, mer cette communion profonde du Moi personnel
sur le plan psychologique, par la tradition et, d ’une de l’artiste avec le milieu cosmique. Mais, parce
façon plus générale, par l’éthique que les hommes que cette expression veut être plus qu’une simple
ont convenu de fabriquer pour l’homme. De ce « carte », parce qu’elle tente de révéler la réalité
point de vue, l’homme voit et juge le monde exté­ du « territoire », et parce qu’elle est le fruit d ’un
rieur, non pas en tant que tel, mais tel q u ’on lui a acte intuitionnel, elle ne pourra se traduire par un
appris à le voir et le juger. langage objectif, elle cherchera l’accès, chez autrui,
aux régions les plus profondes de l’être.
L ’HOMM E ET LE M ILIEU COSMIQUE
LES MOYENS DE L ’ÉVOLUTION COSMIQUE
Et puis, l’homme est également en contact étroit
avec un autre milieu : la physique actuelle nous Mais, si F Art seul peut nous donner une des­
apprend en effet que les particules élémentaires qui cription ou tout au moins une évocation de ce
constituent toute la matière ne doivent pas être milieu cosmique, n ’est-il pas cependant possible
considérées comme séparées du reste du cosmos d ’essayer de dégager en langage clair les grands
mais comme des objets qui, notamment par ce moyens selon lesquels opère, dans l’espace et le
qu’on appelle leur « champ » (champ gravita­ temps, ce milieu cosmique? En d ’autres termes,
tionnel, électromagnétique ou nucléaire), sont quels sont les grands axes selon lesquels a lieu
coextensifs à tout l’Univers. L ’homme est natu­ l’évolution cosmique?
rellement, lui aussi, comme toute matière, « fabri­ Je ne puis espérer que tracer ici une « carte ». Quels
qué » de ces particules coextensives à tout l’Uni- sont les véritables impératifs qui président à
vers : et donc l’homme est, en quelque façon, en l’évolution cosmique? Cela, je ne pourrai jamais
union avec tout le cosmos qui l ’entoure. Il est en l’exprimer par le langage impersonnel que j ’utilise
liaison constante avec ce q u ’on pourrait nommer ici. Ceci dit, et afin d ’éviter une nouvelle fois de
le milieu « cosmique ». Ce milieu cosmique qui, verser dans la pure métaphysique, nous allons
en définitive, représente l’essentiel de ce qui existe, encore nous accrocher, dans toute la mesure du
doit lui aussi « nuancer » et agir en quelque manière possible, à nos connaissances scientifiques actuelles.
sur le Moi personnel conscient de l’individu. Mais Nous irons du simple au complexe. Nous cher­
l’influence de ce milieu est moins apparente, elle cherons comment l’élémentaire se trouve condi­
se place dans les régions de pensée plus ou moins tionné, dans son comportement, par le milieu
inconsciente de l’homme. cosmique. Et, parce que nous avons pu noter
Nous aimerions chercher à mieux discerner quels tout à l’heure cette sorte d ’économie des méthodes
peuvent être les impératifs « cosmiques », car de la nature qui utilise des moyens fondamentaux
ceux-là sont, à l’échelle de l’Univers entier, ceux analogues tout au long de l’échelle des dimensions,
qui importent ; mais ce sont aussi les plus dissi­ nous postulerons que ce que nous aurons découvert
mulés. En somme, nous pouvons nous poser la pour l’élémentaire sera, sinon identique, au moins
question de la façon suivante : la physique a réussi analogue à ce qui conditionne aussi le compor­
à mettre au point un langage objectif qui est la tement de l’homme.
géométrie, et est ainsi parvenue à effectuer une
description d ’un Réel sous-jacent au Connu en DE LA PARTICULE A U TOUT
ce qui concerne la matière. Est-il possible d ’aller
plus loin et de tenter une description d ’un Réel Q u’est-ce qui conditionne le comportement, c ’est-

L'homme et le cosmos
à-dire le mouvement, d ’une particule élémentaire jours de la semaine, demain est un jour de semaine,
comme un proton, un neutron ou un électron, donc demain je vais travailler. Mais qui dit mé­
par exemple? Nous l ’avons déjà dit, la physique moire dit aussi jeter une sorte de « pont » entre le
moderne nous apprend q u ’une particule ne peut présent et des points éloignés de nous dans l’espace-
être considérée comme un objet isolé dans l ’espace temps. Car, ne l’oublions pas, la physique nous
mais comme un être coextensif à tout l’espace. apprend aussi, avec la notion d ’espace-temps, que
Ainsi, un proton possède autour de lui, s’étendant le passé, le présent, le futur existent « en bloc » :
à l’infini, à la fois un champ électrostatique et un le passé ne disparaît pas parce que nous ne le vivons
champ gravitationnel, et ces champs sont entiè­ plus, le futur n ’est pas absent parce que nous ne le
rement solidaires de la particule elle-même. En vivons pas encore. Le cerveau, dans le phénomène
fait, et pour reprendre une expression d ’Albert mémoire, agit ainsi comme un transistor qui,
Einstein, la particule n ’est q u ’une région « plus lorsqu’on le met sur la longueur d ’onde appro­
dense » d ’un champ qui, par ailleurs, s ’étend à tout priée, fait entendre un programme radiophonique
l’Univers. Ainsi un proton « agit » sur n ’importe éloigné de lui dans l’espace et le temps. Le cerveau
quelle autre particule de l’Univers, aussi éloignée va se brancher ici sur des points éloignés dans le
soit-elle. Bien sûr, l ’effet de cette action diminue passé de l’espace-temps, et rend ainsi possible ce
très vite avec la distance, mais il n ’est cependant q u ’on nomme mémoire.
jamais rigoureusement nul. On aperçoit ainsi une Dans l’acte psychique exprimé par : « Demain, je
sorte de « projection » de la particule vers tout le dois aller travailler », il y a aussi une sorte de vague
reste du cosmos, projection constituant une pre­ visualisation d ’une situation qui ne doit se réaliser
mière liaison de l’Un avec le Tout. que demain. Je prévois un état de l’espace-temps
Et puis, inversement, n ’importe quelle particule de qui me semble potentiellement réalisable. Ceci
l’Univers agit également sur le proton que nous peut se traduire aussi par une liaison, assez diffuse,
avons considéré. Encore une fois, cet effet diminue de mon présent avec des points, plus ou moins
rapidement avec la distance, mais il n ’est jamais éloignés dans le futur, de l’espace-temps.
nul cependant. On distingue ainsi une autre sorte Mémoire et prévision. N ’est-ce donc pas la base
de liaison de l’Un avec le Tout, par « convergence » même d ’un acte psychique quel qu’il soit? Et ne
du Tout vers l’Un. vient-on pas de constater que ces deux phénomènes
Et, en définitive, ce sont précisément ces deux consistaient essentiellement en l’établissement de
types de liaison qui « conditionnent » le comporte­ «liaisons » entre points de l’espace-temps? Tout
ment de notre proton. Son action sur tout l’exté­ le comportement d ’un être humain n ’est-il pas
rieur et l’action de tout l ’extérieur sur lui : voilà ainsi continuellement conditionné par mémoire et
ce qui crée et explique complètement le mouvement prévision, c ’est-à-dire par des connexions établies
de notre proton élémentaire, c’est-à-dire son entre cet être lui-même et tout le reste du cosmos ?
comportement. Allons encore plus loin. Pensons le problème du
psychisme et de son évolution à l’échelle du cosmos
LA PENSÉE ET L ’ESPACE-TEMPS tout entier. Si, comme nous le suggère Teilhard de
Chardin, nous allons continuellement vers des états
Peut-on tenter d ’appliquer cette notion de liaison de l’Univers à psychisme croissant, cela signifie
de l’Un avec le Tout à l’homme? Le comportement, aussi que nous allons continuellement vers des
chez l’homme, apparaît comme le fruit d ’un acte états de l’Univers dans lesquels l’Un sera plus
psychique. Cherchons donc à analyser un acte « lié » au Tout. Or, ne voit-on pas effectivement
psychique très rudimentaire. La pensée suivante, l’homme apparaître comme une sorte de foyer,
par exemple : « Demain, je dois aller travailler. » un centre de cristallisation permettant cette union
Dans cette réflexion, il y a d ’abord un effort de plus étroite de l’Un avec le Tout? Cette conver­
mémoire : je me souviens que je travaille tous les gence psychique de toute la nature vers l’homme

Le mouvement des connaissances


comme foyer, n ’est-ce pas ce que nous nommons tance et remplit d ’autant mieux son rôle qu’il peut
Connaissance? Et cette projection psychique de être accordé sur plus de postes émetteurs, c ’est-à-
l’homme vers la nature, n ’est-ce pas ce que nous dire q u ’il est plus « uni » à d ’autres régions de
nommons Amour ? l’espace et du temps.

L ’IN DIVIDU ET LA PERSONNE LA CONNAISSANCE ET L ’AM OUR

11 est troublant de voir combien ces constatations La Science nous décrit les lois qui gouvernent le
s’accordent avec ce que Teilhard de Chardin a comportement de la matière. L ’Art cherche à
nommé la «personnalisation» de l ’homme (1). pénétrer plus profondément au cœur de la nature
Teilhard nous indique que la « vocation » de et à inclure dans sa description la partie psychique
l’homme n ’est pas de réaliser son « individualité », de l’Univers, indissociable de la matière. La
mais sa « personne ». Et, réaliser cette personne, Science se limite au dehors des choses. L ’artiste
c ’est chercher à s’unir dans toute la mesure du ambitionne une communion directe avec le sujet
possible avec la nature : « En cherchant à se séparer qu’il observe, afin de découvrir le dedans des
le plus possible des autres, l’élément s’individua­ choses. Parce qu’elle demeure extérieure aux
lise ; mais, ce faisant, il retombe et cherche à objets, la Science peut décrire en faisant appel
entraîner le monde en arrière vers la pluralité, dans à l’intelligence et au langage clair, rationnel, de
la matière. Il se diminue, il se perd, en réalité. même signification pour tous. Parce qu’elle veut
Pour être pleinement nous-mêmes, c’est en direc­ avoir accès à la part la plus intime des objets,
tion inverse, c ’est dans le sens d ’une convergence l’œuvre d ’art s’exprime dans un langage plus
avec tout le reste, c’est vers l’Autre q u ’il nous faut intuitif, et elle est aussi une projection de l’artiste
avancer. Le bout de nous-mêmes, le comble de vers ce qu’il y a de moins rationnel et de plus
notre originalité, ce n ’est pas notre individualité, profond chez autrui.
c’est notre personne (2) ; et celle-ci, de par la Science et Art apparaissent, de toute façon, comme
structure évolutive du monde, nous ne pouvons deux disciplines humaines qui se complètent pour
la trouver q u ’en nous unissant. Pas d ’esprit permettre à l’homme de se situer par rapport au
sans synthèse. » cosmos et de se mieux placer dans le courant
Et, nous dit encore Teilhard, si quelque chose évolutif cosmique. La science participe peut-être
de nous-même doit persister au-delà de la Vie, un peu plus de la Connaissance, l’Art peut-être
c’est précisément cette partie de notre être qui s’est un peu plus de l’Amour, mais l’une et l’autre sont,
« personnalisée », car cette personnalisation se en fait, inséparables et conduisent notre Univers
place directement dans l’axe de toute l’évolution vers toujours une plus grande unité.
cosmique qui va vers une union toujours plus J ’aimerais conclure par cette phrase de H.-R.
grande de l ’Un au Tout. Et cette personnalisation Lenormand, qui célèbre ce mariage de la Connais­
ne saurait donc se perdre, même à l’échelle de sance et de l’Amour, et donc aussi de la Science
l ’univers entier, c ’est-à-dire dans l ’éternité des et de l’Art : « On n ’apprend rien que par l’Amour,
temps. on ne peut savoir qu’en se donnant. »
Qu’on ne se méprenne pas : cette « union » de JEAN CH ARON.
l’Un au Tout ne signifie nullement que l’Un se
dissout dans le Tout. Nous devenons un foyer
d ’autant plus distinct que plus de rayons
convergent vers ce foyer, que plus de liens se
sont établis entre nous et la nature. Pour reprendre
une image très grossière, il en va de même pour (1) Teilhard de Chardin, le Phénomène humain (éd. du Seuil).
un transistor, qui prend d ’autant plus d ’impor­ (2) Voir l’éditorial du précédent num éro de Planète.

L'homme et le cosmos Joan Miro :


les Constellations.
( Bulletin o f General Semantics).
Le père de la sémantique générale
Gabriel Véraldi

On demande un Einstein des sciences humaines.


L E M A T IN D ES M A G IC IE N S.

La traduction d’un roman de Van LA VIE ET L ’ŒUVRE DE KORZYBSKI


Vogt : « le Monde des Non-A »,
une étude de Gaston Bachelard, un Voici douze années q u ’Alfred Korzybski, créateur de la Sémantique
article de Fereydoun Hoveyda dans générale, est mort dans une petite ville de la Nouvelle-Angleterre.
« Fiction » : c’est tout ce qui a été
jusqu’ici publié en France sur En dehors des cercles scientifiques américains, cette disparition est
Korzybski et la Sémantique géné­ passée inaperçue. Seul, peut-être, en France, Gaston Bachelard a su
rale. Cependant, un très fort courant q u ’un des plus grands cerveaux de tous les temps avait cessé son
de curiosité et d’intérêt se fait effort inlassable (1). Mais son œuvre est jeune; elle commence à
sentir en ce moment pour l’œuvre peine une vie qui sera un moment de l’évolution humaine. Il n ’est
gigantesque de ce comte polonais pas de semaine q u ’un homme en quête de vérité ne rencontre Korzybski
installé aux États-Unis et qui et n ’en soit changé.
consacra sa vie à la construction Cet homme n ’est pas séduit par le charme d ’un art ou d ’une rhéto­
d’une nouvelle logique, mieux
adaptée aux réalités du monde rique, par un nouveau progrès du confort intellectuel. La sémantique
moderne, d’une méthode de pensée générale est d ’une rigueur jamais encore atteinte ; que l’on imagine
non aristotélicienne. Descartes, mais après Claude Bernard, Cantor, Einstein. Certes, la
Gabriel Véraldi a entrepris la personnalité de Korzybski est extrêmement attirante, mais il est bien
traduction du livre monumental de difficile de la connaître. Il n ’existe aucun ouvrage sur sa vie : pas de
Korzybski : « Science and Sanity » journal, pas de mémoires. Quelques articles, une brève biographie
et anime l’association européenne de hâtivement esquissée par ses collaborateurs, c ’est tout. Il n ’avait
Sémantique générale. Nous tiendrons
nos lecteurs au courant des travaux
pas le temps de s’intéresser à lui-même et il aurait certainement
de cette Association. préféré que je parle de la sémantique générale plutôt que de sa personne.
Je le fais pourtant avec la conscience de bien faire, car notre temps
a besoin d ’hommes qui ne donnent pas seulement des leçons, mais
aussi des exemples, et la vie de Korzybski est exemplaire.
Toutes les cultures se sont nourries de vies exemplaires. U n des
aspects pénibles du xxe siècle est qu’il met en lumière quelques milliers

(1) G aston Bachelard : la Philosophie du Non (Presses Universitaires).

Korzybski à trente ans,


peint par sa femme. Le mouvement des connaissances
de clowns, de vedettes, d ’excentriques et de avec précaution, une existence aristocratique. En
crapules ; cela fait oublier q u ’il y a autant, et plus, sortant de l’École Polytechnique de Varsovie, il
de grandes âmes aujourd’hui q u ’en toute autre voyagea en Allemagne et en Italie. Il demeura
époque. Korzybski était du nombre et il est bon longtemps à Rome, étudiant, dansant, se mêlant
d ’en parler. C ’était une intelligence éblouissante à la société vaticane de Léon XIII, conduisant
et un cœur généreux ; sa femme a résumé mieux des intrigues compliquées. Son adresse dans les
que personne ce q u ’il avait de rare, en disant q u ’il duels lui valait le surnom de « maledetto Polacco »,
se souciait de l’humanité comme peu d ’hommes sacré Polonais! cependant qu’il prononçait devant
sont capables de se soucier d ’une femme. le général des jésuites sa première conférence
Voilà qui est étonnant. En général, les réfor­ sur les relations du clergé et de la jeunesse
mateurs veulent changer l'humanité parce q u ’ils la polonaise.
détestent ou parce q u ’ils ne la connaissent pas. Il faut bien comprendre que ces dernières années
La liste est longue, et démoralisante, des maîtres du xixe siècle étaient une explosion, hors de
à penser qui ont réussi de justesse à vivre hors France. Nous avons une fausse vision de 1900,
d ’un asile pour malades mentaux, qui ont à peu celle d ’une fin de siècle élégante et faisandée,
près tout ignoré des travaux et des joies humaines, d ’une belle époque où la « cocotte » et le « gandin »
qui ont fait la théorie dé ce q u ’ils n ’ont pas réussi donnaient le ton. La France s’était déjà coupée
dans le monde réel. Pour revenir à la haute de la grande histoire et commençait cette maladie
silhouette de Descartes, l’un des sages auxquels qui devait la livrer aux Panzerdivisionen de 1940.
Science and Sanity, le monumental ouvrage de En fait, l’Europe fermentait comme une pâte.
Korzybski, est dédié, la qualité de son œuvre est Lénine, Trotzky, Mussolini, Hitler erraient en
liée à une expérience exceptionnellement riche. ajustant leurs chimères, tandis qu’une jeune
Mathématicien, homme de guerre, mystérieux Polonaise voyageait en quatrième classe vers Paris,
voyageur, il pouvait parler en saine connaissance où elle épouserait Pierre Curie, tandis qu’une
de la cause humaine. Ce fut aussi le cas du comte douzaine de révolutionnaires en redingote,
Alfred Vladislavovitch Habdank Skarbek Poincaré, Wittgenstein, Russel, Whitehead, Mach,
Korzybski. Planck, autres dédicataires de Science and
Sanity, détruisaient paisiblement la philosophie
LES DERNIÈRES ANNÉES DU XIXe des deux derniers millénaires. Il s’agissait vraiment
de construire un monde nouveau et il n ’est pas
Il naquit le 3 juillet 1879, à Varsovie. Cette même étonnant que le comte Korzybski, revenant au
année, Albert Einstein naissait en Bavière. Les domaine familial, n ’ait pas pu supporter l’ordre
choses bougeaient, dans l’Europe du centre et tzariste qui interdisait d ’instruire les paysans.
de l ’est. Le petit Alfred était directement branché Il fonda une école à Korzybskié et fut proprement
sur cette agitation, grâce à son père, ingénieur condamné à la déportation en Sibérie, sentence
général, mathématicien, esprit moderne dans que lui épargna son haut fonctionnaire de père.
une société à la fois conservatrice et impatiente. Et puis ce fut 1914.
Dès cinq ans, il parlait quatre langues : le russe
officiel, le polonais, le français et l’allemand de LA CARTE N ’EST PAS LE TERRITOIRE
ses gouvernantes. Dans cette Pologne écrasée
sous le régime tzariste, la vie n ’était pas facile Le cavalier Korzybski se battit à la polonaise,
et les impôts lourds. Il fallait à son père bien du c ’est-à-dire qu’il eut vite une hanche écrasée
talent pour créer des méthodes nouvelles en sous son cheval, une balle dans le genou et des
agriculture qui attiraient l’attention du State lésions internes. Invalide, il fut envoyé en décembre
Department américain. 1915 aux États-Unis comme inspecteur des achats
Alfred était le seul fils, ce qui lui permit de mener, de l’artillerie, bien qu’il protestât de son ignorance

Le père de la sémantique générale


en la matière : il ne connaissait les canons, C ’est dans le feu et le sang que la sémantique
disait-il, que par le mauvais bout. En 1917, comme générale a trouvé son origine, dans l’interrogation
la plupart de ses compatriotes, il n ’obéit pas à vaine des combattants : « Pourquoi cela? »
l’ordre de rentrer en Russie et fut nommé secrétaire En janvier 1919, Korzybski épouse une femme
de la commission américaine de l’Armée franco- peintre, belle et mondaine, Mira Edgerly. Il se
polonaise. Ce fut le début du travail inhumain fixe aux États-Unis et, la paix revenue, concentre
qui ne devait cesser q u ’avec sa mort. Il était son exceptionnelle intelligence sur le problème
recruteur pour F Armée franco-polonaise, confé­ de l’homme. Une nuit, il se réveille le visage
rencier pour le Gouvernement américain, couvert de larmes. Il a trouvé la solution de cette
inspecteur des mines de charbon, à majorité question à laquelle il pensait toujours, avec les
polonaise ; il ne dormait guère et un document paysans de son domaine, avec les hussards de
officiel témoigne pour la première fois de son son escadron, avec les jésuites de Rome, avec les
talent d ’éducateur : « Comment il communique mathématiciens amis de sa famille : Comment
une telle quantité d ’informations considérées connaître l’homme? Il a quarante ans, il a
habituellement comme sèches, de façon à captiver beaucoup fait, beaucoup vu, beaucoup appris. La
son auditoire pendant longtemps, est une chose part créatrice de sa vie commence.
difficile à comprendre. C ’est un travailleur acharné
et il semble vouloir adopter une cadence qui L ’AGE ADULTE DE L ’HUM ANITÉ
tuerait un homme ordinaire. »
Ce qu’il faut comprendre, et ce que le rapport Q u’est-ce que l’homme? Des milliards d ’heures
officiel ne peut certainement pas enregistrer, c’est de travail ont été consacrées à cette question, sans
la raison profonde de cette activité, de ce besoin lui donner une réponse satisfaisante. Et l’on
d ’être utile. Depuis longtemps, Alfred Korzybski pourrait s’échiner encore pendant cinq millénaires
est talonné par la passion de comprendre, passion sans être plus avancé, si l’on ne change pas de
autrement exigeante que celle du pouvoir, de la méthode. Car l’on n ’étudie pas des faits humains,
richesse ou du plaisir. Une tradition rapporte on discute à l ’infini sur des mots, sur des fictions,
que le tournant de sa pensée eut lieu lors du sur des théories invérifiables. L ’homme est-il un
sacrifice de la Deuxième Armée russo-polonaise, animal? Ou bien un animal plus une âme? Ou
pratiquement anéantie en Prusse-Orientale pour encore « un dieu tombé qui se souvient des cieux »?
soulager la pression allemande sur Paris. Mais qu’est-ce qu’un animal? Q u’est-ce q u ’une
Korzybski, alors officier d ’état-major, avait préparé âme? Tant que la physique s’est demandée si
une attaque. Il avait soigneusement étudié les l’air était composé d ’eau et de feu, ou si la
cartes. Mais ces cartes ne signalaient pas un combustion était produite par un fluide contenu
fossé profond, derrière lequel les mitrailleuses dans les objets inflammables et nommé phlogis-
prussiennes étaient postées. tique, elle n ’a fait que bavarder sur la structure
Ce serait là l’origine du fameux slogan de la de l’univers ; elle ne l’a pas comprise, elle n ’a
sémantique générale : « La carte n ’est pas le pas pu agir sur elle. Il en est de même pour le
territoire ». C ’est peut-être trop beau pour être phénomène humain. Il convient donc d ’abandonner
vrai. Mais toute la vie de Korzybski est trop une façon de penser qui a montré son impuissance
belle pour être vraie. Il est, aussi, trop beau que et d ’adopter une méthode nouvelle, dérivée du
Science and Sanity ait paru en 1933, l’année de raisonnement mathématique. Ce n ’est qu’en
l’accession de Hitler au pouvoir. Symbolique décrivant les faits humains en termes fonctionnels,
ou non, cette histoire rend juste compte du climat sans inventer des théories gratuites, que l’on aura
dans lequel fut conçue la pensée non-aristotélienne. une chance de résoudre le grand problème.
La pomme de Newton reproduit toute une atmo­ Un exemple : la méthode fonctionnelle fait
sphère de pensée pure, de sérénité bucolique. immédiatement apparaître que l’homme n ’est

Le mouvement des connaissances


pas un animal. Il inclut les fonctions spécifiques quences innombrables de sa méthode fonctionnelle.
de l ’animal, de même q u ’il inclut les fonctions Ses connaissances scientifiques sont insuffisantes :
spécifiques des plantes, c’est-à-dire la réorgani­ il les approfondit sans un jour de relâche. Il étudie
sation des structures chimiques minérales. Mais pendant deux ans la psychiatrie au St. Elizabeth
il possède une gamme de fonctions spécifiques Hospital de Washington. Il assimile la physique
proprement humaines, comme celle qui consiste moderne, la biologie, l’anthropologie, la chimie
à organiser le temps : la fonction nommée par colloïdale, la neurologie. En 1933, enfin, malade de
Korzybski time-binding, d ’où sortira l’idée moderne fatigue, ruiné, il publie son grand ouvrage Science
d ’hérédité non-génétique. and Sanity, an Introduction to non-aristotelian
Or, que se passe-t-il depuis les débuts de la civili­ Systems and General Semantics. Il a cinquante-
sation? L ’homme copie l’animal. Il n ’utilise quatre ans. Il n ’aura plus la force de résoudre la
q u’imparfaitement son système nerveux unique grande question : Q u’est-ce que l’homme? Mais
parmi le demi-million d ’espèces vivantes qui se il a créé la méthodologie qui permettra, dans un
sont succédé sur la terre. Cette imitation de siècle peut-être, à l’humanité de se comprendre.
l ’animal est inévitable pour l’enfant et pour le pri­
mitif, étant donné leur développement biologique LES PROLONGEMENTS DE L ’ŒUVRE
ou culturel. Mais l’homme adulte et normalement
développé ne peut continuer à imiter l’animal Sa vie va se confondre maintenant avec la diffusion
sans de graves troubles psychologiques, physio­ de ses travaux, avec la formation de ses conti­
logiques ou sociaux. Le point d ’évolution atteint nuateurs. Il dirige des séminaires dans les uni­
par le xxe siècle exige ce passage à l’état adulte versités américaines avancées, de Berkeley à
de l’humanité. Nous vivons en effet dans un Harvard. Des savants de valeur internationale
milieu artificiel, créé par nos facultés spéciales, deviennent ses élèves : le mathématicien Eric
et nous ne pouvons pas sans danger continuer Temple Bell, la zoologiste Child, l’anthropologue
à réagir comme des primitifs. Il faut donc Malinowski, le physicien Bridgman, le généticien
comprendre notre nature unique et apprendre Bridges, le naturaliste Wheeler, la neuro-chirurgien
à l’utiliser. Russel Mayers, etc. En 1938, l’Institute of General
Avec deux doigts, Korzybski tape le premier Semantics est fondé à Chicago et transféré, en
manuscrit de son livre Manhood o f Humanity 1946, à Lakeville, dans le Connecticut. C ’est là
(l’Age adulte de l’Humanité). Par prudence que, le 1er mars 1950, il sera emporté en quelques
scientifique, il va soumettre son travail au fameux heures par une crise cardiaque, à la veille de
professeur Keyser, de l’Université Columbia. diriger un séminaire. Mais il a eu le temps de
Celui-ci venait de terminer son propre ouvrage former des milliers de spécialistes, d ’attirer des
Mathematical Philosophy, mais, en lisant dévouements sans limite. M. Kendig lui succède
Korzybski, il y trouve la solution des problèmes à la tête de l’institut. Charlotte Schuchardt édite
q u’il avait abordés en vain. Il sera le premier ses ouvrages. Des médecins, des chercheurs, des
parmi les centaines de savants qui suivront, officiers, des professeurs, des hommes d ’affaires
aideront et encourageront le chercheur polonais. se consacrent à cette œuvre dans l’intérêt de
« M anhood of Humanity » est publié en 1921 et l’homme et de la raison.
l’édition est épuisée en six semaines. Une thèse présentée à l’Université du Kansas
Alors commence un gigantesque effort de douze en 1949 dénombrait 250 ouvrages et communi­
années. Korzybski rédige sa thèse, Time-Binding, cations de sémantique générale sur une centaine
the General Theory, et la présente devant les de sujets. En 1953, les vingt et un principaux
congrès de mathématiciens. Il revient à Varsovie ouvrages s’étaient vendus à plus d ’un million
en 1929 pour parler devant le Congrès des Pays d ’exemplaires. Il existe aujourd’hui cent vingt-cinq
Slaves. En même temps, il développe les consé­ cours dans les principales universités américaines,

Le père de la sémantique générale


« Il se souciait de l'humanité comme peu d'hommes sont capables de se soucier d'une femme.
et des sociétés correspondantes au Mexique, connaissance journalière. Il faut une géométrie
en Australie, au Japon, en Grande-Bretagne ; en révisée, générale, pour les comprendre.
février 1962, la première association non-aristo- Einstein et Minkowski, grâce à Riemann, ont
télienne a été fondée en Europe continentale. créé la physique non-newtonienne, d ’où est tirée
Les applications les plus diverses ont vérifié la la technologie moderne. Nous vivons ainsi dans
portée de la méthodologie, depuis l’organisation un monde humain révisé. Par exemple, l’avion
de la circulation à Chicago jusqu’au traitement qui traverse l'Atlantique en six heures est, dans
de sept mille cas de choc au combat dans l’Armée son corps de métal, un objet euclidien ; mais ses
de l’Air des États-Unis. Le droit, l’éducation, la appareils électroniques, ses propulseurs, son vol
psychiatrie curative et préventive, la réorga­ sont des opérations non-euclidiennes, non-newto-
nisation des entreprises, des départements entiers niennes. Nous avons, conformément à la loi de
de la science ont été transformés avec des résultats notre nature, modifié notre milieu et nos outils,
spectaculaires. Et cela n ’a rien de surprenant : nos besoins et nos aspirations. Mais nous n ’avons
la sémantique générale est une méthodologie pas modifié parallèlement notre langage, notre
strictement scientifique. Le critère de la science, éducation, notre sensibilité, notre connaissance
c’est son efficacité. de nous-mêmes. Nous sommes des étrangers dans
le monde que nous avons créé. Et nous en sommes
LA PENSÉE NON-ARISTOTÉLIENNE douloureusement conscients. Toute une philo­
sophie s’est créée pour faire de notre échec
Mais q u ’est-ce que la sémantique générale? Quelle d ’adaptation un caractère de l ’univers : l’humanité
est sa définition? Cette question est le cauchemar est un accident absurde, son existence n ’a aucune
du sémanticien général. Il a assimilé la méthode, signification; à l’image de Sisyphe, elle poursuit
il sait, par expérience directe, ce dont il s’agit. aveuglément sa peine inutile. La philosophie de
Il sait aussi q u ’il ne peut pas en donner une brève l’absurde est peut-être vraie, mais c’est peu
définition. Pourquoi? C ’est une longue histoire. probable. A mesure que notre connaissance de la
nature des choses s’améliore, nous constatons
Au xxe siècle, la science et les valeurs européennes partout et en tout un ordre minutieusement
dominent le monde. Elles sont issues d ’un système équilibré. Il est très peu vraisemblable que la plus
élaboré il y a quelque vingt-cinq siècles à Athènes complexe et la plus parfaite des structures obser­
et lentement perfectionné, avec maintes inter­ vables dans l’univers connu, le système nerveux
ruptions, par les penseurs européens. Pour ne humain, soit un accident gratuit. D ’ailleurs, nous
citer que les plus grands noms : Aristote, Euclide, possédons les indices permettant de penser que
Newton, Lavoisier, saint Thomas, Kant, Marx, la vie est un phénomène général et normal. Ce
Boole, etc. qu’il faut vérifier, avant d ’enfourcher des chimères
Au siècle dernier, la géométrie a atteint les limites philosophiques, est simplement ceci : le malaise
du système. Lobatchevski, Riemann ont créé les de la civilisation n ’est-il pas une maladie passagère
géométries non-euclidiennes, relançant la connais­ et guérissable? N ’est-il pas stupide de reprocher
sance vers ses triomphes d ’aujourd’hui. Il faut aux physiciens et aux techniciens de trop bien faire
souligner que ce non n ’est pas une négation ; leur métier, de faire avancer certaines connais­
c ’est une généralisation. Il signifie que les systèmes sances plus vite que d ’autres? Ne faudrait-il pas
généralisés incluent l’euclidisme comme un cas appliquer aux problèmes humains les méthodes
particulier, celui de notre expérience quotidienne qui réussissent, afin de combler leur retard et de
et primitive. Mais les structures fines et géantes rétablir l’harmonie entre les hommes et leur
de l’univers, que nous révèlent les moyens nouveaux milieu?
d ’observation du très grand et du très petit, Tel est le but de la sémantique générale. Et
obéissent à d ’autres lois que celles de notre pourquoi est-il impossible d ’en donner une défi-

Le père de la sémantique générale


nition? Parce que la pensée non-aristotélienne
est révisée, généralisée. Elle ne peut pas être
traduite en termes non-révisés, de même que l’on
ne peut dessiner, en géométrie euclidienne, un
triangle à deux angles nuls de la géométrie généra­
lisée. Elle ne se définit pas, elle s’apprend. Elle
se vit. Est-ce difficile? Oui et non. Des expériences
faites sur des centaines d ’enfants montrent que
le nouveau système non-aristotélien, non-euclidien,
non-newtonien, est plus facile pour eux que
l’ancien système. Il est plus naturel, il est plus
conforme effectivement à la nature des choses
et à la structure du système nerveux. Par contre,
les adultes ont de la peine à réviser une conception
du monde qui a été gravée en eux par l’éducation,
par le langage, par les coutumes. Un certain
nombre échouent ou réagissent violemment. Ceux
qui réussissent à se délivrer du conditionnement
aristotélien, après pas mal d ’efforts, estiment que
le résultat vaut largement la peine. Progressivement,
les faux problèmes, fabriqués artificiellement par le
langage et l’héritage d ’idées primitives, dispa­
raissent. L ’intelligence est libérée au bénéfice des
problèmes réels. Les tensions nerveuses, produites
par l ’ignorance du fonctionnement normal du
système nerveux, s'éliminent. Il devient facile de
reformuler les questions théoriques et pratiques
en termes fonctionnels, dont la solution est souvent
automatique. Bref, on devient adulte, et à l ’aise
dans un monde en prodigieuse transformation.

Mais alors, pourquoi la sémantique générale


n ’est-elle pas plus répandue? Cela n ’a rien que de
très ordinaire. Quinze ans après la géniale commu­
nication d ’Einstein dans les Annalen der Physik,
la Sorbonne refusait de recevoir cet original qui
voulait changer la bonne vieille science de nos
pères. Il y aura l’an prochain trente ans que Science
and Sanity a été publié et son objet est une transfor­
mation infiniment plus fondamentale que celle de
la physique théorique. Il n ’est pas surprenant que
notre routine ait résisté un tiers de siècle. Mais
l’humanité évolue et la pensée non-aristotélienne
est une étape nécessaire de son progrès.

G ABRIEL VÉRALDI.
(Viollet)
Jéricho : les ruines de la ville la plus vieille du monde actuellement connue.
Une civilisation avant Sumer ?
Gilbert Caseneuve

Troie aussi était tenue pour une légende jusqu'à ce qu’un homme ait
trouvé le courage de fouiller lui-même.
GUSTAV M EYRINK.

Nous signalions dans notre précédent NOTRE HISTOIRE REMONTE-T-ELLE


numéro que le groupe Planète A PLUS DE 6 000 ANS ?
mettait au point deux projets : des
tournées de conférences et la publi­
cation d’une encyclopédie d’un esprit
L ’Occident, qui partout bande des ressorts et se prépare à faire un
et d’un style nouveaux. La mise au bond formidable dans l’avenir, dans le même temps s’interroge sur
point est achevée. La réalisation son passé. Cette curiosité sur l’origine de notre civilisation n ’a cessé
est en cours. L ’un des premiers de grandir depuis un demi-siècle. Tout se passe comme si l’homme
volumes de l ’encyclopédie Planète occidental faisait le point : d ’où vient-il, où va-t-il? avec le sentiment
sera consacré aux mystères de inconscient d ’être à un tournant décisif. Avec des moyens en hommes
l’archéologie, car nous comptons et en matériels souvent énormes, avec une patience de castor et une
bien plutôt faire le bilan des igno­ ruse de renard, il s’est efforcé de remonter les siècles. Ses efforts lui
rances que celui des connaissances.
N ’est-ce pas la seule façon d’exciter
ont donné des certitudes jusqu’au IVe millénaire avant Jésus-Christ.
l ’esprit à savoir davantage ? Erich En détails, son intelligence peut faire l’inventaire de 6 000 ans de
Maria Remarque raconte que son culture née sur les bords du bassin méditerranéen.
père lui disait : « Mon fils, ne perds Le IVe millénaire voit apparaître les deux premières grandes civili­
jamais ton ignorance, car jamais tu sations : l’Égypte, dans la vallée du Nil, et Sumer, en Babylonie
ne pourras la remplacer »... (d’abord à Éridan, puis à Our, puis à Ourouk). Ces civilisations
Ce bilan de ce-que-nous-ne-savons- construisent des temples et des tombeaux. Ceux d ’Égypte (tombes
pas en archéologie, sera établi par royales de Négada et Abydos) sont de pierre, ceux de Sumer sont de
notre ami Gilbert Caseneuve, en
collaboration avec toute l ’équipe de
brique cuite ou séchée au soleil.
Planète. Les premières, elles s’organisent en société. L ’écriture apparaît.
Avant Sumer et l’Égypte, il n ’y a pas eu de véritables peuples
constructeurs de monuments, mais seulement des peuples restés
au stade agricole et inorganisés.
Donc, au-delà du IVe millénaire, selon les archéologues, aucune
autre civilisation, aucune autre puissance, aucun autre Empire!
Chronologiquement, mais de quelques siècles seulement, la civili-

Les civilisations disparues


sation sumérienne est antérieure à la civilisation Morte, les vestiges de la plus ancienne ville fortifiée
égyptienne. Sémites et Sumériens s’installent vers connue. Une datation au carbone 14 révéla que
4 000 av. J.-C. en Babylonie, alors que la monarchie cette ville remontait probablement à la date de
pré-thinite en Égypte date de 3 500 av. J.-C. 6 800 avant Jésus-Christ. Cette découverte, qui
Ces quelques siècles ont permis à Samuel attestait qu’une civilisation organisée avait pu
N. Kramer d ’intituler son étude sur les Sumériens : exister autour du VIIe millénaire, bouleversait
« L ’Histoire commence à Sumer » ! évidemment les thèses généralement admises.
Et pourtant, une découverte récente nous permet C’est en 1928 que les grottes de Wadi-el-Natouf,
de poser la question : N ’y a-t-il pas eu, avant près de Jérusalem, révélèrent une brillante civili­
l’Égypte, avant Sumer, une puissante civilisation, sation paléolithique en Palestine. Cette culture,
un puissant empire au Moyen-Orient ? dite de Natouf, semble être née vers le X e millé­
naire et marquer la transition, en Asie occi­
JÉRICHO, PREM IÈRE VILLE DU M ONDE? dentale, entre le Paléolithique récent et le Néoli­
thique. Peu à peu, on découvrit en Palestine, au
En 1956, on mit au jour, sur l ’emplacement de Liban, en Syrie, dans la péninsule du Sinaï, d ’autres
l’ancienne ville de Jéricho, au nord de la mer foyers de culture Natouf.

38 Une civilisation avant Sumer?


L ’art de Natouf, voisin du Magdalénien, son Ainsi donc, plus de 2 000 ans avant que naissent
industrie, proche du Tardenoisien, nous permettent les grandes civilisations des bords du Nil ou de
d ’imaginer que cette culture, ce peuple, doivent Mésopotamie, plus de 2 000 ans avant que l’homme
peut-être être considérés comme les prédécesseurs ait découvert les lois de l’architecture, selon les
de cette ancienne race méditerranéenne qui va archéologues, un peuple aurait construit cette
jouer un rôle essentiel dans la civilisation du forteresse, un peuple qui ne s’abritait plus sous
Proche-Orient et du monde égéen. des tentes de peau ou des cahutes de roseaux, mais
En 1936, on découvre une nécropole natoufienne bel et bien dans des maisons de briques séchées
devant la grotte de Mughared-el-Wad, qui livre au soleil, d ’adobes, couvertes d ’un toit à double
les restes de 64 adultes et de 28 enfants, couchés pente, un peuple qui avait abandonné la vie
en position embryonnaire, les genoux au menton, nomade au profit d ’une vie sédentaire. Et ce
et portant encore des ornements faits de coquilles, peuple, aurait même su choisir parfaitement
d ’os et de dents d ’animaux. Cette nécropole 1’emplacement de sa ville-forteresse : juste au
montre aussi une intéressante disposition : un passage qui commande l’entrée de la plaine du
mur de 8 m. 50 obstrue la grotte, un mur de grosses Jourdain, un point « stratégique » dirions-nous,
pierres, complété d ’un sol pavé de grandes dalles. qui permettait d ’arrêter les hordes nomades
On se trouvait donc en présence d ’un tombeau venues du désert.
« construit », premier signe de civilisation, et bien
antérieur à tout ce q u ’on connaissait, soit en TROIS VILLES SUPERPOSÉES
Égypte, soit en Babylonie.
En 1956, on ouvre un autre chantier de fouilles Fait encore plus étrange, ce peuple ne connaissait
sur un site de culture Natouf, à Eynan, au bord pas l’art de la poterie. Il utilisait des récipients
du lac Huleh, en Galilée, dans le nord de la de pierre brute, de pierre taillée (ou peut-être aussi
Palestine donc. Cette fois, les fouilles révèlent de bois, de cuir, de vannerie, mais on n ’en a pas
une tombe monumentale, circulaire, et dont les trouvé trace). Ses armes étaient de silex et d ’os,
murs semblent faits d ’une sorte de mortier enduit comme ses outils, et les meules retrouvées montrent
d ’ocre. qu ’il connaissait les céréales.
Si nous citons rapidement ces découvertes, qui Il connaissait également l ’art de tailler les pierres,
attestent la présence d ’une civilisation naissante les ruines nous le prouvent. Un monumental
en Palestine vers le X e millénaire, c’est q u ’elles escalier de style mégalithique, fait de 20 dalles
prouvent assez clairement le début d ’une fixation, de pierres dressées, une énorme pierre taillée
les débuts d ’un peuple et peut-être aussi la nais­ ronde, de 9 mètres de diamètre, des blocs de
sance d ’une civilisation bien antérieure à la pierre de 4 mètres de haut nous permettent même
date présumée (IVe millénaire) de la naissance de nous demander s’il ne possédait pas une
de toute civilisation. technique très personnelle de la taille des pierres.
Mais la découverte de la plus vieille ville du monde Les fouilles ont aussi livré d ’étranges moulages
va confirmer ce que nous entrevoyions, et en fait de crânes, de visages, qui nous donnent à penser
tout remettre en question. que le culte des morts avait chez lui une impor­
Cette ville, on la découvre en 1956, nous l’avons tance primordiale. Les rites d ’inhumation nous
dit, sur le site de l’ancienne Jéricho, Tell-es-Sultan. paraissent étranges : il semble que le corps ait
Tell-es-Sultan est, comme tant de villes de Grèce été enterré sous la maison du mort, mais que la
ou du Moyen-Orient, construite sur une accumu­ tête, enduite d ’une sorte de plâtre, ait été séparée
lation de débris. Couche après couche, le site du corps et conservée comme un objet de véné­
livre des traces d ’établissements humains anciens, ration toute particulière. Il est certain que ce culte
jusqu’à finalement livrer cette très ancienne ville des crânes se rattache à des traditions magiques
fortifiée qui daterait de — 6 800. et à des notions religieuses peut-être antérieures.

Les civilisations disparues


Sumer : idole. Musée d'Alep.
Sumer : idole. Musée de Damas.
La découverte de crânes d ’enfants en assez grand On admet qu’au-delà du IVe millénaire, il n ’existe
nombre fait aussi penser q u ’ils pratiquaient les aucune « civilisation » au sens vrai du terme,
sacrifices rituels d ’enfants. La découverte de reposant sur le progrès technique.
couteaux d ’obsidienne, roche volcanique qui ne On admet également qu’au IVe millénaire, les
se trouve pas en Palestine et aurait donc été sociétés se transforment, se stabilisent, évolution
importée, confirmerait cette opinion, l’obsidienne qu’on note en Égypte comme en Mésopotamie,
ayant été considérée par les peuples primitifs pour aboutir au début du IIIe millénaire à des
comme une roche sacrée. civilisations dont les caractères les plus évidents
Cette première ville aurait été détruite, à une sont : une religion solide, une organisation poli­
date inconnue, et une seconde ville construite sur tique, une architecture évoluée, un art établi et
le même emplacement. Cette seconde ville, datée une technologie précise.
par le carbone 14, aurait, elle, survécu plusieurs Or nous découvrons qu’il a existé, près de quatre
siècles, et l ’on donne comme date approximative millénaires plus tôt, non pas une, mais deux
— 6 250, mais elle ne semble pas avoir dépassé villes du même nom, séparées par six siècles et
le IVe millénaire. Ses habitants auraient hérité des ayant atteint toutes deux un degré de civilisation
traditions de leurs prédécesseurs, y ajoutant l’art que Sumer et l’Égypte n ’atteindront que 4 000 ans
de la poterie, q u ’ils avaient peut-être amené avec plus tard !
eux du sud de la Palestine d ’où on les croit origi­ Y a-t-il donc eu une civilisation antérieure à
naires. Cette poterie est riche, bien cuite, et montre Sumer et à l’Égypte? Cela paraît évident. Mais
une culture élevée, qui permet sans doute de classer alors, quel est le peuple qui a fondé cette civili­
cette Jéricho II dans un ensemble de cultures, de sation? On l’ignore, sans que cela mette en cause
civilisations néolithiques du Croissant Fertile, l’existence de Jéricho.
qui se situe entre le Ve millénaire et la fin du IVe. Avant de s’attarder sur cette question, il convient
Une troisième ville apparaît alors, calcolithique, d ’en poser une autre, à nous-mêmes et aux savants :
et qui semble durer jusque vers — 3 200. Vers d ’où venaient les hommes qui allaient faire de
cette date, il semble q u ’une quatrième ville naisse, l’Égypte ce grand foyer de civilisation qu’elle
qui va sans doute demeurer sous l ’âge du Bronze, commence d ’être entre le IVe et le IIIe millénaire?
et on a de bonnes raisons de penser que c’est cette On l ’ignore également. On sait seulement que la
dernière qui sera détruite par Josué au xive siècle fresque de Kom-el-Ahmar, qui orne les murs
avant J.-C. Puis on va oublier Jéricho, et au d ’une tombe rupestre au sud de Thèbes, nous
vie siècle avant J.C. le site est pratiquement montre des combats entre les autochtones libyens
abandonné. Si la Bible n ’avait pas gardé la trace et des envahisseurs venus sur des navires à poupe
de cette ville ancienne, on la considérerait encore verticale, voisins des navires mésopotamiens.
comme une ville mythique comme on a considéré Elle nous montre aussi un homme debout
la Troie homérique pendant des siècles. séparant deux lions dressés, motif sumérien. On
sait aussi qu’un couteau de sacrifice en silex au
D ’OU VINT beau manche sculpté nous montre des hommes
LE PREM IER CIVILISATEUR? vêtus de la même manière, des navires identiques
et des animaux groupés dans des ensembles selon
De cette histoire de Jéricho, que nous venons un style proprement mésopotamien ou sémite.
seulement de survoler (une étude approfondie de Rappelons qu’il s’agit là de vestiges antérieurs
tout ce q u ’on y a trouvé demanderait un livre à la Ire dynastie égyptienne.
entier), nous ne retiendrons que deux dates : D ’où venaient les hommes qui allaient faire de
— 6 800 : date de la première Jéricho ; Sumer cette grande civilisation qu’elle commence
— 6 250 : date de la seconde Jéricho. d ’être entre le IVe et le IIIe millénaire? On l’ignore
Avant de continuer, faisons le point : aussi. On sait seulement, ou on croit savoir, que les

Une civilisation avant Sumer?


premiers habitants de la Mésopotamie furent les mais a peut-être elle-même une très lointaine,
Soubariens. On sait également que les trouvailles très ancienne origine sémite.
faites aux fouilles de Lagash prouvent l ’existence Les Sémites du sud, eux, vont envahir la Mésopo­
d ’une civilisation antérieure à Sumer, et répandue tamie, et par croisement, sans doute avec des
dans tout l’actuel Iran, géographiquement parlant. éléments autochtones, donner plus tard des types
On sait que d ’étonnants rapprochements peuvent assyriens. Ils vont aussi envahir la Palestine et
être faits entre la civilisation égyptienne et les se répandre de part et d ’autre du Jourdain,
civilisations mésopotamiennes : religieux, my­ donnant, par métissage, les types araméens et
thiques, symboliques, totémiques... juifs. C ’est peut-être le métissage, des Sémites avec
Les hommes qui ont fondé ces civilisations, en les Soubariens qui vont donner les Sumériens.
envahissant le delta égyptien, puis la vallée du On sait par exemple qu’au IVe millénaire, ce
Nil ou la Mésopotamie, n ’étaient-ils pas les repré­ sont des Sémites qui colonisent le pays d ’Akkad,
sentants de cette première grande civilisation, la puis la Syrie, la Parapotamie, et le désert de
plus ancienne du monde donc? Ne serait-ce pas Syrie.
eux qui auraient fondé Jéricho I ? Actuellement, on admet 5 vagues d ’expansion
Peut-être. Mais qui étaient-ils? D ’où venaient-ils? sémite :
Essayons, pour répondre à ces questions, d ’oublier 1 : — 4 000 : colonisation du pays d ’Akkad ;
les mythes fascinants des légendes : Atlantide, 2 : — 2 900 : colonisation de la future Phénicie
ou règne des Géants, que tente d ’accréditer la (Cananéens), de la Syrie creuse, puis plus
Bible, l’épopée de Gilgamesh, demi-dieu ou vrai tard de la Haute et de la Basse Mésopo­
roi de Mésopotamie, ou les aventures d ’Etana, tamie ;
13e roi de la dynastie de Kish. 3 : — 1 500 : migration qui va placer les Ara­
Essayons de trouver une réponse rationnelle, ou méens en Syrie, les Hébreux en Palestine ;
tout au moins qui ne soit pas trop irrationnelle ! 4 : — 500 : les Nabatéens colonisent les régions
d ’Idumée et de Pétra ;
A L ’ORIGINE, 5 : — Au VIIe siècle après J.-C., l’Islam envahit
IL Y AVAIT LES SÉMITES l'Europe, l’Afrique et l’Orient.
Ces 5 vagues nous montrent les Sémites comme
De l’Euphrate à la mer Rouge, une race semble une race remuante, colonisatrice, impérialiste.
avoir joué un grand rôle depuis les temps les Pourquoi ne pas ajouter ces 5 vagues une 6e,
plus anciens : les Sémites. Dans les temps proto­ antérieure au IVe millénaire?
historiques et historiques, et jusqu’aux temps D ’où venaient les Sémites? On a pensé un temps
modernes, ils vont littéralement envahir le Moyen- qu’ils venaient du Taurus et de l’Ararat. Depuis on
Orient et le nord de l ’Afrique. Aussi loin q u ’on a admis plus simplement qu’ils venaient d ’Arabie
remonte dans l’Histoire, on trouve leurs noms Heureuse. Les spécialistes sémitisants connaissent
cités. naturellement l’objection majeure qu’on fait à
Le Sémite pur, c’est le Bédouin d ’Arabie de nos cette thèse : comment un pays aux trois quarts
jours : pur de race, pur de langue. Les Sémites désertique aurait-il pu donner de telles vagues
envahisseurs seraient donc venus d ’Arabie. Les humaines ? A cela ils répondent que ces « vagues »
textes égyptiens de la période protohistorique les n ’atteignaient sans doute pas 50 à 100 000 indi­
mentionnent : ils sont nomades, sur la rive droite vidus (guerriers, femmes et enfants compris).
du Nil et dans le Sinaï. Ils répondent aussi que quatre régions de
Les Sémites du nord auraient donc envahi l’Arabie non désertique sont très prospères, et
l’Égypte, lui apportant les éléments nécessaires que la race prolifique qui les habitait se serait
à la création d ’une civilisation. La première multipliée à un point tel qu’à intervalles pério­
dynastie Thinite va lutter contre les Sémites, diques, tous les mille ans, par exemple, les Sémites

Les civilisations disparues


d ’Arabie se seraient littéralement épanchés au- en Kouchites (mais ces sous-groupes rejoignent
dehors en courants d ’émigration, à la recherche finalement les Sémites). Les Sumériens, eux, sont
de mondes meilleurs. peut-être des Sémites, et on est même d ’accord
pour admettre que les Pré-Sumériens (Soubariens)
LE DÉSERT, seraient déjà des Sémites.
BERCEAU DES CIVILISATIONS
La Langue. — On sait maintenant que le langage,
Jéricho I pourrait donc être l’une de ces colonies la langue parlée des Égyptiens, présente des
sémites, une sorte de royauté créée loin de la analogies certaines avec les langues sémitiques,
terre mère. La vallée du Jourdain aurait été une analogies fondamentales de syntaxe, et nombreuses
sorte de Vallée Heureuse, q u ’il fallait à son tour racines communes, avec quelques apports afri­
défendre contre les envahisseurs, et peut-être cains. Les Sumériens, eux, parlaient une langue
même, à son tour, le point de départ de nouvelles en partie sémitique. D ’ailleurs, tous les dialectes,
conquêtes. de l’Arabie à l’Euphrate, sont issus d ’une même
Il semble certain que cette ville, la plus vieille langue sémitique.
du monde actuellement connue, a été un centre
important. On y a trouvé de l’obsidienne, des Les Rites funéraires. — Chez les Égyptiens comme
turquoises, des coquillages rares, qui font penser chez les Sumériens, on retrouve, avec peu de
qu’elle fut un centre commercial, une sorte de différences, les mêmes manifestations de deuil :
carrefour. Et il paraît difficile de croire qu’elle pleureuses, cris, jeûne, cendres et poussière. Mais
fut en son temps la seule de son espèce. Elle est là, on note une très grande évolution chez les
le témoin d ’une civilisation très avancée dont les Égyptiens (souci d ’échapper à la putréfaction,
origines demeurent mystérieuses et à laquelle souci de la vie du « double », etc.) dont on trouve
il faut peut-être rattacher aussi la ville fortifiée très peu de traces chez les Sumériens et les Sémites
d ’Hagar Qim, au Yémen, sur laquelle on n ’a en général.
guère de lumières, les recherches n ’étant pas
facilitées par les « autorités locales »! Le Totémisme. — Le Totémisme étant considéré
D ’autres sites seront peut-être un jour découverts comme base religieuse ancienne, on trouve chez
(on en connaît l ’existence par ouï-dire) qui nous les Égyptiens comme chez les Sumériens des dieux-
apporteront des éléments nouveaux qui rendront animaux, des clans portant des noms totémiques.
peut-être plus proche de nous cette civilisation On les trouve aussi chez les Sémites anciens. Mais
énigmatique. A cet égard, il semble bien que ces totems vont être interprétés différemment selon
l’Arabie nous réserve des surprises. les peuples, et disparaîtront peu à peu chez les
Mais sur quels indices peut-on croire que ce soit Mésopotamiens qui succéderont aux Sumériens,
aux Sémites qu’on doive cette grande civilisation alors qu’ils resteront vivaces chez les Égyptiens.
du bassin oriental de la Méditerranée, qui aurait
donc peut-être précédé et l ’Égypte et Sumer? Le Sacré. — A l’origine, une commune repré­
Nous ne pouvons ici énumérer tous ces indices. sentation des principes de la génération et de la
Citons les plus importants : fécondité. Les pierres levées, de significations
phalliques, se rencontrent en Égypte (obélisques)
La Race. — Les Égyptiens des premiers âges, des mais ont pour origine le « benben » pierre conique
premières nécropoles (Sud) sont des dolicho­ dressée, antérieure à la Ve dynastie. Chez les
céphales à nez aquilin, visage ovale, yeux noirs, Sumériens et les Babyloniens, elles sont monnaie
cheveux noirs. Ils se rattachent racialement aux courante : le temple d ’Ourouk en contenait 7.
Sémites, dolichocéphales plus petits, à profil On en a retrouvé un peu partout, en Canaan, à
accentué, bien qu’on les classe en Hamites et Gezer, etc...

Une civilisation avant Sumer?


Tout cela, que possédaient en commun l’Égypte parlaient une langue proche du phénicien
et Sumer, tout cela est d ’origine sémite, nous le (rappelons que le phénicien, comme l’raaméen
savons maintenant avec certitude, de même que et l’hébreu, est une langue sémitique). Il affirme
nous savons que le culte de Râ (Soleil) a été donné que le peuple qui colonisa la Crète, comme il
aux Égyptiens par les Sémites, que le culte de l ’avait déjà fa it pour certaines parties de la Pales­
Baal, d ’Astarté (Ishtar) que l’on trouve chez les tine, était parent des Phéniciens, donc sémite.
Sumériens, leur a été également donné par les
Sémites. S’il est prouvé que le D r Gordon a vu juste,
c’est toute l’histoire des civilisations méditer­
LA GRÈCE A-T-ELLE AUSSI ranéennes et de leur origine qui est remise en
ÉTÉ FONDÉE PAR LES SÉMITES? question. Et, tout naturellement, cela nous amène,
une fois de plus à poser cette question : Y eut-il
Alors, et ce sera notre conclusion, si l ’on admet une civilisation brillante antérieure au Ve millé­
que c’est, ou que ce serait, cette grande civili­ naire ?
sation sémite, antérieure au IVe millénaire, qui Mais est-il utile de vous préciser que la thèse du
aurait littéralement « créé » la civilisation sumé­ D r Cyrus Gordon est violemment attaquée et
rienne et la civilisation égyptienne, ne peut-on totalement refusée par le plus grand nombre des
penser aussi que c’est d ’elle que serait née la archéologues !
civilisation égéenne, à peu près à la même époque? GILBERT CASENEUVE.
Nous datons de — 3 000 les débuts du Minoen
ancien, nous admettons que Troie I fut détruite
vers — 2 300, que les premiers palais crétois furent
construits vers — 2 000, mais nous ignorons
absolument qui étaient et d ’où venaient les
hommes qui, en fondant la civilisation égéenne
archaïque, allaient nous donner la civilisation
grecque, dont nous sommes, en Occident, les
héritiers.
Étaient-ils, eux aussi, des Sémites? On n ’ose
franchir la barrière, et répondre « oui ». Les
preuves nous manquent. Et pourtant, cette barrière,
un homme vient de la franchir, le D r Cyrus
Gordon, titulaire de la chaire d ’Études méditer­
ranéennes à l’Université Brandeis.
En avril 1962, le D r Gordon a affirmé que les
Crétois qui vivaient entre le IVe et le IIIe millé­
naire appartenaient à la même famille que les
Hébreux, et étaient donc des Sémites.
Ils parlaient la même langue, dit-il, ils priaient
les mêmes dieux. La Bible et la mythologie
grecque archaïque ont une même origine. On peut
établir des parallèles étranges entre certaines
traditions : par exemple, Minos reçut la loi
de Zeus sur une montagne sacrée, et de même
Moïse reçut la loi de Jahveh sur le Sinaï.
Dans sa thèse, le D r Gordon démontre qu’ils

Les civilisations disparues


Sont-ils presque des hommes ?
Jacques Lecomte

S'occuper de la bête, c'est agiter l'interrogation qui nous tourmente :


Que sommes-nous ? D'où venons-nous ?
J.-H . FABRE.

QUE SAVONS-NOUS A U JO U RD ’H UI SUR LES SINGES?

Bilan des recherches L ’étude des singes est en train de devenir une mine incroyablement
et des expériences riche d ’enseignements pour les psychologues qui voient dans cette
sous-humanité le moyen d ’aborder le démontage des mécanismes
Leur intelligence élémentaires de notre pensée.
Nous sommes loin des recherches un peu naïves, mais utiles, de
l’Allemand Koehler qui, dans l’île de Téneriffe, étudiait comment
Leur sens esthétique les chimpanzés se servaient d ’un bâton. Il apprit au monde savant
que ces animaux connaissaient l’usage de l’outil, qu’ils pouvaient
Leur comportement se servir d ’un crochet, ou empiler des caisses pour se saisir d ’un fruit
social hors d ’atteinte. Tout cela, les éleveurs de singes le savaient du reste
fort bien. Il est en effet impossible de garder des chimpanzés en
captivité durant quelques années sans s’apercevoir de leur habileté.
Cette habileté, d ’ailleurs, est particulièrement brillante quand il
s’agit de faire le mal : la taquinerie est sans doute plus encore que
la gourmandise le défaut dominant des grands singes. Aussi serait-il
intéressant de reprendre tous les tests d ’intelligence que nous avons
proposés aux primates en changeant simplement la motivation et
en offrant, au lieu d ’un fruit, l’occasion de faire une mauvaise plaisan­
terie. Ceci dit sans pl?<santer...
La construction et l’utilisation spontanée d ’un outil ont été observées
en l’absence de toute stimulation gastronomique sur les deux sujets
du naturaliste allemand Grzimek :
« A la porte de la ménagerie, nous confie ce dernier, et à une bonne
distance de la cage, étaient accrochés vêtements, fouets, colliers et

Illustration originale Les mystères du monde animal


de Pierre-Yves Trémois.
chaînes, l ’ensemble du matériel de dressage. Un à Orange Park en Floride. Tous les jours, on lui
matin, tout ce matériel fut retrouvé entre les offrait une planche à dessin, du papier, des fusains,
mains des deux chimpanzés Ova et Bambou que et des spécialistes notèrent avec intérêt l’évo­
j ’avais l’espoir de dresser. Il avait fallu aux deux lution de son style. Pendant une première période,
compères démonter une partie de la cage pour se d ’une durée d ’environ six mois, les griffonnages
procurer une perche suffisamment longue, et ce restèrent invariables et très grossiers. Le trait
patient travail avait dû les occuper une partie manquait de vigueur et l’animal cherchait surtout
de la nuit. Ils n ’avaient pas fait cela dans l’espoir à couvrir le maximum de surface dans le minimum
d ’une récompense, mais pour le plaisir de se de temps. Puis le style changea radicalement.
draper dans ma blouse ou de cingler les airs avec Les traits devinrent plus lourds, le dessin plus
mon fouet. Non, la gourmandise ne mène pas appuyé et concentré. Seul le centre de la feuille
seule l’univers des singes, la curiosité joue un rôle fut couvert de ce graphisme et incontestablement,
aussi grand! » à ce stade, quelques œuvres d ’Alpha possédaient
une certaine harmonie, un certain sens de l’équi­
ILS FONT DE LA PEINTURE libre des masses. Mais ce qui paraît encore plus
intéressant que cet art spontané est l’analyse
Le singe connaît donc l’outil, du babouin qui qui put être faite de certaines tendances du
chasse des scorpions en lançant adroitement des chimpanzé. Si la feuille offerte par l’expérimen­
pierres, au chimpanzé capable d ’emmancher les tateur est non plus blanche mais déjà ornée
éléments d ’une canne à pêche pour attirer une d’un dessin, Alpha tente, dans la mesure du
banane hors de portée. Et il est doué de curiosité. possible, d ’obtenir par son propre graphisme un
A-t-il aussi des sentiments esthétiques? Incontes­ effet de symétrie. Si la figure déjà existante occupe
tablement : il aime, en captivité, à se parer de le centre, l ’animal se contente de le surcharger.
vêtements humains. En liberté, au dire de certains Un triangle est ainsi rempli de hachures tracées
observateurs, il lui arrive de se draper de guir­ avec soin.
landes, de feuilles, ou de se maquiller avec de la Ces recherches expérimentales sur l’art se pour­
boue. Mais, depuis peu, nous avons affaire à une suivirent, et ce qui fut d ’abord un jeu a donné des
autre catégorie de singes artistes. Ces dernières résultats assez inattendus pour qu’on soit tenté
années ont vu, en effet, surgir une pléiade de de suivre de près les travaux des laboratoires
peintres parmi les chimpanzés. De récentes occupés à ces questions en apparence futiles.
expériences viennent de nous apprendre que ces
animaux sont fort enclins aux arts graphiques et LE SYMBOLE ET LE LANGAGE
se livrent avec passion au dessin ou à la peinture.
L ’un des premiers artistes ainsi révélé fut une L ’outil et l’art ne sont donc pas étrangers au
jeune chimpanzé nommée Betsey qui, à l ’âge de monde des singes. Q u’en est-il du langage? Pour
sept ans, devint un peintre en renom. Encouragée le langage humain, rien à faire. Comprendre,
fortement par son propriétaire, le directeur du oui ; parler, non. Le plus doué des singes n ’est
zoo de Baltimore, elle brossa, de ses quatre pas arrivé à prononcer plus de deux mots. Ceci
mains, une centaine de toiles dont certaines se ne veut pas dire que ces animaux ne communiquent
vendirent fort bien. L ’argent ainsi gagné fut pas entre eux et soient dépourvus du sens du
employé de fort judicieuse manière : il servit symbole. Grognements, cris, expressions et
à acheter un mari pour Betsey! mimiques servent à la compréhension mutuelle
Un second artiste fort connu est une autre chim­ dans les bandes, il n ’y a aucun doute là-dessus.
panzé, Alpha. Sa gloire n ’est pas commerciale, En ce qui concerne la possibilité de compré­
mais scientifique. Elle vivait dans un des plus hension de symboles étrangers au comportement
grands centres mondiaux d ’étude des singes, instinctif, l’expérience déjà ancienne réalisée par

Sont-ils presque des hommes?


Wolff en 1936 est fort instructive. Dans une cage jour et il n ’est bientôt plus question de comparer.
contenant plusieurs chimpanzés adolescents, ce Il est vrai que, pendant tout ce temps, le singe
chercheur place un distributeur automatique a connu d ’emblée une partie du vocabulaire
permettant d ’obtenir un grain de raisin en « chimpanzé » et que l’enfant n ’a pas appris à
échange de jetons métalliques. Les animaux communiquer avec son frère de lait en se servant
comprennent très vite le fonctionnement d ’un tel du vocabulaire de celui-ci ; mais ceci est une
appareil, saisissent les jetons q u ’on leur offre, autre histoire...
les glissent dans la fente, actionnent le levier et
mangent avec plaisir le grain de raisin. Par la HISTOIRE DU CHIM PANZÉ RAPHAËL
suite, on leur confie un second appareil qui dis­
tribue des jetons, mais seulement après la ma­ Voici maintenant une expérience russe assez
nœuvre d ’un levier, donc d ’un certain travail. ancienne également, puisqu’elle date de 1940,
On voit alors les singes commencer par se procurer mais peu connue. Un chimpanzé nommé Raphaël
des jetons puis se précipiter vers le distributeur fut dressé à éteindre une flamme qui l’empêchait
de grains de raisin. Dans un troisième temps, de s’emparer d ’un fruit bien visible derrière cette
on compliqua notablement le problème : les barrière. Il avait à sa disposition une tasse et,
deux distributeurs ne pouvaient fonctionner en à quelques mètres de distance, une fontaine.
même temps. Les animaux, cependant, ne justi­ Raphaël prenait la tasse, courait à la fontaine,
fièrent pas du tout la réputation d ’insouciance manœuvrait le robinet, repartait vider la tasse
et d ’imprévoyance que Kipling a faite aux Ban- sur la flamme et recommençait jusqu’au moment
darlogs. Ils amassaient le plus de jetons possible où, la flamme éteinte, il pouvait atteindre le fruit
et, surveillant attentivement le magot, attendaient convoité. Nous sommes en présence d ’un compor­
la mise en fonctionnement de l’autre appareil, tement intelligent, bien adapté. Que ferait de
le distributeur de friandises. Voici donc le singe plus un homme ?
manieur de l’outil, de l’art et du symbole. Le défaut Mais, un peu plus tard, Vatsuro, l’auteur de ce
de langage se fait toutefois cruellement sentir. test, transporte Raphaël sur un lac. Le singe est
Nous avons de bonnes raisons de penser q u ’une placé sur un radeau avec le fruit, la tasse et une
des différences essentielles entre le plus doué des perche. A quelques mètres, sur un autre radeau,
chimpanzés et un enfant de trois ans réside jus­ se trouve la fontaine. Vatsuro allume la flamme
tement dans cette impossibilité d ’accéder au et observe : Raphaël se précipite sur la tasse,
langage. cherche des yeux la fontaine, mesure la distance,
Plusieurs psychologues ont tenté l’expérience qui tente de se ramasser pour sauter, gémit un peu
consiste à élever ensemble un bébé humain et car la distance est trop grande et l’eau froide.
un bébé singe et à noter leurs supériorités réci­ Finalement il ramasse la perche, la dispose
proques. Dans tous les cas, on a vu le jeune comme un pont entre les deux radeaux et voilà
chimpanzé surclasser l’enfant dans les premiers notre funambule qui se met à faire la navette
mois. Non seulement dans l’habileté manuelle entre les deux radeaux pour éteindre la flamme.
ou la propreté, mais aussi dans la compréhension A aucun moment l’animal ne s’est intéressé à
du langage humain. A dix mois, dans l’un de ces l’eau qui l’entoure. Il a préféré résoudre un
essais, l’enfant ne comprenait que huit mots problème plus complexe pour aller chercher celle
contre quatorze pour le jeune singe. A treize mois, de la fontaine.
il y a à peu près égalité, aux environs de trente Pour les auteurs russes, cette expérience situe très
mots. Mais par la suite le développement de exactement le plan de clivage entre la pensée du
l’enfant est absolument explosif. Tandis que le singe et celle de l’homme. Pourtant, à ce compte,
chimpanzé plafonne rapidement à 50 mots, nous sommes bien souvent des singes, et l’histoire
l’enfant de dix-huit mois apprend un mot par des sciences n ’est-elle pas remplie d ’obstinations

Les mystères du monde animal


qui se situent exactement au niveau de la pensée groupe et de le fixer dans une position quelconque
de Raphaël? La contre-expérience n ’a pas, à ma par rapport à cette hiérarchie.
connaissance, été faite. Jamais le chimpanzé n'a Je ne puis m ’étendre sur ces travaux à la fois
été placé sur un radeau isolé, sans fontaine à redoutables et empreints d ’une certaine naïveté.
proximité. Dans ces conditions, n ’aurait-il pas Cependant j ’en signalerai tout à l’heure quelques
inventé? N ’aurait-il pas rempli la tasse de l’eau aspects curieux.
du lac?...
LES TRAVAUX SUR LE SENS
DES RECHERCHES PLUS INQUIÉTANTES DE LA HIÉRARCHIE

D ’autres chercheurs travaillent à un niveau moins Mais d ’abord, quel est le comportement social
spéculatif. Leur problème n ’est pas de savoir des singes à l’état sauvage? Comment vivent-ils
pourquoi le singe n ’est pas un homme, mais de avant de tomber sous le contrôle des hommes
faire aux singes ce que la morale interdit de faire de science? Si nous traçons à grands traits l’éthno-
à l’homme. Aux mains des physiologistes, d ’infor­ logie des simiens, nous trouverons quelques
tunés animaux sont soumis à des dressages, à des notions générales qui ne sont d ’ailleurs pas exclu­
pulsions psychologiques. Puis leur crâne est sivement propres aux singes. La dominance et
ouvert, leur cerveau fouillé. On observe les effets le territoire sont de celles-ci. Des individus en
que provoquent ces dressages sur la physiologie dominent d ’autres. Tous ont en commun un
cérébrale. Ils sont presque toujours infiniment territoire. Les singes qui vivent en bandes pos­
bénins. La méthode l’est moins. sèdent des lois sociales et des lois à usage interne.
Et puisque nous voici dans un domaine inquiétant, Ils possèdent également un territoire qu’ils
il nous faut aussi parler des recherches des socio­ défendent.
logues. On a dit que les camps de concentration Parmi les singes inférieurs, les mieux connus sont,
des nazis étaient moins destinés à l’élimination sans doute, les hurleurs d ’Amérique centrale.
de certains groupes humains q u ’à l’étude expé­ Ils vivent en petits clans d ’une vingtaine d ’indi­
rimentale des conditions de vie nécessaires et vidus en communauté sexuelle, dans un terri­
suffisantes pour maintenir en condition d ’escla­ toire très restreint et sans grande hiérarchie. Les
vage de grandes masses humaines. Les recherches babouins africains font contraste, car ils possèdent
de certains laboratoires (des Yerkes Laboratories une organisation très stricte. Les bandes sont
of Primate biology, par exemple) se rapprochent constituées par l’agrégation d ’un certain nombre
parfois de préoccupations du même ordre. Bien de harems. Parmi les mâles se trouve le chef de
entendu, je ne songe pas à accuser ces chercheurs la bande. Une expédition de babouins aurait une
d ’intentions aussi malveillantes, mais je ne puis allure tout à fait militaire : sentinelles, avant-
m ’empêcher d ’éprouver un malaise à la lecture garde, flancs-gardes, arrière-garde et commandos
de certains comptes rendus, et de songer à l’utili­ d ’intervention.
sation catastrophique pour la liberté et la dignité Parmi les grands singes, nous trouvons un exemple
humaines q u ’en pourraient faire des idéologues de vie familiale chez les gibbons du sud de l’Asie.
fanatiques. Ainsi, la sociologie en éprouvette de Le père, la mère et les enfants impubères vivent
ces chercheurs porte, à travers l’étude des singes, ensemble et défendent ensemble le territoire.
sur les fondements et le respect de la hiérarchie Les orangs-outans de Bornéo et Sumatra sont mal
sociale. Il s’agit de savoir si celle-ci est innée ou connus. Ils sont polygames et n ’ont qu’une très
apprise. Dans cette dernière hypothèse — qui est relative vie sociale.
d ’ailleurs la bonne —, il s’agit de découvrir de Les chimpanzés, par contre, vivent en bandes
quelle manière et à quel âge il est possible d ’im­ hiérarchisées. Ces bandes sont, comme celles
prégner un individu du sens de la hiérarchie du des babouins, composées d ’une ou plusieurs

Sont-ils presque des hommes?


familles polygames et l’on y observerait également sociétés concentrationnaires, car elles ne peuvent
un mâle jouant le rôle de chef. Le gorille a été s’établir naturellement. S’il faut en croire les
longtemps mal connu, mais des travaux récents zoosociologues, la captivité nuit à la hiérarchie
sur la variété dite « de montagne » sont venus et engendre le non-conformisme social.
nous apporter des éclaircissements. Les groupes
ne dépassent que rarement le chiffre de douze : NOUS AVONS BESOIN D ’EUX
un mâle adulte, une ou plusieurs femelles, et
quelques jeunes. Mais, parfois, on compte plu­ Une autre conséquence de la captivité, du moins
sieurs mâles adultes dans la bande, et alors chez les chimpanzés, est assez étrange. Les succès
s’établit une hiérarchie très stricte qui s’exprime, féminins des mâles élevés en cage depuis l’enfance
comme chez tous les animaux, par la préséance sont très rares. Les femelles évitent ces prisonniers
lors des comportements sexuels ou alimentaires. de naissance et recherchent des mâles ayant connu
Il y a aussi chez les gorilles des solitaires. On ne la vie libre, même si elles-mêmes ont été encagées
sait pourquoi ces animaux (toujours des mâles) depuis toujours.
ont choisi ce mode de vie. Dans le seul domaine de la psychologie et de la
sociologie, il faudrait encore citer les expériences
LE DOM INANT ET LE DOM INÉ sur les relations entre la mère et l’enfant, l’étude
des névroses expérimentales, et aussi la somme
Ces quelques détails permettent sans doute de considérable de travaux sur l’apprentissage. Il
mieux comprendre l’intérêt que portent aux n ’est pas besoin, évidemment, de souligner
singes les chercheurs qui s’interrogent sur les l ’intérêt de certaines de ces études qui portent
problèmes de la hiérarchie sociale et, notamment, sur des comportements « presque humains » et
de la domination d ’un individu sur un autre. peuvent ainsi être utiles à une meilleure connais­
Dans une série d ’expériences sur la dominance, sance de l’homme lui-même.
on élève par paire, dans des cages, de jeunes Enfin, appuyés sur les recherches des savants, les
chimpanzés mâles. Au bout de peu de jours, il dresseurs deviennent de plus en plus habiles.
y a dans chaque cage un dominant et un dominé. Voici cinquante ans, on s’émerveillait de pouvoir
On dissocie alors ces paires. Chaque chimpanzé apprendre à un singe à faire de la bicyclette. On
est placé dans une cellule individuelle. Puis, au compte maintenant sur ce singe pour essayer les
bout d ’un certain temps, les paires sont recons­ véhicules de l’espace. Nous avons besoin de
tituées. Et l’on s’aperçoit que les rapports hiérar­ toutes les lueurs de l’intelligence pour éclairer
chiques sont généralement bouleversés ; l ’ancien la nôtre. Nous avons besoin de toutes les formes
dominé, qui a été laissé dans sa cellule et qui, ainsi, de la vie pour faire progresser la nôtre.
accueille sur son propre terrain le congénère qui JACQUES LECOMTE.
le dominait, supplante rapidement celui-ci, devient
agressif à son égard et le tient sous sa coupe... BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE
Aux sociologues d ’en tirer la leçon.
Journal of com parative and physio-
Les observations permettent d ’assurer que les logical psycholoQy. W ashington.
batailles entre animaux sont plus rares dans l’état Vatsuro, F.-G. - Étude de l’ac tivité
nerveuse supérieure des anthro­
de liberté que dans l’état de captivité. La cause poïdes (en russe). Moscou.
profonde vient de ce que l’ordre social est moins M orris D. - T h e biology of art: a
S tu d y of the picture - m aking
solidement établi dans le groupe captif. Les behaviour of th e great Apes and its
« réponses sociales » (c’est-à-dire les compor­ relationship to human A rt. Londres.
Traduction française chez Stock.
tements que doit avoir l’inférieur devant le A frican Ecology and Hum an Evo­
supérieur pour éviter toute discussion) sont lution , symposium of the W enner-
gren foundation fo r anthropological
moins bien données ou même absentes dans les research. July 1961.

Les mystères du monde animal


Eux et nous
Quatre dessins originaux d'Yves Trém ois

Étudie et dessine des bambous pendant d ix ans, deviens un bambou


toi-même, puis oublie tout au sujet de ces copies quand tu te mettras
à les peindre.
(Precepte Z E N ).

LE PLUS ÉTONNANT DESSINATEUR D ’A U JO U R D ’HUI

Les intellectuels et artistes français qui eurent vingt ans au début


de la guerre, forment une génération romantique, aventurière et
mystique. A peine sortis d’une adolescence prolongée par l’étude,
ils assistèrent à l ’effondrement de leur pays, lequel n ’avait jusqu’ici
point douté d’être le cœur du monde civilisé. Ils se retrouvèrent en
quelques jours sans lien avec le passé et vécurent cinq à six années
de repliement, de camp ou de maquis, hors du temps et hors du jeu
social ordinaire, dans ce climat de haute tension d ’esprit que produisent
la lutte, la misère et les périls. Ils émergèrent, la paix rétablie, dans
un monde sur lequel pesait désormais une menace de destruction
totale. Venus d ’une catastrophe, ils commencèrent leur vie d ’homme
avec une conscience apocalyptique. Génération de déracinés, plus
Yves Trémois : que toute autre sensible à l’archétype du paradis perdu, travaillée
le risque maximum. par l ’inquiétude métaphysique, peu disposée à s ’endormir de bon gré
dans les illusions du pouvoir et de la réussite, mieux que toute autre
invitée à méditer sur ceci : que l ’homme est un arbre renversé et que
ses racines sont au ciel.
Aux environs de l ’âge mûr, cette génération, en partie réconciliée
avec le monde (par des détours sur lesquels il y aurait bien des romans
à écrire), exerce certaines influences. C ’est sans aucun doute à elle
que l ’on doit la montée de cette vague du réalisme fantastique qui
modifie notablement aujourd’hui les idées et la sensibilité.
Pierre-Yves Trémois, né en 1921, l ’un des plus grands graveurs et
dessinateurs de notre époque, est bien un membre de cette société

L'art fantastique de tous les temps 53


clandestine des « vingt ans en quarante ». On se
tromperait sur son œuvre en n ’admirant que sa
prodigieuse habileté. Trémois, en choisissant le
dessin pur, choisit le risque maximum. Porté à
ce degré de fidélité au sujet, le dessin n ’échappe
au mécanisme que dans la mesure où il est une
signature de l’âme. « Ce n ’est pas ce que l ’on
regarde qui compte, c ’est le lieu, en soi-même,
d’où l ’on regarde. » Si ce lieu n ’est point un haut
lieu, le dessin ne pardonne pas : il est sec au lieu
d’être pur, habile au lieu d ’être magique, séduisant
au lieu d’être fascinant. Une ligne n ’est rien, ou
bien elle est la ligne frontière entre deux ordres
de réalités : celle à laquelle une âme assoupie
consent, celle qu’une âme en éveil provoque à
l ’existence. On se tromperait encore en parlant
de facture classique : il faudrait plutôt parler de
hiératisme et d ’ascèse. Enfin, il convient de n ’être
pas dupe de la lisibilité, de la clarté de tels dessins.
Il faut se méfier des génies : c ’est quand ils nous
paraissent le plus clair qu’ils sont le plus
mystérieux.
Apparemment appliqué à illustrer des œuvres
ou à copier la nature, Trémois poursuit une
tentative magique : il recense les liens et les
abîmes entre l ’homme et les autres règnes, et il
cherche l’Adam : le centre et le sens de la création.
Que les scories de sa méditation brillent des feux
de l ’érotisme, on ne saurait s ’en étonner. Toute
entreprise magique rencontre Érôs énergumène.
Nous publions ici les premiers dessins originaux
d’une étude sur les singes que Trémois vient
d ’entreprendre. On verra tout de suite à quelles
inquiétantes profondeurs descend l’interrogation.
L. p .

54 Eux et nous
ΠU V R E S P R IN C IP A L E S
Longus, D a p h n is et C h lo é (B ib lio ­
philes franco-suisses, 1948) ; Mallarmé,
l ’ A p rè s -m id id ’ un fa u n e (les A m isdes
livres, 1948) ; M ontherlant, P asipha é
(A rch at, 1953) ; Claudel, l ’ A n n o n c e
fa ite à M a rie (Gallim ard, 1951) ; La
Fontaine, A d o n is (Flammarion, 1956) ;
Pétrarque, Les S o n n e ts (les Cent
B ibliophiles, 1958) ; Oppian, la C y n é ­
g é tiq u e (les Cent Unes, 1954) ; Jean
Rostand, B e s tia ire d ’ a m o u r (Laffont,
1958) ; M ontherlant, C a rd in a l d ’ Es­
pagne (Lefebvre, 1960) ; l'A p o c a ly p s e ,
en collaboration avec Foujita, Mathieu,
Dali, Buffet, Leonor Fini, Zadkine
(Foret, 1962).

56 Eux et nous
Vers une architecture fantastique
Pierre Restany

L'architecture, aujourd'hui, a trop d'ingénieurs et pas assez de poètes.


p . R.

POUR D O N N ER U N STYLE A NOTRE ÉPOQUE


C ontre les e x cès
Dans le meilleur des cas, nous habitons des « appartements de
du fonctionnel rapport » dont le modèle-type a été conçu par Garnier voici un
siècle. Ou bien nous sommes logés dans des volumes uniformes aux
dimensions spécifiques. Si l’architecture contemporaine n ’a pas de
Les révoltes, style, elle n ’en obéit pas moins à un mythe dont l ’extension est uni­
les recherches, verselle depuis Gropius et Le Corbusier, celui de la fonctionnalité.
les projets nouveaux L ’architecture fonctionnelle se veut juste. Son esthétique est celle de
l ’utilitarisme absolu : elle est « belle » parce qu’elle correspond
étroitement à sa fonction.
Le retour au lyrism e Il est vrai que les réalisations les plus frappantes et les plus organiques
de notre temps sont des usines ou des bureaux. Ce sont les raffineries
de pétrole qui provoquent aujourd’hui en nous ce sentiment de
ferveur sacrée que suscitaient jadis les cathédrales, lorsqu’elles
étaient blanches. Ce qui est logique : un bâtiment administratif, un
atelier, un laboratoire ont une destination précise qui commande et
détermine l ’imagination du maître d’œuvre. Les gratte-ciel Pirelli
(Milan) ou Thyssen (Düsseldorf), le centre technique de la G.M.
à Détroit ou le palais de l ’O .N .U . à New York, pour citer quelques
exemples parmi tant d’autres, sont des réussites parce que rigoureu­
sement adaptés à leurs fonctions. Il y a ainsi tout un secteur de
l ’architecture contemporaine dont la technicité justifie le fonction­
nalisme. Mais les bâtisseurs d ’usines, d’administrations centrales,
d ’hôpitaux ou de musées n ’en ont pas pour autant résolu le problème
essentiel, qui est celui de l ’habitat individuel, de la maison de l’homme.

Brasilia :
Un grand geste L'art fantastique de tous les temps
dans le grand vide ?
LA CRISE sont pas heureux, je l’ai constaté : ils subissent
DE L ’ARCHITECTURE FONCTIONNELLE plus ou moins consciemment les effets psycho­
logiques de l ’uniformisation. La paix des voisins,
On a cru régler la question en établissant la liste l’intérêt du bloc ou de l ’étage, la répartition des
complète des besoins présumés de l’être humain charges collectives revêtent une importance
vivant en société. Cet individu modèle, émi­ capitale : un règlement supplémentaire, après
nemment sociable, on lui a assigné une série de celui de l’usine, du bureau, de la cantine, de
normes et de coefficients dont l ’ensemble constitue l’autobus. Le conditionnement gagne chaque
l ’équation du bonheur, le secret de la « Cité jour du terrain. Il empiète largement sur la vie
Radieuse ». privée. Tout ce passe comme si c ’était à l’homme
Les résultats sont décevants. La démonstration de s ’adapter à la loi de l ’urbanisme, comme si
entreprise par Le Corbusier à Marseille n ’est l’architecture, au lieu d ’être au service de l ’homme,
concluante que pour ses fanatiques disciples. lui dictait son comportement. Les conséquences
La seconde réalisation, celle de Nantes, a suscité se font sentir : le nombre des inadaptés sociaux
les mêmes objections que la première. Vivre croît dangereusement.
dans un espace fonctionnel dont les dimensions En dépit de tout, les constructeurs des grands
de cloisonnement correspondent à votre exacte ensembles « fonctionnels » demeurent sûrs d ’eux-
envergure n ’a rien de très exaltant dans la pratique mêmes. Ils entonnent leur credo qui est un acte
quotidienne. Cette standardisation est accentuée de foi dans l’action de l’urbanisme sur les hommes.
encore par le caractère communautaire de ces Un urbanisme fonctionnel doit susciter chez l ’indi­
grands immeubles conçus comme des organismes vidu un comportement fonctionnel. L ’homme
collectifs unitaires. Un nombre croissant de de demain sera totalement adapté aux conditions
charges et d ’activités communes implique le nouvelles de son habitat. Je le dis tout net, c ’est
respect par chaque habitant d ’une solidarité de un optimisme hasardeux, et c ’est un pari sur
fait qui devient vite un devoir, une discipline, l ’avenir dans lequel il entre un orgueilleux refus
une règle. de voir réellement loin.
Comment résoudre cette antinomie : loger au
mieux le plus grand nombre en préservant la LE PARADOXE D E BRASILIA
singularité de chacun? Aucune théorie rationnelle
ni aucun système de planification ne le permet L ’exemple le plus significatif est celui de Brasilia,
aujourd’hui. Le rythme de l ’accroissement démo­ où Niemeyer a sans conteste réalisé une archi­
graphique est toujours plus rapide que celui de tecture « juste ». Cette ville est née de rien, si
la construction. Dans ce domaine de l ’urbanisme ce n ’est de la volonté des hommes, d ’un « geste
collectif, la standardisation est inévitable. Mais premier » de l ’urbaniste Costa. Et ce geste premier
jusqu’à quel point? Quelle est la marge de singu­ avait pour but de libérer le Brésil moderne et
larité et de diversité que devraient respecter riche (celui de la côte sud-atlantique) de son
les plans-pilotes ? complexe à l’égard du pays intérieur. Mais la
Il s ’agit avant tout de satisfaire une exigence nouvelle capitale du Brésil, surgie en plein
sociale de première nécessité, de combler le retard « Planalto » ne correspond à aucune nécessité
des années passées, de faire face à une brusque organique.
augmentation de la demande. On fait alors de la Brasilia est projetée sur le futur. Elle a un demi-
« machine à habiter », on débite de la super­ siècle d ’avance. Les habitants, s ’ils veulent se
ficie habitable. Qui peut blâmer les responsables fixer et survivre, doivent opérer, en une durée
de la triste réalité de nos banlieues? Mieux vaut record, ce saut énorme dans le temps. D u fait
vivre dans des blockhaus que dans des taudis, du climat, des distances intérieures, l ’existence
bien sûr. Mais les habitants de ces blocs ne du piéton autonome ne se conçoit plus. C ’est un

Vers une architecture fantastique


homme motorisé et conditionné qui se substitue mentaux qui président à l’élaboration d ’une
à lui. Brasilia impose à ses habitants un compor­ maison particulière ou d ’un immeuble collectif
tement déterminé par un plan. Le problème d’habitation.
humain est aggravé encore par la hiérarchisation Le modem style est plus que jamais à l ’ordre du
des zones résidentielles : on est logé selon son jour : on l ’a bien vu lors de l ’exposition orga­
salaire et son standing. Les « super-quadros » nisée l ’an dernier à Paris sous les auspices du
(blocs d’immeubles comportant un certain nombre Conseil de l ’Europe, « les Sources du x x e siècle » :
de services communs) fragmentent la vie sociale la bouche de métro de Guimard en était à la fois
en une série de cellules fermées sur elles-mêmes. le clou et le symbole.
Par réaction contre cette ambiance sclérotique, Ce que l ’on cherche aujourd’hui à retrouver dans
on découvre avec soulagement, aux confins de le modem style, l ’art nouveau, le Jugend Stil,
la ville, le « nucleo bandeirante », la cité libre c ’est l ’épanouissement d ’un lyrisme cosmique,
où, dans des baraquements improvisés, grouille la trace d’un accord organique profond entre la
une humanité de Far West. Ces gens frustes, forme architecturale et son environnement. Une
vivant dans une promiscuité invraisemblablement époque saturée d’abstraction et de schématisme
bigarrée, sont peut-être heureux. Ils sont venus a la nostalgie des formes lyriques vraiment issues
en tout cas de leur propre gré chercher du travail de la terre. Le phytomorphisme, jusque dans les
ou gagner de l ’argent. Mais les autres, les futurs plus excessives exubérances du « style nouille »,
bourgeois de la ville de demain, les fonction­ était la marque de cet accord, de cet enracinement,
naires, les techniciens, les employés de banque de ce développement organique. Sous cet angle,
ou de commerce? On leur a fait quitter les villes l ’œuvre du Catalan inspiré, si souvent opposé par
de la côte et leurs habitudes. On exige d ’eux un Dali à Le Corbusier, revêt une éloquente actualité.
énorme effort d’adaptation qui ne peut s ’accomplir Le délire de Gaudi (1) déclenche en nous une sorte
que dans l ’enthousiasme et la foi collective. Et d’émotion élémentaire, celle de la Genèse ou de
leur mode de vie, prédéterminé par l ’urbanisme, l ’arche de Noé. Son extraordinaire Parc Güell
tend au contraire à les limiter à eux-mêmes ; (1900-1914) comprend'plusieurs kilomètres d ’allées
l ’horizon social se rétrécit, il se limite à l’immeuble et de contre-allées, suivant les courbes de niveau
ou au groupe d ’immeubles. Cette contradiction et parsemées de grottes aux piliers arborescents,
est angoissante. Les enthousiastes militants de de bancs spiralés en forme de canapés à deux
l ’idée de Brasilia arriveront-ils à exalter cette places, de moulages d ’escargots ou de lézards
masse amorphe, conditionnée et automatisée, géants, de gigantesques collages de céramique.
qui semble avoir laissé son âme à Rio de Janeiro Le parc du comte Güell est aujourd’hui le paradis
ou à Sâo Paulo? des amoureux et des enfants de Barcelone : il se
dégage de cet ensemble rocailleux et baroque
RÉHABILITATION DE G A U D I une puissance d ’énergie vitale très exaltante.
LE D ÉLIRA N T Ce sentiment d ’accord et de relation directe avec
la nature profonde des choses atteint le grandiose
Planification et architecture fonctionnelle n ’ap­ dans l’architecture sacrée : la chapelle Sainte-
portent que des solutions partielles au problème Colombe (Colonia Güell) et la fameuse Sagrada
d’ensemble : l ’aménagement d ’un équilibre har­ Familia, son chef-d’œuvre et sa totale raison d ’être
monieux entre les exigences d ’une organisation à la fin de sa vie, demeurée inachevée à sa mort
collective et le respect de la singularité indivi­ (1926). Si Gaudi a pu communiquer à toutes ses
duelle. Aussi n ’est-il pas étonnant que notre œuvres, et jusqu’au moindre immeuble qu’il
époque repense les divers aspects de l’archi­ concevait, cette humanité profonde, c ’est qu’il
tecture, de la décoration, des formes simples, de
la distribution de la lumière, des critères fonda­ (1) Voir le Dictionnaire des Responsables, p. 153.

L'art fantastique de tous les temps


ressentait au plus haut point la nécessité d ’une recharge affective et lyrique de l ’architecture
architecture intégrée. L ’exubérance et le délire contemporaine.
n ’étaient chez lui que l ’expression de cette force
vitale de la création. Il en a exalté les résonances DÉMOLIR LES CONSTRUCTIONS-CAGES
humaines et incarné les symboles, et ces images
sculptées qui s’imposaient à son esprit, il les
En juillet 1958, à l ’occasion d’un colloque artis­
traduisait dans la pierre, le stuc ou la terre cuite,
tique à Seckau (Autriche), le peintre autrichien
au fur et à mesure que se bâtissait l ’édifice, et
Hundertwasser (devenu depuis professeur à l’école
au risque de bouleverser les plans, de remettre
des Beaux-Arts de Hambourg) donna lecture
en question les fondements mêmes de l’entreprise.
de son « manifeste-moisissure contre l ’archi­
L ’architecture, pour Gaudi, était création tecture rationnelle », où il faisait appel au lyrisme
continue : la force de sa vision était immense, de la moisissure pour détruire l ’inhumaine rigueur
cosmique, passionnée d ’amour. L ’acte créateur du fonctionnalisme. En fait, il s ’agissait d ’une
devenait acte d’amour, foi dans le destin de
protestation pittoresque contre la rigueur des
l ’homme créé à l ’image de Dieu. Ce délirant formes fonctionnelles (2).
démiurge nous donne une leçon d ’humanité
pure : la leçon, peut-être, que notre époque
attend ; ses expériences lyriques ont une portée LES « DEM EURES » D ’ÉTIENNE-M ARTIN
pratique que nous sommes mieux à même aujour­
d ’hui de découvrir. L ’homme d ’aujourd’hui est C ’est avec un parti pris d ’expressivité purement
finalement plus à l’aise dans l’exubérance que lyrique que le sculpteur français Étienne-Martin
dans la rigueur, dans l’exaltation lyrique que œuvre, depuis quelques années, à ses « Demeures ».
dans la froide raison. Après le Gaudi de la céra­ Certaines « demeures » ont des proportions impo­
mique et du fer forgé, cette deuxième moitié du santes : la pièce exposée à la dernière Biennale de
x x e siècle en attend un nouveau, le Gaudi du Sâo Paulo faisait 2,25 m. de haut pour 4 m. de
béton pré-contraint. L ’emploi de structures long. Mais à aucun moment la structure d’Étienne-
légères ou de portées extrêmement résistantes Martin ne nous apparaît inabordable ou « invi­
donne à l ’architecture actuelle une croissante vable ». Le rapport humain y est toutjors respecté,
liberté dans l ’audace et l ’invention formelle. les constructions les plus complexes ne sont
Inventer, à ce niveau, c ’est découvrir les voies jamais labyrinthiques : Étienne-Martin ne nous
profondes d ’un naturalisme inspiré qui sanctionne propose pas une évasion dans le mystère, le rêve
l ’accord intime de l ’homme et de son milieu. ou le fantastique; il nous impose sa réalité, celle
Cette architecture souple et lyrique retrouvera
les formes organiques de la nature. Les escargots
(1) A ujourd’hui professeur à l’Université H arw ard, J.-L. Sert
et les arborescences de Gaudi feront alors vient d ’écrire un ouvrage sur G audi, en collaboration avec J.-J.
figure de référence initiale. C ’est ce qu’a fort Sweeney.
(2) « II est temps que les gens eux-mêmes se révoltent de se laisser
justement souligné l ’architecte José-Luis Sert loger dans des constructions-cages étrangères à eux, comme on
dans une étude parue dans la revue « l ’Œil » case des poules et des lapins. J ’appelle une construction-cage un
édifice qui reste complètement étranger aux trois catégories
(fév. 1955). Parmi les hommages à Gaudi, dont le d ’hommes qui s’en occupent : l’architecte, le maçon, et le
nombre va croissant depuis quelques années, le locataire... qui forment en fait... une trinité unitaire... Ceux qui se
logent doivent avoir le droit de construire et de changer eux-mêmes
témoignage du plus célèbre des « fonctionnalistes » les lieux où ils habitent... » « Pour sauver les édifices fonctionnels
espagnols modernes prend une signification toute de la mort et les faire revivre », l’apôtre du « transautom atism e »
propose de « verser des produits corrosifs sur les belles et lisses
particulière (1). surfaces de béton ou de vitre, pour que la mousse puisse prendre
L’architecture est en crise, comment sortir de pied, que l’immeuble entame le processus de moisissure et que
les champignons poussent aux fenêtres : moisissure et inhabitabilité
l’impasse? Bien des artistes actuels, peintres ou demeurent les seules solutions possibles pour les édifices issus de
sculpteurs, ont ressenti cet impérieux besoin d ’une la ligne droite ».

Le délire de Gaudi : les archétypes L'art fantastique de tous les temps


de la Genèse et de F Arche de Noé ( Barcelone ).
mÊSBÊmÊSSBS^BBLk
Une demeure d ’Étienne-M artin : à la fo is du berceau et du tombeau.

de la vie et de la mort, de nos propres dimensions tures lyriques d ’Étienne-Martin en H.L.M. pour
d ’existence. Ses « demeures » peuvent paraître cénobites intellectuels en mal de singularité, ni de
à la fois des berceaux et des tombes, elles ne sont tirer les plans de ses « demeures » à quelques
jamais des temples de l ’insolite ou les lieux milliers d ’exemplaires de façon à bâtir des îlots
sacrés de mystères initiatiques. Étienne-Martin d ’irrationnel! C ’est peut-être dommage, car
est un bâtisseur de cavernes aux formes intelli­ Étienne-Martin a eu le mérite de poser, sans faux-
gentes et sensibles : les troglodytes modernes fuyants et avec une grande générosité, le problème
ne seront pas prisonniers de leurs abris. de Véchange direct entre l ’homme et son envi­
Il n ’est, hélas! pas question de convertir les struc­ ronnement.

64 Vers une architecture fantastique


U N FACTEUR CHEVAL CALIFORNIEN quement à achever son grand-œuvre, a quitté
Los Angeles en 1954, cette splendeur néo-baroque,
En 1921, à l ’époque où Gaudi se consacre corps déjà souillée par les garnements du quartier,
et âme à la Sagrada Familia, une extraordinaire aurait été rasée sur l ’ordre des autorités muni­
aventure débute à Watts, misérable faubourg de cipales, si un Comité de défense, composé de
Los Angeles. Simon Rodia, un couvreur en tuiles quelques amateurs fervents et éclairés, ne s ’était
d’origine italienne, va édifier pendant trente- constitué. Ce Comité a recueilli l ’ultime témoi­
trois ans (1921-1954) au milieu des baraques et gnage de l’italien avant sa retraite volontaire.
des terrains vagues, le plus insolite, délirant, Donnons la parole à Simon Rodia, créateur soli­
gratuit des ensembles monumentaux nés de la taire d ’un temple sans dogme, d ’une basilique
main de l ’homme. Les tours de Watts (Watts délirante, à la démesure même de notre misère
Towers) constituent un ensemble structural orga­ et de notre espoir, et dont la seule justification
nique : trois flèches gothiques dont la plus haute « fonctionnelle » réside dans la conscience de
dépasse trente mètres, faites de fil de fer et de notre condition d ’hommes : « Je n ’ai personne
grillage, reposent sur un corps de bâtiment en avec moi pour m ’aider à en sortir. J’étais pauvre.
forme de proue. Sur les murs de ciment sont J’en faisais un peu chaque fois. Personne ne
encastrés les objets les plus hétéroclites : carreaux m ’aidait. Je pense que si j ’avais pris quelqu’un,
de mosaïques, tessons de bouteille, galets, laves, il n ’aurait pas su quoi faire. La plupart du temps,
silex, aigues-marines, débris de porcelaine et de je n ’en sais rien moi-même. Je n ’ai jamais eu le
faïence. Le dallage représente une composition moindre assistant. Certains se demandent où je
décorative à base d ’éléments linéaires : cœurs, veux en venir. D ’autres me prennent pour un fou.
spirales doubles, rosaces, obtenus par l ’empreinte Mais quelques-uns disent qu’il en sortira quelque
de pochoirs métalliques dans le mortier frais. chose. Je voulais faire quelque chose pour les
L ’ensemble, ahurissant, ne manque pas de gran­ États-Unis parce que c ’est là que je me suis élevé,
deur. On songe au « Palais » du facteur Cheval. vous comprenez? Je voulais faire quelque chose
L ’effet est celui d ’un baroque plus contrôlé que pour les États-Unis parce qu’il y a des braves
chez Gaudi. Ce continuateur inconnu de l ’archi­ gens dans ce pays. »
tecte catalan a réalisé ce monument insolite et
grandiose tout seul, sans argent ni aide d’aucune Ainsi, en utilisant ce qui était à sa portée, c ’est-à-
sorte, sans matériel mécanique approprié : de dire tous les rebuts d’un quartier de taudis, lui-
ses propres mains, que dis-je, de sa main unique même rebut de la ville, un pauvre immigrant italien
(un accident du travail l ’avait privé de sa main a su fixer l ’image et le volume architectoniques
gauche). Cet homme fruste et sans culture (qui de sa ferveur humaine. On demeure confondu
ignorait jusqu’à l ’existence de Gaudi) était animé devant l ’ampleur et la pureté d ’une telle manifes­
de la foi des grands bâtisseurs : une exigence tation d ’énergie solitaire qui nous ouvre certaines
totale, une impulsion irréfragable, un instinct voies du futur : celles d ’une architecture vécue
impérieux et obscur le poussaient ainsi à accu­ et non pensée, toujours plus lyrique et cosmique.
muler les matériaux les plus humbles, les débris
de toute sorte, la ferraille de rebut. Il a rassemblé D U M U R ÉLASTIQUE
toute cette misère qui l ’entourait en un entassement A L ’ARCHITECTURE DE L ’AIR
monumental, puissant et bariolé. Bien plus qu’une
prière inspirée, c ’est un cri des entrailles, un Dans cette offensive (encore mal coordonnée, et
message d ’amour et de foi dans l ’homme élémen­ qui demeure, pour l ’instant, au niveau de quelques
taire. Ce gigantesque travail de patience s ’est réactions individuelles éparses) contre le confor­
accompli dans l ’indifférence ou l ’hostilité quasi misme fonctionnaliste en architecture, une pré­
générale. Lorsque Simon Rodia, renonçant brus­ occupation centrale se dégage : la lutte contre

L'art fantastique de tous les temps


la ligne droite et la psychose de cloisonnement tillons de l ’art statuaire. Ces ponts, ces églises,
qu’elle suscite. ces stades et ces villes ne sont pas des projets
Sous cet angle, une série de recherches entre­ techniquement mis au point, mais des visions
prises à Paris depuis plus de deux ans prend de synthèse susceptibles d ’être à l ’origine d ’ulté­
toute sa valeur. 11 s ’agit de l ’équipe expérimentale rieures réalisations pratiques.
de Genier, Kowalski et Muel. Kowalski et ses Ce saut dans l ’utopie, l’artiste le fait d ’instinct,
compagnons de travail ont eu l ’idée d ’utiliser, et il a le droit de le faire : à l’architecte, ensuite,
pour rompre la rigidité de la surface plane, des de combler l’écart entre l’imagination et la
membranes de caoutchouc « armées » en diffé­ technique. S ’il est un domaine où l’utopie n ’est
rents points. L’extrême plasticité de la matière pas une chimère, c ’est bien celui-là. L’intuition
permet d ’obtenir des formes souples aux pro­ créatrice de l ’artiste et du savant touche au
éminences fluides et aux rythmes ondoyants. même but, mais par des voies différentes.
L ’équipe de Kowalski a développé ainsi le thème Le peintre Yves Klein, célèbre pour ses tableaux
du mur en ronde-bosse, depuis l ’ensemble monu­ monochromes et ses démonstrations de « sensi­
mental jusqu’aux simples panneaux standar- bilité picturale à l ’état pur », a réalisé de 1957
disables. Elle étudie en ce moment des systèmes à 1959 la décoration intérieure du nouveau
plus complexes de formes pleines. Il est bien théâtre de Gelsenkirchen dans la Ruhr. Avec la
évident que l ’utilisation de ce procédé en archi­ collaboration de W. Ruhnau, l ’architecte de ce
tecture risque de bouleverser les conditions de théâtre, il a formulé une doctrine de « l ’archi­
l ’habitat individuel. L ’espace ainsi délimité par tecture de l ’air ».
des formes coulées et élastiques est un espace Au fonctionnalisme actuel, Yves Klein oppose
souple et non cloisonnant : la notion même une architecture dynamique utilisant en tant que
d’environnement change d ’aspect et de valeur. matériaux les éléments premiers de l ’univers.
D e plus ces formes souples suscitent d’elles-mêmes L ’air a un double rôle, de protection (lutte contre
de nouveaux agencements et de nouvelles struc­ les intempéries de l ’atmosphère) et de climati­
tures, qui ont l ’avantage de se prêter facilement sation thermique. On peut ainsi envisager de
aux exigences de la production en série, et sont, climatiser des villes entières en les recouvrant
de ce fait, économiquement rentables. Aucun d ’un toit d ’air comprimé émis par des souffleries
architecte n ’a encore donné sa chance à l ’équipe appropriées. L ’utilisation des données naturelles
de Kowalski, et c’est dommage : le modelage (cuvettes, vallées, direction des vents, etc.) doit
souple des volumes architectoniques internes est faciliter la solution du problème le plus délicat :
bien plus qu’une trouvaille originale et brillante, celui de l ’installation des souffleries.
c ’est une idée féconde et révolutionnaire. Laissant W. Ruhnau réaliser les premières expé­
Si les « demeures » d ’Étienne-Martin sont avant riences de laboratoire, Yves Klein s ’aventure plus
tout des poèmes plastiques traduisant la volonté loin encore, et tout seul cette fois-ci. Il imagine
d ’humaniser le langage des formes et d ’en dégager une climatisation générale de l ’atmosphère, par
le pouvoir de communication lyrique, une artiste l’action de machines susceptibles de changer à
polonaise a adopté un parti pris plus directement volonté les conditions météorologiques d ’un espace
réaliste : Alina Slesinska propose à la réflexion donné. Ces machines seraient stockées dans des
des architectes les formes issues de son imagi­ usines de béton souterraines ; toute la vie « civi­
nation de sculpteur. Et ces formes sont des lisée » étant d ’ailleurs concentrée sous terre, à
œuvres d’art, au sens le plus large du terme. proximité des machines, l’architecture à la
Les propositions d ’Alina Slesinska, présentées surface se limiterait alors aux prises d’air et aux
l ’an dernier dans une galerie parisienne (« la dallages vitrés destinés à assurer le passage de
Roue », sept.-oct. 1961), ne sont en effet pas plus la lumière. Le reste serait l’éden où l’homme
des maquettes précises que de simples échan­ pourrait retourner à tout moment afin de goûter

Trois flèches gothiques en fil de fe r :


l'aventure pathétique de Simon Rodia L'art fantastique de tous les temps
(Tours de W atts).
entièrement les joies de l ’état de nature.
Nous sommes évidemment en pleine frénésie
anticipatrice et nous tombons dans la science-
fiction optimiste. Il serait tout de même imprudent
de trop en rire, à une époque où les meilleurs
savants parlent comme Jules Verne, mais soixante
ans après. La notion centrale d’une architecture
dynamique traduit bien en tout cas la remise en
question de toutes nos théories « statiques ».
L ’idée d ’un néo-baroquisme, précurseur d ’une
architecture souple et lyrique, est à méditer.
Gaudi a magistralement démontré que l ’homme
moderne est parfaitement à l ’aise dans l ’exu­
bérance et le délire architectoniques. L ’actuel
renouveau de l ’art sacré s ’interprète comme une P IERR E R E S T A N Y
exigence lyrique, la manifestation d ’une volonté
Né à Am élie-les-B ains (P .-O .) en 1930.
d ’expression totale du moi créateur. Si tous les Enfance et études secondaires au
grands artistes d ’aujourd’hui veulent avoir « leur » Maroc. A Paris depuis 1948.
Licencié ès lettres, diplôm e d'Esthé-
chapelle, c ’est précisément dans cette intention : tique et d'H istoire de l ’ A rt.
Matisse à Vence ou Léger à Assy ont cherché à Il collabore depuis 1952 aux rubriques
artistiques de diverses revues et
s’exprimer totalement, à ajouter à la portée de journaux français et étrangers, dans
leur message l’élément supplémentaire de la lesquels il prend nettement position
pour « l ’abstraction lyrique» contre les
sacralisation. Ils n ’ont pas prié, mais ils se sont tenants de « l’abstraction géométrique».
servis de la prière. A Ronchamps, Le Corbusier Intim ement mêlé à l'avant-garde artis­
tiqu e parisienne, il devient en 1956-57
lui-même, ce calviniste devenu athée, s ’est laissé le directeur des P ublications H. Kamer
prendre au piège de la ferveur, à cette mise hors où il fa it paraître une série de mono­
de soi où le sentiment l ’emporte sur la raison. graphies consacrées à l ’art abstrait
et notamment un essai théorique,
La chapelle de Ronchamps occupe une place «Espaces Imaginaires ». Il publie en
à part dans son œuvre. C ’est une église rationnelle juin 1960 aux Editions A p o llina ire de
Milan un ouvrage d ’analyses sur l'art
aux accents soudain inspirés, une structure logique actuel, intitulé « Lyrisme et A bstraction»
traversée de quelques éclairs de passion. (où il en souligne l'im portance, mais
aussi les dangers de conform ism e et
Ce qui demeure encore l ’exception peut devenir la nécessité d'évolution).
la règle : il s ’agit d’aménager le néo-baroquisme C onscient de « l'hyperaccélération » de
l'h isto ire de l'a rt moderne, il prend de
moderne, de l’adapter aux exigences de l’habitat façon retentissante position pour une
individuel contemporain, et pas seulement de remise en question des valeurs établies,
et bâtit sa théoriedu Nouveau Réalisme,
« baroquiser » certains éléments d’une structure q u ’il illustre par son action en faveur
rationnelle, comme l ’ont fait à peu près tous les d'un groupe d'artistes particulièrem ent
s ig n ifica tifs de cette «volonté d'ap pro­
grands créateurs de la première moitié de ce siècle. priation directe du réel ».
Qu’on y prenne garde : ce retour au baroque, Membre de l'A sso cia tio n Internationale
des Critiques d 'A rt, Pierre Restany
attesté déjà par tant de positions théoriques, de prépare actuellement une nouvelle étude
recherches expérimentales ou d ’aventures isolées, critique sur l'a rt actuel, sous le titre
« A 40° au-dessus de Dada ».
est l ’inéluctable préambule au renouveau lyrique
de l ’architecture contemporaine. Si notre époque
réussit à trouver un style, il sera lyrique, éper­
dument.
PIERRE RESTANY.

L 'élém ent supplémentaire


Vers une architecture fantastique de la sacralisation ( Brasilia :
la place des Trois Pouvoirs).
La houle et la chair
Trois photographies de Lucien Clergue sur un texte de Saint-John Perse

M er à ma voix mêlée et mer en moi toujours mêlée, amour, amour...


SA IN T -JO H N PERSE.

U N E VISION SENSUELLE ET MYSTIQUE


Un essai de Les photographies que nous présentons ici sont de Lucien Clergue.
photographie lyrique A vingt-sept ans, cet Arlésien occupe dans la photographie une
place comparable à celle d ’un Bill Brandt ou d ’un Ishimoto. Des
illustrations pour le livre posthume d’Éluard : « Corps Mémorable »,
Un salut aux paru chez Seghers, et une récente exposition au Musée des Arts
dieux anciens Décoratifs (après Zürich, Francfort, New York, Londres, Essen)
ont attiré l ’attention sur ces images chères à Cocteau, à Picasso,
au poète Yves Bonnefoy et qui évoquent le grand chant de Saint-John
Un retour aux Perse : « Étroits sont les Vaisseaux » dont nous publions, avec
sources païennes l ’autorisation de la N. R. F. où ce poème fut publié en juillet 1956,
quelques fragments.
Luc Norin écrit, à propos de ces photographies :
« Sans heurts, déroulée presque du grand drap multiple des vagues,
elle émerge doucement, violemment. Les vagues s ’ouvrent et la voici,
aube première du monde, sans tête ni pieds, génitrice conçue à peine
et déjà épanouie... Les vagues se ferment et, au-dedans d ’elles, la
voici habitée de rythmes transparents, qui l ’interprètent. Mais on
ne sait où finit la vague, où commence le nu, tant l ’un et l ’autre
s ’épousent et se révèlent »...

L'art fantastique de tous les temps


ÉTROITS SONT LES VAISSEAUX (Fragments) O femme et fièvre faite femme! lèvres qui t’ont
flairée ne fleurent point la mort. Vivante — et
qui plus vive? — tu sens l ’eau verte et le récif,
Ton corps, ô chair royale, mûrit les signes de tu sens la vierge et le varech, et tes flancs sont
l ’Été de mer : taché de lunes, de lunules, ponctué lavés au bienfait de nos jours. Tu sens la pierre
de fauve et de vin pourpre et passé comme sable pailletée d ’astres et sens le cuivre qui s ’échauffe
au crible des laveurs d’or — émaillé d’or et pris dans la lubricité des eaux. Tu es la pierre laurée
aux rets des grandes sennes lumineuses qui d ’algues au revers de la houle, et sais l’envers des
traînent en eau claire. Chair royale et signée de plus grands thalles incrustés de calcaire. Tu es
signature divine!... la face baignée d ’ombre et la bonté du grès. Tu
bouges avec l ’avoine sauvage et le millet des
L’Été, brûleur d’écorces, de résines, mêle à l ’ambre sables et le gramen des grèves inondées ; et ton
de femme le parfum des pins noirs. Hâle de femme haleine est dans l’exhalaison des pailles vers la
et rousseur d ’ambre sont de juillet le flair et la mer, et tu te meus avec la migration des sables
morsure. Ainsi les dieux, gagnés d ’un mal qui vers la mer...
n ’est point nôtre, tournent à l’or de laque dans
leur gaine de filles. Et toi, vêtue d ’un tel lichen,
tu cesses d ’être nue : la hanche parée d’or et les Ivre, très ivre, cœur royal, d’héberger tant de
cuisses polies comme cuisses d ’hoplite... Loué houle, et la chair plus sensible qu’aux tuniques
sois-tu, grand corps voilé de son éclat, poinçonné de l’œil... Tu suis la mer inéluctable et forte dans
comme l ’or à fleur de coin des Rois! son œuvre. Et tu ressens l’étreinte incoercible,
et t’ouvres — libre, non libre — à la dilatation
des eaux ; et la mer rétractile exerce en toi ses
Ah! comme Celle qui a bu le sang d ’une personne bagues, ses pupilles, et le jour rétrécit, et la nuit
royale! jaune du jaune de prêtresse et rose du élargit cet œil immense qui t’occupe... Hommage!
rose des grandes jarres! Tu nais marquée de hommage à la complicité des eaux. Il n ’est point
l ’Étalon divin. Et nulle chair hâvie au feu de là d ’offense pour ton âme! Comme l ’esprit violent
pampres des terrasses a-t-elle porté plus haut le du dieu qui se saisit de l’homme à naître dans la
témoignage? Nuque brûlée d ’amour, chevelure femme, et foule la femme dans son linge et ses
où fut l ’ardente saison, et l’aisselle enfiévrée membranes divisées, ah! comme la mer elle-même
comme salaison de roses dans les jattes d’argile... mangeuse d’algues et d’embryons, et qui rejette
Tu es comme le pain d’offrande sur l ’autel, et à l ’assemblée des Juges et des Mères ses grandes
portes l ’incision rituelle rehaussée du trait rouge... poches placentaires et ses grandes algues lami­
Tu es l ’idole de cuivre vierge, en forme de poisson, naires, ses très grands tabliers de cuir pour Accou­
que l’on enduit au miel de roche ou de falaise... cheuses et Sacrificateurs, plaise au plaisir sacré
Tu es la mer elle-même dans son lustre, lorsque de joindre sa victime, et que l’Amante renversée
midi, ruptile et fort, renverse l ’huile de ses lampes. dans ses enveloppes florales livre à la nuit de mer
sa chair froissée de grande labiée! Il n ’est point là
Tu es aussi l ’âme nubile et l ’impatience du feu d ’offense pour son âme...
rose dans l ’évasement des sables; tu es l ’arome,
et la chaleur, et la faveur même du sable, son
haleine, aux fêtes d ’ombre de la flamme. Tu sens Submersion! soumission! Que le plaisir sacré
les dunes immortelles et toutes rives indivises où t ’inonde, sa demeure! Et la jubilation très forte
tremble le songe, pavot pâle. Tu es l ’exclamation est dans la chair, et de la chair dans l’âme est
du sel et la divination du sel, lorsque la mer au l ’aiguillon. J’ai vu briller entre tes dents le pavot
loin s ’est retirée sur ses tables poreuses. rouge de la déesse. L ’amour en mer brûle ses

L'art fantastique de tous les temps


vaisseaux. Et toi, tu te com plais dans la vivacité
divine, comme l’on voit les dieux agiles sous
l ’eau claire, où vont les ombres dénouant leurs
ceintures légères... H ommage, hom m age à la
diversité divine! Une même vague par le monde,
une même vague notre course... É troite la mesure,
étroite la césure, qui rom pt en son milieu le corps
de femme comme le mètre antique... T u grandiras,
licence! La mer lubrique nous exhorte, et l ’odeur
de ses vasques erre dans notre lit...

Mer à ma voix mêlée et mer en moi toujours mêlée,


am our, am our, qui parle haut les brisants et
les coraux, laisserez-vous mesure et grâce au
corps de femme tro p aim ante?... Plainte de femme
et pressurée, plainte de femme et non blessée...
étends, ô M aître, m on supplice ; étire, ô M aître,
m on délice ! Quelle tendre bête harponnée fut,
plus aim ante, châtiée?

O M er levée contre la m ort! Q u ’il est d ’am our


en marche par le m onde à la rencontre de ta
horde! U ne seule vague sur son cric!... Et toi le
M aître, et qui com m andes, tu sais l’usage de nos
armes. Et l’am our seul tient en arrêt, tient sur
sa tige menaçante, la haute vague courbe et lisse
à gorge peinte de naja.
SAIN T-JO HN PERSE.

74 La houle et la chair
MARS Gravures de l'école de Dürer. SATURNE
Existe-t-il une hérédité planétaire ?
M ichel Gauquelin

Il faut juger avec plus de révérence de cette infinie puissance de nature,


et plus de reconnaissance de notre ignorance et faiblesse. Combien y a-t-il
de choses peu vraisemblables, témoignées par gens dignes de fo i, desquelles
si nous ne pouvons être persuadés, au moins les faut-il laisser en suspens ?
Car de les condamner impossibles, c'est se faire tort par une téméraire
présomption de savoir jusqu'où va la possibilité.
M O N TA IG N E . L E S E SSA IS, I, X X V I.

Une récente discussion dans les DOUZE ANNÉES DE RECHERCHES N O N ASTROLOGIQUES


bureaux de « Planète » portait sur
les dangers d’accueillir dans cette Se pencher sur le problème d ’une liaison entre l ’homme et les astres,
revue des affirmations invérifiables
ce n ’est pas seulement tenter de faire acte scientifique, c ’est aussi
et des hypothèses nettement trop
hasardeuses. Il y a un passage voyager à travers les préjugés les plus étonnants, les plus anciens,
fâcheux entre l’ouverture d’esprit et les moins réductibles que la science ait eu à supporter.
la crédulité, sur lequel nous ne Il est assez difficile de comprendre et plus encore d’admettre nos
devons pas entraîner nos lecteurs. recherches insolites sur l’hérédité planétaire, si l’on ignore les circons­
Il semble bien que toute notre équipe tances qui nous ont entraîné jusque-là.
soit d’accord là-dessus. Plus l’idée N os travaux actuels sur l’hérédité sont en effet la conséquence d ’une
est fantastique, plus les faits qui la vaste enquête que nous avions entreprise vers 1950, pour réfuter les
nourrissent doivent être nombreux.
allégations des astrologues. En effet, si leurs affirmations nous ont
En publiant cette étude de Michel
Gauquelin, nous n’attendons pas toujours paru provenir d’une fâcheuse prédisposition de l’esprit
que chacun partage les quasi-certi­ humain au manque de rigueur, nous n ’en étions pas moins surpris
tudes de ce chercheur. Mais le de ne jamais trouver, du côté de la science, d’expériences objectives
travail de Gauquelin, comme on le capables de régler définitivement la question.
verra d’ailleurs encore une fois dans Pourtant, il existe une méthode moderne : la méthode statistique.
son prochain livre, « l’Hérédité plané­ Le calcul des probabilités nous a appris à distinguer entre les arran­
taire », a été mené avec un grand gements possibles et impossibles. Pour savoir si un appareil, un
souci de sérieux et d’objectivité,
et les conclusions qu’il implique
événement, un astre « joue le jeu » et ne triche pas, il faut faire de
méritent pour le moins d’être consi­ longs relevés. Et, si ces relevés montrent des arrangements bizarres,
dérées. L ’auteur ne demande au il faut se préoccuper de la cause qui a produit ces arrangements.
reste qu’une chose, c’est que d’autres Bien entendu, des lois mathématiques précises permettent de savoir
chercheurs fassent la critique de sa quel est le point critique, à partir duquel on doit commencer à s’in­
méthode et reprennent ses travaux. quiéter. Et l ’on peut même chiffrer cette inquiétude (1).
On aura toutefois intérêt à se
reporter à l’article sur le Pr. (1) V oir dans le précédent numéro de Planète, page 137, notre étude sur le mathématicien
M ichel Kiveliovitch.
Piccardi dans notre dernier numéro :
s’il existe un champ galactique
influençant les réactions biologiques,
les planètes n’y peuvent-elles pas
produire des perturbations ? Les ouvertures de la science
II nous était donc loisible de nous servir des lois mieux valait recommencer l ’expérience, pour voir
mathématiques du hasard pour nous demander s ’il si ce phénomène se reproduirait.
existe une liaison entre l ’homme et les astres. Laborieusement, nous avons réuni un nouveau
Pour savoir, par exemple, si le fait de naître au groupe de 508 médecins éminents. Alors, nous
moment où telle planète est au-dessus de l ’horizon avons dû nous rendre à l’évidence : les anomalies
a une influence sur tel trait physique ou moral. statistiques découvertes une première fois se
répétaient en tous points. A nouveau Mars et
Au moyen de la statistique, nous avons tenté de Saturne se groupaient de préférence dans les
juger de toutes les grandes lois de l’astrologie : deux zones du lever et de la culmination. L’astro­
bonne ou mauvaise chance en destinée, influence logie était morte sous nos yeux, mais de ses
du zodiaque, rôle des « aspects », etc. L ’enquête, cendres renaissaient des perspectives insolites,
pour être décisive, devait porter sur un nombre procédant cette fois de la science actuelle.
considérable de naissances. Plus de 200 000 obser­ Avions-nous mis par hasard le doigt sur un véri­
vations particulières ont été rassemblées. Les table fait scientifique nouveau? Ces particularités
différents résultats de l’enquête furent d ’ailleurs statistiques étaient assez frappantes pour mériter
tout à fait démonstratifs dans le sens où nous qu’on s ’y arrête. Nous avons donc multiplié les
l ’attendions : aucune loi de l ’astrologie ne résistait enquêtes pour vérifier si les ciels de naissance
à un examen scientifique approfondi (1). Les d ’autres personnes montreraient des anomalies
adversaires de l ’astrologie allaient-ils pouvoir semblables. Et cette investigation nous a entraîné
dormir tranquilles? Que non pas... Et c ’est là, très loin, tant les résultats furent surprenants.
si l ’on peut dire, que l ’histoire a commencé. Plus de 40 groupes professionnels furent examinés
à travers les différents pays d’Europe (France,
LES HEURES DE POINTE Allemagne, Italie, Belgique, Hollande). Tous
DES GR A N DES DESTINÉES donnèrent des résultats comparables à ceux des
expériences initiales. Bien entendu, chaque pro­
En effet, dans l ’un des groupes d’expérience que fession avait ses caractéristiques particulières.
nous avions réunis (il s ’agissait des naissances Par exemple, c ’était Jupiter qui se manifestait
de 576 académiciens de Médecine), il se produisit chez les acteurs, alors que chez les hommes de
de curieuses anomalies dans la fréquence des lettres, c ’était au contraire la Lune (2).
positions astrales. Sans doute ce phénomène N ous étions donc obligés de conclure qu’il existe
n ’avait-il aucun rapport avec les lois traditionnelles une certaine relation entre des planètes et la
de l ’astrologie. Mais il était si surprenant que naissance d’individus déterminés. Cette consta­
nous ne pouvions le négliger. Qu’avions-nous tation nous a incité à développer différentes hypo­
observé exactement? thèses pour savoir quelle pouvait être la cause de
l ’effet statistique mis en lumière. Pourquoi un
Chacun sait qu’à l ’image du soleil, par suite de enfant, qui naît lorsque Mars se lève, a-t-il plus
la rotation journalière de la terre sur elle-même, de chances de devenir un médecin éminent?
les astres paraissent se lever à l ’Orient, monter Pourquoi, s ’il naît sous Jupiter, a-t-il plus de
dans le ciel jusqu’à une hauteur maximum appelée chances de devenir un acteur célèbre? Tout ceci
point de culmination, puis redescendre ensuite revient à se demander : de quelle façon la planète
se coucher à l ’Occident. Or les médecins éminents agit-elle à l ’heure de la naissance?
étaient nés extrêmement souvent aux heures où
les planètes Mars et Saturne venaient de se lever (1) L ’influence des astres, éd. du D auphin, Paris 1955, première
ou de culminer dans le ciel, alors qu’il n ’en était partie.
pas ainsi pour le commun des mortels. Les limites (2) Pour tous les détails sur les résultats des notabilités profession­
du hasard semblaient fortement dépassées. Mais nelles, voir « les Hommes et les astres », éd. Denoël, Paris, 1960.

Existe-t-il une hérédité planétaire?


A LA R E C H E R C H E D ’U N E E X PLIC A T IO N

Pour expliquer l’effet statistique constaté, la


première idée qui vient à l ’esprit, c ’est q u ’un rayon,
ou to u t autre influence physique modificatrice,
venant des astres, m arquerait le nouveau-né pour
la vie entière. L orsqu’un enfant naît au m om ent
où la planète Mars vient de se lever, par exemple,
on adm ettrait ainsi que la planète exercerait
brusquem ent une action qui m odifierait quelque
chose dans son organisme. L ’enfant, après le
passage de M ars, aurait « quelque chose en plus »
que ce qui lui vient de ses parents par hérédité.
E t ce « quelque chose en plus » aurait des consé­
quences suffisamment fortes et durables pour
im prim er une orientation définie à son existence,
Il faut l ’avouer, cela paraît invraisemblable. Et il
y a une grave objection au moins à opposer à
cette hypothèse. Q uand l’enfant naît, sa venue
au m onde est l ’aboutissem ent des neuf mois de
gestation pendant lesquels son organism e s ’est
com plètem ent form é. L ’hypothétique « rayon
astral » arriverait vraim ent après la bataille.
Mais alors, ne pourrions-nous pas nous servir
de cette objection même, pour imaginer un mode
d ’explication qui lèverait la difficulté? Renversons
les éléments du problèm e. L ’organism e de l ’enfant
ne peut être modifié brusquem ent à la naissance
par une influence extra-terrestre, soit. Supposons
donc que l ’enfant naît sous certaines positions
planétaires, à un m om ent qui serait provoqué par
sa constitution elle-même. L ’accouchem ent se
produirait de façon élective, en accord à la fois
avec la position de l ’astre et la constitution
biologique du nouveau-né.
Reprenons l ’exemple de tout à l’heure. Si la
naissance de l ’enfant a eu lieu à un certain m om ent
où M ars se lève, ce ne serait pas l ’effet du hasard.
L ’enfant serait né à cet instant plu tô t q u ’à un
autre, car cet instant serait plus en « conform ité
planétaire » avec son état constitutif qui lui
SOLEIL Gravure de l'école de Dürer.
vient par hérédité de ses parents. N ous sommes
donc amené à considérer la position d ’un astre,
à la naissance d ’un enfant, comme l’expression
d ’un des facteurs de son hérédité. C ette hypo­
thèse paraît bien hardie. Mais q u ’im porte, puisqu’il

Les ouvertures de la science 79


est possible d’établir des expériences pour en juger venait du père que de la mère. Puisque le rôle
le bien ou le mal-fondé. En effet, et c ’est là une du père s ’avère aussi important que celui de la
conclusion logique de notre hypothèse, si un mère en hérédité planétaire, c ’est donc bien un
enfant hérite de ses parents une tendance à naître facteur génétique qui est cause de la liaison
au moment du lever de Mars par exemple, cette constatée, transmis par un des parents au moment
tendance, l ’un ou l’autre de ses parents avait dû de la conception. Chargé d’une égale potentialité
la posséder avant lui. Il est donc possible de héréditaire paternelle et maternelle, l ’enfant
rassembler des groupes de parents nés au moment vient au monde à un moment en harmonie avec
où Mars se levait à l ’horizon. On regarde ensuite les tendances planétaires héritées tantôt de son
si leurs enfants naissent eux aussi de préférence père, tantôt de sa mère.
quand Mars occupe cet endroit du ciel. En règle Une preuve a contrario de l’hérédité planétaire
générale, nous aurons établi l ’existence d ’une nous est donnée quand on se penche sur l ’irritant
hérédité planétaire si nous mettons en évidence, problème des naissances provoquées. En effet,
grâce à la méthode statistique, qu’il existe des de plus en plus, les accouchements sont « dirigés »
similitudes de position des planètes, à la naissance par les médecins (1). Les naissances ont donc
des parents et à la naissance de leurs enfants. lieu dans ces cas-là à un moment différent de ce
Nous nous sommes mis alors à la chasse des qui se serait passé si l ’on avait laissé la nature
données de naissance, et nous avons travaillé agir seule. Or l’hérédité planétaire est basée sur
sur les registres d ’état civil de plusieurs mairies le moment de naissance. Si ce moment est décalé
de la région parisienne. Au total, plus de 13 000 artificiellement, la tendance héréditaire existe
couples de comparaison entre les parents et leurs toujours, sans doute, mais sa manifestation plané­
enfants ont été récoltées, ce qui nous a permis de taire ne doit-elle pas être masquée par cette
calculer plus de cent mille positions d’astres. intervention? C ’est en effet ce qui se produit :
Nous avons pu alors, grâce à ce matériel, juger après séparation des naissances ayant eu lieu de
de la validité de notre hypothèse. façon naturelle et de celles ayant été provoquées,
nous nous sommes aperçu que l ’hérédité plané­
DES PREUVES E N SÉRIE? taire, très marquée avec les premières naissances,
disparaissait totalement avec les secondes. Dans
Sur l ’ensemble des naissances examinées, nous la mesure où l’on attache un certain crédit à nos
avons trouvé des ressemblances entre les ciels expériences, on peut rester songeur en imaginant
de naissance des parents et de leurs enfants, qui les conséquences futures de ces modifications
semblent constituer une preuve en faveur de artificielles des heures de naissance...
l ’hérédité planétaire, telle que nous l ’avons
définie. En effet, le degré de ressemblance était HÉRÉDITÉ PLANÉTAIRE
tel qu’il ne restait plus au hasard qu’une chance ET NOTABILITÉS PROFESSIONNELLES
sur cinq cent mille pour avoir pu produire ce
résultat. En outre, à travers chacune des loca­ Arrivé au terme de nos expériences sur l’hérédité,
lités où nous avons travaillé, la ressemblance il ne nous restait plus qu’à comparer leurs résultats
héréditaire était constante. à ceux obtenus à partir des notabilités profes­
Nous nous sommes alors demandé si, confor­ sionnelles. Une identité frappante nous est apparue.
mément aux lois habituelles de la génétique, La façon dont la planète Mars se répartit dans le
l ’enfant reçoit aussi bien de son père que de sa ciel, à la naissance des médecins éminents, par
mère la tendance à naître sous un astre déterminé. exemple, ressemble à celle des naissances d’enfants
Nous avons donc divisé notre matériel en deux
groupes, et nous avons constaté que l’effet de (1) Voir l’article de Françoise G auquelin: « l ’Heure de la naissance»,
ressemblance était aussi marqué lorsqu’il pro­ dans la revue « Population », 1959, N° 4.

Existe-t-il une hérédité planétaire?


issus de parents nés avec cette planète au lever
ou à la culm ination. D ans l ’un et l ’autre cas,
la planète « obéit » aux mêmes lois : il y a un
maximum de positions de l’astre dans les deux
zones du lever et de la culm ination. Et l’on retrouve
cette identité des effets statistiques avec toutes
les autres planètes examinées.
Cette ressemblance perm et d ’ajouter un élément
nouveau et qui paraît essentiel à la loi proposée
après nos recherches sur les groupes professionnels.
N ous écrivions alors : « Il existe une liaison
statistique entre les positions de M ars, Jupiter,
Saturne, la Lune, pendant leur m ouvem ent diurne,
et le m oment de naissance d ’individus bien déter­
minés. » N ous pouvons ajouter m aintenant :
Le m om ent de naissance de ces individus bien
déterminés est lui-même tributaire de l’hérédité.
L ’hérédité planétaire déterm inerait donc en
partie l ’orientation générale que prennent les
individus au cours de leur vie. Cela souligne le
fait que l ’étiquette professionnelle, grâce à laquelle
nous avions travaillé lors de nos premières
recherches, n ’était que le reflet socialisé de certaines
tendances physiologiques et psychologiques pro­
fondes des individus de ces groupes, tendances
en relation avec les positions des planètes étudiées.
Mais quels sont les mécanismes qui perm ettent
à l ’hérédité planétaire de s ’exercer? Quels sont
ses rapports avec les lois de la génétique classique,
et son im portance com parée aux divers facteurs
héréditaires déjà mis en lumière par la science?
Ces questions restent sans réponse, pour l ’instant.
Ce sera le rôle des recherches futures, que de leur
trouver des solutions par une description de plus
en plus précise des éléments en jeu.
A l ’heure actuelle, il me paraît possible de supposer
que cette hérédité planétaire est un fait. Mais on
doit encore m ultiplier les expériences, et nous ne
serons pleinement convaincu que si d ’autres
chercheurs m ettent en évidence, à leur tour, sur
un matériel nouveau, des effets statistiques de
même nature que les nôtres. Alors seulement
l’hérédité planétaire p ourra intervenir dans le LUNE Gravure de l'école de Dürer.
débat sur l ’évolution et l ’origine de l’homme.

M ICHEL G A U Q U ELIN .

Les ouvertures de la science 81


NOTE •— après son lever (secteur 1) et rassemblait tous les cas où la
après sa culmination (secteur 4), planète était dans l’un des 10 autres
Voici quelques indications de — ou dans tout autre endroit de secteurs à la naissance du parent
méthode, qui sont indispensables son mouvement diurne (l’un des comme à celle de son enfant.
pour faire la preuve de notre souci 10 autres secteurs). Il est clair que les groupes A et D
d ’exactitude scientifique. Par conséquent, si, à la naissance sont conformes à l’hypothèse d ’une
Au moment de la recherche sur d ’un parent (le père ou la mère), hérédité, alors que les groupes B
les groupes professionnels, le mou­ une planète se trouvait dans le et C vont à rencontre de cette
vement diurne des planètes a été secteur 1 ou le secteur 4, l’enfant hypothèse. Il faut donc être en
divisé, pour des raisons statistiques, doit avoir plus de chances de naître mesure de décider si le nombre
en douze secteurs, numérotés de lorsque la même planète vient de de cas pour une hérédité (A et D)
1 à 12, dans le sens du mouvement se lever ou de culminer, pour que l’emporte de façon significative sur
diurne. Le secteur numéro 1, situé l’on constate une hérédité plané­ le nombre de cas contre elle
après le lever de l’astre, et le taire. Inversement, si le parent (B et C). Cela veut dire que les
secteur numéro 4, situé après sa est né lorsque la planète était en nombres observés en A et D
culmination, ont été hachurés dans dehors des deux zones 1 et 4, il doivent être plus grands que ne le
le petit graphique ci-dessous (Fig.l), doit en être plus souvent de même voudrait le hasard, et les nombres
pour les faire ressortir par rapport de son enfant. observés en B et C plus petits.
aux dix autres secteurs. C’est en Lorsque les calculs des positions Pour en juger, on calcule des
effet dans ces deux zones que l’on d ’astres des naissances rassemblées valeurs théoriques (2) pour chacun
observe des quantités anormales pour la recherche d ’hérédité ont des quatre groupes, et on les
de positions d ’astres à travers été achevés, nous avons réparti compare aux valeurs effectivement
les naissances des personnalités les couples parent-enfant en quatre observées. Il ne reste plus alors
examinées. groupes. Un groupe A rassemblait qu’à appliquer un test statistique,
De même, pour chacune des tous les cas où la même planète le test de Ki carré, bien connu des
26 000 naissances rassemblées pour était en secteur 1 ou 4 à la naissance statisticiens. Ce test se calcule ici
notre recherche d ’hérédité, nous du parent comme à celle de son à partir d ’un tableau à quatre cases.
avons calculé dans lequel des enfant. Un groupe B rassemblait Il nous permet de savoir si, dans
douze secteurs du mouvement tous les cas où la planète était en l’ensemble du tableau, les quatre
diurne se plaçaient les planètes secteur 1 ou 4 à la naissance du valeurs observées ont varié au
précédemment trouvées significa­ parent, mais dans l’un des 10 autres hasard, ou bien si, au contraire,
tives : Mars, Jupiter, Saturne et secteurs à la naissance de son elles diffèrent de façon significative
la Lune (1). enfant. Un groupe C rassemblait des valeurs théoriques (3).
De nos expériences sur les nota­ tous les cas où la planète était dans Il nous reste à mentionner ici la
bilités professionnelles se dégageait l’un des 10 autres secteurs à la ressemblance très importante qui
la loi suivante : une planète possède naissance du parent, mais en existe entre les résultats statistiques
des effets différents selon qu’elle secteur 1 ou 4 à la naissance de sur les notabilités professionnelles
se trouve : son enfant. Un groupe D, enfin, et ceux obtenus sur l’hérédité

1. Division du mouvement diurne 2. Hérédité planétaire


des planètes en douze secteurs

Distribution des quatre planètes à la


naissance des enfants issus de parents nés
Existe-t-il une hérédité planétaire? avec l’une de ces planètes en secteur 1 ou 4.
planétaire. Dans les deux cas, l’effet Michel Gauquelin est né il y a 32 ans,
statistique trouvé est périodique, à Paris. Il a commencé très jeune ses
travaux sur l'influen ce des astres,
tout au long du mouvement diurne, et poursuivi, dans ce but, des études
ainsi que 3e montrent graphi­ de psychologie et de statistique à la
quement les figures 2 et 3. Sorbonne. Il a cherché à réfuter scie n ti­
fiquem ent l'astro logie, et c ’est en
La ressemblance entre ces deux quelque sorte malgré lui q u ’ il a observé
figures n’a qu’une chance sur un effet statistique nouveau et inexpli­
cent mille pour être due au hasard cable de certaines planètes, bien
différent cependant de l ’astrologie. Dès
(coefficient de corrélation = 0,91). 1955, sa découverte le place parmi les
L’étude complète des distributions chercheurs d ’avant - garde que la
montre que ce n’est pas seulement science observe avec scepticism e. Il
travaille donc à mi-temps pour vivre,
au lever et à la culmination qu’il en attendant les secours « o fficie ls »,
y a ressemblance, comme nous le et consacre, avec sa femme, to u t le
disons dans le texte, mais tout au reste de son temps à sa passion de
la recherche.
long du mouvement diurne. Dans O u vrages: L ’ influence des astres,
les deux cas, la courbe des fré­ étude critique et expérimentale (1955).
quences enregistrées des positions Ed. du Dauphin. — Méthodes pour
étudier la répartition des astres (1957)
planétaires se répartit selon quatre Les hommes et les astres (1960). Éd.
cycles de six heures chacun, dont Denoël.
les maxima se situent après le
passage de l’astre à l’horizon et au
méridien.

1. Pour les procédés perm ettant de placer


un astre en secteur de mouvement diurne,
en fonction du lieu, de la date et de l’heure
d ’une naissance, voir M éthodes pour
étudier la répartition des astres dans le
mouvement diurne, Paris, 1957.
2. Les valeurs théoriques s’obtiennent
de la façon suivante. P o u r le groupe A
par exemple : (A + B) (A + C) :
(A + B -j- C + D).
3. La description détaillée de cette hypo­
thèse et de son traitem ent statistique se
trouve dans notre article « Planetarische
H ereditàt », publié dans la revue Zeitschrift
fü r Parapsychologie und Grenzgebiete der
Psychologie (1962). O n y trouvera aussi
les références précises au sujet des dousnée
de naissance utilisées.

3. Notabilités professionnelles

D istribution des quatre planètes obtenue


par addition des distributions significatives
de chacun des groupes professionnels. Les ouvertures de la science
Vers la conquête du troisième âge
Jacques Mousseau

Je ne pense pas que quelqu'un soit m ort de vieillesse jusqu'à maintenant.


D O CTEU R H A N S S E L Y E (C A N A D A ).

Nous avons publié dans notre J’AI VISITÉ U N INSTITUT CONTRE LA MORT
précédent numéro le rapport du
Dr Arnold Hutschnecker, spécia­ D e toutes les épreuves qui parsèment une vie d ’homme, la déchéance
liste autrichien, dont les thèses physique et intellectuelle qui, encore souvent, précède la mort, est
bouleversent l’idée que nous nous
faisons de la mort et de ses causes. la plus insupportable pour la raison. Autant nous pouvons nous
Pour le Dr Hutschnecker, nous préparer à renoncer à nous-mêmes, autant nous nous refusons à
mourons avant terme, ayant perdu renoncer à l ’idée que nous nous faisons de nous-mêmes. Pour le sage,
la volonté de vivre. ce n ’est pas la mort qui reste difficile, c ’est le passage. Longtemps
Notre collaborateur Jacques Mous­ nous détournons notre pensée du dénouement pourtant inéluctable ;
seau vient de se rendre à Bucarest lorsque nous nous résignons à l ’envisager, le sort de ceux qui se sont
pour étudier les méthodes de la endormis doucement, sans se donner en spectacle, paraît enviable.
doctoresse Anna Aslan qui aurait Ce n ’est pas une question d ’orgueil ou de lâcheté ; c ’est une question
obtenu d’extraordinaires résultats
dans la lutte contre les maladies du de fidélité. L ’athlète et le savant désirent une mort qui ressemble à
vieillissement. Disons tout de suite leur vie.
que ces méthodes sont controversées. La crainte de se trahir pendant la dernière partie, parfois longue,
La revue française « Diagrammes » du parcours peut faire rêver à une fin accidentelle. Elle est prématurée
de mai dernier signalait que trois mais elle lève l ’hypothèque d ’un pari aléatoire. Ne pouvant choisir
équipes de gérontologues anglais notre point d’arrivée, nous gardons l ’impression de choisir notre
déclarent sans effet le « remède- façon d ’arriver. Il est étrange de constater que, longtemps, la vieillesse
miracle » employé à Bucarest.
a été un thème de réflexion pour les poètes, qui se révoltaient inu­
Quoi qu’il en soit, la chose valait
le voyage. Les expériences d’Anna tilement, et les philosophes qui se résignaient maladroitement, mais
Aslan vont être étendues à 35 000 per­ pas pour les seuls qui auraient eu une chance de modifier son cours :
sonnes. Jamais tentative ne fut faite les médecins. Ils considéraient les maladies du vieillissement comme
sur une aussi grande échelle. Signa­ la vieillesse elle-même, se contentant d ’adoucir leurs effets et acceptant
lons enfin — quoique nos amis de devenir eux-mêmes des victimes expiatoires.
biologistes soient à ce propos Depuis le début du siècle, quelques chercheurs ont abandonné cette
extrêmement réservés — que
soixante médecins français utilisent
en ce moment le produit mis au
point en Roumanie.
Les ouvertures de la science
attitude fataliste. Le x x e siècle apparaîtra sans question sur le Gerovital H3, base du traitement
doute comme la date de prise en charge du destin gériâtrique qu’elle a mis au point. Par la fenêtre,
du monde et de l ’humanité par les savants. le merveilleux été de Bucarest inondait de lumière
le parc de l ’institut Parhon.
LE PENSIONNAIRE DE CENT SEIZE ANS Nous interrogions sur les tissus des vieillards, les
réflexes des vieillards, les facultés mentales des
D e la mise en question générale à laquelle nous vieillards, comme s ’il s’agissait d ’une espèce
assistons, la Vie n ’est pas exclue, donc la Mort. étrangère. Nous tenions des propos de vétérinaire
D ’autres ont suffisamment fait la comparaison quand il était question de nous. Alors un assistant
entre l ’espérance de vie d ’un Français sous du professeur Anna Aslan entra dans le bureau
Louis XIV — 40 ans environ — et celle d ’un en compagnie d ’un homme à longue barbe blanche,
Français d ’aujourd’hui — 69 ans — pour qu’il droit et mince. Ses yeux vifs, mi-clos derrière
ne soit pas nécessaire de multiplier les exemples de pauvres lunettes à monture de fer, coururent
statistiques. Par contre, on n ’a pas assez souvent de l ’un à l ’autre. Il se courba sans effort pour
insisté sur la transformation de la conscience de baiser la main de Mme Anna Aslan. Puis, il
l ’homme qu’a entraînée cette évolution qui s ’assit en plaçant sa lourde canne de fer entre ses
éclairait de façon nouvelle les problèmes de l’âge. jambes.
Ajouter des années à la vie exige que parallèlement — Quel âge lui donnez-vous?
on ajoute de la vie à ces années supplémentaires. Le médecin italien regarda le front bombé du
Une révolte de poète et de philosophe contre le vieil homme, le léger duvet blanc qui se hérissait
sort réservé aux vieillards et contre notre passivité sur son crâne bronzé, la barbe qui ondulait
devant la vieillesse a déterminé, voici plus de noblement. Il passa une main professionnelle
trente ans, la vocation de chercheur du professeur sur la nuque, éprouvant l ’élasticité de la peau.
roumain Anna Aslan. Nous lui devons autant Il fit jouer les articulations des doigts. Puis il
que des découvertes extraordinaires, semble-t-il, déclara :
en thérapeutique, une attitude dynamique en face — Quatre-vingts ans, peut-être quatre-vingt-cinq.
des problèmes de la sénescence. — Il a trente ans de plus, docteur, dit en souriant
— Les vieillards sont habituellement délaissés dans un français très pur, le professeur Aslan.
par la médecine. Ils l ’étaient davantage encore au Parseh Margossian a 116 ans, certifiés par un acte
temps de mes études. La science considérait qu’elle de naissance parfaitement en règle. C ’est notre
était impuissante pour agir sur les dégradations patriarche et il a une longue histoire qu’il pourrait
physiques et morales qui précèdent la mort. Il vous raconter lui-même car sa mémoire est
fallait suivre le conseil de Montaigne selon lequel excellente. Il a été quarante ans débardeur, puis
le seul remède était de se préparer à ces dégra­ ensuite gardien de nuit sur le port de Constanza.
dations. J’ai eu, très jeune, l ’intuition qu’il Il parle sept langues et dialectes de l ’Europe
était au contraire possible d ’agir sur elles. L ’idée centrale. Il est traité depuis dix ans à l ’institut
que l ’homme, après une vie active et créatrice, de gériâtrie Parhon. Lorsqu’il m ’a été amené,
devait être inexorablement condamné à une il ne quittait plus sa chambre. Il pesait quarante-
lente et humiliante déchéance m ’a toujours paru sept kilos. Une photographie montre que la peau
choquante. Les contradictions, et il y avait là de sa nuque était sèche et détendue. C ’était un
contradiction, ne sont pas dans l ’ordre de la homme « au bout de son rouleau », comme on
Nature, sauf en apparence. dit en France. Depuis dix ans, Parseh Margossian
Depuis deux heures, un jeune rhumatologue suit, à dates régulières, un traitement au Géro-
italien et moi-même, réunis par le hasard et notre vital H3. Aujourd’hui, il pèse 70 kilos. Ses troubles
curiosité dans le bureau, vaste mais sans apparat, ont disparu. Chaque jour il va faire une prome­
du professeur Aslan, lui posions question sur nade en ville. Il y a plus important encore que

Vers la conquête du troisième âge


l ’apparence physique : ce vieillard pense à la vie, yeux bleus alors qu’il y a cinq ans elle vivait
il ne pense pas à la mort. Je dirai que cet homme prostrée dans une chambre et ne se déplaçait
de 116 ans connaît une vieillesse normale. qu’en se tenant aux murs. Elle avait vieilli bruta­
lement après la disparition successive de sa fille
U N STIM ULANT D E L ’ENVIE DE VIVRE et de sa petite-fille. A quatre-vingt-sept ans, elle
s ’est mise à écrire un livre et elle donne des leçons
Cette dernière remarque du professeur Aslan est de français et d ’italien.
fondamentale. Notre attitude individuelle à Mme Lucie Galin n ’avait que soixante-douze ans,
l ’égard de nos conditions d ’existence constitue mais elle offrait tous les symptômes de la sénilité
un des facteurs essentiels de notre santé. La précoce. Elle ne quittait pas son lit et il fallait
recherche moderne redécouvre dans ses statis­ s’occuper d ’elle pour les moindres soins. Après
tiques et ses observations les vérités des anciens deux ans de traitement, elle a repris, à l ’intérieur
dictons populaires. Le médecin de campagne de l ’institut, l ’exercice de sa profession : elle
répétait à ses pauvres patients : « La volonté était médecin ; et pourtant elle n ’avait pas su se
de guérir est la moitié de la guérison. » L ’ennui, soigner. Mais, jusqu’à une date récente, combien
le chagrin, l ’isolement qui le guettent ou l ’accablent de praticiens avaient une connaissance spécifique
diminuent la capacité de résistance de l’individu de la vieillesse?
âgé. La médecine sociale a pu constater ces La gériâtrie, c ’est-à-dire la thérapeutique des
dernières années que la mortalité montait brus­ maladies des vieillards, et sa voisine la géron­
quement après l ’âge de la retraite. En retirant tologie, c ’est-à-dire la prophylaxie des maladies
au vieillard son emploi, la société l ’ampute d ’un du vieillissement, sont deux jeunes sciences qui
des liens les plus puissants qui attachent l ’individu ont à peine dépassé la période de tâtonnement.
à la vie. Cette amputation est décidée alors que Voici moins d’un demi-siècle, les chercheurs
le vieillissement le rend moins apte à réagir, attendaient de la revigoration de la puissance
c ’est-à-dire à s ’adapter. sexuelle la prolongation de la vie. On peut se
D e la même façon que le cœur vieillissant supporte demander si, en l ’occurrence, la science n ’était
moins aisément l ’effort physique, le système pas victime des préjugés d ’une civilisation qui
nerveux faiblit plus vite sous les tensions jauge l ’homme aux marques et aux manifestations
psychiques. Or il semble que justement un des primaires de sa virilité. Au début du siècle, le
mérites essentiels du Gérovital H3 soit de stimuler célèbre professeur Brown-Séquard, septuagénaire,
fortement la cellule nerveuse. La vivacité du pouvait commencer son cours dans un amphi­
regard, l ’acuité des facultés intellectuelles, l ’assu­ théâtre bondé d ’étudiants en médecine par ces
rance de la démarche, la fermeté des gestes mots, sans faire sourire :
frappent avant tout chez les pensionnaires de — Messieurs, j ’ai pu rendre visite cette nuit à
l’institut Parhon. Mme Brown-Séquard.
A la suite du patriarche de 116 ans, d ’autres Les savants considèrent de nos jours la sexualité,
vieillards nous ont été présentés dans le bureau au même titre que la croissance, comme un des
du Pr. Aslan : chez tous, cette présence à la vie phénomènes du cycle vital; ils n ’assimilent plus
était frappante, et pourtant de quel purgatoire la vie sexuelle à la Vie tout court. Cependant la
ne revenaient-ils pas ! M. Nicolas Tomas était même bonne foi animait les chercheurs du début
paralysé et aphasique depuis deux ans lorsqu’il du siècle et ceux du milieu du siècle. Les distri­
commença le traitement au Gérovital. Il marche buteurs de jeunesse ont tous sombré dans l’oubli,
et parle désormais normalement et, à soixante- après avoir connu la gloire et la fortune. Ils ne
dix-neuf ans, continue à exercer son métier de méritaient ni les excès d ’honneur, que souvent
tailleur. ils n ’avaient pas cherchés, ni le dédain qui suivit.
Catherine Fulmen darde sur nous de pétulants Maintenant, chacun reçoit la place qui revient

Les ouvertures de la science


de droit à ses travaux consciencieux. Les erreurs l’organe correspondant d ’un fœtus animal. Le
d ’hier ont permis la prise de conscience d ’aujour­ professeur Aslan s ’infiltre directement dans la
d ’hui des véritables problèmes et des véritables vie cellulaire grâce à une substance inorganique
écueils. Des noms fameux, de Voronoff — qui particulièrement attractive pour les phénomènes
pratiquait la greffe chirurgicale d ’extraits de organiques. Ce fait permet de comprendre que
glandes sexuelles — à Bogomoletz — dont le le Gérovital H3 puisse réparer les dégâts dus au
sérum constitue une des plus grandes inventions vieillissement, où qu’il se manifeste. Il ne stimule
de la médecine et est toujours utilisé dans certaines pas une fonction, ni même l ’organe d’une fonction.
affections — , jalonnent la montée vers la connais­ Il stimule la cellule dont est constitué l ’organe
sance. Le professeur Anna Aslan s ’inscrit dans qui préside à la fonction. Le médicament qui
la chaîne des chercheurs qui se sont attaqués s ’infiltre jusqu’au centre de la vie est élaboré
aux problèmes du vieillissement. Elle ne prétend à partir de la procame. Les sportifs connaissent
nullement en être le dernier maillon. Simplement bien cette substance : c ’est la novocaïne qui
est-elle le dernier en date. Il semble toutefois permet de soulager la douleur après un trauma­
que sa méthode cerne de plus près la réalité. Le tisme, une foulure ou une élongation. Déjà, un
Gérovital H3 agit électivement sur la cellule, Français, le professeur Leriche, avait noté que
d ’abord directement sur les cellules nerveuses, non seulement la novocaïne effaçait la douleur
puis à retardement sur les cellules des divers mais qu’elle vivifiait les tissus lésés.
organes. Les physiciens poursuivent l ’explication
du monde au cœur de l ’atome, cette brique de LE GÉROVITAL H3
l ’univers. D e la même façon, il semble que le
biologiste doive poursuivre ses recherches sur Le Gérovital H3 est une solution de chlohydrate
la vie au niveau de la cellule, cette brique du de procaïne à 2% potentialisée, tamponnée et
corps animal. stabilisée selon le procédé spécial du professeur
Anna Aslan. Le produit contient en outre de
l ’acide benzoïque et des microéléments tels que
DES TRAITEMENTS A U NIVEAU métaux alcalins et soufre. Si les constituants du
DE LA CELLULE médicament sont rendus publics, la méthode de
fabrication est tenue secrète. C ’est l’alchimie
Longtemps, la cellule, comme l ’atome, a paru mystérieuse des laboratoires de Bucarest.
être comme le suprême degré de l ’infiniment Les doses d ’injections, la périodicité du trai­
petit. Puis le savant a pressenti qu’il devait chercher tement au Gérovital H3 ont fait l ’objet de patientes
à l’intérieur des corpuscules infinitésimaux les recherches. C ’est, semble-t-il, employé selon les
secrets et les explications qui lui avaient été méthodes de l ’institut Parhon qu’il stimule le
refusés à l ’extérieur. La cellule a une vie intime plus fortement la cellule. Les effets sont mul­
qui conditionne les autres vies. Le biologiste tiples : stimulation des éléments dont la cellule
moderne a pris pied dans ce microcosme. La brique est constituée ; stimulation également de ses
humaine est, de notre tête à nos orteils, sensi­ échanges vers l’extérieur, ceux que le savant
blement la même en dépit des apparences, rouge rassemble sous l ’épithète de métabolisme de la
du sang, blanche ou colorée de la peau, brune cellule.
ou blonde des cheveux. Très tôt la cellule a retenu Pour une école de chercheurs qui gagne des adeptes,
l ’attention des gérontologues : déjà Voronoff le vieillissement est essentiellement un trouble
pensait provoquer les cellules sexuelles par d ’autres du métabolisme cellulaire, une dystrophie, les
cellules sexuelles, plus jeunes. Actuellement, le fonctions de nutrition et d’excrétion ne s’effectuant
docteur suisse Paul Niehans stimule les organes plus normalement chez le vieillard. Sa cellule
lésés par la greffe de cellules saines provenant de s ’appauvrit par défaut d ’assimilation d ’une part,

Vers la conquête du troisième âge


et s ’asphyxie par défaut d ’élimination d ’autre dans le pinceau d ’un rayon de soleil qui traversait
part. La vieillesse naît du déséquilibre des les feuilles rouillées des arbres, trois vieilles femmes
fonctions ; lutter contre elle consiste à rétablir papotant avec animation, et ponctuant de gestes
à chaque instant cet équilibre compromis. leurs propos. Elles avaient, je l ’ai su, quatre-
La vieillesse peut attaquer l’homme en n ’importe vingt-dix-huit, quatre-vingt-quinze et quatre-vingt-
quel point de son organisme. Nous nous présentons douze ans. Elles auraient pu en avoir soixante-dix ;
sur son seuil avec un capital; hélas! c ’est un elles auraient pu avoir le même âge. En les
capital d’erreurs, héréditaires et individuelles. regardant s’animer, je me répétais une phrase
Le cœur ou le foie ou le rein peut vieillir le premier du professeur Aslan qui me paraît être la clé
et plus vite que les autres organes. Mais de la d ’une vieillesse heureuse, et donner la seule
rupture de l ’harmonie d ’un organe naît très méthode valable pour aborder ses problèmes,
rapidement la rupture de l ’harmonie générale. aussi bien à l’individu qui la vit qu’au médecin
De tous les organes, notre système nerveux est qui l ’étudie :
le plus menacé parce qu’il est le seul dont les — A partir d ’un certain âge, l ’être humain ne
cellules ne sont jamais remplacées au cours de doit plus vieillir.
la vie. Le mode d ’action de la novocaïne, qui
stimule électivement les cellules nerveuses, est L’HOMME DOIT VIVRE
donc particulièrement digne d ’attention. Il expli­ ENTRE 130 ET 150 ANS
querait que les cent pensionnaires permanents
de l ’institut Parhon présentent tous ces traits de La gériâtrie s ’efforce de rendre à l ’individu âgé
caractère qui se rencontrent trop rarement chez une résistance voisine de celle des autres âges de
les grands vieillards : l ’optimisme, la curiosité la vie. Car le vieillard tombe victime de sa fai­
intellectuelle et la joie de vivre. blesse. Il ne meurt pas de vieillesse mais d’une
Pendant cinq jours consécutifs, je me suis promené bronchite ou d’un accident mécanique qu’il n ’a
à loisir dans l ’aile du bâtiment habitée par les pas pu surmonter. A tel point qu’à la fin du siècle
cent pensionnaires du centre de gériâtrie roumain. dernier un médecin a jugé bon de faire une commu­
Aucun n ’est au lit, malade ou simplement désen­ nication à l ’Académie de Médecine parce qu’il
chanté de vivre. Ils assument tous une respon­ venait de voir un homme, d ’un âge avancé,
sabilité, de la garde de la bibliothèque à l ’assis­ s ’éteindre comme une bougie qui s ’est consumée
tance d’un médecin. Ils consacrent tous leurs jusqu’au bout. Pareil phénomène ne s ’était jamais
loisirs à plusieurs activités : lecture, conversation, vu. Le but de la science du vieillissement est de
jeux de société, jardinage. Je me suis remémoré permettre à tous les hommes de connaître cette
à cette occasion d ’autres visites faites à des fin idéale : tous les organes usés simultanément
hospices de vieillards. Je me suis souvenu de et identiquement. Encore peut-on estimer que
l ’angoisse que j ’avais ressentie dès le seuil. Couchés ce vieillard unique a connu une mort précoce.
dans leurs lits ou prostrés sur des bancs, les hommes Il est décédé en ayant épuisé ses réserves vitales,
et les femmes que j ’y avais aperçus, toujours en ayant usé chacun de ses organes également.
engoncés dans de lourds manteaux, ne m ’avaient Mais ne les avait-il pas épuisés trop vite,
pas paru occupés à vivre, mais occupés à mourir. ne les avait-il pas usés trop vite? Nous n ’avons
Respiraient-ils ou faisaient-ils seulement semblant ? que des références statistiques pour déterminer
Dans le parc de l ’institut que dirige Mme Anna les conditions d ’un vieillissement normal. Il n ’est
Aslan, les visages que j ’ai rencontrés ne m ’ont pas exclu qu’elles soient en deçà de la vérité
pas semblé étrangers. Ils souriaient ; je souriais. biologique.
Ils étaient ridés, mais, dans leurs yeux, je lisais Un des buts de la gérontologie est de déterminer
la même curiosité que celle exprimée par les les critères de l ’âge biologique. Dans quel état
miens. Un matin, j ’ai vu, près d’un banc pris doit être chacun de nos organes à chaque étape

Les ouvertures de la science


de la vie? Pour tous les hommes du x x e siècle, hommes. La science médicale n ’abdique plus
nous pouvons parler de vieillissement précoce. devant l ’âge, et déjà cette attitude constitue à elle
Car s’il est admis que, dans la nature, l ’espé­ seule une révolution. Le vieillissement apparaît
rance de vie est égale à 6 ou 7 fois la durée de la désormais comme une maladie qui doit être
croissance, l ’homme doit vivre entre 130 et 150 ans. abordée comme les autres. L ’être humain n ’est
Mais sa complexité même qui le place au sommet plus, pour le médecin, le même sa vie durant.
de la création fait sa fragilité. Le triomphe de L ’enfance a ses maux qui lui sont propres ; la
la recherche médicale serait de replacer l’être vieillesse a les siens. Les seconds comme les
humain dans les conditions lui permettant de premiers appellent des traitements spécifiques.
suivre la courbe idéale dont l ’espoir est inscrit La médecine est seulement au début de la
dans son organisme. « conquête du troisième âge », pour reprendre
Mais à quel âge la science devrait-elle venir au l ’expression dynamique inventée par le docteur
secours de l ’être humain pour l ’aider à surmonter Huet. Nous pouvons en attendre de grandes
les obstacles? L ’homme naît vieux. A notre découvertes. La mort et son mystère dominent
naissance, nous sommes déjà des vieillards de cette quête du chercheur moderne. L ’ambition
huit mois, car depuis la quatrième semaine de avouée du gérontologue est d’arrêter le processus
l ’existence fœtale l ’élan vital a commencé à de détérioration ; son ambition cachée est de le
décroître. Les Chinois connaissent-ils cette loi rendre réversible. Il n ’abdique plus à partir d’un
depuis toujours, qui, dans le décompte de l ’âge, certain moment, semblable à ces vieillards de
font entrer les neuf mois de la vie intra-utérine? Bucarest qu’une série de piqûres intramusculaires
Le gérontologue intervient pour l ’instant le a délivrés de l ’acceptation de la mort. Le professeur
plus souvent auprès de l’individu malade alors Alexis Carrel a naguère montré par ses expé­
que notre vieillesse se modèle dès notre enfance riences la jeunesse définitive des cellules soumises
et que, peut-être, le capital héréditaire de l ’huma­ à des soins particuliers. Les tissus prélevés sur
nité nécessiterait une restauration. Le professeur une poule morte ne présentaient aucun signe de
Aslan observe depuis douze ans, chaque jour, vieillissement vingt-cinq ans après. La cellule
les cent malades qui vivent à l ’institut, de l’autre semble avoir le don de l’immortalité. Pourquoi
côté du parc verdoyant sur lequel donne son le perd-elle en s ’assemblant à d’autres cellules?
bureau. Quinze mille patients roumains ont suivi L ’espoir de lui restituer son pouvoir guide en
son traitement. Mais il a toujours été appliqué secret le chercheur contemporain.
sur des êtres profondément attaqués par la JACQUES MOUSSEAU.
maladie. Le Gérovital H3 est intervenu dans un
processus de vieillissement accéléré et semble
être parvenu à en ralentir le rythme. Il s ’agit
d’aller plus loin maintenant. Depuis deux ans,
un vaste plan de travail est mis en place, à travers
toute la Roumanie, pour faire progresser la
recherche : 35 000 individus de 35 à 45 ans,
appartenant à toutes les professions, prennent
régulièrement du Gérovital H3 à titre prophy­
lactique. Une telle expérience, sur une telle échelle,
n ’a jamais été tentée dans l ’histoire humaine.
Peut-être sera-t-il possible — il est trop tôt
aujourd’hui — d ’en tirer des enseignements béné­
fiques, non pas pour quelques centaines d ’indi­
vidus souffrants, mais pour l ’ensemble des
Pourquoi la vieillesse
serait-elle la déchéance ?
Nous ne le croyons que
p ar paresse d'esprit.
Vers la conquête du troisième âge Mathusalem.
Bois gravé du X IV e.
Saint François d'Assise, par Zurbaran. (G iraudon) Shri Aurobindo (m ort en 1951 ).
Un sommet inconnu : l'extase
Aim é Michel

L e peu que nous voyons tient au peu que nous sommes.


y J VICTOR HUGO.

QUE VOIENT LES MYSTIQUES ?


Q u’est-ce que Le problème posé par l ’extase, en tant que phénomène historique
l ’expérience d ’abord, et éventuellement en tant que phénomène positif, est très
spirituelle? exactement le genre de problème qu’une nouvelle vision de l ’homme
nous oblige à étudier. Face aux classicismes de toutes sortes, nous
Qu’est-ce que croyons que l’homme est un système ouvert dont les limites, non
seulement nous sont inconnues, mais probablement n ’existent pas.
l’illumination ? Cette opinion, nous ne la fondons nullement sur un optimisme doctri­
naire, mais sur l ’observation du phénomène de l ’évolution.
Que signifient tant Le fait, donc, qu’un nombre immense de grands esprits, enfantés
de témoignages ? par toutes les grandes cultures historiques — perse ancienne, indienne,
grecque classique et hellénistique, gnostique, chrétienne, musul­
mane — aient affirmé que l ’homme pouvait exceptionnellement
s'ouvrir par le haut sur un mode de connaissance absolu libéré des
processus discursifs du langage et de la science, ne peut qu’exciter
notre curiosité, et je dirai notre respect. La biologie et la psychologie
actuelles, loin de nous écarter de cet examen, nous y invitent. Les
neurophysiologistes nous avertissent en effet que l ’homme du vingtième
siècle n ’utilise son cerveau qu’à dix pour cent environ. Qu’y
a-t-il dans cette friche de quatre-vingt-dix pour cent? Quelles possi­
bilités se cachent encore dans cet énorme blanc de la carte humaine ?
Nous n ’en savons rien. Autre avertissement, encore plus net, des
neurophysiologistes : nos moyens d ’investigation ne nous permettent
pas de distinguer la moindre différence entre le cerveau d ’un Albert
Einstein et celui d’un coureur cycliste, entre celui d ’un François

Tout porte à croire que


l'univers entrevu par les mystiques
n'est pas derrière nous, Les ouvertures de la science
mais devant nous.
d’Assise et celui d ’un Eichmann. Les électro- la faire entendre à un non-mathématicien. Et si
encéphalographes réagissent de façon identique M. Costa de Beauregard était le seul mathé­
à l ’effort mental d ’un joueur de belote et à celui maticien vivant, il serait condamné au silence,
d ’un mathématicien ou d ’un poète. Non seule­ comme les mystiques du désert, à moins que,
ment nous ne disposons d ’aucune méthode s ’obstinant à dire ce qu’il a à dire, il n ’encourre
scientifique nous permettant d’inférer du biolo­ les menaces de Voltaire, qui voulait que l ’on
gique au mental, mais la science elle-même nous fouettât les visionnaires quand ils fatiguent les
avertit que toute inférence de ce genre est pour oreilles de l ’honnête homme.
l ’instant abusive et erronée. Si donc les mystiques Dira-t-on que les mathématiciens se comprennent
nous disent atteindre parfois à des connaissances entre eux ? Ils le disent, et l’idée ne vient à personne
directes informulables par le langage, nous devons de douter de leur parole. Mais les mystiques aussi :
pour l ’instant renoncer à juger leurs affirmations sur quelle raison valable se fondera-t-on pour
en fonction de la biologie, non en raison d ’une leur refuser le bénéfice d’un doute aussi favo­
méfiance à l ’égard de la biologie, mais bien au rable ?
contraire à cause des enseignements les plus sûrs
de cette science. U N E SINGULIÈRE EXPÉRIENCE

M YSTIQUE ET MATHÉMATIQUES D ’autre part, la curiosité moderne ne peut échapper


à certains rapprochements suggérés par l ’étude
La science du langage nous invite à la même des états psychologiques exceptionnels. Voici
prudence et à la même ouverture d’esprit. Il est une anecdote personnelle que m ’a rapportée
certes exact que les affirmations des mystiques M. René Warcollier, curieux, on le sait, de tels
sont improuvables, et même, à la limite, vides de états, depuis plus d ’un demi-siècle, et à qui l’on
signification positive. Je veux dire par là que, doit quelques-unes des meilleures expériences de
l ’objet de la connaissance supposée atteinte à parapsychologie réalisées à ce jour :
travers l ’extase étant par définition informulable, « J’étais encore étudiant, lorsqu’un matin un de
il nous est impossible d ’y introduire la discussion mes amis, lui-même étudiant en médecine, me
sur laquelle se fonde toute certitude scientifique. proposa d ’assister à une opération. C ’était une
La connaissance extatique, si elle existe, échappe opération assez banale consistant tout simple­
à tout accès par cette méthode. Mais la critique ment en l ’excision d ’un gigantesque panaris.
du langage scientifique lui-même (l’épistémologie) Je croyais y assister en spectateur. En fait, mon
nous offre plusieurs analogies favorables à l ’hypo- ami ne m ’avait convié que pour lui servir d ’assis­
tèse d ’une authentique connaissance extatique. tant bénévole et peut-être pour me faire une
Il y a d ’abord ces systèmes de connaissances farce. Il m ’indiqua donc rapidement le rôle à
organisés par le langage des hautes mathématiques tenir, assez modeste, bien entendu : il s ’agissait
et sur lesquels le langage ordinaire, même le plus de rester à ses côtés et de lui tendre les instru­
affiné, n ’a rigoureusement aucune prise (1). Soit, ments à mesure de leur utilisation. Un peu ému,
par exemple, la phrase suivante, extraite d’une j ’obéis, et la cérémonie commença. Mais à peine
note de physique théorique des Comptes Rendus le bistouri eut-il tranché la peau tendue sous
de l'Académie des Sciences : « La notion d’une la pression d ’une énorme quantité de pus, et
impulsion-énergie transversale semble impliquée à peine eus-je vu le flux de l’horrible liquide
dans l ’usage même d’une métrique asymétrique. » commencer à se répandre sur l’ouate préparée
Nul ne doutera que cette phrase ait un sens, et pour le recevoir, que je perdis pied. Un invincible
un sens plus précis qu’aucune phrase de cet article. sentiment d’absence s ’empara de moi. Ma vue,
Ce sens, cependant, l ’auteur de la phrase mon ouïe, tous mes sens commencèrent à me
(M. Olivier Costa de Beauregard) ne pourra jamais faire défaut. Abandonnant lâchement mon compa­

Un sommet inconnu : l'extase


gnon, je me mis à reculer, à reculer encore, jusqu’à expériences très récentes, dont certaines n ’ont
l’extrémité de la pièce, où je m ’appuyai. Et là, pas encore été divulguées par les laboratoires, et
j'éprouvai quelque chose que, dans toute ma qui montrent que l ’excitation de l ’encéphale,
longue vie, je n ’ai plus eu l’occasion d’éprouver à l ’aide de drogues nouvelles, aboutit réellement
une seconde fois. Je n ’étais pas évanoui, et je à la création d ’états de conscience rigoureusement
dirai au contraire que ma conscience, en un instant, informulables par un langage créé pour la dési­
atteignit un niveau de profondeur et de perfection gnation des états psychologiques normaux. Ces
absolument inimaginable. Tous mes sens étaient états informulables existent donc. Reste à savoir
abolis. Je n ’avais plus aucune perception d ’aucune s ’ils ouvrent une fenêtre sur l ’autre côté des
sorte, du moins aucune des perceptions auxquelles choses, bref, si YAleph (2) n’est qu’un thème
nous sommes habitués. Le haut, ni le bas, ni littéraire, ou une illusion du génie, ou au contraire
l ’avant, ni l ’arrière, ni la pesanteur, ni les sons, une lueur entrevue au fond de la solitude humaine.
ni les odeurs, ni la durée, ni l ’étendue, ni la Et, pour savoir cela, il n ’existe actuellement
lumière ne subsistaient en moi, sous aucune forme aucun autre chemin que la lecture et l ’étude des
familière. Et pourtant, j ’avais une totale grands textes mystiques.
conscience, je ne dirai pas seulement de moi,
mais bien de tout. Je n ’avais plus le sens de la DES NÉO-PLATONICIENS
lumière que donnent les yeux, mais j ’étais moi- A LA RELATIVITÉ
même devenu lumière. Bref, si j ’essaie de vous
expliquer ce que j ’ai vécu alors, j ’en suis réduit Platon, on s’en souvient, proclamait l ’identité
à employer toutes ces expressions obscures, du Beau, du Vrai et du Bien. Mais ce qui n ’était
péniblement inadéquates, que nous trouvons dans peut-être chez lui que l’affirmation d ’un espoir
les mystiques quand ils nous décrivent leurs ou, à la rigueur, d ’une foi, comme le point Oméga
extases. Je retomberai dans le paradoxe d ’une de Teilhard de Chardin, ses fils spirituels le
conscience à son plus haut niveau, avec pourtant transforment en une expérience.
abolition du moi. Plotin ne se contente pas, dans ses Ennéades, de
« Cela dura un temps qui, pour moi, fut l’éter­ poser l ’équation entre les trois catégories supé­
nité et qui, en fait, n ’excéda pas quelques minutes. rieures : il déclare avec beaucoup de calme que
En un instant, je retombai dans mes sens, je revêtis l ' Unique (à la fois toute Beauté, toute Vérité
le vieil homme un moment dépouillé. L ’homme et Bien total) peut être appréhendé par l ’homme
au panaris hurlait sauvagement, mon ami aussi, au sommet d ’une ascèse appropriée, et Porphyre,
qui réclamait mon assistance. Et moi, réintégré son disciple, ne cache pas que, si Plotin est si sûr
dans cet événement trivial, n'ayant rien oublié de son fait, c ’est qu’il a à plusieurs reprises
de ma merveilleuse expérience, je me retrouvai bénéficié de cette union totale avec l ’Unique.
semblable à moi-même, quoique enrichi d ’une Le maître des Ennéades s ’étend longuement sur
aventure indicible et qu’en effet je n ’ai jamais le chemin suivi pour parvenir à cette union.
réussi, en un demi-siècle, à communiquer à L ’âme, dit-il (3), trouve d’abord en elle la Beauté
personne. Je ne sais ce qu’est la vision béatique intelligible, dont la splendeur la compénètre
promise aux bienheureux, ajoute M. Warcollier toute. Elle contemple en devenant ce qu’elle
avec un sourire, mais ce que je sais, c ’est que contemple. Cette Beauté intelligible, premier
j'atteignis alors à une sorte de béatitude, de degré de la contemplation plotinienne, évoque
conscience totale, merveilleuse sinon transcen­ l’Univers d’Einstein, à la si « incompréhensible
dante, qui suffirait amplement à ma propre béati­ (1) Voir l ’article de Jean Charon dans ce même numéro de Planète.
tude. Et tout cela à l ’occasion d ’un vulgaire (2) Le lieu, à l’intérieur de l ’esprit, d ’où la totalité est perçue en
un instant. Voir, à ce sujet, la nouvelle de Borgès intitulée : VAÎeph
panaris! » et citée dans le M atin des Magiciens.
De même, aussi, l ’on pourrait citer ici quelques (3) Se reporter encore une fois à l’étude de Jean Charon.

Les ouvertures de la science


intelligibilité ». Mais la contemplation intellec­ singulier, de la conscience solitaire, par son
tuelle n ’est qu’un échelon, une voie qui mène intégration dans l ’Unique, dans l ’absolu, grâce
à l ’U N suprême, qui est le Bien. au samâdhi, qui est l ’extase. D ’après Rama-
« Parvenue au faîte de l ’intelligible, dit Plotin, krishna, le but du Yoga est « d ’effectuer l ’union
l ’âme est emportée au-delà par le flot même qui de l ’esprit individuel et de l ’esprit universel ».
l ’y avait amenée. » L’intelligible doit donc être L ’extase qui couronne l ’emploi prolongé des
dépassé, car l ’U N est au-delà de l ’intelligible. divers moyens proposés par le Yoga est « le silence
Quand se parfait la fusion de l ’âme dans l’UN, de l ’âme dégagée de la connaissance phénoménale
l ’état vécu est proprement une extase d ’amour du monde et de soi et placée ainsi face à face avec
comprenant en elle-même l ’intelligence totale, son fond subsistant, qui n ’est autre que l ’Esprit
c ’est-à-dire, pour parler un langage moderne, universel ».
à la fois l’intelligence de l ’Univers et l ’Union avec Chez les mystiques bouddhistes, le mouvement
tout le psychisme cosmique, celui sans doute de est le même, encore une fois. Le nirvana, objectif
tous les êtres répandus dans l ’espace sidéral, et proposé, peut sembler plus négatif, quoique, selon
aussi celui qui peut-être anime l ’univers lui-même, les premiers commentateurs occidentaux du
donné, comme dans la Théorie de la Béatitude bouddhisme, il ne soit nullement le néant.
généralisée, d ’un bloc simultané où coexistent « Nirvâna, écrit Paul Carus, n ’est que l ’anni­
tous les espaces et tous les temps. hilation de l ’erreur; et, en ce sens, c ’est la révé­
Les textes de Plotin ont d ’ailleurs une surpre­ lation d ’une réalité suprême. »
nante résonance moderne : « Que fait l ’âme,
dit-il, en cette suprême extase? Rien, sinon vivre LE M ARTYRE ET L’ILLUM INATION
de Dieu (l’Unique plotinien). Son opération, unie DE AL-HALLAJ
à l ’opération divine, est, comme celle-ci, au-dessus
du mouvement, au-dessus de la vie sensible et Ce que l ’on peut reprocher aux textes grecs,
animale, au-dessus de F intelligence même. » hindous et bouddhiques sur l ’extase, c ’est de
N ’est-il pas singulier que ce mystique, mort passer trop souvent sous silence l ’expérience
depuis tant de siècles, postule, comme les théo­ vécue. Ils s ’attardent plus aux objectifs et aux
riciens relativistes actuels, que les réalités fonda­ moyens de l’ascension mystique qu’à son histoire
mentales de l ’univers se situent dans une perspec­ naturelle. Avec les musulmans et surtout avec les
tive où la durée vécue et les voies du bon sens chrétiens, nous allons voir l ’extatique vivre sous
familier sont dépassées? l ’œil indiscret du chercheur moderne.
Le matin du 26 mars de l ’an 922 (309 de l ’hégire),
LE YOGISME IN D IE N ET LE BOUDDHISM E à Bagdad, l ’extatique musulman al-Hosayn-
ibn-Mansoûr al-Hallâj, le plus grand des saints
Or, cette parenté ne peut être tenue pour une de l ’Islam, était extrait de sa prison et livré au
coïncidence, car nous allons retrouver les mêmes bourreau par le khalife al-Moqtadir. Condamné
conceptions à travers tous les mystiques, y compris par des théologiens juristes, comme Socrate,
ceux de l ’Extrême-Orient. Chez les Indiens, le but comme Jésus, comme Jeanne d’Arc, al-Hallâj
proclamé de l ’ascension mystique est la conscience fut traîné sur la place des exécutions, où son fils
croissante de l ’identité de l ’âme individuelle avec Hamd assista à son supplice.
Y Atm an, l ’Esprit universel. La terminologie « On lui coupa les pieds et les mains après l ’avoir
idéaliste ne doit pas nous cacher les idées flagellé de cinq cents coups de fouet, rapporte-t-il.
très modernes qu’elle exprime. Le psychologue Avec ses moignons sanglants, il se macula le visage,
retrouve ses idées familières en remplaçant âme soit pour cacher sa pâleur, soit pour pratiquer
et esprit par psychisme. Pour le Yoga, donc, le une dernière fois avec son propre sang les ablu­
but à atteindre est la libération du psychisme tions rituelles. Puis il fut mis en croix, et je l ’en­

Un sommet inconnu : l'extase


tendis, sur le gibet, s’entretenir, en extase, avec Que voyait donc al-Hallâj dans son agonie, qui lui
Dieu. Au soir tombé, on vint donner, de la part permît de l ’oublier? Quand il a voulu le désigner,
du khalife, l ’autorisation de le décapiter. Mais il l ’a appelé l ’ Unique, comme Plotin, qu’il ignorait.
il fut dit : il est trop tard, remettons à demain. On est ici sur le seuil du mystère, s ’il existe. Pieds
Quand le matin fut venu, on le descendit du gibet et mains coupés, cloué sur le bois, éperdu de
et on le poussa en avant pour lui couper le col. douleur et de solitude apparente, le martyr avait
Et je l ’entendis crier d ’une voix forte : « Ce que si bien la conviction d ’être de l'autre côté de tout
veut l'extatique, c'est l ’Unique, seul avec Lui- cela qu’il tomba en extase et qu’il mourut exac­
même. » Il récita ensuite ce verset du Coran : tement au sommet du bonheur. On peut douter
« Ceux qui ne croient pas à l ’heure dernière, que le fouet de M. de Voltaire (1) suffise à sup­
» y sont entraînés en hâte. Mais ceux qui y croient primer un problème d ’une telle dimension.
» l ’attendent avec respect, car ils savent qu’elle
» est la vérité. » Ce fut, ajoute son fils, sa dernière LES MYSTIQUES CHRÉTIENS
parole. Son cou fut tranché, son corps roulé dans
une natte. On y versa du pétrole, on y mit le feu, Quoi qu’il en soit, al-Hallâj nomme l'objet de
et ses cendres furent portées en haut de la Manarah son extase, il ne le décrit pas. Si l’on veut pénétrer
pour que le vent les disperse. » plus avant, il faut lire les mystiques chrétiens qui,
Mille ans se sont écoulés depuis cette scène affreuse eux, ont dû souvent répondre à la curiosité de
et fascinante, « vision de sang et d ’amour », leurs confesseurs. Certains textes sont bien connus,
comme l’écrit Joseph Maréchal, et le corps mutilé en particulier ceux de Jean de la Croix, de Thérèse
d’al-Hallâj nous pose encore le même insoluble d ’Avila, d ’Angèle de Foligno. Mais les plus
problème : comment une telle agonie put-elle explicites (et les moins imprégnés, semble-t-il,
aussi être une extase? Les textes montrent en du dogme chrétien) sont ceux des mystiques
al-Hallâj un homme supérieur, non seulement allemands de la fin du Moyen Age : Eckhart,
un saint, mais un grand esprit. Le haussement Tauler, et surtout le bienheureux Henri Suso.
d ’épaules est doublement déplacé, devant un tel « Le serviteur était donc là, rapporte-t-il par
témoignage, parce qu’un supplicié mérite le exemple, sans consolation, personne n ’était à
respect, et parce qu’al-Hallâj était aussi éloigné côté de lui, personne autour de lui, quand son
que possible du fanatisme et de la folie. Ses âme fut ravie dans son corps ou hors de son
plus hautes prédications ont une sorte d ’humour corps. Il vit et entendit alors ce qu’aucune langue
grandiose et tendre que l ’on ne peut oublier : ne peut exprimer. (Cela) n ’avait aucune forme
« Les créatures qui passent jettent des paroles ni aucune manière d’être, et cependant il éprouvait
qui passent. Si donc je me mêle de parler de un plaisir égal à celui qu’aurait pu lui donner la
l ’absolu, on me l ’interdira, on m ’accusera de vue de toutes les formes et de toutes les choses. »
tous les péchés, on m ’excommuniera, on voudra Et ailleurs :
me tuer. Mais, de tout cela, mes persécuteurs « Cette extase dura bien une demi-heure ou une
seront excusés. Et de tout ce qu’ils me feront, heure. Il ne put savoir si son âme était restée
ils seront récompensés. » dans son corps ou bien si elle en avait été séparée.
Et devant le gibet, alors que ses pieds et ses mains Lorsqu’il reprit ses sens, il lui sembla revenir
étaient déjà coupés, s ’adressant dans son extase d ’un autre monde... Cette nue unité est un téné­
à l ’Unique lui-même : « Voici ces gens, tes ado­ breux silence, un tranquille repos, que personne
rateurs. Ils se sont réunis pour me tuer par zèle ne peut comprendre, si ce n ’est celui en qui elle
pour toi, pour t’être agréable : pardonne-leur! resplendit personnellement... Là, l ’esprit meurt...
Si tu leur avais dit ce que tu m ’as dit, si tu m ’avais
caché ce que tu leur as caché, je ne subirais pas (1) Voir cependant la réhabilitation de Voltaire à laquelle s’est
cette épreuve. » livrée Aimé Michel dans le N° 2 de Planète,

Les ouvertures de la science


Et la mort de l ’esprit consiste en ceci que, dans réelle de ce Dieu des extatiques. Peut-être est-ce
le ravissement, il ne voit aucune différence dans une conscience élargie du corps et de l ’univers
son être, mais, lorsqu’il revient à lui, il voit la physique. Peut-être est-ce une fusion éphémère
différence... Dans l ’illumination de cette lumière, et foudroyante de la conscience individuelle dans
l ’esprit s ’effondre et perd toute sa personnalité, ce que Jung a appelé l’inconscient collectif.
il passe, il se perd dans l ’Être étranger... dans la Ou bien un affleurement de cet inconscient dans
pure et simple unité. » la conscience d ’un seul. Ou encore quelque
Voici plus étrange encore : « L ’extatique, dit-il, mystérieux contact avec les innombrables noo-
comprend qu’il est un dans Celui qui est un néant sphères de l ’univers sidéral. Ce que l ’on peut
de toutes les choses auxquelles on peut penser croire, en tout cas, c ’est que l’univers entrevu
et qu’on peut nommer. Ce néant, selon le consen­ par les mystiques n ’est pas derrière nous, mais
tement unanime, est appelé Dieu... Denys (le faux devant nous, et que la véritable science de l ’homme,
Aréopagite) parle de quelqu’un qui n ’a pas de que les hommes n ’ont pas encore su créer, saura
nom, et ce quelqu’un est le néant dont il est un jour leur restituer le rôle mystérieux qu’ils
question. Car, qu’on l ’appelle divinité ou être, ont joué dans notre ascension.
ou quelque nom qu’on lui donne, ces noms ne lui AIMÉ M ICHEL.
conviennent pas... »
Ces textes sont troublants, parce qu’ils donnent
irrésistiblement à croire que Suso a eu conscience
de quelque chose, et de quelque chose de si
BIBLIOGRAPHIE
extraordinaire qu’il n ’ose qu’à peine l ’appeler
Dieu, ce nom lui semblant insuffisant! Plotin : Ennéades (D ido t, éditeur) -
Les citations sont prises notamment
Quelqu’un lui ayant demandé si l ’homme pouvait dans les livres III, V et V I, 7, 36.
comprendre ce néant dont il parlait, voici sa F. Max Muller : T h e life and sayings
of R am akrishna, Londres, 1910, p. 8-9.
réponse : V o ir aussi : Solange Lemaître : R am a­
« Cela peut arriver quand le corps est encore krishna (Le Seuil).
Joseph Maréchal : Etudes sur la
sur terre, mais l ’homme par son âme est déjà P sychologie des M ystiques (Desclée
en quelque sorte en dehors du temps. » de Brouwer, éditeur), Tome I, p. 138.
Paul Carus : H om ilies of S cien ce,
Chicago 1892, p. 124.
VERS U N E THÉOLOGIE EXPÉRIM ENTALE? Louis Massignon : La passion d’ai-
Hosayn ibn - Mansoûr al - H allâj,
martyr mystique de l'Islam , Geuthner,
Est-il possible d’aller plus loin? Les mystiques Paris 1922.
Πuvres M ystiques du Bienheureux
eux-mêmes nous avertissent que leurs propos ne Henri Suso - (Traduction de G.
sauraient être adéquats et, le seraient-ils, qu’ils T h irio t, O. P.), 2 vol., Paris 1899.
ne signifieraient rien pour quiconque n ’a pas
vécu leur expérience. Borgès, qui connaît tous
ces textes et les a magnifiquement transformés
en thèmes littéraires, n ’a pu qu’insister sur l ’im­
puissance de celui qui a vu à dire ce qu’il a vu.
Cette impuissance est-elle définitive? Si nous
appelons Dieu l ’objet de l ’extase mystique, l ’étude
expérimentale des extatiques — telle qu’elle est
menée par certains neurophysiologistes de notre
connaissance — ne pourrait-elle ouvrir la voie à
une sorte de théologie expérimentale ?
Car on peut interpréter de cent manières la nature

Le célèbre mystique hindou Râmakrishna ( 1836-J886)


fu t photographié en Samâdhi, c'est-à-dire en extase.
Un sommet inconnu : l'extase Sur ce document unique et déjà très ancien,
le sage est soutenu par son disciple Hriday.
N'oubliez pas les poètes, s.v.p.
Jacques Buge

Où les historiens s'arrêtent, ne sachant plus rien,


les poètes apparaissent et devinent.
Ils voient encore quand les historiens ne voient plus.
B A R B E Y D ’A U R E V ILLY .

« Ce serait pour moi un immense U N LECTEUR NOUS ENVOIE CETTE ÉTUDE


bonheur et une grande joie si
« Planète » publiait ces pages. J ’y La découverte de « Planète » fut singulièrement exaltante pour moi :
ai exprimé une dizaine d’années de mes propres recherches, accomplies dans la solitude et dont le caractère
recherches opiniâtres et solitaires. »
Voilà ce que nous écrit M. Jacques
insolite m ’a fait plus d ’une fois mettre en doute la légitimité, m ’ont
Buge. Nous ne le connaissons pas. donné la conviction qu’il est possible d ’atteindre un mode nouveau de
Il nous prête une indifférence à la connaissance qui participerait à la fois de l ’intelligence, de l ’intuition
poésie qui n’est certes pas la nôtre. et même de la voyance ou de l ’illumination mystique.
Il prend pour terre vierge l ’analyse Je crois que tout progrès futur, dans quelque domaine que ce soit,
de l ’expérience poétique, il se croit dépendra de cette réforme de nos structures intellectuelles et mentales :
seul dans un domaine qui a déjà nous voici à un seuil impossible à franchir si nous n ’accédons à une
fait l ’objet de remarquables décou­ nouvelle dimension de l ’esprit.
vertes. Mais n’importe, son étude
nous a paru d’un réel intérêt, juste C ’est la poésie qui constitue ma préoccupation majeure. Il se trouve
et généreux le mouvement qui que je suis, par tempérament, particulièrement sensible à la poésie.
l’inspire. Un lecteur de « Planète » C ’est la poésie qui m ’a contraint d ’aborder les mathématiques, la
s’adresse à tous les autres. C’est physique, l ’alchimie, la physiologie, la métaphysique, etc.
pour des circulations d’idées, de Je me suis vite rendu compte que l ’analyse littéraire ne fournissait
documents, de recherches, que cette aucune réponse valable à ce problème, pas plus que l ’investigation
revue existe. psychanalytique. J’ai donc choisi un autre moyen d ’approche : l ’étude
M. Jacques Buge engage les savants de l ’acte de création poétique.
à aller voir ce qui se passe du côté
de la poésie. Dans ce même numéro,
Vous parlez parfois des poètes, mais c ’est avec une sorte de condes­
le physicien Jean Charon s’interroge cendance. Par exemple : Ah! si les poètes daignaient s’intéresser aux
sur la nature de la création artis­ mathématiques modernes!... Mais il se trouve que certains d ’entre eux
tique. La boucle est faite. sont fort au courant de ces questions et se passionnent pour toutes
les découvertes qui bouleversent en ce moment notre planète. Il y a
toujours eu et il y aura toujours de ces « joueurs de quilles » dont parle

Arthur Rimbaud : « Le poète définirait la quantité d'inconnu


s'éveillant en son temps dans l'âm e universelle. » La littérature différente 101
Malherbe et pour qui la fin consiste à ciseler immense et raisonné dérèglement de tous les sens (...).
quelque sonnet. J’en connais. Mais je connais Il devient entre tous le grand maldde, le grand cri­
aussi des hommes de science qui manquent de minel, le grand maudit — et le suprême Savant ! —
curiosité intellectuelle et spirituelle. On rencontre car il arrive à l'inconnu ! L e poète définirait la
dans tous les domaines de la connaissance des quantité d'inconnu s'éveillant en son temps dans
médiocres et des génies. Vous ne vous intéressez l'âm e universelle (4).
qu’aux mathématiciens et savants géniaux? Je Ganzo : E t moi, lucide et survivant
n ’accorde mon attention qu’aux plus purs poètes. aventurier en ce domaine,
Ainsi, j ’attache la plus grande importance à des
textes comme celui-ci, de Robert Ganzo : il m 'a fa llu vous reconnaître,
La seule et authentique recherche poétique que je form es d'un nouvel univers,
conçoive, ardue, presque solitaire, inquiète cependant avec mes yeux de brume ouverts
des problèmes sociaux et d'un ordre universel et sur les vais secrets de mon être (5).
rigoureux que les physiciens constatent jusque dans E t toi, messagère et message
les phénomènes de désintégration des atomes, d'in­ de cette pureté suprême où tout se rend :
terférences ou de dijfraction de la lumière — la Conscience... (6)
seule recherche qui m'autoriserait à me présenter Faisons-nous autre chose que de tenter de définir
aux hommes comme un poète — ce n'est que plus cette quantité d ’inconnu qui s ’éveille aujourd’hui
tard, à travers des commentaires, que ces hommes dans l ’âme universelle? La recherche poétique est
comprendraient sa nécessité première (1). donc aussi légitime et importante que la scienti­
Aux poètes qui se livrent au divertissement, il fique. Seuls diffèrent les moyens (et qui sait si une
convient d ’opposer ceux dont l’œuvre naît d’une étude des moyens dont dispose le poète ne rendrait
profonde nécessité et qui sacrifient leur vie, non à pas d’appréciables services au mathématicien et
l ’assouvissement d ’une passion, mais à l’accom­ au physicien?). Je demande pour les poètes ce que
plissement d ’un devoir. Comme la science, la vous revendiquez pour les auteurs de science-
poésie a ses héros et ses martyrs. fiction : que l’on prenne au sérieux les prétendues
Rainer Maria Rilke : Il suffit, selon moi, de sentir rêveries qui naîtraient de leur imagination ; que
que l ’on pourrait vivre sans écrire pour qu'il soit l ’on considère ces visions comme des faits objectifs
interdit d'écrire. (2) et non plus comme des documents psychologiques
Mallarmé : J 'a i toujours rêvé et tenté autre chose, révélateurs du seul inconscient. Le « dossier poé­
avec une patience d'alchimiste, prêt à y sacrifier tique » ainsi constitué lèverait quelques lièvres de
toute vanité et toute satisfaction, comme on brûlait taille.
jadis son mobilier et les poutres de son toit pour
alimenter le fourneau du Grand Œuvre. U N E VISION DE MILOSZ
(...) L'explication orphique de la Terre, qui est le
seul devoir du poète... (3) Vers 1915, le poète et métaphysicien d ’origine
lituanienne et de langue française O.V. de L.
LE POÈTE Milosz (7) a la vision suivante qu’il rapporte dans
EN QUÊTE DE LA CO NNAISSANCE son « Épître à Storge » :
L e soir tomba. Alors un univers de terreur, des
Les plus grands sont mus par la soif de connais­ milliards et des milliards de fo is plus vaste, plus
sance. Je précise : de connaissance « expérimen­ peuplé et plus scintillant que notre ciel sidéral,
tale ». Ils tentent d ’explorer un domaine mental s'alluma au-dessus de ma tête, et le mouvement,
qui reste dans l ’ombre. Il s ’agit pour eux aussi visible à l'œil nu, de ces cosmos tourmentés était
d ’élargir le champ de la conscience. accompagné d'un bruit odieux, criminel, ennemi de
Rimbaud : Le Poète se fa it voyant par un long, toute méditation, de tout recueillement. Et le sens

102 N'oubliez pas les poètes, s.v.p.


secret de tout ce mouvement et de tout ce fracas
était : il fa u t multiplier et diviser Vinfini par l'infini
durant une éternité d'éternités ; ni repos pour toi,
ni souvenir, ni amour, ni espoir ; multiplie, multiplie,
divise, divise ; ces mondes tomberont dans le chaos,
et tu les remplaceras par d'autres ; mais tu seras
toujours ici, toujours à cette même place, et tu
multiplieras et diviseras. E t tu sentiras éternellement
le dernier nombre, le son suprême, la finale de ce
rythme martyrisant sur le bout de ta langue et,
misérable victime de ta propre iniquité, ridicule
jouet de ton propre orgueil scientifique, tu feras des
efforts désespérés pour rejeter ce dernier nombre,
pour le cracher,pour le vomir : en vain; il s'effacera
de ta débile mémoire et tu retomberas dans le calcul
infini, dans le tourbillonnement du rythme éternel (8).

RENÉ DAUM AL
ET L ’E X P É R IE N C E D E LA M O R T

U ne dizaine d ’années plus tard, un adolescent,


René D aum al, hanté par le problèm e de la m ort,
décide d ’expérim enter les états proches de l ’agonie
en respirant des doses infra-mortelles de tétrachlo­
rure de carbone. Il décrivit plus tard les états de
conscience ainsi vécus dans son essai « U ne Expé­
rience fondam entale ». Il se trouvait projeté dans
un m onde non-euclidien dans lequel des points,
des triangles et des cercles décrivaient d ’étranges
mouvements :
Sous le rapport du nombre, la multiplication indé­

f i ) Préface de Tracts, pp. 12-13, éd. Jean Aubier, Paris, 1947.


(2) Lettres à un jeune poète, p. 22. Grasset, Paris, 1950.
(3) Autobiographie, Œuvres complètes, pp. 662 et sq., Bibliothèque
de la Pléiade, N .R .F ., Paris, 1951.
(4) Lettre du 15 mai 1871 à Paul Demeny, dite Lettre du Voyant,
Œuvres complètes, pp. 254-256, Bibliothèque de la Pléiade, N .R .F .,
Paris, 1951.
(5) Domaine, L ’Œ uvre poétique, p. 57, Grasset, Paris, 1956.
(6) Résurgences, id .,p . 98.
(7) Je poursuis depuis cinq ans des recherches sur la vie et l ’oeuvre
de ce poète et j ’établis le texte de ses Œ uvres complètes pour le
compte des Éditions André Silvaire, à Paris. J ’ai notamment publié
ses Poésies en 2 volumes, texte définitif avec notes et variantes. J ’ai
également assuré en collaboration avec André Silvaire la direction
de l ’ouvrage collectif O. V. de L. Milosz, publié aux mêmes éditions
en 1959 pour commémorer le vingtième anniversaire de la m ort du
poète. Je mets actuellement la dernière main à un gros ouvrage
intitulé Milosz en quête du Divin.
(8) Ars M agna, I Epître à Storge, pp. 33-34, Ed. André Silvaire,
Paris, 1961.
Stéphane Mallarmé : « J 'a i toujours rêvé et tenté
autre chose, avec une patience d'alchimiste »...
Portrait par Édouard M anet (G iraudon)

La littérature différente 103


finie des points, des cercles, des triangles, aboutit U N E EXPÉRIENCE D E DÉDOUBLEM ENT
instantanément à V Unité régénérée, parfaite sauf
moi, et ce sa u f moi, déséquilibrant l'unité du Tout, Je mentionnerai un autre essai bouleversant de
engendre une multiplication indéfinie et instantanée René Daumal : Nerval le nyctalope (11). Toujours
qui va se confondre, à la limite, avec V Unité régé­ hanté par la nécessité d ’élargir le champ de sa
nérée, parfaite sa u f moi... et tout recommence, conscience — ce qui n ’est pas du mysticisme, il
toujours sur place et en un instant, sans que le Tout faut le souligner — , notre poète avait mis au point
soit réellement altéré. (...) Un son accompagnait ce une sorte de procédé yogique lui permettant d ’opé­
mouvement lumineux, et je m'apercevais soudain rer ce que faute d ’autre terme je nommerai des
que c'était moi qui produisais ce son : j'éta is presque « dédoublements ». Il voyageait ainsi toutes les
ce son lui-même, j'entretenais mon existence en nuits dans un pays qu’il qualifie de « réel » et dans
ém ettant ce son (...) et la dernière syllabe se con­ lequel il retrouvait son ami Robert Meyrat. En
fondant avec la première, donnait une impulsion août 1925, Roger Vailland recevait simultanément
perpétuelle au rythme qui était, je le répète, celui une lettre de Meyrat postée dans la Manche et
de ma propre existence (9). une de Daumal expédiée de Reims : toutes deux
relataient les mêmes aventures nocturnes vécues
U ne trentaine d ’années après Daumal, le poète ensemble par Daumal et Meyrat quelques heures
Henri Michaux, animé par la même curiosité plus tôt. Daumal découvrit plus tard « Aurélia »,
anxieuse, par la même soif de connaissance, expé­ de Nerval : il reconnut dans les rêves de celui-ci
rimente la mescaline, drogue extraite du peyotl
mexicain. Il décrit ainsi cette expérience : le même Pays, la même Ville, la même Campagne,
...Une vibration énorme, multiple, fine, poly­ tes mêmes Faubourgs, le même Palais, avec son
morphe et effroyable, qui semble ne devoir jam ais Arsenal, ses deux Théâtres, son M usée ; j ’ai pu en
plus finir. (Ce) paradis (?) intolérable, insuppor­ dresser un plan assez précis.
table (...). Quoi de surnaturel là-dedans ? On quittait
si peu l ’homme ! On se sentait plutôt pris et p ri­ Voici une belle série de « coïncidences significa­
sonnier du cerveau (10). tives ». Significatives : elles signifient « quelque
chose », à savoir que certains états différents de
Ces trois expériences sont identiques. Je ne puis conscience recherchés dans l ’expérience poétique
insister ici sur leur signification mathématique et ouvrent peut-être une porte sur des mondes réels
physique : notion d ’infinité mathématique et dont l ’existence nous échappe. (Ces univers paral­
d ’asymptote et surtout nouvelle notion d ’un espace lèles dont parlent mathématiciens et physiciens?)
doué de propriétés quasi physiques à substituer à Quoi qu’il en soit, nous avons le devoir d’étudier
celle d’espace-contenant, cette dernière étant res­ avec attention ce « dossier poétique » dont j ’ai
ponsable du caractère infernal de ces visions à simplement voulu donner ici un aperçu. Nous
cause du concept aberrant d ’infinité qui en découle. découvrirons que les poètes témoignent de ce que
M ilosz a poussé en leurs ultimes conséquences d’autres hommes armés du langage mathématique
physiques et métaphysiques ces considérations. Il et d ’un prodigieux appareillage scientifique osent
faut simplement retenir que ces expériences — à peine concevoir. Le problème du temps en
l’une involontaire, les deux autres provoquées par fournit un exemple.
l ’absorption de drogues différentes — ont été
vécues par trois authentiques poètes. Daumal ESQUISSE D ’U N E THÉORIE
signale que certains de ses amis ayant respiré du D U TEMPS SELON LES POÈTES
tétrachlorure n ’ont rien connu de comparable.
Par contre, son ami Roger Gilbert-Lecomte, poète On n ’a pas encore suffisamment signalé que l ’acte
lui aussi, a éprouvé les mêmes états de conscience. de création poétique se résume en un curieux

104 N'oubliez pas les poètes, s.v.p.


exercice de la mémoire. « Inventer, c ’est se sou­
venir », ce que G anzo exprime ainsi :
Invente ! Il n'est fê te perdue
au fo n d de ta mémoire (12).
T out se passe comme si un archétype de l ’œuvre
à accom plir préexistait en un point mystérieux, le
travail du poète consistant à approcher de ce
point p ar tâtonnem ents successifs. Il s ’agit de se
souvenir du futur, de quelque « futur antérieur ».
Certains poètes paraissent doués d ’une faculté de
rem onter ou de descendre le cours du temps.
C ’est Nerval qui vit dans le passé, au point d'en
évoquer une dam e de l ’époque Louis X III :
Que, dans une autre existence peut-être
J'a i déjà vue... et dont je me souviens ! (13)
C ’est G anzo qui, au x x e siècle, revit la préhistoire.
C ’est M ilosz qui tentait de rem onter ju sq u ’à « la
souveraine m émoire » des origines de l’homme.
Et c ’est aussi — vers le futur — R im baud écrivant
dans Une Saison en enfer, dix-huit ans avant le
retour d ’Éthiopie, l ’am putation de la jam be droite
et la m ort à l ’hôpital, dans les bras de sa sœur,
après la confession à un prêtre :
Les fem m es soignent ces féroces infirmes retour des
pays chauds. (...) Sur mon lit d'hôpital, l'odeur de
l'encens m 'est revenue si puissante ; gardien des
aromates sacrés, confesseur, martyr... (14).
C ’est encore R oger Gilbert-Lecom te qui affirmait,
plusieurs années avant sa m ort, q u ’il m ourrait
du tétanos et com posa même un poèm e intitulé
Tétanos mystique (15) ; il fut effectivement em porté
p ar une affection à form e tétanique.
C ’est peut-être de ces étranges incursions dans le
passé (faut-il récuser les psychologues qui ne
voient q u ’un mirage m ental dans le sentim ent du
déjà vu?) q u ’est née chez Nerval la croyance à
la réincarnation, aux vies successives. M ais cette

(9) Chaque fois que l’aube paraît, pp. 269-270, N .R .F ., Paris,


1953.
(10) Misérable miracle, pp. 35 et 4. Ed. du Rocher, Monaco, 1956.
(11) Chaque fois que l ’aube paraît, pp. 56-70.
(12) Langage, L ’CEuvre poétique, p. 66.
(13) Fantaisie, Œuvres, tome I, p. 19, Bibliothèque de la Pléiade,
N .R .F ., Paris, 1960.
(14) Œuvres complètes, pp. 208 et 227.
(15) Cahiers du Sud, Marseille, N ° 340 (avril 1957).
Paul Valéry : « Le merveilleux et le p o sitif
ont contracté une étonnante alliance. »
(R apho)

La littérature différente 105


croyance ne rend pas compte des projections dans de Teilhard de Chardin.) Alors que la physique
le futur, plus singulières encore. contemporaine traverse une véritable « crise »,
Milosz affirme : il lève magistralement l’antinomie fini-infini.
La nécessité de substituer au concept enfantin d'une Familier de la pensée des alchimistes, il développe
éternité de succession divisée en passé, présent et une théorie de la naissance de l’univers en expan­
avenir, celui d'une simultanéité ou plutôt instan­ sion à partir de la transmutation d ’une « lumière
tanéité, dont la rotation à une vitesse infinie serait incorporelle » en un premier point mathématique
l ’imparfaite image (16). d ’espace-matière.
En cet éternel-présent, les mots temps, mémoire,
prophéties perdent leur signification : on peut L ’AUBE D ’U N E ÈRE NOUVELLE
prédire le passé ou se souvenir du futur. Ainsi
certains penseurs et hommes de science contem­ Milosz est le premier à avoir saisi toute l’impor­
porains trouveraient un écho à leurs recherches tance des travaux d ’Einstein et la réforme profonde
dans ce texte de Milosz publié en 1924. des structures logiques de la pensée qu’ils impli­
quent. Le poète se présente dans Ars magna comme
U N EXEMPLE « un annonciateur métaphysique de la théorie de
DE « RÉALISME FANTASTIQUE » : la Relativité généralisée » en laquelle il salue
L’ŒUVRE D E MILOSZ l ’aube d ’une ère nouvelle et merveilleuse de l ’esprit
(19). Il sait désormais que la connaissance intui­
Tourmenté depuis son enfance par « le problème tive et la connaissance intellectuelle doivent se
éternel, insoluble de l’espace », M ilosz livre en compléter l’une l ’autre et, ses propres méditations
1916 le fruit de ses méditations, inspirées par cer­ métaphysiques ayant déterminé sa conversion au
taines expériences spirituelles, dans un bref essai catholicisme, il se pose en conciliateur de la raison
intitulé Épitre à Storge. Il y développe une théorie et de la foi. J’ai retrouvé un essai inédit de Milosz
de l ’espace, du temps et du mouvement des corps composé en 1927, D eux messianismes politiques,
matériels qu’il m ’est impossible de résumer ici, où se trouve brossé le tableau suivant de la société
sinon par une brève citation : future :
Bref, le mouvement et la situation de la matière Une métaphysique nouvelle est née de la doctrine
sont purement relatifs : réels, au sens humain, tant de la relativité. L ’identité spirituelle du dogme et
que subsiste une relation entre corps ; irréels — des postulats de la connaissance expérimentale nou­
et irréels au sens absolu — aussitôt que nous situons velle a été reconnue par le monde. La fo i, la science
la matière dans l ’infini (17). et l ’art ne sont plus que les trois aspects d ’une seule
Il écrira plus tard : L'espace n ’est pas de la nature et même certitude intuitive et logique. Les races, les
des contenants, mais des immanents (18). nations, les églises collaborent avec ardeur à une
Après la publication de cet essai (janvier 1917), unification définitive de la planète (20).
il prend connaissance des théories einsteiniennes Une même certitude intuitive et logique : nul doute
de la Relativité, absolument conformes, juge-t-il, que ce ne soit là cette connaissance nouvelle dont
à sa propre métaphysique (cf. Jean Charon, quelques hommes pressentent aujourd’hui le
« Planète » N° 2). Cette « coïncidence signifi­ prochain lever à l’horizon de l’esprit. Nul doute
cative », en laquelle ses intuitions et les spéculations aussi que, toute question d ’églises mise à part, la
mathématiques d’Einstein se confirment récipro­ connaissance ainsi entrevue ne soit religieuse.
quement, l ’incite à préciser davantage sa pensée, Milosz n ’était certes ni mathématicien ni homme
ce qu’il fait dans d ’autres essais : A rs magna, les de science et il lui est arrivé parfois de se laisser
Arcanes. Il y développe le concept de Rien, fon­ emporter par un certain délire de l ’imagination.
dement de sa métaphysique de l ’espace et du temps. 11 n ’en reste pas moins qu’il s ’agit d ’un génie à
(Le Rien n ’est pas sans rappeler le Point Oméga l ’état pur et qu’il faudra bien un jour reconnaître

106 N'oubliez pas les poètes, s.v.p.


l ’im portance de ce grand précurseur qui m ourut
ignoré après avoir beaucoup souffert de l ’indif­
férence de ses contem porains. Pour m a part, je
n ’hésite pas à le considérer avec Einstein et Teilhard
de C hardin comme l ’un des initiateurs à la C onnais­
sance future. Le dernier texte cité fut com posé en
1927. A la même époque, il écrivait aussi :
La science, parvenue aux confins du monde matériel,
mesure, avec un effroi qu'elle tente en vain de dissi­
muler à ses adeptes, l'immensité du domaine mys­
tique qui s'ouvre devant ses pas (21).
Ces pages sont désorm ais historiques (22).

« P L A N È T E » E T LA PO ÉSIE

Je me suis efforcé de m ettre en lumière dans les


pages qui précèdent l ’a p p o rt non négligeable de
la plus haute poésie au réalisme fantastique. Mais
je sais fort bien que votre revue n ’est pas une revue
de poésie. Je pense même q u ’elle ne doit pas le
devenir. Loin de moi, p ar conséquent, l ’idée de
revendiquer une place prépondérante pour l ’étude
du phénom ène poétique. M ais « Planète » m ’ap p a­
raît comme un lieu de rencontre idéal où m athé­
maticiens, savants, artistes et poètes pourraient
confronter leurs travaux respectifs et opérer de
fructueux échanges de vues. En un m ot, la revue
où aurait quelque chance de s ’effectuer la synthèse
des connaissances actuelles, qui perm ettra le bond
en avant de l ’intelligence et de l ’esprit. Vous
avouerai-je que je n ’oserais soum ettre de telles
considérations à nulle autre revue? Je ne vous
dem ande rien, que de perm ettre à la flûte des
poètes de se joindre au vaste concert que vous
orchestrez.
N ’oubliez pas les poètes, s.v.p.
JACQUES BUGE.

(16) Ars M agna, II M emoria, p. 39.


(17) I d . ,I Epître à Storge, p. 22.
(18) Les Arcanes, p. 85.
(19) Collection Aux Frontières de la Science, Gallimard, Paris,
1957.
(20) Ars M agna, II M emoria, p. 40.
(21) O. V. de L. Milosz, pp. 37-38, inédits, études, témoignages
et notes, textes réunis par Jacques Buge et André Silvaire, Collection
Les Lettres, Ed. André Silvaire, Paris, 1959.
(22) Voir sur M ilosz dans ce même num éro de Planète le
Dictionnaire des Responsables, page 156.
Illustration originale de Jacques Noël.
M. Preble se débarrasse de sa femme
Jam es Thurber Nouvelle

A coups trop tirés.


M A R C E L D U CH AM P.

Avec Harold Ross, J.-S. Perelman,


Robert Benchley et quelques autres
humoristes de choc, James Thurber M. Preble était avoué à Scarsdale. C ’était un homme d ’âge mûr,
fut l’un des « ingrédients de base » assez grassouillet. Il avait coutume de demander à sa dactylo de partir
du « New Yorker » fondé en
1925, devenu depuis une institution avec lui, histoire de rire. « Si on partait tous les deux? » disait-il
nationale qui a en réalité à son lorsqu’il s’arrêtait de dicter une lettre. « D ’accord », répondait-elle.
actif non seulement trente-cinq ans Un lundi après-midi où il pleuvait à verse, M. Preble posa la question
d’humour, mais également la décou­ d ’un ton plus sérieux que d ’habitude.
verte d’une bonne partie de la — Si on partait tous les deux? dit M. Preble.
littérature américaine. A tel point — D ’accord, dit la dactylo. M. Preble fit tinter ses clés dans sa poche
que l’on peut se demander si la et regarda par la fenêtre.
littérature d’outre-Atlantique aurait — Ma femme serait contente d ’être débarrassée de moi, dit-il.
été ce qu’elle est sans le « New
Yorker » et aussi si le « New
— Est-ce qu’elle accepterait de divorcer? demanda la dactylo.
Yorker » aurait été ce qu’il fut — car — Je ne crois pas, dit-il. La dactylo se mit à rire.
il a beaucoup baissé depuis 1950 — — Il faudrait vous débarrasser de votre femme, dit-elle.
sans des auteurs comme James Ce soir-là, pendant le dîner, M. Preble garda le silence, contrairement
Thurber. C’est que James Thurber à son habitude. Une demi-heure après avoir pris son café, il parla,
représente à lui seul tout l’esprit sans lever les yeux de son journal.
du célèbre hebdomadaire, tout ce — Si on descendait à la cave? dit M. Preble à sa femme.
qui fit ses beaux jours, son succès, — Pour quoi faire? dit-elle, sans lever les yeux de son livre.
sa personnalité et son influence :
l ’humour glacé, le sens du dialogue — Oh, je ne sais pas, dit-il. Nous ne descendons plus jamais à la cave,
percutant ; le génie du détail saugrenu, comme dans le temps!
le sérieux qui convient quand on — Nous ne sommes jamais descendus à la cave, autant que je m ’en
veut raconter de délirantes histoires. souvienne, dit Mme Preble. Et je pourrais vivre bien tranquille le
Comme dessinateur, Thurber n’a pas reste de mes jours sans jamais descendre à la cave. M. Preble garda
moins de talent, si bien qu’on peut le silence pendant plusieurs minutes.
le considérer comme un homme-
orchestre. Un orchestre de chambre,
il s’entend, car jamais Thurber ne
s’attaqua à une épopée ou à un
roman, genres qui devaient lui
paraître ou trop vains, ou indécents. La littérature différente 109
— Et si je te disais que j ’y tiens beaucoup1? — Je voulais simplement te faire savoir où en
reprit M. Preble. sont les choses, dit M. Preble. Mais tu prends
— Q u’est-ce qui te prend? demanda sa femme. toujours tout ce qu’on te dit à la lettre. Bon Dieu!
Il fait froid dans la cave et nous n ’avons abso­ croyais-tu donc que j ’avais l’intention de descendre
lument rien à y faire. à la cave et d ’inventer un jeu idiot avec des mor­
— Nous pourrions ramasser des morceaux de ceaux de charbon?
charbon, dit M. Preble. Nous pourrions inventer — Je n ’ai jamais cru ça un seul instant. J ’ai
un jeu quelconque avec des morceaux de charbon. compris dès le début que tu voulais me faire
— Je ne veux pas y aller, dit sa femme. D ’ailleurs, descendre à la cave pour m ’y enterrer.
je suis en train de lire. — Tu as beau jeu de dire ça maintenant — après
— Écoute, dit M. Preble, en se levant et en arpen­ que je te l’ai dit, dit M. Preble. Mais ça ne te
tant la pièce. Pourquoi me refuses-tu de descendre serait jamais venu à l’idée si je ne t ’avais rien dit.
à la cave? Tu pourrais lire aussi bien dans la cave, — Tu ne me l’as pas dit ; c ’est moi qui te l’ai fait
si c’est ça qui te tracasse. dire, dit Mme Preble. D ’ailleurs, je sais toujours
— On n ’y voit pas assez, dit-elle, et puis, de d ’avance ce que tu as dans la tête.
toutes façons, je ne descendrai pas à la cave. — Tu n ’as jamais la moindre idée de ce que j ’ai
Tu ferais mieux d ’en prendre ton parti. dans la tête, dit M. Preble.
— Bon sang de bois! dit M. Preble en donnant — Vraiment? Eh bien, j ’ai compris que tu
un coup de pied dans le tapis. Les femmes des voulais m ’enterrer dans la cave, à l’instant même
autres descendent à la cave. Pourquoi ne veux-tu où tu as mis le pied dans la maison ce soir. Et
jamais rien faire de ce que je te demande? Je rentre Mme Preble fixa sur son mari un regard enflammé.
de l ’étude complètement crevé de fatigue, et tu — Ça, alors, c’est de l’exagération pure et simple,
ne veux même pas descendre à la cave avec moi! dit M. Preble, fort contrarié. Tu n ’en savais rien
Dieu sait pourtant que ça n ’est pas très loin, ça du tout. En fait, ça m ’est venu à l’idée il y a
n ’est pas comme si je te demandais d ’aller au quelques minutes à peine.
cinéma ou à un truc de ce genre. — Tu avais cette idée-là derrière la tête, dit
— Je ne veux pas y aller, tu m ’entends? cria Mme Preble. Je suppose que c’est ta femelle de
Mme Preble. M. Preble s’assit au bord d ’un petit secrétaire qui t ’y a poussé.
bureau. — Inutile de prendre un ton sarcastique, dit
M. Preble. Elle ne sait rien de tout ça. Elle n ’est
— Oh! ça va, ça va! dit-il. Il reprit son journal. pas dans le coup. J ’avais l’intention de lui raconter
J ’aurais bien voulu pourtant que tu me laisses que tu étais partie voir des amis et que tu étais
parler. J ’ai autre chose à te dire à propos de la tombée du haut d ’une falaise. Ce qu’elle veut,
cave. C ’est une espèce de... une espèce de surprise. c’est que je divorce.
— Vas-tu finir de me rebattre les oreilles avec — Laisse-moi rire, dit Mme Preble, je t ’en prie.
cette histoire? demanda Mme Preble. A la rigueur je veux bien que tu m ’enterres, mais
— Écoute, dit M. Preble en se dressant d ’un jamais je n ’accepterai de divorcer.
bond. Mieux vaut que je te dise la vérité au lieu — Oh, elle le sait! je le lui ai dit, dit M. Preble.
de tourner autour du pot. Je veux me débarrasser Je veux dire que... je lui ai dit que jamais tu ne
de toi pour épouser ma dactylo. Est-ce que tu voudrais divorcer.
trouves quelque chose à redire à ça? Ça se fait — Oh, tu as dû lui dire également que tu voulais
tous les jours. L ’amour est une chose incon­ m ’enterrer, dit Mme Preble.
trôlable... — C ’est faux, dit M. Preble avec beaucoup de
— Nous avons déjà discuté là-dessus je ne sais dignité. Cette histoire-là reste entre toi et moi.
combien de fois, dit Mme Preble. Je ne vais pas J ’avais bien l’intention de n ’en souffler mot à
recommencer. personne.

110 M . Preble se débarrasse de sa fem m e


— Allons donc! Tu la raconterais au monde entier, — Ah, vraiment? dit Mme Preble. Eh bien!
dit Mme Preble. Inutile d ’essayer de me monter ôte-toi cette idée de la tête. As-tu l’intention de
le coup, je te connais. M. Preble tira quelques laisser un énorme indice au beau milieu de la
bouffées de son cigare. cave pour que le premier détective qui viendra
— Je voudrais bien que tu sois déjà enterrée et y fourrer son nez le découvre du premier coup?
que la question soit réglée, dit-il. Fais-moi le plaisir d ’aller dans la rue et de chercher
— Et tu ne penses pas un seul instant que tu te un morceau de fer ou un machin quelconque,
ferais prendre, pauvre maboul? On se fait toujours quelque chose qui ne t ’appartienne pas.
prendre. Pourquoi ne vas-tu pas te coucher, au — Oh, ça va! dit M. Preble. Mais il n ’y aura
lieu de te monter le bourrichon pour rien? pas de morceau de fer dans la rue. Les femmes
— Je ne vais pas aller me coucher, dit M. Preble. s’imaginent qu’on trouve des morceaux de fer
Je vais t ’enterrer dans la cave. Ma décision est n ’importe où.
prise. Je ne vois pas comment je pourrais mieux — Si tu cherches au bon endroit, tu en trouveras
me faire comprendre. un, dit Mme Preble. Et ne reste pas dehors trop
— Écoute, dit Mme Preble, en jetant son livre longtemps. Ne t ’avise pas de t ’arrêter au bureau
sur le plancher, est-ce que tu seras satisfait et de tabac. Je ne vais pas rester toute la nuit ici
est-ce que tu la boucleras si je descends à la cave ? à me geler dans cette cave glaciale.
Est-ce que j ’aurai un peu de tranquillité si je — Ça va, dit M. Preble. Je me dépêcherai.
descends à la cave? Est-ce que tu me ficheras la — Et ferme cette porte derrière toi! hurla-t-elle
paix si je descends à la cave ? après lui. Où as-tu été élevé? dans une écurie?
— Oui, dit M. Preble. Mais tu gâches tout en
prenant cette attitude. JAMES TH U R B ER .
— Bien sûr, bien sûr, je gâche toujours tout.
Je m ’arrête de lire au milieu d ’un chapitre. Je ne
saurai jamais la fin de l’histoire, mais ça t ’est
bien égal, à toi.
— Est-ce que c’est moi qui t ’ai obligée à com­
mencer ce livre? demanda M. Preble. Il ouvrit
la porte de la cave. Tiens, passe la première.
— Brrr! dit Mme Preble, en commençant à
descendre les marches. Il fait rudement froid
là-dedans. C ’est bien de toi d ’avoir une idée
pareille à cette époque de l’année! Un autre mari
que toi aurait enterré sa femme en été.
— On ne peut pas arranger ces choses-là exac­
tement quand on voudrait, dit M. Preble. Ce n ’est
qu’à la fin de l’automne que je suis tombé amou­
reux de cette fille.
— Tout autre que toi se serait arrangé pour
tomber amoureux d ’elle longtemps auparavant.
Il y a des années qu’elle travaille avec toi. Pourquoi
laisses-tu toujours les autres hommes te passer
devant? Seigneur! Ce que c ’est sale ici! Q u’est-ce
que tu tiens à la main?
— Je m ’apprêtais à te cogner sur le crâne avec
cette pelle, dit M. Preble.

La littérature différente 111


La troisième rive du fleuve
Joào Guimarâes Rosa Nouvelle inédite

Et ce disant, mon cœur avait le battement d'un compas...


J G. R.

J ’IM PLORE Q U 'O N ME DÉPOSE


DANS UN E PETITE BARQUE...

Pap’ était un homme de parole, comme on dit. Ordonné, positif —


et tranquille avec ça. Un homme tranquille, mais pas plus triste qu’un
Un chef-d’œuvre autre. C ’est m am ’ qui s’occupait de tout, c ’est mam ’ qui nous grondait,
ma sœur, mon frère et moi, quand nous étions enfants. Lui, p ap ’,
de la littérature jamais. Un jour, il lui prend l’idée de se faire faire une barque.
C ’était une barque un peu spéciale — une petite barque, avec juste
différente une place, à l’arrière, pour le rameur. Mais de quel bois! Le plus
dur et le plus raide, qui tiendrait l’eau quelque trente ans. Si vous
aviez entendu mam’! Quoi donc! Il allait se mettre à la pêche! à la
Un grand poète et chasse! Comme si l’on manquait de besogne!
Pap’, lui, ne disait rien. Notre maison n ’était pas à une lieue du
romancier brésilien fleuve — et le fleuve se déployait au loin, large, profond, silencieux,
large à ne pas distinguer une rive de l’autre.
Ce jour-là, la barque fut prête. Sans joie, sans soucis, pap’ prit son
chapeau et, avec son chapeau, il nous fit ses adieux. Il ne prit ni gamelle
ni baluchon, il ne dit pas un mot de trop. M am ’, je pensais qu’elle
J O A O G U IM A R A E S R O S A allait éclater. Mais non. Elle restait là, blanche à force d ’être pâle.
Est né en 1908 dans une vieille fam ille Elle se mordait les lèvres — et, à la fin, elle lui cria : « Si tu pars, tu
de fazendeiros brésiliens à C ordis- pars. Tu ne reviens plus. Tu ne reviens jamais. »
burgo où, après avoir fait sa m édecine,
il exerça quelque tem ps. En 1934, Il partit. Il m ’adressa un regard, qui voulait dire : suis-moi. Et je le
il entra dans la diplom atie, occupant suivis. — Pap’, dis, p ap’, tu m ’emmènes avec toi, dans ta barque?
de nombreux postes à l ’étranger, dont
celui de conseiller d ’am bassade à Il me donna sa bénédiction et m'adressa seulement un regard — un
Paris. A ctuellem ent am bassadeur, il regard qui voulait dire : rentre, maintenant. Je fis celui qui rentre,
réside de nouveau au Brésil depuis
1953. Son premier livre, un recueil de mais je me cachai dans le bois, dans la grotte du bois. Je voulais
vers, « M agna », date de 1936 et fut savoir. Je sus. Je vis pap’ monter dans sa barque — et je vis la barque
suivi d ’un recueil de contes : « S aga-
rana ». D epuis 1956, il a publié « Buriti » glisser sur le fleuve, suivant son ombre, comme un gros crocodile
et « Grande Sarto : V eredas ». En
octobre 1962, sortira à Rio de Jan eiro,
le livre « Primeiras H istorias » (« Pre­
mières Histoires »), aux Éditions José
Olym pio, contenant un ensemble de
21 contes, dont « la T roisièm e Rive du
Fleuve ». La littérature différente 113
glissant sur le fleuve. Il n ’était allé nulle part. gestes. Et quand vinrent les hommes du journal,
Il était devenu un homme du fleuve, un homme avec leurs moteurs et leurs photographes, lui,
dans sa barque, toujours entre les rives. C ’était pap’, il s’évanouissait vers l’autre rive, dans les
une nouvelle vérité, une vérité invraisemblable, marais et les roseaux, parmi les joncs et les
et effarante —■mais une vérité. Les parents, les broussailles, dont il connaissait seul les dédales
amis, au village, tinrent conseil. et les mystères.
M am ’, honteuse, ne dit rien de sa honte, et per­ Il fallut bien qu’on s ’accoutume — à quoi l’on
sonne ne dit le mot que chacun peut-être pensait : ne s’était jamais accoutumé. Mais comprendre,
la folie. D ’aucuns parlèrent de vœu, et de piété ; non, on ne comprenait pas. De jour et de nuit,
d ’autres, du scrupule de quelque maladie affreuse, sous le soleil ou l’orage, dans la chaleur et sous
de quelque lèpre qui l’exilait sur le fleuve. Les le vent, et dans les froids terribles du milieu de
bruits et les nouvelles se répandirent le long du l’an, pap’, avec son vieux chapeau sur la tête,
fleuve — les passeurs, et les riverains. On disait pap’ dans sa barque, pendant les semaines, et
que jamais, en nul temps, ni endroit, ni de jour les mois, et les années bientôt, ne se souciait
ni de nuit, on disait que jamais p ap ’ ne touchait pas de comment vivre. Jamais il ne débarquait,
plus la terre — parcourant jour et nuit le fleuve, sur aucune des deux rives, sur aucune île ou même
dans son aventure solitaire. Quand les vivres lui un banc du fleuve ; jamais il ne foulait le gazon
manqueraient, pensait-on, pensait m am ’, ou bien d ’aucun sol. Peut-être dormait-il, amarré à la
il s’en irait pour toujours, ou bien il reviendrait pointe d ’une île, dans la broussaille secrète d ’un
se repentir à la maison. Mais non. marais. Mais jamais on ne trouva un feu de bois
La première nuit, des gens avaient allumé de sur une plage; jamais on n ’aperçut sur le fleuve
petits feux sur les berges du fleuve, pour le prier, la lueur d ’une allumette frottée. De ce qu’on
pour l’implorer de toutes ces flammes — et moi lui déposait, entre les racines du grand arbre,
j ’apportais au bord du fleuve un peu de nourri­ ou dans la niche de pierre de la berge, c’est à peine
ture volée : un pain de maïs, un gâteau de noix s’il mangeait à sa suffisance. N ’était-il pas malade?
et des bananes. Un jour, je l’aperçus, p ap ’, épuisé par l’incessant travail des bras et des
oui, après toute l'heure de mon attente. Je l’aperçus rames, les jours de grandes crues, quand le fleuve
seul, au loin, assis au fond de sa barque, suspendue immense se soulevait dans son courant, charriant
sur le vélin du fleuve. Lui aussi m ’aperçut, p ap ’, des bêtes mortes, et des troncs d ’arbres morts
mais il ne fit pas un signe — pas même avec ses — n ’était-il pas effrayé? Jamais plus il n ’usait
rames. Je lui montrai les vivres, que j ’enfouis de mots — jamais, avec personne.
dans un creux de pierre, à cause des bêtes qui Nous non plus nous ne parlions plus de lui. Mais
viendraient fouiller, à cause des pluies et des pour penser à lui, oui, nous pensions à lui —
rosées. Et je refis ainsi, jour après jour — et nous ne cessions pas d ’y penser — et si nous
mam’ le découvrit bientôt. Mais elle ne disait cessions parfois, pour un temps, c’était pour y
rien — elle laissait là des pains de maïs et des penser de nouveau, comme on s’éveille, parfois,
bananes, pour que je les vole, et pour que je les d ’un court sommeil.
cache. Mais elle ne disait rien, m am ’. Ma sœur se maria — mais mam ’ ne voulut pas
Elle fit venir notre oncle, son frère, pour l’aider de fête : lorsque nous goûtions d ’un mets sa­
à tenir le domaine. Elle fit venir un maître, pour voureux, la pensée de pap’ nous traversait —
nous, les garçons. Elle fit venir un prêtre, pour et parfois aussi, au cœur des nuits de fortes pluies,
bénir le fleuve, et pour conjurer notre père de des pluies froides et drues, l’image de pap’ avec
renoncer. Elle fit venir deux soldats, aussi, pour son écope, vidant sa barque sous l’orage. On
lui faire peur. Mais lui, p a p ’, il passait toujours disait, dans notre entourage, que je lui ressemblais
au large, distinct ou diffus, croisant au large dans de plus en plus : mais je savais, moi, qu’il devait
sa barque, sans laisser prise à la parole ni aux être barbu, et chevelu, noir de soleil et de poils,

114 La troisième rive du fleuve


malade et maigre comme une bête, avec des ongles laisser glisser sa barque, à la dérive, sous la poussée
longs et sales — q u ’il devait être nu, quasi-nu, du fleuve? Tourbillonner là-bas, dans l’abîme
malgré les quelques chemises, que nous déposions de la chute, féroce, mortelle? De quoi étais-je
pour lui, parfois, au creux des arbres. Pourquoi tellement coupable? coupable du je-ne-sais-quoi,
ne nous aimait-il plus? pourquoi ne descendait-il chagrin béant dans mon cœur ?
pas le fleuve vers d ’autres parages, loin de nous ? A tout jamais, dans notre maison, le mot de fou
Ma sœur eut un garçon, et elle voulut montrer fut proscrit. Nul n ’est fou. Mais je suis retourné
à pap’ son petit-fils. Nous allâmes tous, par un là-bas — avec un grand mouchoir pour rallonger
beau jour, sur la berge — ma sœur en robe blanche, mes signes — et j ’avais tout mon sens. J ’attendis,
la robe blanche de ses noces — et elle élevait j ’attendis et je l’aperçus. Il était à portée de voix,
dans ses bras le petit enfant. Son mari levait assis à côté de son ombre — et je l’appelai, je
une ombrelle, pour les protéger. Nous avons l’appelai plusieurs fois — et je vidai pour lui mon
appelé, attendu, mais p ap ’ ne vint pas. Ma sœur cœur de ses cris. Je lui criai qu’il était vieux, et
se mit à pleurer. Nous nous sommes mis à que sa part était faite, et qu’il lui fallait revenir,
pleurer — pour la première fois — dans les bras et que cela suffisait — que cela suffisait pour lui,
l’un de l’autre. pour toi, pap’ : « Pap’! Pap’! je lui criais, reviens!
Ma sœur partit avec son mari. Mon frère partit Je te remplace! Je te remplace! Reviens! » En ce
— il partit pour la ville. Les temps changeaient disant, mon cœur avait le battement d ’un compas.
avec la lente hâte du temps. M am ’ partit aussi, Il m ’entendit. Il se leva. Il manœuvra la rame.
elle partit pour de bon — et moi je suis resté, Il avançait vers moi : il était d ’accord! Oui.
seul, avec les bagages de la vie. Je savais que pap’ D ’accord. Il avait levé le bras et fait un geste de
avait besoin de moi — oui, p ap ’ dans la solitude salut, le premier après l’immensité de toutes ces
du fleuve et dans son éternelle errance. années écoulées, le premier... J ’ai fui, j ’ai couru,
Sur les raisons de son errance, et de sa solitude, je me suis sauvé, en courant, d ’épouvante et les
et du fleuve, on m ’avait dit, q u ’une fois, une cheveux dressés. J ’ai fui, oui, car, brusquement,
seule, il s’était expliqué : c’était à l’homme qui il m ’avait semblé venir d ’ailleurs. Lui, pap’.
avait fait la barque — une barque un peu spéciale J ’implore, j ’implore, j ’implore un pardon. J ’ai
— mais de quel bois! le plus dur et le plus raide, souffert du frissonnement glacé de la peur. Suis-je
qui tiendrait l ’eau quelque trente ans... Main­ un homme après une telle défaillance? Je suis,
tenant, cet homme était m ort — et nul ne saurait, celui qui n ’a pas été, celui qui n ’aura rien à dire.
jamais, ni le pourquoi ni le comment. Et ce Maintenant, il est trop tard. On n ’a plus jamais
n ’était pas la vraie raison, comme on l’a dit, rien su de lui — de lui, pap’. Et je crains d ’abréger
lors de la grande montée des eaux, à la saison mes jours dans les platitudes de ce monde. Mais
des grandes pluies incessantes, ce n ’était pas la q u ’au moment de rendre l’âme, à ce moment
vraie raison que p ap ’ fut l’avisé Noé sur son à tout le moins, j ’implore, j ’implore, j ’implore
arche avant le déluge. Ce n ’était pas la vraie raison q u ’on me dépose dans une petite barque, une
— et maintenant déjà, me poussaient mes premiers barque de bois raide et dure, et qu’on me pousse
cheveux blancs. enfin sur le fleuve, entre ses deux rives si longues
Je suis un homme au langage triste. En quoi — et que je descende avec le fleuve, entre ses
étais-je tellement coupable? P ap’ demeurait rives. Avec le fleuve, et fleuve dans le fleuve.
toujours l’absent, et le fleuve demeurait fleuve.
J ’étais pris d ’un début de vieillesse — ma vie ne JOAO GU1MARAES ROSA.
serait qu’un séjour. J ’éprouvais déjà des malaises,
et des fatigues, et des angoisses. Mais lui, pap’?
Pour quoi? Pour qui? Comme il devait souffrir! Traduit du brésilien par M. J. Frias.
Si vieux déjà, allait-il flancher de vigueur? et Adaptation française de Maurice Pons.

La littérature différente 115


Le grand mystère de 1908
Jacques Bergier

Lorsqu'on a écarté toutes les explications impossibles, l ’explication


improbable qui reste doit nécessairement être la bonne.
SH E R L O C K H O LM E S.

LA M ÉTÉORITE SIBÉRIENNE : UNE BOMBE ATOMIQUE ?


L a plus grande
explosion Les savants sérieux n ’aiment pas beaucoup voir se réaliser les idées
de science-fiction. Et, pourtant, un événement du type science-fiction
M étéorite ? paraît s’être produit au-dessus de la Sibérie en 1908.
Reprenons, d ’après les toutes dernières données soviétiques, le
Vaisseau interplanétaire ? déroulement des étranges événements.
Bombe atomique La nuit du 30 juin 1908, à sept heures 17, heure de Moscou, une boule
en 1908 ? de feu énorme, rouge et accompagnée d ’un arc-en-ciel, apparaît
dans le ciel sibérien. Peu après, une formidable explosion retentit.
Dernières recherches, A l’observatoire d ’Irkoutsk, le professeur A.-B. Voznezenski enre­
dernières hypothèses gistre une perturbation magnétique que l’on comparera ensuite aux
troubles provoqués par les bombes atomiques américaines cinquante
ans plus tard, lors de l’expérience « Argus ». Dans toute l’Europe,
ainsi qu’en Sibérie, cette nuit-là est anormalement claire.
1921-1922. Une expédition en Sibérie, dirigée par L.-A. Koulik au
nom de l’Académie des Sciences de l’U.R.S.S., repère le lieu où
l ’explosion s’est produite.
1925. A.-B. Voznezenski publie pour la première fois ses observations.
1928. Sous la direction de L.-A. Koulik, on explore la région dévastée.
On ne trouve ni cratère ni débris. Un ethnologue interroge les tribus
et apprend que de nombreux indigènes sont morts en 1908 après
l’explosion, d ’une maladie indéfinissable mais qui rappelle ce que
sera plus tard la m ort par radiations atomiques.
1928-1930. On ne retrouve toujours pas de météorite.
Le savant anglais F. Whipple publie l’analyse des enregistrements

La chute d ’un astéroïde.


Miniature française L'histoire invisible 117
du X V e siècle (B .N .).
faits en 1908, hors de l’U.R.S.S. Il évalue l’énergie certainement des millions de planètes plus habi­
dépensée dans l ’explosion à 3,1020 ergs. tables et évoluées que Mars ou Vénus. Et, même
1933. On retrouve dans les archives soviétiques en ce qui concerne Mars ou Vénus, l’autonomie
de nouveaux enregistrements permettant d ’estimer d ’un astronef utilisant l’énergie nucléaire serait
l’énergie de l’explosion à 1021 ergs, chiffre voisin telle que le voyage pourrait être effectué à n ’im­
de celui du savant anglais. porte quelle période de l’année. Ce que l’on peut
1938-1939. L ’Académie des Sciences de l’U.R.S.S. avancer, cependant, c’est que les « Martiens »
fait étudier la façon dont les arbres ont été arrachés ou les « Vénusiens » auraient probablement
ou brisés par l’explosion et en conclut que celle-ci recommencé depuis 1908. Par contre, s’il s’agissait
a eu lieu à haute altitude. d ’une expédition venue d ’une autre galaxie située
1958. Un comité envoyé par l ’Académie des à des années-lumière de la terre, il est compré­
Sciences de l’U.R.S.S. établit que la pousse des hensible que de telles visites soient rares et que
arbres a été stimulée par l ’explosion et que ces des siècles s’écoulent depuis la catastrophe de
arbres contiennent une quantité anormale de 1908 avant que les « grands galactiques »
matériaux radio-actifs. reviennent à nouveau.
1960. On calcule à nouveau l’énergie de l ’ex­
plosion, à partir cette fois de la surface dévastée, DEUX AUTRES HYPOTHÈSES
et on arrive à 4,1023 ergs, 50 fois Hiroshima.
1961. L ’expédition de l’Académie des Sciences Peut-on formuler d ’autres opinions? S’il ne s’agit
dirigée par A.-B. Zolotov déclare, à l’unanimité ni d ’une comète ni d ’un vaisseau spatial, de quoi
des 7 membres, q u ’il s’agit d ’une explosion s’agit-il?
nucléaire. Deux hypothèses demeurent. L ’une a été émise
1962. La théorie émise par quelques astronomes par des savants américains et russes. L ’autre
et selon laquelle l’explosion de 1908 aurait été m ’est personnelle. Selon la première, l’explosion
provoquée par une comète est abandonnée. Cette de 1908 aurait été causée par un fragment de
comète, si elle avait existé, aurait été vue dans les matière venant d ’un autre univers, celui de
constellations de la Baleine et d ’Eridan avant la l’anti-matière. Des expériences de laboratoire
collision. Des photographies l’auraient décelée. ont montré qu’il existe une matière autre que la
Les calculs faits à ce sujet démentent la possi­ nôtre, avec des noyaux négatifs entourés d ’élec­
bilité d ’une collision avec une comète qui ne trons positifs. Cette anti-matière se détruit au
laisse pas de cratère. Il reste cependant, pour contact de notre matière et c ’est un fragment
croire à la comète, une petite minorité de savants de cette anti-matière, ayant parcouru des dizaines
soviétiques, dont K.-P. Florensky. Mais la plupart de milliards d ’années-lumière ou ayant franchi
des experts russes ayant étudié des cratères la barrière entre les dimensions, qui serait venu,
provoqués par des collisions avec des comètes, d ’un univers lointain ou parallèle, exploser dans
s’opposent à cette minorité. le ciel sibérien.
Hypothèse fantastique, certes. Celle que je vais
LA SPLENDIDE HYPOTHÈSE proposer et dont je prends seul la responsabilité
l’est moins. Elle a pourtant de quoi troubler les
En 1949, Alexandre Kazantzev avait émis l’hypo­ esprits. Il me semble que peut-être cette explosion
thèse suivante. Un navire inter-planétaire, venu de 1908 pourrait être d ’origine humaine.
d ’ailleurs, se serait abattu sur la Sibérie et ses Les exilés politiques de Sibérie jouissaient, on le
moteurs atomiques auraient fait explosion. sait, d ’une certaine autonomie. Certains d ’entre
On a dit que l’année 1908 se prêtait mal à des eux — les documents abondent là-dessus — dispo­
voyages en fusée de Mars ou Vénus vers la Terre. saient de laboratoires et se livraient à la recherche
C ’est enfantin : dans le vaste Univers existent scientifique. Parmi eux, quelques savants s’inté-

118 Le grand mystère de 1908


ressaient passionném ent aux travaux des Curie
sur la radioactivité et à ceux d ’Einstein sur l ’équi­
valence masse-énergie. U n groupe de ces exilés
n ’aurait-il pas découvert un moyen simple pour
libérer l ’énergie atom ique et n ’aurait-il pas
déclenché une explosion à haute altitude, par
exemple de la nacelle d ’un ballon? Cette explosion,
d ’une inim aginable violence, n ’aurait-elle pas
détruit les expérim entateurs eux-mêmes?
N aturellem ent, il paraît contraire à toute logique
que quelques bricoleurs sibériens aient pu réaliser
une explosion nucléaire. M ais to u t m ’incline à
penser, avec Fulcanelli (1), q u ’il n ’est pas to u t
à fait impossible de fabriquer une bom be à hydro­
gène sur un fourneau ordinaire, et que les anciens
alchimistes en avaient trouvé le secret. U n secret
q u ’ils surent d ’ailleurs toujours préserver, mais
qui fut peut-être, un jo u r de 1908, retrouvé par
de géniaux réprouvés. Que l ’on m ’accuse de
délire! M ais que ceux-là même qui m ’accuseront
souhaitent avec moi q u ’un tel secret demeure
caché tant que les hommes n ’auront pas enfin
appris à vivre en paix...
JACQUES BERGIER.

(1) Fulcanelli est l’auteur mystérieux de deux ouvrages sur l ’alchimie,


les Demeures Philosophâtes et le mystère des Cathédrales, dans
lesquels il apparaît bien que les alchimistes détenaient un tel secret.
On aura d ’autre part intérêt à se reporter au M atin des Magiciens,
notam m ent au chapitre intitulé : l ’Alchimie comme exemple.
Mort à trente-six ans : une œuvre et une vie maudites. (B■N-)
L'autre monde de Cyrano de Bergerac
Claude M ettra

L ’esprit est infini et apte à comprendre tout ce qui se présente à lui; il n’y
a pas de limite à sa compréhension. La seule limite, c’est la petitesse des choses
et l'étroitesse des idées qu’on lui a données à considérer. Car les philosophies
du temps jadis et les découvertes de la recherche moderne ne sont rien auprès
de lui. Elles ne suffisent pas à l’emplir. r i c h a r d JEFFERIES

Le Club des l ibraires de France a UNE ŒUVRE IMM ENSE ET MÉCONNUE


publie récemment « L’Autre Monde »,
d’après le manuscrit découvert au
début du siècle. L’édition critique Cyrano de Bergerac est né en 1619 à Paris, dans le quartier des
a été etablie par Claude Mettra et Halles, et non en Gascogne comme la légende l’a longtemps voulu. Il
Jean Suyeux. On découvrira dans eut une jeunesse studieuse et folle, apprit les humanités en même
la présente étude une société intel­ temps qu’il hantait les tavernes et les filles. Il chercha d’abord son
lectuelle du XVII' très proche de aventure dans la guerre, puis dans les cercles érudits, parmi les
l’esprit qui anime nos recherches femmes enfin qui jouaient alors un grand rôle dans les accomplis­
modernes. sements politiques. Il fit deux campagnes avec les mousquetaires, y
Dans notre précédent numéro, fut grièvement blessé, revint à Paris et suivit dès lors les leçons de
François Richaudeau proposait une
vision prospective de l’imprimerie.
Gassendi. De 1645 à 1650, il fréquenta assidûment les cercles
Nous nous sommes livrés, dans les précieux, et particulièrem ent l’hôtel de Rambouillet, et donna deux
pages qui suivent, à un essai de pièces de théâtre:« Le pédant joué» et « La mort d’Agrippine ». Mêlé
« typographie totale » sur lequel aux troubles de la Fronde, il fut d’abord anti-Mazarin et auteur de
nous serions heureux de connaître mazarinades grossières qui enchantèrent tout Paris, puis il se rallia au
l’avis de nos lecteurs. Le texte prin­ prem ier ministre; c’est à cette époque que, pour compenser la
cipal, à gauche, éclate à droite en détresse de sa vie, il se mit à écrire les «États et empires de la lune et
notes, citations, images, réflexions du soleil». Il se chercha ensuite un protecteur qui fut le duc
complémentaires, que l’œil peut
saisir immédiatement. Exactement
d’Arpajon. Cette servitude lui pesait comme elle pesait à son maître.
comme dans l’esprit, la pensée pro­ En 1655, une mort précoce l’en délivra après une agonie qui dura
duit en se déroulant une série d’asso­ près d ’un an. Cyrano avait alors trente-six ans.
ciations d’idées, de rêveries, de Son œuvre fut frappée de la même malédiction que sa vie placée sous
souvenirs perçus dans le même le triple signe de la misère, de la solitude et de la maladie. Son
temps. Nous vous engageons ainsi manuscrit essentiel, «L ’Étincelle», doit être considéré comme à
à une manière de lire qui peut être jamais perdu et il a fallu attendre l’aube du xx' siècle pour découvrir
plus féconde, plus vivante, et qui le manuscrit original de « l’Autre Monde ».
est sans aucun doute mieux adaptée
que la manière linéaire au fonction­
nement réel de l’attention.

L'histoire invisible 121


Dès l’enfance, la vie de Cyrano plonge dans le soufre et dans LE BALLET DE CIRCÉ
la chimère. Au m oment où il naît à Paris, en 1619, on fait ♦ « ...Après ces enchantem ents, parurent
mourir à Toulouse le philosophe italien Vanini accusé douze rochers mobiles qui, dansant en
d’athéisme, d’astrologie et de magie. Emprisonné en Angle­ diverses figures, s’entassèrent les uns sur
les autres d’une manière surprenante
terre, pourchassé par la Sorbonne, chassé de l’ordre monas­ pour ne faire qu’une montagne, qui
tique où il avait voulu abriter son savoir, Vanini marche au s'ouvrant en divers endroits fit
jardin des supplices vingt ans après Giordano Bruno pour paraître des chiens, des chats, des tigres,
avoir pensé le monde hors des limites prévues par la théo­ des lions, des sangliers, des cerfs, des
loups, qui, se mêlant avec leurs cris, leurs
logie militante. Mais, à la même saison, triomphe sur les rugissements, leurs hurlem ents et les
plateaux des théâtres parisiens le ballet de «Tancrede» ou sons qui leur sont propres, à celui des
«La forêt enchantée», sortilège du baroque flamboyant né instruments et de la musique, firent le
après le ballet de Circé ♦ des imaginations délirantes d ’un plus grotesque concert qu’on eût
jamais ouï. Après cette musique extra­
temps qu’obsède l’infini du monde et la limite de l’homme. vagante, les charm es se défirent et, les
Cette alternance, qui semble préluder à l’entrée de Cyrano douze écueils se changeant en douze
dans le siècle, l’accom pagnera tout au long de sa brève cavaliers, le ballet finit par une belle
existence. Déjà, cent ans auparavant, les Espagnols, à la entrée qu’ils firent tous ensemble. »
L e s b a lle ts de la R e in e (16251.
conquête du Nouveau M onde, avaient révélé qu’il n’existait
que deux vérités, celle du sang ♦ et celle de l’or ♦ . Le sang,
lointain symbole de l’holocauste divin, est le meilleur garant LE SANG
de la foi. Le répandre, c’est assurer la survie de Dieu dans
la mémoire des hommes et confirmer l’humilité de la ♦ « ... Le nouveau monde était l’empire
créature. Q uant à l’or, il est la nourriture du songe, le décor du Diable... Les prêtres en robes noires
etaux cheveux nattés fouillant à coups de
parfait où viennent se mirer les mille visages de ce monde couteau le thorax deséphèbes, les festins
qui n’est qu’un théâtre. Le sang du ciel et l’or des chimères, cannibales autour des statues marbrées
tels sont les pôles conducteurs de cette Europe intellectuelle de sang corrom pu et cette puanteur de
de 1640 qui multiplie partout les démarches contradictoires, charnier que ne parvenaient pas à
masquer tous les parfums de Mexico.
oscillant entre le bonheur et le malheur, entre la malédiction De tels spectacles glaçaient l’âme des
et la révélation, entre l’obsession de la mort et la certitude conquistadors. Les cauchemars de leur
d’une autre éternité que celle du Christ. C’est ce partage que enfance étaient dépassés. Satan lui-
Cyrano découvre sur les champs de bataille de la guerre de même était là, présent... » Aussi avec la
victoire de Cortès « l’Empire mexicain
30 ans et sur les routes de l’Europe incendiée. Sur ces routes, est devenu l’Empire de la mort. Des trois
ce ne sont pas seulement des troupes venues de l’Orient et cent mille habitants de Mexico, quel­
de FOccident qui s’affrontent, ce sont aussi les passions ques milliers seulem ent ont survécu.
Mexico n’est plus qu’un sépulcre grouil­
intellectuelles qui charrient depuis un siècle la Réforme et lant... où est l’or».
la Renaissance, et les forces mal définies du Catholicisme JE A N D ESC O LA
colonial ou de la bourgeoisie enrichie. Pour la première fois L e s C o n q u is ta d o r s ( Fuvard).

depuis la Grèce, voilà que s’effondrent les assises sur les­


quelles l’homme avait construit un monde à sa mesure. A la ET L'OR
recherche des étoiles, c’est l’infini qu’on a trouvé, mais cet
♦ « Puisse notre Seigneur, dans sa misé­
infini dem eure au cœ ur des ténèbres. La terre n’est plus le ricorde, me guider et me faire trouver
centre exclusif d’un monde voué par Dieu au péché et à la cet or. L'or est excellent, le trésor est
rédemption, elle n’est plus le lieu privilégié où convergent fait d ’or. Avec l’or, celui qui en possède
la grâce ou la disgrâce, mais seulement un univers minuscule fait tout ce qu’il veut en ce monde et
dans la nuit sans limite que nul regard ne saurait déchiffrer. parvient à envoyer des âmes au paradis. »
C H R IS T O P H E C O L O M B
Cette découverte faite, c’est l’effroi ou l’enchantem ent. Il A m ir a l d e s m e r s du sud, du c d e la Jam a ïq u e ,
y eut dans l’intelligence de ce temps, de longues années 1503.

122 L'autre monde de Cyrano de Bergerac


de panique et de cette panique ren a îtra le Christianism e L A VIE DF. L 'E S P R I T
q u ’on croyait agonisant. Le cri de Pascal: « Le silence de ces
♦ Au début du xvii' siècle les conditions
espaces infinis m’effraye » qui, surgi vingt ans après, justi­ même de la vie intellectuelle se trans­
fiera le reto u r à l’ordre, l’apaisem ent, le provisoire asservis­ forment. On assiste à la formation d’une
sem ent aux valeurs surnaturelles. M ais, pour la génération véritable comm unauté érudite dont on
de 1640, rien n ’est joué; rien ne trahit encore ces ferm ents chercherait vainement l’analogie dans le
siècle précédent. Conséquence tardive
qui fero n t du x v ir le siècle des saints, car p o u r elle D ieu de la pacification, la vie de société avec
est déjà m ort et l’hom m e n’est que prom esse de m étam or­ tout ce qu’elle comporte de raffinement,
phoses. C ’est à la poursuite de ces m étam orphoses que se de civilisé, de goût, rassemble dans toutes
les grandes villes européennes une sorte
lance cette franc-m açonnerie intellectuelle qui, par-delà d’intelligentzia sensiblisée à l’extrême à
les frontières, par-delà les églises, par-delà les désastres de toutes les idées nouvelles et prodi­
la guerre, tisse de cité en cité la tram e de son com m un souci. gieusement ouvertes sur le futur. René
♦ La vie de l’esprit tien t to u t entière dans les errances Pintard dans l’ouvrage définitif qu’il a
consacré au « libertinage érudit » a défini
de ces philosophes, de ces poètes, dans les errances de ces très justem ent les caractères essentiels
de tous ceux qui se retrouvent dans cette
« respublica litteraria » dont l’épanouis­
sement coïncide avec le règne de
Louis XIII: «une grande similitude de
conditions et de manière de vivre,
d’étroites relations réciproques, la possi­
j ^ r c . {& p*U ~~ nusx., J jts 1x.z. bilité, par des correspondances et des
voyages, d ’expériences identiques; voire
(jc h x tv ** , X o 'fn iiL & m w y c , c jitv n s u * même pour com m encer une presque
générale com munauté d ’origine ».
y 9j< m ± n m -fd u j n C ette république des lettres a deux
visages dont l’un, florissant dans les
^ fU r u je ^ U ' c & iït- c s u p s d u salons et les hôtels aristocratiques,
sacrifie davantage à la mondanité tapa­
geuse et aux manières du temps qu’à
pL. a m t c o Inc a u r fy l’art, mais dont l’autre, signe inédit de la
curiosité intellectuelle du siècle, reflète
fa x . o 1 7 7 1 t &L * cjujl* d x , fidèlement les obsessions d ’une époque
qui constitue par excellence la charnière
(j,TC.m*L€mcin.i-~y iÂ. entre l’humanisme italianisant et l’ère des
lumières. C ’est celui que représentent
a va l< 1 u* -' c & v J o eÆ c fo z fa , - les cabinets érudits, cénacles où ceux
qu’un critique contem porain appelle
/ - / ■ / /* « les derniers humanistes ou les prem iers
fv n L -4-tnt f • eru/r* <uL'7ni**&s t t i m -
encyclopédistes » réunissaient, autour
d ’eux, tous ceux qui s’efforçaient de
{J + v u rd y n o J ^ a u rg .^ f ? a j cxmz. rassembler en un ensemble cohérent les
connaissances nouvelles et ' les pers­
fite.iL. y-tU— S im . f ¥ a / I t i ~ tjtcttfi- pectives bouleversantes héritées du
siècle passé. Franc-m açonnerie peu
flC bjst— - ^ u c 4 ~ t^ cfu&tuL-. nombreuse mais unissant par-dela les
frontières savants, philosophes ou écri­
vains de toute l’Europe, cette société
a/A. g r a n d i ’ n u c e r & th 3S==ËSS=-£ti- érudite tente de dresser un véritable
inventaire de toutes les connaissances
<jnouArts ^rrL 7 7 7 , csn d ta Jh ‘ie.3 du temps et de transform er ces connais­
sances en valeurs, c’est-à-dire de
Ÿ>eJS<rrtv J îm -tj c*-zfue>tjL, démêler entre ce qui n’est que la résur­
rection du passé et ce qui est l’apport
j . ‘i_ </. wFdü- ___ singulier du début du siècle, les idées-
forces capables de transform er la vie
Une page du manuscrit (B.N.) morale, les rapports de l’homme et des
de Cyrano de Bergerac. dieux et l’usage même de la pensée.

L'histoire invisible 123


savants qui, de Nuremberg à Paris, de M ontpellier à Rome, VOYAGEURS POUR LA
de Salamanque à Bâle, viennent quérir le nouveau visage de PLUPART M AUDITS
l’homme. ♦ Voyageurs pour la plupart maudits mais
pourtant habiles à éviter les pièges des inquisiteurs. De
combien de prisons sont sortis ceux qui viennent jusqu’en ♦ Ces hommes représentent alors
Provence apporter à Peiresc moribond, dans son étrange l’image la plus achevée de la culture:
domaine de Belgentier, les derniers accomplissements de bibliothécaires, magistrats, professeurs,
archivistes, ils ont pris la place
leur recherche. De combien de ressentiments s’encom brent qu’occupaient jadis bénédictins ou
les mémoires de ceux qui après Campanella, après Cardan, jésuites. Pour sortir d ’une grande
après Galilée, ont connu le harcèlem ent quotidien des confusion spirituelle, ils proposent
hommes de justice et des bourreaux? L’Europe leur semble d ’abord un retour aux textes ou aux
sources vives du monde occidental.
un vaste cimetière où s’agitent les intermédiaires d’une Collectionneurs de manuscrits, flâneurs
cosmologie défunte. Pour s’évader de cette nécropole, rien des librairies, ils provoqueront cette
ne leur paraît plus nécessaire que de faire surgir les germes clarification, cet achèvement formel de
la langue française qui m ettra fin au
d’une culture nouvelle qui brise les limites mentales de conflit des hellénistes de Port-Royal et
l’humanisme diversement accommodé par Rome. Leur des latinistes de Saint-Sulpice. Hommes
passion, c’est un inventaire des Antéchrists. de méditation, soucieux de vérité plus
Quand Cyrano, à vingt ans, revient, le corps quelque peu que de prophétisme, ils perm ettront
cette sorte de décantation laborieuse qui
brisé, dans un Paris où fleurit la préciosité et où la beauté lentem ent placera les conquêtes de
baroque, déjà, s’est muée en rhétorique, c’est pour découvrir l’esprit et les audaces de l’écriture à
cette société secrète amoureuse d’estampes, de livres et de leur place véritable. Mais leur inven­
taire est aussi une interrogation: lecteurs
cornues, qui assume la liberté comme l’avaient assumée de Lucrèce ou d’Aristote, ils n’ima­
avant elle Socrate et Sénèque; sorciers capables de briser ginent guère pouvoir entrer dans les
l’étau d’une idéologie toujours dominante, magiciens éclec­ secrets de la connaissance sans avoir
tiques nourris de toutes les hérésies condamnées, tous ces erré dans les lieux divers où elle s’était
révélée. Et les routes d ’Italie leur sont à
témoins d’un nouvel âge entretiennent avec les fagots un presque tous familières.
dialogue imprévisible. Cyrano les retrouve groupés autour Tels sont les frères Dupuy, tel est
de Gassendi ♦ , l’homme du doute et du méandre pour qui Gabriel Naude, ou ce Pereisc, astro­
l’exercice même de la pensée est plus précieux que les nome, biologiste et écrivain qui accueil­
lait en sa Provence les plus nobles
conquêtes dont elle se peut prévaloir. Autour du chanoine intelligences d'alors. N 'en cherchons
de Digne, des disciples qui sont presque tous encore des point la représentation chez les peintres
adolescents émerveillés. Leur jeunesse même, leur prodi­ français du temps davantage tentés par
les illusions lyriques des paysagistes ou
gieuse curiosité pour tout ce qui vient d’ailleurs, la décou­ par la ferveur mystique venue de Rome.
verte qu’ils feront alors des pouvoirs et des sortilèges du Leur image, elle est chez Rembrandt
langage vont leur perm ettre de dire ou d ’écrire lisiblement ou chez Vermeer de Delft, dans ces
ce que les érudits ne chuchotent qu’à voix basse. Ce sont toiles où le clair-obscur lui-même prend
l’allure d’un symbole: un rais de lumière
eux qui s’expriment à travers Cyrano, à travers cet « Autre dans un environnem ent ténébreux, l’ar­
Monde » ♦ , sans doute le livre le plus libre du xvir siècle, dente lueur du regard tourné à la fois
un livre tout plein d’une ivresse mystérieuse. vers on ne sait quel nostalgique passé et
Cette ivresse est tout entière une ivresse de la connaissance. vers quel incertain devenir.
Le bonheur de voler, c’est celui d’accéder à la découverte
de ces « terrae ignotae » qui prom ettent à l’homme
l’accession à un univers renouvelé. « Cette aventure extraor­
dinaire me gonfla le cœ ur d’une joie si peu commune...», L’hérétique n’est point celui qui brûle
écrit-il en abordant aux premiers rivages de la lune, et il sur le bûcher: c’est celui qui l’allume.
SHAKESPEARE
dépeint son délire quand il arrive sur le soleil en des termes C orne d 'h iver.

124 L'autre monde de Cyrano de Bergerac


la pensée soit impliquée directem ent « L’AUTRE M ONDE»
dans le chem inement du siècle, mais
plutôt qu’elle doive aller, insidieusement, ♦ Plus que la tentation de l’espace
secrètem ent, féconder, suivant des voies « l’Autre M onde » est une tentation de
imprévisibles, des germes encore impré­ la lumière, c’est-à-dire, une aventure
cis. Ce qu’il livre à son auditoire, ce n’est spirituelle. Analysée dans cette pers­
pas un système, c’est un regard sur les pective, l’œuvre de Cyrano m ettrait en
diverses formulations de l’homme en évidence non seulement maints thèmes
face du monde: prêtre et jusqu’à sa mort évoqués dans les traditons occultistes
serviteur fidèle de Dieu des hasards de européennes, et en particulier chez les
sa création et ne s’aventure nullement à Rose-Croix, mais aussi de nombreux
restituer au monde cette cohérence dont symboles des expériences mystiques de
l’auteur du Discours de la Méthode l’Iran, de l’Inde et de la Chine. Toute
semble bien obsédé, mais il livre éga­ conquête de la lumière cosmique n’est
lement à la curiosité du siècle la que le miroir de la lumière mystique,
sécheresse de la théologie aristoté­ c’est-à-dire éblouissement intérieur. Le
licienne et les excès du mysticisme dessein final de cette plongée dans les
primitif. Homme de laboratoire, témoin autres mondes, dans les plus inacces­
(Giraudon) déchiré du procès de Galilée et obser­ sibles par leur éloignement comme dans
vateur attentif de la recherche savante, les plus obscurs de notre être, est la
LE M AITRE A PENSER: il tente de séparer aussi radicalement découverte de cet Élixir d’immortalité
GASSENDI que possible le monde de la science que le taoïsme appelle Fleur d’or et
et celui de la foi. Rationaliste malgré pour la possession duquel Faust s’était
♦ Bien plus que Descartes, leur maître à sa lutte contre Descartes, homme de livré à l’esprit du mal. La route de l’être
penser est Gassendi, né en 1592, l’insai­ lumière en face de l’occultisme des et de la connaissance est unique: le
sissable chanoine de Digne dont Cyrano Rose-Croix, il n’est pas sans garder secret du cosmos est le secret même de
de Bergerac n’a sans doute pas cessé de quelques tentations pour les mystérieux la vie et de l’éternité de l’homme.
suivre l’enseignem ent à partir de 1640. accomplissements à travers lesquels
Cet ecclésiastique nourri des lyriques magiciens et alchimistes ont préfiguré
latins et de la philosophie épicurienne le visage nouveau de la science. Et
semble avoir joué pour cette génération qu’il touche à l’un ou l’autre de ces
de 1640 un rôle com parable à celui que
joua pour la génération d’avant 1914 un
homme comme Alain, placé lui aussi aux
domaines, il s’abandonne toujours à une
sorte d’exploration rhétorique de la
connaissance qui ouvre sur d’innom­
' HISTOIRE
confluences d’idéologies divergentes
et pour qui le seul exercice de la pensée
brables paysages intellectuels, tous
également vrais, tous également riches.
COMIQVE
semblait devoir en*surmonter les contra­ Que le p e n c h a n t. naturellem ent anar­ DES
dictions. Sa vocation était l’ensei­ chique de Cyrano y ait trouvé des ESTAT ET EM PIR E
gnement, la formation libre de l’intelli­ sources supplémentaires d ’évasion n’est
gence suivant la pente même et la point pour surprendre. Ce n’était pour
singularité de qui s’adressait à lui. Un lui que le travestissement philosophique
enseignement où il y avait place pour
toutes les audaces, pour toutes les
d’une bizarrerie, d’une manière d’être
que sa fréquentation des milieux popu­
L A LVN E
incertitudes, sans doute aussi pour laires, sa sympathie profonde pour P rfrM vnficitY'dc C T R ji lf O BE R G E R A C .
toutes les divagations. Il meurt en 1655, l’homme quelconque du Paris de 1640
professeur de mathém atiques au collège ne pouvaient qu’accentuer. Semblable
de France. sur ce point à beaucoup de ses contem-
prains, Cyrano de Bergerac se nourris­
sait à la fois des abstractions les plus
ENTRE DESCARTES rigoureuses et des enchantem ents les
ET LES ROSE-CROIX plus communs. Et c’est autant dans les
venelles entourant la rue de Glatigny, A PARIS,
♦ Dans un temps où vérités et contre­ dite rue du Val d ’Am our à cause des Chez. C l U K t M r> E S s i c Y , au Pjlai-,
»u fùicmc Pillier de la grand" Salle, vis-i-vi*
vérités se multiplient, où tant de dogmes respectueuses qui y m archandaient le la m ontée de h Cour des Aydcs,
s’affichent, se défont, où les chercheurs plaisir, que dans le cénacle philoso­ à la Bonnc-Foy Couronna-.
trop affirmatifs doivent affronter les phique de Gassendi que notre auteur
rigueurs de l’inquisition religieuse ou du devait découvrir les ressources non M. D C . L X V .
despotisme politique, Gassendi est k ylxec Prihile^e du R«y.
encore déflorées de l’imagination aban­
l’homme de l’ironie. Il ne croit pas que donnée aux spectacles de la ville.

L'histoire invisible 125


que les mystiques, en proie au ravissement divin, n’eussent A TRAVERS LES FEM M ES
pas reniés. « J ’abordai très heureusem ent les grandes plaines
du jour... cette terre est semblable à des flocons de neige ♦ Pour être érudit, le libertinage de
embrasée tant elle est lumineuse... Le respect avec lequel Cyrano n’en demeure pas moins lié à
j’imprimais de mes pas cette lumineuse campagne suspendit une tradition qui de Villon à Apollinaire
illustre avec une chaleur vigoureuse ce
pour un temps l’ardeur dont je pétillais d’avancer mon grand plaisir d’être homme dont
voyage», et il ressent devant ce cosmos conquis l’effroi Pantagruel et G argantua s’étaient faits
de la créature possédée par l’Esprit universel. « Je me sentais les chantres et que Ronsard n’avait
pas manqué de louer tout au long des
tout honteux de m archer sur le jour. Mon corps même, folâtreries et de la catin. La liberté
étonné, se voulant appuyer de mes yeux et cette terre trans­ de l'intelligence n’est guère séparable
parente qu’ils pénétraient ne les pouvant soutenir, mon de la liberté des mœurs et ce ferment
instinct malgré moi devenu maître de ma pensée, s’entraînait d ’anarchie qui est la voie nécessaire des
idées neuves ne se conçoit pas sans
au plus creux d’une lumière sans fond. » l’anarchie de la conduite qui pour
De cette joie même naît alors pour Cyrano le sentiment autant n’est pas toujours condam nable.
d’être parvenu à une condition vraiment divine. « Je comptais Pour Cyrano, c ’est durant quelques
mes pas si fièrement que si les hommes avaient pu m’aper­ années, car la maladie et l’usure seront
m alheureusem ent précoces, l’exercice
cevoir de leur monde, ils m’auraient pris pour ce grand parfait d ’une jeunesse irrégulière. Les
Dieu qui marche sur les nues.» Mais cette explosion, c’est cabarets abondent où rapins, poètes et
le term e du voyage dans les contrées jusque-là interdites de comédiens consomment ensemble vins
et chapons, échangent coups et reparties;
la connaissance. Y parvient seulement celui que l’initiation aimant Paris «jusque dans ses verrues >»,
privilégiée conduit à travers les obstacles multiples imposés ces compagnons de la poésie sont aussi
à l’homme par les limites mêmes de son corps et de ses les compagnons du peuple. Ils trou­
sensations. veront à la table des tripots ce rire
jovial, parfois grossier, souvent obscène
Essentiellement visionnaire, Cyrano de Bergerac nous et toujours spontané qui fait des rues
introduit au coeur d’une réalité fantastique dont nul paysage du Pont Neuf un perm anent spectacle, et
ne doit dem eurer à l’abri du regard humain. Pour lui, les la nuit complice qui abrite alors dans
sa rumeur obscure tant de complots
pouvoirs de l’homme sont sans limites pour peu qu?il se et de règlements de com pte, les porte
confie à cette imagination qu’avant lui avait définie Para- à d’étranges rêves et à d ’imprévisibles
celse: «L ’imagination est comme le soleil dont la lumière paris. L'ironie mêlée de tendresse qui
n’est pas tangible mais qui peut m ettre le feu à la maison. inspire tant de pages des « États de la
Lune et du Soleil» n’a pas d ’autre source.
L’imagination mène la vie de l’homme: s’il pense au feu, L'homme est un théâtre pour l’homme,
il est en feu. S’il pense à la guerre, il fera la guerre. Tout disaient déjà les Espagnols, et Cyrano
dépend seulement du désir de l’homme d’être soleil, c’est- en a l’illustration vivante dans cette
à-dire totalem ent ce qu’il veut être.» Ainsi se dessine un capitale qui ne regarde que d’un œil
distrait les convulsions politiques de la
univers mental où viennent se confondre l’intuition et la m onarchie angoissée et les frondes
volonté. provocantes où nobles et bourgeois
Briser la langue quotidienne à travers laquelle les sens et le tentent de dissiper leur ennui. Il en
gardera la mémoire quand, brisé par le
cœ ur ne découvrent qu’un monde aveugle, détruire les désastre physique et cloué en sa
barrières derrière lesquelles l’esprit tourne comme un fauve cham bre par la déchéance du coips, il
emprisonné, casser la morte convention des mots pour resti­ devra retrouver par le biais de la
création romanesque les sortilèges du
tuer au langage la force élémentaire qui l’identifie à une plaisir.
musique originelle, c’est le mouvement de Cyrano. Dans sa
vie d’abord: il s’épuise en de longues randonnées guerrières,
s’obstine à retrouver à travers les femmes ♦ la ferveur primi-
tived’une chair reconciliée, traverse la maladie, le dénuement,
les factions politiques et l’asservissement sans jamais sou-

126 L'autre monde de Cyrano de Bergerac


Machine volante, François Lana (1670)
haiter autre chose que d’aller plus loin, aller ailleurs. Sans ÉLECTRICITÉ
doute a-t-il fait comme la plupart de ses contem porains le ♦ Mon démon redescendit avec deux
voyage d’Italie et celui d’Allemagne. Sans doute a-t-il erré boules de feu si brillantes que chacun
sur ces mêmes routes où un siècle plus tôt Faust et Agrippa s’étonna comme il ne se brûlait point
avaient semé leurs enchantem ents. Mais il a fait davantage. les doigts: « Ces flambeaux incombus­
tibles..., ce sont des rayons du soleil
Il a erré aussi dans tout ce que vingt siècles de culture médi­ que j ’ai purgés de leur chaleur,
terranéenne avaient apporté au monde, dans tout ce que les autrem ent les qualités corrosives de son
grands mythes antiques avaient livré à l’angoisse humaine, feu auraient blessé votre vue en l’éblouis­
dans tout ce que l’Europe médiévale et renaissante avait sant, j’en ai fixé la lumière et l’ai
enfermée dans ces boules transpa­
façonné pour approfondir la connaissance de Dieu ou pour rentes ».
la nier. Sa dém arche est celle d’un navigateur en haute mer,
tour à tour sollicité par le levant et par le couchant, par la « FUSÉES.» A ÉTAGES
Croix du sud ou le firmament septentrional. Quelques années
seulement lui seront accordées pour rendre compte de tout ♦ La flamme ayant dévoré un rang de
ce que son regard aurait recueilli d ’éblouissements et de résur­ fusées qu’on avait disposées six à six, par
le moyen d ’une am orce qui bordait
rections. Quelques années pour obéir à la fascination de ces chaque demi-douzaine, un autre étage
espaces inviolés où le secret du monde se dérobe. s’embrasait, puis un autre; en sorte
Mais s’il a deviné les nouveaux domaines où l’homme allait que le salpêtre embrasé éloignait le
péril en le croissant. La matière to u te­
avoir à pénétrer au risque de se perdre, Cyrano a eu aussi fois étant usée fit que l’artifice manqua
l’intuition profonde des moyens qui lui perm ettraient de s’y et lorsque je ne songeais plus qu’à
aventurer. Rien ne saurait expliquer l’extraordinaire pres­ laisser ma tête sur celle de quelque
cience qu’il eut des outils nouveaux que les découvertes m ontagne, je sentis mon élévation conti­
nuer et, ma machine prenant congé de
humaines allaient m ettre à la disposition des hommes. En moi, je la vis retom ber vers la terre.
avance de près de 300 ans sur son temps, ce qui explique le
long cimetière où il dorm it oublié jusqu’à l’aurore de notre
RADIOSCOPIE
siècle, il imagina l’électricité ♦ , la propulsion par fusées ♦,
la radioscopie ♦ , le transistor ♦ , pressentit l’antigravitation, ♦ Comme si mon corps n’eût plus été
la théorie atomique de l’univers ♦ , l’unité de la matière et qu’un organe de soie, je sentis ma
préluda à la médecine psychosomatique ♦ . A utour de l’Autre chair qui, s’étant décrassée de son
opacité, transférait les objets à mes yeux
monde, il échafaudé toute une dramaturgie de l’intelligence et mes yeux aux objets par chez elle...
où se retrouvent toutes les contradictions, toutes les Je connus que, par une secrète nécessité
obsessions, tous les délires de l’esprit contemporain. de la lumière dans sa source, nous étions
ma cabane et moi devenus transparents.
Mais l’esprit n’est qu’un pont constam m ent rompu avec
l’absolu. Entre une double vocation qui l’appelle tantôt à
l’être et tantôt au néant, suspendu dans le vague des ciéux, LES TRANSISTORS
l’homme est condamné au voyage qui peut lui être exil, ou OU LIVRES PARLANTS
aventure. De ce voyage peut naître la lumière, si l’homme ♦ A l’ouverture de la boite, je trouvai
sait écouter, voir, sentir autrem ent que par l’intervention dedans un je ne sais quoi de métal tout
ordinaire de son corps fini: « Pauvre mortel, je sens que ces semblable à nos horloges, plein de je ne
spéculations te fatiguent parce que comme dit cet excellent sais quels petits ressorts et de machines
imperceptibles. C ’est un livre à la vérité,
homme tu n’as jamais pris peine à bien épurer ton esprit mais c ’est un livre miraculeux qui n’a ni
d’avec la masse de ton corps et parce que tu l’as rendu si feuillets, ni caractères; enfin c ’est un
paresseux qu’il ne peut plus faire aucune fonction sans le livre où pour apprendre les yeux sont
inutiles; on n’a besoin que des oreilles.
secours des sens. » Telle est l’opinion d’un philosophe solaire Quand quelqu’un donc souhaite lire, il
sur la pauvre condition terrienne. C’est si l’homme se bande cette grande quantité de toutes
contente d’être homme qu’il sombre dans l’obscurité, qu’il sortes de petits nerfs de cette machine,

128 L'autre monde de Cyrano de Bergerac


disparaît, étouffé dans l’oppression du chaos. E ntre le puis il tourne l’aiguille sur le chapitre
royaum e du soleil et le royaum e de la nuit, longue est la qu’il désire écouter et au même temps il
en sort, comme de la bouche d’un
distance et hasardeuse la route qui les relie. M ais ne point homme ou d ’un instrument de musique,
ten d re vers le soleil, c’est déjà être abandonné à la m ort. tous les sons distincts et différents qui
«Voici l’h eure, dit S hakespeare, où les loups hurlants servent entre les grands lunaires à
l’expression du langage.
éveillent les dragons qui traîn en t la nuit tragique, m élan­
colique, frôlant de leurs ailes lentes, gourdes et flasques, les ÉNERGIE ATOM IQUE
dem eures des m orts, et de leurs gueules brum euses exhalant
♦ L’univers infini n’est composé d’autre
dans les airs l’affreuse contagion des ténèbres. » A u-delà de chose que de ces atom es infinis très
ces signes sinistres enveloppant l’hom m e com m e la coquille solides, très incorruptibles et très
l’œ uf, le jo u r radieux et ses grandes plaines floconneuses simples... le feu qui est le constructeur
appellent l’hom m e à d ’autres destins. Il n’est p o u r C yrano et destructeur des parties et du tout de
l’univers...
que de déchiffrer les secrets inscrits dans le livre infini de la
natu re p o u r accéd er à cette solaire possession. M ÉDECINE PSYCHOSOM ATIQUE
Le m onde est un théâtre: à chacun, a c te u r m algré lui, d ’y ♦ La force de l’imagination est capable
tro u v er son em ploi, son style, son évasion. A u m om ent où de guérir toutes les maladies que vous
C yrano en core enfant déchiffre dans les m anuels les attribuez au surnaturel à cause d’un
certain baume naturel répandu dans nos
prem ières im ages du savoir, deux thèm es, parm i ta n t d ’autres, corps contenant toutes les qualités
o ccu p en t les scènes parisiennes: celui d ’A trée, assassin cruel contraires à toutes celles de chaque mal
de son frère T hyeste, et celui des A rgonautes, navigateurs de qui nous attaque: ce qui se fait quand
l’impossible, poursuivant à travers les m ers les m irages de la notre imagination alertée par la douleur
va chercher en ce lieu le remède spéci­
Toison d ’or. E ntre ces deux sym boles se partage le destin de fique qu’elle apporte au venin.
C yrano. A trée, c’est la m alédiction, le stigm ate diabolique C ’est là d ’où vient qu’un habile médecin
m arq u an t l’ach arn em en t de la fatalité, c’est le sang de l’inno­ de notre monde conseille au malade de
prendre plutôt un médecin ignorant
cence répandu p o u r expier d ’anciennes fautes. Les qu’on estim era pourtant fort habile,
A rgonautes, ce sont les officiants de la chim ère, les vagabonds qu’un fort habile qu’on estimera
prom is à d ’incom parables fortunes p arce qu ’ils ont cru leurs ignorant, parce qu’il se figure que notre
rêves plus forts que leur destin. A trée, c ’est le rythm e imagination travaillant à notre santé,
pourvu qu’elle soit aidée de remèdes,
nocturne enfouissant dans son linceul les espoirs et les était capable de nous guérir; mais que
départs, cach an t dans l’om bre hostile les portes qui s’ouvri- les plus puissants étaient trop faibles
raien t sur la connaissance. Les A rgonautes, c’est l’aube quand l’imagination ne les appliquait
pas.
solaire qui guide les navires vers les plages ignorées où jadis
furent dissimulés les trésors. A trée, c ’est la vie m audite de
C yrano de B ergerac, un pauvre hère p réco cem en t mutilé,
voué à la solitude, au ricanem ent, à une dem i-folie. Les
A rgonautes, ce sont les rom ans de lum ière, les « É tats et
E m pires de la Lune » et les « É tats et E m pires du Soleil »
q u ’il ap p arten ait à notre tem ps de replacer en leur lieu véri­
table. C ar, solaires ou lunaires, ces im ages p o rte n t avec elles
la même obsession: celle d ’un paradis m ort dont la résur­
rection signifie l’éternité, non plus ce tte éternité du bien et
du mal que le C hrist et avant lui les prophètes avaient
annoncée aux Juifs, mais celle que porte avec lui l’esprit,
vagabond de l’im aginaire, sim ultaném ent sp e cta teu r et
ac te u r de ce théâtre du m onde dont aucun délire ne saurait
suffisam m ent rendre com pte et grâce à laquelle, com m e
l’an n o n çait Paracelse, « tu deviendras un, car le repos
n ’existe que dans l’un et dans aucun autre nom bre; to u t ce
qui est pluralité est inquiétude».
Peinture sculpturale
de Maurice Frydman.
Que ressent une femme ?
René Nelli

Au risque d'être ridicule, nous tiendrons les femmes


pour assez différentes des hommes.

En 1952, paraissait à la librairie L ’HOMME ET L ’IDÉE D ’AM OUR


Hachette, dans la collection DANS LA CONSCIENCE FÉM ININE
« Science et Pensée » dirigée par
Ferdinand Alquié, l ’un des ouvrages Il n ’est pas aisé de déterminer l’attitude intérieure de la femme devant
les plus remarquables sur l ’amour : l ’amour, ni comment elle conçoit l ’homme dans sa mythologie amou­
« l ’Amour et les Mythes du Cœur »,
de René Nelli. Il est bien regrettable reuse, parce que, d ’une part, elle éprouve d ’ordinaire une sorte de
que ce livre n’ait atteint qu’un répulsion à livrer le contenu de ses songes éveillés, quand ils sont
public extrêmement limité. Nous le de tonalité érotique ; et que, d’autre part, les poétesses, les roman­
tenons pour un chef-d’œuvre, et cières, ont eu trop souvent la coquetterie de décrire l’amour féminin,
nous en devons la découverte à notre non pas dans sa singularité qui fût demeurée impensable aux hommes,
collaborateur Claude Mettra. C’est mais de la façon dont ceux-ci l’imaginent le plus habituellement.
de cet ouvrage que sont extraites A certaines époques même, elles ont chanté purement et simplement
ces pages sur « l ’homme et l ’idée le comportement amoureux masculin en le prenant à leur compte,
de l’amour dans la conscience
féminine ». Ces pages répondent tellement il est vrai qu’avant de se montrer égales et quelquefois
à l’étonnante étude de Suzanne supérieures à l’homme elles éprouvent le besoin impérieux de l’imiter
Lilar que nous avons publiée dans d ’abord. C ’est le cas, par exemple, pour les « trobairitz » des xne
notre premier numéro. Elles nous et xm e siècles, qui adressaient à leurs amants les mêmes hommages
aident aussi à préciser nos intentions. — retournés — que ceux-ci envoyaient à leurs dames.
Que cherchons-nous, en effet, en De nos jours, cependant, les témoignages de la féminité sont plus
maintenant dans « Planète » cette directs, plus sincères, et plus nombreux. On voit même des femmes
rubrique intitulée « l’Amour à
refaire » ? A promouvoir des études
écrivains nettement impudiques. La timidité des jeunes poétesses
enfin objectives sur les rapports — qui n ’osent pas encore descendre jusqu’au fond de leurs propres
amoureux dans les trois plans : mythes — s’est tout de même enhardie à la faveur de l’obscurité
instinct, émotion, intelligence. A poétique. Mais le sentiment maternel si puissamment lié à la nature
aider à la constitution d’une sexo­ féminine, comme expérience réelle ou idéale, comme regret ou comme
logie. L ’anthropologie moderne, la aspiration, n ’a pas donné lieu encore à des monographies vérita-
biologie et la psychologie des pro­
fondeurs sont en train de modifier
profondément notre connaissance de
l’homme. 11 est urgent qu’une sexo­
logie réelle vienne agrandir encore
le champ de cette connaissance. L'amour à refaire 131
blement exhaustives, parce que, là, les femmes volonté obscure — pas nécessairement névrotique
n ’ont évidemment pas les hommes pour guides. — de surclasser de quelque manière le sexe opposé,
Et nous ne croyons pas que l’on possède beaucoup de prendre sa revanche sur lui, à un niveau où, à
de confessions — scabreuses ou « scientifiques » son tour, il serait déficient ou défaillant. Certes, la
— écrites par des femmes, touchant la nature ou plupart des femmes, celles qui ne sont point
le rythme de leur plaisir érotique. Ce sont habituel­ déviées vers l’homosexualité, acceptent la féminité,
lement les hommes qui se livrent à ces descriptions, dès que la nature s’épanouit en elles et triomphe
en y mêlant leurs fantaisies, leurs mythes parti­ de la maigre et ambiguë adolescence. Mais cette
culiers... acceptation ne va pas à l’encontre de cet instinct
Voici quels seraient les caractères véritablement qu’elles ont de surmonter de tout leur cœur la force
innés de la féminité, tels q u ’ils apparaissent, chez et la raison viriles. De l’agressivité envers le sexe
la plupart des femmes, comme directement issus mâle, il ne leur reste que l’inconscient dessein
de la conscience qu’elles ont de la symbolique d ’assurer la victoire de l’éternel féminin, dans la
même de leur corps, et des mouvements affectifs nuit de l’amour, dans la nuit maternelle, dans
qu’elles éprouvent ; et tels aussi q u ’on les retrouve, l ’absolue pitié de l’âme pour le corps, dans l’octroi
amplifiés et traduits en langage mythique, dans les de leur protection de chaleur charnelle et d ’oubli
éléments narratifs fournis par le folklore. à tout ce qui est faible, nu, désarmé. Peut-être
Pour commencer, nous n ’hésitons pas à déclarer aussi l’orgueil secret d ’incarner la Vie dans sa
que, bien loin de se sentir inférieure à l’homme, la divine défaillance.
femme n ’a jamais cessé de penser q u ’elle valait C ’est dire que la féminité se nierait elle-même
infiniment plus que lui. Mais pas en ce qui regarde si elle ne prenait point conscience q u ’en elle
la force physique, l’action sociale, l’énergie intellec­ l’amour est premier. Nous entendons par amour
tuelle. Elle se sent enclose dans une sphère à la fois ce mouvement de « sympathie », absolument
métaphysique et bien réelle, où, dans ses états primitif, par lequel elle est capable d 'intérioriser
d ’imagination et de passion, elle sait q u ’elle est la la douleur qui n ’est point la sienne. Ou si l’on
seule à pouvoir pénétrer. Elle est persuadée dans préfère, la Merci, la « Grâce », car il va de soi
son cœur que les valeurs q u ’elle incarne objective­ que la pitié instinctive est tout le contraire de la
ment, par sa nature même, sont plus hautes que les pitié raisonnée, et qu’elle s’adresse même à qui
idéologies masculines q u ’elle imite pourtant — de ne la « mérite » pas. Les mères ne se demandent
l’extérieur — ou q u ’elle subit. Et ces valeurs sont jamais si leurs enfants « méritent » leur amour.
des forces de vie. La sphère de conscience où se C ’est objectivement que la femme coïncide avec
meut toute femme est formée par l ’ensemble l ’être de l’amour. La nature s’est complu dans
des puissances de la nature où elle éprouve q u ’elle son sein à partager l’égoïsme en deux : la mère
est enfoncée, s’approchant ainsi plus que l’homme aime son enfant comme elle s ’aime, égoïstement.
du Dieu naturel. Il y a en elle un immense domaine Cette conscience partagée, cet élargissement de soi
réservé, du sein duquel elle regarde de haut, comme à un autre soi-même, est le chef-d’œuvre de la
distraitement, et sans y croire, les « puériles » nature. C ’est peu, et c’est le commencement de
préoccupations viriles. toute une évolution morale qui éliminera l'égoïsme.
L ’instinct maternel constitue le fondement de
LE DESSEIN CACHÉ toute l’éthique : il est aussi indéracinable que la
D ’ASSURER SA VICTOIRE sexualité même, et plus susceptible qu’elle d ’être
élargi à un autre être que son objet propre. Tandis
Encore q u ’on ait parfois exagéré l’importance et que le mâle, rappelons-le, est toujours tenté, à la
la durée de la période de son enfance où elle est façon des singes supérieurs (1), de traiter les
jalouse du sexe masculin et souhaiterait d ’être un (1) D octeur S. Zuckermann : la Vie sexuelle et sociale des Singes,
homme, il est incontestable q u ’il y a chez elle une G allim ard, p. 187.

132 Que ressent une femme?


faibles — et tout particulièrement l’enfance — faiblesse d ’enfance. Il y a là comme un écho de la
comme des objets sexuels, la femme, elle, est vieille loi de nature qui sacrifie, dans certaines
inconsciemment intéressée à considérer toutes espèces, le mâle à la femelle, et peut-être aussi le
les créatures désarmées comme participant de la pressentiment, qui exprime d ’ailleurs une sorte de
fragilité de son enfant, et comme des objets vérité, que l ’homme pourrait mourir alors : son
d ’amour. Elle se penche vers les tout jeunes rôle est achevé (de fait, bien des primitifs, et
hommes qu’elle domine de son expérience senti­ quelques demi-civilisés de nos campagnes, consi­
mentale, vers les blessés, vers les hommes que le dèrent encore que le sexe masculin ne joue dans
sort a foudroyés. Et, bien entendu, avec plus de la procréation qu’un rôle très secondaire d ’excitant
dévouement encore quand ce qui a été ainsi sui generis). Au contraire, le rôle de la femme
foudroyé l’a été injustement ; quand c’est la force commence alors. L ’afflux vital qui a manifesté la
juvénile et triomphante, le guerrier, q u ’un hasard puissance du mâle se perd dans les perspectives
a abattu. Sa pitié pour les blessés nous semble, infinies de la race. Mais d ’abord, en se rendant
chez elle, presque aussi primitive que l ’amour sensible sous la forme d ’une montée de l’incons­
qu’elle a pour son enfant, presque un instinct. cience, il a été le signe que l’homme avait quitté
Nous voulons bien q u ’en certains cas cette pitié son plan habituel, celui de la lucidité, de la raison,
ne soit qu’une mauvaise revanche q u ’elle prend pour entrer dans celui de l’ivresse. Autant qu’on
sur l’homme dominateur et ordinairement violent. en puisse juger, la joie féminine est beaucoup plus
Mais le plus souvent, c ’est de toute sa sensibilité consciente, nous voulons dire : beaucoup plus
normale — d ’ailleurs blessée elle-même et comme proche du sentiment. Le mythe qui occupe alors
ouverte — q u ’elle sympathise, moins avec la la femme lui représente son amoureux comme un
blessure en tant que telle, q u ’avec un ordre de être endormi qu’elle porte en elle, qu’elle contient,
valeurs qui va à l ’encontre de celui de la virilité qu’elle « veille ». Le monstre de l’amour formé
guerrière sacrifiée au social. La femme pose par le couple n ’a plus qu’une conscience, une
d ’instinct la valeur morale en se refusant à ratifier « conscience d ’amour », qu’elle cherche à pro­
ce qui « est ». Dans le héros blessé, elle ne veut longer le plus possible, tandis que l’homme
voir que la jeunesse qui n'aurait pas dû être mutilée. retourne, tout de suite après, à une sorte de honte.
Que l’acte d ’amour soit le symbole même, pour
U N E CONSCIENCE D ’AM OUR la féminité, de sa victoire naturelle et éphémère sur
Q U ’ELLE VEUT PROLONGER l’homme, qu’il ne prenne à ses yeux tout son sens
que lorsqu’il lui a permis de retrouver l’expression
Comme les hommes ont pris, depuis des siècles, de l’enfance dans les traits de celui qu’elle aime et
l’habitude d ’humilier l’acte d ’amour, de mépriser qui s’anéantit un instant dans son cœur : cela ne
la posture érotique de la femme, de croire que la nous étonnera guère. C ’est le rayonnement même
pire injure qu’ils puissent faire à leurs ennemis, de sa fonction maternelle, diffuse et pressentie, qui
c ’est de les traiter en objets sexuels, nous craignons lui suggère cette interprétation mythique d ’un acte
fort de n ’être compris q u ’à moitié. Mais il s’agit où l’homme voit lui aussi une victoire d ’un autre
ici d ’entrer dans la psychologie de la femme et non genre, plus bassement orgueilleuse. Toute la nature
dans celle des hommes. Or, il nous semble suffi­ coïncide avec elle. S’il fallait une preuve de ce que
samment prouvé, par les témoignages — trop rares, nous avançons, nous la trouverions aisément dans
il est vrai — des intéressées elles-mêmes, que la la peur de l ’amour, et même de l’acte sexuel que
mythologie brève et illuminante par laquelle la ressentent la plupart des hommes très jeunes et
femme se pense dans l’acte d ’amour, lui représente l’humanité en enfance. La passion, comme le plai­
le mâle vigoureux, ou la brute qui s’abîme en elle, sir, désacralise le guerrier, fait tomber sa virilité
comme une force extrême s’affaiblissant, s’exté­ sociale, le soumet à la femme qui triomphe alors
nuant, s’endormant en son sein, retournant à sa dans toute son éclatante nudité. On a pu prétendre

L'amour à refaire 133


Modigliani.
Léonard de Vinci : Théâtre des pulsions et impulsions.
parfois que la passion était, au contraire, une idéa­ signification bien féminine le mot « enfanter » :
lisation de l ’amour qui empêchait le plaisir phy­ « Pour étreindre son amant, il faudrait rêver qu’on
sique d ’énerver la virilité. Mais c’est là une illusion l’enfante. » Mais sur un plan plus spiritualisé
de civilisé : passion et désir vont, à ce strict point encore, elle eût peut-être dit : une femme ne ressent
de vue, dans le même sens. La passion est même d ’amour pour son amant que dans la mesure
beaucoup plus redoutable, parce q u ’elle n ’est pas où il est devenu, pour un temps si éphémère qu’on
capable, comme le désir, de s’assouvir en mode voudra, le symbole d ’un élan vital, court et
de force, de violence ou de jeu, et q u ’elle soumet haletant, venant expirer dans l’immense océan
plus intimement l’homme à la femme. de vie, et de survie, que représente la chair fémi­
nine. Elle ne l’aime que dans la mesure où sa
LE DÉSIR SECRET puissance passive de vie maternelle a trouvé
QUE L ’HOM M E RENAISSE D ’ELLE enfin sa conscience dans la conscience perdue
— et à sauver — du mâle. La femme veille l’homme
On conçoit maintenant que la passion, si elle a comme notre corps nous veille quand nous dor­
exigé pour se développer une. certaine féminisation mons, mais aussi comme un esprit qui serait à la
de l’homme, se trouvait, en revanche, objectivement fois connaissance et amour, c’est-à-dire : connais­
préfigurée dans les aspirations féminines. C ’est la sance privilégiée, plus lucide parce que plus
femme qui souhaite que le désir survive à lui- partiale, plus juste, parce que plus bienveillante,
même, et que perdure la conscience érotique qui lui plus près enfin de l’inconscient et du réel naturel,
renvoie l ’image de la puissance physique sous les parce que plus sentimentalement approfondie.
traits d ’un esprit qui s’anéantit, et celle de l’homme La femme, dans l’acte charnel, jouit de plonger
sous les traits de l’amour-enfant. C ’est l ’homme qui, l 'homme pour un instant dans la nuit de son néant
pour obéir à ses lois propres, s’est longtemps refusé prénatal. C ’est pourquoi — mais ici la mythologie,
à l’amour. S’il en est ainsi, les mythes de la femme à se projeter trop vivement dans la réalité, devient
doivent être parfaitement représentatifs de son pathologique — on voit des femmes ne s’attacher
essence. Ils le sont en effet : ils résument et font avec passion qu’à des hommes qu’elles protègent
converger dans l’acte érotique ainsi interprété, à et qu’elles nourrissent effectivement. D ’autres ne
la fois son désir secret d ’être un homme (elle le s’éprennent que de ceux qu’elles ont démolis elles-
contient, le devient, plus sans doute que celui-ci mêmes, ou que le destin avait déjà changés en
ne devient femme dans son délire anéantissant), et épaves. Que ces amants, souvent brutaux et ma­
son besoin de maternité diffuse (ne se transforme- lingres, les martyrisent ou les exploitent, peu leur
t-elle pas en l’enveloppe chaleureuse de cet homme importe. Ils sont assimilés alors à de mauvais
qui a perdu en elle sa force ?...). Et, bien que par enfants, à des fils ingrats. Elles trouvent bon qu’ils
certains côtés le mâle s’imagine volontiers qu'il crée ne « méritent » pas l’amour qu’elles ont pour eux.
la femme (puisqu’il « modifie » la vierge), nous Pour pathologique que soit leur erreur, consistant
pensons que beaucoup plus véhémentes sont les à faire passer sur le plan de l’action — qui échappe
images de la subconscience féminine qui lui repré­ normalement à la sphère de conscience mythique
sentent son amant comme renaissant d ’elle. — des exigences qui devraient ne se manifester que
Il est clair que même le désir le plus immédiat dans la nuit du désir, dans le sein du plaisir ou de
de la femme est sous le signe de la maternité la passion, elle n ’est que la déformation d ’une ten­
suprême, non arrêtée à la procréation d ’un enfant, dance qui appartient bien à la féminité tout entière.
mais la précédant et la dépassant. Une poétesse du Il s’agit toujours de cette pitié enveloppante et
siècle dernier (1) a écrit, transposant sur le plan maternelle pour un objet réduit à son vertige et
religieux son mythe le plus intime : « Pour châtré symboliquement dans sa virilité comme
étreindre ce Dieu, il faudrait l’enfanter. » Elle
aurait pu tout aussi bien écrire, chargeant d ’une (1) H era M yrtel : les Chants de VAme, Paris, 1895.

136 Que ressent une femme?


dans son esprit. Peut-être la seule différence —
fort im portante — entre les femmes normales
et les anormales, réside-t-elle dans ce fait que les
premières souhaitent que la virilité dem eure la
virilité pour jouir de son éphémère consom ption
dans la défaite am oureuse ; q u ’elles aspirent à être
possédées dans leur corps en même tem ps q u ’elles
peuvent dire comme Ève : « Je possède un homme,
je suis devenue un hom m e; l ’esprit de raison s ’est
abîmé dans m on esprit de passion. » Tandis que
les secondes désirent avec rage de châtrer vraim ent
l ’homme dans le social, de le transform er en une
victime, ou bien, com me nous le disions plus haut,
ne donnent leur am our q u ’à celui qui a déjà été
la victime du Sort. Ce sont uniquem ent les mythes,
à demi conscients, des femmes norm ales que nous RENÉ NELLI
retiendrons ici. Nés dans le désir et le plaisir, D 'o rig in e flo re n tin e , René N e lli est né
ils se développent dans la passion et, pour étrange à C a rc a s s o n n e le 20 fé v rie r 1909. Etudes
de le ttre s et de p h ilo s o p h ie à T o u lo u s e
que cela paraisse, ils ne sont norm aux que parce e t à P a ris (Lycée L o u is -le -G ra n d ,
q u ’au lieu de passer dans le réel, ils se consum ent S o rb o n n e ).
A p rè s a v o ir e n se ig n é q u e lq u e te m p s à
dans l ’idéologie passionnelle. l ’ in s titu t fra n ç a is de Z a g reb (Y o u g o ­
C ’est dans cette conscience de l ’am our, qui est slavie ) et voyagé dans les pays m é d ite r­
ra né e n s, il s 'e s t fixé en L a n g u e d o c .
l’am our même, que la femme réalise, sans doute Il est a c tu e lle m e n t c o n s e rv a te u r du
mieux que l ’homme, ce vœu qui tient à son essence : M usée de C a rc a s s o n n e et chargé de
co n fé re n c e s d ’ e th n o g ra p h ie à la Faculté
devenir ce que l’on aime. Ce que n ’ont point to u ­ des L e ttre s de T o u lo u s e .
jours com pris les psychologues qui, parlant de la O u tre des re c u e ils de p oè m e s :
P ré s e n c e , le T ie r s -A m o u r (D e n o ë l),
passion féminine, y découvrent le prétendu plaisir P o in t de la n g a g e (la Fenêtre a rd e n te ),
que ce sexe prendrait à « être possédé ». Bien sûr, René N elli a p u b lié de n o m b re u x e ssais
la femme n ’est vraim ent femme que si elle a le goût d ’e th n o g ra p h ie , d ’é ro tiq u e , d 'e s th é ­
tiq u e : L a n g u e d o c -C o m té -d e -F o ix -
de la force, et même, p ar une lente transform ation R o u s s ilio n (G a llim a rd ) P o é s ie o u ­
qui s ’opère au jo u rd ’hui chez elle, autan t le goût v e r te , p o é s ie fe rm é e (C a h ie rs du
S u d ), l'A m o u r et les m y th e s du
de la puissance intellectuelle ou m orale que celui cœ u r (H a c h e tte ), É c ritu re s c a th a re s
de la vigueur physique. Bien sûr, elle peut accepter (D e n o ë l), le C a th a r is m e (P .U .F .) e t,
to u t ré cem m e n t, en c o lla b o ra tio n avec
avec joie sur le plan social, par exemple, si son René L avard, une m o n u m e n ta le a n th o ­
am ant est vraim ent un homme d ’action, de se lo g ie de la litté ra tu re d 'o c m é dié va le :
les T ro u b a d o u rs (D e s c lé e de B ro u w e r).
laisser guider p ar lui. M ais nous doutons q u ’elle Son É ro tiq u e d es tro u b a d o u rs e s t
éprouve jam ais une passion heureuse pour celui a c tu e lle m e n t so u s p re s s e aux é d itio n s
P rivât.
q u ’elle aime, si l ’am our ne demeure point pour elle E nfin avec des oeuvres com m e A rm a
une sorte de zone nocturne réservée, de temps d e V e rta t et V e s p e r e la lu n a dels
fra is s e s , René N elli s 'e s t c la s s é au
sacré où, à son tour, toute cette force masculine p re m ie r rang des p oè tes d 'o c c o n te m ­
sera « à sa merci », ne fût-ce que dans une m inute p o ra in s .
C et é criva in si d ive rs est lo in d 'a ille u rs
de « folie ». Parce q u ’il est impossible à la femme d 'a v o ir p u b lié to u s les ré s u lta ts de
de réaliser son destin de femme si elle ne sent pas ses re che rch e s q u i p o rte n t e s s e n tie l­
lem e n t s u r l'E s th é tiq u e de la p o é s ie ,
q u ’elle représente, dans la nuit de l’am our, la vraie l’A m o u r , et la M o rp h o lo g ie du
conscience du couple. F a tid iq u e .
RENÉ N E L L I.

L'amour à refaire 137


Les in fo rm a tio n s L ’ H I S T O I R E
e t c ritiq u e s
d e ce n u m é ro
o n t é té ra s s e m b lé e s
e t réd ig é e s K hrou ch tch ev contre Freud
n o ta m m e n t p a r :
J e a n -P ie rr e A n d r é
J a c q u e s B e rg ie r UNE OFFENSIVE SOVIÉTIQUE
J e a n -J a c q u e s B e rre b y CONTRE LA PSYCHANALYSE
J . P . D o e rin g
Jean D u m o n t Une vaste entreprise de démo­
S e rg e H u tin lition du freudism e vient d ’être
C h a rle s -N o ë l M a rtin déclenchée en U.R.S.S. Ce sont
A im é M ic h e l les Éditions d ' État pour la
J acq u es M ousseau diffusion de la littérature poli­
L o u is P a u w e ls tique qui s'en chargent. Ceci
P ie rre R e s ta n y montre l'im portance de l’affaire
G a b rie l V é r a ld i aux yeux des responsables de
l'U.R.S.S.
Pour les fidèles de la religion
freudienne, toute résistance à
la psychanalyse est une hérésie
due aux démons de l'in ­
conscient. Pour les tenants de
la religion marxiste, le freudism e
est une hérésie anti-révolution-
naire. Il nous semble que
l’exposé, aussi fidèle que
possible, de la thèse soviétique
présente un certain intérêt, et
(Agip-R. Cohen)
nous le ferons en utilisant p a rti­
Le désaccord... culièrem ent la récente brochure
de F. Mikaïlov et G. Tsarego-
rodtzeff, intitulée : « Par-delà
les portes de la conscience».
Avant d ’exposer les idées des
deux spécialistes russes, que
l ’on nous permette d ’exprimer
avec tim id ité une opinion non
reçue : la thèse freudienne
comme la thèse marxiste n’au­
raient-elles pas un énorme
vice com m un? Toutes deux
adm ettent un déterm inism e
classique; pour le freudien
comme pour le marxiste les
causes d ’ un état d ’esprit dans
le présent ne peuvent être
trouvées que dans le passé. Or,
en réalité, il semble bien que
(Keystone) l’ inconscient ait accès au futur,
de deux déterminismes que la clairvoyance de l’avenir

1 38 Informations et critiques
soit un phénomène relativem ent interconnexions entre l’homme psychisme travaille sur des
courant, plus fréquent, à y bien et le co lle ctif qui expliquent idées et sur des fa its : or, les
regarder, que la plupart des le psychisme et non pas un idées, comme les faits, pro­
anomalies sexuelles, et que ce inconscient m ythologique. Le viennent du collectif.
ressac du fu tu r apparaisse dans colonialiste to rtu ra n t l'in d ig è n e Pour Freud et ses disciples, un
nos angoisses et dans nos rêves n'est pas poussé par les forces ouvrier victim e d'un accident
du présent. inconscientes d ’une sexualité a été poussé par un instinct
Nous ne cherchons, bien déformée. Il est tortionnaire secret de mort et d'auto-
entendu, à convaincre per­ parce q u 'il appartient à une punition. L'idée que ledit ouvrier
sonne, et moins encore les société mal faite. Et c'est ainsi ait pu être victim e des cadences
fanatiques. Cette réserve faite, que le m atérialiste ne peut infernales de l'usine, d'un
venons-en aux objections russes accepter ni le freudism e ni une manque de protection, d'une
o fficielles. psychologie lim ita n t le champ inattention due à ses soucis
du psychisme à la chim ie et à d ’argent, ne les effleure même
Vrais et faux matérialistes la physiologie d'un cerveau pas.
indépendant du contexte social. Qu'est-ce que l'in co n scie n tp o u r
Selon nos auteurs, le véritable De plus, ce véritable m atéria­ les signataires de cette bro­
m atérialiste est d'abord un liste fera une seconde psycha­ chure antifreudienne ? C'est
idéaliste qui se refuse à réduire nalyse du freudism e : il se tout sim plem ent la partie de
le psychisme à des réactions demandera à quelle classe notre activité psychique qui ne
chim iques ou électroniques sociale appartient le freudien réside pas en nous, mais qui
dans la matière : et quelles sont les lignes de provient des liens entre nous-
« A u c u n com battant pour la force de la guerre des classes mêmes et la société. Chacun
liberté des peuples opprimés qui l'o n t poussé à créer son de nos actes, chacune de nos
ne cessera sa lutte sous pré­ extraordinaire mythologie de pensées sont moins déterminés
texte que son besoin de la l'in co n scie n t et de la sexualité, par notre psychisme « isolé »
liberté n'est rien autre qu'un véritable religion moderne. que par la vie collective. Nous
ensemble de courants bio-élec­ Les auteurs voient essentiel­ tenons compte dans nos
troniques dans le tissu cérébral. lem ent dans Freud un malade pensées et nos actes des
Car te même cerveau lui dit cherchant dans une imaginaire réactions que, selon nous, la
clairem ent que cette lutte n ’a réalité psychique, détachée du société pourrait avoir. Et c'est
pas ses causes dans des parti­ monde réel et social, un moyen la conception que nous nous
cularités bio-électroniques des de se g u érir de ses propres faisons, plus ou moins com plè­
oppresseurs, mais dans la névroses et psychoses. tem ent, de ces réactions
structure sociale des pays « Freud est un des grands (conception qui n ’est pas dans
colonialistes. » créateurs modernes de mythes. notre cerveau mais dans le
A utrem ent dit, pour le véritable Il ne tie n t pas compte de l’exis­ substrat social) qui explique,
matérialiste, il y a dans la tence des réalités à la fois selon les Russes, tous les
pensée un contenu qui dépasse physiques et sociales. Se phénomènes attribués d 'h a b i­
la chim ie du cerveau et la bio­ refusant à admettre que notre tude à l'inconscient.
électronique moléculaire. Est-ce univers interne est essentiel­
à dire que les m atérialistes 1962 lement déterm iné par la société Sexualité et marxisme
doivent nécessairement croire où nous vivons, il invente le
à une âme im m ortelle? C ertai­ mythe d'une énergie psychique Que deviennent les complexes
nement pas. Mais non plus à un inexistante, d ’un inconscient, de la sexualité infantile et
cerveau humain isolé dans la d ’un complexe, des libidos, etc.» adulte, les transferts, l'énergie
société et contrôlé par un Pourtant, Freud aurait dû com ­ érotique, la sublim ation, les
« inconscient » ou des « forces prendre que notre psychisme instincts agressifs ?
psychiques ». Pour lui, l'essen­ s ’exprime à l'aide du langage Les Russes s'amusent. Ils citent
tiel, dans l’homme, c'est que et que ce langage nous a été un passage de Freud où celui-ci
celui-ci fa it partie d'un orga­ donné par la société. Il aurait explique que l ’or est le symbole
nisme collectif. Ce sont les dû com prendre que notre des masses fécales. Et les

L'histoire 139
réalités économ iques? Et L 'A N T H R O P O L O G I E lorsque d ’anciens élèves de
l ’étalon-or? Et la lutte pour le Cambridge lui assuraient que
marché de l’or entre l'est et l'Inde prim itive n ’ ignorait rien
l'ouest ? Des vaisseaux de l'aviation. Et ils citaient
Pour le marxisme, l'action du interplanétaires comme preuve les récits légen­
co llectif produit des pulsions dans le passé ? daires, souriant avec com ­
d ’origine non sexuelle, et qui passion si l'in te rlo cu te u r eu­
expliquent parfaitem ent tous les ANALYSE D'UNE ÉTUDE ropéen se perm ettait de dire
phénomènes observés dans la SUR LES qu'un conte n'est pas un tém oi­
société. La brochure s'en prend TEXTES SACRÉS HINDOUS gnage scientifiquem ent accep­
aux freudiens modernes tels « L’aviation est une chose mer­ table.
que Fromm ou Karen Horney, veilleuse. Vous volez d'une traite
en cita nt des textes dans de France en Inde. Nous, il Les contes sont-ils des vérités?
lesquels ceux-ci expliquent le nous faut des années d'efforts
comm unisme par le refoulem ent pour léviter seulement de q uel­ L'observation d'Huxley date de
et la guerre des classes par ques pouces. » Cette réflexion, trente-cinq ans, mais les choses
l'hystérie des masses. Ce sont faite il y a cinq ans à Fernand ne s'am éliorent pas. Pour le
là, selon nos Russes, des Pouey par le Penchen-Lama, Dr. Ranjee Shahani, qui vient
« idées monstrueuses ». est typiquem ent tibétaine, dans de publier une importante étude
Et ils concluent: « Le freudism e sa précision et sa technicité. dans la revue « Interplanetary
est le substitut moderne de la Le Tibet, on ne le remarque pas Exploration Quarterly », l'Inde
religion, l'opium du peuple de assez, ne peut être considéré ancienne connaissait non seu­
notre époque, l’outil créé par comme situé aux antipodes lement l'astronautique, mais
la société capitaliste pour éviter intellectuelles de l'O ccident que encore des vitesses supérieures
l'explosion qui la détruira. » par un esprit superficiel. Cette à celle de la lumière. Les
C 'est après cette première culture si parfaitem ent étran­ preuves q u 'il apporte reviennent
conclusion que l ’attaque contre gère a, comme la nôtre, le style à soutenir que le XVIIe siècle
Freud prend brusquem ent un de l'e ffo rt et de la réussite pratiquait l'hibernation a rti­
tour imprévu et romantique. technique. Mais elle a opté ficielle, et avec plus d ’efficacité
Les deux savants qui, jusque-là, pour la voie physio-psycholo- q u ’aujourd'hui, comme le dé­
s'étaient montrés calmes et gique de l’évolution, et non montre « La Belle au Bois
même un peu lourds, relati­ pour la voie mathématico-méca- Dormant». C ’est ridicule, certes,
vement pondérés et fidèles à la nique. Que cette première voie mais il serait bêtement aristo-
raison la plus positive, prennent soit en fin de compte moins télien de rejeter en bloc ce fa it
soudain feu et flam m e: « Ce qui féconde est un complexe pro­ historique réel : l'in té rê t pro­
provoque surtout le dégoût blème d'anthropologie, qui sera fond de la vieille Inde pour les
chez to u t être sain étudiant sans doute étudié bientôt. Pour voyages aériens, sous le pré­
les doctrines freudiennes, c'est rester dans notre sujet, le texte que l’ Inde nouvelle est
que celles-ci sont une perma­ peuple tibétain n'est pas un atteinte de schizophrénie
nente insulte à l'amour. L’amour peuple enfant et, si sa logique collective. Il y a là, au contraire,
est quelque chose d ’excep­ nous laisse souvent perplexe, l'am orce d'une recherche an­
tionnel, quelque chose qui elle possède une rigueur nulle­ thropologique de très haute
n’appartient qu'à l'homme, et ment négligeable. importance.
une réalité profonde que l'on Dans la péninsule indienne,
ne saurait en aucun cas réduire par contre, logique et technicité Le char du dieu Indra
à l'activité sexuelle. Quel sont des exigences intellec­
homme véritable ne sentirait tuelles méprisées; ou, plutôt, Voyons les textes. Le Rig-Veda,
ce dégoût? Car l'hom m e véri­ insoupçonnées, sauf par une le plus ancien des Vedas,
table seul connaît la grandeur m inorité infime. A ldous Huxley, mentionne que le dieu Indra,
et le bonheur d'aimer. » que l'on ne peut guère accuser celui qui aida les Aryens dans
de m épriser la culture indienne, leur conquête de la péninsule
a raconté son agacement contre les habitants prim itifs,

140 Informations et critiques


les Dasyus, voyageait dans un lifiés pour escalader d'un pied du dieu, le tisserand monte
chariot d'or plus rapide que la sûr les vertigineuses hauteurs dans l’engin, se fa it donner
pensée. Le véhicule était tiré du ciel. une leçon de pilotage par le
par deux coursiers à l'œ il de Gunavarman (367 - 431 après constructeur, et va se poser
soleil, aux longues crinières J.-C.), moine bouddhiste, mérite sur le septième étage du palais,
dorées, dont la robe était comme une mention. Il est d it avoir volé où la princesse a ses appar­
le plumage du paon. Indra était de Ceylan à Java, pour convertir tements. Le voyant descendre
transporté par eux « comme un un roi à la noble connaissance du Garuda, la fille du roi le
aigle est porté par ses ailes ». de la Voie aux huit chemins. prend pour le créateur des
Quant aux dieux jum eaux nom­ Un jour avant son atterrissage, Trois Mondes, et il l’épouse
més Aswins, « les cavaliers », la mère du souverain avait rêvé aussitôt selon les rites du
ils se déplacent dans un char qu'un grand maître venait de mariage « gandharvara », c ’est-
semblable au soleil, plus vite prendre place dans un vaisseau à-dire par consentem ent mutuel
que le clignem ent de l ’œil; volant et entrerait bientôt dans et sans autre cérémonie. Les
le char est parfois tiré par des le royaume. Ponctuellement, choses vont bien pendant quel­
chevaux, mais plus fréquem ­ aux premiers rayons du soleil, que temps, ju sq u ’à ce qu'un
ment par des oiseaux, cygnes Gunavarman arriva. Tous furent garde ait la puce à l'oreille.
ou aigles. Il va de la terre aux stupéfaits de le voir planer Le roi s ’ informe, et la nouvelle
portes des étoiles en un seul dans un bateau étincelant, puis q u 'il a un dieu pour gendre
jour. Ces dieux possèdent éga­ se poser sur le sol sans le l’em plit d'orgueil. Il devient
lement un véhicule sans traction moindre bruit. Comme un des si insupportable à ses voisins
animale. Ils vivent dans le ciel Jatakas le relate, il fu t consi­ que ceux-ci envahissent ses
et apparaissent à l'aube sur déré comme un messager des états. Il fa it donc appel à son
la terre, pour recevoir les dieux et traité avec la plus
offrandes de leurs adorateurs. grande révérence.
Les dieux jumeaux s ’occupent Un autre Jataka cite un roi
particulièrem ent d ’aider les de Bénarès qui possédait une
gens en détresse et ils sont voiture sertie de joyaux, capable
souvent loués pour leurs é m i­ de voler dans l’a ir; ses sujets
nents bienfaits. Invoqués, par le pensaient béni des dieux et
exemple, par Bhujyu, fils de invincible. Le fameux auteur
Tungra, qui se trouvait aban­ dram atique Bhavabhuti (Ve siè­
donné au milieu de l'océan, cle après J.-C.), parle à peu
ils le sauvèrent à l'aide d'une près dans les mêmes termes
sorte d ’hydravion, étanche à d ’un char volant com m uném ent
l’eau et pouvant voler dans utilisé.
l’espace.
Le dirigeable des amoureux
Le m eilleur des pilotes aériens
Le Panchatantra, la plus po­
Les Maruts, dieux des vents, pulaire collection de folklore
fils de la nuée, utilisent des indien, qui a inspiré la moitié
chars étincelants de feu et, des conteurs du monde, depuis
naturellement, tirés par les les Arabes jusqu'aux Français,
vents eux-mêmes. Pushan, autre contient une ravissante histoire.
dieu védique, navigue sur les Un tisserand tombe amoureux
« flots du ciel » pour porter de la fille du roi. Son ami,
les messages de Surya, le dieu génial charpentier, lui fabrique
solaire. Il a la réputation d'être un véhicule aérien de bois,
«le m eilleur des pilotes aériens» à l’ image de l’oiseau mythique
et conduit une paire de chèvres, Garuda, monture de Vishnu. (M in ia tu re D e lh i-B u llo z )
animaux particulièrem ent qua­ Équipé de tous les attributs Venus d'ailleurs ?

L'anthropologie 141
divin gendre qui, mis au pied conte que le roi Kakavarna, sport, plus qu'un art : un devoir
du mur, s'envole au-dessus du curieux de nature, fu t emporté patriotique. Pourtant, à la ré­
champ de bataille, armé d'un on ne sait où par un « véhi­ flexion, un doute apparaît :
arc, et prêt à m ourir pour ne cule mécanique » (yantrayana) Grec était, pour l'Inde antique,
pas survivre à sa supercherie. aérien, qui avait été construit un co lle ctif du même ordre
Heureusement, le dieu Vishnu, par un Grec prisonnier. Et, que Franc pour le monde
craignant que la mort de l’ im ­ au XIe siècle, le Brihat Katha arabe des Croisades. De même,
posteur n'affaiblisse son divin Slokasamgraha (traduit en fra n ­ les mots « cheval », « oiseau »
renom parmi les hommes, inter­ çais en 1908 par F. Lacote) étaient étendus à tout objet
vient, gagne la bataille, et tout narre une autre histoire de faisant fonction de course et
s ’arrange. Grecs. Vasvadatta désire monter de vol, selon un processus
Un récit analogue est narré sur un char aérien et voir sémantique comm un à la plu­
dans la collection de contes du toute la terre. Le roi Rumanvat part des langues. En analysant
VIIe siècle: « Les Vingt-Cinq fa it donc appeler ses char­ les textes au moyen des m eil­
Histoires d'un Vetala ». Six pentiers et leur demande de leurs instrum ents critiques mo­
jeunes gens, fils respectivem ent faire sans délai une machine dernes, on ne peut certes pas
d'un homme riche, d ’ un mé­ volante. Après longue réflexion, obtenir une seule preuve de
decin, d'un peintre, d'un char­ les charpentiers viennent dire l'existence d'engins volants ;
pentier, d'un mathém aticien, en trem blant : mais on ne peut pas davantage
d ’un forgeron, partent chercher « Nous ne connaissons que rejeter catégoriquem ent une
l'aventure en terre étrangère. Le quatre sortes de machines, faible éventualité de leur exis­
jeune homme riche conquiert mais les machines volantes tence effective.
le cœur d'une jeune beauté dont vous parlez ne sont con­
d'origine divine, mais elle est nues que des Yavanas (Grecs). Un phénomène troublant
kidnappée par un roi puissant, Nous n’avons jamais eu l'occa­
qui l ’enferme dans son harem. sion d ’en voir. » Le fa it intéressant, pour l ’an­
Aussitôt, les jeunes gens cons­ thropologue, reste que certaines
truisent, sous la direction du Les Gagarine de la Grèce cultures ont adm is que des
charpentier, un dirigeable que êtres privilégiés, des dieux,
des boutons perm ettent de Il serait facile de m u ltip lie r des hommes en contact avec
conduire dans toutes les d ire c­ les exemples. Mais ils ne font eux, d ’habiles artisans, u ti­
tions. Le peintre le camoufle que légèrement varier sur l ’exis­ lisaient des machines aériennes.
en oiseau Garuda et le jeune tence et l'usage de trois types D 'autres cultures, d ’ un niveau
amoureux vole vers le palais d'engins : les nefs fulgurantes comparable, ne se sont pas
du ravisseur. Celui-ci est des dieux, les Garudas fabriqués intéressées à la question, sauf
dûm ent impressionné et envoie par d'astucieux charpentiers, par quelque exception dont
sa captive porter au mystérieux et les hypothétiques machines on retrouve parfois la filia tio n
visiteur des rafraîchissements. des Grecs. Ces dernières sont étrangère. Or, les cultures du
L’aviateur se fa it reconnaître et spécialem ent intéressantes, prem ier groupe ont des con­
enlève la belle sous le nez de pour nous autres, formés dans ceptions sur les dimensions
la foule; exactement comme une culture méditerranéenne. de l'univers, sur la durée de la
les héroïnes des film s de la Nous éprouvons une douce création, sur la diversité des
grande époque auront coutume hilarité, en songeant que le êtres vivants, etc... étrangem ent
d'échapper, quelque douze mensonge était, dans la plupart vérifiées par les connaissances
siècles plus tard, au méchant des cultures helléniques, une modernes. Tandis que les c u l­
moustachu qui veut abuser de sorte de sport national, Mais tures du deuxième groupe a ttri­
leur innocence. quand un Grec était en voyage buent à l'espace, au temps, au
chez les barbares (c’est-à-dire cosmos, des dimensions rid i­
De curieux astronefs les habitants des quatre-vingt- culem ent restreintes, et ignorent
dix-neuf centièmes des terres ju sq u 'à l'idée d'évolution. Il y
Un roman sanscrit de la même émergées), mentir, galéger si a là un phénomène pour le
époque, le Harshacharita, ra­ l'on préfère, était plus qu'un moins troublant.

142 Informations et critiques


L A S C I E N C E calcul des probabilités ont place dans la vie de nombreux
convaincu le professeur Vassi­ animaux ; dans la vie de
liev de la réalité de certains l'homme, dont le processus du
phénomènes « parapsycholo - développem ent est lié in ti­
DANS PLUSIEURS PAYS, giques » de suggestion à dis­ mement à l'acte conscient,
DES SAVANTS tance. Il les explique en se cette im portance est considé­
ÉTUDIENT LES PHÉNOMÈNES fondant sur l’ idée que le cerveau rablem ent amenuisée, Néan­
PARANORMAUX est la form e de la matière la moins, ce problème est im por­
plus perfectionnée et unique tant car il est lié à l'étude du
La télép ath ie à l ’épreuve en son genre. Cette matière, à monde intérieur de chacun de
de la m éthode scientifique son avis, est capable, à d iffé ­ nous.
rentes étapes de l'évolution, de
A ux U.S.A., une école de produire un genre particulier Un laboratoire spécialisé
chercheurs officiels, guidés par d ’énergie sur la nature de
le professeur Rhine, étudie les laquelle pour le moment on La question de la nature énergé­
phénomènes télépath iqu es; en ne peut que se livrer à des tique de la suggestion mentale,
Hollande,le professeur Tenhaëff hypothèses. de l'inform ation transm ise à
a rassemblé des sujets doués Le savant a souligné que, selon distance par le cerveau, attire
de pouvoirs paranormaux extra­ les positions de la science l'attention non seulem ent des
ordinaires. En U.R.S.S., des soviétique, les phénomènes physiologues, mais aussi celle
travaux sur la transm ission de parapsychologiques sont un des représentants des sciences
pensée sont poursuivis systé­ atavisme, une propriété ru d i­ exactes, a déclaré Alexandre
m atiquem ent. A insi, la méthode mentaire que l ’homme a héritée Alexandrov, membre corres­
et la position intellectuelles de ses ancêtres zoologiques, pondant de l ’A cadém ie des
qui sont les nôtres reçoivent- et ne sont pas des phénomènes sciences de l'U.R.S.S., mathé­
elles dans divers pays, sim u l­ progressant au cours de l’évo­ m aticien connu et recteur de
tanément, une consécration : lution. A vérifier... l’ Université de Léningrad. On
prendre les faits maudits, tous ne peut pas encore prédire
les faits maudits et les sou­ L’animal est plus doué aujourd'hui quels seront les
mettre à l'épreuve de la méthode que l'homme résultats de ces recherches.
scientifique. Le professeur Alexandrov a
Le professeur Vassiliev illustre annoncé qu'un laboratoire
Transmission d'informations cette thèse en in d iq u a n t notam­ spécial a été fondé à l'U n i-
ment que, chez certains versité pour procéder aux
A propos des expériences sur animaux, ces propriétés se recherches dans le domaine de
la télépathie, c'est une assez m anifestent avec beaucoup plus l'électronique biologique. Ces
curieuse inform ation qui nous de clarté que chez l ’homme. recherches perm ettront de
vient de Léningrad. Le pro­ Certains animaux et insectes vérifier les expériences et les
fesseur Vassiliev, chef du labo­ se d istinguent par leur « radio­ observations, de procéder à de
ratoire d'électronique biolo - com m unication biologique » nouveaux essais et de savoir
gique, publie les résultats de naturelle qui se manifeste si les conclusions posées par
trente années de travaux sur surtout chez les papillons de le professeur Vassiliev sont
la suggestion à distance. nuit. Leurs fem elles sont justes, et, si elles le sont, de
L’auteur, avant tout, insiste sur capables d'appeler les mâles définir leur portée pratique.
un p o in t; il ne s’agit pas de d ’une distance de plusieurs
«transm ission de pensée» — la kilomètres, même si le vent
pensée est inséparable du souffle en sens contraire.
cerveau — mais de transmission Les phénomènes parapsycho­
d'inform ations par des moyens logiques, qui se déroulent par
autres que les moyens connus. préférence dans la sphère
De nombreuses expériences subconsciente de l’activité
contrôlées par la méthode du cérébrale, tiennent une grande

La science 143
Le plus grand voyées sur Vénus, Mars ou toute pendant la guerre dans le
des radio-télescopes autre planète au cours des domaine du radar. Les Sovié­
années à venir Mais ce n'est tiques et les A m éricains, quant
UN ŒIL OUVERT pas là sa tâche principale. à eux, ont porté leurs plus
SUR LES GRANDS INCONNUS Celle-ci consiste sim plem ent grands efforts sur la recherche
à sonder l'univers avec une nucléaire, la construction et
Un radio-télescope géant qui précision et une portée plus le lancem ent d ’engins spatiaux.
doit « voir » dix fois plus loin grandes que jamais. Ces deux pays ne disposent
dans l'univers que tous les Le rôle essentiel d'un radio­ pas de l'équipem ent le plus
appareils existant à ce jour, a télescope (1) est de déceler efficace pour capter les signaux
été mis en service en Australie, la puissance et la source des des fusées q u 'ils envoient dans
non loin de la ville de Parkes. ondes radio provenant de l'es­ l'espace. La collaboration des
Doté d'un immense réflecteur pace. Il n'est pas exagéré de uns et des autres, grâce à ces
mobile, ce télescope sera l'in s ­ l'appeler un « œil radio » puis­ performances complémentaires,
trum ent le plus efficace et le q u ’ il perçoit effectivem ent une restera donc un facteur
plus universel de son espèce. bande d'ondes dans le spectre essentiel du progrès dans la
Un seul appareil au monde électrom agnétique. prospection de l’univers.
lui est comparable : le grand Une onde radio, d it le professeur
radio-télescope de Jodrell Bank, Bowen, fa it sept fois le tour L’univers a-t-il des limites?
en Angleterre. Mais le télescope de la terre en une seconde.
australien a été conçu pour Quels sont les problèmes que
Il lui fa u d ra it hu it minutes
une plus grande précision et le radio-télescope de Parkes
pour atteindre le soleil, 100 000
une plus grande puissance. années pour traverser notre pourra aider à résoudre ?« Nous
Bien que sa situation géogra­ ne savons pas », d it le pro­
propre système galactique, et
phique lui permette d'é tu d ie r fesseur Bowen, « si l'univers a
plus d'un m illion d'années pour
une partie du ciel septentrional, des lim ites ou s 'il s'étend à
atteindre la galaxie extérieure
sa tâche prim ordiale est de l'in fin i dans toutes les d ire c­
la plus proche. Elle m ettrait
sonder toute la zone sud. tions; s ’ il a eu un comm en­
cinq m illiards d ’années pour
Ensemble, les deux grands cem ent et s ’ il aura une fin,
toucher certaines étoiles lo in ­
radio-télescopes annoncent une ou s 'il fa u t le considérer comme
taines que nous pouvons
ère nouvelle dans l ’étude scien­ éternel; ni s 'il y a sur d'autres
observer.
tifiq u e de la structure de planètes des êtres doués d 'in te l­
Pour être efficace, pour que
l'univers. ligence. On a échafaudé là-
l'im age soit bien nette, il faut
dessus des quantités de théories
Si des fusées atteignent non seulem ent que « l'œ il »
du télescope soit précis mais et d ’hypothèses, mais il y a
une autre planète... très peu de faits pour les
aussi très grand, aussi grand étayer. Voilà les grands pro­
A insi, l'instrum ent australien que possible dans certaines
blèmes que nous tentons de
peut jouer un rôle im portant limites. De plus, l'in stru m e n t
do it pouvoir « re g a rd e r» dans résoudre,.. Nous espérons que,
(comme l'a déjà fa it l'appareil grâce aux nouveaux radio­
anglais) dans l'exploration des toutes les directions, exac­
télescopes — le nôtre et ceux
phénomènes du système so­ tem ent comme le fa it l'œ il
des autres —, nous parviendrons
laire. Si l'on envoie sur la humain.
à apporter un début de
lune une fusée-sonde équipée solution. »
d'instrum ents scientifiques et L’avance anglaise
si cette fusée renvoie des et australienne
renseignements par radio, le
télescope de Parkes, mieux que Si l'A ngleterre et l'A ustralie
to u t autre, sera en mesure de sont les pays les plus avancés
capter ces signaux de faible en radio-astronomie, c ’est, de
puissance, il pourrait rendre l'avis du professeur Bowen,
les mêmes services si des le résultat de l ’expérience (1) V o ir l ’a rtic le de J. B e rg ie r dans le
fusées semblables étaient en­ que leurs savants ont acquise n u m é ro 3 de Planète.

144 Informations et critiques


DES NOUVELLES LA V IE SPIRITUELLE intégralem ent islamique, fu t une
DE L’ANTI-MONDE manifestation, une résurgence
du « libre arbitre » contre le pur
Le savant G.I. Naan, partant des fatalisme.
théories du physicien anglais Q u 'e s t-c e que le soufism e? Le Coran donne non seulement
Dirac et sa conception selon le fa it religieux mais il impose
laquelle la « structure du vide » LA MYSTIQUE DANS L'ISLAM encore un code civil, ce que
serait formée de particules à Jésus n'a jamais voulu réaliser.
ANCIEN ET MODERNE
énergie négative, a émis l’ hypo­ Les « hadiths » fournissent les
thèse que ces particules pour­ appréciations des rites officiels
raient être liées à un « tem ps Dans l'islam , aussi bien dogma­
sur les obscurités du Coran.
négatif ». tiq u e q u ’agissant, le soufisme
L'ensemble donne aux m usul­
Il existerait donc un monde apporta des développem ents à
mans une loi à laquelle ils
double: celui que nous connais­ la fois spirituels et réalistes
doivent se soumettre. Si le
sons, dont les particules sont à aux conceptions et aux actes
christianism e veut élever
énergie positive, et un autre des croyants. Qu'est-ce donc
l'hom m e vers Dieu, l'islam fa it
qui serait form é de particules à que le soufisme, peu connu en
descendre l'autorité de Dieu sur
énergie négative et pour lequel O ccident et souvent mal connu
par ceux même qui le cite n t? les hommes. La pensée sém i­
le tem ps s'écoulerait dans un tiq u e arabe pouvait s'en satis­
sens opposé au nôtre, On a voulu rapprocher le terme
faire, mais, chez les peuples
Des échanges de particules « soufl » du grec « saphos »
conquis par l'islam arabe, il se
entre ces deux univers seraient (sage) et aussi de l’arabe
produisit une sorte de réaction
possibles. « çouf » (laine). Le soufi serait
mystique, accom pagnant les
le sage habillé de laine. Le
réactions du terroir, en même
soufisme apparut to u t d'abord
temps qu'un essai d'adaptation
en Iran et fu t une réaction des
des coutumes et traditions lo­
mystiques locales contre le
cales à la loi nouvelle des
déterm inism e fataliste du
conquérants, une tentative de
dogme coranique, lequel, selon
présentation de civilisations
Nicholson (The mystics of
anciennes plus évoluées, ayant
Islam, London, 1914), refusa à
déjà a tteint les plus hautes
l'o rig in e d 'in té g re r la tendance
cimes de la pensée. A ces forces
mystique de l'âme humaine. Le
extérieures à l'islam se jo i­
soufisme fu t ensuite une
gnaient des forces internes
réaction des aspirations du existant dans la religion elle-
te rro ir local contre l'arabisme. même: ces dernières poussaient
Une réaction certains fidèles à vouloir dé­
contre le fatalisme passer les sim ples m anifes­
tations rituelles afin de parvenir
Islam veut dire en arabe: sou­ à une exaltation mystique, per­
mission, soumission à Dieu, et sonnelle ou de groupe, per­
la sim p licité de la religion o rig i­ m ettant la fusion avec I' Intuition
nelle lui valut son succès en divine.
Asie et en A frique. Quand les
com pagnons guerriers du Pro­ Un idéal d'immobilité
phète Mahomet ouvrirent l'ère
des conquêtes et de la prédi­ Vers l'an 700, une femme,
cation, ce dogmatism e fataliste nommée Rabia, in tro d u isit le
ne pouvait satisfaire la vieille monachisme dans l’ islam par le
civilisation iranienne. Elle soufisme. Le soufisme est
accepta le Coran en l'adaptant: l ’aboutissement certain des
le soufisme, tout en se disant pensées indo-iranienne, néo­

La vie spirituelle 145


platonicienne, chrétienne. Il met en ascètes dans le désert, tout vergure devinrent les chefs
d'abord l ’accent sur un état comme le fire n t certains mys­ d ’écoles mystiques, les fonda­
d'âme, un élan spirituel, une tiques chrétiens. L'ascétisme teurs de véritables ordres reli­
intuition mystique. Son idéal est la voie de la communion gieux, de plus en plus révérés
consiste à tendre vers une avec Dieu: les extases succes­ par les trib u s et écoutés sur le
im m obilité complète de l’âme, sives préparent le croyant à plan éducatif religieux et sur le
laquelle perm et à l'in itié de s ’ unir avec Lui par l'A m our. plan réaliste politique. Les chefs
trouver en son propre cœ ur la Les idées spéculatives des mystiques eurent leur sanc­
présence, divine, ce qui entraîne soufis vont ainsi ju sq u 'à la tuaire, la « zaouïa » (coin,
une indifférence presque com plète exaltation. Ils adm irent angle), lieu de refuge en même
absolue à l'égard du monde Dieu en tout et adm ettent même tem ps que de prière. Chaque
extérieur. Il ne s’agit cependant que les objets animés ou ina­ comm unauté fin it par avoir sa
pas d'un détachem ent sem­ nimés doivent être considérés zaouïa. A insi, le pur soufisme,
blable à celui du bouddhisme, comme représentant une part qui, sans toucher au dogme,
ou de la méditation philoso­ de l'action divine. De là sans voulut introduire le libre arbitre
phique d'un stoïcien, et encore doute provint le m aintien, sou­ dans l'islam , eut comme abou­
moins de la prière ardente du vent constaté, du culte des tissem ent pratique l'apparition
chrétien. Le soufisme en arrive arbres, des sources, etc. L'ani­ de véritables ordres religieux,
à un véritable envoûtem ent misme s'est ainsi conservé dans de congrégations, pour lesquels
déterm inant l'ascétisme, ou l ’ islam. Il n'existe q u ’un être le spirituel ne su ffit plus et qui
alors à une sorte d'exaltation réel : Dieu, lequel se manifeste recherchent l'autorité dans le
groupale, comme celle des sous une m ultitude de formes à tem porel; le chef de l'école
aïssaouas ou celle des derviches l’esprit humain, fraction de mystique, le chef de la zaouïa,
tourneurs. Le but du soufisme l'essence divine. Alors, peu représentait le pouvoir absolu.
ou « tassouaouof » est de placer im portent les rites, il su ffit que C 'est pourquoi, d ’ailleurs, les
dans la conscience de l ’ homme la pensée humaine s'exalte vers ouleinas puristes condam nent
l'E sprit caché de la loi en la contem plation de Dieu. C ’est souvent ces congrégations, ces
accord avec la Lettre et de ainsi que le soufisme, subissant confréries, comme étant deve­
parvenir ainsi, par des pratiques la résurgence des antiques nues un élément dissolvant de
pieuses (très souvent par la pensées, fin it par représenter l'unité islamique.
répétition continue, menta­ la Pensée libre au sein de l’ isla­ Même dans ses aboutissements
lement ou à haute voix, avec la misme. réalistes, le soufisme a une
répétition de gestes fixés par Il en résulta pourtant une défor­ action mystique indéniable.
un long usage, de certaines mation sensible de la concep­ Ceux qui veulent réellem ent
parties du Coran, ou des lita­ tion religieuse prim itive. Les connaître le monde islamique,
nies), à un état de pureté morale ascètes, les moines, fu re n t peu et surtout le comprendre,
et de spiritualism e tel que l'on à peu remplacés par des in d i­ doivent étudier de très près les
puisse voir Dieu face à face et vidus appelés derviches, walès, divers aspects du soufisme.
sans voiles, enfin de s ’unir à qui, dans leur vie errante, mon­ Cela est d ’autant plus exact que,
Lui. L’anéantissement de l’ in d i­ tra ie n t aux masses la pratique de nos jours, parmi les jeunes
vidu en Dieu est la récompense d'exercices, qui, à l'origine, musulmans évolués, il existe
prom ise; le monde n'est q u 'illu ­ devaient servir à déterm iner deux mouvements : les uns
sion ; tous les efforts de l ’ homme l'extase, mais devinrent peu à oublient, pour un moment tout
doivent tendre vers l'extase su­ peu un véritable ritualism e dans au moins, le dogme et les rites,
prême qui est l'union avec Dieu. lequel l'im agination avait pour accéder à un rationalism e
chassé la raison. Et ce fu re n t areligieux, les autres veulent
Jusqu'à les derviches tourneurs, hur­ dépasser le rigorism e dogm a­
la complète exaltation leurs, etc. tique et rituel pour parvenir à
une forme supérieure de la foi;
En ta n t qu 'héritiers en quelque L'extension vers l’Afrique ces derniers se disent être des
sorte des pensées anciennes, soufis. Ce nouvel aspect appa­
plusieurs soufis se réfugièrent Toutefois, certains ascètes d'e n ­ raît nettement chez de nom­

146 Informations et critiques


breux jeunes A fricains noirs, et déchiffrem ent. Il existe, en LA S O C I O L O G I E
c'est là sans doute un signe persan même, plusieurs ver­
des temps. sions légèrement différentes par
exemple de l'Elahi Nameh. Or
Fouad Rouhani, éru d it pas­
Un poète iranien Une thèse qui nous
sionné par son sujet, vient de
du X IIe siècle concerne peut-être
livrer au public francophone,
une m agnifique traduction de THE IMAGE,
LE LIVRE DIVIN, ce Livre divin, de Fariduddine de Daniel J. Boorstin
de Fariduddine A ttar Attar. (Édité par W eidenfeld
Le grand poète m ystique persan et Nicolson, Londres)
des XIle-XIIIe siècles est resté
Traduction française de Fouad mystérieux pour ses biographes L'auteur, qui est professeur
Rouhani, revue par Paul les plus acharnés. Quelques d'université, fa it le procès de
Repiton-Preneuf. Préface de maîtres ont consacré de longues l'homo americanus. Il l'accuse,
Louis Massignon. Collection années à reconstituer son œuvre avec une nostalgie attristée, de
« S piritualités Vivantes », É di­ poétique. Le noble et passion­ s'éloigner de l'homo sapiens.
tions A lbin Michel, Paris, 1961. nant travail de Rouhani vient L'homme américain, comme un
faire la synthèse en français de enfant, veut être étonné, amusé,
L'Elahi Nameh, livre divin, ce m onum ent de la littérature subjugué. La vérité ne l'in té ­
s ’apparente aux grands livres universelle que constitue le resse pas ; ce qui l'intéresse,
sacrés des religions initiatiques. Livre divin. ce sont les apparences à sa
Mais le souffle poétique évoque Le mot traduction ne peut pas convenance, avec lesquelles la
parfois, en plus noble, les pages rendre compte de ce travail. vérité a été habillée. Au fait,
moins austères de la littérature Le lecteur oublie rapidem ent qui est sec, brutal, qui exige
islamo-persane, telles les Mille q u 'il lit du français ta n t l'a d a p ­ réflexion, analyse et synthèse,
et Une Nuits. C 'est une fas­ tation a tteint une quasi-per­ il préfère l'événem ent qui est
tueuse tapisserie aux m ille per­ fection pour restituer le rythme le fa it affublé d ’un travesti. Il
sonnages, grands sages, der­ et la m usique originale. admire les inventeurs de cos­
viches, initiés, miraculés, ado­ Grâce à quelques notes tum es : les vedettes de cinéma,
rateurs du feu, démons de adroites, claires et brèves, de la publicité, de la télévision
l'enfer et houris du paradis; réunies en fin de volume, et à et de la presse.
c'est, dans une inégalable to u r­ quelques explications lu m i­ La thèse générale de Daniel
nure poétique, une suite de neuses, Rouhani a fa it du Livre J. Boorstin est illustrée par une
contes, d ’apologues, de para­ divin une véritable introduction remarque. Jadis le lecteur du
boles, de portraits et sentences, au souffle élevé de la pensée journal s'exclam ait : « Que le
où le fantastique tisse inlassa­ mystique islamo-persane, à ce monde est agité aujourd’h u i!»
blement la tram e de la réalité. soufisme décrié, déformé et De nos jours, il constate, désolé;
Il est im possible de séparer le méconnu. L’Elahi Nameh, dans « Que le journal est plat ce
réel de la perception extra­ sa version française, devient la matin I » Le monde — la
sensorielle, le vécu du perçu, le révélation enchanteresse de l'un réalité — n'est plus responsable
perçu du mysticisme pur. des grands joyaux du soufisme de son chagrin ou de sa joie,
On sait fo rt peu de chose en persan, toujours tellem ent mais le journal, la pseudo­
Occident, en dehors des cercles vivace. réalité. Cette attitude expli­
spécialisés les plus étroits, sur querait, selon l'auteur, les
les grands mystiques persans erreurs de psychologie et
et leur inégalable œuvre poé­ de compréhension constantes
tique dont la plus grande partie commises à l'égard de l'é ­
demeure d ifficilem e nt acces­ tranger, aussi bien par
sible, même au lecteur iranisant, l ’A m éricain isolé qui voyage,
en raison de la grande maîtrise que par le gouvernement
de la langue nécessaire à son fédéral.

La sociologie 147
LA P E I N T U R E par excellence: il correspond conséquence, des personnalités
à la montée sociale de la fo rt diverses se réunirent pour
bourgeoisie, à l’avènement d ’ un rénover la form ule et l'adapter
« goût parisien » de moins en aux nécessités de l'heure. Ces
Une v ie ille querelle moins soumis aux im pératifs manifestations nouvelles fire n t
artistique : de la cour de Versailles, En réapparaître le principe du jury
Faut-il tu er les salons? l'espace de deux siècles, le et du numerus clausus des
Salon va perdre une à une invitations. Elles offraient l'avan­
LE BILAN ses caractéristiques originelles. tage d'un choix lim ité et orienté,
DE DEUX SIÈCLES ET DEMI D'abord exclusivement réservé d'une sélection plus exigeante.
D'UNE MANIFESTATION aux professionnels (membres Trois d'entre elles font aujour­
ARTISTIQUE de l'A cadém ie royale de Pein­ d'hui encore « date » dans le
BIEN FRANÇAISE ture et de Sculpture), il ouvrira calendrier de la vie artistique
ses portes aux artistes libres parisienne : « Comparaisons »,
Une excessive prolifération n ’est et « révolutionnaires» en 1791, « Réalités Nouvelles » et surtout
q u ’ un signe illusoire de santé. Le ju ry est supprim é en 1848, le « Salon de Mai », doyen de
Chaque année, le cortège des une révolution effaçant ce ces manifestations récentes.
expositions qui se succèdent qu'avait institué l'autre. En 1881, « Comparaisons » 1962 est de­
en chaîne fa it rebondir la Jules Ferry abolit le privilège meuré fidèle à son principe de
querelle: faut-il tuer les Salons, de l ’Académ ie et enlève au l'accrochage par tendance, un
ces manifestations typiques de Salon tout caractère officiel. En organisateur désigné étant res­
la vie artistique française qui 1889, enfin, la dissidence pro­ ponsable de chaque choix de
se portent bien, si on en juge voque la dualité puis la m u ltip li­ détail. L'éventail des tendances
par leur nombre croissant? cité des salons. A u jo u rd ’ hui, les ainsi représentées est large: il
Pas une catégorie sociale, pas statistiques en dénom brent une va du nouveau réalisme au réa­
une profession qui n ’ait son cinquantaine, pour la région lisme tout court, du surréalisme
Salon, depuis les femmes parisienne seulement. Au Salon au tachisme, de l'abstraction
peintres jusqu'aux employés des A rtistes français (lointain géom étrique au trom pe-l'œ il et
du métro. héritier de la manifestation à la peinture naïve. En principe,
Cette idée « bien française » mère) et à la Nationale (première ce salon, qui se veut une
de l’exposition publique dissidente), s'opposent les Indé­ confrontation libre de tous les
d'œuvres d 'a rt nous est en fa it pendants, eux-mêmes dépassés secteurs de l'a rt contemporain,
venue d'Italie à la fin du par les Surindépendants ; aux devrait être largement ouvert
XVIIe siècle. L'Académ ie s'en Salons d ’Autom ne succèdent sur l'avant-garde. Et il l'est dans
est emparée et bientôt devait les Salons de Printemps... Le une certaine mesure: c'est un
se dessiner la form ule clas­ nombre des participants salon de « départ » dans la
sique: manifestation annuelle, s'accroît en même temps dans carrière d'un artiste. On le
unique, officielle, sélectionnée des proportions gigantesques: déserte dès qu'on a acquis une
par un jury, et dont l'am bition les Indépendants com ptaient certaine notoriété. Ces défec­
est d 'é ta b lir le bilan de la déjà 1 900 exposants en 1925. tions « p a r le haut» entraînent
production artistique de l'année. un renouvellem ent « par le
A partir de 1737, cette expo­ Trois expositions bas ». Mais la responsabilité des
sition o fficielle se tie n t dans au-dessus du lot sélections de salle repose sur
le Salon Carré du Louvre : un seul artiste: c'est le défaut
l’ habitude se prend vite de Que faire devant la crue de ces du système, la voie ouverte à
dire d'un peintre q u 'il expose foires annuelles monstrueuses toutes les partialités.
au Salon du Louvre ou, plus et anarchiques? Rien, si ce
simplem ent, au « Salon ». n'est créer de nouveaux salonsl Le carrefour de l'abstraction
En 1944, pressentant la révo­
Un phénomène bourgeois lution artistique de l'après- Les « Réalités Nouvelles » en
guerre et l'hyperaccélération de sont aujourd’ hui à leur dix-
Le phénomène est bourgeois l'histoire qui devait en être la septième année d'existence. Ce

148 Inform ations e t critiques


salon em prunte son nom à une un roulem ent actuel laissé à
exposition de groupe organisée « la responsabilité et à la man­
à la galerie C harpentier en 1939 suétude » de chaque membre
et qui réunissait un certain du comité. Une telle form ule
nombre d'artistes d ’avant- doit se juger sous l’angle du
garde, d ’esprit géom étrique ou renouvellement, notion-clé qui
« con structif ». Cette même en est la base. Q u’en est-il,
idée, reprise après la guerre en fait, en 1962? En ce qui
par Fredo Sidès et Sonia concerne le comité, des jeunes
Delaunay, se concrétisa sous de la deuxième génération
la form e d'un salon annuel. (entre trente-cinq et quarante-
Longtemps, l’abstraction froide cinq ans) se sont peu à peu
y imposa sa tyrannie exclusive. ajoutés aux anciens et ont
Depuis cinq ans, un change­ comblé les vides dus aux dém is­
ment d ’orientation radical s ’est sions ou aux disparitions. Il a
produit: le salon a ouvert ses été fa it appel à des éléments
portes, sans plus aucune exclu­ de valeur tels que Messagier,
sive, à toutes les tendances de Alechinsky ou Rebeyrolle pour
l’art abstrait. Malheureusement, la peinture, César, Delahaye,
cet élargissem ent d ’esprit n’a Étienne-Martin pour la sculp­
pas eu les heureuses consé­ ture. Si le renouvellement s'est
quences q u ’on attendait. Le opéré normalement au sein du
salon de 1962, malgré un effort comité, il est loin d ’en être de
de sélection et de présentation même en ce qui concerne les (K eystone)
(un nombre lim ité d ’artistes invitations: 122 peintres sur 170, César :
représentés chacun par trois 19 sculpteurs sur 39 exposaient Pour la compression
œuvres), accuse nettement une déjà l’an dernier; 84 artistes des ju ry s artistiques
perte d ’originalité. Cette m ani­ exposent cette année pour la
festation se trouve en porte-à- cinquièm e fois consécutive. Les
faux entre « Comparaisons », chiffres parlent d'eux-mêmes:
manifestation à caractère expé­ le renouvellement du Salon de
rimental, et le Salon de Mai, Mai est paralysé par « la fidélité
salon de consécration. des amitiés » et I' « emprise des Des vestiges
galeries » (quatre membres du d ’ un tem ps révolu
A la conquête comité appartiennent à la même
de l ’académ ism e galerie parisienne). Les seules En fait, les salons, comme toutes
surprises, bien rares, ne les institutions humaines, sont
Le Salon de Mai a célébré ses peuvent venir que des invités soumis à l’ impitoyable loi de
dix-huit ans. Née en 1943 des habituels bousculant leur car­ l’usure et du vieillissem ent.
discussions de quelques artistes rière et changeant de style; ce Quels q u ’ ils soient, ils vie il­
progressistes (de Gruber, Cou- sont là de véritables événements lissent mal. En dépit des chiffres
taud et Pignon à Manessier, qui se com ptent sur les doigts: et des apparences, la form ule
Marchand, Couturier, Adam), les compressions de César en est en sursis: vestige de temps
l’ idée d ’un salon de la nouvelle 1960, ou, cette année, l'évolution révolus, elle a perdu ses ju s ti­
génération fu t réalisée pour la de Riopelle vers un « dripping » fications profondes et ne corres­
première fois en 1944. La à la Sam Francis. Faute d'accé­ pond plus ni aux exigences ni au
form ule p rit vite sa vraie consis­ lérer le rythme du renouvel­ rythme de la vie artistique
tance: sélection rigoureuse lement nécessaire, le m eilleur actuelle.
parmi les m eilleures tendances salon actuel ne sera bientôt Le développement du marché
contemporaines sans exclusive, plus que le tem ple confortable de la peinture, de l’ initiative
nombre d ’exposants lim ité à d ’un académisme dépassé. Ce privée et des expositions collec­
cent cinquante environ, avec sauvetage en vaut-il la peine? tives ou industrielles organisées

La peinture 149
par les galeries, et surtout L A M U S I Q U E composée par des machines
l'apparition d ’ un type nouveau n'a pas de point commun avec
de large confrontation inter­ l ’œuvre wagnérienne. Cette
nationale, la Biennale, l ’ont W a g n e r a -t-il devancé étude sera peut-être entreprise
rendue inopérante, donc les m achines m odernes? un jour.
condamnée à plus ou moins
brève échéance. Il ne s 'a g it LA GAMME MYSTIQUE
plus de tuer les salons, ils sont DE RICHARD WAGNER,
déjà morts; les Biennales, qui de Jean Dauven
les ont tués, les vouent provisoi­ (Édité par les Nouvelles
rem ent à une survie a rtificielle Éditions latines)
qui repose sur le snobisme des
exposants et le sentim entalism e La correspondance entre les
du public. Face à ces grandioses sons et les couleurs a été un
rencontres internationales que thèm e pour les poètes. Que
sont les Biennales de Venise ou cache notre sensation que des
de Sao Paulo — manifestations réalités apparem m ent diver­
colossales à l'échelle du monde gentes sont liées entre elles?
entier, qui ont bouleversé les Et liées par quoi ?
données de la muséologie tra d i­ Ce genre de correspondance
tionnelle et de l'inform ation est nécessairement une liaison
artistique —, les salons de Paris entre des nombres plutôt qu'une
font plutôt fig u re de parents liaison entre des réalités phy­
pauvres. Malgré son prestige siques. Le son, en effet, est
intact, Paris, en 1962, n'est plus une vibration longitudinale dans
la seule et unique métropole un milieu matériel tandis que
de l’A rt. Véritable signe des la lum ière est un ensemble de
tem ps : Paris, capitale des vibrations transversales autour
salons, a créé, il y a trois ans, sa d'un grain, le photon. Jean
propre Biennale. Dauven a réussi, à partir des
idées émises par W agner sur
ce sujet, à établir des correspon­
dances extrêmement curieuses.
Comme il le d it très justem ent
dans le livre qui relate ses B IB L IO G R A P H IE JEUN ESSE
découvertes ; « Il ne s'a g it pas
Die Skaptische Génération (Schelsky).
de physique, de relations mathé­ La jeunesse dans la fam ille et la Société
matiques, de diapason, de vib ra ­ m oderne (Georges Teindas et Yann
tions ou de décibels, mais de Th ireau).
Values and Ideals of A m erican Youth
l'élaboration du langage et du (Eli G inzberg).
sens attribué par W agner aux International Marketing (N° 94, mars
notes de la gamme d'ut, et de 1962).
La nature sociale (A lfred Sauvy).
celle-là seulement, parce que La montée des jeunes en France
la pensée ne s'élabore pas sur (A lfred Sauvy).
douze plans. » Geld in Nietenhosen (Ruth M unster).
Lectures des jeunes (René Courtois).
Jean Dauven apporte aussi une Les adolescents et la culture (Odette
autre inform ation to u t à fa it Lévy-Bruhl).
La nouvelle race (M ichel de Saint
passionnante: W agner pensait P ierre).
composer un langage binaire, Travaux de Josselin, du Professeur
to u t comme les machines mo­ Gijselbrech, Babin.
Enquête de la « Kom somolska Pravda »
dernes. On peut se demander en Union Soviétique et de l’Universjté
si la musique algorithm ique de V arsovie sur la jeunesse polonaise.

150 Informations et critiques


Dictionnaire des responsables

A partir de ce numéro, le dictionnaire des hommes qui, dans


tous les domaines de la pensée, de la science, des arts et des
techniques, ont travaillé ou travaillent, ouvertement ou clandes­
tinement, à la seconde Renaissance.
A R M A N D Louis

un grand commis plaidant pour l'avenir.

Louis Armand est de ces rares techniciens Aux « responsables ». il donne ce conseil la « loi » de la pénurie inévitable, le retard
qui savent ne pas réduire l'univers à leur d'une portée extrême: « Ce qui importe aux des idées sur les faits, etc... Sans doute,
spécialité, mais au contraire cherchent à hommes d'action que vous êtes, c'est, à dans cette croisade, Louis Armand entend-il
délim iter la place exacte qu'occupe leur mon avis, beaucoup moins de connaître les régler leur compte à tous les attentismes,
spécialité dans un univers sur lequel ils ont aspects techniques des grands problèmes à toutes les obstinations, à tous les partis
le désir de se faire une idée d'ensemble. de l'heure que de savoir les situer à leur pris qu'il a rencontrés en trente années de
Passionné de culture classique, il ne s'inté­ véritable échelle. » service public.
resse au monde en mouvement que pour y Cette préoccupation qu'il a eue de tout MAIS IL NE DÉTRUIT QUE POUR MIEUX
retrouver l'Homme. Résolument confiant temps, fait que Louis Armand est par excel­ CONSTRUIRE. Il dresse alors ce plaidoyer
dans l'avenir, ce haut fonctionnaire, long­ lence l’homme qui sait créer des liens, jeter pour l'avenir dont nous parlions plus haut.
temps condamné au silence, est sorti de des ponts. A ce titre, il est de ces êtres Ses idées forces: réhabiliter les techniciens,
son mutisme pour défendre la technique et trop rares encore et dont notre civilisation créer un nouvel humanisme, promouvoir la
l'avenir, ou, p lu tô t les techniciens et le futur a le plus besoin car les problèmes surgissent form ation permanente, établir la vérité de
qu'ils nous préparent, dans « Plaidoyer pour désormais à une telle cadence que les ponts l'inform ation, miser sur la jeunesse, enfin,
l'avenir» (en collaboration avec Michel sautent à peine sont-ils lancés. choisir l'Europe, qui est « à la dimension du
Drancourt, édition Calmann-Lévy). SON AMBITION NOUVELLE EST D'ORGA­ monde actuel ». La France ne l'est plus,
DE PAR SON CULTE DE L'UNIVERSEL. NISER LE FUTUR ÉLOIGNÉ, non pas à conclut Louis Armand, aussi douée soit-elle. »
SON SENS DES PROBLÈMES partir du passé ou du présent, mais à partir
D'ENSEMBLE, Louis Armand est le du futur immédiat. « Il faudra bien s'habituer
contraire du prototype de l'ingénieur à vivre avec des structures plus souples,
français des années 30, sûr de son savoir susceptibles de se modifier en fonction du Né le 17 janvier J9 0 5 à Cruseilles (Haute-
et sans curiosité pour celui des autres. Il développement de l'équipem ent dont dis­ Savoie). Famille d'instituteurs. École Poly­
paraît pourtant en avoir le physique: front technique. Ecole Nationale supérieure des
posent les hommes, au lieu d'établir,
Mines. Ingénieur au Corps des Mines. Ingé­
dégarni, sourcils épais, petite moustache, comme ce fu t le cas très longtemps, des
nieur en chef des chemins de fer S. N. C. F.
nœud de cravate énorme comme un poing structures qui se perfectionnent avec l'âge,
Directeur général puis Président de la
sous un menton pointu. Sous cet aspect autour de principes immuables ». a-t-il écrit.
S.N.C.F. 11949-1958) — Son œuvre à ce
conventionnel se cache un personnage, De même qu'en mécanique il a fallu intro­
une personnalité à l'enthousiasme toujours duire le facteur « tem ps» dans des phéno­ poste, accomplie dans la discrétion, perm it
neuf, un homme prêt à toutes les aventures mènes où il ne semblait pas devoir intervenir aux Français d'avoir, très vite après la fin
de la guerre, le m eilleur et le prem ier réseau
intellectuelles pourvu qu'elles soient d iffi­ avant la relativité, il va falloir « einsteiniser »
ferroviaire du monde. Président de
ciles et qu'elles lui perm ettent de saisir la plupart des notions que nous avons sur
l'Euratom (1958-59), Président de /'Union
l'action à bras-le-crops, de s'y mesurer et les cadres de nos sociétés. Et il précise:
internationale des chemins de fer. Président
d'y faire ses preuves. Affectionnant les « En langage plus ordinaire, il s'agit
des Houillères du bassin de Lorraine —
formules imagées, il a d it: « L'énergie est désormais de viser un but mobile: le chan­
l'étoffe dont le Créateur a fa it toutes Professeur à l'École nationale d'Adminis-
gement de mentalité correspond au passage
choses. » Elle est d'abord son étoffe à lui. tration et Président du Conseil de Perfec­
du tir aux pipes au tir aux pigeons. »
tionnem ent de l'École Polytechnique.
Parler, — d'abondance — Aimer, ses Parmi les pipes qu'il tire avec allégresse,
Membre de IAcadém ie des Sciences
machines, la Terre... - Lire, tout et énor­ il y a toutes les notions fausses sur lesquelles
morales et politiques.
m é m en t— aucune activité de l'esprit ne lui s'est fondée notre manière de penser: la
est étrangère. sagesse des grands homme du XIX' siècle.

Dictionnaire des responsables 152


G A U D I Antonio

le créateur du baroque moderne

Gaudi s'est inscrit d'emblée dans l'histoire forme qui est la marque de Gaudi, sa ciemment à un renouveau lyrique, à
de l'art, à un point de culminance: c'est un dimension originale, dont l'intensité est l'éclosion de formes architecturales plus
maillon indispensable dans la chaîne des demeurée incomparable jusqu'à nos jours. libres, plus « chaudes », plus conformes aux
grands constructeurs. Sur le plan de la De l'esprit baroque, Gaudi avait le sens exigences de son affectivité et de son
filiation historique, on a pu dire que son de l'accord intime de la nature et de sentiment.
œuvre constituait une interprétation person­ l'homme. Ses constructions prolongent la Le temps n'est pas loin, où le visionnaire
nelle de plusieurs styles, et notam ment du nature, ses courbes et ses spirales suivent inspiré de Catalogne sera salué comme le
gothique et du mudéjar. Mais il a trans­ les courbes de niveau et épousent le terrain père du baroque moderne. Ce style, qui est
cendé ces emprunts et ces références en ambiant. Ses formes architectoniques à naître, ou plutôt à renaître, sera fina­
une grandiose synthèse baroque. A la force répondent à cet élan vital. Leur exubé­ lement le style du siècle.
et à l'ampleur de sa vision venait s'allier rance est aussi celle des grands arbres
une très efficiente conception des masses centenaires, seigneurs des forêts. L'inspi­ Architecte espagnol. Né à Reus. près de
architecturales, de leurs articulations orga­ ration « végétale » traduit l'élan lyrique de Tarragone. en 1852. m ort à Barcelone, en
niques. du jeu des volumes. Tous ses édi­ la nature, une inspiration mystique ouverte 1926. Études à /'École supérieure d'archi-
fices sont caractérisés par la logique intense sur l'univers. ture de Barcelone. Venu à l'âge de 16 ans
de leurs structures et par leur puissance DU BAROQUE « ROCAILLE», GAUDI A à Barcelone pour suivre les cours de l'École
expressive. La pesanteur voulue de cer­ PRIS LE GOUT POUR LES ARRAN­ dArchitecture. Antonio Gaudi y Cornet ne
taines masses n'est là que pour exalter GEMENTS DE MATIÈRES HÉTÉROCLITES. quitta plus la capitale de la Catalogne
l'irrésistible élan lyrique. Dans ce domaine, sa fantaisie et son où s'affirma son style. I l a eu la chance
Du maître d'œuvre médiéval, Gaudi n'avait invention n'avaient pas de limites. Il a su d'être compris et soutenu par un mécène
pas seulement la foi passionnée et le m agnifiquement jouer des matériaux les local, dont le nom demeure associé à ses
pouvoir de synthèse, il en avait aussi la plus surprenants, mêlant la brique, le plus brillantes créations: Don Eusebio Güell.
facilité inventive, devenant tour à tour mortier, les amalgamant au ciment ou à la Gaudi a ainsi réalisé l'h ô te l Güell. rue Conde
charpentier, ébéniste, céramiste, sculpteur, céramique. Au Parc Güell comme- à la del Asalto (1885), l'église Santa Coloma
selon les besoins du chantier. Il a su très Segreda Familia, son imagination lyrique de Cervello (1 89 8 -1 91 4 ) et enfin le parc
habilement se servir des ressources orne­ s'est surpassée. Certains thèmes floraux ou Güell. conçu originairement comme une
mentales de l'artisanat local, et plus parti­ fantastiques demeurent des chefs-d'œuvre ville-jardin, dont il ne reste que deux
culièrement du fer forgé et de la céramique, de qiouvement et d'invention formelle. pavillons champignonnesques, à l'entrée
qui atteignirent un très grand dévelop­ Après que l'essor du fonctionnalisme en d'un effarant labyrinthe de conte de fées
pement en Catalogne, à la fin du siècle architecture eut jeté sur le « modem style » (1900-1914). I l faut citer encore le Collège
dernier. un discrédit qui, jusqu'à ces dernières de Sainte Thérèse (1 88 5 -1 91 4 ) et les
IL A SU MIEUX QUE QUICONQUE années, paraissait définitif. Gaudi est rentré maisons Calvet (1898-1904), Miralles
EXALTER LES POSSIBILITÉS PLASTIQUES dans l'ombre. Il est redécouvert aujourd'hui (1901-1902), Battlo (1905-1907). Mita
DES CONSTRUCTEURS. En fait, il sculptait par certains fonctiormalistes eux-mêmes, «La Pedrera » (1905-1910). Il devait,
son architecture, il la modelait sous l'inspi­ conscients de l'échec de leur esprit de surtout après 1914. se consacrer tota­
ration du moment, en plein chantier, et système, et des méfaits d'un optimisme lem ent à son grand œuvre, l'église- de la
le dynamisme de ces retouches décoratives technique qui tend à asservir l'homme à Segrada Familia, véritable cathédrale
venait s'insérer tout naturellement dans la l'architecture et à l'urbanisme. L'homme baroque qui malheureusement demeura
logique rigoureuse des lignes de force de qui est malheureux dans sa prison fonc­ inachevée à sa mort, faute d'argent.
l'ensemble. D'où cet élan lyrique de la tionnelle aspire de plus en plus cons­

153 Dictionnaire des responsables


une intuition cosmique au service d'une aventure
prom éthéenne.

Visionnaire inspiré et réalisateur prophé­ ligence raisonnée. Refusant dans un tableau création les dimensions et les normes fon­
tique. Yves Klein est sans conteste la per­ tout recours à ce qui n'est que prétexte, damentales d'une cosmogenèse. Non
sonnalité hors série la plus envoûtante du c'est-à-dire la composition, l'anecdote, le content de «prévoir» le monde futur,
monde artistique de l'après-guerre. La mort geste, l'artiste fonde son répertoire sur les il a voulu nous en fixer l'image à travers
vient de le faucher en plein élan, mais seules ressources expressives de la couleur. un nouveau langage, une nouvelle méthode
quelques années d'activité intense lui ont Les « propositions monochromes » sont des de perception et de compréhension des
suffi pour bâtir une œuvre d'une profonde panneaux uniformément recouverts d'une énergies cosmiques. Son urgence expres­
logique interne dans ses dimensions couche de couleur à base de pigment indus­ sive qui était sans frontières ne se recon­
mythiques, et dont l'influence sur l'orien­ triel pur. Après avoir utilisé indifféremment naissait aucun domaine réservé. Pour Yves
tation future de la création esthétique ira plusieurs tons, il fin it par se fixer sur une Klein, il n'y avait pas de problèmes (phy­
en s'accroissant dans tous les domaines, certaine variété de bleu outremer dense siques ou métaphysiques) mais des
de la peinture à l'architecture. qui représente pour lui la révélation: c'est réponses,singulièrement efficientes au-delà
CET AUTODIDACTE PICTURAL A OR­ « l'insonore bleu des nostalgies » si cher de leur apparente utopie.
DONNÉ SON ŒUVRE AUTOUR D UNE à Jean Arp, le support plastique des
INTUITION FONDAMENTALE: à un monde intuitions informulables, le véhicule idéal
nouveau correspond un homme nouveau. des émotions universelles.
Les m utations de l'espèce humaine affectent DANS CETTE POURSUITE AVIDE DE LA Artiste-peintre. Né le 2 8 avril 1928 à Nice,
au premier chef le domaine de la sensibilité, COMMUNICATION ABSOLUE, le bleu ne d'une famille de peintres. M o rt à Paris le
de l'émotion, de la perception. Dans le lui suffit bientôt plus, il traite l'or fin à la 6 ju in 1962, à 3 4 ans, d'une crise car­
monde de demain, voué à un bain d'énergie feuille; il annexe l'immatériel, il vend le diaque. En l'espace de dix ans (1952-1962)
et au règne des m utants supérieurs, le vide sensibilisé par sa présence. Cédant il a fa it deux fois le tour du monde, exposé
créateur ne se heurtera plus à aucun obs­ à la tentation prométhéenne (et aussi à la une trentaine de fois à Tokyo, Londres,
tacle technique. Il n ’y aura plus de problème tradition cosmogonique des Rose-Croix), Paris, Nice, Marseille, Milan, Rome, Düssel-
de «réalisation». L'art sera, au-delà de il intègre à sa création toutes les m ani­ dorf. Vienne, Anvers. N ew York, Los Angeles.
toutes les esthétiques traditionnelles, le festations des forces élémentaires: il Parlé en Sorbonne («L'évolution de l'art
langage de l'émotion pure, synthétique et emploie les « pinceaux vivants » dans ses vers l'im m atériel », 1959). B â ti une théorie
souveraine, le langage de la comm uni­ Anthropométries (empreintes sur papier de de l'architecture de l'a ir dont il a réalisé les
cation directe entre les individus perceptifs. modèles nus préalablement enduits de pein­ premiers essais et les maquettes expéri­
L’homme dort faire dès à présent l'épreuve ture bleue); il construit sur l'air dans l'air mentales (to it d'air comprimé assurant la
de ces modes de perception cosmique. avec l'air (ses plans de climatisation de clim atisation de grands espaces naturels,
« voir » et « sentir » les choses à cette l'espace et de retour à l'état de nature dans lits d'air). Décoré de façon monumentale
échelle: c'est à la recherche de cette un Eden technique préfigurent les orien­ le N ouvel Opéra M unicipal de Gelsenkirchen
dimension absolue de l'expression que s'est tations majeures de l'urbanisme de demain); dans la Ruhr (1957-1959). Tourné plusieurs
voué Yves Klein. il domestique le feu dont il s'empare pour en films, rédigé des centaines de notes de
C'EST A TRAVERS LA COULEUR PURE faire des peintures (combustions de cartons travail et publié « Le Dépassement de la
QU'YVES KLEIN DEVAIT D'ABORD MATÉ­ suédois à l’amiante) ou des sculptures (jets problém atique de l'a rt » (Ed. Montbliard,
RIALISER SES INTUITIONS SENSIBLES de gaz incandescent sous pression). La Louvière 1959).
et mettre en œuvre des mécanismes de L'évolution d'Yves Klein est significative.
perception extra-lucides, entièrement En lui s'était fait jour une exigence totale.
affectifs, échappant au contrôle de l'in te l­ Il avait le souci constant de donner à sa

Dictionnaire des responsables 1 54


LA BO RIT Henri

le refus de l'isolem ent scientifique.

Dans quelques années la petite commune mement complexes sur le système neuro­ déboucher enfin sur l’usage en anesthé-
de Fleury-Mérogis. près de Paris, possédera végétatif (cette espèce de relais du cerveau siologie d'un substrat métabolique à action
le laboratoire de physio-biologie le plus qui prend en charge toutes les fonctions hypnotique.
moderne du monde. Pour la première fois qui échappent à son contrôle direct: Ce sont ces multiples investigations aux
dans l'histoire de l’architecture, un pulsations du cœur, rythme respiratoire, confins de l'inconscient qui ont convaincu
ensemble de bâtiments ayant pour modèle digestion, etc...), est hanté par l'image le D' Laborit de la nécessité de faire
une cellule vivante va y être édifié. Autour d une science écartelée où chercheurs et tomber les cloisons de la connaissance
d'un noyau formé par une salle de « brain praticiens se trouvent cloisonnés dans des pour se hausser jusqu’à la compréhension
storming » seront centrés six départements spécialités de plus en plus étroites. Son générale du phénomène humain pris dans
de recherches (neuro-physiologie, synthèse ambition est de permettre à nouveau le ses multiples manifestations. Le laboratoire-
organique, etc.) disposant d'un matériel et dialogue entre les différentes disciplines cellule de Fleury-Mérogis sera un premier
de locaux leur assurant un maximum scientifiques pour résoudre ce grand pas dans cette voie. Le D' Laborit entend se
d'autonomie. On sait ce que désigne problème qu'est la Vie. Son espoir est rendre compte du phénomène « vie » sous
l'expression américaine « brain storming » d'attirer l'attention des. milieux intéressés ses m ultiples manifestations. Il ne s'agit
qui. traduite littéralement, signifie « tem ­ et peut-être, grâce au laboratoire-cellule point pour lui de vouloir confirmer ou
pête des cerveaux ». On désigne par là des de Fleury-Mérogis, de déclencher un vaste infirm er telle théorie, de résoudre des
réunions, sans ordre du jour précis, où mouvement pour une plus large problèmes, mais simplement d'observer le
chacun des participants est invité à dire connaissance. com portem ent de la matière, de tenter
« tout ce qui lui passe par la tête ». C'est TOUTE LA VIE DU D' LABORIT A ÉTÉ UN d'en élucider les mystères et d'enrichir
en quelque sorte la technique du « choc REFUS DE L'ISOLEMENT. Voué par ses ainsi notre connaissance. « Les applications
des idées». Elle est employée aussi bien études à la chirurgie et par sa carrière à la thérapeutiques en découleront automa­
dans les laboratoires que dans les agences marine, il s'est presque immédiatement tiquem ent », ajoute-t-il.
de publicité ou les bureaux de promotion attaqué à tout ce qui pouvait lui ouvrir des
des ventes. Seule discipline: le respect des voies nouvelles dans sa profession. M ettre
idées, d'où qu'elles viennent et quelles plus d'atouts dans le jeu du chirurgien au Chirurgien français. Né le 21 novembre
qu elles soient. On ne discute pas, on moment décisif où la vie du malade se 1914 à Hanoï. École principale du Service
suggère. décide, telle fut et reste d'ailleurs sa de Santé de la M arine et Faculté de
DANS LE BÂTIMENT FUTURISTE DE principale préoccupation. De là son souci Médecine de Bordeaux. Interne des
FLEURY-MÉROGIS, DES CHERCHEURS de soumettre totalem ent le patient à la Hôpitaux, chirurgien des Hôpitaux. Chef du
DE TOUTES LES DISCIPLINES SCIENTI­ volonté du praticien, et ses recherches Centre d'Études et de Recherches des
FIQUES CONFRONTERONT LEURS portant sur l'inhibition du système végé­ Services de Santé de /'Armée. Membre de
VISIONS DU MONDE. L'auteur de ce ta tif qui devaient le conduire à l'étude des l'Académie de Chirurgie. Découverte de
projet révolutionnaire est le Docteur Henri curares, à la mise au point de l'hibernation « l'hibernation artificielle ». de /'anesthésie
Laborit. Il doit à la Fédération des Déportés artificielle et, deux ans plus tard, à la potentialisée, recherches sur le système
(qui a mis le terrain de Fleury-Mérogis à sa découverte de la Chlorpromazine. De là. nerveux végétatif, découvertes concernant
disposition) de pouvoir le réaliser. Toute la l'intétêt du D’ Laborit rebondit vers de la réanimation, la fatigue et la psycho­
penséedu D' Laborit est dans ce laboratoire- nouveaux horizons et ce fut la recherche pharmacologie. A uteur de 13 ouvrages
cellule. Car ce chirurgien qui « inventa » d'un traitem ent du delirium tremens, puis imprimés et de 3 50 publications scien­
l'hibernation artificielle et qui, depuis l'étude expérimentale et clinique d'une tifiques.
quinze ans, poursuit des travaux extrê­ thérapeutique cellulaire de la fatigue, pour

155 Dictionnaire des responsables


M IL O S Z Oscar Venceslas de LUBICZ

le poète qui a renoncé à la poésie.

Dans un livre, aujourd'hui introuvable, Jean RAMENER AU SIMPLE LYRISME; elle est la vérité unique » — a été initié. Où? par qui?
Rousselot rapproche Milosz et Rimbaud: une tentative pour résoudre une incapacité à quoi? Nous ne connaissons que le che­
l'histoire de leur vie fut celle d'un renon­ de vivre parmi les,hom m es mêlée à un minement de sa pensée, pudiquement
cement à ce qui paraissait leur raison de immense désir de les aimer; c'est pourquoi voilée dans des œuvres de plus en plus
vivre, la poésie. Pour l'un et l'autre, il elle est dépassée par le poète déçu par son denses et prophétiques dont les titres
s'agit d'un suicide volontaire et non d'une outil. Les formes de l'expression s'en­ empruntent à la langue des alchimistes.
chute dans la stérilité. Mais la comparaison chaînent les unes aux autres dans une C'est par ces œuvres que Milosz tout entier
ne peut être poussée plus avant. Rimbaud ascension vers la connaissance et le retrouve peu à peu sa vraie place, une des
attendait de la poésie qu'elle lui permette dépouillement. Le poète lyrique, au verbe premières, car il est apparu qu'elles annon­
de s'emparer du monde et le trafiquant somptueux, s'efface devant le dramaturge çaient la relativité universelle avant que le
assoiffé de puissance et d'or prolongea le puis le romancier, puis le métaphysicien nom d'Einstein ne fû t connu, et les boule­
poète; Milosz attendait qu'elle le détache et le prophète ésotérique. Le versant pro­ versements de la seconde guerre mondiale
d'un univers accablé et accablant et son fane de l'œuvre miloszienne, celui du poète dès la fin de la première. Mais le destin
silence fu t « celui du repenti qui juge inutile qui mène une quête ascendante, culmine en littéraire du poète ne semble-t-il pas lui-
d’avoir chanté quand il suffit de se un point de l'espace et du temps où com ­ même invraisemblable? Félicité par Valéry
prosterner ». mence le versant sacré, celui du sage ou — « On est pris par les images, et jus­
Déraciné très tô t des lieux de son enfance, de l'initié qui a trouvé: une nuit de qu'aux entrailles. Je n’ai jamais vu de texte
de cette Lithuanie où le ciel et la mer décembre, décrite comme celle de « la si proche de l'être même... Je vous envoie
« dorment sur les violettes du lointain sortie en astral». « Le 14 décembre 1914, l'expression de ma véritable admiration » —,
comme les amants», Milosz éprouve le vers onze heures du soir, au milieu d ’un salué par Gide, par Claudel. Milosz est resté
poids de deux malédictions: son origine état parfait de veille, ma prière dite et inconnu pendant un demi-siècle comme si
juive et son origine aristocratique en un mon verset quotidien de la Bible médité, son génie devait dans l'ombre attendre que
siècle brutal et démagogique. Il demande je sentis tout à coup, sans ombre d ’éton- son temps soit venu.
d'abord à la poésie de conjurer ses fan­ nement, un changement inattendu s’effec­
tômes, de combler sa solitude et de ras­ tuer par tout mon corps. » Il fait ainsi Poète français. // a été naturalisé en 1931.
sasier son besoin de tendresse. Dès ses brusquement connaissance avec l'expé­ Né le 2 8 m ai 1877 à Czeréia (Lithuanie);
premiers vers, son lyrisme noble le fait rience de la lévitation, connue des occul­ m ort le 2 mars 1939 à Fontainebleau où
remarquer. Les temples où se retrouve au tistes, où le corps est allégé au point qu'il H est enterré. Vieille fam ille aristocratique
début du siècle l'élite intellectuelle l'ac­ se détache du sol. Les méditations de dont 30. OOO hectares de fiefs ont été
cueillent. Sur les banquettes de la Closerie Milosz sur les notions de l'espace et du confisqués par les Soviets. Lycée Janson
des Lilas, Adrien Mithouard, Francis de temps, perceptibles dans ses poèmes, de Sailly. École du Louvre et École des
Miomandre, Paul Claudel, Paul Fort, Ernest l'avaient-elles annoncée et préparée? Langues orientales. M inistre résident de
Lajeunesse, le saluent comme un des leurs. On peut le penser. Lithuanie en France. Il fu t à la fois poète
Très vite, les moins jaloux et les plus lucides LE DESTIN DE MILOSZ EST SEMÉ DE — Poèmes de la Décadence, les Sept
voient en lui un maître. Oscar W ilde ne POINTS D'OMBRE. Il a beaucoup voyagé Solitudes —, romancier — L'Amoureuse
s'y trompe pas, qui, en 1898, voyant assis en Europe mais les étapes de ses voyages, Initiation —, dramaturge — M iguel Manara,
côte à côte aux « Deux Magots » Moréas liées par une logique certaine, nous Méphiboseth —, métaphysicien — Ars
et Milosz, s'écrie: «Voilà Moréas-le-poète demeurent inconnues. Ce catholique res­ Magna, Les Arcanes —, écrivain politique
et voici Milosz-la-poésie! » pectueux — « Je suis catholique, catholique — Les Origines ibériques du peuple
LA POÉSIE MILOSZIENNE NE PEUT SE pratiquant avec ferveur... le catholicisme est j u i f —, et, en tout, prophète — L'Apocalypse
de saint Jean déchiffrée. La Clé de
i.Apocalypse.

Dictionnaire des responsables


SEDO V Léonide

il a été baptisé le « père des spoutniks ».

Dans un livre consacré à Léonide Sedov des cerveaux les mieux organisés de notre existe entre une surface glissante et une
qui fut publié en 1961, l'auteur, Hilaire temps et l'un des plus brillants professeurs aile, il prépare les grands succès de
Cuny, constatait après les huit premières de son pays. l'astronautique soviétique.
pages qui auraient pu se résumer en une C'EST ALLER VITE. SANS DOUTE. QUE 1943. — Le professeur Sedov reçoit
fiche d'identité guère plus longue que celle D'ATTRIBUER A UN SEUL HOMME LA l'« Insigne d'Honneur» pour son activité
que nous établissons ci-contre : PATERNITÉ DES SPOUTNIKS, car la pédagogique.
« Voici la vie très laborieuse et très peu conception et la mise au point de vaisseaux 1944. — Le chercheur Sedov publie une
romantique de Léonide Sedov. Que le spatiaux font appel aux disciplines les plus im portante monographie intitulée
lecteur nous pardonne l'aridité des réfé­ différentes. Mais ce qui demeure vrai, c'est « Méthodes de la théorie des dimensions
rences. que nous avons citées, mais c'eût que Léonide Sedov a été l'animateur, le et de la théorie de la sim ilitude en méca­
été trahir l'image de l'homme, en toute coordinateur, l'âme, devrait-on dire, d'un nique ». Cette oeuvre fournit la clé de la
son austérité, que de ne pas le faire. » groupe de chercheurs éminents dans des pensée de Sedov.
Le reste de l'ouvrage ne nous en apprenait domaines aussi divers que la chimie, la 1951. — Le professeur Sedov occupe la
guère plus sur le « père des spoutnik ». nucléonique. l'astrophysique, la biologie, chaire d'hydromécanique de l'Université
Parce qu'il n'y avait plus rien à dire, Cet la médecine, la mécanique et l'électronique Lomonossov.
homme, qui a écrit les premières lignes de pour ne citer que les principaux domaines 1952. — Le chercheur Sedov est nommé
l'une des plus prodigieuses aventures de d'investigations d'une science aux ram ifi­ chef de la section mécanique de l'Académie
l'humanité, est tout le contraire d'un p„. cations innombrables. Ce rôle de chef sup­ des Sciences et rédacteur en chef de la
sonnage de roman. Myope, discret, ano­ pose à la fois beaucoup de savoir, de revue analytique publiée par l'Académie.
nyme, il a un physique de petit professeur méthode et de diplomatie. 1954. — Le savant professeur Léonide
de province. Il porte des vestons croisés, Pour Léonide Ivanovitch Sedov, l'aventure Sedov est décoré de l’ordre de Lénine
des cravates qui sont rarement assorties scientifique avait commencé trente ans plus (il avait déjà reçu l’ordre de Staline de
au complet. N 'était un imperceptible sou­ tô t dans une université caucasienne. Il avait 2' classe et l’ordre du « Drapeau rouge »).
rire ironique qui erre sur ses lèvres, ou üne 17 ans et bien que les temps fussent spécia­ La suite de cette biographie n’est qu’une
lueur amusée qui illumine parfois son regard lem ent troublés en Russie (il y avait seu­ succession de nominations et de mémoires.
derrière des lunettes très strictes à monture lement quelques mois que l'armée rouge
d'acier, il serait bien malaisé de deviner un avait triomphé de Wrangel), son père avait Mathématicien et physicien russe. Né le
être différent des autres êtres en cet homme voulu lui donner une instruction solide. 14 novembre 1907 à Rostov sur le Don.
qui ne cesse jamais d ’être courtois, qui parle Léonide Sedov était inscrit à la Faculté Père ingénieur des mines. Études de
peu mais juste, écrit moins encore, sinon de pédagogie mais en même temps il tra­ pédagogie à l'Université du Caucase du
des rapports scientifiques, et témoigne en vaillait au Laboratoire de physique. En 1935 Nord, de physique à l'in s titu t dA viation
toutes circonstances d ’une parfaite m a i'" » — il avait 28 ans — il était ingénieur à Sergo Ordjonikidzé. Professeur à /'Univer­
de soi. l'in s titu t d'aviation Sergo Ordjonikidzé et sité Lomonossov. Président de la Fédération
Quand il se rendit à Copenhague, en 1955. professeur de Faculté. Toute sa vie. véri­ astronautique internationale (depuis 1960)
pour participer, à la tête d'une nombi reuse table modèle d'équilibre, il allait réaliser et de la Commission soviétique des Com­
délégation, au premier Congrès interna­ la difficile synthèse entre la recherche pure munications interplanétaires. Vice-président
tional d'Astrophysique. il n'était prati­ et l'enseignement. du Comité national de l'URSS, pour la
quement connu que d ’une demi-douzaine de 1936-1941. — Le chercheur Sedov établit mécanique théorique et appliquée. A uteur
spécialistes dans le monde. Pourtant ce les fondements mathématiques du glis­ de nombreux mémoires sur l'hydro­
« modeste serviteur de la science » est l’un sement sur l'eau. Soulignant l'analogie qui dynamique.

Dictionnaire des responsables


PLANETE a n o ta m m e n t publié

dans son num éro 4 dans son num éro 5

Éditorial Éditorial
Le Savoir en liberté par Louis Pauwels Faut-il brûler Planète? par Louis Pauwels

C hronique de notre civilisation


I] nous fau t des avocats de l'avenir par Robert Jungk C hronique de notre civilisation
A propos de l’accélération de l’histoire par André de Cayeux
Le m ouvem ent des connaissances
La grande révolution est commencée par Jean Charon Le m ouvem ent des connaissances
Une histoire de la chose imprimée par François Richaudeau
Les civilisations disparues L'homme, la nature, la science par Werner Heisenberg
Les mystères de l’archéologie soviétique par Jacques Bergier Du nouveau sur les rêves par Aimé Michel
Science, silence et m ort des prim itifs par Francis Mazière La plus belle histoire de l'autre monde par Nestor Albessard

L’A rt fantastique de tous les tem ps


Les civilisations disparues
Les nus du Caravage par Gérard Messadié
Les « Spectacles » de Nicolas Schôffer par Jacques Ménétrier Des révélations sur l’Océanie par Marcelle Crépy
Les saints et la médecine magique par Brassaï Un nouveau dieu dans les Nouvetles-Hébrides par le
Dr Bernard Villaret
Les ouvertures de la science
Matière vivantes et transm utation par Louis Kervran L'art fantastique de tous les temps
Une expérience scientifique sur la voyance par Aimé Michel L’œuvre terrible du Piranèse par Xavier Gurgif
L'homme va ouvrir une porte fabuleuse par Emilio Servadio L’invention d'une nouvelle musique par Jacques Ménétrier
La littérature différente
Ambrose Bierce, prince des ténèbres par Jacques Sternberg Les ouvertures de la science
H uit fables fantastiques d ’Ambrose Bierce La mort naturelle serait l'exception par Arnold A. Hutschnecker
La spécialité de la maison par Stanley Ellin L’extraordinaire découverte de Piccardi par Jacques Bergier

Les m ystères du m onde anim al


La littérature différente
L'horrible colombe et le bon loup par Konrad Lorenz
Il faut absolument relire Maeterlinck par Arnold de Kerchove
Les deux qui rêvèrent. Un conte de J.-Luis Borgès
L’ histoire invisible Le Temple. Nouvelle inédite de H.-P. Lovecraft
Lin jour où Khrouchtchev s ’affola par XXX Une histoire de l'hum anité. Nouvelle de John Steinbeck
La guerre : le père tue le fils par Gaston Bouthoul

L 'am o ur à refaire L'histoire invisible


Mythes, mystères et miracle du couple par Geneviève Les phénomènes politico-religieux actuels par Gabriel Véraldi
Gennari

Inform ations et C ritiques, A nalyse des Œ uvres, des L’am our à refaire
Idées, des T ra v a u x et des Découvertes La vraie femme des M ille et Une Nuits par Fereydoun Hoveyda
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DIRECTEUR LOUIS PAUWELS

Jacques Bergier / H enri L aborit / Jacq ues Lecom te

Jacques Mousseau / Jam es T h u rb e r / Y v e s T rém o is

C om m en t la jeunesse m onte au p o u v o ir, par J .L .,F e b v r e


NUMÉRO

L’hom m e, le cosm os, la science et l’art, par Jean Charon

N otre histoire a-t-e lle plus de 6.000 ans? par G ilb ert C aseneuve
CE

L’extase m ystiq ue est-elle une connaissance? par A im é M ichel


DANS

L ’architecture fan tastiq u e de d e m a in , par Pierre R estany

K o rzyb ski et la sém antique g é n é ra le , par Gabriel V é ra ld i

Q ue ressent une fe m m e ? par René N e lli

A partir de ce num éro : le d ictio nn aire des responsables.


DANS LES PROCHAINS NUMÉROS

Les d e rn iè re s d é c o u v e rte s sur les m o n d e s h a b ité s


La v is io n de l'u n iv e r s en 1963
S p ir itu a lité o rie n ta le e t p e n s é e m o d e rn e
D o c u m e n ts in tro u v a b le s sur l'a lc h im ie
L a litté ra tu re d e la C h in e n o u v e lle
R é v é la tio n s s ur la p re m iè re b o m b e a to m iq u e
L a n a tu re f a it d e l'a r t
U n T e ilh a rd du X V I e s iè c le : G io rd a n o B ru n o
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