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AVIS

Au moment de mettre sous presse, nous avons


reçu plus de 7 000 réponses au questionnaire
qui était inséré dans le numéro 33.

Nous remercions vivement les lecteurs qui ont


accepté de collaborer avec nous de cette façon.
Leurs réponses sont actuellement analysées par
des machines électroniques. Cette analyse per­
mettra de faire évoluer notre revue et de
l’améliorer.
Dans le présent numéro, vous trouverez en
page 202 la liste des cent bénéficiaires d’abon­
nement gratuit.
L’ensemble de l’enquête fera l’objet d’une
étude approfondie dans le numéro 35.

N.D.L.R. Louis Pauwels, accaparé pa r les répétitions


des Chroniques martiennes qui doivent être créées à
Bordeaux le 2 juin pa r la compagnie Renaud-Barrault,
dans le cadre du M ai de Bordeaux, et à l’Odéon-
N otre couverture: Théâtre de France le 27 septembre, ne reprendra qu’à
« le Jour et la N uit », la rentrée sa «philosophie de Planète». Il prie les
m édaille {détail) lecteurs de Planète de bien vouloir l’excuser.
de R oger B ezom bes.
P h o to D o rk a .
7 Les faits maudits par George Langelaan

29 NOS DOCUMENTS COULEUR 104

L'art fantastique de tous les temps Document exclusif


E R N S T FU C H S , LA S O K A -G A K K A Ï
le m aître de l ' École de Vienne m onte à l'assaut du pouvoir
par Jacques Mousseau par Nicole Ollier

4 2 L'histoire invisible 117 La vie spirituelle


C .I.A . : ce que personne n'a dit Une jeune morte dans le feu des Ancien
par le groupe XXX par Raymond De Becker

58 Les mystères de la vie animale 128 Chronique de notre civilisation


L'éléphant contre le rhinocéros L'industrie de l'évasion
par Camille Delio un entretien avec Jean Fourastié,
Jean Cazeneuve et Gilbert Trigano
73 Les ouvertures de la science
Les machines intelligentes 147 Notre dossier
du docteur Michie L'affaire des Manuscrits
par Jacques Bergier de la mer M orte
avec des textes de Jean Carmignac
91 Nos enquêtes et John Allegro
Sputnik, un digest soviétique
du réalisme fantastique 158 Notre livre raconté
par Dominique Arlet L'étrangleur de Boston
par Claude Valin
97 La littérature différente
Histoire de Paul
par Mary Norton

4
PLANETE
LA P R E M IÈ R E R E V U E DE B IB L IO T H È Q U E

ADM INISTRATION
42 RUE DE BERRI. PARIS 8
RÉDACTION
ET RENSEIGNEMENTS
114 CHAMPS-ÉLYSÉES. PARIS 8

LE JO U R N A L DE PLANÈTE DIRECTEUR
LOUIS PAUW ELS
169 La vie et les idées / Abondance de biens et
COMITÉ DE DIRECTION
pénurie de bonheur LOUIS PAUWELS
JACQUES BERGIER
A SAVOIR FRANÇOIS RIC HA U DEA U
172 Sociologie / Monsieur Anti-tests part en
guerre RÉDACTEUR EN CHEF
JACQUES MOUSSEAU
174 Philosophie / Comment peut-on être
philosophe? DIRECTEUR ARTISTIQUE
PIERRE CHAPELOT
177 Cosmologie / Einstein a-t-il mis la physique
sur une fausse piste? SECRÉTAIRE DE RÉDACTION
ARLETTE PELTANT
A LIRE ICONOGRAPHE
178 Civilisations disparues / Une nouvelle M Y R IA M S IC O U R I ROOS
énigme Pirî Reis dans la Grèce antique? CHEF DE PUBLICITÉ
180 L ib ra irie / par André Brissaud M O N IQ U E BERCAULT
133 CHAMPS-ÉLYSÉES. PARIS 8,
A VOIR TEL. 225 12 91

184 Peinture / Voici des recettes pour poétiser


notre époque DIFFUSSION DENOËL - N.M.P.P.
ABONNEMENTS VOIR PAGE 201
189 Théâtre / Le Nouveau Théâtre libre veut
lutter contre l'anglomanie PLA NÈTE I N T E R N A T I O N A L
190 Photographie / L'album de famille de la
Directeur: Louis Pauwels
Belle Époque Rédacteurs en chef:
192 Cinéma / A quoi servent donc les Festivals? France : Jacques Mousseau
19 4 Architecture / Monaco se prolonge sur la Italie : Giuseppe Selvaggi
mer par une ville artificielle Argentine : Roberto Gosseyn
Hollande : J.P. Klautz
A ENTENDRE
196 Musique / Le Livre des Morts tibétain a Les titres, les sous-titres, les inter­
titres et les éléments de présentation
inspiré deux compositeurs français et d'illustration des articles sont
2 0 2 Activités Planète établis par ta rédaction de Planète

5
GRATUITEMENT

«CLASSIQUE DU XXe SIÈCLE» par Jean-Jacques Brochier


Le Marquis de Sade est-il une invention de Freud ou des surréalistes ?
Non. Est-il un monstre ou une victime ? Non. Un poraographe, un fou,
un analyste infaillible des perversions humaines ? Non.
Il est mieux et plus. C’est un des plus grands écrivains de notre époque.
Un classique du XXe siècle : il en exprime les rêves les plus secrets. Un
prophète, qui annonçait, sous Robespierre et Saint-Just, le visage caché
de l’homme futur. Un écrivain qu’il faut découvrir, si l’on veut comprendre
les temps modernes.
Le XXe siècle l’a mis à sa place, J.-J. Brochier, dans cet essai dense et
complet, vivant et documenté, nous fait faire le tour du problème Sade.
Il démasque, pour vous, tous les visages d’un personnage hors série, d’un
écrivain capital, qui préfigure, avec un siècle d’avance, la sensibilité
moderne, mais demeure encore, pour beaucoup, une énigme.

BON pour l’envoi du livre «Sade classique du XXe siècle»


à découper (ou à recopier) et à adresser au Centre Culturel de France, 6 rue du Mail à h
Paris 2e. Veuillez m’envoyer, sans aucun engagement de ma part, le livre « Sade, clas- ■
sique du XXe siècle» (réf. 53 A). Je joins à ce bon 4 timbres à 0,30 F pour frais d'envoi. |

NOM. PRENOM. AGE ■


Profession. Rue_____ ■

V ille_____ Département .Tél..

6 Les faits maudits


ment le plus souvent,
J ’ai reçu beaucoup de lettres
intéressantes et m êm e p a s­ Les faits mais parfois extérieure­
ment, en l’espace de
sionnantes et j ’en rem ercie
très vivement leurs auteurs.
Je n ’ai reçu à ce jo u r q u ’une
maudits quelques instants, au
plus quelques minutes.
seule lettre de reproches au
sujet du fleuve souterrain
qui prendrait sa source dans Un oncle de ma grand-
le Jura pou r aller ém erger
entre l'Ecosse et l ’Irlande
mère aurait ainsi péri
aux alentours de l’île de Jura. George Langelaan un soir qu’il était parti­
On m ’a reproché de dire des culièrement bien saturé
absurdités au sujet de ce jleuve
« inexistant » et de la nappe La scien ce est une sorte de de whisky et de sherry.
albienne sous Paris. guerre civile. Peu importe qui Ma grand-mère racon­
la gagne, c ’est toujours une
Je ne fa is, en cette rubrique
victoire scientifique en fin de
tait qu’il était en train
que rapporter ce que disent,
ce que pen sent certains, des com pte. Charles Fort. de ronfler dans un fau­
fa its quand ils existent, m ais teuil de son club de Pall
j e m e garderai bien d ’af­ Mail. Un fumeur impru­
firm er ou de garantir.
Ce que j e sais, n ’en déplaise à
dent avait allumé un
m on correspondant, c’est que N otre collaborateur poursuit ici cigare dans le fauteuil
les résurgences de la fam eu se la rubrique qu’il a ouverte dans voisin et, pour éteindre
nappe albienne ne corres­ le numéro 31 et qui p o rte sur les
pondent nullement aux calculs
son allumette, l’aurait
fa its et phénom ènes que notre
« officiels »; que, p a r exem ple, culture dédaigne parce qu’ils mise sous le nez de
dans la banlieue sud de Paris, n ’entrent dans aucune des sciences l’oncle qui respirait
lors de grands travaux, une existantes.
telle résurgence a «crevé»,
bruyamment. D ’après
e t que les ingénieurs ont eu ma grand-mère, cela
bien du m al à « colm ater »
L'étrange mort
aurait fait une flamme
un véritable torrent. Voici
quelques années, des poissons de mon grand-oncle
bleue, suivie aussitôt de
d ’eau douce bagués en France petites flammes bleues
auraient é té péchés dans les Une des grandes puni­ sortant de ses oreilles,
rivières d ’A ngleterre. N ’est-ce tions du Ciel, particu­
p a s étrange? Ce que je sais
après quoi il y aurait eu
aussi, c’est que lorsque mon lièrement en faveur, une petite explosion à
am i le radiesthésiste po se ou semble-t-il, à l’époque l’intérieur de l’oncle qui,
fa it poser certaines questions
purem ent scientifiques bien
victorienne, et dont deux secondes après,
qu’embarrassantes aux «auto­ me parlait souvent ma serait devenu complè­
rités reconnues » et m êm e à la grand-mère, était la tement noir! Son fau­
C om pagnie des Eaux, on ne combustion spontanée
trouve ja m a is personne pour y
teuil aussi. Complète­
répondre. Cela est peu t-être de certains ivrognes. ment roussi, il avait dû
m oins étrange. G.L. Soudain, un corps se être refait, mais, de
consumait, intérieure­ remords, l’incendiaire
Les faits maudits 7
8 Les fa its m a u d its
involontaire avait pris médico-chirurgicale, le
les frais à sa charge. d o c teu r Bertholle, de
Je ne croyais guère à Paris, signala que, le MARIAGE
cette sinistre histoire 1er août 1869, il avait été
ju s q u ’au jo u r où je d é ­ appelé par la police pour
couvris q u ’un des p e r­ d on ner son avis sur
sonnages de rom an de un étrange décès. Une
Dickens, un m échant femme avait été d é co u ­
buveur, m eurt ainsi en verte carbonisée dans sa
flambant un soir com m e cham bre. Le médecin
un pudding de Noël. constata que, sous le
Dès lors j ’y crus, car corps qui n ’avait pas été
j ’étais à l’âge heureux où déplacé, le p arq uet avait
le seul historien valable brûlé, mais il n ’y avait
était A lexandre Dumas, aucun autre foyer d ’in­
le seul scientifique sûr, cendie et rien n ’indiquait un service
Jules Verne, et le plus quelle avait pu être la à la mesure de votre temps
grand rom ancier anglais, cause initiale du feu.
C h arles D ick en s. D e ­ Les rideaux, les tapis,
puis... l’école, les années, la literie, les tapisseries, le
l’expérience avaient quel­
que peu émoussé mes
tout était intact sauf le
corps de la m alheureuse
club
certitudes et ce ju sq u ’au victime qui donnait l’im ­ familial
jo u r où un officier de pression d ’avoir été co n­
c fe chrétien
pompiers parisien m ’a sumé dans une véritable
4, rue Jean-Bart à LILLE - 59
dit avoir vu plusieurs fois fournaise. Dans son rap­ Téléphone : 54.86.71
des combustions inexpli­ port détaillé, le d o cteu r
quées de corps humains. sous la direction et la respon­
Bertholle nota que le
sabilité de M eRUCKEBUSCH
Et comme je suis curieux bras gauche avait été
de nature, voici quel­ entièrem ent brûlé, que facilite, depuis 18 ans, des
ques exemples que j ’ai la main droite était ré ­ relations dans la meilleure
société, dans toute la France,
pu dénicher: duite en cendres, que
la Suisseetle Bénélux.Catho-
l’estom ac, le cœ ur, les liq u e s o u n o n ,s e u ls s o n t
La P arisienne poum ons avaient été admis ceux qui se distinguent
incandescente___________ totalem ent consumés et par l'intelligence du cœur,
que le peu qui restait la loyauté, la parfaite édu­
Dans une com m uni­ des autres organes était cation.

cation faite à la Société méconnaissable. La vie-


Les fa its m a u d its 9
LE GRAND ZOLA ÉDITION NATIONALE ET DÉFINITIVE bénéficiant

15 VOLUMES RELIÉS PLEIN CUIR


d ’environ 1 200 pages chacun sur papier bible

Emile Zola? Le romancier le plus demandé de grands inédits Les textes demeurés inédits : plusieurs
dans les bibliothèques. Le plus vendu en recueils d’articles - la totalité des contes et
livre de poche. Le plus adapté au cinéma. M aisilyaplus:D eniseetM aurice Le Blond,fille comédies hier encore en manuscrits - un
Le plus traduit. Et pourtant, les deux tiers de et gendre de l’écrivain, avaient retrouvé des m illier de lettres inédites.
son œuvre sont, depuis 40 ans, introuvables inédits importantsquidévoilentun aspect inat­
en librairie. La voici, enfin, cette œuvre tendu et émouvant du grand romancier. Nous appareil historique
géniale et multiple, telle que vous la rêvez, les donnons. Nous donnons également l’en- Notices historiques, notes, appendices indis­
en édition nationale et définitive. sem bledestextes retrouvésdepuistrenteans. pensables à l’intelligence de chaque œuvre,
chronologie systématique de Zola dans son
absolument tout zola notre édition intégrale temps, tableaux synoptiques replaçant la
comprend donc carrière de l’écrivain dans l’histoire de son
On peut parler de révélation. Car, à côté des époque, voilà pour l’apport critique. Encore
grands romans, notre édition reprend TOUS La totalité des œuvres publiées du vivant de fallait-il en tête du premier volume présenter
les textes publiés du vivant de Zola, TOUS Zola : 31 romans - 4 recueils de contes et l’Homme. Nous l’avons demandé à Armand
les recueils posthumes et les textes inédits. nouvelles - 6 volumes d ’œuvres critiques - Lanoux (biographie passionnante et détaillée
Voici des romans injustement oubliés comme 3 volumes d'écrits polémiques -1 recueil de de 350 pages).
«La confession de Claude» et puis TOUS poèmes - 8 pièces de théâtre.
les contes, TOUTES les nouvelles, le théâtre, Tous les recueils posthumes: théâtre, mélan­ le seul texte intégral et exact
les grandes œuvres critiques, et jusqu’aux ges critiques, journaux de voyage, écrits Notre collection représente le plus considé­
poèmes. politiques, etc. rable effort de mise au point suscité au
DU XXe SIECLE*
d’une aide de la Caisse Nationale des Lettres.

LA CRITIQUE
ENTHOUSIASMÉE
L’édition de Zola que nous tenons à recomman­
der aujourd’hui est publiée sous la direction
d’Henri Mitterand dont l’érudition, la rigueur et
l’admiration pour Zola sont bien connues.
(L'Humanité)
Une édition impressionnante.
(L’Express)
L’intérêt de l’édition Tchou tient d ’abord aux
textes quasiment inconnus qui y sont rassemblés...
c ’est la seule édition en cours qui puisse se récla­
mer du titre d ’«Œuvres Complètes».
(Le Monde)

UN CADEAU:

J’Accuse...!
LETTRE AU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE
«J’accuse» : ce mot, jailli de la plume courroucée d'Emile
Zola, vint un matin de janvier 1898 percuter le cœur d ’une
France déchirée par l’affaire Dreyfus. C’était le titre dé l’un
des plus grands textes polémiques de tous les temps.
Ce document introuvable en librairie vous sera offert
PRIX SPÉCIAL DE SOUSCRIPTION gratuitement en fac-similé à la taille réelle (tout un
numéro de journal au format : 42 cm x 60 cm), si vous
répondez dans les 5 jours.
26 F PAR MOIS
XXe siècle par l’œuvre de Zola. Tous les
textes sont établis, relus et corrigés avec le
plus grand soin par une équipe que dirige BON pour une documentation gratuite
Henri Mitterand, Agrégé de l’Université, avec à découper (ou à recopier) et à adresser au Cercle du Livre Précieux,
la collaboration des héritiers de Zola et de
la Société Littéraire des Amis d'Emile Zola. 6, rue du Mail Paris 2e.
la critique moderne Veuillez m’adresser, sans aucun engagement de ma part, la luxueuse
En outre, chacune des œuvres est précédée
d’une étude littéraire confiée à un écrivain documentation gratuite (réf. 53) concernant le seul Zola complet. En
célèbre (J.-L.BORY.M. BUTOR, H. GUILLEMIN, plus, si je réponds dans les 5 jours, vous m’adresserez gratuitement
R. IKOR, F. NOURISSIER, G. PICON, la reproduction en fac-similé (format réel) de "J’accuse”
P.-H. SIMON, etc.).
2 500 illustrations NOM........................................................ PRENOM.
Les photographies réalisées par Zola lui-
même, les gravures et les caricatures de ADRESSE................................................................... TEL.
l’époque, les images des premières éditions
illustrées des Rouaon-Macauart. reconsti­ 1 CERCLE DU LIVRE PRÉCIEUX (TCHOU)
tuent les décors successifs de l’œuvre et
révèlent les sources de son inspiration.
*Article de Jacqueline Piatier: Le Monde 15/2/67
Y
time n ’avait pas crié ou
Le 8e volume de la collection d'art et d'histoire appelé, personne n ’avait
rien vu, rien entendu.
PLANÈTE
L’impression dom inante
LES M E T A M O R P H O S E S DE L 'H U M A N IT E était que le feu s’était
déclaré à l’intérieur du
corps!

Le feu in té rie u r_________

LES AVENTURES Collection dirigée par


M em bre de la Société
de médecine légale des
1 7 f i n / 1 o n n Ro b er t ph ilippe Etats-Unis le d o cteu r
I # w w / I O U U agrégé de l’ université B.H. Hartwell, médecin
légiste de l’État du M as­
sachusetts, d éclara que
le 12 mai 1890, alors
q u ’il traversait un bois à
proximité de la petite
ville de Ayer, il re m a r­
q ua dans une clairière
une femme accroupie
dont le corps fumait. Se
précipitant, le d o cteu r
Hartwell constata q u ’un
feu étrange qui ne sem ­
Cet ouvrage étudie les épopées coloniales, blait pas consum er ses
la détresse des monarchies vêtem ents, lui brûlait les
et l’élan des révolutions: épaules et le corps sous
industrielle, intellectuelle et politique. les bras. Les deux jambes
L'art et la littérature sont le testament étaient également b rû ­
d'une classe qui meurt: lées. La femme était
une obsession de la mort et un goût de l’absolu. morte. On ne trouva
aucune explication.

Parution: avril 1967. Un volume grand format, 256 pages, relié, Le 13 mai 1907, dans le
100 illustrations noir et couleur, jaquette 4 couleurs, 64,80 f t.l.i.
petit village de M anner,
près de Madras, en Inde,
deux policiers e n trèren t
12 Les fa its m au dits
S i vou s ne faites pas
la différence...
entre une m achine à écrire
com m e il y en a beaucoup
et une électrique
à espacem ent proportionnel,
entre une écriture quelconque
et récriture carbonée,
entre des caractères standard
et l'é légance des caractères Editor,
entre une m ise en page
aux lignes inégales
et un alignem ent parfait
de la m arge de droite,

O L IV E T T I E D I T O R entre une lettre qui va


se confondre d an s le courrier
s . a .m .p .o . O liv etti et une lettre
que personne ne confondra jam ais
...n’achetez pas une Editor.

M A IS ,
S I V O U S F A IT E S
LA D IF F É R E N C E
A CH ETEZ
U N E E D IT O R
Moi
Mon mari
Mes enfants
M a maison

la première revue féminine de bibliothèque


C H AQ U E M O IS :
8 rubriques toujours à la même place
un plan de maison, un plan de jardin
un patron d'un grand couturier
60 menus, etc.

192 pages
la véritable revue de la maîtresse de maison
en vente p a rto u t p o ur seulem ent 6,50 F.

14 Les fa its m a u d its


dans une maison où ils sins entrèrent et décou­ -------------------------------------1
découvrirent le corps vrirent le corps de Bar­
d’une femme qui fumait bara Bel, une vieille CÉLIBATAIRES
encore et qui avait appa­ dame de 77 ans. Fumant à la recherche de
remment brûlé vive à encore, à peine recon­ “ l’androgyne”
l’intérieur de ses vête­ naissable, il était allongé
ments qui étaient à peine sur un petit canapé qui "U n e fem m e m'est destinée,
roussis. Ils portèrent son ne portait pas la moindre à laquelle je suis destiné.
C'est l'âtre complémentaire,
corps encore fumant trace de brûlure. Le l'inconnue qui comble le
jusqu’au poste de police. corps de Barbara Bell manque, l'âtre qui existe
quelque part, que je cherche,
était aussi noir et réduit que j'attends...
Le 28 janvier 1907, à que s’il avait été un long Par elle, avec elle, à travers
elle, je mordrai à la vie, naîtrai
Pittsburgh, en Pennsyl­ moment dans une four­ à la joie.
vanie, M. Albert Houck, naise. Un petit feu dans Il y aura échange, fusion,
poésie. A m o ur".
rentrant chez lui, décou­ la cheminée n’avait pas
vrit le corps complè­ été dérangé et brûlait Aujourd'hui tout devient possi­
tement calciné de sa encore doucement. ble, le rêve de l'homme éternel :
femme sur la table de la “ V Unité... état dont Vhomme
conserve la nostalgie - mal
cuisine. Il n’y avait au­ Le 22 mars 1908, à
du retour - ... symbolisé par
cune trace de feu. Whitley Bay, à quelques le désir et l'union des sexes ’ ’.
kilomètres de Blyth, (S. Lilar)

Le 24 janvier 1930, au Margaret Dewar courut


cours d’une enquête au chez des voisins en hur­ Ce rêve, vous pouvez le réaliser,
le concrétiser dans une indépen­
sujet de la mort étrange lant et affirmant que sa dance et une liberté absolues.
de Mme Stanley Lake, à sœur Wilhelmina était Comment ?
Par la déjà célèbre méthode tout
Kingston, dans l’État de en train de se consumer. à la fois scientifique et humaine,
New York, un médecin Les voisins se précipi­ issue des travaux du savant
suisse C. G. JUNG.
de police rapporta que, tèrent et trouvèrent le
«bien qu’elle soit morte corps de Wilhelmina Si votre curiosité a été éveillée,
brûlée vive, ses vête­ brûlée vive, sur un lit lisez la passionnante brochure
sur l'Orientation Nuptiale.
ments n’étaient pas intact. Il n’y avait aucun Vous y découvrirez des idées
même roussis» ! feu dans la maison. qui vous surprendront peut-être,
mais vous passionneront.
L'envoi vous sera fait gratuite­
Le 28 février 1905, à ment, sous pli neutre et cacheté,
Brûlée au sans engagement bien sûr par
Blyth, dans le nord de 2 0 0 0 e degré!__________ l'institut d'Orientation Nuptiale
l’Angleterre, de la fumée (PL. 2) 94, rue Saint-Lazare -
PARIS 9e.
sortait de la fenêtre A 21 heures, le docteur
d’une maison. Les voi­ Richard Reeser dit bon-
Les faits maudits 15
■■■■ tmmmm wummmmmm

Le nouveau volum e de la c o lle c tio n PRÉSENCE PLANÈTE

«S i l’inconscient pouvait être personnifié,


ce serait un rêveur de rêves séculaires
et, grâce à son expérience démesurée,
un oracle aux pronostics incomparables. »
Cari Gustav Jung
Partant de cette hypothèse de l'illustre psychanalyste,

Jean-Charles Pichon
a tenté de découvrir les clés secrètes de l'inconscient collectif.
En dix ans d'un travail acharné, il a dépouillé l'héritage de traditions,
de mythes, de symboles initiatiques accumulé par toutes les civilisations,
ainsi que la chronologie des événements historiques.

Le dieu du fu tu r
publié en septembre 1966 avec un succès im m édiat a exposé «le rythme
du devenir, de l'accom plissem ent et de la décadence» (C.G. Jung), tel
que le m ontre l'analyse du passé.

Celui qui naît


achève cette vaste synthèse en appliquant sa méthode à la prévision des
événements de la nouvelle ère où vient d'entrer l'hum anité.
Chaque volume 18,50 F T.L.I.

« Pourun auteur d u n e puissance de travail aussi


impressionnante que le talent, c e s t l ’œuvre d ’une vie;
pour le lecteur, une aventure vertigineuse. »
é d it io n s p la n è te Louis Pauwels

16 Les fa its m a u d its


T
soir à sa mère qui vivait
volumes qui méritent une place
seule dans une cham bre
louée chez M. et M m e de choix sur les rayons de votre
C arpenter, dans une Bibliothèque... mais que vous garderez
coquette maison située
dans C herry Street, dans
à portée de la main
la petite ville de Saint
Petersburg, en Floride.
Dictionnaire du Dictionnaire de
Un peu plus tard, M m e cinéma littérature
C arp en te r et une voisine contemporaine
étaient montées lui dire
bonsoir. M m e Reeser,
qui venait d ’avoir 68 ans,
fumait une dernière ci­
garette avant d ’aller se
coucher. Elle était déjà
en chemise de nuit sous
une robe de cham bre et 6 2 4 écrivains penseurs et réalisateurs réunis en 3 livres
ses pieds nus étaient complém entaires : les découvrir, les connaître et les
dans ses savates. comprendre
Le lendemain matin, • Une photographie • une biographie • une notice bibliographique
2 juillet 1951, M m e C ar­ • une étude critique sur l'œ uvre • des opinions sur chacun d'eux.

p en ter m onta à la c h am ­ • instrum ent de culture et de travail • aide-m ém oire • som m e


bre de sa locataire pour de renseignem ents introuvable d ans aucun autre dictionnaire.
l’inviter à descendre
prendre le breakfast en A la p o rté e de vo s p o s s ib ilité s 2 .30 0 p ag es illu s ­
tré e s en 3 vo lu m e s (11x22) lu x u e u s e m e n t re lié s
sa compagnie. Ne vou­ p le in e to ile au p rix e x c e p tio n n e l 4?
lant pas la réveiller si franco de -M fO *
elle dormait, M m e C ar­
p en ter posa d o u cem en t < B O N DE COMMANDE à adresser à
sa main sur le bouton de LIBRAIRIE LE PÉR ISC O P E -1 0 , RUE MAYET, PARIS 6°
Veuillez m'adresser les 3 dictionnaires d'idées, de Littérature Contem­
porte et la retira avec poraine, et du Cinéma.
un cri, car elle s’était M ...................................................................................................................
brûlée! A d r e s s e ......................................................................................................
M m e C arp en te r sortit
S iq n a tu re Possibilité de retour dans les 5 jours suivant
en courant et appela des la réception. Important : n'adresser aucun
règlement avec ce bon de commande. Paie­
ouvriers qui travaillaient ment à réception de la facture.
sur un chantier voisin.
Les fa its m a u d its 17
D ’un coup d’épaule, un Les murs de la pièce
des garçons fit sauter la étaient encore chauds
porte et ils se trouvèrent et, à partir d’un mètre
face à un mystère qui du sol et jusqu’au pla­
- g® x® n’as pas été élucidé. fond, semblaient cou­
S' Près de la fenêtre ou­
verte se trouvait les
verts de suie. La chaleur
avait fait éclater un
vous restes fumants du grand miroir à trois mètres du

attise fauteuil et, dedans, les


restes également fumants
de Mme Reeser.
fauteuil. Sur une com ­
mode, deux bougies
avaient fondu. Partout
La police arriva aussitôt on trouvait trace d’une
et peu après les détec­ intense chaleur à partir
tives firent appel aux d’un mètre; au-dessous,
pompiers, puis au corps tout semblait intact. Les
médical. L’enquête fut experts relevèrent ce­
longue et méticuleu­ pendant deux étranges
sement menée; elle ré­ petites exceptions. Sous
véla quantité de détails le fauteuil le tapis portait
étranges ne correspon­ une petite marque cir­
dant pas du tout à la culaire de brûlure et,
normale! le long du mur le plus
proche, une prise de
courant avait fondu,
5 ou 6 kilos de cendres
causant un court-circuit
Mme Reeser, qui pesait qui avait fait sauter les
quatre-vingts kilos, se plombs de la pièce et
trouvait réduite à cinq arrêté net la pendule
ou six kilos de cendres. électrique qui marquait
Seuls son pied gauche, 4 heures 20.
son crâne curieusement Personne n’y comprit
« un satellite ratatiné par le feu quoi que ce soit. Edward
et quelques vertèbres Davies, expert du Syn­
de P la n è te» n’avaient pas été entiè­ dicat des assureurs,
rement consumés. De mena sa propre enquête
(M INUTE)
son grand fauteuil, il ne et dut admettre que tout
restait que les ressorts ce qu’il pouvait affirmer
d’acier. avec certitude était que
18 Les faits maudits
Erotique
de l’art
un véritable guide des
“ enfers de l ’Art ”

voir au verso
une œuvre monumentale (planète)

Un véritable guide des “ enfers ” de l’Art


Aucun livre n ’avait été fait, jusqu’à présent, sur ce sujet. Aucun ne pourra
jamais l’être plus parfaitement.
Pour vous conduire par l’image dans le domaine interdit des chefs-d’œuvre
érotiques de tous les temps, Lo Duca a littéralement pillé pour vous, dans le
monde entier, les réserves des Musées Nationaux auxquelles le public n ’a
jamais accès, et les collections particulières les plus secrètes.
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les bibliothèques spécialisées puisqu’il contient 807 repro­
ductions en noir et en couleurs d ’œuvres des plus prestigieux
artistes de tous les temps. Jusqu’à cette fantastique compila­
tion, jamais l ’image n ’a atteint une pareille intensité érotique.
Relié pleine peau véritable, à tranche dorée, décoré à l’or
fin 24 carats, sous emboîtage Ingres bordé de cuir, cet ou­
vrage, qui deviendra le joyau de votre bibliothèque, comprend
576 pages imprimées sur un papier mat AFN VII 140 gr.
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NOUVEAUTÉS

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Le Contradictionnaire
ou l ’esprit des mots
par Vauteur du “Paradoxe des technocrates”
i volume 19,8j F

CURZIO MALAPARTE
Journal d’un étranger à Paris
textes inédits
1 volume 16,/f.j F

PIERRE GAFFRÉ
Anatomie de l ’argent
d ’où vient-il? où va-t-il?
1 volume 14,40 F

Les fa its m a u d its 21


elle freine en un jour
Pour contrôler le freinage, on n’a encore rien inventé de mieux
qu’une descente de montagne. Celles que Renault a choisies
pour ses essais de freinage sont parmi les plus longues, les plus abruptes,
les plus délicates : toutes en lacets et en épingles à cheveux.
Dans cet im pressionnant décor, des Renault 16 (rigoureusement de série,
prélevées au hasard sur la chaîne) descendent les cols à tombeau ouvert
10, 20, 50 fois de suite. Cela représente des milliers de coups de frein par jo u r:
plus que vous n’en donnerez vous-même en un an.
autant que la vôtre en un an
A quoi rime tout cela ? A vérifier une fois de plus, sur le terrain, la qualité,
'efficacité, la résistance des freins de la Renault 16, en mesurant
’échauffement des disques, le temps de refroidissement, etc...
Et cela systématiquement dans les plus mauvaises conditions,
somme pour tous les autres contrôles Renault. Pour être certain que
/ous n’aurez jamais le moindre problème de freinage en Renault 16.
Et pour vous offrir en plus, à bord de votre Renault 16, cette certitude
je sécurité et cette tranquillité de l’esprit qui sont un luxe inestimable.
la victime était morte
brûlée vive.

La chose
JOHN CASHMAN la plus extraordinaire

Le médecin légiste, le
® professeur Wilton Forg-
IF
man, de l’Université
®
® de Pennsylvanie, n’avait
® jamais vu un crâne si
LE PHÉNOMÈNE réduit par le feu ni, hors
d’un four crématoire, un

LSD
corps si complètement
® carbonisé. « C’est la
®
® chose la plus extraordi­
naire que j’aie jamais
vue», mit-il en fin de
® son rapport.
Après divers essais, les
experts estimèrent qu’il
avait fallu une chaleur
PREFACE
DE JACQUES M OUSSEAU
d’au moins 2 000 degrés
pour obtenir un tel ré­
sultat. Il y avait bien les
®
®
signes qu’une telle cha­
Le seul dossier impartial ®
® leur avait été dégagée,
mais rien n’indiquait
qui répond quelle avait pu en être
à toutes les questions la source!

(é) <& La malédiction


(?) <fe> des pharaons?__________
®
®
Cp)
(p> Qui ne connaît les malé­
dictions qui ont menacé
ÉD ITIO N S PLANÈTE Le volume 14,95 F T.L.I et qui menacent tou­
®®®®®®®< E®®£®®®®® jours tous ceux qui, de
24 Les faits maudits
ENFIN REVELE EN FRANCE
le chef-d’œuvre
de la littérature différente
* Le silence de la Terre
* Voyage à Vénus
* Cette hideuse puissance
par C.S. LEWIS
les trois titres en un seul volume Club, relié toile.
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Le monde du non-A De Korzybski à van V ogt:
Les joueurs du non-A les m aillons
par A.E. van Vogt ’une même chaîne.

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Les fa its m a u d its 25


près ou de loin, auraient sors de T ou tan k ham on
delà voiture de poche... violé les tom bes des quitter l’Égypte.
BABY 850 pharaons et plus particu­
lièrem ent celle de Tou-
Le 19 décem b re de l’an­
née dernière, au cours
tankham on? Lord Car- d ’une réunion avec les
narvon qui perm it la délégués français qui
découverte de sa sépul­ devaient organiser l’ex­
ture fut le prem ier à position qui se tient
en p assan t par la Cooper,
payer. «A bsurde! Lord actuellem ent au Petit
la 1100, la 1100 Princess, la 1800, C arnarvon est m ort Palais, à Paris, il leur
l’Austin Healey (3 0 0 0 et Sprite) d ’une infection résultant avait fait part de son
d ’une piqûre de mous­ rêve. Les personnes p ré ­
...à la voiture de luxe tique à la joue!» clament sentes avaient souri et
les réalistes, et ils ont l’avaient dissuadé de
raison... Si l’on doit croire à de telles p ré ­
mourir, il faut bien m ou­ monitions de rêve.
rir de quelque chose. Ce Moins d ’une heure plus
qui est tout de même tard, les accords signés,
éto n nan t est le nom bre M oham m ed Ibrahim sor­
de personnes ayant p a r­ tit en souriant de la
PRINCESS 4L ticipé aux fouilles et qui conférence, traversa la
Vanden Plas, m oteur Rolls-Royce sont mortes curieu­ rue et se fit renverser
sement, de m ort violente p ar une voiture qui pas­
parfois, mais pou r la sait. Deux jours plus
plupart, semble-t-il, bien tard, il m ourait d ’une
Production British Motor Corporation
avant leur temps. fracture du crâne!
T o ut cela est du passé. A qui le tour?

AFIVA Importateur
Mais que penser de la
m ort violente (encore)
du directeur des A nti­
GEORGE LA N G E LA A N .

(à suivre)
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quités égyptiennes, il y a
le spécialiste de la voiture anglaise
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Retrouver les lieux Saints à Nazareth ou Jérusalem
ne vous suffit peut-être pas?
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très bien vous laisser sur votre s o if... Cela ne regarde que vous!
Les vieilles pierres... on aime ça ou pas! Mais vous avez certainement envie que quelqu’un mette
Vous pouvez préférer la course en half-track dans le Né- à portée de votre main ces distractions dont, peut-être,
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à la désolation torride des environs de la mer de se l... Alors, choisissez votre rêve de vacances, votre décou­
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LICENCE QUATRE CENT VINGT-CINQ
ERNST FUCHS
le chef de l’école de Vienne
Jacq u e s M o u sse a u

U n chef de file, un théoricien, un peintre fécond

L a b a rb e fleuve et la calotte de rabbin q u ’il po rte en tous


lieux retienn en t d ’abord l’attention; puis on est im m édia­
te m e n t saisi par l’impossibilité de d o n n e r un âge à ce visage
et à cette silhouette, com m e si cet artiste avait réussi à
im p rég ner son physique de sa volonté de n ’ap parten ir à
aucune épo q u e p o u r p re n d re à c h ac u ne ce q u ’elle lui paraît
avoir de plus accompli. A ses côtés vit u ne fem m e jeu n e et
belle, résolum ent co nte m po ra ine dans sa façon d ’être, de se
vêtir, de s’exprim er; cette fem me a pparaît dans nom bre de
ses tableaux co m m e un symbole de m odernité. Il me semble
avoir dé c ou ve rt dès notre prem ière rencon tre, projetés dans
la réalité concrète, les deux pôles de la personnalité p ro ­
fonde d ’Ernst Fuchs, les facteurs essentiels de sa recherche,
C ézanne: non les élém ents opposés de la synthèse q u ’il tente de réaliser
dans sa pensée et dans son œ u v re: la qu ête de ce qui est de
M oreau: oui tous les tem ps et la quête de ce qui est résolum ent de ce
tem ps, l’intérêt p o u r le lointain passé dans ce q u ’il contient
de message éternel et la p résen ce au m on de actuel dans ce
Picasso: non q u ’il rep résente de forces vives évolutives. Ernst Fuchs récuse
les m odes picturales et philosophiques, mais c ’est p o u r p o rte r
Dali: oui tém oignage aux hom m es de son siècle et non p o u r se c o m ­
plaire dans une m isanthropie amère. Il professe par exem ple:
(Suite page 32.)

L e triomphe du Christ (détail)


(1962-1965).
I art fantastique de to u s les te m p s 29
- Le m onde des arts est aveuglé par Cézanne gravures est le poète visionnaire Antonin
depuis trois quarts de siècle. C ’est un grand Artaud, déjà aux portes de la m o r t\ celui-là
malheur pour la peinture, une amputation m êm e qui avait très tôt fixé son attention sur
majeure. Il existe un autre courant, qui a été le dedans de lui-m êm e et écrit: « Je suis celui
vivace à toutes les époques, mais s’est arrêté qui a le mieux senti le désarroi stupéfiant
à G ustave M oreau, contem porain de Cézanne. de sa langue dans ses relations avec la
Pour m oi, M oreau est le dernier artiste fran­ pensée.» Le destin faisait un de ses clins
çais. J’ai découvert le m usée qu’est devenue d'yeux coutum iers à cet adolescent qui pres­
sa dem eure de la rue La R ochefoucauld. sentait déjà que les m odes d’expression, s’ils
C ’est un désert. Q uel dom m age pour l’esprit! étaient effectivem ent des m oyens, étaient
Voilà une position à contre-courant, m anifes­ aussi des contraintes sur lesquelles butaient
tem ent un artiste qui est un anticonform iste. l’intuition et la recherche; et qu’il fallait
que la pensée brisât ces barrières si elle, ne
Il connaît la Bible par cœur voulait pas être brisée par elles.
Aujourd’hui, à 37 ans — c ’est l’âge de cet
Les maîtres qui ont influencé son œ uvre, en hom m e qui paraît n’en avoir pas —, Fuchs est
dehors de G ustave M oreau qu’il a découvert retourné en Autriche après avoir travaillé en
tard, sont Jérôm e Bosh (admiré dans les France et en Italie, visité à plusieurs reprises
m usées mais rejeté com m e source d’inspi­ les États-Unis et Israël, appréciant dans N ew
ration) et Grünenwald. Les livres qui ont York l’absolue modernité et recherchant
marqué et orienté sa pensée sont la Bible, dans Tel A viv l’absolue intemporalité. Il s’est
la Table d’Émeraude d’Herm ès Trismégiste ', imposé à Vienne com m e le ch e f de l’École du
les écrits de M aître E ckhart2. Ernst Fuchs Réalism e Fantastique4, groupant autour de
fut conduit par sa propre disposition inté­ lui des artistes tels que Hausner, Brauer,
rieure à détecter ces guides qu’il n’a jam ais Hutter, Lehm den, etc. Le m ouvem ent vien­
reniés. C ’est ce qu’il faut noter de prime nois est devenu en quelques années suffi­
abord. Il appartenait à une famille viennoise sam ment important pour attirer vers lui des
extrêm em ent m odeste dont il ne parle jamais, artistes d’autres pays et pour rayonner à
et nul n’a pris sa main pour le conduire dans l’étranger. Une exposition de l’École du Réa­
le dédale des bibliothèques et des ensei­ lisme Fantastique viennois prendra fin dans
gnem ents. C ’est en suivant sa propre pente quelques jours à la G alerie 3 + 2, à P aris1.
que, tout enfant, il a découvert et dévoré avec U ne présentation des vingt cuivres et des
passion la Bible - « le seul livre que je con­ vingts dessins réalisés par Ernst Fuchs et
naisse par cœ ur», dit-il —, puis les exégètes consacrés au personnage biblique de Samson
de la Kabbale, enfin les différentes éco les se poursuit à la galerie Perrin11. Enfin une
ésotériques et occultistes. Sa nature le portait 1. R a p p e lo n s q iT H e rm è s T rism ég iste est co n sid é ré c o m m e le fo n d ate u r
d e l'a lc h im ie .
instinctivem ent a rechercher la trame secrète 2. J o h a n E c k h a rt, d it M a ître E c k h a rt. P h ilo so p h e a llem an d , né en
que masque à notre intelligence la toile T h u rin g e v ers 1260. V ers 1327, le p a p e c o n d a m n a ses th é o rie s m ys­
tiq u e s e t p a n th é iste s.
serrée des apparences. 3. C e la se p a ssa it fin 1947. A rta u d est m o rt à V itry -su r-S ein e le
4 m ars 1948.
Lorsqu’il vint à Paris, à 17 ans, le premier 4. N o u s c o n s a c re ro n s un c a h ie r c o u le u r au M o u v e m e n t V iennois
homme qu’il rencontre dans un café et qui d a n s son e n sem b le d a n s u n p ro ch a in n u m éro .
5. G a le rie 3 4 2. 5 ru e V isconti, Puris-6 .
marque de l’intérêt pour ses dessins et ses 6. G a le rie P e rrin , ru e du C h e rc h e -M id i, Paris-7 .

(Suite page 36.)

La chute de Sodome et Gomorrhe (détail)


32 Ernst Fuchs <1952-1953).
exposition de son œ u v re peinte aura lieu à
l’autom ne, à la galerie Iris Clert. De cette
école viennoise, q u ’on p e u t donc décou vrir à
Paris, Ernst F uchs est à la fois le chef de file,
le théoricien et le peintre le plus fécond,
m êm e s’il se défend de s’exprim er essentiel­
lem ent et exclusivement p a r la peinture. Son
œ u v re de poète, d’historien et de pen se u r lui
paraît d ’une im porta nc e égale et un co m p lé ­
m en t nécessaire à son œ u v re plastique. 11
refuse ainsi d é lib é ré m e n t un des tabous les
plus largem ent ancrés dans notre é po qu e : la
spécialisation. Il dit d ’ailleurs, sans préte n d re
établir de com paraison:
— L éo n a rd de Vinci n ’a peint que quelques
tableaux. Ce n ’est rien. Et pou rtant, il a
« fait» la Renaissance.

« C e qui m 'exalte,
c 'e s t de créer un culte »
C ’est que, plus que le moyen d ’expression, lui
im porte ce qui est exprimé, le fond plus que
la forme. L’essentiel est de véhiculer un m es­
sage qui soit nécessaire aux hom m es; et po ur
délivrer ce message, la poésie ou le dessin
p eu vent to ur à to ur convenir. Il s’agit de
laisser sa m arque. Vinci, en dépit de la m odi­
cité de sa prod uction , a m arqué la R enais­
sance p ar la puissance et l’universalité de son
génie. Il s’agit de c ré e r un culte p o u r que
les hom m es vivent, et s’a bre uve n t longtemps
à la source révélée.
— N o us n’avons pas de culture, m ’a dit Ernst
Fuchs, parce que nous n ’avons plus de culte.
Il faut re c ré er le culte, la culture viendra
ensuite. Et c’est ce qui m ’exalte: non pas tel
ou tel m oyen d’expression spécialisé, mais
c réer un culte.
Il ajoute:
— Un artiste doit d ’a bord songer à c ré e r son
groupe. C ’est à travers d ’autres h o m m es que

L 'esprit d'H erm ès


(1953).

36 E rnst Fuchs
ses idées et ses intuitions se répa n d ro n t. C ’est mière fois l’expression « réalisme fantastique».
pourqu oi des h om m es co m m e G u rg ieff et Presque à la m êm e époque, Louis Pauwels et
G a n d h i ont été de grands artistes. Jacq u e s Bergier dépo saient chez leur éditeur
A un autre m om ent, il m’a dit: le m anuscrit du Matin des Magiciens qui
— L’e rreu r de l’artiste c’est de c h erc h e r à portait en sous-titre Introduction au réa­
faire de jolis tableaux. Son rôle, en réalité, lisme fantastique. De telles c oïncidences
c’est de faire des prophéties. Sim plem ent, exagérées p e rm e ttra ie n t de croire à l’exis­
p o u r un peintre, la p rophétie prend la form e te n c e de cou rants souterrains de la sensibilité
d ’un tableau. collective qui apparaissent à la surface de la
Et aussi: conscience en plusieurs points sim ultaném ent.
— Le d ern ie r artiste à avoir su c ré e r un culte, D ans l’un et l’autre cas, il s’agissait bien de
c ’est-à-dire à partir de réactions individuelles lutter contre les am putatio ns d o n t l’ho m m e
form er des relations avec autrui et c ré e r un total avait été victime au fil des siècles.
groupe dont le système d ’ondes se prop age Selon Fuchs, la responsabilité en revient
loin et longtemps, a été R ichard W agner. m oins à l’Église q u ’aux philosophes français
C urieusem ent, Bayreuth, cela existe! Non? du x v m c siècle; ils ont, selon lui, largem ent
Enfin, p o rta n t un ju g e m e n t sur notre époque, dépassé et aggravé l’action de la chrétienté.
et revenant sans cesse sur cette p ré o c c u ­ A vec la Révolution, l’h om m e a émis la p r é ­
pation qui m ’a paru chez lui fondam entale, tention de devenir le maître de soi-même. Il
il m ’a dit encore: s’est figé dans une attitude sévère et guindée
— A u jo u rd ’hui, p o u r moi, le culte est du côté ju s q u ’à ce que F re u d le ram ène à la réalité.
de Dali, plus que du côté de Picasso. Le Les philosophes éclairés se sont dressés contre
message de Picasso est im m édiat; il est tou t l’h o m m e com plet; ils n ’ont pas voulu a c c e p ­
entier dans sa form ulation ap parente. Le te r la bête dans l’être humain, co n tra ire m en t
message de Dali est occulté. Il existe, chez ce à l’Église qui s’en est toujours a c c o m m o d é :
dernier, deux, trois ou q u a tre niveaux de — Bernini ou M ichel-A nge pouv aien t gagner
com p réh en sio n. Picasso sans do ute a d a v a n ­ la bataille contre l’Église, estime Ernst Fuchs;
tage influencé son ép oq ue; le message de tém oins leurs œ uvres qui figurent dans les
Dali est en co re caché et il sera peu à peu plus som ptueuses cathédrales et qui ne
révélé et compris. J ’ai vu à N ew Y ork une renient pas la bête hum aine. L ’artiste socia­
exposition qui réunissait 400 œ u vres de Sal­ liste ne p eut gagner contre l’État. Au long du
vador Dali. J ’ai com pris à cette occasion ce XIXe siècle, on a lu Socrate en refusant de
que c’est que le génie. c onsidérer le péd éraste dans le philosophe.
Ce peintre, cet artiste cherche à rendre
La n a issa n c e du réalism e fantastique c o m p te de l’h om m e éternel, aussi bien q uand
il fait l’ange que lorsqu’il fait la bête. C ’est
On c o m pre nd que, p ou r l’hom m e encore
po urqu oi son œ u vre tou r à to u r d é m o n ia q u e
je u n e qui fait de telles déclarations, l’essen­
et spiritualiste dérange tellem en t qui la
tiel, p o u r l’instant, est d ’être le centre d ’a ttra c ­
regarde. JA C Q U E S M O USSEA U.
tion et de diffraction de l’école de Vienne.
Visage d ’un oiseau.
C ’est en 1958, m ’a appris Ernst Fuchs, q u ’un Page 40 : Magicien et sa bête.
critique autrichien a employé p o u r la p re­ P age41 : Ange terrassant Samson.

3 8 E rnst Fuchs
Un milliard de dollars
pour des agents d'influence

Une toile d'araignée couvrant le monde entier


La grande peur des intellectuels occidentaux com m ença le
l e résu ltat, l 1’ février 1967. Si l’explosion se produisit le l ir février, c’est
que la presse russe, et notam m ent la Pravda, était sur le point
c'est que de lancer l’affaire et qu’il était urgent pour les U .S.A . de la
d ev a n cer1.
l'« ameri can On venait d’annoncer par la voie des grandes agences de
presse am éricaines que les services d’espionnage, d’action
vvay o f lil’e» directe et de guerre subversive groupés sous le symbole
C .I.A ., et dont on savait déjà qu’ils constituaient aux États-
se p ro p a g e Unis un gouvernem ent invisible, subventionnaient en dollars
dans des proportions importantes aux États-Unis et à
mi e ux que l’étranger, et donc rendaient possible la vie des organisations
suivantes: N ational Student A ssociation, International
la révol ut i on Student C onférence in Leyden Netherlands, American Fund
for Free Jurist, Foreign Policy Research Institute o f the
University ofPennsylvania, National Education Confédération
o f Free Trade Unions o f Brussels, American Newspaper
G uild, Retail Clerks International A ssociation, Free Univer­
sity o f W est Berlin, Opérations & Policy Research, American
Political Science A ssociation, A ssociation for Youth &
Student Affairs, Asian Student Press Bureau, North American
Secrétariat o f Pax Romana, International Union o f Socialist
I. L 'a ffa ire avait é té a b o n d a m m e n t signalée d an s Planète n1 31, d e n o v e m b re /d é c e m b re 1966,
page I /V. sou* le litre « Les sav an ts ne v eu len t pas d e v e n ir des e sp io n s ...

Foster Dulles créa la C .I.A . et y régna


de 1951 à 1961. M ac Cone lui succéda
jusqu'en 1965. On les voit ici tous les deux.
L 'h is to ire in v isib le 45
Young, Young W o m e n ’s Christian Asso­ c im en te r l’amitié entre l’A m ériqu e et les
ciation, etc. pays arabes. T ou s les papiers que Mr. Burns
Le « etc.» qui term ine notre liste pèse sur la et ses amis dé te na ien t disparaissent mysté­
vie politique internationale, c o m m e les listes rieusement.
incom plètes des financiers et des agents poli­ Le g o u v e rn em e n t Kassem publie un c o m m u ­
tiques d ’influence pesèrent sur la vie poli­ niqué: « B u rn s était, en tant q u ’agent de la
tique française du rant le scandale de Panam a. C.I.A ., un h om m e m arqué. N ous aurions bien
C h a q u e semaine la presse am éricaine et, voulu l’a rrête r et l’interroger, mais force
notam m en t, les deux hebd o m a d a ire s Time restera à la loi. »
et Newsweek m e tte n t en clair cet « e tc .» en
ajoutant des noms savoureux tels que le En août 1958, le m aréchal Kassem organisera
synode des évêques de l’Église russe o r th o ­ un procès et poursuivra son c h e f d ’état-
doxe résidant hors de l'U.R.S.S., le C ongrès major, le général G h a z a Daghistani, pour
po u r la liberté de la culture (éditeur en trahison, conspiration, espionnage et actions
France de la revue Preuves) et surtout les subversives au profit des États-Unis. Mr.
A m erican Friends o f the Middle East. Ce qui Burns et ses amis (ou son réseau?) ne sont
pe rm e t de rep rend re cette histoire à son pas là po ur tém oigner, et p ou r cause. On ne
début. fait pas allusion aux papiers q u ’ils d étenaient,
mais ces papiers c o m m e n c e n t à ap paraître
P oint de départ de l'affaire, dans diverses agences de presse arabes. Les
le cou p d 'É ta t du 1 4 juillet à B a g d a d services secrets du Caire sem blent les détenir.
Ils circulent ensuite dans les agences de
Le 14 juillet 1958, un c o u p d 'É ta t anti­ presse neutres et finalement dans les agences
américain éclate à Bagdad. Les révolution­ américaines. On com m e nc e à dire q u ’en plus
naires arrê te n t à l’hôtel Bagdad trois A m é ­ des A m erican Friends of the Middle East,
ricains et sept E u ro p é e n s que l’on transp orte la C.I. A. utilise c o m m e « c o u v e rtu re » de très
au quartier général de Kassem, le c h e f de la no m breuses organisations dont certaines
révolte. Un c h e f qui c ontrôle bien mal ses a p p a re m m e n t de gauche ou m êm e d ’extrêm e
troupes. C a r la ca m io n n e tte qui transp orte gauche. D es listes c o m m e n c e n t à circuler,
les d étenus est attaq u é e dans la rue par une mais près de dix ans vont s’éc o u le r avant que
foule un peu trop bien organisée et arm ée l’orage n’éclate.
p o u r q u 'o n puisse croire à une manifestation
spontanée. Deux des d étenu s s’éch a p p en t. En C 'e s t une revue de ga u ch e am éricaine
représailles, les huit autres sont assassinés qui a soulevé le scan dale
sauvagem ent et mutilés d ’une façon q u ’il
n’est pas possible de décrire dans un pério­ U ne revue de la gauche catholique am éri­
dique destiné à tous les publics. Parmi eux, se caine, R am parts, 2 anno n c e en avril 1966 que
trouve un A m éricain, Mr. Eugène Burns, de la C.I.A. - section de la pro pagan de poli­
Sausalito (Californie). Profession du pas­ tique — dépense une centaine de millions de
seport: journaliste. O bjet du voyage en Irak: dollars US p ar an p ou r sub ven tion ner des
fonder et d é v elop pe r la société A m erican
2. C e tte rev u e p a ra ît à San F ra n c is c o : R a m p a rts M ag azin e, 301
Friends o f the M iddle East destinée à B ro ad w ay , San F ra n cisc o , C alifo rn ie.

4 6 C .I.A . : ce que personne n'a d it


organisations d 'étud iants, des syndicats, des ministre, lequel Prem ier ministre était c o m ­
organismes religieux et politiques dans le muniste et ennem i notoire des États-Unis.
monde. C urieusem ent, p ersonne ne propose Il s’appelait Cheddi Jagan. On avait b e a u ­
de faire une c o n tre -e n q u ête pour r e c h e rch e r coup e n te n du parler dans divers pays des
la source de financem ent de Remparts. T out grèves «organisées avec l’or de M oscou»
le m onde se rue sur la C.I.A. et c ’était m êm e une excuse classique du
Les résultats de l'enqu ête d épassent l'imagi­ p a tro n a t de com bat pour refuser les au g m e n ­
nation et aucun a u te u r respectable de rom ans tations. Mais c ’est la prem ière fois que
d'esp io nn age n'oserait les m ettre dans un de l’on voit une grève, hors des États-Unis, orga­
ses livres. C ’est ainsi que l'on app ren d que nisée par les services d ’espionnage am é­
divers organism es sont financés par la C.I.A. ricains.
par l’interm édiaire d ’une organisation philan­ Les hurlem ents redou blen t et se prolongent.
thro pique et charitable, la Kentfield Fund. Ce La m alheureuse C.I.A. est a tta q u é e de tous
qui rappelle la fameuse loi sociologique de côtés. Les étud iants américains qui ne
O ’Henry: « Les p hilanthropes sont toujours m an q u e n t pas de sens de l’hu m o u r ont
riches et il y a une relation de cause à effet. » adopté un mot d ’ordre. En entrant dans la
cantine universitaire on lance à la c a n to ­
Le riche et généreux ph ilanthro pe qui ali­ nade: «Est-ce que l'ho m m e de la C.I.A. est
m ente la Kentfield F un d s’appelle Mr. D ana par là? J ’ai besoin d 'u n dollar pou r manger,
Kentfield. Personne n’en a jam ais entendu je n’ai plus un cent. »
parler, mais son adresse postale est à Dallas, Peu à peu une image nette de la situation
Texas! La presse am éricaine se rue à Dallas générale c o m m e n c e à se dégager. L'affaire ne
p o u r la seconde fois en quelqu es années. Le fait que com m encer. L’enq u ê te du congrès
rep résen tant de Mr. Kentfield tient un service des Etats-Unis ne fait que d ém arrer. Mais
privé d ’abonnés absents. Il rép ond qu'il n'a on peut d 'ores et déjà exposer la situation
jam ais vu de Mr. Kentfield a u tre m e n t que telle qu'elle apparaît à la lumière des révé­
sous forme de c hèq ues et ajoute: « Je ne peux lations faites par la presse américaine.
m alh e u re u se m en t pas so um ettre m a c o m p ta ­
bilité aux enquêteurs. J ’ai laissé la fenêtre L'en q u ête a été bien facile
ouverte, il a plu, et toutes les feuilles sont
et se s résultats su rpre n ants
collées ensemble. »
Les journalistes se replient en hurlant que O bservons d ’abord que l’en quête de la presse
l’on ne se m oque pas im pu ném en t de la am éricaine paraît avoir été bien facile. Un
presse am éricaine et q u ’on va voir ce q u ’on com plexe système de réseaux et d 'o rg a n i­
va voir. sations, fondé en 1952, a été révélé d 'u n e
On c o m m e n ce en effet à voir. On voit en façon étra ng e m e nt rapide. Aux yeux des spé­
particulier que le généreux Mr. Kentfield cialistes de la guerre psychologique, il paraît
a financé un syndicat a p p a re m m e n t g auchi­ évident que les e nq uê te u rs ont été aidés par
sant et que ce syndicat à son tou r a financé les adversaires de la C.I.A . Faute de rensei­
les syndicats ouvriers de la G u y a n e britan­ gnem ents absolum ent positifs, il est difficile
nique. Ceux-ci ont, en 1964, organisé des de préciser davantage. Disons sim plem ent
grèves qui ont provoqué la chute du Prem ier q u ’il y a aux États-Unis m êm es des organi­

L'histoire invisible 47
sations rivales que la liquidation de la C .I.A . Tow er Fund, G otham Foundation, Borden
arrangerait. D isons aussi que, de source offi­ Trust, Beacon Fund, Price Fund, Heights
cielle am éricaine, on a affirmé plus d’une Fund, W illiford-Telfort Fund, Edsel Fund,
fois qu’il existe à M oscou un organisme San M iguel Fund, Kentfield Fund, M orœ
officiel de lutte psychologique contre la Fund, M ichigan Fund, Andrew Hamilton
C.I.A. Fund, Appalachian Fund, W ynnew ood Fund,
Quoi qu’il en soit, l’enquête est singuliè­ Charles Price W hitten Trust, James Carliste
rement efficiente. La C.I.A. est durement Trust.
atteinte. Le sénateur Eugène Mac Carthy Les organisations philanthropiques fantôm es
(aucun rapport avec l’ex-inventeur du « m ac­ alimentaient en argent d’autres organisations
carthysm e») écrit: « La C .I.A . n’a pas le droit philanthropiques qui, elles, existent effec­
de dire que dans la guerre qu’elle m ène tous tivem ent, donc ont pignon sur rue. Les diri­
les coups sont permis. C ’est ce que Hitler geants de ces organisations ont tous déclaré
disait. Il faut les arrêter. » qu’ils acceptaient de redistribuer l’argent
par patriotisme et dans des buts nobles. N e
Une com m ission d’enquête est nom m ée. Le leur dem andons donc pas si leurs fondations
fait que les présidents des États-Unis, depuis gardaient un pourcentage pour leurs pauvres,
Eisenhower, étaient au courant et que le pré­ ce serait manquer de tact. D ’ailleurs, quand
sident Kennedy avait donné son accord, est on fait la quête avec un tronc dans les rues
passé sous silence. D e m êm e on n’insiste on garde 25 % du résultat.
guère sur le fait qu’il existe, à part la C .I.A ., Les fondations ayant pignon sur rue et dont
huit autres organism es américains faisant de les buts, jusqu’à l’intervention de la C .I.A.,
l’espionnage. Ce sont: la N ational Security avaient été nobles mais divers (par exem ple:
A gency, la D efense Intelligence A gency, la propagation du jus de raisin non alcoo­
l’A tom ic Energy C om m ission, la State lique), reversaient ensuite l’argent par ordre
Departm ent Intelligence and Research, l’Air de la C.I.A. aux divers organismes que nous
Force Intelligence, l’Army Intelligence, la avons cités en tête de cet article et dont le
Naval Intelligence, le Fédéral Bureau o f nombre augmente toujours. Chacun se
Investigation. Ces huit autres agences ont dem ande s’il n’a pas travaillé pour la C.I.A.
certainem ent aussi leurs organisations à sans le savoir.
l’étranger mais il est à noter qu’on ne les
attaque pas. L e Monde du 15 mars écrivait à ce sujet: «L a
En ce qui concerne la C .I.A ., on voit main­ chaîne de radio-télévision C.B.S. (Colum bia
tenant avec une précision inquiétante com ­ Broadcasting System ) a indiqué lundi soir
ment l’opération fonctionnait: qu’elle avait refusé, d’accepter les annonces
L aC .I.A . a com m encé par fonder, suivant la publicitaires de Radio-Europe-libre, solli­
loi de O ’Henry, une série d’organisations citant des contributions particulières, parce
philanthropiques fantôm es, riches et à frais que ces annonces étaient en partie payées
généraux réduits. Elles se com posaient pour par la C.I.A . (Services d’espionnage am é­
l’essentiel d’un tiroir dans un bureau d’hom m e ricains).
d ’affaires. En voici une première liste non « C’est au cours d’une ém ission spéciale inti­
limitative: tulée «A la solde de la C .I.A .: un dilem m e

48 C.I.A. : ce que personne n'a dit


américain », que cette décision a été annoncée. revues, qui paraissait inexplicable sur le
Le com m entateur a notam m ent déclaré aux simple plan du journalisme.
auditeurs qu’ils risquaient de faire incons­ Stations de radio et de télévision indépen­
ciem m ent partie de la C .I.A . en contribuant dantes ou censées être telles, journaux,
aux appels pour Radio-Europe-libre faits à la revues, syndicats, associations d’étudiants,
télévision, dans les m agazines et m êm e dans sectes, Églises, le m onde entier se trouvait
le métro et les autobus. ainsi couvert d’une trame, d’un tissu plutôt
» La G uilde des journalistes américains a, dont la trame était tissée de diverses actions
d’autre part, fait savoir lundi qu’elle sus­ culturelles et dont la chaîne était la C.I.A.
pendait ses relations avec les fondations qui Tout cet ensem ble est l’œuvre d’A llen Dulles
avaient participé au financem ent de ses acti­ qui avait été nom mé directeur de la C.I.A . en
vités internationales avec des fonds qu’aurait février 1953.
versés la C .I.A .
» Le com ité directeur du syndicat a ajouté D ulles est un romantique qui croit - à juste
que l’organisation était à présent à court de titre pensons-nous — que le vrai pouvoir est
fonds pour appliquer son programme d’acti­ celui de l’esprit sur l’esprit, c ’est un lecteur
vités internationales. Le com m uniqué indique acharné de John Buchan, et plus tard de Ian
que ce programme devra probablem ent être Flem ing. A l’âge de 8 ans, pendant la guerre
annulé à moins que de nouvelles contri­ des Boers, l’enfant Dulles décida de combattre
butions en provenance de sources neutres ne les Anglais par la plume. Il écrivit un livre
soient versées dans les caisses de la Guilde. anti-anglais que son grand-père fit imprimer à
Le com m uniqué ajoute que des fonds seront com pte d’auteur, fautes d’orthographe com ­
sollicités de la centrale syndicale A .F.L. prises. Plusieurs milliers d’exem plaires de
— C.I.O. et d’autres organisations non sus­ cet ouvrage touchant furent vendus et
pectes. » l’argent envoyé au fond de secours pour les
Boers. Le New York Times en fit un com pte
Dulles croyait que le pouvoir rendu enthousiaste. Vingt ans après, D ulles
est celui de l'esprit sur l'esprit réalisait son rêve en devenant agent secret
américain. Il essaya, en travaillant à partir
On ne sait pas quelle est la partie du budget de Berne, de sauver l’empire des Habsbourg.
de R adio-Europe-libre3 qui est fournie par la Il y arriva presque. Après quoi il fit à la
C.I.A ., mais cette part doit être considérable. fois de l’espionnage et de la haute finance.
En ce qui concerne l’association américaine Il s’installa en Suisse en 1943, ce qui lui
des étudiants, 80 % de ses revenus prove­ permit de transmettre le «M ém oire B ergier»4
naient de la C .I.A ., ce qui a permis à cette sur les armes V, qui contribua à la destruction
association, depuis 1952, de participer à tous de Peenem ünde. Il négocia ensuite avec la
les congrès internationaux d’étudiants et d’y résistance allem ande par l’intermédiaire du
exprimer le point de vue américain. Il est prince M axim ilien H ohenlohe, autre roman-
probable que les diverses associations sou­
3. R ad io-E urope-libre est l’organism e responsable du m assacre des
tenues par la C .I.A . lui devaient de 80 à 95 % p a trio te s hongrois en 1956 à B udapest; R adio-E urope-libre les avait
de leur budget. en co u rag és à se rév o lter en p ro m e tta n t une aide am éricain e qui n’est
jam ais venue.
Cela explique d’ailleurs la survie de certaines 4. Il s’agit bien d e n otre c o lla b o ra te u r e t ami.

L 'h is to ire in v isib le 49


tique; puis la capitulation des trou pes alle­ personnellem ent à la M aison-B lanche où il vit
mandes d’Italie. Il reçut, le 18 juillet 1946, le secrétaire de K ennedy, Pierre Salinger. Le
la médaille du M érite des mains du président 2 mai, Salinger arrivait à Paris p o u r discuter
H arry T ru m a n . Il se con sa c ra ensuite à sa de la situation avec le go uv e rn e m e nt français.
c on cep tion ro m an e sque de la dom ination du Puis la situation politique c h ang ea et l'affaire
m onde. fut étouffée.
Un certain nom bre de questions ne furent
Le coup d 'É ta t d 'A lg e r en 1961 jam ais posées. Par exem ple: que s’est-il
était-il financé par la C .I.A .? passé le 7 dé ce m b re I960 à W ashington lors
du d é je u n e r qui réunit Jac q u e s Soustelle et
P o ur Dulles, ce qui com pte, c ’est de gagner le direc te ur des opératio ns extérieures et
les esprits plutôt que de recueillir des ren­ paramilitaires de la C.I.A., Richard M. Bissel
seignements; ce qui com pte, c ’est la guerre Jr.? O n le saura peu t-être un jo u r car le
subversive, l’exercice de l’influence, plus que m on de politique évolue sans cesse. En tout
la collecte de l’information. Il rejoint là un cas, un C om ité du Sénat américain interrogea
des directeurs du contre-espionnage français à ce sujet R ichard Helms qui, à l’époque,
qui nous disait: « L e s espions é trangers en rappelons-le, n’était que le secon d de Dulles.
France ne nous intéressent pas tellem ent, Helms expliqua que la c am pag ne contre la
nous les connaissons tous. Ce qui com pte C.I.A. au m o m e n t de la révolte des généraux
p o u r nous, ce sont les agents d ’influence, les était une o pération du d é p a rte m e n t chargé
m anipulateurs d ’hom m es, les organisateurs de détruire la C.I.A. Il affirma q u ’il n’y avait
de coups d ’État.» Parmi ces m anipulateurs rien de vrai dans les accusations p ortées et
d 'h om m es, Dulles fut certa in e m en t, ju s q u ’à que d'ailleurs la C.I.A. n’avait pris co n ta c t
ce q u ’il quitte la C.I.A., un des plus im por­ avec les quatre généraux d 'A lg e r que pour
tants. On lui a d'ailleurs peut-être attribué savoir ce qui se passait...
plus q u ’il n’en a fait. C ’est ainsi q u ’on lui a
imputé le coup d ’État des g énéraux français Il est à no ter que, duran t toutes ces o p é ­
en Algérie le 22 avril 1961. C ette thèse rations curieuses et sur lesquelles on aimerait
fut lancée p a r le jo urnaliste italien M ario en savoir davantage, personne n’a douté de
Malloni du jo urnal com m uniste II Paese. La l’existence d 'u n réseau d ’agents d ’influence
publication suivit de quelq ues heures à peine de la C.I.A. c o uvrant le m onde entier et
le coup d 'É ta t des q u atre généraux, de telle n o tam m e n t la France et l'Afrique du Nord.
sorte q u 'o n a eu l'impression que l’opération La seule question que l’on se posait était de
était lancée d'ailleurs et prép arée à l'avance. savoir à quel point ce réseau avait pris parti
Elle fut ensuite reproduite dans toute la dans les affaires intérieures de la F rance et
presse com m uniste et par toutes les radios de l'Algérie. Le lecteur au co u ran t des q u e s­
com munistes. A p rè s q u o i la presse am éricaine tions internationales p o u rra s’am user à pointer
suivit. Puis la presse française s’en mêla; sur la liste des organisations citées dans le
l ’E x p re sse n particulier avec une double page présent article celles qui ont pris parti
sur« Challe et laC .I.A . ». co ntre la France et po ur le G .P .R .A . durant
Il y eut un certain affolement à Washington. les é v én em ents d'A lgérie et tirer lui-même
Le second de Dulles, Richard Helms, se rendit ses p ropres conclusions. Ce qui nous inté­

50 C .I.A . : ce que personne n'a d it


resse, c ’est l’existence du réseau mondial L’action param ilitaire, co m m e l’espionnage,
d ’agents d ’influence de la C.I.A., sa puis­ fournit une excellente m atière p o u r les
sance et les résultats q u ’il obtient. rom ans et les films. Mais elle ne m ène pas à
T ec h n iq u e m e n t, le réseau d'influence qui la possession du m onde. Ce qui peut y m ener,
est l’objet du présent article est la section c ’est l’action politique et l’action p sy cho ­
P.P.P.M . de la C.I.A. P.P.P.M . veut dire: lo g iq u e 5. Tel est l’avis de Dulles et de son
Section politique, psychologique et p ara ­ successeur R ichard Helms. Revenons un peu
militaire. Q u ’est-ce que l’action politique? sur celui-ci: c ’est un nom peu connu en
Le ch a n g em e n t de régime dans un pays, F rance, son visage l’est en co re moins.
d ’une façon pacifique ou, au besoin, par la
force et la violence. Q u ’est-ce que l’action R ichard H e lm s, patron de la C.I.A.,
psychologique? La création dans un pays a la p a ssio n de l'a n o n ym a t
d ’un état d ’esprit favorable à la tactique
m o m e n ta n é e des États-Unis, c ’est-à-dire d'un Il n’est pas dans le Who’s Who. Il n’a pas de
état d ’esprit hostile aux États-Unis s’il s’agit décoration. Il fut c o rres p o n d a n t en Alle­
d ’intervenir militairement et d'un état d'esprit m agne d u ra n t le régime nazi et interviewa
favorable aux États-Unis s’il s’agit d ’obtenir p o u r la presse am éricaine Sonia Henje et
des m archés, des bases aériennes, des bases A dolph Hitler. En 1943, étant lieutenant de
radars et ainsi de suite. marine, il est transféré dans le service secret
am éricain OSS. (Non, ce n ’est pas lui OSS
A u jo u rd 'h u i les a ge n ts d'in flu e n ce 117: au m o m e n t où il est entré à l’OSS on
so n t plus im p ortants que les e sp io n s do nn ait des nu m éros dans les 4 000. OSS 117,
s’il avait existé, aurait fait partie des deux
Q u ’est-ce que l’action paramilitaire? C ’est cents prem iers agents recrutés p ar le c h e f de
l’intervention directe au-delà des frontières l’OSS, le général D onovan, dit Bill le S au ­
am éricaines de forces arm ées spéciales de la vage.) R ichard H elm s entre à la C.I.A . dès
C.I.A. Sur ce d e rn ie r aspect, citons le bulle­ sa fondation et disparaît. Il est impossible
tin C.I.S.E.P., 22 février 1967, page 7: « Mais de savoir ce q u ’il a fait ju s q u ’à 1952. En 1952,
la C.I.A . est b e a u c o u p plus q u ’un service il fait surface com m e d ire c te u r de la section
d ’espionnage. C ’est un véritable gouver­ espionnage extérieur, sabotages, et autres
n e m e n t clandestin des U.S.A. à l’étranger, o pération s mal définies, ce q u ’on appelle
avec ses secteurs de sabotage et d ’organi­ dans la maison le « b u re a u des sales coups».
sation de com plots, ses forces arm ées sans Dix ans après, en 1962, il est nom m é direc­
d rapeau (B érets verts) et son aviation de te u r du b ureau des plans de la M aison. En
guerre, qui ont op éré à C uba, en Indonésie, juin 1966, il en p rend la direction. Dulles
qui o p è re n t a u jo u rd ’hui au Laos, au Tibet et a dit de lui: « C ’est un ho m m e d ’élite avec une
ailleurs en Asie, en Afrique, en A m ériq ue passion p o u r l’anonym at. »
latine. Une des raisons qui ont décidé le L’affaire présente doit donc b e a u c o u p le
g ou v e rn e m e n t français à d e m a n d e r l’év a c u a ­ gêner. Il était plus à son aise lorsqu’il s’occu-
tion des forces am éricaines, c ’est de sup ­
5. L 'i n v e n t e u r d e l 'a c ti o n p s y c h o lo g iq u e , le g r a n d é c r i v a i n a n g la is
prim er les bases d ’une organisation clandes­ J o h n B u c h a n , e n a p u b lié u n v é r it a b le m a n u e l d a n s u n d e s e s ro m a n s
tine étran gère sur le territoire national. » « le C a m p d u m a tin » ( p u b lié e n f r a n ç a i s c h e z A r th a u d ) .

L'histoire invisible 51
pait à Berlin de percer un tunnel qui arriva En 1962, la Russie est obligée de retirer
jusqu’au central téléphonique secret de ses fusées de Cuba.
Berlin-Est et qui a permis à la C.I.A. de se En 1961, le pro-soviétique Lumumba est exé­
brancher sur les 432 lignes ultra-secrètes de cuté au Congo et le régime qui le remplace
l’armée, de la police et des services spéciaux est mieux disposé envers les Etats-Unis.
soviétiques de Berlin-Est. En 1954 et 1955, En 1965, le communisme en Indonésie est
432 magnétophones enregistrèrent tout ce écrasé.
que les Russes et les Allemands de l’Est ont En 1967, la révolution culturelle échoue en
pu dire. Le 22 avril 1956, il y eut un désastre. Chine et neuf des provinces chinoises sont à
Des militaires soviétiques présents par hasard nouveau entre les mains des seigneurs de la
découvrirent le tunnel et l’opération cessa. guerre, hostiles au gouvernement central. La
Cela n’en fut pas moins un des coups les plus menace d’une intervention chinoise au Viet­
géniaux de Helms. Celui-ci, à 53 ans, a der­ nam paraît écartée.
rière lui 25 ans de services secrets. Il déve­ Ce sont là des succès énormes obtenus sans
loppe et poursuit l’œuvre de Dulles. Pour pertes de vie américaines. Il y en a eu certai­
comprendre les actuelles opérations de la nement d’autres que l’on ne connaît pas. Car
C.I.A., il faut essayer de se placer à son point si les échecs de la C.I.A., comme, par
de vue. Il se pose comme adversaire à des exemple, la perte de l’avion U 2, sont parfai­
maîtres de la propagande, à des spécialistes tement visibles, les succès ne le sont pas.
de la guerre psychologique, du lavage du cer­
veau, de la guerre révolutionnaire, du Si un jour l’histoire secrète de notre époque
contrôle des esprits. Il essaie avec une orga­ est connue, on s’apercevra peut-être que le
nisation toute neuve de se mettre à leur rôle de la C.I.A. dans la protection du maré­
niveau et il faut reconnaître qu’il n’y par­ chal Tito menacé d’assassinat, dans les événe­
vient pas tellement mal. ments qui ont suivi la fin de Staline, et dans
bien d’autres aspects visibles ou invisibles du
La C.I.A. : quelques échecs monde où nous vivons, a été essentiel. Pour
pour d'innombrables succès jouer un tel rôle il faut évidemment une
énorme infrastructure non seulement d’agents
La guerre qu’il fait évite une guerre générale mais d’idées. On s’apercevra, quand le bilan
et tend à minimiser les guerres locales. Un sera fait, que la récente opération « intellec­
milliard de dollars par an sont dépensés tuelle» de la C.I.A. aura été extrêmement
dans ce but. Un certain nombre de résultats avantageuse aussi bien pour de nombreuses
montrent que cet argent n’est pas gaspillé: organisations que pour la C.I.A. La propa­
En 1954, au Guatemala, le gouvernement gande communiste a pu ainsi, dans de nom­
Jacobo Arbenz Guzman, pro-soviétique, est breux cas, être équilibrée par une propagande
renversé. Un gouvernement pro-américain tout aussi efficace.
contrôle désormais le pays. Cette efficacité de la propagande de Faction
En 1953, en Iran, le gouvernement anti­ psychologique américaine, nous allons essayer
américain du docteur Mossadegh est renversé, de la démontrer de la façon la plus impar­
un gouvernement pro-américain contrôle tiale possible. Nous savons parfaitement que
désormais le pays. nous sommes dans un pays où l’anti-américa-

52 C.I.A. : ce que personne n'a dit


34

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nisme est puissant. Nous savons que les urgence la création, l’invention de héros
récentes élections ont abouti à la constitution soviétiques d’espionnage susceptibles d’en­
d’une chambre où la seule majorité est la traîner l’enthousiasme populaire.
majorité anti-américaine: 244 gaullistes + On n’y arrive pas.
73 communistes. (11 est curieux que les — Des usines clandestines fabriquent en
commentateurs politiques de divers ordres et masse, à partir des émissions de la Voix de
tendances aient entièrement passé cet aspect l’Amérique, des disques de musique améri­
du phénomène sous silence.) Nous deman­ caine. On ne parvient pas à les arrêter.
dons au lecteur de considérer simplement les — Play-boy entre clandestinement en U. R.S.S.
faits en faisant abstraction de ses sentiments, par valises entières. On n’arrive pas à em­
comme nous le faisons nous-même. pêcher ni cette entrée ni la vente au marché
noir à des prix fabuleux de très nombreux
Le « way of life » américain exemplaires.
remporte la guerre psychologique — La jeunesse soviétique se plaît de plus en
plus à parler anglais, à employer l’argot
Ces faits, quels sont-ils? beatnik, à imiter la jeunesse américaine. De
Les évidences d’abord: temps en temps, on annonce que la police a
- Le rideau de fer est perméable dans un dispersé des clubs clandestins: le club
seul sens: l’émigration va toujours du bloc Tarzan, le club Jazz Hot, etc. On met en
soviétique au bloc occidental. C’est Svetlana garde la population contre ces organisations
Staline qui demande asile aux U.S.A.; ce n’est qui, d’après les autorités, ne sont pas seu­
pas Jacqueline Kennedy qui demande asile à lement des centres de vices et de perversions
l’U.R.S.S. C’est autour de Berlin-Est qu’il tels que le Surf et la Bossanova, mais encore
faut construire un mur, ce n’est pas autour d’espionnage américain. Mais leur nombre ne
de Berlin-Ouest. Tout cela paraît crever les cesse de croître.
yeux, mais se rend-on compte de l’immense — Les Chinois sont d’avis que la partie est
et efficient réseau de propagande et d’action définitivement perdue, que la Russie doit
psychologique qui a créé cet état évident? fatalement rejoindre le camp américain, car
Venons-en à un certain nombre de phéno­ toute la jeunesse russe est entièrement per­
mènes moins évidents. Nous tenons nos vertie déjà.
informations de source officielle soviétique: — La revue Jeune Afrique publie une bande
radio et presse. dessinée où elle montre la fusion russo-
- Il existe des éditions clandestines en américaine dans un proche avenir comme
U.R.S.S., des romans policiers et d’espion­ chose faite et le tiers monde en est réduit
nage américains. Les tirages atteignent des à organiser la résistance sur son propre sol.
centaines de mille. La toute-puissante police Nous voilà bien loin de la Conférence de
politique n’arrive pas à arrêter les imprimeurs La Havane et des rêves d’une guerre triconti-
clandestins. Il n’y a pas, en revanche, d’édi­ nentale victorieuse.
tions clandestines ni de Pasternak, ni de — Personne ne croit plus à l’effondrement
Siniavsky, ni de Daniel. spontané des Etats-Unis. Jean-Paul Sartre dit
- Pour redresser la situation, l’Union des en public que la coexistence pacifique est
Écrivains soviétiques demande d’extrême plus profitable aux Etats-Unis qu’à l’U.R.S.S.

L'histoire invisible 55
et qu’on n’abattra les États-Unis que par la pour être tous cités. On attribue généra­
guerre. Le professeur Alfred Kasler, prix lement la création des agents d’influence à
Nobel, interrompt: « Jusqu’au dernier Vietna­ l’empire Mongol au xmc siècle depuis les
mien probablement.» Il est hué. travaux de l’historien Michaël Pravdin (The
On pourrait continuer ainsi quasi indéfi­ Mongol Empire). Ce qu’il y a de nouveau
niment. Nous n’émettons pas des jugements dans la technique de la C.I.A., c’est tout
de valeur, bien qu’on puisse se dem ander si d ’abord l’utilisation de la science et en parti­
une amitié solide entre une Russie améri­ culier des mathématiques. Les théories du
canisée et les États-Unis tels qu’ils sont ne savant américain Festinger sur la dynamique
vaut pas mieux qu’une guerre nucléaire. des groupes ont été développées par la Rand
Il y a des Américains fanatiques qui disent: Corporation, la Mitre Corporation, etc.
Better dead than red (Il vaut mieux être mort jusqu’à devenir une arme. Désormais la
que rouge). Il y a aussi des anti-Américains guerre psychologique n’est plus un art mais
fanatiques qui disent qu’il vaut mieux être une technique.
mort que d ’être forcé d ’avoir un niveau de vie Ensuite et surtout, la C.I.A. a réussi à fournir
élevé et de profiter de la technique. à ses agents d’influence dans le monde entier
Mais si l’on ne tient pas à être volatilisé, un climat. Et c’est pour cela que l’utilisation
on peut peut-être examiner les faits. Nous massive de la jeunesse (à la place d’utili­
venons d ’en montrer quelques-uns et nous sation, on peut employer le mot corruption...)
allons en tirer la conclusion qui s’impose: s’est montrée une opération précieuse et à
LES AM ÉRICAINS SONT EN TRAIN DE haut rendement. Comment cela fonctionne-
G A G N ER LA G U E R R E DE PRO PA ­ t-il? Les témoignages apparus pendant l’en­
G A N D E ET D ’ACTION PSYCHOLO­ quête aux États-Unis nous en donnent l’idée.
GIQUE. L 'AMERICAN WAY OF LIFE Qn convoque les dirigeants d’une association
SE PR O PA G E MIEUX QUE LA RÉVO­ d’étudiants. On met à leur disposition des
LUTION. fonds importants — en leur faisant signer un
papier montrant qu’ils ont été prévenus qu’ils
La guerre psychologique n'est risquent vingt ans de prison s’ils parlent — et
après quoi on ne leur demande rien. On ne
plus un art mais une science leur demande ni de photographier des instal­
La C.I.A. n’est donc en aucune façon un lations militaires pendant qu’ils voyagent,
exemple de la «farce des services secrets» ni de transporter le courrier, ni de provoquer
que dénonçait Jean Galtier-Boissière. Elle est des défections. Tout cela, les spécialistes s’en
en train de gagner une très importante partie. chargent. On demande simplement aux étu­
Elle l’a fait en sortant du domaine classique diants de voyager le plus possible, de prendre
de l’espionnage, où elle ne paraît d’ailleurs le plus de contacts possible, de distribuer des
pas tellement briller, pour inaugurer une revues américaines, de parler de leur vie qui
guerre psychologique réellement moderne. A est une vie facile et intéressante. C ’est une
côté des espions, elle fabrique et utilise des opération de masse. On s’attend à des ré­
agents d’influence. sultats statistiques, étant donné le nombre
Les agents d’influence ont toujours existé. d ’opérations mises en route. Individuel­
Les exemples historiques sont trop nombreux lement il peut y avoir des résultats nuls ou

56 C .I.A . : ce que personne n 'a d it


même négatifs: on connaît des cas où l’argent d’organiser un débat public sur cette affaire.
mis à la disposition d’organisations estudian­ En revanche, l’Association des étudiants
tines a été utilisé pour protester contre la américains a répondu à sa dem ande d’expli­
guerre du Vietnam et même pour envoyer des cations {le Monde du 25 février et du
colis de médicaments et de nourriture au 5 mars).» A l’Université de Harvard on a
Vietnam du Nord! Mais dans l’ensemble, chassé l’agent recruteur de la C.I.A. A partir
l’opération porte. Et de ces opérations, il y du 7 mars le Comité d’enquête sur les rela­
en a des milliers: organisations d’étudiants, tions extérieures du Sénat américain inter­
sectes, Églises, organismes culturels, revues, roge sans arrêt de nombreux témoins. Des
postes de radio, maisons d'éditions, etc. Le politiciens importants tels que les sénateurs
résultat, nous l’avons vu. Wayne Morse, Fulbright, Mike Mansfield,
Everett M ’Dirksen, Karl Mundt dirigent les
L'enquête sur la C .I.A. interrogatoires. Pour le moment, sur le plan
va continuer et rien ne sera changé comptable, on en est aux quatre premiers
millions de dollars, mais on ne fait que com­
Que va-t-il se passer maintenant? Il est certain mencer. Les interrogatoires sont ultra-secrets
que l’adversaire a réagi. Il est certain que et les services secrets ont éjecté violemment
l’action psychologique contre la C.I.A. a les reporters qui, jusqu’à présent, ont parti­
marqué des points et il est difficile de ne pas cipé activement à l’enquête, en disant: «Cela
y voir la main du départem ent D des services ne vous regarde plus.» L’indignation est
de presse soviétiques. Les événements se pré­ générale du côté de la presse. Une bonne
cipitent et voici comme exemple une dépêche partie de l’enquête sera étouffée mais ce qui
que cite le Monde du 15 mars. Elle donne le sortira sera intéressant à suivre. Les services
climat: d ’espionnage de divers pays se procureront le
« Les réactions des réunions d’étudiants à compte rendu intégral des interrogatoires.
l’affaire des subventions de la C.I.A. La C.I.A. va abandonner les réseaux brûlés
« Deux Unions nationales d’étudiants — celle et en reconstituer d’autres. L’argent va couler
d’Irlande et le Mouvement unifié belge des à flot et aucun intellectuel ne doit désespérer:
étudiants francophones - ont décidé de sus­ c’est le moment, en particulier, de fonder des
pendre toute relation avec la Confédération revues. Un mot de mise en garde cependant:
internationale des Étudiants, tant qu’une à l’extérieur des États-Unis les agents de la
enquête sérieuse sur un éventuel financement C.I.A. ne disent pas, bien entendu, qu’ils
de cet organisme par la C.I.A. n’aura pas été travaillent pour la C.I.A., mais se font
menée. De son côté, l’Union des étudiants passer souvent pour des agents communistes,
suisses a demandé que cette question soit soviétiques ou chinois. Et réciproquement.
mise en priorité à l’ordre du jour de la pro­ Comme le dit le brillant écrivain anglais Len
chaine réunion de la C.I.E. (Confédération Deighton, l’auteur de Ipcress, danger im­
internationale des Étudiants) qui se tiendra le médiat, en s’adressant aux traîtres amateurs:
mois prochain à Nairobi (Kenya). « Si vous voulez trahir, faites-le pour de
« Signalons d’autre part que l’Union nationale l’argent et non pour des considérations idéo­
des étudiants de France n’a toujours pas reçu logiques, car vous n’arriverez jamais à savoir
de réponse de la C.I.E. à sa proposition pour qui vous travaillez. » XXX.

L'histoire invisible 57

.. le grand "sans complexe"
menace de tout envahir
Les changements obscurs du vivant:
l'homme, le rhinocéros, l'éléphant
Cam ille Delio

C'est le symbole d'un changement profond


La fin Quelque chose bouge en Afrique. Quelque chose qui n’est pas
du rhinocéros. l’homme mais qui inquiète les hommes. Quelque chose qui ne
se situe pas sur un plan économique ou politique, mais sur un
plan zoologique et métaphysique à la fois. Zoologique parce
La pullulation qu’il intéresse la grande faune africaine tout entière. Méta­
dangereuse physique parce qu’il est la conséquence d’une attitude fonda­
mentale au niveau de certaines espèces, et peut-être le sym­
de s éléphants. bole d’un changement profond survenu au niveau de la
planète elle-même et son comportement inconscient.
Ce qui bascule, c’est l’équilibre du plus grand réservoir d’ani­
Des maux sauvages du monde: l’est de l’Afrique, du bas Soudan
renseignements au Mozambique. Ce qui inquiète, c’est l’ampleur du phéno­
inattendus. mène qui choisit pour se manifester deux tanks du monde
animal, les plus gros des mammifères: l’éléphant et le rhino­
céros. Mieux : qui choisit à quelques tonnes près un mastodonte
Un signe de super-intelligent et un colosse réputé pour sa bêtise.
Expansion démesurée pour le premier, régression définitive
l'évolution. pour le second. Les résultats des travaux et recensements
effectués récemment surplace sont formels: 75 000 éléphants
pour le seul État du Tanganyika, 18 300 rhinocéros pour le
monde entier, dont 17 500 en Afrique...
Pourquoi l’un et pas l’autre? et pourquoi ce déséquilibre?

Photos: Goursat/Rapho, Pietri/Rapho


Dragesco/Atlas Photo, Hoa-Qui Les mystères de la vie animale
Au Kenya, le Tsavo qui est le plus grand parc ce n’est toutes les herbes... C ’est cette extra­
national du monde (20 899 km2) peut conte­ ordinaire adaptabilité à tous les milieux, à
nir, en fonction de ses quantités d’eau dispo­ tous les régimes, en même temps que' son
nibles en saison sèche, de 6 500 à 7 000 élé­ extrême résistance physiologique qui en font
phants. Or il en contient le triple actuellement le vrai roi de la forêt au sens biologique du
et d ’après les spécialistes la population est terme. Armé jusqu’aux dents, d ’une puis­
en continuel accroissement. Alors? sance musculaire qui équivaut à celle de
Alors l’éléphant est le danger numéro un. cinquante hommes, haut comme un temple
En marche à travers les réserves et les (un mâle adulte peut atteindre le poids de
plantations, oreilles déployées, barrissant et 6 tonnes), l’éléphant n’a pas d’autre ennemi
imposant sa loi. Le rhinocéros, lui, confiné que l’homme et ne connaît aucun concurrent
dans ses habitudes, immobile et idiot, attend réel sur le plan alimentaire.
de ne plus exister. Là est la différence.
A titre d ’exemple: 300 rhinocéros morts de
Son extraordinaire adaptabilité faim et de soif dans le Tsavo Park au cours
fait de l'éléphant le roi de la forêt d’une sécheresse prolongée en 1960, mais pas
un seul éléphant. Comment l’animal le plus
L’éléphant avance parce qu’il est le roi. le exigeant en eau et en nourriture de toutes les
« Mek» comme disent les indigènes, le « chef» espèces terrestres peut-il se passer de boire
en swahili. Le Mek a la priorité sur les routes, pendant une ou deux semaines et parfois
qu’il vienne de gauche ou de droite ainsi que plus? O n l'ig n o re . Sans doute sa survie au
l’indiquent les pancartes placées aux carre­ cours de telles périodes est-elle en raison
fours des pistes. « Eléphants have priority on directe de sa toute-puissance et de son ins­
the way»... Le Mek a la priorité sur les plages tinct de domination. Certains auteurs parlent
privées du crocodile; le Mek a la priorité de ses facultés « rabdomantiques», autrement
dans l’eau, domaine exclusif des hippopo­ dit de ses dons de « sourcier» qui lui perm et­
tames; le Mek peut chasser de leur étang traient de détecter grâce à sa trompe les
trois rhinocéros à la fois si ces derniers ne filets d’eau souterrains. Malheureusement, le
cèdent pas la place sur-le-champ. Dans tous fait semble contesté. Moins contestée, par
les cas la tactique est la même: «II» contre, la possibilité qu’a cette même trompe
s’approche, « II» attend, et si la menace n’est de puiser non plus dans le sol mais dans
pas comprise, « II» déploie les oreilles et « II» le réservoir en accordéon que possède
tape du pied. Alors le crocodile, qui faisait l’animal au niveau de l’estomac. Aristote
semblant de dormir, glisse et s’enfuit dans attribuait à ce dernier des constrictions lui
l’eau, droit devant lui, très vite. Les hippopo­ donnant l’aspect de quatre poches. En réalité,
tames, eux, ne réagissent pas, complètement la poche stomacale est unique, mesure un
immergés, un œil entrouvert à la surface, mètre de long et possède une extrémité plis-
regardant l’eau se troubler et leurs herbes sée capable de s’étirer et de retenir de
disparaître. Car l’éléphant qui trouble leur grandes q u an tités-d e liquide. En temps
eau dévore également leurs herbes. Aucun normal, plusieurs litres d’eau sont ainsi
territoire ne lui appartient en propre si ce régurgités par jour. Mais en temps de grande
n’est tous les territoires... Aucune herbe si sécheresse, ces réserves suffisent diffici­

64 L 'é lé p h a n t co n tre le rh in o cé ro s
lement à expliquer la résistance exception­ Citation exagérée qui illustre cependant le
nelle des éléphants à la soif. sens aigu de l’organisation et de la collec­
Raisonnables au-delà de toute expression tivité que possède l’éléphant. Car plus que de
peut-être, adaptables jusqu’à se priver de «facultés mentales» il s’agit bien, comme
boire totalement s’il le faut. Qui dit adaptable première manifestation de cette intelligence
dit adaptable à tout, excepté à la présence fameuse, d ’une tendance innée au travail
des souris dont il a une peur épouvantable, d ’équipe et à la vie de groupe. Vie de groupe
o n s a it que l’éléphant s’adapte à tout. parfaite dont o n ig n o re l’essentiel pour ne pas
dire tout. En effet l’éléphant mène une vie
sociale complexe et mystérieuse, avec réu­
Son sens aigu de la collectivité est nions nocturnes, amours cachées, et com m u­
une m anifestation de son intelligence nications de troupeau à troupeau très parti­
culières, pense-t-on. Ainsi, deux élépnants
Il s’adapte à tout parce qu’il est intelligent, qui se rencontrent commencent toujours par
et intelligent à un point tel que tous les livres, allonger leurs trompes respectives, chacun
tous les récits sont truffés d'histoires ayant touchant à tour de rôle la glande temporale
trait à son ingéniosité et à ses facultés men­ de l’autre. Cette glande située dans une petite
tales1: éléphants en train de construire une encoche entre l’œil et l’oreille sécrète un
digue sur un torrent pour pouvoir prendre liquide sucré que viennent parfois butiner les
leur bain; éléphantes apprenant à leurs abeilles et qui s’écoule souvent en abondance
enfants com m ent éviter les fossés-pièges le long des tempes. S’agit-il d ’un appel sexuel,
creusés par les hommes; éléphants voyageant d’un langage pré-télépathique ou d ’un moyen
au clair de lune pour éviter ces mêmes de reconnaissance des individus entre eux?
hommes; éléphants malades en cure près de Les dernières observations ont démontré que
leurs mares d’eau guérisseuse; éléphants les conditions de cette sécrétion étaient sans
sauveteurs capables de soulever et d'em ­ relation avec l’activité sexuelle. En réalité on
porter l’un des leurs blessé, en moins de cinq ig n o re tout de l’une et de l’autre... Aussi stu­
minutes, trompes nouées et défenses paral­ péfiant que cela paraisse, o n en s a it moins
lèles, stratégie du troupeau qui va charger; actuellement sur les rhinocéros ou l’éléphant
vengeance de l’éléphant qui se souvient: que sur la puce ou le hanneton. Mieux:
ruses et méthodes pour retrouver la piste l’animal le plus prestigieux de la terre com­
de leur gibier, etc. mence à peine à être observé et à être étudié
« Que l’éléphant aperçoive la trace d’un sérieusement, sur un plan physiologique tout
homme avant d’avoir aperçu l’homme lui- au moins.
même, il frissonne dans la crainte de quelque O n sait, bien sûr, que les éléphants nagent
piège, il s’arrête après l’avoir flairée, regarde avec facilité et adorent se baigner. O n s a it
autour de lui, souffle de colère. Il ne foule que leur peau qui a tendance à se fendiller
pas cette trace, il l’enlève, la passe à son doit être continuellement hydratée, poudrée
voisin qui la transmet au suivant et la nou­ ensuite avec un nuage de poussière pour la
velle parvient ainsi jusqu’au dernier. Alors la avait
1. Pline raconte avec Plutarque com m ent un éléphant auquel on
troupe entière fait volte-face et se range en s’exerçant administré une correction pour avoir mal dansé fut découvert
tout seul au clair de lune.
bataille 2. » 2. Pline, Histoire naturelle. Livre VIII.

Les mystères de la vie animale 65


protéger des mouches. On sait que les dé­ « L’éléphant d’Afrique, dit Oswell, est un
fenses plantées dans leurs alvéoles comme un être sage qui sait réfléchir tout en avançant
clou dans une planche peuvent «jouer» et lourdement, raisonner ses actes et exécuter
faire ainsi preuve d’élasticité. On sait que leur parfaitement ce qu’il a conçu.» Que sait-on
gros cœur (18 kilos) peut se briser sous le de cette intelligence et de sa mémoire...
coup d’une émotion trop forte. On sait que d’éléphant?
leur foie est sans fiel, leur trompe sans car­ Que sait-on de son cerveau sinon qu’il sur­
tilage, leur crâne creusé de cavités énormes passe en poids absolu et en volume celui de
et rempli d’air. Mais cela ne suffit pas. On tous les autres mammifères terrestres? On
sait qu’aucun animal n’est capable d’émettre pense que ce poids élevé (de 4 à 5 kilos)
autant de bruits divers, cependant nous n’en serait dû à l’existence de la trompe, compa­
comprenons qu’un: le barrissement terrible rable à une main préhensible et tactile, en
qui précède la charge. On sait qu’aucun ani­ même temps qu’au développement d’un sens
mal n’est plus résistant mais on ignore pour­ olfactif raffiné. Pourtant ces 5 kilos de
quoi les bébés éléphants meurent tous de matière grise sont très relatifs. Si l’éléphant
pleurésie lorsqu’ils sont capturés trop jeunes. a une grosse tête (jusqu’à 80 kilos), il est
On sait que les éléphants se cachent pour difficile de dire qu’il possède un gros cerveau:
mourir lorsqu’ils sont vieux, et que leurs 4 fois seulement en volume celui de l’homme
fameux cimetières n’existent pas, mais les alors que son corps est 50 fois plus lourd.
conditions de leur mort naturelle demeurent Une question de structure et de qualité inter­
mystérieuses. On sait qu’ils se cachent pour vient donc, qui nous échappe complètement.
faire l’amour mais il a toujours été impos­ Tout au plus sait-on que les structures an­
sible de mettre en évidence une saison des ciennes du cerveau responsables de l’odorat
amours déterminée, impossible de savoir si la sont extraordinairement développées. Cet
femelle entrait en chaleur ou non. odorat est sans égal et domine la vie entière
Incapable de se reproduire en captivité, des éléphants. Mémoire tout court ou mé­
chaste et secret, sa pudeur est extrême et moire de l’odorat? Odorat ou intelligence...?
c’est pourquoi saint Augustin le donnait en Hyperdéveloppement d’un sens primitif ou
exemple aux hommes... facultés mentales? Peut-être n’est-ce que
Pourtant les études les plus récentes, toutes cela, peut-être est-ce plus.
anglaises et datant de l’année dernière,
mettent en doute cette réputation de chas­ Leur explosion démographique est
teté. Ainsi «l’homme très grand», comme une menace pour la faune d'Afrique
l’appelaient les Zoulous, entrerait en rut
mais le dissimulerait... Ainsi son compor­ C’est ici qu’interviennent les 300 éléphants
tement serait-il plus qu’humain pour ne pas tués l’été dernier dans le Tsavo Park à titre
dire surhumain et saint Augustin sans le expérimental: 300 morts pour mieux con­
savoir ne se trompait pas... naître cet étrange colosse et peut-être éviter
Buffon prétend qu’il est « l’être le plus consi­ la catastrophe; 300 morts dont les dents, les
dérable de ce monde et qu’il approche de organes et les tissus ont été expédiés à
l’homme par l’intelligence, au moins autant Londres, étudiés, analysés, disséqués afin de
que la matière peut approcher de l’esprit». déterminer leur état de nutrition. Du résultat

66 L'éléphant contre le rhinocéros


de ces recherches va dépendre toute décision car dans la chaîne alimentaire tout anneau
ultérieure en ce qui concerne une éventuelle qui se dégrade provoque un bouleversement
décimation en masse. Pourquoi le Tsavo plus de l’équilibre écologique tout entier. Et
particulièrement? Parce que c’est là que le cependant, intervenir à l’aide d’hélicoptères,
problème pour ne pas dire le drame des élé­ de chasseurs professionnels et de carabines est
phants atteint son paroxysme3. A mi-chemin tout aussi délicat et risque de bouleverser à
entre Nairobi et la côte de l’océan Indien, son tour cet équilibre naturel. Le problème
composé de savanes plates et de collines n’est donc pas seulement de décider si ces
boisées, le Tsavo possède la concentration milliers d’éléphants doivent être exterminés
maxima en éléphants de toute l’Afrique. ou sauvés, mais de savoir comment les exter­
miner ou les sauver. Dans l’immédiat la forêt
Pourquoi décimation en masse? Parce que n’est pas seulement ravagée, mais l’invasion
cette concentration ne signifie plus aujour­ en masse des éléphants dans les plantations
d’hui le simple rassemblement de beaucoup peut devenir une véritable catastrophe écono­
d’éléphants mais une véritable explosion mique. Que l’on sache seulement que quelques
démographique. Or cette explosion soudaine éléphants peuvent donner en une nuit à une
peut faire craindre une crise semblable à plantation de bananiers « l’aspect qu’avaient
celle qui fit disparaître de la terre les grands les bois sur le front occidental au bout de
reptiles du secondaire et les mammouths de 4 années de guerre»! Résultat que les anti­
la préhistoire. On se trouve donc en face de lopes et les singes mettent généralement un
problèmes biologiques extrêmement graves mois à obtenir.
et complexes, d’autant plus insolubles que
l’éléphant est l’unique animal qu’il est impos­ Que l’on sache qu’un éléphant adulte
sible de capturer et de transporter ailleurs, consomme l’équivalent de deux quintaux de
impossible de «miniaturiser» également feuilles, écorces, fruits sauvages et herbes
comme le rêvait A.C. C larke4. En Ouganda, par jour. Que l’on sache qu’il n’est pas
la situation est telle que 2 000 éléphants seulement intelligent mais acharné et gour­
doivent être très prochainement sacrifiés mand: rien ne lui résiste, aucun baobab,
dans le Murchison Falls National Park: après aucun acacia, dût-il mettre une heure à le
avoir détruit la plus grande partie de la forêt, déraciner. Que l’on sache enfin que l’éléphant
ils se trouvent contraints de paître toute ne mange pas au hasard mais choisit (plus de
l’herbe disponible, autrement dit de nuire à 100 espèces végétales différentes) et qu’il
tous les autres animaux, carnivores compris, détruit au moins cinq fois ce qu’il mange.
3. En Inde, l’augm entation dém ographique des éléphants est moins Exemple : pour un acacia déraciné, une heure
spectaculaire mais tout aussi sensible dans certaines régions. Là
encore il faut s'attendre à de graves difficultés. D ’autant plus de travail et cinq kilos seulement de petites
graves que l’éléphant indien, ne rendant pas en ivoire le prix et le folioles avalées. L’opinion générale veut qu’il
risque d'être abattu, n'a jamais été réellem ent chassé, mais plutôt
utilisé comme char d ’assaut, main-d’œuvre ou objet sacré. L’éléphant soit doux et paisible. Calme et tranquille
asiatique se distingue de l'éléphant africain par une plus petite taille,
des oreilles et des défenses sensiblem ent réduites et surtout l'extrém ité certainement, mais organisé et incapable de
de la trom pe term inée par un doigt unique alors que l’éléphant résister à ce dont il a envie. Tout est une
d’Afrique en possède deux.
4. A.C. C larke dans « Profil du futur» pense en effet qu’un éléphant question de proportions. Disons simplement
de poche serait la meilleure solution à apporter au problèm e de la
circulation. Car, dit-il, c ’est le seul quadrupède qui puisse s’acquitter que si King-Kong avait une trompe, la diffé­
de m anœuvres délicates tout en restant un quadrupède. rence serait minime.

Les mystères de la vie animale 67


Ce qui a changé multipliés par vingt: ils peuvent donc d ’ici
c'est l'indigène lui-m êm e peu réduire à l’état de désert la plus grande
partie du territoire libre entourant les ré­
C ’est cette même opinion générale qui veut serves. Par conséquent supprimer toute possi­
que l’éléphant soit en voie de disparition bilité de passage aux grands troupeaux sau­
parce qu’on l’a trop chassé. Or c’est préci­ vages au moment des migrations. Or ces
sément parce qu’il n’est plus chassé que tout migrations saisonnières étant liées à des pro­
va mal. Le braconnage pour l’ivoire et pour blèmes impérieux de nourriture, toute possi­
la viande a pris fin à cause des lois et parce bilité de survivance sur place se trouve
que les indigènes ne sont plus affamés. Les également compromise pour tous.
chasseurs d’ivoire ont disparu, détrônés
par le plastique et les matières synthé­ Pour tous, excepté pour l’éléphant qui peut
tiques. La « crop protection», la défense des passer parce qu’il est le plus résistant et
récoltes qui supprimait autrefois plus de survivre parce qu’il est le plus fort. D’où le
1 000 éléphants par an (2 500 dans le Tanga- danger et le cercle vicieux. Pour que quelque
nyika en 1938) est ralentie enfin, pour ne pas chose se maintienne au niveau de la faune, il
dire suspendue. Car c’est grâce à ces déci­ faudrait que quelque chose bouge au niveau
mations de contrôle et à la chasse que l’équi­ des hommes. Or les Masaî, qui n’hésitent
libre s’est toujours maintenu. La menace des pas à se faire payer pour se laisser photo­
éléphants a toujours existé. Autrement dit, graphier par les touristes, prétendent con­
rien n’est changé de leur côté. Ce qui a server leurs traditions et leur mode de vie.
changé, c’est l’indigène lui-même et l’appa­ Ils refusent de manger leurs bœufs, leur
rition d ’une démographie galopante. Le régime n’étant pas à base de viande. Leur
phénomène est double: appel pressant vers troupeau étant leur seule raison de vivre et
les villes d ’une grande partie de la population; l’herbe se raréfiant sur les terrains libres, ils
appel non moins pressant vers la terre d ’une convoitent maintenant les réserves elles-
autre partie de la population. Dans le premier mêmes. Cette prétention va devenir politi­
cas, l’exhortation de Kenyatta, président du quement très difficile à ne pas satisfaire.
Kenya: «Retournez à vos campagnes», est Alors? Alors une fois de plus danger et
rarement suivie. D’où le besoin moins urgent menace de mort pèsent sur la faune tout
de défendre les plantations, l’abandon des entière. Menace, car l’élément compétitif
villages et le champ libre aux éléphants. Dans vainqueur va devenir inévitablement les
le second cas, l’encerclement des réserves et hommes dont le nombre ne cesse de croître en
des parcs nationaux par les races attachées à proportion géométrique. M enace car, pour la
la terre, comme les Masaî, par exemple. Le première fois dans l’histoire de la création,
calcul est simple à faire: 5 Masaî à l’heure les animaux sauvages sont cernés et ne
actuelle égalent 1 000 bœufs et 1 000 bœufs pourront bientôt plus se reproduire librement.
qui sont groupés pour éviter l’attaque surprise Danger, car déjà certaines espèces aug­
des carnassiers. Un tel troupeau constitue un mentent dangereusement tandis que d’autres
fantastique rouleau compresseur et son pas­ s’éteignent. A défaut d’un contrôle des Masaî
sage signifie la mort définitive du terrain qu’il eux-mêmes, tout au plus peut-on espérer
piétine. En 70 ans, ces troupeaux ont été empêcher, la situation de basculer vraiment.

68 L'é lé p h a n t co n tre le rhinocéros


Pour l’instant, sur un plan général, cette perdu. Capable aussi de se noyer sans un cri
situation est meilleure qu’il y a quinze ans, alors qu’il sait parfaitement nager5. Idiot ou
«ailleurs»? Présent ou absent? Myope ou
il faut le reconnaître. Mais o n ig n o re si elle
n’est pas définitivement compromise sur le distrait? Craintif ou névrosé? Personne ne le
sait. Tout ce que l’o n sait, c’est qu’il est l’être
plan écologique et l'o n s a it par ailleurs qu’elle
risque d’évoluer très vite. D’autant plus vite le plus imprévisible qui soit et le plus difficile
que le premier signal d’alarme, nous l’avons à définir, car la liste de ses contradictions est
vu, est de taille. sans fin.
Ces contradictions cependant peuvent peut-
C'est parce que le rhinocéros être expliquer pourquoi l’espèce se meurt:
est « différent» qu'il est chassé en effet, c’est parce qu’il est idiot que le
rhinocéros est incapable de renoncer à ses
Le deuxième signal d’alarme est également habitudes, et c’est parce qu’il est «différent»
de taille puisqu’il s’agit du rhinocéros: q u’il est chassé aussi intensément depuis des
2 000 kilos, 4 mètres de long, peau épaisse siècles.
et nez pointu dont le coup de boutoir équi­
vaut au point de vue énergétique à celui On pense que les espèces actuelles appar­
d’une voiture d’une tonne lancée à 100 km- tiennent à des lignées dont le cerveau a
heure. Condam né à mourir malgré sa puis­ évolué plus lentement. Leur déclin coïnci­
sance et sa masse, en raison de son incapacité derait dans la préhistoire avec le moment où
d’adaptation. Considéré comme fou par les le stade maximum d ’évolution aurait été
indigènes et comme le plus crétin des animaux atteint.
à quatre pattes par les Blancs. Un com por­ L'espace vital du rhinocéros
tement étrange, tout à fait incompréhensible,
que l’on essaye d’excuser en disant qu’il est est lim ité par sa propre odeur
dû à une forte myopie. Exemple: charges des
trains, des pintades ou même des lions sans Or, non seulement les rhinocéros ont un cer­
que l’on sache pourquoi. Charges des car­ veau assez réduit, mais leur incapacité d’évo­
casses d’éléphants morts alors qu’aucun lution est notoire. Alors que l’éléphant a su
animal, pas même le buffle, ne se permettrait s’adapter à la chasse en quittant certaines
de charger un cadavre quel qu’il soit. Brusque régions dangereuses, le rhinocéros, pour ne
envolée vers un buisson avec cette admirable rien changer à ses habitudes séculaires, est
légèreté dont parlait Hemingway, trot infernal tout simplement resté sur place... Le résultat
sur un ennemi invisible, saut de côté et arrêt se résume en quelques chiffres: 24 rhinocéros
brusque pour brouter négligemment une à Java, environ 150 à Sumatra, 625 en Inde...
feuille. Aucune des réactions «normales» le reste en Afrique.
devant un événement ou une agression quel­ Incapable d ’entreprendre de grands dépla­
conque. Capable de réduire en bouillie cements, casanier comme personne, il se
4 hommes à la fois, alors que l’éléphant lui- 5.au Cmom
'est ainsi qu'une arm ée de rangers dut être envoyée à leur secours
même, après les avoir tuées, ne s’acharne la constructionent de la formation d'un lac artificiel sur le Zam bèse pendant
de la digue de Kariba. Réfugiés sur des îlots, immo­
jamais sur ses victimes. Il est capable de vous biles, les rhinocéros regardaient les eaux m onter, ne sachant quoi
faire alors que tous les autres quadrupèdes avaient depuis longtemps
fixer une journée entière sans bouger, l’œil rejoint les bords du fleuve.

Les mystères de la vie animale 69


constitue un emploi du temps très strict qu’il Or, le malheur du rhinocéros vient de ce qu’il
exécute à la lettre. Son itinéraire est toujours est né avec une corne et non pas avec une
identique et trace dans la savane de véritables trompe. Avec une excroissance nasale qui
pistes qui relient la mare où il se baigne, devient son point de fermeture avec le monde
le coin où il dort, son pâturage... et les extérieur alors que chez l’éléphant elle repré­
endroits où il fait ses besoins naturels. Autre sente son point d’ouverture, son moyen
habitude immuable: ces besoins sont déposés d’expression numéro un. En effet, la trompe
invariablement au même endroit pendant de l’éléphant est souple, vivante, douée d’une
toute son existence et entourés d’une attention sensibilité extraordinaire et d’une force fan­
extrême. Le choix de cet emplacement ne se tastique, capable de saisir les objets les plus
fait pas au hasard mais marque en quelque délicats grâce à son extrémité en forme de
sorte instinctivement son territoire, le clô­ doigt, capable de souffler dans une trompette
turant contre l’invasion d’un autre rhinocéros. et même de siffler. Bref, elle est utile et lui
(Solitaire, le rhinocéros vit avec une femelle permet de s’affirmer. La corne du rhinocéros,
unique et son petit, le chiffre familial ne par contre, est parfaitement inutile, et sa
dépassant jamais trois.) Ainsi son espace vital force purement « fictive» puisqu’elle ne révèle
se trouve-t-il limité par la muraille invisible son pouvoir aphrodisiaque qu’une fois râpée
de sa propre odeur. Ainsi dépend-il étroi­ dans du vin. « Elle est toute sa fierté », dit un
tement d’un véritable circuit qu’il reproduit proverbe shamba, et sa raison de vivre semble-
automatiquement en captivité et dont rien ne t-il, mais elle est aussi sa raison de mourir:
peut changer l’ordre établi. en saison sèche, quand tous les animaux
C’est ici que l’on peut se demander si les creusent le sol pour récupérer les dernières
indigènes n’ont pas raison et si le terme de traces d’eau, le rhinocéros, lui, s’efforce en
« folie » ne conviendrait pas mieux. vain et s’écroule épuisé car sa corne est
recourbée dans le mauvais sens.
Le malheur du rhinocéros :
il est né avec une corne Les amours du rhinocéros
sont parmi les plus compliquées
Le rhinocéros serait-il schizophrène? Aussi
incongru cela soit-il, nous nous sommes posé Tout chez cet étrange animal semble re­
la question. La théorie psychanalytique freu­ courbé dans «l’autre sens» d’où sa quasi-
dienne veut qu’il existe entre le monde démence et peut-être son génie. Dali le consi­
extérieur et nous une «peau» fictive, une dère, sinon comme un génie, du moins
membrane où s’effectueraient tous nos comme recélant dans sa carapace une somme
échanges, tous nos contacts avec « les autres». inouïe de connaissances cosmiques. Et c’est
Echanges faciles: extroversion. Echanges dif­ sans doute la seule explication que l’on
ficiles: introversion. Echanges impossibles: puisse trouver au pouvoir aphrodisiaque de sa
schizophrénie. Dans ce cas, cette fameuse corne. Fortement contesté, ce dernier est
peau «durcit», les points de contact se reconnu comme nul par les chimistes car
raréfient et toute notre activité mentale et aucune substance biochimique ou hormonale
émotionnelle s’enferme, bouclée en circuit n’est contenue dans la corne. Pourtant elle
clos. est employée depuis des siècles dans la phar­

70 L'éléphant contre le rhinocéros


macopée chinoise pour ses vertus érotiques vérité qu’en fonction de l’efficacité. Ineffi­
et magiques. Pourtant, il y a quelques années cace à sa propre survivance, le rhinocéros se
encore, le marché noir battait son plein entre meurt. Efficace, mobile et sans problèmes,
Hong-kong et Macao. Pourtant, on achète l’éléphant s’ébranle. Rare et vulnérable, le
encore aujourd’hui à prix d’or les quelques premier peut mourir d’une piqûre de mouche
rares spécimens restant dans les musées car et succomber très vite à un bouleversement
la chasse est interdite. Pourtant, cette même écologique. Triomphants, les seconds résistent
chasse s’est poursuivie avec une telle inten­ à tout.
sité à travers le monde que le massacre est En état d’infériorité, le rhinocéros concentre
désormais terminé faute de combattants. Il en lui une psychologie qui n’a plus sa place
est difficile d’admettre l’extermination d’une dans le monde actuel. Le seul complexe de
espèce entière « pour rien». l’éléphant est de n’en avoir point.
Pour certains auteurs, c’est le comportement Ainsi la théorie de Sheldon6, qui veut que
érotique du rhinocéros lui-même qui aurait nous sortions d’une « période où notre prin­
incité les indigènes à considérer sa corne cipale expérience du monde était celle de
comme imprégnée d’un pouvoir aphrodi­ l’esprit», se trouve-t-elle vérifiée. Et c’est
siaque. En effet, les amours du rhinocéros l’Inde, dont l’attitude rappelle curieusement
sont parmi les plus compliquées de la terre: celle du rhinocéros « introverti » qui la
non seulement elles sont très longues (elles confirme. Enfin, cette même théorie veut que
durent de 30 à 40 minutes, quelquefois une nous allions précisément vers une « ère de
heure et même plus; seulement 15 à 20 se­ somatisation», autrement dit d’expression à
condes pour l’éléphant), mais le cérémonial, l’extérieur de nous-mêmes et d’expression
les rites et les préparatifs qui les précédent par le corps essentiellement, autrement dit
et les suivent en font un cas unique chez les d’« éléphantisme». Et c’est pourquoi le reflet
mammifères. Seule cette façon de faire d’un comportement nouveau inconscient des
l’amour se retrouve encore chez quelques hommes se traduit au niveau des animaux.
très rares reptiles et grands squales préhisto­ Savoir s’il est le reflet du gigantisme dont
riques... Là est la clef. parlait Cendrars7 est une autre question.
Identifié à la licorne fabuleuse, préhistorique Savoir comment l’interpréter en est une autre
et mystérieux, fragile et légendaire, le rhino­ mais il est assez gros pour que le sens en soit
céros renferme peut-être en lui une antique évident. CAMILLE DELIO.
connaissance, une sorte de Graal des origines
désormais perdu pour avoir été trop chassé, 6. Psychologue am éricain. Université de M assachusetts.
pour n’avoir pas été reconnu à temps. Sans 7. « Le gigantism e étant à l’ordre du jour, le gigantisme qui a voué
doute fut-il un temps où cette connaissance rapidem ent à ta m ort et a l’extinction de l’espèce les ichtyosaures et les
plésiosaures dont on retrouve les squelettes m onstrueux dans le lias et
dut être exprimée et vécue. Mais parce que roches rouges sablonneuses et friables du jurassique; le gigantisme, la
son cerveau s’est arrêté d’évoluer, l’espèce plus form idable poussée de la vie animale sur terre, dit-on, quand ces
colosses s’ébattaient; d’une force prodigieuse, ces épaisses brutes, sans
n’a pas eu l’intelligence de sortir de ses trace d’intelligence, croit-on; le gigantism e il y a cent vingt millions
d'années calcule-t-on. Le gigantism e alors n’était qu'un phénom ène
tabous. Ainsi est-elle devenue faible, ainsi externe m orphologique, mais le gigantisme qui se reform e aujourd’hui
et réapparaît inopiném ent dans la conscience est d’ordre psychologique,
cette faiblesse l’a-t-elle conduite à la schizo­ une m onstruosité interné, un psychisme, une psychose, la plus phéno­
phrénie. Ainsi commence peut-être l’un de ménale folie des grandeurs de l’hom m e, une poussée du cerveau, de
l'orgueil du savoir, de la technicité, la dém esure. » (C endrars, la Tour
nos prochains mythes qui veut qu’il n’y ait de Eiffel sidérale.)

Les mystères de la vie a n i m a l e 71


Les machines intelligentes
du jeune docteur Michie
Jacques Bergier H o p o i t<k)t1 .iu G o u t t e do r o d i o r u h e s sur los m a c h i n e ; . m t o l l i y e n t o s d E d i m b o u u )

Un nouveau tournant de la civilisation et de la pensée


Le robot « Une machine aussi intelligente que l’homme existera avant
dix ans. L’université d’Édimbourg a reçu de la fondation
avec qui Nuffield et du ministère de la Technologie une première aide
de 270 000 livres sterling (soit 4 millions de francs) pour
j'ai discute créer un Centre de Recherches sur les machines intelligentes. »
Je tends au jeune homme qui se tient en face de moi un exem­
parlait plaire du Scotsman, le quotidien d’Édimbourg, daté du
26 janvier 1967. Le titre s’étale en première page en carac­
la langue - tères gras.
- Je suppose, docteur Michie, lui dis-je, que les journalistes
Pop. ont exagéré. En quête de sensationnel, ils auront dépassé
votre pensée. Le jeune savant —il ne semble pas avoir plus de
trente ans - sourit:
- Pas du tout, dit-il. J’ai effectivement affirmé ce qui est
écrit là. Et je le maintiens. Avant dix ans, nous espérons avoir
réalisé une machine semblable à l’homme sur le plan de
l’intelligence. Nous avons déjà obtenu des résultats inté­
ressants. Vous allez pouvoir en juger par vous-même. Le
Centre de Recherches que je dirige est chargé d’étudier
l’intelligence des machines, la bionique' et d’autres pro­
blèmes analogues. Deux savants éminents, le docteur
l . Science qui adapte les recettes de la nature à la science et à la technique.

Les ouvertures de la science 73


Richard Gregory2 et le professeur H.C. Lon- une petite pièce tout à fait ordinaire, une
guet-Higgins, qui enseignait jusqu’à présent tasse de thé devant nous. Il est dix-sept
à Cambridge, viennent d’être nommés ici. heures. Nous sommes le mercredi 8 février
Mon équipe va enfin se trouver au complet. 1967. Une seule chose distingue cette pièce
— D’autres Centres semblables existent-ils des millions d’autres pièces où, en ce
déjà? moment, des millions d’Anglais sont en train
— Pas en Angleterre. Mais il y en a trois aux de prendre le thé: c’est une grosse machine
États-Unis. Ici, nous allons par exemple à écrire électrique, à sphère. C'est-à-dire une
tenter de mettre au point des robots assez de ces machines électriques IBM où une
intelligents pour aider l’homme à explorer la sphère portant toutes les lettres de l’alphabet
Lune. Ce sera l’une des premières applications tourne rapidement dès qu’on appuie sur une
de nos recherches. touche et vient frapper le papier.
Nous partons du principe qu’on peut établir — Nous possédons une vingtaine de ces
une distinction entre deux sortes d’intelli­ machines à écrire électriques, dit le docteur
gence: l’intelligence tactique et l’intelligence Michie. Elles sont toutes reliées à une
stratégique. Dans le cas du robot lunaire, machine à calculer spécialement programmée
l’intelligence stratégique, celle des hommes, qui constitue notre « première machine intel­
restera sur terre et l’intelligence tactique, ligente». Elles représentent pour l’instant
celle de la machine, ira sur la Lune pour y notre seul moyen de communiquer avec la
faire des études. « machine » et vous allez pouvoir en utiliser
une demain matin. Mais nous commençons
Deux classiques villas anglaises aussi à installer des microphones qui nous
permettront bientôt de parler à la « machine »
abritent un laboratoire fantastique
et à elle de nous répondre. Avec l’aide du
Je jette autour de moi un regard incrédule. docteur Gregory, nous espérons même mettre
Les choses ne se passent jamais comme on au point une télévision qui lui permettra de
l’imagine. Cette conversation devrait avoir lire un livre ou un dossier et de le loger dans
lieu dans un fantastique laboratoire de sa mémoire.
science-fiction, avec des machines et des Le docteur Michie me précise alors qu’ils uti­
robots dans tous les coins. En fait, elle se lisent en ce moment une machine à calculer
déroule dans la plus classique des villas d’un modèle ordinaire, la NCR Elliott 4 100.
anglaises, dans Meadow Lane, une petite rue Mais ils pourraient aussi bien utiliser un autre
d’Edimbourg semblable à toutes les autres. modèle.
Deux villas situées côte à côte constituent - Ce n’est pas le modèle lui-même, reprend-
tout le Department of Machine Intelligence and il, ce n’est pas tant la machine à calculer en
Perception de l’université d’Édimbourg, qui soi qui compte, que ce que nous lui donnons
vient de devenir le jour même de mon arrivée en pâture: la programmation, l’idée. C’est
le premier Centre d’Études des Machines Intel­ cela qui transforme cette machine comme les
ligentes d’Angleterre. autres en un robot intelligent.
Le docteur Michie et moi sommes assis dans — En quoi consiste cette programmation?
2. A uteur de l’ŒH et le Cerveau, livre qui a fait date, paru en français - Il s’agit pour nous de rassembler en esprit,
dans la collection Univers des Connaissances (H achette). je veux dire sur la planche à dessin et sur le

74 Les machines intelligentes du docteur Michie


bureau des calculs, un certain nombre d’idées. quera-t-elle l’heure exacte une fois toutes les
Puis de les réaliser séparément sous forme douze heures.» C’est cela l’inconvénient des
de programme susceptible d’être introduit machines. Même très intelligentes, il leur
dans une machine. Puis de les réunir. Alors manque toujours du bon sens.
sera née la machine intelligente. - J’y ai pensé. Pour résoudre des problèmes
— Quelles sont ces idées? correctement, il faut bien entendu que mon
— Tout d’abord, la capacité de raisonner par robot soit capable non seulement de retrouver
induction. J ’emploie le terme dans le sens des dans sa mémoire et d’organiser des infor­
cours de logique en classe de philosophie et mations, mais aussi d’avoir du sens commun.
je voudrais d’abord être sûr qu’il n’y a pas Nous avons déjà publié quelques travaux qui
d’équivoque. démontrent que c’est possible.
— Vous voulez dire que la machine pro­ Pour me prouver ce qu’il avance, le docteur
grammée par vous, si elle voit une série telle Michie me tend une pile volumineuse de
que 1 - 3 - 5... sera capable de la prolonger documents: des milliers de pages de mathé­
indéfiniment: 7 - 9 - 11 - 13... ainsi de suite? matiques avancées.
— C’est cela, dit le docteur Michie, à un - J ’ai commencé par faire des études de
détail près: il s’agit bien entendu de séries génétique, précise-t-il devant mon éton­
et de raisonnements beaucoup plus com­ nement. Mais depuis, j’ai étudié les mathé­
pliqués. De plus, il faut que ma machine ait matiques et quelques autres domaines.
également l’intelligence déductive.
— Cela paraît plus difficile. Un jeune génie des mathématiques
— Nous y sommes pourtant déjà arrivés dans a inventé une langue spéciale
certains cas, et il ne semble pas y avoir de
difficultés fondamentales dans ce secteur. L’ampleur et la diversité de ses idées sont
— Ensuite? tellement étonnantes que je le crois volon­
— Il faut que ma machine, cette machine tiers. Mais il faut continuer.
quelconque utilisant les programmes réalisés - Y a-t-il encore d’autres traits de carac­
par notre équipe, soit capable de rechercher tère à incorporer dans votre robot intelligent?
dans une masse de faits et d’indications qui lui demandai-je.
lui parviennent de l’extérieur ce qui l’inté­ - C’est presque tout. Il faut évidemment
resse. Si elle se trompe, il faut qu’elle soit qu’il connaisse des langues, c’est-à-dire qu’il
capable d’améliorer sa tactique. II faut puisse communiquer avec les autres machines
qu’elle sache réfléchir par essais et erreurs. et avec l’homme. Vous savez, bien entendu,
Cela, c’est fait. Vous en verrez vous-même que l’on a mis au point des langues spéciales
des exemples demain. Pour résumer la chose à cet effet.
d’un mot, ma machine est capable d’oppor­ - Oui, dis-je, Algol, Cobol, Fortran sont
tunisme. quelques noms qui me sont assez familiers.
— Une objection pourtant. En forme d’anec­ - Elles ne répondraient pas tout à fait à mes
dote. Un savant suisse avait une montre qui besoins. Nous avons préféré mettre nous-
retardait de cinq minutes par jour. Il mêmes au point un langage simplifié inventé
demanda conseil à un ordinateur: « Arrêtez par R. J. Popplestone, un chercheur qui tra­
votre montre, lui fut-il répondu, ainsi mar­ vaille avec nous et que, bien entendu, nous

Les ouvertures de la science 75


appelons le «Pop». Il en existe également — Peut-être. Ce n’est pas exclu. Elle pourra
une forme plus complexe qui permet à un en tout cas avec notre aide s’organiser de
grand nombre de personnes de communiquer plus en plus, penser de mieux en mieux, nous
en même temps avec la machine. Nous aider à supprimer le gâchis, s’il y en a. Bref,
l’appelons le Multipop. En fait, comme vous ce sera le prototype des machines qui iront
allez le voir, nous en sommes au point où dans la Lune, au fond des mers, n’importe où.
nous pouvons avoir avec la machine des
conversations en anglais courant. Vous en J'ai bavardé pendant deux heures
aurez dès demain. Pour l’instant cela nous avec la machine du docteur Michie
suffit. Ces communications verbales par
microphone et téléphone seront pour bientôt, Nous sommes à présent le lendemain matin.
ainsi que la possibilité pour le robot de recon­ Il est 9 heures 30. J ’ai rendez-vous avec le
naître les formes, c’est-à-dire de lire. Vous robot du docteur Michie.
connaissez à présent l’ensemble des éléments Me voici donc devant la machine à écrire
dont se compose son architecture spirituelle. électrique. A peine suis-je assis que mon
Une question se pose alors. interlocuteur invisible, le robot, engage la
— Laquelle? conversation le premier: le mot «ready»,
— Intelligent pour quoi faire? Je veux dire: c’est-à-dire « prêt», apparaît sur le papier. Je
à quoi lui servira cette intelligence, à cette sursaute malgré moi. Un des assistants du
machine? Que va-t-elle en faire? Je me place docteur Michie, venu pour m’aider, me dit:
à son point de vue et non pas à celui de — Posez-lui une question. Par exemple ce
l’usager. qu’elle sait sur un patient de l’hôpital
— Je n’y avais pas pensé. d’Edimbourg. Prenons un nommé Smith, il
— Moi si. J ’y pense de plus en plus. J ’imagine doit bien y en avoir un. Posez-lui la question.
cette machine prenant conscience dans son Et nous voilà partis:
microcosme de Meadow Lane et com­ — Tell me ail about Smith, lui dis-je.
mençant à s’organiser. Elle se mettra à La réponse ne se fait pas attendre, tapée
classer les informations qu’elle recevra par automatiquement au fur et à mesure:
l’intermédiaire d’une vingtaine d'organes: Sex: maie
télex, microphones, caméras de télévision, Unit Number: 101
etc. Elle les utilisera de la manière la plus Marital Status: married
efficace de façon à avoir une vie... Place of Birth: Edinburgh
— Vous dites bien vie? Date Admitted: 1/1/67
— Je dis bien vie. La vie la plus remplie et la Date of Discharge: 4/1/67
plus efficace possible. Après quoi elle sera en Consultant in charge: M C D O UG A L
mesure de nous aider; et tout d’abord en sup­ Referral G P
primant toute la paperasserie de l’Université. Diagnosis 1: duodenal ulcer
Elle apprendra à nous connaître et à nous Diagnosis2: hypertension
rendre divers services. Diagnosis 3: chronic cholecystitis
— Pourra-t-elle vous aider à recevoir des Opération : partial gastrectomy
crédits plus importants qu ’avant son instal­ Pendant ce temps-là, j’ai repris un peu mon
lation? souffle. Je pose une seconde question:

76 Les m achines in te llig e n te s du d o c te u r M ic h ie


— Parlez-moi de Charles de Gaulle. mes coups et qui me dit tantôt: « D ’accord»
La réponse est immédiate: et tantôt: «Je vous conseille autre chose», je
— Je n’ai jamais entendu parler de Charles vois mon rendement monter jusqu’à près de
de Gaulle, il faut d’abord ajouter son nom à 60%. Peut-être, avec l’aide de la machine et
mes listes! nous étant habitués l’un à l’autre, serais-je
J ’ai de nouveau le souffle coupé. arrivé au rendement de monsieur Chambers.
Mais ce n’est rien encore. Nous allons jouer Mais que s’est-il passé? Voyons cela de plus
à un jeu, la machine étant utilisée pour près. Le docteur Michie a étudié longuement
m’aider et fonctionnant comme un amplifi­ l’application d’un programme au jeu de huit.
cateur de mon intelligence. 11 a publié d'importants travaux sur ce sujet.
« Le jeu de huit» a été inventé à peu près Ceux-ci sont basés sur une branche relati­
simultanément par Johnson et Storey en 1879 vement neuve des mathématiques que l’on
et par Tait en 1880. Il s’agit d ’une petite boîte appelle la théorie des graphes4.
plate comportant neuf cases sur lesquelles on Le programme introduit dans la machine était
déplace huit carrés mobiles numérotés de un basé sur les travaux de Berge, de Michie, de
à huit compris. Il reste donc toujours une Doran et d’autres encore. En utilisant ces
case vide que l’on appelle zéro. On a le droit programmes, j ’ai donc bénéficié de leur intel­
de déplacer un carré à la fois. Il s’agit ligence. De même, quand je prends un avion,
d’arriver, en partant d ’une configuration arbi­ je bénéficie d’un millier d ’intelligences; je
traire, en jouant le moins de coups possible, serais bien incapable de construire ou même
à la configuration suivante 5: de piloter un avion. Il n’y a rien là de sur­
123 804 765 naturel: ce qui est remarquable, en revanche,
c’est d’avoir réalisé un programme per­
Si l’on part d’un arrangement où la case vide, mettant à la machine de m ’aider avec des
le zéro, est au centre, il faut idéalement quatre moyens de communication très simples. Là
coups pour la solution la plus facile et trente réside la nouveauté, la force des travaux du
coups pour la configuration la plus difficile. docteur Michie.
On peut donc définir une courbe de ren­
dement: soit un sujet à qui on pose un pro­ Un malade mental ne croyait pas
blème soluble en dix coups et qui en met qu'il parlait à un simple robot
vingt à le résoudre, le rendement est de
10 : 20, soit 50%. C ’est excellent. Un sujet Ainsi encouragé, je me mets à travailler avec
normalement intelligent atteint en moyenne la machine sur des opérations beaucoup plus
seulement 30 à 40%. Bien sûr, on a décou­ compliquées encore. Je fais des statistiques,
vert par hasard un phénomène, un certain des mathématiques. Je me livre à l’analyse de
Roger Chambers, dont le rendement est de problèmes complexes. Il est indiscutable que
90%. C ’est-à-dire que si on lui donne un je suis aidé par la machine. Elle amplifie mon
problème soluble en 9 coups, il le résoudra intelligence. Cette aide peut aller fort loin.
en 10. Mais je ne suis pas de cette force.
Mon rendement au jeu de huit doit être de 3. Un jeu plus compliqué avec seize cases et quinze carrés a eu une
certaine popularité, il y a quelques années, et on le trouve encore
30 à 40%. Or, à mon grand ahurissement, en dans les maisons de farces et attrapes.
4. L'un des piliers de cette théorie est le Français Claude Berge.
collaborant avec la machine à qui je propose Il a publié un ouvrage classique sur le sujet.

Les ouvertures de la science 77


C’est ainsi que le docteur Michie m’a com­ Après plusieurs séances de ce genre, le
muniqué une conversation entre une machine malade se sentait beaucoup mieux. Il trouvait
et un malade mental. Cette conversation est que son interlocuteur anonyme s’intéressait
rigoureusement authentique. Elle a été réa­ à lui personnellement et l’avait réellement
lisée à l’institut de technologie de Massa­ compris! Voilà un début d’assistance psychia­
chusetts, aux Etats-Unis, dans le laboratoire
trique par machine. Voilà comment une
du docteur Joe Weitzenbaum. Le malade n’a machine peut non seulement aider à résoudre
jamais voulu croire qu’il avait eu affaire à un
des problèmes mathématiques ou logiques,
simple robot. mais encore intervenir en médecine, en psy­
chiatrie, comme elle le fait déjà dans le
Je traduis le dialogue en français (d’après une
domaine de l’éducation.
conférence du docteur Michie à la Société L’amplification de l’intelligence s’entend pour
Royale de Médecine à Londres en mai 1965). toutes les sortes d’intelligence et pas seule­
La partie machine est en majuscules et la ment pour l’intelligence mathématique. Nous
partie malade est en minuscules. sommes en présence d’auxiliaires suscep­
COMMENT ALLEZ-VOUS? JE SUIS LE tibles de nous aider dans toute notre vie
MÉDECIN. ASSEYEZ-VOUS DEVANT LA mentale — et par mentale je n’entends pas
MACHINE À ÉCRIRE ET EXPOSEZ-MOI seulement la pensée calculatrice, mais tous
VOTRE CAS. les domaines de la pensée — tout comme un
J ’ai perdu mes bagages. poumon d’acier, un cœur ou un rein artificiels
POUVEZ-VOUS M’EN DIRE PLUS? peuvent nous aider dans d’autres circons­
Je ne saisis pas bien ce que vous voulez. tances. Le travail du docteur Michie donne
CROYEZ-VOUS QU’IL SOIT NORMAL DE NE une vision tout à fait nouvelle de la machine
PAS SAVOIR EXACTEMENT CE QUE JE VOUS et de la pensée artificielle. Nous sommes loin
DEMANDE? du robot vaguement menaçant de la science-
Oui, je crois que c’est tout à fait normal. fiction.
D’ACCORD.
Mais j’ai perdu mes bagages. Je me sens moi- L'étonnant monsieur Popplestone,
même perdu sans mes bagages. l'inventeur du langage « Pop »
VOUS SENTEZ-VOUS SOUVENT PERDU AINSI?
Non, c’est la première fois. Puis je vais voir l’inventeur du langage
POURQUOI? «Pop». Je n’ose pas lui demander son âge:
Parce que normalement je ne perds pas mes il a l’air d’avoir quinze ans. Je serais étonné
affaires. qu’il en ait plus de vingt. En plus, il est
AVEZ-VOUS D’AUTRES RAISONS? timide. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir déjà
Ma mère m’avait dressé à ne pas perdre mes publié des travaux sur la possibilité de faire
affaires. démontrer par des machines des théorèmes
PARLEZ-MOI DE VOTRE FAMILLE. mathématiques. Quant à son fameux langage
Mais j’ai perdu mes bagages. « Pop», il permet de programmer une machine
VOTRE FAMILLE VOUS PERDAIT-ELLE au fur et à mesure en communiquant simple­
SOUVENT? ment avec elle à l’aide d’un télex. Le très
Docteur, j’en ai assez pour aujourd’hui. jeune monsieur Popplestone m’explique

78 Les machines intelligentes du docteur Michie


comment appliquer sa méthode de program­ L’alimentation d’un réseau électrique en
mation à la résolution de problèmes de courant est un phénomène extrêmement
mathématiques. Nous sommes, selon lui, à une complexe. Les mathématiciens humains
époque où tout le monde peut comprendre n’arrivent pas à l’analyser complètement. On
parfaitement la théorie des ensembles et ne peut pas non plus confier brutalement le
l’algèbre de Boole. Sans doute exagère-t-il. travail à un ordinateur parce que cela
Je n’ai, de toute façon, pas le temps de durerait trop longtemps et coûterait ‘trop
suivre les cours qu’il donne sur ce sujet avec cher.
le secours de la machine. Burstall a mis au point une méthode per­
Une chose est claire en tout cas: il est pos­ mettant, grâce à des machines, d’étudier aussi
sible, grâce au jeune monsieur Popplestone, bien des réseaux existants que de nouveaux
de communiquer très vite avec la machine réseaux. Les résultats obtenus permettront
pendant qu’elle résout des problèmes com­ d’économiser beaucoup de temps et d’argent5.
plexes. Il est possible de modifier les données Sa méthode devrait permettre de repérer les
d’un problème presque en continu et de théorèmes indémontrables, les propositions
recueillir le résultat au fur et à mesure. qui ne sont ni vraies ni fausses, d’où une autre
Double avantage de cette méthode: simplifier économie de temps considérable aussi bien
considérablement l’utilisation de la machine pour les mathématiciens humains que pour
par un grand nombre de clients à la fois; les autres machines. Mais cela touche à la
permettre de s’àttaquer à des problèmes hors théorie des algorithmes, dont on ne peut
de portée de l’esprit humain, incapable de parler en deux mots sans risquer de la trahir.
penser à plus de trois objets à la fois. Le Revenons à des choses plus faciles à com­
nom du jeune «Pop» restera peut-être dans prendre et en particulier à mon entretien
l’histoire comme celui d’un des hommes avec Richard Gregory, qui est arrivé à Edim­
ayant le plus élargi les bornes de l’esprit bourg juste au moment où je conversais avec
humain. Par esprit humain, il faut entendre Robin Popplestone.
désormais l’esprit humain guidé et assisté par
la machine. Les machines nous apprendront
Le jour viendra peut-être où des équipes à penser sans idées préconçues
hommes-machines résoudront tous les pro­
blèmes qui arrêtent pour le moment les Comme les autres membres de cette équipe,
mathématiciens, y compris les démonstrations « Dick» Gregory est très jeune, le même âge
du célèbre théorème de Fermât. Pour le apparemment que le docteur Michie. Gregory
moment, l’équipe d’Edimbourg ne pousse pas va maintenant travailler d’une façon perma­
ses ambitions si loin. Elle s’est contentée nente à Édimbourg dans le laboratoire de
d’étudier comment les machines pourraient Michie.
résoudre quelques théorèmes précis. L’un de
ses membres, R. M. Burstall, a publié par 5. Burstall a égalem ent publié des travaux très intéressants mais trop
exemple des travaux remarquables sur l’ana­ complexes pour que je puisse même les résum er ici sur la dém ons­
lyse de réseaux électriques par machines. tration des théorèm es par m achine. La référence exacte est:
CO M PU TER T H EO R EM PROVING an introductory account of
Ce domaine est particulièrement à l’ordre du Robinson’s Resolution Principle by R.M. Burstall, Expérimental
Programm ing R eports: N- 5 (May 1965) Expérimental Programming
jour depuis la grande panne de New York. Unit, University ofEdinburgh.

Les ouvertures de la science 79


Professeur Gregory : Il apprend à lire aux robots.

80 Les m achines in te llig e n te s du d o c te u r M ic h ie


Robin Popplestone: Il a inventé le langage des machines

Les ouvertures de la science 81


— Votre rôle à vous est d’apprendre à lire ressé au sujet et je pense que les machines
aux futurs robots intelligents? elles-mêmes peuvent avoir des illusions d’op­
— Pas seulement. Mais, en effet, je m’en tique. Peut-être des poussières cosmiques.
occuperai. Cette technique n’est du reste pas Peut-être, je ne sais pas, un aspect de la réa­
nouvelle. Elle fait partie d’un ensemble lité que nous n’avons pas encore saisi...
général qu’on appelle la « reconnaissance des — Au Commissariat à l’énergie atomique en
formes». France, on a récemment émis une théorie
— Sur quoi portent vos travaux actuels? d’après laquelle la Lune agirait comme un
— Une machine à dessiner en trois dimen­ multiplicateur de poussières cosmiques. Une
sions. J ’en ai réalisé un prototype; il est extrê­ particule de grande énergie frappant la Lune
mement fascinant de manipuler des manettes donnerait une trentaine de particules d’énergie
et de voir apparaître dans l’espace un dessin moindre qui échapperaient à l’attraction
à trois dimensions. Bien entendu de nom­ lunaire.
breuses applications pratiques en découlent, — C’est fort ingénieux. Mais si ces particules
mais c’est la réalisation elle-même qui m’inté­ sont attirées par les capsules spatiales, voilà
resse. Je suis avant tout un expérimentateur. un nouveau danger.
Je trouve les mathématiciens et les théo­ — D’après les renseignements que j’ai eus,
riciens bien arrogants. La réalité n’est pas ce la vision des cosmonautes est accrue. Ils
qu’ils pensent ni même ce que nous per­ perçoivent des détails que normalement ils
cevons. La véritable réalité doit être toute ne devraient pas voir.
différente. Peut-être même effrayante. — C’est exact. Encore d’autres portes de la
perception. Et je suis persuadé que, même
— Vous cherchez donc à « nettoyer les portes sur terre, il y a beaucoup de choses à voir
de la perception», comme l’a dit Blake et que nous ne voyons pas, ou que nous ne per­
après lui Huxley? cevons pas. Un des avantages des machines
— A cette différence près que j’essaye d’y sera peut-être de pouvoir regarder sans idée
arriver en étudiant les mécanismes normaux préconçue. Elles nous révéleront peut-être
de la perception chez l’homme et chez la ainsi des aspects inconnus du monde où nous
machine et non pas des cas très particuliers vivons.
comme les drogués. Par ailleurs, je m’inté­ — Sherlock Holmes disait toujours au docteur
resse aussi aux cas de vision anormale. Il Watson: « Watson, vous regardez, mais vous
paraît qu’il y a eu, et que l’on trouve encore, n’observez pas. »
des sujets capables de voir à l’œil nu les lunes — C’est un peu cela. L’œil voit, mais c’est le
de Jupiter. Je n’y crois pas tout à fait, mais cerveau qui observe. Cela est vrai pour
si je trouve un sujet je vais essayer de vérifier. l’homme comme pour la machine.
— Que pensez-vous des « mouches fluores­
centes» que des astronautes comme Titov et L'association homme-machine
Glenn ont observées dans l’espace? Je tiens aboutira à une superintelligence
l’histoire de Titov lui-même.
— Je ne sais pas exactement. C’est en tout J’ai revu le docteur Michie avant mon départ
cas un problème passionnant. Peut-être une et il a bien voulu faire le point de la situation
illusion d’optique: je me suis beaucoup inté­ des machines intelligentes en général.

82 Les machines intelligentes du docteur Michie


- Avez-vous connaissance de résultats réel­ des tests d’intelligence, avec d’excellents
lement nouveaux dans les hautes mathéma­ résultats.
tiques, qui aient été obtenus grâce à la col­ — Cela ouvre tout de même des horizons
laboration de l’homme et de la machine et fort intéressants. Un programme n’a pas les
non obtenus précédemment par l’homme diverses censures et les divers blocages que
tout seul? nous avons et pourrait peut-être, tout en
- Oui. Aux États-Unis, Lehmer, en collabo­ n’étant pas beaucoup plus intelligent que
ration avec des machines, a obtenu des nous, s’attaquer à des problèmes par des
résultats dans la théorie des nombres qui est, biais auxquels nous n’avons pas osé penser.
vous le savez, une des branches les plus diffi­ — Cela a été fait. Mais pour des problèmes
ciles des mathématiques pures. de faible envergure jusqu’à présent. Ce n’est
- Celle où le fameux prodige indien Rama- certainement pas exclu dans le futur. Pour le
nujan a montré des capacités tellement moment, nous avons réalisé ici, grâce surtout
extraordinaires? aux travaux de J.E. Doran, un programme
- C’est exact. Lehmer et son équipe ont qui non seulement a de l’intelligence mais
progressé grâce à l’aide des machines plus encore qui est souple. Il est évidemment
loin que l’esprit humain seul avait jamais pu loin d’avoir la souplesse de l’esprit humain.
le faire. Mais il peut, néanmoins, comme l’esprit
- L’association homme-machine aboutit humain, s’attaquer à des problèmes très
donc à une superintelligence? divers. Jusqu’à présent, des programmes très
- Une fois de plus, cela dépend de votre intelligents étaient des espèces d’idiots
définition de l’intelligence. Je ne vois pas très savants. Ils étaient capables soit de jouer aux
bien comment on pourrait définir un quotient échecs, soit de faire des calculs, soit de
d’intelligence pour un ensemble homme- résoudre des problèmes de logique mais non
machine puisque ce quotient d’intelligence pas de passer d ’un problème à l’autre. C’est
est défini par rapport à une intelligence ce que fait l’esprit humain. C’est aussi ce que
humaine. Pour un individu, avoir un quotient fait notre nouveau programme.
d’intelligence de 140 signifie qu’on a donné à - L’avez-vous lancé sur un problème par­
la moyenne des êtres humains de la même ticulier?
catégorie que lui (âge, sexe, éducation, etc.), - Oui, et avec succès. Nous l’avons lancé
une intelligence de 100. C’est à partir de ce sur le fameux problème du commis voyageur;
chiffre qu’on définit le 140 pour le sujet à soit un commis voyageur qui, partant de
l’étude. Je ne vois pas du tout comment l’on Paris, doit visiter tous les chefs-lieux de
ferait cela pour l’équipe homme-machine. départements de France, puis revenir à Paris.
- Une machine pourrait-elle passer des tests Quel est le trajet minimum? On avait réussi à
d’intelligence tels qu’on les fait passer par traiter ce problème intuitivement dans des
exemple pour entrer dans la M ensa6? cas particuliers, mais jamais d’une façon
- Certainement. Aux Etats-Unis, un pro­ générale par machine. Cela aurait été beau­
gramme établi par Marvin Minsky a passé coup trop compliqué. Or, si l’on essaie de
s’attaquer à ce problème en faisant simple­
6. Rappelons que la M ensa est une association internationale d’origine
anglaise qui s’efforce de rassem bler les individus dont le quotient
ment et brutalement le calcul, on y perd un
intellectuel est supérieur à 180 (0,5 v>\ de l’hum anité). temps fou et cela coûte une fortune. Il faut

Les ouvertures de la science 83


manifester de l’esprit de finesse tout en mander cinq cents instruments de mesure et
restant logique. C ’est ce dont notre nouveau cent vingt boucles de rétroaction. Le pro­
programme est capable et nous en sommes gramme pourra communiquer au fur et à
fort satisfaits. mesure avec l’usager dans les deux sens.
- J ’imagine que vous n’allez pas passer votre L’installation aura coûté près d ’un million de
vie à vous occuper de ce commis voyageur... livres, soit 14 millions de nouveaux francs.
— Dans le cadre de nos études, nous allons Nous ne sommes plus dans un laboratoire
mettre au point des systèmes permettant au d’études cette fois-ci. Il s’agit de la com­
programme de parler à l’usager et à l’usager mande et du contrôle automatiques d’un
de lui répondre, très rapidement. Pendant ce ensemble de machines, de fours, d ’appareils
temps-là (pendant le temps que l’usager divers, depuis le minerai concentré de zinc
mettra à réfléchir à ce qu’il va dire et à taper et de plomb jusqu’à la livraison, en passant
ses réflexions), la machine travaillera pour par la séparation des métaux purs. Ce sera
d’autres usagers. A la limite nous envisageons la plus grande usine automatisée du monde.
une grille de machines de ce genre recou­ Mais il ne s’agit pas d’automation au sens
vrant toute l’Angleterre. Elles pourront être classique du mot: aucun ouvrier ni aucun
connectées avec des prises de calcul un peu ingénieur n’aurait pu faire le travail que la
partout. J.B. Laski et B. Higman en ont parlé machine à calculer fera grâce à APEX.
dans de récents articles du New Scientist. Une APEX suit toutes les opérations, les dirige,
grille de ce genre permettra à chaque intel­ les contrôle, communique avec les ingénieurs
ligence humaine d ’être amplifiée. Ce sera une dans le langage courant de l’ingénieur et
phase nouvelle de la révolution des ordi­ se laisse modifier au fur et à mesure. Ici, le
nateurs. futur est déjà commencé.
- Vos travaux sont donc intégrés dans des On étudie chez Elliott des projets plus
plans à l’échelle nationale? ambitieux encore, la possibilité notamment
— Certainement. de mettre dans une machine une repro­
duction de tout l’espace aérien situé au-
Une m a chine va d irig e r dessus de la Grande-Bretagne. Elle suivra
les opérations à la vitesse même des avions
une grande usine de Londres
supersoniques et communiquera constam­
De retour à Londres, grâce à l’obligeance de ment et simultanément avec la tour de
la société Elliott-Automation et de la revue contrôle de tous les aéroports!
The New Scientist, j ’ai pu voir comment On étudie également des programmes APEX
seraient utilisés des programmes semblables à pour usines à gaz, pour raffineries (l’un
ceux du docteur Michie. A partir de cette d’entre eux fonctionne dans une raffinerie
année, le programme APEX va contrôler une depuis l’été 1966) et pour d’autres branches
très grosse usine chimique. Il s’agit de pro­ de l’industrie.
duction de zinc et de plomb à partir de On pense d’ailleurs chez Elliott qu ’il vaut
minerai. Une énorme installation d ’un prix mieux avoir une machine par usine qu’un seul
de revient de quinze millions de livres cerveau géant contrôlant un grand nombre
sterling. Le programme installé à l’intérieur d ’usines. Les Américains ne sont pas de cet
d ’un ordinateur Elliott-Arch 2000 va com ­ avis. L’avenir décidera.

8 4 Les m achines in te llig e n te s du d o c te u r M ic h ie


C 'e s t l'id é e qui c o m p te Planète, et qui pourtant imite un des phéno­
et non pas la m a chine mènes les plus mystérieux et les plus extraor­
dinaires de la nature8.
J ’ai vu peu de machines lors de mon voyage C ’est l’idée qui compte. Un programme, c’est
et beaucoup de programmes. Non pas que les une idée dans un ensemble d ’idées. Un
machines soient sans importance, ni qu’elles ensemble d’idées capable de réfléchir et
ne soient en train de se perfectionner. On surtout capable de se perfectionner — ce
étudie déjà en Angleterre (comme dans qu’on appelle un programme heuristique.
d ’autres pays d’ailleurs), la quatrième géné­ Le robot intelligent de Michie sera une
ration des machines 7. La troisième est déjà combinaison de plusieurs éléments: 1) pro­
en exploitation commerciale chez IBM. grammes heuristiques spéciaux inventés par
La quatrième va peut-être la court-circuiter. lui-même et par ses collaborateurs; 2) des
Que sera la cinquième génération? Il est diffi­ organes de sens existant déjà (télex, micro­
cile de le dire sans entrer dans la science- phones) ou inventés (unités de perception
fiction. On parle de phénomènes de très visuelle du Dr Richard Gregory).
basses températures. On parle de l’utilisation
des cellules organiques par des ordinateurs Que faut-il pour inventer un programme?
que l’on ferait pousser comme on maintient Une solide connaissance des mathématiques
vivant un cœ ur de poulet dans l’appareil de modernes (ensembles, graphes, etc.), de
Lindbergh-Carrel. On parle de gouttes de l’imagination, de l’audace intellectuelle. Des
liquide emprisonnées dans un plastique et unités de perception visuelle existent déjà à
commandées par un rayon lumineux. Nous l’IBM de sorte que le problème que Gregory
verrons... s’est posé n’est certainement pas insoluble.
Mais l’important, me semble-t-il, n’est pas A mon avis, les programmes universels du
tant le progrès purement physique que le laboratoire d’Édimbourg auraient même pu
développement croissant de programmes de être réalisés depuis longtemps si l’àudace
plus en plus astucieux, c’est-à-dire les idées. n’avait pas manqué. Il faut évidemment de
Une analogie aidera à comprendre; la tech­ l’argent pour réaliser les programmes. Mais
nique moderne a permis de réaliser des il en faut moins que pour réaliser les
violons plus mélodieux que ceux de Stradi­ machines. C ’est la raison pour laquelle
varius. Mais la même technique ne saurait l’Angleterre, en grande partie grâce à l’équipe
produire de grands violonistes. Il en est de de Michie, va pouvoir prendre dans ce
même avec les programmes. Les premiers
travaux du docteur Michie ont été accomplis q7.u atre
Il est p eu t-être utile p o u r le le c teu r non spécialisé d ’én u m érer les
g én ératio n s:
sans l’aide d’aucun ordinateur. - p rem ière g én ératio n , les m achines utilisant des lam pes électroniques,
- deuxièm e g én ératio n , les m achines utilisant des transistors,
Sa première «machine» était faite unique­ -- troisièm e génératio n , les m achines utilisant des m icrom odules,
ment de boîtes d’allumettes! Plus tard, en c ’est-à-dire
q u atrièm e g énération, les m achines utilisant des circuits intégrés,
des cristaux spécialem en t étudiés pour rem plir 20 ou 30
1966, Michie et le professeur Longuet- fonctions électro n iq u es à la fois.
8. La référen ce est :
Higgins ont réalisé un modèle de l’invasion « PAD Rr. TDYonald G A M E M O D E L O F B IO L O G IC A L R E P L IC A T IO N »
du microbe Coli par un virus. Ce modèle byE xpérim M ichie
ental P rogram m ing U nit. U niversity o f Edinburgh
n’utilise pas un immense ordinateur; c’est une and Prof. C h risto p h er Longuet-H iggins, F.R .S.
U niversity C hem ical L aboratory - C am bridge
carte grande comme la moitié de la page de (N ature, vol. 212 - n" 5057 pp. 10-12 - O cto b er I, 1966)

Les ouvertures de la science 85


domaine une avance qui comptera beaucoup chaire d ’informatique a été créée dans le
pour son avenir et peut-être pour le progrès cadre de la réforme des programmes de la
du monde entier. Faculté des sciences; la création d’une
année de spécialisation dans l’informatique
En France, un projet comparable: a été décidée à l’Ecole supérieure d’élec­
le plan Calcul tricité; enfin, un certain nombre de bourses
d’études à l’étranger seront distribuées.
Cet article a pour objet principal l’équipe de Tout cela est très bien en théorie et devrait
Michie dont la jeunesse et l’audace me rap­ perm ettre à la fois l’étude des calculateurs
pellent les grands jours de la recherche en de la quatrième génération et la création
France, autour de Frédéric et d’Irène Joliot- d’unités de recherches analogues à celle
Curie. du docteur Michie. En théorie...
Mais le lecteur a le droit de savoir s’il se Il serait intéressant de savoir ce qui est
passe quelque chose en France. Ce n’est pas fait dans la pratique. Malheureusement,
facile à déterminer. Des efforts semblent aucun communiqué précis ne m’est encore
avoir été faits en haut lieu. En juillet 1966, parvenu. Un hebdomadaire a demandé tout
un Conseil des Ministres a décidé une action recemment si le plan Calcul ne serait pas
en faveur de la nouvelle science de l’infor­ en mesure d’engager une partie du per­
mation: l’informatique. Un plan Calcul a été sonnel d’un important groupe franco-amé-
mis en route. Ce plan envisage une aide ricain sur le point de fermer ses portes. Il
financière im portante et le groupement de lui aurait été répondu que le plan Calcul
sociétés françaises spécialisées dans la se compose pour le moment d’un bureau,
question: la C IÎE C , Compagnie pour d’une table, de deux chaises et ne dispose
l’informatique et les techniques de contrôle encore d ’aucun crédit... Je ne sais ce qu’il
(filiale commune de la CSF et de la CGE); y a de vrai dans ces déclarations. En tout
la SEA, Société d’électronique et d’automa­ cas, après ce que j’ai vu à Edimbourg, je
tique (groupe Schneider-Empain); la SETI, souhaiterais dans ce domaine une collabo­
Société européenne pour le traitem ent de ration franco-britannique semblable à celle
l’information (groupe de la Compagnie des qui a lieu pour l’aviation.
compteurs); enfin la SNERI, Société nou­
velle d’électronique et de radio-industrie (à Quoi qu’il en soit, le problème des pro­
laquelle participe, entre autres, la Thomson- grammes d’amplificateurs d’intelligence
Houston). Ont été décidées, en outre, la dépasse de loin le cadre de la France ou
participation des universités de Grenoble, même de l’Europe. Il s’agit d’une mutation
de Paris et de Toulouse et l’accélération du monde. Des problèmes tout à fait nou­
des recherches dans les administrations veaux vont se poser. On commence déjà à
techniques telles que le Centre national les étudier. Michie et son équipe y ont évi­
d’études de télécommunications. demment réfléchi, mais à ma connaissance
Tout cela est fort bien sur le papier. Les l’homme qui est allé le plus loin dans ce
investissements prévus sont de l’ordre de un domaine s’appelle Douglas F. Parkhill.
milliard de francs. Des mesures ont été Monsieur Parkhill est un spécialiste cana­
prises sur le plan de l’enseignement: une dien et travaille actuellement au trust amé­

86 Les machines intelligentes du docteur Michie


ricain Mitre Corporation. J’emprunte à son Des moralistes américains comme Alice
livre: The Challenge of the Computer Uti- Mary Hilton l’ont proposé, mais ce n’est pas
lity (Addison-Wesley Publishing Company), encore fait. Un calculateur avec qui l’on peut
quelques-unes des réflexions qui vont suivre. communiquer par simple téléphone est une
excellente chose, à condition qu’il n’accepte
L'arrivée des machines, c'est peut-être pas d’ordres de n’importe qui. Ces remarques
le plus grand danger pour l'humanité s’appliquent évidemment à tout ce qui aug­
mente la puissance de l’homme, mais elles
La société future où l’homme ne sera plus le sont ici particulièrement significatives. Sur­
seul être intelligent, la cyberculture, comme tout dans le cas où cet amplificateur d’intelli­
dit Parkhill, fera planer de terrifiantes gence pourrait être lié à des prises aussi
menaces sur l’humanité. La cyberculture répandues que le téléphone, c’est-à-dire à des
peut, selon lui, nous précipiter dans la nuit centaines de millions de clients qui s’en ser­
sans fin d’un fascisme automatique, qui se viraient en même temps. Sans même aller
perpétuerait lui-même indéfiniment. Le jour, jusqu’à la sinistre antiutopie de monsieur
par exemple, où les livres seront dans la Parkhill, on peut se demander ce qui arrivera
mémoire des machines et où il sera possible le jour où un spécialiste du hold-up installera
de communiquer d’une façon constante avec chez lui une console le reliant à la multi-
les machines, l’histoire pourra être constam­ grille des amplificateurs d’intelligence, qui lui
ment récrite suivant les désirs des maîtres du permettront de réaliser le hold-up parfait.
monde. La vérité serait ainsi constamment On peut inversement envisager un monde
variable: non seulement l’histoire, mais la vie rendu meilleur grâce à l’intelligence des
privée des gens enregistrée au fur et à mesure machines. Un monde où chacun aurait à sa
dans la mémoire des machines pourrait être disposition une console lui permettant d’exé­
modifiée. cuter sans fatigue tout le travail automatique;
Dans le dossier d’un individu déplaisant aux mettant à sa disposition tout le savoir de
maîtres du Monde, pourraient apparaître l’humanité; augmentant son intelligence;
tout à coup des crimes le privant des droits facilitant toutes les activités non seulement
civiques. individuelles, non seulement intellectuelles,
Parkhill est ici visiblement influencé par de mais artistiques et psychologiques. Une
terrifiantes nouvelles de science-fiction du console permettant d’apprendre, permettant
style de Sam Hall, de Poul Anderson. Mais la de se faire soigner psychologiquement, per­
menace n’en existe pas moins. Si les dicta­ mettant de développer des idées. Parkhill
tures utilisent à fond l’informatique, les pense (page 176 de son livre) qu’une telle
démocraties seront obligées d’en faire autant console coûterait moins de mille dollars,
et l’on risque d’arriver à un monde bien pire c’est-à-dire moins de cinq mille francs. Je
que le 1984 de George Orwell. Car si l’on pense que ce prix pourrait encore être réduit
voit très bien comment les machines pour­ par la production en très grande série,
raient amplifier notre intelligence, on ne voit comme ce fut le cas pour la télévision.
pas du tout comment elles pourraient ampli­ Cette console sera évidemment reliée à des
fier notre sens de la morale. Il faudrait créer ordinateurs très coûteux dont chacun vaudra
une éthique pour l’âge de la Cyberculture. peut-être un million et demi ou deux millions

Les ouvertures de la science 87


et demi de francs. Mais ces ordinateurs pour­ spirituellement dans une de ses notes « le
raient être utilisés simultanément par des programme MAC du pauvre» ou « mini-
milliers et peut-être par des centaines de M A C »par analogie avec la mini-jupe, il serait
milliers d’usagers. C ’est là une des possi­ assez naturel que ses inventeurs en profitent.
bilités ouvertes par les travaux du jeune Si la France ne peut guère, actuellement,
Robin Popplestone. exporter des machines de classe internatio­
Seul le partage du temps entre un grand nale, elle pourrait certainement exporter des
nombre d ’utilisateurs peut mettre à la portée programmes et toucher des redevances peut-
de toutes les bourses les grandes machines être considérables dans tous les pays qui
à calculer extrêmement chères. admettent le copyright pour les programmes.
Voici quelques chiffres qui donnent l’idée de Il faut espérer que quelqu’un y pense... Le
leurs prix actuels: copyright des programmes n’est d’ailleurs pas
la seule transformation que les économies,
CONTROL DATA 6600 4,8 millions aussi bien capitalistes que communistes,
de dollars auront à subir lorsque les prises de calcul
I B M 7094 Model I 2.6 à 4,2 millions seront généralisées. On envisage en U.R.S.S.
de dollars comme aux États-Unis d’établir pour chaque
I B M 7090 2,4 à 4 millions citoyen une carte magnétique remplaçant
de dollars l’argent liquide, semblable à celle que j ’ai
C D C 3600 1.6 à 3 millions proposée il y a 10 ans dans l’ouvrage col­
de dollars lectif les Portes de l'An 2000.
UNIVAC 1107 1,28 à 2,4 millions
de dollars. C 'e st p e u t-ê tre aussi
le plus grand espoir
Le partage du temps lui-même relève d ’études
techniques extrêmement coûteuses et le pro­ Ces cartes seraient constituées par un carton
jet américain MAC qui en a permis le déve­ ou un plastique solide pouvant être mar­
loppement a coûté plusieurs millions de qué à l’encre magnétique et lisible ensuite.
dollars. Il a, du reste, forcé les législateurs En principe, il suffirait de présenter une
américains à réviser la jurisprudence et à telle carte n’importe où: à la caisse d ’un
admettre que les programmes peuvent faire grand magasin, dans une banque, dans une
l’objet d ’un copyright tout comme les œuvres agence de voyages, pour que, automati­
littéraires et artistiques. D ’autres pays pren­ quement, on puisse être débité et crédité à
dront probablement une décision analogue et sa banque ou à son compte chèque postal
les diverses conventions internationales grâce à des ordinateurs travaillant « en temps
devront être révisées. Il est évident que réel». Il est difficile de s’imaginer une société
l’inventeur d ’un programme doit être récom ­ sans argent et cependant elle est sérieu­
pensé pour son idée tout comme l’écrivain et sement à l’étude. Il va sans dire qu’un tel
le compositeur. Encore fallait-il l’admettre. Il système exigera des circuits de protection. Il
est évident que si les programmes mis au ne faut en aucun cas qu’une tierce personne,
point par l’unité de recherches du docteur fût-elle la police secrète, puisse avoir accès
Michie permettent de réaliser ce qu’il appelle aux cellules des mémoires qui conserveront

88 Les m achines in te llig e n te s du d o c te u r M ic h ie


l’état des comptes en banque des citoyens.
Si le compte est à découvert, la machine La bibliographie
refusera automatiquement le paiement. Mais A ) TRA VA UX ORIG1NA UX
il ne faut pas que le citoyen puisse être Burstall, R.M .: (1965) Som e aspects o f CPL semantics.
exposé à des pressions. Il est probable que Expérimental Programming Report N- 3.
des lois nouvelles punissant très durement la Burstall, R .M .: (1965) A tree searching method for
divulgation non autorisée des renseignements solving integer linear inequalities. Expérimental Pro­
gramming Report N" 10.
économiques —législation analogue à la légis­ Burstall, R.M .: (1967) Semantics o f assignment. In
lation des banques suisses - devront être Machine Intelligence 2, Eds. Dale and Michie, Oliver
mises en vigueur: lois qui pourront peut-être and Boyd. (in press).
d’ailleurs être rédigées par des machines. Collins, J.S .: (1965) LENA a computer program fo r
the symbolic analysis o f linear electrical networks.
On raconte déjà qu’une machine américaine Expérimental Programming Report N 12.
a rédigé elle-même une demande de brevet Doran, J.E .: (1967) New developments o f the Graph
relative à un perfectionnement qu’elle a réa­ Traverser, in Machine Intelligence 2, Eds. Dale and
lisé. Je ne sais s’il s’agit d’une fable, de la Michie. Oliver and Boyd ( in press I.
vérité ou d’une anticipation à court terme. Hayes, J.E.; Michie, D.; Pôle, K.E. and Schofield,
P .D .A.: (1965) A quantitative study o f problem-solving
Il est certain en tout cas qu’avec l’aide des using sliding block puzzles : I. the « Eight-puzzle » and
amplificateurs d’intelligence, le jeu à la a modified version o f the Alexander Passalong Test.
Bourse, au tiercé et à d’autres jeux de hasard Expérimental Programming Report N " 7 (Revised édition).
va être tellement facilité que ces institutions Michie, D .: (1966) Strategy-building with the Graph
Traverser, in Machine Intelligence I. Eds. Collins and
devront être fortement modifiées dans les Michie. Oliver and Boyd. 137-154.
pays où elles existent. Michie, D.: (1966) B O XE S as a model o f pattern-
Ce ne sont là que quelques-uns des aspects form ation Expérim ental Programming Report N - 14.
de la civilisation de l’homme amplifié, telle Michie, D. and Longuet-Higgings, H .C .: (1966) Party
game model o f biological réplication. Nature 212, 10-12.
qu’elle commence à se dégager. Personne Michie, D. and Chambers, R .A .: (1967) B O XE S: An
n’avait prévu la civilisation de la radio et de experiment in adaptive control in Machine Intelligence 2,
la télévision, avec l’information pénétrant Eds. Dale and Michie. Oliver and Boyd. Iin press).
partout. Peu de gens avaient prévu la civili­ Oldfield, J.V . , Michie D. and Green, T.R.G .: (1966) A
quantitative study o f problem-solving using sliding block
sation de l’électricité ou la possibilité pour puzzles: 2. A. digital recording unit fo r board games and
tout le monde de disposer de l’énergie. Per­ puzzles.
sonne n’avait prévu que le principal effet de Expérim ental Programming Report N • 2. (Revised édi­
la machine à écrire serait d’émanciper les tion ).
femmes. Aussi ne vais-je pas me hasarder Popplestone, R .J.: (1966) Beth Tree methods in auto-
m atic theorem-proving. in Machine Intelligence I, Eds.
à prévoir dans les détails la civilisation de Collins and Michie. Oliver and Boyd.
l’amplificateur d’intelligence. Je citerai sim­ Popplestone, R .J.: (1967) POP-I: an on-line language,
in Machine Intelligence 2, Eds. Dale and Michie. Oliver
plement d’après Parkhill une phrase de and Boyd.
H.G. Wells dans la Découverte de l’avenir B) L IV R E S
(1901): «Le passé n’est que le commen­ Collins, J.S. and Almond, M .: (1966) Principles o f
cement d’un commencement et tout ce qui a A LG O L 60 programming. Harrap.
Michie, D .: Ortony, A. and Burstall, R .M .: (1967)
été comme tout ce qui est n’est que la pé­ Computer programming fo r schools Oliver and Boyd. (in
nombre qui précède l’aube. » press).
JACQUES BERGIER.

Les ouvertures de la science 89


Nos copains soviétiques: le digest du

réalisme fantastique
D o m in iq u e A rle t

Sputnik international : style Planète

U n e nou vel le Une nouvelle revue vient de naître en U.R.S.S., qui compte
déjà plus de 11 000 publications. Elle s’appelle Sputnik. Elle
revue est publiée en plusieurs langues. L’édition russe a été tirée
internationale à 30 000 exemplaires, l’anglaise à 60 000, la japonaise à 80 000.
fondée à M oscou D ’autres éditions sont en préparation. La diffusion est d’ores
et déjà organisée dans presque tous les pays du monde, depuis
par une j e u n e les États-Unis, la Grande-Bretagne, l’Allemagne ou le Brésil,
é q u ip e pro uv e jusqu’à Koweit, l’Ouganda, Chypre ou Hong-Kong (mais pas
la Chine!). Sputnik se veut, et le proclame, un digest des
q u e l’U .R .S .S . meilleurs articles parus dans toute la presse soviétique. Le
b o u g e et qu e notre format est celui popularisé par le Reader’s digest ou Constel­
esprit est celui lation. Il y a près de 250 pages, des photos en noir et en
couleur, une mise en pages qui s’efforce d’être attirante.
de la nou ve lle Habile entreprise de propagande lancée sous masque « occi­
civilisation dental»? Il suffit de feuilleter un peu le premier numéro:
c’est autre chose que de la propagande, c’est même plus
russo- amé ricain e. qu’une simple revue. Les numéros suivants ont confirmé
cette impression. Nous pensons y avoir découvert les signes
qui indiquent qu’il s’agit d’abord d’un mouvement intellectuel.
La lecture des sommaires a transformé cette impression en
certitude. Il suffit de citer quelques titres d’articles: «Les
secrets de Luna 9», «Le futur prévisible», «L’or sovié-
Féofanov, le rédacteur en chef, et son équipe
ont créé m e revue unique en URSS:
ils y travaillent avecferveur.
Nos enquêtes
tique», «Le cœur, problème numéro un», de l’agence Novosti, dont cette revue est la
« Les télépathes», « Existe-t-il un problème de dernière production, cautionne l’entreprise.
la surpopulation?», « La première usine ato­ Il est composé de grands noms: Nikolaï
mique mobile »,« L’histoire du Colonel Abel», Bloklin, président de l’Académie de méde­
«Ah! les gentils dauphins!», « L ’avenir des cine, Mstislav Keldish, président de l’Aca-
algues bleues», «L a folie aujourd’hui», démie des sciences, Vyackslav Yelutin,
«Churchill vu par un Russe», « Des visiteurs ministre de l’Enseignement supérieur, Youri
extra-terrestres», «Une rivale de Nefertiti», Gagarine, le premier cosmonaute, Dimitri
«L a déesse d’or de la Sibérie», «L ’espace: Chostakovitch, le célèbre compositeur, etc.
est-ce que cela vaut la peine? », « Les horloges Ce ne sont pas eux qui font Sputnik. Mais ce
internesde l’homme », « L’abominable homme sont eux qui ont permis son existence.
des neiges au Caucase», «Une ville sur la Sputnik n’est donc pas une entreprise mar­
Lune». ginale. Nous l’avons analysée, nous avons
interrogé ses créateurs. Q u’est-ce donc en
La revue a été fon d ée par définitive que cette revue? Que veulent ceux
qui la font? On peut dire d’ores et déjà que
une é quipe je u n e e t a n tic o n fo rm is te les trois grandes options du mouvement
La majorité de ces titres promet de l’insolite, Sputnik sont: un éclectisme intellectuel pro­
de l’inexpliqué, de l’anticonformisme, des fond, la recherche tâtonnante d ’un nouvel art
remises en question. La presse soviétique, de vivre, le sens du réalisme fantastique. Si
pour autant que nous le sachions, ne mani­ tel est bien le cas, nous pensons à Planète
feste pas à un tel degré une prédilection pour que ce sont là des options pour fonder
ces sujets. Le choix des articles devait donc l’humanisme de l’an 2 000.
refléter les options d’une équipe, dont les L’éclectisme n’est pas discutable. C ’est même
membres sont sensibles aux mêmes courants un article de foi. Sputnik veut intéresser tout
et réagissent aux mêmes sollicitations. Voilà le monde, « de l’homme d’État à l’homme de
ce que nous avons pensé. On nous l’a la rue». Certes nombreuses sont un peu
confirmé. partout dans le monde les publications dont
Sputnik n’est pas né par hasard ni par quelque l’éventail des centres d’intérêt est largement
ukase du Kremlin. Sputnik est né de la vo­ ouvert. Et le digest est inventé depuis long­
lonté délibérée d’un petit groupe de jeunes temps. Mais de cet outil courant la revue
journalistes-écrivains: Oleg Feofanof, le soviétique fait un usage nouveau. C ’est que
rédacteur en chef, a 39 ans et a passé 5 ans au ces journalistes-là ne veulent pas seulement
Canada. Youri Ivanov, le directeur com mer­ plaire aux autres. Ils veulent se plaire à eux-
cial, a 37 ans et a vécu aux Indes. La direction mêmes, en ne dédaignant rien de ce qui est
artistique est assurée par une jeune femme, humain... A travers les 11000 publications
Ludmilla Gerassimouk. Leurs collaborateurs, qu’ils dépouillent, ils traquent la vie.
à part une exception (l’adjoint au rédacteur Le digest portait en lui cet éclectisme. Mais
en chef, Nikolaï Litchak, a 50 ans), sont il était resté jusqu’à maintenant sous-entendu
tous des jeunes. Sputnik est leur affaire. Ils y ou mal exprimé. Sputnik fait éclater ce
croient. Et d’autres y croient. potentiel. Partout, maintenant, toute activité
Le conseil d ’administration, celui-là même humaine, de quelque ordre qu’elle soit, se

92 S p u tn ik, dig e st so vié tiq u e du ré a lism e fa n ta s tiq u e


trouve peu ou prou décrite dans la presse, la lement un discours tous les jours poursuivi et
grande, la petite, la spécialisée, l’officielle ou un jour interrompu. Si une fois nous cessions
la confidentielle, mais elle s’y trouve. L’équipe de parler gravement pour sourire sans rien
de Sputnik l’a compris. Quelques jeunes jour­ dire...? C ’est extrapoler. Sputnik ne dit pas
nalistes moscovites ont mis le monde sur leur cela, le sous-entend poùrtant.
table de travail, dans leur salle de rédaction Dans la masse sûrement énorme de textes
de la place Pouchkine et ils s’enchantent de concernant les problèmes de l’individu, les
ce qu’ils y voient: Boukara possède sa tour journalistes du digest soviétique ont choisi les
penchée... Churchill n’est peut-être pas un si plus interrogatifs et rejeté résolument les
grand génie que lui-même le dit et que les affirmations didactiques. Et la philosophie de
autres le croient... Mais pourquoi les canons Sputnik, certes encore en gestation, se trouve
de la beauté féminine changent-ils si souvent? peut-être esquissée dans une très courte nou­
... On a découvert un cimetière de mam­ velle qui figure dans le premier numéro.
mouths en Sibérie... La télépathie, il n’y a pas Un chercheur a trouvé une pilule qui donne
de doute, ça existe... Saviez-vous qu’un agent du génie... pendant cinq minutes. Il fait lui-
soviétique sauva en 1943, à Téhéran, Staline même l’essai de sa découverte, et attend
et Roosevelt d’un complot nazi? fébrilement l’illumination. La première mi­
Qui est fou, qui ne l’est pas? nute lui fait comprendre que son invention
est dénuée de tout intérêt. La deuxième
L'U .R .S .S . p a rt tim id e m e n t minute lui révèle l’insondable stérilité de la
en quête d 'u n a rt de vivre pensée. Les trois dernières minutes, l’in­
venteur écrit une lettre à son directeur pour
Sputnik donne la sensation que le monde est lui dem ander la permission d’arrêter ses re­
passionnant, la vie surprenante et les êtres cherches sur la pilule du génie. L’extase est
humains tous plus intéressants les uns que les passée... et depuis la pilule est en vente
autres. Naïveté peut-être. Position sentimen­ dans tous les drugstores!
tale au moins autant qu’intellectuelle sûre­ L’optimisme est absent et l’humour bien noir.
ment. Mais c’est tonique. Car on pense que la Mais c’est que la leçon est importante. Sputnik
civilisation sera sauvée par l’information - et rejette l’exaltation intermittente au profit de la
chacun peut faire l’effort d’être informé... palpitation permanente. Sous le ciel athénien,
Deuxième grande option de Sputnik: la quête Socrate disait des choses bien semblables...
d’un art de vivre. Cette quête paraît encore La troisième option que nous avons décelée
bien hasardeuse. Elle n’a certes rien de la dans Sputnik nous est encore plus chère.
fébrilité nord-américaine, de ce trac nerveux Place Pouchkine on a le sens du réalisme fan­
générateur d ’échecs. Le Slave n’est pas tastique. Le terme est de nous. Ils ne l’em­
nerveux. Il est passionné. C ’est une autre ploient pas. Mais c’est le même esprit. Les
leçon qu’il nous donne. Mais elle est dite titres de sommaire énumérés plus haut lui
timidement: « Menez une vie bien remplie, font la place belle — délibérément.
travaillez, amusez-vous, ayez des amis.» Est- Une rubrique « Découvertes» suppose en
ce là une philosophie? Elle ne vole pas très corollaire une rubrique « Hypothèses». Il faut
haut... C ’est que nous aimons trop les mots. être disponible. Un exemple suffira. Quatorze
Et la vie quotidienne n’est peut-être pas seu­ pages (c’est beaucoup pour un digest) d’un

Nos enquêtes 93
des numéros sont occupées par un article sur par téléscripteur.
les visiteurs extra-terrestres. L’auteur, depuis « Nous avons tous le sentiment, nous ont dit
trente ans, recueille des preuves et des témoi­ les journalistes russes, d’être à l’origine d’un
gnages. Il s’appelle Vyaiheslav Taitsev. Il fait grand événement. »
appel à la Bible, à des fresques religieuses
yougoslaves, à des contes de fées... Il révèle « L'idée de ressembler à Planète
une récente et importante découverte archéo­ nous va droit au cœur »
logique, jusque là tenue dans l’ombre.
Voici de quoi il s’agit: il y a une vingtaine Notre impression était donc la bonne. Ils ont
d’années, on trouvait dans des grottes des répondu à toutes nos questions avec gentil­
monts Bayan-Kara-Ula, à la frontière sino- lesse, avec humour. Ils n’en ont esquivé
tibétaine, d’étranges disques de pierre cou­ aucune, y compris celle de la publicité. Car il
verts de hiéroglyphes - les plus vieux du y a de la publicité dans Sputnik. Et quelle
monde, la datation indiquant que ces « objets» publicité! Une annonce dit froidement:
remontaient à 12 000 ans. Le déchiffrage a «Pour bien vous porter, mangez du caviar!»
duré 20 ans. Le résultat en fut si surprenant Une autre : « Achetez votre cheval en Russie ! »
que l’Académie de préhistoire de Pékin en On est surpris par cette aimable ingénuité.
interdit d’abord purement et simplement la «Que voulez-vous, nous ont dit les journa­
publication. L’interdiction fut ensuite levée. listes russes, les affaires sont les affaires...»
Le compte rendu vient de paraître. Il est tout Avec la même franchise, ils ont répondu à
uniment intitulé: «L’écriture gravée rela­ nos deux principales questions. L’une: «Nous
tive aux vaisseaux spatiaux qui existaient il y avons noté une particulière abondance de
a dix mille ans». Les disques racontent sujets traitant des aspects fantastiques de la
l’atterrissage de pacifiques « Dropas » venus réalité ou se trouvant aux frontières du ratio­
du ciel. A ce récit, on a rattaché d’autres nalisme. Pourquoi? »
faits: les légendes locales — sur de petits L’autre: «Connaissez-vous Planète? Si oui,
hommes descendus des nuages et les sque­ ne considérez-vous pas qu’il y a une simili­
lettes minuscules à crâne démesuré décou­ tude, une parenté de pensée entre cette revue
verts dans une des grottes de la région. et Sputnik?» Voici leurs réponses. A la pre­
Bien entendu, il ne s’agit pas d’être dupe. mière question: « Parce que c’est passionnant.
Sputnik ne l’est pas. Un autre article, sur la Parce que c’est une porte entrouverte sur ce
télépathie et la clairvoyance celui-là, trace que sera demain.» A la seconde: «Comment
clairement les frontières. « Par-dessus tout il vivre sur ce globe sans connaître Planète?
est nécessaire d’ôter la télépathie du domaine Cette idée de ressemblance que vous émettez
de la mystique et, grâce à la science expéri­ vous-même, croyez-le bien, est loin de nous
mentale, de trouver comment et pourquoi ce déplaire et nous va droit au cœur.» Leur
phénomène fonctionne - car pour fonc­ réponse nous va aussi droit au cœur...
tionner, il fonctionne!» Mais on fausserait le sens et la portée du mes­
Était-ce, tout cela, trop faire dire à quelques sage de Sputnik si on omettait de dire que la
pages de revue? Il fallait aller à la source. revue est bien enracinée dans son milieu. Elle
Nous avons interrogé l’équipe de Sputnik. Le est russe. Elle est soviétique. Une chronique
dialogue s’est engagé entre Moscou et Paris s’appelle: «Au méridien de Moscou». Un

94 Sputnik, digest soviétique du réalisme fantastique


compte rendu est donné du XXIIIe congrès du Sputnik, par exemple, non seulement insère
Parti communiste, pour sa plus grande gloire. de la publicité, mais la fait payer en dollars —
Des thèmes bien connus surgissent au coin en bons dollars US! 400 pour une page en
d’une page: la non-intervention d’un État noir et blanc (soit 2 000 F), 500 pour une page
dans les affaires intérieures d’un autre État en bichromie (2 500 F) et 750 pour une page
est la condition sine qua non de la paix; en quadrichromie (3 750 F). Il est vrai que les
l’alliance militaire des Occidentaux n’a au­ règlements sont à adresser à Helsinki!
cune raison d’être; l’Allemand est toujours à
craindre et à surveiller (les textes sur la La civilisation soviéto-américaine
Seconde Guerre mondiale abondent); etc.
Cela, c’est de la politique. Mais, pour est-elle en train de naître?
l’équipe de Sputnik, « toute personne norma­ On cherche des abonnés qui, pour avoir droit
lement constituée fait de la politique ». à un an de Sputnik, auront à verser 5 dollars
Nous avons, en France, toujours tendance à (mais place Pouchkine cette fois!) Tout cela
suspecter les «personnes normalement cons­ donne l’impression que la réalité bouge - au
tituées», soit d’endoctrinement, soit de rou­ sens où l’on parle de photo « bougée». Il faut
blardise. Le Russe est plus sérieux dans ces peut être refaire sa mise au point. Il faut
questions. L’auteur d’un article s’attaque aux peut-être, désormais, ne plus s’étonner de voir
Américains qui, dit-il, sont bien moins infor­ que tous les hommes peu à peu vont s’inté­
més sur les Soviétiques que les Soviétiques resser aux mêmes sujets - lieux bien près de
sur eux. Il dit en substance: «37% des devenir communs —la surpopulation, la sura­
Russes peuvent dire les dates de la guerre limentation, les maladies mentales ou car­
d’indépendance et 52 % celles de la guerre de diaques, le sens des explorations spatiales,
Sécession, alors que 2% seulement d’Améri­ les nouvelles techniques d’éducation, le
cains connaissent la date de la Révolution niveau de vie, les rapports de l’homme et de
d’Octobre.» Et il est certain que Sputnik veut la machine, les loisirs, la science. Il faut
informer le monde sur l’U.R.S.S. C’est peut-être comprendre que l’U.R.S.S. vient de
presque un refrain dans chacun des numéros basculer du côté des nantis car l’on s’y pré­
parus. « Venez, venez en Russie. Nous vous occupe de calories à diminuer, d’hydrates de
souhaitons la bienvenue.» Photos de pay­ carbone à proscrire, d’obésité à vaincre.
sages grandioses ou de plages où il fait bon Dans une bande dessinée actuellement publiée
flirter, images de la Russie moderne, circuits dans le magazine Jeune Afrique on voit
détaillés... dans quel grenier se rouille tris­ l’héroïne, jeune, belle et égyptienne, lutter
tement le bon vieux Rideau de fer? victorieusement contre les représentants de
Ces scories locales et temporelles ne dimi­ la« République soviéto-américaine». Cela se
nuent en rien la pureté de Sputnik ni ne la passe vers l’an 2000! Mais cette république
marquent - la rendent vivante plutôt. Il soviéto-américaine, et plus tard planétaire,
fallait cette part de conformisme pour servir ne sera peut-être pas un cauchemar de Wells.
de cadre à l’anticonformisme et le mettre Le futur doit prendre pitié de nos angoisses et
d’autant plus en valeur. Cela fait de Sputnik nous envoyer des messages réconfortants.
un objet étrange et prophétique. Il a des Sputnik en est peut-être un exemple.
caractéristiques matérielles si surprenantes! DOMINIQUE ARLET.

Nos enquêtes 95
Histoire de Paul
Un conte faussem ent enfantin de M ary Norton illustrations originales de Lajos Szalay

«— Oh! Oh! fit le roi en claquant ses grosses cuisses, ce


garçon promet, il me semble. Mais, à ce moment-là. le
magicien de la cour s’avança...» Q u’y a-t-il, Paul? Tu n’aimes
pas cette histoire?
— Si.
— Alors tiens-toi tranquille, chéri, et écoute.
— Il y avait une plume qui passait à travers l’édredon.
— Si tu ne l’y aidais pas. Cela abîme cet édredon. Où en
étions-nous? Les yeux de myope de Tante Isobel cherchèrent
en bas de la page du livre.
Elle donnait une impression de bien-être, avec ses joues roses
et sa taille rebondie, dans son fauteuil à bascule près du feu.
Lajos Szalay est hongrois et a Elle reprit: ... s’avança... Tu comprends, le magicien savait
fréquenté pendant huit ans i Aca­ que la sorcière avait pris la boîte à musique enchantée et que
démie des Beaux-Arts de Buda­ Colin... Paul, tu n’écoutes pas!
pest. jusqu'en 1935. Après la — J ’entends très bien.
Seconde Guerre mondiale, il se — C ’est impossible... Pas sous le drap et les couvertures! Que
Jixa d'abord en France, puis en fais-tu donc?
Argentine où il a vécu dix ans — Je cherche à voir ce que sent une bouillotte.
avant de s'installer aux États- — Ne le sais-tu pas?
Unis. Il s'est surtout consacré au
dessin et à l’illustration de livres. — Moi si. Mais elle? Quelle impression elle a?
Il a enseigné le dessin à Buenos — Je continue ou non?
Aires. Des expositions de ses — Continuez, dit Paul. Et il ressortit du fond du lit, les
œuvres ont eu lieu en A mérique. cheveux en désordre.

Ecoute, dit-elle, il y avait une fois


un petit, un tout petit homme...
La littérature différente
Tante Isobel regarda curieusement le petit de tricoter, elle sourit à Paul. Des petits
garçon, son filleul. Il avait un mauvais rhume hommes... mais oui, elle avait trouvé...
qui lui donnait la fièvre, et sa mère était - Ecoute, dit-elle en respirant profondément,
partie pour Londres. il y avait une fois un petit, un tout petit
— Cela te fatigue que je te lise une histoire? homme, pas plus haut que ce chandelier... là,
demanda-t-elle finalement. sur la cheminée.
— Non. Mais j ’aime mieux les histoires Paul, la joue appuyée contre son bras replié,
racontées que celles qu’on lit dans les livres. les yeux fixés sur le visage de Tante Isobel, ne
Tante Isobel se leva pour aller mettre un peu bougea plus. Le feu éclairait par intermit­
de charbon dans le feu. Puis elle jeta un coup tence le plafond et les murs de la chambre.
d’œil à la pendule et soupira. - C’était le plus gentil que l’on eût jamais vu.
— Eh bien, dit-elle pourtant avec bonne Il portait un minuscule justaucorps rouge et
humeuren reprenant sa place dans le fauteuil, un ravissant bonnet fait d’une fleur de digi­
quel genre d’histoire voudrais-tu que je te tale. Ses bottes...
raconte? Et elle déplia son tricot. - Il n’en avait pas, dit Paul.
— Une vraie. Tante Isobel parut surprise.
— Comment cela, chéri? - Mais si, il en avait... de toutes petites, et
Elle commença à monter des mailles. Le pointues...
cordon de son lorgnon attaché à son corsage - Il ne portait pas non plus d’habits, fit Paul.
s’élevait et s’abaissait doucement. Il était tout nu.
Tante Isobel, cette fois, eut l’air troublée.
PAUL SE RETOURNA D’UN GESTE - Il aurait eu froid, remarqua-t-elle.
BRUSQUE sur le dos, les yeux au plafond. - Sa peau était épaisse, expliqua Paul.
— Vous savez bien, dit-il, une histoire tout à Comme celle d’une brindille.
fait vraie... pour être sûr que cela a pu arriver. - Comme celle d’une brindille?
— Veux-tu que je te parle de Grâce Darling? - Oui. Cette peau ridée et pleine de bosses
— Non. D’un petit homme. que l’on voit sur le bois.
— Quelle sorte de petit homme? Durant une seconde ou deux, Tante Isobel
— Un petit homme pas plus haut que... Du tricota en silence. Il s’en fallait de beaucoup
regard, Paul fit le tour de la pièce... que le qu’elle aimât le petit homme nu autant que le
chandelier sur la cheminée, sans la bougie. petit homme en pourpoint rouge. Elle essayait
— Mais il n’est pas grand. A peine quinze de s’habituer à lui. Après quelque temps elle
centimètres. continua.
— Oui, à peu près ça.
Tante Isobel tricota quelques mailles. Elle - IL VIVAIT DANS UN BOIS FLEURI
regrettait le conte de fées. Elle le lisait avec DE JACINTHES, entre les racines d’un bon
tant d’expression, prenant un ton grave pour vieil arbre. Il avait un amour de petite
le roi, mielleux et faux pour le magicien, et maison creusée dans la terre douce et grasse,
une voix jeune, joyeuse et claire, pour Colin, avec une porte d’entrée bleu clair.
le porcher. Un petit homme... Que pouvait- - Pourquoi n’y habitait-il pas? dit Paul.
elle raconter à propos d’un petit homme?... - Il y habitait, chéri, affirma Tante Isobel,
— Ah! s’exclama-t-elle soudain. Et, s’arrêtant patiente.

Il habitait entre les racines


de l’arbre, jouait de la flûte...
9 8 Histoire de Paul
— Je croyais que c’était dans la serre. — En haut de l’arbre? répéta Paul.
— Dans la serre? — Oui. En haut de l’arbre.
— Alors il avait peut-être deux maisons. Il y Paul souleva la tête.
a des gens comme cela. J ’aurais bien aimé — Vous en êtes sûre?
voir celle qui avait une porte bleue. — Enfin... com m ença Tante Isobel. Et, d’un
— As-tu vu celle de la serre? dem anda Tante ton enjoué: Je le suppose.
Isobel après un silence plein d’étonnement. — Continuez, dit Paul.
— Pas à l’intérieur. Je suis trop grand. J ’ai — Cette fée...
seulement pu regarder dedans avec une lampe Paul redressa encore une fois la tête.
de poche. — Ne pouvez-vous pas continuer à parler du
— Et comment était-ce? dem anda encore petit homme?
Tante Isobel malgré elle. — Mais, chéri, nous avons fini avec lui... nous
— Propre... enfin, comme cela peut être dans savons qu’il habitait entre les racines de
une serre. Il avait fait les meubles lui-même. l’arbre, jouait de la flûte, et d’autres choses.
Le sol était en terre, mais il l’avait piétiné — Vous n’avez rien dit de ses mains et de ses
pour qu’il devienne dur. Il lui a fallu des pieds.
années. — De ses mains et de ses pieds?
— Eh bien, chéri, tu parais savoir beaucoup — Oui. Comme ils paraissaient grands, et à
plus de choses que moi sur ce petit homme. quelle vitesse il pouvait courir. Comme un
Paul nicha mieux sa tête dans le creux de son rat, ajouta Paul.
bras et ferma à demi les paupières. — Comme un rat! s’exclama Tante Isobel.
— Continuez, fit-il, rêveur. — Et sa voix. Vous n’avez pas parlé de sa voix.
Tante Isobel le regarda, hésitant sur ce qu’il — Quelle voix avait-il? demanda Tante Isobel
fallait dire. presque effrayée.
Elle le trouvait beau, étendu là dans la seule — Une voix enrouée. Pareille à celle d’une
lumière du feu, une main légèrement posée grenouille. Et il dit, « Voulez-vouous» et
sur le couvre-lit. « Donnez-moa».
— Voulez-vouous, Donnez-moa... répéta
CE PETIT H O M M E C O NTIN U A ­ Tante Isobel comme fascinée.
T-ELLE, POSSÉDAIT UNE FLU TE faite — Au lieu de «Voulez-vous» et «Donnez-
d ’un fétu de paille. Elle s’arrêta, assez con­ moi». Vous comprenez.
tente de sa trouvaille. Une paille creuse avec — A-t-il... pris l’accent du Sussex?
laquelle il jouait des airs de gigue. Et il — Vaguement. Il n’a pas l’habitude de parler.
dansait. Elle hésita de nouveau avant Il reste le dernier. Et il vit tout seul depuis
d’ajouter: Parmi les jacinthes. N ’était-ce pas des années et des années.
là, vraiment, une bien jolie histoire?... Elle — Te l’a-t-il... Tante Isobel avala sa salive.
tricota activement quelques instants, la respi­ Te l’a-t-il dit?
ration lourde, avant que la suite ne lui vînt à — Oui. Il avait une tante mais elle est morte
l’esprit. depuis environ quinze ans. Même quand elle
Puis elle reprit d’une voix tout autre, plus vivait, jamais il ne lui parlait.
haute, et davantage sur le ton de la conver­ — Pourquoi? dem anda Tante Isobel.
sation: En haut de l’arbre demeurait une fée. — Parce qu’il ne l’aimait pas.

J'ai fait des trous dans le couvercle


et je lui ai donné un peu de soupe au lait.
100 H is to ire de Paul
Il y eut un silence. Paul fixait le feu d’un air — Je lui ai donné du cherry avec un compte-
songeur. Ses mains inactives sur les genoux, gouttes.
Tante Isobel paraissait, dans son fauteuil, - Et ça l’a ranimé?
changée en pierre. Après quelque temps elle - Oui. C’est là qu’il a commencé à bavarder.
s’éclairçit la voix. Il m’a parlé de sa tante et de tout. Je lui ai
fait un harnais avec un morceau de ficelle.
- QUAND AS-TU VU POUR LA PRE­ - Oh, Paul, s'indigna Tante Isobel, c’est
MIERE FOIS CE PETIT HOMME, PAUL? cruel!
- Oh, il y a longtemps, longtemps. Et vous? — Sans cela il se serait sauvé. Et ce harnais
- Je... Où l’as-tu trouvé? ne lui faisait pas mal. Ensuite je l’ai appri­
- Sous le poulailler. voisé.
- Lui as-tu... parlé? — Comment?
Paul eut un petit ricanement. — Comme on apprivoise autre chose. Princi­
- Non. J ’ai seulement renversé une boîte sur palement avec de la nourriture. De petits
lui. morceaux de gélatine et du sagou cru étaient
- Tu l’as pris! ce qu’il préférait. Avec le fromage. Je le
- Oui. Il y avait justement une vieille boîte sortais de la boîte et le laissais entrer dans les
de pâtée pour poulets, vide. Je la lui ai re­ terriers de lapins et ailleurs, au bout de la
tournée sur la tête. Paul se mit à rire. Il faisait ficelle. Quand il ressortait il me racontait ce
tout ce qu’il pouvait pour sortir. Alors je suis qu’il avait vu. Je l’ai mis dans toutes sortes de
allé chercher une assiette de cuisine que j ’ai trous, trous d’arbres ou autres.
posée sur la boîte. — Pour quoi faire?
Tante Isobel, ébahie, regardait Paul. - Rien que pour savoir ce qu’il y avait
- Et... qu’en as-tu fait? dedans. Je me servais de lui d’une quantité de
- Je l’ai installé dans une boîte à gâteaux. façons.
J’ai fait des trous dans le couvercle et je lui ai — Mais, balbutia Tante Isobel à demi dressée
donné un peu de soupe au lait. dans son fauteuil, tu ne l’as plus, j’espère?
- Ne disait-il... rien? Paul s’appuya sur son coude.
- Il coassait seulement.
- Et après? - SI. JE L’AI ENCORE. ET JE LE GAR­
- Je l’ai oublié DERAI jusqu’à ce que j’aille à l’école. J ’en
- Tu l’as oublié ! aurai besoin là-bas aussi.
- J ’ai été à la pêche. Ensuite il était l’heure - Mais ce n’est pas... On ne te le permettra
de dormir. Le lendemain je ne me suis pas pas... Tante Isobel devint soudain très grave.
souvenu que je l’avais pris. Quand je suis allé Où est-il maintenant?
voir ce qu’il faisait je l’ai trouvé couché en - Dans la boîte à gâteaux.
rond au fond de la boîte. Il était devenu tout - Et où se trouve cette boîte à gâteaux?
mou. Il pendait au bout de mon doigt. Tout — Là. Dans le placard à jouets.
mou, vraiment. Tante Isobel jeta un regard peureux à travers
Les yeux tristes de Tante Isobel lui sortaient la pièce pleine d’ombre. Puis elle se leva.
de la tête. — Je vais allumer, dit-elle. Ensuite j’empor­
- Alors qu’est-ce que tu as fait? terai cette boîte dans le jardin.

102 Histoire de Paul


— Il pleut, lui rappela Paul. de Paul étaient devenus sombres et sérieux. Il
— Tant pis. C’est mal de garder un petit être vit que le couvercle n’était pas complètement
comme cela enfermé dans une boîte à fermé. Il vit l’angle, celui qui se trouvait en
gâteaux. Et c’est méchant. Je sortirai cette contact avec l’opulente poitrine, se soulever.
boîte sous la véranda derrière la maison et Il vit cet angle de métal accrocher le cordon
j ’enlèverai le couvercle. du lorgnon et, craignant pour les verres sans
— Il peut vous entendre, dit Paul. monture, il s’assit sur le lit.
— Je m’en moque. Tante Isobel marcha vers Tante Isobel sentit le cordon tirer, le lorgnon
la porte. Je fais cela pour son bien comme je s’appuyer davantage sur l’arête de son nez.
le ferais pour un autre. Elle tourna le commu­ Ce fut une traction, une très légère mais
tateur. Dans quel placard l’as-tu mis? ferme traction, comme si une petite griffe
— Celui-là, près de la cheminée. sombre à la peau ridée comme une écorce
La porte de ce placard se trouvait entrouverte. venait de s’emparer du cordon qui pendait...
Timidement, Tante Isobel l’écarta un peu — Attention! cria Paul.
plus du bout d’un doigt. Dans un fouillis de Elle poussa un grand cri et lâcha la boîte.
carton déchiré, de cartes à jouer, de pièces de Celle-ci rebondit en touchant le parquet, puis
puzzle, et de tubes de peinture, il y avait la s’immobilisa et bâilla, vide, couchée sur le
boîte à gâteaux. côté. Dans l’horrible silence qui suivit, on
— Quel désordre, Paul! entendit le bruit saccadé que faisait le cou­
vercle en roulant sous le lit.
D ’UN AIR CRAINTIF, ELLE REGAR­ Paul rompit ce silence d’une quinte de toux.
DAIT FIXEMENT CETTE BOITE sur
laquelle, peinte en couleurs vives sur un fond — VOUS L’AVEZ VU? DEMANDA-T-IL,
de drapeaux alliés, la famille royale britan­ enroué mais fortement intéressé.
nique, d’un air faussement innocent, la regar­ — Non, balbutia Tante Isobel, un sanglot
dait tout aussi fixement. Les trous percés dans la voix. Non. Je ne l’ai pas vu.
dans le métal du couvercle, étroits et triangu­ — Mais vous avez failli le voir.
laires, avaient été faits, sans aucun doute, à Tante Isobel se laissa tomber mollement dans
l’aide de la grande lame de ses ciseaux de le fauteuil capitonné. Sa main s’agita en un
couturière. Sa respiration devint courte. geste vague à la hauteur de son front. Ses
— Si tu n’étais pas malade je te le laisserais joues qui paraissaient pâles pendaient, comme
faire. Je t’obligerais à emporter la boîte dégonflées.
dehors et je te regarderais enlever le cou­ — Oui, murmura-t-elle avec un léger frisson.
vercle... Dieu me garde... j’ai failli.
Elle hésitait, comme si elle eut tout à coup Paul la fixa encore un instant.
perdu tout courage devant le silence de la — C’est ce que je veux, dit-il.
chambre qu’obscurcissait un ciel de pluie, et — Quoi donc? fit Tante Isobel d’une voix
l’immobilité sinistre que l’on pressentait à faible et comme si elle ne s’en souciait pas
l’intérieur de la boîte à gâteaux. vraiment.
Puis, bravement, elle tendit la main. Attentif, — Dans les histoires. Pour qu’elles soient
Paul la surveillait. Elle avança l’autre main et, vraies. MARY NORTON.
avec précaution, souleva la boîte. Les yeux Traduction de Simone Millot-Jacquin.

La littérature différente 103


D u n ouveau d a n s la plus grande
société spirituelle du m ond e

1 5 m illion s de m ystiq u e s
jap o n a is face à M a o
par N icole Ollier.

Planète (n° 3 2) a révélé


l'im p orta n ce de ce m ouvem ent.
D e n ou vea u x d o cu m e n ts
n o u s so n t parvenus.
C e que n o u s a n n o n c io n s s 'e s t produit.

Les masses + la métaphysique


La fête de la Culture a lieu en mai
et réunit des millions d'assistants.
Les ballons rouges sont lancés pour la paix et l’unité
et le Fuji- Yama se dessine en bleu dans la foule.
L'autre révolution culturelle de l'Asie
Dans notre numéro 32, nous publiions un l’accuse, malgré l’essor économique du pays,
reportage sur « la plus grande société spiri­ d’entretenir un malaise politique intérieur. Il sera
tuelle de l’univers» (15 millions de membres): difficile à dissiper après la série de scandales
la Soka-Gakkaï. A la fin de son étude, Nicole qui causa la chute du ministère.
Ollier, qui rentrait du Japon, s’interrogeait En moins de six mois, on vit le député Tanaka
sur la véritable nature et les buts profonds répondre, menotes aux mains, d’un pot-de-vin de
700 000 % (prudemment investis en Irlande),
du mouvement. Voulait-il le pouvoir poli­ MM. Arafune (ministre des Transports) et Kam-
tique? Quand il l’aurait, qu’en ferait-il? bayashima (ministre de la Défense) contraints
Depuis, les élections législatives ont eu lieu. de démissionner pour des motifs semblables,
Depuis, nous avons reçu un reportage photo­ comme M. Matsumo (ministre de l’Agriculture)
graphique. Depuis, on nous a adressé un convaincu d’avoir monnayé son influence pour
courrier abondant. Nous avons jugé utile de faciliter des transactions sucrières et reçu 60 000 %
compléter l’information que nous avions de commission des importateurs de bananes...
donnée sur ce mouvement politico-religieux. Il semble que ce fut l’affaire Matsumo, rendue,
Sans doute ne suffit-il plus de regarder à l’est comme les autres, publique par l’opposition,
qui porta le coup de grâce au ministère Sato.
vers la Chine pour ausculter l’avenir. Il faut M. Sato lui-même ne voit d’ailleurs dans ce
aussi regarder vers le Japon. plan ète. genre de combinaisons rien que de très naturel.
Ne fut-il pas démissionnaire forcé, en 1953, pour
Quand la Soka-Gakkaï avoir touché 55 000 % des armateurs?
aura le pouvoir, qu'en fera-t-elle? Bien entendu, le Komeito fut à l’origine de la
découverte de ces scandales, grâce à ses « an­
Les 25 députés du Komeito, parti politique issu tennes» dans les rouages les plus infimes
de la Soka-Gakkaï, élus le 29 janvier 1967 à la de l’administration japonaise.
Diète sont symptomatiques: l’Asie bouge. La presse Soka et Komeito se fit l’écho du scan^
La révolution culturelle chinoise pourrait bien dale et le restant de la presse japonaise suivit
démontrer sans appel, non seulement l’inadap­ pour échapper aux soupçons de collusion.
tation asiate, mais son impossibilité fondamen­ Contraint de dissoudre la Chambre Basse le
tale d’adaptation à toute idéologie occidentale, 27 décembre 1966, le Premier japonais (qui
surtout matérialiste. Le résultat des récentes implora publiquement le pardon de ses pairs et
élections législatives japonaises symbolise les de la nation, et leur promit de ne jamais recom­
trois dynamiques essentielles de l’Asie: les mencer) espérait, en convoquant les électeurs
masses, l’argent et la métaphysique. rapidement, ne pas laisser l’opposition s’im­
Les libéraux-démocrates qui restent au pouvoir planter à la Diète.
représentent la vieille mystique orientale de Comptant sur l’apathie de l’électorat japonais, la
l’argent, avec ses corollaires: négoce et corrup­ tradition et la disproportion des moyens em­
tion. Financé ouvertement par les « Zaibutsu » ployés, M. Sato raisonnait en vieux renard certes,
— trusts — qui ont réglé la facture électorale mais en leader d’un parti dont la moyenne d’âge
(30 millions de nos francs actuels), le parti se situe aux environs de 62 ans. Il se refusait
conservateur, en dépit d’une stabilité apparente à prendre en considération les jeunes du
(1 seul siège perdu), entame sa période décadente. Komeito, âge moyen 32 ans. C’était une erreur
L’année 1966 fut rude pour la majorité. L’opinion car, outre sa jeunesse, le Komeito (Parti pour un

1 0 6 La Soka-G akkaï monte au pouvoir


gouvernement propre) inspiré et orienté par la signifie tout simplement et seulement «oui» en
Soka-Gakkaï, représente l’intervention de la Japonais), on l’a taxée hâtivement de « mysté­
métaphysique sur l’échiquier politique japonais. rieuse secte nazie». Utiliser notre vocabulaire
La campagne électorale qui envahit l’archipel politique pour approcher les mouvements et les
nippon fut quadrillée, depuis le Hokkaïdo jusqu’à idées balayant le continent jaune est dérisoire.
l’île de Kyu-shu, par la Soka-Gakkaï à travers Et puis, de toute façon, les activités Soka sont
le Komeito: meetings, discours, mais aussi le on ne peut plus publiques.
troisième empire de presse, 17 programmes de A cause de ses ramifications religieuses inter­
télévision, et des voitures radio sillonnant les rues nationales, le Komeito japonais ne mise ni sur
pour affirmer la foi bouddhique de Nichiren et le nationalisme, ni sur la xénophobie, ni sur
vanter le « Jiban », l’influence de ses candidats. l’argent (ses membres comme ceux de la Soka-
Cependant, alors que visiblement, publiquement, Gakkaï ne paient pas de cotisations, la secte et le
le Komeito part à l’assaut du pouvoir, les parti vivent de la vente d’objets religieux et des
membres de la Soka-Gakkaï protestent de leur publications) mais essentiellement sur l’influence
strict intérêt religieux. Ce n’est pas le moindre et la volonté de ses candidats qui réussirent à
paradoxe asiate. A Paris même, les membres de provoquer des élections anticipées.
la « Nichiren Shoshu-France» protestent. «Nous
ne sommes pas des politiques, la Soka-Gakkaï L'escalade politique
est une chose, le Komeito en est une autre. »
Si les membres transplantés à l’étranger ne s’oc­ ne fait que commencer
cupent que de religion, la collusion Soka-Gakkaï Sans jouer les oracles, on peut penser que pour
- Komeito est irréfutable, publiée par la Seyko- les libéraux-démocrates le ver est dans le fruit.
Press, organe de la Soka-Gakkaï... Parce que les 25 députés Komeito vont se dé­
Nous avons détaillé dans notre article de mener comme 1 000 et faire du bruit telles les
Planète N° 32, le programme du Komeito, propre oies du Capitole jusqu’à ce que le gouffre tar-
à donner un sentiment de sécurité aux nouvelles péien engloutisse M. Sato et ses amis. On peut
classes urbaines appartenant à la petite bour­ faire confiance au Komeito pour découvrir
geoisie et nées de l’après-guerre. Rappelons d’autres scandales, pour rendre la situation poli­
en cependant les grandes lignes: tique infernale, et sans doute provoquer des élec­
1) Assainir la vie politique japonaise. tions encore anticipées, probablement avant
2) Un logement convenable pour chaque famille. 1971, aux alentours de l’année fatidique de la
3) Organiser la distribution du poisson pour faire reconduction du traité américano-nippon, 1969.
baisser le coût de la vie. Car, outre l’expansion économique japonaise, ce
4) Réduire les dépenses scolaires des parents. traité garantira la stabilité politique du parti au
5) Favoriser la Sécurité sociale. (Au Japon sur pouvoir. Le Komeito souhaite être ce parti.
100 millions d’habitants, 2 millions seulement Ayant hérité du meilleur des traditions chinoises
sont assurés sociaux.) —la sagesse et la sérénité — le Japon peut tenir
Ce programme, peu révolutionnaire en soi, est tête et, qui sait, dominer son voisinage (y compris
adapté à ces nouvelles classes nippones dont la la Chine) pour ce qu’il nous reste à vivre du
représentativité est exaltée parla Soka-Gakkaï. XXe siècle, peut-être même pour plus longtemps.
Parce que la Soka-Gakkaï fut la première à Puisque le Japon est destiné, pour le meilleur
braver l’interdiction de Mac Arthur concernant ou le pire, à une croissance urbaine continue,
les arts martiaux (désormais pratiqués comme le c’est le cerveau et les masses rameutées par le
base-bail dans tout le Japon), parce que des Komeito qui sans aucun doute dicteront son
Occidentaux mal informés ayant entendu, au avenir politique. En Asie, face à la Chine,
cours de réunions, des membres de la Soka ou le Komeito est un facteur d’équilibre ou de
du Komeito crier massivement «Hai» (ce qui déséquilibre. NICOLE OLLIER.

D o c u m e n t exclusif 107
Pages 108 et 109: La religion bouddhique de ta Soka-Gakkaï
La fête du Go-Hozon, livre sacré de la secte, c'est une foi communautaire partagée
ne réunit que des initiés ( 12 ans de Soka-Gakkaï) dans une discipline quotidienne...
dans le Daï-Kyakuden. au ternie
d'une procession menée par le grand-prêtre.
110 La Soka-Gakkaï monte au pouvoir
collective / Les structures modernes
... mais c'est aussi un approfondissement Pages suivantes:
de la personnalité par la confrontation La Soka-Gakkaï se veut aussi
de l’individu et des écrits sacrés. le plus grand mouvement de jeunesse
du monde et le prouve.
D o c u m e n t exclusif 111
HÜffl

k L H
Le «skakubuku »
(propagation de lafoi )
est poursuivi
inlassablement
au Japon même et
partout dans le monde.
A ta Seyko-Press,
une conférence
de rédaction
ressemble presque à
une cérémonie religieuse.
Ce « zadanki»
(réunion d’information >
de jeunes filles est dirigé
par le président Ikeda
lui-même.
A New York,
les membres
de la Soka-Gakkaï
ont leur propre journal.
A Paris,
le docteur Yamasaki,
grand maître de
la secte pour l’Europe,
salue lui-même
les nouveaux adhérents
UNE JEUNE MORTE
dans le feu des Anciens...
De notre envoyé spécial en Inde, R aym ond De B ecker

La m ort est partout présente en Inde


Ce que j ’ai Je reviens de l’Inde. Il y a quelques semaines à peine, je me
appris en Inde. trouvais à Bénarès, à cette heure matinale que connaissent
bien les touristes: le jour vient à peine de se lever et, d’une
barque, l’on contemple les célèbres ghâts qui, des palais et des
Des bûchers temples, dévalent jusqu’au Gange. Ils se couvrent progressi­
de Bénarès vement de personnages hétéroclites, de pèlerins, de dévots,
de yogis, de gymnastes qui viennent se baigner dans l’eau
au Mouroir sacrée et, après les ablutions, s’y installent pour leurs exer­
de mère Teresia, cices physiques ou spirituels. Seul en compagnie de mon
rameur, je me sentais un peu touriste, épuisé d’avoir parcouru
deux des milliers de kilomètres dans ce continent touffu, mais, sur­
conceptions tout, flâneur en quête de méditation. Sur le fleuve immense,
de la mort, passait bien parfois un bac bondé de pèlerins qui les menait
sur l’autre rive à la ville sainte, parfois aussi quelque
de la vie, autre barque que décoraient des Américains à chemise
du monde, fleurie, chapeau de carnaval et camera-mitraillette. Mais ces
de l’action. apparitions ne troublaient guère la calme splendeur matinale
et j ’étais surpris surtout par la solitude et la paix où je me
trouvais plongé.
On m ’avait tant parlé des tumultes de Bénarès, et voici
que la ville était parée pour moi de lumière et de silence.
C’est alors que mon rameur me dem anda si je voulais voir
0 jeu, mon frère, je te chante
un chant de victoire...
Rabindranath Tagore
La vie spirituelle 1
le Manikarnika, le « Burning Ghât», la grève dissimulons sous de pesants mausolées dotés
où l’on brûle les morts. d’anges joufflus et de trompettes burlesques.
J’avais oublié que Bénarès est l’endroit où les En Inde, on se borne à éviter la puanteur de
pieux Hindous souhaitent mourir et le Gange la crémation par des aspersions d’encens et
le fleuve où ils désirent que leurs cendres de beurre sur le bûcher. Après quoi les
soient jetées. J ’avais oublié, comme tout cendres légères sont jetées dans le Gange
Occidental, la présence de la mort en cette et le grand fleuve de la vie reprend les résidus
ville, d’autant plus avide de pareil oubli que de la mort. Vingt-quatre heures sur vingt-
son visage n’avait cessé de s’offrir à moi de quatre, le Burning Ghât de Bénarès fonc­
terrible façon à Calcutta d’où je revenais. tionne, sans qu’à nul moment la vie y soit
Mais, apparemment, les Hindous ne craignent interrompue pour autant.
pas cette présence et ne font rien pour la La croyance hindoue veut qu’à cet endroit,
dissimuler, contrairement à l’Occidental qui non seulement les premiers Aryens des temps
s’ingénie à la refouler. védiques se soient installés mais que les élé­
ments du corps - la terre, l’eau, le feu et
Le fleuve qui reprend la vie l’éther — y retournent à leur origine, libérant
redonne aussi la vie l’esprit de ses servitudes. Jusque dans ses
couches les plus populaires, l’Inde croit que
La barque me conduisit face au Manikarnika. le Soi de l’homme ne s’identifie pas au corps.
Il y avait là deux bûchers. L’un s’ornait de Grâce à la purification que lui font subir le
fumée et de flammes légères. L’autre, tout en feu et l’eau, ce Soi finira par trouver de nou­
repos, laissait voir, dans sa masse noire de veaux corps dans lesquels il pourra se réin­
branchages, le linceul blanc d’un cadavre en carner. Cette croyance a pu donner lieu chez
instance. De loin, les crépitements étaient les élites à des interprétations proches de
doux. Je distinguais les parents du défunt. certaines de nos théories de la mémoire et de
Accroupis face au feu, ils attendaient que se l’hérédité. Le bouddhisme originel a pu nier
consume leur mort. Ceux pour qui la céré­ à la fois l’existence de Dieu et de l’âme indi­
monie n’avait pas débuté attendaient quelques viduelle et ne plus voir dans la succession des
pas plus loin. Les groupes ne comptaient pas existences qu’un flot impersonnel et perpé­
de femme. Telle est l’exigence de la coutume. tuel. Au vir siècle, Gaudapada a pu compa­
Des enfants jouaient. Des oies se dandi­ rer les âmes aux espaces vides dans les
naient. Des sages méditaient. Nus ou presque, cruches et écrire qu’« aucune âme indivi­
de jeunes yogis bondissaient, encore humides, duelle ne naît», que «son devenir n’existe
de l’eau sacrée, se livrant à leurs exercices pas» et que «telle est la plus haute vérité, à
rituels. savoir que rien ne naît». La Katha Upanishad
Quel contraste avec la componction de nos a pu proférer des paroles telles que celles-ci,
enterrements, avec le ghetto où nous plon­ auxquelles fit écho la Bhagavad Gîta: «Si le
geons aussitôt nos défunts. Après une brève tueur croit qu’il tue, ou si le tué croit qu’il est
cérémonie où le deuil se fait mondanité, nous tué, ni l’un ni l’autre n’ont la vraie connais­
nous hâtons d’écarter nos encombrants ca­ sance: celui-ci n’est pas tué, l’autre ne tue
davres. Nous les enfermons dans des cer­ pas.» Un lien secret existe entre ces affir­
cueils de velours rouge à clous d’or. Nous les mations apparemment contradictoires. Ce
(Suite page 125.)

118 Une jeune morte dans le feu des Anciens


Ûfeu, lorsque mes jours seront achevés,
La vie spirituelle 119
mon corps nefera qu’un avec toi,
120 Une jeune morte dans le feu des Anciens
mon cœur sera saisi dans tes tourbillons
La vie spirituelle 121
et la brûlante chaleur qui était ma vie
122 Une jeune morte dans le feu des Anciens
d’un bondjaillira vers toi
La vie spirituelle 123
pour se mêler à ta flamme.
-
-as •'■"■' « ï fi»*
Photos D idier Bay, Patrick P oirier et Jean Sagot.

RABINDRANATH TA GO RE
1 24 Une jeune morte dans le feu des Anciens
lien est celui d ’une vision du monde qui se me heurtai à un homme à peu près nu, plongé
refuse à faire de l’homme la mesure de toutes dans un coma apparent, le corps gonflé de
choses et qui, sans cesse, tente de le replacer la plus atroce façon, couvert de mouches et
dans le processus universel dont il n’est dont nul ne se souciait. Pour la première fois
qu’une fugitive émergence. le soir, à Chowringhee, les Champs-Elysées
de Calcutta, en face d ’un cinéma de luxe,
Cette conception de la m ort entraîne parmi les jeunes élégants d’un style déjà
celle de la m isère et de la souffrance proche de Saint-Germain, je vis un mendiant
se tordre sur le trottoir et chercher à
A Calcutta, j ’avais reçu une blessure ingué­ atteindre de ses mains débiles les rares pièces
rissable. Je raconterai le détail de ce que j ’y de monnaie qui lui avaient été distraitement
ai vu dans le numéro de Planète qui sera jetées. Mais ces visions n’étaient rien. Quel­
consacré à l’Inde 1. ques jours plus tard, mère Teresia, l’admi­
J ’étais arrivé à Calcutta la veille de la Fête de rable fondatrice des Missionnaires de la
l’indépendance. Ne pouvant rencontrer per­ Charité, m’entraînait dans les slums de la
sonne ce jour de liesse nationale, je me mis à ville, parmi les lépreux, les mendiants, les
fureter dans la ville au hasard. Trois images me enfants abandonnés, les « dying destitutes»
fascinèrent. La première me frappa dès le de son horrible et glorieux mouroir. Je
matin. Après avoir vu des groupes se laver sur compte décrire ces visions en détail aux lec­
les trottoirs dans des eaux brunes que je crus teurs de Planète, afin que le cri que je sentis
d’abord celles des égouts et qui étaient en monter en moi puisse être entendu d’eux.
réalité celles du Gange, j ’arrivai sur le Mais qu’on me pardonne: je n’y voyais pas
fameux pont du Hooghly. Là le grouillement clair. Je me demandais: pourquoi une Alba­
de Calcutta atteint son comble. Tramways, naise, une Européenne, une catholique a-t-elle
bus à impériale, automobiles, cabs victoriens pris l’initiative de se plonger dans une misère
font trembler l’énorme carcasse métallique dont les Hindous, apparemment, se dé­
où se presse une foule si dense qu’au retour tournent. A l’instant où je m’apprêtais à
Paris paraît un bourg silencieux et une morne célébrer la supériorité de la charité chré­
préfecture. C ’est sur les trottoirs de ce pont tienne, j ’entendais des Hindous qui me repro­
géant que je découvris les premières images chaient de donner l’aumône: «A quoi bon?
de l’horreur. Certes, à Delhi, à Madras, à Vous ne les aidez pas. C ’est une goutte d’eau
Bombay, je n’avais cessé d’être poursuivi par dans l’enfer.» A l’instant où je m ’émouvais de
une mendicité obsédante, par le visage trou­ voir mère Teresia accomplir son œuvre
blant ou atroce de femmes et d’enfants por­ héroïque, je me souvenais d’une promenade
tant les mains à la bouche dans le geste de en barque faite avec un ami sur le lac Léman:
la faim et murmurant leur obsédante com ­ un hanneton s’y noyait et nous n’avions eu
plainte: « Paise, Paise!» Mais pour la pre­ de cesse que nous n’ayons trouvé un nénu­
mière fois il m ’était donné de voir un enfant phar où le poser; puis étaient survenus un
de deux ou trois ans, mutilé, abandonné sur deuxième et un troisième hanneton que nous
le trottoir et aux pieds duquel de rares 1. N .D .L .R . - R aym ond D e B ecker p rép are un dossier sur « Ce qui
passants jetaient quelque monnaie. Pour la bouge en Inde » q u ’il faudra rap p ro cher de nos deux p récédents
dossiers sur « Ce qui bouge en A m érique » (N ” 24) et sur « Ce qui
première fois, quelques mètres plus loin, je bouge en Russie » (N" 26).

La vie spirituelle 125


nous empressâmes de sauver de la même tale, soit fort pauvre, la pauvreté s’y dissimule
façon. Mais lorsque nous nous aperçûmes au point que le voyageur peut s’abandonner
qu’il s’agissait d’un nuage entier d’insectes, sans trop de remords au pur enchantement
nous ne pûmes que renoncer à notre action de cette cité de pierres roses, née au
charitable et rentrer tristement à Ouchy, xvui' siècle, du cerveau de ce savant et de
tandis que se noyaient des dizaines de hanne­ cet artiste incomparable que fut le maha­
tons. Un temple de Kâli est attenant au radjah Jai Singh II. Là, quelque chose de rare
mouroir de mère Teresia. A l’origine, le voisi­et d’exceptionnel dut se produire: au plus
nage de ces moribonds n’a pas dû enchanter fort de la lutte entre hindous et musulmans,
les dévots du temple. Pourtant, le grand dans ce repaire de la résistance rajpoute,
prêtre de Kâli, après avoir visité à plusieurs une rencontre advint entre les deux cultures,
reprises le mouroir, finit par dire à mère entre les deux civilisations. Il en résulta un
Teresia: « Autrefois, j’adorais la déesse dans miracle qu’aucune d’elle n’eût pu produire
son temple. Maintenant, j’ai vu son visage.» seule: miracle de mesure, de raffinement,
Les missionnaires de la Charité crurent pou­ d’humanité. C’est dans cette cité de rêve que
voir interpréter ces propos dans le sens d’une travaillent le Dr Banerjee et ses collabo­
approbation de leur œuvre. Mais, à la rateurs, grâce à l’appui du chef de l’État, le
réflexion, je me suis demandé s’ils ne signi­ docteur Supramananda. Le président me reçut
fiaient rien d’autre que ceci: «Oui, je savais dans son palais et m’y parla de ses vues sur
jusqu’ici que la Déesse, qui est la Mère ter­ l’Extra Sensory Perception et l’Extra Céré­
rible de l’univers, détruit tous les êtres qu’une
bral Memory. Imagine-t-on en Europe un
raison ou l’autre a empêché de respecter les chef d’État entretenant ses visiteurs du
lois de l’existence; et voilà que, maintenant, L.S.D., de l’astrologie ou de la réincarnation?
je vois réunis chez vous tous ces êtres: leur En Inde, la parapsychologie est centrée sur
abjection est le plus terrible témoignage que l’étude des prétendus phénomènes de réin­
je puisse recueillir de l’action de Kâli. » Carcarnation. Certes, le Dr Banerjee assure que
si ce prêtre n’avait pas cru que ces déchets cette étude, entreprise dans un esprit empi­
humains n’étaient pas devenus tels en raison rique, peut aboutir aussi bien à la destruction
de leur Karma, pour quelle raison ne se qu’à la confirmation de l’idée de réincar­
joignit-il pas à l’action des Missionnaires de nation. Il ajoute que cette étude ne se limite
la Charité? pas à des pays où cette idée est admise: elle
s’est accomplie en Turquie et, à l’heure pré­
Le président de la République me parle sente, le Dr Banerjee doit être à Moscou où
de parapsychologie et de réincarnation les Soviets lui ont signalé des cas de « mé­
moire extra-cérébrale » qu’ils souhaitent sou­
Après Calcutta et Bénarès, je me rendis à mettre à son investigation. Il n’est pas
Jaïpur. Mon intention était d’y rencontrer le question de discuter ici cette passionnante
Dr Banerjee2 qui y dirige le département de recherche, dont j’espère également entretenir
parapsychologie de l’Université. Jaïpur est un les lecteurs de Planète. Mais, dès à présent,
de ces hauts lieux du monde à quoi seules 2. Les lecteurs de P lanète ont été mis au co u rant de ses travaux par
Venise ou Pékin peuvent se comparer. A im é M ichel. V oir dans le num éro 30 son article su r « Le problèm e
Quoique le Rajasthan, dont elle est la capi­ de la réin carn atio n ».

126 Une jeune morte dans le feu des Anciens


j£ voulais signaler ceci: si, en Europe ou aux violence. Mais j’ai vu et entendu en Inde
Etats-Unis, la parapsychologie s’est proposé beaucoup de choses qui me font penser que
d’étudier les phénomènes qui dépassent notre le gandhisme n’y fut qu’un phénomène fortuit
notion de l’espace et du temps à l’intérieur et ambigu ne correspondant en rien à l’âme
d’une même vie individuelle — phénomènes profonde de l’Inde. On ne peut rejeter la
de télépathie, de voyance ou de prémonition violence dès lors qu’on n’attache pas plus de
— en Inde elle s’est d’emblée proposé les prix à la mort qu’à la vie.
phénomènes de mémoire qui dépassent cette Les plus grands psychologues d’Occident ont
vie individuelle et rendent la mort banale, estimé pourtant que cette sorte de rejet
sinon illusoire. Le Dr Banerjee et son équipe angoissé de la mort qui nous caractérise cons­
en sont arrivés à classer dès à présent en titue un phénomène névrotique. Tout en
quatorze catégories typiques les différents cas continuant de nier Dieu et la vie future,
qu’ils ont cru observer de mémoire extra­ Freud insista pour que chacun intègre dans
cérébrale ou de prétendue réincarnation. Je sa vie la vision de la mort: «Si tu veux
ne le signale rapidement que pour en revenir connaître la vie, écrivit-il, prépare toi à la
à cette observation: lors même que l’Occi- mort.» Et Jung, tout en précisant qu’il est
dent veut dépasser la recherche scientifique impossible de savoir s’il existe ou non une
habituelle, il ne l’entreprend que dans les vie après la mort, si la réincarnation est ou
limites de l’existence individuelle; l’Inde se non une illusion, conseillait de suivre les
propose aussitôt l’examen de ce qui, préci­ suggestions de l’inconscient afin de ne pas se
sément, excède ces limites. priver des richesses qu’il peut contenir et de
ne pas arriver en aveugle aux rivages où il
J'ai compris pourquoi peut nous pousser. Ni l’un ni l’autre ne par­
l'Inde néglige les devoirs de la vie lèrent toutefois des conséquences que notre
attitude envers la mort peut avoir quant à la
Cette vision et cette familiarité avec la mort misère, à la souffrance, à l’effort qu’il est
posent des problèmes énormes quant à l’atti­ possible de faire pour les vaincre. Orient et
tude envers la souffrance, l’injustice ou l’iné­ Occident se trouvent aujourd’hui confrontés
galité sociale. Car comment lutter contre sur cette ligne de partage: de la considé­
celles-ci dès lors qu’on voit en toute situation ration de la mort, l’Orient a trouvé une paix
psychologique ou économique le résultat de l’âme qui, souvent, lui a fait négliger les
d’une vie antérieure et en toute vie posté­ devoirs de la vie; en son rejet de la mort,
rieure la correction automatique des erreurs l’Occident a trouvé une puissance d’action
présentes? L’idée indienne de réincarnation a qui n’a cessé aussi de lui être angoissante
sans doute fait autant de ravages que l’idée et traumatisante. Orient et Occident ont à
chrétienne de paradis et d’enfer. Il n’em­ reconnaître leur vérité mutuelle tout en reje­
pêche qu’entre l’Occident moderne et tant les scories de traditions sclérosées. Je ne
l’Orient, spécialement indien, la différence sais comment cette décantation peut s’ac­
d’attitude envers la mort opère une sépa­ complir mais, au retour de l’Inde, je suis plus
ration fondamentale. La place me manque que jamais persuadé que c’est à elle que les
pour aborder ici les conséquences de cette jeunesses du monde doivent se consacrer.
attitude également dans le domaine de la RAYMOND DE BECKER.

La vie spirituelle 127


révolution sociale

300 000 milliardaires au soleil


ou le transfert de la notion de luxe
Le luxe essentiel, c’est la liberté
Pholo C rispolti
L'industrie de l'évasion
une mission ou un commerce?

Que faut-il faire de nos loisirs?


Un débat avec: Dans quelques semaines, l’immense migration annuelle de
l’été va commencer. Des millions de Français vont partir
au quatre coins de l’Europe et du monde; 40 000 d’entre
Jean Ca/.eneuve eux ont, cette année, choisi le Canada comme but de leurs
vacances, en raison de l’Exposition universelle de Montréal.
pro fesseur Il y a quatre ans, dans notre numéro 9 de mars-avril 1963,
de sociologie Jacques Mousseau posait la question: « Des loisirs, pour quoi
faire?» Quatre ans après, nous sommes entrés un peu plus
Jean Fourastié avant dans la civilisation du loisir. Quels problèmes pose-t-elle
aujourd’hui? Que peut-on en attendre demain? Pour répondre
direct eu r à ces questions, notre rédacteur en chef a réuni, autour du
aux 11autes Ktudcs micro d’un magnétophone, trois spécialistes:
M. Jean Cazeneuve, professeur de sociologie à la Sorbonne,
auteur d’un livre récent intitulé Bonheur et Civilisation1;
Gilbert Triuano M. Jean Fourastié, directeur de l’Ecole pratique des Hautes
P.D.Ci. Etudes, mondialement connu pour ses travaux et ses ouvrages
du C lub M é d ite rra n é e sur la prospective et, en particulier, par son livre les Qua­
rante mille heures2.
M. Gilbert Trigano, président-directeur général du Club
Méditerranée, qui s’exprime ici en tant que technicien du
loisir.
1. Editions G allim ard. 2. Éditions G onthier-Laffont.

C h ro n iq u e de n o tre c iv ilis a tio n


L'e stivan t d 'a u jo u rd 'h u i m ène la vie des gens qui disposaient à la fois de beaucoup
d 'u n m illiardaire d 'h ie r d’argent et de beaucoup de temps. Il fallait au
minimum quatre mois et un million et demi
Planète: pour aller à Tahiti. Aujourd’hui, un séjour
Le phénomène vacances est devenu un des de trois semaines dans le Pacifique coûte
phénomènes les plus importants de la vie cinq cent mille francs anciens et il ne faut que
moderne; disons, pour préciser, que ce qui vingt-quatre heures pour se trouver à Papeete.
était futile pour nos grands-parents, parce Dans cinq ans on ira à Tahiti en huit heures
que les loisirs dont ils disposaient ne dépas­ et demie et pour trois mille francs. Les modi­
saient pas quelques heures par semaine ou fications dans la nature de l’investissement
par mois, devient essentiel dans notre civi­ sont le second élément essentiel du dévelop­
lisation. De plus, ce loisir est devenu une pement du loisir. L’investissement touristique
réalité, sinon pour tous les Français, du était réparti sur un petit nombre de consom­
moins pour un nombre croissant de Français. mateurs. La chambre d ’un hôtel de luxe reve­
Les moyens économiques mis en œuvre à son nait à quinze ou vingt millions et sa renta­
service ne cessent d’augmenter depuis vingt bilité était calculée en fonction de cinquante
ans. Quels sont les développements futurs utilisateurs. Nous avons complètement
que vous prévoyez? changé les données de ce problème. La
chambre de nos nouvelles installations d’Aga­
Gilbert Trigano dir revient à trois millions. Quand il s’agit
Il faut, me semble-t-il, d’abord insister sur le d ’un village plus simple, elle revient à trois
transport, qui est le moyen d ’évasion par cent mille francs. Mais la rentabilité est
excellence. Le Club Méditerranée, à sa nais­ calculée sur six cents ou mille personnes. A
sance en 1950, louait quelques places dans un partir de là nous pouvons offrir à ces six
train pour emmener quelques personnes vers cents ou mille personnes un confort qui
l’Italie et vers la Grèce. Cette année, nous dépasse largement le simple hébergement de
allons utiliser environ trois mille heures de luxe. Il est cinq fois plus important que
vol en avion jet. Il y a dix ans seulement, celui qui était à la disposition du milliar­
sept ans après la naissance du Club, nous daire d ’il y a vingt ans. Nos villages com­
n’utilisions encore que quarante heures portent en effet non seulement la piscine,
d’avion piston. Aujourd’hui l’heure de vol mais, par exemple, un théâtre (ce que prati­
d ’avion jet est vendue à nos adhérents et quement un hôtel ne peut jamais s’offrir), que
achetée par nous meilleur marché que nous ce soit un théâtre de plein air quand il
n’achetions l’heure de vol piston à l’époque. s’agit d’un village très économique, ou que
Dans cinq ans, nous utiliserons quinze mille ce soit un théâtre à toit ouvrant comme à
heures d’avion jet, mais d’une capacité, pro­ Agadir.
bablement, de quatre cents places au lieu
d’une capacité de cent places actuellement, Le luxe est devenu l'a b o n d a n ce
et d’un prix de revient qui sera inférieur au d es p ossib ilité s de choix
prix actuel. De tels moyens n’existaient pas,
même pour les plus riches, il y a dix ans. Il y a Planète
vingt ans, l’aventure à Tahiti était réservée à La notion de luxe subit un transfert?

132 L'industrie de l'évasion


Gilbert Trigano ni même l’obligation de les prévoir et de les
Avant la révolution du loisir, le luxe c’était préparer. C ’est cela la liberté!
le logement; c’était aussi la nourriture autour
de laquelle gravitaient tous les services. Nous Nous vivo n s sur une fausse co n ce p tio n
avons considéré que ces deux éléments deve­ de l'in d iv id u a lis m e
naient mineurs dans la civilisation nouvelle
du loisir. Autour d’un logement souvent em­ Planète
bryonnaire, nous avons, en revanche, créé un Dans son livre la Foule solitaire le socio­
luxe de services extraordinaire, puisqu’à la logue américain David Riesman dit: «Ces
même minute trente activités aussi onéreuses petites libertés existent peut-être, mais dans
que le ski nautique, que la plongée sous- notre société, la véritable liberté est détruite.
marine, qu’un concert de musique classique, Elle est détruite parce que l’individu est
qu’un thé dansant, qu’un débat avec des per­ conditionné par toutes sortes de pressions.
sonnalités éminentes sont mises gratuitement Parce que ces choix qu’il croit faire sont en
à la disposition de nos adhérents. Il s’agit réalité théoriques dans notre civilisation de
donc bien d ’un véritable transfert de la culture de masse. Au sein du loisir, en parti­
notion de luxe. Elle est devenue l’abondance culier, nous sommes, sans nous en rendre
des moyens de faire: cette abondance com­ compte, prisonniers d’une vie collective.»
prenant parfois un atelier de poterie ou de
tannerie, parce que nous avons considéré Jean Cazeneuve
qu’il y a désormais beaucoup de gens qui ne Je pense que la position de Riesman est
se servent plus jamais de leurs mains, et déjà dépassée et la plupart des sociologues
qu’il faut leur donner l’occasion de s’en servir américains en conviennent. Riesman a cru
pendant leurs vacances. discerner en effet que le conditionnement
devenait de plus en plus important. Mais on
Jean Fourastié s’est aperçu qu’il suscite une sorte de contre-
Le luxe essentiel que vous offrez, c’est la conditionnement chez l’individu. On voit
liberté. Le fait que vous proposez énormé­ naître dans cette civilisation moderne une
ment de choses qui sont disponibles au même tendance au pluralisme. C ’est, au fond, ce
instant, donne la certitude de choix. Savoir pluralisme sur lequel insistait M. Fourastié
qu’on a le choix, c’est être libre. Tous les tout à l’heure, qui finalement séduit les gens.
débats sur la liberté sont insolubles, quand ils La société agit sur l’individu en un certain
s’expriment en langage de philosophie. Ce sens; mais l’individu s’affirme aussi, plus ou
qui me paraît concret, quand il s’agit de moins inconsciemment, en réaction contre
liberté, c’est la possibilité de choisir. J ’ai cette emprise. Bref, l’acculturation est tou­
parmi mes amis un certain nombre d’adhé­ jours ambivalente. C ’est ce qu’oublie trop
rents du Club Méditerranée: tous insistent souvent une sociologie simpliste, et c’est
sur ce sentiment de liberté qu’ils ont dans pourquoi, par exemple, les politiciens ont
vos villages. Ces villages donnent, en fait, ce tant de mécomptes avec la télévision. Ils ne
que l’on recherche aujourd’hui: pouvoir faire se rendent pas compte que les principaux
beaucoup de choses différentes et sans effets sont des effets-boomerang. Si vous
avoir à l’avance ni l’obligation de les faire. I. David Riesman : la Foule solitaire, éditions Arthaud.

Chronique de notre civilisation 133


voulez trop persuader, vous obtenez le résul­ d’être. C’est d’avoir mis un énorme éventail
tat inverse. De même pour l’action d’ensemble de possibilités sur la table. Et aussi, comme
du social sur l’homme: quand elle devient il faut tenir compte des notions économiques,
trop pesante, le besoin de s’en évader se d’avoir mis en face une quantité potentielle
fait mieux sentir. Et on le retrouve dans les de consommateurs. Notre but le plus secret
loisirs. ce serait que, dans cinq ans, avec tout cet
énorme éventail d’activités offertes, chacun
Gilbert Trigano de nous ne fasse plus rien, sauf s’interroger
La plupart des adhérents du Club sont au sur lui-même. Et il n’est pas exclu qu’on y
fond des individualistes qui n’ont pas renoncé, arrive.
au contraire de ce qu’on allègue souvent.
Tous ceux qui critiquent nos villages pré­ Le temps des loisirs, c'est le temps
tendent qu’ils veulent sauver leur individua­ de se poser les questions fondamentales
lisme; mais ils se raccrochent à une notion
de l’individualisme qui est périmée. Il serait Jean Fourastié
sot de refuser ce que la civilisation moderne En somme, vous arrivez à dégager la respon­
met à notre disposition. Il est, par exemple, sabilité de l’homme de l’encerclement dont
impossible d’affréter un jet pour soi seul. parlait Riesman. La société moderne mul­
D ’ailleurs, aujourd’hui, on n’est jamais seul tiplie et complique les moyens d’action; elle
nulle part. Dans l’avion de ligne qui vous nous oblige à établir un planning, à prévoir
conduit en Grèce, il y a forcément quatre- toutes sortes de dispositions qui sont néces­
vingt-dix autres personnes. Notre travail de saires pour réaliser nos désirs, par exemple
technicien du loisir n’a pas consisté à pré­ retenir des places dans les trains, les avions,
digérer pour chacun ce que pourrait être sa les bateaux, les hôtels. Vous faites en sorte
consommation de vacances. Il a été de mettre que cette responsabilité n’incombe plus à
à la disposition de chacun ce dont il rêvait l’individu.
pour ses vacances. Parce que les vacances
sont le seul vrai temps libre, c’est le seul Gilbert Trigano
moment où il est possible de se libérer du Nous voulons déplacer la responsabilité. Elle
conditionnement qui, en effet, est devenu la n’est plus dans les moyens techniques. Préci­
règle. sément, les moyens techniques ne sont plus
l’affaire de l’individu. Ils sont la nôtre.
Un départ en mer, pour une excursion de
vingt-cinq ou vingt personnes, n’est pas pré­ Jean Fourastié
digéré ou préconçu. Notre bateau part au Le grand problème dans notre désaccord sen­
moment où ces vingt personnes ont décidé timental avec tout ce qui naît, vient de ce que
de partir ensemble. Mais l’important est que nous continuons à vivre sur des concepts
le bateau soit là. Parce que si le bateau n’a anciens. On considère que la responsabilité,
pas été retenu par quelqu’un un an à l’avance, c’est le choix de fixer ses dépenses. Par
et s’il n’est pas à leur disposition, leur désir exemple, elle consiste à se dire: « Aujourd’hui
ne pourra jamais se concrétiser par un acte je vais manger dans un restaurant à vingt-cinq
matériel. C’est cela notre véritable raison francs, mais demain je prendrai un casse-

134 L'industrie de l'évasion


croûte.» On estime que ce comportement Le mois de vacances doit être
sauvegarde l’individu. C’est complètement exemplaire
faux et dépassé. Cette notion de prix de
revient de consommation-repas ne veut plus Jean Fourastié
rien dire; de même le libre arbitre qui L’ancienne formule des vacances indivi­
consiste à choisir son mode de transport, duelles n’était pas sans attrait et sans valeur
l’endroit où l’on va vivre, ce qu’on va formative. Le privilégié de 1900, qui orga­
consommer et sous quelle forme on va le nisait ses voyages d’une manière person­
consommer. nelle, avait un agrément qu’il ne faut pas
sous-estimer; de plus l’enseignement cultu­
Gilbert Trigano rel qu’il retirait pouvait être très grand.
Nous adoptons entièrement ce point de vue. Mais je suis entièrement d’accord avec vous
Nous sommes en désaccord avec certains sur le fait que cette solution n’est plus pos­
organismes qui conçoivent des maisons fami­ sible à partir du moment où ce sont des
liales en disant: «Nous sauvons l’individu, masses d’hommes qui ont ces possibilités de
parce que nous lui donnons des responsabi­ déplacement. Il faut d’autres cadres. C’est la
lités. En vacances, nous lui faisons établir raison pour laquelle je trouve excellente la
son budget de dépenses. » Pour moi, il s’agit formule du Club M éditerranée. Je crois en
d’une fausse responsabilité, car elle nous effet que c’est l’un des types de solutions
incombe déjà onze mois sur douze. Elle de l’avenir. Il restera sûrement des indivi­
masque les vraies notions de responsabilité dualités, mais le mode de loisir individuel ne
qui sont: qui sommes-nous? qu'est-ce que constitue pas une solution à l’échelle de la
nous sommes? que veux-je faire de ma vie? société. Mais vous avez déclaré que les loisirs
devraient faire réfléchir l’homme sur l’en­
Idéalement, on peut rêver que grâce au semble même de sa vie personnelle et pro­
temps des vacances l’homme va apprendre à fessionnelle. C’est affirmer, en somme, que
refuser son absurdité de tous les jours. Il ce mois de vacances doit être exemplaire;
réalisera que cette absurdité, il peut la dé­ dans votre esprit, il doit peu à peu amener
truire au sein du loisir, et parce que les tech­ l’homme à transformer son mode de vie des
niques d’aujourd’hui sont telles que ce qui est onze autres mois. Je suis tout à fait d’accord
vrai pour les vacances est parfaitement trans- sur le principe. Je crois en effet que le loisir
posable dans la vie quotidienne. Si nous réus­ ne doit pas être considéré simplement
sissons ce que nous voulons, nous allons faire comme un repos ou comme un vide. C’est
de ce temps de vacances un tel temps de libé­ une valorisation de l’homme. C ’est une valo­
ration qu’on va pouvoir se poser les questions risation de la société. C’est une valorisation de
au fond. Si l’homme continue à vivre en la civilisation. On ne peut admettre qu’une civi­
vacances comme dans la vie quotidienne, s’il lisation valorisée ne le soit qu’un mois sur
est à nouveau minuté et prévisionné, 99 % des douze. Or il n’y a pas besoin de s’étendre
hommes n’auront jamais le temps de se poser longuement pour rappeler que les onze mois
la grande question de l’absurdité de leur vie, sont, pour la majorité des hommes, très fati­
et de prendre conscience que nous vivons en gants, souvent appauvrissants. Sur le but,
1967 avec les mêmes concepts qu’en 1920. donc, je suis tout à fait d’accord avec vous.

Chronique de notre civilisation 135


Mais il me semble que vous allez un peu vite. En Amérique, les usines d’automobiles tra­
Je suis bien persuadé que l’humanité ne vaillent quatre fois six heures, et douze mois
maintiendra pas dans l’avenir la condition sur douze. Le résultat est que l’ouvrier améri­
ouvrière actuelle. Mais je suis obligé de vous cain est payé très sensiblement plus cher que
dire aussi qu’il n’est pas facile de trans­ l’ouvrier français qui fait le même travail,
former techniquement la production. Il faut pour un temps de travail moins long, et que
donc, malheureusement, envisager des la productivité de l’usine américaine est très
délais, de longs délais. supérieure à la productivité de l’usine fran­
çaise. C’est d’ailleurs vrai aussi en Allemagne.
Quand la fatigue tombe,
la culture commence On s’aperçoit, dès qu’on analyse la question,
qu’on n’utilise pas 50% des vrais moyens que
Gilbert Trigano la machine met à votre disposition, parce
Je viens de passer une soirée, il y a quelques qu’on garde encore des systèmes comptables
jours, avec les ouvriers de Renault et de — même sur le plan de la production et de la
Simca. Nous nous sommes aperçus de deux productivité — hérités de maîtres qui ont été
choses, au milieu de vingt-cinq. La première, formés en 1920 et qui n’ont pas suivi l’évo­
c’est qu’ils n’ont plus aucun moyen d’utiliser lution de la civilisation scientifique et tech­
leur temps libre, même du week-end. Us nique.
vivent dans un tel état de fatigue, ils sont
tellement conditionnés par le poste de télé­ Jean Fourastié
vision du voisin du dessus et du voisin du Vous parlez ici de facteurs techniques, d’orga­
dessous, que tout essai d’enrichissement et nisation de travail pour lesquels vous avez
de culture est impossible. J ’ai vu des garçons raison de prévoir une évolution. Mais, tout à
étonnants qui, il y a trois ans, avaient décou­ l’heure, vous aviez l’air d’envisager une trans­
vert le T.N.P. Ils avaient décidé d’aller un formation plus radicale du mode de travail
soir par mois au théâtre. Mais appliquer une industriel, qui m’a paru trop optimiste. C’est
telle décision demande un tel effort de là-dessus que je vous ai critiqué. La durée
volonté, qu’au bout de trois mois ils y ont du travail diminuera, mais du point de vue
renoncé. qualitatif, on ne peut espérer à bref délai
La seconde chose concerne la productivité une transformation radicale. Par exemple, on
du travail fourni. Vous le savez comme moi, connaîtra encore des dizaines d’années le
on pratique dans les grandes entreprises les travail à la chaîne.
«deux-huit»2, c’est-à-dire qu’on essaie de
faire rendre à la chaîne de production à peu Gilbert Trigano
près le maximum, puisqu’elle travaille près Oui, mais deux heures et demie de moins par
de dix-sept heures par jour. Mais on la ferme jour, cela change tout à fait les conditions
un mois par an. La France est la seule nation de vie d’un individu. Or, c’est ça qui est
moderne où on a le courage (ou l’imbécillité, important. Nous vivons dans un état de
je ne sais pas comment dire) de stopper les fatigue permanent. Il est dû aux huit heures
moyens de production un douzième du temps. et demie de travail consécutif. Si ces huit
2. Deux équipes de travailleurs se succèdent, chacune pendant 8 heures. heures et demie tombent à six heures, la

136 L'industrie de l'évasion


fatigue tombe du même coup et, à partir du voir des enfants, voir la nature. Il a un cer­
moment où la fatigue tombe, la culture veau qui lui rend attrayants un certain nombre
commence. de pensées et le fait de marier ses pensées,
de les discuter avec d’autres hommes. Enfin,
Il y a un conflit entre nos désirs ce qui est essentiel, il recherche la commu­
de consommation et de loisir nication avec d’autres. On constate tout de
suite, quand on observe des tendances, le fait
Planète qui me paraît très important de l’originalité
La conversation tourne actuellement autour de chaque être humain. On s’aperçoit très
d’une définition de la civilisation du loisir. vite que les aptitudes des hommes ne sont
Le travail étant pour la majorité des gens pas identiques, que chaque personne est ori­
ce que l’on sait, c’est-à-dire le travail à la ginale par rapport à une autre personne. Les
chaîne, il n’y a plus de possibilité pour fondements de ces différences sont profonds:
l’homme de s’épanouir dans le cadre de la ils sont biologiques; nos collègues, les biolo­
civilisation du labeur. Il faut inventer une gistes, nous les ont montrés depuis dix ans.
civilisation du loisir; c’est dans le loisir que Vous savez que le nombre possible des êtres
l’être humain, le groupe humain se réalisera, humains différents est extrêmement grand:
épanouira ses possibilités. C’est bien ce que c’est quelque chose comme 10 puissance 100.
vous êtes en train de débattre? Mais une ques­ Vous voulez aider les hommes à se réaliser.
tion se pose tout de suite. On voit bien quel Vous êtes obligé d’accepter leur très grande
but poursuivait l’homme dans la civilisation variété et de leur offrir par conséquent un
du travail. Il avait des impératifs écono­ grand choix d’activités, je crois d’ailleurs que
miques qui le poussaient à agir. Quel but c’est ce que vous faites dans vos villages.
faut-il assigner à la civilisation des loisirs? En ce sens, vous avez, comme on l’a dit il y a
quelques instants, fait jouer un ressort essen­
Gilbert Trigano tiel de l’avenir. Je dois introduire une autre
Être un homme, purement et simplement; idée qui, malheureusement, va tempérer
être soi-même; se trouver soi-même avec l’optimisme que vous paraissez avoir. Depuis
toute l’angoisse que cela comporte. que j’ai écrit les Quarante mille heures, je suis
encore plus prudent sur la date à laquelle on
Jean Fourastié pourra vraiment entrer dans cette civilisation
Votre réponse est bonne, mais elle me paraît plus humaine dont vous parlez, et dans
en même temps forte et un peu vague. laquelle l’humanité entrera, cela ne fait
Qu’est-ce que se réaliser, pour l’homme? aucun doute; schématiquement, on peut être
J ’ai tendance à dire: c’est aller vers un plein certain que, vers l’an 2050 ou 2100, l’homme
emploi de ses facultés. L’homme a des facul­ ne travaillera plus que quarante mille heures
tés; il a des aspirations, des aptitudes. Il a des dans sa vie. Malheureusement, d’ici là, je vois
membres; avec ses membres, il peut peindre, d’énormes freins, d’énormes blocages. C’est
il peut fabriquer des objets, il peut marcher. déjà plus difficile qu’on ne pourrait le croire
Il a des yeux avec lesquels il peut voir; et il d’adopter et d’adapter en France ce qu’on
désire effectivement voir des paysages, voir fait, par exemple, aux États-Unis. Travailler
des œuvres d’art, voir des femmes élégantes, quatre fois six heures: cela implique une

Chronique de notre civilisation 137


Le but du loisir?
Se trouver soi-même,
avec toute l’angoisse
que cela comporte.
Photo C rispolti
réforme radicale d’habitudes séculaires. Il y a caractère culturel. Par exemple, on veut
aussi de nombreux autres obstacles. En parti­ envoyer les enfants plus longtemps à l’école.
culier, il existe un conflit extrêmement grave D ’accord. Mais pour y arriver, il faut cons­
entre le désir de consommation croissante et truire des lycées. Il faut donc des gens qui
le désir de réduction de la durée du travail. les construisent, des heures, des millions
Ces ouvriers de chez Renault dont vous par­ d’heures de travail dans le bâtiment, les maté­
liez, ils se sont plaints, et à juste titre, d’être riaux de construction, le chauffage central, le
surmenés par le fait qu’ils font par jour «sanitaire», etc. Et puis il faut des maîtres,
ouvrable huit heures et demie de travail des professeurs. La médecine fait des pro­
professionnel et en moyenne trois heures et grès, mais pour les faire passer dans la réalité
demie de déplacement. Je pose alors la ques­ quotidienne, il faut des hôpitaux, des méde­
tion suivante: comment se fait-il que les cins, des infirmières. Nous sommes dévorés
Français acceptent de travailler une moyenne par ces besoins de travail, et l’âge d’or recule
de 46 heures par semaine (je crois que c’est à mesure qu’on avance vers lui.
la moyenne générale de toute l’industrie),
avec le niveau de vie qu’ils ont aujourd’hui, Jean Cazeneuve
alors qu’en 1936 ils ont revendiqué et obtenu de Cette contradiction que vous signalez entre le
travailler seulement 40 heures, et alors que le besoin de loisirs et le besoin de travailler
niveau de vie était beaucoup plus bas et que pour produire les moyens du loisir, c’est tout
nous étions menacés par l’Allemagne? Je suis le drame de la société de consommation. Elle
obligé de constater que c’est parce qu’ils est bien, en un sens, une civilisation du gas­
veulent consommer. Ils ont tous un appétit pillage, elle vit de cette tension qu’elle pro­
de consommation extraordinaire. Ils veulent voque, qu’elle entretient par toutes les séduc­
une auto. Ils veulent un réfrigérateur. Et tions de la publicité et qui augmente nos
qu’est-ce que vous voulez que je leur dise? Car besoins, nos désirs, notre appétit de bien-être,
moi aussi, j ’ai une auto, moi aussi, j’ai un réfri­ c’est-à-dire à la fois notre vocation d’être
gérateur. heureux par le progrès et d’être toujours de
plus en plus insatisfaits parce que nous dési­
Je suis également effrayé par les besoins de rons toujours davantage. Alors le loisir se
production de la société moderne (ici je ne situe dans ce contexte pour ainsi dire drama­
parle plus du seul besoin de consommation). tique, à la fois comme occasion de consom­
Chaque jour la science, la biologie en parti­ mation et comme moyen d’évasion hors de
culier, nous apporte des possibilités que nous cette société hypertendue. Oui, vous l’avez
voulons réaliser, mais qui exigent du travail. dit, la vie des vacances est ou pourrait être
D’année en année, nous sommes pris dans ce exemplaire, c’est-à-dire constituer pour
cercle vicieux qui fait que nous voudrions l’existence ordinaire à la fois un modèle et
plus de loisirs, que nous prétendons même un apprentissage. Mais n’oubliez pas l’autre
être entrés dans une civilisation du loisir, et aspect de la période de loisir. Car elle est
qui en même temps fait surgir des surcroîts aussi évasion (bien que ce mot soit un peu
de travail, soit pour satisfaire nos nouveaux employé à tort et à travers). D ’ailleurs, en
besoins de consommation, soit pour satisfaire proposant aux gens un mode de vie et même
des obligations de caractère social ou de une ambiance sociale différents du monde

140 L'industrie de l'évasion


habituel, en les appelant vers d’autres cieux sommes nés parce qu’il y avait un besoin.
(îles lointaines, pays du soleil), vous leur Nous continuons à croître parce que ce
offrez le dépaysement. besoin va croissant. Toutes les contradictions
Un jeune sociologue a fait une enquête sur que vous citez, toutes les contraintes de la
les touristes en vacances, et il a été amené civilisation dans laquelle nous vivons rendent
à les classer en deux catégories, les roman­ de plus en plus nécessaires des expériences
tiques et les efficaces. Les seconds sont ceuxtelles que la nôtre. Nous voudrions bien sûr
qui mettent l’accent sur la continuité, et, auque cette expérience ne débouche pas sim­
fond, sur la valeur exemplaire du loisir; ils plement sur une espèce de thérapeutique per­
cherchent à s’y intégrer avec leurs problèmes manente des contradictions de notre civili­
et leurs certitudes fondamentales, et ils sation. Je crois que si nous arrivons à
peuvent ensuite projeter cette expérience sur démontrer par l’exemple qu’on peut consom­
le reste de leur vie. Quant aux romantiques, mer plus, et moins cher, on obligera le
ce sont ceux qui veulent surtout échapper au producteur à produire plus et moins cher. Je
contexte quotidien, se plonger dans un suis persuadé que nous vivons avec une
monde différent comme dans un rêve. Vous fausse notion de la création des biens, parce
avez encore ici la distinction que je signalais
que nous faisons une mauvaise utilisation de
entre l’acculturation par conditionnement et ces biens. Par exemple, personne ne se sert
l’acculturation-boomerang, par besoin exa­ bien ni de la voiture ni des routes, parce que
cerbé de réagir, d’échapper. nous sommes condamnés aux fameux retours
En fait, vacanciers romantiques et vacan­ du dimanche soir. C’est un problème d’orga­
ciers efficaces ne sont pas deux types hété­ nisation. Je suis sûr qu’avec un peu d’orga­
rogènes, ils n’existent pas à l’état pur. En nisation la plus grande consommation devient
chacun de nous, il y a un mélange subtil des possible au meilleur prix. J’affirme aussi que
deux, mais nous penchons plus vers un nous produisons mal, parce que nous vivons
extrême ou vers l’autre. La société moderne, sur des concepts anciens. Celui du patron,
en tant que productrice de confort, nous par exemple. Le patron, étant le directeur, ne
propose une sorte d’âge d’or. Mais en atti­ peut admettre que son usine tourne ou que
sant nos besoins, elle nous dévore. Les son magasin soit ouvert sans qu’il soit là.
vacances, les loisirs, dans la mesure où ils Pour son confort mental, il accepte de vivre
peuvent nous réconcilier avec cette civili­ dans un inconfort total et il condamne les
sation du vouloir vivre et nous offrir l’évasion
autres à vivre dans un inconfort total. Je suis
nécessaire, ne nous rapprocheraient-ils pas à peu près persuadé qu’à partir d’une révision
de cet Éden terrestre dont l’humanité garde des heures de travail dans la journée, et de la
la nostalgie? répartition des jours de repos dans la
semaine, nous changerions beaucoup de
Nous produisons mal, choses. Notons encore que si le patron
et nous consommons plus mal encore n’entre pas dans le jeu de la civilisation du
loisir, c’est parce que, à l’heure actuelle,
Gilbert Trigano contrairement à ce qui se passait autrefois
Nous ne pensons pas que, nous, techniciens où seule la classe dirigeante avait des loisirs,
du loisir, nous préfigurions l’âge d’or. Nous il est celui qui a le moins de détente. Il ne sait

Chronique de notre civilisation 141


plus ce que sont les loisirs, et cela a une cer­ notre propre mission recoupe celle de tous
taine conséquence sur la conception de la les autres, j ’en ai pleinement conscience.
société.
Planète
Je suis donc persuadé que si une expérience Bien sûr chacun est chargé de sa mission. Le
aussi simple et aussi élémentaire que le Club directeur de chez Renault l’est. Mais il peut
Méditerranée peut amener les responsables à la refuser. Ce n’est pas grave, ou plutôt ce
réfléchir à ce fameux problème de l’éta­ n’est grave que pour l’entreprise. Mais si les
lement dans la consommation, on va décou­ gens chargés du loisir refusent la mission qui
vrir des petites vérités utiles. Ce fameux lycée leur tombe sur les épaules malgré eux, c’est
qu’il faut construire, il est aberrant qu’il grave pour l’ensemble de la société.
fonctionne en définitive, si j ’ai bonne mémoire,
mille cinq cents heures par an. 11 faut étaler, A u c u n des o b sta cle s à l'étalem ent
non pas seulement les vacances, mais tout. des v a ca n ce s ne résiste à l'a n a ly se
Rigoureusement tout. Cette espèce de course
qui fait que plus on avance vers l’âge d’or, Gilbert Trigano
plus il paraît s’éloigner, cessera alors. On va D ’accord. Mais dans ce cas-là nous ne pou­
s’apercevoir qu’on pourrait satisfaire notre vons accepter cette mission pleinement
besoin d’extension de la consommation en qu’en attaquant le problème à la base, et en
travaillant moins si on travaillait mieux. remettant en question tout ce qui nous
semble devoir être remis en question. Or,
C 'e s t par les leçons du loisir nous n’avons pas les moyens pour le faire.
que notre société se réform era Nous sommes là pour poser des problèmes.
Maintenant, qu’à partir de là on nous dise:
Planète « Vous posez des problèmes, aidez-nous à les
Nous ne cessons de découvrir que la civili­ résoudre.» Mais demain matin! Avec tout le
sation du travail est actuellement tellement monde. Tout de suite. Je crois qu’on peut
conditionnée qu’elle est incapable de se apprendre déjà beaucoup de notre labora­
réformer elle-même. C’est par le loisir, il toire. Si le Club Méditerranée offre de très
semble que cela ressort de tout ce qui a été bonnes vacances, je crois, pour un prix à peu
dit, que notre société parviendra, je ne dis pas près convenable, c’est uniquement parce
seulement à se réformer, mais à se sauver. qu’il a conçu une bonne répartition de la
En ce sens, les responsables du loisir me consommation. Le problème n’est plus de
paraissent presque être des chargés de mission. produire, c’est de bien consommer ce qu’on
produit; puis, à partir d ’une bonne consom­
Gilbert Trigano mation, de mieux produire. C ’est une espèce
Nous sommes responsables d ’une organi­ de chaîne sans fin qui renversera ces habi­
sation capitaliste qui s’occupe de vacances, tudes néfastes. Le jour où on ira jusqu’au
et à ce titre-là nous ne sommes pas chargés bout du raisonnement, la consommation
de mission. En revanche, qu ’en tant réelle, concrète baissera. On consommera
qu’hommes nous soyons chargés de notre moins d’essence en faisant plus de kilomètres,
propre mission et que, comme par hasard. par exemple, parce qu’on ne fera plus la

142 L'industrie de l'évasion


queue pendant deux heures sur les routes ou vier. Idem pour le lundi de Pâques. On par­
à l’entrée d’une ville. tirait 15 jours avant le lundi de Pâques et on
rentrerait le lendemain du lundi de Pâques
Planète dans la zone nord. On partirait en vacances
Dans le domaine du loisir, je suppose que le le samedi soir, veille du lundi de Pâques, dans
problème numéro un est, comme ailleurs, la zone sud et on rentrerait quinze jours
l’étalement de la consommation, c’est-à-dire après, etc. Et, l’année suivante, on permu­
de l’utilisation des moyens de transport et terait les dates de vacances entre les deux
des installations. zones. Ce plan est facile à appliquer, et du
même coup tout ce qui s’oppose à l’étalement
Gilbert Trigano des vacances, à savoir que les enfants et leurs
Oui, bien sûr. Parce que tout problème de parents désirent partir en même temps, dis­
consommation n’a de sens que dans la mesure paraît. Parce que, dans un cas que je connais,
où il est étalé. Nous nous battons pour toute la famille est solidaire: du lci au
essayer de faire comprendre que si dans dix 31 août, elle paie son petit appartement de
ans quarante millions de Français consom­ vacances 850 F. Si elle pouvait l’occuper au
meront leurs vacances en quarante-cinq mois de juin, elle le paierait 300 F. Cette aug­
jours, on court à une telle anarchie qu'on mentation de prix n’est au bénéfice de per­
pourrait presque penser qu’une révolution sonne. Le loueur même n’y gagne rien. Il
sanglante en sortira. Les vacances, dont on serait beaucoup plus avantageux pour lui de
espère beaucoup, peuvent devenir de plus louer son local pendant six mois à 300 F par
en plus épouvantables. Nous sommes en train mois. C ’est donc effectivement un problème
de nous apercevoir qu’à tous les niveaux, majeur, et tous les obstacles avancés jusqu’à
rigoureusement à tous les niveaux, que ce présent ne résistent pas à l’analyse. Aucun.
soit au niveau de l’ouvrier, que ce soit au
niveau de l’enseignant, que ce soit au niveau N o u s sou ffron s d 'u n so u s-e m p lo i
des patrons, tout le monde est prêt à jouer le d es m o ye n s de production
jeu avec nous. Tous le monde considère que
la situation actuelle est absurde. M. Rouche, Planète
qui est inspecteur principal d'académie, nous Vous avez déclaré tout à l’heure que le pro­
a écrit, il y a un mois maintenant, en disant: blème de l’étalement ne se pose pas seu­
« Voilà le vœu que nous avons fait voter, nous lement en fonction de la rentabilité des jets
les inspecteurs principaux d’académie, et qui qui transportent les estivants ou des instal­
d'un seul coup, d'un seul, éclaircirait la situa­ lations de vacances, mais tout autant en
tion, sans apporter de révolutions brutales fonction de la rentabilité et de l’amortis­
auxquelles nous répugnons pour l’instant.» sement des moyens de production.
11 propose de prendre pour pivot le jour de
l’an, le lundi de Pâques, la semaine du mardi- Gilbert Trigano
gras et les grandes vacances scolaires. Dans Les moyens de production ne fonctionnent
la zone nord on partirait en vacances de que onze mois par an, alors que, avec un
Noël du quinze décembre au 2 janvier, et système de rotation, ils fonctionneraient à
dans la zone sud du 31 décembre au 15 jan­ temps plein. Un ordinateur coûte 600 000 F

Chronique de notre civilisation 143


l’heure; sur ces 600 000 F, la main-d’œuvre vous vous interrogez sur le vieux mythe du
s’élève à 60 000 F, tout le reste est machine. paradis qui a pris la forme, dans la plupart
Un ordinateur doit s’amortir en 6 ans pour des civilisations, du rêve du paradis perdu et
pouvoir tenir compte des techniques nou­ inaccessible. Or, il apparaît que sous une
velles. La France est le pays moderne le forme peut-être encore embryonnaire, le
moins équipé en ordinateurs, parce que c’est paradis devient réalité pour un nombre crois­
le pays où l’ordinateur a le moins de temps sant de gens. Que se passe-t-il quand le rêve
de rendement par rapport aux autres pays. Il devient réalité?
n’est pas croyable de bloquer une machine à
540 000 F l’heure, parce que pendant un Il n'existe pas de formule
douzième du temps on a envoyé les 60 000 F
qui la servent se reposer. Aucune gestion universelle du bonheur
économique saine ne résiste à une telle Jean Cazeneuve
analyse. Ce sous-emploi tient uniquement au Finalement, il me semble d’abord que
fait que le patron de cet ordinateur veut être l’homme lui-même ne sait pas ce qu’il désire.
là quand il tourne. Au fond, c’est le problème La première leçon à tirer est que proba­
que j’ai déjà évoqué. Je crois qu’il est difficile, blement le paradis sur terre est forcément
pour un homme qui se prétend arrivé, de se pluraliste. L’erreur, je pense, de tous les théo­
reposer la question de sa propre existence. Il riciens du bonheur, a toujours été de chercher
n’est pas concevable pour un chef d’entre­ une formule du Bonheur avec un « B » majus­
prise, par exemple, de se dire: «J’ai réussi cule. Vraisemblablement le bonheur n’a pas
avec certains procédés, et il faut maintenant une formule. Il est d’une part suggéré par un
que je repense complètement mon problème. » état de civilisation, et en même temps il est
Notre chance à nous, techniciens du loisir, repensé par chacun en fonction de son être
c’est d’être arrivés neufs, à une époque neuve, propre et en prenant le contre-pied de ce que
et de nous poser des problèmes neufs. C’est la suggère la civilisation. C’est d’ailleurs ce qui
raison qui a fait que le Club a réussi alors est bon. Il y a une dialectique du bonheur,
que l’hôtellerie qui existe depuis des siècles pour reprendre un mot à la mode. Tous les
est en crise. Les hôteliers sont emprisonnés hommes ont employé le même mot « bonheur»,
dans leurs vieux concepts de l’hôtellerie. mais en ne voulant pas dire la même chose.
Dans ce métier, on se présente en disant: Malgré des millénaires de poésie et de ré­
« Je suis fils d’hôtelier depuis trois géné­ flexion, ils ne savent pas exactement ce qu’ils
rations.» C’est un titre de gloire. Pour nous, veulent. Le vrai problème, c’est d’offrir tout,
c’est un titre de désespérance. A une époque de façon que chacun puisse, dans ce qui
où l’homme devrait normalement se préparer est offert, prendre (ou peut-être ne rien
à faire trois métiers dans sa vie, nous voulons prendre) pour trouver son vrai bonheur. Je
continuer les métiers de nos arrière-grands- crois aussi cependant qu’il ne faut pas non
pères, et avec les méthodes de nos ancêtres. plus en rester à l’émiettement individuel. Les
conditions sociales qui évoluent constam-
Planète.
M. Cazeneuve, vous venez d’écrire un livre 3. Jean Cazeneuve: Bonheur et Civilisation, éditions Gallim ard,
Collection « Idées ». Voir la critique de ce livre page 169 de ce
Bonheur et Civilisation3, tout au long duquel num éro de Planète.

144 L'industrie de l'évasion


ment font que certaines formules du bonheur
sont éliminées, d’autres sont possibles.
L’homme du xxi siècle ne peut pas penser le
bonheur de la même façon que l’homme des
cavernes. Il n’empêche que nous imaginons
fort bien que l’homme de Cro-Magnon ait pu
être heureux.
Bien sûr, je l’ai dit, il existe aussi une cer­
taine pression de l’individualisation, et
l’erreur, du point de vue sociologique, ce
serait justement d’être trop sociologue et
d’imaginer que la société conditionne pleine­
ment notre bonheur. Elle donne l’orientation
à l’intérieur de laquelle plusieurs options
sont possibles.
Planète
Un des critères d’action que pourraient se
fixer les techniciens du loisir, c’est que ce
qu’ils organisent soit le moins contraignant
possible.
Gilbert Trigano
C’est la base même de notre activité.
Nouveau Testament: faussé?
Le silence n'est plus possible. Planète oblige
les spécialistes à s'expliquer: ils s'injurient

N o u s c ro y o n s que la vérité est toujours libre


L’affaire L’article de John M arco Allegro publié dans le numéro 32 de
Planète, à propos des Manuscrits de la mer Morte, ouvre une
des Manuscrits controverse. C ’était prévu. C’est bien. De nombreux lecteurs
ont écrit. De Paris: «Accumulez les preuves. Vous pouvez
de la mer Morte: le faire, faites-le. C’est un service que vous rendez à tous, à
com mencer par PÉglise. Soyez sans crainte, vous ne ferez
la querelle que servir le dessein de Dieu.» De Québec au Canada: «Je
vous félicite pour votre courage à aborder certains sujets
se développe tabous.» De Tourcoing: «Ne gardez pas le silence, mais que
tous les échos répondent!» Nous pourrions citer ainsi des
au grand jour. centaines de lettres.
Dans le présent numéro, le directeur de la Revue de Qumrân
discute les thèses de J.M. Allegro. Nous publions ses opinions.
Le professeur Allegro en a pris connaissance et réplique.
Mais bien d’autres spécialistes des Manuscrits de la mer
Morte, de l’exégèse ou de la théologie biblique, de l’histoire
du christianisme ont leur mot à dire. Leur silence serait équi­
voque. Il n’est plus possible de le garder. Q u’ils soient catho­
liques, protestants, israélites, les spécialistes n’ont pas le droit
de se dérober et de nous cacher ce qu’ils savent. Les
recherches et les découvertes, les études, les certitudes, les
hypothèses, les ombres et les lumières touchant la signifi-
Lentement amenées au jour
par des fouilleurs innocents,
des jarres semblables à celle-ci
bouleversent nos théologiens.
Notre d o ssie r 1
cation des Manuscrits de la mer Morte pas­
sionnent, n’en doutons pas, non pas seu­ le professeur Allegro
lement quelques amateurs, mais le grand
public. Celui-ci soupçonne, à tort ou à raison,
qu’on ne dit pas tout ce qu’on sait et on tend
l’oreille vers ceux qui peuvent révéler quelque John Marco Allegro, qui est l’un des huit spé­
chose. On tend l’oreille vers Jérusalem, vers cialistes chargés d’éditer les Manuscrits de la
Paris, vers Fribourg en Suisse, vers Bonn, mer Morte, a publié en Amérique dans le
vers Oxford, vers la lointaine Amérique. Le Harper’s Magazine d’août 1966 un petit article
professeur Allegro a eu le courage de de neuf pages, où il essayait de jeter la sus­
s’exprimer. Le silence de ceux qui, comme picion sur le travail de ses collègues et sur la
lui, ont quelques accès à la source d’une valeur historique du Nouveau Testament.
vérité appartenant à tout le monde, serait Bien que les savants américains aient tout de
peu honnête. Mais il pourrait aussi passer suite réfuté cet article, par exemple Joseph
pour un aveu. Planète leur donne la parole, A. Fitzmyer dans America du 3 septembre
comme cette fois à l’abbé J. Carmignac '. 1966, la revue Planète (n° 32, janvier 1967,
Quant aux autorités religieuses, nous nous pp. 73-82) a cru bien faire en publiant une
refusons à penser qu’elles puissent mettre adaptation française personnellement revue
l’embargo sur une vérité touchant la Bible, par l’auteur.
source de la foi des croyants. Le concile Mais les affirmations lancées par J.M. Allegro
Vatican II nous a familiarisés avec de nou­ sont tellement importantes qu’elles invitent à
velles attitudes chez les catholiques devant un examen attentif et qu’elles méritent d’être
la liberté de recherche en matière de vérité discutées par d’autres spécialistes, en une
et d’authenticité des sources de la foi. Les sorte de débat contradictoire.
protestants ont toujours passé pour des Espérons que les lecteurs de Planète ne seront
croyants honnêtes et scrupuleux en matière pas fâchés d’entendre un autre son de cloche
d’exégèse biblique. et de pénétrer un peu plus dans la connais­
Qui donc pourrait tenir captive la vérité? Une sance de ces fameux manuscrits, trouvés à
Église? Des hommes de science? Une univer­ Qumrân, près de la mer Morte.
sité? Un laboratoire? Rome? Jérusalem? J.M. Allegro regrette qu’en 1967 bien des
Genève? Nous voudrions croire que la vérité manuscrits ne soient pas encore édités et il
est toujours libre et nous aimerions en avoir s’écrie: «Pourquoi ces réticences? Pourquoi
des preuves. planète. ces retards? Pourquoi ne connaît-on pas le
contenu des manuscrits? Qui a peur de ce
qu’ils révèlent? » (Planète, p. 74.)
Je partage tout à fait ces regrets. Je déplore
même ces lenteurs plus que personne,
I. Par un m alentendu dont nous nous excusons, nous avions cité, puisque, d’une part, n’étant pas membre de
sans la permission des auteurs, quatre pages des « Textes de Qum rân
traduits et annotés », publiés par J. C arm ignac et divers collabo­ l’équipe des déchiffreurs, je n’ai pas accès
rateurs; la présence de ces citations après l’article de J.M . Allegro
pouvait donner à un lecteur superficiel l’impression que l’abbé direct aux documents, et puisque, d’autre
J. Carm ignac appuyait les thèses de J.M . Allegro. part, étant directeur de la Revue de Qumrân,

148 L'affaire des Manuscrits de la mer Morte


ne dit pas tout ce qu'il sait, par l'abbé Carmignac

j’ai consacré ma vie à l’étude scientifique de conservée, ni les colonnes suivantes. Pourquoi
ces manuscrits. Moi aussi, je désire ar­ cela? Cette omission est d’autant plus inexpli­
demment connaître, au moins par une édition cable que depuis 1951 une vive polémique
photographique, tous les précieux manuscrits opposait le R.P. Bonsirven, jésuite, et un phi­
qui sont encore entre les mains des lologue bien connu à propos de l’expression
déchiffreurs. « corps de chair»1. Or, la deuxième colonne
Mais, précisément, mon impatience se tourne de cette Interprétation de Nahum, à la ligne 6,
aussi contre J.M. Allegro, car il est peut-être contient la même expression « corps de
responsable de quelques atermoiements! chair» dans un contexte qui donne entiè­
Depuis octobre 1953, il est chargé de pré­ rement raison au R.P. Bonsirven. J.M. Allegro
parer la publication officielle de 24 manus­ ne pouvait ignorer cette controverse. Pour­
crits, qui «tiennent sous un nombre à peu quoi a-t-il refusé de faire connaître le texte
près égal de sous-verres» {Revue Biblique de décisif?... Et si on le connaît maintenant,
janvier 1956, pp. 52 et 62). Or, après plus de c’est par suite d’un curieux hasard: un savant
13 ans, cette publication officielle n’est pas juif, le docteur Jacob Licht, s’est aperçu
encore sortie des presses, et l’on dit même qu’une brochure offerte aux visiteurs du
qu’elle n’est pas encore arrivée chez l’im­ Musée Palestinien (dans la zone arabe de
primeur! Jérusalem!) contenait la photographie de
Certes, J.M. Allegro a eu la bonne idée de trois colonnes inédites de cette Interprétation
confier à différentes revues l’édition provi­ de Nahum et il en a fait une édition person­
soire de plusieurs documents. Avec tous les nelle dans la revue israélienne Môlad (vo­
savants du monde entier, je lui en suis profon­ lume 19, n°' 158-159, septembre 1961, pp. 454-
dément reconnaissant. Mais ma reconnais­ 456). Pour ne pas se couvrir de ridicule,
sance serait bien plus profonde encore, s’il J.M. Allegro a dû se résigner à publier à son
avait procédé de façon un peu plus scienti­ tour, dans le Journal of Semitic Studies de
fique. Qu’on en juge! l’automne 1962, le document qu’il avait
jusqu’alors tenu secret.
Certains retards ne sont-ils pas Autre fait. Voici comment J.M. Allegro a fait
imputables à John Allegro? connaître l’im portante Interprétation du
Psaume 37. En 1954 il a publié dans le Pales­
Un des manuscrits confiés à J.M. Allegro tine Exploration Quarterly, les onze premières
contient, sur cinq colonnes, une Interpré­ lignes de la colonne II et une partie de la
tation du Prophète Nahum (en langage tech­ colonne III; en juin 1956 il a publié dans le
nique on l’appelle: le Péshèr de Nahum). En Journal of Biblical Literature le bas de la
juin 1956, J.M. Allegro a publié les vestiges colonne II et le milieu de la colonne IV, qu’il
de la première colonne; mais il n’a pas publié 1. Voir par exemple l’article de Joseph Bonsirven, « Révolution dans
l’Histoire des Origines chrétiennes? », dans les Etudes de février 1951,
la deuxième colonne, beaucoup mieux pp. 213-218, surtout p. 217.

Notre dossier 149


n’a pas même transcrit en entier; en 1959, effet au rapport du responsable du « dispen­
dans un album intitulé The People o f the Dead saire» essénien», et où le nom de «cephas»
Sea Scrolls, Illustrated With 189 Photographs, est appliqué à « un homme qui a entre autres
il a inséré aux pages 86 et 87, comme exemple la faculté de lire les pensées sur les visages».
de manuscrit chiffonné et comme exemple de Tout cela est passionnant!... J.M. Allegro
cliché aux rayons infrarouges, des photo­ n’oublie qu’une chose, c’est de nous avertir
graphies sans référence et sans transcription qu’il garde ce document secret! Pourquoi ne
qui reproduisent de façon presque illisible l’a-t-il pas déchiffré plus tôt? Pourquoi ne
l’ensemble des colonnes II et III et de façon l’a-t-il pas publié dès son déchiffrement?
normale le haut de la colonne II (cette fois, Pourquoi même n’en donne-t-il aucune cita­
avec 13 lignes de texte). En outre, ces di­ tion littérale? Craindrait-il que le texte réel
verses photographies sont prises à des ne corresponde pas à la présentation qu’il en
échelles si différentes que tel savant a cru donne (comme cela est déjà arrivé, à propos
qu’il s’agissait de deux manuscrits distincts... de la première colonne de l’interprétation de
Heureusement, le docteur Hartmut Ste- Nahum *)?
gemann, de l’Université de Bonn, s’est aperçu Et comment alors ose-t-il accuser ses col­
qu’une autre brochure du Musée Palestinien lègues de ne pas mettre assez de zèle pour
de Jérusalem contenait une photographie divulguer le plus vite possible les trésors qui
encore plus complète et il va publier dans le leur sont confiés? Comment ose-t-il insinuer
n" 22 de la Revue de Qumrân des vestiges de la que c’est la peur d’une révolution théolo­
colonne I et le milieu de la colonne II. gique qui les paralyse? Quelle peur l’empêche
donc, lui, de travailler et de réaliser, vite et
Ce n’est pas tout. J.M. Allegro est chargé bien, les éditions qui lui assureraient la recon­
d’éditer un document extrêmement im­ naissance de tous les spécialistes?
portant pour l’étude du messianisme à
Qumrân: les Bénédictions patriarcales. Sur les Les chrétiens sa ven t que
cinq colonnes de ce manuscrit, il a fait le C h rist s'e n ra cin e d a n s l'histoire
connaître en septembre 1956, dans le Journal
of Biblical Literature, le sommet d’une co­ Après avoir rapidement présenté quelques
lonne (six lignes) et trois mots de la colonne points de ressemblance entre les écrits de
suivante. Depuis lors, plus rien. Or le docteur Qumrân et le Nouveau Testament, J.M. Al­
Stegemann vient de s’apercevoir qu’un autre legro conclut: « On conçoit qu’il y a là ample
fragment du même manuscrit est exposé au matière à comparaisons avec le Nouveau
public au Musée Palestinien de Jérusalem, Testament: nombre d’aspects de l’ensei­
mais en des conditions qui ne permettent gnement chrétien s’insèrent parfaitement
pas de le déchiffrer intégralement. Qu’attend dans le contexte de celui de cette secte.
donc J.M. Allegro pour satisfaire l’impa­ Ces concordances sont susceptibles de
tience des savants du monde entier? troubler extrêmement la conscience d’un
Et il y a mieux encore! Aux pages 79 et 80 chrétien, qui a peine à croire qu’elles puissent
de Planète, J.M. Allegro fait intervenir un être fortuites.» (Planète, p. 78.)
document «récemment déchiffré», «inté­ 2. Voir l’article «4 Q p Nahum and the T eacher of Righteousness »,
par le professeur H.H. Rowley, dans le Journal of Biblical Literature
ressant à plus d’un titre», qui « ressemble en de septem bre 1956, pp. 188-193.

1 50 L'affaire des Manuscrits de la mer M orte


Au risque d’étonner J.M. Allegro, je lui ré­ rectifiées, quelles idées il a combattues,
pondrai que ces concordances sont au quelles idées il a introduites. On ne peut plus
contraire extrêmement rassurantes pour la maintenant considérer les Évangiles comme
conscience des chrétiens, car ils savent bien des légendes sans valeur historique. Mieux
qu’elles ne sont pas fortuites. on connaît la Palestine au début de l’ère
Oui, il y a des ressemblances nombreuses et chrétienne, plus on découvre que les Évan­
significatives entre les documents composés giles constituent des témoins parfaitement
à Qumrân au premier siècle avant Jésus- valables, qui nous ont gardé une image
Christ et le Nouveau Testament composé par exacte, bien qu’évidemment incomplète, de
des juifs palestiniens au premier siècle après leur terroir d’origine.
Jésus-Christ. Les deux volumes de Textes de D’ailleurs, on n’a pas attendu J.M. Allegro
Qumrân traduits et annotés, que j’ai publiés en pour examiner en détail les rapports, de res­
collaboration avec Pierre Guilbert, Édouard semblance ou de divergence, entre les ma­
Cothenet et Hubert Lignée, ont grand soin de nuscrits de Qumrân et le Nouveau Testament.
signaler ces points de contact. J’avais même Si cet examen n’a pas produit la « révolution »
accumulé bien des notes en vue d’un livre espérée par J.M. Allegro, c’est que les vrais
que je pensais intituler: Commentaire du spécialistes font passer le service de la vérité
Nouveau Testament par les Ecrits de Qumrân, avant le goût des déclarations « sensation­
mais j’ai été devancé par un savant allemand, nelles».
le professeur Herbert Braun, qui vient de Prenons un exemple. J.M. Allegro ose écrire:
publier un gros ouvrage de 746 pages (en « Dans les paraboles du Nouveau Testament
deux volumes): Qumrân und das Neue Tes­ transparaît souvent une volonté délibérée de
tament. Ceux qui voudront bien prendre la sectarisme — volonté d’autant plus apparente
peine d’étudier cette imposante synthèse quand on la compare avec les expressions
pourront difficilement accuser les chrétiens semblables des Manuscrits» (Planète, p. 78)...
d’esquiver le problème! Voyons maintenant ce qu’il en est en réalité!
En effet, pour des chrétiens, c’est un im­ A Qumrân, le sectarisme était extrême, puis­
mense réconfort de constater que nos livres qu’on envisageait le massacre définitif de tous
saints ne sont pas des blocs erratiques, qu’ils les hommes qui n’étaient pas juifs et de tous
sont écrits dans le style de leur époque, qu’ils les juifs qui n’appartenaient pas à la commu­
utilisent les genres littéraires à la mode, qu’ils nauté des «hommes de parfaite sainteté»:
reflètent les idées courantes autour d’eux, pour s’en convaincre, il suffit de lire la Règle
qu’ils s’insèrent dans une ambiance culturelle de la Guerre, dont j’ai publié un commentaire
bien déterminée. Cela, nous le savions déjà détaillé. Dans les paraboles du Nouveau Tes­
par l’étude de la littérature rabbinique. Nous tament, au contraire, s’affichent le pardon et
le savons maintenant mieux encore par la la mansuétude: qu’on se rappelle les para­
découverte des manuscrits de Qumrân. Grâce boles du bon Samaritain, du figuier stérile,
à eux, nous voyons mieux que jamais de l’enfant prodigue, de l’intendant mal­
comment le Christ s’enracine dans l’histoire honnête, du juge inique, des ouvriers de la
du monde; nous pouvons déterminer quelles onzième heure, de la brebis ou de la drachme
idées il a empruntées à son milieu, quelles perdues. Bien sûr, l'humanité y apparaît aussi
idées il a développées, quelles idées il a comme partagée entre bons et mauvais, entre

Notre dossier 151


justes et injustes, entre faibles et puissants, de l’essénisme. Le terme «essénien» ne nous
mais il y a là simplement une vue lucide de est parvenu que par des sources grecques
la réalité (les deux fils, les dix vierges, le (Philon d’Alexandrie et Flavius Josèphe) ou
semeur, l’ivraie, le filet, les invités dis­ latines (Pline l’Ancien), et nous ne connais­
courtois, Lazare, les mines ou les talents, le sons même pas avec certitude sa forme
pharisien et le publicain, les brebis et les hébraïque ou araméenne. C’était sans doute
boucs). La seule parabole (c’est d’ailleurs une un sobriquet, plus ou moins justifié, mais pas
allégorie plutôt qu’une parabole) qui ait une le nom officiel du groupement qui vivait à
résonance dure et implacable est celle des Qumrân. Bien plus, ce nom officiel lui-même
vignerons homicides, qui, précisément, s’at­ nous échappe encore. En effet, les membres
taque au sectarisme. Pour trouver dans les de la communauté de Qumrân se désignent
paraboles de l’Évangile un «sectarisme» de multiples façons: «les fils de lumière»,
apparenté à celui de Qumrân, J.M. Allegro «les fils de l’alliance», «les convertis du
doit lire les textes avec des verres curieu­ péché», «les hommes du conseil de Dieu»,
sement déformants! « les hommes de parfaite sainteté», etc., mais
aucun terme n’est jamais présenté comme le
Les textes de Qumrân non plus vocable normal qui constitue un titre officiel.
ne citent pas les Esséniens ! C’est d’ailleurs pour cela que certains savants
discutent encore sur l’identification des gens
Après un tel exemple, J.M. Allegro se croit de Qumrân avec les Esséniens.
autorisé à conclure: « On doit donc voir dans Dans ces conditions, nous n’avons pas à nous
la secte dont sont issus les Manuscrits des étonner si le Nouveau Testament, pas plus
grottes de Qumrân la matrice même du chris­ que les documents de Qumrân, ne contient
tianisme. » (Planète, p. 78.) Et là-dessus il pas le terme «essénien». Reste à savoir s’il
s’étonne que cette secte des Esséniens soit fait vraiment le silence complet sur- ce grou­
passée sous silence dans les Évangiles: pement contemporain de Jésus. Or un savant
« Pourquoi, encore, n’y a-t-il strictement roumain, le docteur Constantin Daniel,
aucune mention nominale de l’essénisme et prouve de façon convaincante, dans un ar­
des Esséniens? » (Planète, p. 79.) C’est là, pour ticle qui vient de paraître dans le n- 21 de
lui, la preuve que « beaucoup de choses ne la Revue de Qumrân, que c’est bel et bien aux
sonnent pas juste dans le Nouveau Tes­ Esséniens que s’applique le terme « Héro-
tament, quand on l’étudie à la lumière des diens», employé plusieurs fois dans l’Évangile.
documents esséniens (...) le plus souvent il En outre, sans que Jésus précise à qui il fait
semble que l’apport essénien ait été travesti, allusion, il décrit les Esséniens en termes
arraché à l’exclusivité de la secte originale assez clairs pour qu’on ne puisse guère
et utilisé à des fins nouvelles. Les rédacteurs hésiter à les reconnaître en Matthieu 5,43
du Nouveau Testament se sont donné appa­ («Vous avez entendu dire: Tu aimeras ton
remment beaucoup de mal pour déguiser cet prochain et tu haïras ton ennemi»), en
apport essénien. » (Planète, p. 79.) Matthieu 19,12 (les gens qui pratiquent la
Un tel raisonnement s’effondre de lui-même, continence volontaire), en Marc 6,8-9 (« Il
quand on sait que les textes de Qumrân, eux prescrivit [aux apôtres] de ne rien prendre
non plus, ne parlent jamais des Esséniens ou pour la route, sauf un bâton: ni pain, ni

152 L'affaire des Manuscrits de la mer Morte


besace, ni argent...»). De même les Esséniens Les jeux de mots hébreux
sont probablem ent m entionnés en 2 C orin­ n'ont rien d'essénien!
thiens 2,17, en 2 Corinthiens 6,14-15, en
Colossiens 2,16-19, en 1 Tim othée 4,3. Un dernier point tient fort à cœ ur à
Peut-être aussi l’épître aux H ébreux leur J.M . Allegro. 11 a découvert dans le Nouveau
est-elle adressée. Testam ent des jeux de mots et il leur assigne
Quand on tient com pte de tout cela et quand une origine essénienne.
on se souvient que les gens de Q um rân, par Em pruntons-lui d’abord une explication tout
peur des «im puretés» légales, se tenaient à à fait valable: «C e procédé com plique de
l’écart des foules, on n’a plus de raison de jongler avec les mots n’est pas facile à com­
voir dans le N ouveau T estam ent un do­ prendre pour notre civilisation occidentale.
cum ent travesti, un docum ent « faussé », Toutefois, les langues de famille sém itique se
com m e dit le titre mêm e de J.M . Allegro prêtent aisément à de tels jeux de mots. Dans
dans Planète. les écritures anciennes, seules les consonnes
étaient indiquées, les voyelles étant de
Au contraire, si l’on essaie de dépasser les m oindre im portance. Par exemple, le groupe
détails secondaires pour pénétrer jusqu’aux D.B.R. pouvait signifier « mot» ou « il parlait»
idées profondes qui constituent l’âm e de (sic! en fait D.B.R. peut signifier «il parla»,
l’essénisme et du christianism e, on ne dé­ mais non pas «il parlait») ou «fléau» ou
couvre plus que des différences. Les gens de «pâturage», selon le contexte, et c’était au
Qum rân étaient essentiellem ent des conser­ lecteur d’ajouter les voyelles adéquates...
vateurs, attachés à une observation extrê­ Pour les juifs de l’ancien tem ps, de tels jeux
m em ent rigoriste de la loi de M oïse, fidèles de mots n’étaient pas du tout une forme
au vieux calendrier biblique, partisans des d ’esprit à bon m arché: des similitudes entre
grands prêtres issus de la lignée de Sadoq. m ots de même nature, surtout dans les écri­
Le N ouveau Testam ent, to u t à l’opposé, tures saintes, devaient avoir un sens. L’Ancien
représente un m ouvem ent novateur, qui se Testam ent lui-même regorge de jeux de mots
sépare du judaïsm e traditionnel, parce qu’il de cette sorte.» (Planète, p. 80, note 12.)
purifie la loi de M oïse, parce qu’il déclare Reconnaissons aussi très volontiers que dans
révolu le culte au tem ple de Jérusalem , parce les communautés esséniennes la direction des
qu’il reconnaît en Jésus le Messie, parce que, questions matérielles était confiée à un fonc­
surtout, il proclam e que Dieu est Trinité et tionnaire appelé «pàqîd», c’est-à-dire «ins­
que Jésus est le Verbe incarné. pecteur, administrateur», ou encore « me-
Quoi qu’en pense et qu’en dise J.M . Allegro, baqqer», c’est-à-dire «surveillant», et que le
le courant essénien est à bien des points de chef des communautés chrétiennes s’appelait
vue, parmi les divers courants du judaïsm e, «épiskopos», c’est-à-dire «surveillant» ou
celui qui est le plus opposé à la nouvelle reli­ «inspecteur». Une certaine parenté entre les
gion fondée par le Christ. Pour parvenir à le deux organisations est assez vraisemblable,
considérer com m e « la m atrice même du bien que toutes les sociétés qui com prennent
christianism e», il faut rem placer l’étude ob­ un surveillant, un inspecteur ou un adminis­
jective des faits par des théories imaginaires trateu r ne soient pas nécessairem ent copiées
et illusoires. sur l’essénisme!

No tre dossier 153


M a is J .M . A lle g ro insiste s u r to u t s u r d es r a p ­ p loyé s l’un p r è s d e l’a u tre p o u r c o n s titu e r
p r o c h e m e n t s plus significatifs: la rac in e un facile je u de m o ts ; a u c u n te r m e se m b la b le
H .R .S ., selon les voyelles d o n t on la p o u rv o it, ne signifie « p é c h e r e s s e » , du m o in s d a n s les
d o n n e h arâ s, « m a g ic ie n », héré s, « s o u r d » ou d ic tio n n a ire s a c tu e ls; les m o ts « iv r o g n e s » ,
« m u e t » ( c o m m e le p è re de J e a n - B a p tis te ), « g lo u to n s » , « p u b lic a in s » , « p r o s titu é e s » a p ­
h ârâ s, « a rtisa n » ( c o m m e le p è r e de Jé su s); un p a r t i e n n e n t au v o c a b u la ir e d e n ’im p o r te
m ê m e t e r m e v o u d r a it dire à la fois « t r é ­ q u e lle s o c ié té e t ne c o n s titu e n t pas du to u t
so rie r» et « t r a î t r e » ( c o m m e J u d a s ); u n a u tre d es sp é cia lité s e s s é n ie n n e s , loin d e là;
te r m e v o u d r a it d ire « a n g e » , « p é c h e r e s s e » et d ’ailleurs en q u o i ce s te r m e s c a r a c té r is e n t-ils
« c e lu i qui s e rt» ; « g l o u t o n » , « iv r o g n e s » , le m e ssag e é v a n g é liq u e ? V ra im e n t de tels
« p u b lic a in s» , p r o s titu é e s » s e ra ie n t aussi « d es a r g u m e n ts ne so n t p as sérieux!
te r m e s es sé n ie n s d é g u isé s » ( Planète , p. 81.) Et p e u t - o n p r e n d r e d a v a n ta g e au sérieux
J .M . A lleg ro , q u a n d il é c rit: «Il est évi­
U n e telle a r g u m e n t a t i o n im p r e s s io n n e r a d e m m e n t inutile d e r a p p e le r c o m b ie n d e fois
p e u t - ê tr e c e u x qui ne sa v e n t pas l'h é b r e u , le N o u v e a u T e s t a m e n t m e n tio n n e d es g u é ­
m ais elle a m u s e r a p lu tô t c e u x qui c o n n a is s e n t risons et parle d es « m agoi». ( Planète, p. 80.)
la Bible d a n s son te x te original. En effet, q u 'y Q u e lle h a b ile té d a n s c e tte p h r a s e ! D ’a b o r d
a-t-il d ’e s sé n ie n en to u t ce la? C o m m e l’av o u e elle ju x ta p o s e les g u é riso n s et les « m a g o i» ,
J .M . A lle g ro , « l ’A n c ie n T e s t a m e n t lu i-m ê m e d e f aç o n à su g g é re r, sans le dire, q u e les g u é ­
re g o rg e de je u x d e m o ts d e c e tte so rte » . C e s risons se ré d u is e n t à d es p r a ti q u e s d e m a g ie;
p r o c é d é s r e lè v e n t du génie d es la n g u es s é m i­ puis elle laisse e n t e n d r e q u e le N o u v e a u T e s ­
tiq u e s ( h é b r e u ou a r a m é e n ) et on les tr o u v e ta m e n t p arle aussi s o u v e n t de ces « m a g o i»
p a r to u t , d a n s l’A n c ie n T e s t a m e n t et d a n s la q u e d es gu ériso ns. L a réalité est bie n diffé­
litté r a tu re r a b b in iq u e aussi b ie n q u ’à Q u m r â n re n te ! En effet le N o u v e a u T e s t a m e n t , en
et d a n s le N o u v e a u T e s t a m e n t . C e s je u x de to u t e t p o u r to u t, ne p a rle q u e trois fois de
m o ts p r o u v e n t q u e les É vang iles o n t é té éc rits tels « m a g o i » : en M a t th ie u 2,1-12 lors d e la
en u n e la n g u e s é m itiq u e , q u 'ils r e p r o d u is e n t v e n u e d e s M a g es, d a n s les A c te s d e s A p ô t r e s
d e s d o c u m e n t s sé m itiq u e s ou q u 'ils so n t c o m ­ 8,9-24 à p r o p o s de S im o n le M a g ic ie n , q ui est
posé s p a r d es sém ites. L a belle d é c o u v e r t e ! s é v è r e m e n t b lâ m é p a r saint P ie rre , d a n s les
Elle co n firm e , c e r te s , le u r v a l e u r h isto riq u e , A c te s 13,6-11 à p r o p o s d ’Elym as, qui est
mais elle ne c o n s titu e n u lle m e n t u n e p r e u v e , im p i to y a b l e m e n t p u n i p a r saint Paul.
o u m ê m e un indice, d ’origin e e s sé n ie n n e .
E x a m in o n s c h a q u e cas: harâ s, « m a g ic i e n » , Des « résultats spectaculaires »?
ne se tr o u v e j a m a i s d a n s les d o c u m e n t s de O u des tours de passe-passe?
Q u m r â n :i; a u c u n te x te , à m a c o n n a is s a n c e ,
n'y parle de « t r é s o r i e r » ; la r e s s e m b la n c e C e d e r n i e r é p is o d e est d ’ailleurs e x plo ité p a r
e n t r e les m o ts m a l’âk, « a n g e » , et m e l â ’kâh , J.M . A lle g ro p o u r « fo u rn ir» la p r e u v e q u e le
« s e rv ic e » , est c o n n u e de n ’im p o r te q uel n o m m ê m e de Jé su s signifiait « m a g ic i e n »
h é b r a ïsa n t, et l’o n s 'é t o n n e p lu tô t q u e ja m a is , {Planète, p. 80). R e liso ns d o n c le te x te des
à Q u m r â n , ces d e u x te r m e s ne so ie n t em - A c te s : « B a r n a b é et Saül (P aul) tr o u v è r e n t un
3. P e u t-ê tre existe-t-il d a n s les d o c u m e n ts e n c o re se cre ts, m ais alo rs c e r ta in m a g icien , faux p r o p h è te , juif, n o m m é
pourq u o i J.M . A llegro, qui est ch a rg e de l'é d itio n de ces tex tes, ne les
publie-t-il pas le plus rap id e m e n t possible? B a r-Jé su s, qui était d e l’e n t o u r a g e du p r o ­

1 5 4 L'affaire des M a nu sc rits de la m e r M orte


co n su l S ergius Paulu s, h o m m e avisé. C e
d e r n i e r fit a p p e le r B a r n a b é et Saül (P aul) et
m a n if e s ta le d és ir d ' e n t e n d r e la p a r o le de
D ieu. M a is E ly m a s le M a g ic ie n — c a r c ’est ce
q u e signifie son n o m — le u r faisait o p p o sitio n ,
c h e r c h a n t à d é t o u r n e r de la foi le p r o c o n s u l. »
P o u r qui c o n n a ît un p e u les la n g u e s sé m i­
tiques, il est é v id e n t q u e c 'e s t « E ly m a s» qui
veut dire « m a g ic i e n » , c a r c ’est un d ériv é de
J e a n C a rm ig n a c
la ra c in e ’.L .M ., qui signifie « c a c h e r » . En
es say a n t d e d é f o r m e r ce te x te p o u r faire Jean Carmignac, ne en 1914, ordonné prêtre
c ro ire q u e « Jé s u s » v o u d r a it dire « m a g ic ie n » , en 1937, a fait ses études scripturaires à l'ins­
titut Biblique de Rom e et à l'École Biblique de
J .M . A lle g ro a c c o m p lit lu i-m ê m e un v é rita b le Jérusalem. De 1943 à 1954, il a entrepris de
to u r d e passe-passe... vastes recherches sur la critique du texte
Aussi, q u a n d il n o u s av e rtit q u e ses a u tre s hébreu de l’Ancien Testament. Depuis 1954 il
r e c h e r c h e s a b o u tis s e n t à « d e s r é su lta ts non se consacre à l'étude des manuscrits de la mer
Morte. En 1958 il a fondé la Revue de Qum rân,
m o in s s p e c ta c u la ir e s » , s o u rio n s-n o u s. qu'il dirige depuis lors: cette revue interna­
Et n o u s s o u r io n s plus e n c o r e , q u a n d n ou s tionale est la seule au monde qui ait pour but
lisons vers la fin d e son e x p o s é : « A v e c l’essé­ l'étude scientifique de ces manuscrits; elle
nism e, la c h o s e est m a i n t e n a n t s u ffisa m m e n t publie des articles rédigés en allemand, en
anglais, en espagnol, en français, en italien ou
éc la irc ie , n ous s o m m e s en m a rg e n on se u ­ en latin, et même les savants soviétiques lui
le m e n t d ’u n e religion p a r ti c u liè r e - en envoient leur contribution. Elle contient une
l’o c c u r r e n c e le j u d a ïs m e o r t h o d o x e — mais bibliographie internationale de tous les travaux
m ê m e d e la religion p r o p r e m e n t dite. N o u s parus dans le monde entier sur ces manuscrits
et sur les questions connexes.
so m m e s d a n s le m o n d e d e la m a gie n oire, de En 1957, il publie « Le D octeu r de Justice et
la n é c r o m a n c ie , d es rites de sacrifices, d es Jésus-Christ» (éditions de l'Orante, Paris:
t e c h n iq u e s s e c r è te s d e v e n trilo q u ie . » (p. 82). traduction anglaise, par K.G. Pedley, à
En to u t son article, J .M . A lle g ro a voulu Helicon Press, Baltimore).
En 1958, « La Règle de la G ue rre des Fils de
p r o u v e r q u e le c h ris tia n is m e se r é d u ir a it à Lumière contre les Fils de Ténèbres. Texte
l’essénism e. M a i n t e n a n t il affirm e, sans le restauré, traduit et c om m e n té » (Letouzey et
p r o u v e r , q u e l’es sén is m e se r é d u it à la m agie Ané, Paris).
et au c h a r la ta n is m e . Et le to u r est jo u é ! En. 1961 et 1964, avec le concours de
P. Guilbert, E. C oth ene t et H. Lignée, « Les
T o u t au c o n t r a ir e , q u i c o n q u e lit avec soin les Textes de Q um rân traduits et annotés» (deux
te x te s d u Q u m r â n est fra p p é p a r la p u r e té et volumes, Letouzey et Ané, Paris). Cet ouvrage
l’in ten sité de la vie religieuse q u ’ils e x p rim en t. contient, avec des notes très abondantes, la
Et q u ic o n q u e p o s s è d e u n e c o n n a is s a n c e un traduction de T O U S les textes publiés
jusqu'alors.
p eu a p p r o f o n d ie de l'e ss é n ism e et du c h ris tia ­ 11 prépare une ample étude de la composition
nism e r e c o n n a ît sans p e in e q u e l’essé n is m e , si des Évangiles à la lumière des découvertes
n oble q u ’il soit p a r c e r ta in s a s p ec ts, est de Qum rân.
e n c o r e très loin d ’a t te i n d r e à la h a u t e u r de la Jean Carmignac a écrit en outre quelques ar­
ticles de vulgarisation et plus d’une trentaine
religion ré v é lé e p a r Jésu s-C h rist. d 'étud es scientifiques.
JE A N C A R M I G N A C .

Notre dossier 155


Monsieur l'Abbé est mal informé
N ous avons com m u niqu é le texte de l’abbé Carm ignac Imagine-t-il réellement que cette révolution à
à l’aute ur de l’article paru dans notre nu m éro 32,
Jo h n Allegro, professe ur à l’université de Manchester.
propos de la nature et du sens du Nouveau
Rappelons que M onsie ur Allegro est l’un des sept Testament dépend uniquement de quelques jeux
m em bres - et le seul laïc - de l’équipe d ’érudits de mots? Leur importance est relativement
chargée à Jé ru salem de dé cryp ter les M anuscrits de la minime, et je les ai cités dans mon texte comme
m er Morte.
arguments d’appoint à la thèse principale.
Pour un homme qui a consacré sa vie à l’étude Je n'en veux nullement à l’abbé Carmignac et à
des Manuscrits de la mer Morte, M. l’Abbé ses confrères. Leurs heures de tranquillité sont
Carmignac semble singulièrement mal informé comptées. Des savants plus sérieux et tous ceux
sur les méthodes et les conditions de publi­ qui se soucient de l’avenir de l’humanité leur
cation des documents provenant de la qua­ souhaitent de faire un usage plus profitable du
trième grotte de Qumrân. Une courte enquête peu de temps qu’il leur reste pour préparer les
auprès du directeur de publication à Jéru­ laïcs à comprendre la pleine importance de ces
salem lui aurait appris que mon propre travail, récentes découvertes. On peut dès maintenant
originellement préparé pour le dernier volume replacer le christianisme dans ses véritables
des D écouvertes dans le désert Judéen de perspectives historiques et culturelles. Cest un
Jordanie, va voir sa publication avancée, grâce épisode de l’extension de la religion des Mages
sans aucun doute aux réactions suscitées par depuis la Mésopotamie jusqu’à Rome. Une
mon récent article. Rédigé depuis plusieurs question avait laissé pendant des siècles les
années, il se trouve maintenant à l’imprimerie historiens perplexes. C’est le fait que le
de l’Université d’Oxford et prêt à être publié. judaïsme libéral de la Palestine au premier
siècle s ’était transformé du jour au lendemain en
Il ne s'agit pas seulem ent une sorte de mystérieux culte asiatique, avec
de jeux de mots
phénomènes de possession, repas sacrés, etc. On
peut maintenant trouver la réponse. En fait,
Cependant, il existe bien de cet ensemble rela­ nous n’avons pas du tout affaire à un judaïsme
tivement modeste de documents une publication authentique, mais à un abus de certains écrits
antérieure à la mienne. Mais il y a quelque juifs et des pratiques rituelles, dont nous trou­
quatre cents autres textes importants qui se vons d’autres témoignages dans des textes reli­
trouvent entre les mains de mes collègues et gieux iraniens des premiers siècles de notre ère.
risquent de ne pas être publiés avant une
décennie ou deux, au rythme actuel. Je pense Nous devrons rejeter huit siècles
que M. l’Abbé Carmignac devrait donc diriger
son attaque sur d’autres points. de spéculations théologiques

Un monde prodigieux s'ouvre maintenant devant


Qu’il rejette un peu puérilement mes considé­ nous. Son étude n’exigera pas seulement de
rations philologiques, il fallait s'y attendre. recourir à la philologie, qui jusqu’à maintenant

156 L'affaire des Manuscrits de la m er M orte


par le professeur John Allegro

D ans la salle des manuscrits du musée de Jérusalem, les déchiffreurs au travail.

était chasse gardée des facultés de théologie. Il qui moisissent maintenant, comme je le sais, dans
faudra surtout avoir la volonté de rejeter huit les sacs des chameliers et m êm e dans les coffres-
siècles de spéculations théologiques et philo­ fo rts du Musée? E t quand les déserts de Jordanie
sophiques, fondées comme nous le voyons m ain­ autour de la mer M orte feront-ils l’objet de
tenant sur une idée com plètem ent fausse de la l’exploration systématique à laquelle on aurait dû
nature et de la valeur du Nouveau Testament. se livrer depuis vingt ans?
Malheureusement, nous ne pouvons nous attendre
à trouver ces dispositions chez l ’abbé Carmignac Les manuscrits de la mer Morte représentent
et ses amis. L a question est de savoir où nous pour notre génération le plus grand défi de tous
les trouverons, et aussi d ’où viendra l ’argent pour les temps; il n ’apparaît guère ju sq u ’ici que cette
financer un tel travail sans avoir à payer le prix génération ait le courage d ’y faire face et d ’y
de l’autre, le pire conformisme religieux ou répondre. M. l ’A bbé Carmignac fa it peu dans
politique. D ’où viendra l’argent nécessaire pour son domaine particulier pour donner cet espoir.
préserver des documents, eux-mêmes sans prix, JO H N A L L E G R O .

Notre dossier 157


Bridgewater (Massachusetts).
A FP.
24 février. Albert de Salvo,
l'Étrangleur de Boston, s'est
échappé de l'hôpital de Bridge­
water.
De Salvo, un peintre en bâti­
ment de trente-cinq ans, reven­
diquait la responsabilité de
treize assassinats de femmes
seules commis à Boston de juin
1962 à janvier 1964. Mais
co m m e il ne put fournir aucune
preuve de sa culpabilité, on le
déclara « fo u » et on l'interna.
En juin 1966 de Salvo fut jugé
capable de subir un procès:
mais il fut cond am né à la
prison à vie p our d 'a u tre s délits
que les m eurtres: vols, c a m ­
briolages, agressions et délits
sexuels. A la suite de son éva­
sion, sa tête a été mise à prix
par deux grands journaux bos­
toniens qui offrent une prime
de 5 000 dollars à qui pe rm e ttra
de le retrouver « mort ou vif»,
tandis que son avocat Mr.
Bailey offre 10 000 dollars pour
le retrouver vivant.

Bridgewater (Massachusetts).
A .P .
2 6 février. Albert de Salvo qui
se fait appeler « l’Étrangleur de
Boston» a été repris le 25
février dans un bâtim ent aban­
donné à Lynn (Massachusetts).
11 s'é tait évadé la veille de
l'hôpital psychiatrique de Brid­
gewater (Massachuse tts) où il
avait été interné après sa
condam nation à vie le mois
dernier. Voici de Salvo, vêtu
d'u n uniforme de marin, au
m oment de son arrestation.

158 L'É tra n g le u r de Boston


L'ÉTRANGLEUR
FOU DE BOSTON
B e a u co u p d'aveux précis, pas de coupable certain

THEBOSTON A la fin de février d e rn ie r, un visage a p p a ra is s a it su r


nos é c r a n s de télévision: A lb ert de Salvo, s u r n o m m é

STRANGLER
by Gerold Frank
« l ’Ê tra n g le u r de B o sto n » . Il s’était, en 1965, a c c u s é
lu i-m êm e d 'ê tr e F a u te u r de treize m e u rtre s p a r ti c u ­
liè re m e n t h o rribles, p o u r lesquels la p olice a m é r ic a in e
n ’avait pas a rrê té de c o u p a b le . É c h a p p é la veille d 'u n
asile p s y c h ia triq u e , de Salvo ven a it d ’ê tre re tro u v é .
A la m ê m e é p o q u e , paraissait à L o n d re s un livre qui
faisait le récit de l’e x tra o rd in a ire ch asse à l’h o m m e qui
avait d u ré trois ans et avait p ré c é d é les aveux de De
Salvo: The Boston Strangler, p a r G e r o ld F ra n k 1.
C e d o c u m e n t n ous fait p é n é t r e r d a n s l’univers de la folie
sexuelle. P o u r t e n t e r d ’a r r ê t e r le m e u rtrie r, la police
U.S. avait fait app el aussi bien à des vo y an ts q u ’aux
m é th o d e s scientifiq ues les plus m o d e rn e s . T o u s ces
Notre livre raconté é lé m e n ts font de c e tte histoire crim in e lle un e histoire
par Cla ud e Valin v ra im e n t e x tra o rd in a ire et c ’est p o u rq u o i nou s avons
choisi d e p r é s e n t e r c e t o u v ra g e inédit en fran çais à nos
lecte u rs.
I. É ditio n o rig in a le : J o n a th a n C a p e . L ondres.

N otre livre raconté 159


On interroge un journaliste Ce jour-là, Mrs. A n na E. Slesers, d ’origine
doué de pouvoirs extra-sensoriels lettone, âgée de cinquante-cinq ans, divorcée et
honorablem ent estimée de ses voisins, attendait
« L a femme ouvre la porte; il croit que c ’est sa vers sept heures du soir son fils Juris, dans son
mère. Il lui tend les bras, il veut l’embrasser, il appartem ent situé 77, Gainsborough Street, dans
veut se faire pardonner; mais, com m e il le quartier de Back Bay à Boston. La mère et
s’approche d’elle, elle recule, résiste à ses le fils avaient fait le projet de se rendre ensemble
avances et il ne peut pas le supporter; il l’étrangle à l’église luthérienne lettone. Lorsqu’il sonna à la
et la tue. porte, Juris Slesers ne reçut pas de réponse.
— Et q u ’arrive-t-il ensuite? Après avoir attendu trente minutes, supposant
- Je ne veux pas le dire. Je ne peux pas le dire. que sa mère avait pu être victime d ’un malaise,
C ’est trop brutal. Vous devez com prendre que si il força la porte. Il était sept heures quarante-
je vous le raconte, cette suite se présentera cinq. Sept minutes plus tard, les officiers de
concrètem ent à moi com me un événem ent réel et police Benson et Joyce étaient sur les lieux,
qu ’il me semblera y participer — cela peut me bientôt rejoints par le sergent John Driscol et
rendre malade. » l’inspecteur principal Jam es Mellon de la Brigade
Ce dialogue était d ’autant plus insolite q u ’il des homicides. Dans l’appartem ent net et
mettait en présence un détective du 16* Commis­ ordonné de G ainsborough Street, Juris Slesers
sariat de police de Boston, Phil Di Natale, et un avait découvert, gisant dans la salle de bains,
réd acteur publicitaire que l’on affirmait doué de le corps de sa mère, à demi nu et exposé dans une
pouvoirs extra-sensoriels2. Il avait lieu au mois de posture choquante. Pour la police, il était évident
mai 1963. La scène de violence que le détective que la femme avait été assommée, probablem ent
désirait entendre évoquer par le voyant avait pu violée, étranglée, puis installée avec une certaine
être assez facilement reconstituée au cours de préméditation dans un but de mise en scène sug­
l’enquête. Les circonstances de la découverte du gestive, la blouse relevée au-dessus des épaules
corps de la victime et les rapports des médecins pour laisser le corps dénudé, les jam bes placées
légistes ne laissaient guère planer de doutes sur de manière indécente et grotesque, la ceinture
les mobiles de l’assassin. bleue d ’un vêtem ent d ’intérieur nouée en
« rosette » autour du cou. Com m e devait le
La première victim e, Mrs. Slesers m ontrer la suite de l’enquête, l’assassin avait
avait cru ouvrir la porte à son fils fouillé l’appartem ent, mais n’avait emporté
aucun objet précieux. Il n’avait laissé aucune
Ce crime, le prem ier d ’une série de treize, égalait empreinte. Il avait pénétré dans l’appartem ent
en h orre ur les exploits du Vampire de Düsseldorf sans effraction, sa victime l’ayant probablem ent
qui, entre 1913 et 1919, s'était fait rem arquer par introduit elle-même. Il était entré dans l’immeuble
la manière particulièrement perverse dont il sans être aperçu de quiconque et était ressorti
dépeçait les corps de ses victimes, ou ceux de de même. Les voisins d ’A nna Slesers ne pouvaient
Jack l’Éventreur qui, terrorisant l’Angleterre fournir aucun indice sérieux. La police ouvrit un
victorienne, avait coupé la gorge de sept prosti­ dossier: un meurtre, particulièrem ent sinistre
tuées pour les dém em brer ensuite avec l’habileté certes, mais rien qu'un meurtre parmi tant
d’un chirurgien. Q uant à l’inconnu qui devait d’autres.
rester dans les annales de la police sous le sobri­
quet d’Étrangleur de Boston ou Mr. S(trangler), Le tueur? un déséquilibré
il était apparu sur la scène du crime le 14 juin 1962. qui devait haïr sa propre mère
2. A u c u n e c h a rg e n ’a y a n t é té re te n u e c o n tre ce tém o in , son id en tité,
de m êm e que celle de q u e lq u e s a u tre s, a été g a rd é e s e c rè te . E lle Quinze jours plus tard, on pouvait déjà com ­
figure d an s les archives de la police de B oston. m encer à parler d ’une affaire. Deux crimes

160 L'Étrangleur de Boston


semblables avaient été commis dans la même Le 21 août, c’était Mrs. Ida Irga, soixante-quinze
journée du 30 juin. ans, d é c o u v e rte deux jo u rs après sa mort,
Il s’agissait cette fois de Mrs. N ina Nichols, âgée étranglée et violentée dans son appartem ent d’un
de soixante-huit ans, qui avait exercé longtemps quartier ouest de Boston. Le 20 août, dans cette
la profession de p h y sio th érap e u te, et de mêm e ville, Ja n e Sullivan, une infirmière âgée de
Mrs. Helen Blake, soixante-cinq ans, infirmière soixante-sept ans, avait été trouvée assassinée dans
retraitée, qui vivait seule dans son appartem ent des circonstances similaires. Puis venait le tour de
de Lynn (Massachusetts) à quelques miles Sophie Clarke, étudiante noire de vingt ans.
seulement au nord de Boston. habitant également Boston, à deux blocs de
l’appartement d’AnnaSlesers, la première victime.
Dans les deux cas, les vêtements des victimes A d ater de ce jour, l’assassin subissant, si l’on
avaient été retroussés au-dessus des épaules et ose s’exprim er ainsi, une nouvelle crise psycho­
les corps, exposés de manière révoltante, avaient logique, avait ouvert une seconde liste de
subi divers outrages sexuels. Les deux femmes victimes choisies cette fois pour la plupart parmi
avaient été étranglées à l’aide de torsades de jeunes étudiantes. C ’était Patricia Bisset,
fabriquées avec leurs propres bas de nylon et vingt-trois ans, le 31 décem bre, Beverly Samans,
nouées en un gros nœ ud ridicule autour du vingt-trois ans, à Cambridge, le 6 mai 1963, et,
cou. C ette fois encore l’assassin avait fouillé les retour à sa première manière, Evelyn Corbin,
appartements, laissant en grand désordre les cinquante-huit ans, à Salem, le 8 septem bre 1963.
affaires personnelles des victimes, mais il avait
négligé de s’em parer des objets de valeur. Une C o m m e n t le criminel pénétrait-il
certaine somme d ’argent et deux diamants avaient dans les appartements?
été retrouvés intacts près du corps de Helen
Blake, et il était bien certain que le vol n’était Tous ces crimes avaient eu lieu à Boston ou dans
en aucun cas le mobile du crime. Les polices les environs. La presse leur avait réservé une
respectives de Boston et de Lynn, après avoir large place et un certain nom bre de détails,
lancé un appel pour q u ’une surveillance spéciale d ’ailleurs réels, tels que l’utilisation « d’objets
soit exercée sur tous les obsédés sexuels fichés et étrangers» ou la mutilation sexuelle des victimes,
sur les ex-pensionnaires des hôpitaux psychia­ avaient été publiés. Dans toute la région bosto­
triques, définissaient ainsi le tueur: un être désé­ nienne la panique était à son comble, malgré les
quilibré, souffrant du délire de la persécution, efforts redoublés de la police dont la tâche se
âgé de moins de quarante ans, haïssant les femmes révélait difficile. En effet, les indices étaient
d ’un certain âge com m e il haïssait sa propre rares et faibles. Le tueur ne laissait pas de traces,
mère, et c ependant attiré par elles com me par un exception faite de sa mise en scène m acabre
symbole de cette dernière. P ar voie de presse, la caractérisée par la position obscène des corps
police incitait les femmes seules à garder leurs dénudés et les bas noués en « rosette » autour
portes fermées, à n’adm ettre aucun étranger dans des cous, com m e une signature. Les recherches
leur appartem ent, à signaler tout rôdeur ou indi­ effectuées dans les antécédents des victimes
vidu agissant de manière suspecte. C et avertis­ révélaient, même parmi les jeunes filles, des
sement n’était pas superflu. O nze femmes au personnes calmes, aux mœurs régulières, aimant
moins négligèrent de s’y conform er et en l’espace la musique et ayant de près ou de loin côtoyé
de dix-huit mois ajoutèrent leur nom à la liste les milieux médicaux. On ne s’expliquait pas
des victimes. En dépit de la te rreu r qui s’était com m ent le tueur pénétrait dans les appar­
em parée de la ville de Boston et d ’une enquête tements clos et on ignorait quelle raison obscure
qui m ettait en œ uvre toutes les techniques de le poussait, après son forfait, à fouiller conscien­
détection naturelles et supra-naturelles, le tueur cieusement dans tous les effets personnels, les
de dam es ne cessait de se manifester. sacs à main, le courrier, parfois même le livre

Notre livre raconté 161


d e c o m p t e s . Il c h e r c h a i t s o i g n e u s e m e n t e t, é v i ­ c o n t i n u a i t à se l iv r e r à ses a b o m i n a b l e s m is es
d e m m e n t , il p o r t a i t d e s g a n t s p o u r n e la is s e r en scène.
a u cu n e em p rein te. C ertain s p sy chologues av an ­
ç a i e n t l ' h y p o t h è s e d u f é t i c h i s m e . L ’é t r a n g l e u r Le criminel sévit le jour
a t t a q u a i t d e s f e m m e s â g é e s q u e so n e s p r i t t r o u b l é de l'enterrem ent de K e nn e dy
a s s im ila it à l 'i m a g e d e sa m è r e a i m é e e t h a ï e e t
c h e r c h a i t u n c e r t a i n o b j e t q u i p u is s e la r a t t a c h e r Le s a m e d i 23 n o v e m b r e 1963, a l o r s q u e t o u t e la
à lui, lui p e r m e t t r e d e s ' i d e n t i f i e r à elle. D ’a u t r e ville d e B o s t o n e n d e u il s u iv a it s u r les é c r a n s de
part, l'h y p o th è se d 'u n e p e rso n n a lité Je k ill-H y d e , t é l é v is io n les c é r é m o n i e s à la m é m o i r e d u p r é ­
d ' u n c a l m e c i t o y e n se t r a n s f o r m a n t p é r i o d i ­ s i d e n t K e n n e d y , v i c t i m e la veille d ’un a t t e n t a t
q u e m e n t e n m o n s t r e , s e l o n le D r P h ilip S o l o m o n , h istoriqu e, J o a n n G ra ff, u ne d e ssin a tric e de
p s y c h i a t r e e n c h e f à l’h ô p i t a l d e B o s t o n , p o u v a i t v i n g t- t r o i s a n s, t i m i d e e t m i n u t i e u s e , é ta i t a s s a s ­
a ussi ê t r e r e t e n u e . Q u a n t à la p o l ic e , elle p o s a i t s i n é e c h e z elle e n t r e 12 h 30 e t 15 h 30. Elle
u n e a u t r e q u e s t i o n . É t a i t - o n e n p r é s e n c e d ’un a v a i t é té é t r a n g l é e à l’a id e d ' u n c o l l a n t n o i r
seul t u e u r o u d e p l u s i e u r s a s s a s s in s s ' i m i t a n t les tr e s s é a v e c u n b a s d e n y lo n , le t o u t a g r é m e n t é
u n s les a u t r e s ? d ' u n n œ u d v a p o r e u x , e t g isa it e n t r a v e r s d e
s o n lit, n u e à l’e x c e p t i o n d ' u n e b l o u s e rose
La police finit par sou pço n n er r e l e v é e j u s q u ’a u x é p a u l e s . C e f o rf a it, p e r ­
le clairvoyant qu'elle avait engagé p é t r é e n u n j o u r d e d e u il n a t i o n a l , a lo r s q u e le
p a y s t o u t e n t i e r s u b i s s a i t e n c o r e le c h o c d e
O u t r e les c o u p s d e t é l é p h o n e f a n ta is i s t e s e t les l’a s s a s s in a t d e s o n p r é s i d e n t , c a r a c t é r i s a i t a u
l e t t r e s a n o n y m e s , la sé rie d e s é t r a n g l e m e n t s a v a it dir e d e s p s y c h i a t r e s le p lu s g r a n d a c t e d e m é g a ­
o u v e r t la v o i e a u x e x c e n t r i c i t é s d e m a n i a q u e s d e l o m a n i e d e l 'h is to i r e m o d e r n e d u c r i m e . O n
to u te s esp è ce s. L 'u n d 'e u x té lé p h o n a it aux je u n e s a u r a i t p u c r o i r e , e n e f fe t, q u e l’é t r a n g l e u r a v a i t
filles r é c e m m e n t i m m i g r é e s e t, s o u s p r é t e x t e a t t e i n t là le s u m m u m d e sa tr is te g lo ir e . Il n ’en
d ’e x a m e n m é d i c a l à d i s t a n c e , les o b l i g e a i t à se é t a i t rien c e p e n d a n t e t il d e v a i t fa ire m ie u x
d é s h a b i l l e r à l’a u t r e b o u t d u fil. U n a u t r e , so u s encore.
le n o m i n v e n t é d e D r L o g a n , a v a i t s u s c i t é p lu s L e s a m e d i 3 j a n v i e r 1964, d e u x j e u n e s filles, l e u r
d e c i n q u a n t e p l a i n t e s é m a n a n t d e f e m m e s d o n t il j o u r n é e d e tra v a il t e r m i n é e , o u v r a i e n t la p o r t e d e
avait ab usé av an t de d isp a raître . B o ston éta it l’a p p a r t e m e n t d e t r o is p i è c e s q u ’e lle s p a r t a ­
e n p l e i n e folie e t la p o l ic e n e p o u v a i t r e t e n i r q u e g e a i e n t à B e a c o n Hill a v e c u n e i n fir m iè re a ssis­
d e u x s u s p e c t s c o n t r e l e s q u e l s d ’a i l l e u r s a u c u n e t a n t e d e d i x - n e u f a ns, M a r y S u lliv a n . E n c e d é b u t
p r e u v e n e p o u v a i t ê t r e é t a b l i e . L e p r e m i e r de de w e e k -e n d , c e tte d e rn iè re é tait é te n d u e d a n s
c e s s u s p e c t s é t a i t un a t t a r d é m e n t a l e n t r a i t e m e n t u n e p o s i t i o n im p o s s i b le à d é c r i r e p a r c e q u e
p s y c h i a t r i q u e à l’h ô p i t a l d e B o s t o n e t a v a i t é té d é p a s s a n t en a tro c ité et o b sc é n ité to u t ce qui
id e n tif ié d e m a n i è r e p e u o r t h o d o x e au c o u r s a v a it é té vu o u dit j u s q u ' a l o r s e t, p l a c é e e n é q u i ­
d ' u n e t r a n s e p a r le r é d a c t e u r p u b l i c i t a i r e d o u é d e lib re e n t r e les o r t e i l s d e s o n p i e d d r o i t , la p o l ic e
p o u v o i r s e x tr a - s e n s o r i e l s . L e s e c o n d s u s p e c t é t a i t d e v ait d é c o u v rir u n e c a rte p o stale aux c o u le u rs
le v o y a n t l u i - m ê m e , q u i d é c r i v a i t les c r i m e s e t les c h a to y a n te s p o r ta n t c es m ots « H a p p y N e w
lieux a v e c t a n t d e p r é c i s i o n e t d o n n a i t t a n t d e Y e a r » . L ’é t r a n g l e u r a v a i t laissé se s v œ u x d e
d é t a i l s t e n u s s e c r e t s p a r la p o l i c e q u e le c o m m i s ­ bonne année.
sa ir e Di N a t a l e n e d i s t i n g u a i t p lu s c e q u ’il A r r i v é à c e d e g r é d ' h o r r e u r , il n e s’a g is sa it p lu s
c o n v e n a i t d ’a t t r i b u e r à la p e r c e p t i o n e x t r a - s e n s o ­ p o u r la p o l ic e d e r e c h e r c h e r u n t u e u r m a is
rielle d u t é m o i n e t c e q u ’il c o n v e n a i t d e r e t e n i r d ' o r g a n i s e r u n e v é r i t a b l e c h a s s e à l 'h o m m e .
é v e n t u e l l e m e n t à c h a r g e c o n t r e lui. L ’e n q u ê t e L ' a p p a r t e m e n t d e la d e r n i è r e v i c t i m e a v a i t é té
p i é t i n a i t e t le t u e u r , q u e la p u b l i c i t é f a ite a u t o u r s o u m i s à d e s i n v e s t i g a t i o n s d e t o u t e s s o r t e s e t en
d e se s e x p l o i t s n e s e m b l a i t p a s i n q u i é t e r , p a r t i c u l i e r à d e s t e s ts m i c r o s c o p i q u e s e t chi-

162 L 'Étrangleur de Boston


m iq u e s q u i a v aien t révélé des d é b ris de ce p a p ie r l 'a ff a ir e . L e s p l u s g r a n d s c e r v e a u x d u p a y s f u r e n t
d ' é t a i n d o n t se s e r v e n t les p h o t o g r a p h e s . O n m is à c o n t r i b u t i o n .
p o u v a i t s a n s b e a u c o u p d e r i s q u e s d ’e r r e u r s u p ­ A c e t t e é p o q u e , le t r è s c é l è b r e v o y a n t h o l l a n d a i s
p o s e r q u e l’o b s é d é , n o n c o n t e n t d e « p a r e r » se s P e t e r H u r k o s , q u i a v a i t a id é à é l u c i d e r v i n g t - s e p t
v i c t i m e s à so n g o û t , p r e n a i t e n c o r e d e s p h o t o ­ m e u r t r e s d a n s d i x - s e p t p a y s d i f f é r e n t s , se t r o u v a i t
g r a p h i e s d e se s h o r r i b l e s c h e f s - d ' œ u v r e . a u x É ta t s - U n i s , e t les b u r e a u x d e p o l ic e d ' u n e
L ’a t t o r n e y g é n é r a l B r o o k e d é c i d a a lo r s d e d e m i - d o u z a i n e d e villes a m é r i c a i n e s a v a i e n t d é jà
r e m e t t r e e n q u e s t i o n t o u t e s les m é t h o d e s d e fait a p p e l à lui p o u r r é s o u d r e c e r t a i n s c a s
r e c h e r c h e u til i s é e s p r é c é d e m m e n t e t d e r e ­ d é li c a t s . L 'a s s i s t a n t a t t o r n e y g é n é r a l B o t t o m l y ,
p r e n d r e l’e n q u ê t e à ses d é b u t s . L e s e f fo r t s d e la u n h o m m e b r i ll a n t, r é a l is t e e t n o n d é p o u r v u d ’un
p o l ic e a v a i e n t é té e n t r a v é s p o u r d i f f é r e n t e s c e rta in sc e p ticism e , é tait d o u é c e p e n d a n t d 'u n e
ra is o n s , l 'u n e d ’e lle s é t a n t la c o n f i g u r a t i o n a d m i ­ i n t e l l i g e n c e o u v e r t e e t t o l é r a n t e . B ie n d é c i d é à
n i s t r a t i v e d e B o s t o n . E n e ffe t , le g r a n d B o s t o n ne la i s s e r é c h a p p e r a u c u n e o c c a s i o n d e m e t t r e
est u n a f f o l a n t q u a d r i l l a g e d e m u n i c i p a l i t é s i n d é ­ la m a i n s u r s o n c o u p a b l e , il i n v ita H u r k o s à se
p e n d a n t e s ; la ville e l l e - m ê m e se c o m p o s e d ' u n r e n d r e à B o s t o n p o u r s o u m e t t r e l’a f fa i re d e s
c e n t r e i n d u s t r ie l et c o m m e r c i a l e n t o u r é p a r é t r a n g l e m e n t s à la m é t h o d e p s y c h o m é t r i q u e .
e n v i r o n q u a t r e - v i n g t s « c i t é s - d o r t o i r s » s’é t e n d a n t
s u r q u e l q u e c i n q u a n t e m iles. L e fait q u e c h a c u n e H urko s découvrit un m aniaque
d e c e s a g g l o m é r a t i o n s a sa p r o p r e p o l i c e r e n d a i t mais ce n'était pas l'Étrangleur
la s i t u a t i o n c h a o t i q u e . C e r t a i n s m e u r t r e s a v a i e n t
é té c o m m i s à la p é r i p h é r i e : L y n n , L a w r e n c e , L e 29 j a n v i e r , H u r k o s d é b a r q u a i t à l’a é r o d r o m e
S a l e m , C a m b r i d g e ; s u r o n z e é t r a n g l e m e n t s , six d e P r o v i d e n c e , R h o d e i s l a n d , e t s 'i n s t a ll a it i n c o ­
a p p a r t e n a i e n t à d e s b u r e a u x d e p o l ic e d i f f é r e n t s g n i t o d a n s les e n v i r o n s d e B o s t o n . D è s les p r e ­
e t t r o is d i s t r i c t - a t t o r n e y s é t a i e n t c o n c e r n é s . m i è r e s m i n u t e s , il a v a i t s t u p é f ié le d é t e c t i v e L é o
M a r t i n c h a r g é d e l 'a c c u e i l l i r e n lui d o n n a n t
La police de B oston finit par appeler d ' é t o n n a n t e s p r é c i s i o n s s u r l’é t a t d e s a n t é d e
un célèbre vo ya n t hollandais se s p r o c h e s e t s u r so n e m p l o i d u t e m p s .
B o t t o m l y fit r e m e t t r e à H u r k o s d i f f é r e n t s o b j e t s
L 'a tto rn e y g én éral B ro o k e d é c id a d o n c de c e n ­ a y an t a p p a r te n u aux v ictim es, d es séries de
t r a l i s e r les r e c h e r c h e s s o u s la d i r e c t i o n d e son p h o t o g r a p h i e s d e s c o r p s , e t les s é a n c e s c o m m e n ­
a s s i s t a n t J o h n S. B o t t o m l y . D ' a u t r e p a r t , d e s c è r e n t . A p r è s a v o ir r e v é c u les c r i m e s p e n d a n t
dé te c tiv e s furent désignés p o u r travailler e x clu ­ ses t r a n s e s e t s o n s o m m e i l ( u n m a g n é t o p h o n e
s i v e m e n t e t à t e m p s c o m p l e t s u r l’a f fa i r e . Enfin, a v a i t é té p l a c é à c ô t é d e so n lit), H u r k o s i d e n ­
o n m it e n œ u v r e t o u t e s les m é t h o d e s d e d é t e c t i o n tifia u n v e n d e u r d e c h a u s s u r e s , o b s é d é s e x u e l,
c o n n u e s et m ê m e in c o n n u e s ju s q u 'a lo r s : des f é ti c h i s te , t r è s d é f a v o r a b l e m e n t m a r q u é p a r un
fic h e s f u r e n t é t a b l i e s e t d e s q u e s t i o n n a i r e s s o u m i s b r e f p a s s a g e d a n s les o r d r e s et d é s é q u i l i b r é p a r
à des cerveaux électro n iq u es p o u r d éte rm in e r un c o m p l e x e d ' Œ d i p e n o n r é s o l u . « Il ne d o r t p a s
l’â g e , le m ilie u , la p r o f e s s i o n , la r e lig io n , les d a n s un lit» d é c l a r a e n t r e a u t r e s H u r k o s . En
a n t é c é d e n t s e t la p e r s o n n a l i t é d u c o u p a b l e ; d e s e f fe t, q u a n d la p o l ic e a r r ê t a le s u s p e c t à son
c la i r v o y a n t s , d e s h o m m e s e t d e s f e m m e s d o u é s d e d o m i c i l e , elle c o n s t a t a q u e so n a p p a r e n c e p h y ­
pouvoirs parap sy ch o lo g iq u es furent favo rab lem en t si q u e é t a i t b i e n c e l l e i n d i q u é e p a r H u r k o s e t q u 'il
a c c u e i l li s d a n s les b u r e a u x d e la p o l i c e ; d e s d o r m a i t s u r le sol e n sig n e d e m o r t i f i c a t i o n . U n e
s u s p e c t s f u r e n t p l a c é s e n t r e les m a i n s d e rapide e n q u ê te d e vait é g a le m e n t d é m o n t r e r q u e
p s y c h i a t r e s u s a n t d e d r o g u e s h y p n o t iq u e s , d ' h a l l u ­ la p e r s o n n a l i t é d u s u s p e c t c o r r e s p o n d a i t à c e lle
c in o g è n e s et de sé ru m s d e v é rité; des spécialistes d é c r i t e p a r le c é l è b r e v o y a n t : l ' h o m m e a v a it
en a n th ro p o lo g ie, g raphologie, psychanalyse sé jo u rn é d a n s un c o u v e n t plusieu rs a n n é e s a u p a ­
fu ren t priés de c o n c e n tr e r leurs r e c h e r c h e s sur r a v a n t ; un j o u r n a l i n ti m e et d e s d e s s i n s à l 'e n c r e

N o t r e liv r e r a c o n t é l
de Chine trouvés dans son app artem ent ne — La seule manière pour moi d’attirer l’attention
laissaient aucun doute sur la nature de ses du monde, avait-il déclaré, en proie à une inquié­
obsessions particulièrement orientées vers des ta n te exaltation, c’est d ’en détruire une partie
infirmières (les victimes de l’étrangleur étaient —c'est-à-dire d’en faire disparaître les femmes.
toutes plus ou moins liées à des milieux Il prit sans tarder le chemin de l’hôpital psychia­
médicaux). Toutefois, placé sous la surveillance trique de Bridgewater où il fut mis en observation
des psychiatres, l’hom m e refusait d’adm ettre en vue d’un supplément d’informations.
toute participation à l’affaire des étranglements. Cependant, simultanément, Bottomly, qui ne
Estim ant son travail term iné, H urkos s'envola voulait négliger aucune piste, avait ordonné éga­
p our la Californie, non sans avoir fait une der­ lement un supplément d’enquête concernant le
nière prédiction qui se révéla exacte au détective premier clairvoyant impliqué dans l’affaire,
chargé de l’accom pagner à l’aérodrome. Q u ant à lequel, sous la surveillance des détectives Di
Bottomly, il le laissait en face d ’un nouveau N atale, Mellon, Delaney et du D r Alexander,
dilemme. avait été soumis à une injection de sérum de
vérité, un mélange de m éthédrine et de sodium-
Tro is ans après la police penthotal. Au cours de son sommeil hypnotique,
tenait quatre suspects, dont trois fous cet extraordinaire personnage avait une fois de
plus décrit les m eurtres avec un luxe de détails
Cependant, tandis que H urkos se livrait à ses étonnant, mais n’en avait pas moins continué à
expériences suivies avec le plus grand intérêt par «voir agir» cet attardé mental que la police
l’assistant attorney général, le 22 janvier le et les psychiatres estimaient incapable d ’avoir
sergent Léo F. D avenport avait, de son côté, commis des crimes aussi compliqués.
arrêté un nouveau suspect. Il s’agissait d ’un Ainsi, près de trois ans après les premiers
ancien étudiant de H arvard, fabricant clandestin meurtres, la police tenait quatre suspects, dont
et vendeur de LSD, « acid om an e» lui-même, qui trois étaient internés dans des asiles psychia­
avait «ten té d ’étrangler» sa femme sur la voie triques. Il s’agissait de l’hom m e découvert par
publique. L’hom m e avait été conduit au commis­ Peter Hurkos, qui se trouvait au Centre de la
sariat dans un accoutrem ent bizarre: pieds nus Santé mentale du Massachusetts et prétendait ne
dans des sandales alors q u ’on était en plein rien savoir des crimes; de l’attardé mental
hiver, un poignard passé dans la ceinture, des désigné par le rédacteur publicitaire clairvoyant,
anneaux d ’or aux oreilles, barbu et le visage qui se trouvait à Bridgewater et q u ’il était inutile
enduit d’un fond de teint couleur de brou de d’interroger, son quotient intellectuel n’était pas
noix. supérieur à celui d’un enfant de cinq ans; du
— Vous ressemblez à Othello, n’avait pu s’em ­ beatnik délirant, également enfermé à Bridge­
p êc her de r em a rque r Davenport. water, qui ne voulait rien dire ou tenait des
— T out juste, sergent, avait répondu le beatnik propos incohérents; du réd a cte ur publicitaire,
triomphant. Vous avez deviné, car je suis préci­ qui en savait trop, grâce à ses pouvoirs extra­
sém ent en train de revivre l’histoire du Maure. sensoriels ou peut-être parce que, sujet à des
L'excentrique, qui déjà n’était pas inconnu de la dédoublements de la personnalité, il avait lui-
police et des psychiatres, était évidem m ent un mêm e participé aux meurtres.
déséquilibré en dépit d’un quotient intellectuel D ’autre part, la série des crimes s’étant mysté­
très élevé (150 à 170). Son dossier dépeignait rieusement interrompue après la mort de la jeune
un habitué de la drogue, inadapté, souffrant de M ary Sullivan, le 3 ja nvier 1964, on pouvait
grands désordres de la personnalité et faisant supposer ou bien que l'assassin se trouvait parmi
preuve d ’une haine farouche à l’égard des les suspects, ou bien q u ’il s’était suicidé, ou bien
femmes, haine dont les racines plongeaient dans q u ’il avait été arrêté pour d ’autres motifs et se
sa petite enfance. trouvait sous les verrous en prison ou dans un

164 L'Étrangleur de Boston


hôpital psychiatrique. Enfin, hypothèse encore tour de cuisse, longueur de jam be, etc. Évi­
plus inquiétante, un psychiatre éminent, le dem m ent, cet intermède n’avait pas été trouvé de
Dr Brussel, suggérait que l’étrangleur, ayant enfin bon goût par toutes les personnes concernées, et
liquidé son complexe d ’Œ dipe dans le stupre plusieurs plaintes avaient été déposées amenant,
et le sang, s’était peut-être «guéri» lui-même de le 17 mars 1960, l’arrestation de l’homme-au-
son impuissance à force de crimes et n’éprouvait mètre-de-couturière.
plus le besoin de tuer.
C ’est alors que se produisit un coup de théâtre Pendant six mois, les policiers
unique dans les annales du crime. Le 4 mars entendirent A lbert de Salvo
1965, un pensionnaire de l’hôpital de Bridgewater
(où avaient déjà été internés les suspects) Il s’agissait d ’un nommé Albert H. de Salvo qui
avouait à l’avocat de son com pagnon de cellule avait grandi dans un milieu déplorable et avait
q u ’il était l’au teu r des crimes de l’Ë trangleur et été le témoin durant son enfance de nombreuses
donnait à son tour des détails que l’assassin seul scènes de violence. Il avait déjà séjourné dans
pouvait connaître. Le 6 mars, armé d’un dicta- une institution pour adolescents délinquants,
phone, l’avocat Lee Bailey recueillait des aveux puis avait été arrêté à plusieurs reprises en 1958
complets et la révélation de deux meurtres sup­ et 1959 pour cambriolage avec effraction. Marié
plémentaires: celui de Mrs. M ary Brown, à une jeune Allemande et père de deux enfants,
soixante-neuf ans; et celui de Mrs. M ary Mullen il devait reconnaître que, durant les dernières
quatre-vingt-cinq ans, dont le criminel avait semaines, il avait mesuré plus d ’une douzaine
d ’ailleurs oublié le nom. Le lendemain, Lee de femmes en leur prom ettant des emplois de
Bailey com m uniquait ses enregistrements au modèles dans des agences inexistantes. On le
lieutenant de police D onovan du Bureau des soumit à un examen psychiatrique qui diagnos­
homicides, qui se rendait sans tarder à Bridge­ tiqua une personnalité sociopathique. Jugé le
water pour rencontrer le nouveau suspect qui 4 mai 1961 pour outrage aux mœurs et voies de
traînait déjà un passé judiciaire chargé de cam ­ faits rapportés par certaines femmes q u ’il avait
brioleur et d ’obsédé sexuel. voulu mesurer, il avait été condam né à deux ans
de détention dans une maison de correction du
Le pensionnaire d'un asile Middlesex et relâché sur parole en avril 1962,
s'accusa soudain de tous les crimes c’est-à-dire environ deux mois avant l’assassinat
de Mrs. A nna Slesers. C ependan t, le 5 novembre
Sa première affaire, l’affaire de l’homme-au- 1964, il était de nouveau inculpé, avec cette fois
mètre-de couturière, avait défrayé la chronique des charges sérieuses. On l’avait identifié à
en 1960. A cette époque, un hom m e brun, aux l’homme-en-vert, ainsi surnommé parce q u ’il
yeux perçants, frappait au hasard aux portes des apparaissait à ses victimes affublé d’énormes
appartements. Si une jeu n e femme se présentait, lunettes vertes d’aviateur, ganté de vert et vêtu
il lui déclarait avec la plus grande courtoisie: de vert de la tête aux pieds. Selon les estimations
« M on nom est Johnson. Je travaille pour une de la police, de Salvo avait, sous ce déguisement,
agence de mode. Votre adresse m’a été donnée menacé et violenté plus de trois cents femmes
par une personne qui pense que vous pourriez dans le Massachusetts, le Connecticut, le New
faire un bon modèle. Vous gagneriez 40 dollars Hampshire et Rhode Island. Depuis le 4 février
de l’heure. Accepteriez-vous éventuellement de 1965, placé à l’hôpital de Bridgewater, il attendait
poser en vêtem ents d ’intérieur ou en maillot de d ’être jugé.
bain?» Puis, selon la réponse qui lui était faite, Tel était donc l’homme qui, sans aucune raison, à
Mr. Johnson sortait de sa poche un mètre de la surprise générale, risquait la chaise électrique
couturière et mesurait soigneusement le « sujet»: en avouant être responsable de crimes atroces
tour de poitrine, tour de hanches, tour de taille, dont nul ne l’avait jamais soupçonné. D urant près

Notre livre raconté 165


d e six m o is , d u d é b u t d e l’é té à l’a u t o m n e 1965, fe s s i o n n e l a v a i t p u n é g li g e r d ’e m p o r t e r les o b j e t s
l’a s s i s t a n t a t t o r n e y g é n é r a l B o t t o m l y , a ssisté d e d e v a l e u r q u i se t r o u v a i e n t c h e z les v i c t i m e s .
l’é m i n e n t c r im i n o l o g i s t e M c G r a t h , r e c u e i l l i t ses É ta it-il p o s s ib l e q u e d e S a l v o e û t r e c u e il l i les
confessions. D a n s son é ta t n o rm al ou sous h y pno- c o n f i d e n c e s d ’u n a u t r e p e n s i o n n a i r e d e B r i d g e ­
a n a l y s e , d e S a l v o r e t r a ç a i t les c r i m e s d a n s l e u r s w a t e r ? É ta it-il p o s s ib l e q u ’il e û t r e le v é t o u s les
m o i n d r e s d é ta i ls , m a i s s a n s e n d o n n e r les m o b ile s . d é t a i l s d e se s c o n f e s s i o n s d a n s la p r e s s e o u se
Il s’i n t r o d u i s a i t d a n s les a p p a r t e m e n t s d e ses soit in sp iré d e b r u i t s q u i c i r c u l a i e n t d e b o u c h e
v i c t i m e s , c h o is ie s au h a s a r d , e n v o y é , disait-il, p a r à o r e il l e ? É ta it- il e x a c t q u e , c o m m e c e r t a i n s le
le p o r t i e r p o u r e x é c u t e r d e s r é p a r a t i o n s o u d e s s u p p o s a i e n t , le c o d é t e n u q u i l’a v a i t p r é s e n t é à
t r a v a u x d e p e i n t u r e . Il a t t a q u a i t c e s f e m m e s l’a v o c a t L e e B a ile y a v a i t i m a g i n é d e d u p e r la
q u a n d e lle s lui t o u r n a i e n t le d o s e t, a p r è s les a v o i r p o l i c e p o u r p a r t a g e r la r é c o m p e n s e 3? Se p o u v a i t -
lig o t é e s , l e u r faisait s u b i r t o u t e s s o r t e s d ' o u t r a g e s il q u e se s a c h a n t c o n d a m n é à c o u p s û r p o u r les
se x u e ls . L a m ise e n s c è n e v e n a i t e n s u i te . f o r f a i t s d e l’h o m m e - e n - v e r t , d e S a l v o se soit
« P o u r m o i, disait-il, la f a ç o n d o n t c e s c h o s e s c h a r g é v o l o n t a i r e m e n t d e s m e u r t r e s d e l’Ê t r a n -
a r r i v a i e n t é t a i t t o u t à fait ir r é e ll e . T o u t c e l a est g l e u r p o u r a s s u r e r l’a v e n i r d e sa f e m m e e t d e
vrai. J e v o u d r a i s q u e c e l a n e so it p a s. J e v o u d r a i s se s e n f a n t s e n l e u r f a is a n t v e r s e r le m o n t a n t de
ne p a s ê t r e c e i u i q u i a fait c e s c h o s e s . T o u t c e l a la r é c o m p e n s e ? A u t a n t d e q u e s t i o n s q u i d e v a i e n t
ne r i m a i t à rie n . J e n ’a i m e p a s fa ire le m a l — j e d e m e u r e r sans ré p o n se. A u c u n e p re u v e, ho rm is
ne p e u x p a s le fa ire . J e su is t r è s é m o t i f . J e ne s a c o n f e s s i o n , ne p e r m e t t a i t d ’a s s i m il e r A l b e r t
fe ra is p a s d e m al à q u i c o n q u e , et j 'a i fait t o u t d e S a l v o à l’É t r a n g l e u r d e B o s t o n ; il c o m p a r u t
c e l a . D i e u m e r c i , e lle s n ’a v a i e n t p a s d ’e n f a n t s . .. » d o n c d e v a n t les t r i b u n a u x le 9 j a n v i e r 1967 p o u r
répondre des m éfaits de l’h o m m e - e n - v e r t .
La police n'est pas certaine R e c o n n u sa in d ’e s p r i t p a r d e u x p s y c h i a t r e s s u r
que l'h o m m e qui s'accuse soit le tueur tro is , il p l a i d a n o n c o u p a b l e , s o u t e n u p a r so n
a v o c a t L e e B a ile y q u i i n tr o d u i s i t d a n s sa p l a i ­
C ’é t a i t , s e l o n le c r i m i n o l o g i s t e , u n c r i m i n e l d o i r ie la t e r r i b l e r é v é l a t i o n d e s a p e r s o n n a l i t é
é t r a n g e , d ’u n t y p e i n h a b i t u e l , l u t t a n t a v e c les d ’É t r a n g l e u r d e B o s t o n p o u r c o n v a i n c r e le j u r y
m o t s c o m m e s’il n ’a v a i t j a m a i s r é e l l e m e n t i n t é g r é d e sa folie. É c h a p p a n t à un s e c o n d j u g e m e n t ,
c e s e x p é r i e n c e s d a n s sa c o n s c i e n c e , c o m m e s’il d e S a lv o fut à l’issue d e c e p r o c è s r e n v o y é à
les a v a i t r e j e t é e s à l’e x t é r i e u r d e l u i - m ê m e d e B ridgew ater.
m a n i è r e à c o n s e r v e r d a n s la vie c o u r a n t e u n e A in si M r S t r a n g l e r n ’a p a s é t é j u g é p o u r ses
sorte d e santé m entale. c r i m e s . Est-il v r a i m e n t A l b e r t d e S a l v o ? O u le
M a i s é t a i t - c e b i e n là le v r a i c o u p a b l e ? N i sa v é r i t a b l e t u e u r , a p r è s s’ê t r e lib é r é d e so n o b s e s ­
fa m ille ni c e u x q u i le c o n n a i s s a i e n t b i e n (se s sio n p a r l’a c c u m u l a t i o n d e se s c r i m e s , est-il
a n c i e n s a v o c a t s , p a r e x e m p l e ) n e le p e n s a i e n t . r e t o u r n é d a n s la f o u le a n o n y m e d o n t il é t a i t so rti,
11 a r r i v a it m ê m e à B o t t o m l y d ’e n d o u t e r , e t le le t e m p s d ’é c r i r e u n e p a g e s a n g l a n t e d e l’h is­
m y s t è r e n e fut j a m a i s t o u t à fait é c l a i r c i. t o i r e d e s faits d i v e r s ? Q u o i q u ’il e n soit,
D ’u n e p a r t d e S a l v o é t a i t t r è s a t t a c h é à s o n l’É t r a n g l e u r d e B o s t o n a, p o u r l’i n s t a n t , é c h a p p é
é p o u s e e t à sa m è r e d o n t il é t a i t le fils f a v o ri ; à la c h a i s e é l e c t r i q u e .
c e t t e p e r s o n n a l i t é a f f e c t i v e ne c o r r e s p o n d a i t p a s M C L A U D E VAL1N.
à c e l l e d u t u e u r - e n n e m i - d e s - f e m m e s te lle q u e
l’a v a i t d é f in i e les p s y c h i a t r e s ; d ’a u t r e p a r t , l’un
d e s r a r e s t é m o i n s , u n e j e u n e fille, q u i a v a it é té
v i c t i m e d ’u n e a g r e s s i o n a t t r i b u é e à l’E t r a n g l e u r
e t d o n t d e S a l v o se r e c o n n a i s s a i t l u i - m ê m e
c o u p a b l e , n e p a r v e n a i t p a s à l’id e n t i f ie r ; e n fin on 3. L a tê te du tu e u r avait é té m ise à prix p o u r 110 000 d o llars, soit
ne s’e x p l i q u a i t p a s c o m m e n t c e c a m b r i o l e u r p r o ­ 10 000 d o lla rs p a r é tra n g le m e n t.

166 L 'Étra ngleu r de Boston


Lil A1

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le jo u rn al d e

LE G U I D E DE L'ACTUALITÉ CULTURELLE

Planète n " 13 en espagnol. Planète na 6 en hollandais.

LA VIE ET LES IDEES, PAR F R A N Ç O I S R IC H A I JD E A U


R é d a c tio n

Tous les deux mois, le Journal Abondance de biens et


de Planète fait le bilan de la vie
culturelle et scientifique. Nous
avons réuni une équipe de spé­ pénurie de bonheur
cialistes qui sont constam m ent
informés de ce qui se passe D e u x o u v r a g e s r é c e m m e n t p a r u s m e f o u r n ir o n t la tr a m e de
dans leur dom aine respectif. c e tte c h r o n iq u e . L e p r e m i e r livre, Bonheur et Civilisation , 1 est
dû au p h ilo s o p h e , e th n o lo g u e e t s o c io lo g u e J e a n Cazeneuve.
LA VIE S C IE N T IF IQ U E :
Sciences physiques: Jacques La triple formation de l’auteur la somme de ses doctrines que
Bergier, François Derrey; lui perm et d ’aborder son sujet O. Gélinier nous livre dans un
Sciences naturelles: Aimé Michel, (la recherche du bonheu r au volume au style simple, direct
Louis Kervran, Michel sein des civilisations d ’abon­ et incisif: com m ent transformer
Gauquelin, Claude Giraudy; dance) «au somm et» tout en l’entreprise française aux struc­
Sciences humaines: Jacques fondant ses réflexions et ses tures souvent bureaucratiques
Ménétrier, Jean-Paul Clébert. conclusions sur une solide docu­ en une entreprise efficace et
mentation, en particulier sur les compétitive à l’image des firmes
LA VIE C U L T U R E L L E :
Philosophie : André Am ar; enquêtes et les doctrines éla­ américaines.
Religion: Je an Chevalier; borées par les meilleurs anth ro ­ P ourquoi ce r a p p ro c h e m e n t
Littérature : André Brissaud; pologues et spécialistes de entre deux études apparemment
Histoire: G uy Breton; sciences humaines américains si dissemblables dans le ton et
Hum our: Ja cques Sternberg. et européens. les objectifs? Parce qu ’elles se
Le second ouvrage s’intitule le rapportent aux deux structures
LA VIE A R T IS T IQ U E : Secret des structures compéti­ essentielles de nos sociétés
Peinture: Pierre Restany;
tives 2 avec en sous-titre Mana­ humaines du X X e siècle: la
Expositions : Muriel Cluzeau;
Architecture : Michel Ragon; gement-Bureaucratie; son auteur, société et l’entreprise.
Photographie : J.-L. Swiners; O cta v e Gélinier, dirige l’un des Le découpage, la carte réelle
M usique: Claude Rostand; plus importants organismes- du globe ne sont plus ceux des
Théâtre: Roger Iglésis, conseils français, spécialisé dans nations ou des idéologies mais
Claude Planson; l’organisation des entreprises. ceux des richesses: les sociétés
Cinéma: Michel Caen; C ’est le fruit de ses expériences, d ’abondance: U.S.A., Suède,
Télévision: Raymond de Becker. etc., puis les sociétés indus­
1. C o lle c tio n « Id ée s » — G a llim ard .
2. E d itio n H o m m es et T e c h n iq u e s. trielles: U.R.S.S., Japon, etc., m~

169
La vie et les idées
»•" toutes prêtes à s’intégrer aux le reflet des traditions et des «népotism e» des postes de
premières et enfin les sociétés tem péram ents de chaque so­ direction, réalisé au profit des
ditessous-développées: Afrique, ciété; il reprend la distinction «grandes Familles» de hauts
Sud-Est asiatique... dont le classique de Ruth B e n e d i c t '1 fonctionnaires et de cadres
niveau de vie et, par voie entre les civilisations apolli- militaires.
de conséquence, l’idéologie niennes et dionysiennes; les Mais pour O. Gélinier, le pro­
tendent à s'éloigner des deux premières, généralement de type blème essentiel n’est pas là; la
premières. agricole, recherchant un bonheur véritable solution réside dans
Chacun des deux premiers blocs statique et serein, les secondes l'organisation systématique, à
possède la m ême organisation, du type conquérant et assoiffées tous les échelons de l’entreprise,
progresse et se développe grâce de déferlements et d ’actions, de de tensions et de sanctions:
aux mêmes cellules pro duc­ passions et de violences. « Pas plus q u ’un m oteur élec­
trices: les entreprises privées Pour O cta v e Gélinier, le but trique, une entreprise ne peut
ou étatisées, usines ou chaînes prem ier de l’entreprise, et par m archer sans tension. »
de distribution. voie de conséquence de la so­ « Chacun de nous accomplit son
Et toutes ces entreprises paient ciété d ’abondance — somme de œ uvre la meilleure en situation
et vendent au même rouage élé­ ces entreprises — c ’est l’effica­ de tension. »
mentaire, à la fois producteur cité de la compétitivité. « La vie devient un perpétuel
et consommateur, base de cette C o m m e n t obtenir, accroître concours. »
pyramide économique: l’homme. cette compétitivité? voilà le « Le système de sanctions joue
C om m ent le sociologue-huma­ problème essentiel. un rôle essentiel d’éducation et
niste et l’organisateur-techno- Cela nous vaut quelques cri­ de sélection. »
crate définissent-ils, conçoivent- tiques mordantes et lucides des C ’est l’apologie et la mise en
ils les rapports entre ces trois préjugés des responsables éco­ recettes pratiques de la vieille
échelons: société — entreprise — nomiques français: par exemple, loi de la jungle, « struggle for
individu? Que devient l’homme l’auteur montre que la croisade life», que chacun d ’entre nous
du xx‘ siècle, issu de l’hum a­ pour les « concentrations indus­ doit subir durant la majeure
nisme de la Renaissance, face trielles» relève assez souvent du partie de sa vie éveillée, tout
aux nouvelles exigences des préjugé et est dém entie par de au long de son activité profes­
sociétés d ’abondance et de leurs nombreux exemples étrangers; sionnelle.
entreprises à haute productivité? il s’attaque à la bureaucratie Mais le consom m ateur de J e a n
paralysante des administrations C azeneuve ayant le bonheur à
B o nhe u r et des grandes firmes françaises; portée de son chéquier, le pro­
ou efficacité? il ose critiquer le véritable ducteur d ’Octave Gélinier, en
11 convient tout d ’abord de
rechercher le but, la finalité de
cet énorme effort collectif de
transformation de nos modes de
vie et de pensée.
Pour J e a n C azeneu v e, la préoc­
cupation dominante de la pop u­
lation désormais affranchie des
soucis de subsistance élém en­
taire: nourriture, logement...,
c’est le bonheur.
Il nous montre que cette re­
cherche inhérente à la nature
humaine s’est sublimée chez les
civilisations traditionnelles dans
les concepts de Paradis; il sait
que la notion de bonheur est
relative et ambiguë, q u ’elle est

170
La vie et les idées
permanence sous tension et sous ses loisirs aux drogues de la
la m enace de sanctions, sont un civilisation d’abondance: lec­
même et unique individu, soumis tures, spectacles, auditions, lé­
de ce fait chaque jou r à des nifiants et aseptisés, en feront le
sollicitations semble-t-il tota­ robot aliéné, sociable, confor­
lement opposées. miste et inconsistant perdu dans
la Foule solitaire décrite par
Le c o n fo rm is m e
David Riesman .
ou la névrose Dans d ’autres cas il sera mûr
J e a n Cazeneuve, pour définir le pour l’une des maladies de notre
consom m ateur de la société civilisation; la dépression ner­
d ’abondance, s'inspire des tra­ veuse, la névrose, l’ulcère à
vaux du grand sociologue am é­ l’estomac, l’infarctus du myo­
ricain David R i e s m a n 4: carde.
« L’extro-déterminé », condi­ Si la finalité de notre civili­
tionné par les influences quasi sation est de fabriquer à un
perm anentes des mass media rythme constam m ent accéléré
(presse, radio, télévision, publi­ de plus en plus de produits, les
cité) sera autant que possible méthodes des modernes « mana­
semblable à ses voisins, efficace gements» (qu’ils soient indus­
et sociable et n’aura guère triels, vendeurs, ou publicitaires)
d ’autre vocation que de se élaborées avec conscience et
perdre dans la foule... co m pétence sont incontesta­
» Sa formule sera le confor­ blement les meilleures et doivent
misme... Il sera le reflet infi­ être appliquées à la lettre, sans
niment répété d ’un être social aucune restriction, com me un
anonyme. » nouvel Évangile.
Pour l’extro-déterminé, « être Mais si la finalité de notre
heureux, c’est être parfaitement espèce n’est pas cela ou que
adapté à la culture de masse ». cela, les critiques, les doutes
L’ouvrage d 'O c ta v e Gélinier ne sion et les moyens d ’action, de et les inquiétudes de David
se préoccupe pas des répercus­ plus en plus subtils et précis, Riesm an, de J e a n Cazeneu ve et
sions du système de tensions et des responsables économiques de leurs confrères méritent de
de sanctions sur ce même perm ettent de satisfaire théori­ larges audiences car ils consti­
individu. quem ent cet instinct de sécurité. tuent des matériaux de base
On peut penser que quelques Q ue devient l’individu moyen, pour l’élaboration d'une nou­
éléments, les uns du type « dio- consommateur-producteur, sou­ velle é th iq u e ,0 d'une morale
nysien» les autres animés par mis, hors du travail, à une pro­ socio-économico-politique, à la
des passions «d'arrivisme» issues pagande insidieuse et toute- fois guide et pare-fou pour le
de frustrations datant de l’époque puissante qui le convainc q u ’il citoyen de la civilisation d’abon­
enfantine ou adolescente, s’en vit dans un paradis où tous ses dance en quête d’un bonheur
accom m oderont, l’action cons­ désirs sont réalisables, où tout enfin accessible.
tituant l’essentiel de leur éthique est juste — et astreint durant le François Richaudeau.
et de leur religion. travail à une tension nerveuse
Q uant aux autres qui consti­ perm anente, à des incitations à 3. Échantillons de civilisations, p a r R u th
B e n e d ict G a llim ard .
tuent l’écrasante majorité, de de perpétuels dépassements et 4. D avid R iesm an , la Foule solitaire, A rth au d .
multiples enquêtes ont montré à des craintes de sanctions 5. C e qui explique p a r exem ple l’au g m entation
du n o m b re d a p p o in té s p a r ra p p o rt au n o m b re
que leur préoccupation profes­ automatiques? de sala rié s et les rev e n d ic atio n s d es sa lariés
sionnelle dominante était la sta­ Dans le meilleur des cas, le les plus év o lu és p o u r d e v e n ir a p p o in té s, en
F ra n c e , en E u ro p e et aux U .S.A .
bilité, la sécurité 5. Et la haute sujet moyen s’adaptera en ou­ 6. Louis P auw els tra ite lo n g u em en t et su r un
productivité des entreprises mé­ bliant ces contradictions, en plan plus g é n é ra l de ce su jet au d é b u t de
c h a q u e n u m é ro d e P la n ète d an s la Philosophie
canisées, les méthodes de prévi­ s’adonnant intégralement durant de Planète.

171
La vie et les idées
■ES3ESS39HI
SO CIO LO G IE Monsieur Anti-tests part
en guerre contre la nouvelle Inquisition
L a g ra p h o lo g ie , la m o r p h o lo g ie et la p s y c h o t e c h n i q u e se technique, fausse science et art
s u b s titu e r o n t- e lle s aux d ip lô m e s et aux r é f é r e n c e s n a g u è re prétentieux. Il suffirait de mo­
exigés p o u r o b t e n i r d u trav a il? U n c o u p d 'œ i l j e t é su r les difier les articles 187 et 378 du
« o f fr e s d ’e m p lo i» p u b lié e s p a r le M onde e t le Figaro Code pénal. On interdirait ainsi
la com munication à des tiers du
p e r m e t d e le p e n s e r . D e u x tiers d e s a n n o n c e s d e s tin é e s aux
contenu et des conclusions des
c a d r e s p r é c is e n t: « E n v o y e r le ttre m a n u s c r ite e t p h o to
examens. Lorsque vous propo­
r é c e n te .» U n e telle d e m a n d e im p liq u e u n e é t u d e p ré a la b le sez vos services à un employeur,
du profil m o r p h o - g r a p h o lo g iq u e d e s c a n d id a ts suivie d ’u n e il est normal qu’il se renseigne
p r e m i è r e s é le c tio n . E n su ite les r e s c a p é s se r e t r o u v e n t aux sur vos activités antérieures et
prises ave c les « tests p s y c h o te c h n iq u e s » d a n s l’un d e s c e n tr e s vos qualifications. Si vous souf­
sp écialisés qui lo u e n t leurs se rv ic e s aux e m p lo y e u r s . frez d ’un complexe d ’Œdipe,
cela ne le regarde en rien.
Dans le Nouvel Observateur, ticles réquisitoires au sujet des
professeur de
J e a n Du vign a u d, tests. Pour triom p h e r
sociologie à la faculté de Tours, Mais la réaction la plus intéres­ de l'inquisition
s’élevait récem m ent contre la sante est celle de M . J e a n C haque semaine à 20 heures, au
« testomanie ». 11 posait la ques­ Gobet, président de l’Union n" 8 de la petite rue des Feuil­
tion: « N otre civilisation tech ni­ régionale de la Confédération lants à Lyon, une douzaine de
cienne est-elle en train de tuer générale des Cadres à Lyon. In­ «cadres» se retrouvent autour
l’humanisme ou, pour retrouver génieur chimiste, retraité depuis de J e a n Gobet. Deux mois plus
l’humanisme, faut-il au contraire quelques années, M . G o b e t est tard ils seront armés pour triom­
intégrer et dominer la te ch ­ un homme d’action. Il a franchi pher de ce que « Monsieur Anti­
nique? » le cap de l’indignation verbale. tests» nomme la nouvelle Inqui­
Au niveau de la vie quotidienne, Après un passage des tests au sition. En 1966, 60 élèves sont
étudiants, ouvriers spécialisés crible et de longues études dans passés par ses mains. 95 %
et cadres réagissent en chaîne. les manuels de psychologie, Jean ont obtenu un emploi.
Il ne s’agit pas toujours de pro­ G o b e t a mis au point une force Les trois heures d'enseignement
testations sans lendemain. Les de dissuasion. Bénévolement, il hebdom adaire sont consacrées
«victimes des tests» tendent à enseigne aux cadres à « tricher» à l’étude des tests d’intelligence,
se regrouper en vue d ’une dé­ avec les tests et la graphologie. des planches de Rorschach et à
fense efficace. — En fait, déclare-t-il, il devrait celle du test thématique d ’aper-
Ainsi le Creuset, revue de la revenir aux pouvoirs publics de ception de M urra y.
Confédération générale des protéger les travailleurs contre M . G o b e t me présente les « cas»
Cadres, a publié une série d ’ar­ les m e nac es de la psyc ho­ les plus intéressants:

172
A savoir
— Le grand brun, là-bas, est in­ ce truc-là m’a fait échouer. Je
génieur. Un émotif! Incollable voulais bien faire. Pensant que
en mathématiques, les tests lui l’on n’aime pas les gens tristes,
font perdre ses moyens. Au je décrivis chaque tache comme
m oment de l’épreuve, il se une scène gaie: enfants autour
trouve paralysé par une addition d'un sapin de Noël, etc.
du type deux et deux. — Aïe! le psychologue a dû
Un autre a, paraît-il, conservé vous considérer avec un regard
l’écriture de l’école primaire. A plein d'intérêt clinique, reprend
chaque dem ande d ’emploi il ne M . Gobet. Selon ces messieurs
parvient pas à triom pher de l’arbre est un symbole sexuel.
l’examen graphologique. Évitez également de parler de
— A ujourd’hui, après un mois porte-plume réservoir, de para­
de travail intensif, il est arrivé pluie ou de grotte sous peine
à modifier son écriture, précise d ’être catalogué obsédé sexuel.
J e a n Gobet. Je lui fais tout sim­ — Par exemple! reprend l’élève.
plement copier des modèles Pourtant j ’étais certain de fournir
d ’écriture appréciés par les la réponse attendue.
experts. Une vie humaine peut-elle — Vous mettez le doigt sur une
— Ne risquez-vous pas du même dépendre d'un jeu de cubes? chose capitale. C o m m en t ac­
coup de transform er sa person­ cord er une valeur quelconque
nalité? aux tests puisque 99 c/( des ca n ­
— Je ne le pense pas. Mais en consacrée au test du M inne­ didats donnent, non pas des
adm ettant que je com m ette une sota, poursuit le professeur. Je réponses spontanées, mais celles
erreur, cela ne revient-il pas à ferai défiler 500 petites cartes qui, supposent-ils, plairont à
faire œuvre sociale? devant vos yeux. Vous devrez l’examinateur. Écoutez plutôt
L’heure de la correction des répondre «vrai» ou «faux». ce jugem ent formulé à propos
épreuves est arrivée. Parfois les Certaines de ces cartes vous Ju Rorschach:
élèves poussent des cris d ’éton- sembleront d ’un goût discutable « Si les sujets étudiés n'étaient
nem ent devant la puérilité des com m e: « Je n’ai jamais de pas quasim ent forcés par le pra­
solutions. selles noires et granitées. » ticien à ém ettre interprétations,
— Au fond, vous êtes handi­ — Quel intérêt peut présenter images ou associations, alors
capés par vos connaissances et une question aussi stupide que des réactions com me celle du
par vos dém arches mentales scatologique? demande un élève. bon sens terre à terre qui
d ’adultes, explique le péda­ — Confrontée à d ’autres ré­ leur fait dire «je ne vois que des
gogue. Voyons, qui a su trouver ponses, elle permet, selon les taches d ’encre », seraient bea u ­
la réponse à la «devinette» psychotechniciens, d'établir si coup plus fréquentes. »
suivante? oui ou non vous êtes hypocon­ L’auteur de ces lignes est le so­
Sur le tableau, M . G o b e t écrit: driaque. Mais le test de Ror- ciologue am éricain Sorokin.
XVIII = 7, VII = 4, IX = 3, schach est le plus indiscret. Com me preuve finale de l’absur­
X X II = ? dité des tests, J e a n G o b e t cite
L’assistance dem eure coite. O bsé dé s sexuels, l'expérience réalisée aux États-
— Vous pensez trop aux maths, attention ! Unis par W illiam W h y te . Ce
reprend J e a n Gobet. Elles ne M. G o b e t extrait un dossier dernier fit passer la gamme des
vous seront d’aucun secours. d ’une serviette et poursuit: tests aux présidents d ’une di­
Tout simplement le chiffre arabe — Voici les dix planches du test. zaine de très grandes com ­
correspond à la somme des C hacune montre des taches de pagnies américaines. Le résultat
barres contenues dans chaque couleur. Elles furent dessinées fut surprenant: pas un seul
groupe de lettres que le naïf par le psychiatre suisse Ror- ne remplissait les conditions
prend pour un chiffre romain. schach. Vous devez expliquer exigées pour être em bauché en
Donc XXII = 6. ce q u ’elles évoquent pour vous. qualité de contremaître.
- La prochaine séance sera — Moi, interrompt un assistant, Yves de Saint-Agnès.

173
Socio logie
PH ILO SO PH IE
Comment peut-on être
U n e série d e q u e s tio n s m ’est s o u v e n t p o s é e : « C o m m e n t vulgarisation philosophique est
s’initier à la p h ilo s o p h ie ? Q u e ls o u v r a g e s faut-il lire p o u r inadmissible: on peut, selon
c o m m e n c e r ? P o u r q u o i d e s esprits, au d e m e u r a n t é c la iré s et eux, sans déchoir intellectuel­
c a p a b le s , sont-ils r e b e lle s à t o u t e le c tu r e d ’un te x te p h ilo ­ lement, écrire, com me l’ont fait
Lancelot H o gde n ou G a m o w ,
s o p h iq u e ? »
des ouvrages d ’initiation aux
Ces questions me sont posées la valeur est incontestable, ne m athém atiques et à la physique,
par des personnes en général peuvent pas être lus en courant mais on ne peut écrire d ’ou­
cultivées, qui aiment la lec­ com me un roman policier. Au vrages de vulgarisation philo­
ture, qui fréquentent les expo­ contraire, ils exigent une lec­ sophique; toute vulgarisation
sitions artistiques, qui se rendent ture plus lente que celle de philosophique revient à l’ensei­
au concert et qui s’intéressent à n’importe quel ouvrage litté­ gnement. Et voilà donc le
l’évolution du monde moderne. raire; certains passages doivent cercle fermé: le professeur de
Pourquoi donc la philosophie être étudiés la plume à la main: philosophie écrit soit pour des
leur semble-t-elle un champ tous, ou à peu près tous, élèves, soit pour d ’autres pro­
fermé, interdit, mystérieux? méritent d ’être relus et appro­ fesseurs. Tout reste figé dans
fondis. l’enceinte universitaire. Le
La faute en est Oui, mais qui donc a le temps grand public est ignoré, sinon
aux philosophes de le faire, en dehors des pro­ méprisé.
Reconnaissons tout de suite fessionnels de la philosophie Après quoi il ne faut pas s’in­
que la faute en est aux pro­ qui finissent par se lire entre digner de voir les études philo­
fessionnels de la philosophie. eux? C om m ent d em ande r à des sophiques se rétrécir dans
Entre le manuel scolaire, même hommes occupés, qui sont l’enseignement secondaire. Et
bien fait, mais nécessairement médecins, physiciens, ingé­ c ’est infiniment dommage! On
orienté vers l’examen, et les nieurs, juristes ou économistes a supprimé l’année de philo­
ouvrages savants écrits par des de lire en trois mois, par sophie: elle était pourtant le
spécialistes pour des spécia­ exemple, trois ouvrages diffi­ couronnem ent véritable de
listes, il n’y a rien ou très peu ciles dont la masse imprimée l’enseignement du second degré.
de chose. Le manuel de philo­ fait mille trois cent cinquante C ’est la pensée philosophique
sophie est sec, froid, précis; il pages? Ajoutez à cela les diffi­ et rien d ’autre qui fait la véri­
est utile à consulter, il est cultés du vocabulaire, les cha n ­ table synthèse des connais­
indispensable à qui veut m onter gem ents de sens des mots, les sances; supprimez la philo­
une galerie des portraits et des néologismes. Phénoménologie sophie, vous supprimez la
doctrines, mais il manque n’a pas le même sens chez Hegel pensée. Car, ne vous y trompez
d ’élan et surtout de profondeur. et chez Husserl, ni existence pas, ce n ’est q u ’en philosophie
Il transm et des faits, il n ’éveille chez H eide g g er et chez Ja s pe rs, q u ’on apprend à penser et nulle
pas la pensée. ni être-là chez Heideg g er et part ailleurs. En mathématiques,
Les ouvrages plus savants sont chez Hegel. Après cela, com ­ en physique, en histoire, en lit­
en général très longs. Je ne ment s’étonn er que le médecin, té rature, on mesure, on com ­
tiens pas à citer des noms ni le physicien ou le juriste se bine, on enregistre, on observe,
des œuvres, mais, si je prends détourne de l’écrit philoso­ on décrit: on ne pense pas.
trois livres relativement récents, phique? Penser, ce n’est ni calculer, ni
je constate q u ’ils com portent se rappeler, ni développer un
respectivement 420 pages, Le mépris langage formalisé; penser, c ’est
530 pages et 400 pages d ’un du grand public chercher l’essence des choses,
texte dense, serré, dont ce r­ J ’en ai parlé avec quelques c ’est se d em an der com m ent le
tains p aragraphes tiennent deux professeurs de philosophie. Ils langage, l’art ou les m athém a­
pages entières. Ces livres, dont m ’ont dit en substance que la tiques sont possibles. Penser,

17 4
A savoir
la pensée philosophique dans le
philosophe? domaine de la vie. C ’est que les Petite bibliothèque
gran des philosophies sont d'initiation
com m e des édifices à deux à la philosophie
c ’est rem ettre en question, c ’est entrées: l’une est la m étaphy­ C o lle c tio n P h ilo s o p h e s de to u s les
user d ’un droit conféré à tout sique et l’autre l’éthique. On t e m p s (S e g h e rs ).
homme de refuser de croire et C o lle c tio n P h ilo s o p h e s ( P .U .F .) .
peut aborder Platon par le
T a b le a u de la p h ilo s o p h ie con­
de vouloir être sûr par soi- Timée ou par le Banquet; on
te m p o ra in e , de W eber et H u is -
même. La liberté com m ence peut aborder Descartes par les m a n (F is c h b a c h e r).
par le doute. Méditations ou par sa Corres­ P a n o ra m a des idé es c o n te m ­
Les études philosophiques se pondance avec Elisabeth; on peut p orain es, de G a é ta n P icon (N .R .F .,
rétrécissent. Mais à qui la aborder Heg el par la Logique c o lle c tio n Le p o in t d u jo u r).
faute? Pourquoi les profession­ ou par les Leçons sur la philo­ D ic tio n n a ire d es idé es c o n te m ­
nels de la philosophie, c ’est-à- sophie de l’histoire. p o ra in e s (E d itio n s U n iv e rs ita ire s ).
dire les universitaires, sont-ils si C ’est dire que toute pensée phi­ C o lle ctio n Les g ra n d s p h ilo so p h e s :
Karl J a s p e r s (P io n ).
avares de leurs dons envers le losophique ample, riche et pro­
A h is to ry of W e s t e r n p h ilo s o p h y ,
grand public? Pourquoi s’enfer­ fonde, tout à la fois lie notre de B e rtra n d R ussell (G e o r g e
ment-ils dans leurs propres intelligence et engage notre A lle n a n d U n w in , L o n d o n ).
travaux? existence. Une philosophie n ’a L 'E u r o p e a fait le m o n d e . d 'A n d r é
pas seulement à être comprise A m a r (E d . P la n è te ).
Il faut vivre sa philosophie intellectuellement, mais aussi à
et pas se u le m e n t la penser être vécue moralement. La phi­
Cela tient, à mon avis, à ce que losophie n’est pas seulement un
leur attention s’est portée b ea u ­ survol de nos connaissances ni la vie et non pas les circuits
coup plus sur la logique des sys­ une analyse logique des con­ cérébraux ou la physiologie des
tèmes que sur la pénétration de cepts, mais elle décide de notre com portements. Les philo­
destin. Elle dit qui nous sommes, sophes de métier, de peur
et quel est le sens de notre vie d ’être considérés com m e des
devant l’am our, la mort et les «littéraires», ne parlent pas de
dieux. L’am our, la mort et les l’âme. Aussi leur métaphysique
dieux ne sont pas saisissables n’atteint-elle pas l’homme de la
par la raison, mais par le sen­ rue, l’homme quelconque qui
tim ent profond de notre destin. cependant est tout prêt à entrer
Ils ne relèvent pas de l’analyse, en résonance avec la parole
mais de l’évocation. Evoquer poétique.
est le propre de la poésie.
T oute philosophie com m ence Com me j ’aimerais entendre un
par la logique et finit en p oé­ grand philosophe expliquer
tique. YÉthique de Spinoza avec le
Je crois que les philosophes de soin d ’un m etteur en scène qui
métier n ’atteignent pas le grand doit faire représenter Phèdre ou
public parce qu’ils ne cherchent Hamlet! Com me j ’aimerais q u ’il
pas à l’atteindre dans son âme. fasse bon marché de l’érudition,
Oh ! je sais bien que le mot âme de la critique des textes, de la
n ’est plus aujourd’hui à la confrontation des variantes et
mode. Je sais bien q u ’il fait par­ q u ’il nous prenne com me par la
tie d ’un vocabulaire littéraire main pour nous faire visiter cet
suranné, q u ’il rappelle un ro­ extraordinaire édifice qui abrite
mantisme défraîchi, une m éta­ la liberté de l’homme!
physique usée. Et pourtant, on Je crois q u ’en définitive c ’est la
ne peut s’en passer si on veut poésie qui sauvera la philo­
voir dans l’homme le souffle de sophie. Mais, me direz-vous, et

175
Philosophie
le lecteur? C om m ent l’ouvrir
PARAPSYCHOLOGIE COSM OS
à la philosophie?
11 n ’est pas de recette en cette La nourriture
L'institut métapsychique
matière. Nietzsche dit quelque
part q u ’on ne peut d on ner à international des astronautes
manger à qui n’a pas faim. On
peut parfaitement vivre sans Malgré l’hostilité officielle, la On a révélé, au dernier Salon
poésie et se co ntente r d ’orga­ grande tradition française de la de l’Alimentation à Paris, la
niser sa carrière. On ne peut parapsychologie est maintenue composition de la nourriture
prendre au hasard un hom m e et à l’institut métapsychique inter­ des astronau tes américains.
lui tendre un verre de poésie national. C ette nourriture se présente
comme un verre de vin. Il n ’est L’Institut métapsychique inter­ sous la forme de tablettes déshy­
pas d ’autre initiation à la philo­ national est installé à Paris, dratées. L’aliment dont la ta­
sophie que le goût de la Q ues­ 1, place Wagram. Il est dirigé blette est faite est reconstitué
tion. Pour la plupart des gens, par le docteu r M arcel Martiny. par adjonction d ’eau avant
la masse de leurs idées est faite Il publie la Revue métapsychique. d ’être consommé. Le cosmo­
de réponses, c’est-à-dire d ’af­ Les trois premiers numéros de naute coupe l’une des extré­
firmations. Ils ont confiance la nouvelle série de cette revue mités du sachet contenant la
dans la technique et, en un contiennent des documents pré­ tablette (le long d’une ligne
sens, ils ont raison. Quelques cieux, notamment des recherches pointillée), puis il y introduit
autres esprits portent en eux sur de nouveaux modes de l’eau, par un tube, à l’aide d ’un
plus de questions que de ré­ transmission télépathique qui pistolet spécial. L’eau estchaude
ponses. Ils ne s’installent pas vont probablem ent bouleverser ou froide selon l’aliment.
confortablem ent dans ce qui com plètem ent ce domaine et La rehydratation dure, suivant
est. Ils sont littéralement insa­ peut-être ouvrir la brèche qui l’aliment, de cinq (boissons) à
tisfaits; ils interrogent et s’inter­ p erm ettra enfin un contrôle vingt minutes. Le temps de
rogent; au-delà du réel ils expérim ental solide. Il s’agit, en reconstitution dépend d’ail­
voient le fantastique; au-delà effet, de techniques d ’entraî­ leurs de la température de l’eau ;
de la raison logique, la vision nem ent à la télépathie. la reconstitution d ’un même
imaginative. Ceux-là attendent Ce n’est qu’un exemple sur aliment dem andera cinq minutes
la poésie. Et rien au monde ne la vingtaine d ’études que avec de l’eau à 74 degrés et
peut les faire changer. l’on trouve dans la Revue méta­ quinze minutes avec de l’eau à
psychique. L’institut possède 25 degrés.
La m is s io n du p h i l o s o p h e des commissions où figurent Le temps de préparation est in­
Cette aptitude à la Question, quelques scientifiques très so­ diqué sur chaque tablette. Pen­
elle est en chacun de nous plus lides. dant la rehydratation, le cosmo­
ou moins enfouie, il est vrai, naute accroche la tablette, à
plus ou moins cachée, mais elle l’aide d ’un petit carré de velcro,
existe réellement. Il faut l’éveil­ sur la paroi de la cabine spatiale,
ler et c ’est au philosophe de le où il fixe les autres objets qui lui
faire. S’il ne le fait pas, s’il reste sont utiles pendant le vol. L’ali­
enfermé dans des livres qui ne ment une fois reconstitué, le
franchissent pas le cercle de cosm onaute coupe le sachet à
quelques initiés, si, en un mot, son extrémité et il en absorbe
il n ’est philosophe que pour soi, le contenu à l’aide d’un tube qui
alors il n ’accomplit pas sa mis­ estpliésous l’étiquette indiquant
sion. Car sa mission est d ’éveil­ la nature de l’aliment et le temps
ler l’insatisfaction et par là de rehydratation.
même de nous em pêcher de Sur le plan chimique, cet aliment
nous endormir dans la sécu­ est à la fois naturel et synthé­
rité de notre bien-être te c h ­ tique et il est absorbé par l’orga­
nique. André Amar. nisme sans laisser aucun déchet.

176
A savoir
nant sur un asile de fous, il dit pensée en horreur. Einstein se
COSM OLOGIE un jour à un visiteur: survivant a eu le temps de dire
— Ici, c ’est le pavillon des q u ’il n’avait pas voulu cela et
Einstein a-t-il mis agités. Mais ce ne sont pas les que tout com pte fait il eût pré­
m êmes que ceux qui travaillent féré être plombier. Mais c’était
la physique sur les quanta. trop tard, et rien d ’ailleurs n’est
sur une fausse piste? En quoi consistait exactem ent advenu que d'inéluctable: la
l’opposition d'Einstein à cette relativité triomphante a forcé
Peu de temps avant de mourir, physique moderne, qu'il avait l'homme du xx° siècle à de défi­
O p p e n h e im e r se dem andait
si le c ependant contribué à créer? nitifs retours sur soi. En mon­
génie d'Einstein n’avait pas, Le Pr Nataf l’explique fort bien: trant que ni le temps ni l’espace
d'une certaine façon, dirigé la il croyait à l’intelligibilité de la ne sont ce q u ’on croyait, en
science du xxc siècle sur une nature. Ce fantastique cosmique ébranlant nos évidences les plus
fausse piste. Et il faut adm ettre auquel il avait ouvert la porte fondamentales, com m e par
que toutes les tentatives faites l'effarait et l'indignait. 11 le exemple l’idée de la simulta­
depuis quarante ans par les récusait, il n’en voulait pas, néité, Einstein nous a préparés
théoriciens les plus inspirés pour s’opposant ainsi philosophi­ à accepter ce que lui-même
concilier les deux grandes syn­ q uem en t à N e w t o n qui, lui, se refusait: l'image d'un univers
thèses de la physique m oderne faisait si peu d'illusions sur où rien n’est impossible, boîte à
- relativité et qu anta - ont l'universalité de la raison (au Pandore de phénom ènes d é­
j u s q u ’ici éch o u é. P ourquoi? sens cartésien, restreint, du ments, infini creuset que cui­
Quelle est la cause de cet mot), qu'il passa plus de temps sine un démiurge aussi féru
échec? Un livre collectif ré­ à pratiquer la magie, l’exégèse d ’hum our que de m athém a­
cem m ent publié par H achette 1 prophétique et l'alchimie qu'à tiques transcendantes. Deux
laisse sur l'impression que l’ad­ prom ouvoir sa théorie de la motsqui peut-être ne recouvrent
mirable édifice relativiste, dont gravitation. Et nous n'avons pas qu'une seule et même chose.
on n’a pas encore fini d'explorer été étonné d ’entendre un de I. Louis de B roglie, Louis A rm an d , H ilaire
le labyrinthe, joue peut-être nos amis physiciens, voisin C u n y , T h é o K a h a n e , F ra n ç o is le L ionnais,
J a c q u e s M a d au le , R o g e r N a ta f, F ra n ço is
aussi le rôle funeste d'un écran: d'Einstein à Princeton, nous Russo, P ierre-H en ri Sim on: Einstein (H ach ette).
sa beauté formelle nous ca­ rapporter que celui-ci lui avait
cherait quelque chose, comme déclaré tenir les faits allégués
une excessive lumière peut par la parapsychologie pour
éblouir. L ’un des auteu rs, une absurdité, une impossibilité
M . Roge r Nataf, professeur à la et une insulte à la raison.
faculté des Sciences de Paris, Ce beau livre sur Einstein auquel
ne craint pas d'opposer les ont contribué notam m ent Louis
chemins divergents suivis depuis de Broglie, Louis A r m a n d , T h é o
1920 par Einstein d'une part, et Kahane, R oge r Nataf et le ro­
par la foule des autres phy­ mancier Pierre-Henri Sim o n, pré­
siciens de moindre vol qui, cise d'heureuse façon la place
moins inspirés sans doute, res­ d'Einste in dans l'histoire de la
taient plus près des faits. pensée: il est bien l'un des trois
« Dans une certaine mesure, ou quatre plus grands noms de
écrit-il à propos de la physique la science; mais il est surtout le
m oderne, c ’est d'une physique produit le plus achevé de la
contre Einstein que l’on serait pensée du xix* siècle, celui
tenté de parler. » d 'A u g u s te C o m te . En couron­
Einstein de son côté n’était pas nant son siècle, il l'a fait éclater,
tendre pour cette physique qui com me il arrive souvent, comme
s’édifiait « contre lui ». Le même Luther, par exemple, homme du
livre rapporte qu'alors q u ’il Moyen Age, introduit la libre
habitait un appartem en t don­ pensée, lui qui avait la libre

1 77
C o s m o lo g ie
SESBaSESanai Une nouvelle énigme
CIVILISATIONS DISPARUES

de Pirî Reis dans la Grèce antique?


U n é r u d it français, spé cia liste de la lit té r a tu re et d e la m y t h o ­ 9. Dans le Sagittaire, le Pélion,
logie g r e c q u e s a n c ie n n e s , v ie n t de p u b lie r u n e d é c o u v e r t e appelé par les G recs le « pays
qui, si elle se c o n firm e , n o u s o b lig e r a p r o b a b l e m e n t à des Centaures».
r e m e t t r e en c a u s e t o u te s les th é o r i e s su r l’origine d e la 10. Dans le Capricorne, l’oracle
civilisation o c c id e n ta le . d ’Edesse, dont les monnaies
représentent une chèvre.
Supposons, écrit-il en substance ', la ville de Zeus, fut à l'origine 11. Dans le Verseau, Eléa, dont
que l’on porte sur la circonfé­ celle d'Héra-aux-yeux-de-vache. les monnaies portent d ’un côté
rence d'un cercle centré à 3. Dans les G ém eaux, Sparte, Pégase, de l’autre le trident de
Delphes les douze signes du la ville de C astor et Pollux. Poséidon.
zodiaque en tenant com pte des 4. Dans le C ancer (signe de la 12. Enfin dans les Poissons (signe
grandes directions astrono­ lune), Cythère, dont la Vénus de Cassiopée), on trouve essen­
miques (équinoxes et solstices) fut d'abord une déesse lunaire. tiellement la mer et un peu de
et de leur correspondance sur la 5. Dans le Lion (signe solaire), territoire où se trouve la ville
carte du monde grec. Donnons la ville d'H erm oniê, dont les de Kassopê.
à ce cercle un rayon égal à quatre temples étaient dédiés,
la distance D elphes-Leucade l'un à Hélios (le soleil) et les T outes ces coïncidences sont
(choix q u ’il serait trop long de trois autres à Apollon, dieu de déjà troublantes. Mais voici
justifier ici), et voyons ce que la lumière. mieux encore. Pour des raisons
l'on trouve dans les douze 6. Dans la Vierge, A thènes (la impossibles à expliquer briè­
régions ainsi localisées. ville d'A théna) et Délos, où vement, Jean Richer aboutit un
1. Dans la région du Bélier, la régnait une triade de déesses jour à conclure que Sardes, en
grande île de Céphalonie. Or, la féminines se rapportant aux Asie Mineure, dut être, elle
tête (kephalê en grec) est le trois décans de la vierge. aussi, à une époque très an­
signe traditionnel du Bélier. On 7. Dans la Balance (signe vé- cienne, le centre d ’un zodiaque
trouve aussi la ville de Kranê, nusien), Thèbes, ville d 'A p h ro ­ sacré. Il traça donc les lignes
dont toutes les anciennes mon­ dite, et Ptoion, en Béotie, où se zodiacales et, sachant que les
naies portent d'un côté une tête trouvait le sanctuaire de la points les plus importants sont
de bélier et de l’autre l’em ­ Balance. les intersections de ces lignes
preinte d'un pied de bélier. 8. Dans le Scorpion (qui fut avec les côtes, il prévit que les
2. Dans la région du Taureau, d ’abord le signe de l’Aigle), la villes de Patare et de Xanthos
Olympie, qui, avant de devenir ville de Chalcis, dont les mon­ auraient pour symbole le Lion,
I. Je an R ic h e r : Géographie sacrée du monde
naies représentent un aigle celle de Sidê, Athéna, celle de
grec (H a c h e tte ). enlevant un serpent. Lampsaque Pégase.
1 78
f

A lire
Or, voici ce que l’on trouve encore que sa connaissance fût Richer, longuement étudié moi-
dans le catalogue des monnaies universellement répandue parmi même la signification possible
du British Muséum: les villes de les premiers envahisseurs indo- des dispositions rectilignes sur
Lycie (Patare, Xanthos) offrent européens de la M éditerranée une c a r t e 3, j ’ai pu mesurer les
dans leurs monnaies un réper­ orientale, puisqu’elle aurait difficultés de cette recherche
toire complet des symboles du guidé la fondation des villes, pleine d'embûches. Il semble
Lion; la grande déesse de Sidê l’installation des peuples, le que Richer ait renoncé à le
était A théna, qui y avait son choix des puissances divines faire lui-même, non sans sa­
temple et dont les monnaies tutélaires. gesse, se bornant à établir le
reproduisaient l’effigie; et enfin T out cela est inconciliable avec dossier historique du problème.
toutes les monnaies anciennes l’image que nous nous faisons Mais il faudra bien y venir, et
de Lampsaque portent un cheval actuellement de cette époque: l’on va voir, pour la première
ailé. on va donc très certainem ent fois sans doute, l'histoire devenir
De telles coïncidences, Jean assister à une offensive impi­ une discipline mathématique.
Richer a rempli des centaines toyable contre les résultats pro­ Ensuite, à supposer que Richer
de fiches et son livre en est posés par Jean Richer, ce qui ait mis au jour un fait réel,
nourri dans toute son épaisseur, nous fait un devoir de signaler quelle serait sa signification?
qui est grande. La lecture q u ’il à nos lecteurs son livre sur­ La même exactem ent que celle
nous offre est sans doute (avec, prenant. Q u ’ils le feuillettent du problème posé par les cartes
dans un tout autre ordre d ’idées, d ’abord chez le libraire: ils de Pirî Reis, si même il ne s’agit
les Certitudes irrationnelles du seront vite convaincus de sa pas d'un seul et unique pro­
Dr C u é n o t 2) la plus étrange formidable érudition et du sé­ blème. Les cartes de Pirî Reis
que l’on puisse faire actuel­ rieux de sa dém arche. L’éditeur pourraient bien n'être que la
lement en français. Seuls les l’a d ’ailleurs bien compris, qui dernière épave de cette science
spécialistes réussiront peut-être, lui a accordé une luxueuse pré­ engloutie qui sema jadis dans le
au prix sans doute d ’un long sentation. Souhaitons du cou­ Moyen Orient les germes de la
travail, à décider si le système rage à Jean Richer: il en aura nôtre.
de Jean Richer peut être expliqué besoin. Pour ma part, je pro po­
par le hasard. On doit s’attendre serai seulement deux remarques. 2. D r A. C u é n o t: les Certitudes irration­
nelles (éd it. Plan ète).
dès maintenant à de violentes T out d ’abord, ayant, dans de 3. A im é M ich el: A propos des soucoupes
réactions. Pourquoi? Parce que, tout autres buts que Jean volantes (éd it. P lan ète).
si ce chercheur a vu juste, sa
découverte est inexplicable: les
localisations prévues sur la
carte, à des distances atteignant
parfois mille kilomètres, pré­
supposent en effet l’existence
de la carte, et d ’une carte
exacte, telle que seule la trigo­
nométrie la plus fine peut
l’établir. Il est vrai certes
q u ’Ératosthène avait su me­
surer en Égypte le méridien
terrestre avec une extraordinaire
précision. Mais la géographie
sacrée décrite par Richer pré­
cède d ’au moins un demi-millé­
naire les laborieux calculs d'Éra-
tosthène. De plus, si cette
géographie existait à une époque
si reculée, supposant une science
com parable à la nôtre, il fallait

179
Civilisations disparu es
château l’autre: tome 5, Nord,
LIBRAIRIE
Rigodon. A ces 5 volumes, for­
mant la base de cette édition
m onum entale et unique, vien­
dra s’ajouter un sixième renfer­
L I T T É R A T U R E _________ __
mant la totalité des textes que
Louis-Ferd in and Céline : Œuvres M me Céline ne désire pas voir
complètes (A ndré Balland). réim prim er dans l’immédiat;
Depuis que Louis-Ferdinand Bagatelles pour un massacre,
Céline est mort, il ne cesse de ï École des cadavres et les Beaux
vivre tout en restant méconnu. Draps. Peut-être pourrons-nous
Etrange destin que celui de espérer, un jour, un septième
l’auteur du Voyage au bout de volume contenant la correspon­
la nuit, chef-d’œ uvre incon­ dance.
testé de la littérature française Céline: maudit,
de l’entre-deux-guerres. Que calomnié et surtout plagié. N o r m a n M a il e r : Un rêve amé­
Céline soit aujourd’hui un des P h o to L ip n itzk i. ricain (Bernard Grasset).
« dieux» de la jeune génération Célèbre dans le monde entier
littéraire est un fait qui se con­ au lendemain de la guerre,
firme chaque jo u r car on se philes et aux «dingues» de l’auteur de les Nus et les Morts
rend com pte enfin que l’œuvre Céline. Le tirage est limité à n’avait pas publié de roman
de Céline n’est pas « de la litté­ 4 000 exemplaires, vendus par depuis 10 ans. Un rêve américain
rature» mais q u ’elle est «L A souscription. Mais chaque vo­ est un roman singulier, baroque,
littérature ». Toutefois, qui co n­ lume est une merveille de la passionnant, parfois choquant,
naît Céline? Ecrivain maudit, technique mise au service d ’une toujours captivant, où se mêle
calomnié, traîné dans la boue, grande œ uvre; relié en cuir le lyrisme et l’érotisme, le mys­
accusé (à tort) des pires m é­ noir, sous une première couver­ ticisme et le réalisme violent.
faits, spolié, plagié, L.-F. Céline ture réalisée, pour la première C ’est l’histoire d ’un meurtre
dem eure pratiquem ent un in­ fois, en plexiglas, chaque tome maquillé en suicide. L’auteur
connu. André Balland, éditeur, se présente com me une somme mène son sujet sur un rythme
a voulu sortir Céline de son alliant les hautes qualités arti­ haletant tout en sachant expri­
« enfer», sans doute influencé sanales à la rigueur et à l’intel­ mer quelques-unes des obses­
par cette phrase de Jean-Louis ligence érudite dans la présen­ sions qui font l’Amérique à ses
Bory: «L e fantôme de Céline tation des textes. yeux; l’alcoolisme, le cancer, la
com m ence seulement à tirer les Deux volumes sont déjà parus. sexualité, le racisme, la vio­
pieds des dormeurs; Céline Le prem ier com prend Voyage lence, la peur. Ce roman est
com m ence seulement à vivre; au bout de la nuit, ïEglise, Bal­ parfois odieux par ses excès
et tout le monde tremble...» II lets, La vie et l’œuvre de Phi- mais quelle humanité !
a dem andé au célinien Jean lippe-Ignace Semmelweis, la
A. D ucourneau de diriger l’édi­ Quinine en thérapeutique et la Brenda B re h a n : Mon Dublin
tion des œ uvres complètes du Médecine chez Ford. Le deuxième (Denoël).
« m audit»; à Marcel Aymé, com prend Mort à crédit, Casse- Avec 20 illustrations hors texte,
grand ami de Céline, de les pipe, Bezons à travers les âges. voici, traduits de l’anglais par
préfacer; à Claude Bogratchew Hommage à Zola et Guignol’s R. Marienstrass et Paul Ben-
de les illustrer et à Pierre F au­ Band I. Trois autres volumes simon, cinq récits (souvenirs
cheux de les relier. Le résultat, doivent paraître; tome 3, Gui­ d ’enfance, anecdotes, descrip­
ne lésinons pas sur l’adjectif, est gnols Band II: le pont de tions, fantaisies), d ’un hum our
éblouissant. Londres, Mea Culpa, Entretiens très particulier et d ’une in­
Bien entendu, pour l’instant, il avec le professeur Y., l’Agité du croyable vitalité, du grand
ne peut être question d ’une édi­ bocal. Féerie pour une autre écrivain irlandais Brendan
tion destinée au grand public. fois I; tome 4, Féerie pour une Brehan. Cinq au thentiques
Celle-ci s’adresse aux biblio­ autre fois II: Normance, D ’un chefs-d’œuvre.

180
A lire
P H IL O SO PH IE le premier, religieux, devant le ou au cours d ’une action quel­
sanhédrin; le second, politique, conque. L ’ouvrage se term ine
A n dré M onesti e r et Louis Sa l- devant Pilate. Au cours du — à propos de l’absurde ac c u ­
leron : P ou r et contre Teilhard de premier ne furent pas commises sation de déicide qui pèse
Chardin (Berger-Levrault). moins de 27 fautes de pro cé­ toujours sur le peuple juif —
Le R.P. jésuite Teilhard de dure; la plus grave étant que par un ém ouvant plaidoyer
Chardin, après sa mort, aura Jésus n’eut aucun défenseur contre les barbares notions de
vraim ent fait couler beaucoup devant le tribunal. Au cours du responsabilité collective et héré­
d ’encre. 235 livres sur lui, les second procès, Jésus est pour­ ditaire, incompatibles avec l’en­
uns pour lui, les autres contre, suivi pour actes de résistance. seignement chrétien.
sont déjà parus dans le monde Or il n’est pas résistant. Sa
entier à la fin de 1966. Pourquoi réponse: « Il faut rendre à César René M a r i é : Dietrich Bonhoeffer,
ce 236e? Parce que ce livre ne ce qui est à César», en témoigne. témoin de Jé su s-C h rist parm i ses
ressemble à aucun autre. Le Pilate le sait bien qui voudrait frères (Casterman).
« pou. » est écrit par un poly­ acquitter Jésus. Mais il doit Dans une nouvelle collection,
technicien qui ne se dit ni un cé der à la pression de la foule Christianisme en mouvement,
savant, ni un philosophe, ni un juive, et Jésus sera exécuté q u ’il dirige, le Père René Marié
théologien mais sim plement un com m e résistant. C ’est là, de présente la pensée du célèbre
homme d ’action et un esprit toute évidence, une erreur judi­ théologien protestant allemand,
« curieux de connaître et de ciaire imposée à un juge clair­ le pasteur Dietrich Bonhoeffer
co m prendre». Il confesse son voyant par une opinion publique qui fut également un homme
goût pour le « grand poèm e aveuglée par la haine. Ce genre engagé dans son temps puisqu’il
teilhardien ». C ’est très sub­ d ’erreur, aujourd’hui comme fut, a la fois, un théologien
jectif. Louis Salleron, lui, refuse alors, est loin d ’être excep­ de grande classe et l’une des
de trouver dans l’œ uvre de tionnel. Et Jacques Isorni ne figures les plus nobles de la
Teilhard la moindre notion manque pas d ’établir un paral­ résistance allemande au na­
scientifique ou apologétique du lèle entre la mort du Christ et zisme. A rrêté le 5 avril 1943 par
christianisme. Il affirme que la celle de certains condamnés la G estapo, il fut pendu le
« religion» du célèbre jésuite est politiques q u ’il eut l’occasion 9 avril 1945, à l’âge de 39 ans,
fantasm agorique et q u ’elle d ’ap procher ou d ’assister. Pour en même temps que le célèbre
s’évade de la science en se lui, la mort par les voies de la amiral Canaris, chef de l’espion­
voulant prophétique: sa religion justice est toujours injuste, nage allemand mais anti-nazi.
n’est q u ’une «gnose», très l’attente d ’une mort inévitable Ce livre de 160 pages est
séduisante, mais très éloignée constituant un supplice atroce, étonnant. René Marié, spécia­
des Evangiles. Louis Salleron, sans com m une mesure avec liste du protestantisme alle­
qui n’est pas dénué d ’humour, une mort reçue à l’improviste mand, brosse un portrait saisis­
a ponctué les chapitres de son sant de Bonhoeffer qui, l’un
étude de vers de Victor Hugo des premiers, a posé dans toute
qui illustrent de manière saisis­ son urgence le problème de
sante le côté visionnaire de la foi chrétienne dans un monde
l’œ uvre de Teilhard. On prend «m ajeur», de plus en plus
beaucoup de plaisir à lire André sécularisé et areligieux. Ce
Monestier et Louis Salleron. Ce visionnaire «inquiétant» avait
livre remarquable est sain, un sens très développé de
tonique, réconfortant. l’apocalyptique époque née de
la bombe atomique. Ses ré­
Ja c q u e s Isorni : te Vrai Procès de flexions sur l’interprétation « non
Jésus (Flammarion). religieuse» des données de la
En grand avocat et aussi en his­ foi, sur les choses «dernières»
torien objectif, Jacq ues Isorni et « avant-dernières», sur « l’im­
nous montre q u ’il y eut en puissance de Dieu», mérite­
réalité deux procès de Jésus: raient plus de commentaires.

181
Librairie
tive admirablement documentée Dans sa préface, le colonel
mais qui n ’est pas com plète car, Rémy a raison d ’écrire q u ’« on
W e r n e r M a s e r : Naissance du com me le dit l’auteur lui-même: atteint aux sommets où l’auteur
parti national-socialiste allemand « A l’heure actuelle, il n’existe de ce livre magnifique se meut à
(Fayard). pour ainsi dire pas en librairie l’aise». Marc Tolédano a su
C ’est une étude détaillée que, de littérature consacrée à l’idéo­ appliquer cette maxime de La
depuis des années, on attendait. logie de la SS. » Bruyère: «L es plus grandes
Elle a été faite essentiellement choses n’ont besoin que d ’être
à partir des archives du M a rc T o lé d a n o : le Franciscain dites simplement, elles se gâtent
N.S.D.A.P. saisies par les A m é­ de Bourges (Flammarion). par l’emphase.» Voilà un livre
ricains en 1945. Elle couvre la J ’ai lu déjà d ’innombrables q u ’on n ’est pas prêt d ’oublier.
période 1919-1924 qui porte en témoignages sur la Seconde
A ndré Brissaud.
elle toutes les données poli­ G uerre mondiale mais rares
tiques qui, après des jours de sont ceux qui m ’ont autant bou­
gloire, aboutirent au désastre. leversé que celui-ci. Cruel dans REVUES
C ’est un livre intéressant pour sa précision, écrit avec une
l’historien mais qui laisse sur pudeur extraordinaire, simple A p rè s les Cahiers du S u d,
sa soif car tout un aspect du dans le choix des mots, intense M antéia
nazisme n’y est pas examiné, par le dram e qui est raconté, « ... L’artiste, l’analyste refait le
et c’est sans doute le plus ce témoignage d ’un authen­ chemin du sens, il n’a pas à le
important, l’aspect m étaphy­ tique héros français — un « ré­ désigner: sa fonction, pour
sique, on pourrait même sistant» qui n ’a pas attendu reprendre l’exemple de Hegel,
dire «ésotérique» du nazisme. août 1944 pour le devenir — a est une mantéia...» Mantéia,
T ant q u ’on n ’aura pas éclairé un sens profondém ent humain c’est le nom de la nouvelle revue
les grandes zones secrètes du com me dans les plus purs chefs- qui place en exergue cette cita­
nazisme, on ne pourra com ­ d ’œ uvre de la littérature clas­ tion de Roland Barthes. Elle
prendre ce qui s’est passé entre sique. L’événem ent central qui vient de Marseille. Après la dis­
1933 et 1945. donne un ca ractère excep­ parition des Cahiers du Sud, des
tionnel à ce récit (deux frères, jeunes écrivains qui risquaient
G eorg e H. Stein : La Waffen S S dont l’auteur, sont arrêtés et de se trouver privés de toute
(Stock). atro cem ent torturés par la G es­ tribune ont décidé à leur tour
L ’auteur montre com ment, en tapo) est surprenant: Alfred de fonder une revue. Gérard
dépit des efforts et de l’obstruc­ Stanke, un franciscain alle­ Arséguel, Joseph Guglie lmi,
tion des chefs militaires alle­ mand, gardien à la prison où J e a n M alrieu, J e a n T o dra ni,
mands, la Waffen SS devint une sont détenus les frères T olé­ J e a n -J a c q u e s Vito n, soutenus
véritable armée de com bat et dano, vient à leur secours au par l’amitié vigilante de J e a n
joua un rôle militaire im portant péril de sa vie, à l’insu de la Tortel ont donc créé Mantéia
dans les grandes batailles de la Gestapo. Il prévient leur famille, qui paraîtra tous les trois mois.
Seconde G uerre mondiale. transm et leurs messages et p ar­ Ce n’est pas à proprem ent
L’auteur examine en détail la vient à sauver ces deux jeunes parler une revue de poésie,
structure et l’organisation de la gens du désespoir, comme il mais une revue poétique. La
Waffen SS. Il expose et discute sauva d ’ailleurs bien d ’autres recherche, la réflexion sur l’art
les m éthodes utilisées pour détenus. Au cœ u r des années poétique y tiendront plus de
enrôler des étrangers; les rela­ noires de la guerre, dans un place que les poèmes, c ’est une
tions avec la W ehrm acht; les monde kafkaïen jalonné de tor­ revue de laboratoire. A paraître
succès et les défaites de ce tures et d ’angoisse, la figure du dans ses prochains numéros,
corps d ’élite (ne pas confondre frère Alfred, homme simple et Mantéia annonce des textes de
avec les SS gardiens de camps charitable qui, sous l’uniforme Roland Barthes, J e a n Cayrol,
de concentration) sans oublier vert-de-gris, sut conserver son Francis Ponge, Philippe Sollers,
les atrocités dont certains corps idéal religieux, apparaît com me et de Gérar d Ar séguel, Henri
de Waffen SS se rendirent cou­ un lumineux exemple, bien à Heine, J e a n Laude, J e a n Tortel...
pables. C ’est une étude objec­ l’image du Poverello d ’Assise. Jean Feller.

182
A lire
HUMOUR mène de transmutation, fina­ toujours plaisir: des disciples, il
lement assez rare. en faut. On peut cependant
Après avoir sombré sous le joug reprocher à ce Livre blanc de
impitoyable de l’interdiction à l ’humour noir — textes choisis
l’affichage, le magazine Harakiri Aux éditions Grasset, on re­ par Michel Chrestien et Jean-
revient à nouveau à la surface, trouve R ené de Obaldia qui y Paul Lacroix — de confondre
libéré, relégalisé, affranchi. Il publie avec méthode et régula­ parfois hum our noir et simple
n’a pas perdu b eaucoup de son rité son œuvre complète. Après gaudriole, bref de tom ber dans
agressivité, ni de sa volonté de les deux tomes de son théâtre, le piège de ce sujet périlleux. Et
mettre en pièces une certaine voici les Impromptus, que pu­ surtout, certains auteurs im­
bêtise humaine. Il a cependan t blièrent les éditions Julliard portants sont vraim ent repré­
perdu un nombre certain de voilà quelques années et que les sentés par des « extraits» d ’une
ses collaborateurs, et non des théâtres du monde entier se dis­ singulière minceur. A peine
moindres: Topor, G ébé, Fred, putent. Avec raison d ’ailleurs. quelques phrases de Boris Vian,
Cabu qui font leur vie ailleurs. Rem arquable ciseleur de textes de Céline, de Boudard ou de
C ’est dommage. Mais il y a des brefs et de poèmes en prose, Franc Nohain, c ’est peu.
compensations malgré tout: le O bald ia est également un maître Jacques Sternberg.
génie graphique de Pellaert qui de la piécette en un acte. Sur ce
éclate dans la bande dessinée terrain plus difficile q u ’on ne
Pravda la survire use, Wolinski pourrait le croire, bien rares An d ré Guillois, qui rassemble
dont les progrès surprennent et sont les auteurs dramatiques les histoires drôles et des textes
paraissent foudroyants et, bien qui peuvent prétendre à autant brefs pour Plexus, vient de
sûr, les surprenantes trouvailles de virtuosité et de saugrenu. publier, en collaboration avec
qui font le sel et la gloire de ce sa femme Mina: Notre rire quo­
magazine unique en son genre, tidien, chez Calmann-Lévy. De
donc irremplaçable. Les anthologies de l’hum our se quoi se distraire pendant les
suivent et se ressemblent un vacances. Les éditions Planète
peu. Celle que viennent de publieront le mois prochain, du
Le dernier numéro de la revue publier les Éditions de la Pensée même auteur, un recueil des
Bizarre est consacré aux dessins M oderne est, en effet, visi­ meilleures histoires drôles q u ’il
récents de Wolinski, un des blem ent — et même ostensi­ a lues, entendues ou inventées
dessinateurs de choc du maga­ blement — inspirée des antho­ depuis vingt ans qu’il se con­
zine Harakiri. C ’est un nouveau logies Planète, les Chefs-d’œuvre sacre à cette insolite collec­
Wolinski que l’on retrouve, du rire en particulier. Cela fait tion : 333 + I histoires de Plexus.
celui-là qu ’annonçaient les
croquis des « histoires in­
ventées». Alors que Wolinski
traçait autrefois avec force
détails plus D ubout que nature
des fresques et bandes dessinées
d’un intérêt contestable, soudain
il abandonne son graphisme un
peu lourd, le troque contre un
trait flou, larvaire, aérien. Et,
fait paradoxal, c’est en devenant
vague qu ’il s’est accompli. De
même son humour s’est com ­
plètem ent métam orphosé. Il est
devenu gris, féroce, acéré. Il
n’appartient plus du tout à
Harakiri, mais simplement à
Wolinski. Saluons ce p héno­
PEINTURE
Voici des recettes pour
poétiser notre époque
Paris vit au rythme de son époque, qui est réaliste. Le réa­
lisme contemporain est multiforme et il est partout. Le raz de
marée a pris les dimensions du mascaret séculaire: rien n’y
résiste.
Dans ce contexte orienté et en est particulièrement pro­
saturé la grande rétrospective digue.
S oulages au musée national Les leaders nouveaux réalistes,
d’Art moderne ' apparaît comme qui furent les artisans du ren­
la référence anachronique à un versement de la vapeur, triom ­
monde étrangem ent éloigné du phent un peu partout. L’expo­
nôtre. Malgré la m onotone sition A r m a n chez Ileana
lourdeur de ses structures, Sou­ Sonnabend nous montre le
lages, à 48 ans, s’impose com me stade ultime de la dém arche du
l’une des plus sûres valeurs de maître des accumulations: tubes
la peinture abstraite gestuelle. de couleur et violons brûlés
Seulement, nous avons changé cristallisés dans le polyester,
de hiérarchie de valeurs et combustions de pianos et de
l’homme de 1967 obéit - dans fauteuils. Rien ne m anque à ce Une « accumulation » d ’Arman.
le mécanisme même de ses per­ festival des yeux, effets de P h o to A lain Sebe.
ceptions — à des motivations et matière, luminosité interne,
à des exigences nouvelles. Le monumentalité des formes, ballets Roland Petit au théâtre
temps bien sûr se chargera translucidité de la matière des Champs-Elysées, le peintre
d ’arrondir les angles. Mais pour plastique. Bref A r m a n nous niçois a fait les décors du Royal
l’instant le décalage est total. offre, entre deux séjours am é­ Ballet Performance à Covent
N otre civilisation de l’image, ricains, une brillante preuve G arden. Son Lost Paradise est
de plus en plus perfectionnée, de sa maîtrise. le clou de la saison londonienne.
produit un excès croissant L’année 1966, on s’en souvient, U n e colossale rétro sp e ctiv e
d’information et de sollici­ avait été l’année Martial R a y s s e 2. d ’Y ves Klein au Jewish Muséum
tations visuelles. C om m ent sen­ Raysse, d’une saison sur l’autre, de New York a marqué bril­
sibiliser, humaniser, poétiser continue sur sa lancée: après la lamment la relance américaine
cette « latence expressive»? Les Biennale de Venise, la rétros­ de son éclatante carrière pos-
recettes ne m anquent pas et la pective au palais des Beaux- 1. E xp o sitio n S o u la g es: 21 mars-21 m ai 1967.
saison parisienne cette année Arts de Bruxelles; après les 2. C f. P la n ète 28 pp. 184 et 185.

184
A voir
Etes-vous vraiment
l’homme
d’une civilisation
adulte ?___________
Ce test vous aidera à mieux vous connaître
Quelle est la différence entre l’érotologie et l ’érotisme ?
Que désigne le complexe de Thyeste ?
Qu’est-ce qu’un amphotrope ?
En quelle année fut fondée la ligue pour le malthusianisme ?
Comment pratique-t-on le cunnilinctus ?
Quel est l ’auteur de la Théorie du Libertinage ?
Quelles sont les méthodes contraceptives (mécaniques et chimiques)
connues à ce jour ?
Quelle est votre attitude en face des questions sexuelles :
vous désintéressez-vous de ces problèmes ? pensez-vous avoir
suffisamment de connaissances en ce domaine ou avouez-vous
simplement votre ignorance sur ce sujet ?
Quels sont les ouvrages sérieux que vous avez lus sur la
sexologie ?
voir au verso
Ce questio n n aire vous a perm is de “ m e s u re r” l ’étendue de vos connaissances dans un
dom aine qui, ju s q u ’ici, ne concernait que les initiés (c’est-à-dire l ’étude com parée des m a­
nifestations sexuelles directes ou indirectes, et des disciplines qui s ’y rattach en t). Il ne s ’agit
pas de chercher ici une réponse, n o tre seul b u t était de vous faire prendre conscience de la
diversité de n o tre univers sexuel. L ’hom m e m oderne se doit d ’ab o rd er avec une profonde
liberté d ’esprit tous les problèm es et plus particulièrem ent ceux qui le concernent directe­
m ent. Ainsi n ous p ouvons m esurer chaque jo u r, l ’im portance et l ’étendue de la sexualité dans
nos vies quotidiennes. M ais com m ent s ’inform er com plètem ent en to u te objectivité et p ar
quel m oyen p ratiq u e a b o rd er un problèm e aussi vaste ?
La réponse à toutes vos questions
U n ouvrage exceptionnel, qui rend com pte p o u r la prem ière fois au m onde de tous les
aspects de n o tre univers sexuel,paraît en m êm e tem ps en F rance, aux U.S. A., en A llem agne,
en Suède et en Italie. Le N ouveau D ictionnaire de Sexologie est, à ce jo u r, la prem ière et
la seule encyclopédie m oderne entièrem ent consacrée à l ’étude de la vie sexuelle.
C ette œ uvre colossale, qui a nécessité n eu f années de travail et de recherches sous la
d irectio n de J.M .L o D uca, condense la valeur de 30 livres ordinaires. Il devient ainsi un
in stru m en t de travail et de connaissances uniques, qui est appelé à faire au to rité sous
toutes les latitudes.
L ’ouvrage se com pose de deux volum es reliés plein veau velours : le N ouveau D ictionnaire
et son supplém ent où sont groupées les additions aux principales études. L ’ensem ble de
ces volum es com prend 1550 docum ents iconographiques (noir et couleurs), 1032 pages de
textes sur trois colonnes et 3500 articles. C ette œuvre adm irable, qui tém oigne d ’une’
p ro fo n d e liberté d ’esprit, est av an t to u t le livre d ’une civilisation adulte.

Attention. Cet ouvrage est strictement hors commerce et réservé aux souscripteurs.
Dès la m ise en vente, le prix de faveur de souscription cessera d ’être appliqué. Voici deux
m anières de profiter du prix de faveur de souscription : a) au co m p tan t, au prix excep­
tionnel de 270 F les deux volum es fra n c o de p o rt et d ’em b allag e; b) en 6 versem ents
m ensuels de 4 7 F (à la p aru tio n , ces prix deviendront :a ) 300 F ; b) 6 versem ents de 54 F).
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le NOUVEAU DICTIONNAIRE DE SEXOLOGIE.
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MARCHE
thume *. Q uant à Niki de S aint-
Phalle, étoile du pavillon fran­
çais à M ontréal, elle a délégué
une de ses Nanas-m onstres en
mousse colorée à l’exposition
organisée par José Pierre au
musée municipal d’Art moderne.
C ette manifestation inaugure
la série des «cartes blanches»
données à un certain nombre
de critiques parisiens par VA RC 4
dans le but de prom ouvoir la
rencontre et la confrontation
entre le public, les artistes et
les spécialistes. Jo s é Pierre, sur­
réaliste inconditionnel, secré­
taire in partibus et post mortem
d 'A n d r é Breton, s’est mis au
goût du jour: depuis q u ’il ne
craint plus l’excommunication,
sa «fureur poétique» est de­
venue singulièrement p o p ’. tante de Wilhelm Uhde, les ces artisans-poètes du tout-
naïfs envahissent périodique­ venant de l’existence a été
Il se passe ment la scène parisienne. Il faut Dubuffet, le créateur du musée
quelq ue chose à Nice dire que depuis le tournant de l’art brut, qui a patiemment,
De Nice nous vient enfin l’ul­ capital de 1960 leur présence se depuis plus de 25 ans, collec­
time rejet de la poussée des fait de plus en plus insistante. tionné les œ uvres étranges des
Nouveaux Réalistes: autour Il y a désormais en moyenne divers Lesage, Laure, Salin-
des trois grands Niçois, Klein, trois expositions de naïfs par gardes, W olfi, etc.
A r m a n et Raysse, Alex de la mois à Paris, un musée d ’art
Salle a organisé une exposition naïf s’ouvrira en juin à Laval,
de la nouvelle vague lo c a le 5. les galeries spécialisées se mul­ U n m usée
La manifestation, confuse et tiplient. La dernière en date, naïf à Laval
sans rigueur, est sympathique animée par l’infatigable Anatole Le musée des Arts décoratifs
par son côté généreux. Il se Jakovsky, vient co n currencer a ouvert ses salles sim ultané­
passe certes quelque chose de directem ent l’ancienne Mecque ment à l’art brut et aux bandes
plus à Nice q u ’à Lyon, Lille désertée de la rive gauche: la dessinées. Une exposition de
ou Strasbourg, mais cette pré­ galerie A ntoinette prend la figuration narrative groupe en
tendue Ecole de Nice (idée chère relève de la galerie M. Bénézit. effet tout un panoram a histo­
à Y ves Klein qui voulait en L’orientation réaliste de la rique des « comic-strips» qui
organiser une exposition p e r­ vision contem poraine ne profite pourrait servir d ’illustration
manente) ressemble un peu aux pas q u ’aux naïfs. Entre les idéale à la dernière Anthologie
auberges espagnoles: on y peintres du dimanche et les Planète 6. Panoram a qui est
trouve ce que l’on y met. cas-mystères du type Rousseau assorti d ’un appendice pictural
La voie royale du réalisme ou Séraphine de Senlis, notre 3. R é tro s p e c tiv e Yves K lein au Jew ish
déborde largement le secteur époque a dégagé un filon inter­ M u séu m d e N ew Y o rk : jan v ie rs-m a rs 1967.
des options initiales: elle oscille médiaire d ’am ateurs semi-pro­ 4. A R C : S e c tio n A n im atio n R e c h e rc h e et
C o n fro n ta tio n du m u sée m u n icip al d ’A rt
entre le monde des naïfs et fessionnels, de bricoleurs rus­ m o d ern e . Cf. P la n ète 33 p p . 190 e t ss.
celui des mass media, entre tiques fortem ent enracinés dans 5. G a le rie d e la Salle, p lac e G a u d e a u ,
V encc - 06
l’art brut et la bande dessinée. leur propre terroir: le révélateur 6. Les Chefs-dŒuvre de la Bande dessinée.
Depuis la découverte du D o u a ­ de cette famille spirituelle de p a r M ich el C a e n e t J a c q u e s L ob. Les ex p o ­
sitio n s d e « P art b ru t » e t d es b an d es
nier Rousseau et l’activité mili­ naïfs évolués ou complexés, de d essin ées d u re ro n t du 7 avril au 12 ju in .

187
Peinture
m~ où viennent s’entasser les ar­ miers ouvrages aux arm atures
tistes actuels qui se déclarent EXPOSITIONS de bois ou de fer, ses montages,
influences par cette technique. terres cuites, bronzes, pierres
A. quelques rares exceptions Les ch e fs-d 'œ u v re polychromées, collages aussi,
près, la confrontation est con ­ de M a n e t à Picasso où se donnent libre cours les
cluante: les spécialistes du En 1964, au palais de Beaulieu jeux de la liberté créatrice des
double jeu pictural ne sont pas à Lausanne, une exposition cubistes, mais qui restent avant
de taille à rivaliser avec « Guy remportait un grand succès: « De tout habitées par la grâce, la
l’Éclair » ou « M andrake ». M anet à Picasso». Tirés des puissance et la rigueur.
La conservatrice du nouveau très riches collections suisses, Au Grand Palais: du 11 mai au
musée d ’art naïf à Laval est près de 200 tableaux faisaient 15 août.
Mme Bordeaux-Le Pecq, ar­ revivre les plus belles heures de
tiste peintre, présidente-fonda- la peinture moderne. Sur les Œ u v re s récentes
trice du salon Comparaisons. deux étages de l’Orangerie, ces de Pinoncelli
Com me on s’en doute, Com­ chefs-d’œuvre (une salle entière Au début de l’année, le peintre
paraisons 1967 a fêté digne­ de Renoir, 6 Monnet, 8 C é­ Pinoncelli surprenait New York
ment l’événem ent en taisant zanne, dont« le G arçon au gilet par ses toiles et par son com por­
la part belle aux « primitifs du rouge»...) seront accom pagnés tement. Il s’est présenté au ver­
xxc siècle». Ils sont au moins de sculptures (20 pièces de nissage de la grande rétrospec­
une vingtaine, particulièrement Degas, Bourdelle, Despiau, tive Yves Klein la moitié du
inspirés par l’hiver. Les pay­ Renoir, Rodin). visage peint en bleu et un ho m ­
sages de neige sont nombreux Orangerie: du 10 mai au 30 sep­ mage à l’artiste disparu imprimé
et con currencent le trompe- tembre. sur le front. De son séjour de
l’œil traditionnel des peintres trois mois à New York il a rap­
de la réalité, rassemblés autour L'anti-p einture : porté une série de toiles
de Cadiou. Les salles expéri­ Marc el D u c h a m p immenses et colorées qui dé­
mentales, désertées par leurs En «d u o » avec le musée de passent en audace picturale et
meilleurs éléments, n ’assurent Rouen, ville natale de l’artiste, en puissance son exposition
pas le contre-poids habituel à et avec l’accord du peintre qui « L’am our à Pékin» présentée
la médiocrité ambiante. Invitée vit à New York, où ses quelques l’hiver dernier à Paris. Ses
d ’honneur, une sélection d a­ toiles et objets se trouvent dans dernières productions seront
noise consternante vient encore des collections particulières et exposées en priorité à la galerie
abaisser le niveau qualitatif au musée de Philadelphie, le de la Salle à Vence.
de l’ensemble: Comparaisons musée d’Art moderne présen­ Galerie de la Salle, place
1967 est le salon des basses tera au mois de juin une rétros­ Gaudeau, Vence, du 6 mai au
eaux et des vaches maigres. pective de l’œuvre de Marcel 6 juin.
Le dernier filon du réalisme est Duchamp. C ’est un génie sin­
sans doute le plus sûr. C ’est gulier, doué de l’imagination A travers les galeries
celui de l’art mécanique, des machiavélique que l’on sait (voir Des œuvres récentes, une grande
recherches de structuration de ses « ready-made »). L’expo­ sculpture: «Proposition to es-
l’image plane au moyen de pro­ sition reflétera aussi tout l’esprit cape; heart garden» et cinq
cédés industriels photo-m éca­ et l’histoire de l’anti-peinture, tableaux qui seront le dévelop­
niques. A la limite entre le du dadaïsme au surréalisme. pem ent du principe de « géo­
figuratif et l’abstrait, les reports Musée d ’A rt moderne : juin 1967. métrie variable » com poseront
photographiques sur plaque une exposition de Martial Raysse
émulsionnée de Ne im an, dernier Les sculptures de Laurens galerie Iolas: 25 avril-fin mai.
en date des protagonistes du A l’occasion de la donation faite Fin avril, les derniers dessins
mec art, connaissent un succès à l’État par son fils, l’œuvre de Topor seront exposés chez
mérité à la galerie Raymonde entière du sculpteur Laurens Valerie Schmidt et plairont
Cazenave et constituent l’une sera exposée au G ra nd Palais, aux amateurs de cruauté et
des révélations de l’année. du 11 mai jusqu’au mois d ’août, d ’hum our noir.
Pierre Restany. soit 300 pièces, depuis ses p re­ Muriel Cluzeau Ciry.

188
A voir
TH E A TR E ■■ Le Nouveau Théâtre libre
veut lutter contre l'anglomanie
De Harold Pinter à Nell S i m o n , une douzaine d’auteurs anglo- témoins; on se torture dans des
saxons ont vu leurs pièces créées à Paris cette saison. On est water-closets ou dans des
très indulgent avec ces produits d ’im portation, rem arquait en cages! La respiration de la
substance J e a n - L o u p D abadie, l’auteur de la Famille Écarlate tragédie a fait place à la
dans un récent num éro de / ’Express. La mode est, en effet, à suffocation du drame. Dans
les œuvres dramatiques du
l’anglomanie. En revanche, on ne monte pas les œ uvres de XXe siècle, l’écrivain trace
jeunes auteurs français. Lorsque, par hasard, un directeur de autour de ses personnages un
théâtre se hasarde à m onter l’une d’elles, on ne lui passe rien. cercle de feu; la mort n’est
Il ne s’agit pas ici de jug er telle le contrôle oppressant et ver­ plus glorieuse.
ou telle pièce récemment offerte satile des dieux, dans des palais Rien de plus banal qu’un homme
au public; il s’agit de prendre immenses ou sur des champs de qui déteste un homme. Dans la
conscience d ’un climat. bataille. Les tragédies pourtant vie, si l’un se trouve dans
En ac ce pta nt la direction du ne sont pas mortes. Elles ont l’échelle sociale infiniment plus
N ouveau T héâtre lib r e 1, R a y ­ émigré dans des lieux herm éti­ bas que l’autre, la haine forme
m ond He rm a n tie r a émis l’inten­ quem ent clos portant ainsi, vo­ une boule de nerfs au niveau de
tion de lutter contre ce courant lontairement ou non, la marque l’estomac ou de la gorge et une
masochiste. Son program m e: indélébile de l’univers con c en­ certaine courtoisie sociale régit
révéler les créations de jeunes trationnaire. On s’aime, on se et aplanit en fin de com pte les
auteurs français ou franco­ hait, on se poursuit ou on se rapports les plus tendus. Mais
phones; accueillir des metteurs détruit dans des grottes, dans si le «raté» tient entre ses
en scène nouveaux ou des com ­ des chambres, sans voisins, sans doigts la vie du « self-made man
pagnies sans moyens.
— Je veux créer un foyer cul­
turel dans le cœ u r du M o nt­
martre réputé érotique, dit-il.
En octobre, Lady Jane, de J e a n
M og in , a été représentée 50 fois
au Nouveau Théâtre libre. J e a n -
BaptisteThierret est venu ensuite
mettre une note d ’hum ou r dans
Pigalle avec un spectacle C a m i-
Chaval. Enfin, poursuivant son
programme, Raym ond H er­
mantier vient de créer la pièce
d ’un jeune auteur inconnu,
Jacques Ja c quine: Mort d ’une
baleine, à laquelle l’aide à la
première pièce avait été refusée.

Les tragédies ont é m igré


vers des lieux clos
Pour la majorité des auteurs
dramatiques actuels, les tra­ Gérard Darrieu et Raymond Hermantier :
gédies ne se déroulent plus sous la suffocation des drames intimistes P h o to N ico las T re a tt.
1. A n c ie n n e C o m é d ie d e Paris, rue F o n ta in e .

189
T hé â tre
bulldozer » qu’il déteste de toutes
ses forces, s’il construit patiem ­
m ent une cage d ’acier et si, par
PH O TO G R A PH IE
L'album de
ruse, il y enferme le gros homme, C ’était la Belle Epoque... Celle de la belle O téro et de Cléo de
ces rapports de milliardaire M érode. Celle où, en Caroline du Nord, les frères Wright
satisfait et de minable diabo­ réussissaient, à leur quatrièm e essai, un exploit fabuleux:
lique prennent une envergure un vol de 284 m ètres sans toucher le sol. Celle où le com te
dém ente.
Boni de Castellane, lorsqu’il recevait, n’utilisait pas moins de
La baleine réussira-t-elle
six cents valets habillés à la française, de pourpre, ou de blanc
à flotter lo ng te m p s?
et bleu rehaussés d’or.
C ’est le cas de Mort d ’une ba­
leine. R endant com pte de la L’époque où, jeune frère
pièce, la critique est tom bée d'Alice au Pays des Merveilles
dans le panneau gros com me et du Petit Prince de Saint-
une cage d ’acier de racon ter Exupéry, Jacques-H enri Lar-
l’action par le menu. En fait, tigue est devenu magicien à
ce que l’on voit sur la scène est l’âge de 7 ans. Son père lui fit
aussi fascinant que ce que l’on cadeau d ’un de ses appareils
v entend. photos, le plus petit, en 1901:
La mise en scène de Pierre Valde un appareil en bois ciré, avec
est com m e un félin qui retient un soufflet de toile grise, verte
sa force, la ramasse pour mieux et rouge, pliée en accordéon. Il
nous surprendre en souplesse. fallut moins d ’un an pour que le
R a ym o n d H e rm antier joue le petit bonhom m e se révèle un
raté qui masque son désenchan­ merveilleux photographe.
te m ent sous des tons cauteleux.
Son personnage, à tous ces Il p h otographie
degrés-là, tranche avec bonheur to u t ce qui bouge
sur la fatuité de l’hom m e d ’af­ P ourtant, en ce temps-là, faire Le «bateau-pneu» de 1910: une
faires, parfaitem ent incarné par de la photographie n ’était pas occasion de photojournalisme.
G érard Darrieu. chose aisée. La plupart des
L’auteur, J a c q u e s J a c q u i n e , a émulsions sur plaques de verre
la trentaine. Sa pièce est allée étaient encore très peu sen­ d ’un appareil qui lui permit de
de m etteurs en scène en di­ sibles: par temps clair, il fallait prendre des «instantanés», le
recteurs, de comédiens en poser de quinze à trente se­ « Bloc-Notes G au m ont», de
théâtres. Tous prêts à m onter condes. Les appareils étaient format 4,5 X 6; le diaphragme
l’œuvre... Oui mais... Le «oui lourds. A force de porter le ouvrait alors à f: 6,3 et l’obtu­
mais» dans le théâtre en F rance sien, le petit Jacques Lartigue rateur perm ettait déjà le 1/100
fait, et depuis plus longtemps, co m m en ç a à avoir l’épaule de seconde. Deux ans plus tard,
une carrière aussi im portante déformée. A telle enseigne que alors q u ’il avait 11 ans, en 1905,
q u ’en politique. J a c q u i n e réus­ le médecin alerta la famille! Jacques reçoit un Kodak
sira-t-il à faire flotter longtemps De plus, la photographie venait Brownie, le n° 2, plus léger,
sa baleine? H e rm anti er le veut tout juste d ’entrer dans les plus maniable car ne se ch ar­
pour continuer une tâche te r­ mœurs; elle avait longtemps été geant plus avec des plaques,
rible et nécessaire dont les la victime de réticences nées de mais avec des pellicules. Il peut
organismes en place recueil­ son caractère magique, diabo­ désormais prendre des sujets en
leront finalement un jo u r les lique. H eureusem ent le père de mouvement.
fruits. En attendant, les fonc­ Jacques, banquier et financier, Il ne s’en privera pas. Tout ce
tionnaires du théâtre le re­ lui offrit des appareils de plus qui bouge, dans cette folle
gardent s’escrimer. en plus perfectionnés. Dès 1903, époque que fut la Belle Epoque,
Victor Hansson. à l’âge de 9 ans, il lui fit cadeau y passe. Il photographiera tout

190
A voir
famille de la Belle Epoque
ce qui est m ouvement, action,
dém ontrant par là qu ’il fut vrai­
semblablement l’inventeur et à
tout le moins un des premiers
pionniers du photojournalisme.

U n p h oto graphe
de la vie quotidienne
Au château de Rouzat, d e ­
meure familiale, il photographia
son grand ami Raymond Van
Wers accomplissant l’exploit
de sauter par-dessus quatre
chaises alignées: il était cha m ­
pion de « steeple-chaise » ! Près
de Berck, le 3 avril 1904,
G abriel Voisin s’élançant du
haut d ’une dune sur un planeur
et réussissant le prem ier vol
public en F rance: il parvient à
tenir l’air quelques dizaines de bateau qui avait des jambes! saient, même déjà rencontrés.
mètres et, à cette époque, il Il prend en pleine vitesse la Tous ces docum ents figurent
fallait être rapide pour photo­ Delage, favorite du G rand Prix avec d ’autres — 165 au total —
graphier un aéronef en vol: il de l’A.C .F. de 1912. En « b a ­ dans un livre qui vient de
s’écoulait si peu de temps entre layant» le paysage com me il le p a r a î t r e 1 et qui est un vrai
le décollage et l’atterrissage! faisait p our suivre les bolides de album de photographies: cou­
11 photographie la cousine l’époque au m om ent où ils verture en simili cuir, papier
Bichonade voulant voler, sans passaient devant lui, il obtenait fort, chaque photographie tirée
planeur, com m e G abriel Voisin. avec l’appareil à rideau ver­ à part, certaines d ’entre elles
Il photographie la reconsti­ tical q u ’il employait de curieux dans les tons chauds ou bruns
tution à petite échelle de la effets: les arbres et les spec­ des antiques documents, et
sensationnelle attraction am éri­ tateurs penchaient et les roues collées com me nous collons
caine « Looping the Loop» qui paraissaient ovales. laborieusement nos photo ­
vient, en l’année 1910, de s’ins­ graphies de famille. Un album
taller à Paris, rue de Clichy. T é m o i n de la m od e à avoir pour pouvoir le regarder,
G râce au génie inventif de son Inventeur du reportage et de la le lire, le relire: c’e s tJ ’album de
frère, c ’est un lapin qui a la photographie de mode telle que famille de la Belle Epoque. La
chance de pouvoir connaître la pratique aujourd’hui Franck plus formidable collection de
les émotions fortes refusées aux H orvat, Jacques-H enri Lar­ photographies d ’actualité de ce
enfants Lartigue. Leurs parents tigue, presque chaque jo u r en début de siècle qu ’on puisse
leur avaient interdit formel­ fin de matinée, allait s’asseoir imaginer et qui vous perm ettra
lement de l’essayer. sur un banc du « Sentier de la de passer, sans vous en rendre
Il photographie l’invention du Vertu », parallèle à l’avenue des com pte, grâce au talent de
siècle: le bateau-pneu. On Acacias, où les gens chics Jacques-H enri Lartigue, à tra­
glissait ses jam bes dans une flânaient entre onze heures et vers la muraille de Chine qui
sorte de pantalon de c a o u t­ midi. L’usage voulait que les sépare le rêve de la réalité.
chouc étanche, collé au fond de messieurs saluassent inlassable­ Jean-Louis Swiners.
la coque. Des «pieds palmés» ment en soulevant leur chapeau I. É d ita L a u sa n n e, 1966. D istrib u é en F ra n c e
perm ettaient de propulser ce tous ceux et celles qu ’ils croi­ p a r la B ib lio th èq u e d e s A rts, Paris.

191
Photographie
C IN É M A
A quoi servent donc les
Il fut un te m p s où le F estival de C a n n e s éta it d is tra y a n t, un «... une foire où on trafique,
t e m p s où les s ta r l e tt e s p a r c e n ta in e s in v e n ta ie n t le m o n o k in i com m e dans toutes les foires.
ou s’a r r a n g e a i e n t p o u r to m b e r , v ê tu e s de nylon, d a n s d es C om m e à Lyon, à Milan. C ’est
p iè c e s d ’e a u p ro v id e n tie lle s. Il fut un t e m p s où C a n n e s et fait pour ça: le com m erce, faut
V enise é t a ie n t les se u les villes à o r g a n is e r de telles m a n if e s ­ que ça marche... Les prix du
Festival, c’est com me tous les
ta tio n s , e t un G r a n d Prix ou un L ion d ’O r a v a ie n t alo rs u n e
prix. Com me le G oncourt par
signification v éritab le . A u j o u r d ’hui, c e r ta in s v o n t aux festivals exemple... C haque année, à
c o m m e n a g u è r e u n e c e r ta in e classe allait aux eaux. propos du G oncourt, les gens
C ’est en 1939 que les autorités un site touristique. On s’ima­ ricanent. Q u ’ils y viennent!
françaises décidèrent d ’orga­ gine mal, en effet, les produc­ Com m e, tout com pte fait, ce
niser le Festival de Cannes, la teurs du monde entier venant de n’est pas plus mauvais que le
Biennale de Venise ayant été leur plein gré se réunir dans un G oncourt... et Orson Welles,
m arquée, l’année précédente, pays de brumes ou de blizzards c ’est notre Proust» (mai 1964).
par un certain nombre d ’inci­ perpétuels. D'ailleurs, les décla­ Une foire donc. Une foire-
dents liés à la situation poli­ rations officielles, lors des céré­ exposition, pour être plus précis,
tique du moment, à tel point monies d ’ouverture, le préci­ ou, com me on le dit encore
que les U.S.A. se retirèrent de saient: Cannes fut choisie «en dans nos campagnes, une bra­
la compétition. En fait, le pre­ raison de son équipement hôte­ derie. Rien de péjoratif à cela.
mier Festival de Cannes n’eut lier, de la certitude de beau Il suffit sim plement de prendre
lieu qu’en 1946, du 20 septembre temps, de son escale transat­ le parti des choses. Un film
au 5 octobre; des événem ents lantique, e t c . ». coûte cher: quarante millions
autrem ent importants et graves d ’anciens francs pour les mini­
en avaient retardé la réalisation. U n e foire... budgets, et deux, quatre ou
Son but était «... d ’encourager et une braderie! même quinze milliards dans les
le développement de l’art ciné­ On sait de toute éternité que cas les plus extrêmes (Cléo-
matographique sous toutes ses les meilleures affaires se traitent pâtre). Par conséquent, il ne
formes et de créer entre tous entre la poire et le fromage, faut pas s’étonner si les capi­
les pays producteurs de films arrosées de gevrey-chambertin. taines de l’industrie ciném ato­
un esprit de collaboration» La voie de la raison passe par graphique veulent vendre leurs
(article 2 du règlement du Fes­ l’estomac, et les collaborations films, c ’est-à-dire leurs produits
tival). Ainsi était définie la les plus fructueuses naissent à manufacturés. Très rapidement,
notion de festival ciném ato­ table. Alors on peut frémir à du reste, le développem ent de
graphique, notion ambiguë, l’idée q u ’au prochain Festival l’industrie cinématographique
déchirée com me le ciném a lui- de Cannes seront présentées devait imposer une nouvelle
même entre deux tentations: des œ uvres dont les accords de infrastructure au Festival.
celle du musée et celle du lucre. co-production auront été passés,
Les raisons qui présidèrent au l’an dernier, pour la prosaïque O n multiplie les prix
choix de Cannes com me lieu de raison q u ’Un Tel offrait à ses p our satisfaire tou t le m o n d e
rencontre sont des plus évi­ cocktails un whisky de meilleure Du quasi-artisanat, on passa
dentes. Un festival de cinéma qualité, ou parce que son bientôt à l’industrie lourde. Le
se doit de se dérouler dans un public-relation avait plus lar­ mode de sélection des films
cadre attrayant, voire attractif gem ent diffusé les invitations. devint de plus en plus sévère
— la mer y est presque toujours Le Festival de Cannes, à l’image — ainsi, en 1956, chaque pays
de rigueur —, propre à encou­ de ses homologues étrangers, fut invité à faire concourir un
rager les déplacements de foules. n’est rien d ’autre q u ’une foire. long métrage et un court
Tout com m e les miracles, les Ce n’est pas moi qui oserais le métrage, et pas plus — et plus
festivals ont toujours lieu dans dire, mais R a y m o n d Q u eneau : rigoureusement soumis aux

192
A voir
Festivals?
relations diplomatiques inter­
nationales. Je ne citerai pour
exemple de ce rétrécissement
dont souffrent les festivals que
l’affaire de la Guerre est finie,
d ’Alain Resnais, qui se vit refuser
l’an dernier sa participation à
Cannes sous prétexte que le
film était insultant pour l’Es­
pagne, représentée au Festival
par Falstaff, et risquait de nuire
à l’entente qui régnait entre les
deux pays; de même, en 1951,
le quai d ’Orsay avait prié le
comité de sélection de refuser
Chine libérée (soviétique), pour
des raisons du même ordre.
La sélection se durcit donc,
mais selon des critères fort
étrangers à l’art ciném atogra­
phique. On veille à ce que les
participants soient primés tour
à tour, et pour ce faire on mul­
tiplie les prix. Prix de l’O.C.I.C.,
Prix Spécial, Prix de la Semaine
de la Critique, T icket d ’Or, et
autres prix de circonstance; on
récom pense autant les efforts
financiers que les mérites d ’une cette dispersion, cette spéciali­ Restent les «rétrospectives»,
mise en scène, on encourage sation dans les genres sont les «tables rondes», et autres
plus les co-productions que la tout aussi inquiétants que le manifestations quasi secrètes,
créationoriginaleou la recherche caractère hybride des grandes parallèles aux festivals, qui
expérimentale. Si bien q u ’il faut rencontres internationales. peuvent présenter un intérêt
aller à H yères (Festival du A ménager la chèvre et le chou pour les non-initiés à la ciné­
Jeune Cinéma), Annecy, Ber- — en l’occurrence l’expression m athèque et aux revues ciné­
gam e (films d’art et d ’essai) ou personnelle et le com m erce — philes.
encore à Poretta T erm e (créé on ne parvient que rarem ent à A quoi sert donc un festival?
en 1962, Festival du cinéma un équilibre satisfaisant. Ces A voir des films bien sûr, jus­
libre), si l’on a quelque désir grands festivals ne sont, au bout q u ’à l’indigestion m ême — « on
de voir com m en t se porte le 7e du compte, ni des manifesta­ en prend pour un an», dit
art. E ncore faut-il être bien tions culturelles ni des foires encore Q u ene au — ou à les
informé, car po ur ces dernières aux films. En ce sens, la création revoir, puisque souvent on a
manifestations, point de publi­ du M arché du Film, à Cannes, déjà pu le faire à Paris, avant
cité tapageuse. A vrai dire ce et son importance croissante leur sélection à Cannes; mais
sont des présentations en vase dès 1962, représente un effort surtout un festival c’est utile
clos, trop spécialisées pour méritoire pour clarifier la situa­ pour vendre, pour lancer un
m ériter le titre de Festival. Et tion, pour distinguer les deux film qui était mal parti — mais
cet éclatem ent des festivals, tendances. qui est encore assez naïf pour

193
C in é m a
tm~ a ll e r v o i r u n film p a r c e q u ’il a
é té p rim é ? — p o u r m o n te r des
a ffa ir e s , v o i r d e s g e n s , f a ir e
Monaco se
d e la g a s t r o n o m i e e t s’a d o n n e r
a u t o u r i s m e , t o u t e s c h o s e s qu i C o m m e T o k y o , M o n a c o n ’a a u c u n e possibilité d ’e x te n sio n
n e c o n c e r n e n t g u è r e le c i n é m a ; te r r e s tr e . O n sait q u e Paul M a y m o n t et Kenzo T a n g é o n t
e t p u i s p a r fo i s , r a r e m e n t , o n a
p r o p o s é en c o n s é q u e n c e u n e e x te n sio n d e T o k y o su r la m e r
la j o i e d e d é c o u v r i r q u e l q u e
p a r d e s îles artificielles. C ’est la s o lu tio n q u e M a y m o n t
n o u v e a u t a l e n t (cf. Milos Form an
r é v é l é e n 1964 à L o c a r n o , a v e c
p r o p o s a it é g a le m e n t p o u r l’e x te n sio n d e M o n a c o : u n très
l’As de Pique). E t p u is s u r t o u t bel atoll artificiel relié à la ville a n c ie n n e p a r un p o n t. M a is
u n fe stiv a l, c e l a o f f r e la p o s s i ­ le p r o je t r e te n u a é té celui d ’un j e u n e a r c h i t e c t e italien,
b ilité d ’é c h a p p e r a u m o n d e M a nfre di G. Nicoletti.
r é e l , c o m m e le d i s a it si b i e n Celui-ci réunit fort h eureu ­ sculpture» qui n’est pas sans
M a rio Soldati, il y a d e u x a n s à sem ent plusieurs données essen­ m ontrer des parentés avec les
C a n n e s : « T a n t q u ’u n f e stiv a l tielles de la prospective. M a n ­ projets de deux autres membres
d u r e , t a n t q u ’o n e st à b o r d , la fredi G. IMicoletti est d ’ailleurs du GIAP: les «villes entonnoirs»
vie d e l’u n i v e r s e n t i e r y s e m b l e mem bre du G I A P ' et la pres­ de W a lte r J o n a s et « la ville
c o n c e n t r é e ; l’h u m a n i t é s e m b l e q u ’île artificielle q u ’il va cons­ totale » de J e a n -C la u d e Bernard.
ré d u ite aux c o m p a g n o n s de truire à Monaco sera la première Mais à la différence des « villes
v o y a g e ; p u is, q u a n d le fe stiv a l œuvre de grande envergure entonnoirs» de Jo n a s , les col­
se t e r m i n e e t q u ’o n r e t o u r n e réalisée par un m embre de lines artificielles de Nicoletti ne
c h e z soi, o n a la n e t t e i m p r e s ­ notre groupe. sont pas un espace fermé en
sio n d e s’é v e i l l e r d ’u n r ê v e e t La ville satellite de Monaco, vallée artificielle mais un espace
d e r e v e n i r à la r é a l it é . » conçue par Nicoletti, sera une ouvert sur la m er en am phi­
Michel Caen. presqu’île encadrée par deux théâtre.
ports, l’un sur le territoire mo­ L’intérêt du plan tient à la fois
P.S. - Aux festivals-trotters, signa­ négasque, l’autre sur le territoire à ce que la presqu’île et les
lons le dernier-né des festivals qui, français, près du cap d’Ail. Une constructions formeront un tout
lui au moins, ne porte pas le nom digue d ’un kilomètre de long, organique et que les terrains
d ’une localité plus ou moins touris­
immergée à une profondeur de artificiels à étages seront lotis
tique. Il s’agit du festival « Midi-
M inuit Fantastique», organisé par 40 mètres, c’est-à-dire l’une des d ’une m anière traditionnelle,
M m es Decaris et Villeneuve, et par digues les plus profondes que perm ettan t à l’usager la libre
M M . Caen et Rom er. l’on ait construites, retiendra les disposition de son sol équipé.
Depuis le 15 avril sont projetés à matériaux de remplissage. Com ­ Fournir un terrain artificiel
Paris, au Racine, des films inédits, m encée pendant l’été 1964, la dans une structure spatiale, et
a p p arten a n t au cin ém a qualifié de construction de la presqu’île ar­ laisser le propriétaire de ce sol
« bis » : tificielle devrait se term iner artificiel libre d ’en faire ce qui
— le premier Dracula, de Browning, cette année. Six ans seront en­ lui plaît, constitue, on le sait,
avec Bela Lugosi;
— la Gorgone, de T ere nce Fisher;
suite nécessaires pour édifier l’une des idées les plus fécondes
— 2 000 maniaques, de Herschelle sur cette nouvelle « terre » de de la prospective architecturale.
Lewis (sans doute le film le plus 27 hectares une ville neuve pour C ’est cette idée que Manfredi
sanglant de toute l’histoire du 10 000 à 18 000 personnes. G. Nicoletti va appliquer.
cinéma, et le plus humoristi- Les collines artificielles q u ’il a
q u e m e n t noir); U n e ville sculpture conçues sont en effet divisées
— le Désosseur de cadavres, de face à la m e r en secteurs composés d ’élé­
William Castle;
L ’originalité du plan de M an­ ments verticaux reliés par des
— le Fils de Frankenstein, de
Rowland Lee (avec Karloff et fredi G. Nicoletti, c ’est q u ’il planchers qui forment des « te r­
Lugosi); concentre tout le volume de rains artificiels» à divers niveaux.
— Rendez-vous avec la peur, un constructions prévues en quel­ Une partie en sera réservée à
chef-d’œ u vre m éconnu de Jacques ques grands éléments formant des espaces verts, c ’est-à-dire
Tourneur. en quelque sorte une « ville des jardins suspendus, et l’autre

194
A voir
prolonge artificiellement sur la mer
à la construction. Les structures
primaires, com posées d ’élé­
ments semblables, pourro nt ai­
sément être produites indus­
triellement et à bas prix.
Les circulations des véhicules et
des piétons seront bien sûr diffé­
renciées, ce qui est la moindre
des choses que l’on puisse au­
j o u r d ’hui d em an d e r à l’urba­
nisme, et à deux niveaux diffé­
rents. Le parking souterrain per­
m ettra de ranger 10 000 voitures.

La géologie artificielle ou
une utopie devenue réalité
Dans le secteur sud-ouest, où la
presqu’île artificielle se relie au
terrain existant, la partie m oné­
gasque sera consacrée à l’acti­
vité commerciale et à l’industrie
légère, et la partie française aux
plages et aux sports. Les col­
lines artificielles entourant les
ports seront surtout résiden­
tielles, les parties inférieure et
arrière de ces collines étant en forte et cohérente coexiste avec nements du paysage et, surtout,
principe seules réservées aux une vaste diversification d’acti­ par la possibilité offerte à
boutiques et aux bureaux. Au vités et de formes architectu­ chaque habitant d’apporter sa
nord-est, le long de la digue, les rales. Les collines artificielles contribution personnelle à l’or­
collines artificielles formeront deviennent un autre élément ganisation urbaine. Enfin, la ville
en se rejoignant un vaste es­ imposant du paysage, au même satellite, de par sa forme unique,
pace couvert, ouvert sur la mer, titre que le Rocher, les pro­ deviendra une sorte de phare
et destiné à abriter le centre montoires et les zones m onta­ dans le d écor de la Côte d ’Azur,
commercial. Les surfaces exté­ gneuses de l’intérieur. C ’est affirmant son individualité dans
rieures de cette colline artifi­ ainsi que la ville satellite est le caractère de plus en plus ano­
cielle en forme de tente seront comprise com me une expé­ nyme de la production archi­
en principe résidentielles. A rience globale ou perçue à la tecturale actuelle. Cette qualité,
l’est de la presqu’île, au-dessous vitesse véhiculaire, ou à partir jointe à l’ouverture de la forme
du Rocher, un centre culturel de nombreuses perspectives urbaine, à l’intervention créa­
sera composé de formes tota­ extérieures à la presqu’île arti­ trice des habitants et au contact
lement différentes. ficielle. L’échelle du micro­ retrouvé avec la nature, doit
— La géologie artificielle et le environnement est soulignée par assurer le succès humain du
plan flexible, nous dit Manfredi la grande variation des espaces plan.
G. Nicoletti, recréent en quelque urbains, par les nombreuses Q uand «l’utopie» devient une
sorte l’esprit de la ville médi­ occasions de surprise et de réalité... Michel Ragon.
terranéenn e typique à flanc de diversité, par l’intérêt continuel I. G ro u p e In te rn a tio n a l d 'A r c h ite c tu r e P ro s­
colline, où une unité urbaine q u ’éveillent les différents évé­ pectiv e.

195
A rchitecture
MUSIQUE
Le Livre des Morts tibétain
a inspiré deux compositeurs français
Livre sacre constituant l’un des plus remarquables et édifiants aussi primitive que puisse p a­
documents philosophiques, religieux et historiques que l’Occi- raître une telle tentative.
dent ait jamais reçu de l’Orient, le Bardo Thôdol, qui n’était U n besoin
normalement connu que des spécialistes et curiéux du boud­ d'exaltation spirituelle
dhisme, vient d’être soudainement projeté dans l’actualité Ces deux œuvres témoignent en
publique, cela de façon curieuse et inattendue, par le biais tout cas, de la part de leurs
de la musique, grâce à deux compositeurs français, Eisa auteurs, non pas seulement
Barraine et Pierre Henry. d ’une recherche subtile sur le
Au cours d’une récente semaine temps où la musique vivante est plan purem ent acoustique et
de musique contem poraine en train d’explorer un univers musical, mais aussi d ’un élan de
organisée avec le concours sonore entièrem ent renouvelé, spiritualité, d ’un besoin d’exal­
d ’Olivier Messiaen à la Maison univers inconnu dont les sono­ tation spirituelle et de com pré­
de la Culture de T honon, a été rités étranges ne sont peut-être hension dont les mobiles dé­
donnée en première audition pas sans rapports imaginaires et passent évidem m ent, et de
mondiale la Musique rituelle symboliques avec l’intermonde beaucoup, ce que l’on pourrait
(pour orgue, tam-tam et xylo­ inexploré et mystérieux dont le être tenté de ne considérer que
phone) d ’ Eisa Ba rr aine; et Bardo Thôdol nous entrouvre la com m e du pittoresque ou de
presque aussitôt les disques porte. l’exotisme de pacotille. Nous
Philips, lançant leur nouvelle D e tels rapports, imaginés par sommes loin de cela. Peut-être
collection « Prospective x x r des esprits occidentaux, sont cette imagerie sonore est-elle
siècle», m ettent à la disposi­ peut-être assez artificiels. Ils ne susceptible de paraître, aux
tion du public l’enregistrement participent peut-être que d ’une initiés, aussi naïve que ce que
d ’une œuvre de Pierre Henry, le sensibilité « romantique » assez nous appelons Yart naïf, mais il
Voyage (œuvre réalisée par des rudim entaire et puérile pour les n’est pas contestable qu ’elle
moyens électro-acoustiques). esprits orientaux authentiques nous ouvre des aperçus extrê­
O r ces deux œuvres, toutes adeptes du lamaïsme. Mais il m em ent poétiques sur le Livre
deux conçues, mûries et com­ n’en reste pas moins que ces des Morts tibétain, lequel ne
posées au cours des années interprétations — je devrais peut être traité avec légèreté
récentes, prennent com me peut-être dire ces imageries — et mérite une réflexion qui va
source d’inspiration, et même sonores du Bardo Thôdol offrent un peu plus loin que l’étude
com me cadre formel, le Bardo un intérêt et une séduction assez d ’un folklore...
Thôdol. Voilà qui mérite une réels et puissants pour que l’on Car le Bardo Thôdol c ’est, je le
considération particulière en un s’y arrête avec attention, pour rappelle, le Livre des Morts tibé­

196
A entendre
tain, rituel funéraire adapté et la vie), puis la forme particu­ et terrifiantes, mais encore parce
adopté au vir siècle de notre lière d ’existence qui suit la mort qu ’avant cela il est une descrip­
ère par le lamaïsme, ou boud ­ selon les croyances bouddhiques tion vécue — nous dirions fami­
dhisme tantrique, et provenant Mahayana, enfin les formes pos­ lièrement un reportage — et
d ’une pure tradition tibétaine sibles de la renaissance; d ’autre extrêmement précise de l’agonie
antérieure à cette époque. De part, un manuel mystique ou un vue de l’intérieur par le mo­
l’origine de ce livre sacré, nous livre de prières constituant (un ribond lui-même. A ce dernier
ne savons avec certitude qu ’une peu com m e le Requiem des point de vue, on peut penser
chose, c’est que le texte actuel­ chrétiens) le guide perm ettant que ces textes extraordinaires
lement connu, traduit d’abord de traverser la région mysté­ proviennent directem ent d’expé­
en anglais en 1920, puis en rieuse et inquiétante — l’inter­ riences eschatologiques fixées
français en 1933, résulte d ’un médiaire séparant une première sur le vif grâce à la dictée de
enseignement héréditaire qui vie d ’une seconde vie - , une grands maîtres en cours d’ago­
s’est transmis par une longue partie du rite funéraire consis­ nie, mais ayant conservé assez
suite de saints et de voyants tant en ce que le lama fait une de lucidité pour transm ettre
ap parten ant à la « T erre aux lecture du Bardo Thôdol devant leurs impressions et sensations
pics neigeux protégée par les l’effigie du défunt. N otons que au seuil même de la mort (c’est
dieux », le Tibet. la traduction du titre Bardo du moins l’opinion du D r W . Y .
Que ce soit avec des instruments Thôdol par l’expression de Livre E v a n s -W e n tz , professeur au
traditionnels de l’orchestre occi­ des Morts n’est qu ’une approxi­ Jésus College d ’Oxford, qui a
dental com m e le fait Eisa Bar- mation à l’usage des O cciden­ introduit en O ccident ce trésor
raine, ou à l’aide du langage taux, mais que le véritable sens de la littérature tibétaine boud­
sonore nouveau créé par Pierre serait « libération par enten­ dhiste du Nord, et qui présente
H e n ry à partir des recherches dem ent dans l’épisode qui suit ici la traduction anglaise du
de vocabulaire des musiques an­ la mort». lama Kazi D a w a S a m d u p qui fut
ciennem ent appelées concrète Ce texte est fascinant non pas son maître à G angtok Sikkim).
et électronique, les deux com ­ seulem ent parce qu ’il ouvre C ’est d ’ailleurs cette sorte de
positeurs ont suivi de très près notre imagination sur cet inter­ réalisme du Bardo Thôdol qui
le plan de l’ouvrage et son monde où il va guider l’esprit du autorise, semble-t-il, les inter­
déroulem ent en sept épisodes — défunt parmi des visions dont cer­ prétations sonores que nous en
mais ni l’un ni l’autre, em­ taines peuvent être effrayantes proposent les deux compositeurs
pressons-nous d ’ajouter, n’ont français, aussi aventureuses que
recherché une équivalence ou puissent paraître des tentatives
une occidentalisation de la m u­ de ce genre (E isa Barraine s’y
sique funéraire traditionnelle com portant plutôt avec une
tibétaine qui nous est main­ sensibilité musicale tirant sur
ten ant bien connue grâce à des la mystique, alors que Pierre
enregistrements que l’on trouve Henry, porté par les richesses
facilement dans le com m erce. innombrables d ’un vocabulaire
Il ne s’agit ici que d ’une trans­ nouveau, s’y manifeste en évo­
position ou d’une interprétation c ateur plus réaliste des dif­
de sensibilité à partir des images férents épisodes du «voyage»
nées du texte sacré. dans l’intermonde).

G u id e r les â m e s La parole est


dans l'au-delà au subconscient
Je rappellerai aussi que le Livre Sans vouloir entrer dans une
des Morts tibétain est d ’une description même sommaire du
part un traité doctrinal étudiant Bardo Thôdol, il importe de sou­
la mort (en tant que p héno ­ ligner encore quelques caracté­
m ène transitoire m ettant fin à ristiques de détail dont on re­
ce que nous considérons comme trouvera le reflet direct dans la»*~

197
M u siq u e
m~ conception et la composition
des deux partitions musicales.
D ’abord le découpage du Livre
— et par conséquent des deux
œuvres — dans l’optique du
chiffre 7: le Bardo (littéra­
lement: «entre deux») com ­
porte 49 jours, carré du chiffre 7
lequel plane, com m e dans bien
d ’autres religions et philoso-
phies, sur toute la symbolique
mythologique du bouddhisme
nordique et de l’hindouisme
supérieur. Les deux partitions
sont donc des com mentaires
musicaux des sept zones d’expé­
riences constituant le Bardo et
s’étalant successivement sur
« l’état transitoire du m om ent
de la mort», sur les deux pre­
miers « états d ’après la mort»,
sur deux des états principaux
de visions hallucinatoires qui d ’autres term es, elles sont les concert qui fut créée en 1963
m ettent l’esprit du mort en formes personnifiées des impul­ au cours d ’un concert de mu­
contact avec des déités soit sions intellectuelles du vivant sique contem poraine donné à
«paisibles», soit «irritées», sur dans son état de rêve a p r è s 'l a Paris en l’église Saint-Julien-le-
un état de choix vers une réin­ mort.» Ce dernier détail me Pauvre. C ’est cette version défi­
carnation, enfin, dernier terme paraît très im portant en ce qui nitive qui nous concerne ici, et
du voyage, état transitoire de concerne les deux œ uvres musi­ qui vient d ’être enregistrée par
retour dans une réalité de chair cales dont il s’agit ici, ca r il Philips en un disque 30 cm.
nouvelle. O r il est très inté­ autorise, dans une certaine m e­ En dépit de ce que pourraient
ressant de noter ici que les deux sure, toute interprétation per­ laisser supposer les moyens so­
épisodes de visions qui m ettent sonnelle et subjective des deux nores employés, le compositeur
le défunt au contact des déités com positeurs pour ces visions, nous offre ici une œ uvre musi­
paisibles ou irritées ne sont pas interprétation q u ’il leur est par­ cale véritable et qui se suffit
des visions réelles et que l’inté­ faitement permis de laisser à elle-même (non pas un « brui­
ressé ne doit pas les prendre surgir de leur subconscient alors tage» scénique, pas plus qu ’une
pour telles: ainsi que le précise même que, grâce à Dieu ou à expérience de laboratoire),
M . Ja c q u e s B a co t qui a préfacé Bouddha, ils sont tous deux en œuvre pensée, imaginée, cons­
l’édition française du Bardo vie et se portent fort bien... truite, et porteuse d ’une émotion
Thôdol, ces visions « sont créées d ’ordre authentiquem ent mu­
par l’esprit lui-même et n’existent Pierre H e n r y : une conce p tio n sical. Sauf dans les premier,
pas en dehors de l’esprit du impressionniste cinquième et septième mou­
mort. C ar ce ne sont que ph an­ La partition de Pierre Hen ry, le vem ents où interviennent des
tasmes ni plus réels ni plus Voyage, avait d ’abord fait l’objet sons em pruntés à la production
médiats que les mauvais rêves d'un ballet que M au rice Béjart vocale humaine (sons traités
des mauvaises consciences». Et (avec qui Pierre H e n ry a déjà ensuite selon les techniques de
le D r W . Y . E v a n s -W e n t z précise: collaboré depuis 1955 avec Haut la musique concrète), tout le ma­
« Elles ne sont que l’halluci­ voltage, Orphée, et la Reine tériel sonore de l’ouvrage est
nation qui manifeste les formes- verte) créa à l’O péra de Cologne d ’origine électrique et produit
pensées nées dans le mental de en 1962. Par la suite, le com po­ par les manipulations main­
celui qui les perçoit. Ou, en siteur en fit une version de tenant traditionnelles de la mu­

198
A entendre
sique électronique (pour ces le fait que l’ouïe est sans doute présence de six matrices repré­
deux expressions, voir Planète l’ultime moyen de perception sentant un mode de vie spiri­
n" 32). Pierre H e n ry est préci­ du m ourant: les bruits de la vie tuelle sur la terre; après le
sément l’un de ceux qui, suivant s’éteignent peu à peu dans un choix, un accouplem ent gigan­
leur chemin en toute indépen­ lointain auriculaire, tandis que tesque a lieu. Souffle II fait
dance, ont su faire la synthèse se lève progressivement le vent d ’abord entendre le vent te r­
de ces deux techniques, et il est de l’au-delà en une lente succion rible des réalités, et le retour à
l’un des rares à savoir en tirer de souffle qui devient de plus en la terre dure et à la chair dou­
un langage vraim ent original et plus puissante. Après la mort I loureuse se fait, tandis que la
expressif. Ajoutons q u ’avant de fait apparaître au loin la claire mémoire se dissout.
se spécialiser dans ce genre de lumière qui peut libérer du D ans tout cela, Pierre Hen ry
composition, il avait effectué cycle des réincarnations, mais déploie une imagination inces­
toutes ses études d’écriture clas­ que des nuages viennent voiler sante, une force poétique puis­
sique, notam m en t avec Na dia de leur obscurité. Après la sante, mais sans jamais se livrer
Bou la n ger et O livier Mes siaen : mort II fait revoir à l’esprit, dans aux faciles effets de vacarme
sa formation est donc complète une demi-conscience, son passé auxquels porte aisément la m u­
sur le plan musical. terrestre, mais bientôt il est sique électro-acoustique: car
Il est évident que ce nouveau frôlé par des êtres de l’autre toute cette partition est, en son
matériel sonore, insolite et inouï monde et aspiré vers les abîmes. ensemble, d’une extraordinaire
par définition, est ém inem m ent Les divinités paisibles sourient à discrétion, ce qui augmente sans
susceptible de convenir à l’évo­ l’esprit cependant terrifié par les doute encore sa force poétique
cation d ’une série de p h én o ­ visions de son imagination. Les et son mystère, de même que
mènes aussi mystérieux et inso­ divinités irritées le terrifient en­ son incontestable et inquiétant
lites que ceux qui se succèdent core davantage par leurs appels lyrisme. D ’autre part, le com­
dans le Bardo. Et il était très à la libération définitive. Le positeur ne tom be jamais dans
te ntant d ’appliquer les couleurs couple est l’épisode où l’esprit du les académismes du genre et
sonores de ce vocabulaire inso­ défunt, ayant refusé d ’échapper utilise un vocabulaire d’une
lite et inouï à un livre sacré à « la roue de la vie », est mis en frappante personnalité, sans
dont le principe même est celui poncifs, sans formules toutes
d ’une « Libération par l’audi­ faites. C ’est là une réussite très
tion et la vision» (E v a n s-W e n tz ), troublante.
lente progression dans un uni­
vers ténébreux où le défunt voit Eisa Barraine :
se projeter com m e sur un écran plus intellectuelle
les visions que son subconscient En face de cette conception
a conservées des phénom ènes que l’on se risquerait à qualifier
réels terrestres dont il a em m a­ d ’impressionniste si le mot ne
gasiné les expériences et que devait prêter à tant de malen­
son état hallucinatoire lui fait tendus, la conception d ’ Eisa
prendre pour des visions réelles. Barraine est toute différente,
Mais le guide des morts, le réaction qui n’est pas déplacée
Bardo Thôdol, s’emploie à le si l’on songe que l’enseignement
rassurer par la bouche du lama: principal du Bardo Thôdol veut
« Il est suffisant pour toi de que les expériences d ’après la
savoir que ces apparitions sont m ort soient entièrem ent dép e n ­
les réflexions de tes propres dantes du contenu mental de
formes-pensées» (Bardo « de chaque personne. L’originalité
l’expérience de la réalité », c’est- de cette œuvre, qu ’elle intitule
à-dire épisodes III, IV et V). peut-être un peu imprudemment
Les sept parties du Voyage Musique rituelle, provient non
se présentent ainsi schémati­ pas de ce que, com m e dans le
quem ent. Souffle I est basé sur cas précédent, elle emploie un m~

199
M u s iq u e
»•" matériel sonore inédit, mais l’orgue conduisant presque fa­ U n jeune co m p o site ur
d ’un art nouveau de com biner talem ent les èxécutants de cet
des éléments du matériel sonore ouvrage sous les voûtes d’une argentin révélé en
traditionnel, ici l’orgue, le tam- église, celui-ci y prend des France : A d o lfo M in dlin
tam et le xylophone. Cette Mu­ résonances encore plus amples,
sique rituelle (qui, elle aussi, se plus mystérieuses et plus inso­ Une personnalité fort intéres­
réfère expressément aux sept lites. Au surplus, la combinaison sante vient de nous être révélée
épisodes du Bardo) est moins des tim bres o r g u e - t a m - t a m - dans le cadre de la Maison
appuyée que l’œ uvre préc é­ xylophone donne naissance à argentine à Paris, centre des
dente sur la pure sensibilité. une chimie auditive dont les activités culturelles de ce pays:
Elle est plus intellectuelle dans effets subtils sont très étonnants. Adolfo Mindlin, qui réside à
la complexe géométrie spatiale Il est difficile au critique mu­ Paris et qui est l’un des plus
de ses jeux de formes, de sical de prédire quel sera le remarquables musiciens d ’A r­
rythmes et de timbres, jeux qui, destin de deux com positions gentine.
dans une certaine mesure, s’ap­ com m e celles-là. Peut-être ne Le concert, dédié à quelques-
p arentent à certaines sugges­ s’agira-t-il, au m om ent où l’on unes de ses œuvres, nous a
tions d ’Olivier Messiaen qui est pourra faire les comptes, que de permis d’apprécier diverses
d ’ailleurs un peu le parrain de simples honeggerismes com me facettes de son langage musical
l’ouvrage, parce qu’il l’a tenu tant d ’autres. Mais je ne le expressif et coloré. Des œuvres
sur les fonts baptismaux lors pense pas. Claude Rostand. de solide structure constituaient
de la semaine de Thonon. le program m e: Sonate et T oc­
Ici les com mentaires instru­ cata pour piano, dont la pianiste
mentaux n’ont que de lointains M a rth a Bongiorno, la seule
rapports avec l’authentique Bib liographie artiste argentine de cette soirée,
musique liturgique des monas­ et discographie fut une interprète fougueuse.
tères tibétains. Eisa Barraine ne Le Bardo Thôdol (Livre des Deux Sonatines, l’une pour
semble d ’ailleurs pas vouloir Morts tibétain), traduction hautbois et l’autre pour violon
cacher qu’elle apporte ici une de M arguerite La F uente — accom pagnées au piano par
sensibilité et quelques formules d ’après la version anglaise l’auteur — furent traduites avec
parfaitem ent occidentales, et du lam a Kazi D aw a Samdup enthousiasme par Yannick
que l’exotisme s’arrête à l’évo­ éditée par le Dr W.Y. Evans- H eurtault (hautbois) et Jean
cation des symboles, ne voulant Wentz, préface de Jacques Chassaing (violon). Q uatre
pas s’aventurer dans la restitu­ Bacot. Librairie d ’Amérique M ouvem ents pour clavecin,
tion épigonale d ’un univers so­ et d ’Orient Adrien Maison- joués avec finesse par M me
nore si particulier et si fulgurant neuve, 11 pl. Saint-Sulpice, Chantai Perrier et, clou du
que celui des musiques du Tibet. Paris, VI% réédition 1965. programme, deux belles œ uvres
Son œ uvre est profondém ent Le voyage, de Pierre Henry, dont l’ensemble Flores Musicae
grave, recueillie, pleine de mys­ réalisé dans le studio de fut l’interprète idéal. Le soprano
tère aussi, œ uvre où le plus l’auteur, 1 disque 30 cm gra­ A rm ande Olivier, avec Aline
austère dépouillement et la vure universelle, collection K opp à la flûte, Silvette Milliot
durée longuement étirée joue nt «Prospective x x r siècle». au violoncelle et Nicole Michel
des rôles envoûtants et d ’un Philips édit., Paris 1966 au clavecin et piano, nous a
hiératism e bien liturgique, ( n - 836.899 DSY). fait apprécier tour à tour cinq
œ uvre qui se construit len­ Musique du Tibet, enregis­ villanelles composées sur des
tem ent et sourdem ent dans un trem ents authentiques réa­ poèm es des xv“ et xvic siècles
univers intérieur inquiétant, lisés dans différents monas­ et Marine, com m andée à l’o c­
en des structures rythmiques et tères tibétains, 3 disques casion du tricentenaire de la
sonores dont l’ensemble archi- 30 cm avec brochure. Bàren- fondation de la ville de Sète.
tectonique prend, au fur et à reiter édit., distribution en L’O .R .T .F. vient d ’enregistrer
mesure du développem ent de F rance par Valois-Chant du l’essentiel de ce concert.
l’ouvrage, une grande et réelle Monde. Jean-Claude Raynol.
beauté. Il faut dire aussi que

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A b o n n e z -v o u s 201
A C T IV IT É S P L A N È T E

En une semaine, nous avons reçu


5 500 réponses à notre questionnaire

Dans notre préc éd en t numéro, Zelas, M. G. de Wandeleer,


nous avions inséré un question­ M. Guy Favier, Suzanne de P U B L IC A T IO N S
naire grâce auquel nous vou­ Becker, M. F. Moulin, M. F. L O U IS P A U W E L S
lions engager un dialogue avec Labeeu, Dominique Antom-
nos lecteurs et amis. Moins brandi, M. R. Naly, M. Brustel, A dm inistration
d ’une semaine après la parution Louis Bruder, Michèle Du- P ré s id e n t D ir e c te u r g é n é ra l
de ce numéro 33, 5 500 réponses meige, Alain Klug, A ndré G e r ­ Louis P a u w e ls
nous étaient parvenues. Nous main, Daniel Benoist, Jean- D ire c te u r g é n é ra l
en avons finalement reçu plus Marie Rodon, Frédéric Contet, P h ilip p e R o s sign o l
de 7 000. Cette réaction nous John Fisher, Jacques Lefort, C o n s e ille r te c h n iq u e et c o m m e rc ia l
montrait une fois de plus à quel Michel D eroutet, M me Pascal, F ra n ç o is R ic h a u d e a u
point notre action est suivie. Olivia Vertel, M. Racovski, S e c ré ta ire g é n é ra l
Avant la fin d ’avril, l’ensemble Léon Degeer, Etienne Zeisler, Ja c q u e s T ie rc e
des réponses que nous aurons Mme Oslet, Jules Nyssen, R e la tio n s in te rn a tio n a le s
reçues sera analysé par machine M. Vallansan, Christian Dureau, A le x G ra ll
électronique. Dans le numéro Jean Lesenechal, Michel Lar-
35, M. Je an Lignel, responsable cule, M. Smeets, M. Alizier, Rédaction
du service Etudes et R e ch e r­ Robert Maria, Claude Ambro- D ire c te u r g é n é ra !

ches de Régie-Presse, co m m en ­ setti, M. Berings, Abel Jacquin, Louis P a u w e ls

tera les résultats de cette vaste Etienne Callaert, Charles Ro- A tta c h é à la d ire c tio n g é n é ra le

et importante enquête qui, rap­ chereul, Christian Haussaire, J a c q u e s B e rg ie r

pelons-le, doit servir de base M me Belin, Philippe Gouillon, D ire c te u r d e s ré d a c tio n s

à des thèses de doctorat de Jean-Jacques Robert, Michel Ja cq u e s M ousseau

sociologie en projet dans le Paget, M. Culiolu, Jean Perisse, D ire c te u r a rtistiq u e

cadre de l’université de Paris. M m e Elisa Mizreh, M. Haira- Pierre C h a p e lo t

Nous publions, ci-dessous, la bedian, L aurent G odd et, J a c ­ P U B L IC A T IO N S


liste des 100 premiers lecteurs ques Legendre. Christian Lasne,
qui nous ont envoyé le ques­ M. Sarembaud, M. Drymael, PLAN ÈTE
tionnaire rempli et qui rec e­ Dominique Vital, Brigitte Pi­ PIAN ETA (Turin)
PLAN ETA (Buenos Aires)
vront un abonnem ent d ’un an vert, M. Claude Timsit, René B R E S P LA N ÈTE (La Haye)
soit à Planète, soit à Plexus. Laulom, M. S. Gateau, M. Mou- PLEXU S
Ces 100 bénéficiaires sont: lia, M. Mousset, G. Defauw, PÉN ÉLA
Alain Le Bris, Mlle Lefebvre, Jean-Yves Chedorge, Mme J. Adresses
René F. Saint Maur, Marie- Veale, M. A. Bize, M. Comte, 114, Champs-Élysées, Paris 8
Anne Bourdeau, Daniel Giraud, Henri Vaneycken, André Drou- Tél. : ÉLY. 86.50 et 84.16
Gabriel H ubert, Paul Bosteels, jininsky, M. Je an Sibenaler, 42, rue de Berri, Paris 8.
Tél. : ÉLY. 25.06
M. Lemoine, Francis Guilbert, René Beauvais, Jacques Pirson,
Rolph Compes, Philippe Miecre, Je an Benard, M arc Ilovaisky,
M arcel Callewier, Francis J. Bouffet, Claude Devrière,
Guibert, M. R. Pilet, M. Tahon, A. Dufour, M m e Imbs, Roger
Richard Chalet, M. A. Tiekink, Jeangirard, M me H. Borel,
M. Lemoine, Richard Dauchez, Robert G authier, Denise M o ­
Jean Pessemier, Claude Cha- tard, Lucien Serrano.

202
Activ ités Planète
PLANETE
DIRECTEUR LOUIS PAUWELS

Planète est la première revue de biblio­


thèque et la plus importante revue d’Europe
par sa masse de lecture et son nombre
d’illustrations, son tirage, ses éditions inter­
nationales et la publication de quantité
d’ouvrages complémentaires □ L’abon­
dance et la variété des sujets traités et des
angles de vision exigent du lecteur un égal
appétit de connaissance et de rêve, une
curiosité sans limites et beaucoup d’agilité
d’esprit, sans compter des facultés de dis­
crimination □ Savoir est utile, imaginer
est indispensable, rêver est nécessaire,
mais toutes précautions sont prises pour
que les frontières soient visibles entre ces
divers domaines pareillement délicieuxD □

P a ra ît to u s les d e u x m o is A b o n n e m e n t 6 n u m é ro s 3 3 F. Le n u m é ro 6 ,5 0 F. / 8 6 F .B . / 7,1 5 F .S .

Mou v ement des con nai ss a n c e s / Ecole permanente / Vie spirituelle


Li tté ra tu re différente / A r t f a n t a s t iq u e / H u m o u r / M ys tè re s du m o n d e animal

Im p rim e rie L. P .-F . L. D a n e l L o o s -le z -L ille N o rd im p r im é e n f r a n c e n if f n ç io n D fin niS l / N .M . P .P .

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