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Notre couverture :

Tête de roi,
art gothique du XIIF siècle.
Cathédrale de Chartres
7 Editorial
Jean-Jacques pleure et Denis rit 69 LES RÊVES
par Louis Pauwels Le sexe n'est pas la seule d é
par Raymond de Becker
11 L'amour en question
Les rêves sont plus
Pureté, chagrin d'adulte
nécessaires que le som m eil
par Léo Ferré
par Aim é Michel
21 Civilisations disparues
Ulysse est-il allé en Bretagne? 91 Art fantastique de tous les temps
par Robert Philippe Max Ernst et les machinations de la nuit
par Patrick Waldberg
31 Positions Planète
La pensée planétaire, qu'est-ce que c'est? 103 Histoire invisible
par André Amar Les mathématiciens font la guerre sur le papier
par Jacques Bergier
39 Chronique de notre civilisation
109 Humour Planète
Il y a aussi une prospective des vacances
Desclozeaux : une découverte
par Gérard Blitz
115 Personnages extraordinaires
43 Les grands contemporains L'incroyable mage Gustave Roi
Le testament de Norbert Wiener par Pitigrilli

45 Le mouvement des connaissances 127 La littérature différente


Dieu et le Golem, cybernétique et religion Le baiser du dieu noir, par C. L. Moore
par Norbert Wiener Les chiens de Tindalos, par F. B. Long
143 L'École Permanente
51 Aux frontières de la recherche
Le matérialisme, par Gabriel Veraldi
Les drogues : clés de l'enfer ou du ciel?
par Jacques Mousseau 155 Les ouvertures de la science
J’ai mangé des champignons sacrés Où en est la recherche de la vie extra-terrestre?
par Emile Folange parW.R. Corliss

Norbert W ie n e r / André A m a r / Pitigrilli / Robert Philippe


Professeur de philosophie Sous-directeur à l'École
à l'in stitu t d'Études Politiques des Hautes Études
PLANETE
LA P R E M IÈ R E R E V U E DE B IB L IO T H È Q U E

163 LE JOURNAL DE PLANÈTE DIRECTEUR


LOUIS PAUWELS
Informations / Plainte pour imbécillité avec
effraction COMITÉ DE DIRECTION
165 La France secrète / Le labyrinthe de la cathé­ LOUIS PAUWELS
drale de Chartres JACQUES BERGIER
FRA NÇ OIS RIC HA U DEA U

A SAVOIR RÉDACTEUR EN CHEF


167 Philosophie / Teilhard disait: «Nous nous JACQUES MOUSSEAU
découvrons responsables de la cosmogenèse »
DIRECTEUR ARTISTIQUE
169 Parapsychologie / Télépathie : on progresse PIERRE CHAPELOT
170 Astronomie / La lune arrachée à la Terre
É D ITIO N S PLANËTE
A LIRE
ADMINISTRATION
171 Histoire / Vingt ans après... 42 RUE DE BERRI, PARIS 8
174 Cybernétique / La cybernétique et l'humain RÉDACTION
ET RENSEIGNEMENTS
A ENTENDRE 114 CHAMPS-ÉLYSÉES. PARIS 8
175 Théâtre / Notre époque mise en scène
177 Musique / La révolution électronique DIFFUSION DENOËL - N.M.P.P.
180 Disques / Il existe un marché parallèle ABONNEMENTS. VOIR PAGE 194

A VOIR PIAN ETA


181 Cinéma / De l'adaptation 21 VIA FRA BUONVICINI
FLORENCE
182 Peinture / Tout craque, c'est bon signe
184 Architecture / Kiesler: je rêve d'une archi­
PLAN ETA
tecture féminine SUDAMERICANA
HUMBERTO I 545
ACTIVITÉS PLANÈTE BUENOS AIRES, ARGENTINE
187 Débats / Deux colloques : « Qu'est-ce que
Planète? » Les titres, les sous-titres, les inter­
titres et les éléments de présentation
188 Planète grandit aussi à l'étranger / Le courrier et d'illustration des articles sont
des lecteurs établis par la rédaction de Planète.

érard Blitz / Émile Folange / Patrick W aldberg / W . Corliss


Chargé de cours Rédacteur scientifique
à la Faculté de Tunis à Science and Tecnology
NUMÉRO

EN VENTE ICI
Jean-Jacques pleure et Denis rit
Louis P auw els

Vous qui vivez dans le monde, ne blessez personne,


mais ne laissez plus personne vous molester.
RA MA K R H IS N A .

ON NOUS V E R R A N O M B R E U X ET D É C ID É S

Au bilan: Dans les librairies, sur les murs des kiosques, vous avez peut-être vu
une affichette noir et or. Elle représente le visage d ’une petite fille
Des outils dont l’enfance sans enfantillage nous a émus. On peut lire ces seuls
mots: « Trois ans et demi, Planète grandit. »
meilleurs Planète grandit, en effet. Trente-deux pages supplémentaires en font
l’une des revues au monde offrant le plus de lecture. Cet ajout, ainsi
Des amis que des améliorations techniques et rédactionnelles, nous per­
m ettent d ’ouvrir davantage l’éventail de nos recherches, études,
nouveaux curiosités. C ’est encore plus de travail et plus de frais. Mais le surm e­
nage est notre hygiène, et nous ne sommes pas des marchands. Cette
Et diverses dernière affirmation ferait ricaner les sots et les méchants, s’il s’en
glissait, par erreur ou effraction, parmi nos lecteurs qui savent ce que
plaintes nous sommes, ce que nous faisons et co m m ent nous le faisons. Nous
cherchons à nous exprim er le plus com p lètem ent possible. Pour le
contre reste, développer nos moyens d ’expression en en restant les maîtres,
voilà tout notre appétit.
imbécillité Après trois ans et demi d ’efforts, de contacts, et avec trois éditions
étrangères possédant leur équipe et leur réseau particulier (la der­
avec nière est l’édition néerlandaise; une quatrième, allemande, est en ce
m om ent à l’étude), nous avons rassemblé quantité d ’amis et colla­
effraction. borateurs nouveaux. Nous avons trop de choses à dire, à montrer, à
faire circuler. Pour chaque numéro, il y a deux fois la quantité de
textes et de documents, retenus parmi dix fois cela. Il faudrait

Éditorial
doubler Planète. Le prix en serait trop élevé. Ou servir à l’histoire des partisans-nés de la liberté
faire une revue mensuelle. N ous ne pouvons pas. de l’esprit. C ’est une histoire paradoxalem ent
Tous ceux qui travaillent avec nous savent que secrète, vécue p ar le grand nombre, racontée par
chaque page publiée est l’objet de mises au point personne, ou presque. C ’est une affaire de grand
complexes, longues — jamais assez à notre gré. public. Et, pour les textes, de quelques m ém oria­
Le rythme irait contre la qualité. N ous avons listes maudits.
donc opté p our ce cahier de trente-deux pages et
une typographie plus foisonnante. C ’est un moyen
terme. Il répond tout de même à notre désir de
dépasser notre propre formule. Celle-ci a suscité
des imitations, on le sait. Hélas! elles étaient
moins fidèles que nous l’eussions souhaité, ne
suffisant pas à la tâche. N otre absence s’y faisait
trop sentir. Quel dommage! on n’est pas aidé,
c’est bien vrai. On nous oblige à tout faire nous- grandit
mêmes... 22

Dans mon adolescence, je lisais beaucoup les


Encyclopédistes. J ’aimais Rousseau. Mais mon
professeur disait q u ’il était devenu dingue dans
son bel âge. J ’étais confiant. J’analysais les tristes
effets de la folie de la persécution. Malgré
tout, le ressac de mon futur me rendait indécis.
A ujourd’hui, j ’ai de meilleurs yeux que le pro­
fesseur. Ils sont devenus rouges plus souvent. Je
sais m aintenant quelle épouvante peut saisir un
esprit au spectacle des haines désordonnées et
Je regarde ma collection. C ’est en octobre 1961 absurdem ent conjuguées que sa fraîcheur pro­
que naissait Planète, après sept ans de prépa­ voque. Il en voit clairement les raisons. Il en suit
ration. Si vieillir c ’est trahir, je ne vieillis pas. le cheminement. Il les voit se nouer. Cette tapis­
Je prends mesure de ma fidélité. A une vision, à serie horrible, dont il pourrait com m enter chaque
un sentiment, à un certain esprit, à des gens. En point, imite- en grotesque l’horizon vers lequel il
cet octobre, donc, Planète naissait, sinon avec marche. A de certains moments, il est prêt à
naïveté, du moins avec innocence. On connaît la s’écrier, com me Malatesta: «Q u and on sait ce
suite. Mais ce que quarante-deux mois d ’une que valent les hommes, com me c ’est bien d ’être
sorte de mission, d ’audience publique et d ’inquié­ vaincu!» A d’autres, qui lui ressemblent davan­
tudes intimes, d ’amitiés admirables et de jalousies, tage, il fait un trou et passe. La tapisserie se
de responsabilités grandissantes et d ’un sentiment reforme. Il n ’avancera jamais qu ’ainsi. C ’est son
grandissant d ’indignité (tout pavois, même le plus destin. L’intelligence en prend son parti, le cœ ur
étroit, hausse la honte, si l’on n’est pas fou); mais point. Et le pire est le décou ragem ent sec qui
ce que quarante-deux mois de création, au sein vient d ’examiner ces haines, d ’en étudier la
d ’une intelligentsia française qui n ’a de charité trame. On laisse faire, finalement, par fatigue et
que pou r l’échec, ont exigé d ’un homme, dans par politesse. Les choses contre lesquelles nous
son apparence et dans sa vérité, j ’aimerais que ne pouvons rien, faisons en sorte q u ’elles ne
des témoins le disent un jour. puissent rien contre nous. On fait en sorte. Ce
Ils le diront dans une chronique sans écho, pour n’est pas commode. La tête s’y applique. La

8 Je an-Jacque s pleure e t D enis rit


nature en reste blessée. Rousseau a eu le courage d ’instruire et de distraire dans les domaines que
naïf de crier sans cesse: «M ais je ne suis pas nous aimons, nous savons m aintenant ce q u ’est la
cela! Mais vous êtes dégoûtants!» Seulement, persécution, et com m ent elle naît de la conju­
c ’est assommant. Et puis, on moque l’hom m e qui ration, en tant de lieux, de la m échanceté et de la
s’essuie. Sa méticulosité agace. On oublie q u ’il sottise. Son excès même nous vaut maints
essuie des crachats. ralliements. On nous verra nombreux, décidés,
résistants. Parce que nous ne répondions pas, on
nous a cru fragiles, on a cru à l’impunité. On a
lassé toute patience. Les imbéciles sont bien
fatigants; ils ne s’arrêtent jamais. Il est objec­
tivement vrai que nous sommes honnêtes, intel­
ligents, cultivés et travailleurs. Des choses
com m e cela ne se disent pas, je sais. Mais nous
en avons assez, étant ce que nous sommes, d ’être
tarabustés par des porcs et par des ânes. On
m ’assure q u ’il n’est pas habile de parler ainsi,
que c ’est troubler le lecteur. Propos de m ar­
Que n ’avons-nous entendu et lu sur nous! Quelles chands! Le lecteur sait bien que nous ne sommes
insultes! Que d ’injustices! Un gros livre ne suf­ point parfaits, que nous ne prétendons pas être
firait pas au dossier. Ce livre noir stupéfierait. les meilleurs, que notre lot est la recherche,
Je crois vraim ent q u ’il faut revenir aux Encyclo­ l’inquiétude perpétuelles. Il n’ignore pas que
pédistes pour voir tant d ’hommes de qualité, nous prêtons à controverse. Et, certes, toute
aux com pétences et titres reconnus (je ne parle ni controverse est souhaitable, enrichissante, surtout
de Bergier ni de moi, mais de tous les colla­ avec des gens qui ne croient pas détenir la vérité
borateurs et amis qui nous aident à faire Planète), et qui attachent moins de prix à leurs positions
traités com m e des malfaiteurs. Nous avons nos q u ’à la position générale de l’esprit en état de
jésuites, sous d ’autres habits, dans divers camps. quête ouverte. Mais ces gens-là, justement, réa­
gissent en passionnés quand trois choses, qui ont
de moins en moins cours, sont atteintes: la tolé­
rance, la dignité intellectuelle et la chaleur
humaine.
Ceci dit, plaise à Dieu, à mes proches et à moi-
même, que je ne meure pas avec les rides amères
de Jean-Jacques, mais en riant et en mangeant
des cerises, com me Diderot.
LOUIS PAUWELS.

Voyageant à travers le monde, et aimant mon


pays, je constate partout avec douleur que le
Paris intellectuel apparaît com m e un village de
veuves féroces. On se dem ande quelle morale,
quelle foi, quelle énergie réensem enceront en les
apaisant ces harpies fripées. Nous qui travaillons
sans vouloir nuire à quiconque, sans partisanerie
d ’aucune sorte, seulement soucieux de bien faire,

Éditorial 9
SH8SË3B3H
Pureté, chagrin d'adulte...
Léo Ferré Photographies de Hubert Grooteclaes

Lorsqu'avec ses enfants vêtus de peaux de bête


Caïn se fu t enfui de devant Jehovah,
Hugo ( Victor) après avoir écrit cela
Éleva ses deux mains et dedans m it sa tête.
RAYM OND QUENEAU.

R É F L EX IO N S SUR SEPT PHOTOS

Com me un guetteur qui serait vu, ce visage dompté dans le sourire


Voilà Marianne et la tristesse n ’ira jamais au bout de sa mission. Il n’a pas vu que
je le vois. C ’est un guetteur guetté, et dans ses informations que je
sais incomplètes j ’ajoute maladroitement ce qui s’arrête à la com ­
missure des lèvres et que défend la noce technique de la matrice
Elle vient et du papier vierge. Le monde de la photographie est inversé, il est
d ’avoir 4 ans une création non voulue, dans un temps que l’opérateur a décidé
de traduire, mais —tel l’apprenti sorcier — il n’a pas su arrêter la
machine. Le temps qui m ’est offert de cet instant me donne à
réfléchir avec mes yeux qui rencontrent ces yeux, mes yeux à moi
Ou bien qui ne sont pas ceux du reportage mais du dialogue imaginé. On
serait tenté de dire: «Ah! ces yeux-là, il ne leur manque que la
nous ne sommes parole», et c ’est tant mieux. J ’ai vu, des fois, des arbres me regar­
jamais adultes dant de toutes leurs branches. Une photo est une chose, tout n’est
que chose, les pierres parlent quand on sait se taire dans cette
dimension de la matière qui aurait tant à nous apprendre.
C ette touffe entourant l’univers de la parole figée, ce qui va
Ou bien s’exprimer peut-être et que j ’exprime sans que jamais je sache bien
si l’on m ’entend, voilà qui me donne à penser d ’une certaine forme
il n ’y a pas de la communication. La rencontre avec une photo est objective et
d ’enfants déclenche une série d ’idées associatives que je ne puis prévoir, par
définition. Si je me regarde enfant, j ’accroche à cette remontée vers
mon passé tout ce qui fut mon passé ou tout ce qui m ’en reste. Je
________________________ suis le sujet. Cette photo me fabrique un temps subjectif et je suis

L e paradis leur parle


et l'hymen les appelle...
L'amour en question 11
maître de sa présence, encore que cette soudaine de mine que Freud a circonscrit au premier âge
apparition ne me donne pas les indications q u ’un puisse trouver pâture à la lecture d ’un regard
étranger compulsant l’image de ses yeux objectifs - alors que tout n’est que jeu de contrastes entre
serait en droit d ’inventorier. La photo ainsi est le noir et le blanc, que la lumière est de papier
l’image d ’un souvenir. C ’est l’album de famille, et l’ombre aussi - , à la conquête d ’un ovale dicté
folklore courant. par le déclic du photographe et qui m ’arrive
suave et vénéneux. Un nez, des narines, ça n’a
JE R E C O N N A IS LA UN AVEU jamais été q u ’un nez, me direz-vous. Oui, mais,
quel nez! puisque je le veux tel et q u ’un indé­
L’invention de la photographie a délabré la finissable critère me le transm et tout frémissant.
volonté de peindre. Le portrait que nous voyons Que respire donc ce visage photographié sinon
aujourd’hui dans un musée était un portrait fidèle, ce que je respire moi-même le regardant respirer.
obligatoirement, professionnellement puisque Ce visage, c ’est moi doublé, et cette bouche à
c’était là la seule façon de perpétuer, — j ’allais peine ouverte à l’idée du bonbon après la pause,
dire p erp é tre r — l’art du visage. L’artiste était j ’y pressens d ’autres idées. La prostitution de
payé pour livrer une image ressemblante. Il y a l’image est une affaire de voyance. L’enfance
en effet un art du visage, ondoyant, en perpé­ est pureté. L’obsession de la pureté est un chagrin
tuelle cavalcade sur le fil des heures et des d ’adulte. Alors, q u ’est-ce que la pureté sinon la
pensées. Mais le créateur de ce visage, c ’est bien blancheur d ’un Mal nécessaire?
le regard d ’en face, q u ’il soit du peintre ou du
voyant spectateur. L’expérience non figurative CES PHO TO S M E S AU TEN T
est une démission du peintre devant l’inappé­ AU VISAGE
tence de l’œil contemporain, inappétence qui lui
vient justement de la prolifération photographique. Si j ’écarte ces rideaux de cheveux c ’est pour
Le m onde extérieur nous est aujourd’hui ren­ imaginer d ’autres rideaux tendus sur l’indicible.
voyé p a r du papier sensible. Le peintre est en La vertu est affaire de mémoire. Dans l’amnésie
enfer. Le voyant que je suis découvre alors le constructive on vire de bord et l’on entre au
monde nouveau du temps fermé, du geste écrit, confessionnal. Je ne vois que cette bouche, cerise
m arqué dans la pellicule, et cela est tellement oubliée, et dans cette équation du haut je cache
accroché au millième de seconde — l’instan­ d ’infernales inconnues. Et pourtan t je ne suis
tané —, cela est tellement fixe et mouvant à la q u ’un spectateur, je suis même en dehors du
fois, com m e la mer que l’on voit d ’un avion théâtre où se joue cette comédie de l’appât. Il
volant à douze mille mètres d ’altitude, images y a entre nous et le monde qui nous est transmis
des vagues semblant coulées dans du métal, que par la photographie, un intermédiaire qui joue sur
je me prends à converser avec cette morte-vivante la ficelle. Il est parfois entrem etteur, mais nous
que le miracle d ’un œil de verre et d ’une com ­ ne saurions le lui dire. On pense au peintre en
plaisance chimique a confiée à ma méditation. regardant un tableau, on pense moins au photo­
Ces photos de G rooteclaes dépassent leur ca p a­ graphe en regardant une photo, tellement ce qui
cité d ’information. M arianne G rooteclaes est un nous est offert semble en dehors de lui. Il a peut-
sujet hors de photo. C ’est ce que l’on nomme être réglé les lumières, il a choisi l’angle de prise
c ou ram m ent la photogénie. Prenons-y garde, de vue q u ’il fallait choisir et point un autre, il a
cela peut être la véritable explication du malaise attendu le bon m om ent du soleil et de l’ombre
que l’on éprouve à recevoir dans l’œil certains et puis il s’est passé quelque chose : ce temps q u ’il
regards L’art est mensonge, idée reçue qui a de a cru arrêter mais qui dans la réalité photogra­
l’âge puisque déjà platonicienne... mais l’art est phique s’est soudainement déshumanisé. Le drame
aussi un catalogue complet des activités incons­ de la création pour l’artiste photographe se joue
cientes. Curieux, en vérité, que ce travail à fond devant son bac, à l’instant de la «révélation».

12 Pureté, chagrin d'adulte


Le peintre voit son œuvre venir à jo u r petit à
petit. Il prend du cham p en reculant, cligne des
yeux. Il jauge. Il est maître du dessin. Le pho to ­
graphe voit son œuvre d ’un coup lui m on ter à
la figure. Ne dit-on pas, dans le langage des labo­
ratoires, « m o n te r une photo»? Après, c ’est à
moi de jouer.
Jouer à quoi? Ce dilemme qui m ’est proposé de
l’enfant ou de la femme, me l’est-il vraiment?
Si je ne dois rien voir derrière ce visage, si cette
photo ne doit pas m ’être une occasion de rentrer
dans le monde relatif de l’enfance dont on peut
supposer que des coins d ’ombres inexplorées,
des bouts d ’âmes griffées, des sortilèges de chair
profonde à peine émoussée ne nous apprennent
que nous ne sommes jamais adultes ou bien q u ’il Le photographe Hubert Grooteclaes
n’y a pas d ’enfants, alors je m ’en retourne au est né à Aubel (Belgique) le 6 no­
chevalet du peintre. vembre 1927. Études classiques au
Dans ces sept photos il passe un ange noir, cet collège Saint-Hadelin à Visé. Intérêt
particulier pour la photographie qu'il
ange indéfini que les solitaires connaissent bien,
pratique en am ateur de 1946 à 1954.
encombrés qu ’ils sont de leurs façons mélan­ En 1955, il installe un studio (portrait)
coliques. L’ambiguïté n’est pas à portée de toutes à Liège. Il a de nombreux contacts
les bourses, encore moins de tous les yeux. Une avec des artistes et des comédiens
photo, c ’est de la mort facile et q u ’on peut a p p ré­ français. Il considère com m e la
hender à l’heure désirée entre âme et viscères. chance de sa vie d'avoir fa it la
D ’autres parleront d ’érotisme. Pour moi, il n ’est connaissance de Léo Ferré en 1960.
d ’érotisme que dans l’abstraction. L ’érotisme Grooteclaes a deux petites filles pho­
togéniques com me en tém oigne la
com mun est vérifié par le code pénal. Il ne
série de portraits de Marianne que
m ’importe guère. nous publions. Il a réalisé de nom ­
LÉO FER RÉ. breuses affiches et pochettes de
disques.
Expositions personnelles :
1963 Anvers
1965 Bruxelles, Centre d'inform ation
Kodak
1965 Liège, Show room Decoene
Photographe pour la revue « Spécial ».
Violon d'Ingres : le graphism e et p a rti­
culièrem ent le photo-graphism e.

L'amour en question 13
2 ans 1/2: «O rossignol de l'ombre, alouette
iu jour» ( Victor Hugo J.
L'amour en question 15
3 ans 1/2: «O bons petits oiseaux, tout est
fait pour aimer» (v.H.j
L'amour en question 17
4 ans: «N’importe, cest exquis, Cupidon
est bébé» (v.h.)
L'amour en question 19
Ulysse est-il allé en Bretagne?
Robert Philippe, agrégé d 'h is to ire , s o u s -d ire c te u r à t'É cole des H a u te s Études

Dis-moi quels sont ta terre, ta cité, ton peuple, afin que puissent t'y
conduire nos vaisseaux intelligents.
* O DYSSÉE, chant VU1/555. 556.

LE V É R IT A B L E IT IN É R A IR E DE L’O DYSSÉE

Ce que dit Les légendes portent leur poids de vérité. Les découvertes arc héo­
l’Odyssée logiques ont souvent montré q u ’elles recèlent la tram e et les
événem ents d ’une histoire lointaine. Le décalage entre la date des
textes et la date des événem ents q u ’ils rapportent oblige seulement
à une transposition. Un exemple : la Chanson de Roland raconte au
xii' siècle une expédition conduite contre l’émir de Cordoue en 785.
Les instructions Les événem ents y sont com plètem ent déformés, mais la peinture de
la société féodale du xir siècle est bonne. L ’itinéraire est celui de
nautiques saint Jacques de Compostelle, utilisé par le conteur pour narrer une
histoire carolingienne travestie. Donc, géographie vraie, histoire
événementielle fausse, témoignage utile. Les légendes grecques
gardent ainsi plusieurs secrets que les archéologues ne sont pas
parvenus à percer. L’itinéraire réel sur lequel H om ère a plaqué
Ce que dit YOdyssée a fait l’objet de nombreuses recherches et interprétations.
la géographie N otre collaborateur R obert Philippe, agrégé d ’Histoire et sous-
directeur à l’École des H autes Études, nous propose une explication
qui a le mérite de coller aux faits géographiques plus nettem ent que
les précédentes. Selon lui, les Grecs se sont engagés, en fait ou en
imagination, plus à l’ouest q u ’on ne le croit, sur les routes du
Notre thèse com m erce phénicien. Cette remarque nous a conduits à une lecture
et nos preuves différente de YOdyssée. Pour l’essentiel, le retour d ’Ulysse serait
un voyage atlantique. C ’est ce que nous allons essayer de dém ontrer
à partir du texte homérique lui-même.

Ulysse s ’efforce d ’échapper au chant des sirènes:


s ’agit-il des naufrageuses de l’île de Sein?
(Vase grec / ve siècle / British muséum / photo G iraudon).
Civilisations disparues
1 Notre thèse : l'Odyssée en Atlantique
U Iliade et YOdyssée, com posées au vm e siècle pied en O ccident: les Phéniciens à Carthage,
av. J.-C., sont le récit légendaire de la lutte pour les Étrusques en Italie. Les G recs fondent des
les détroits m éditerranéens par lesquels tra n ­ colonies dans le sud de la péninsule italienne
sitaient l’or et le blé. Elles constituent de bons et en Sicile. C ’est pourquoi YOdyssée est presque
docum ents historiques, à condition de rapporter sans lien avec Ylliade. Bien sûr, on peut voir som­
à l’état économ ique et social de la G rèce du mairem ent dans Ylliade et YOdyssée un aller et
vme siècle les renseignements incidemment mêlés un retour. En réalité, les choses ne sont pas égales:
au récit dont les faits se situent cinq siècles plus dans le prem ier cas, c ’est une espèce de guerre
tôt, au x n r siècle av. J.-C. Nous possédons ainsi nationale, un élan de la com m unauté grecque;
une description brillante et animée de la société dans le second cas, c ’est une aventure indi­
grecque archaïque. viduelle.
Quant aux lieux, dates et événements, le texte ne Ulysse symbolise l’aventure grecque. Nous
nous les livre pas directem ent. On ne s’y pensons q u ’il s’en fut errer sur les côtes de Bre­
reconnaît q u ’au prix d ’une interprétation, d ’une tagne pour chercher, plus au septentrion encore,
projection dans le concret de ce qui en est issu. le chemin de son retour. Des preuves? D ’abord,
La tâche a paru si peu assurée que certains ont le récit lui-même. Nous le connaissons tous, pour
nié que la tram e géographique de Ylliade et de ce qui est de l’essentiel: les Grecs, vainqueurs
YOdyssée fût concrète, au moins dans sa conti­ à Troie, rentrent chez eux; un destin individuel
nuité. Il y avait Troie et Mycènes, mais le reste est porté au premier plan: celui d ’Ulysse, que
ne présentait aucun fondement réel. Victor sa femme Pénélope attend dans l’île d ’Ithaque.
Bérard s’est appliqué à ressusciter H om ère en Le « nostos», c ’est-à-dire le retour, est un thèm e
suivant un itinéraire qu ’il voulait strictement favori de la littérature grecque. Mais, dans
m éditerranéen. YOdyssée, deux drames se superposent: l’homme
Le fond du débat, c ’est YOdyssée. L'Iliade ne fait aux prises avec son destin et, à un niveau supé­
pas de mystère. Elle relate une opération victo­ rieur, les dieux en lutte. L’éternel concept d u a­
rieuse contre ceux qui tiennent les détroits. Les liste! Zeus s’acharne à perdre Ulysse, A théna
G recs veulent une route libre vers la mer Noire. s’applique à le sauver. T out cela reste spéci­
Ils exterminent les portiers de la M éditerranée. fiquement grec et méditerranéen.
Tel est le sens q u ’il faut donner à la guerre de
Troie. L’Iliade est d ’ailleurs un résumé synthé­ Mais il y a, dans ce récit d ’aventures, une solution
tique des choses: des fouilles sur le site de la de continuité: après un bon retour ju sq u ’au cap
colline d ’Hissarlik (site de la ville de Troie) ont Malée, une tem pête crée un trou noir de neuf
non seulement livré les secrets et les trésors d ’une jours. Ensuite, Ulysse, perdu, reprend sa route
ville disparue, mais elles ont révélé six couches au sein d ’un archipel. En M éditerranée? Selon
successives de décom bres. La ville au destin toute vraisemblance, non. Le point du second
plusieurs fois malheureux a donc subi des assauts départ, la tem pête calmée, arbitrairement fixé
séculaires. en M éditerranée a faussé toutes les interpré­
tations. L ’orage a jeté Ulysse hors de la Médi­
ULYSSE S’EST P R O M E N É DANS terranée, en Atlantique. Par cet artifice, Ulysse
L’A T L A N T IQ U E rejoint une route réelle et fabuleuse: celle de
l’or, de l’étain et de l’ambre.
Q uand le (ou les) poète com pose YOdyssée, vers Avec le chant V de YOdyssée com m ence le récit
le v n r siècle av. J.-C., les Orientaux prennent d ’une navigation atlantique interpolé dans le

22 Ulysse e st-il a llé en B retagne?


« nostos» grec. La source des éléments géogra­ 1 ♦ Le héros grec navigue dans une mer à marées.
phiques utilisés par le conteur? Une relation de Trois fois par jour, Charybde vomit l’eau noire,
voyage d ’origine phénicienne ou une espèce de trois fois par jour, elle engloutit les flots. C ’est
portulan oral; il s’agit, en tout cas, d ’une des­ une allusion à un mouvement de flux et de reflux.
cription phénicienne des côtes et de la mer Au pays des Phéaciens, Ulysse naufragé nage vers
océane. la terre: brusquem ent le fleuve suspend son cours
Les Puniques qui allaient cherch er l’étain dans et ouvre le« tranquille refuge de l’estuaire».
les îles Kassitérides (l’actuelle Angleterre)
connaissaient cette route maritime. Le point de 2 ♦ Les ports sont en eau profonde.
départ de l’itinéraire phénicien est rappelé: les En M éditerranée, on cabote d ’île en île ou de
Canaries. Terminus: la Scandinavie (?). D ’un plage en plage et l’on tire le navire au sec.
côté, la route de l’or soudanais; de l’autre, la Après la tem pête de neuf jours qui le porte chez
route de l’étain « breton » et de l’am bre de la les Lotophages, Ulysse navigue d ’une autre
Baltique. Mais alors, le reto ur en M éditerranée? manière: les étapes sont plus longues, les
U Odyssée utilise le même artifice: un trou noir. escales se font en eau profonde. Au pays des
Ulysse, appesanti de sommeil, est chargé par les Lestrygons, « au bout du cap, on noue l’am arre à
Phéaciens sur un bateau rapide et reconduit dans une pierre»; dans l’île de Circé, «le vaisseau
son île. Les marins phéaciens le déposent tout aborde en silence au fond d ’un port de bon
endormi sur une plage. Ici, nous rejoignons le mouillage ».
récit proprem ent grec.
3 ♦ La « mer océane » est agitée et brutale.
VOICI N O T R E D É M O N S T R A T IO N Des raz et des courants côtiers jouent entre les
récifs. Il faut je ter le navire dans une « passe
L’itinéraire d ’Ulysse nous est donné, dans mugissante et bouillonnante; de l’écume jaillit et
YOdyssée, par épisodes successifs. Nous devons le couvre les cimes des écueils... La mer gronde
reconstituer pour le saisir dans sa continuité. contre les récifs... rien que des éperons, des
N ous en avons réuni, dans leur enchaînem ent récifs et des rochers».
logique et géographique, les principales étapes.
Nous en proposons une explication qui est, avant 4 ♦ La luminosité est océanique.
tout, une hypothèse de travail. Si l’itinéraire Du pays des Lotophages au pays des Phéaciens,
global ne nous paraît pas faire de doute, la il n’est pas une terre qui ne soit baignée de
localisation précise des escales est b eaucoup plus brume, qui ne paraisse flotter sur 1a mer, prise
sujette à caution. Il faudrait préalablem ent res­ dans un nuage, qui ne soit humide et verdoyante
tituer le littoral dans son état primitif. Nous et où l’eau ne ruisselle près « des lavoirs intaris­
savons q u ’il a beaucoup changé. Nous avons sables».
tenté, dans les croquis que nous donnons, de
figurer le tracé de la côte vers la fin du second 5 ♦ Les vents sont atlantiques.
millénaire av. J.-C. Vents dominants du nord-ouest et du sud-ouest.
De l’île de Circé au pays des Cimmériens, sur le
Ulysse emploie le mot «o céan». Mais, évi­ continent, Ulysse navigue de jour. Au retour, il
dem m ent, c ’est un argument léger pour fonder navigue de nuit. Pourquoi? Il utilise la brise de
l’hypothèse q u ’il serait bien sorti de la M é dite r­ mer à l’aller, la brise de terre au retour com me
ranée. le faisaient les Bretons au temps de la voile.
En revanche, les instructions nautiques inci­
d em m en t mêlées au récit sont davantage im pres­ Marées, courants côtiers, récifs et côtes rocheuses,
sionnantes et écartent toute localisation m éditer­ ports en eau profonde, brumes et brouillards, font
ranéenne. de l’océan Atlantique une peinture achevée.

Civilisations disparues 23
Nos preuves C E Q U E D IT L ’O D Y S S É E

1 ♦ Un archipel. Après neuf jours de navigation aveugle


sur une M éditerranée dém ontée, Ulysse se retrouve dans
un archipel.
Prem ière escale, au pays des Lotophages. Les indigènes
offrent aux compagnons d’Ulysse « du lotus pour qu’ils en
goûtent. Mes gens goûtèrent à ce fruit doux comme le
miel ». (Odyssée / chant IX / 93-94).
Deuxième escale, au pays des Cyclopes. Une île avec un
port et une petite île en face du port: « Il y a des herbages
Pays des tendres et arrosés sur les bords de la mer grise. » « Un
Phéaciens brouillard dense »... « Au bord de la mer, une grotte
O slo # ? ombragée de lauriers... des pins et des chênes. »
(Odyssée / chant IX / 110 et suivants).

OCÉAN 2 ♦ L’île d’Éolie. « L’île flottait; alentour s’élevait un


ATLANTIQUE mur de bronze infranchissable et des à-pic de pierre nue. »
(Odyssée / chant X / 3,4).

3 ♦ Le pays des Lestrygons. « Fameux port que des


falaises, d’un côté et de l’autre, protègent de leur rem part;
\t-APays des Cimmériens
deux caps allongés, se faisant vis-à-vis, s’avancent vers
7 Ile de Circé l'entrée et l’accès est étroit... jamais il ne s’y forme de
B e lle-lle-e n -M e r houle. »• (Odyssée / chant X / 87,89).

Cyclope?
Lotophages ? 4 ♦ L’île d’Aiae, dem eure de Circé. « Une île cou­
Iles Acores 'Pays des Lestrygons ronnée par la m er infinie... elle est basse avec des bois et
d ’épaisses chênaies. » (Odyssée / chant X / 195,197).
• Lisbonne ) Le pays des Cimmériens. Aller et retour au pays des morts
que garde Hadès. « Là se trouvent la ville et le pays des
Cimmériens, couverts d’un voile de brouillard. »
(Odyssée / chant X I / 14,16).
Circé indique à Ulysse la route de son retour. Elle le met
'g Ile d'Eolie.
en garde contre les principaux obstacles:
^Madère, a / Les Sirènes. « D ’abord tu croiseras les Sirènes qui
ensorcellent tous les hommes, quiconque arrive en leurs
Jés Lotophages parages. »
b / Les écueils. Itinéraire embrouillé. Deux routes :
° ^ lle ju îyclo p e
« L’une passe entre deux roches en surplomb... Aucun des
Iles Canaries vaisseaux qui l’atteignit n’en réchappa. »
« L’autre atteint deux écueils: l’un est un rocher lisse et
qu’on croirait poli; à m i-hauteur du roc on voit une grotte
em brumée... Là dem eure Scylla. Le second écueil est plus
bas, mais à portée de flèche du premier. La divine Charybde
engloutit là-dessous l’eau noire. »
c / L’île du Trident. Une île riche en vaches et en moutons,
où tout est sacré; une escale à éviter.
(Odyssée / chant X II / 39 et suivants).
N OTRE LOCALISATION DANS L ’ATLANTIQUE CE QUE DISENT LES MANUELS DE G É O G RA PH IE

1 ♦ Canaries ou Açores? En A tlantique, deux archipels 1 ♦ Canaries ou Açores


possibles pour situer ce passage du texte grec: les Açores Archipel des Açores / La nature volcanique de ces îles,
et les Canaries. Sur la côte du M aroc actuel, un courant l’instabilité de leur sol dénoncent l’activité des forces
froid, le courant des Canaries, porte les eaux de fond de souterraines. Non seulem ent leurs montagnes de tachyte et
FA tlantique vers les latitudes tropicales. Un navire en de basalte présentent les formes caractéristiques des reliefs
perdition au large de G ibraltar serait tout naturellem ent éruptifs, mais, aux Açores, le Pico ém et encore des
poussé vers les Canaries. vapeurs.
On a déjà identifié le Cyclope avec un volcan : Fœil unique Les traits communs de la végétation des îles évoquent
est le cratère, les rocs qu’il jette sont des quartiers de des relations aujourd’hui abolies... Les lauriers atteignent
lave précipités par une éruption volcanique. de grandes tailles...
On pourrait identifier le fruit doux comme le miel des M. Sorre / Géographie Universelle / Tome VII, p. 226 /
Lotophages avec la canne à sucre. M ais il est géné­ A rmand Colin, édit.
ralem ent admis que la canne à sucre ne fut introduite Archipel des Canaries / L’archipel des Canaries com prend
dans ces archipels qu’au XVe siècle, par des juifs portugais. treize îles dont six inhabitées. Toutes ces îles sont de for­
mation volcanique.
Géographie Universelle Quillet / Tome IV, p. 288.

2 ♦ M adère. La description de l’île correspond en tous 2 ♦ M adère


points à l’esquisse qu’en donne YO dyssée : des côtes Cette masse de lave, qui, sur toutes ses faces sauf à l’est,
abruptes, une île comme portée par la brume. surgit de fonds de 4 000 m ètres et plus, culmine à
1 950 m ètres dans sa partie occidentale... Des brouillards
l’enveloppent souvent.
M. Sorre / Géographie Universelle / Tome VII, p. 226 / Colin, édit.

3 ♦ Il s’agit de Lisbonne. Au fond de la mer de Paille, 3 ♦ Lisbonne


Lisbonne, Ulissipo en punique, est bien « le fameux port» Le goulet de sortie, qui se resserre jusqu’à ne pas dépasser
dont la rade n’est jam ais troublée par la houle. Les falaises 1 500 mètres... Le site de Lisbonne, site portuaire de
qui encadrent la vallée du Tage en font un abri sûr. prem ier ordre, est l’aboutissement d ’une histoire
compliquée... L’entrée du chenal au fond de la mer de
Paille était disposée pour recevoir une station navale.
M. Sorre / Géographie Universelle / Tome VII, p. 217 / Colin, édit.

4 ♦ N ’est-ce pas Belle-Ile? Ulysse quitte le pays des 4 ♦ Belle-lle-en-M er


Lestrygons pour aborder une île basse où la côte pré­ lie d ’élévation moyenne (quarante m ètres au-dessus des
sente une plage où échouer le navire et des grottes où fiots), elle est plate et tassée sur les flots. L’ensemble
abriter les agrès. Pour nous, c’est Belle-Ile. est dénudé, brûlé du soleil et battu par les vents, mais
La région de Quimper. La toponymie apporte ici quelques coupé par de petits vallons verdoyants où coulent des
coïncidences troublantes. Circé envoie Ulysse évoquer les ruisselets. Le vallon du Palais, port principal de Fîle, bien
m orts au pays des Cimmériens. Il existe près de Quim per abrité, a des arbres magnifiques et des jardins où les
un village du nom de Quimmerch, plusieurs toponymes plantes du midi, palmiers, figuiers et lauriers verts, pros­
de cette région peuvent, si l’on assimile le b ou le p à pèrent en pleine terre...
l’m, se rattacher au même radical: Quim m er (Quimper), île de Sein
Quimmerlé (Quimperlé), Quim eron (Quiberon)... Enez-Sun: île des sept sommeils. Elle était un centre
La route d’Ulysse est celle de la M anche: Belle-Ile, raz druidique im portant; neuf vierges sacrées, sorcières
de Sein, passage du From veur et Ouessant. farouches, y rendaient des oracles à ceux qui osaient
a / Raz de Sein. L ’île de Sein passait pour abriter neuf s’aventurer jusqu’à elles... Nulle part le sinistre m étier de
magiciennes naufrageuses que l’on peut identifier aux « naufrageur» ne s’y pratiqua plus longtemps et avec plus
Sirènes. de succès.
b / Chenal du Four ou passage du Fromveur, au choix. Guide bleu / Bretagne, p. 564 et 65! / Hachette, édit.
Les deux roches en surplomb de la prem ière route appar­ Chenal du Four
tiennent à la Chaussée des Pierres-Noires. De toutes parts on voit ém erger une foule d’îlots et de
Les deux écueils de la seconde route sont: l’île Bannec récifs, s'égrener quantité de roches sous-marines dont
et le rocher de M en-Tensel. Bannec est Scylla et Men- l’em placem ent se trahit par le moutonnem ent des vagues.
Tensel Charybde. L’eau noire qu’engloutit et vomit Les plus redoutables de ces récifs form ent, au sud de
Charybde est le courant du From veur dont la vitesse l’île Béniguet, la Chaussée des Pierres-Noires.
atteint 16 km /heure. Passage du Fromveur, ou Grand-Courant.
Après les îles Bannec et Balanec, s’ouvre le dangereux
passage du From veur qui les sépare d’Ouessant.
Guide bleu / Bretagne pp. 409 et 410 / Hachette, édit.
C E Q U E D I T L ’O D Y S S É E

5 ♦ L’île du Trident ou île du Soleil. Séjour forcé d’un


mois, tem pête. Repas sacrilège: les com pagnons d ’Ulysse
m angent de la vache sacrée. D épart, puis naufrage.
(Odyssée / chant X II / vers 305 et suivants).

6 ♦ Ogygie, l’île de Calypso. Ulysse, naufragé, aborde sur


Charybde puis, accroché à l’épave que vomit Charybde,
dérive pendant neuf jours. « Q uittant la mer couleur de
violette, il gagna la terre ferme et atteignit une grotte...
un bois avait poussé près de la grotte: des peupliers, des
aunes, des cyprès qui sentent bon. Là, des oiseaux de
vaste envergure nichaient, des chouettes, des éperviers,
de criardes corneilles, des oiseaux de mer dont les travaux
sont sur les mers; là, tapissant l’entrée de la profonde
grotte, sous le poids de ses grappes, une jeune vigne
m ontait; là, quatre sources surgissant en même lieu dans
quatre directions faisaient ruisseler leur eau blanche;
tout autour fleurissaient de tendres prés de violettes et
de persil. » (Odyssée / chant V / vers 55 et suivants).
Ulysse séjourne sept ans chez la nymphe Calypso. Puis
il part par une bonne brise : « Ulysse jubilant ouvrit sa
voile à cette brise; il s’installa, il tint la barre en homme
du métier, et jam ais le sommeil ne tom ba sur ses yeux qui
fixaient le Bouvier tard couché, les Pléiades, l’Ourse, que
l’on appelle aussi le Chariot et qui, tournant sur place
en épiant Orion, est seule à ne pas se plonger dans le
courant de l’Océan. Calypso lui avait ordonné en effet de
naviguer au large en l’ayant toujours à main gauche.
Dix-sept jours, il cingla ainsi en haute mer; le dix-huitième
jour apparurent les monts obscurs de Phéacie, du moins les
plus proches de lui: dans la brumeuse mer, ils faisaient
comme un bouclier. » (Odyssée / chant V / 269 et suivants).

7 ♦ Le pays des Phéaciens. « Il nagea dans l’espoir de


m ettre pied sur le rivage. Mais quand il s’en trouva à
portée de cri, il perçut un bruit sourd contre les récifs
de la m er: le haut ressac grondait contre la terre ferme...
Il approcha de la bouche d’un fleuve aux belles eaux,...
exempt de toute roche et à l’abri du vent »...
( Odyssée / chant V / 399 et suivants).

« Bientôt nous pourrons voir la ville, avec sa haute


enceinte, ses deux ports de part et d’autre et le chemin
de l’isthme au long duquel sont remisés les navires arqués,
chacun sous son abri... Là, c’est la grande place et ses
vastes dalles taillées, autour de ce beau temple consacré
à Poséidon; là sont les fabricants d’agrès pour noirs
navires, de cordages, de voiles, et les affûteurs d’avirons.
(Odyssée / chant V I / 262 et suivants).
NO TRE LOCALISATION DANS L’ATLANTIQUE CE QUE DISENT LES MANUELS DE G É O G R A PH IE

5 ♦ Ouessant. « Qui voit Ouessant, voit son sang ! » Les 5 ♦ Ouessant


tem pêtes et les brumes qui souvent isolent l’île lui ont Enez-Eusa, en breton : île la plus éloignée. Les animaux
valu cette réputation proverbiale. Les parages sont d’Ouessant, vaches « pie », m outons noirs ou blancs, sont
féconds en naufrages. tous très petits mais très vigoureux et, pour les moutons,
succulents grâce aux em bruns salés qui imprègnent
l’herbe.

6 ♦ Jersey, G uem esey, Aurigny? Le départ d’Ouessant 6 ♦ Jersey, Guernesey, Aurigny


chant XII de V O dyssée, vers 400 et suivants, est un épisode Iles de climat doux grâce au G ulf Stream. Côtes à falaises
hautem ent significatif. D épart à la haute mer, mais au et à grottes. A Jersey se trouve la grotte du Diable. G uer­
m oment où le déversem ent dans le passage du From veur nesey rappelle à l’arrivée les sites m éditerranéens. L’île
atteint sa plus haute intensité. Le bateau est happé par de Sercq, qui fait partie du groupe, est si bien entourée
le courant et sombre. Ulysse s’accroche à l’îlot de Men- de falaises qu’il faut passer par un tunnel pour accéder
Tensel et voit, une dizaine d’heures après le naufrage, à l’intérieur. Aurigny, la plus septentrionale des îles
repasser l’épave à laquelle il s’accroche: c’est le renver­ anglo-normandes, commande l’accès à la M anche et,
sement du courant du From veur. Ulysse dérive jusqu’au au-delà, à la mer du Nord.
G ulf Stream et, pendant neuf jours, est lentem ent porté Les indications astronomiques fournies par Ulysse
vers les îles anglo-normandes. souffrent quelques critiques: la mention de la G rande
Il est difficile de déterm iner exactem ent l’île de Calypso. Ourse comme seule constellation circumpolaire n’est
Pour l’atm osphère, c’est le séjour enchanteur de Jersey valable que pour la latitude de la G rèce. Le Bouvier et
qui paraît le mieux convenir. Mais ce sont G uernesey les Pléiades ne sont visibles sim ultanément que peu de
et Aurigny les mieux placées pour répondre aux indi­ temps, en hiver et au printemps. La simultanéité la plus
cations nautiques de Calypso quant à la fin de l’itinéraire. longue se situe en mars. Alors il m arquent à peu près
Après un séjour de sept ans dans l’île de la nymphe, l’est et l’ouest.
Ulysse navigue dix-sept jours selon les indications astro­
nomiques de Calypso. Le repérage sur la G rande Ourse
marque une époque où il n’y a pas d’étoile polaire et où
la Petite Ourse et le Dragon, constellations informes et
peu brillantes, ne sont peut-être pas reconnues comme
constellations.
Tenir la Petite Ourse toujours à main gauche ne peut
signifier qu’une navigation plein est. Une navigation nord
m ettrait la G rande Ourse devant, oscillant entre dix
heures à main gauche et deux heures à main droite.
Ulysse suit vraisemblablement la route de la Baltique,
route de l’ambre et peut-être route de l’or, et il aborde
au sud de la péninsule Scandinave.

7 ♦ Oslo, ou Christiansand. Parti des îles anglo-nor­ 7 ♦ Oslo, ou Christiansand


mandes, Ulysse navigue sans histoire pendant dix-sept Comme en Bretagne, la côte Scandinave est prolongée
jours; le dix-huitième, la terre est en vue. Tem pête et en mer par une ample plate-forme littorale semée d’îles
naufrage. et d’écueils.
Ulysse nage parmi des récifs, ce sont les multiples îles Oslo, au fond du fjord d’Oslo, sur les bords de l’Akers,
de la plate-form e littorale, les skaers. Dans le Skager- est bâti sur un dos de haute terre qui se prolonge par un
Rak dans lequel il s’est engagé, la mer est dure et la côte isthme isolant deux baies, Piperviken et Bjôrviken.
tombe à pic dans la m er: abrupt de granit poli par Christiansand occupe sur la rive droite de l’O tteraa un
l’érosion. Les em bouchures de fleuves ouvrent des baies site de presqu’île. L’île d ’Odderôen, autrefois rattachée
en forme de doigt: vallées d ’origine glaciaire ennoyées; à la côte, prolonge le dos de haute terre sur lequel est
ce sont les fjords. bâtie la ville. De chaque côté de cet axe, deux baies
A l’intérieur des fjords, le courant se renverse au rythme amples, Vestre Havn, Ostre Havn, c’est-à-dire le port de
de la m arée. Les eaux y sont limpides et parées des l’ouest et le port de l’est. Dans le port de l’ouest, l’île
reflets du ciel et de la montagne. Ulysse aborde dans de Lagmandsholm est comme un vaisseau de pierre éter­
une baie qui est l’un des élém ents d ’un port double: deux nellement à l’ancre.
anses séparées par un isthme selon la description de Baedeker / Suède et Norvège / 1911.
Nausicaa.
3 L'Atlantide est-elle retrouvée ?
Le portrait de l’océan que nous livre VOdyssée ne cette différence près que les vestiges datent de
s’arrête pas à la seule description de la mer. A 2 000 à 1 500 av. J.-C.
cette géographie lointaine est liée une civilisation En réalité, les indications de YOdyssée concernent
lointaine, la civilisation disparue la plus discutée, une situation antérieure au xiir siècle. Il se
la plus m alm enée: l’Atlantide. confirme que ce poète grec a sans doute utilisé
Un trait com m un à toutes les villes décrites dans un texte phénicien, l’équivalent de nos portulans
YOdyssée, c’est l’architecture cyclopéenne. A des xive et XV' siècles ap. J.-C., bien antérieur
quelques exceptions près, les cités sont défen­ au poème. Au xiir siècle av. J.-C., la situation
dues par des rem parts de blocs énormes. Cette du littoral atlantique s’est modifiée et les évé­
connaissance d ’une civilisation mégalithique nements qui secouent la Méditerranée vers 1250-
est sans doute à l’origine du peuplem ent imagi­ 1200 sont liés à ce changement.
naire: des géants et non des hommes. Dès le Dans les cités de pierre, le poète loge inlassa­
temps d ’H om ère, il fallait des êtres à la mesure blement des portes de bronze, des murs de bronze,
de leurs édifices. Pour justifier le gigantesque, des armes de bronze. La merveille des merveilles,
l’imagination grecque a inventé le Cyclope et les c’est le palais d ’Alcinoos, roi des Phéaciens: tout
Lestrygons « dont les femmes sont plus hautes y est de bronze, d ’argent et d ’or. « Ulysse s’arrêta
que les montagnes». De la sorte, les Lestrygons, devant le seuil de bronze. Un éclat comme du
« plus proches des géants que des hommes, sont soleil ou de la lune rayonnait sous les hauts
capables de rem uer des blocs trop pesants pour plafonds d ’Alcinoos. Car des parois de bronze
un être humain ». s’élevaient des deux côtés, du seuil jusqu’au fond,
Cette civilisation mégalithique se développe à avec des frises d ’émail bleu; des portes d ’or
l’échelle humaine dans les dernières escales du fermaient la robuste maison; les montants en
voyage: Bretagne et pays Scandinaves. C ’est-à- étaient d’argent, le seuil de bronze, d’argent
dire: l’île de Circé et le pays des Phéaciens. encore le linteau, et l’anneau d ’or. D ’or et
Dans l’île de Circé, les dem eures sont « faites d’argent, deux chiens flanquaient l’entrée. » Si
de pierre lisse avec, autour, des loups des m on­ nous en voulions une survivance, c’est dans la
tagnes et des lions que la magicienne avait su légendaire ville d ’Ys qu’il faudrait la chercher.
ensorceler avec ses drogues». Transposons dans Le royaume englouti du roi Gradlon avait pour
la civilisation mégalithique de Bretagne; les capitale une ville, un port défendu par une digue
maisons de pierre lisse sont des dolmens; les loups de pierre. Une porte de bronze commandait
et les lions immobiles sont des menhirs. l’ouverture de la digue et le mouvement du flot
à l’intérieur de la ville. La légende touche ici
Chez les Phéaciens, Oslo, si nous nous en tenons un point d’histoire géologique: les sites côtiers
à notre localisation, c’est une ville de pierre qui sont menacés d ’un lent enlisement par un m ou­
fait l’admiration d ’Ulysse. « Bientôt nous pourrons vement irréversible d ’affaissement du socle conti­
voir la ville (c’est Nausicaa qui parle) avec sa nental. C ’est l’explication géologique des larges
haute enceinte... la grande place et ses vastes estuaires, des rias des rivières bretonnes. Les
dalles taillées. » Ulysse découvrit en effet « les villes se sont habituées à vivre à l’abri de digues
grands et hauts remparts tout couronnés de pieux, qu’on surélevait sans cesse. Puis la menace sus­
merveille à voir... » Alcinoos le conduisit à la place pendue a pris, à l’occasion d ’une marée plus forte
publique où ils s’installèrent « sur les pierres ou d ’une tempête, des proportions cataclysmiques.
polies». L’archéologie protohistorique confirme, Nous situons l’événement vers 1250 av. J.-C.
pour ces régions, les descriptions homériques, à Les ports de l’Atlantide regorgeaient de richesses

28 Ulysse est-il allé en Bretagne?


Platon en donne l’énumération dans le Critias: détériorer lentement leurs conditions d ’existence
« D ’abord, tous les métaux durs ou malléables... et, finalement, ont cherché refuge sur mer. La
En premier lieu, celui que nous ne connaissons disparition de l’Atlantide, c ’est-à-dire la submer­
plus que de nom, l’orichalque... » Le texte du sion d ’une frange littorale atlantique et de
Critias donne une description de la ville des quelques îles, a eu pour conséquence une émi­
Atlantes, qui ne manque pas de points communs gration atlantéenne. Au cours du xm e siècle
avec la description que donne H érodote des pre­ av. J.-C., surgissent en Méditerranée des enva­
mières villes construites par les Perses. Dans les hisseurs qui assaillent presque au même moment
enceintes de la capitale atlantéenne, il y avait des les brillantes civilisations de la Méditerranée
pierres noires et des pierres rouges... Le mur de orientale. En réalité, les impacts sont certai­
l’enceinte extérieure était revêtu de cuivre en nement plus nombreux et multiples aussi en Médi­
guise d ’enduit. L’enceinte intérieure était garnie terranée occidentale. En tout cas, tout un faisceau
d’étain. Le mur de la citadelle était garni d ’événements se rapporte à cette arrivée des
d ’orichalque. peuples de la mer. Pour nous, les peuples de la
Une civilisation urbaine de l’âge du bronze, riche mer sont les Atlantes qui cherchent refuge en
et fastueuse, donc: un équivalent occidental de la M éditerranée. En Crète, les palais et les villes
civilisation phénicienne. Com m e chez les Phé­ sont incendiés. En Egypte, le delta est submergé
niciens, l’orfèvrerie est l’art majeur. Dans ce par ces peuples venus de la mer. En Syrie, c ’est
domaine, l’archéologie rejoint la légende. Le l’irruption et l’installation des Philistins. Au
musée de Copenhague possède une pièce dont la Sahara, c’est le raid des guerriers à chars. Plu­
description figure dans le texte de Platon. Il sieurs documents iconographiques permettent de
s’agit du char du soleil: un disque solaire porté confronter le type physique des envahisseurs, leur
par un char traîné par des chevaux. Nous en armement, leur civilisation. Point de départ, la
pourrions prendre la légende chez Platon: «Le Scandinavie. D eux séries de docum ents: les gra­
dieu, debout sur son char attelé de six chevaux vures rupestres et l’orfèvrerie de bronze ou d ’or.
ailés. » Outre cet art symbolique, il existe un art Une pierre gravée, conservée également au musée
anthropom orphe: « A utour du sanctuaire, à l’exté­ national à Copenhague, représente l’ancêtre du
rieur, se dressaient, en or, les effigies de toutes drakar (date: 1800 av. J.-C.). Les peintures
les femmes des dix rois et de tous les descendants rupestres de Norkôping, dans l’Immestalund Park
qu’ils avaient engendrés, et de nombreuses autres en Suède, en donnent une image plus nette: allon­
grandes statues votives de rois et de particuliers, gement du vaisseau, relèvement de la proue et de
originaires de la cité même ou des pays du dehors la poupe. Le même type de bateau se retrouve sur
sur lesquels elle avait la souveraineté. Par ses le disque de Phaestos et sur les peintu-res des céra­
dimensions, et par son travail, l’autel répondait miques créto-mycéniennes, entre 1200 et 1000. Le
à cette splendeur, et le palais royal était propor­ type d ’homme esquissé par les statuettes de bronze
tionné à la grandeur de l’empire et à la richesse scandinaves s’épanouit sur les fresques du temple
des ornements du sanctuaire. » égyptien de Medinet-habou, sur les fresques du
La civilisation atlantéenne apparaît donc une civi­ Tassili (guerriers à chars), sur le disque de
lisation de marins et de marchands. Elle est Phaestos. Les constructions cyclopéennes
l’œuvre de sociétés urbaines de l’âge du bronze. ja lonnent les installations atlantéennes en Médi­
Quand? Comment? Pourquoi? Nous avons partiel­ terranée: Cefalù en Sicile, Mycènes, Athènes
lement répondu déjà à ces questions majeures. Les (enceinte pélasgique de l’Acropole, xiir siècle).
capitales de la civilisation atlantéenne dispa­ Nous venons d ’accomplir un aller et retour M édi­
raissent vers le milieu du XIIIe siècle av. J.-C. Non te rranée orientale-mer du Nord, l’aller, en
à l’occasion d ’un cataclysme exceptionnel, mais compagnie d ’Ulysse, le retour en com pagnie des
au terme d’un long processus géologique: affais­ Atlantes.
sement du sol. Les civilisations littorales ont vu se ROBERT PHILIPPE.

Civilisations disparues 29
Nietzsche

tentation

l'abîme monde
et du fini
surhomme commence
La pensée planétaire, qu'est-ce que c'est?
A ndré A m a r, professeur de philosophie à l'in s titu t d'Etudes politiques

Ce que « Le Matin des magiciens» et les écrits de Planète ne cessent de


rappeler, c’est que le Point de Convergence est la fusion finale de
l’algèbre, de la poésie, de l ’esthétique, de la physique et de la mythologie.
A.A.

UNE SIT U A TIO N , UNE R ÈG L E , UNE M O R A L E

Que signifie la «pensée planétaire» défendue ici? S’agit-il sim­


Oui, plem ent d ’une expression venue à la mode et qui passera com me
tout ce qui naît de l’humeur, de la fantaisie, de l’ennui ou de la
nous défendons lassitude du public, ou bien s’agit-il véritablement d ’une pensée
une pensée neuve neuve qui serait pensée d ’avenir? Les réflexions qui suivent
essayent de répondre à ces questions.
L’expression «pensée planétaire» est née il y a quélques années,
ici même, en Europe. Si cette expression n ’est pas un vocable
Voilà comment éphém ère, elle a des antécédents et, par conséquent, elle doit se
elle se situe situer dans la ligne d ’évolution de la pensée occidentale. Auquel
cas, il faut co m m enc er par faire le point de la pensée occidentale.
Aussitôt, on se sent découragé. La pensée occidentale est complexe,
multiple, sinueuse. Les écoles, les philosophies, les doctrines de
A quelles règles toutes sortes se croisent et se mélangent. Pouvons-nous, cependant,
trouver un fil pour nous guider dans ces méandres? Nous pensons
elle aboutit que oui. Nous pensons que quelles que soient les variations de la
pensée occidentale m oderne, il est un thèm e fondamental qui
dem eure: c ’est la mise en question par la pensée occidentale,
de la civilisation occidentale. C ’est ce thèm e qui, prolongé, conduit
A quelle morale- à la pensée planétaire.
elle conduit Nous ne chercherons pas à compiler et à com parer toutes les figures
intellectuelles de l’Europe. Ce serait là une tâche fastidieuse et
probablem ent stérile. Nous croyons q u ’il est plus opportun de
marquer, sur la ligne historique de la pensée occidentale, les

et après?
Positions Planète
positions principales des penseurs européens. ram ener la force et la vie. Il faut donc accélérer
Nous choisissons trois positions: Nietzsche, le m ouvem ent et hâter le déclin p our faire revenir
Valéry et Heidegger. les forces vives; c ’est cette attitude de désespoir
actif qui s’appelle le nihilisme.
N IE T Z SC H E OU L’A N N O N C E Telle est la position d ’en penseur qui est bien plus
DE LA D É C A D E N C E un visionnaire q u ’un logicien. La folie frappe
Nietzsche, irrémédiablement, vers 1890, mais,
Frédéric Nietzsche est né en 1844. Sa formation quand son œuvre s’arrête, le germe de mort de la
première est philologique, et, à travers la philo­ civilisation occidentale a été dénoncé par
logie, il saisit dans son expression la plus concrète l’intuition du philosophe-poète.
la pensée grecque, c’est-à-dire l’assise de la
pensée occidentale. Cette assise supporte la VALÉRY OU LE C O M M E N C E M E N T
pensée chrétienne et la pensée scientifique. DE LA FIN
Au m om ent où Nietzsche atteint l’âge d ’homme,
la civilisation européenne acquiert une force A la fin de la Première G uerre mondiale, Valéry
d ’expansion, une agressivité qui la font se a atteint la cinquantaine. Ses écrits sur la crise
répandre sur la terre tout entière et en quelque de l’esprit paraissent d ’abord en langue anglaise
sorte l’encercler. En effet, entre 1865 et 1870 se en mai 1919. T rente ans avant que l’Europe ne
produisent, presque sim ultanément, trois évé­ perde effectivement ses colonies, ses pro tec­
nem ents majeurs: la grande loi sur les Sociétés torats, ses zones d ’influence, Valéry prévoit que
anonymes, en France —le perc em e nt du canal de les peuples non européens, en recevant de
Suez — la publication du Capital, de Karl Marx. l’Europe le secret de ses sciences et de ses
La conjonction de ces trois événem ents est signi­ techniques, acquièrent une force qui tend à se
ficative: la structure juridique de la Société an o ­ dresser contre l’Europe elle-même. « N ous avons
nyme p erm et d ’enchaîner l’économie mondiale; étourdiment rendu les forces proportionnelles
le canal de Suez ouvre à l’Europe conquérante aux masses.» L’Europe tend à devenir politi­
la plus grande route de com munication m ar­ quem ent ce q u ’elle est en réalité, c ’est-à-dire « un
chande et militaire; le Capital dessine un front petit cap du continent asiatique ».
prolétaire international face au frônt capitaliste Simultanément, se produit un autre phénom ène:
international. En cette fin du xix' siècle, l’Europe, un changem ent d ’échelle dans les dimensions de
forte tout à la fois de ses finances, de sa science, l’Histoire. Le progrès des communications a pour
de sa force militaire, de ses idées sociales, effet de tasser, de serrer les unes contre les
envahit le reste du monde et prétend lui apporter autres toutes les nations du monde et de rendre
la civilisation et le progrès. C ’est à ce m om ent l’humanité, dans son ensemble, plus dense, plus
précis que Nietzsche dénonce la décadence des com pacte, plus solidaire. Il n’y a plus d ’évé­
temps modernes. Les valeurs de l’argent, de la nements localisés; toutes les guerres m enacent
politique, de la science sont, à ses yeux, de devenir des guerres mondiales. « Le temps du
contraires à la seule véritable valeur qui est celle monde fini com m ence » (Regard sur le monde
de la vie. La vie, c ’est-à-dire la puissance de actuel, avant-propos). Que faire alors? Valéry ne
création, est submergée par la civilisation du répond pas nettem ent à cette question, ou plutôt,
troupeau, par la vulgarité des masses, par la servi­ s’il y répond, c ’est par une conduite de vie toute
tude économique, par le conformisme moral, par personnelle: dans la tourm ente, il maintient et
l’érudition desséchée et stérile. Nietzsche établit protège la flamme de l’esprit. C ’est que seul
le diagnostic biologique de son époque: asthénie, l’intellect l’intéresse: « Les choses du monde ne
débilité, impuissance. Cette d écadence laisse m’intéressent que sous le rapport de l’intellect:
cependant subsister un espoir. La loi de l’éternel tout par rapport à l’intellect » {La Crise de /’Esprit,
retour doit suivre son processus circulaire et p. 23). A m ant de la beauté pure, de celle qui n’est

32 La pensée planétaire
perçue que par l’intelligence la plus lucide et la d ’un procédé tout machinal qui reviendrait à
plus consciente, il poursuit, dans un monde travailler à coups de dictionnaire. Il s’agit bien
violent et confus, sa création poétique. plutôt d ’une méditation sur la genèse des mots,
une rem ontée à la source, jusq u ’à éclairer le sens
H E I D E G G E R OU LA D IST IN C TIO N premier dans toute sa pureté. D ’après Heidegger,
E N T R E SCIENCE ET PENSÉE l’homme occidental est, intellectuellement parlant,
com me un voyageur qui s’est égaré. Pour
Que dire de H eidegger et com m ent en parler retrouver la bonne route, il faut qu’il rebrousse
sans p éné trer dans une philosophie des plus chemin jusq u ’au carrefour initial pour s’engager
difficiles? Et pourtant, la pensée de Heidegger dans la bonne direction. Ce carrefour initial,
est essentielle à notre époque. Et encore q u ’il cette pensée originelle, c ’est celle des philo­
soit toujours risqué de la simplifier et de la tra­ sophes pré-socratiques, il y a deux mille cinq
duire, il faut pou rtant oser le faire, car son cents ans, lorsque la pensée riche et vivante dans
analyse de la modernité n’a jamais été dépassée. son unité ne s’était pas encore brisée et pulvé­
Le thèm e central de cette analyse est, à notre risée dans les différentes disciplines. Heidegger
avis, le suivant: « La science ne pense pas» nous convie donc à une destruction du langage,
(Essais et Conférences, p. 157). Cela veut dire: la rrïais à une destruction qui conduit à une renais­
science cherche, enregistre, observe, combine, sance puisqu’elle p erm ettra un jo u r de renouer le
mais la pensée est autre chose que la recherche dialogue avec les premiers penseurs grecs. Mais,
scientifique. Sans vouloir entreprendre une labo­ ajoute-t-il, « ce dialogue attend encore d ’être
rieuse définition de la pensée, q u ’il nous suffise, com m encé. C ’est à peine s’il est seulement p ré ­
pour faire com p rendre au lecteur la position de paré, et lui-même, à son tour, dem eure pour nous
Heidegger, de faire rem arquer q u ’une question la condition préalable du dialogue inévitable avec
sur les m athém atiques ou sur la physique, n’est le monde extrême-oriental » (Essais, p. 52).
pas un problème de m athém atique ou un pro­
blème de physique. La physique et la m athé­ DE LA PENSÉE E U R O PÉ E N N E
matique ne peuvent rien dire sur elles-mêmes: À LA PENSÉE P L A N É T A IR E
« La physique en tant que physique ne peut rien
dire au sujet de la physique. Tout ce que dit la Ainsi, au sein de cette Europe qui s’interroge sur
physique parle le langage de la physique. La ph y ­ elle-même et qui reste d éco ncertée devant sa
sique elle-même n’est pas l’objet possible d ’une propre dégénérescence, les penseurs européens,
expérience physique... Il reste donc établi que les dans leur ensemble, se groupent autour de ces
sciences sont hors d ’état de se présenter jamais trois positions:
elles-mêmes com m e sciences par les moyens de Nietzsche est un désespéré qui n’est sauvé du
leurs théories et par les procédés de la théorie» suicide que de justesse, grâce à la foi en l’éternel
(Op. cit., p. 73). Il s’agit donc de rechercher l’être retour de la vie.
même des choses, c ’est-à-dire le fondement de Valéry se tient en retrait du chaos et du désordre
toutes les œ uvres humaines, que ces œuvres p our préserver la lueur de l’esprit.
soient des théorèmes, des techniques ou des H eidegger prétend que ni morale ni politique ne
œ uvres artistiques. La pensée apparaît alors peuvent être rénovées tant que nous ne serons
com me la recherche du fondamental, de l’ori­ pas retournés à la source pré-socratique et,
ginel, et Heidegger dira que « la pensée est la jusq u ’à ce que ce long travail de reconstruction
pensée de l’Être» (Lettre sur /’H um anism e, p. 33). soit accompli, la réponse de l’Europe au monde
Pour procéder à cette recherche essentielle, non européen d em eure forcément en attente.
Heidegger estime avoir trouvé une méthode De ce rapide examen, il faut retenir que, depuis
intellectuelle: découvrir dans le langage la une centaine d ’années, le thème central de la
pensée qui y est enfouie. Il ne s’agit pas d ’ailleurs pensée européenne est devenu une autocritique

Positions Planète 33
de la civilisation européenne. Or, l’E urope est est dilatée à l’échelle de nos instruments
responsable du monde moderne. M êm e si à d ’agression. La vision de la Terre com me champ
l’heure présente l’expansion européenne semble de bataille unique est une vision planétaire. C ’est
term inée, il reste que le monde tout entier a été la vie de la planète tout entière qui est en danger
moulé par elle. Si des peuples s’opposent politi­ du fait des guerres modernes.
quem ent à l’Europe, c’est au nom de doctrines
socialistes ou marxistes, c’est-à-dire de doctrines CE Q U E NOUS RE D O U T O N S
importées d ’Europe, com m e sont im portées les ET CE Q U E NOUS C H E R C H O N S
sciences, les techniques et les armes. Trop
absorbés par leurs tâches quotidiennes, ces Mais la vie de la planète n’est pas mise en
peuples ne semblent pas, au moins pour l’instant, danger seulement par la guerre. L’expansion
ap porte r au monde une pensée nouvelle. Et du industrielle, la dévastation des ressources natu­
côté de l’Europe? En définitive, c’est seulement relles, la poussée dém ographique, l’extension et
dans cette E urope qui se rétrécit que l’on cons­ l’encom brem ent des cités créent aujourd’hui des
tate une continuation de la pensée: le problème conditions économiques qui n’avaient jamais été
de la modernité n ’est pas seulement le problème connues auparavant. Tout individu est non seu­
de la civilisation européenne, il est devenu le lement un consommateur, mais un agent de
problèm e du monde tout entier et c ’est ainsi que pollution. Les économistes, les biologistes, les
la pensée occidentale n’a q u ’à maintenir sa agronomes prétendent que, dans bien des cas, la
direction p ou r aboutir à la pensée planétaire. cadence des pollutions et des dévastations
Que signifie le mot « planétaire »? dépasse déjà celle des reconstitutions. Il apparaît
ainsi, et de plus en plus, une stupéfiante solidarité
N O T R E VISION P L A N É T A IR E des problèm es économiques, si bien que les agis­
sements de l’hom m e ne peuvent plus être laissés
La T erre que nous habitons, nous l’appelons la au hasard de l’hum eur ou de l’agressivité des
planète. Que la Terre soit vue com me planète individus et q u ’il faut discipliner tous les com por­
signifie d ’abord que nous la replaçons dans le tem ents économiques, y compris, et surtout, la
cosmos. Jusqu ’à ces dernières années, le cosmos procréation. Quand nous essayons de préfigurer
nous apparaissait com m e un horizon astral placé les modes de notre existence dans seulement
devant nous, mais hors de nous. A ujourd’hui, si deux cents ans, nous sommes terrifiés par des
peu que ce soit, nous avons pénétré dans le problèm es de surpopulation, de pénurie et de
cosmos, nous avons su quitter la Terre, annuler destruction qui nous paraissent insolubles. Pour
sa force d ’attraction. Nos points d ’observation l’Européen d ’aujourd’hui, toute vue prospective
se sont déplacés: c ’est du cosmos m aintenant est une vue pessimiste, alors que, po u r son
que nous voyons la T erre, non seulement par arrière-grand-père, qui croyait à la libération de
image réfléchie, mais directem ent, par transport l’hom m e par la science, cette vue était optimiste.
physique d ’observateurs humains. Planète signifie Nous redoutons aujourd’hui l’asservissement de
que nous prenons une vision cosmique de la l’hom m e p a r la surpopulation, p a r l’exaspération
Terre. d’une civilisation mécanisée, par la dévastation
Planète signifie aussi que désormais l’action poli­ de la nature, par l’accum ulation de déchets
tique se déploie dans un champ multi-dimensionnel inutilisables et indestructibles.
qui com prend les terres habitées, les déserts, les Q uand donc nous prononçons le mot planète, que
calottes glaciaires, les profondeurs marines, les nous replaçons la Terre dans le cosmos, nous
couches concentriques de l’atmosphère. Nos avons l’impression que nous avons pointé une
cartes stratégiques, projetées suivant l’axe des minuscule lueur de vie et d ’intelligence dans un
pôles, déform ent les contours que nous connais­ univers noir et glacé. Dans cette perspective
sions des continents et des océans. La guerre planétaire, le Terrien apparaît jusq u’à présent

34 La pensée planétaire
com me le seul agent de vie, et en dehors de lui il
n’y aurait rien. Q u ’il faille chercher la rigueur de la pensée, c ’est
Et alors, l’hom m e occidental, après avoir pris dire que la pensée n’est pas une sécrétion physio­
conscience du monde q u ’il a créé, se dem ande logique de l’homme, une hum eur qui suinterait
aujourd’hui quelle pensée constructive et non naturellement et dont il n ’y aurait qu ’à recueillir
plus critique peut venir prendre la relève de nos les gouttes. En un sens, rien de moins naturel que
philosophies et de nos religions. la pensée. Il faut vouloir penser et aller au-delà
Le surhom m e de Nietzsche? Au fond, nous n ’y de la confection des images mentales. La pensée
croyons pas. Parce que le surhomme implique le est une exigence et non pas une fonction. M ain­
troupeau et que c ’est justem ent le troupeau q u ’il tenir la vie de la pensée, ce n’est donc pas
faut sauver. La retraite poétique d ’un Valéry? s’ab ando nner à des rêveries même spiritualistes.
Mais dans nos temps troublés, pourrait-elle être Il est si com mode, si facile de laisser filer l’imagi­
autre chose qu ’une vie conventuelle comme nation loin des choses et d ’atteindre la mystique
celle des religieux dans le haut Moyen Age? La à peu de frais. Notre époque, en dépit ou plutôt
réforme intellectuelle de Heidegger? Oui, il est à cause de son excès de mécanisation, cherche
vrai q u ’il nous faut rem placer la recherche scien­ à tâtons une compensation mystique. On la
tifique par la méditation, substituer à des équipes trouve où l’on peut, les uns dans la crainte et
d ’ingénieurs et de techniciens, les artisans de la dans le trem blem ent de l’angoisse chrétienne,
pensée. Mais com m ent vivre pendant ce temps, les autres dans l’immobile sagesse du boud­
et sur quelles bases? dhisme. Mais on ne saute pas à pieds joints dans
Pour q u ’une réforme intellectuelle soit possible, la mystique. L’esprit doit forcer toute l’opacité
encore faut-il ne pas vivre à contre-courant, du présent avant de d éb oucher à l’air libre, et
assurer des règles de pensée et, com m e dirait c ’est à vaincre cette résistance q u ’il prend sa
Descartes, se faire une morale par provision. force. Une pensée qui se veut rigoureuse et qui
Sans doute ne peut-il s’agir de vérités définitives, refuse d ’être seulement une confuse aspiration
mais encore faut-il que la pensée planétaire ne nostalgique ne peut faire com me si l’axiomatique
soit pas simplement le spectacle panoram ique de m athém atique, la physique de l’atome, la psycha­
nos problèmes, il faut q u ’elle suscite une règle nalyse ou le marxisme n’avaient jamais existé.
de vie. L ’esprit ne se trouve q u ’au Point de Convergence
de toutes les voies de l’intelligence. Ce que le
Cette règle de vie, c ’est la préservation de la M atin des Magiciens et les écrits de Planète
vie, ce qui implique d ’agir sur deux plans à la fois, ne cessent de rappeler, c ’est que le Point de
l’un, intellectuel, l’autre, moral. Convergence est la fusion finale de l’algèbre,
Sur le plan intellectuel, le but à atteindre est de de la poésie, de l’esthétique, de la physique,
conserver la vie de la pensée. Par la pensée, nous de la mythologie.
n’entendons pas l’efficacité et la rentabilité d ’une
machinerie logique au service de nos laboratoires Le fantastique est ainsi la première étape dans
et de nos usines, mais l’aptitude de l’esprit à l’itinéraire de la pensée, mais le fantastique n ’est
analyser, à approfondir, à critiquer, à discuter, jamais que la figure insolite du réel et il rentre
à enrichir ses propres conceptions. dans l’ordre quand l’intelligence s’en saisit.
Penser, c ’est, pour com m encer, faire serment de Penser, c ’est préserver le Point de Convergence.
rigueur. « Nous devons, dit Heidegger, apprendre Q u ’on l’abandonne, et la pensée s’étiole et meurt.
à lire un livre tel que A insi parlait Zarathoustra, Nous disons la pensée, non la faculté de lier, de
avec la même rigueur q u ’un traité d ’Aristote; non combiner, de calculer, de mesurer. Nos usines ne
pas d ’une façon identique, bien entendu, mais de s’arrêteront pas pour autant, ni nos laboratoires,
la même façon» (Q u’appelle-t-on penser? Trad. ni nos bureaux d ’études, ni nos équipes de cher­
française, p. 113, P.U.F.). cheurs. Au contraire. Com me on peut aujour-

Positions Planète 35
d ’hui automatiser la production, on peut aussi en a l’air, si elle ne retourne pas plutôt à la
automatiser la recherche, la découverte et la pureté de ses origines. « J ’ai mis devant toi la
décision. Il n’est point besoin de penser pour vie et la mort, la bénédiction et la malédiction.
cela. La pensée et les questions q u ’elle pose, et Choisis la vie afin que tu vives, toi et ta postérité,
les doutes q u ’elle suscite, seraient plutôt une pour aimer l’Éternel ton Dieu, pour obéir à sa
entrave. Produits et brevets s’accum uleront et voix et pour t’attacher à lui: car de cela
s’empileront par l’effet d ’une génération en dépendent ta vie et la prolongation de tes jours... »
chaîne, et la planète en sera couverte, ju s q u ’à (D eutéronom e, 30, 19-20).
étouffer et à perdre la vie. Choisis la vie... Toute une morale économique
découle de ces mots: le repos périodique pour
N O T R E M O R A L E DE LA VIE l’homme, p our la bête et pour la terre; la remise
des dettes; l’ém ancipation de l’esclave; l’assis­
Car, enfin, c ’est la vie elle-même qui est main­ tance aux déshérités. « Quand vous ferez la
tenant en cause, la vie m enacée par l’agressivité moisson dans votre pays, tu laisseras un coin de
des vivants, par leur agressivité militaire, écono­ ton cham p sans le moissonner, et tu ne ramas­
mique, prolifique. La morale planétaire, c ’est la seras pas ce qui reste à glaner. Tu ne cueilleras
morale de la vie. Il ne s’agit plus seulem ent de pas, non plus, les grappes restées dans ta vigne
préserver la propriété ou la famille ou les droits et tu ne ramasseras pas les grains qui en seront
du voisin, mais une valeur beaucoup plus élém en­ tombés. Tu abandonneras cela au pauvre et à
taire, la vie elle-même, conçue com me la condi­ l’étranger» (Lévitique, 19, 9).
tion fondamentale de l’existence humaine. Choisis la vie... La pensée planétaire ferme le
Mais parler d ’une morale de la vie n’est q u ’un cercle sur les paroles premières de la civilisation
propos creux et fade tant q u ’on ne regarde pas en occidentale. Développée, étendue, prolongée,
face dans quels risques effroyables on s’engage. elle n ’aboutit ni à un pan o ra m a scientifique, ni à
Faut-il, pour m odérer les naissances, contin­ un schéma intellectuel, ni à une prospective
genter la procréation? Faut-il, pour ralentir la sociale, mais à une morale. Et la modernité
dévastation de la nature, briser l’élan éc o ­ s’épanouit dans le recom m encem ent.
nomique? Et vers quoi devra-t-on dériver les
forces de travail rendues ainsi disponibles? NO US SO M M ES EN P LEIN E
Faut-il, pour protéger la santé physique et psy­ RÉVISION DES VA LEU RS
chique, allonger les temps de repos et bouleverser
ainsi la structure de nos prix de revient? Faut-il, Les époques critiques m ènent soit à l’anarchie,
pour nourrir les peuples affamés, rationner les soit à la révision profonde des valeurs. L’Europe
peuples repus? Quelles masses d ’intérêts, de a connu l’anarchie du vc au X' siècle, quand elle
superstitions, de tabous, d ’angoisses ne faudra- manquait de sécurité politique et q u ’elle était
t-il pas alors secouer? Nous verrons se dresser soumise à la violence et au pillage. Elle l’a
en fureur les traditions les plus sacrées, la connue aussi au xvp siècle pendant les guerres de
Famille, la Religion, la Propriété, le Travail, Religion. Mais, jusq u ’à présent, elle a chaque fois
la Patrie, mais la morale de la vie ou ne sera surmonté l’anarchie p a r la révision des valeurs,
q u ’une manifestation verbale, ou elle osera au x i i p siècle avec la pensée thomiste, au xvir
mettre en question les affirmations les plus avec la pensée cartésienne.
communes, les plus populaires de la civilisation Nous vivons une époque de désarroi: nous sup­
anté-planétaire. portons mal le choc de l’accélération technique
Pour tout bouleverser? Pour tout détruire? Ce et scientifique; nous ne maîtrisons ni l’excès de
n’est pas certain. A regarder les choses objecti­ population, ni l’excès de pollutions, ni les inéga­
vement, on peut se dem an d e r si la morale de la lités économiques entre les différents peuples.
vie est réellement aussi révolutionnaire q u ’elle Mais nous fabriquons des armes, nous multiplions

36 La pensée planétaire
les cités industrielles, et tantôt nous m enaçons la
vie par les moyens de destruction guerrière et
tantôt nous la menaçons par l’épuisem ent des
ressources naturelles et par la rupture des équi­
libres écologiques. Si nous ne réagissons pas,
nous risquons de nous enfoncer dans une ère de
«barbarie scientifique», pour reprendre un mot
de Paul Valéry. Mais nous pouvons aussi opter
pour la révision des valeurs et, com me le fit
Descartes, prendre appui sur notre doute pour
accéder à la confiance.
Que la pensée planétaire parte d ’un monde
présent pour créer par la raison un monde
nouveau, signifie q u ’elle reste dans les lignes de
force des grands penseurs de l’Occident. Elle André Amar, ancien élève de l'École
prend sans doute naissance dans l’ébranlement Norm ale supérieure (prom otion 1929).
même de la pensée occidentale, mais elle signifie Professeur à l'in s titu t d'Études po li­
que l’hom m e m oderne refuse de s’a b a n d o n n er à tiques de Paris, depuis 1948. Son
enseignement à l'I.E.P. a porté sur
l’absurde.
l'histoire de la philosophie euro­
Et p eut-être cet Occident, dont un peu partout on péenne et sur la m éthodologie de
se complaît à d énoncer le déclin, ne fait-il que l'explication des textes.
dépouiller ses formes anciennes avant de prendre Objet actuel des recherches : les
une nouvelle figure de l’universel. conséquences politiques et sociales du
ANDRÉ AM AR. développement scientifique.

Positions Planète 37
Il y a aussi une prospective des vacances
G érard B litz

J ’aurai atteint mon but en somme


S i j ’amuse en philosophant
L ’enfant qui n ’est qu’un petit d ’homme
L ’homme qui n ’est qu’un grand enfant.
S IR A R TH U R CONAN D O YLE,
(Le Monde Perdu).

Le Club M éditerranée fait, avec les DES LOISIRS P O U R UN H O M M E PLUS C O N SC IE N T


Jeunesses M usicales de France, le
C.A .L. (le club de livres C ulture, Depuis trente ans, le travailleur des sociétés industrielles a gagné
A rts, Loisirs), et les éditions Planète, environ 1 000 heures de loisir sur 3 500 heures de travail. C ’est ce
partie du Groupem ent des O rga­ q u ’il ressort des calculs de l’institut français d ’Études et d ’infor­
nismes Français d é v o lu tio n . Son
directeur général, notre ami G érard mations culturelles et techniques. Si le travailleur a gagné
Blitz, est un des hommes qui, depuis 1 000 heures de temps libre sur 3 500 heures de travail depuis le
une vingtaine d’années, prévoient et début du siècle, observe cet Institut, il n’est pas impossible de voir
planifient l’évolution du problème des dans quelques décennies se renverser le rapport entre temps de
vacances. D ans quelques semaines travail et temps libre. M êm e si des réserves peuvent être faites sur
plus de 15 millions de Français vont, cette hypothèse optimiste, il n ’en reste pas moins évident que la
pendant un mois, être projetés hors durée des vacances augm ente régulièrement, q u ’elle a beaucoup
de leur univers quotidien. Leurs augm enté, q u ’elle augm entera encore.
activités de vacances peuvent être
décrites sans grand risque d’erreur. C om m ent se passeront-elles? Où? Par quoi seront-elles transformées?
M ais que deviendront-elles demain, Ces questions recevront des réponses, au-delà des nécessités immé­
dans dix ans, dans vingt ans? G érard diates (étalem ent des vacances, fractionnem ent en séjours d ’été et
Blitz, qui participera cet été au d ’hiver), dans une perspective entièrem ent nouvelle.
F orum -P lanète, répond à cette Les vacances futures se placeront en toutes saisons, de préférence
question. au soleil pendant l’hiver, dans tous les pays qui s’équipent dès à
présent pour nous recevoir. La course vers le soleil est une constante
dans l’histoire humaine. Elle prend avec les vacances un aspect
nouveau. Dans cette poursuite du soleil s’offre par exemple à
l’Europe une Floride qui s’inscrit dans le périm ètre Madère-
Canaries, et surtout le somptueux Sud marocain, à quelques heures
d ’avion de Paris, Bruxelles, Zurich.
L’hom m e de demain ira plus loin avec des avions plus grands qui
Trop d ’hommes et
pas assez de conscience:
nous refusons le vide ensoleillé.
(Photo Andréas Feininger).

Chronique de notre civilisation 39


voleront plus vite. Il se déplacera plus facilement L’É T A T D O IT P R E N D R E L*E RELAIS
aussi, grâce à l’évolution du transport aérien qui
rendra plus abordable le prix des vols car le déve­ Des caisses de vacances, alimentées par des coti­
loppement des industries touristiques d épendra sations prélevées com me le sont celles de la
dans certains cas du prix du transport aérien. Sécurité sociale m ettront les vacances à la portée
Dans ces conditions il sera possible, en toute de chacun. Le droit aux vacances qui n’est rien
saison, de rejoindre le soleil où q u ’il soit, de se d’autre q u ’un aspect de la Santé publique dans
baigner à Agadir à Noël ou de skier dans le l’organisation des sociétés modernes sera l’un des
Caucase le 14 juillet. Droits de l’homme et du citoyen.

Sur toutes les côtes de la M éditerranée et de Dans de nombreux pays, en France en particulier,
l’Atlantique sud, nous assisterons très vite à un les plans d ’am énagem ent du territoire seront lar­
développem ent du nautisme q u ’impose la con­ gem ent influencés par le besoin de donn er aux
joncture actuelle: dém ographie explosive, satu­ loisirs leur infrastructure nationale. L’urbanisme,
ration des bords de mer où les places et terrains l’habitat, les réseaux routier, ferré, navigable
deviennent chaque année plus insuffisants. Jus­ furent au xix' siècle soumis à l’ère industrielle.
q u ’à présent, la m er a été à peine effleurée par L ’équipem ent du pays sera dem ain largement
le m o uvem ent touristique alors q u ’elle offre un calculé en fonction des nécessités-vacances:
cham p d ’action sans limite, l’air le plus pur et la parcs de week-end, zones naturelles protégées,
liberté totale. Sur terre, tout se trouve limité, réserves nationales, ports de plaisance. Il est clair
circonscrit, possédé, occupé, alors que la notion q u ’un tel équipem ent doit être planifié par l’État,
de propriété est abolie sur les étendues marines armé de lois antispéculatives. La commission
ouvertes à tous. Les portes de la mer s’ouvriront «Loisirs de plein air», dépendan t en F rance du
dans les ports de plaisance multipliés. haut-comité des sports, a proposé de transform er
six pour cent du territoire national en sites de
Le problèm e des bateaux prenant une acuité vacances. Deux mille parcs de week-end devraient
nouvelle recevra une solution nouvelle. Il sera être aménagés dans le district de Paris.
résolu p a r le système de l’appropriation im m é­ Cette politique qui débouche nécessairem ent sur
diate. Dans tous les ports de plaisance, se tro u ­ la synthèse des vacances, du plein air et des sports
veront des « parcs de bateaux » dont on aura ne peut être m enée que par l’État. L’Éducation
appris à se servir à l’école entre une leçon de nationale elle-même reflétera cette évolution
géographie et un cours de gymnastique. Ce n ’est quand les jeunes Français apprendront à l’école
pas une idée nouvelle. Au x v ir siècle, on pouvait à se servir d ’un bateau, à m on ter à cheval, à pra­
galoper de Paris à F lorence en utilisant des tiquer les sports de compétition. Il devient urgent
chevaux de poste. De la mêm e façon, on dispo­ de penser à cette préparation de la jeunesse à une
sera de bateaux q u ’il sera aussi facile de louer société différente.
q u ’hier un cheval, q u ’au jo urd’hui une voiture Jusqu’où ira le développem ent du phénom ène
sans chauffeur. Ceux dont l’hum e u r sera moins vacances et loisirs? C e développem ent sera for­
nomade pourront même expérim enter au large cém ent limité.
des côtes les maisons sous la m er qui seront Les loisirs de la fin de journée, dégagés par l’appli­
l’équivalent des refuges de haute montagne. cation du principe de la journée continue, les
Si elles impliquent naturellem ent un vaste finan­ loisirs de fin de semaine — celle-ci étant réduite
cement, ces créations nouvelles ne se traduiront à quatre jours de travail — retireront au besoin
pas par des dépenses élevées; l’amortissement d ’évasion son caractère obsessionnel; ils dimi­
sera facile, étant donné le grand nombre d ’usagers nueront la violence de la pression actuelle en
et leur répartition sur des saisons de plus en plus faveur des grandes vacances. Ce besoin de
longues, de plus en plus étalées. vacances (être vacant) étant satisfait, un équi-

40 II y a aussi une prospective des vacances


libre sera atteint. Dès lors se posera un problème
entièrem ent nouveau: celui de l’emploi du temps
excédentaire sur l’ensemble du temps-vacances
dont on p eut estimer qu ’il sera de dix semaines
en 1985. C ’est là que se présente le grand virage.

LE G R A N D V IR A G E SERA PRIS EN 1985

D étendu, reposé, l’hom m e sera vacant. On verra


alors s’épanouir pleinement son aspiration au
savoir. G râ ce aux moyens modernes de diffusion
des arts, de la littérature, de la musique, par le
livre de poche, les disques, la télévision, les
spectacles, les revues com m e celle-ci, s’est ouvert
le chemin conduisant à ce que l’on a appelé les Gérard Blitz a été l'un des premiers à
« Universités parallèles», centres de rayonnem ent prédire l'avènem ent du tem ps des
de la pensée moderne. T out cela, présentem ent loisirs. A cette époque de l'année,
au stade embryonnaire, connaîtra une expansion plusieurs dizaines de m illiers de per­
sonnes se préparent à accepter
décisive quand l’homme se trouvera placé dans
pendant un mois le style de vie que
les conditions voulues de disponibilité. propose le Club Méditerranée, qu'il
C ’est pourquoi je conteste l’expression « civili­ a fondé en 1950. Blitz est né à Anvers
sation des loisirs». Je la trouve trop présom p­ en 1912, et fu t un grand sportif (inter­
tueuse; je préfère dire « p h én o m èn e des loisirs», national de natation) avant de devenir
c ’est-à-dire période transitoire, seuil qui sera un grand organisateur de sports et de
franchi pour ac céder non pas à l’oisiveté, mais vacances. Il demeure, avec G ilbert
à la culture consciente, délibérée. En 1885, le Trigano, un des principaux anim ateurs
du Club M éditerranée (voir dans notre
médecin et socialiste proudhonien Paul Lafargue
Numéro 10, le texte du « D ictionnaire
écrivait son fameux p am phlet le Droit à la paresse, des responsables » qui lui a été
dans lequel il réfutait le sacro-saint dogme du consacré).
travail et désignait la machine com me le
r édem pteur qui devait ouvrir à l’humanité l’âge
des loisirs et de la liberté. Il est probable que
l’évolution prévisible aurait déconcerté Lafargue.
Depuis environ deux ans, aux U.S.A., les chefs
d ’industrie de la métallurgie accordent trois mois
de vacances payées supplémentaires, tous les cinq
ans, à leurs syndiqués, pour que ceux-ci puissent
satisfaire à leur guise leur curiosité profession­
nelle et p réparer leur promotion sociale. Cet
exemple est significatif. Le p hénom ène des loisirs,
cette péripétie du devenir, ne doit pas déb oucher
sur le vide ensoleillé. Il p répare l’avènem ent d ’un
homme plus conscient et plus responsable de sa
liberté.
G É R A R D BLITZ.

Chronique de notre civilisation 41


Le testament de Norbert Wiener

Nous autres, savants, avons donné


aux hommes la sagesse et le pouvoir,
et ils ont fa it Bergen-Belsen et Hiroshima.
N O R B E R T WIENER.

UN D O C U M E N T E X C E P T IO N N E L
A sept ans, il annote
Avec N orbe rt W iener vient de disparaître un des esprits les plus
les études que son brillants et les plus curieux du x x c siècle.
génie provoque Par son père, linguiste distingué qui avait émigré de Russie en
Amérique, il descendait du célèbre médecin et philosophe de
Il entre à l’université Cordoue, Maïmonide, «le Platon israélite» (1135-1204). Un autre
à onze ans ancêtre, A quiba Eger, grand rabbin de Poznan de 1815 à 1837,
s’était signalé par sa défense de la tradition mystique kabbaliste
Très à Taise dans et ses efforts pour d éto urne r les Israélites de la recherche scien­
quatorze langues tifique; parfait échec, si l’on considère leur rôle primordial dans
la formation de la science moderne.
L’un des plus grands N orbert, né en 1894, fut dès sa septième année un enfant prodige
mathématiciens étudié par les éducateurs. Entré à l’université à onze ans, il était à
du monde dix-huit docteu r ès sciences de Harvard. Il y fut élève de Santayana,
un des principaux philosophes américains, et, à Cambridge, celui
Il est le père du m athém aticien et moraliste britannique Bertrand Russell. De
de la cybernétique 1919 à sa mort, en 1964, il fut professeur et ch ercheur au Massa­
chusetts Institute of Technology, le fameux M.I.T.
Mort en 1964, Il a lui-même étudié son étonnante personnalité dans deux ouvrages
son testament sur d ’autobiographie, Ex-prodige et Je Suis un M athématicien. M a th é­
« Cybernétique et maticien, certes, un des premiers analystes de son temps, auteur
aussi d ’un roman, le Tentateur, et de nouvelles de science-fiction,
Religion» est ici c ’est surtout comme père de la cybernétique q u ’il a atteint la
révélé par Planète renom m ée mondiale. Mais q u ’est-ce au juste que la cybernétique?
Dans son texte fondamental publié en 1948, Cybernetics, il la

Wiener, Docteur Faust


de notre temps.
Les grands contemporains
définissait par le sous-titre: « contrôle et co m m u ­ le soufre et le fagot. « Avec Cybernétique et
nication chez les animaux et la machine». Seu­ Société ou De l'JJsage humain des Êtres humains,
lement, com me dit le professeur D elpech, ani­ écrit-il, j ’avais examiné certaines conséquences
mateur de la Société française de Cybernétique, morales et sociologiques de la cybernétique. Je
«depuis le célèbre livre de N. Wiener, la notion dis m aintenant que la machine est l’équivalent
de cybernétique est devenue de plus en plus moderne du Golem et j ’entends discuter de l’acti­
floue». Maintes définitions nouvelles ont été vité créatrice dans son ensemble, sans séparer
proposées: « la science des mécanismes finalisés» ce qui appartient à Dieu, à l’hom m e et à la
(Boulenger, 1952); « l’art de rendre efficace machine. »
l’action» (Couffignal, 1955); « son principal sujet C ’est une entreprise audacieuse, mais, après tout,
est le domaine de toutes les machines possibles, logiquement légitime. Elle p erm et en to ut cas de
créations de la nature ou fabriquées par l’homme » fascinantes aventures de la pensée. Nous pouvons
(Ashby, 1958), etc. réserver nos conclusions, mais le message
En fait, la cybernétique est une science très jeune, ultime d ’un homme tel que N orbert Wiener
qui n ’a pas encore trouvé sa forme et dont l’am ­ mérite d ’être au moins écouté.
bition est immense. Nous allons le voir dans les
pages suivantes, qui présentent les dernières Planète, à qui le M.I.T. avait confié la présen­
méditations de N orbert Wiener. tation en français de ce testament, s’est trouvée
devant un problème épineux. Certains passages
LA L É G E N D E DU G O L E M sont d ’une haute technicité. De plus, com m e
le rem arque Jacques Bergier, W iener parlait
Bref ouvrage de quatre-vingt-quinze pages, quatorze langues mais il n ’était vraim ent à l’aise
recueil repensé de conférences données princi­ que dans le langage m athém atique. Il n’est jamais
palem ent à l’abbaye de Royaumont, ce testam ent bien arrivé à s’exprim er avec les mots quotidiens,
philosophique porte le titre bizarre: God and bien que ce fût un de ses grands soucis. Il avait
Golem, Inc., que l’on peut traduire par Dieu et en effet conscience de l’im portance humaine des
Golem, Société anonyme. La légende du G olem est travaux scientifiques les plus abstraits. Q u ’on
une des plus étranges de la tradition juive. Elle a l’adm ette ou non, l’hom m e de la rue est direc­
entre autre inspiré le roman de l’écrivain vision­ te m ent concerné par la science: il a droit de
naire G ustav Meyrink, récem m ent publié aux com prendre ce à quoi elle l’engage.
Éditions de la Colombe avec une préface de Nous conseillons donc aux divers techniciens
Louis Pauwels. Elle raconte que, sous le règne de intéressés par la cybernétique de se rep o rter au
l’em pereu r Rodolphe II de Habsbourg, mort à texte original (The M.I.T. Press, 1964). Ils y tro u ­
Prague en 1611, le rabbin Lôw, mystérieuse veront n otam m ent une objection aux théories
figure du mystérieux ghetto de la capitale de von N eum an n sur les jeux et les co m por­
tchèque, avait modelé un hom m e d ’argile et lui tem ents économiques, ainsi que des aperçus
avait donné vie en le m arquant d’un sceau importants sur les systèmes mécaniques non
magique. C ette imitation blasphématoire de linéaires, précisant les implications de l’ouvrage
la Création a pris une singulière signification de base Nonlinear Problems Random Theory.
lorsque, trois siècles plus tard, la technique a
entrepris, com m e souvent, de réaliser l’œuvre Mais il reste les questions d ’intérêt général. Nous
du magicien. II est curieux aussi que le mot avons jugé utile de les présenter sous forme
robot ait été inventé dans la même ville par claire et condensée, en essayant de servir au
l’auteur tchèque Karel Capek. mieux la pensée de N orbert Wiener, et sa volonté
que le labeur des esprits exceptionnels ne soit
Très explicitement, l’éminent scientifique Norbert pas le privilège d ’une élite, q u ’il soit au contraire
W iener prend la suite dans cette affaire qui sent un enrichissement p o ur tous les humains.

Le testam ent de Norbert W iener


Dieu et le Golem, cybernétique et religion
Norbert W iener (présentation, extraits et com m entaires de Gabriel Veraldi)

Cybernétique, ce terme a connu une fortune très variable. Inauguré par


Platon dans ses Dialogues, hasardé sans succès par A mpère en 1834 dans
sa Classification des Sciences, il a été retrouvé ces dernières années et
a pris son essor lorsqu'il a été associé aux machines à autorégulation,
dotées de pseudo-cerveaux.
D IDIER JULIA (in « Dictionnaire de la Philosophie »).

LE ROBOT, L’H O M M E ET L ’ESPRIT

Dieu joue-t-il M on intention n’est pas de discuter la religion et la science dans


leur ensemble, mais seulement certaines questions où les sciences
avec qui m’intéressent, celles de la com m unication et du contrôle, me
ses créatures semblent em piéter sur la religion.
D ’abord, je veux éviter les paradoxes qui proviennent des p ré ­
comme l’homme tentions de la religion à s’o ccuper des absolus. Si nous ne devons
considérer la connaissance q u ’en term es d ’omniscience, le pouvoir
avec q u ’en term es d ’omnipotence, l’adoration q u ’en term es du Dieu-Un,
ses machines? nous serons em pêtrés dans les subtilités métaphysiques avant d ’avoir
com mencé.
La connaissance est un fait, le pouvoir est un fait, l’adoration est un
fait, et ces faits sont sujets à l’investigation humaine en dehors de la
théologie. Nous pouvons les observer de façon à les rendre plus
accessibles aux méthodes des sciences de la nature.
On peut m ’objecter q u ’en procédant ainsi je supprime dès le départ
Ce fut la possibilité de discuter la religion, donc ses relations avec la
le dernier défi science. Mais la connaissance est inextricablem ent liée à la co m m u­
nication, le pouvoir au contrôle, l’évaluation des buts humains à la
du père de morale et à tout le côté normatif de la religion. Nous devons réexa­
la cybernétique. miner nos idées sur ces problèmes à la lumière des plus récents
développem ents de la théorie et de la technique.
Certes, il est très mal vu de considérer du même œil Dieu
et l’hom m e; c’est un blasphème. Et, même en science, il ne
faut pas traiter les êtres vivants et les machines de façon iden-

Le m ouvem ent des connaissances 45


t i q u e 1. « Si nous acceptons ces tabous, nous LES T R O IS G R A N D E S Q U ESTIO N S
pouvons acquérir une grande réputation de
penseur solide et conservateur, mais nous contri­ « Il y a au moins trois questions en cybernétique,
buerons très peu au progrès de la connaissance. qui me paraissent relever de considérations reli­
C ’est le rôle du scientifique, com m e de l’hom m e gieuses. L’une concerne les machines qui
de lettres ou de l’ecclésiastique intelligents et apprennent; une autre, les machines qui se repro­
honnêtes, de nourrir expérim entalem ent des duisent elles-mêmes; enfin, la coordination de la
opinions hérétiques et proscrites, mêm e s’il machine et de l’homme. On sait que de telles
devra finalement les rejeter. De plus, ce rejet machines existent. Le d o cteu r A.L. Samuel, de la
ne doit pas être conçu com m e allant de soi au société IBM, a rédigé un program m e qui perm et
départ, constituer un exercice mental gratuit, à un ordinateur de jo u e r aux dames, et cet
un jeu dans lequel on s’engage p our m o ntrer sa ordinateur apprend, ou semble apprendre, à am é­
largeur de vue. C ’est un exercice sérieux, qui doit liorer son jeu par sa propre e x p é rie n c e 2. »
être entrepris avec gravité; ce n’est que lorsqu’il A pprend re est une faculté que nous réservons
entraîne un risque réel d ’hérésie q u ’il a un sens; aux êtres vivants et qui a sa plus haute expression
et, si l’hérésie entraîne un risque de dam nation chez l’homme. En fait, il est difficile de voir
spirituelle, ce risque doit être accepté h onnê­ com m ent un être qui n ’apprendrait pas pourrait
tem ent et courageusem ent. Com me dit le Calvi­ être concerné par la religion.
niste: « Êtes-vous prêt à être dam né p our la plus « Un autre aspect de la vie est naturellem ent
grande gloire de Dieu? » associé à la religion. Dieu est supposé avoir fait
R evenant à l’absolu, notons que cette notion l’hom m e à Son image, et la propagation de
conduit à des paradoxes, même en m a th ém a­ l’espèce peut être aussi interprétée com m e une
tiques. En philosophie, le recours à l’absolu ne fonction par laquelle un être vivant en fait un
fait q u ’exprimer une ém otion de révérence, et autre à sa propre image. Dans notre désir de
non une position métaphysique défendable. Si magnifier Dieu par rapport à l’hom m e, et
Dieu surpasse l’intellect humain au point que l’h om m e par rapport à la matière, il est naturel
celui-ci ne puisse Le concevoir, ce qui est là une de supposer que des machines ne peuvent pas
position défendable, alors il n’est pas intellec­ faire d ’autres machines à leur image. »
tuellement honnête de Le faire entrer de force En est-il ainsi? Certaines considérations m ontrent
dans des raisonnements nécessairem ent limités. à mon sens que des machines sont très capables
« Cela donne la clé de mes intentions dans ce d ’en fabriquer d ’autres à leur image.
livre. Je veux prendre certaines situations qui « La troisième question est aussi liée aux p ro ­
ont été discutées dans les ouvrages religieux et blèmes de l’apprentissage. Elle traite des rela­
qui ont un aspect religieux, mais qui possèdent tions entre la machine et l’être vivant, et des
une étroite analogie avec d ’autres situations qui systèmes incluant des éléments appa rten a n t à ces
appartiennent à la science, en particulier à la deux ensembles. Elle entraîne aussi des considé­
science nouvelle de la cybernétique, la science de rations de nature normative et, plus précisément,
la com munication et du contrôle, que ce soit chez morale. Elle examine quelques-uns des pièges
les machines ou chez les organismes vivants. Je moraux les plus dangereux dans lesquels l’h u m a ­
me propose d ’utiliser les analogies limitées de la nité risque actuellement de tomber. Enfin, elle
cybernétique pour je te r un peu de lumière sur est reliée étroitem ent à un grand corps de tra­
la religion. » ditions et de légendes, concernant la magie et des
Je serai certainem ent conduit à faire violence à la phénom ènes analogues. »
religion pour la faire entrer dans le cadre cyber­ A pprendre revient à recevoir des informations, à
nétique. M on excuse sera que la science an a to ­ les évaluer selon certains critères et à les utiliser
mique n ’existe que par le scalpel, un instrument pour perfectionner son action. Un exemple
qui, lui aussi, n’explore q u ’en faisant violence. simple d ’apprentissage est le jeu, joué selon des

46 Dieu et le Golem
règles fixes, où le critère de réussite est de gagner rem ent battu par elle. En un jo u r ou deux
la partie conform ém ent à ces règles. d ’apprentissage, elle emmagasinait dans sa
Certains jeux ont atteint une perfection telle «m ém oire» l’expérience des parties jouées et
q u ’ils n’ont plus d’intérêt. Théoriquem ent, tous surpassait son adversaire humain, son créateur. Il
les jeux peuvent être conduits à cette perfection. faut noter que Samuel n ’était pas, au départ, bon
Mais certains, com me les échecs et les dames, ne joueur. Finalement, il se perfectionna assez pour
sont pas encore achevés; ils représentent encore l’em porter. « Cela ne diminue pas l’importance du
de véritables compétitions de perspicacité et fait que la machine fut pendant une période la
d ’intelligence. gagnante habituelle. Elle gagna, et elle apprit à
On peut supposer q u ’un être omniscient, tel que gagner; et sa m éthode d ’apprentissage n’était pas
Dieu, trouverait les échecs et les dam es sans différente de celle d ’un être humain. Il est vrai
intérêt. D ’une façon générale, quel jeu n ’est pas, que le choix des tactiques possibles à un joue u r
pour Lui, achevé? Et pourtant, Dieu semble mécanique est certainem ent plus limité que celui
entreprend re des parties avec Ses créatures. C ’est ouvert à un joue ur humain; mais il est vrai aussi
le thèm e du Livre de Job, dans la Bible, ou du que le choix possible à un joue ur humain n ’est pas
Paradis Perdu3. « D an s ces deux œ uvres reli­ illimité. Il ne peut être restreint que par les
gieuses, le diable est présenté com m e jou ant limites de son intelligence et de son imagination;
contre Dieu, avec en enjeu l’âme de Job ou celles ces limites sont pourtant bien réelles, et pas
de toute l’humanité... Mais si le jeu se passe essentiellement différentes de celles qui res­
vraim ent entre Dieu et une de Ses créatures, il treignent la machine. »
paraît à première vue une lutte misérablement Les dames sont un jeu facile. En comparaison, les
inégale. Jouer contre un Dieu om nipotent et échecs sont considérablement plus complexes et
omniscient est l’acte d ’un imbécile; et, nous les machines conçues pour ce jeu restent som­
dit-on, le diable est un maître de la ruse. Tout maires: elles ne dépassent pas le niveau de
soulèvement des anges rebelles est voué à l’am ateur moyen. Pourtant, l’opinion des experts
l’échec, il n ’est pas besoin que Satan se donne est que les échecs seront « terminés » d ’ici environ
la peine d ’une révolution pour le prouver. Ou vingt-cinq ans. « Si les méthodes des Russes
alors, cette om nipotence qui doit s’établir par des (elles-mêmes plutôt mécaniques) ne l’ont pas
bom bardem ents d ’éclairs n ’est pas une véritable achevé avant, le travail des machines lui aura ôté
om nipotence, seulem ent une force immense, et la son attrait pour les joueurs humains. »
Bataille des Anges aurait pu se term iner avec
Satan sur le trône céleste et Dieu jeté dans la A U -D E L À DE CE Q U ’É C R IT W IEN ER...
dam nation éternelle 4.
» Donc, si nous ne nous égarons pas dans les Je crois (G. Veraldi) avoir rendu assez fidèlement
dogmes de l’om nipotence et de l’omniscience, le la pensée de l’auteur, jusq u ’ici très claire. Mais il
conflit entre Dieu et le diable est un conflit réel, me semble nécessaire de prendre m aintenant le
et Dieu est en quelque façon moins q u ’abso­ relais.
lument tout-puissant. Il est en lutte avec Ses 1. Quand les affirmatiohs de l’auteur sont particulièrem ent im portantes
créatures et peut perdre la partie. Pourtant, et hardies, je les traduis littéralem ent pour éviter le moindre risque
de confusion et pour dégager ma responsabilité. J’indique cela en
Ses créatures sont faites par Lui et semblent em ployant les guillemets. (G.V.).
tenir de Lui toutes leurs possibilités d ’action. 2. Some Sîudies in Machine Learning, Using the Game o f Checkers, IBM,
Journal of Research and Development, juillet 1959).
Dieu peut-Il jo u e r avec Ses créatures un jeu qui 3. Chef-d’œ uvre de John M ilton (1608-1674). A près une carrière poli­
ait une signification? N ’importe quel créateur, tique agitée dans le parti puritain de Cromwell, devenu pauvre et
aveugle, il dicta à ses filles ce poèm e en douze chants qui raconte la
même limité, peut-il jo u e r un jeu significatif avec guerre entre Dieu et Satan pour la perte ou le salut des hommes.
sa propre créature? » 4. Dans son roman, la Révolte des Anges, satire de l’anarchie et
Eh bien, oui! Ayant construit une machine à du socialisme à ses débuts, A natole France a décrit cette possibilité.
Satan est vainqueur mais, une fois au pouvoir, il se trouve obligé
jo u e r aux dames, le d o cteu r Samuel fut réguliè­ par la nature des choses de faire la même politique que son prédécesseur.

Le m ouvem ent des connaissances 47


D ’abord, pour souligner une conséquence que Cela, rappelons-le, est une interprétation logi­
N orbert W iener ne paraît pas avoir vue. C ’est quem ent justifiée, mais personnelle. Je rend la
peut-être une excessive liberté, mais W iener s’est parole à l’auteur, pour évoquer d ’autres consé­
réclamé de la m éthode scientifique pour m archer quences capitales pour l’avenir de l’homme, q u ’il
dans les plates-bandes de la métaphysique. Je me y ait un Dieu ou non.
sens en droit d ’em ployer une logique analogue à
son égard, lorsqu’il néglige, me semble-t-il, une LE P IÈ G E OÙ L’H U M A N IT É
implication importante des principes q u ’il a RISQUE DE T O M B E R
posés.
Ensuite, les conclusions de la comparaison entre « La guerre et les affaires sont des conflits qui
Dieu et Ses créatures, l’homme et ses machines, ressemblent aux jeux et qui peuvent être codifiés
sont exprimées, mais obscures. Extrêmement jusq u ’à devenir des jeux aux règles fixes. En fait,
intéressantes, elles justifient l’intention annoncée je n ’ai aucune raison de supposer q u ’un tel règle­
de signaler « quelques-uns des pièges moraux les ment n ’existe pas déjà p o u r la politique qui
plus dangereux dans lesquels l’humanité risque décide s’il faut presser le G rand Bouton et n et­
actuellem ent de tom ber». Mais il faut un petit toyer la planète par le feu, laissant place à un
travail de décryptage pour les dégager. ordre moins hum ainem ent imprévisible. »
L’implication oubliée est que si tous les jeux C ette phrase est un bel exemple de sous-
peuvent être achevés, que si Dieu joue avec Ses entendu. Wiener, un des plus grands savants
créatures, que si la coopération entre l’hom m e et am éricains en un temps où la puissance indus­
ses machines accélère cet achèvement, la condi­ trielle et militaire dépend d ’abord de la science,
tion hum aine arrivera fatalement à son terme. savait parfaitement ce q u ’il en était. Ses travaux
Com m e disait Shakespeare dans un de ses étaient et sont utilisés aussi bien pour la fabri­
passages sublimes: cation des fusées que pour la stratégie de leur
« La pensée est l’esclave de la vie, et la vie est la emploi. La politique m oderne est effectivement
dupe du temps, codifiée; les états-majors confient à des machines
Et le temps, qui enveloppe la totalité du monde, électroniques l’évaluation des situations mili­
Doit avoir une fin. » taires. L a décision ultime de déclencher la guerre
atomique reste la responsabilité de quelques
C ette hypothèse est généralem ent rejetée par les cerveaux humains, mais elle est déterm inée par
scientifiques modernes, p a r ceux surtout qui ont les informations des machines, qui «pensent»
un idéal humaniste ou technocratique. Louis seules assez vite pour «juger» des conjonctures
A rm and, par exemple, m ’a dit q u ’il croyait fer­ qui évoluent trop vite en temps humain. On sait
m em ent en un long et immense avenir pour que le président K ennedy ne décida de d o nner un
l’humanité; la civilisation occidentale était coup d ’arrêt à l’installation de fusées soviétiques
peut-être lasse, mais l’humanité dans son ensemble à Cuba, en 1962, q u ’après avoir consulté les
n’était pas encore sortie de l’enfance. machines de la Rand Corporation.
Par contre, une quantité de légendes et de pro­ Alors, raisonne Wiener, il faudrait que toutes les
phéties, ainsi que les théologies, non seulement affaires humaines reçoivent également l’assis­
celles de tradition chrétienne mais les multiples tance de la machine. La cybernétique étant
conceptions convergentes qui ont permis de faire em ployée pour la guerre politique et les com pé­
du « consentem ent universel» une preuve de titions industrielles, elle devrait être mobilisée au
l’existence de Dieu, enseignent que le Gran'd jeu service des autres activités. Sinon, l’humanité
universel doit finir et q u ’alors les cloisons entre court le risque d ’un déséquilibre fatal.
Dieu, les hommes et la matière tom beront. Sous Est-il possible de faire travailler les machines qui
cet aspect, les analogies cybernétiques de W iener apprennent au p erfectionnem ent de notre condi­
rejoignent la pensée théologique. tion? Oui, bien sûr. L’ennui est que les buts

Dieu et le Golem
humains sont rarem ent assez clairs pour que l’on UNE L E T T R E DU
puisse d onner aux machines cybernétiques des M ASSA CH U SETTS
directives précises. « Une machine à jo u e r peut IN STIT U T E
être construite pour assurer l’exécution auto­ OF TECHNOLOGY
matique de n’importe quelle fonction, si cette
fonction est définie par un critère clair et objectif The M .I.T. Press
de succès. » Aux échecs ou aux dam es, et, d ’une Cambridge, Massachusetts
façon plus complexe, dans les stratégies militaires
ou économiques, le critère est évident: il s’agit 8 mars 1965
de gagner la partie conform ém ent à certaines Nous avons le grand plaisir de
règles. « Il peut y avoir bea ucou p de doutes sur les vous informer que G od and
moyens de gagner un jeu; il n’y en a pas sur la G olem Inc. a reçu le «National
question de savoir si la partie est gagnée ou non. » B ook Award» dans le domaine
En somme, nous pouvons construire des machines scientifique, philosophique et reli­
qui nous aideraient à résoudre nos problèm es gieux de ce prix. L'annonce offi­
fondamentaux, mais nous ne savons pas les cielle en sera fa ite demain dans
instruire. « Il est hors de doute que la technique une conférence de presse tenue à
de l’apprentissage est applicable à de nombreux New York. Nous vous envoyons
domaines de l’effort humain qui n’y ont pas été le document que nous avons pré­
soumis.» Seulement, les critères nécessaires paré sur cette conférence, pensant
manquent. Il faudrait d ’abord répondre aux qu'il vous sera utile pour la publi­
grandes questions que tant de philosophes ont cation du livre de Norbert Wiener
examinées sans fournir de solutions décisives: dans Planète et dans ses revues
Pourquoi les humains sont-ils ce q u ’ils sont ou sœurs. Nous vous enverrons éga­
paraissent être? Q ue doivent-ils faire de leur lement les coupures de presse qui
existence? commenteront la remise du prix.
Dans le prochain article, nous term inerons la pré­ Nous vous félicitons du bon ju g e­
sentation condensée de ce testament, en suivant m ent qui vous a fa it choisir ce
Norbert W iener dans ses réflexions sur les livre, jugem ent qui a été si vite
machines qui se reproduisent et sur les relations confirmé par le jury éminent qui a
de l’hom m e et de la machine cybernétique. distingué G o d and G olem Inc.
(C o p yrig h t M .I .T . et P lanète). pour ce prix très important.
Sincèrement vôtre.
Michaél Connolly,
D irecteur du D épartem en t
international.

Prochain article
LA MAGIE,
LA TECHNOLOGIE ET
LE DESTIN DE L’HOMME

Le m ouvem ent des connaissances 49


Les drogues: clés de l'enfer ou du ciel?
Ja cque s M ousseau

Pour le moment, ce qu’on peut dire sur ces drogues, en dehors de leur
intérêt intrinsèque, c’est-à-dire de l’intérêt éthique, sociologique et
spirituel de l’expérience hallucinatoire, c’est que, si elles sont judicieu­
sement utilisées, il peut en résulter un changement profond et important
de notre conscience et de notre comportement, et que cela peut être dans
le sens du bien. aldou s huxley.

C ’EST PLUS I M P O R T A N T Q U ’ON LE D IT

« N o tre expérience de la réalité, l’expérience rationnelle comme


L’exploration nous la baptisons, n’est q u ’une expérience particulière qui laisse
du cosmos de côté d ’autres approches totalem ent différentes... A ucune vision
exhaustive de l’univers n’est possible aussi longtemps que ces autres
intérieur ne fait formes de la connaissance ne sont pas maîtrisées. C om m ent s’en
que com m encer rendre maître, voilà toute la question! »
Ce problèm e posé par William James n’est plus seulement d ’ordre
Pour l’extérieur, philosophique com me il l’était au début du siècle. Les progrès de la
chimie du cerveau ont fait de « ces autres formes de la connaissance »
les fusées un champ d ’expérimentation accessible à l’hom m e de science. Les
drogues, découvertes ou synthétisées en laboratoire, perm ettent de
Pour l’intérieur, contempler, en partie du moins, la tram e profonde sur laquelle est
tendue la toile des apparences.
les nouvelles Nous sommes élevés dans une certaine culture, nous sommes
drogues façonnés par une pensée, nous disposons d ’un certain langage. Ces
outils ne sont pas tellement mauvais puisque l’expérience que nous
C ’est peut-être nous forgeons grâce à eux est suffisamment proche de la réalité
pour que nous survivions. Nous avons même pu croire pendant long­
aussi im portant temps que ces outils étaient les seuls valables, voire parfaits.
L’étude com parée des cultures nous rend le sens d ’une certaine rela­
que tivité. Les moyens de la connaissance sur laquelle repose notre
l’astronautique civilisation nous apparaissent com me une hiérarchie assez arbitraire.
A la primauté que nous accordons à l’expérience mesurable, l’Inde
traditionaliste oppose la voie de l’intuition.

Dans les psilocybes du Mexique,


un secret qui permet
de descendre en soi-même.
Aux frontières de la recherche 51
Au sein de notre propre culture, les progrès n’ont niveau q u ’il faut situer la tentation représentée
été réalisés que par des êtres qui com m ençaient par les excitants de l’esprit, même s’il n ’apparaît
par mettre en cause les tabous reçus. Les pro­ q u ’un Rimbaud parmi dix mille anges déchus.
phètes, les penseurs, les poètes et les créateurs On com prend pourquoi les hallucinogènes — bap­
ont d ’abord été des porteurs de négation, avant tisés ainsi parce q u ’ils provoquent des halluci­
de s’affirmer comme porteurs de révolution. C ’est nations — créés par la chimie m oderne suscitent
en niant les réalités admises q u ’ils se sont depuis quelques années un intérêt immense: la
approchés un peu plus de la vraie réalité. L’aven­ mescaline, le L.S.D., la psilocybine ravivent un
ture continue avec nous. Le futur novateur sent débat q u ’on croyait clos et raniment du même
confusément que la culture d ont il a été coup la passion tapie au cœ u r de l’homme. Ces
imprégné charrie à la fois le bon grain et l’ivraie. drogues constituent de nouvelles clés donnant
D e larges pans qui ont pu être valables un temps accès aux mondes situés derrière la trame,
sont devenus caducs. Mais il est lui-même trop ouvrant des voies de connaissances auxquelles
plongé dans le fleuve, trop entraîné par lui pour notre culture ne nous a pas préparés. Le L.S.D.
percevoir avec netteté ce qui dem eure du et la psilocybine ont été qualifiés par un spécia­
matériau noble et ce qui est devenu scorie. liste de «zen instantané», parce que ces drogues
Pour renouveler leur vision, l’artiste, le poète ou perm ettent d ’atteindre en un m om ent l’expé­
le penseur même ont eu recours à des excitants rience transcendantale — « la vision hors de soi-
qui leur ouvraient la porte des paradis artificiels. même» — que le moine zen ne connaît q u ’après
Ils désiraient un d étac h em e n t des valeurs des années de méditations, d ’exercices respira­
plaquées par l’éducation ou la routine. Le toires et d ’ascèse. La «satori» zen — « l’expé­
cerveau voulait s’élever sur les hauteurs et rience des expériences» capable de bouleverser
em brasser davantage du paysage. Certains ont une existence — entraîne une perception plus
trouvé cette libération par l’alcool, d ’autres par aiguë et plus profonde de soi-même et du monde,
l’opium ou le haschich. Certains ont eu recours à de soi-même par rapport au monde. Les drogues
l’érotisme, d ’autres ont gravi le ntem ent les modernes conduisent, selon ceux qui les étudient,
sommets p a r le jeûne, la solitude et la méditation. vers cet état sans effort. Elles abolissent les inhi­
Par la voie rapide et aisée de la drogue, par la bitions mentales et les barrières culturelles et
voie lente et difficile de l’ascèse, l’aspiration à ouvrent les portes d ’un univers infini sans exiger
satisfaire était la même: devenir visionnaire; se en échange des contraintes patientes dont peu
sentir confondu avec la réalité invisible, q u ’elle d ’hom m es sont capables. Les états mystiques, les
soit Dieu ou simplement l’univers. visions poétiques, les univers parallèles sont mis
à la portée de tous dans un uniprix de la
CH A C U N EST UN VOYANT surconscience.
Cette possibilité motiverait à elle seule l’enthou­
Le réveil, après l’expérience libératrice, était siasme pour la psilocybine, le L.S.D., la m esca­
brutal. Elle laissait les organismes à jamais line et leurs dérivés. D ’autres caractéristiques
meurtris et, après chaque incursion nouvelle sur installent ces drogues à une place de choix sur le
les hauteurs, la chute était un peu plus périlleuse. rayon des modificateurs du cerveau. L eur puis­
Sans doute, le mystique religieux se situe-t-il à sance d ’abord: le L.S.D. est cent fois plus
part, encore que l’anémie et l’avitaminose puissant que la psilocybine, et sept mille fois plus
atteignent son organisme. P our l’adepte de la que la mescaline, laquelle se situe au niveau de la
drogue ou de l’alcool, la déch éa n ce physique puis vieille marijhuana. L eur innocuité surtout: la
mentale est le prix dont il doit payer ses brèves durée de leur action écoulée —douze heures pour
illuminations. La plupart des ivrognes et des le L.S.D., six heures p our la psilocybine, une
drogués sont de banals jouisseurs et non les heure pour la mescaline —, elles ne laissent
messies du progrès humain. Cependant, c’est à ce aucune trace dans l’organisme; celui-ci ne subit

52 Les drogues : clés de l'e n fe r ou du ciel?


aucune sorte de détérioration visible et il n’existe gieuses, qui estiment que les extases des saints
pas d ’accoutum ance aux hallucinogènes sem­ sont très différentes des visions provoquées par
blable à celle des autres drogues. Le professeur la drogue. Mais d ’autres n ’hésitent pas à affirmer
Roger Heim, directeur du M uséum d ’Histoire publiquem ent que ces drogues nouvelles obligent
naturelle de Paris, qui a pris six fois des psilo- à poser nom bre de questions théologiques. Les
cybes, les champignons mexicains contenant la Anglo-Saxons réagissent sur ce point avec leur
psilocybine naturelle, n’a jamais éprouvé le pragmatisme traditionnel. Une autorité en ce qui
besoin physiologique de recom m encer. « Les six concerne l’étude des états mystiques, le d o cteu r
expériences avaient pour objet une étude scien­ W.T. Stace, de Princeton, estime que l’Église ne
tifique sur moi-même des psilocybes, dit-il. Le but doit pas mépriser une technique de nature à
étant atteint, j ’ai arrêté les expériences depuis consolider le sentiment de la foi: «L e fait que
plusieurs années sans difficulté.» L’homme ce sentiment soit provoqué par une drogue ne
m oderne pourrait donc entreprendre sans danger met pas en cause sa valeur.» Le docteur Paul
l’exploration des univers interdits, en revenir et Lee, du M.I.T. (Massachusetts Institute of T e c h ­
y retourner aussi souvent que la synthèse des nology) rem arque que, « de nos jours, l’expé­
enseignements à en tirer n ’est pas achevée. rience religieuse est devenue si superficielle et
Com m ent ne serait-il pas enthousiasmé par cette rationnelle que, p our retrouver le sens du mystère
aventure sans p récédent? et de l’émerveillement mystique, nous devrons
recourir aux drogues». « C ’est une nécessité dans
CES D R O G U E S N E C R É E N T PAS le cadre de la culture contem poraine, renchérit le
D ’A C C O U T U M A N C E d o cteur Stanley Krippner, de l’université du
Kent, car la simple assistance aux offices reli­
Dès que furent entrevues ces possibilités, la dis­ gieux n’ém eut plus profondém ent les fidèles. » Le
cussion a com m encé entre partisans et adver­ d o cteur Timothy Leary enfin, ancien professeur
saires du voyage dans cet autre monde, entre à Harvard, dont le nom est intimement lié à
croyants et incroyants, optimistes et sceptiques. l’histoire de ces drogues nouvelles, nous le
Elle dure encore. Devons-nous nous fier à cette verrons, n ’hésite pas à prédire q u ’« un jour
innocuité apparente? En fait, nous devons consi­ viendra où les comprimés biochimiques seront
dérer que nous ne savons rien des effets sur une utilisés au même titre que la musique d ’orgue et
longue période. Des modifications, invisibles au l’encens pour p rovoq uer l’exaltation spirituelle
niveau des organes, peuvent exister au cœ u r de la des croyants au cours des cérémonies religieuses ».
cellule et m e nac er — qui sait? — la descendance Nous ne prenons pas à notre compte, évi­
elle-même des adeptes des drogues. L’absence de dem ment, ces pensées formulées en plusieurs
troubles physiologiques n’exclut pas des séquelles endroits situés entre la côte ouest et la côte
plus chargées de conséquences: les boulever­ est de l’A mérique du Nord. Elles rendent à nos
sements de notre structure psychique. Q u ’il faille oreilles imprégnées de vieille culture religieuse
réévaluer notre patrimoine culturel, d ’accord, un son étrange. Mais le fait objectif que des
mais dans un sens qui perm ette à l’aventure occi­ raisonnements semblables sont émis par des intel­
dentale de se poursuivre. Q uelques formules lectuels influents doit sans conteste être pris en
chimiques pourraient ébranler en effet les bases considération.
mêmes de notre civilisation. Le déb at actuel
ne se situe pas seulement sur un plan scientifique NOUS R E D É C O U V R O N S
ou médical. Il se déroule, pour l’essentiel, sur le UN SEC RE T P E R D U
plan de la philosophie et même de la théologie.
Quelle est la valeur d ’une expérience mystique L’expérience proposée pour le futur a été vécue
provoquée par quelques comprimés? Nulle et dans le passé par certaines grandes civilisations
sacrilège, affirment certaines autorités reli­ et l’est encore par quelques groupes ethniques

Aux frontières de la recherche 53


qui ont survécu à leur disparition ou leur ont découvrir que le L.S.D. et ses dérivés pouvaient
em prunté leurs traditions. Les thèmes favoris de arrêter ou accroître la sécrétion de sérétonine
l’art précolombien — animaux fantastiques, par le cerveau. Les troubles des schizophrènes
géants crachant des flammes ou des êtres s’accom pagnant d ’un dérèglem ent de la pro­
vivants, etc. — reproduisent dans la pierre ou l’or duction de sérétonine, les psychiatres recom m en­
les visions provoquées par la mescaline. Il est cèrent à considérer que cette grave maladie
vraisemblable que les artistes aztèques tra­ mentale pouvait avoir une origine purem ent
vaillaient sous l’influence de la drogue. De nos organique. Ils entreprirent de soigner les schizo­
jours encore, plusieurs peuplades indiennes phrènes avec le L.S.D. et obtinrent effectivement
« s’unissent avec leur dieu » en prenant du peyotl, des am éliorations intéressantes. Par ailleurs, en
une plante des hauts plateaux, contenant de la se livrant sur eux-mêmes à des expériences avec
mescaline. Au Mexique, elles ont recours aux la drogue nouvelle, ils apprenaient à mieux
champignons sacrés, les psilocybes, qui ont été com prendre le monde délirant de leurs malades.
particulièrement étudiés par des chercheurs Une ère nouvelle com m ençait véritablement
com me l’Américain G o rd o n Wasson et le pour la psychiatrie.
Français Roger Heim. R écem m ent un biochi­ Dans les laboratoires, les chimistes cherchaient
miste américain, en voyage d ’étude au Mexique, activement à créer d ’autres drogues de même
d onna quelques pilules de L.S.D. à une curandera nature. Albert Hoffmann, quelques années après
(guérisseuse) d ’un petit village. Après avoir jugé sa découverte du L S.D., inventait la psilocybine
des effets de la drogue sur elle-même, la vieille de synthèse, semblable à l’hallucinogène contenu
femme lui dit avec un certain contentem ent: dans le champignon sacré du Mexique. Dans le
« Désormais je vais pouvoir pratiquer la magie même temps, d ’autres chercheurs opéraient un
toute l’année; je n’aurai plus à attendre la saison reto ur aux sources des vieilles civilisations et
des champignons.» Dans les anciennes civili­ étudiaient l’effet des psilocybes et du peyotl
sations de haut niveau culturel, l’utilisation des utilisés par les Indiens d ’A mérique centrale. En
drogues a été vraisemblablement liée aux évé­ quelques années, la .biochimie se trouva en pos­
nem ents essentiels de la vie: la religion, la m éde­ session d ’une série de substances nouvelles
cine, l’art, la divination de l’avenir, la guerre, etc. désignées par le te rm e générique de « psyché­
Dans ses laboratoires, la science moderne ne fait déliques», c’est-à-dire accélérateurs du cerveau,
peut-être que redécouvrir un secret perdu, un ou modificateurs des états de conscience. Aussi­
pouvoir oublié. tôt se posa la question: « Q u ’en faire?» Dix ans
Cette redécouverte a com m encé un après-midi plus tard, un des chercheurs pouvait écrire que
d ’avril 1943 dans un laboratoire de Bâle, en ces drogues, depuis leur découverte, avaient servi
Suisse. Le d o cteur A lbert Hoffmann essayait à peu près à tout: à modifier l’architecture des
divers composés créés à partir de l’acide lyser- toiles d ’araignée comme à organiser des cocktails-
gique, dérivé de l’ergot de seigle. Il absorba parties à base de L.S.D. — également à traiter la
une quantité infime d ’un com posé nouveau, celui schizophrénie, nous l’avons vu.
qui devait devenir le L.S.D. 25 (abréviation de
acide lysergique diéthylamide). « Je fus bientôt CE SONT DES CLÉS DE
plongé, dit-il, dans un monde d ’images fantas­ LA L IB E R T É IN T É R IE U R E
tiques... Elles étaient associées à un extraordi­
naire kaléidoscope de couleurs... L ’espace et le Plusieurs milliers d’alcooliques, considérés comme
temps étaient désorganisés... Et je crus que irrécupérables, ont été guéris de leur vice par les
j ’allais mourir. » «psychédéliques» aux Etats-Unis, au Canada, en
Le corps chimique synthétisé par le docteur Australie et en G rande-Bretagne. Les statistiques
Hoffmann suscita aussitôt la curiosité des chi­ m ontrent que dans 50 % des cas, un ivrogne,
mistes et des biologistes. L’analyse permit de après une cure de L.S.D., redevient com plè­

54 Les drogues : clés de l'e n fe r ou du ciel?


te m ent sobre. La plupart des alcooliques ainsi faire sortir. Le L.S.D. lui perm et de connaître
traités ont, tant bien que mal, traduit leur une expérience autre que la sienne. Il découvre
expérience en disant que, sous l’effet de la qu’il existe un m onde supérieur au sien, et il
drogue, ils avaient eu l’impression de mourir puis recouvre ainsi une humilité profonde qui, selon
de renaître ensuite à une vie nouvelle. Les hallu­ les psychologues, est essentielle pour le maintien
cinations provoquées avaient définitivement de la sobriété.
changé quelque chose en eux. L’idée q u ’une Nous jouons tous un jeu avec des règles précises
expérience d ’ordre mystique puisse radicalement dont nous n’avons pas toujours conscience. Le
modifier le cours d ’une vie n’est pas nouvelle; milliardaire sur son yacht en rade de Cannes joue
ce qui l’est, c ’est que ce bouleversement puisse au milliardaire, parfois en multipliant les efforts;
être obtenu à l’aide d ’une formule chimique. il est prisonnier d ’un personnage, car il ne peut
Les psychologues ont essayé d ’expliquer le s’imaginer autre. La vedette de cinéma joue un
com portem ent de ces alcooliques soudainem ent autre jeu. Nul ne songe à intervenir dans sa mise
guéris. Selon le d octeur Éric Fromm , l’ivrogne en scène, car elle est admise par la société.
se sent « aliéné » dans notre société et cherche le L’ivrogne joue avec ses propres règles et, celles-
salut dans l’alcool. Il est étroitem ent prisonnier ci n’étant pas généralem ent reconnues, les coups
d ’un schém a mental subjectif q u ’il s’est forgé peu qui leur sont portés sont considérés com m e des
à peu et dont aucun raisonnem ent ne peut le succès.

LE S C A N D A L E D E H A R V A R D

Les biochimistes am éricains se sont attaqués


D octeur A L B E R T H O F M A N N à une autre catégorie humaine d ’asociaux dont
Inventeur du L.S.D. l’univers est particulièrement bien structuré:
les criminels. Une expérience poursuivie avec
J ’avais la sensation de me dissoudre dans trente-six bagnards de la prison du Massachusetts
un tourbillon de couleurs et de formes. a m ontré qu ’après une cure de L.S.D. le nombre
Lorsque j'ouvrais les yeux, les couleurs de la des récidivistes, dans l’année suivant la libération,
pièce apparaissaient fabuleusement avivées était inférieur à 50 %, alors qu ’il est norm alem ent
et brillantes, des tons d ’un rouge chaud de 85% . La drogue avait ap parem m ent brisé les
dominaient à côté du vert cru. Parfois, au stéréotypes de ces criminels, com m e des alcoo­
contraire, des images colorées abstraites liques. Les psychédéliques sont des clés de la
semblaient sortir de mon propre corps, parti­ liberté, dit le do cteu r Tim othy Leary, com m e
culièrement lorsque je faisais des mouve­ l’humanité n ’en a jamais eu à sa disposition. La
ments. Toutes ces manifestations étaient tentation est grande de se précipiter sur toutes
ressenties d ’une façon effrayante et accom­ les portes pour voir ce qui se trouve derrière. A
pagnées d ’angoisse. J ’avais l’impression peine ces drogues étaient-elles nées que les
d ’être possédé du démon. A u cours de l’heure spécialistes avaient intuitivement saisi q u ’elles
suivante, mon état se calma un peu, les représentaient une invention aussi importante
images perdirent leur caractère abstrait, et je que la découverte de l’atome et des forces
vis des paysages et des configurations archi­ nucléaires. Pour le Bien ou pour le Mal de
tecturales. Le médecin préposé à la prise de l’humanité? La question n ’était pas encore posée
ma tension artérielle m ’apparut comme un aussi nettem ent que la discussion se déroulait
prêtre aztèque sacrificateur, ce qui me divertit. déjà sur un ton passionnel. Rien ne l’illustre
Tous mes efforts pour apercevoir ce collègue mieux que ce qu ’on a appelé, aux États-Unis
sous ses propres traits restèrent sans succès. dans le grand public et parto ut dans le monde
parmi les spécialistes, « le scandale de H arvard ».

Aux frontières de la recherche 55


Une artiste américaine
a pris,
sous contrôle médical,
du L.S.D. et traduit
ses impressions.

1
Au début, l’artiste
a la sensation de
plonger dans son
inconscient
en chute libre,
en même temps que
les barrières
habituelles de son
Au centre de ce scandale, deux éminents psycho­ sont essentiellement des moyens de formation
logues: Timothy Leary, d ’abord - que nous avons individuelle et non des médicaments. L’im portant
plusieurs fois cité — quarante-trois ans, et est d ’apprendre à chacun à améliorer la connais­
Richard Alpert, trente-deux ans. Ils étaient p ro ­ sance de son univers intérieur et à contrôler
fesseurs à la fameuse université de Harvard son système nerveux. Tous ceux qui désirent
lorsqu’en 1960 ils co m m en c èren t à s’intéresser expérim enter le L.S.D. ou ses dérivés devraient
aux effets psychiques du L.S.D. Les premières pouvoir le faire. De telles affirmations cons­
expériences se déroulèrent dans le cadre de l’uni­ tituent évidemm ent des ferments révolution­
versité de H arvard et sous ses auspices. Puis, à naires qui m ettent en cause les habitudes, les
mesure que l’intérêt des professeurs pour ce lois, les échelles de valeurs de notre civilisation.
q u ’ils sucitaient grandissait, elles furent pour­ Le gouvernem ent mexicain lui-même les a jugées
suivies en privé, dans l’ap p a rtem e n t de tel ou tel
de leurs collègues ou étudiants. Dès 1962, les
deux professeurs furent attaqués p ar les respon­
sables de l’université, puis par les notables, puis
par la presse. « J ouer avec ces drogues c ’est
com me jo u e r à la roulette russe », estimait déjà R O G E R H EIM
John U. Monro, un des dirigeants influents de Directeur du Muséum d’Histoire naturelle de Paris.
Harvard.
Placés en face du choix: l’université ou leurs La première expérience que j ’ai tentée sur
recherches, Leary et A lpert préférèrent l’I.F.I.F. les champignons hallucinogènes utilisés par
(La F édération internationale pour la liberté inté­ les Indiens du Mexique méridional et central
rieure) q u ’ils avaient fondée en 1962. Cette asso­ porte sur une quantité de 120 g, sous la
ciation groupait 3 000 adhérents, parmi lesquels forme de cinq carpophores frais. Les carpo-
de nom breux médecins, psychiatres, psycho­ phores furent l’un après l’autre mastiqués
logues, pasteurs, artistes et écrivains, lorsque et absorbés à 1 h du matin. Les premières
les deux professeurs démissionnèrent de l’univer­ manifestations apparurent environ une heure
sité, à la fin de l’année scolaire 1963. « Les et demie après l’absorption, mais une som­
rapports entre notre groupe et Harvard ont nolence naturelle a rendu tout d’abord
toujours été malaisés, déclarèrent Leary et malaisée la caractérisation des symptômes
Alpert. N ous introduisions avec enthousiasme un correspondant à l’apparition dans l’obscurité
élément puissant, non verbal et méta-intellectuel de traînées de couleurs vives, puis du spec­
dans une com m unauté entièrem ent vouée aux tacle coloré d’un carrefour où des rues en
mots et à l’intelligence rationnelle. » pente se rejoignaient et que bordaient des
bâtiments élevés serrés l’un contre l’autre,
LES Q U ESTIO N S Q U ’IL F A U T sans aucune silhouette humaine...
SE PO SER Une sorte de féerique spectacle en bleu
m ’apparaissait, form é de disques rappelant,
Depuis deux ans, Tim othy Leary et Richard par l’intensité plus vive du centre, les ocelles
Alpert se sont entièrem ent consacrés à l’I.F.I.F. des ailes de papillon. Une excitation gaie se
qui édite un bulletin, des livres, multiplie les manifesta : elle se traduisit par des réflexions
conférences. Ils se sont désintéressés des appli­ faites à haute voix. Je réalisai alors que
cations médicales des psychédéliques, pour se j ’étais seul, que personne n’avait pu sur­
livrer à l’étude des états de surconscience. Une prendre mes interjections et j ’en éprouvai
pareille attitude ne pouvait évidem m ent leur un vif soulagement...
concilier la société am éricaine. La position offi­ {in: les C h a m p ig n o n s h a llu c in o g è n e s du M exique).
cielle adoptée par l’I.F .I.F. est que les drogues

58 Les drogues : clés de l'enfer ou du ciel?


dangereuses. Leary et A lpert avaient fondé un deux: « ceux qui ont pris des champignons sacrés
centre avec trente-cinq personnes à Zithuatanejo, et que cette expérience subjective disqualifie
afin d ’étudier sur place les champignons sacrés: p our en parler scientifiquement, et ceux qui n ’en
il a été fermé sur ordre gouvernem ental l’année ont pas pris et que leur totale ignorance du sujet
dernière. disqualifie pareillement ».
Les deux ex-professeurs de H arvard poursuivent Il fallait sans prendre parti poser toutes ces
leurs recherches, soutenus par de nombreux amis questions qui m ontrent l’am pleur du déb a t en
et quelques financiers. Ils sont engagés dans une cours.
voie sur laquelle le retour en arrière paraît impos­ JACQUES MOUSSEAU.
sible, et, dans le même temps, nul ne peut porter
un jugem ent sur ce qui se trouve à son te rm e: le
Bien ou le Mal. Cette aventure est utile; elle est
fascinante; est-elle ou non dangereuse? Non pas
pour quelques individus — q u ’importe, après
tout? —, mais pour les valeurs humaines les plus
fondamentales. Q u ’il faille poursuivre les
recherches sur les drogues en psychothérapie, la
réponse à cette question ne fait pas de doute. Les
psychédéliques appo rtent un facteur supplém en­
taire: quelque chose qui ressemble fort à une
idéologie. Par là est le salut, affirment les ch e r­
cheurs qui les ont essayés sur eux-mêmes et ils
n ’ont plus dès lors q u ’un souci: convertir leurs
semblables. N ’est-ce pas à la conviction de ses
apôtres que se reconnaît l’importance d ’une idéo­
logie? Nous voulons attirer l’attention sur l’évo­
lution curieuse des hommes de science qui
s’adonnent à ces études, et d ’abord de ceux qui
ont réalisé le plus grand nombre d ’expériences
sur eux-mêmes, les professeurs Timothy Leary et
Richard Alpert, et avec la drogue la plus forte, le
L.S.D. Selon le d o cteu r David C. M acLelland qui
les avait fait nom m er à H arvard, « plus ils absor­
baient de drogues, moins ils s’intéressaient à la
science». De leur propre aveu, l’intérêt médical
des psychédéliques leur a paru très vite secon­
daire. L’histoire de ces hommes et de leurs
disciples depuis trois ans suit une ligne simple
et curieuse: ils se sont trouvés progressivement
coupés du monde scientifique qui avait été le leur
sans manifester le moindre regret. Sont-ils
séparés, par l’effet de la drogue, de la société des
«autres»? L’absence d ’accou tum an ce physio­
logique se paye-t-elle d ’un danger plus grand:
l’isolement dans une activité narcissique? A
moins que G ordon Wasson, l’expert en psilo-
cybes, ait raison et que l’humanité se divise en

Aux frontières de la recherche 59


Maria Sabinà,
la célèbre curandera
auprès de laquelle
des savants
du monde entier
vont chercher
le secret des
champignons
sacrés.
J'ai mangé des champignons sacrés
E m ile F o la n g e , ch arg é de co urs à l'U n iv e rs ité de T u n is

L ’origine de l'art aztèque ou totomaque, si original, n ’aurait-elle point


été influencée par les phantasmes dus aux champignons sacrés, dans
lesquels l ’artiste aurait puisé son inspiration?

MON VOYAGE A U X CO N FIN S DE LA R É A L IT É

Pour un petit nombre d ’Américains et po u r quelques rares Français,


Et voici une le village indien de H uautla de Jimenez, juc h é sur les «lomas» de
expérience vécue Chaultepec et de Chilar, à environ quatre cents kilomètres au
sud-est de la capitale du Mexique, est devenu, ces dernières années,
le but d ’un voyage intercontinental, en même temps que le co m m en ­
cem en t d ’une aventure qui les entraîne au-delà des confins de ce
qu ’il est convenu d ’appeler la réalité.
Dans la sierra Ces voyageurs savent, en effet, que quelque part sur cette terre
impolluée et qui résiste encore aux assauts du monde civilisé, pousse
M azatèque un merveilleux champignon : le « teonanacatl » des anciens Aztèques.
Rituellement cueilli et administré par d ’habiles curanderas (guéris­
seuses), il leur ouvrira la porte interdite d ’un univers étrange où il est
possible d ’entrer en fraude. Telle est l’aspiration souvent inavouée,
Une nuit mais certaine, de tous ces touristes de l’« Ailleurs». Souvent c ’est
cette curiosité morbide, ce besoin de sensations nouvelles et verti­
hallucinée gineuses dont souffrent les grands oisifs de notre époque qui les ont
incités à aller si loin dans l’espace et dans le risque.
Les orgies mycologiq.ues ne sont pas rares à Huautla de Jimenez,
non plus d ’ailleurs que les accidents qui en sont la conséquence.
Chez Les curanderas sont tenues, bien à tort, pour responsables de tous
les abus qui se com m ettent.
M aria Sabina Mais, parmi les voyageurs, il en est qui viennent ch e rch er dans la
pulpe am ère des champignons sacrés, non la fuite dans des paradis
artificiels, mais le secret de la nuit turbulente q u ’ils portent en eux

Aux frontières de la recherche


depuis des temps immémoriaux. L’itinéraire qui ma part, j ’avais franchi patiem m ent les premiers
conduit ju sq u ’à cette «divine nourriture» ne obstacles: apprendre l’espagnol, traverser l’océan,
figure sur aucun guide, mais appartient à l’univers établir les contacts indispensables. Parvenu au
des traditions que se transm ettent un petit cœ u r du mystérieux pays, encore fallait-il passer
nombre d ’initiés. à l’action.
Mes dém arches pour entrer en contact avec la
JE V OULAIS R E N C O N T R E R Sabina m ’o ccupèrent plusieurs jours. Malgré les
LA C É L È B R E C U R A N D E R A introductions dont j ’étais pourvu, je crus que
j ’échouerais tout près du but. Un après-midi, une
Un matin de juillet, je quittai Mexico pour semaine après mon arrivée, la sonnerie du télé­
rejoindre Puebla, première étape d ’un parcours phone retentit. On m ’appelait de l’institut du
qui devait me conduire au cœ u r de la sierra Café local où j ’avais un ami. Q u elq u ’un avait
Mazatèque. Après un court séjour dans cette laissé une commission à mon intention. Un jeune
vieille cité surpeuplée et souriante, je repris le garçon avait dit que sa grand-m ère m’attendait le
car p our T ehuacan d ’abord, pour Teotitlan soir même. Je compris q u ’il s’agissait de la Sabina
ensuite. A u-delà de Teotitlan, il n’y a plus de que j ’avais fait solliciter.
route, mais seulem ent une longue piste de m on­
tagne, sinueuse, accidentée et que personne ne S U R LA TA BLE, IL Y AVAIT
songe à entretenir. Pendant la saison des pluies, UNE C E N T A IN E DE C H A M P IG N O N S
il faut, p our m onter ju sq u ’à Huautla de Jimenez,
attendre un m om ent favorable, c'est-à-dire q u ’il Au début de la soirée, Cervantes, un autre de mes
ait cessé de pleuvoir au moins pendant trente-six amis, adm inistrateur du « Centro C oordinator de
ou quarante-huit heures consécutives. la sierra M azateca», qui s’était occupé de me
Partis avant le lever du jour, nous sommes arrivés trouver un guide, me présenta Eugenio qui savait
à H uautla un peu avant midi: six heures pour où d em eurait la Sabina. Sur promesse d ’une grati­
franchir les quelque quatre-vingts kilomètres qui fication, il ac ce pta non seulement de m ’ac co m ­
séparent Teotitlan de ce haut lieu! De ma pagner, mais encore de me servir d ’interprète
cham bre, je contemple les crêtes mystérieuses de jusqu’au lendemain matin.
la sierra M azateca. Quelque part dans ces m o n ­ A vingt et une heure, la cam ionnette de l’institut
tagnes se cache celle que je désire rencontrer: du Café passait nous prendre. Le chauffeur s’était
Maria Sabina, la fameuse curandera qui, selon offert à me conduire aussi loin que le mauvais
le professeur Roger Heim, « étonnante dans son état de la route le permettrait. J ’emportais mon
pouvoir, reste aujourd’hui la plus proche de la sac de couchage et une torche électrique. Nous
tradition m azatèque ». avions parcouru un peu plus d ’un kilomètre
Roger Heim, directeur du Muséum d ’Histoire lorsque le chemin se rétrécit brusquem ent: il
naturelle de Paris, et un banquier mycologue fallait continuer à pied l’ascension du «lom a» de
de N ew York, R.G. Wasson, ont été les premiers C haultepec. Le ciel était couvert, la nuit noire et
à soulever le voile qui entourait de mystère le le chemin désert. Nous avancions à grands pas
« teonanacatl », à soumettre au crible de l’analyse tout en parlant le moins possible. La lumière des
scientifique les espèces par lesquelles s’opère torches braquées devant nous se heurtait aux
depuis des siècles l’étrange com m union des aspérités du terrain en pente. Bientôt des chiens
hommes de ce pays avec les dieux du panthéon hurlèrent. Mais ce n’étaient encore que des
aztèque. A ujou rd’hui, tout le monde connaît aboiements insignifiants de chiens attachés ou
les psilocybes hallucinogènes du Mexique par enfermés. Il fallait m onter encore. L’habitation
les ouvrages spécialisés, les publications à carac­ de M aria Sabina était la dernière de la longue file
tère strictement scientifique qui traitent de la de chaumières qui bordaient l’étroit sentier dans
question, ou des revues telles que Planète. Pour lequel nous étions engagés.

J 'a i m angé des c h a m p ig n o n s sacrés


Soudain, les hurlements des chiens redoublèrent. La curandera en remplit deux soucoupes. Dans
Il s’agissait m aintenant de bêtes en liberté qui celle qui m ’est destinée, je dénom bre quatorze
se répondaient. Nous marchions depuis plus de champignons, soit sept paires, les champignons
trois quarts d ’heure et, chaque fois que je me sacrés se c o m p tant toujours par paires; la sienne
tournais vers Eugenio p our faire le point, il me en contient presque le double.
répondait invariablement: « C ’est plus loin... un Je vais reprendre ma place sur la banquette. Je
peu plus loin...» Les chiens s’excitaient rageu­ déplie mon sac de couchage. M aria Sabina
sement les uns les autres. Je m ’attendais à les revient s’asseoir devant la table d ’offrandes,
voir surgir sur ma droite. Ils déb o u c h èren t effec­ allume un cierge puis un autre, met le feu à une
tivement au nombre d ’une dizaine, à quelques pas poignée de feuilles sèches, jette sur les cendres
de nous. Pour passer, je dus b raquer m a torche brûlantes quelques grains de copal et paraît se
sur le plus enragé qui ne reculait que pour revenir recueillir. Puis elle s’approche de moi, me fait
à la charge, un peu plus hardi, chaque fois, et plus signe de retrousser les m anches de ma chemise et
menaçant. me frotte énergiquem ent la saignée des bras avec
On venait à notre rencontre. Je distinguai les son pouce humide de salive. Elle renouvelle ce
silhouettes de deux hommes, puis celle d ’un geste avec Eugenio et avec un de ses petits-fils.
enfant; derrière ces ombres, la masse indistincte
d ’une chaumière au toit surbaissé. La porte JE D É G U S T E « L A C H A I R DES D IE U X »
s’ouvrit. Je pénétrai chez la Sabina.
A la faible lueur d ’une lampe à pétrole, dans Après quoi, la Sabina me tend la soucoupe qui
l’espace compris entre la table d ’offrandes et contient ma part de champignons et m ’invite à
une large banquette vide, je peux voir, couchés les prendre. De son côté, elle com m ence à
à même le sol, trois ou quatre petits corps dissi­ manger les siens.
mulés sous des lambeaux d ’étoffe. Assise au Lentement, m éthodiquem ent, j ’avale les qu a­
milieu de ces innocents dormeurs, tenant un tout torze spécim ens de psilocybes dont la chair, un
jeune bambin entre ses bras, se tient la cura n­ peu âpre, devient avec le nom bre de plus en plus
dera. On me désigne la banquette. En face de écœ urante. Quelques gorgées d ’eau vont m ’aider
l’endroit où je m ’assieds se dresse la table que j ’ai à vider le contenu de la soucoupe.
aperçue en entrant. Trois cadres (contenant des Par la bouche d’Eugenio, la Sabina me recom ­
images de la Vierge et de l’Enfant Jésus), de mande de lui faire signe sitôt que les premiers
nombreux cierges et quelques bouquets de fleurs effets se seront manifestés. Le silence s’instaure
l’occupent. Dans la pièce, pas de lit, pas le de nouveau et l’attente com m ence. Dix minutes
moindre siège, à l’exception de celui où j ’ai pris à peine se sont écoulées lorsque la voix de la
place. vieille femme se fait enten dre: elle veut savoir
Je suis encore en sueur, essoufflé et m écontent si je ressens quelque chose. Je dois avouer que
d’éprouver en un pareil m o m ent une telle fatigue je n ’ai encore rien rem arqué. M aria Sabina me
organique avec laquelle je vais peut-être devoir tend une seconde fois la soucoupe. Celle-ci ne
compter. contient q u ’une seule paire de champignons:
Maria Sabina échange quelques propos avec deux magnifiques spécimens qui représentent à
Eugenio qui me lance: Va buscar los hongos. Elle eux seuls une ration sensiblement équivalente
se lève, en effet, et je la suis jusqu’à l’autre à celle que j ’ai déjà absorbée.
extrémité de la pièce. Là, étalée sur une table, Huit paires! Huit au lieu de six com me Wasson!
il y a bien une centaine de champignons. En La dose me semble excessive. J ’hésite. La Sabina
regardant de plus près, je reconnais le « psilocybe s’en aperçoit et s’adressant à Eugenio: « Q u ’il en
caerulescens, variété M a z a te c o ru m », coura m ­ prenne un pour com mencer. »
ment appelé el desbarrancadero — nti ki so, en Dix minutes plus tard, nouveau sondage de la
mazatèque — ou champignon des éboulements. cu ra n dera: je n’éprouve toujours rien. Eugenio

Aux frontières de la recherche 63


intervient: « Elle veut que vous vidiez la sou­ Un torrent de feu, surgi des profondeurs,
coupe. » J ’ai confiance. J ’avale le tout ! em prunte le chemin de mes artères, de mes
J ’ai subitement envie de vomir. Informée par veines, de mes muscles, de mes articulations et
Eugenio, Maria Sabina est formelle: «Si vous monte à l’assaut de mes poumons, à l’assaut de
vomissez, c’est que vous êtes malade. Avec le mon cerveau qui, cependant, résiste à l’attaque.
nti ki so, c ’est la maladie que vous expulserez. Je suis présent d ’une façon toute nouvelle, comme
Vomissez donc si vous le pouvez.» Le teona- un observateur attentif que rien ne distrait,
nacatl est en effet aussi une souveraine « m éde­ com me une sentinelle en faction devant l’ennemi,
cine » que l’on administre aux grands malades. inexorablement présent, com m e si toute possi­
Je me tords, en proie à de violents spasmes. Je bilité de retraite était coupée, com me si l’apti­
voudrais en finir, je suis prêt à tout abandonner, tude à som brer dans le sommeil, dans l’oubli ou
à faire m arche arrière. C ’est, hélas! impossible. dans l’euphorie était perdue. Je ferme les yeux.
J ’ai com m e le vertige. Je me laisse glisser au sol Aussitôt une porte s’ouvre à travers laquelle je
en entraînant mon sac de couchage et je parviens pénètre dans un labyrinthe. Q uelques instants
à me glisser à l’intérieur. De nouveaux spasmes plus tôt je pensais aux êtres chers que j ’avais
m’agitent com m e si mon organisme faisait un quittés pour entreprendre le grand voyage, et
suprêm e effort pour rejeter le poison. Vainement. qui étaient loin. A l’appel de ma détresse, les
La Sabina éteint les lumières les unes après les souvenirs étaient accourus, avaient fait surface.
autres; les ténèbres m’environnent. J ’ai le pres­ A présent, c’est à mon tour d ’aller au-devant
sentiment que la «m édecine» va se transform er des souvenirs. L’univers mystérieux de ma
p our moi en «poison». Une intense chaleur se mémoire s’ouvre devant moi: les absents se
répand rapidem ent à travers mon organisme: elle profilent dans la nuit rougie au feu qui ne cesse
monte de la région du plexus solaire. C ’est une de couler dans mon sang; des visages se p r é ­
chaleur qui avance en profondeur, au rythme de sentent, des situations me sont restituées, lavées
mon souffle; j ’aspire du feu par l’intérieur. M a des poussières du temps. La rencontre avec les
lucidité reste toutefois intacte, ainsi que mes plus récents vestiges de mon passé n’est pas for­
facultés d ’observation et d ’analyse. Une question tuite. En rem ontant le cours de mon existence,
se pose, la plus angoissante de toutes: vais-je ce sont ceux qui m ’ont embrassé les derniers que
pouvoir tenir longtemps, ma tête va-t-elle je revois immédiatement, porteurs d ’un silencieux
résister? message dont le sens m’est révélé pour la p re ­
mière fois.
IL VA SE P A SSE R Q U E L Q U E CH O SE Mes souvenirs prennent de la distance. Une
clarté diffuse, opalescente, les enveloppe, me
Un chant très doux s’élève dans la nuit, une découvrant de nouvelles significations. Les traits
espèce de mélopée suppliante. La Sabina chante familiers de la com pagne de ma vie, ceux de mes
et bat des mains la mesure. Elle invoque saint enfants parlent le langage d ’une tendresse que
Pierre, saint Paul et la Vierge Marie; sa voix je n ’ai fait ju sq u ’ici q u ’entrevoir. Elle m ’apparaît
exhorte et implore. Elle prie pour moi, elle chante tout à coup com me un prodige de la nature
p our moi. D ’emblée, j ’ai la certitude que ses humaine dont j ’ai été le témoin privilégié mais
prières et son chant ne peuvent m ’être d ’aucun distrait. Dans les profonds méandres où j ’avance
secours. Le charme qui a soutenu dans l’épreuve les yeux clos, le regard tourné de l’autre côté
mes illustres prédécesseurs est inopérant. Je sens de la réalité, je me heurte ainsi successivement
q u ’il va se passer quelque chose de redoutable. aux grands mythes qui constituent la trame de
Je réalise en même temps à quel point je suis ma vie, à ceux de l’Épouse, de la Famille, de la
coupé du monde extérieur. Plus personne qui Mère.
puisse m ’apporter les soins dont j ’ai besoin, p e r­ C ette expérience intérieure n’a rien de com mun
sonne qui puisse désormais me com prendre. avec les phénom ènes hallucinatoires auxquels je

6 4 J 'a i m angé des ch a m p ig n o n s sacrés


m’étais préparé. Au prix d ’un effort surhumain, d onn era de je ter le voile sur les détails de l’inou­
j ’appelle Eugenio et je lui explique que je n’ai bliable huis clos.
pas d ’hallucinations, pas de visions, que je con­ Le torrent de feu que je porte, auquel s’ajoute
trôle la situation. Je lui avoue aussi que, malgré celui d ’une angoisse immense et sans remède,
tout, il se passe en moi quelque chose d ’extraor­ grossit de manière inquiétante. Subitement, un
dinaire. miracle se produit. La main, que j ’avais cherchée
à tâtons, à présent tient la mienne. Une eau
MA M É M O IR E P L O N G E DANS rafraîchissante et balsamique coule de cette main,
L’IN FIN I DES T E M P S passe dans mon sang et m’infuse la santé et la vie.
Pour la seconde fois, je réclame un peu de lumière.
La Sabina s’est arrêtée de chanter. Elle échange Vais-je retrouver la curand era ou revoir la face
quelques mots avec l’interprète. Au ton de sa ténébreuse de la M ère? La lumière est revenue.
voix, je com prends q u ’elle ne s’était pas rendu La Noire est auprès de moi. La Vierge de mes
com pte que nous suivions des voies différentes. pèlerinages à travers la vieille F rance a exaucé
A p parem m ent surprise, elle s’est tue et semble mes prières d ’antan. M odelant le visage de Maria
réfléchir. Sa voix me m anque te rriblement: son Sabina à sa ressemblance, elle s’est manifestée.
chant était tout ce qui me reliait encore au monde Hallucination? C o m m en t cela se peut-il, alors
extérieur. que j ’aperçois les corps inertes d ’Eugenio, des
Une angoisse me saisit, une nausée qui complique deux Indiens et le tas tout proche des petits
tout. Je veux de la lumière, un peu de lumière; dormeurs? Conscient du prodige, je fixe lon­
Maria Sabina hésite, parlem ente avec Eugenio. guem ent cette auguste ébauche de la nature
Un bras se tend, une flamme brille. Je cherche humaine qui m’assiste en cette heure du jugement.
des yeux la curandera. Elle est toujours à sa place.
Non, je me trompe. La face qui s’offre à mes LA M A IN DE LA SABINA C A L M E
regards n’est pas la sienne. D evant moi se dresse MA FIÈV RE ET M O N AN GO ISSE
une icône de la féminité primordiale, un visage
plusieurs fois séculaire, radicalem ent noir comme C ’est Elle mon seul refuge, et c’est com m e si le
tout ce qui est antérieur à la lumière, un visage mystère de l’am our universel de la Mère venait
où la lumière s’engouffre et qui rougeoie en sa de m ’être révélé en son essence. Un grand vide
substance tel une escarboucle fabuleuse. se fait dans mon cœ u r d ’où le sentiment est
Je reconnais la M ère des hommes. Je voudrais soudain banni. Quelque chose fait taire mon
lui parler, mais je ne peux pas, car je souffre trop. imagination et, tout en continuant à regarder
Je lui saisis le bras et le serre par deux fois. Je l’être mystérieux dont la présence m’est si salu­
sais maintenant q u ’elle a compris le message et taire, j ’ai la conviction intime, douloureuse,
qu ’elle sait à présent ce qui se passe en moi. Elle absolue, de n ’avoir été jusq u ’ici que le jo u e t de
ne dit rien, mais pince entre ses doigts la flamme Maya; q u ’au-delà de cette réalité interdite au
de la veilleuse. Je recom m ence à entendre com m un des mortels et que je viens de découvrir
m onter dans l’obscurité terrible le son de sa se cache la vérité que je cherche. Je sais aussi
voix; son chant m ’enveloppe com m e un suaire, que pour atteindre la Suprême Réalité il faut
tandis que je sens s’ouvrir de nouveau sur l’autre d ’abord renier la M ère, reconnaître l’irréalité
espace, l’invisible porte. Je me sens rappelé très dernière du merveilleux témoignage de son
loin en arrière, en d e ç à des frontières de mon amour, continuer sans elle, sans personne,
corps, en dehors du temps. Instruit des circons­ com plètem ent seul, tout de suite, malgré le feu
tances de l’affaire, de la solennité du moment, dévorant, l’incertitude du moment, l’angoisse
j ’assiste à la reconstitution du dram e de ma vie. excessive, et coûte que coûte.
Je rem onte le fil des ans en dén onçant l’ignorance Un léger bruit, un froissement d ’étoffes: les deux
et l’erreur dans lesquelles j ’ai vécu. On me p ar­ hommes se sont levés. Un phénom ène des plus

Aux frontières de la recherche 65


singuliers se produit. La Sabina étend la main sur les tempes, les maxillaires, les vertèbres cervi­
et me touche le front. Im m édiatem ent, et comme cales, la région du cœ ur, la base du sternum, le
par enchantem ent, disparaissent tous les symp­ foie et la rate. La main de la curandera cherche,
tômes de l’intoxication. La curandera le sait, en se posant, un point connu puis, lentem ent et
car elle en profite p ou r m ’expliquer que les deux com me animés d ’une intention précise, les doigts
Indiens vont s’en aller et q u ’ils a tten de nt de moi durs com prim ent le nerf, le muscle ou le vaisseau,
un pourboire. N e sachant plus ce que j ’ai fait accentuent leur pression, insistent pendant un
de mon porte-monnaie, j ’explique à Eugenio que temps calculé et se retirent avec une égale lenteur.
je réglerai cette affaire au lever du jour. Maria C ependant, la partie touchée dem eure le siège
Sabina, qui ne m ’avait pas quitté des yeux, d ’un rayonnem ent si bénéfique et si intense que
acquiesce, puis détourne son regard. Le charme c’est, chaque fois, une surprise et une joie. Cette
est rompu. Les effets de la psilocybine, m o m e n ­ action en surface s’accom pagne périodiquement
taném ent suspendus, rec o m m en c en t à se faire de pratiques plus énergiques. Tandis que, d ’une
sentir avec la même violence q u ’auparavant. main, la Sabina me pince les narines, de l’autre
Une nouvelle agonie vient de com m encer. Je elle fait peser tout le poids de son corps au creux
respire avec difficulté, j ’ai les mains brûlantes, de mon estomac: action soutenue, en profondeur,
le front glacé et l’impression désagréable entre qui m ’oblige à ouvrir la bouche pour respirer
toutes de friser la syncope. Je ferme les yeux. et au term e de laquelle je retrouve, pendant
N ouveau plongeon: me voici sur l’axe d ’un quelques minutes, avec mon équilibre, le sens
système de courbes animées d ’un m ouvem ent de la réalité. L’art de Maria Sabina, celui qui
spiroïdal et qui prend l'apparence d ’une galerie lui vaut d ’être, à proprem ent parler, « la cura n­
à l’intérieur de laquelle j ’ai tendance à me laisser dera», est pour moi une découverte et un sujet
glisser, mais dont l’exploration est bien vite d ’émerveillement. Une «science de la balance»!
contrariée par des impulsions cinesthésiques Cette expression, em pruntée à la tradition h e r­
douloureuses. J ’ouvre les paupières. métique, me vient tout à coup à l’esprit; il me
Q uatre heures se sont écoulées depuis que tout semble q u ’elle convient parfaitem ent à un art
a com m encé. M on état général aurait dû s’am é­ qui vise, sans doute, à rétablir la circulation de
liorer; il n ’en est rien, hélas! Pourquoi? L ’élimi­ certains courants subtils que le « poison » a déviés
nation de la psilocybine par l’organisme est géné­ ou interrompus, à disperser des condensations
ralem ent plus rapide. Je ne com prends pas. anormales d ’énergie et à ram ener cette dernière
Immobile et muette, hiératique et compatissante, dans les parties du corps d ’où elle s’est retirée.
la Sabina veille avec moi. Oublierai-je jamais
cette envie enfantine qui m ’est venue d ’enfouir JE R E D É C O U V R E LE M O N D E
mon visage dans son giron! D ’AVANT
Après un temps interminable, la main de l’An-
cêtre se pose sur mon front. Sous le masque pro­ Aux environs de cinq heures du matin, la Sabina
digieux qui se penche de mon côté, je reconnais vérifie la tem pérature de mon front, celle de mes
m aintenant les traits de l’aïeule. Il me semble mains, paraît les com parer, et, apparem m ent
même avoir lu dans ses yeux une résolution me satisfaite, me fait un signe qui veut dire: « Main­
co ncernant. Le signe d ’intelligence contenu dans tenant vous allez pouvoir vous reposer»; après
l’imperceptible sourire qui passe dans son regard quoi, elle se couche et ferme les yeux. Nullement
ne m’a point échappé. Je suis sûr q u ’elle va faire fatigué, je goûte au plaisir d ’avoir retrouvé mon
quelque chose pour éloigner le mal. équilibre physiologique. Je découvre le monde
Je ne me trom pe pas: elle a quitté sa place pour d ’avant.
venir s’asseoir à mon côté. Elle com m ence par Un chien se faufile parmi les dormeurs, puis une
une série de massages ou, plus exactement, de poule qui s’approche de moi ju sq u ’à poser sa
pressions exercées du bout des doigts, tour à tour patte sur le bord de mon sac de couchage, me

J 'a i m angé des ch a m p ig n o n s sacrés


fixe de son œil rond, intriguée ou vaguement
inquiète, et disparaît dans la zone d ’ombre.
Je m ’assoupis.
Un peu plus tard, la porte s’ouvre. J ’entends des
voix de femmes. J ’ouvre les yeux. La Sabina
allume une cigarette, et un bol circule dans lequel
tout le monde boit à tour de rôle. La curandera
donne des ordres à sa fille qui apporte une tasse
q u ’on me tend. Imaginant de quoi il p eut s’agir
et ne buvant pas d ’alcool, j ’hésite. Elle me fait
signe de boire. Je crains, en refusant, de la vexer:
j ’avale une gorgée d ’aguardiente. Bien mal m ’en
prend. Les résidus toxiques que je na suis pas
encore parvenu à éliminer, charriés par l’alcool,
affluent de toutes parts. Nouvelle flambée,
nouveau supplice. Je me sens faiblir.
M on brusque malaise n’a pas échappé à la curan­
dera qui s’emploie déjà à redresser la situation.
Elle y parvient en quelques minutes. Je dois avoir
repris des couleurs; la main posée sur mon front
une dernière fois, la vieille femme me regarde
en hochant la tête. Nous savons tous les deux
à quoi nous en tenir.
A six heures, je me sens aussi dispos que d ’habi­
tude. J ’accepte avec plaisir une tasse de café.
Le jo u r entre p a r la porte entrouverte (il n’y a
pas de fenêtre dans la pièce). Je pourrais me
lever, c ’est certain, mais la perspective des trois
kilomètres de marche qui m’a ttende nt m ’incite
à être prudent. A huit heures, je suis debout. Je
roule mon sac de couchage, imité par Eugenio.
Je remercie M aria Sabina et serre cette main
inoubliable qu’elle me tend; et je bondis à l’exté­
rieur de la chaumière: un soleil d ’or éclabousse
de sa gloire le monde de la sierra.
ÉM ILE FO LA N G E.
les rêves
La civilisation occidentale a dominé le m onde par un certain usage
de l’intelligence q u ’elle a nom m é: raison. L’usage m éthodique et
codifié de la conscience a produit la logique formelle, la science, la
technique, l’économie industrielle, la stratégie. Avec cela, l’Europe,
petite péninsule de l’Asie, com m e disait Valéry, s’est imposée au
reste de la terre.
Mais tout se paye. En développant la faculté de raisonnem ent, notre
civilisation s’est coupée d ’autres formes de la conscience; et, surtout,
du rêve. Rêve, rêveur, ce sont des mots qui condam nent l’inadap­
tation sociale, l’impuissance à contrôler le réel, ou la mauvaise litté­
rature. On oublie que d ’autres civilisations ont pensé autrem ent;
que, par exemple, la culture grecque dont nous procédons donnait
au rêve une im portance primordiale. Dans le sommeil, les sens
inconnus de l’hom m e s’éveillaient; plus, les dieux et les génies
transm ettaient des messages.
La gloire indiscutable de Freud fut
POUR A P P R O F O N D IR
d’avoir redécouvert cette Am érique inté­ LA Q U E S TIO N
rieure. Certes, com m e tant de pionniers,
il a mal dessiné ses cartes. Mais il a été P our les so urce s h is to riq u e s , l'o u v ra g e
le p lu s c o m p le t e t le p lu s p ra tiq u e
loin. Vingt-cinq ans après sa mort, nous q u a n t au rêve en O rie n t (É gypte.
com m ençons à peine à le dépasser, à le B a b ylo ne , Israël, Inde, C hine. J a po n ,
e tc .) e s t l'o u v ra g e c o lle c tif p u b lié
renier avec respect, ce qui est le rôle des
sous le titr e les Songes e t le u r in ter­
fils dans la grande œuvre de l’évolution. prétation p a r un g ro u p e d 'o rie n ta lis te s
Ce dépassem ent s’effectue dans deux e t de c h e rc h e u rs du C .N .R .S . (Éd. du
S euil, Paris, 1 9 5 9 ). P our le p o in t de
directions: celle de la recherche scien­ vue fre u d ie n , é pa rs d an s to u t l'œ u v re
tifique, celle de la prise de conscience du m a ître de V ienne, il fa u t lire la
historique et philosophique. Aimé M ichel Science des Rêves (Paris, 1 9 2 6 ) ou,
à to u t le m o in s , le Rêve e t son in ter­
et Raymond de Becker font ici le point p ré tatio n (Paris, 1 9 3 2 ). Le p o in t de
de ces avances. Leurs articles résument, vue de C.G. J u n g su r les rêves est
épars d an s to u t son œ uvre, m a is on
ou plutôt esquissent des études qu’ils
en tro u v e ra de b on s exposés dans
poursuivent l’un et l’autre depuis des !'H o m m e à la découverte de son âm e
années, et qui sont ou seront entièrem ent (G enève, 1 9 5 2 ), dans son a u to b io ­
g ra p h ie M em ories, D ream s. R é fa c ­
publiées bientôt par nos soins: le M ys­ tions (L on d re s, 1 9 6 3 ). ain si que dans
tère des Rêves, dans la série des Ency­ !'H o m m e et ses sym boles (Paris,
1 9 6 4 ).
clopédies (à paraître en septem bre), les Q u a n t aux tra v a u x ré c e n ts s u r la p h y ­
Machinations de la Nuit, dans la nouvelle sio lo g ie du s o m m e il dans ses ra p p o rts
collection Présence Planète (qui vient de avec l'a c tiv ité o n iriq u e , v o ir les tra v a u x
des A m é ric a in s W . D e m e t e t K le itm a n
paraître). p u b lié s dans le J. Exp. Psych. (1 9 5 7 )
Si les philosophes et les scientifiques e t ce ux d es Français J o u v e t, Pas-
s o u a n t e t C ad ilh ac (R evue neurolo­
d’O ccident ont, pendant des siècles,
gique, Paris, 1 961 e t Physiologie de
oublié le dom aine indéfini du rêve, les l'hippocam pe, Paris, 1 9 6 2 ).
artistes n’ont jamais cessé d ’y chercher
l’inspiration. Les œuvres de Rousseau,
Ernst, Magritte, Dali, Brauner, Labisse,
qui illustrent ces études, en tém oignant
avec évidence. p la n è t e .

Tableau de la page précédente :


« La reconnaissance infinie »,
par Magritte.

Le sexe n 'e s t pas la seule clé


Le sexe n'est pas la seule clé
R aym ond de Becker

Ce monde est-il un songe?


Est-il réalité?
Réalité et songe, tout ensemble:
Car il est et il n'est pas.
K O K I N S H U X V III 10.

LES RÊVES DEVA N T LA P SY CH A N ALY SE

Le 13 mai 1951, le Dr Mossadegh, alors président du Conseil des


Le rêve n’est pas ministres de l’Iran, prononçait devant le Parlem ent les paroles
que l’expression suivantes: « A u cours de l’été 1950 qui précéda le vote de la loi
nationalisant les pétroles, mon médecin me perscrivit un long repos.
des refoulements Un mois plus tard, alors que je dormais, je vis en rêve un personnage
brillant d ’un vif éclat, qui me dit: « Ce n’est pas le m om ent du repos;
lève-toi et va rompre les chaînes du peuple de l’Iran.» R épondant
à cet appel, et malgré u ne extrême fatigue, je repris mes travaux à la
Il peut aider commission du Pétrole. Deux mois plus tard, lorsque cette com ­
à la conduite et mission adopta le principe de la nationalisation, je dus convenir que
l’apparition de mon rêve m ’avait heureusem ent inspiré. »
à la connaissance Q u ’un homme com me le D r Mossadegh ait pu, au xxi siècle, se
laisser influencer par un rêve en faveur d ’une action dont les consé­
quences ne pouvaient être que révolutionnaires, voilà qui est inso­
lite. C ar si l’on porte quelque intérêt aux rêves, on est partagé entre
A travers le rêve les vieilles conceptions populaires qui accordent aux songes une
signification divinatoire et prophétique et les points de vue de la
nous pouvons psychologie moderne, freudiens surtout, qui voient en eux la satis­
dialoguer avec faction d ’un désir, le plus souvent de nature sexuelle. Or, dans le
rêve du D r Mossadegh, nous nous trouvons en présence d ’une utili­
notre destin sation du rêve qui n’est ni analytique, au sens freudien, ni prophé­
tique, au sens populaire. Le Premier iranien a pris son rêve pour
un encouragem ent, plus encore, pour un motif d ’action. Ici, le rêve
apparaît com me une action germinale, une possibilité en devenir.

Aux frontières de la recherche


Voilà qui, plus q u ’à F reud ou aux Clés des songes
naïves, ram ène aux primitifs dont on sait que le
Les Clés des songes: « grand rêve» devait être raconté au cercle des
Anciens. A Rome, le Sénat votait des lois sur les
injonctions que consuls et sénateurs croyaient
elles sont fausses, avoir trouvées dans leurs songes. Le rêve du
Dr Mossadegh rappelle celui de ses illustres
compatriotes, Xerxès et A rtabane, qui, au dire

mais utiles d ’H éro dote dans ses Histoires, décidèrent à sa


suite la guerre contre les Grecs. Il évoque aussi
les rêves de fondateurs d ’ordres (saint M acaire de
Scète, saint François d ’Assise, saint Dominique,
saint H ughes le Chartreux ou saint Jean Bosco)
qui, tous, suivirent à la lettre les suggestions de
leur« inconscient».
Mais les hommes célèbres d ’aujourd’hui ne nous
ont guère com muniqué de rêves de ce genre. On
peut imaginer que Staline, Churchill, de Gaulle
Il n ’existe aucune explication mécanique ou Kennedy ont eu des songes relatifs à leur
des symboles et des archétypes du rêve. vocation et nous savons, par exemple, que Hitler
Le mêm e symbole a toujours une signifi­ rêvait beaucoup. Le cas de Bismarck seul nous
cation différente pour chaque individu et, est connu. Le « Chancelier de fer» fit part à son
pour cet individu lui-même, aux différentes souverain d ’un rêve qui l’encouragea dans la
parties de sa vie. C ’est en ce sens que guerre contre l’Autriche et lui fit entrevoir la
toutes les Clés des Songes sont fausses. victoire. Le D r Hans Sachs, qui transmit le rêve
Mais elles sont utiles dans la mesure où de Bismarck à Freud, en donna une explication
nous en rejetons l’explication mécanique, érotique et y vit une fantaisie de masturbation.
plaçons l’image dans le contexte indi­ Or, il n’y a pas que l’interprétation sexuelle. Dans
viduel où elle apparut et com prenons q u ’il de pareils rêves, il faut ch erch er dans deux
n’est point de symbole dont la signification directions: la direction causale qui ramène
ne soit polyvalente, c’est-à-dire suscep­ souvent à l’enfance et à des désirs sexuels infan­
tible d ’entraîner vers le plus haut ou le tiles, et la direction prospective ou motrice,
plus bas, aussi bien dans les voies de la c’est-à-dire la voie menant à l’avenir. Bismarck,
sexualité que dans celles de la m éta­ autant que le D r Mossadegh, interpréta son rêve
physique. Le symbole exprime les contra­ dans un sens m oteur et non dans un sens causal.
dictions de l’être et suggère com m ent la Il n’était pas névrosé et n’avait guère besoin de
mêm e pulsion peut se traduire à des connaître les causes infantiles de ses fantaisies
niveaux différents ou trouver une voie du oniriques. En hom m e sain, il put donc utiliser
milieu en laquelle ces contradictions son rêve à titre d ’encouragem ent ou d’indication
s’apaisent. Feud, Jung, Éliade, Bachelard, pour ses projets d ’adulte.
Évola sont quelques-uns des auteurs ayant
réuni po u r l’interprétation des symboles LE RÊVE P EU T Ê T R E PRO V O Q U É
et des archétypes les matériaux sans
lesquels l’honnête hom m e ne peu t plus Le rêve du D r Mossadegh a encore ceci de
aujourd’hui se livrer à l’analyse de ses rem arquable: au dire du professeur Louis
rêves. W" Massignon, il aurait été provoqué par Yistiqhâra.
L ’istiqhâra est un rite. Le musulman s’endort

Le sexe n 'e s t pas la seule clé


après avoir récité une prière pour obtenir un rêve
capable de l’aider à résoudre un problème. En
fait, Fistiqhâra n’est pas d ’origine musulmane. Rêver que l’on vole
C ’est le résidu islamisé d ’une coutum e plus
ancienne. D u v r siècle avant notre ère ju sq u ’au Les rêves de vol ont, p o u r F reud, une signi­
v r de celle-ci, on pratiqua dans les temples fication exclusivem ent sexuelle. C ependant,
M ircéa É liade a observé que leur sym bolism e
égyptiens et grecs Yincubation. Des milliers révèle des idées de liberté et de transcendance.
d ’hommes allaient dormir dans les lieux sacrés Ce serait donc su rto u t sur les plans de l’activité
afin d ’y obtenir un rêve éclairant. L’incubation de l’esprit q u ’il deviendrait pleinem ent intel­
antique était elle-même l’héritière du rêve pro­ ligible. Les rêves de vol ont pu con stitu er et
voqué des primitifs, et elle se prolongea même p euvent co n stitu er encore une an ticipation du
dans les églises chrétiennes, aux premiers temps, vol réel, tel que nous le connaissons a u jo u r­
jusqu’à la condamnation de l’étude et de d ’hui. T o u t rêve est intuition de l’avenir,
l’utilisation des rêves. germ e de réalité future. D e l’être volant des
rêves, toujours dépourvu d ’ailès, à l’ange et à
Dès que les tabous médiévaux relâchèrent leur l’Ic are ailé, puis à l’avion et, enfin, à la fusée
pression, bien des auteurs qui recom m ençaient à nouveau privée d ’ailes, il y a p eu t-être une
à s’intéresser au rêve ten tèren t à nouveau de le croissance, un passage du devinem ent à
provoquer. Dans leur enthousiasme, les R o m an ­ l’invention enfin réalisée. M ais, bien sûr, la
tiques allèrent ju sq u ’à croire q u ’il était possible signification des rêves de vol ne peut pas plus
de le diriger. Voyez, notam m ent, le fameux être lim itée à l’an ticipation m atérielle q u ’à
ouvrage de Hervey de S ain t-D en y s1, les Rêves un désir d ’ap titude sexuelle. Il s’y trouve une
et les moyens de les diriger, dont le titre dit assez sym bolique d ’élévation sociale, voire d ’insta­
bilité psychologique. Les rêves de vol exprim ent
les intentions. Cependant, Hervey de Saint- toujours un désir d ’éch a p p er à la vie q u o ti­
Denys dut reconnaître q u ’il est impossible de dienne, grâce à la sexualité, à un vol réel, à
diriger absolument ses rêves et q u ’on peut tout une ascension sociale, à un accroissem ent de
au plus y introduire certaines images ou certaines fortune ou à une activité c réatrice ou
idées dont l’inconscient s’em pare ensuite et q u ’il spirituelle.
restitue dans un contexte imprévu.
C ’est à des conclusions analogues q u ’est arrivé
aujourd’hui le D r Desoille, célèbre psychothé­ Rêver du diable
rapeute. Si nous faisons retentir, durant le Le dém on des rêves, correspond toujours à une
sommeil de trois personnes, la même sonnerie souffrance, à un sentim ent de culpabilité ou de
électrique, celle-ci se traduira chez chacune dam nation. S’il évoque l’idée d ’une personne
d ’elles par un scénario onirique différent. De connue, c’est q u ’il existe en tre c ette personne
même, l’inconscient prouve son autonomie et le rêveur une incom patibilité m om entanée.
dans tous les cas où on le provoque. D ans la Les freudiens voient dans le diable une image
technique du rêve provoqué, le Moi conscient du p è re terrible et libidineux: c’est en raison
se concentre, avant de s’endormir, sur le sujet p récisém ent de l’incom patibilité qui existe
gén éralem en t en tre l’adolescent et le père,
à propos duquel il souhaite une réponse ou un celui-ci re p ré se n tan t to u t ce qui est interdit et
éclaircissement, et il le fait non seulement en d ont on ne p e u t faire usage. C ar, on le sait,
opérant le vidage mental de tout autre souci, le diable n ’est pas seulem ent le dam né, il est
mais, de préférence, en rattachant sa question aussi le ten ta te u r, le séducteur. C ependant,
à une chaîne d ’images ou de pensées ayant déjà m êm e si l’im age du diable possède un ra p p o rt
apparu en ses rêves ultérieurs. Il est rare q u ’au avec celle du père, si elle constitue une image
cours de la nuit n’apparaisse pas la réponse négative du père, elle ne peut y être réduite.
1. C e t o uvrage fo n d am e n ta l et d epuis lo n g tem p s in tro u v a b le vient
d 'ê tr e réé d ité p a r T ch o u .

Aux frontières de la recherche 73


souhaitée. Le procédé s’apparen te à celui de
l’incubation antique ou de l’istiqhâra, mais il
Rêver de la mer ne possède rien de mystique ou de religieux. Ce
D ans le S ym b o lism e des C ontes de Fées, dialogue q u ’au travers du rêve l’homme ancien
M m e L oeffler-D elachaux a observé le rapport cherchait à établir avec le dieu, le saint ou le
inversé qui, dans certaines langues, existe entre prophète peut apparaître à l’hom m e moderne
les initiales des m ots m er et m ère: ainsi le pour ce q u ’il est en réalité: un dialogue entre
M m ajuscule et le W (M inversé) form ent en deux instances fondamentales de la personnalité,
anglais le d ébut de m oth er et w ater, de m êm e le conscient et l’inconscient, sa face diurne et
qu ’en allem and, le M et le W sont les lettres sa face nocturne.
p rem ières de M u tter et Wasser. En français,
l’assonance m er et m ère est déjà significative
Dans ce sens, le rêve est susceptible d ’être, pour
par elle-m êm e. Le M com m ence aussi les m ots chacun de nous, d ’une utilisation qui, loin d ’être
de m er, m are, m arée, m arin, m arécage, m ère, seulement thérapeutique, au sens où l’entend la
m atern ité, M arie, M oïse, m ort. Il n ’em pêche psychanalyse, peut s’intégrer à la vie quotidienne.
que la m er ne peut être réd u ite à la m ère, pas Le rêve provoqué ou « dialogue avec l’incons­
plus que le diable ne peut l’être au père, m êm e cient» perm et cette utilisation sous une forme
si son ap parition en rêve ram ène à des sou­ systématique. D e toute façon, spontané ou pro­
venirs d ’enfance et au passé. C ar la m er est voqué, le rêve n’apparaît plus, dans cette pers­
un lieu cosm ique, anonym e, d ont to u te vie est
sortie et pas seulem ent la vie hum aine. C ’est
pective, comme la satisfaction d ’un désir, ainsi
po urquoi C .G . Jung voit en elle le sym bole par que le pensait Freud, mais com me l’expression
excellence de l’inconscient collectif, à savoir d ’un désir que la réalité doit ou p eu t satisfaire.
de ce qui, dans nos souvenirs, dépasse le monde
de l’enfance et m êm e les fantaisies de re to u r LE RÊVE SE P R Ê T E À UNE U T IL ISA T IO N
au sein m aternel, p our rejoindre les structures C U L T U R E L L E ET H U M A IN E
archaïques pré-u térin es com m unes à l’espèce,
sinon à beau co u p de form es de vie. On dem andera, il est vrai, si l’inconscient mérite
vraim ent q u ’on s’en occupe, si ses contenus pos­
Rêver de la maison sèdent une valeur réelle pour l’hom m e mûr et
bien portant, s’ils ne sont pas tout simplement
P our F reu d , la m aison possède une signi­ insignifiants, ou pires encore, dangereux ou
fication fém inine, les façades re p ré se n ten t des destructeurs pour la vie sociale. A quoi servirait-il
corps d ’hom m es debout, les rêves de poursuite d ’obéir à des rêves moteurs si ceux-ci ne peuvent
à trav ers des cham bres doivent être entendus conduire qu’au meurtre, à la violence ou au
tels des rêves de m aisons closes. Il est difficile communisme sexuel? Le freudisme ne nous a-t-il
d ’en d e m e u rer à pareils points de vue. E ntre
la m aison et l’hom m e s’est p roduite au cours
pas appris, d ’un côté, que l’inconscient n’est fait
des âges une telle identification que si la que des résidus oubliés et refoulés de la vie
« m aison-corps » se révèle com préhensible, éveillée, de l’autre, que l’inceste, la sodomie,
la « m aison-âm e » ne doit pas l’être m oins. Le l’adultère sont les désirs q u ’on y trouve le plus
rêve de la m aison co ntient l’ensem ble des sen­ souvent?
tim ents que, depuis des tem ps im m ém oriaux, La réponse à cette question, dépend de l’idée
l’hom m e a pu se faire de ses relations avec q u ’on se fait de la nature de l’inconscient. Freud
ses sem blables, sa fam ille, lui-m êm e, le m onde. lui-même n’a pas nié que, si la plupart des
C ’est à l’abri des façades que la vie fam iliale,
intim e se déroule. C ’est pourquoi, dans la
névroses possèdent une origine sexuelle incons­
m aison de rêve, chaque pièce revêt un sens ciente, le rêve lui-même est loin de n’avoir que
co rresp o n d an t à son affectation réelle: la des contenus sexuels. Il a reconnu q u ’on y trouve
toutes sortes d’autres pulsions, telles que la faim,
la soif, le besoin de liberté, la cupidité, l’égoïsme,

Le sexe n 'e s t pas la seule clé


l’impatience, la commodité, etc. Il a même admis
la possibilité de rêves télépathiques, ce que Jung
sym bolique de la cave n’est t>as celle du
a confirmé. Et l’on se souvient du propos de grenier, la sym bolique de la cuisine, celle
Bergson qui définissait le rêve com m e « la vie du salon ou de la ch am b re à c oucher. La
mentale tout entière, avec la tension, l’effort et m aison s’oppose à ce qui, dans le rêve, peut
le mouvem ent corporels en moins». De sorte nous re p ré se n ter com m e individu social ou
q u ’on peut s’attendre à y trouver non seulem ent antisocial, nom ade ou déraciné. Sa charge
des souvenirs, mais des raisonnements, des d’intim ité a u tan t que de re p résen tatio n sociale
intuitions, des combinaisons d ’idées, des discours est charge d ’enracinem ent.
et des calculs.
Ainsi, le rêve est-il susceptible d’une utilisation Rêver que l’on est nu
culturelle et humaine de la plus haute impor­
tance. Des rêves com me ceux d ont la Bible fait P our F reud, les rêves de nudité sont des rêves
d ’exhibition et ils trouvent leur origine dans le
état, comme ceux que l’on trouve à l’origine des plaisir des enfants à se m o n trer nus et à
grandes religions, com m e les rêves cités de dévoiler leurs organes génitaux m algré l’interdit
Bismarck et de Mossadegh, devraient suffire à des parents. C ep en d an t, il existe bien des rêves
nous en convaincre. Les fameux songes q u ’eut de nudité auxquels nul sen tim en t de honte ou
D escartes eurent une influence décisive sur le de confusion n ’est lié. Là où la nudité est
développement ultérieur de sa philosophie. Il socialem ent adm ise ou to lérée en certaines
existe mille exemples d ’œ uvres capitales dont circonstances sociales, elle ne peut être in te r­
les rêves furent le point de départ. La chose est pré té e en term es d ’exhibition. Ce devait être
le cas chez beaucoup de prim itifs, ou à Sparte,
connue en matière littéraire et artistique. Elle où les jeu n e s filles pouvaient se m o n tre r nues
l’est moins en matière scientifique. On ne peut en m aintes occasions de la vie o rdinaire, voire
ignorer cependant l’usage que firent de leurs dans certains pays nordiques où la coutum e de
rêves des hommes com m e le physiologiste se baigner nu n ’a cessé d ’être adm ise. L’in te r­
Burdach, le chimiste K ekulé qui y trouva le p rétatio n freudienne n ’est donc valable que
caractère cyclique de la structure moléculaire du dans l’aire ju d éo -ch rétien n e, là où les tabous
benzène, ou le physicien Niels Bohr qui en sortit bibliques relatifs à la nudité ont eu le tem ps
de s’im planter. M ais, jusque dans cette tra ­
l’essentiel de la théorie sur le nuage atomique.
dition, l’exhibition ne peut être seule prise en
D e nom breux mathém aticiens ont obtenu en rêve considération. Le désir d ’être nu correspond
la solution de problèmes q u ’ils ne parvenaient non seulem ent à un goût de liberté enfantine,
pas à trouver à l’état de veille. mais à une nostalgie de l’é ta t adam ique avant
la c h u te . Il s’agit d ’une intuition déform ée
IL É C O U T E LE RESSAC D U F U T U R ou dégradée de l’hom m e originel, p a rad i­
siaque, de sa sim plicité et de sa véracité.
Il est donc difficile d ’envisager l’inconscient, L ’A ntiquité connaissait une nudité rituelle.
D ans les m ystères grecs, on s’avançait par
ainsi que Freud le fit, com m e étant composé des
degrés, en déposant progressivem ent ses
seuls résidus de la vie éveillée et de ses refou­ vêtem ents, et la vision de la nudité intégrale
lements sexuels. S’il en était ainsi, nous ne p o u r­ co rresp o n d ait au degré suprêm e de l’initiation.
rions attendre du rêve que des sous-produits de C ertes, pareille vision pouvait être fatale à qui
cette vie. Quel q u ’en pourrait être l’intérêt théra­ n ’y était pas p ré p aré : dans les rites de la
peutique, l’intérêt culturel en serait mince. G ra n d e D éesse, les filles retro u ssaien t leur
robe e t m o n tra ien t leur sexe, m oins p a r exhibi­
C.G. Jung nous aide en considérant l’inconscient tionnism e que p our susciter l’épouvante. D ans
non com me le dépotoir de la vie éveillée, la pou­ la nudité de rêve, il existe donc une ap p ré­
hension confuse de l’originel et de l’abyssal,
belle où seraient rejetées les pires incongruités
morales, mais com m e la matrice même de notre

Aux frontières de la recherche


de la vérité la plus dépouillée de l’hom m e et
du cosm os, vérité d ont l’approche évoque les
grandes inadaptations sociales et une « folie »
que beaucoup ne peuvent supporter. Le sens
d ’exhibition est superficiel et local, et le rêve
de nudité ouvre ou peut ouvrir sur une
révélation de c ara ctè re initiatique.

Rêver de la mort
de personnes chères
Une telle vison signifie p our Freud que, enfant,
on a désiré la m ort de ces personnes. C ertes,
pareille résurgence infantile n’im plique pas
que le rêveur désire encore cette m ort à
l’époque de son rêve. Elle ne correspond pas
non plus chez l’enfant à un désir analogue à
celui que po u rrait avoir un adulte conscient.
L’enfant ne « ré alise» pas la m ort q u ’il iden­
tifie à une sim ple séparation. Elle signifie donc
p our lui élim ination de ce qui le gêne, sans que
pareille élim ination req u ière une d estruction
physique. Freud croit encore que le rêve de
m ort a le plus souvent p o u r objet le paren t
de m êm e sexe que le rêveur, ce qui se trouve
en relation avec sa th éo rie du com plexe
d ’Œ dipe, d ’après laquelle to u t fils finirait par
d ésirer le m eurtre de son père afin de pouvoir
posséder librem ent sa m ère. Sans vouloir ici
d iscu ter c ette théorie, de plus en plus contestée
a u jo u rd ’hui, il suffit d ’observer que de
nom breux fils rêvent de la m ort de leur m ère,
de nom breuses filles de celle de leur père, de
m êm e q u ’on rêve souvent de la m ort d ’amis
dont on ne possède nul souvenir d ’enfance.
Q uoique, en ce dern ier cas, il faille toujours
réserver l’hypothèse d ’identifications p a ren ­
tales, l’in te rp réta tio n p u re m e n t infantile se
révèle insuffisante. On ne peut davantage
reten ir, sauf en cas exceptionnels, l’idée que le
rêve de m ort puisse être une prém onition de
m ort réelle. Des milliers de rêves de m ort
n’ont jam ais correspondu à une m ort réelle.
Il s’agit donc de la dram atisation d ’un désir
de séparation ou de fin, en ra p p o rt avec la
personne d o n t on rêve. C ’est un é ta t d ’âm e, un
sentim ent, une obligation dont quelque chose
en nous veut la disparition.

« Le rêve » par le douanier Rousseau.


(M u sé e d ’A rt m o d ern e de N ew Y ork, C o ll. R o ck efeller).

Aux frontières de la recherche 77

\
vie psychique. Ce n’est pas seulem ent en ajoutant Mais, depuis que la psychologie des profondeurs
à la notion freudienne d ’un inconscient individuel a entam é l’exploration de ces sources du rêve,
celle d ’un inconscient collectif que Jung a permis nous com m ençons à discerner que, par lui, nous
ce redressement et cet élargissement. C ar l’in­ ne nous bornons pas à revivre le passé et à le
conscient collectif pourrait n ’être, lui aussi, que répéter, mais trouvons les mêmes forces dyna­
le dépotoir de la vie collective, au même titre miques ayant construit ce passé et nous per­
que l’inconscient individuel l’est pour la vie de mettant, à notre tour, d ’édifier l’avenir. Nous
l’individu. L’abondance plus grande des sou­ pouvons ainsi mieux com prendre ce propos mys­
venirs et des matériaux ne changerait rien à leur térieux d ’Héraclite d ’après lequel, «dans leur
nature. sommeil, les hommes travaillent et collaborent
Dans cette perspective, ce n ’est pas la vie cons­ aux événem ents de l’univers ».
ciente qui a créé l’inconscient par le rejet ou le Si Freud n ’attache jamais grande importance aux
refoulement de ses éléments incongrus: du moins rêves du réveil, j ’ai acquis la conviction que c ’est
n’est-ce là que la partie de l’inconscient dont en pareils instants que se produisent les rêves les
Freud s’est préoccupé; mais c ’est l’inconscient plus riches, les plus bouleversants pour le destin
qui possède l’antériorité historique et a fini par de l’individu. Pourquoi? Parce que c ’est alors
créer la conscience com me un produit perfec­ que se joignent, en une synthèse inattendue, les
tionné et toujours fragile de l’évolution. Dans pensées de veille et les pensées de nuit, les aspi­
son autobiographie dont la traduction anglaise rations conscientes et les aspirations incons­
a paru sous le titre Memories, Dreams, Refiections, cientes. Déjà, dans son De mysteriis Aegyptorum,
C.G. Jung a cité un rêve saisissant par lequel il Jamblique assurait que les rêves divins se pro­
eut la révélation concrète de cette relation du duisent dans un état intermédiaire entre le
conscient et de l’inconscient: il apercevait, face sommeil et la veille, état dans lequel se fait
à une chapelle et assis par terre dans la position entendre le phénom ène de la voix. De même, le
du lotus, un yogi en profonde méditation. En Spandahârikâ de Vasugupta, texte tantrique du
l’observant de plus près, il découvrit que le X' siècle, notait que le yogi obtient l’accomplis­
visage du yogi était le sien, de sorte que, s’en sement de ses désirs lorsqu’il se trouve, « en cours
allant plein d ’effroi, il se réveilla sur cette du rêve, à la jonction de la veille et du sommeil ».
pensée: «A h! Ainsi, c ’est lui qui me médite. Si, avec Freud, on peut adm ettre que, du point
Il a eu un rêve et je suis ce rêve. » Et il sut dès de vue thérapeutique, les rêves les plus signi­
lors que le jour où le yogi se réveillerait, lui- ficatifs sont ceux où cette influence de la veille
même ne serait plus. est la moins transparente, force est de considérer
Oui, l’individu est de quelque façon le rêve de que l’état décrit par Jamblique et Vasugupta est
l’espèce, le conscient le rêve de l’inconscient, celui où s’élaborent les plus hautes et les plus
et c ’est ce rêve q u ’il nous faut réaliser. Il n’y a riches fantaisies imaginaires, en ce q u ’elles
là rien de mystique, mais la prise de conscience résultent de la conjonction des pulsions incons­
concrète d ’une vérité qui n ’apparaît trop souvent cientes et des acquisitions de la conscience. Bref,
que de façon théorique: celle de la dépendance c ’est à ce point q u ’elles ont le plus de chances
de l’individu envers l’espèce et de l’évolution d ’offrir une représentation du Soi, ou tou t au
de l’espèce dans et par l’individu — qui en cons­ moins une indication dans la croissance vers le
titue le fer de lance. Au siècle passé, Nietzsche — Soi, c’est-à-dire vers ce q u ’il est permis d ’appeler
en qui Freud salua le précurseur de la psycha­ l’expression totale de l’individu dans ses rapports
nalyse — avait réagi contre la conception naïve avec autrui et l’univers.
qui voulait toujours découvrir dans le rêve une L’étude des rêves mène à une ultime considé­
prédiction. Il m ontra le prem ier que les sources ration, familière à l’Extrême-Orient, mais encore
du rêve se trouvaient à la fois dans l’enfance de étrangère à l’Occident. Il s’agit de la nature
l’individu et dans celle de l’espèce tout entière. même de la réalité. F reud l’a abordée d ’une

78 Le sexe n 'e s t pas la seule clé


manière dont le simplisme accable quelque peu :
en opposant le principe de plaisir au principe
de réalité, qui serait celui de la nécessité. Pour
Freud, le rêve, exprim ant des désirs infantiles et
archaïques, doit nécessairement s’opposer aux
intérêts sociaux qui représentent la réalité. Mais
Freud n’a pas discerné surtout le caractère
principalement germinal, prospecteur, formatif
du rêve qui fait de celui-ci non pas l’opposé de
la réalité, mais la réalité en devenir. Pour qui­
conque a quelque peu étudié les rêves, rien n ’est
plus stupide que l’expression: ce n’est q u ’un rêve.
On vole en avion parce que l’hom m e a rêvé de
voler. On va dans la Lune parce que l’hom m e a
rêvé de la Lune. Tout rêve est une réalité en puis­ Journaliste et écrivain, Raymond de
sance et les individus ou les peuples qui ne rêvent Becker est né à Bruxelles en 1912.
plus sont aussi les individus et les peuples qui Après une activité exclusivement jo u r­
n’ont plus d ’avenir et sont déjà des morts vivants. nalistique, il s'orienta assez tardi­
Les Orientaux ont souvent observé q u ’on se vem ent vers la psychologie des
réveille d ’un rêve à l’intérieur d ’un rêve, et profondeurs. A partir de 1946, il
entreprend non seulement une auto­
qu ’ainsi la vie elle-même pourrait être un songe
analyse quotidienne de ses rêves mais
dont on se réveillerait un jour. Calderon l’a chanté plusieurs expériences de télépathie.
en Occident, et Shakespeare après lui. Et, en En 1951, tou t en publiant réguliè­
Chine, Tchouang-Tsen a formulé cette relativité rement des études de psychologie
dans son aphorisme: «Jadis, une nuit, je fus un collective dans le supplém ent littéraire
papillon, voltigeant, content de son sort. Puis, je de La Gazette de Lausanne, il prend
m ’éveillai, étant Tchouang-Tsen. Qui suis-je en contact à Zürich avec C.G. Jung et,
réalité? Un papillon qui rêve q u ’il est Tchouang- pendant deux ans, y poursuit une
Tsen ou Tchouang-Tsen s’imaginant q u ’il fut confrontation avec la psychologie
analytique, en com pagnie du Dr.
papillon?» N ’en tranchons point, sinon pour
F. Riklin, de l'in s titu t Jung. Installé
observer que, dans le rêve, toute métam orphose à Paris depuis 1954, il y trouve sa
est possible. Ce n’est pas tant q u ’en dorm ant nos voie en dehors de tou t esprit d'école :
principes d ’espace, de temps ou de causalité il publie tour à tou r des études dans
soient mis en question. C ’est que nous y trouvons La Table Ronde, La Tour Saint-Jacques,
ce qui les constitue. Je ne vois nulle mélancolie A rts, etc. et un prem ier pé tit livre : Les
à penser que la vie est un songe, puisque le songe Songes (Grasset 1958). Un an plus
lui-même est une réalité. Cette réalité est celle tard, il présente et com m ente le
célèbre Livre des M u ta tio n s ou
de la plasticité de la vie. Marx et Rimbaud ne
Yi-King, en lequel il découvre d'éton-
nous ont-ils pas dit q u ’il importait de modifier nantes anticipations de la psychologie
la société et la vie? Eh bien ! le rêve enseigne par moderne. En 1960, il tente le portrait
quel biais nous pouvons le faire. Le rêve, c ’est psychologique du peuple am éricain au
le grain de blé qui songe à l’épi, l’anthropoïde travers de son cinéma considéré
qui songe à l’homme, l’hom m e qui songe... à ce com m e rêve collectif. Enfin, parallè­
qui lui succédera. lement aux M achinations de la N u it
RAYMOND DE BECKER. (éditions Planète), il publie Rêve et
sexualité (La Table Ronde) destiné à
en approfondir un aspect essentiel.

Aux frontières de la recherche 79


Les rêves sont plus nécessaires que le sommeil
A im é M ic h e l

Qui est là?


Ah, très bien, fa ites entrer l’infini.
LOUIS 4

LES RÊVES DEVANT LA SCIENCE

Depuis q u ’il y a des hommes et qui rêvent, cette énigmatique activité


On rêve quatre nocturne de la pensée n’a guère inspiré aux hommes de science,
quand ils sortaient du domaine de l’observation objective, que de
fois par nuit brumeuses rêveries. Cette situation a duré ju sq u ’aux premières
publications (en 1952) du grand physiologiste américain Nathaniel
Kleitman, professeur à l’université de Chicago.
Que se passe-t-il Kleitman travaillait le problèm e du sommeil et du rêve depuis 1920.
entre minuit et Il avait une fois réussi à se passer de sommeil pend ant cent quatre-
vingts heures. Il avait vécu du 4 juin au 6 juillet 1938 dans une
quatre heures? cham bre scellée des grottes géantes du groupe de M amm oth Cave,
dans le Kentucky, mais des années s’écoulèrent avant q u ’il ait eu
Y a-t-il l’idée d ’appliquer systématiquement l’électro-encéphalographe à
l’étude des rêves et d ’ajouter à cet appareil, qui traduit les variations
des rêves du potentiel électrique à l’intérieur du cerveau, un perfectionnem ent
à suivre? simple mais génial enregistrant les variations du potentiel électrique
à la surface de l’œil. Ces variations se produisent lorsque les muscles
de l’œil se contractent ou se dilatent. En mettant en parallèle les
Pourquoi enregistrements ainsi obtenus, Kleitman constata que des variations
oublie-t-on très rapides se produisaient à la surface de l’œil. Le globe oculaire
se déplaçait rapidement en même temps que se modifiait l’onde de
certains rêves? l’enregistrement cérébral. Kleitman appela ce phénom ène le
« R.E.M . » (R E M veut dire rapid eye movement, m ouvem ent rapide
de l’œil).
G râ ce à un électrocardiographe, il m ontra ensuite que la fréquence

« L e passe-muraille ».
par Félix Labisse.
(P h o to D orka).
Aux frontières de la recherche
des battem ents du c œ u r augm entait pendant flements, etc.). Périodiquement, ils les arra­
les «rems». D ’où l’idée révolutionnaire, publiée chaient au sommeil p a r une sonnette d ’alarme.
dans le num éro de « Science » 1953, que le p héno­ Après trois ans de recherches, ils purent se flatter
mène rem correspondait au rêve: il se produisait d ’avoir découvert une clé du monde mystérieux
quand le patient rêvait. de la nuit. Ils constatèrent que, dans la nuit de
Com m ent vérifier cette hypothèse? T out sim­ huit heures de sommeil, on rêve quatre ou cinq
plem ent en réveillant le sujet pour lui d em ander fois, le rêve final pouvant être quatre fois plus
s’il rêvait au moment où il était arraché au long que le premier.
sommeil, ce que Kleitm an com m ença de faire Lorsqu’on s’endort, il y a d ’abord un état initial
dans une série de 191 expériences; 152 fois sur durant lequel se fait progressivement la coupure
191, le d orm eur réveillé au m om ent où se produi­ avec le monde objectif. D urant cet état initial,
saient les rems confirmait q u ’il était bien en train on a l’impression de flotter dans l’air ou à la sur­
de rêver. En revanche, si on le laissait dormir toute face d ’une rivière. Est-ce cet état initial qui a
la nuit (tout en enregistrant les impulsions rem) donné naissance aux légendes sur le corps astral?
il ne se souvenait plus de rien 15 fois sur 16. On p eut se le dem ander. Ensuite, quinze minutes
Ainsi donc le phénom ène rem était un indicateur environ après s’être endormi, on arrive réel­
objectif du rêve, tout com m e le therm o m ètre est lement au sommeil profond. Au bout de soixante-
un indicateur objectif de la fièvre. A vant le ther­ dix minutes apparaît le prem ier rêve. Il dure neuf
m omètre, on ne pouvait jamais être sûr q u ’un minutes environ. On retourne ensuite au som m eil
patient avait la fièvre. A vant le d étec teu r rem p r o fo n d \ Quatre-vingt-dix minutes s’écoulent,
de Kleitman, on ne pouvait jamais être sûr q u ’un puis apparaît un second rêve qui dure dix-neuf
dorm eur rêvait au m om ent mêm e où il rêvait. minutes environ, suivi encore de quatre-vingt-
On n’avait que le récit du dorm eur, vague, filtré dix minutes de sommeil profond. Puis c ’est le
par l’incertitude des souvenirs et ne pouvant troisième rêve de la nuit, qui dure vingt-quatre
conduire à aucune étude quantitative. L’indi­ minutes. Et le cycle continue tout au long de la
cateur rem pouvait indiquer, dans le monde nuit. Le quatrième rêve dure vingt-huit minutes.
objectif de la science, q u ’un dorm eur rêvait. Entre la septième et la huitième heure de
« La science, avait dit Claude Bernard, est un sommeil, c ’est le réveil définitif. Ce cycle est
art de mesure ; il n’y a de science que du mesu­ absolument général. O n le retrouve chez tous
rable. » Avec l’indicateur rem il devenait possible les êtres normaux, hommes, femmes et enfants.
de mesurer, d ’obtenir des nombres correspondant Il avait échappé dans le passé à tous les cher­
à la fréquence, à l’intensité, à la durée du rêve. cheurs, parce qu’ils n’avaient pas eu la possibilité
L ’indicateur rem indiqua que tout le monde d ’observer systématiquement le dorm eur avec les
rêvait, mêm e ceux qui prétendaient ne se sou­ instruments appropriés et d urant des nuits
venir de rien. Les recherches allaient révéler tout entières.
un monde nocturne inconnu. La technique s’améliora. Kleitman, D em e n t et
leurs collaborateurs arrivaient à suivre les rêves
C H A C U N RÊVE Q U A T R E O U CIN Q FOIS de plus en plus objectivement. Les mouvements
P A R N U IT du globe oculaire, détectés avec soin, m ontrèrent
que le rêveur, lorsque son œil bougeait, croyait
En 1953, Kleitman prit avec lui un jeune étudiant voir dans son rêve une scène. C ’est ainsi que,
en médecine, William D em e nt, né en 1928 et par exemple, un rêveur venait de ramasser un
dont le nom restera à jamais associé au sien. objet sur le plancher au m om ent où son rêve fut
Ils engagèrent à trois dollars par nuit des étudiants interrompu par la sonnette d ’alarme: ses globes
q u ’ils coiffèrent de l’électro-encéphalographe. oculaires avaient bougé, com m e s’il avait effec-
Ils enregistrèrent tous leurs mouvements et tous 1. T elle é ta it d u m oins l’in te rp ré ta tio n d e K le itm an ; les re c h e rc h e s
les sons qu’ils ém ettaient la nuit (soupirs, ron­ fra n ç a ise s o n t d e p u is lo rs q u e lq u e p eu m odifié c e schém a.

82 Les rêves so n t plus nécessaires que le s o m m e il


tivement exécuté ce mouvement. Le plus souvent, On constata ainsi que le rêveur, qui généralement
le m ouvem ent des globes oculaires détecté en regarde, parfois aussi imite les scènes q u ’il voit.
dernier lieu correspondait à la dernière scène On a pu enregistrer le potentiel musculaire d ’un
du rêve. Lorsque les globes oculaires ne b o u ­ rêveur qui pensait regarder un m atch de basket-
geaient pas, c ’est que le rêveur avait un rôle ball. Ses muscles suivaient les opérations en
passif. imitant les mouvements des joueurs.
On considère ainsi, depuis que les preuves
C H A Q U E N U IT NOUS NO US R E N D O N S s’accum ulent, que l’existence du théâtre invisible
AU THÉÂTRE DE NULLE PART du rêve, avec ses pièces en cinq actes, ne saurait
plus faire de doute.
Ce fut un des participants à la recherche, Les recherches se poursuivent m aintenant: quel
le rom ancier G eorge M ann (qui à l’époque est le m etteur en scène? Pourquoi certaines
s’occupait des «public relations» de l’université pièces sont-elles bonnes et d ’autres mauvaises?
de Chicago), qui trouva l’expression qui défi­ Pourquoi les unes sont-elles aussitôt oubliées,
nissait parfaitem ent l’attitude du rêveur: le rêve, tandis que d ’autres restent dans la mémoire du
dit-il, est com me une sorte de scène théâtrale. rêveur?
Lorsque nous allons au théâtre, nous com ­
mençons par nous agiter dans notre fauteuil. P O U R Q U O I O U BLIE-T-O N ?
Puis nous cessons de bouger aussitôt que com ­
mence l’action. N otre agitation reprend à l’en­ Un adulte moyen fait au moins mille rêves par
tracte. Après quoi la pièce repart. C ’est exac­ an: pourquoi la plupart d ’entre eux sont-ils
te m ent ce qui se passe pour le rêveur. Chaque oubliés? Kleitman lui-même, dans un article de
nuit, nous assistons à un spectacle qui ne se passe « Scientific American», de novembre 1960,
nulle part, que notre hôte inconnu met en scène suggère que l’on peut toujours se souvenir des
et qui fixe notre attention. rêves à condition d ’être éveillé au bon moment.
Et ce spectacle se déroule en conformité avec Il pense aussi que nous nous réveillons six ou
le temps réel. Toutes les légendes sur les rêves sept fois par nuit, après un rêve, et que nous ne
instantanés disparaissent. Le temps q u ’une situa­ nous souvenons pas de ces réveils. Le rêveur est
tion met à se dérouler en rêve, c’est bien le temps semblable à l’enfant et à l’ivrogne; son cortex,
ordinaire, celui de la vie courante et dans tous dit-il, ne fonctionne pas parfaitement. Si l’on ne
les petits détails. D em ent cite un cas où, au rattrape pas son rêve au bon moment, on ne s’en
mom ent de réveiller le dorm eur, le doigt de souvient généralem ent pas. Il existe mêm e des
l’expérim entateur glissa sur le bouton de la rêveurs qui ne savent pas ce q u ’est un rêve:
sonnette. Celle-ci retentit deux fois à trois ou ceux-là croient ne pas rêver. Et pourtant, si on
quatre secondes d ’intervalle. Le sujet rêvait q u ’il les réveille avec une sonnette suffisamment
était chez une amie en train d ’écouter des disques. énergique, ils se souviennent. Bien entendu, la
La sonnette de la porte d ’entrée retentit. Son fameuse censure freudienne — une des rares
amie lui dit d ’aller ouvrir et, com m e il hésitait, découvertes de Freud qui corresponde à une
la sonnette de la porte retentit à nouveau... réalité expérimentale —, cette censure existe,
et le rêveur arrive quelquefois à étouffer le rêve,
ON C H E R C H E LE M E T T E U R EN SCÈNE à ne pas le laisser parvenir ju sq u ’à la mémoire.
Un réveil brusque dérange le censeur. Mais si
Les renseignements sur l’attitude du spectateur un rêve peut être oublié, les effets purem ent phy­
furent confirmés lorsqu’on pensa utiliser Vélectro- siologiques q u ’il a eus, et notam m ent les varia­
myographe, appareil qui d étecte les différences tions dans les glandes à sécrétion interne, ne le
de potentiel à l’intérieur et à la surface des sont pas, et les modifications chimiques de l’orga­
muscles. nisme existent et dem eurent.

Aux frontières de la recherche 83


On pense même que certaines maladies, et en
particulier ce q u ’on appelle l'angine nocturne,
sont directem ent causées par le rêve. On a
remarqué aussi que les crises d ’ulcère sont plus
fréquentes la nuit: peut-être, elles aussi, sont-
elles causées par les rêves. On essaye actuel­
lement de le prouver par diverses méthodes. Ce
qui paraît certain en tout cas, c ’est que, si la
conscience oublie les rêves, la mémoire, elle, ne
les oublie pas.
Mais on ne sait toujours pas ce qui distingue le
rêve dont on se souvient de celui dont on ne se
souvient pas, ce qui sépare dans le théâtre invi­
sible la pièce réussie de la pièce ratée. Certains
spécialistes com m e Sneyder pensent que les cinq
étapes du rêve, les cinq actes de la pièce, corres­
pondent à des niveaux différents d ’énergie dans
le cerveau. Il peut y avoir des rêves aussi dif­
férents entre eux que le sont les souvenirs
habituels. 11 peut y avoir des rêves viscéraux
et des rêves hautem e nt intellectuels. Il peut y
avoir des rêves qui stimulent peu la pensée et des
rêves où la pensée est extrêm em ent active. On
devrait pouvoir distinguer objectivement ces
rêves, d étectant des phénom ènes plus subtils
encore que ceux qui ont été étudiés par Kleitman
et D em ent: variations de la tem pérature de la
peau, mesure des ondes dans les vaisseaux
sanguins du doigt, variations du taux de la respi­
ration. T out cela p erm e ttra sans doute un jour
de classer les rêves sur une ou plusieurs échelles
objectives, l’une liée à l’énergie, l’autre à la
quantité d ’informations dans les rêves, une autre,
peut-être, à la modification de la structure chi­
mique de l’organisme tout entier pendant et après
les rêves.

N O T R E RA TIO N D E RÊVES EST


UNE N ÉCE SSITÉ A BSOLU E

Autre énigme: le fait que l’on rêve chaque nuit


pendant un temps à peu près constant. Ce qui
suscite deux curiosités expérim entales: peut-on
augm enter la quantité de rêves par nuit? Peut-on
la diminuer?
En ce qui concerne la première question, la
réponse est pour le m om ent négative. On a tenté

« Le rêve », par Victor Brauner.


(C o lle c tio n G a le rie lo la s, P h o to D o rk a).

84 Les rêves sont plus nécessaires que le sommeil


d ’accroître la durée des rêves nocturnes soit par avec un masque de plongée sous-marine pour le
la persuasion, en offrant des primes, soit en sug­ protéger s’il coulait. Après avoir, pendant deux
gérant au sujet, p en dant une conversation bien heures et demie, flotté sur le dos, privé de toute
organisée, que les gens particulièrem ent intel­ perception sensorielle, Lilly co m m en ça à avoir
ligents et cultivés rêvent plus que les autres. Cela des visions, d’abord un tunnel noir s’ouvrant
n ’a rien rendu. Dans l’état actuel de la question, devant lui, puis des objets de forme indéfinissable
on ne connaît aucun moyen d ’accroître la durée avec des bordures lumineuses, puis un tube de
des rêves. En revanche, on peut diminuer cette lumière bleue s’éloignant vers l’infini. Et quand
durée, soit par des drogues, soit par la privation on le retira de sa piscine, il déclara q u ’il ne s’était
de sommeil. Mais cette privation est des plus jamais endormi, mais q u ’il se sentait reposé et
dangereuses. Le besoin de rêves correspond à rafraîchi com me après un bon sommeil. Il semble
une nécessité absolue. donc bien que le rideau du théâtre invisible se
Les rêves semblent mêm e plus nécessaires que le lève par d ’autres méthodes que celle du sommeil.
sommeil. Dans l’état de privation de rêves, des Il se peut que le cerveau endormi et le cerveau
hallucinations se produisent. Des désordres halluciné aient besoin d ’être distraits et inté­
nerveux allant jusq u ’à la névrose et aux convul­ ressés, tout com me le cerveau en éveil. Il se peut
sions apparaissent. Une pression s’accumule, et aussi que le cerveau endormi, halluciné ou en
le d orm eur cherche désespérém ent à rattraper extase mystique, ait accès à d ’autres réalités:
ses rêves perdus. Des essais extrêm em ent cruels mais nous sortons ici du domaine exploré à ce
ont été faits sur des volontaires que l’on réveillait jour.
dès que les appareils électriques annonçaient le
rêve. Cela tourna généralem ent à l’effondrement LA P R U D E N C E DU D r K L E IT M A N
psychologique. Le dorm eur se défend d ’ailleurs
en essayant, par divers subterfuges, de rêver Pour Kleitman, le rêve ne serait q u ’une habitude,
coûte que coûte. Il peut, par exemple, se rat­ d ’ailleurs. Le bébé, dit-il, prend, en naissant,
traper en rêvant le jour, récupérant ainsi ses toutes sortes d ’habitudes, certaines bonnes,
quatre-vingt-dix minutes de rêve quotidien. d ’autres mauvaises, d ’autres enfin ni bonnes ni
On se dem ande encore — et c ’est là l’un des prin­ mauvaises, com me le rêve. Com me toute a c co u ­
cipaux objectifs de la recherch e actuelle - si tumance, com me la drogue, le tabac, l’nlcool,
c’est des rêves que l’on a besoin ou de leur Le rêve s’impose, et son absence fait souffrir.
contenu. A utrem ent dit: suffit-il de se garder Dans l’avenir, on peut penser que la science des
du réel en rêvant, ou bien avons-nous besoin de rêves nous fera accéder à des réalités autres que le
certaines scènes, com me d ’une vitamine de l’âme, rêve: nature de la mémoire, nature de ce réservoir
pour e m prunter une expression de Jung s’appli­ magique que l’on appelle tantô t l’inconscient,
quant au fantastique en général? Il est possible tantôt le subconscient, et dont l’idée que s’en
que le sommeil ne soit pas nécessaire en lui- font les psychanalystes est peut-être promise au
mêm e et que cet état ne soit q u ’un moyen per­ même sort que l’éther des physiciens préeins-
m ettant d ’ac céder au rêve « par-delà le mur du teiniens.
sommeil », pour citer Lovecraft après Jung. G râ c e à Kleitman et à l’école q u ’il a créée, grâce
Certains chercheurs se sont interrogés sur les à leurs dizaines de milliers d ’enregistrements,
rapports des rêves avec les hallucinations. Les on peut déjà co m m enc er à dém êler ce qui se
courbes des divers instruments, obtenues sur un passe sur la scène du théâtre invisible. La pre­
halluciné volontaire qui n’était autre que le mière observation qui s’impose, c ’est q u ’il existe
D r John C. Lilly, célèbre par ses recherches sur des rêves « à suivre», com me les romans-feuil-
le dauphin, présentent avec celles du rêve une letons. Il s’agit alors d ’une véritable pièce de
ressemblance frappante. Lilly s’isola du monde th éâtre, avec un com m encem ent, des dévelop­
dans une piscine absolument obscure où il flottait pem ents et une fin, une pièce aussi riche que la

86 Les rêves s o n t p lu s nécessaires que le s o m m e il


vie réelle: lorsqu’on éveille au bon m om ent un exercent sur le rêve final. L’interprétation psycha­
dorm eur bien entraîné à enregistrer au magné­ nalytique des rêves de nature purem ent verbale
tophone ce q u ’il a vécu en rêve, on voit que les est de plus en plus discutée par les expérim en­
quatre-vingt-dix minutes de rêves d ’une seule tateurs. Ceux-ci pensent que l’interprétation ins­
nuit remplissent des centaines de pages dactylo­ tan tanée et objective des rêves ira beaucoup plus
g ra p h ié e s2. Les épisodes des rêves ressemblant loin que les « profondes» études de psychanalyse,
à la vie réelle sont plus nombreux q u ’on ne le lesquelles ne correspondent peut-être q u ’à l’imagi­
croit. C ’est ainsi q u ’un mathém aticien de vingt- nation du psychanalyste. L’avantage des méthodes
cinq ans, qui prétendait n ’avoir jamais rêvé, instantanées, telles qu’elles sont pratiquées par
raconte la scène en quatre actes que voici: exemple par D em ent et Wolpert, est de faire une
A cte 1: 11 est dans un garage et il coupe du bois totale abstraction de la vie personnelle, intime
q u ’un camion devra emporter. et secrète du sujet, pour aboutir à des conclusions
Acte 2: Dans le même garage, il découpe une objectives et thérapeutiquem ent efficaces. La
porte destinée au même camion. m éthode s’applique particulièrement bien aux
Acte 3: 11 term ine son travail en d é c oupant divers rêves où apparaît un thème de conflit et au fond
autres objets trop grands pour entrer dans le desquels le sujet livre, sans le savoir, des batailles
camion. qui l’épuisent. Un psychologue américain, Offer-
Acte 4: Il nettoie le garage et remet tous les outils krantz, a fait à ce sujet une très intéressante
en place. expérience, examinant et com parant des sujets
Il s’agit, on le voit, d ’une tranche de vie parfai­ malades à des sujets normaux payés pour se faire
tem ent normale, sans symbole, n ’ayant avec le examiner par les nouvelles techniques. D ’après
réel q u ’une seule différence, son irréalité. les premiers résultats, il semble q u ’un sujet
On trouve aussi des scènes parfaitem ent réelles malade livre la même bataille nuit après nuit,
exhumées de l’enfance du dormeur. Ce retour à tandis q u ’un sujet sain livre des batailles dont
l’enfance se produit partout, semble-t-il, de les objectifs et le sujet se renouvellent sans cesse.
minuit à quatre heures. De quatre heures à
l’aube, le d o rm eu r revient au présent. Pourquoi? DES F R A N Ç A IS A LA P O IN T E DE
Nul ne le sait. LA R E C H E R C H E

P O U R Q U O I CES R Ê V ES? Si les premières expériences sur le rêve se sont


déroulées dans le laboratoire de Kleitman, à
Y a-t-il un déterminisme des rêves et, si oui, quel Chicago, il est juste de souligner la part crois­
est-il? Au niveau le plus bas, on a essayé de sante prise par des chercheurs français de très
relier le contenu des rêves à la tem pérature du grande valeur aux découvertes les plus récentes.
corps: sans succès. De façon plus complexe, on Dans le domaine naguère encore si subjectif du
a tenté de mettre en relief une idée de prépa­ rêve, les chercheurs français semblent avoir
ration: les rêves p répareraient le dorm eur à ses poussé au maximum le souci d ’objectivité, et
activités du lendemain. C ’est ainsi que les rêves cela par les mêmes m éthodes qui ont permis de
p récédant un week-end paraissent être très dif­ fonder la psychologie expérimentale : en prenant
férents de ceux du week-end ou du déb u t de la pour sujet non plus l’homme, mais l’animal. C ’est
semaine. On ne sait pas pourquoi, pas plus q u ’on à Lyon q u ’ont été réalisées les expériences les
ne sait pourquoi un rêveur peut se do n n er des plus rem arquables et les plus systématiques. A
instructions pour se réveiller spontaném ent à une l’École nationale vétérinaire de cette ville, le p ro­
heure donnée, et quel est l’effet que ces ordres fesseur Ruckebusch a étudié le rêve, notam m ent
chez la chèvre (1962), l’agneau (1963) et, d’une
2. O n tro u v e ra des tra n s c rip tio n s de ce g e n re d a n s les A rch iv es de
l’A sso ciatio n a m é ric a in e de M é d e c in e , se ctio n d e P sy c h ia trie g én érale, façon plus générale, le sommeil chez les équidés,
d é c em b re 1960. les ruminants, les porcins, les carnivores (1962).

Aux frontières de la recherche 87


Selon ma conviction née d’une longue expérience et
d’innombrables examens, l’activité générale de l’esprit
et la productivité de la psyché sont probablement
autant le fruit de l’inconscient que celui du conscient.
CARL G VSTAV JUNG.
Ci-contre: (Lire page 91 l’article de Patrick Waldberg sur Max Ernst
Rêve causé par le vol d ’une abeille et la création artistique inspirée par l’univers onirique).
autour d’une pomme-grenade,
une seconde avant l’éveil, Ci-dessus:
par Salvador Dali. « L ’A nge du foyer », par Max Ernst.
(P h o to e x tra ite d e l’ou v rag e de R o b e rt D e sc h a rn e s (C o lle c tio n p a rtic u liè re , p h o to D o rk a ).
Toujours à Lyon, mais cette fois au laboratoire point que R uckebusch a pu m ontrer, en 1963,
de pathologie expérim entale de la F aculté de que le m outon qui est capable de dormir debout,
médecine, une équipe nombreuse, animée par le les yeux ouverts et sans cesser de ruminer, inter­
jeu ne professeur Jouvet, étudiait dès 1959, très rom pt com plètem ent sa rumination dès que com ­
peu de temps après les expériences cruciales de mence le rêve.
Kleitman et D em ent, les phases de sommeil
rapide à l’électro-encéphalographe, c ’est-à-dire, Un autre point sur lequel les chercheurs français
en clair, les rêves. Depuis cette date, des faits ont apporté une contribution capitale est celui
nouveaux se sont accumulés, confirmant en de la nécessité vitale du rêve chez les animaux
grande partie les travaux américains, mais supérieurs. Dem ent, on s’en souvient, avait pu
révélant sur d ’autres points des mécanismes constater que ses étudiants, privés de rêves, mais
beaucoup plus complexes q u ’on ne l’avait cru non de sommeil, sombraient très vite dans la
d ’abord outre-Atlantique, et, dans un sens, névrose et devaient interrompre l’expérience
beaucoup plus fantastiques. au bout de deux ou trois jours. Jouvet a repris
C ’est ainsi, nous l’avons vu, qu’en Amérique les l’expérience sur des chats. Après avoir localisé
périodes de rêve ont été d ’abord tenues pour des près du centre de l’encéphale un point très précis
périodes de sommeil plus léger, moins profond. dont la destruction entraînait la disparition totale
Les chercheurs de l’école de Lyon ont montré, des rêves (il s’agit du point appelé noyau Preti-
au contraire, que les périodes de rêve corres­ cularis Pontis Candalis), le savant lyonnais pro­
pondent à ce qu'il y a de plus profond dans le cède à la coagulation de ce noyau. L ’animal
sommeil. C ’est en somme en arrivant au fo n d n’offre alors rien de morbide: il mange, il boit,
du som m eil le plus profond que le cerveau il dort, il ronronne, du moins au début. Mais il
d ébouche dans le rêve. Les preuves de cette présente bientôt, au bout de deux ou trois jours,
nouvelle façon de voir sont nombreuses et tous les signes de l’hallucination, essayant par
convaincantes. D ’abord, l’expérience montre exemple d ’atteindre de sa patte un objet imagi­
q u ’il est plus difficile de réveiller un dorm eur naire. Et, bien que tout son organisme semble
qui rêve q u ’un dorm eur qui ne rêve pas. Si, par sain, le pauvre chat privé de rêves finit par mourir
exemple, on choisit de provoquer l’éveil à l’aide au bout de deux ou trois mois. Nul n ’a encore
d ’une sonnerie, il faut sonner plus fort et plus pu dire pourquoi.
longtemps. Le même résultat est observé quelle L’école de Lyon a fait encore un grand nombre
que soit la stimulation choisie: bruit, lumière, de passionnantes découvertes, et ses travaux se
contact, etc. D e plus, l’électrom yographe montre poursuivent. Son esprit se caractérise par la
un relâchem ent complet de tous les muscles rigueur expérim entale, mais aussi p a r ce que l’on
p en dant toute la durée du rêve (sauf, bien pourrait appeler l’imagination philosophique.
entendu, quand il y a somnambulisme ou sim­ Les chercheurs lyonnais mesurent mieux que
plement déb u t de participation du d orm eu r au personne ne l’a fait jusq u ’ici la portée de la
rêve: on voit alors le chat ou le chien « pédaler», jeu ne science des rêves. Jouvet et ses amis ont
faire des mimiques de poursuite, etc.). Enfin, l’in­ n otam m ent mis en évidence un fait saisissant,
terprétation des chercheurs français explique qui est la part de plus en plus grande prise par
parfaitem ent le co m portem e nt que Kleitman l’activité onirique à mesure que l’on considère
(après G eorge M ann) décrivait com me celui d ’un des espèces vivantes de plus en plus évoluées.
spectateu r devant une scène imaginaire. Si le Le rêve croît au cours de l’évolution en même
d orm eu r bouge et s’agite entre les rêves et temps que le psychisme et, semble-t-il, plus vite
s’immobilise com plètem ent (hors les yeux) que to ut autre caractère, com m e si l’avenir de
pendan t ceux-ci, c ’est tout sim plement parce l’évolution devait, après l’homme, faire une part
que le rêveur est plus profondém ent endormi prédom inante au rêve !
et que tous ses muscles sont relâchés. C ’est au A IM É M IC H E L .

Les rêves so n t plus nécessaires que le s o m m e il


Max Ernst et les machinations de la nuit
P a tric k W a ld b e rg

Somnia, terrores magicos, miracula, sagas,


Nocturnos lemures, portentaque Thessala rides?
(Les songes, les horribles évocations magiques, les sorcières, les lémures
nocturnes et les sortilèges de la Thessalie, t ’en moques-tu?
H O R A CE, ÉpHres. II. 2.

NO US S O M M E S PLUS Q UE CE NO US CR O YO N S

Les rêves, les frayeurs, les faits miraculeux, les légendes, les
« nocturne lémures», toutes les merveilles de Thessalie ou d ’ailleurs
n’ont cessé, depuis que la raison existe, d ’indisposer les hommes de
La transcription «bon sens». Ainsi, chez ceux qui s’attachent par-dessus tout aux
vertus pratiques, les rêves ne sont que billevesées, de même que les
la plus rêveurs ne sont que des songe-creux.
Il y eut toujours, en revanche, une minorité attentive, inspirée qui,
même aux époques froides, eut la prescience de conc éde r au rêve,
convaincante à l’imaginaire la part royale. La connaissance - ou l’intuition —
des pouvoirs du songe, encore q u ’elle fût l’apanage de poètes, de
penseurs ou d ’aventuriers de science nourris de tradition occulte,
du domaine était partagée au sein du peuple p ar les âmes simples et naïves, que
ne parvenaient point à com bler les certitudes de l’état de veille et
du rêve qui s’exprim èrent p a r les contes, les légendes, la poésie.
La lame de fond du Rom antisme fut le prem ier m ouvem ent col­
lectif dont les protagonistes te ntèrent, intuitivement, l’exploration
qu’aucun artiste des profondeurs de l’être. Les Rêves de Jean-Paul, les Fragments de
Novalis, les Contes bizarres d ’Arnim, autant que les essais de Ritter,
ait approchée de Passavant, de Morritz, abolissent toute hiérarchie entre les deux
versants de la réalité humaine: le monde de l’action et de la raison,
côté lumière, le monde du rêve et de l’inconscient, côté nuit.
L'Aurélia de Nerval, qui porte com m e sous-titre le Rêve et la Vie,
décrit, com m e cela n’avait été jamais fait, « l’épa n che m e nt du songe
dans la vie réelle». La fusion des deux états, veille et rêve, devient

Art fantastique de tous les tem ps


l’objectif majeur du poète, com m e pour l’alchi­ En feuilletant le livre de Max Ernst, pour peu
miste la transmutation du plomb en or. q u ’il s’abandonne à la suggestion des images sans
Certes je sortirai, quant à moi, satisfait chercher à y trouver un sens, le «regardeur» se
D ’un monde où l’action n'est pas la sœur du rêve... verra irrésistiblement transporté ailleurs, hors de
écrit Baudelaire, de qui le flux sensible et nerveux son espace, hors de son temps, au sein du palais
alimentera trente ans plus tard le Symbolisme. aux mille salles peuplées d ’échos profonds, dont
Et, au tournant du siècle, les poètes — que le les murs mouvants sont de désirs masqués, de
Romantisme a voulus «voyants» - trouvèrent plaintes immémoriales, d ’émotions égorgées et de
confirmées par les découvertes de Freud leurs peurs travesties.
intuitions fulgurantes.
De nos jours, sous l’influence des révélations UN G R A N D LIVRE D ’IM A G E S
freudiennes, le Surréalisme a repris en main le INSOLITES
flambeau romantique en vue d ’une exploration,
cette fois systématique, expérim entale, des Il évoque aussitôt à l’esprit le monde de l’h erm é­
«cavernes de l’être». Ce faisant, l’auteur du tisme et celui de l’alchimie, tant par ses rappels
Manifeste, A ndré Breton, et ses amis ouvraient de Yélémental (boue, eau, feu, sang), que par le
à la poésie et à l’art des voies inespérées. S’il est caractère énigmatique des exemples. Toutefois,
vrai que tous les artistes se rattachant au Surréa­ l’hermétisme est ici d ’ordre strictem ent poétique,
lisme ont été agités par l’apparent conflit de la de même que l’alchimie — si, com me nous le
réalité et du rêve, et le problème de sa réso­ pensons, elle existe - est une opération purem ent
lution en une «surréalité» peut-être inaccessible, intérieure, par quoi l’artiste change en « monnaie
nul ne conteste q u ’en ce domaine le grand solaire » le chèque en noir des ténèbres. S caphan­
sourcier fut et reste Max Ernst. drier de ses propres gouffres, il en ram ène en
Nous avons sous les yeux un livre des plus surface les galions perdus de l’enfance, les coffres
étranges. Il a pour titre Une Sem aine de B onté fabuleux scellés de nacre et d ’algues où dorm ent
ou les Sept Éléments capitaux, suivi de l’indi­ les désirs murés.
cation: Roman. Il y eut, en 1934, une première S’il nous fallait décrire l’une après l’autre, avec
publication du même ouvrage, sous forme de la précision maniaque q u ’affectionnent les scrip-
fascicules, qui est devenue sinon introuvable, teurs du «nouveau rom an», les images d 'Une
du moins hors de prix. Aussi devons-nous rendre Sem aine de Bonté, le résultat dépasserait en
grâces à l’éditeur J.-J. Pauvert, dont la récente dimension A la Recherche du Temps perdu. De
réimpression d 'Une Sem aine de Bonté, en un seul ce roman destiné à être vu, com m e l’on pouvait
volume, place cet insolite chef-d’œ uvre à notre naguère voir un film muet dont on aurait sup­
portée. Max Ernst, qui en est l’auteur, nous a primé les com mentaires écrits, tout au plus
donné là un «récit sans paroles» dont on peut pouvons-nous indiquer quelques-unes de ses
dire q u ’il est la transcription la plus convain­ composantes. A l’intérieur de chaque épisode,
cante du domaine du rêve q u ’aucun artiste ait le lien entre les différentes images — qui sont
approchée. à première vue gratuites et dépourvues de
On est saisi, dès q u ’on ouvre le livre, par cette cohérence — est assuré par une constante.
sorte d ’émotion indéfinissable que procure la D im anche, par quoi s’ouvre le livre, est placé
manipulation des grimoires de haute magie. En sous le signe du Lion de Belfort. Ici donc, à
fait, les images qui se succèdent ici en un verti­ chaque scène, on pourra noter la présence d ’un
gineux dépaysem ent n ’ont aucun sens logique, personnage dont les changem ents de costume
mais s’adressent aux sources émotives qui sont dignes de Frégoli, mais dont la tête est
dorm ent en chaque hom m e et n’attendent, pour d ’un lion. Avec une vitesse et une plasticité qui
s’éveiller, que la manifestation du rêve ou la mise sont le propre du rêve, le d é c o r change avec le
au silence de la raison et de l’appareil critique. costume.

M a x E rnst e t les m a c h in a tio n s de la n u it


Ici, c ’est une rue à l’angle de laquelle fuit une désastres, les murs s’ornent de tableaux où se
femme terrifiée dont la tête est une fleur, p o u r­ prolongent les péripéties du drame. T oute l’élas­
suivie p a r le lion en uniforme de cosaque; sur ticité de l’espace onirique, au sein duquel les
le trottoir, aux pieds de la femme, une boîte êtres médusés se figent, lévitent ou to m b e nt avec
ouverte m ontre une paire de cuillers en croix. une lenteur de plume, nous est ici rendue avec
Ailleurs, la scène représente une taverne mal une vraisemblance fascinante.
éclairée par un bec Auer; au fond, un person­
nage debout, en redingote et haut-de-forme, U N E FA N T A ST IQ U E A SSE M BL É E
regarde, attablé, un alphonse qui tient la main
de sa pierreuse largement décolletée tandis que La multiplicité, l’aspect déroutant, la nature
vis-à-vis d ’eux, tournant vers nous sa tête léonine, quasi mythique du peuplement des rêves ernstiens
un ouvrier en blouse contemple, au prem ier plan, nous rem et en mémoire un remarquable passage
une femme aux bras ligotés et d ont on ne voit de Promontorium somrtii, de Victor Hugo. Dans
que le torse et le visage aux yeux clos, à l’expres­ ce bel essai, où il associe le rêve, le mythe et les
sion absente, com me en un long évanouissement. fabulations populaires, il nous offre le recen­
Lundi est voué à l’eau. Le lion a disparu, mais sement qui suit: « E ntrent en scène, écrit Hugo,
le rêve se poursuit dans l’écroulem ent catastro­ les psylles, les nages, les dives, les solipèdes, les
phique et délicieux de toutes les données du aspioles, les monocles, les vampires, les hirudes,
plausible. Partout, ici, l’inondation sournoise les dracogynes, les stryges, les masques, les
ou violente em porte les héros du songe et tous salamandres, les ungulèques, les serpentes, les
ses accessoires, mais nous n ’en retiendrons garous, les voultes, les troglodytes, tout le peuple
qu ’une scène. Sur un lit Louis-XV à courtines, hagard des noctambules, les uns sautant sur un
le corps enroulé ju q u ’au buste d ’un drap de seul pied, les autres voyant d ’un seul œil, les
batiste, les seins nus, les bras repliés a utour de autres, hommes à sabot de cheval, les autres,
la tête dont la somptueuse chevelure repose sur couleuvres autant que femmes; et les phalles
un oreiller de dentelles mousseuses, une jeune invoqués des vierges stériles, et les tarasques
femme est étendue, baignant dans une lumière de toutes couvertes de conferves, et les drées, dents
source inconnue. D u lit mêm e l’eau jaillit en grinçantes dans une phosphorescence.» Feuil­
cascades, pour retom ber alentour en flots bouil­ letez le roman en images de Max Ernst, et vous
lonnants. La jeune femme dort, offerte, heureuse. y rencontrerez à chaque pas quelque membre
A l’arrière-plan, com m e si les rideaux du lit de cette fantastique assemblée.
ouvraient sur une seconde scène, on voit les Nous avons essayé, succinctement, de donner
barreaux d ’une grille derrière laquelle se campe une idée de ce q u ’est Une Sem aine de Bonté.
un hom m e sévère, vêtu de noir, les bras croisés, Reste à dire, à présent, comment un tel livre a
fixant la belle dormeuse avec l’air réprobateur pu être construit. Une première indication s’im­
d ’un juge. A ucune image ne saurait traduire avec pose: les planches qui com posent l’ouvrage ne
autant de simplicité et de force la notion du rêve sont ni des dessins ni des gravures dus à la main
de jouissance contrecarré par la censure. de l’artiste. Ce sont des «collages» dont les
Les épisodes suivants abondent en personnages éléments, découpés dans telles illustrations de
hybrides, hommes à tête d ’oiseau, femmes sur­ revues ou de livres, sont ensuite réassemblés
vêtues, chapeautées de lichens, de végétaux selon un ordre absolument nouveau, dicté par ce
rares, dont le m anteau couleur de nuit laisse que Max Ernst définit com m e « l’irritation des
passer d ’immenses ailes de roussette, monstres facultés visionnaires». Certes, il est à la portée
préhistoriques ram pant dans des salons Empire, de tout le monde de faire des «collages», et
reptiles et édentés te n an t lieu de mem bres à des nombreux sont ceux qui, depuis Max Ernst, s’y
êtres statufiés. Dans les corridors et les anti­ sont adonnés avec plus ou moins de bonheur.
chambres de ces lieux où régnent d ’impénétrables Mais, pour atteindre à la densité, à la richesse

Art fantastique de tous les tem ps 93


sept jours de la semaine, que marqueront les divisions du livre, avec des subdivi­
aux

que les titres des jours et des éléments, laissant le


suggestive, à la magie par lesquelles celui-ci nous I m m m
enchante, il faut autre chose que la dextérité H 1H H §
manuelle: il faut être « habité ». ■ G

un roman en images. Le sous-titre, les Sept Éléments capitaux, correspond


UNE A L C H IM IE D U RÊVE _ _

lecteur libre d’interpréter ses gravures selon son propre monde intérieur.
Le premier livre que Max Ernst conçut selon
cette m éthode fut, en 1930, la Femme 100 têtes,
suivi, un an plus tard, par le Rêve d ’une petite fille
qui voulut entrer au Carmel, deux chefs-d’œ uvre C
qui furent salués avec ferveur par les poètes. Une .H
Semaine de B onté vint couronner cette série ”
d ’expériences en atteignant, selon le mot de X!
Picasso, « la perfection d ’un certain ordre ^
d ’idées». A l’attention des curieux, nous signa-
lerons que les images, auxquelles Max Ernst a „
em prunté presque toujours les diverses parties de G
ses compositions hallucinées, sont tirées de publi- | | | 2
cations « fin de siècle » : Journal des Voyages, HHHH "
Magasin pittoresque, livres de nature et de science 2
appliquée, manuels Roret, planches illustrant les
G
feuilletons, les mélodrames, et les ouvrages pour
la jeunesse. D e ces images, déjà fort attrayantes, D
il a su multiplier à une extrême puissance le
pouvoir de séduction et de dépaysement. Le _ _ ^
caractère dém odé des costumes, somnambulique
des gestes, surprenant des juxtapositions de ■H H B q
mécaniques inusitées, d ’animaux angoissants, de B IB B H CO
plantes vénéneuses, accentue jusqu’au paroxysme
les vertus oniriques de cette envoûtante fiction. -q
L’alchimie de la réalité et du rêve à laquelle nous
convie Max Ernst s’adresse à ceux qui ne ^
repoussent point les sortilèges de la nuit. *j-h
« L’hom m e qui n’aurait jamais rêvé, a écrit 53
H enri-Frédéric Amiel, ressemblerait à un cristal, Ë
incapable de deviner la cristallisation.» A suivre u

sions. L’auteur n’a donné


notre sourcier au cours de ses voyages imagi- i>
naires, à plonger le tamis dans les eaux que son C
esprit découvre et navigue, est-ce que nous ne ^
saurions pas, com m e il le fit lui-même, en »
ram ener quelque pépite d ’un métal dont les feux. ^ 1 1
le plus souvent, se cachent: l’or de la vérité? B B H 1B O"1
P A T R IC K W A L D B E R G . ^ (J
G
O
T3
<u
o

r'0)
3
94 M a x E rnst e t les m a ch in a tio n s de la n u it
S a
Dimanche: élément: la boue; exemple: le lion de Belfort.
Lundi: élément: l’eau: exemple: l’eau.
Mardi: élément: le feu; exemple: la cour du Dragon.
Mercredi: élément: le sang; exemple: Œdipe.
Jeudi: élément: le noir: exemple: le rire du coq.
Vendredi: élément: la vue; exemple: l’intérieur de la vue.
Samedi: élément: inconnu; exemple: la clé des chants.
Les mathématiciens font la guerre sur le papier
Jacques Bergier

Le général qui veut gagner une bataille fait de


nombreux calculs dans son temple avant de la livrer.
(Général chinois Sun Tzu, 500 av. J.-C.).

UN M O N D E FOU, FOU, F O U
Les guerres Lorsque les États-Unis entrèrent, en 1917, dans la Première G uerre
d ’autrefois mondiale, leur gouvernem ent se trouva embarrassé. Un prem ier
recensem ent avait donné les noms et les adresses de cinq cent mille
se décidaient Américains bons pour le service. Il s’agissait de savoir quand on
sur le terrain allait les mobiliser: il était inutile de les mobiliser trop tôt et il
pouvait être catastrophique de les mobiliser trop tard. On posa le
problèm e à un certain nombre de statisticiens et de mathématiciens
Les guerres qui do nnèrent des réponses contradictoires. Finalement, on confia
d ’aujourd’hui le soin de prendre la décision au colonel Léonard P. Ayres, officier
chargé des statistiques p our l’armée. Le colonel Ayres remit au
sont simulées président des États-Unis un rapport disant q u ’après des études
en laboratoire m athém atiques extrêm em ent poussées il était arrivé à la conclusion
q u ’il fallait mobiliser les troupes dans la première semaine de
On voit septem bre 1917. T out se passa très bien. Personne ne dem anda
jamais au colonel Ayres com m ent il était arrivé à sa conclusion
q u ’elles ne sont et il ne révéla sa m éthode que dans une conférence q u ’il fit à des
pas rentables élèves officiers le 4 mai 1940, alors que la Seconde G u erre mondiale
approchait des États-Unis.
La m éthode du colonel Ayres avait consisté à établir la date où il y
C ’est pourquoi, aurait, dans les camps de réception, une culotte pour chaque recrue;
elles n’ont ce détail d’intendance lui avait paru la nécessité minimum pour
organiser une armée. Q uant aux divers calculs qui lui avaient été
pas lieu soumis, il n’en avait tenu aucun compte.
Les culottes du colonel Ayres sont généralem ent considérées com me

Les fusées de guerre


ne partiront peut-être jamais.
(P h o to H olm ès-L ebel).
Histoire invisible 103
le prem ier exemple de recherche opérationnelle, Il s’agit d ’éviter que les États-Unis soient détruits
c’est-à-dire de l’application de l’esprit de finesse à et, par la même occasion, le globe. Les spécia­
l’analyse des phénom ènes humains ou naturels listes fournissent aux machines électroniques,
trop compliqués pour que les mathém atiques, en plus des informations précises et connues,
utilisées avec l’esprit de géométrie seulement, toute une série d ’inform ations représentant
puissent donner la solution de ce côté-ci du l’inattendu, le hasard et même la chance, et cet
Jugem ent dernier. La recherche opérationnelle ensemble d ’informations qui peut, pour une seule
et ses perfectionnements, q u ’on appelle c om m u­ opération, représenter plusieurs milliers de cartes
ném ent l’analyse des systèmes (System Analysis, perforées, s’appelle « M onte-Carlo ».
en anglais), a pris aux États-Unis une prodi­ Ceux qui poursuivent des recherches aussi
gieuse importance. De véritables laboratoires de chargées de menaces éprouvent un com préhen­
la guerre possible y sont nés ces dernières années, sible besoin de détente. Une des études est
dans lesquels des hom m es et des machines livrent consacrée à des réflexions sur un projet qui,
des batailles imaginaires qui ont davantage pour d ’après les auteurs, est actuellem ent en cours
but d ’éviter la guerre réelle que de la gagner si chez leurs confrères... martiens! Il s’agit d ’un
elle éclate. Ces laboratoires sont contrôlés par plan d ’invasion de la Terre par des soucoupes
la société R and (R esearch and Development: volantes fabriquées sur Mars. Ce problème
recherche et mise au point), l’organisme privé improbable nous offre un Don exemple du type
le plus extraordinaire de la planète. Jusqu’à ces de travaux auxquels on se livre dans ces labo­
derniers temps, le secret militaire couvrait la ratoires inattendus. Les mathém aticiens de la
presque totalité de la Rand. Un coin du voile Rand com m encent d ’abord par déterm iner la
vient d ’être levé avec la parution d ’un livre: courbe de production des soucoupes volantes
Analysis fo r M ilitary Décisions publié sous la en fonction des frais et de la main-d’œuvre.
direction de Edward S. Q u a d e '. Les auteurs de Après quoi, la soucoupe est transportée par
cet ouvrage collectif sont trop nombreux p our bateau ju sq u ’à un dépôt de stockage, en utilisant
être tous cités; ils font tous partie de la Rand les canaux martiens, évidemment. Il faut ensuite
Corporation. Mais l’ouvrage n ’exprime pour étudier un problème de logistique. Il faut établir
autant ni la pensée officielle de la Corporation la trajectoire des soucoupes dans les divers
ni celle de l’aviation américaine dont la Rand grands champs gravitationnels de la T erre, de
Corporation est le conseil. Sous cette réserve, Mars, de leurs divers satellites. La soucoupe peut
il constitue une extraordinaire mine d ’infor­ alors, à ce stade du calcul, être rem placée par
mations qui a été largement utilisée dans la un point.
rédaction de cette étude et l’a rendue possible. Mais une fois q u ’elle est entrée dans l’atmosphère
terrestre, cette image ponctuelle de la soucoupe
LE P LA N D ’U NE INVASION DE n’est plus utilisable et doit être remplacée par
LA T E R R E À P A R T IR DE M A R S un modèle aérodynamique. Ce modèle doit encore
être modifié et perfectionné lorsque la soucoupe
Com m e on le verra, les recherches de la Rand est détectée par radar dans l’atmosphère te r­
Corporation n ’excluent ni la fantaisie ni le sens restre et que des avions ont pris l’air pour
de l’humour. Il s’agit cependant de travaux l’intercepter. Il semble que les collègues martiens
extrêm em ent graves dont peuvent dépendre la de la R and aient fort bien résolu ce dernier
vie de tous les habitants du globe. Il s’agit d ’em ­ problèm e puisque aucune soucoupe n ’a encore
p êc her le d éclen chem ent d ’une guerre ac ciden­ été abattue. On com prend par cet exemple que,
telle que personne n ’aurait réellem ent voulue, dans ces laboratoires, on étudie non seulement
mais dans laquelle une nation aurait été entraînée. la guerre que l’on peut soi-même livrer, mais
1. C e t a u te u r est le r é d a c te u r en c h e f d e l’o u v rag e, é d ité p a r R an d
également celle q u ’un adversaire éventuel peut
M acN ally, N o rth -H o lla n d , C h ic a g o e t A m ste rd a m . engager.

10 4 Les mathém aticiens font la guerre sur le papier


P O U R P R O T É G E R LES AVIONS, dans la réalité, on le sait. Certains bombardiers
D É M O N T E Z -L E S U.S. sont constam m ent en l’air, porteurs de
bombes atomiques. Il en est de même du côté
Il va sans dire q u ’il est interdit de publier — sous soviétique.
peine de mort —les dossiers de ces guerres imagi­ Pour établir toutes les possibilités de soixante
naires telles q u ’elles sont livrées par les m athé­ heures de guerre aérienne, possibilités com ­
maticiens de la Rand en ce début de 1965. En prenant l’action des forces aériennes de l’Union
revanche, le monde va tellement vite q u ’il est soviétique, des États-Unis et de leurs alliés,
possible de publier, sans m ettre la sécurité en les calculs représentent environ six heures de
danger, la description des guerres imaginaires marche p our une machine I.B.M. 704. On fournit
telles q u ’elles auraient pu avoir lieu en 1956. au cerveau électronique toutes les conditions
A cette époque, l’arme principale était encore possibles de début d ’hostilité par chaque parti;
l’avion. Les docum ents publiés par la Rand elles com prennent notamment les flottes aériennes
don nent la description de quelques guerres (bombardiers, avions citernes, avions de trans­
imaginées il y a dix ans. Nous constatons que port, avions de chasse), les aérodromes, les
la plupart des guerres livrées en 1956 auraient installations défensives (radars, défense anti­
été perdues. Le plus grand nombre des bases aérienne, aérodromes de chasse). A cela vient
américaines d ’aviation étaient trop près des s’ajouter une série de plans d’action p our chaque
bases russes pour recevoir un avertissement côté. Ces plans ressemblent plutôt à des suites
avant d ’être détruites: les calculs et les courbes stratégiques d ’où découlent les endroits et les
le m ontrent de façon indiscutable. Il a fallu heures d ’envol, etc. Ils tiennent com pte des
repenser le problème de fond en comble et, pour contingents qui peuvent se présenter et per­
cela, d ’abord le redéfinir: il consistait à rendre m ettent des plans d ’action différents. Une fois
les bombardiers am éricains invulnérables, ou du que toutes ces possibilités sont mises en place,
moins aussi invulnérables que possible, tout en la machine fait véritablement la guerre sans
les laissant utilisables contre la Russie. Certaines interruption. Une guerre complète de cette sorte
des solutions dégagées par l’analyse mathématique et p our une durée de soixante heures repré­
co ncernant ces batailles qui se livraient dans des sente environ 150 000 cartes perforées différentes.
univers imaginaires pendant que nous dormions
tranquillement, rappellent, p ar leur hum our noir, LE CO Û T D ’UN E IN TU ITIO N FAUSSE
les plus inoubliables images du célèbre film,
Docteur Folamour. L’un des mathématiciens, aidé Finalement, de calcul en calcul, la Rand en
par des machines adéquates, est arrivé à la con­ arriva, en 1956, à une guerre imaginaire contre
clusion qu’on aurait, évidemment, pu protéger la Russie, qui fut gagnée. La méthode pour
les avions du Stratégie Air Com m and contre vaincre les Russes a consisté à utiliser un grand
toute attaque surprise des Russes en les d ém o n ­ nom bre de bases placées à l’étranger. Toutes
tant et en les enterra n t dans l’Antarctique. ces bases n’étaient pas occupées en mêm e temps
M alheureusem ent, ils n ’auraient alors servi à rien et les bombardiers américains étaient déplacés
contre l’ennemi. rapidem ent d ’une base à l’autre, de sorte que
Une autre solution perm ettait de protéger les les représailles soviétiques n ’en détruisirent q u ’un
bombardiers américains contre les attaques, en nom bre insuffisant. Rappelons pour mémoire
les m aintenant constam m ent en l’air avec que, dans le monde réel, le général de Gaulle
recharge en carburant à partir de citernes prenait le pouvoir en France le 13 mai 1958 et
aériennes du type KB 36. Seulement, il aurait q u ’il éliminait très rapidement du sol français
fallu avoir 1 700 citernes aériennes, beaucoup les bases américaines de bombardiers atomiques.
plus que n ’en disposaient les Américains. Cette Les conseillers scientifiques et militaires du
solution a cependant été partiellement adoptée président de la République française lui auraient-

Histoire invisible 105


ils m ontré des courbes d ’après lesquelles les pays problèmes aérodynamiques, von K arm an:
ayant sur leur sol des bases de bombardiers « L’hom m e est un cerveau m écanique extrê­
atomiques américains seraient détruits les p re ­ m em ent souple, fabriqué à bon marché et
miers, quoi q u ’il arrive? facilement par des travailleurs sans connaissance
Une autre guerre imaginaire, très extraordinaire, spéciale et pleins d ’enthousiasme. »
partait de l’idée q u ’il fallait piéger les Soviétiques Par base sur la Lune, la Rand entend base mili­
en leur faisant croire que le Stratégie Air taire occupée. Cette base militaire sera rendue
Com m and était vulnérable. Les Russes étaient possible, d ’après ses calculs, lorsque l’industrie
alors censés lancer une attaque en force de leurs américaine aura mis au point un m oteur nucléaire
bombardiers contre les bases, aux Étatï-Unis - électrique — donnant mille kw de puissance
mêmes, du Stratégie Air C om m and. Ils se par kg de propulseur. Nous en sommes encore
faisaient détruire par la chasse et la D.C.A., et loin: il faut environ dix tonnes par mégawatt de
l’Amérique tenait alors la maîtrise du monde. puissance. Néanmoins, la courbe du progrès
L ’analyse profonde révéla c e pen da nt un incon­ montre q u ’un tel propulseur idéal sera mis au
vénient: les Soviétiques, étant com me tous les point assez prochainem ent. A ce moment-là,
êtres humains sujets à l’erreur, étaient bien on peut calculer, et la R and le fait, toutes les
capables, dans leur offensive, de rater les bases données nécessaires p o ur l’installation d ’une base
du Stratégie Air C om m and et les pièges autour sur la Lune. Un des premiers buts de cette base
de ces bases, mais de raser Washington, New sera l’élaboration sur notre satellite lui-même
York, Los Angeles et les principales villes améri­ des carburants nucléaires nécessaires pour la
caines. Après quoi, il ne restait plus m a th é­ propulsion des fusées. O n arrive alors à réduire
m atiquem ent aux Soviétiques q u ’à poursuivre dans des proportions énormes (de l’ordre de
la guerre jusq u ’à la victoire finale plutôt q u ’à 80% ) le poids du carburant nécessaire pour
attendre les représailles am éricaines. Le devis l’aller-retour T erre-Lune. Le voyage se fera, non
de cette guerre imaginaire indique que, pour pas de la Terre à la Lune, mais entre deux
faire croire aux Soviétiques que le Stratégie stations spatiales, l’une to urn ant autour de la
Air C om m and était vulnérable et les attirer dans Terre, l’autre tournant autour de la Lune. Ce
le piège, il fallait d ’abord dépenser un milliard n ’est pas de la science-fiction. Tout cela est
de dollars pour s’apercevoir ensuite q u ’on avait calculé en détails avec courbes et diagrammes,
condam né à mort les États-Unis. tout com me pour le planning d ’une ligne d ’au­
Les m éthodes de la Rand offrent au moins l’avan­ tobus Porte de Vincennes-Saint-Lazare ! M êm e
tage q u ’on évite les catastrophes majeures en l’amortissement des dépenses est prévu !
réfléchissant à l’aide des machines et des Les liaisons entre la station en orbite autour de
mathématiques. la Terre et celle-ci, et la station en orbite autour
de la Lune et cette dernière se feraient par fusées
UN F U T U R IM A G IN A B L E : à propulsion chimique. En revanche, entre la
LA BASE L U N A IR E station terrestre et la station lunaire, c ’est-à-dire
entre le satellite artificiel de la Terre et le satellite
La Rand n ’étudie pas seulement des passés pos­ artificiel de la Lune, la liaison se ferait par fusées
sibles. Elle étudie également des futurs imagi­ à propulsion atomique. Nous arrivons alors à un
naires. Une analyse de E.W. Paxson concerne diagramme ressemblant à celui d ’une usine, sauf
les problèmes d ’installation d’une base lunaire que ce diagramme prévoit, sur vingt-cinq ans
Comme la plupart des docum ents Rand, cette et dans les plus grands détails, la colonisation
analyse s’accom pagne de traits d ’hum our noir de la Lune, l’installation des bases, des centres
tout à fait remarquables. A noter, en particulier, de culture hydroponiques (la culture hydropo-
cette définition de l’hom m e em pruntée au grand nique est une culture sans sol), des fermes de
spécialiste américain (d’origine hongroise) des lapins nourris avec des algues et des champignons

106 Les m athém aticiens font la guerre sur le papier


produits sur place, d ’usines d ’extraction de car­
burant et, finalement, de bases d ’observation
♦ Le second, le Joint Stratégie Operating Plan,
et d ’action contre la Terre.
porte sur les dix années à venir et étudie surtout
La colonie lunaire observerait la T erre avec des
les possibilités d ’invention d ’armes nouvelles,
instruments perm ettant de distinguer un objet
leur production en série, ainsi que leur prix de
de dix mètres de diamètre seulement. Elle serait
revient.
en mesure de lancer un bom bardem ent nucléaire
qui aurait un effet militaire décisif. T out cela est
discuté d ’un point de vue strictement com ptable:
celui de l’ingénieur faisant une planification. On
♦ Le troisième, le Joint Long-Range Stratégie
n’envisage pas du tout l’influence de l’existence
Study, est une prévision d ’avenir sur quatorze
de la base lunaire sur la politique, sur la psycho­
ans, surtout dans le domaine politique. Quelles
logie, sur ce qui se passerait si la population
seront les grandes alliances? Quelles seront les
terrestre devait vivre constam m ent sous la
grandes crises internationales? Com m ent les
m enace de la foudre.
États-Unis devront-ils intervenir? Avec quels
moyens? Jusqu’à quel point, le point ultime étant
T R O IS D O C U M E N T S A F IN D ’ÉV ITER
la guerre therm onucléaire générale sur la Lune,
L ’I R R É P A R A B L E
sur la T erre et dans les espaces interplanétaires?
Ces plans ont-ils été souvent modifiés? C ’est ce
L ’étude signale un certain nombre de travaux
que, bien entendu, nul ne sait et c ’est pourquoi
secondaires dont on ne donne que le résumé;
on ne peut dire si les prédictions de l’avenir de
notam m ent une analyse dite « du type Robinson
la Rand collent avec les faits. De l’avis des
Crusoé». Elle envisage la coupure des relations
spécialistes de la Rand elle-même, un prix de
avec la base lunaire par suite d ’une catastrophe
revient peut augm enter dix fois par rapport aux
quelconque coupant les liens avec la Terre. La
meilleurs calculs (une variation de 1 000% ) et
base devrait alors essayer de survivre pendant
un délai peut se révéler faux de cinq ans. Les
un certain temps par ses propres m o y e n s 2.
machines, bien entendu, ne se trom pent pas dans
Les recherches de la Rand sur les univers imagi­
les calculs, mais ceux qui les utilisent peuvent
naires permettent-elles de prédire ce qui se
avoir choisi de mauvaises questions ou avoir mal
passera dans l’univers réel? La réponse à la
posé les bonnes. L ’intuition com pte én orm ém ent
question n ’est pas simple. Il est certain que ses dans ce domaine que l’on croirait rigide et hyper-
travaux sont suivis avec attention par l’état- rationnel.
major général am éricain et q u ’ils sont largement
utilisés dans la rédaction des docum ents continus
de cet état-major. Ces docum ents, constam m ent
remis sur le chantier, sont au nombre de trois. On cite toujours à la Rand l’exemple du p ro­
blème du commis voyageur. Supposons un
commis voyageur qui part de Washington, qui
♦ Le Joint Stratégie Capability Plan prédit doit visiter les 49 capitales des autres États,
l’avenir po ur un an. Il s’intéresse surtout aux puis revenir à Washington faire son rapport.
aspects militaires. Le problème est: quel est le chemin le plus court?
La première analyse par les machines m ontra
qu’il y a 10bl (c’est-à-dire 10 suivi de 61 zéros)
solutions possibles. Un planning préliminaire
2. P récisons q u e les d o c u m e n ts d e la R an d C o rp o ra tio n p e u v e n t ê tre montra qu ’avec les machines les plus rapides
c o n su lté s à P aris au siège d e l’A .F .I.R .O . (A sso c ia tio n fra n ç a ise
d ’in fo rm a tio n s e t d e R e c h e rc h e s o p é ra tio n n e lle s), 7 te r, ru e d e la le Soleil avait le temps de s’éteindre et la Terre
C h a ise.V IK de se refroidir avant q u ’on arrive à la solution.

Histoire invisible 107


A près quoi, quelques ingénieurs intuitifs de la Q U ELS SONT CES H O M M E S ?
Rand se mirent au travail en utilisant une carte,
des épingles et une pelote de ficelle. Ils trou­ En dépit de quelques informations éparses et
vèrent le chemin le plus court en un quart aussitôt démenties, les hommes de la Rand
d ’heure, en utilisant l’intuition. Le moyen idéal dem eu rent largement inconnus. Le choix de ceux
de prédire l’avenir serait de projeter vers cet qui peuvent pénétrer dans le sanctuaire de Santa
avenir une solution intuitive, de la vérifier par Monica (Californie) obéit à des impératifs que
machine et de faire alors une prédiction. l’on ne connaît pas. Le Bureau Fédéral d ’inves­
Mais l’intuition peut quelquefois tromper. Un tigation — le fameux F.B.I. — étudie le passé du
exemple type est celui-ci: supposons que toutes candidat ju sq u ’à neuf mois avant sa naissance.
les forces défensives des Etats-Unis, chasse, En effet, une naissance illégitime pourrait être
fusées, D.C.A., canons, rayon de la mort, etc., un jo u r utilisée com m e moyen de pression par
soient en place, prêtes à défendre le pays contre des agents étrangers. Il faut être docteur ès
l’agresseur. L’agression ne se produit pas. Une sciences et expert com ptable: la comptabilité
année s’écoule. P en dant ce temps, les usines jo u e en effet un rôle énorme dans les travaux
américaines de guerre produisent d ’autres moyens de la Rand. Il faut, par-dessus le marché, être
de défense: canons, fusées, ém etteurs radar, très bon mathématicien. Quelques noms ont été
générateurs laser, etc. Où faut-il les mettre? cités: Edward S. Quade, J. Hitch, R.D. Specht,
L’intuition répond q u ’il faut mettre ces armes R.N. M cK ean, Malcolm W. Hoag, Albert
défensives pour protéger les cibles qui, préc é­ Wohlsetter, R. Schamberg, T.C. Schelling,
dem m ent, étaient restées sans défense faute de M.G. Weiner, W.H. Meckling, Paul Arm er,
moyens. Ce raisonnement paraît évident, mais E.W. Paxson. Mais aucun d ocum en t n ’indique
il est faux. Si on fait le calcul, on voit que l’aug­ leurs fonctions exactes, ne donne un organi­
mentation de la défense américaine aboutit gramme de cette synarchie, de cette te ch n o ­
exactem ent à une diminution proportionnelle cratie extraordinaire q u ’est la Rand.
de la force de l’ennemi. Celui-ci va donc con­ On ne dit pas non plus si les mem bres de la Rand
ce n trer ses efforts sur les cibles les plus im por­ subissent un examen de stabilité mentale, soit à
tantes et c ’est là q u ’il faut porter l’effort am é­ l’entrée, soit périodiquement. Un tel examen
ricain, bien que ces cibles soient déjà bien paraîtrait s’imposer si l’on en juge par les exploits
défendues! C ’est contraire à l’évidence, mais le d ’un des anciens membres de cette estimable
calcul est irréfutable. L’intuition de départ était compagnie, H erm ann Kahn, qui a m aintenant
fausse, mais elle a permis de diriger le calcul quitté la R and pour fonder son propre bureau
pour avoir finalement une solution inattendue. d ’analyses. H erm ann K ahn est le prototype du
L ’avenir peut donc être prévu et il l’est assez d o cteur Folam our du film. Il a inventé la
souvent. On com m ence même à d onner des cas machine du Jugem ent dernier. Il en a publié les
précis de telles prédictions faites par la Rand plans. L’étude a été faite aux frais du gouver­
au fur et à mesure que les docum ents ne sont nem ent américain et a coûté 73 millions de
plus secrets. dollars. La machine du Jugem ent dernier est une
Tel est le cas d ’un rapport qui a prévu la stra­ super-bombe atomique au cobalt, dont les
tégie soviétique pour les dix ans à venir et qui, retom bées seraient suffisantes pour détruire
par là, a déterminé la stratégie a m é r ic a in e 3. Car toute vie sur Terre. Elle est reliée à une machine
prévoir, c ’est agir et, contrairem ent au vieux à calculer qui la déclencherait lorsqu’un certain
dilemme philosophique, c ’est parce que la pré­ nombre d ’explosions atomiques auraient porté la
vision est possible que la liberté est possible. radio-activité de la Terre à un certain point, ce
qui, explique Mr. Kahn, avec un hum our digne
3. C ’est le ra p p o rt de A .J. W o h lse tte r, F.S. H o ffm an , R .J. L u tz et
H .S. R ow en, Selection and Use o f Stratégie A ir Bases, T h e R and d ’Eichmann et du Père Ubu, décourage l’agression.
C o rp o ra tio n , R-266, avril 1954. Un point extrêmement réconfortant est que la

108 Les m athém aticiens font la guerre sur le papier


Compagnie Rand elle-même se méfie des
machines et des expériences de laboratoire
trop vite extrapolées. Un de ses rapports
contient cette phrase mémorable: «T outes les
bonnes idées naissent au laboratoire, sont mises
au point au laboratoire et m eurent au laboratoire,
le tout en vingt minutes le plus souvent. »
T outes ses publications insistent sur l’aspect
humain, sur la nécessité de l’esprit de finesse,
sur l’aspect pratique. Si la Rand emploie tel­
lement l’aspect comptable, si elle tient compte
de la valeur dollar d ’un projet, c ’est justem ent
pour ne pas tom ber dans le piège d ’extrapo­
lations trop faciles.
L’influente revue américaine « Space Aeronautics »
écrivait dans l’éditorial de son num éro de d é ­
cem bre 1964, en discutant la question de savoir
s’il est temps de rem placer les fusées à com bus­
tible liquide, Atlas et Titan, par les fusées à
combustible solide, M inutem an et Polaris: «Qui
décide que les Russes sont suffisamment d éc o u ­
ragés? Le Kremlin, pas nous. Com bien de fusées
faut-il pour les décourager? Ils peuvent le dire,
mais pas nous. Le secrétaire d ’État à la Défense,
Mr. Mac N am ara, devrait savoir q u ’il est un cas
où même quatre as ne suffisent pas à gagner une
partie de poker: c’est le cas où votre adversaire
est seul à savoir à quel jeu on joue. » Il vaut
mieux évidemm ent que cette terrible partie de
p oker se déroule uniqu em ent dans les labora­
toires de la Rand, ou en Sibérie, dans des labo­
ratoires analogues, qui doivent certainement
exister.
JA C Q U E S B E R G IE R .
Desclozeaux:
Une découverte
Planète
JEAN-PIERRE DESCLOZEAUX
Né le 5 juin 1 9 3 8 à Sernhac en Pro­
vence près du Pont du Gard, Jean-
Pierre Desclozeaux fit ses études
prim aires et secondaires chez les
jésuites en Avignon, durant dix
années. Résultat n é g a tif: pas de bac.
En septem bre 1957, il arrive à Paris
et entre à l'atelier Paul Colin, où il
apprend le dessin et l'affiche pendant
deux ans.
De fin 1960 à fin 1962, service m ili­
taire en Algérie.
Il com m ence à faire des dessins
hum oristiques, ses thèm es favoris
étant le prisonnier, la cage. Ne des­
sine que sur des blocs de papier à
lettre de p e tit form at.
De retour à Paris en 1 963, il dessine
beaucoup, court en vain toutes les
salles de rédaction, toutes les agences,
mais ne trouve pas de travail.
Été 1963 : il se marie.
En février 19 65, rencontre Pierre
Chapelot qui lui prend ses premiers
dessins. Il fa it de la publicité et
essaye d'en vivre, mais il ne conçoit
l'affiche que hum oristique.
A ctuellem ent, il prépare deux recueils
de dessins hum oristiques et un livre
pour enfants.
Il aim e les poèmes de J. Prévert,
la façon d'écrire de Céline, les chan­
sons de F. Leclerc et de Brassens.
Il consom m e beaucoup d'huile d'olive
et de salade, s'habille de velours et de
gros pulls, s'entoure de racines, de
cailloux, de vieilles ferrailles, aime l'art
populaire et les m eubles rustiques.
Il habite à Paris dans le XIXe, au-
dessus d'un marché où il v it le plus
possible, com m e s'il était à la cam ­
pagne, en paysan. Campagne qu'il
souhaite retrouver très vite.
L'incroyable mage Gustave Roi
Pitigrilli

Vous savez, Roi, c'est fabuleux. Nous étions dans le parc de Turin.
Il y avait un bébé, et la nurse s ’était endormie. Un frelon noir s ’est
approché. J ’ai pensé qu'il allait piquer l’enfant. Je l’ai dit à Roi. A
quarante m ètres de distance, d'un seul geste des mains, il a foudroyé
le frelon. Je l’ai vu. J'en ai eu la chair de poule.
FEDERICO F E LL IN I (dans Planète n° 19).

C ’EST F A B U L E U X , MAIS C ’EST CE Q UE J ’AI VU

Attention! Je n’ai pas lu dans H érodote ou M arco Polo les faits que je vais
narrer. Je les ai vus de mes propres yeux, et ils se sont reproduits
Témoignage plusieurs fois. Vous ne trouverez ici rien d ’autre q u ’un long tém oi­
gnage. Je ferai com m e chaque témoin d ’un procès, qui doit déposer
n ’est sans avoir entendu la déposition des témoins précédents; je ch e r­
pas preuve. cherai à oublier (mais je ne jure pas d ’y réussir) tout ce que je sais
sur l’école de Rhine, sur les cartes de Zener, sur la lévitation de
sainte Catherine de G ênes, de la sainte Brigitte suédoise et de saint
Mais les témoins Joseph de Copertino, et sur le dédoublement, les dons de bilocation
sont sincères de saint Alphonse de Liguori et du Padre Pio.
Roi, sur lequel je vais apporter mon témoignage, est un homme
et nombreux. d ’âge moyen. Son père était directeur d ’une banque im portante;
l’aisance de sa famille lui permit de devenir docteur en droit, de
vivre aristocratiquem ent dans un climat d ’art et d ’élégance. Collec­
Considérez tionneur d ’objets anciens, musicien, doué d ’une culture encyclo­
les faits, pédique, navigateur et voyageur, il a épousé une blonde Scandi­
nave. Il jouit d ’une santé excellente. Il s’inspire dans ses actes des
mais dix com m andem ents, obéit scrupuleusement au neuvième, celui
attendez les qui lui interdit de désirer « le serviteur, l’âne, le b œ u f et la femme
de son prochain». Il suit surtout ces conseils quant à l’âne, le b œ u f
vérifications... et le serviteur. Je veux dire que sur le plan moral c ’est un homme
com m e les autres.
Il a un visage de réclame de farine lactée, qui a pris avec les années
tous les traits du bon vivant, de l’épicurien, le visage, enfin,

Portrait de Roi
par Pierre Lafillé.
Personnages extraordinaires 1
VOICI POURQUOI NOUS AVONS de l’homme sans problèmes métaphysiques. Il n ’a
LA PASSION DE L’INEXPLIQUÉ f pas le visage conventionnel des astrologues,
com m e sur les vieilles images. Il n’a pas, pour
parler com me Rimbaud, « les rides que l’alchimie
imprime aux grands fronts studieux». Bref, il ne
présente pas le visage standard et conventionnel
du mage.
Avant de dire pourquoi le témoignage
T out ce q u ’il dit n’est pas systématiquement
de Pitigrilli me semble digne d ’être | exact. Son imagination est fertile. Il invente
publié ici, je voudrais expliquer éga- | certains faits sans le moindre soupçon de vérité.
lem ent en quoi il justifie notre sigle de ! Il en modifie certains autres. Ce trait fait partie
du personnage. Ce q u ’il dit ne com pte pas. Ce
prudence. Il ne s’agit nullem ent de q u ’il fait est sensationnel. Au cours des années
méfiance. Il s’agit de m éthode. Les | où je l’ai approché, j ’ai compris « quelque chose »,
prouesses attribuées à Roi ont en ! mais c ’est par quelques paroles q u ’il a involon­
tairement laissé échapper. Ce q u ’il m ’a donné
effet, avec les autres prodiges fami­ ouvertem ent n ’avait d ’autre but que ca ch e r la
liers à la parapsychologie, ceci de vérité.
commun que l’on peut presque tous
MA S IG N A T U R E A P P A R A ÎT A L O R S QU E
les m ettre en parallèle avec d ’autres JE NE L’AVAIS PAS ÉC R IT E
p ro u esses d û m e n t c o n sta té e s et
contrôlées par les témoins les plus Le jour même où je fis sa connaissance à Turin,
Roi me dit:
dignes de foi et les plus com pétents, — Entre dans un magasin quelconque, achète
et aussi avec ces faux prodiges, réa­ deux jeux de cartes de poker. Je t ’attends dehors.
lisés par des trucages d ’une habileté Je choisis un magasin, j ’entrai, achetai les deux
jeux de cartes et sortis. Il me dem anda alors de
presque aussi incroyable que le pro- | mettre les deux paquets dans ma poche, et nous
dige lui-même. Je n’en citerai qu’un primes un taxi. Arrivés chez lui, il dit:
exemple, rapporté par le professeur — G arde un des deux jeux dans ta poche, sans
l’ouvrir.
Robert Tocquet dans son livre les Puis il me fit ouvrir le second et me fit tirer une
Pouvoirs secrets de l'homme. Il y a carte. Supposons que c ’était le 9 de carreau. Il
quelques années, un ingénieur anglais posa le 9 de carreau sur un meuble et m ’ordonna:
— M aintenant, ave.c ton crayon ou ton stylo,
du nom de M ac Carthy affirma qu’il écris dans l’air quelque chose, un mot, une phrase,
était capable d’im pressionner à dis­ un nom de personne ou de ville.
tance sur des plaques photographiques J ’inscrivis dans l’air ma signature.
— Et maintenant, dit Roi, prends le paquet que
n’im porte quelle image qu’on lui tu as dans ta poche. C herche dans ce paquet,
dem anderait. On créa une commis­ qui n’a été ouvert ni par toi ni par moi, le 9 de
sion pour l’examiner. Cette commis- 1 carreau.
Je déchirai la cellophane. Je cherchai la carte.
sion, qui com prenait divers experts j Sur le 9 de carreau, ma signature était écrite au
dont un photographe professionnel, crayon, com m e si c ’était moi qui l’avait faite.

16 L'incroyable mage Gustave Roi


Il se sert généralem ent pour ses expériences de déclara que, pour se prononcer, elle
cartes à jouer, ce qui fait insinuer, par analogie, exigeait de choisir elle-même le lieu
qu’il fait de la prestidigitation. En fait, il utilise i!
des cartes à jo u e r parce que, enfermées dans leur I de l’expérience et d’acheter elle-
boîte, enveloppées de cellophane, elles sortent même l’appareil photographique et les
intactes du magasin. N ’importe qui peut se les plaques, ajoutant que Mac Carthy ne
procurer, n’importe où. Ces caractéristiques éli­
minent toute possibilité d ’un trucage préalable toucherait ni aux plaques, ni à l’appa­
de sa part, en accord avec le marchand. reil, ni avant, ni pendant, ni après
— Voilà trois paquets de cartes que vous avez l’expérience. M ac Carthy accepta
achetés. Elles ne sont pas passées dans mes mains,
me dit-il, un soir, ainsi qu ’aux autres personnes tout sans discuter. Il accepta même
présentes. d’être fouillé et ligoté dans un coin
Nous étions invités chez des amis, chez lesquels pendant toutes les manipulations,
nous allions pour la première fois.
— Ouvrez-en deux. Choisissez dans un paquet exécutées par les expérim entateurs
huit ou neuf cartes. Dans l’autre p aquet éga­ su r d es p la q u e s p r é a la b le m e n t
lement et alignez-les, de façon à former deux
nombres de huit ou neuf chiffres, les person­
i m arquées par eux.
nages valant zéro. Ces deux nombres seront le Dans ces conditions, Mac Carthy
chiffre à multiplier et le multiplicateur. Les seize annonça qu’en développant telle et
ou dix-huit premières cartes du troisième paquet,
celui qui est fermé et restera fermé, vous d on­
neront le produit de la multiplication.

IL FA IT A P P A R A ÎT R E DES C A R TE S
QUI N ’E X IS T E N T PAS
I
|
telle plaque (qu’il désigna) on y trou-
verait le portrait de la mère et d ’un
parent défunt de deux des expérimen­
tateurs. Pour corser encore l’expé-
| rience, la commission dem anda qu’un
Nous suivîmes ses ordres. Les deux facteurs verset de la Bible s’inscrivît sur une
furent formés en collaboration avec les plus
méfiants de la soirée. N ous réussîmes à effectuer autre plaque. Un des expérim entateurs
la multiplication difficile. Q uand tout le monde proposa que ce verset fût écrit en
fut d ’accord sur le produit, Roi prononça, avec hébreu, tandis qu’un autre suggérait

I
un visage tendu, quelques mots dont il sait le sens
secret. Ce sont des mots dans lesquels les A et
le chinois. On discuta et le chinois fut
les O abondent (détail que j ’ai ensuite retrouvé finalement retenu.
dans certains livres de magie). T out à coup, il
se contracta: On développa les plaques. Tout y
— Il y a un ennui, dit-il, dans le produit il y a
six 6.
T out le monde sait qu ’il ne peut y avoir que
quatre 6 dans un jeu de cartes (6 de carreau, de
cœur, pique et trèfle).
— Cela ne fait rien, reprit Roi, ouvrez le paquet.
Les premières cartes - je ne sais plus si elles
I était, les chers défunts et le verset
biblique en chinois, chaque sujet sur
la plaque annoncée par Mac Carthy.
Les experts, stupéfaits, exam inèrent
le tout avec soin sans déceler la
étaient seize ou dix-huit —, alignées dans l’ordre moindre fraude, et donnèrent leur
nouveau q u ’elles avaient pris à l’intérieur de leur
langue au chat.

Personnages extraordinaires 1
L’ingénieur exhiba alors un minus­ boîte, donnaient le produit de la multiplication.
En d ’autres termes, à l’intérieur de la boîte scellée
cule appareil de projection à rayons et intacte, les cartes qui, dans un jeu neuf, sont
ultraviolets (donc invisibles) de la disposées par ordre croissant (as de cœur, 2 de
forme et de la taille de son petit doigt, cœur, 3 de cœur,...) s’étaient disposées autrement,
obéissant pour ce nouvel ordre à une logique
contenant un microfilm où des images mathém atique. Et il y avait six 6, c’est-à-dire
grandes comme une tête d ’épingle deux de plus que ceux qui se trouvent dans tous
m ontraient les portraits des défunts et les jeux de poker du monde.
Autre expérience. Un soir, chez des amis, Roi
le verset chinois. Il expliqua com m ent, avait am ené un jeune et pauvre violoniste à qui
sans en avoir l’air, lui-même avait il avait offert un violon. L’artiste jo u a «les
orienté la discussion vers le choix de Sorcières», de Paganini.
: — Bravo, lui dit Roi. Tu vas avoir une récom­
ces sujets, préparés de longue main pense. Prends un paquet de cartes et va le cacher
dans son laboratoire, de quelle façon, où tu veux, deux ou trois pièces plus loin.
au prix d ’un peu de prestidigitation Enferme-le dans un meuble et mets la clef dans
ta poche. Puis reviens ici... Et maintenant, choisis
élém entaire, il avait dérobé le petit une carte dans un autre paquet.
appareil à la fouille et l’usage qu’il en Le musicien s’exécuta. Roi s’app rocha d ’une
avait fait. Tout n ’était finalement que porte et passa ses mains de haut en bas com me
sur les cordes d ’un violon géant.
trucage. - M aintenant, va reprendre le paquet que tu as
— Bon, dira-t-on, les exploits de Roi caché, ordonna-t-il au jeune musicien.
Quand le violoniste revint avec le paquet intact,
sont donc truqués? A cela, je répon­ il le pria de ne pas l’ouvrir, mais de chercher
drai par un apologue. Il était une fois dans un autre paquet, ouvert, une carte quel­
un psychiatre qui, fatigué d ’entendre conque. Le jeune homme choisit une carte.
- Eh bien, sur la carte correspondante, mais
ses clients proclam er qu’ils étaient dans le p aquet encore fermé que tu as seulement
Napoléon, résolut d ’en avoir une fois touché et que tu ouvriras, tu verras quelque chose.
le cœ ur net. Après enquête, il put Le musicien ouvrit le paquet. Sur la carte était
écrit: « Plus lentement, la première partie. »
prouver que neuf cent quatre-vingt- Personne ne pouvait prévoir que le violoniste
dix-neuf d ’entre eux avaient menti par jouerait «les Sorcières» de Paganini, ni deviner
la bouche et qu’ils n’étaient pas plus quelle carte il allait choisir. Les cachets du paquet
q u ’il avait dissimulé étaient intacts. Toutefois,
N apoléon que vous et moi. Restait le un avocat, encouragé par les hochem ents incré­
millième, à la vérité passé depuis dules des petits chapeaux de deux ou trois belles
longtemps dans un monde meilleur, dames, dit:
- Il y a un truc, mais on ne le voit pas.
mort et enterré. Enterré aux Inva­ Il voulait dire que le petit jeu de manipulations
lides. Les témoignages étaient nom ­ s’était déroulé après une préparation préalable.
breux, certes, mais anciens et contra­ J ’intervins alors:
I — Le violoniste pourrait répéter ce m orceau,
dictoires. Le psychiatre, rasséréné et plus lentement. Nous verrons bien ce que
fort de la m éthode statistique tant de Paganini écrira.

118 L'incroyable mage Gustave Roi


Tous, sauf moi, s’attendaient à ce que Roi, n’ayant fois utilisée avec succès en sciences,
pas prévu cette suite improvisée et n’ayant par
conséquent pu p réparer la deuxième partie de en conclut qu’il n’existait qu ’une
l’expérience, se déclara battu. chance sur mille pour qu’un authen­
— Joue de nouveau, ordo nna Roi. Et je prie le tique N apoléon ait jam ais existé et
plus sceptique de vous tous, l’avocat, d ’aller
mettre le deuxième p aq u e t de cartes dans une que mieux valait donc abandonner ce
cachette de son choix. personnage à la légende, au folklore
Le je une hom m e jo u a une deuxième fois, plus et aux mystérieuses affabulations de
lentem ent.
Q uand l’avocat alla reprendre le p aquet qui était l’inconscient collectif. Ce raison­
passé seulem ent entre ses mains, Roi lui dit de nem ent, je le connais bien. Il est
l’ouvrir. Sur une carte était inscrite, avec l’écri­ depuis toujours derrière toutes les
ture de Paganini (nous l’avons vérifié par la suite),
la fameuse phrase: «Paganini ne joue pas deux «objections» opposées à l’étude des
fois», dite un jour par le grand violoniste au faits qui, pour le m alheur de la
roi Charles-Félix qui lui avait dem an dé un bis science, souffrent de la double dis­
(réponse dédaigneuse qui lui valut deux ans
d ’expulsion des États de Sa Majesté). grâce d’être rares (ou difficilement
observables) et inexpliqués. Il est au
LA M A T IÈ R E S E M B L E LUI O B É IR cœ ur même du débat instauré par le
Ces phénom ènes ne dim inuent pas le scepticisme nouveau rationalisme, je veux dire le
qui règne autour de Roi. On parle de truc, de nôtre, celui que nous ne cessons
suggestion collective, de «com binaison», de jam ais de proclam er ici et qui se pro­
«hasard». Les plus prudents disent: «Il y a
quelque chose qui nous échappe. » pose de porter l’investigation scienti­
Je déjeunais à Rome dans un restaurant connu, fique, l’expérim entation et l’obser­
avec G. Roi. A la table voisine était assis un vation dans tous les domaines, y
colonel d’artillerie. Q uand je tournai les yeux
vers l’officier, celui-ci me dit: compris celui des phénom ènes rares
— Tu ne me reconnais pas? Nous étions condis­ et étranges, et je dirai même, sans hési­
ciples au collège. Je suis Quarra. tation, surtout dans ce domaine-là.
A vant que j ’aie le temps de répondre à l’officier,
G. Roi me prit la main que j ’allais avancer pour Pourquoi surtout? Pourquoi cette pré­
saluer et souleva un petit pain. Sur la nappe, le férence? Nous savons, oh! oui, nous
nom Q uarra était écrit. savons parfaitem ent que cette passion
J ’avais promis à des amis romains de leur p ré­
senter Roi. de l’inexpliqué, on nous la reproche
— Je ne veux pas que tu me présentes à qui que comme une basse démagogie, comme
ce soit. Je ne fais pas d ’expériences. un procédé littéraire, voire com m er­
C ’est toujours sa première réaction. Puis il
change de ton : cial.
— Qui sont ces amis? Et finalement: Voyons ces Q uoiqu’il m’en coûte de gaspiller dix
amis à toi, mais à condition q u ’ils ne me
dem andent pas d ’expériences. lignes de la revue à faire un détour sur
Je réponds: «Ils ne t’en dem an deront pas», ce plan qui n’est pas le nôtre, je ferai

Personnages extraordinaires 119


*** rem arquer à nos accusateurs qu’en i sachant que c ’est sa formule habituelle depuis
des années.
fait de visées démagogiques et com ­ La ligne de conduite à suivre avec lui est simple:
merciales nous avons tous, avant de — Dr Roi, nous ne vous dem andons pas de faire
faire Planète selon notre cœ ur et d’y quelque chose. Dites-nous simplement de quoi il
s’agit.
réussir, passé notre jeunesse dans la Et lui répond aussitôt:
solitude et la pauvreté, à cause, préci­ — Et que voulez-vous que je vous explique?
sément, de passions qui n’étaient pas Envoyez acheter quelques jeux de cartes de
poker.
celles où l’on faisait carrière. Nous ne Et ainsi l’homme merveilleux, âme d ’enfant,
nous plaignons pas. N otre solitude tom be docilement dans le piège.
n’était pas totale, puisque nous nous On apporte les jeux de cartes achetés par un
chasseur de l’hôtel. Mes amis étaient l’actrice
sommes trouvés. Et nous avons de la Luisa Ferida, l’acteur Oswald Valenti et son père,
chance quand nous com parons notre am bassadeur à Téhéran, le prince Lanza di
vie à celle d ’esprits éminents comme Trabia; parmi les invités, il y avait un médecin,
un ingénieur, une actrice, une beauté romaine,
M aeterlinck ou Charles Fort qui ont Lina Furlan, ma femme, avocat à la cour.
épuisé la leur dans un des déserts les — Dr Roi, lui dit l’acteur avec franchise, Piti-
plus bêtes de l’histoire de la pensée, ! grilli m ’a décrit vos expériences, mais je vous
adresse une prière: au lieu de vous servir des
ou comme William M ackenzie, qui cartes de jeux q u ’on peut trouver dans n ’importe
eut le courage de traverser ce désert quel magasin à Rome, je serais heureux si vous
sans mourir. vous serviez d ’un jeu dont il est impossible de
trouver un deuxième exemplaire dans toute
Mais laissons cela. Il est vrai que l’Italie.
l’inexpliqué, fût-il rare, exerce sur — Je n’y vois pas d ’inconvénient, répondit Roi.
L’acteur lui présenta un jeu de cartes imprimées
nous une fascination sans égale. en Écosse.
Faut-il que certains aient perdu tout — Je ne le touche pas, dit Roi. Comptez-le.
esprit d ’enfance pour nous le repro­ — Il y a 52 cartes.
— Comptez-le, vous aussi.
cher! N ’est-ce pas Aristote, le fonda­ — 52.
teur de la science d’observation, qui — Et maintenant, étalez-le sur la table en un seul
disait que l’étonnement est le commen­ arc de cercle, com me font les croupiers du
baccara, et vous, madame, passez lentem ent
cement de la science? Et FHistoire, votre doigt et arrêtez-vous quand un de ces
depuis les Grecs, ne m ontre-t-elle pas messieurs — pas moi —dira: stop.
que tous les grands progrès, toutes les L’actrice passa son doigt sur les cartes.
— Stop, dit l’am bassadeur d ’Iran.
révolutions scientifiques eurent pour — Bon, dit Roi. Maintenant, regardez la carte
initiateurs des réfractaires qui étouf­ qui est sous votre doigt. Je la montre à tous.
faient dans les certitudes de leur C hacun inscrit pour soi le numéro et le nom de la
carte. C ’est fait? M aintenant, madame, déchirez-
temps? Que l’on se rappelle les ba­ la (c’était le 9 de trèfle) et jetez les m orceaux par
tailles de Kepler, de Copernic, de la fenêtre.

120 L'incroyable mage Gustave Roi


L’actrice s’exécuta. Quelques fragments tom ­ G alilée, de D arw in, de P asteur,
bèrent sur la terrasse, d ’autres s’envolèrent avec
le vent dans la rue, et il y en eut un qui revint : d ’E in s te in . Vu a p rè s c o u p , le
dans la pièce. xixe siècle, par exemple, peut appa­
— C om ptez les cartes qui restent. raître comme le siècle de Pasteur et
— 52, 52, 52, reprirent tous ceux qui étaient
présents.
de D arw in, le XXe com m e celui
— C herchez le 9 de trèfle. d’Einstein. Mais les contem porains de
— Voici le 9 de trèfle. ces grands hommes ont commencé
La carte détruite était revenue dans le paquet.
On sonna; et je demandai à la femme de chambre:
par les tenir pour des fous dangereux,
— Quelle est cette carte? des ennemis de la science et de la
— Le 9 de trèfle, monsieur. raison. Nous ne nous com parons
— S’il vous plaît, ramassez ce morceau de carte.
Q u ’est-ce que c ’est?
! certes pas à eux. Nous regrettons seu-
— Un morceau d ’une carte de jeu, monsieur, de [ lement qu’il faille toujours recom ­
couleur noire. C ’est du trèfle. m encer leur lutte sans que leur
Il y a donc eu un m om ent où la même carte se
trouvait en même temps entière dans son paquet
exemple serve jam ais de rien. Planète
de 52 cartes, et à l’état de fragments épars sur la n’est pas une revue scientifique. Nous
terrasse, la pièce et la rue. ne revendiquons ni ne soutenons
UN M Y ST ÉR IE U X POLONAIS
aucune thèse scientifique ou philo-
| sophique particulière. Mais nous pro­
Explication? C ’est ce que je cherche. Pendant les clamons que dans l’immense forêt où
onze années que j ’ai vécu à Buenos Aires, je me
trouvais souvent avec son frère, l’ingénieur Carlo ■ les hommes, il y a si longtemps, sont
Roi, qui a assisté à ces expériences et à d ’autres, 1 partis à la recherche d ’eux-mêmes, la
et les a suivies depuis les premières tentatives 1 clairière défrichée depuis Galilée
jusqu’aux premiers succès. Nos conversations sur
le cas Roi étaient un nœ ud d ’interrogations, de n’est, après tout, qu’une clairière, que
suppositions, de raisonnements par analogie, sans la science ne fait que com m encer, et
conclusion. Inutile de d em ande r des confidences que si des faits bien prouvés nous
à un mage. Schopenhauer, dans son livre les
Sciences occultes, laisse com prendre que la magie 1 paraissent inexplicables, ces faits sont
ne s’apprend pas. On l’assimile par contact, par comme une lumière au fond de la
absorption. Ce n’est pas un pouvoir qui s’acquiert. forêt: ils indiquent un chemin.
C ’est aussi l’opinion de Kremmez, exprim ée dans
son livre Introduction à la science des mages. Je j — Mais, dira-t-on, vous adm ettez
voudrais transcrire l’opinion de Roi, mais nous vous-mêmes que les prodiges de Roi
n’avons pas réussi à la com prendre, ni moi ni son
frère, les deux hommes qui l’ont étudié de plus ; ne sont pas dém ontrés, puisque vous
près et peut-être lui ont dérobé des fractions de | leur refusez votre garantie.
vérité. Mais ce qu’il a laissé échapper, correspond- ; A cela, nous répondons par une autre
il à des bribes de vérité ou bien à d ’inquiétantes
apparences avec lesquelles il masque une autre
ji question: si personne ne va voir,
vérité qu’il n ’est pas aut( risé à révéler? faut-il donc attendre de la Providence m -

Personnages extraordinaires 121


ou du hasard la délivrance d ’une carte Roi a été le prem ier à me don ner l’impression
q u ’il était médium. Il me dit un jour:
où les récifs et les phares seraient — Ça s’est passé ainsi. A Marseille, je prenais
miraculeusem ent distingués? mes repas dans une pension de famille où j ’avais
Nous adm ettons, par m éthode et par pour voisin de table un monsieur taciturne, qui
n’adressait la parole à personne, ne saluait pas, ne
prudence, que Roi ait pu truquer, répondait pas lorsqu’on le saluait. Il lisait,
bien que nous connaissions une foule pendant le repas, des journaux et des livres
de cas historiques com parables au polonais, et personne ne savait qui il était ni quel
métier il faisait. Un verre renversé me donna
sien. Il a donc peut-être truqué. Mais l’occasion de lui dire finalement quelques mots.
peut-être pas. Et s’il n’a pas truqué, Nous sortîmes ensemble. Je lui parlai de mes
lectures de contenu spirituel, religieux. Il rit:
quelle précieuse dém onstration de — Dieu n’existe pas, dit-il.
propriétés encore inconnues de l’uni­ Et il me dem anda si j ’admettais qu ’avec la
vers où nous vivons et peut-être du volonté on puisse immobiliser l’aiguille d ’une
pendule. Nous étions sur la C anebière.
cerveau qui l’étudie! — Quelle heure marque-t-elle?
Nous devons en prendre notre parti: Et il me m ontra l’horloge lumineuse de la Bourse.
il y aura toujours ceux que l’inconnu — N e u f heure et quart.
— Je l’arrête, dit-il
attire et ceux qu’il épouvante. Nous Et la pendule s’arrêta.
sommes des prem iers et nous nous y Quand, plus tard, je racontai ce fait au do cteu r
trouvons bien, merci. Nous y sommes Bonabitacola, il me dit que le mage Kremmez,
son ami, p ar un acte de volonté avait détaché
d ’ailleurs en excellente compagnie, une roue de voiture, via Toledo, à Naples.
avec ceux-là mêmes qui ont fait de — Revenus à la maison, continua Roi, le Polonais
leurs mains, de leur esprit et parfois me fit assister à quelques expériences au moyen
de cartes. Les expériences que je fais, moi,
de leur sang notre terre du xxe siècle. maintenant. Il me dit à quelle discipline on devait
Leur grande ombre, ce n’est pas der­ se soumettre, dans quel état d ’âme on devait se
rière nous que nous la voyons, mais placer. Il m ’apprit à reconnaître, p ar simple pas­
sage des mains, la couleur de tout un paquet de
devant, là où ils seraient s’ils vivaient cartes retournées. Il me dit les formules les plus
encore. Voilà pourquoi nous déplo­ élémentaires, se réservant de m ’apprendre, plus
rons que l’esprit moyen de ce temps tard, les plus importantes.
Roi ne parle jamais de mages ni de magie; les
ne soit pas propice à une investi­ expressions: formules magiques, rituel magique
gation approfondie de tous les Roi ne sortent jamais de sa bouche.
actuellem ent vivants. Mais peut-être — Un jo u r — c ’est toujours Roi qui parle —, pour
m ’éloigner de la foi (Roi est profondém ent
les jeunes qui nous lisent, parce qu’ils croyant, à sa manière), le Polonais me conduisit
nous auront lus, sauront-ils changer à Lourdes, q u ’il m ’avait décrite com me une
cela un jour. C ’est notre espoir et la industrie organisée et ramifiée de mystifications
assorties. Mais devant une guérison surnaturelle
raison de notre effort. arrivée sous nos yeux, il to m ba à genoux: «Je
AIMÉ MICHEL. crois, je crois», cria-t-il. Nous rentrâm es à

122 L'incroyable mage Gustave Roi


Marseille, il brûla ses livres et ses manuscrits, — G ec, vous m ’êtes sympathique. Jusqu’à main­
m’exprim a ses regrets p our m ’avoir enseigné « à ten ant vous avez assisté à des expériences du
peine quelque chose», sans m ’en expliquer le premier et du deuxième degré. M aintenant je vais
sens, et me dit que le plus important, j ’aurais pu vous offrir quelque chose de plus. Prenez un
l’apprendre tout seul. C ’est ce qui arriva en effet. p aque t de cartes (sur la table il y en avait souvent
Chaque jo u r — me dit plusieurs fois Roi - , cinq ou six), tenez-le serré entre vos mains. Dites
j ’apprends quelque chose de plus par moi-même. la formule suivante : « H em m a H anna iagei ».
Le Polonais se retira dans un monastère de — « H em m a H anna iagei », récita l’écrivain.
Savoie, com m e frère lai, et quand j ’allai le Et toutes les cartes du paquet furent projetées et
trouver, en me congédiant après un bref éparpillées com me si elles avaient contenu un
entretien, il me dit de ne plus che rch er à le voir explosif.
parce que, pour lui, les phénom ènes auxquels il — Et maintenant, continua Roi, ramassez une
m ’avait initié appartenaient désormais à un carte quelconque. Q u ’est-ce que c ’est?
monde lointain. J ’appris plus tard q u ’il était mort. — Le 10 de pique.
— En quelle carte voulez-vous que je la trans­
IL C H A N G E UN 10 DE PIQUE forme?
EN AS DE C Œ U R — En as de cœur.
— Fixez-la et répétez la formule.
D ’après le frère de Roi, l’ingénieur Carlo Enrico G ec répéta la formule, pâlit, dut s’asseoir.
— cerveau physico-m athématique ém inem m ent La carte q u ’il tenait avec les deux mains se d é c o ­
objectif - , rien n’est vrai dans cette histoire. lora, devint grise, une pâle tache rosée se traça
Le mystérieux Polonais ferait partie des affa­ au centre, devint rouge, un cœ u r se dessina. Nous
bulations dans lesquelles Roi se complaît. C e p e n ­ appelâmes les amis qui jouaient au bridge dans la
dant, le personnage apparut de nombreuses fois pièce à côté et la maîtresse de maison qui
dans les paroles de Gustave Roi. Il l’appelait montrait ses dernières acquisitions à ses amies
« Il » : dans sa chambre. Personne ne savait rien de
— Je crois, me disait Roi, q u ’« 11» a de la sym­ l’expérience, mais tous, à la question: «Quelle
pathie po u r toi; «II» m ’autorise à te dire cette est cette carte?», répondirent: « L’as de cœ ur.»
formule. E xactem ent semblable à l’as de cœ u r q u ’il y avait
Une autre fois, il me dit: aussi dans le p aquet de cartes. Par contre, le dix
— « II» veut que tu hérites de mes facultés. Si un de pique n’y était plus. Il y avait toujours
jo u r je disparais, «II» te transm ettra tout ce 52 cartes, sans 10 de pique et avec deux as de
q u ’il aurait encore eu à me transmettre. cœur. La nouvelle carte ou, plus exactement, la
Je précise im m édiatem ent que, com me apprenti carte transformée, est toujours gardée, avec
sorcier, je ne vaux rien. Quand j ’étais assisté de toutes les signatures de contrôle, par cet ami de
Roi, chez lui, j ’ai fait moi aussi « quelque chose » ; Turin.
mais, seul, rien ne me réussit. Les formules que
je répétais ne modifiaient pas les choses. C ’était PA R FO IS, IL EST LE P R E M I E R ÉTO N N É
com me si je lisais les noms des dix premiers
abonnés dans l’annuaire du téléphone. Les for­ Détail jamais assez répété: Roi n’avait pas touché
mules de Roi sans Roi laissent les choses les cartes. T out à coup, Roi prit une expression
inchangées. Aussi vaut-il mieux revenir aux pro­ que je ne lui connaissais pas. Il m ’appela à part
diges réalisés par mon ami. et me dit:
Un soir, nous étions, à Turin, chez le peintre — J ’ai peur de l’avoir (de L’avoir) irrité. Je
Enrico Gec. Quelques verres de whisky avaient n’avais pas le droit de faire faire à G ec un exer­
affaibli le contrôle de Roi. Après quelques expé­ cice de troisième degré. Voyons.» Il retourna
riences, Roi lui dit: dans la salle, dem an d a à une dam e de choisir un

Personnages extraordinaires 123


livre quelconque parmi les milliers de livres qui Je pensais à l’as, c’est-à-dire à 1. Geste de Roi à
couvraient les quatre murs et de tirer trois cartes peine esquissé.
pour form er un numéro. — Voyons? dit Roi.
— Quel num éro est-ce? Ouvrez le livre à la page Je la retournai. C ’était une carte blanche, cette
correspondant à ce numéro. carte sans signification avec laquelle com m ence
La page com m ençait par ces mots: « Il l’avait n ’importe quel jeu de cartes.
vraim ent irrité. » — C ’est vrai, dit Roi, plus surpris que nous, c ’est
Ces faits paraissent le récit de quelqu’un qui la carte la plus petite.
délire. Il faut me croire sur parole. Le m etteur en Lui aussi, com me tous ceux qui étaient présents,
scène Fellini, le professeur Beonio-Brocchieri de avait pensé au 1. En d ’autres termes, Roi n’avait
l’Université de Padoue, le journaliste Ettore délia pas voulu, n ’avait pas ordonné que sorte l’as;
Giovanna, correspondant à New York du « Journal quelqu’un d ’autre, en dehors de lui, avait inter­
d ’Italie», l’ingénieur Luigi Fresia, entrepreneur, prété à la lettre mon souhait. Et le zéro était
les ont vus. Mais puisque mon expérience vient arrivé, la carte la plus petite.
non seulement de Roi, mais aussi des réactions
de ceux qui l’entourent, je dois ajouter qu’Ettore Donc, ce n’est pas Roi qui opère. C'est quelqu'un
délia Giovanna, journaliste et docteur en m éde­ d ’autre, en dehors de lui. Q uelqu’un qui raisonne
cine, après avoir assisté à ces expériences, avec des critères à lui, sans l’intervention de Roi.
m’écrivit une lettre pleine d ’enthousiasme pour Roi aurait fait venir l’as, il aurait fait venir le 1,
Roi et de reconnaissance pour moi. Roi lui avait parce q u ’aussi bien lui que nos hôtes avions
ouvert des horizons imprévisibles. Pourtant, pensé que la plus petite carte était le 1. Personne
quinze jours après, il m’écrivait une lettre pour n’avait pensé à la carte blanche, au zéro.
me dire qu’il avait réfléchi et q u ’il se refusait à y
croire. Sa raison s’était rebellée. IL A R R A C H E P A R LA VOLO N TÉ
Ce que fait Roi est expliqué, par les moins incré­ LE T A L O N D ’U NE CH A U SS U R E
dules des témoins, au moyen de l’inconscient et du
subconscient. Cette explication est hâtive comme Quelquefois, dans des moments de colère, Roi, le
elle l’est pour justifier com m ent Shakuntala Devi, pacifique et très correct gentleman, se laisse aller
la jeune fille hindoue, extrait en quelques instants à d ’obscures menaces. Au cours d ’un litige, il fit
des racines cubiques de mémoire, com m ent un clairement com prendre q u ’il avait à sa disposition
chef d ’orchestre de neuf ans sait, sans l’avoir les forces diaboliques au moyen desquelles il
étudié, ce que l’on apprend en dernière année de aurait pu briser n ’importe quelle chaîne, ouvrir
conservatoire, comment, à quatorze ans, Pascal en grand une porte derrière laquelle on l’aurait
découvrit tout seul les trente-deux premières pro­ enfermé. Mais un jour, il me dit:
positions de la géométrie d ’Euclide. Le sub­ — Si j ’accomplissais une mauvaise action, si je
conscient est un placebo qui satisfait ceux qui se cherchais à tirer de ces choses un bénéfice m a té­
contentent de mots. riel et financier, je perdrais autom atiquem ent et
La dernière fois que je rencontrai Roi, il se passa définitivement mon pouvoir.
quelque chose qui me dirigea vers une supposition. D ’autres preuves existent, en dehors de celles
Nous étions chez un fonctionnaire du ministère que j ’apporte en mon nom, des forces que, par sa
des Affaires étrangères français. Après les volonté, Roi pouvait m ettre en m ouvem ent et de
manières habituelles qui sont, à quelques variantes la désagrégation ou de la recomposition de la
près, toujours les mêmes, il me dit: matière q u ’elles supposent. L’écrivain italien
— Prends une carte et dis-moi en quelle carte tu D onato Piantanida le rencontra dans le hall d ’un
veux que je la transforme. hôtel un jo u r où il était lui-même en compagnie
Je la choisis et répondis : du m etteur en scène Federico Fellini et de
— En la carte la plus petite qui soit. l’écrivain Léo Talamonti. Roi dit à Fellini:

124 L'incroyable mage Gustave Roi


— Vos chaussures me plaisent; avec cette boucle
d ’argent, vos mocassins ressemblent à ceux d ’un
évêque. Si j ’y faisais quelque trou, seriez-vous
ennuyé?
Le m etteur en scène répondit q u ’il pouvait faire
ce qu ’il voulait. A ces mots, on entendit un grand
coup. Roi dit à Talam onti de soulever le pied
droit. A la grande stupeur du journaliste et de
nous tous, on vit que sous sa semelle était collée
une moitié de talon en caoutchouc qui manquait
à une chaussure de Fellini. Ce dernier, pour
mieux constater le prodige, enleva sa chaussure.
La moitié du talon était bien celle qui lui
manquait. Les clous étaient visibles, brillants
et tordus par l’effort. Ecrivain et journaliste italien, P itigrilli
Un autre fait montre que Roi possède également a publié une cinquantaine de romans,
des dons de voyance. Vers 1940, l’avocate Lina volum es de récits et œuvres variées,
Furlan avait invité dans son studio la pianiste dont certains sont traduits en trente-
six langues. Cinq de ses romans ont
M agd a Brard, nièce de Léon Blum, Enrico Wild
été édités en français par Albin
qui faisait des études sur la magie, T atiana Michel. Il a collaboré et collabore à
Tchaliapine, fille de la célèbre basse, moi, et de nombreuses revues françaises. En
naturellem ent Roi. Amérique, ses articles paraissent
— L’anneau que vous avez au doigt est lié à chaque semaine dans quarante-cinq
Napoléon, dit sans ambages Roi à Mlle T chalia­ publications, desservies par l'Agence
pine. Il a appartenu à un grand acteur tragique. hispano-américaine Tizon.
— Oui, répondit la jeune fille. C ’était l’anneau Il a été le prem ier journaliste du
monde à aller au pôle sud. Depuis
de Talma. M on père me l’a laissé en héritage.
vingt ans, il rédige chaque semaine
L ’essentiel de ce que je sais sur Gustave Roi est « la Page de P itigrilli » dans l'hebdo­
ici. J ’y crois. Nous sommes beaucoup à y croire. madaire italien «la Tribune illustrée».
Mais nous croyons moins parce que « m ême dans Il vécut onze ans à Buenos Aires où il
l’âme du plus éclairé des hommes subsiste collaborait au quotidien « la Razch ».
toujours une petite racine de m andragore de la Il habite Paris depuis six ans. à
vieille superstition qui ne se laisse pas extirper», Montparnasse.
com m e dit Heine - que parce que nous avons vu.
Je pense que personne n’a vu Roi plus lon­
guem ent, plus intensément et attentivem ent que
moi.
PITIGRILLI.

Personnages extraordinaires 125


Le baiser du dieu noir
Une nouvelle fantastique de C.L. M oore Illustrations de Pierre Clayette

Tout homme tue ce qu'il aime et cependant lui-même ne meurt pas.


O SCAR WILDE.

LE PRIX Q U ’IL F A U T P A Y E R AU D É M O N

r Une ém otion Ils ram en èrent la châtelaine de Joiry entre deux soldats, les mains
liées. Ils traversèrent la galerie du château en zigzaguant entre
des tas de cadavres. Deux fois même, ils glissèrent sur des mares
impossible de sang. Lorsqu’ils s’arrêtèrent devant le chevalier en armure qui
avait gagné la bataille, la châtelaine jurait avec furie et désespoir,
à nommer, et ses jurons étaient amplifiés par son casque.
Le vainqueur, qui s’appelait Guillaume, se pencha en avant, appuyé
une ém otion sur son épée, les deux mains croisées sur la poignée. Il était de
haute taille, et son armure maculée de taches de sang le faisait
paraître encore plus grand. Son visage dur était couturé de cicatrices
qui n’avait et un ricanement coupait en deux sa courte barbe. Il était splendide
et dangereux. Il dit d ’une voix profonde et lente:
jam ais été créée — Enlevez-moi la carapace de ce homard. Nous allons voir la tête
de celui qui nous a livré un si dur combat. Enlevez son casque.
Il fallut appeler un troisième soldat pour couper les jugulaires qui
pour la chair maintenaient le casque d ’acier. Lorsqu’il roula sur le pavé, les dents
blanches de Guillaume éjectèrent un juron de stupéfaction.
et le sang... Maintenu par ses deux gardiens, la dame de Joiry les regardait, les
cheveux rouges en désordre, les yeux jaunes com me ceux d ’un lion
en colère.
— Dieu te maudisse! hurla la dame de Joiry. Dieu maudisse ton
cœ u r noir!
Guillaume l’entendit à peine. Ses yeux étaient écarquillés, ce qui
arrivait à la plupart des hommes qui voyaient Girel de Joiry pour

La littérature différente 127


la première fois. Elle était de haute taille et aussi Elle le fit taire en levant la main.
sauvage que n’importe quel hom m e de son temps. — Non, dit-elle. Ce n’est pas dehors que je veux
Le visage qui sortait de l’arm ure n’aurait pas été aller, cette nuit. Le voyage que je compte en tre­
beau avec une coiffure apprêtée de dame, mais, prendre est plus périlleux. Donnez-moi l’abso­
dans son cadre de fer et d ’acier, il avait la beauté lution, mon Père.
du fil d ’une épée. Guillaume éclata finalement: Elle tom ba à genoux.
— Par les clous du Seigneur! Voilà un bon — Donnez-moi l’absolution! Je vais en enfer ce
présent pour un soldat. Q u ’est-ce que tu offres soir pour prier le diable q u ’il me donne une arme.
pour avoir la vie sauve? Il se peut que je ne revienne pas.
Elle lui lança un juron obscène. Le père Gervase saisit son épaule d ’une main
— Des paroles dures dans une si belle bouche, tremblante.
mais je parie que ta bouche est plus douce que — Regardez-moi, demanda-t-il. Savez-vous ce
tes paroles. que vous dites? Vous voulez... aller...
Girel enfonça son talon dans la cheville d ’un — Là-bas, dit-elle fermement. Vous et moi, mon
garde et, pendant que celui-ci hurlait de douleur, Père, sommes les seuls à connaître ce passage
d o n n a un coup de genou dans le ventre de l’autre. et nous ne sommes pas même certains de l’en­
Elle avait fait trois grands pas vers la porte avant droit où il mène. Mais je veux une arme contre
que Guillaume ne la rattrape. 11 plaça un poing cet homme.
dur sous son menton et releva sa bouche. Les — Si je croyais réellement à votre intention, m ur­
injures cessèrent. mura le prêtre, je réveillerais Guillaume pour
— Par le ciel! On a l’impression de baiser une vous livrer à lui. Cela vaudrait mieux pour vous.
épée, dit Guillaume. Réfléchissez, Girel! Pour la honte que Guillaume
Girel projeta sa tête de côté, com m e un serpent veut vous infliger, le pardon existe et si vous
qui frappe, et lui enfonça les dents dans le cou. mourez ensuite, les portes du Ciel vous sont
Elle rata la veine jugulaire d ’une fraction de ouvertes. Mais cette autre Chose, Girel! Girel!
pouce. Guillaume l’arrach a de son cou et la jamais durant toute l’éternité vous n’en ressor­
frappa avec celle de ses mains qui ne portait pas tirez, ni de corps ni d ’âme, si vous allez... là-bas!
de gant d ’acier. Elle tom ba évanouie sur le pavé. Elle haussa les épaules.
Girel ouvrit ses yeux jaunes sur des ténèbres. — Pour me venger de Guillaume, je suis prête à
Elle resta tranquille pen dant un instant, ras­ brûler en enfer à jamais.
semblant ses pensées éparses. Elle comprit qu’elle — Girel, vous ne com prenez pas. Cette route-là
se trouvait dans une des petites cellules du donjon. est pire que les plus lointaines profondeurs des
Elle en fit le tour et trouva un petit tabouret de flammes infernales. Elle va au-delà des limites
bois. La sentinelle se souvint plus tard d ’avoir des enfers que nous connaissons. Et je pense que
entendu les plus effrayants appels au secours les plus ardentes de Satan sont un zéphyr de
qui aient jamais retenti, d ’avoir déverrouillé la paradis à côté de celles qui soufflent là-bas...
porte et d ’avoir reçu un coup qui lui fendit le — Je sais. Mais l’arme dont j ’ai besoin ne peut
crâne. Girel descendit les marches, puis les être trouvée q u ’en s’aventurant au-delà du
rem onta vers la tour Nord. Elle allait vers la domaine de Dieu.
petite chapelle. Elle était sûre d ’y trouver le père — Girel, ne faites pas cela!
G ervase et ne se trom pa pas. Il était à genoux — Gervase, j ’irai, donnez-moi l'absolution.
devant l’autel et se releva. — Vous êtes ma Dame, et je dois vous obéir. Je
— M a fille, murmura-t-il, ma fille... C om m ent vous donnerai la bénédiction de Dieu qui ne vous
vous êtes-vous échappée? Dois-je vous trouver servira à rien là-bas.
un cheval? Si vous arrivez à traverser le cordon Elle regagna le donjon et chercha le cercle noir
de sentinelles, vous pourriez atteindre le château dans le sol. Elle retrouva au touc her l’anneau
de votre cousin avant l’aube. composé du métal le plus froid et le plus doux

Le baiser du dieu noir


q u ’elle ait connu. Elle n’aurait pas su lui donner Cette fois, elle continua à progresser. Les
de nom. La lumière du jo u r n’avait jamais fait ténèbres bougèrent devant elle. Un cyclone noir
briller ce métal-là. Elle tira, et peu à peu un l’enveloppa et la secoua brusquement. Des
disque se leva découvrant le passage. Elle s’y milliers de voix pitoyables crièrent à ses oreilles
engagea, l’épée en main. Le passage n’avait été dans la nuit. Et l’étrange tourbillon passa. Elle
conçu pour aucune dém arche. C ’était un tunnel mit cinq minutes à reprendre des forces. Ses
étroit et poli qui s’enroulait sur lui-même com me doigts tâ tèren t sur le sol une em preinte immense:
un tire-bouchon. Un serpent aurait pu s’y glisser, une em preinte à trois doigts com me celle d ’un
s’il y avait eu sur terre un serpent suffisamment crapaud, mais beaucoup plus grande et qui était
grand pour le remplir. toute fraîche. Elle continua à avancer et sortit
du passage.
Girel ne se dem an dait pas quelles créatures Le monde où elle entrait était étrange. Elle
avaient utilisé ce tunnel, ni pour quel va-et-vient. sentit q u ’elle était hors du tunnel, bien q u ’elle
Elle pensait simplement que des démons avaient ne vît rien. Ce n’étaient plus les ténèbres, mais le
foulé ce sol avant l’hom m e et que le monde était vide. Des abîmes s’ouvraient autour d ’elle, et
très vieux. Elle glissait le long des spirales et un quelque chose serrait douloureusem ent sa gorge.
intense vertige s’em parait d ’elle. Elle n’avait Elle eut un sourire sinistre, car elle com m ençait
jamais étudié la géométrie ni, d ’ailleurs, aucune à com prendre. Le Crucifix! D ’une main tre m ­
science. Mais elle sentait intuitivement que les blante, elle le d étacha de son cou et le je ta par
courbes et les angles du chemin q u ’elle suivait terre. Elle eut alors le souffle coupé. T out autour
ne ressemblaient à aucune autre courbe ni à d ’elle, aussi soudainem ent que lorsqu’un d orm eu r
aucun autre angle. Il conduisait vers l’inconnu s’éveille d ’un rêve, le néant s’était ouvert et un
et vers les ténèbres, mais elle sentait confusément horizon était apparu. Elle était debout sur une
que c ’était vers un mystère et une obscurité colline, sous un ciel empli d ’étoiles étranges.
au-delà de l’univers physique, com me si — pensée Sous elle, elle apercevait des plaines et des
qui n ’était pas à sa portée — les courbes et les vallées, et des montagnes dans le lointain. Dans
angles du tunnel avaient été soigneusement cal­ le ciel, pas une seule constellation était r ec o n ­
culés p our voyager dans un espace à plusieurs naissable, et si les lueurs les plus brillantes étaient
dimensions en même temps que dans le temps. des planètes, c ’étaient des planètes mystérieuses,
Plus bas, encore plus bas. Elle glissait vite, mais violettes, vertes et jaunes. L’une était pourpre
elle savait à peu près combien la descente du re­ com m e un point de flamme. Au loin, elle voyait
rait. Au prem ier voyage, le père Gervase et elle une puissante colonne de lumière. Elle n ’illu­
avaient essayé de faire marche arrière. La te n ta ­ minait pas les ténèbres autour d ’elle. Elle ne
tive s’était révélée irréalisable. Une fois embarqués, jetait pas d ’ombre. C ’était simplement un grand
il n’y avait pas d ’arrêt possible. Quand ils vou­ pilier de lumière semblable à une haute to ur dans
lurent s’arrêter, les atom es eux-mêmes de leur la nuit. Il lui semblait artificiel, peut-être
corps protestèrent. En revanche, la remontée ne construit par la main de l’homme, bien q u ’elle
fut pas difficile. Ils imaginaient q u ’ils auraient ne puisse guère com pter trouver des hommes
à grim per le long d ’interminables courbes; mais, là-bas.
d ’une façon étrange, la spirale défiait la gravi­ Elle s’était préparée à m archer sur les pavés
tation et conduisait peut-être dans une région où chauds de l’enfer que les prêtres lui avaient
celle-ci n’avait pas prise. décrit en détail dans son enfance. Elle fut sur­
La descente prit fin. Le père Gervase et elle- prise et inquiète. Les architectes et les cons­
mêm e étaient allés jusque-là. Le père Gervase tructeurs du tunnel n’avaient pu être des êtres
s’était avancé encore un peu en la laissant — elle humains. La découverte d ’un ciel étoilé aussi
était plus jeune alors et plus obéissante — et était profondém ent dans le sol l’étonnait. Mais elle
revenu tout pâle à la lueur de sa torche. était suffisamment intelligente pour com prendre

130 Le baiser du dieu noir


que, de quelque façon q u ’elle soit venue, elle devint rose, puis rouge sang. Puis elle changea
n’était plus sous terre. A ucun abîme terrestre de forme. Elle prit la forme humaine, la forme
ne pouvait contenir un ciel étoilé. Son siècle d ’une femme en armure, aux cheveux roux.
était crédule, et elle a c ce p ta son nouveau déc or — Bienvenue, cria la Girel suspendue au centre
sans trop se poser de questions. Elle s’avança du globe, sa voix profonde, résonnante et claire
vers la colonne de lumière. Elle marchait vite en dépit de la distance qui les séparait.
et facilement. Elle franchit deux torrents qui Girel, à la porte, retint son souffle, émerveillée
semblaient parler et dont, en tout cas, le m ur­ et terrorisée: l’image était elle-même, sauf la voix.
mure ne ressemblait pas à celui des torrents — Entre, entre, dit cette voix moqueuse.
terrestres. Puis elle traversa une porte de Elle avait un ton que Girel n’aimait pas.
ténèbres, com m e un trou vide dans l’air, et en — Entre, dit la voix, de nouveau, mais cette
sortit en se frottant les yeux. Elle atteignit fois avec l’intonation d ’un ordre.
finalement la tour de lumière. Elle était entourée Girel comprit intuitivement q u ’elle contenait un
d ’un marais. Un être fantastique s’approcha avertissement. Elle retira sa dague de sa ceinture
d ’elle: une femm e accroupie com me un crapaud et la je ta dans le hall. Le poignard frappa le
et bondissant com m e un crapaud, le visage sol sans ém ettre le moindre son et disparut
com plètem ent mort. Malgré tout, la vision la dans un grouillement d ’étincelles et de lumière.
rassura. M êm e si elle devait ren contrer des L’autre Girel ricana:
diables cornus, la forme humaine n ’était pas — Reste dehors, dit alors la voix. Tu es plus
inconnue dans cet univers. intelligente que je ne l’aurais cru. Que cherches-
Elle franchit les derniers mètres qui la séparaient tu ici?
de la tour de lumière. Elle vit que c’était une Girel retrouva sa voix avec difficulté. Elle dit:
construction et q u ’elle était com posée de — Je cherche une arme, une arme contre un
lumière. Elle ne pouvait co m prendre ce q u ’elle hom m e que je hais tellement q u ’aucune arme sur
voyait, mais elle le voyait. La colonne était terre n’est assez terrible pour lui.
formée de pans de lumière avec des frontières — Tu le hais vraim ent? ricana la voix.
bien définies, ne radiant pas. En approchant — Avec tout mon cœur!
encore, elle vit que la lumière bougeait, jail­ — Avec tout ton cœ ur? reprit la voix en écho, et
lissant de quelque source souterraine com me une elle eut un rire que Girel ne comprit pas.
fontaine sous pression. Elle sentit cep endant que Les échos de ce rire résonnèrent à la surface
c ’était de la lumière, mais non pas de l’eau interne du globe de lumière.
illuminée. Quand les échos se furent tus, la voix dit:
Les détails de la construction apparaissaient — Donne à cet hom m e ce que tu trouveras dans
nettem ent maintenant. Des grands piliers et un le temple noir sur le lac : je t ’en fais présent.
portail immense, le tout fait de lumière jaillis­ Et l’image s’effaça. De nouveau une lumière
sante. Elle se dirigea vers le portail car elle aveuglante et informe brilla au centre de la bulle.
sentait q u ’elle ne pourrait traverser le mur de Girel fit demi-tour. Elle se dit q u ’elle n’avait
lumière, même si elle avait osé le tenter. Sur le aucun moyen de trouver le lac où se trouvait le
seuil, elle regarda autour d ’elle, effrayée par les cadeau. Elle se souvint aussi q u ’il ne fallait pas
énormes dimensions de l’édifice. L’intérieur était a c ce p te r le présent d ’un démon. Il fallait
un hall lisse com me la surface concave d ’une l’ac heter ou le gagner, mais jamais l’accepter
bulle, mais si immense que la courbure était à com m e cadeau. Peu importe: elle était certai­
peine visible. Au centre, flottait une lumière nem ent dam née pour être sortie du domaine des
vivante. Girel cligna de l’œil: une lumière, dieux, et l’âme ne peut être perdue q u ’une fois.
flottant dans une bulle de lumière, brillant Elle releva les yeux vers les étranges étoiles.
d ’une flamme qui semblait vivante! Girel hésita L’une d ’elles tom ba et elle y vit un signe. Elle se
sur le seuil. Alors la lumière se modifia. Elle dirigea dans la direction indiquée. Deux autres

132 Le baiser du dieu noir


étoiles tom bèrent pour lui don ner une confir­ une bulle contenant quelque chose d ’étrange et
mation. Elle traversa de nouveau le torrent. de m enaçant.
Elle s’enfuit alors, pourchassée par le dém on qui
Elle vit quelque chose briller dans le lointain. était en elle. Elle gagna la porte du tunnel et
C ’était une lueur pâle et vague. Elle espéra que franchit à nouveau l’étrange spirale. Elle s’était
c ’était un lac et courut plus vite. C ’était un lac, mordu les lèvres et, quand elle ressortit, sa beauté
en effet, un lac qui ne pouvait exister que dans qui ressemblait à une lame d ’acier apparut
un enfer obscur tel que celui-ci. Une eau, brillant souillée. Le père Gervase se signa en la voyant.
d ’une lumière noire, oscillait doucem ent. Dans Un groupe anxieux l’attendait : le prêtre sombre,
les profondeurs, des masses de petites lumières G uillaume splendide à la lumière des torches,
scintillaient, com me des vers luisants pris dans la arrogant et de haute taille, un certain nombre de
glace. Elles restaient immobiles, ne suivant pas le gens en armes et visiblement mal à l’aise. Elle vit
m ouvem ent de l’eau. Dans un sifflement, une cin­ Guillaume et m archa vers lui. Elle avait envie de
quième étoile tomba du ciel et vint se fixer dans s’écrouler, de mourir, de disparaître dans le froid
les profondeurs du lac. Elle co m m en ç a alors à qui était en elle. Mais sa haine la poussa.
ch ercher le temple dont le diable de lumière qui Guillaume la saisit fortement et elle entendit son
avait sa forme lui avait parlé. ricanem ent triom phant au m om ent où il portait
Elle vit quelque chose d ’obscur au centre du lac. sa bouche sur la sienne. Ce fut un long baiser et
L’image se précisa à mesure que ses yeux Girel sentit la force inconnue la quitter. Elle
s’accom m odaient: une arche de ténèb res posée regarda alors, et elle vit quelque chose de froid
sur le fond étoilé de l’eau. Cela pouvait être et d ’étrange qui emplissait lentem ent le corps et
un temple. Elle s’avança et chancela sur quelque l’âme de Guillaume. Une émotion impossible à
chose dans l’herbe, quelque chose de solide mais nommer, une émotion qui n’avait jamais été
d ’invisible, un vide, une ténèbre dans l’herbe. créée pour la chair et le sang, un désespoir
Cela avait la forme d ’une m arche et elle comprit d’acier qui n ’avait pu être ressenti que par
que c ’était le co m m encem ent d ’un pont, un pont quelque être venu de l’espace sans limite. Girel
fait de néant et se co u rb a n t au-dessus du lac. Elle elle-même frissonna; elle comprit que certaines
fut certaine alors que la masse noire au centre émotions, peurs et joies sont au-delà de ce que
était le temple. peut supporter un être humain pour que celui-ci
Elle m archa le long du p ont en essayant de ne pas puisse survivre.
regarder, car les étoiles en hau t et les étoiles en Alors, une transformation physique s’opéra len­
bas lui donnaient le vertige. Le pont aboutissait tem ent en Guillaume, son visage se tordit en
à une entrée : celle d ’un lieu impossible à définir agonie et un dernier cri jaillit de sa gorge. Ce cri
ou à décrire et au centre duquel se trouvait une exprimait une effroyable émotion qui n’était ni le
image. Une image faite avec une matière noire, chagrin ni le désespoir ni la colère, mais quelque
mais d ’un noir visible dans l’obscurité. C ’était chose d ’infiniment étrange et triste. Puis il
une figure semi-humaine, accroupie, la tête s’écroula, mort.
penchée en avant, asexuée et étrange. Elle avait Alors Girel comprit dans un éclair ce q u ’elle
un seul œil au centre du front fermé, et une avait fait. Elle comprit pourquoi elle avait
bouche entrouverte com m e p our un baiser. Il toujours pensé à Guillaume avec une telle vio­
sembla à Girel qu’une force supérieure à elle lence. Elle comprit pourquoi le dém on de lumière
la poussait ju sq u ’à ce que ses lèvres touchassent qui avait eu son propre visage avait ricané.
celles de l’image. Par l’union de ce baiser — une Elle sut le prix q u ’il faut payer lorsqu’on
femme à sang chaud et une image froide faite accepte le cadeau d ’un démon. Elle sut q u ’il n ’y
d ’un matériau sans nom —, quelque chose pén étra aurait plus jamais pour elle de lumière au monde,
dans son âme, quelque chose qui pesa désormais m aintenant que Guillaume n’était plus.
sur elle com me un poids frigide venant du vide, C L. MOORE
( Traduction J. Bergier et J. Mousseau}.

La littérature différente 133


Les chiens de Tindalos
Une nouvelle d'épouvante par Frank Belknap Long Illustrations de Roland Cat

Le plus grave péché est le commerce avec l'Ennemi.


O.K. CHESTERTON.

V O YA G E A U X O R IG IN E S DU M A L

— C ontent de vous voir, dit Chalmers.


Cette drogue, Il était assis près de la fenêtre, le visage pâle. Deux grandes bougies
dis-je, c’était fondaient près de son coude et jetaient une lumière d ’am bre sur son
long nez et son m enton court.
le diable même. Dans l’appartem en t de Chalmers, il n’y avait absolument rien de
moderne. Il avait l’âme médiévale.
Je traversai la cham bre vers le divan q u ’il venait de déblayer pour
Ce n’était pas moi, j ’aperçus sur son bureau l’ouvrage d ’un physicien contem porain
célèbre. Ceci m ’étonna, ainsi que les curieuses figures géométriques
la drogue, dit-il, que Chalmers avait tracées sur du mince papier jaune.
ils m ’ont senti à — Einstein et John Dee sont d ’étranges compagnons de lit, dis-je,
com m e mon regard se déplaçait des équations m athém atiques aux
travers le temps. quelques dizaines de livres étranges qui com posaient la petite biblio­
thèque de mon ami. Plotin et Manuel Moscopoulos, saint Thomas
d ’Aquin et Freclede Bessy cohabitaient dans le meuble en ébène.
A quoi Les fauteuils, la table, le bureau étaient couverts de brochures sur
la sorcellerie médiévale et la magie, ainsi que d ’articles contenant
ressemblaient-ils? les choses vaillantes et pleines de rayonnem ent de la pensée
demandai-je moderne.
Chalmers sourit et me tendit des cigarettes russes. 11 dit:
pour le calmer. — Nous sommes en train de découvrir que les anciens alchimistes et
sorciers avaient raison à 75 %, et que les biologistes et les m atéria­
listes modernes ont tort à 90 %.
Je répondis, avec un petit m ouvem ent d ’impatience:

La littérature différente 135


— Vous vous êtes toujours moqué de la science William Jam es était d ’accord là-dessus. Et j ’en
d ’aujourd’hui. ai d écouvert une nouvelle.
Il répliqua: — Une nouvelle drogue?
— Je ne me moque que du dogmatisme scien­ — Elle fut employée voici des siècles par les
tifique. Je fus toujours un rebelle, un champion alchimistes chinois, mais elle est à peu près
de l’originalité et des causes perdues. Aussi ai-je inconnue en Occident. Ses propriétés occultes
décidé de répudier les conclusions des biologistes sont étonnantes. Avec l’aide de cette drogue et
contemporains. de ce que j ’ai découvert en mathém atique, je
— Et Einstein? demandai-je. pense pouvoir voyager dans le passé.
Il murm ura avec respect: — Je ne vous com prends pas.
— Un prêtre des m athém atiques transcendantes. — Le temps n’est que notre perception impar­
Un mystique profond, un explorateur de grands faite d ’un nouveau type de dimension spatiale. Le
royaumes dont on ne fait que soupçonner l’exis­ temps et le m ouvem ent sont tous deux des
tence. illusions. T out ce qui a existé depuis le com m en­
— Donc, vous ne méprisez pas entièrem ent la cem ent du monde existe maintenant. Les évé­
science? nements qui se sont déroulés dans les millénaires
— Mais non, bien sûr. Seulement, je n'ai aucune continuent d ’être. Les événem ents qui auront
confiance dans le positivisme des cinquante der­ lieu dans des millénaires sont déjà. Les humains
nières années, dans la pensée de Haecl, de que nous connaissons sont des fractions infi­
Darwin, de M. Bertrand Russell. Je pense que niment petites d ’un tout énorme. Chacun de nous
l’échec de la biologie, quand elle a tenté est lié à toute la vie qui l’a précédé sur la planète.
d ’expliquer l’origine et le destin de l’homme, Tous ses ancêtres font partie de lui. Le temps
est pitoyable. seul l’en sépare et le temps est une illusion.
— D onnez-leur du temps. Je murmurai:
Les yeux de Chalmers étincelèrent: — Je crois que je com m ence à comprendre.
— M on ami, vous venez de faire un calembour — M êm e si vous n’avez q u ’une idée vague, vous
sublime. Donnez-leur du temps... C ’est bien ce pourrez m ’aider. Je veux arracher de mes yeux
que je voudrais faire. Mais quand on lui parle le voile de l’illusion et voir le co m m encem ent et
du temps, le biologiste m oderne ricane. Il a la clé la fin.
et refuse de s’en servir. Que savons-nous du — Et vous pensez que cette nouvelle drogue vous
temps? Einstein croit q u ’il est relatif, q u ’on peut aidera?
l’interpréter en term es d ’espace, d ’espace courbe.
Mais faut-il s’arrêter là? Là où les mathématiques Chalmers prit sur la cheminée une petite boîte
ne nous supportent plus, ne peut-on avancer par carrée:
intuition? — J ’ai là cinq granules de la drogue Liao. Elle fut
— Terrain dangereux. Le véritable chercheur utilisée par le philosophe chinois Lao-Tsé et, sous
évite ce genre de piège. C ’est pourquoi la science son influence, il vit Tao. T ao est la force la plus
m oderne a avancé si lentement. Elle n’accepte mystérieuse du monde. Elle contient l’univers
rien q u ’elle ne puisse dém ontrer. Mais vous... visible et tout ce que nous appelons la réalité.
— Moi, je prendrai du hachisch, de l’opium, Celui qui peu t percevoir le mystère de T ao saura
toutes les drogues. J ’imiterai les sages orientaux, tout ce qui fut et sera.
et alors je pourrai peut-être saisir... — Rêveries, dis-je.
— Quoi? — T ao ressemble à un grand animal immobile,
— La quatrième dimension. qui contient tous les mondes, le passé, le présent,
— C ’est de l’imbécillité théosophique! le futur. Nous voyons des portions de ce grand
— Peut-être; mais je crois que les drogues monstre à travers une fente que l’on appelle le
m ettent la conscience humaine en expansion. temps. Avec l’aide de cette drogue, je vais

136 Les chiens de Tindalos


élargir la fente. Je verrai le grand visage de la vie, avala sa drogue. Je m ’approchai de lui, mais ses
la bête accroupie tout entière. yeux m ’implorèrent. Il murmura:
— Et moi, q u ’aurai-je à faire? — La pendulette est arrêtée. Les forces qui la
— Écouter, mon ami. É couter et prendre des contrôlent approuvent mon expérience. Mon
notes. Si je vais trop loin dans le passé, il faut me Dieu, faites que je ne me perde pas en chemin !
rappeler en me secouant violemment. Si j ’ai l’air II baissa les paupières et s’allongea sur le sofa.
de trop souffrir physiquement, rappelez-moi tout Son visage était exsangue et il respirait avec diffi­
de suite. culté. Il dit :
— Je n’approuve pas cette expérience, Chalmers. — Les ténèbres com m encent. Notez ceci: les
Je ne crois pas à la quatrième dimension et objets familiers de la cham bre que je vois
encore moins en Tao. Je n’approuve pas les vaguem ent à travers mes paupières s’effacent très
drogues inconnues. vite.
— Je connais les propriétés de cette drogue. Je Je secouai mon stylo dont l’encre sortait mal et
connais ses effets sur l’animal humain, et ses je continuai à sténographier.
dangers. Elle ne présente pas de risques, mais — Je quitte la pièce. Les murs disparaissent.
j ’ai peu r de me perdre dans l’abîme du temps, car Votre visage est toujours visible. J ’espère que
j ’aiderai cette drogue. Avant d ’avaler la pilule, je vous écrivez. Je crois que je vais bondir à travers
com pte concentrer mon attention sur le symbole l’espace ou peut-être à travers le temps.
de géométrie algébrique que j ’ai tracé sur ce Il s’immobilisa soudain et ses yeux s’ouvrirent:
papier. M on esprit aura été préparé. Avant de — Je vois, dit-il.
pénétrer dans le monde du rêve de la mystique 11 regardait le m ur en face de lui. Mais je savais
orientale, j ’aurai acquis toute l’aide m a th ém a­ q u ’il voyait au-delà de ce mur:
tique que la science peut m’offrir. La drogue — Chalmers! Chalmers! dois-je vous réveiller?
aura ouvert les portes de la perception et les — Ne le faites pas, hurla-t-il. Je vois tout! Les
mathém atiques me p erm ettro nt de comprendre. milliards de vies qui m’ont précédé sur cette
Dans mes songes, je suis déjà arrivé à saisir la planète sont devant moi. Je vois des hommes de
quatrième dimension par ém otion et intuition, tous les âges, de toutes les races, de toutes les
mais je n’ai jamais été capable, dans ma vie couleurs. Ils se battent, ils se tuent, ils bâtissent,
éveillée, de saisir les splendeurs occultes qui ils dansent, ils chantent. Ils sont assis autour
m’avaient été m o m entaném ent révélées. Je pense de feux grossiers dans des déserts gris, et ils
pouvoir les rattraper avec votre aide. N otez tout essayent de s’élever dans les airs avec des
ce que je dirai, même si cela vous paraît étrange monoplans. Ils voyagent à travers les mers dans
ou incohérent. A mon réveil, je pense pouvoir des bateaux d ’écorce et d ’énormes navires à
fournir la clé. Je ne suis pas sûr de réussir. Si je vapeur. Ils peignent des bisons et des mammouths
réussis — ses yeux devinrent étrangem ent sur les murs de caves tristes et ils recouvrent
lumineux —, le temps n’existera plus pour moi ! de grandes toiles avec les dessins étranges du
Il s’assit brusquement. futurisme. Je vois l’émigration venue d ’Atlantide.
— Je ferai l’expérience immédiatement. Veuillez Je vois l’émigration venue de Lémurie. Je vois les
vous m ettre près de la fenêtre et me surveiller. races anciennes: les nains noirs qui envahissent
Vous avez de quoi écrire? l’Asie, et les hommes de N eandertal, avec leur
tête baissée et leurs genoux pliés, qui recouvrent
Je sortis un W aterm an vert pâle et un bloc-notes. l’Europe. Je vois les com m encem ents grossiers de
Chalmers regarda les diagrammes géométriques la culture hellénique. Je suis à Athènes et Périclès
avec une intense attention. J ’écoutais la pendu­ est jeune. Je suis sur le sol de l’Italie. Je parti­
lette sur la cheminée, qui égrenait les secondes. cipe à l’enlèvement des Sabines. Je marche avec
U ne peur vague me serrait la gorge. Soudain, la les légions impériales. Je tremble de respect et de
pendulette s’arrêta. A ce moment-là, Chalmers te rreur lorsque flottent les étendards géants et

La littérature différente 137


que le sol tremble sous les pas des Hastati vic­ Une sueur froide coulait de son front. Son visage
torieux. Com m e je passe dans une litière d ’or et terrifié était gris c e n d r e .
d’ivoire conduite par les noirs ta ureaux de — Par-delà la vie existent des choses que je ne
Thèbes, mille esclaves nus tom b e n t à genoux peux distinguer. Elle se m euvent lentem ent à
devant moi et les filles recouvertes de fleurs travers des angles. Elles n’ont pas de corps et se
crient: «A ve Cæsar!» Je suis esclave sur une meuvent lentement à travers des angles effrayants.
galère romaine. Je vois une grande cathédrale C ’est à ce moment-là que je sentis une odeur dans
m onter pierre à pierre. Je suis crucifié la tête en la pièce. Une odeur agressive, impossible à
bas dans les jardins de N éron et je vois les décrire.
cham bres de torture de l’inquisition. J ’entre dans Q uand je suis revenu à Chalmers, il hurlait:
les temples de Vénus. Je m’incline en adoration — Ils m ’ont senti, ils viennent vers moi!
devant la M a g na M a ter et je jette des pièces de Je le secouai avec énergie.
monnaie sur les genoux des courtisanes sacrées — Arrêtez! dis-je, arrêtez! Rien ne peut vous
dans les jardins de Babylone. Je pénètre dans un faire de mal dans cette pièce.
théâtre élisabéthain, et dans la foule puante A force de le secouer, je vis la folie disparaître de
j ’applaudis le Marchand de Venise. Je marche avec son visage.
D ante dans les rues étroites de Florence, et la — C ette drogue, dis-je, c ’était le Diable même.
robe frangée de la jeun e Béatrice effleure mes — Ce n’était pas la drogue, dit-il. Ils m ’ont senti
sandales. Je suis un prêtre d ’Isis et m a magie à travers le temps.
étonne les nations. Simon M agus s’agenouille — A quoi ressemblaient-ils? demandai-je p our le
devant moi, im plorant mon assistance, et le calmer.
pharaon trem ble quand j ’approche. Aux Indes, je — Il n ’y a pas de mots. Ils sont v aguem ent symbo­
parle avec les Maîtres et je m’enfuis en trem ­ lisés dans le mythe de la Chute et dans une forme
blant, car leurs révélations sont com me le sel sur obscène que l’on trouve de temps en temps sur
la plaie qui saigne. J ’aperçois tout sim ultanément. des tablettes gravées. Les G recs avaient p o u r eux
P ar un simple effort, je peux voir toujours plus un nom qui cachait leur essentielle horreur. La
loin dans le passé. Je retourne m aintenant vers pomme, l’arbre et le serpent sont les symboles du
l’origine, à travers des courbes et des angles plus terrible mystère.
étranges. Il existe un temps courbe et un temps Il hurlait à nouveau:
angulaire. Les êtres qui vivent dans le temps — Frank! Frank! Un acte terrible et innommable
courbe ne peuvent pénétrer dans le temps angu­ eut lieu au com m encem ent. A vant le temps,
laire, c’est très étrange. Je continue à reculer. l’acte, et depuis l’acte...
L’homme a disparu. Les reptiles régnent. Les Il marchait hystériquement dans la pièce.
reptiles ont disparu. Les seuls êtres vivants sont — Les conséquences de l’acte se m euvent à
de simples cellules. A uto u r de moi sont des travers des angles dans les recoins obscurs du
angles, des angles n ’ayant aucun ra pp ort avec temps. Ils ont faim et soif!
ceux que nous connaissons. J ’ai peur, désespé­ — Chalmers, plaidai-je, nous vivons dans la troi­
rément. Il existe dans la création des abîmes où sième décade du xx* siècle!
l’homme n ’a jamais pénétré. Il hurlait:
— Ils ont faim et soif! Les chiens de Tindalos !
Je continuai à le tenir sous m on regard. Chalmers — Chalmers, faut-il appeler un médecin?
s’était levé et gesticulait. Il dit encore: — A ucun médecin ne peu t m ’aider. Ce sont des
— Je traverse des angles non terrestres. horreurs de l’âme et pourtant ce sont des
J ’approche une h o rreur brûlante. horreurs réelles. P end ant un moment, je me suis
— Chalmers, dis-je, voulez-vous que j ’intervienne? trouvé de l’autre côté. J ’étais sur les rivages pâles,
— Pas encore, s’écria-t-il, je veux voir ce qui se par-delà le temps et l’espace. Dans une lumière
trouve au-delà. épouvantable qui n’était pas de la lumière, dans

138 Les chiens de Tindalos


le silence hurlant, je les ai vus. T out le mal de Rapport de James M arton, chimiste spécialisé en
l’univers était concentré dans leurs corps. Mais bactériologie.
avaient-ils des corps? Je n’en suis pas sûr. Je les « M. le Juge d ’instruction, le fluide que vous
ai entendus respirer. J ’ai senti leur souffle sur m’avez fait parvenir pour analyse est le plus
mon visage. Je me suis enfui à travers des milliards étrange que j ’aie jamais analysé. Il ressemble au
de milliards d ’années. Mais ils m ’avaient senti. protoplasme, mais les enzymes n’y sont pas. Les
Les hommes éveillent en eux des faims cos­ enzymes sont les catalyseurs de la vie et les
miques. Ils ont soif de ce qui est propre en nous, biologistes pensent q u ’aucune substance vivante
de ce qui ém ergea de l’acte sans tache. 11 est une ne peut exister sans elles. Et, pourtant, elles sont
part de nous qui ne participa pas à l’acte et c’est absentes de la gelée vivante que vous m’avez
ce qu’ils détestent. Dans le dom aine où ils sont, il donnée à étudier. »
n’y a pas de bien ou de mal à notre échelle. Il y a
le pur et l’impur, l’im pur qui s’exprime à travers
des angles et le pur à travers des courbes. Ne riez Extraits d'un manuscrit intitulé Ceux qui veillent
pas. en silence, p a r le défunt Halpin Chalmers:
Je me levai et dis en partant: « Et si, parallèlement à la vie que nous con­
- J ’ai très pitié de vous, Chalmers, mais tout naissons, il y en avait une autre? Et si quelque
cela est du délire. Je vous enverrai mon médecin. chose de semblable à l’énergie pouvait venir de
dimensions inconnues et créer une forme nou­
velle de vie cellulaire dans notre espace-temps?
Nul ne peut prouver q u ’une telle vie nouvelle
existe dans notre univers, mais j ’ai vu ses mani­
festations. Dans ma chambre, la nuit, j ’ai parlé
Résumé de deux articles de la Partridgville avec les Doëls. Et, dans mes rêves, j ’ai vu leur
Gazette du 3 juillet 1928 : Maître. Debout, sur un lointain rivage, par-delà
le temps et la matière, je l’ai vu. Il se meut à
Un tremblement de terre secoue le quartier financier. travers des courbes étranges et des angles
Un trem blem ent de terre violent secoua le centre effrayants. Un jour, quand j ’aurai appris à
de la ville, à deux heures du matin. Les pompiers voyager à travers le temps, je le rencontrerai
essayent d ’éteindre une usine de colle qui est en face à face. »
feu. FR A N K BELKN AP LONG.
(Traduction L. Pauwels et J. Bergier).

Écrivain occultiste assassiné.


Le cadavre de Halpin Chalmers, écrivain occul­
tiste, vient d ’être découvert dans sa chambre. Il
était nu, le corps recouvert d ’une étrange gelée
b leu t. Plusieurs feuilles de papier jaune à demi
calcinées ont été retrouvées. Les phrases q u ’elles
contiennent ne donnent que peu d ’indices:
« J ’attends, je regarde le mur et le plafond. Je ne
pense pas q u ’ils puissent m ’atteindre, mais il faut
que je redoute les Doëls car ils peuvent aider les
chiens de Tindalos. Les satyres les aideront aussi,
et ils peuvent avancer à travers les cercles
pourpres. Les G recs avaient un moyen d ’em­
p êc her cela. Dommage que nous ayons tant
oublié... »

140 Les chiens de Tindalos


CE Q U 'IL FAUT SAVOIR

SUR CETTE NOUVELLE

Frank Belknap Long est un poète


estim é aux États-Unis pour ses deux
recueils : A man from Genoa et The
Goblin Tower. Il a égalem ent écrit de
nombreux romans de science-fiction.
Il habite New York où il dirige la revue
M ike Shayne M yste ry Magazine,
revue d'histoires policières de qualité. revue réédita en 1935 la nouvelle à la
Les chiens de Tindalos a été écrit en demande générale, les anciens
1925 et publié pour la première fois numéros étant devenus introuvables à
en mars 1929 dans le magazine W eird n'im porte quel prix. Les Chiens de
Taies. Tindalos a égalem ent donné son titre
W eird Taies, qui dura de 1923 à au recueil des meilleures nouvelles de
1953, fu t une revue d ifficile à définir. Long, publié en 19 46 par Arkham
Il n'en a jam ais existé de pareille dans House. C'est une nouvelle rem ar­
le monde. Le mauvais goût le plus quable à tous les points de vue. Elle
frappant, le sadisme, la sexualité au soulève les plus graves problèm es de
plus bas niveau s'y m êlaient à la la m étaphysique et de la thé ologie :
découverte des talents ou même des le péché originel, l'origine du mal, le
génies nouveaux. W eird Taies a mythe de la Chute, etc.
découvert des peintres com m e Ce récit constitue égalem ent une
Hannes Bok ou V irgil Finlay, des écri­ extraordinaire anticipation des drogues
vains com m e Tennessee W illiam s, psychédéliques et de leurs effets sur
Jean Ray, A. M e rritt, Ray Bradbury, l'esprit.
H.P. Lovecraft, Clark A shton S m ith... La vision d'un espace-tem ps où le
La liste tien drait plusieurs pages. Plus passé existe encore et l'avenir déjà,
de cinquante anthologies en ont été était encore récente en 1925. Elle est
tirées à ce jour, et le trésor est loin m aintenant admise par la plupart des
d'être épuisé. Une collection com plète m ilieux scientifiques. On peut con­
de W eird Taies vaut aujourd'hui une sulter à ce sujet les ouvrages d'O livier
dizaine de m illiers de dollars. Costa de Beauregard : le Prem ier P rin­
Le jeune poète Long, encouragé par cipe de la science du tem ps (Hermann)
H. P. Lovecraft, se dirigea to u t natu­ et le Deuxième Principe de la science
rellem ent vers W eird Taies, com me du tem ps (Le Seuil).
Poe l'aurait fa it s'il avait été contem ­ La qualité de l'anticipation et la pro­
porain de cette revue. fondeur des idées exprimées nous
Les Chiens de Tindalos eut un inclinent à ten ir les Chiens de Tindalos
immense succès. A tel point que la pour un chef-d'œ uvre.

La littérature différente 141


LE
MATENAUSME
EST-IL OU NON D ÉPA SSÉ?

« L’histoire de la philosophie », écrivait le professeur Nolen, « n ’offre


PLANETE pas de d ram e plus attachant que la lutte incessante du matérialisme
Les cahiers et de l’idéalisme, que la perpétuelle alternative de succès et de
défaite, que l’égale impuissance des deux adversaires à fixer la
de cours v ictoire.»
Il est donc très curieux que la dernière Histoire du M atérialisme ait
de l'école paru, dans sa traduction française, en 1877. Certes, l’ouvrage de
F.A. Lange, professeur à l’université de Marburg, est un parfait
permanence exemple du génie prussien: rien ne repousse sous les pas de son
érudition. Mais, depuis presque un siècle, il s’est tout de même
passé beaucoup de choses en histoire, particulièrem ent en histoire
des idées. Il n’est pas un seul problème, de la critique d ’art
aux mathém atiques, du mysticisme à l’engineering, qui n ’ait été
renouvelé, qui n’ait bénéficié des moyens nouveaux d ’étude et de
publication.
Alors, pourquoi ce silence sur un grand problèm e que tout homme
conscient a dû se poser un jour, souvent avec angoisse? Le m até­
rialisme aurait-il gagné la partie? Hypothèse plausible, puisqu’un
C e n o u v e a u co u rs tiers du monde est aujourd’hui soumis à une philosophie d ’État
a é té établi p a r nommée matérialisme historique et dialectique. Un autre tiers, sous
leadership américain q u ’on l’adm ette ou non, est officiellement
G A B R IE L VHRALDI antimarxiste. Mais l’idée que l’américanisme n ’est pas matérialiste
fait rire. Q uant au troisième tiers, l’Inde hindouiste, le bloc arabe
musulman, la Sud-Amérique nominalement catholique, sa politique

Photo de Sam Haskins


extraite de « Cow-boy K ate »
édité par Prisma.
L'Ecole Perm anente 143
est d ’obtenir au plus vite les biens matériels humaine supposent une prise de position sur ces
que produit la technique. mystères de base. Consciem m ent ou non, la
A utre hypothèse: le problèm e serait-il dépassé? conduite de tout individu, l’orientation de toute
Au d ébut du xxc siècle, une nette majorité de société sont nécessairem ent liées à ces options.
scientifiques se proclamait matérialiste. En 1965, La science elle-même, quelle que soit sa volonté
ce n ’est plus q u ’une minorité qui accepte de de rigueur et de certitude, repose sur trois de ces
répondre par oui ou par non à la question: Êtes- options: le monde extérieur existe, il est régi par
vous matérialiste? Dans l’état actuel de la des lois, ces lois sont compréhensibles par
logique, de la physique et de la biologie, il semble l’homme.
qu’une telle question n ’ait plus bea u coup de sens.
Bref, que se passe-t-il? Il faudrait le savoir. Car Le succès ou la disparition d ’un de ces problèmes
les grands problèm es philosophiques sont aussi majeurs serait donc une étape cruciale de l’his­
peu nom breux que fondamentaux. Il y a le pro­ toire des idées, de l’histoire en général. Où en est
blème de la connaissance, l’existence du monde le matérialisme? II faut répondre à cette question
extérieur, la nature de la matière, celle de la vie; d ont dépend pour une bonne p art le sens de notre
il y a la liberté, le mal, la survie, Dieu. Les innom­ vie. Nous allons, dans ces cachiers de l’École
brables interrogations que se pose l’intelligence perm anente, essayer de le faire.

P rem ier cahier: D eu xièm e cahier: T roisièm e cahier :

D'où vient Qu'est-ce que Où va


le matérialisme? le matérialisme? le matérialisme?
L a genèse d'une pensée L a bataille autour d ’une pensée L e dram e actuel d ’une pensée
D e to u tes les grandes cu ltu res, la Le m atérialism e s’organisa à Paris, N ou s som m es aujourd’hui dans une
civilisation o c c id e n ta le est la seu le au m ilieu du x v i i i - siè cle. A u début situation p arad oxale et dan gereu se:
qui ait co n çu l’id ée d ’un m atéria­ du xx% il paraissait avoir d éfin iti­ plus la sc ie n c e con sid ère la q u es­
lism e a th é e. U n e év o lu tio n unique vem en t triom p h é dans la sc ien ce tion co m m e un faux p rob lèm e, plus
s’est p rod u ite en E u rop e, op p osan t in tern ation ale. La grande rem ise la structure éco n o m ic o -so c ia le
la raison et la religion . Est-il p o s­ en q u estion qui se d év elo p p e im pose un m atérialism e d e fait.
sible d e co m p ren d re, grâce à l’His- d ep u is soixan te ans a rouvert et C ’est un asp ect capital de la crise
toire, le co m m e n t et le pourquoi p eu t-être d ép assé ce problèm e. que nous vivon s, et q u ’il est n é c e s­
de ce p rocessu s? saire de résoudre.

144 Le m atérialisme
1 D'où vient le matérialisme?
LA G E N È S E D ’UN E PENSÉE En somme, l’idée de matière est l’image d ’une
image, très différente pour un ouvrier sumérien
D ’abord, q u ’est-ce que le matérialisme? ou pour un physicien moderne. Mais ces images
C ’est, répond le Dictionnaire de Littré qui fait présentent cependant assez d ’analogies p our
autorité en langue française, « le système de ceux qu ’une certaine com préhension s’établisse.
qui pensent que tou t est matière». Et q u ’est-ce Sachons seulem ent que, com me la vie, com m e la
que la matière? « T out ce qui se touche et a forme pensée, l’attitude envers l’univers que nous
et corps. Ce dont une chose est faite. Se dit désignons approxim ativement par le te rm e
par opposition à esprit. En méd.: excrétion du «matérialisme» est une aventure. Elle a des ori­
corps humain. Fig. : cause, sujet, occasion. Fig. : gines, des péripéties, d ’incessantes transfor­
l’objet sur lequel on écrit, on parle, etc. » mations, que nous allons te n ter de décrire.
Puisque nous achetons un dictionnaire p o ur avoir
des définitions, nous ne pouvons lui reprocher de LE M IR A C L E G R E C
nous en donner. Il n’em pêche que, du point de
vue de la science contem poraine, ces définitions Lange, qui reste le principal historien du m a té­
ne veulent à peu près rien dire. Elles reflètent rialisme, semble avoir été un hom m e de qualité.
des conceptions anciennes, que l’on sait dépassées Son cœ ur, disaient ceux qui l’ont connu, battait
par le m ouvem ent des connaissances. Par à la seule pensée de la misère des masses. Il
exemple, est-ce que les ondes des téléc o m m u ­ organisa des sociétés de consommation p our les
nications, sans lesquelles notre civilisation ne travailleurs et fut un pionnier de l’éducation
pourrait pas fonctionner, se to u c h en t et ont populaire, ce qui lui valut des ennuis avec la
forme et corps? H eureusem ent, nous savons nous police prussienne.
débrouiller avec les approximations. Si j ’écris: Il est, en tout cas, un hom m e de talent. Dès la
la matière est la matière de cet exposé, nous première phrase de son m onum ental ouvrage, il
arrivons à peu près à nous com prendre. pose exactem ent le problèm e: « Le matérialisme
est aussi ancien que la philosophie, mais il n’est
Mais nous ne croyons plus, com m e au temps de pas plus ancien. » Dans notre étude, nous nous
Maximilien-Émile-Paul Littré, que les définitions référerons de préférence à des travaux histo­
linguistiques décrivent la réalité. (11 est d ’ailleurs riques plus récents, com m e le célèbre cours de
curieux de noter que cet érudit était matérialiste E.R. Dodds à l’université Berkeley ou les Cahiers
militant; son élection à l’A cadém ie provoqua la d ’Histoire mondiale publiés par la Commission
démission du père D upanloup.) Nous savons internationale pour l’histoire du D éveloppem ent
aujourd’hui que notre organisation biologique ne scientifique et culturel de l’H umanité. Mais per­
perçoit pas « les choses en soi». Elle reçoit, inter­ sonne mieux que Lange n’a attaqué aussi fran­
prète, élabore les messages de nos sens, elle leur chem ent cette vaste question.
donne des significations et des valeurs. Les sen­ En effet, sitôt que la réflexion est sortie de
sations les plus immédiates sont déjà des cons­ l’enfance, des penseurs hardis ont imaginé les
tructions très complexes de notre système fondations de ce qui deviendrait, bien plus tard,
nerveux. Et, lorsque nous nommons ces sensa­ le matérialisme classique. Bien plus tard, puisque
tions, lorsque nous les définissons, nous effec­ le mot «matérialiste» est introduit par Voltaire
tuons un travail d ’abstraction encore plus en 1734; et «matérialisme» par d ’Argenson en
complexe, impossible aux animaux qui sont 1751. Les pionniers furent des Ioniens des v r et
pourtant des structures fantastiquement com ­ vr siècles avant Jésus: Thalès, A naxim andre,
pliquées. Empédocle, Anaxim ène, Démocrite, Héraclite.

L'École Perm anente 14 5


Ils ne se qualifiaient évidem m ent pas de m a té­ phétique qui jouaient un si grand rôle dans la
rialistes, ou rationalistes, ou humanistes, com me vie grecque. Il lance une formule d ’avenir: « Si les
on les a nommés par la suite. Ils étaient philo­ bœufs savaient peindre, leur dieu serait à l’image
sophes, am ants de la sagesse. Ce beau nom est d ’un bœuf.» X énophane restait profondém ent
au jourd’hui dévalué, non sans motif. Alors, il religieux, mais il voulait un dieu plausible « qui
impliquait du courage intellectuel et physique. n ’est pas com me les hommes en apparence et en
Une autre grande époque de «philosophes», le esprit ».
x v n r siècle, com battant pour répandre l’hu m a­ L ’humanisme se marque par une attitude qui
nisme de la Renaissance, nous a légué l’idée s’affirmera lors de la Renaissance: l’hom m e n ’est
d ’une G rè ce antique tolérante et illuminée par la pas une créature chétive, ballottée par des dieux
raison. Il y eut certes, en Ionie puis à Athènes, aux fantaisies imprévisibles; l’Age d ’O r n’est pas
un éveil des lumières, une Aufklârung. Mais la dans un passé mythique, il se trouvera dans
profession d'Aufklârer n’était pas de tout repos. l’avenir, il sera conquis par l’effort humain. « Le
Il fallait lutter contre ce que Murray appelle the pire citoyen d ’une com m un auté civilisée»,
inherited conglomérâtes, le lourd héritage de déclare robustem ent Protagoras, « vaut mieux
superstitions, de notions primitives, conservé par que le plus noble des sauvages. »
le peuple et par les lois, défendu par une véritable Cet optimisme, Dodds le com m ente avec a m er­
inquisition des prêtres et des devins. tume : « Protagoras, avant sa mort, eut am plem ent
Ce m ouvem ent de pensée a naturellem ent varié l’occasion de le réviser. La foi dans le progrès
d ’un philosophe à l’autre. Il est cepend ant définis­ inévitable eut une carrière encore plus courte à
sable par les trois termes: matérialisme, rationa­ A thènes q u ’en Angleterre.» Il faut en effet
lisme et humanisme. reconnaître que le beau dém arrage grec s’est
Matérialisme, en ce que fut énoncée la théorie vite essoufflé. Dès le dernier tiers du v' siècle,
d ’une matière fondamentale, dont les diverses la réaction contre les lumières était légalisée.
combinaisons constituaient l’apparente diversité En 432, il fut interdit de ne pas croire au surna­
des choses. « Rien ne vient de rien», proposait turel et d ’enseigner l’astronomie. Maints philo­
Démocrite, « rien de ce qui existe ne peut être sophes, dont Anaxagore, Diagoras, Socrate,
anéanti. T o ut changem ent n’est q u ’agrégation ou Protagoras, Euripide, furent poursuivis, exilés,
désagrégation des parties. » Et, dès cet atom ism e exécutés. Leurs idées ne disparurent pas, mais
primitif, le déterminisme, qui caractérise si for­ elles progressèrent péniblement. On ne peut pas
tem ent le matérialisme moderne, est annoncé: dire, en 1965, q u ’elles aient encore triomphé.
« Rien n ’arrive fortuitement, mais tout a sa raison Mais, enfin, il y a eu malgré tout progrès, si
et sa nécessité. » Ainsi, la rupture est consom m ée coûteux, si sanglant q u ’il fût. Du fait même que
avec la pensée archaïque, avec les dieux capri­ nous racontons leur lutte, que nous en sommes
cieux et trop humains d ’Hom ère, les signes, les marqués, les persécutés du v* siècle et des autres
cérém onies magiques, les sacrifices. Le philo­ époques n ’ont pas souffert en vain.
sophe ne cherche plus à deviner les intentions L’expression familière «miracle grec» laisse, au
de divinités puissantes et féroces, mais à fond, entendre que l’apparition de la philosophie
com prendre le fonctionnem ent d ’une nature a utour de la m er Égée fut un événem ent inexpli­
organisée. cable, et com m e un don gratuit des dieux. Est-ce
entièrem ent justifié?
Dès le v' siècle, le rationalisme apparaît for­ L’érudition contemporaine a montré que l’affaire
tem ent constitué. Un X énophane, par exemple, était beauco up plus rationnelle et, oui, plus belle.
professe et la relativité des idées religieuses Il n ’y a pas eu miracle mais développem ent
et la tolérance et un inconnaissable qui préfigure général de l’intelligence humaine. Cinq siècles,
Kant. Il rejette, faute de preuves, et la validité en effet, avant la naissance de l’esprit scientifique
de la divination et cette importance du rêve pro­ en G rèce, un phénom ène identique avait lieu en

Le m atérialisme
Inde. II est m aintenant prouvé que l’astronomie, fonctions générales du développem ent humain,
l’esquisse d ’une théorie de la connaissance, non le monopole d ’une seule culture. C ’est en
l’atomisme furent conçus par K ananda dans les partant de bases com munes aux grandes civili­
mêmes term es que par Démocrite, mais avec sations du prem ier millénaire avant Jésus que la
presque un demi-millénaire d ’avance. Au v r siècle réflexion occidentale a pris un tournant, rac­
avant notre ère, dit R.C. Majumdar, A ryabatha courci peut-être, ou impasse, qui l’a conduite au
« avait découvert la théorie épicyclique, la durée matérialisme philosophique et idéologique.
correcte de l’année, la rotation de la Terre sur
son axe et la théorie exacte de l’éclipse lunaire». LE G R A N D T O U R N A N T . A R IST O T E
Cela n ’enchantait guère les autorités religieuses
qui enseignaient que l’éclipse est causée par les Protagoras est indubitablement un ancêtre du
tentatives du démon Rahu pour dévorer la Lune. matérialisme moderne. Il a lancé une idée qui
Elles n’allaient cependant pas jusq u’à proscrire aura de l’avenir, celle que la matière ne prend
l’astronomie et persécuter l’astronom e. En forme que par la perception humaine : « L’homme
mathématiques, en médecine, en botanique, en est la mesure de toute chose. » Cette im portance
psychologie, la priorité indienne est certaine. Les des sens, le « sensualisme », trouvera sa plus p a r ­
travaux de Filliozat (1949), Piggot (1950) laissent faite expression chez Condillac, en 1746, année
peu de doute et, dans son ouvrage classique où s’affirme le matérialisme proprem ent dit.
History o f Hindu Chemistry, Ray fait rem onter la Mais Protagoras se voulait en réaction contre
chimie pratique au xiir siècle avant Jésus. les autres grands ancêtres, notam m ent contre
Voilà qui heurte notre image d ’une Inde indiffé­ Dém ocrite et son atomisme. Il avait fondé l’école
rente à la science et aux valeurs «matérielles». des «sophistes», virtuoses intellectuels cosmo­
Mais n ’oublions pas que notre conception d ’un polites et fastueux, qui avaient un franc succès
Orient pétri de spiritualité a été formée au de curiosité et de scandale. A son tour, Socrate
xix' siècle, lors de l’expansion industrielle et colo­ réagit contre les sophistes, au bénéfice d ’un ratio­
niale. Les orientalistes faisaient connaître les nalisme pratique. Est-il, lui aussi, précurseur du
écritures védantiques au m om ent où Sainte- matérialisme? Non, si l’on considère q u ’il adm et­
Beuve rem arquait: « Les médecins sont sujets à tait la divination, la prémonition, com me l’Athé-
être matérialistes et les astronomes à être athées. » nien de la rue; qu’il ne s’intéressait à la nature
Au Moyen Age, il en était autrem ent. Jusqu’aux de la matière et du monde que dans la mesure où
grandes guerres dites « de Religion » qui rava­ cela lui était utile pour com prendre l’hom m e et
gèrent l’Europe au x v r siècle, toutes les affaires pour le transformer. Oui, en ce q u ’il est une
sociales, intellectuelles et politiques s’expri­ im portante étape de la formation du génie
maient et se justifiaient en term es religieux. européen et de son instrument clé, la logique
En Orient, d ’im portantes écoles inspirées formelle.
du bouddhisme et du confucianisme partaient Platon, son élève, parcourt une autre étape,
de la même attitude qui fit exiler Protagoras: l’avant-dernière, en ac centuant encore ces deux
« Q u an t aux dieux, j ’ignore s’ils sont ou s’ils ne caractères paradoxaux. Ce fervent m a th ém a­
sont pas.» L’absolutisme de la pensée médié­ ticien («Que nul n’entre ici s’il n ’est géom ètre»)
vale, la rigueur de l’inquisition auraient empli
les clercs chinois et indiens de d é g o û t 1. 1. C e rte s, la civ ilisatio n c h in o ise n 'a v a it p as le c a ra c tè re idy lliq u e que
V oltaire c é lé b ra it d an s ses p a m p h lets. Je v o u d rais so u lig n e r une fois
Si nous dépassons nos préjugés et si nous exa­ p o u r to u te s, à l’in te n tio n des le c te u rs é ru d its ou sp é cia liste s d e telle
minons les acquisitions historiques récentes, nous p é rio d e ou d e telle d iscip lin e, q u e ré s u m e r tre n te siècles d ’év o lu tio n
h u m ain e en qu in ze pages ne p e u t se faire sans sacrifier b e a u co u p
voyons que l’étude rationnelle de la nature, la de d é ta ils et d e n u an ces. M o n bu t est d e d o n n e r au le c te u r a tte n tif,
recherche de lois p erm e tta n t de la com prendre m ais n o n sp é cia lisé , u n e id ée cla ire d 'u n d é v e lo p p e m e n t h isto riq u e trè s
co m p lex e. C 'e s t aussi d e fo rm u le r q u e lq u e s h y p o th èses nou v elles qui
et de la contrôler, le patient travail de d éc o u ­ p e u v e n t in té resse r les sp écialistes; ceux-ci n ’o n t d ’ailleu rs a u c u n e p eine
verte, de formulation, d ’enseignement, sont des à rem p lir eu x -m êm es les ellip ses d e l’exposé.

L'École Perm anente 147


était résolum ent antim atérialiste, à tous les sens à la p en sée, à la sensibilité de la culture euro­
du m ot. Il avait fondé une d octrin e à laquelle le p éen n e. Ce processus a été lent. Le form alism e
M oyen A ge consacrera force palabres, le « réa­ d ’A ristote ne s’est im posé dans la th éo lo g ie ch ré­
lism e». Ce qui est réellem en t réel, si l’on peut tienne q u ’avec saint T hom as d ’Aquin. Il n’a pris
dire, c ’est l’id ée; les ch o ses ne sont que des valeur scientifique q u ’avec la m éth od e exp éri­
apparences transitoires. Le destin de l’hom m e est m entale, au x v i p siècle, et, en co re une fois, par
d ’errer dans une caverne obscure et d ’interpréter réaction: les fondateurs de la p en sée m oderne,
les om bres projetées sur les parois par la lum ière G a lilée, B acon , D escartes, rejetaient la physique
de l’Esprit, du D ieu sym bolisé par le U n. Il n ’est burlesque et l’autoritarism e issus d ’A ristote; mais
donc pas surprenant que la spiritualité la plus ils donnèrent l’efficacité à sa logique, à son
extrêm e se soit inspirée des co n cep tio n s plato­ Organon, son «in stru m en t». Le titre m êm e du
nicien nes. Novum Organum de B acon indique cette filiation.
M ais P laton, pour justifier sa p h ilosop h ie, avait L’ach èv em en t de la m éthode ne fut a ccom p li
p erfection n é l’instrum ent de p en sée déjà assoupli qu’en 1853, par G eorge B oo le, en un livre dont
par les soph istes et enrichi par Socrate. U ne nou­ le titre, lui aussi, est significatif: «In vestigation
velle réaction , un nouvel effort pour dépasser un des Lois de la P en sée, sur lesq u elles sont fon d ées
m aître, et A ristote crée la prem ière logique for­ les th éories m athém atiques de la logique et des
m elle. Elle persiste en co re aujourd’hui, pour le probabilités ».
m eilleur et pour le pire. Hors d ’elle, le m atéria­ Quand parut cet ouvrage, un R usse obscur,
lism e n ’a pas beaucou p de sens. Et c ’est préci­ L obatchew sky, allait bientôt mourir (1856) après
sém ent lorsque les logiq u es « rév isée s» du avoir im aginé la prem ière g éom étrie non e u cli­
X X e siècle franchissent les frontières p o sées par dienne et m ontré que les « lo is de la p en sée»
A ristote que la question m atérialiste perd sa n ’étaien t pas définitivem ent con n u es. D ep u is,
signification. nous avons d écou vert qu’il y a un nom bre in d é­
« Le m atérialism e», disait Lange, « n’est pas plus fini de g éo m étries et de logiques possibles. C elle
an cien que la p h ilosop h ie». Il entendait par là d ’A ristote a été et reste valide dans certain es
que les visions prim itives du m on d e, si riches, si lim ites; elle n’est pas unique et absolue. Son prin­
b elles, si satisfaisantes q u ’elles fussent pour la cipe d 'exclusion surtout (la troisièm e règle) est de
curiosité ou l’angoisse hum aines, n’avaient pas p ortée restreinte. La logique ch in o ise, par
assez de clarté pour rendre le choix nécessaire. exem p le, est égalem en t bivalente; la sym étrie du
Elles étaient en m êm e tem ps m atérialistes et spiri- corps hum ain, le m écanism e de sa reproduction
tualistes, naturalistes et surnaturalistes. C ette font que l’hom m e pense sp on tan ém en t par idées
indéterm ination a continué longtem ps après co u p lées. M ais la p en sée ch in oise, en face de
l’apparition de la philosophie. Les éco le s grecques d eux term es com m e m atière et esprit, ch erch e à
différaient dans leurs opinions sur la nature des les unifier en un tout com p lém en taire, ce que
dieux, sur la part qu’ils prennent dans les affaires sym bolise le fam eux ying et yang, tandis que la
hum aines, aucune ne récusait franchem ent leur logique gréco -eu ro p éen n e tend à les opposer.
existence. Elles avaient bien inventé la plupart des A insi, le débat m atérialiste prend form e. Ou bien
postulats, des fondations in tellectu elles du futur tout est m atière, ou tout est esprit: ce sont les
m atérialism e, mais non la n écessité rationnelle p h ilosop h ies monistes, qui ch erch en t à réduire
d ’exclure les postulats op p osés. Il fallait pour l’en sem b le des p h én om èn es à un seul principe.
cela qu ’apparaisse et s’im pose une logique aux Ou bien il y a deux principes et le problèm e sera
règles strictes: A est A; A n ’est pas B; X est A de com prendre com m ent ils p eu ven t se con cilier:
ou B, mais pas A et B. ce sont les dualistes.
N ou s disons bien une logique, quoique nos tra­ A ristote lui-m êm e p en ch ait vers le dualism e, qui
ditions o ccid en tales nous pou ssen t à dire la c on ven ait à son goût pour la sym étrie, pour les
logique, tant le systèm e d ’A ristote s’est incorporé classem en ts, et à sa volon té de réunir en un seul

148 Le matérialisme
organism e tou tes les con n aissan ces de son pays et regroupe les en seign em en ts de D ém o crite et
de son tem ps. C ’est-à-dire to u tes les con n ais­ d’Epicure.
sances im aginables, puisque : 1) ce qui n ’était pas S eu lem en t, les énorm es co n q u êtes rom aines font
grec n ’avait au cune im portance; 2) le m onde était affluer dans la Ville et les subtilités in tellec­
définitif et fixe. A près lui, la p en sée n ’avait plus tu elles g recq u es qui vont faire des ravages dans
qu’à tirer l’éc h e lle . C e systém atism e p èsera lourd les frustes cervelles latines, et les dieux redou­
sur la p hilosop hie occid en ta le et contribuera à tables de l’O rient. R om e, dit jolim en t Lange,
l’âpreté des querelles. Pour m ériter le nom de tom be « dans le gouffre des v ices et des m ystères ».
p h ilosop h e, le penseur qui se resp ecte devra créer Au prem ier siècle de notre ère, l’appétit religieux
un systèm e com p let et exclusif. se dirige vers M ithra et vers un assortim ent de
dieux m ineurs im portés en m êm e tem ps que
R O M E , O U LE R E F U S d’autres objets de luxe. Puis vient le christianism e.
D E LA PEN SÉ E PU R E Sous l’angle de notre problèm e. Jésus lui-m êm e
sem ble s’être aussi peu sou cié de la question
Q uand le dernier grand ancêtre du m atérialism e m atérialiste que de tou te autre dispute ph ilo­
arrive à A th èn es, vers 325, A ristote est en exil, sop h iq u e. N ou s ignorons, hélas! ses débats contre
A lexandre va mourir en A sie et l’illustre cité est les scribes et les d octeurs de la Loi. M ais nous
au term e de sa splendeur. É picure en seign e un savons que les grands maîtres m ystiques ne s’in té­
«sen su alism e»; seul com p te le bonheur, mais ce ressent pas à la sp écu lation . D ’une certaine
bonheur est le som m et de la raison et de la vertu : façon , ils sont m oins des philosop h es que des
« Vous vivrez com m e des dieux au m ilieu des praticiens, d es ingénieurs qui étudient la te c h ­
hom m es, car ce n ’est plus ressem bler aux nique de p h én om èn es, pour eux co n crets et
h om m es, mais aux dieux, que de jouir sans cesse expérim entaux. Ils n’écriven t pas, ou peu, et
du repos des d ieu x», ces dieux, infinim ent loin g én éralem en t pour disloquer la con n aissan ce ver­
des petits soucis hum ains, dans leur in co n cev a b le bale et faire place nette à l’« exp érien ce ».
p erfection . L’épicurism e originel n ’est pas plus
un m atérialism e que l’autre é c o le de sagesse de L es P ères de l’Église, évid em m en t, sont tout
ce tem ps, le stoïcism e. Pour les stoïcien s, tout est autre ch o se. Saint Paul, brillant propagandiste
m atière, y com pris les dieux. L’âm e du sage survit et manager, qui aurait pu rendre des points à
à la mort corp orelle et va rejoindre l’âm e univer­ L énine et à Ford, im plante une horreur de la
selle. C ette doctrine parle d on c bien de m atière, plus com m une sensualité. Saint A ugustin, le
mais dans une optique m ystique p roche des p seu d o -D en y s et b eau cou p d ’autres christia­
attitudes orientales. nisent un néo-p laton ism e qui régnera un p etit
Les deux é c o le s avaient du respect l’une pour m illénaire sur la th éo lo g ie: il y a la m atière,
l’autre et m aints points com m uns. Les co m m en ­ certes, mais elle est en tièrem en t p én étrée par
tateurs rom ains ne les op poseront q u ’en les l’Esprit; tout est sym bole, tout est égalem en t
dénaturant, com m e ils dénaturent la doctrine m iraculeux; il n ’y a pas de d ifféren ce entre le
d ’Épicure ju sq u ’à une ap ologie délirante de la vin que l’on presse chaque autom ne et le vin des
sensualité. D ans R om e, la qu estion du m atéria­ n o ces de Cana.
lisme ne se p ose guère. L es dieux sont partout En fa ce de ce m onism e de fait, la rencontre de
présents, en tant que fon ction n aires de l’État. l’h ellén ism e, de la gn ose et du zoroastrism e
Ils président aux charges de l’ordre social, avec produit le plus intransigeant d es dualism es.
des rôles définis et hiérarchiques. Surtout, pas de Zoroastre passe pour le réform ateur d ’une antique
spéculation gratuite: la scie n c e est m obilisée dans religion iranienne rem ontant aux civilisations
le gén ie m ilitaire et civil. La seu le contribution ch alcolith iq u es du iir m illénaire. Lors de ses cap ­
im portante à la g en èse du m atérialism e est le tivités, le peu p le d ’Israël en fut certain em en t
De Natura Rerum, grand p o èm e où L ucrèce m arqué. Il y a deux « p rin cip es» en lutte in co n ­

L'Ecole Permanente 149


ciliable, Orm uzd et A hrim an, le bien et le mal, m ains d es Turcs, la ch rétien té est au plus mal;
la lum ière et les ténèbres. Au ir siècle après sous les cou p s de la division intérieure et de la
Jésus, l’hérésie m an ich éen n e se d év elo p p e. Ce pression étrangère, de la p este et des fam ines,
systèm e, qui tend à l’an éan tissem en t de la l’ordre m éd iéval s’écrou le à son tour. Pourtant,
m atière et de l’hom m e corp orel, est une m en ace l’E urope réussit un extraordinaire redressem ent.
d irecte non seu lem en t contre tou t ordre établi, C inquante ans plus tard, elle a c o m m en cé son
mais con tre la survie elle-m êm e. Au me siècle, les expansion im pitoyable; ses navigateurs ont
Em pereurs exterm inent la secte. On sait com m ent d écou vert l’A m érique et le passage du Cap vers
elle resurgit après l’A n m ille dans le sud de la les Indes: la plus brillante et la plus exp losive
F rance et en Italie, sous la form e du catha­ p ériod e créatrice de tous les tem ps est en cours.
risme, pour être à nouveau et féro cem en t détruite C e coup de théâtre n’est pas aussi m iraculeux
par la seule croisade interne à la chrétien té. qu’il paraît. En refluant, l’ordre m éd iéval a libéré
M ais si les albigeois ont été m assacrés par les de n ou velles structures, len tem en t éla b o rées et
troupes de Sim on de M ontfort et ce qui en restait prêtes à servir. D ’abord, l’activité tech n o lo g iq u e
brûlé par les dom inicains, leur philosophie a sur­ a été prodigieuse au M oyen A g e: le systèm e
vécu dans tou te la sensibilité o ccid en ta le, à féod al était dur, et les travailleurs d evaien t, pour
travers l’am our rom anesque. C ’est l’o cca sio n de survivre, d ép loyer b eau cou p d ’in gén iosité.
souligner que les id ées d e nos an cêtres n ’ont pas E nsuite, presque clan d estin em en t, des cen tres
qu ’un intérêt rétrospectif. A ujourd’hui en core, de savoir préparent une vision n eu ve du m on d e.
des sentim ents qui nous sem b len t évidents, Les universités, disputant de p rob lèm es scola-
naturels, sont con d ition n és par le m anichéism e: stiques g én éralem en t absurdes, y ont eu peu de
l’am our sans espoir, le bonheur qui se conquiert part. La R en aissan ce devra p én ib lem en t les
à travers d’infinies difficultés sont les bases de conquérir. D es esprits chagrins préten d en t q u ’au7
la littérature populaire et de la chanson. jou rd ’hui en core la victoire n’est pas acquise
Et d on c, les com battants du m atérialism e lut­ et q u ’il persiste dans nos universités plus que des
teront pour la liberté sex u elle, pour une sen si­ traces d ’esprit scolastiq u e. M ais il y avait, par
bilité proche de l’antique, contre les Tristan et exem p le, l’É co le de Chartres, institut te ch n o ­
Y seult m anichéens et leur innom brable p o sté­ logique avant la lettre.
rité. Le term e «lib ertin », à l’origine désignant A lors que la philosophie dom inante était , stéri­
la libre pensée, prendra le sens tout différent du lisée par la foi absolue en la vérité (nous dirions
m oderne libertinage. aujourd’hui: scientifique) des tex tes bibliques et
par le m onism e augustinien, Chartres élaborait
LE M O Y E N A G E : LA D IC T A T U R E une vision naturaliste du m onde d ont les postulats
D E LA SP É C U L A T IO N sont à p ein e différents de ceux du père T eilhard.
A ux cris d e: B lasphèm e! G uillaum e de C on ch es
N ou s som m es insen sib lem en t arrivés en plein répliquait: « J e ne retire rien à D ieu . Il est
M oyen A ge et, historiquem ent, c ’est à peu près l’A uteur de tout, sauf du mal; mais la nature dont
ainsi que les évén em en ts ont évolu é. L ’ordre Il a pourvu Ses créatures acco m p lit un ensem ble
rom ain s’est effondré, mais ses structures de d ’opérations qui tournent à Sa gloire.» Ou:
base ont tenu, perm ettant le p rocessu s bien « C hercher la raison des ch o ses et les lois de leur
connu d’assim ilation des envahisseurs m oins g en èse est la grande m ission du croyant... Ce
civilisés. Le légalism e, l’art oratoire, l’esprit n ’est pas à la B ible de vous en seign er la nature
guerrier, le m épris pour la scie n c e , l’éco n o m ie des ch oses; c ’est le dom aine de la philosophie. »
de prédation et d ’esclavage con tin u en t au Pour nous don n er une leço n de relativism e histo­
xii' siècle, quand se fondent les prem ières uni­ rique: lors de la « chasse aux sorcières» du sén a­
versités, à B ologn e, puis à Paris. teur M acC arthy, un m em bre du C ongrès am é­
Vers 1453, quand C on stan tin op le tom b e aux ricain, Cari T. D urham , soum it à son inquisition

150 Le matérialism e
un ouvrage susp ect de com m unism e. En effet, co n cen trer, com m e à F loren ce, les b én éfices
une illustration m ontrait Ève pourvue d ’un de l’art, de la scie n c e, de l’industrie, de la civiltà.
nom bril, attaque d irecte con tre l’en seig n em en t Q uant aux autorités p olitiques, religieu ses, in tel­
biblique puisque notre m ère à tous est n ée d ’une lectu elles, elles ne ten aien t pas leur pouvoir de
c ô te d ’A dam . A près exam en , une so u s-co m ­ quelque hyp oth étiq u e libéralité divine; elles
m ission con clu t que la sécurité des É tats-U nis étaien t, com m e le reste, ju sticiab les d evant la
n’était pas en cause et que l’inspiration com m u ­ R aison.
niste n ’était pas évid en te, considérant que «T u déterm ineras ta propre nature», ainsi parle
M ich el-A n ge s’était perm is la m êm e licen ce. D ieu à A dam , par la bou ch e de Pic de La Miran-
Un autre chartrain, A bélard de B ath, c o lle c ­ d ole (l’érudit qui voulait savoir tout, et le reste),
tionnait les traductions de l’A ntiquité produites « sans être contraint par aucune lim itation, grâce
par les infatigables traducteurs hispano-arabes. à la liberté que je t ’ai d on n ée. Je t’ai p lacé au
Le M oyen A ge ignorait la proliférante p en sée m ilieu du m onde pour que tu puisses m ieux voir
de l’O rient e t jusqu’à l’e x isten ce de l’É co le ce qui est dans le m onde. Je ne t ’ai fait ni céle ste
d ’A lexandrie. C ’est surtout par l’interm édiaire ni terrestre, ni m ortel ni im m ortel, afin que, telle
des A rabes que nom bre d ’auteurs ont été réin­ une création libre et souveraine, tu sach es te
troduits dans la p en sée m éd iévale d ’Europe. forger et te sculpter toi-m êm e en la form e que
tu auras ch oisie. »
LA R E N A ISS A N C E : Ce pouvoir et c ette liberté, les R enaissants
LA P R IM A U T É D E LA SC IE N C E l’assurent par une prise ferm e sur la nature,
sur la so cié té , sur l’histoire. L ’hom m e est nature,
Lorsque le M oyen A ge su ccom b e, les R enaissants la plus haute form e de la nature. Il ne peut
d isposent d ’une solide tech n o lo g ie, de textes l’ignorer ni la m épriser. D eu x co n séq u en ces prin­
an ciens accessib les, de p uissantes id ées dorm ant cip ales: le rejet de l’ascétism e, l’im portance de
depuis des siècles. Sur ce point d ’appui, ils vont la sc ien ce . L orenzo Valla, par exem p le, n ’a pas
sou lever le m onde et dire « la dignité et l’e x c e l­ peur d ’aller loin dans les im plications de ses
len ce de l’hom m e». « A partir de la seco n d e th éories: « H u m ainem ent parlant», dit-il dans son
m oitié du x iv e siècle, écrit N . A bbagnano, les De Voluptate, « les prostituées sont plus m éritantes
écrivains, les historiens, les m oralistes et les p o li­ que les vierges con tin en tes. » D an s son De Pro-
ticien s d ’Italie ont insisté unanim em ent sur le fait fessione religiosorum, il co m m en te une idée
qu’un changem ent radical avait eu lieu , m ani­ d’avenir: celu i qui suit le m ieux l’en seign em en t
festé par l’attitude de l’h om m e envers le m onde du Christ n’est pas celu i qui se voue à la co n tem ­
et envers la vie. Ils étaien t con vain cu s qu’une plation m onastique, mais celu i qui con sacre son
n ouvelle ép oq u e avait co m m en cé, qui rompait activité à D ieu . Jésus sem ble ne pas avoir été
n ettem en t avec le M oyen A ge. Ils entreprirent tout à fait de cet avis, mais, à travers le calvi­
de clarifier la signification de ce ch an gem en t. » nism e, la valeur religieuse du travail, du su ccès
C et hom m e nouveau apparaissait com m e un être m atériel im prégnera tou te la m orale anglo-
fini et rationnel, qui n ’était pas exilé dans la saxonne.
nature, ni con dam n é par quelque m ystérieux D ’autre part, les R enaissants avaient b esoin , pour
d écret à une am ère d estin ée individuelle et affirmer leur pouvoir et leur liberté, d ’un m onde
sociale. Il avait sa p lace, une p lace ém in en te, ouvert, transform able, régi par la causalité. Le
dans la nature. Par, et dans la vie so cia le, il m onde fixe et la finalité d ’A ristote les ex a sp é­
pouvait s’accom plir. Les grands voyageurs m on ­ raient. G a lilée, parmi d ’autres, attaquera le prin­
traient que la Terre était p lein e de rich esses et cip e d ’autorité avec to u tes les ressources de son
de m erveilles prêtes à être con q u ises. Les gén ie et de sa rem arquable habileté.
citoyen s p ou vaient faire de leur cité quelque Pour faire tout ça, il fallait être prospère. Pour
ch ose où il était bon de se sentir un hom m e: ch erch er de bons argum ents contre l’ordre à

L'École Perm anente 151


détruire, il fallait ressusciter des ordres plus « L’anthropologie sem ble m ontrer», écrit Murra,
anciens. L ’im portance d éterm in an te de l’é c o ­ « que les inherited conglomérâtes n ’ont prati­
nom ie et de la p ersp ective historique, qui s’ép a ­ qu em en t aucune ch an ce d ’être vrais, ou m êm e
nouira aux xviii' et xix' siècles, est une con q u ête cohérents; mais, d ’un autre cô té , q u ’aucune
renaissante. so c iété ne peut exister sans eux ou m êm e subir
im puném ent leur correction radicale. » « La révi­
LE T O U R N A N T H IST O R IQ U E sion des idées, les progrès de la raison», ajoute
D odds, « sont l’affaire d ’hom m es fortem ent m o­
M ais, dans ce foison n em en t d ’id ées, où est le raux, assez adultes pour se passer de la carapace
m atérialism e? N ulle part: il n’a pas en co re été de la tradition. » Il n’en est pas de m êm e pour la
inventé. C om m e les G recs dont ils renouaient la grande majorité de la population. « Et il est hors de
tradition, les R enaissants construisaient la scien ce, doute », conclut-il, « que le progrès des idées a beau­
la tech n iq u e, la p en sée hum aniste et libérale; coup contribué à détruire les sociétés antiques. »
ils lu ttaient con tre l’autorité et les routines; ils Les grands R enaissants étaien t assez forts pour
p olissaien t de belles id ées subversives sur D ieu , jou er sans risque avec les id ées. Leur projet était
la nature, les m œ urs, n’im porte quoi. C ependant, bien de changer la so ciété, l’h om m e et le m onde,
ils ne voyaien t pas la n écessité rationnelle de mais ils souhaitaient une révolution raisonnable.
tout réduire à la m atière tangible. Il en sortit la R éform e et la C on tre-R éform e.
Les C lassiques, qui prennent le relai, ne la voient La chrétienté m édiévale avait besoin d ’un profond
pas non plus. B acon , dans la m esure où son esprit aggiornamento, d ’une mise à jour, mais on ne
retors de politicien perm et de le savoir, est par­ peut s’em p êch er de penser que son prix en so u f­
tisan d ’une sorte de m onism e com p atib le avec le frances hum aines a été trop cher. Q uand la
surnaturel. D escartes plante ferm em ent le cogito guerre de T rente ans se term ine, en 1648, par
ergosum : l’hom m e est esprit, il p en se, c ’est l’év i­ la victoire posthum e de R ich elieu qui l’avait
d en ce fon dam entale; il est, d ’autre part, associé entreten u e pour abattre la M aison d ’A utriche,
à un corps-m achine; les rapports entre les deux les États allem ands avaient perdu la m oitié de
ordres, malgré ses efforts et ceux de son é c o le , leur population. Les huit guerres françaises de
ne seront jam ais bien clairs. G assendi rénove R eligion furent atroces, et l’A ngleterre sortit
l’épicurism e, sous sa form e digne et originale, et d es sien n es dém oralisée.
il reste prêtre fort scrupuleux. H ob b es n’affirme La religion avait peu à voir dans ces luttes p o li­
pas ou vertem en t sa th éorie de la corporalité de tiques. Elle déguisait les buts tortueux des R ich e­
D ieu , qui contredirait le d ogm e anglican, mais il lieu, C rom w ell, W allenstein et autres, parce
le croit conciliable avec la plus pure religion natu­ q u ’elle avait une action p sy ch ologiq u e, com m e
relle. Bref, le m atérialism e proprem ent dit, celu i les id éo lo g ies non m oins fum euses qui ont cours
qui reste rejette catégoriq u em en t l’invisible, se en 1965. M ais l’idée m êm e de religion en fut
prépare peut-être, mais il ne s’est pas synthétisé. d éco n sid érée. D e nom breux in tellectu els en
avaient littéralem ent assez, de c e s justifications
N ous avons vu que la logique d ’A ristote avait th éologiq u es aux pires m assacres.
opéré le tournant philosop h iq u e. L’instrum ent Le résultat de cette tragique époque est le scepti­
de la p en sée o ccid en ta le tendait dès lors vers cisme. C e m ot, dans son sens actu el, est répandu
l’opposition plus que vers la com p lém en tarité. par le Français B ayle, dont le Dictionnaire histo­
M ais cet instrum ent, puissant et souple tout de rique et critique (com bien critique!) et a un
m êm e, puisqu’il a perm is l’œ u vre de N ew ton , énorm e retentissem ent. En grec, il signifiait
n’était pas fatalem ent déterm in é à produire seu lem en t «ob servateu r». Pour B ayle, et pour
l’opposition entre le m atérialism e et l’idéalism e. l’élite libérale de la fin du x v ir siècle, observer,
Pour que cela arrive, à une date historique pré­ c ’est douter. O bserver les action s cou vertes par
cise, il a fallu un tournant historique. la religion, c ’est douter de la validité d es pré­

152 Le m atérialisme
tentions religieuses. C e scep ticism e français, propagandiste. Le problèm e esprit-m atière, D ieu-
c ’est en som m e le catalyseur d ’une réaction ch i­ U nivers, lui paraissait sim ple: «Je suis corps et
mique qui ne s’était jam ais en co re produite, si je p en se. » L’univers est m écan iq u e com m e une
elle avait été longtem ps préparée. horloge, mais il faut bien un horloger. Q uoi de
Le fam eux historien britannique B u ck le a sans plus clair?
doute été le prem ier à le m ontrer: c ’est de H istoriquem ent, le problèm e était ailleurs: dans
l’éch ange entre l’A ngleterre et la France qu’est la lutte contre l’absolutism e de Louis XIV, contre
né le m atérialism e. L’exem p le significatif est la tyrannie in tellectu elle de l’É glise, pour les
celui des rapports entre N ew ton et V oltaire. libertés civiles et individuelles. Un fort courant
N ew ton avait été astronom e, p h ysicien , m ystique d ’opinion travaillait aux m êm es buts. Du point de
et haut fonctionnaire. Personne n’avait été plus vue de l’histoire gén érale, qui con sid ère m oins
loin dans l’in telligen ce de la nature « m écan iq u e » les év én em en ts politiques que les grands p h é­
de l’univers; il était l’auteur de Commentaires nom èn es évolutifs, la question en jeu était la pré­
sur ïA pocalypse de saint Jean; il avait dirigé ce paration de la révolution industrielle. En A n g le­
qui allait d evenir cette form idable p u issan ce, terre, elle était im m inente: un siècle plus tard,
la Banque d’A ngleterre. C e pays était sorti de ce pays représenterait deux pour cen t de la p op u ­
sa révolution et de sa restauration; il avait trouvé lation m ondiale et produirait cinquante pour cent
une stabilité qui dure e n co r e, en harm onisant des biens industriels. En F rance, la situation était
une hiérarchie bien assise et les libertés civiles. telle que la révolution technique réclam ait une
N ew ton avait mis dans sa p en sée le m êm e ordre: révolution in stitutionnelle, l’a ccessio n au pouvoir
il donnait les lois de la m écan iq u e c éle ste , sans de la bourgeoisie laborieuse, l’abolition des privi­
exclure la dom ination de D ieu et la finalité de lèg es aristocratiques et des corporations qui lim i­
la C réation. D ieu et la m atière se com p létaient taient l’activité ouvrière.
com m e le R oi et le D roit. L'Encyclopédie, dirigée avec enthousiasm e par
Ainsi, et nous som m es m aintenant dans le premier D id erot et d ’A lem bert, fut à la fois un m onum ent
tiers du x v n r siècle, le divorce entre le m até­ des con n aissan ces tech n iq u es et une m achine
rialisme et l’idéalism e n’a toujours pas eu lieu. de guerre contre l’A n cien R égim e. D id erot ne
La scien ce et le libéralism e se sont affirmés, mais vint que tard au m atérialism e intégral: son Rêve
sans exclure la religion et le surnaturel. Le mot de d ’Alem bert, où il prend p osition sans éq u i­
m êm e de « m atérialism e» n’a pas été créé. A rm é voq u e, est de 1769. D ans le prem ier état de sa
de sa rigoureuse logiq u e, l’O ccid en t a dépassé p en sée, il reste dans l’optique n ew ton ien n e-
tou tes les autres civilisation s dans l’étude d e la voltairien n e.
nature, mais elle ne s’en est pas séparée ph ilo­ L’historien scrupuleux souffre sou ven t dans sa
sophiquem ent. co n scie n c e de devoir produire des dates précises,
Peu après la mort du grand g én ie anglais, Voltaire alors que les év én em en ts réels restent indéter­
s’était rendu si insupportable à Paris qu’il avait m inés. C e n ’est pas le cas du m atérialism e. C ette
dû traverser la M anche. Il rapporta d ’exil les philosophie, lon gu em en t a n n o n cée, mais qui
Lettres philosophiques sur l’A ngleterre, ou Lettres aurait pu fa cilem en t ne jam ais être, co m m en ce
anglaises, dont le L arousse dit: « P u b liées en 1745, avec VHistoire naturelle de l’A m e, de
en 1734, elles m arquent un progrès notable de La M ettrie. A lors, l’effort de cen t générations
l’influence anglaise en France. Elles sont aussi un prend sens, conduit au bou leversem en t de 1789
pam phlet qui inaugure la lutte contre le chris­ et, quand s’ach èven t les guerres n ap oléon ien n es,
tianism e, les institutions politiq u es de la France malgré les vaines ten tatives de restauration de
et contre les m œ urs et id ées du siècle p récèd en t. » l’ordre an cien , le m onde entre dans cette époque
Elles introduisent dans notre langue le term e nationaliste, industrielle, révolutionnaire où nous
matérialiste, mais en se référant à la solution vivons aujourd’hui.
n ew tonienn e, pour laquelle V oltaire fut un ardent GABRIEL VERALDI.

L'École Perm anente 153


Où en est la recherche de la vie extra-terrestre?
W illiam R. Corliss, rédacteur scientifique de « Science and Technology »

Nous publions cette importante enquête dans le cadre des accords passés
entre Planète internationale et la grande revue scientifique américaine
« Science and Technology ».

EN Q U Ê T E D ’U N O U I O U D ’U N N O N C A T É G O R IQ U E

C om m ent savoir si la vie existe ailleurs? En y allant voir! A ucun


La vie autre m oyen ne s’offre à nous. A m éricains et R usses étudient a ctu el­
existe-t-elle lem ent ce problèm e. M ais celu i-ci ne pourra être résolu que si, aupa­
ailleurs que ravant, une série d ’instrum ents ont été mis au point pour pouvoir
d étecter la vie à coup sûr. C es instrum ents n’existen t pas en core.
sur la Terre? En revan ch e, ce qui est déjà en cours de réalisation, c ’est un certain
nom bre de program m es qui devraient perm ettre de cerner un large
Les savants éven tail de questions expérim entales. Par ce m oyen , on devrait
réduire d’autant la m arge d’am biguïté que rep résen ten t d ’é v e n ­
cherchent tu elles d éco u v ertes iso lées, telles que: acid es am inés, élém en ts
à le savoir organisés ou «artifa cts» , réalisations dues à une vo lo n té organi­
satrice. C e sont tout au plus des p ossibilités de vie et non des
preuves.
Mais sauront-ils Le grand problèm e, et que nous ne résoudrons p eu t-être jam ais,
poser correctement est celu i d ’une form e de vie qui serait si d ifférente de la nôtre qu’elle
les questions n ’im pliquerait pas les m êm es ingrédients pour la nutrition, la trans­
piration ou l’excrétion . N otre nature est ainsi faite que nous ne
et pourront-ils pourrons jam ais découvrir que ce que nous pou von s définir, et nos
interpréter m oyen s sont cru ellem en t lim ités.
les réponses?
N O U S A R R IV O N S À L ’IN S T A N T D E LA PR E U V E

Savants et p h ilosop h es, de toute étern ité, ont hésité entre deux
h yp oth èses extrêm es quant à l’éten d u e de la vie: 1) Elle serait

La vie est-elle un miracle


ou une statistique?
(P h o to A n d ré a s F eininger).
Les ouvertures de la science 155
exclusivem ent circonscrite à notre planète. 2) Elle courbe de crédibilité, elle ne partira pas de zéro,
se m anifesterait partout et abondam m ent dans d ’aucuns étant déjà intim em ent con vain cu s de la
l’univers. p résen ce « là-bas » d ’une sorte de vie. U ne série
Sur l’ex isten ce d ’un e vie extra-terrestre, nous con tin u e de résultats p ositifs ou négatifs nous
n’avons recueilli que de vagues et rares indices: entraînerait vers l’une ou l’autre des branches
« élém en ts organisés» des m étéorites, «sp ectres ♦ asym ptotiques de c ette cou rb e, parce que le
infléchis» m artien s— qui pourraient être dus à nom bre d ’indices positifs, aussi grand soit-il, ne
des m o lécu les organiques — et qu elq u es signaux- saurait convaincre tous les incrédules et que,
radios bizarres. Si, cep en d an t, la probabilité d ’autre part, nous ne saurions explorer tout le
d ’une ex isten ce extra-terrestre est revenue à la co sm o s au cas où nous n ’aurions pas d é c e lé trace
m ode et s’est co nsid érab lem en t éten d u e, ce n’est de vie dans le systèm e solaire. Il faut s’attendre
pas tant à cause de nos n ou velles con n aissan ces à des indices contradictoires tom bant, soit à cô té,
extra-terrestres, mais parce que la vie sur Terre, soit sur les deux branches à la fois, plutôt q u ’à
déjà si vigoureuse et si riche, s’est révélée incroya­ des recou p em en ts en série sur l’une ou l’autre,
blem ent adaptable dans sa m ultiplicité. la cause de ces renseignem ents contradictoires
N ous en som m es arrivés au point où nous pouvons étant indifférem m ent une d éficien ce du m atériel
espérer pratiquer des expériences de « détection o u # des questions mal posées.
de vie» par sondes spatiales. M ais dans l’état M êm e co rrectem en t p osée, aucune des questions
actuel de la technique nous ne pouvons guère ne saurait être co n clu an te. T o u tes sont — n é c e s­
espérer aboutir très vite à une réponse claire — par sairem ent — basées sur l’hyp oth èse d ’une vie
oui ou non —, à un début de renseignem ents précis, identique à celle que nous connaissons; il n ’y a
si vous préférez. N ous n’avons, par exem ple, pas pas d ’autre façon pour nous d ’envisager nos e x p é ­
d’instrum ents capables de distinguer des form es riences. M êm e c elles qui ont rapport à des v es­
de vie marginales de la m atière inorganisée. Tout tiges de vie anim ale, en dépit de leur caractère
au plus pouvons-nous espérer obtenir quelques visuel et de leur aspect p sych ologiq u em en t
probabilités discutables. N ous ne pouvons mieux séduisant, p eu ven t elles-m êm es être « fa u ssées»
faire à partir de la Terre. par des fallacieu ses apparences de vie. D an s la
Im aginons qu’un dispositif parvienne sur Mars et vie cou ran te, nous avons établi une cloison
nous inform e, par radio, de la présence d ’acides étan ch e entre la vie et la n on -vie, séparant n ette­
am inés dans un échantillon recueilli. La vie existe- m ent les ch ien s des youyous, les pom m es de terre
t-elle? N ou s ne pouvons que répondre: «P eu t- des cailloux, et les m icrobes des m étéorites. C ette
être. » Ce « peut-être » serait un peu plus affirm atif cloison est m oins solide qu’on ne le croit. La
si nous d étectio n s des p rotéines, ce qui co n sti­ m eilleure définition de base de la vie se rapporte
tuerait un pas de plus. M êm e si un m icroscop e, à ses trois attributs principaux: le m étabolism e,
am ené su rp la ce, faisait une d éco u v erte en appa­ la reproduction et l’évolu tion . C es attributs
rence indiscutable, un esprit critique pourrait s’étendent universellem ent à tous les organism es
en core ob jecter (et avec raison) qu’un éq u i­ terrestres. Il peut exister quelque part des créa­
pem en t mal stérilisé a transporté la vie avec lui. tures qui d épassent ces lim ites sém antiques. N ous
voyon s sur la Terre m êm e des organism es qui
P R E M IÈ R E D IF F IC U L T É : défient nos propres norm es, com m e le fer et les
PO SE R C O R R E C T E M E N T LES Q U E ST IO N S b actéries m angeuses de soufre. Pourquoi
s’attendre à m oins sur Mars? N o u s ne pouvons
Les d écou vertes de nos d étecteu rs de vie ne to u tefo is pas nous passer de ces attributs dans la
feraient que sou lever à chaque pas d ’autres con stru ction de nos d étecteu rs de vie, et nous
séries de questions, de poser d ’autres séries de n’avons plus qu’à nous fier à notre bonne fortune !
problèm es nécessitan t l’intervention d ’autres Pratiquem ent, il n’y a pas de d ésaccord sur le
catégories de sp écialistes. Si nous traçons une choix des prem iers destinataires de ces questions,

156 Où en est la recherche de la vie extra-terrestre?


une fois form ulées. Q uoique la vie soit c o n c e ­
vable sur tou tes les planètes, tous leurs satellites
et tous les astéroïdes, nous ne p ou von s, pour le
m om ent, ne lancer d ’appareillages valables que
sur la L une, Mars et Vénus. M ars est la seule de
ces trois cib les qui ait apparem m ent des tem p é­
ratures et d es propriétés chim iques gén ératrices
de la form e de vie qui nous reste fam ilière.
La plupart des gens supposent que la Lune, est
co m p lètem en t « m o rte» . D es form es de vie
p eu ven t néanm oins persister à l’om bre des cra­
tères, surtout si les volcan s y sont en core en
action, avec des m ou vem en ts de chaleur, de gaz
et de vapeur d ’eau, com m e de récen tes obser­
vations perm ettent de le supposer.
M ais déjà la Lune peut fort bien avoir été
con tam in ée par l’exp losion des fusées R anger et
Lunik, ou par des débris porteurs de vie ram enés
de la Terre par des m étéorites. On ne s’attend
♦ asym ptotiques
plus guère à pouvoir découvrir sur la Lune des
signes de vie véritablem ent intrinsèques; les pre­ On appelle asymptote une ligne droite telle que
m ières sondes lunaires ne s’accom p agn eron t la distance d ’un point d ’une courbe à cette
d’aucun équipem ent à cet effet. droite tend vers zéro quand le point s’éloigne
Vénus sem ble hors de question, elle aussi, pour à l’infini sur la courbe.
d’autres raisons. Ses tem pératures, selon les
récen tes estim ations des M ariners, d oiven t être
beaucoup trop hautes pour supporter une vie du ♦ des questions mal p osées
;
type terrestre, et son atm osphère apparaît non
Personne ne connaît, avec une certitude
m oins inhospitalière. absolue, les bonnes questions à poser pour
Pour Mars, c ’est une autre histoire. Il nous offre, détecter une vie extra-terrestre. Cependant,
avec un clim at et une atm osphère pour le m oins on peut distinguer trois ordres généraux de
assez loin des nôtres, la m eilleure et peut-être questions:
ultim e ch an ce d’observer des m anifestations Celles qui se ram ènent aux composants chi­
d’une vie extra-terrestre à l’intérieur du systèm e miques de la planète visée, tels que les acides
solaire, pour le m om ent toujours à l’abri de nos aminés et les protéines, que l’on associe com­
munément à la vie sur Terre.
contam inations. La nature ne nous a com m u ­ Celles qui ont trait à la manifestation d’un
niqué à cet égard aucun indice négatif. Il im porte métabolisme, à l’absorption d’éléments nutritifs
m aintenant d ’y regarder de plus près. de type terrestre par des échantillons extra­
A vant d’étudier les instrum ents requis pour terrestres, avec des réactions chimiques compa­
d étecter la vie, il faut exam iner un instant un rables à celles que nous constatons sur Terre.
problèm e essentiel: celui de la con version des Celles qui englobent toute trace d’une forme
co n cep tion s théoriques en appareils légers et sûrs de vie présente animale, par exemple, ou
qui puissent fonction ner de co n cert avec les passée (comme les fossiles) ou d ’architecture
(comme les « canaux», que l’on a cru voir sur
autres. Mars).
N ou s en savons tous assez long sur le poids, la
puissance et le quotient de sûreté relative qu ’on
doit assigner aux engins spatiaux. Les lim ites !f5?îîîS5««î;?!SI?!*lsl?!!??în!l?!8SSSI{tt!fiîHS85!Ü98HS3l®SillHfllitîiHfflî*îKI«8lî?S333IIS8Pi*IS!f88S

Les ouvertures de la science 157


im posées par les surfaces internes de ces engins capsule puisse s’im m obiliser au sol en d ou ceu r
sont m oins con n u es. L’engin type com prend un grâce à un « freinage » à air. C ’est certain em en t
m inimum de dix systèm es subsidiaires, auxquels la plus sim ple m éth od e. Si, cep en d an t, com m e
il faut ajouter le véh icu le de lan cem en t, qui lui l’indiquent de récen ts calcu ls, la pression à la
reste tem porairem ent attach é, le co m p lex e surface de M ars est approxim ativem ent égale au
d’orbitage et de com m u n ication relié à la Terre. quarantièm e de celle à la surface de la Terre,
L’interface biologiq u e est essen tielle pour les il faudra recourir à un systèm e de freinage par
exp ériences de d étectio n . Il faut évid em m en t réaction-arrière, com m e pour un débarquem ent
protéger le d étecteu r de tout m icro-organism e sur la Lune. Les fu sées à réaction-arrière posent
terrestre susceptible de s’y fixer. La surface de un certain nombre de problèm es. Elles augm entent
M ars, non m oins évid em m en t, doit être p rotégée d ’abord le poids de l’appareil, et ju ste à l’em pla­
♦ con tre toute invasion de ce genre. Les en q u ê­ cem en t le plus sensible. Leur con trôle ajoute à la
teurs am éricains en sont persuadés. com p lexité de l’en sem b le et com p rom et ses
Les prem ières sondes, en particulier c elles que ch an ces. M ais, fait plus grave, elles rendront
l’on prépare aujourd’hui, passeront à une trop d ’autant plus difficiles les rech erch es b iologiq u es
grande distance (5 à 10 000 kilom ètres) de leur et am bigus leurs résultats éven tu els, car l’éch a p ­
o b jectif final pour perm ettre de véritables ex p é ­ p em en t risque de griller le terrain de débar­
riences de d étection . C ette proxim ité relative qu em en t (et peut-être m êm e de tuer des orga­
perm ettra néanm oins de m ieux connaître le pay­ nism es vivants), et les sous-produits de la
sage physique de Mars et de déterm iner la form e com bustion peu ven t con tam in er les environs
de vie qu ’il pourrait tolérer; elle pourra aussi im m édiats de l’engin.
nous aider à délim iter les terrains les plus fa v o­ R este en core le problèm e du nom bre et de la
rables à des débarquem ents ultérieurs. U ne ex p é­ taille des engins. Faut-il choisir une flotte de
rience à l’infra-rouge, grâce à ♦ un scrutateur taille réduite, de façon à assurer le su ccès d ’un
spécial notam m ent, repérera les con cen tration s p etit nom bre et perm ettre une étude statistique
de vapeur d ’eau et les tem pératures au-dessus de des ren seign em en ts partiels obtenus, ou jo u er le
la norm ale. Les endroits relativem en t chauds, tout pour le tout et ten ter de débarquer à
hum ides ou propices à la culture m icrobienne l’endroit idéal, dans une position id éale, un seul
seraient éven tu ellem en t les prem iers à visiter; vaisseau muni d ’un appareillage com p let, pour en
mais en core faudrait-il q u ’ils fussent assez tirer unilatéralem ent ensuite tous les ren sei­
étend us pour être identifiés. gn em en ts possibles? Les deux th èses ont leurs
U ne cartographie de ce genre n ’a de valeur que in con vén ien ts et leurs avantages.
si l’on obtien t un grand nom bre de ren sei­ C om m ent, enfin, d étecter à d istan ce, dans
gnem ents; le scrutateur fournira environ dix l’esp a ce, des traces de vie? C ’est un peu com m e
élém en ts d ’inform ation qui serviront à circons­ si nous ten tion s l’exp érien ce au Sahara: pas
crire les m eilleurs points de débarquem ent, tous question d ’attraper des lapins ou des in sectes.
prévus dans un seul but: savoir si une vie extra­ Il serait b eau cou p plus sim ple, et probablem ent
terrestre existe. b eau cou p plus payant, de nous en tenir aux
m icro-organism es qui p eu p len t notre biosphère.
N O U S IR O N S C U E IL L IR LA VIE Les m icro-organism es sont faciles à se procurer,
À L’A ID E D E N O S IN S T R U M E N T S m aniables, robustes, et ils se m ultiplient vite. On
a fait le m êm e ch oix pour certain es des futures
A près les m issions de recon n aissan ce à distance en q u êtes sur M ars. C es p rosp ection s seront p osi­
des rasem ottes (ou, si vous préférez, des rase- tives si les m icro-organism es m artiens ont
M ars), viendra le tour d es engins de débar­ q uelque ressem b lan ce avec leurs cousins ter­
quem ent, les M ariners. On pense que l’atm o­ restres, ce qui suppose en core, nous l’avons dit,
sphère m artienne est assez dense pour q u ’une que les con d ition s de base de tou te vie soient

158 Où en est la recherche de la vie extra-terrestre?


com parables (bien que pas forcém en t identiques)
aux sim ples origines chim iques de ses m anifes­
tations terrestres.
U ne fois débarqué, le d étecteu r de vie devra se
saisir d’échantillons. Les spécialistes présupposent
tous la p résence, sur la surface de M ars ou à
proxim ité, de poussières et autres m atériaux fins
abritant, com m e sur la Terre, des m icro­ ♦ contre toute invasion de ce genre
organism es. D eux m éthod es d ’éch an tillon n age de
La stérilisation indispensable: un bain de
ces substances poudreuses se partagent aujour­ chaleur de 135" centigrades pendant un mini­
d ’hui leurs faveurs: les « p erch es» p o isseu ses et mum de 24 heures, pourrait traum atiser n’im­
rétractables, et les ven tou ses pneum atiques. C es porte quel instrument de sondage, et bien des
dernières aspireraient les particules les plus fines dispositifs y succombent. Si l’on ne peut les
de la surface ou engloutiraient com m e d es balais rem placer par des pièces mieux adaptées ni
électriqu es les aérosols de l’atm osphère. Les s’en dispenser pour l’accomplissement de la
m atériaux recueillis seraient tous d ép o sés dans mission, il faut alors les «sceller» pour y
une ou plusieurs cham bres de réaction , ou, pour enfermer les micro-organismes et ce, pendant
de nombreuses années. Si l’un et l’autre sys­
les m icroscop es, sur leur foyer. C ’est alors tèm e se révèle impraticable, il n’y a d’autre
seulem ent que pourraient co m m en cer les ex p é­ solution que de renoncer à l’appareillage et
riences. à la tentative.

Le co llecta g e des éch an tillon s n’est sim ple qu ’en


apparence: chaque essai réclam era diverses o p é­ ♦ un scrutateur spécial
rations qui, pour être de routine, n ’en seront pas i
tech n iq u em en t sûres pour autant. Un m oteur à Ce scrutateur spécial sera placé à bord d ’un
engin sur orbite ou passant à proximité de
p erche rétractable ou à valve pneum atique peut Mars. Celui que met au point pour la NASA
très bien ne pas fonctionn er, après qu’on aura le Laboratoire des Sciences spatiales de l’Uni-
con sacré des ton nes de dollars à l’en voi sur Mars versité de Californie com porte un photom ètre
d ’une charge de 230 kg; la p erch e peut se casser, à trois canaux. L’un d’eux enregistrera pour
com m e une ligne de p êch eu r qui s’a ccro ch e à un la cartographie thermique l’intensité de radia­
b ranchage. La capsule peut éch o u er sur une tion thermique reçue entre 8 et 12, le second
roche lisse et sans pou ssière, ou en core tom ber évaluera l’étendue de la vapeur d ’eau aux alen­
dans un ravin. tours de 2,7, où toute vapeur absorberait une
bonne part de la lumière solaire reflétée par
la planète. Le troisième canal mesurera l’in­
N O U S P O U R R O N S P E U T -Ê T R E D É T E C T E R tensité de la lumière dans la portion spectrale
LA VIE À P A R T IR D E LA T E R R E visible, qui est de 0,55 pour 1,1. Les analystes,
en confrontant ces cartes physique, thermique
Si la vie existe sur M ars, elle doit être form ée, et les zones de vapeur, pourront à la fois loca­
com m e la nôtre, d ’un « o c é a n » de co m p o sés liser les régions propices à la culture micro­
chim iques plus ou m oins com p liq u és. La pré­ bienne et se faire une idée de la topologie mar­
sen ce de m acro-m olécu les — telles que les acid es tienne. Les surfaces inclinées vers le Soleil,
par exemple, devraient ici être plus froides que
nucléiques, les p rotéines et les enzym es — renfor­
les surfaces plates.
cerait certainem ent nos co n v ictio n s, car elles Le scrutateur martien sera monté sur une plate­
constituen t les fondem ents de notre propre exis­ forme qui le projettera en zigzag sur une bande
ten ce. T oute une gam m e d ’instrum ents est donc de 400 km de large lorsque l’engin rasera la
construite pour les analyser. C ette analyse ch i­ planète.
mique peut être fortem ent probante, mais ne K5fiitraitit8tth*mîh!g88SSfiSffi}5SMBita8ae85BHCTra68!8SBKlt&Sfâî&Bfô8Ëga&8aiB8»!maHH81fl(irotlffllll

Les ouvertures de la science 159


saurait conclure de m anière absolue à la présen ce Tout ce que nous avons dit jusqu’ici suppose la
de vie: proto-vie et pré-vie, qui sont des états possibilité de transporter un laboratoire dans
purem ent chim iques, sont p eu t-être beau cou p une capsule m artienne, et de se livrer sur p lace
plus répandues que la vie elle-m êm e dont nous à de nom breuses analyses chim iques distinctes,
savons q u ’elle est un p h én om èn e d élicat et étant d on n é les difficultés inhérentes au ram as­
sensible. sage des échantillons; les appareils à exp érim en ­
Principaux appareils d ’analyse, les spectrom ètres tation multiple seraient b eau cou p plus pratiques;
de m asse et les chrom otograp h es de gaz sont d ’un des ex p érien ces plus d irectem en t co n clu a n tes
usage lim ité puisqu’ils n ’a ccep ten t que les gaz. quant aux p h én o m èn es de vie seraient encore
D ans la pratique, il faut chauffer un échantillon plus appréciables. L’une d ’elles, dite de W olf,
jusq u’à ce que ses m acro-m olécu les se frag­ tire son nom de son inventeur, W o lf Vishniac,
m entent en élém en ts plus sim ples. professeur à l’U niversité de R ochester. Elle sert
En dépit de cette rigoureuse lim itation, le chro- à m esurer ♦ deux des propriétés habituelles des
m otographe de gaz a été capable d ’isoler des cultures fluides qui co n tien n en t des m icro­
d ouzaines de produits chim iques relativem ent organism es reproducteurs: l’a ccro issem en t de
com p lexes, com m e l’acétylaldéhyde et le propion­ l’o p acité ou du brouillis, et celu i de l’acidité
ald éh yd e. Les spectrom ètres de m asse, notam ­ provoquée par l’accum ulation des produits m éta­
m ent ceu x mis au point pour une capsule boliques.
m artienne, peu vent indiquer la p résen ce de Il est égalem en t nécessaire de savoir de quoi se
fragm ents am ino-acid es de n’im porte quel poids nourrissent les m icro-organism es m artiens.
m oléculaire. Il nous serait fort utile de recueillir C om m e on l’ignore en core, il faut prévoir tous les
sur Mars des renseignem ents de c et ordre. ingrédients destin és aux organism es qu’on peut
logiq u em en t dénom brer dans la b iologie mar­
La preuve presque absolue d ’une vie présente tien n e: il s’agirait d ’organism es anaérobiques,
ou passée pourrait être apportée par une pro­ qui réduisent le sulfate, le nitrate, le carbonate,
priété optique que p ossèd en t presque to u tes les et su sciten t diverses ferm entations.
m o lécu les terrestres d ’origine biologiq u e: lors­ Le m étabolism e est une des propriétés univer­
qu’elles proviennent d ’une substance dissoute, selles de la vie sur laquelle se sont p en ch és les
elles réfléchissent ♦ un faisceau de lum ière p ola­ constructeurs. Ses attributs d écela b les sont: l’ali­
risée, les am ino-acides, par exem p le, d évian t la m entation, la production de d éch ets et l’é v o ­
lum ière vers la gauche et se trouvant par c o n sé ­ lution de la tem pérature. On leur associe parfois
quent d édoublés. U ne exploration té lé v isé e du la v égétation , mais elle n’en est au cu n em en t une
paysage martien serait extrêm em en t onéreuse caractéristique essen tielle. Le d étecteu r de vie
mais aurait sa place dans les prem iers engins de G ulliver — baptisé du nom de ce personnage de
débarquem ent. Il serait très utile d ’avoir des Jonathan Swift qui décou vrit d ’inhabituelles
im ages identifiables de m icro-organism es. Certains form es de vie dans des co n trées lointaines —
lab oratoires travaillent à un m icroscop e qui pré­ s’attaque p récisém en t à la d étectio n des d éch ets.
lèverait des particules sur un verre agglutinant: En cours de fabrication aux laboratoires d ’H azel-
une cam éra de télévision dirigée sur la poussière ton, il procèd e en trois étap es fondam entales:
et les aérosols au travers de ce m icroscop e repro­ 1”) le ram assage d ’un éch an tillon ; 2°) une alim en­
duirait ces im ages à partir d esq u elles on pourrait tation rendue radio-active; 3“) la d étectio n des
étudier les réactions à diverses teintures b io lo ­ d éch ets gazeux con tam in és.
giques, les propriétés optiques, les caractéris­ G ulliver est bien plus avancé que la plupart des
tiques sym étriques. Ce systèm e perm ettrait aussi instrum ents de d étectio n . On en a essayé d es pro­
de m esurer les particules. Enfin, les organism es totyp es dans les déserts, au som m et des m on ­
infinim ent petits que con tien d raien t les éch a n ­ tagnes et dans d ’épaisses forêts, avec su ccès, et ils
tillons apparaîtraient peut-être à la teinture. se sont révélés sensibles et robustes sur le terrain.

160 Où en est la recherche de la vie extra-terrestre?


LES L A B O R A T O IR E S M IN IA T U R E S
D E L ’ESPA C E

A ucun des détecteu rs de vie présen tés ju sq u ’à


p résent ne s’est révélé particulièrem ent universel.
Les questions expérim entales qu’ils p osen t sont
quelque peu lim itées. Les m ultivateurs et les
♦ un faisceau de lum ière polarisée
m inivateurs, en revanche, sont co n çu s pour
pouvoir poser une série de q uestions à partir du Il est possible d ’obtenir synthétiquement des
m êm e équipem ent de base. C e sont, en effet, des mélanges dits racémiques, qui réfléchissent
laboratoires biologiques en m iniature. la lumière polarisée également des deux côtés
Le principe est le suivant: un éch an tillon filtré donc qui ne témoignent d’aucune activité
de fine poussière m artienne est soufflé dans les optique, les deux formes se neutralisant. Mais
différentes cham bres par le co llecteu r. On y si l’on introduit une bactérie se nourrissant
additionne divers produits chim iques et nutritifs de la molécule, elle y fera son choix, et l’on
dans certaines, tandis que d ’autres serviront de constatera un regain d ’activité de la compo­
sante restante.
m agasins de contrôle. D es d étecteu rs appropriés
Une société américaine est en train de monter
aux diverses réactions inform eront la Terre de un instrum ent qui signalera cette propriété
l’état de chacune d ’entre elles à intervalles égaux. quasi spécifique. Il s’agit d ’un détecteur ultra­
Plusieurs exp érien ces pourront être con d u ites violet mesurant le degré de rotation d ’un rayon
dans ce laboratoire m ultiple, y com pris les ana­ polarisé uv traversant une solution prélevée
lyses chim iques hum ides pour les co m p o sés sur le sol de Mars.
organiques.
♦ deux des propriétés
Les constructeurs du multivateur espèrent surtout
d étecter, grâce à cet appareil, le phosphatase Ces deux phénomènes sont aisés à évaluer:
d ’enzym e. C et enzym e est extrêm em en t répandu, le brouillis, par une cellule photographique qui
om niprésent peu t-être, parmi les organism es ter­ mesure la transmission et la dispersion de la
restres. Il participe uniquem ent au rôle du lumière; l’acidité, par les électrodes de verre
phosphore dans le m étabolism e et au transfert pH ordinaires. Des réponses positives — non
d ’énergie. M ais ceu x-ci con stitu en t p eu t-être des seulement quant à la présence d’un brouillis
p h én om èn es com m uns à tous les systèm es ou d’une acidité, mais encore quant à leur
aqueux à base de carbone vivant. Et le ch oix de la accroissement — indiqueraient fortem ent une
forme de vie quelconque sur Mars. Mais les
substance à em ployer dans la cham bre à réaction processus métaboliques peuvent être lents
est d ’autant m oins critique que l’enzym e catalyse comparés aux nôtres. L’appareil, pour résoudre
un large éventail de réaction s m étaboliques. ce problème à l’usage, doit être adapté à une
Le prem ier m ultivateur com portait plus de trente opération à assez long terme et doit pouvoir
cham bres distinctes pour les réaction s chim iques; com m uniquer de façon satisfaisante avec la
des ingénieurs, p réoccu p és par le poids et la Terre pendant tout ce temps.
com p lexité de l’appareil, ont entrepris par la suite Le procédé de Wolf, comme la plupart des
détecteurs de vie, nécessite un double ou un
l’étude de «m inivateurs» de m oins de dix
poste de contrôle à l’abri des poussières, pour
cham bres. Les « m inis» se sont agrandis progres­ perm ettre aux expérim entateurs de faire la part
sivem ent, tandis que les« m ultis» rétrécissaient, si des fluctuations dues aux flux du débit d’énergie
bien que les deux catégories se rapprochent et autres accidents extérieurs affectant les
désorm ais d’un m odèle unique à quinze cham bres. deux chambres.
Le plus pertinent reproche qu ’on puisse faire au
co n cep t du m ultivateur est peu t-être de trop en

Les ouvertures de la science 161


faire, à force de vouloir tout faire, au détrim ent
de la rigueur scientifique. POUR APPROFONDIR
On est a ctu ellem en t en train de sélectio n n er les LA QUESTION
ex p érien ces à accom plir et leurs m éth od es
d ’approche. Le grand espoir est celu i d ’un « lab o­
La littérature consacrée à l'exobio-
ratoire biologiq ue autom atique » qui in cor­ logie est nécessairement réduite, en
porera des appareils à ex p érien ces m ultiples raison de sa récente origine. Un
com m e le m ultivateur, et des m écan ism es de certain nombre d'ouvrages, cependant,
d étectio n de vie plus sp écialisés, com m e le ont déjà été im prim és ou sont en
G ulliver, et qui sera prêt à partir en m êm e tem ps préparation, sans parler des articles
que les gros véh icu les lan cés du type Saturne de revues. Joshua Lederberg, qui a
et lorsque Mars se rapprochera le plus de notre lancé le mot, a publié un chapitre sur
l’exobiologie dans Science in Space,
planète.
de Berkner et O dishaw (M cG raw -H ill,
La N A S A (service am éricain de la rech erch e
1961). La NASA a édité un livre in ti­
spatiale) a passé un contrat en ju illet dernier tulé The S earch for Exiraterrestria/
avec un constructeur pour réaliser des étu d es Life, dont l'auteur est anonyme (No.
prélim inaires de con stru ction et de co n d ition ­ EP-10). W illia m R. Corliss vient de
nem ent, qui doivent être term in ées dans un délai term iner pour elle, de son côté, des
d’un an. C es efforts d o iv en t con cou rir à m ettre travaux qui seront publiés par Van
au point l’appareillage de d étection du « Voyager». Nostrand au cours du printem ps 1965.
Autre apport de la NASA : le Procee-
C es travaux seront ensuite repris et perfectionnés
dings o f the N A S A University C onfé­
ou peut-être abandonnés pour des co n cep ts que
rence on the Science a n d Technology
nous n’entrevoyons pas encore. o f Space Exploration, (Im prim erie du
U ne certitude: tou tes c es ten tatives seront abon­ Gouvernement, 1962), qui contient
dam m ent critiq uées, car le principal sou ci des égalem ent un chapitre sur l'exobio-
savants est d’aller très vite, d ’une part pour pro­ logie par Young.
fiter des con ditions favorables, d ’autre part, et Nombreux sont les articles de revues
surtout, pour répondre à la question: « La vie sur tels aspects spécifiques du sujet,
parmi lesquels: A u to m a te d Life-
est-elle un m iracle ou une statistique?»
D ete c tio n D evices, par Briggs, dans
WILLIAM R. CORLISS. « S paceflight » du 5 ju ille t 19 63;
M icroenvironm ents for Life on M ars,
par Lederberg et Sagan, « Proc, Natl.
Acad. Sci. », N° 48, 1 9 6 2 ; G u lliver:
a Quest for Life on M ars, par Levin,
«S cience», Nü 138, octobre 1962,
et Spectroscopic Evidence for Végé­
tation on M ars, par Sinton, « Astro-
physc », N° 126, septembre 1957.

162 Où en est la recherche de la vie extra-terrestre?


le journ al d e

Plus de choses sur plus de choses


Planeta n° 2 en espagnol. Pianeta n° 6 en italien

Plainte pour imbécillité avec effraction


D epu is 1963, le journal A rts se livre à des attaques pris. Il se dépensa. « Parinaud fait tout, me disait un
contre nous. A cette ép o q u e, son directeur, dramaturge, c’est un titre de vaudeville». Ce n’était
M . Parinaud, faisait suivre le titre de la pré­ pas un talent, c’était une utilité. Quand les chaînes
cision suivante: « l’hebdom adaire de l’in tellig en ce com m encèrent de blesser, je résolus de partir. Une
française». Je connais bien M . Parinaud. C ’était grande partie de l’équipe me suivit. Le besogneux
dem eura; la troisième roue fit l’ancre.
par modestie. Il craignait que sa présence ne prête à Voilà l’histoire d ’une carrière parisienne, dix lignes
confusion. Voici peu, cette précision a disparu. Je pour Balzac. De tels gens oublient leurs vilenies: ils
connais bien M. Parinaud. C’est par franchise. passent à d ’autres. Leur seule forme de rem ords est
le ressentiment confus que leur inspirent les témoins.
Le ton de ces attaques a monté. On a comm encé par la Depuis des années, faubourg St-Honoré, chaque matin,
calomnie pateline. On en est à la diffamation ouverte, M. Parinaud assied sa réflexion dans le fauteuil que
avec faux et usage de faux. N otre règle avait été j ’occupais. Je lui monte à la tête par le chemin le plus
jusqu’ici de ne pas répondre. Mais il y a pire qu’un court.
coquin, c’est un coquin impuni. Personnellement,
après des années de métier, sachant d’où cela vient et
comment cela vient, quelles causes dérisoires pro­ HISTOIRE D ’UNE PA LINO DIE
duisent de tels effets, je laisserais aller volontiers.
Mais nos amis doivent être éclairés, et les collabo­ En octobre 1962, honte bue, il demanda à me voir. Il
rateurs français et étrangers de la revue et des éditions venait de découvrir que Raymond Abellio était un
Planète, dont les noms sont connus, les titres reconnus, philosophe. Cette découverte l’invitait à combiner une
ne peuvent plus et ne veulent plus supporter que l’igno­ affaire. Il imaginait une revue de grand luxe, fort
rance par abus de pouvoir, la jalousie usurpant les chère, destinée aux technocrates, inspirée par l’auteur
droits de la critique, la méchanceté et la sottise de la Fosse de Babel. « Un super-Planète, me dit-il, mais
s’exercent im punément contre leur action, leur qui ne saurait être réalisé sans la caution et la parti­
honneur et leur réputation. cipation intellectuelle et financière de Planète». Nous
J’avais enterré ma plume de polémiste. C’est un désa­ avons du respect pour Abellio. Nous ne partageons
grément de la reprendre. Je n’ai pas le choix. nullement son mystico-fascisme. Q uant à nos finances,
elles sont modestes. Q uant au demandeur, il était
douteux. Nous éludâmes. Il insista, proposa des
PETITE HISTOIRE échanges entre A rts et Planète. Nous refusâmes. Alors
parut un article sur notre effort, signé Jean
J ’ai été appelé à transform er le journal « Beaux-Arts» d’Ormesson. Il était désagréable. Venant sur de telles
en 1951. Cette feuille végétait. Nous en fîmes avec demandes, protestations d’estime et d’amitié, je
mes amis de ce temps le journal «A rts». L’audience m’étonnai. « André Parinaud, m’écrivit la secrétaire,
grandit, mais j ’étais fort jeune. Je ne voyais pas la est en clinique. Je lui ai lu votre lettre au téléphone. Il
chaîne du salarié. On me prêtait un instrument. Trop m’a prié de vous répondre qu’il n’avait pu lire l’article
heureux, je m’exprimais avec. J ’eus besoin d ’un rédac­ de M. d’Ormesson. Il vous prie de bien vouloir
teur à tout faire. On me recom m anda Parinaud. Je le attendre et vous envoie ses amitiés. » Drôle d’envoi.

163
Informations
Je le revis. Je lui expliquai notre travail, lui montrai
les documents que nous réunissions pour chaque étude
publiée et m’efforçai de lui faire saisir qu’on ne saurait
m ettre aussi légèrement en cause le sérieux et la bonne
foi d’une équipe qualifiée. Il en parut touché, projeta
d’organiser et de publier un débat sur Planète, où nous
serions conviés. Douze jours après, le 22 avril, il
m’écrivait: « ... Nous publions une étude de Mme Odile
Passeron, spécialiste des analyses sociologiques. Je ne
possède malheureusement pas la copie de son texte,
dont tu prendras connaissance en lisant le journal... Je
souhaite de tout cœur, cher Louis, que ces réflexions
contribuent à améliorer la revue Planète qui, à mes
yeux, représente tant d’espoirs. Bien à toi. »
CONFUSION SUR L’ESTRADE
L’étude de cette singulière spécialiste de service était
un barbouillis de venin. Ce n’était pas assez. Arts
publia une déclaration de M. Leprince-Ringuet. Un
article de Planète avait révélé que les Russes pré­
paraient une arme fondée sur l’anti-m atière. « C’est
une effroyable m alhonnêteté», écrivit cet homme
éminent. Nous étions pris la main dans le sac. Les
Russes confirmèrent quelques semaines plus tard.
L’homme éminent ne prit pas le soin de dém entir son
démenti. Mais il prit le soin de nous adresser une lettre
afin de nous dem ander nos avis et conseils pour la
collection de vulgarisation scientifique qu’il fondait.
On peut avoir de la science et manquer de caractère.
Quant à M. Parinaud, il tenait à m’assurer que « tout Voici la page du manuscrit de Jacques Le Grant :
cela faisait de la publicité». on y cherche en vain la croix inventée
Je le revis une dernière fois. Il était sur une estrade. par M. Jean Servier.
Un groupe catholique, rue M adam e, l’avait convié à
une mise en cause de Planète. M a présence n’était pas
prévue, la charité n’étant pas toujours bien ordonnée.
Un biologiste, qui devait discourir sur l’objectivité en l’avons rétablie ici pour m ontrer avec quel mépris
science, nous accusa de dépersonnaliser Dieu. cette revue traite et la vérité et ses lecteurs. »
M. Parinaud, sur le point d’ouvrir la bouche, En effet, au-dessus du document, Arts avait ajouté une
m’aperçut. Il eut un instant de confusion: il se pré­ croix, à l’encre rouge, afin de bien indiquer l’indigne
senta comme « un simple honnête homme». falsification.
Or, ce document, photographié par l’abbé G arnier,
L’INVENTION DE LA CROIX notre iconographe, professeur de philosophie au
collège St-M artin de Pontoise, était la reproduction
Ces microscopiques événem ents étaient oubliés, quand d’une miniature ornant un manuscrit de la bibliothèque
parut, le 24 février de cette année, un numéro de Arts du musée Condé à Chantilly (M anuscrit NO 1338. 297,
dont la prem ière page était intitulée: « Les Faussaires au catalogue XIV-B 8 : Jacques Le G rant, le Livre des
de la Science». On retournait au vomi. Bonnes Mœurs). Il ne com portait aucune sorte de
Sur cette page figurait la reproduction d ’un docum ent croix. Rien ne perm et d’assurer qu’il représente le
publié dans notre livraison 15, page 85, assortie du globe terrestre ou la fortune, et l’on n’en finirait pas de
comm entaire suivant: citer les objets célestes dans l’iconographie du Moyen
« Pourquoi cette montgolfière dans une miniature du Age. Nous l’avions justem ent choisi à titre d’exemple,
XV' siècle? demande la légende qui accom pagne cette à la demande de l’auteur de l’étude sur « la France
illustration parue dans Planète. Étrange question! Il mystérieuse», notre collaborateur Robert Philippe,
n’est pas difficile de reconnaître ici un globe terrestre, agrégé d’histoire, sous-directeur aux Hautes Études,
symbole de la puissance tem porelle, que tenaient entre directeur de notre collection, « les M étam orphoses de
leurs mains les souverains chrétiens. Mais il était sur­ l’Hum anité», réalisée avec le concours de conser­
monté d’une croix. Les rédacteurs de Planète ont sup­ vateurs de musée du monde entier et d’historiens
primé cette croix pour les besoins de la cause. Nous universitaires.

16 4
Informations
C’était tout de même énorme. L’accusation, mise en $ £ £ £ £ £ $ £ £ £ £ LA F R A N C E SE C R È TE
évidence par M. Parinaud, était formulée par M. Jean "bf
Servier, professeur de sociologie et d’ethnologie à "bf
l’université de M ontpellier. On n’avait pas encore ’bf
vu user d’un faux pour accuser des hommes de fausseté, ’bf
sinon dans des affaires politiques qui ont soulevé les
cœurs.
UN DADA EMBALLÉ
v
■bf
Le labyrinthe s
L’article de M. Jean Servier, qui se fondait là-dessus,
était assorti de diverses considérations délirantes, sur
lesquelles il serait vain d’insister. M. Servier a écrit
| de la cathédrale
un assez beau livre poétique, l’Homme et l ’invisible, qui
est une défense des civilisations traditionnelles. Nous
’z
'bf
de Chartres
avons accueilli ses propos dans notre N° 18. Il ne nous •bf
a point pardonné de n’être point tout à fait de son
’bf Il y a chaque année, à Chartres, près de cent mille
avis, et de le dire. Nous ne pensons pas, comme lui,
*bf visiteurs attentifs et respectueux. Il en est bien
que, « si la civilisation occidentale venait à disparaître,
*t>f peu qui rem arquent dans la nef le gigantesque ser-
l’humanité n’en serait pas affectée». Nous ne par­
tageons pas sa haine de la modernité. Nous croyons ’bf pentin de dalles blanches qui déroule ses méandres
à une synthèse possible entre la pensée tradition­ ’bf sous les chaises et les prie-Dieu. Ce dessin mys-
nelle et la pensée moderne. Nous ne détestons point "bf térieux constitue pourtant l’une des plus passion-
notre temps. Nous pensons qu’il est un tem ps où tous *of nantes énigmes de N otre-Dam e de Chartres.
les temps se peuvent rejoindre. Bref, nous ne voyons "b- Il s’agit, en effet, d ’un labyrinthe. D ’un labyrinthe
pas que, pour être spiritualiste, il faille être démis­ *bf de forme ronde dont le diam ètre est de 18 mètres
sionnaire. Mais M. Servier croit à un Dieu de ven­ Tb+ et le développement total de 294 mètres. Lorsqu’on
geance et à des complots contre le sacré. Il croit que "bf sait que cette étrange figure était liée à certains
nous avons partie liée avec le Diable. C’est de la folie. ’bf rites initiatiques de Crète (il nous en reste l’his-
Nous n’y voyons nul inconvénient sauf si cette folie lbf toire de Thésée et du M inotaure) et qu’on la voit
devient nuisible, associée par les effets de la hargne "bf sur certains mégalithes bretons et irlandais, on
et de la naïveté aux bassesses de M. Parinaud. ’bf est en droit de trouver sa présence insolite dans
C’est pourquoi il nous a semblé nécessaire d’intenter, ’bf un tem ple chrétien.
pour diffamation, diverses actions en justice et de ’bf Les historiens expliquent qu’à Chartres (tout
protester, auprès des corps constitués, universitaires et *bf comme à Poitiers, à Auxerre, Reims, Sens, Saint-
professionnels, contre cet imbécile attentat. ’bf Quentin, Amiens et Saint-Omer où se trouvaient
Nous avons écrit une lettre collective de protestation, ’bf également des labyrinthes) les fidèles considéraient
l’équipe animatrice de Planète étant mise en cause. ’bf que ce chemin de pierre représentait une « réduc-
M. Parinaud l’a publiée, tronquée, et comme une "bf tion du pèlerinage en Terre sainte». Ceux qui ne
réponse venant de moi seul, les titres de mes collabo­ "bf pouvaient aller à Jérusalem le parcouraient à
rateurs l’inquiétant. Il m’apparaît, d’ailleurs, que *bf genoux, car les mêmes grâces et les mêmes indul-
M. Servier n’est point agrégé, et que cet ancien officier ’bf gences y étaient attachées. Selon d ’autres auteurs,
de cavalerie, lorsqu’il monte sur ses grands chevaux, ’bf ce labyrinthe figurait la « voie douloureuse » suivie
mord la sciure. ’bf par le Christ, de la maison de Pilate au Calvaire.
Mais c’est assez. La plume me fuit dans ces médio­ ’bf Mais, dans les deux cas, pourquoi avoir donné à
crités. Il me faut me reporter à la prose de M. Parinaud ’bf cette croisade en miniature ou à ce chemin de croix
qui, pour tenter de se justifier, écrit dans un numéro ’bf la forme d ’un «jeu de l’oie»? Pourquoi, enfin — et
suivant : « La vérité apparaît aveuglante avec la croix ’bf cette question est la plus troublante de toutes —,
rajoutée, et la malhonnêteté n’est pas de notre côté. » 'bf pourquoi la pierre centrale du labyrinthe de
Il me faut lire, à notre propos, des mots comme: ’bf Chartres ne représente-t-elle pas le tombeau du
« truquage, flagrant délit, épicerie, escroquerie», pour ’bf Christ ou le Calvaire, mais Thésée et le Minotaure?
me persuader qu’on ne rêve pas, que cela est possible, ’bf (Usée par le passage des fidèles, cette figure est
pour m’échauffer à l’idée que, pour l’honneur et la ’bf aujourd’hui quasi invisible.) Devons-nous donc
vérité, cela ne saurait dem eurer impuni. C ’est assez ’bf considérer les labyrinthes inscrits dans les dalles
sur ces Messieurs. D ’autres attendent. « Il y a du 'bf de certaines de nos cathédrales comme d ’étranges
temps, dit Chateaubriand dans ses Mémoires, où l’on ’bf liens qui rattachent le christianisme aux plus
ne doit dépenser le mépris qu’avec économie, à cause ’bf anciennes religions connues? Sans doute. Comme
du grand nombre de nécessiteux. » ’bf nous devons y voir un symbole alchimique.
LOUIS PAUWELS.

165
Informations
£ £ £ £ £ £ £ £ £ £ £ £ £ £ £ £ £ £ £ £ £ £ £ £ £ £ £ £ £ £ £ £ £ £ £ £ £ £ £ £ £ £ £ £ £ £ £ £ £ £ £ £ £ £
l’esprit.) Plus loin, l’auteur du Mystère des Cathé- ^
drales ajoute cette phrase toute scintillante d’un ^
sens caché: «A riane est une araignée mystique ^
qui a laissé sur le parvis du chœ ur la trace de sa *
toile»... ^
Ce labyrinthe, que nous retrouvons dans nombre ^
d’initiations m éditerranéennes et que Jorge Luis ^
Borgès appelle le «jardin aux sentiers qui bifur- ^
quent», semble bien être le symbole du lent chemi-
nement du disciple vers la Connaissance, et le
point auquel il aboutit n’est pas autre chose que
l’image d’un centre spirituel. A cet égard, René
G uénon est formel: «Le parcours du labyrinthe,
écrit-il, n’est donc proprem ent qu’une représen-
tation des épreuves initiatiques; et il est facile de
concevoir que, quand il servait effectivement de
moyen d ’accès à certains sanctuaires, il pouvait
être disposé de telle façon que les rites corres-
pondants soient accomplis dans ce parcours même.
D ’ailleurs, on trouve là l’idée de voyage, sous
l’aspect où elle est assimilée aux épreuves elles-
mêmes, ainsi qu’on peut le constater dans la maçon- ^
nerie, par exemple, où chacune des épreuves *
symboliques est précisém ent désignée comme un
voyage. » ^

UN SUJET D ’EM BARRAS POUR ^


LES PRÊTRES *

Les constructeurs de cathédrales connaissaient


ce symbolisme qui se rattache à celui de la coquille,
du centre, de la caverne, et de la Mère (M ircéa .
Le labyrinthe de Chartres: une figure alchimique? Eliade a d ’ailleurs, à ce propos, suggéré que le ^
labyrinthe pourrait représenter les entrailles mater- ^
( Photo Marcel Bovis).
nelles), et l’on peut être assuré que ce n’est pas *
dans un simple but ornem ental qu’ils firent dessiner
des labyrinthes au milieu des nefs. Qui sait à quelles ^
Parlant du labyrinthe, M arcelin Berthelot écrit: pratiques secrètes, à quels enseignements ésoté- ^
« C ’est une figure cabalistique qui se trouve en tête riques étaient destinées ces déconcertantes figures? ^
de certains manuscrits alchimiques et qui fait partie A ujourd’hui, les fidèles les considèrent avec un
des traditions magiques attribuées au nom de sourire amusé, et les touristes les ignorent. Quant
Salomon.» Et Fulcanelli ajoute: « C ’est encore aux prêtres, ils en sont, le plus souvent, bien em bar­
une preuve de l’infiltration des sujets païens dans rassés. Le labyrinthe constitue avant tout, pour eux,
l’iconographie chrétienne et, conséquem ment, celle un élément de désordre et de distraction : à plusieurs ^
d’un sens mytho-hermétique... L’image du laby­ reprises, en effet, ils durent punir des enfants qui ^
rinthe s’offre donc à nous comme emblématique s’amusaient à le parcourir bruyamment pendant la _
du travail entier de l’Œuvre, avec ses deux diffi­ messe... A Saint-Omer, agacés, ils le firent détruire.
cultés majeures: celle de la voie qu’il convient de Seuls, nous a-t-on dit, de discrets et mystérieux ^
suivre pour atteindre le centre — où se livre le rude personnages viennent parfois, vers midi, se pencher ^
combat des deux natures —, l’autre, du chemin que avec respect sur les dalles blanches de Chartres. ^
l’artiste doit tenir pour en sortir... C ’est ici que Alchimistes? Hermétistes? On l’ignore. Mais il est ^
le fil d’Ariane lui devient nécessaire s’il ne veut permis de penser qu’eux, sans doute, savent quelles ^
errer parm i les méandres de l’ouvrage sans par­ clefs de la Connaissance dorm ent depuis sept cents ^
venir à en découvrir l’issue. » (Fil d ’Ariane, précise ans sous les prie-Dieu... .
Canseliet qui doit être identifié avec la lumière de Guy Breton. ^

............................... 166
Information:
T E IL H A R D D ISA IT : Nous nous découvrons
responsables de la cosmogenèse
Il y a dix ans, le père Teilhard de Chardin m ourait à N ew York. — On n ’est converti que par ce
D om inique de W espin avait fait sa co n n aissan ce en C hine, à la qu’on aime. Cependant, je ne crois
veille de la dernière guerre m ondiale. L es q u elq u es souvenirs qu’elle pas souhaitable de voir un jour le
évoq u e à l’occasion de cet anniversaire nous m ontrent com b ien le monde uniformément chinois! Culti­
père, aussi bien en ce qui co n cern e l’avenir de la C hine que l’avenir vons nos différences tout en nous
rapprochant les uns des autres.
de l’hum anité dans son en sem b le, avait ém is des ju gem en ts prop h é­ Sans com pétence particulière sur
tiques. l’histoire de la pensée asiatique,
A Pékin, où je l’ai rencontré pour la Le visage émacié rayonnant de bonté mais entouré d ’amis et de collabo­
première fois, Pierre Teilhard de du père Teilhard me fit penser à la rateurs chinois, Pierre Teilhard de
Chardin vivait au pied des Remparts phrase de G œ the: «Ces âmes qui Chardin avait appris à voir l’ancien
dans le Quartier des Légations, for­ sym pathisent avec toutes les âmes. » Empire du Milieu dans sa lumière.
teresse enclavée dans le sud-est de Un sourire tour à tour tendre et Ne vivait-il pas depuis plus de seize
la ville tartare et réservée aux admi­ m oqueur courait de son regard à ans en osmose avec cet Extrême-
nistrations et aux ambassades étran­ ses lèvres, le long des fines rides Orient dont il avait fait sa seconde
gères. qui ciselaient les traits. patrie?
Véritable « cité interdite » en minia­ Dès l’abord, je connus l’exquise — Depuis toujours la Chine est par
ture, derrière ses hauts murs couleur courtoisie de son accueil, sa gentil­ excellence un foyer d’aspirations
de sang séché, ma maison se trouvait lesse véritablem ent désarmante, la matérielles et humaines, apprécia
au cœ ur de la rue du Chapeau-M an- suavité de son caractère et son Teilhard. S’il était possible de con­
darinal. Il fallait quinze minutes à humour. denser dans une formule l’exubé­
pied pour parcourir mon houtoung, - La Chine, vous le constaterez au rante richesse contenue dans trois
traverser le boulevard Hatamen, départ, est comme un labyrinthe: mille années de vertu, d ’art et de
ouvert sur l’une des neuf portes beaucoup d ’entrées et beaucoup de poésie, je dirais que ce qui, à mes
de la ville, les Glacis et la rue sévère fausses sorties! Nul fil d’Ariane, ici! yeux, caractérise l’âme de la vieille
comme un couloir menant à la rue La Chine, cette grande dame, ne Chine, c ’est son goût pour l’homme.
Labrousse, près de l’école française. connaît pas le coup de foudre. Elle Cependant, cette vue, pour admirable
C ontrairem ent à ce qui a été trop ne vous adopte pas au prem ier qu’elle soit, reste assez courte, car
fréquemm ent répandu par ceux qui regard. Mais elle a un appétit féroce. il ne s’agit jamais ici que de l’homme
ne l’ont pas connu, le père Teilhard Elle absorbe tout. D ’ici quelques d’hier, à peine de celui d’aujour­
résidait à Pékin, non point en exilé années, les «Japs» que vous ren­ d ’hui. L’avenir ne se pare d ’aucun
plus ou moins volontairement heu­ contrez dans nos rues seront complè­ charme pour le Chinois!
reux, mais en homme élargi aux tem ent enchinoisés! La Chine fait Le Dr Péi secoua la tête. L’enthou­
dimensions du monde, partout chez des Chinois! Vivez à Péiping et vous siasme de ses trente ans s’accom ­
lui « sur la belle terre verte où il y serez Pékinoise! modait mal d’une Chine tradition­
a de l’homme ». Je ne pus m’em pêcher d’applaudir. nelle.
— Je me sens parfaitem ent « at - Qui aime la Chine, la Chine le lui — Pou che! Pou c h e ! 2 fit-il avec
home » dans ce bon vieux Péiping, rend, surenchérit gravement le animation. Cette guerre sonne le glas
où les âmes se font plus appro- docteur W eng-Tchoung-Péi, colla­ des mandarins pour lesquels le
chables, comme transparentes les borateur du père. Ni ai Tsoungo, moindre idéogramme d ’un poème
unes aux autres, me dit-il, ce matin Ni che T soungo-Jeun ! 1 Tang ou Soung vaut toutes les inven­
d ’octobre 1939, où le Dr Weng- Le père Teilhard opina joyeusement. tions, les plus merveilleuses même,
Tchoung-Péi me conduisit à lui. I . V ous aim ez la C h in e, vous ê te s C hinois! 2. N o n ! N o n ! m

167
Philosophie
de la science moderne! Ma géné­ la pensée de l’avenir! Après bien
ration, je vous l’assure, écrit le mot des tâtonnem ents, je n’ai pas trouvé
Min-Tien, demain, et le regarde. personnellement de formule meil­
Le père Teilhard 'saisit la balle au leure: progresser dans une succes­
bond. sion de pas, faits un à un, avec la
— Quel beau mariage, s’exclama- confiance et l’espoir d’être menés
t-il. Sérénité, fille de Lao Tseu et de là où nous ne savons pas Je crois
Confucius, épouse le fils de l’En- que, malgré tant de malheurs et tant
Avant, né de la recherche scienti­ de haine dans le monde, le bloc
fique et du progrès! Vous avez raison, humain ne se désagrégera pas.
mon cher Péi, une grande force Chaque guerre — et j ’en connais
couve dans les hommes de votre l’indicible horreur — a pour consé­
génération, sur les épaules desquels quence de faire se lier et s’emmeler
pèse tout le poids du présent. Un les nations qui y sont engagées. Plus
jour, nous verrons la résignation nous nous repoussons et plus nous
chinoise se faire combative et le nous compénétrons. S’il devait y
détachem ent chinois devenir pas­ avoir jam ais un dernier jour de l’hu­
sionné! manité, il coïnciderait avec un maxi­
mum du resserrem ent des hommes
NOUS DEVONS VIVRE DANS entre eux.
LA PENSÉE DE L’AVENIR - Je suis d’avis que nous vivons
actuellem ent, en Chine, une époque
Le front du paléontologiste chinois totalem ent révolutionnaire, coupa
s’était rembruni. Il avait baissé la Weng-Tchoung-Péi. Il se peut que
tête. je me trompe, mais, sous la botte
— Mais que de souffrances pour le japonaise, n’est-ce pas une sorte de Teilhard: « Je nomme croyant
peuple chinois! Que de sacrifices fin du monde qui commence? Il est qui croit au monde. »
exigera cette mue! Ceux qui ont pu vrai qu’au début du IIe siècle, vos
construire, au prix de mille douleurs, ancêtres ont cru qu’ils se trouvaient
la G rande Muraille, à l’âge où la à la veille de quelque Apocalypse... peur, à la révolte et au découra­
science n’était pas née, consentiront — Et ils se sont trompés! Les pessi­ gement, qu’il découvrira la force
un tel effort... mistes ont toujours tort! Il est logique irrésistible d ’un monde en voie d ’uni­
— Les affres de la parturition, cher toutefois de dire que l’humanité fication et d ’arrangement.
Péi. Songez à la grandeur de la nais­ doit vivre comme une seule famille — Mais vous avez la foi, cher oère!
sance attendue. N ’est-ce pas à force si elle veut survivre. Je ne peux Vous parlez en chrétien, s'exclama
de souffrances, et même de décep­ m’em pêcher de rester optimiste. Il Weng-Tchoung-Péi. Vous oubliez
tions comme les vôtres en ce moment, y a une sorte de conscience humaine que je suis incroyant! Votre Église
que la victoire s’atteindra: celle de à l’échelle planétaire qui est en train ne vit peut-être pas le drame pro­
l’Homme s’unissant enfin sur lui- de naître. Nous savons m aintenant fond de l’homme. Nous y étouffons,
même dans un grand idéal commun? que la vie et la terre ont un âge. Il nous, parce que nous le vivons!
Le geste essentiel, le plus fécond y a eu un passé. Il y a aussi un — Incroyant, vous? Je nomme
sans doute, est de nous fier, de nous avenir en face de nous. Pour la pre­ croyant qui croit au monde. La
abandonner, avec quelque chose qui mière fois, au-dessus du conflit qui grande affaire, de ce point de vue,
ressemble à de l’amour, à la force secoue notre monde, nous commen­ est de battre le rappel et de former
qui anime le monde en crise de nais­ çons à voir, en nous et en avant de le bloc de tous ceux qui, soit à droite,
sance. Cette force pourrait-elle ne nous, l’unité de l’espèce humaine. soit à gauche, pensent qu’il faut
pas être de l’espèce d’un super­ Autrefois — il n’y a pas si longtemps, avant tout, pour l’humanité, une
amour puisqu’elle est parvenue à cent cinquante ans à peine —, nous issue en avant. Malgré la vague de
produire l’homme qui tout de même nous imaginions regarder, spectateurs scepticisme qui semble balayer au­
sait de plus en plus aimer? inactifs et irresponsables, un grand jo urd’hui les espérances dont a vécu
Le Dr Péi esquissa un geste de décou­ décor terrestre planté autour de nous. le xixc siècle, la foi en l’avenir n’est
ragement. Du Glacis proche montait Nous nous sentons aujourd’hui les pas morte dans les cœurs. C ’est elle,
le vrombissement des tanks japo­ atomes vivants d’un univers en et elle seule, qui peut sauver le monde
nais à l’exercice. marche. Voyez-vous, c’est au mo­ des mains d ’une humanité prête à
— Nous n’avons pas le choix, con­ ment où l’homme est le plus dange­ détruire l’univers si elle ne l’adore
tinua le père Teilhard. Sombrer dans reusem ent menacé sur un globe qui pas.
la neurasthénie et le dégoût du pré­ rétrécit à vue d’œil, au moment où L’inconscience tranquille de mes
sent ou vivre en avant de nous dans il est le plus près de succom ber à la vingt ans me fit intervenir.

168
A savoir
—Je sais ce que vous pensez, reprit Qu’une liaison ait peu être ainsi
passionnément Pierre Teilhard de établie à travers une coque d’acier et
Chardin. Le « croyant» tel que vous P A R A P SY C H O L O G IE une couche d’eau salée, voilà qui est
l’entendez — celui qui croit à la profondément troublant. Aucune
résurrection de Lazare ou aux pro­ onde de radio n’en serait capable.
diges du Bouddha et de M ahom et - Télépathie: on progresse Quelle est donc la nature du vecteur
s’est trop longtemps, en effet, déso­ de la pensée mis en jeu?...
lidarisé des «affaires humaines». Dès 1888, soit peu de temps après la
Trop longtemps, il a dédaigné le La très sérieuse revue « Toute l’élec­ découverte des ondes portant son
monde et renoncé à aimer et à servir tronique » consacre l’éditorial d ’un de nom, Heinrich H ertz émit l’hypo­
l’univers dont il fait partie. Trop ses récents numéros à la parapsycho­ thèse selon laquelle ces ondes
longtemps aussi, il a donné l’im­ logie. Il s’agit pratiquem ent d’un pourraient établir des communi­
pression de ne pas sentir avec l’hu­ bilan des interrogations actuelles sur cations entre les cerveaux humains.
manité. Une fissure s’est créée entre les phénomènes télépathiques. Lorsque, en 1929, Hans Berger
ce «croyant» et l’existence, pour Tout un ensemble de phénomènes, devait découvrir l’existence des
cet « enfant du ciel » qui n’était plus dits « parapsychiques», requièrent un potentiels électriques oscillants du
en même temps « enfant de la terre ». examen objectif, une étude attentive cerveau (qu’il a enregistrés en forme
Mais nous commençons à surmonter m ettant en oeuvre des méthodes d’électro-encéphalogrammes), la
ces perspectives étroites. Pour la rigoureuses d’investigation scienti­ preuve semblait être administrée de
plupart des croyants que je connais, fique. C’est notam m ent le cas de la l’existence des ondes rayonnées par
le monde n’est plus désormais un télépathie dont il est pour le moins le cerveau. Et pourtant, quelle que
jardin tout planté où la fantaisie du ridicule de nier l’existence. fût la sensibilité des récepteurs
C réateur nous a, pour un temps, Tant qu’il ne s’agissait que de cas employés pour tenter de les détecter,
exilés. De plus en plus, partout sur spontanés de la transmission des jamais on n’est parvenu à en perce­
la terre, nous nous découvrons res­ pensées à distance, on pouvait voir la moindre trace.
ponsables de la cosmogenèse. arguer de simples coïncidences. Nous connaissons maintenant toute
Le Dr Péi ne dissimula pas sa joie. Mais des expériences de suggestion à l’étendue du spectre des radiations
Le père Teilhard donnait à sa pensée distance conduites avec toutes les électromagnétiques allant des rayons
la couleur humaine propre à inté­ garanties de sérieux ont administré cosmiques, en passant par les rayons
resser tous les hommes de la terre, la preuve mathématique de la réalité gamma et X, l ’ultraviolet, la lumière
qu’ils fussent de l’Est, de l’Ouest, de des phénomènes télépathiques. visible de l'infrarouge, pour, sans
l’Occident, de l’Orient, Moyen ou lacune, se terminer par toute la
Extrême. ON REPARLE DU «NAUTILUS» gamme des ondes radio-électriques. Où
— Dans mon pays, on dit: « Fan situer les « ondes mentales » dans tout
liao, fan liao!», cela signifie: «Le La plus retentissante des démons­ cela? Et si de telles ondes occupent
ciel et la terre sont sens dessus trations fu t celle effectuée, pendant effectivement une bande du spectre,
dessous. » Un nouvel ordre com­ l’été 1959, lorsque le sous-marin comment se fait-il que l’organisme
mence. Pourtant, avouons-le, ce américain Nautilus resta seize jours humain ne perçoive pas directement
n’est encore que désordre... Le en plongée dans l’Atlantique. A des d’autres radiations émises sur la
banyan étale ses racines à trois mille centaines de kilomètres de là, sur la même fréquence?
lieues, dit-on aussi en Chine. Com­ terre ferme, une machine tirait au Arrivé à ce point de mes réflexions,
ment dès lors changer son ombre? hasard, d’une pile de plusieurs milliers je me suis vu dans l’obligation de
Le père Teilhard pressa l’une contre de cartes, telle ou telle autre. Il y en formuler une hypothèse étrange: il y
l’autre ses longues mains transpa­ avait cinq sortes, pourvues de dessins aurait d’autres formes de radiations
rentes. géométriques simples: un cercle, un que celles de nature électrom agné­
— Gare au pessimisme, mon cher carré, une étoile, une croix et une série tique. Non sans hésitation, je m’en
Péi. Ne regardez pas seulement le de lignes ondulées. Un expérimen­ suis ouvert au grand savant
côté négatif des événements et des tateur (appelons-le « inducteur »), assis W. Zworykin et au D r Davis,
choses. Restez fidèle à la vie qui est devant la machine, s efforçait à sug­ directeur de l’institut international
positive. Il faut chercher à combler gérer ces images à un « percipient » se d’Electronique médicale, avec qui
les crevasses et non y enfoncer le trouvant à botd du submersible, et j ’ai eu récem m ent le plaisir de
pied. celui-ci notait les images perçues. bavarder au cours d’un déjeuner. Je
Et il cita l’admirable vers de Lorsque, au terme de l’expérience, on craignais d’être taxé d’hérétique. Il
William Blake: «N e doutez jamâis. compara les suites des images n’en fut rien. Mes deux éminents
Le soleil même, s’il doutait de soi, « émises » et « reçues », on constata interlocuteurs, esprits d’une grande
s’éteindrait sur le champ. » plus de 70% de résultats justes, alors ouverture, ont considéré l’hypothèse
Dominique de Wespin. que, selon la théorie des probabilités, comme plausible. Et, en fait,
il ne devait pas y en avoir plus de 20 % ! qu’auraient dit les physiciens du X I X ' mt

169
Parapsychologie
•« r siècle si, avant Faraday et Maxwell, on La conclusion s ’impose: ce ne sont pas .;..BM:
leur avait parlé des ondes électro­ des ondes électromagnétiques qui
magnétiques, capables de transporter constituent le support de la suggestion A S T R O N O M IE
des sons et des images?... mentale à distance.
Cependant, avec mon hypothèse, Quelle est dès lors la nature de ce
j ’étais en train de découvrir l’Amé­ «vecteur psychique»? Compte tenu La Lune arrachée à la Terre
rique. En effet, le hasard devait des grandes étendues qu’il perm et de
m ettre entre mes mains quelques franchir (en 1928, des expériences de Selon John O’Keefe, chef adjoint de
récents numéros de la « Revue télépathie ont été réalisées avec la division théorique du « G oddard
métapsychique » qui m’ont montré succès entre Athènes et Paris, soit Space Flight C enter», qui est l’une
que la plupart des parapsychologues sur 2 101 km), on doit adm ettre que des installations gouvernementales
ont abandonné la théorie de la trans­ la loi de l’inverse du carré de la américaines de recherche et d’appli­
mission de la pensée par ondes élec­ distance ne joue pas en l’occurrence. cations spatiales, les perturbations
tromagnétiques et, plus ou moins On peut supposer qu’il s’agit de géologiques se produisant à l’inté­
ouvertement, adm ettent l’existence radiations concentrées en faisceaux. rieur du globe terrestre seraient dues
d’une énergie de nature différente S’agirait-il d’une forme de champ à des «cicatrices» laissées par la
qui reste à préciser et à étudier. semblable à celui de la gravitation?... Lune lorsqu’elle s’arracha à sa
Cette même revue m’a mis sur la Sommes-nous en présence d’un phé­ planète mère, la Terre.
trace d’un ouvrage rem arquable, la nomène apparenté à ces étranges Si cette théorie de la formation de la
Suggestion à distance, de L.-L. Vassi- neutrinos qui traversent aisément le Lune est loin d’être catégoriquem ent
liev, traduit du russe et publié chez globe terrestre pour sortir aux établie, précise John O ’Keefe, les
Vigot frères. L’auteur est une per­ antipodes? Nous n’en savons rien. mesures de l’aplatissement de la
sonnalité scientifique de prem ier Mais ce qui peut être affirmé avec T erre ne concordent pas, en effet,
plan: professeur de physiologie à certitude, c’est que, devant nous, se avec les calculs théoriques de la pro­
l’université de Leningrad, membre découvre un immense domaine portion dans laquelle les forces rota­
correspondant de l’Académie des inconnu dont l’exploration sera riche trices auraient dû provoquer cet
sciences médicales de l’U.R.S.S. et en surprises. „ .. , aplatissement. Cet écart peut s’ex­
dont les travaux dans les domaines E. A isberg. pliquer si l’on admet que la Lune fit
de la biophysique et de la biochimie d’abord partie de la Terre, en un
font autorité. temps où la rotation de celle-ci
Pour trancher la question de la s’effectuait en 3 heures et non pas en
nature des radiations porteuses de la 24 heures comme maintenant. Tandis
Krishnamurti à Paris que la masse, alors sous forme
suggestion à distance, Vassiliev a
réalisé des expériences cruciales en N o u s avons le plaisir de liquide, de la Terre se refroidissait,
enfermant « l’inducteur» dans une les métaux se déplacèrent à l’inté­
vous inform er que Krishna­ rieur de cette masse, provoquant des
cage de Faraday conçue avec un
soin particulier. C’est ainsi que les murti, va donner à Paris une instabilités. Il y a quatre à cinq
joints entre la partie supérieure série de cinq con féren ces. milliards d’années, ces instabilités
formant couvercle et la partie infé­ E lles auront lieu à la Salle auraient donné à la Terre la forme
rieure de la cage sont constitués par A dyar, 4, square Rapp. d’un cigare qui se serait aplati de
des rigoles remplies de m ercure, de plus en plus à mesure qu’une cer­
Les dim anches: 16, 23, 30
manière à ne laisser aucun interstice. taine quantité de matière s’en
mai 1965 à 11 h du matin, détachait, tout en continuant à
Une vérification à l’aide d’un
ém etteur et d’un récepteur placés, les jeu d is: 20 et 27 mai 1965 tourner. A la longue, cette masse de
l’un à l’extérieur, l’autre à l’intérieur à 18 h 45 matière détachée de la Terre aurait
de la cage, puis inversement, devait C es co n féren ces seront constitué la Lune, qui se serait
dém ontrer l’étanchéité parfaite de d o n n ées en anglais, mais éloignée progressivement de la Terre
l’ensemble pour les ondes courtes et elles seront acco m p a g n ées en décrivant une orbite de plus en
moyennes et un peu moins bonne de traductions françaises: plus large.
pour les ondes longues. les lundis: 24 et 31 mai à 20 h John O ’Keefe ajoute que la Lune a
Plusieurs séries d ’expériences ont été été probablem ent formée en même
les m ercredis: 19, 26 et 2 juin
effectuées tantôt en isolant par des temps que le manteau de la croûte
cages de Faraday et l’inducteur et le à 20 h égalem en t salle Adyar. terrestre, car la Lune a la même
percipient, tantôt sans isolation. Pour tou s renseignem ents, densité que le manteau. C ette
Aucune différence sensible n ’a pu être s’adresser: M onsieur Carlo théorie se trouverait confirmée si
constatée entre les résultats numé­ Suares, 15, avenue de La l’exploration de l’écorce lunaire
riques précis et positifs dans les deux Bourdonnais, Paris 7. m ontrait que sa composition est
cas. analogue à celle du manteau.

170
A savoir
H ISTO IR E
Vingt ans après...
Les livres sur le nazism e et la S eco n d e G uerre m ondiale qui a des intermédiaires, des consomma­
entraîné sa chute se m ultiplient. N otre ami A ndré Brissaud fait le teurs. Des êtres qui tuent et qui se
bilan de cette bibliothèque d’histoire con tem p orain e. Il est lui- font tuer, qui commandent et qui
m êm e un sp écialiste de cette période, mais il a m o d estem en t om is obéissent — ou qui désobéissent.
L’histoire est ordre et désordre, plan
de signaler son propre ouvrage récem m en t paru, la Dernière année
et caprice, raison et hasard, progrès
de Vichy1, qui apporte des p récisions in éd ites sur la fin de l’État et recul. »
Français. A ndré Brissaud term ine d ’autre part un Sigmaringen
et prépare deux autres ouvrages co n sa crés à la S eco n d e G uerre LE TEMPS DU REGARD
m ondiale: l’Agonie wagnérienne du II? Reich et l’Étrange destin O BJECTIF EST VENU
de l’amiral Darlan. P longé dans ses propres d ocu m en ts, il était Est-ce parce que l’homme se sent
particulièrem ent qualifié pour ju ger ceu x d es autres. J.M . écartelé entre sa puissance grandis­
1. L ib ra ire A c a d é m iq u e P errin.
sante dans le domaine matériel et
ses difficultés à résoudre les grands
Quand on voit le nombre grandis­ donc que « si la foi en l’avenir n’est problèmes spirituels qu’il se penche
sant des livres, des témoignages, pas morte dans les cœurs », le chemin intensém ent sur l’histoire de l’huma­
des documents, des récits, des études à parcourir est, en revanche, plus nité? Croit-il ainsi découvrir les
qui paraissent sur la période 1939- difficile et plus chargé de mystères solutions du temps présent et les
1945 — et le succès de ces publi­ qu’il n’imaginait. C ’est en cela que secrets de son devenir? En résolvant
cations —, on s’interroge sur le phé­ l’histoire n’a pas de sens, au niveau les mystères de l’histoire pense-t-il
nomène qui attire ainsi la conscience d’une logique élémentaire. Au niveau acquérir par cette vue rétrospective
universelle. d’une conception globale, on peut une vision prospective? Il faudrait
Des événements catastrophiques dire que l’histoire n’a pas de sens alors, peut-être, que ce sondage du
comme la première et la seconde mais suit une direction. Il est parfois passé soit ontologique et qu’il tienne
guerre mondiale ont sérieusem ent difficile de le déceler dans les compte, derrière la trame des événe­
modifié la notion un peu naïve, et désordres quotidiens. ments et des comportem ents, de la
d ’un optimisme sans nuances, du Dans son dernier livre l’Histoire n’a réalité plus profonde, plus secrète,
sens de l’histoire qui régnait à la fin pas de sens (Arthème Fayard), René qui ne peut s’apercevoir que par
du xixc et au début de notre siècle. Sédillot écrit: « L’histoire ne se laisse transparence. L’histoire aurait besoin
Plus l’homme parvient à dom pter pas mettre en adages prophétiques, ni d’une sorte de désintégration qui
les forces naturelles, plus il pro­ pour le passé ni pour l’avenir; et pas perm ettrait de libérer son énergie
gresse sur le chemin de la connais­ davantage en formules mathéma­ secrète comme la désintégration de
sance dans le domaine des tech­ tiques. Elle n’appartient ni à Nostra- la « bombe » a libéré l’énergie en­
niques et des sciences, et plus il se damus, ni à Karl Marx, ni aux algé- close dans l’atome. Quelques rares
sent dominé par des forces surnatu­ bristes. Elle relève de l’homme, au historiens travaillent à cette libé­
relles dont il ne discerne guère les même titre que n’importe quelle vie ration. Déjà des progrès sensibles
contours et encore moins l’essence, humaine, soumise tout à la fois aux ont été réalisés, mais il faudrait des
enivré par les abîmes qu’il découvre tables de mortalité et à l’accident du milliers de chercheurs « éclairés »,
sans cesse dans l’infiniment petit et coin de la rue. C’est l’homme qui fait des centaines de savants «initiés»,
l’infiniment grand, dérouté par l’histoire, mais aussi qui la subit. et une organisation planétaire des
quelques fulgurantes révélations L’homme, c’est-à-dire des gouver­ études historiques pour atteindre à
venues d’un passé plus ou moins loin­ nements, des peuples, des héros, des la vérité.
tain, qui bouleversent toutes les hypo­ monstres, des génies, des médiocres. A elle seule, l’histoire de la Seconde
thèses élaborées jusque-là. Il sent C’est-à-dire, encore, des producteurs, G uerre mondiale offre un champ

171
Histoire
pratiquem ent illimité d’investiga­ secrète. Des milliers de livres, en points particuliers. Je songe, par
tions du plus haut intérêt. Intuiti­ toutes langues, ont été publiés: exemple, à des ouvrages comme:
vement, le public se penche sur ce témoignages individuels et collectifs, Duel pour la France 1944, par Martin
passé récent, comme aimanté par récits d’événements et de batailles, Blumenson (Denoël), Opération Bar-
les forces obscures qui se sont dé­ biographies individuelles, études de barossa par Paul Carell (Laffont),
chaînées avant l’An I de l’ère ato­ points particuliers, tentatives de syn­ Une guerre pas comme les autres,
mique. Parmi ces forces, celle qui thèse, etc. Combien abordent les par Michel G arder (La Table ronde),
suscite le plus de curiosité est, sans questions essentielles? Quelques le Jour le plus long, par Cornélius
aucun doute, le national-socialisme: lueurs, de-ci de-là, au détour d ’une Ryan (Laffont), la Destruction de
H itler et son entourage, l’action page, dans une note ou dans une Dresde, par David Irving (Laffont),
nazie dans toute l’Europe, son in­ annexe, mais les points importants Sept hommes à l’aube, par Alan Bur-
fluence, etc. Vingt ans après... ne sont pas cernés, décortiqués, gess (Albin Michel), Waffen-SS au
L’épreuve passée, il faut proba­ mis en lumière, ou trop rarement. combat, par Lothar van Greelen
blement à l’homme vingt ans d ’oubli (France-Empire), les Cosaques de
avant de se souvenir et de réfléchir, LE VOILE SE LÈVE Hitler, par Erich Kern (collection
il faut vingt ans pour que les passions LENTEM ENT « Action »), le Dernier Coup de dés
s’apaisent un peu. de Hitler, par Jacques Nobécourt
Le temps est-il venu d’écrire, sans Pour se limiter au problème qui (Laffont), les Derniers Jours de Hitler,
haine et sans crainte, l’histoire de intéresse la majorité des lecteurs, par H.-R. Trevor-Roper (Calmann-
ces années sanglantes et encore bien le national-socialisme, peut-on dire Lévy), Yalta ou le partage du monde,
mystérieuses? J ’en suis convaincu. qu’on connaisse son histoire secrète? par A rthur Conte (Laffont), etc.
Depuis près de vingt ans, je cherche Le livre de William Shirer, le Troi­ Ce sont des études brillantes, com­
à percer certains secrets de la sième Reich des origines à la chute plètes, objectives, indispensables,
Seconde G uerre mondiale. J ’ai con­ (édition Stock et « l’Encyclopédie qui perm ettent d’aborder les rivages
sulté des tonnes d’archives et de contem poraine» du Club des Amis où se cachent encore d’autres aspects
documents, lu des centaines de livres du Livre), est certainem ent un des du dram e et les chemins qui mène­
et des milliers d’articles de journaux plus complets sur la question. Pour­ ront à la vérité.
ou de revues, interrogé des centaines tant, des points essentiels ne sont pas En effet, est-on assuré de connaître
de témoins parmi les plus connus et abordés ou sont traités trop hâti­ la vérité, toute la vérité sur Hitler
parmi les plus obscurs. Je suis per­ vement. C’est ainsi que l’idéologie et son entourage? Sur le jeu Hitler-
suadé que Balzac avait raison quand nazie est escam otée; les contra­ Staline, le drame du général sovié­
il écrivait: « Il y a deux histoires: dictions apparentes de Hitler ne tique Vlassov, l’étrange com por­
l’histoire officielle, menteuse, qu’on sont pas expliquées, ni celles de tem ent de Canaris, de Heydrich ou
enseigne, puis l’histoire secrète où Gœring, de Himmler ou de Speer. de Bormann, les camps d ’extermi­
sont les véritables causes des événe­ Comment expliquer la fuite de nation, les «arm es secrètes», les
ments.» La quête est difficile! Clio Rudolph Hess en G rande-Bretagne rivalités parmi les chefs de la SS,
est une dame d’une farouche pru­ en 1941, les négociations de Himmler etc.? Que de mystères! L’histoire
derie et une menteuse fieffée. Sa avec le Congrès juif mondial en vraie et secrète du IIIe Reich reste
conquête exige une stratégie com ­ 1945, les contacts du maréchal à écrire, de nombreux volumes seront
pliquée, prudente, patiente. On Rommel avec les Américains ou nécessaires. Elle s’écrit peu à peu,
n’obtient rien d’elle par la bruta­ ceux de Hewel, Brandt et Schel- au fur et à mesure que les voiles
lité ou la précipitation. Il faut beau­ lenberg avec les Russes? Connaît-on sont déchirés. D éjà des lueurs pré­
coup de ruse pour l’amener aux le détail des discussions et les déci­ cises se discernent.
confidences, pour lui arracher un à sions qui ont amené à « la solution
un tous ses voiles et la contem pler finale », l’extermination des juifs?
enfin nue comme la Vérité. Comme La longue et tumultueuse rivalité UN EXEM PLE DE MYSTÈRE:
elle est éblouissante alors! entre l’Abwehr, dirigée par l’amiral
Le pape Léon XIII a fixé les deux Canaris, et l’Office de sécurité du Parmi ces lueurs, je voudrais citer
lois fondamentales qui régissent la Reich (Reichssicherheitshauptam t : une page du dernier livre de Saint-
profession d ’historien : « La première R.S.H.A.), dirigé par Reinhard Hey- Loup, les Hérétiques (Presses de la
loi de l’historien est de ne pas oser drich puis par Kaltenbrunner, n’est Cité), qui conte, pour la prem ière
mentir, la seconde, de ne pas craindre pas mise en relief; et pourtant! fois, l’histoire authentique de la
d ’exprimer toute la vérité. » Le livre de W. Shirer est un des division SS-Charlemagne, composée
Il faudra du temps, beaucoup de plus complets, que dire des autres de volontaires français venus de la
temps, pour explorer méthodique­ qui tentent de présenter une syn­ Légion des Volontaires français
ment tous les aspects du dram e san­ thèse du national-socialisme? Plus contre le bolchevisme (L.V.F.), de
glant de la Seconde G uerre mon­ satisfaisants, en un certain sens, la brigade d’assaut SS française et
diale et, surtout, découvrir l’histoire sont les livres qui portent sur des de la Milice française de Darnand.

172
A lire
Dans ce livre, Saint-Loup lève un Waffen-SS: Danois, Norvégiens,
coin du voile. Il écrit: Finlandais, Baltes, Hollandais, Fla­
« L’idée originale de la SS « garde mands, Wallons, Suisses, Français.
armée de la révolution socialiste et Pour ces idéalistes-activistes, repré­
nationale » ne provenait pas, comme sentant finalement trente-deux na­
on le croit généralem ent du N.S. tions, l’aryamsation, notion ethnique,
D.A.P. mais du général comte von ne pouvait se confondre avec le
der Schulenburg, chef d ’état-m ajor pangermanisme.
du Kronprinz. Elle matérialisait le » Riedweg s’installa à la direction IV
très vieux rêve du baron Cou- du Führungshauptamt-SS en 1941.
denhove-Kalergi, celui de la Pan- Tout de suite, la lutte fut acharnée
Europa, fédération européenne entre les représentants du N.S.D.A.P.,
socialiste, mais anticommuniste. conservateurs d’une révolution alle­
Elle avait donc séduit, dès l’abord, mande, incapables de se hausser
des personnalités étrangères à jusqu’au plan universel, le « Rasse
l’Allemagne et, en premier lieu, des und Siedlungs-Amt der SS» chargé
Suisses, traditionnellem ent ouverts des questions raciales et qui défen­
à l’idée de l’Europe. dait une prétendue supériorité du
» Le prem ier SS « européen » fut sang allemand, les gauleiters Koch
donc le chirurgien militaire helvé­ et Terboven, véritables chauvins
tique Riedweg qui, secrétaire général pangermanistes et impérialistes,
de l’« Action suisse contre le com­ Martin Bormann, Müller, chef de la
munisme» en 1937, devait se heurter G estapo, et les activistes « euro­
au gouvernement fédéral à propos péens » groupés derrière le Suisse
de son film la Peste rouge. Brimé Riedweg.
en Suisse, Riedweg tira les conclu­ » Riedweg, fortem ent combattu,
sions de cet ostracisme, passa en démissionna en 1942, repartant pour
Allemagne, épousa la fille du général le front de l’Est dans les services
von Blomberg, devint le confident du général Steiner. Mais il fut rem­
de Himmler; prem ier représentant placé par Spaarmann qui poursuivit
de l’Europe dans une organisation sa politique avec un succès de plus Mais l’histoire semble parfois
que le pangermanisme de Hitler allait en plus grand. Petit à petit, la frac­ perdre son sens.
dévoyer après la victoire du 30 juin tion européenne de la Waffen-SS
1934, date cruciale dans l’histoire l’em portait sur la vieille garde pan-
du IIIe Reich. germaniste, dans la mesure où les plissait donc sans éclat, protégé,
» Confondant, dès le départ, le effectifs étrangers l’em portaient sur encouragé par un Allemand du
national-socialisme avec le panger­ les effectifs de nationalité allemande. Führungshauptamt-SS qu’on appe­
manisme avide de territoires d ’ex­ Au début de 1944, en effet, la lait der Chef... »
pansion, mettant le prem ier au Waffen-SS comptait 400 000 citoyens Et Saint-Loup note: «N os infor­
service du second, H itler devait allemands et 250 000 étrangers dont mateurs nous ont toujours dissimulé
jeter, dès le 30 juin 1934, les bases 50 000 seulement appartenaient à le nom de cette personnalité, mais
des contradictions internes qui le l’espace germanique (Hollandais et le fait d ’utiliser, pour la désigner,
menaient à sa perte, l’opposant aussi Scandinaves). cette expression der Chef réservée à
bien à l’O.K.W. qu’à la SS. » Dès 1943, la Waffen-SS interna­ Hitler par ses familiers, implique
» Cette orientation faisait de la SS, tionale cherchait son propre destin une rivalité « au sommet ». »
non plus la « garde armée de la révo­ et se sentait capable d ’organiser une N ’avais-je pas raison, tout à l’heure,
lution socialiste et nationale», mais Europe sans frontière échappant, en citant Balzac? La thèse de Saint-
un instrument d ’oppression au ser­ dans une large mesure, à la tutelle Loup, pour aventurée qu’elle soit et
vice de la politique nationaliste la allemande. La fraction opposition- avec les réserves qu’elle impose
plus étroite. La guerre qui provoqua nelle prenait plus d’im portance en­ quant au fond, ne manque pas
la création de la Waffen-SS, non plus core en 1944. Certes, il n’existait d’apparaître comme une hypothèse
« garde armée » mais « armée com­ pas de complot mûrissant contre de travail utile aux chercheurs.
battante», ne devait rien changer à Himmler au Führungshauptamt-SS. L’histoire secrète de la seconde
cette situation. Mais à partir de comme il en existait un à l’O.K.W. guerre mondiale et plus spécia­
1941, avec l’extension officielle de la contre Hitler, le Reichsführer étant lem ent du nazisme ne fait que
lutte contre le bolchevisme, des plutôt favorable à la tendance nou­ commencer. Elle nous réserve, j ’en
centaines de milliers d ’étrangers velle... suis certain, d’énormes surprises.
affluèrent dans les rangs de la » Ce transfert de puissance s’accom- A ndré Brissaud.

173
Histoire
tem ents physiques, intellectuels et
psychologiques, et la possibilité de
C Y B E R N É T IQ U E les modifier.
Le Conte bref de Planète
Alors? Le moment nous paraît
proche où il faudra faire la « part des
« La cybernétique choses» et adm ettre une nouvelle LA L O N G U E M IN U T E
manière et un nouveau langage en D E V ÉRITÉ
et l'humain » matière de Vie. Lupasco a tenté une
nouvelle sémantique de l’énergé­ Après de patientes années de
tique vivante, et les disciples de recherches et de voyages, il
Sous ce titre publié dans la rem ar­ W iener insèrent dans les servo- trouva le Sage dans une grotte
quable, collection ■« Idées» de la mécaniques des tendances à l’orga­ de la grande banlieue de Jubbul-
N.R.F., Aurel David nous expose ses nisation, à la différenciation, à pore dans le M adhya Pradesh.
vues personnelles sur une science l’intellectualisation, à l’éducation qui Le Sage le pria de s’asseoir sur
qui paraît devoir concerner la pourraient bien être le moyen scien­ une peau de chèvre et lui offrit
plupart des activités de l’esprit tifique de développer une négentropie du thé au beurre, puis m ontra
moderne. Lorsque N orbert W iener ou une anentropie dans l’industrie qu’il l’écoutait.
(dont la collection 10/18 vient de moderne, génératrice d’entropie. — Tu connais la réponse à tout,
republier l’ouvrage capital Cyberné­ Cette recherche expérimentale va dit le voyageur.
tique et société) lança le mot, il se au-devant d’une physiologie pavlo­ — C ’est exact, dit le Sage.
doutait bien de son im portance, mais vienne où la mise en condition d’un — Bien. Il me reste ceci à ré­
il redoutait aussi l’usage qui en serait organisme explique les instincts et soudre pour que ma cosmologie
fait. En moins de vingt ans, la phy­ les réflexes, voire le comportem ent. soit parfaite et que tout s’em­
sique, la médecine, l’engeneering, le Elle rejoint par ailleurs la psycha­ boîte. Une pièce du puzzle sans
droit, l’économie, l’armée, la philo­ nalyse de Freud, la part de l’incon­ laquelle l’image reste floue et
sophie, voire la littérature et le jo u r­ scient et nos propres recherches sur fait un trou dans la lumière.
nalisme se sont emparés de ce la médecine fonctionnelle. Peux-tu me prom ettre que ta
nouveau langage pour y trouver les Nous sommes personnellement réponse sera celle que je cherche?
clés de notre présent et de notre convaincus que cette « part des — Je te le prom ets, dit calme­
devenir, sinon de notre destin. choses» mène à la mise en évidence m ent le Sage.
Il fallait toute l’innocence d’un d’un «surplus d’âme», d’un irra­ — Voici la question; c’est celle
légiste et d’un économiste en matière tionnel qui, finalement, distingue que se posent parfois les écoliers
de biologie pour nous faire sentir absolument les êtres les plus simples et qu’ils oublient quand ils ont
tout le poids de l’analyse cyberné­ des choses les mieux organisées. grandi. L orsqu’un arbre tombe
tique sur la condition humaine. Il Nous ne pensons pas que la méde­ dans une forêt et qu’il n’y a pas
importe en effet de démystifier, cine se limite à des greffes d’organes un être vivant pour l’entendre
les sciences humaines et de les ou à des membres artificiels, comme tom ber à mille lieues à la ronde,
placer devant les faits. paraît le croire notre auteur. Nous fait-il du bruit? E t dans une
L’excellent ouvrage d’Aurel David ne croyons pas que la cybernétique pièce sans porte et sans fenêtre,
nous paraît un pas im portant dans puisse obtenir plus que des machines c ’est-à-dire quatre murs épais et
cette démystification, et il nous faut intelligentes, relayant les fonctions un toit, et dans laquelle il n’y a
examiner quand et comment « la Vie primaires d’un organisme humain et personne pour voir, la flamme de
choit dans la m atière». A bien perm ettant d’accom plir la seconde la bougie donne-t-elle de la lu­
regarder un homme, il est une révolution industrielle, chère à mière? Voilà ma question. Quelle
machine complexe, certes, mais Wiener. Mais il s’agit là d’une sorte est ta réponse?
décomposable en parties, en organes, de pari sur la Vie et sur l’Homme. — M a réponse, dit le Sage, est
en systèmes dont on peut facilement Si nous venions à le perdre, il la suivante : je ne sais pas.
imaginer cybernétiquem ent les faudrait en envisager les consé­ Le voyageur but une gorgée de
fonctions selon la théorie de l’in­ quences et ne pas camoufler par du thé brûlant et s ’étira sur la peau
formation et les rétroactions. La fantastique un matérialisme triom ­ de chèvre. II éprouvait une grande
pensée humaine est « asservie » dans phant. Ou bien l’homme est une lassitude et un immense bien-
la plupart de ses activités, et la machine asservie qu’il faut perfec­ être.
« zone obscure » (heuristique) tionner et délivrer de ses états d’âme, — M erci, dit-il. On ne m ’avait
régresse devant la «zone claire» — ou bien il est un organisme animé pas menti, et tu as tenu ta pro­
(algorythmique). En fait, tout cela par une énergie surnaturelle, et il messe. C ’est bien exact que tu
est vrai, et nous reconnaissons per­ faut alors asservir la matière et sais tout.
sonnellement les processus phy­ l’énergie à des impératifs conscients. R O G E R M IN N E .
siques, ioniques, de nos com por­ Jacques Ménétrier.

174
A lire
THÉÂTRE
Notre époque mise en scène
C ette saison, la création, en France, du Dossier Oppenheimer, due à leusement le sens et la portée du
Jean Vilar, et d 'Andorra, de M ax Frisch, su ccéd a n t aux représen­ drame. Témoin de la réalité même,
tation s du Vicaire, de H ans H och u etz, de Biedermann et les incen­ le spectateur est libre de juger en
diaires, du m êm e M ax Frisch, et des Physiciens, de D urrenm att, son âme et conscience, comme l’ont
fait avant lui les juges du physicien,
p erm et de se poser q uelques questions. mais il lui appartient de tirer de
Assistons-nous à l’élaboration d’un Plus encore que le Vicaire, le Dossier l’exposé des faits des conclusions
répertoire qui non seulement s’ins­ Oppenheimer, sur lequel Jean Vilar différentes. La représentation d’un
pire de thèmes contemporains, mais s’est expliqué ici m êm e1, emprunte tel événement provoque une émotion
encore reproduit le plus fidèlement son déroulem ent et ses personnages inhabituelle au théâtre: le héros
possible un événement d’actualité? aux minutes du procès réel. L’auteur dont nous partageons les angoisses
S’il en est ainsi, ce répertoire appar- n’est là que pour réduire la tota­ est encore vivant, nous savons qu’il
tient-il encore à l’art dramatique? lité des documents aux limites de la compte parmi les esprits les plus
Enfin, n’est-il pas significatif que ce représentation, péchant ainsi par importants de l’époque et que ce
théâtre vivant soit essentiellement omission, mais respectant scrupu­ 1. V oir Planète N" 20. I
d’expression allemande?

FID ÉLITÉ, JUSQU’OÜ?

Il y a lieu, tout d’abord, de distinguer


entre l’événement transposé et le
document non interprété. Selon son
auteur, le Vicaire entre dans cette
seconde catégorie. Le silence du
pape Pie XII devant l’extermination
des juifs dans les camps nazis est un
fait historique. Les documents dont
l’auteur s’inspire sont authentiques
et les personnages qu’il porte à la
scène ont existé. Mais, en vérité, la
part d’interprétation est grande,
l’agencement même des scènes oriente
le débat, et l’auteur sollicite le juge­
ment des spectateurs dans un sens
précis. Sans revenir sur la polémique
provoquée par les représentations, il
faut m ettre à leur actif d’avoir posé
la question de la responsabilité du
pape, répondant ainsi au vœu de
Brecht pour qui le théâtre doit
« sortir le spectateur de sa léthargie
en faisant jaillir devant lui un pro­ Le Vicaire: le jugement des spectateurs est sollicité.
blème qui le touche au vif, mais .dont (Photo Lipnitzki).
il n’avait pas encore pris conscience ».

175
Théâtre
1^ " dossier ouvert devant nous ne s’est
peut-être pas encore refermé dans
son souvenir. Nous ne pouvons man­
quer de penser à ses réactions pré­
sentes puisque l’actualité qui nous
environne est la sienne. Après l’avoir
connu, nous aimerions l’entendre et
le voir. Cette rencontre n’est pas
impossible, alors que tel ou tel héros
arraché d’une page d’histoire et
porté à la' scène n’a qu’une vie théâ­
trale et souvent interprétée.
Le répertoire qui nous présente une
«tranche de vie» ajoute à la vérité
dram atique la vérité de l’existence
des héros. Le spectateur se sent ainsi
concerné par ces personnages réels,
ses contem porains, et c’est là l’es­
sentiel de ce nouveau théâtre où
l’homme d’aujourd’hui nous parle du
monde d’aujourd’hui dans un langage
de notre temps. Brecht traça les
chemins de la dramaturgie moderne, Le dossier Oppenheimer: un théâtre dont le héros est encore vivant.
il en fixa le déroulement et em prunta (Photo Lipnitzki).
ses thèmes d’inspiration aux circons­
tances. Mais, poète, il transposa le
plus souvent l’événement dans le Il inventa la fable du jeune juif but du théâtre est de « m ontrer à l’in­
temps ou l’espace afin que cette recueilli, pour cacher à ses compa­ famie sa propre image, à chaque
distance lui perm ette un dépas­ triotes qu’Andri était son fils naturel. époque son effigie2». M iroir de la
sement de la réalité. Quand il l’avoue, personne, pas nature, il est juste qu’il reflète le
même Andri, ne veut le croire. visage de l’époque. Et s’il nous
LE RACISME EN QUESTION Avec ce thème, Max Frisch nous présente un conflit dont l’issue est
apporte la peinture d’événements incertaine, si un déroulem ent rigou­
A son exemple, Max Frisch fait que nous avons connus, mais il reux conduit au dénouement qui voit
appel à la fiction pour illustrer un élargit le débat: le racisme est une le triom phe ou la perte du héros,
des principaux problèmes du siècle. gangrène qui ronge psychiquement alors il s’agit bien de théâtre. C’est
Voulant traiter la persécution des la victime autant que le persécuteur. le cas du Dossier Oppenheimer et
juifs pendant la guerre, Frisch Nous voici affrontés au problème d'Andorra, Max Frisch ayant cepen­
choisit un cadre intemporel : Andorra, que nous côtoyons chaque jour. dant sur H einar Kipphardt, auteur
pays neutre dont les voisins sont Même dans notre pays, respectueux de la première version scénique du
racistes et belliqueux. Toute l’atten­ en principe de toutes les libertés, Dossier, la supériorité de l’invention
tion des Andorriens se porte vers un une défiance croissante se manifeste théâtrale.
jeune juif, Andri, qui, encore enfant, à l’égard des ressortissants de nos Ce théâtre de notre temps est-il dans
fut arraché aux massacres du pays anciennes colonies. Leur présence la tradition de la littérature alle­
voisin par l’instituteur d’Andorra. dans nos familles, dans nos ateliers mande? En jetant un regard sur le
A l’heure où les armées du pays tota­ ou dans certains quartiers de nos passe, on rem arque que l’Allemand
litaire envahissent Andorra et com­ villes provoque un malaise. On montre une tendance fondamentale
mencent la chasse aux juifs, les assiste à des campagnes de presse et tenace à rechercher des sujets
citoyens vont-ils défendre et cacher dénonçant le danger qu’ils repré­ mythologiques ou historiques. Cepen­
Andri? Ce serait com pter sans la sentent. Le racisme est une mauvaise dant, depuis 1945, le théâtre germa­
lâcheté, la mesquinerie et la peur. graine déposée au cœ ur de l’homme, nique a produit de nombreuses
Plus Andri est rejeté par ses compa­ quelle que soit sa couleur; Max œuvres inspirées par l’actualité,
triotes, plus il se sent profondément Frisch nous le rappelle avec force. évoquant la dictature et la guerre ou
juif. Il se glorifie de cet état et les drames qui opposent l’homme à
assume jusqu’au poteau d’exécution UN NOUVEAU RÉPERTOIRE? la contrainte de l’État*. Et ceci est
le martyre d’une race qui pourtant nouveau. Brecht qui ne concevait le
n’est pas la sienne. En effet, l’ins­ Ce nouveau répertoire appartient à théâtre que pour illustrer ses thèses
tituteur d ’A ndorra est son vrai père. l’art dram atique dans la mesure où le sociales transposait le réel dans un

176
A entendre
lieu et un temps différents. Ainsi Vilar, grâce à lui, révolutionna la
d'Arturo Ui, paraphrase de l’as­ représentation de nos classiques et
M U S IQ U E
cension de H itler, ou de Maître imposa un style. Tout un public est
Puntilla et son valet Matti, brillamment déjà accoutumé au découpage parti­
créé cette saison au T.N.P., qui nous culier de Brecht. A ses yeux, les trois
actes de nos comédies sont aussi
La révolution
montre une satire du capitalisme
dans le cadre de la Finlande de 1939, caducs que le rideau ou les dorures électronique
avec des références implicites à la de nos scènes à l’italienne. C’est
comédie italienne ou française du pourquoi les salles nouvelles d ’Au- Un des événements musicaux les
xviii' siècle. Fusion harmonieuse et bervilliers, M énilm ontant ou Vin- plus importants du xxc siècle est
exemplaire de l’actualité avec la cennes sont des cadres propices à la l’application des moyens électro­
tradition. rencontre d’un répertoire et d’un acoustiques à la création musicale.
La dernière guerre, dans ses prémices public contemporains. En marge de On lui doit l’avènement de la musique
et ses conséquences, a bouleversé l’exploitation régulière, les recherches concrète et de la musique électro­
trop profondém ent l’âme germa­ de Jacques Polieri ou de Jean-M arie nique.
nique pour que l’on s’étonne de voir Serrau montrent l’intérêt que nous Pendant les cinquante dernières
un reflet de ce drame dans le théâtre portons, en France, au théâtre futur. années d’évolution technique et esthé­
de langue allemande. D urrenm att et Les plus audacieux de ces travaux tique, le langage musical s’est pro­
Frisch ont su donner à l’évocation de appartiennent encore au laboratoire fondém ent transformé. C ette évo­
ces événements une portée uni­ mais, sans doute, trouveront-ils place, lution, en général, et sauf dans le cas
verselle. Ils contribuent puissamment un jour, dans le théâtre total attendu de quelques instruments microtonals,
à l’existence d’une expression dra­ par certains. Il est à souhaiter de n’a pas atteint l’aspect purem ent
matique nouvelle. A la différence de trouver alors, réunis dans un même instrumental. L’édifice tonal miné
leurs voisins, il semble que nos homme, un poète dram atique et un par W agner et Debussy fut définiti­
auteurs répugnent à peindre la réa­ scénographe, ce que fut Brecht en vement aboli par Schœnberg. Le lan­
lité immédiate. Salacrou (les Nuits de son temps, sinon il est à craindre gage atonal, celui de notre époque, à
la Colère), Sartre (Morts sans que la technique audiovisuelle étouffe qui W ebern a donné de nouvelles
sépulture), Clavel (les Incendiaires) le Verbe, élém ent essentiel de la dimensions, utilisait des instruments
ont reproduit après la guerre, avec représentation. fabriqués pour le langage tonal.
réalisme, les drames de la résistance En conclusion, à l’heure où le A ujourd’hui a lieu avec quelque
ou de l’occupation. Mais, plus théâtre n’a plus de frontière, retard, en ce qui concerne la
nombreux, nos poètes dram atiques D urrenm att et Frisch ajoutent au musique électronique, la synthèse
ont, depuis G iraudoux, fait appel à capital dram atique européen que du langage contemporain avec son
la légende ou à l’histoire pour Christopher Fry, Ionesco, Ugo Betti, «m atériau», synthèse qui comprend
traiter des problèmes actuels. L’au­ Beckett, Elliott, G enêt, Billetdoux non seulement les hauteurs de sons,
teur, soucieux de m ontrer son déta­ ont nourri de forces vives. A travers mais qui perm et une intégration
chement, a recours aux personnages ce théâtre d’aujourd’hui, riche et encore plus efficace de tous les
et aux situations historiques pour divers, apparaît un souci de refléter éléments (timbres, intensités, atta­
exprimer les réflexions que lui ins­ le réel qui pourrait bien être caracté­ ques et durée).
pire l’époque. Ce recul donne ristique du théâtre de demain. Pour la prem ière fois, le compositeur
parfois à son propos une valeur Roger Iglésis. peut parler de l’« architecture du
intemporelle. Ainsi Pompée et Caton, 2. S h a k e sp ea re , Hamtel. son». Il travaille (suffisamment pour
dans la Guerre civile, de Henri de 3. V oici q u e lq u e s titre s d e ce th é â tre vivant se mettre au courant, ce qui n’est pas
d ’a p rè s-g u e rre en A llem a g n e :
M ontherlant, énoncent quelques C ari Z u rc k m a y e r: le Général du Diable, le Chant très difficile) avec un conseiller tech­
sentences éternelles. M alheureu­ dans la Fournaise; M ax F ris c h : Quand finit la nique. Il ne s’agit pas naturellement
sement, l’éternité est abstraite et ce Guerre; H o n o ld : la Poussée vers Sogrebitsche; de reproduire des sons qui existent
F a b e r: Tempête sur l ’Elbe; B a rc a v a : les
théâtre romain, aussi noble soit-il, Prisonniers; H e in ric h C a rw in : Grand-mère
déjà, imiter par exemple un violon
est à l’opposé du théâtre actuel; car, Himmelreich (la d e stin é e d ’u n e fam ille ju iv e de ou une clarinette (bien qu’en théorie
dans ces personnages illustres, il est V ienne d e p u is l’e n tré e d es nazis en A u tric h e , en cela soit possible), mais de chercher
p a ssa n t p a r les c a m p s d e c o n c e n tra tio n , ju s q u ’à
malaisé de reconnaître nos l’ém ig ratio n en A n g le te rre ); É lise H o h o ff: la
une nouvelle « originalité» à travers
semblables. Légende de Baby Dolly (h isto ire d e so ld ats des sons inconnus jusque-là. Ce qui
Ce théâtre en marche a-t-il une alle m a n d s e n fe rm é s p e n d a n t d e s a n n é e s d an s les préoccupe le compositeur, c’est de
ru in e s d ’u n b u n k e r d e rav itaille m e n t).
forme scénique différente de la L e th é â tre ang lo -sax o n c o m p o rte ég a le m en t de
créer des timbres qui proviennent du
représentation traditionnelle? Il no m b reu x o u v rag es in sp irés p a r l’a c tu a lité . Ils langage qu’il emploie et propres à
suffit d’avoir vu le « Berliner fe ro n t l’o b jet d ’u n e p ro ch a in e é tu d e . Signalons une œuvre déterm inée; nécessité
q u e l’on re p ré se n ta it, il y a q u e lq u e s a n n é es, à
Ensemble», sous la direction de B ro ad w ay , u n e b io g ra p h ie d e F .D . R o o sev elt.
essentielle d’ordre musical.
Brecht, pour savoir que, là encore, le O n p ré p a re a c tu e lle m e n t une b io g ra p h ie Le musicien s’approprie ainsi un
nouveau théâtre lui doit tout. Jean « d ram a tisé e » d e C h u rch ill. monde réservé jusqu’à présent aux tmr

177
Théâtre
I V arts plastiques. Au contact immédiat presque infinie, c’est-à-dire qu’elle a de spirales, etc. En réalité, ce genre
de la matière, il découvre de nou­ comme limite le seuil de la per­ de musique possède un caractère
velles possibilités dans l’ordre ception sonore. cosmique.
créateur. Il voit son œuvre naître de Volume sonore. Dans l’instrument
ses propres mains, en créera lui- traditionnel, la gamme d ’intensité DEUX CONCEPTIONS
même la densité et le volume et est toujours limitée, tant au niveau ESTHÉTIQUES
obtiendra ainsi une version définitive maximum de l’échelle qu’à son Il existe une grande similitude entre
comme s’il s'agissait d’un tableau niveau minimum. Le violon, par la musique électronique et la musique
ou d’une sculpture. exemple, qui prit la succession de la concrète dans les procédés d’élabo­
viole parce qu’il était plus puissant, ration et de montage. Dans l’une
LES MOYENS NOUVEAUX ne peut dépasser un certain volume. comme dans l’autre, on a recours à
Dans les instruments à vent, on ne l’enregistrement sur bande magné­
Deux caractéristiques fondamentales peut jouer au-dessous d’un certain tique et aux procédés d’élaboration
distinguent la musique électronique niveau, la pression de l’air devenant que perm et ce moyen. Dans les deux
de la musique telle qu’on la pratique insuffisante pour maintenir l’oscil­ cas, on utilise des filtres électriques,
habituellem ent: 1/ les sources lation. D ’autre part, malgré l’inter­ des modulateurs, la réverbération
sonores qu’elle utilise; 2/ la façon prétation du meilleur virtuose, le son naturelle et artificielle, etc. Dans la
dont elle réalise la matérialisation le plus ténu se trouve encore assez musique concrète comme dans
sonore de la composition. éloigné de notre limite d’audition. l’électronique, l’enregistrement sur
Dans la musique ordinaire, la ma­ Arriver à la limite de l’inaudible est bande et le montage rendent inutile
tière prem ière provient des dif­ une des conquêtes de l’instrument l’intervention de l’interprète. La
férents instrum ents musicaux; ceux- électronique: il s’y exprime avec la différence réside dans la conception
ci sont les sources sonores. même aisance que dans le mezzo esthétique elle-même qui nécessai­
L’exécutant d’un instrument musical forte. Q uant au fortissimo, celui-ci est rem ent se répercute sur certains
non seulement engendre les sons limité simplement par la résistance aspects techniques.
mais tient aussi le rôle d ’interprète. de notre tympan. Tandis que la musique électronique
Dans la musique électronique, le son Timbre. Alors que les instruments nous achemine vers l’avenir de la
est obtenu par les oscillations d ’une traditionnels sont limités à leur conception traditionnelle de l’idée
valve électronique. Il ne s’agit pas timbre propre, dont la qualité varie musicale, la musique concrète, en
ici d ’instrum ents musicaux, mais de seulement en fonction de l’expé­ revanche, conduirait vers une nou­
simples générateurs de sons. rience de l’interprète, l’instrument velle façon d’articulation sonore,
Les moyens que l’électro-acoustique électronique peut toujours, en raison vers une nouvelle poétique sonore.
offre aux musiciens peuvent se de la facilité avec laquelle il est Elle facilite un enchaînement de
grouper en trois catégories: possible de modifier la forme de qualités sonores qui évoquent l’am­
1/ Moyens pour enregistrer et l’oscillation électrique, ém ettre des biance journalière et qui, toujours
reproduire des sons de n’importe sonorités d’une extraordinaire diver­ conditionnée naturellem ent par le
quelle origine (magnétophones avec sité et qui sont en grande partie temps du réalisateur, pourrait remplir
ruban et systèmes d’amplification et complètem ent inédites: ce qui repré­ le vide qui existe entre la poésie et la
de projection acoustique). sente un enrichissement considé­ musique.
2/ Moyens pour construire et rable de la gamme sonore mise à la Dans ce nouveau type d’articulation
élaborer des sons (filtres électriques, disposition du compositeur. musicale, la transmission acoustique
modulateurs, magnétophones avec Temps. La durée d’un son est cal­ joue un rôle spécial; en plus des
vitesses variables, montage sur bande culée en longueur de ruban que l’on moyens de projection habituels,
magnétique). coupe avec des ciseaux. depuis l’unique haut-parleur fixe
3/ Sources sonores électroniques La réaction devant une telle musique jusqu’aux haut-parleurs stables placés
qui fournissent la matière première à n’a guère d’équivalent dans la dans divers endroits de la salle, les
partir de laquelle se fabriquent et musique réalisée par les moyens tra­ techniques de reproduction et de
se modèlent les sons utilisés dans la ditionnels. Aussi compliquée que projection sonore dans l’espace per­
composition. soit la musique instrumentale, elle m ettent actuellem ent de donner
En disposant de ces moyens, le com­ mène toujours la fantaisie de au son différents genres de dépla­
positeur se trouve devant des élé­ l’auditeur par des voies habituelles. cement inconnus jusqu’à présent en
ments (hauteur, intensité, timbre et Dans la musique électronique, les musique. Nous commençons, par
temps) complètem ent transformés. associations doivent l’orienter vers exemple, à entendre un son qui jaillit
Hauteur. Le violon, le cor, la contre­ d’autres horizons. Lorsqu’on l’écoute, devant nous; ensuite ce son, sans
basse ont un registre limité en raison ce mélange de sons se transforme en interrom pre sa continuité, effectue
de la constitution même de l’ins­ des phénomènes connus, comme des un trajet circulaire vers la droite et
trument. Dans les instrum ents élec­ projectiles du règne minéral, des s’éteint en arrivant à un point situé
troniques, l’étendue du son est métaux qui chantent, des sonorités à notre gauche.

178
A entendre
Ces apports de l’électro-acoustique musique concrète, soutiennent avec Le contraste était flagrant entre ce
ouvrent le chemin vers de nouvelles une certaine horreur qu’il s’agit de que nous venions d’entendre, une
conceptions polyphoniques, donnant musique inhumaine. Pourquoi? Si pièce poétique, d’un langage raffiné
lieu à des manifestations contra- des appareils quelconques rem ­ et magique, et ce que nous écoutions
punctiques spatiales d’une extra­ placent l’homme, ils existent seu­ à présent. Un peu ennuyée, je
ordinaire vitalité. lement dans la mesure où l’homme regardai Supervielle: celui-ci parais­
Il ne faut pas croire que cette façon les contrôle. C ’est lui qui choisit sait dépaysé. Il s’inclina vers moi et
d’envisager la création musicale ait les sons, c’est lui le seul respon­ me dit: « Et penser que ce sont les
pour but de rem placer celle qui sable de l’œuvre musicale. Et mêmes mots!» Voilà le problème.
requiert l’emploi d’instruments tra­ l’œuvre d’art n’est-elle pas avant Tout dépend de ce que l’on fait avec
ditionnels. Il ne s’agit donc pas de tout le choix que fait l’homme, des les mots. On peut en faire un poème
la substitution d ’un moyen à un couleurs, des sons et des formes? ou un vaudeville.
autre, mais de l’élargissement de Ceci me rappelle une anecdote. Je Ayons confiance. Ce qui est
possibilités dont le compositeur me trouvais un jour avec Jules important, c’est le génie créateur,
bénéficiera certainement. Supervielle au « théâtre de verdure» non les moyens qu’il emploie pour se
Le contact avec les moyens électro­ de Charbonnières, près de Lyon. On manifester. La musique électronique
acoustiques a non seulement porté à y jouait une de ses pièces, Robinson. nous mène vers de nouveaux
notre connaissance les possibilités Après le spectacle, l’organisateur du horizons. Elle nous invite à y
inhérentes à ces moyens, mais en festival nous invita à prendre une pénétrer. Laissons de côté nos
outre a permis de nouvelles possi­ coupe de champagne au casino de réminiscences, nos habitudes, notre
bilités implicites dans la -musique l’endroit, où l’on exécutait des confort intellectuel et prenons part
dont l’exécution a besoin d’inter­ numéros de variétés malheureu­ à cette merveilleuse aventure.
prètes. Comme conséquence, on sement assez triviaux et vulgaires. Odile Baron-Supervielle.
constate depuis ces dernières années
une extraordinaire revitalisation de
la musique instrumentale.

Le créateur de la musique concrète


est Pierre Schaeffer, qui commença
ses expériences vers 1948 aux studios
de la Radiodiffusion française.
Aujourd’hui, un groupe de jeunes
compositeurs travaille avec lui et
forme le G roupe de Recherches
musicales de la R.T.F.
Le prem ier studio de musique élec­
tronique a été créé à Radio-Cologne
(Allemagne occidentale) par H erbert
Eimert en 1951. A l’heure actuelle,
ces studios ont proliféré un peu
partout dans le monde.
Nous devons tenir compte d’une
manière toute spéciale de ce qu’a dit
Olivier Messiaen en parlant de la
musique électronique: «C haque
époque possède son langage musical
qui requiert des moyens instru­
mentaux particuliers. La musique de
la Renaissance s’adaptait parfaite­
ment à la voix chantée et aux chœurs
a cappella. Celle du xvmc siècle, à
l’orchestre et au quatuor à cordes.
Celle du xix% au piano et à l’opéra.
La musique du xx' siècle trouvera
probablement sa réalisation défini­
tive grâce aux moyens électro­
niques. » Bien des gens, en entendant
parler de musique électronique ou de

179
Musique
r-MlîHiiilht-'iJBKPnrnîïïH

D ISQ U E S
Il existe un marché parallèle
D ans un tem ps pas tellem en t lointain, un disquaire connaissait La partie de ce marché parallèle qui
parfaitem ent «son ca ta lo g u e» ; il savait tous les enregistrem ents, les représente le chiffre d’affaires le
posséd ait en stock , suivait assez facilem en t les n ou veau tés et les plus im portant est constituée par les
clubs de vente par correspondance.
disparitions.
A part leur publicité payée, ces clubs
Être marchand de disques, c’était un ont toujours une grande valeur docu­ ne donnent pratiquem ent pas lieu à
des petits métiers de Paris. Puis mentaire et artistique; Vie de Jaurès, des articles dans la presse ni à des
brusquement, avec le microsillon, le Chants de la résistance espagnole de échos sur leurs activités. Leurs
disque devint une industrie, une nos jours, Poèmes de Fresnes, de ventes sont basées sur le fait qu’il
sorte d’âge d’or où les réussites et les Robert Brasillach. est simple de recevoir une œuvre
fortunes furent vite faites ou défaites. Il est difficile de juger de l’impor­ chez soi sans se déplacer. Dans
Depuis, le disque est un objet usuel. tance des éditions pornographiques, quelques cas, ces clubs ont réalisé
C ette facilité, cette sorte de démys­ car il s’agit là d’un véritable marché des enregistrements prestigieux
tification de la réalisation d’un noir. Il existe, par ailleurs, les dans l’intention de donner du piment
disque a tenté un grand nombre à collections, vendues en souscription, à leurs catalogues.
devenir éditeur, avec des fortunes de poèmes et textes érotiques. Là
diverses allant du plus pur artisanat aussi, il est difficile d’en jauger le UN TIERS DU M A RCH É
au club tentaculaire, organisme de volume. La phonothèque nationale,
vente par correspondance en marge qui reçoit en principe le dépôt légal, Dans ce monde parallèle, on‘ trouve
des circuits normaux. Ils ont créé réceptionne environ quarante disques aussi un journal sonore corporatif
une véritable vie parallèle du disque. de ce genre par an; ce chiffre est une pour les médecins, avec des cours
base, il est très sûrement dépassé, enregistrés par des spécialistes sur
Les motivations sont très diverses. car, si la limite entre le pornogra­ des points précis d’actualité médi­
L’explication la plus courante, phique et l’érotique existe incontes­ cale; des disques d’enseignement,
donnée dans le domaine des variétés, tablem ent pour certains, il n’en est alliant les projections de diapo­
est de vouloir réaliser ce que les pas de même dans l’esprit des services sitives avec les commentaires corres­
éditeurs de classique n’ont pas fait de la censure ni dans celui des édi­ pondants. Ces disques sont édités
ou ne veulent pas faire. Il existe teurs qui, pour éviter des saisies, et vendus par des coopératives de
toujours des artistes qui résistent restent très souvent en dehors du membres de l’enseignement.
à l’empire dévorant des grandes processus de l’édition classique.
compagnies et ceux qui ne peuvent Quelle est l’importance de toutes ces
faire autrem ent qu’être en dehors Les éditions en souscription d’en­ activités? En 1964, sur un total de
des circuits commerciaux tradi­ quêtes sonores sur des sujets à 7 871 disques reçus en déôt légal à la
tionnels (éditeurs de musique, fabri­ scandales ou des informations impu­ phonotèque nationale, les dix pre­
cants de disques, producteurs, stations bliables pour le grand public sont mières compagnies françaises sont
de radio, télévision, organisations de plus spéciales encore. Plus répandus responsables de 5 493 titres. Restent
ventes, interdépendance des uns et relativement faciles à acheter; les 2 378 autres disques. En regard de
envers les autres), soit qu’ils refusent disques pirates. C’est - à - dire les ces chiffres, il faut répéter que le
les conditions offertes, soit que les repiquages sur disques pressés, bien dépôt légal n’est pas toujours res­
éditeurs les ignorent volontairement. faits, avec étiquette, pochette, textes, pecté, ce qui augmente le dernier
Pour ces derniers, ce sont les éditions sous une marque qui donne l’appa­ chiffre. En clair, cela veut dire que le
à compte d ’auteur; il existe des rence de la légalité, mais qui sont en discophile ne trouve pas, en poussant
entreprises prête - noms pour ce fait réalisés à partir d’enregis­ la porte de son disquaire, 20 % de la
genre d ’opération. trem ents disparus du commerce et production française; un disque sur
Les disques politiques se divisent en appartenant à des compagnies offi­ cinq n’est pas dans le circuit tra­
publicité simple envoyée aux person­ cielles, sans que les nouveaux ditionnel. A ceux qui aiment la
nalités, et vente effective. Ils sont éditeurs en possèdent les droits. Ces recherche et qui veulent aller au-
édités soit par des sociétés liées à éditions sont assez courantes dans delà des horizons connus, le monde
des groupem ents politiques, soit par l’art lyrique et dans le jazz pour parallèle du disque offre de grandes
des particuliers dans un but de satisfaire les collectionneurs qui ne joies et recèle parfois de grands
contribution à une cause. En général, peuvent se procurer les disques ori­ trésors.
ces disques sont très bien réalisés et ginaux. Henri Krakovitch.

180
A entendre
à voir

C IN É M A
De l'adaptation
D epuis 1912, date de la prem ière version ciném atographiq u e des joue de la technique du verbe, com­
Misérables, les producteurs, scénaristes, réalisateurs de ciném a, mente continuellement l’effet visuel,
à co u rt de sujets originaux ou dans un but intéressé, ont « adapté» explique la superficie des choses
p o u r l’écran la plupart des classiques de la littératu re. sans l’ambivalence de la vie. Le
De Tolstoï à Dickens, de Balzac à susciter une incantation de l’énergie. réalisateur, Jean Aurel, lui, pare
Melville, de Victor Hugo à Dos- Le beau doit transform er l’utile et l’amour de fétiches modernes habi­
toïewski, la littérature mondiale a le jeter au-delà de la réalité. Bache­ tuels: restaurants de luxe, voitures
«subi» plusieurs versions cinéma­ lard dit: « Il y a une très grande dif­ de sport, essayages de robes, cinéma
tographiques de ses chefs-d’œuvre. férence entre une image littéraire amateur pour souvenirs érotiques.
On a tourné vingt fois les Misérables, qui décrit une beauté déjà réalisée, Jean Aurel a oublié que l’image est
quinze fois Notre-Dame de Paris, une beauté qui a trouvé sa pleine active, brûlante. Elle s’attaque aux
cinq fois Guerre et Paix, et enfin, forme, et une image littéraire qui instincts profonds, elle dépasse tou­
last but not least, une nouvelle forme travaille dans le mystère de la jours la signification du symbole.
d ’adaptation a fait son apparition matière et qui veut plus suggérer De ce va-et-vient de l’image et du
cette année: « inspiré de... » que décrire. » texte sortent des mots qui ont du
Il fallait, dans ce film, jouer la rythme et des images qui n’en ont
UN MAUVAIS COCKTAIL beauté intime de la matière contre pas.
l’imagerie usuelle des scènes amou­ Enfin, De l ’amour est un film d’âge
Il s’agit de De l’amour, de C. Saint- reuses. Au lieu de cela, C. Saint- mûr. Les héros ne sont pas amou­
Laurent et Jean Aurel, inspiré de Laurent, toujours présent à l’image, reux, ils sont complices. Plus de
Stendhal. Un homme de lettres intel­
ligent, un cinéaste talentueux, le
génie de Stendhal, le sujet le plus
important depuis toujours; le résultat:
un film manqué. Film manqué par
trop de virtuosité voulue entre le
texte et l’image, par trop de spécu­
lation intellectuelle et par une
absence d’intuition physique.
On essaye d’imiter Stendhal par un
texte parallèle décrivant des situa­
tions amoureuses de notre temps,
et c ’est là l’erreur fondamentale.
Une image littéraire imitée perd sa
qualité créatrice. Le travail de
l’adaptateur ne peut être que d’ordre
poétique. La poésie multiplie l’es­
sence des mots en les entourant d’un
fond constant d ’images, et nous
sommes, qu’on le veuille ou non,
en plein siècle de l’image. Le lan­
gage cinématographique moderne, Les yeux d ’Eisa: on leur Jait jouer les trente-deux positions.
quand il expose des images quoti­ (Photo-Film Cocinor).
diennes, des images matérielles, doit

181
Cinéma
complicité que d’amour. Il n’y a ni
désir ni possession, mais une médio­
crité des sensations, une médiocrité P E IN T U R E Tout craque.
vicieuse et bavarde, une médiocrité
à faire aimer la vertu. 1945-1965: vingt ans se sont é c o u lé s depuis la fin de la S eco n d e
G uerre m ondiale. L’esp ace d ’une gén ération artistique, le term e
UNE JUSTE DÉFINITION
d'un bilan historique. Le bilan des valeurs de l’après-guerre, que le
Mais il y a aussi un miracle: Eisa T out-P aris des conform ism es officieux et officiels s’obstine à ne pas
Martinelli. Elle possède la faculté vou loir assumer.
d’être lumineuse. Pierre précieuse Prétention vaine, s’il en est: que nouvelle figuration style yéyé,
qui éveille un matérialisme de la peut-on faire contre cette dimension Mickey Mouse et Cie.
pureté, elle jette des feux de toute objective du temps? Vingt ans: si
part, elle rayonne d ’une clarté intime l’on prend 1907 comme début du L’EXODE DE LA JEUNE
qui éclaire la splendeur de l’amour cubisme (date de l’exécution des GÉNÉRATION
charnel. Eisa Martinelli est une Demoiselles d'A vignon par Picasso), il
beauté cristalline, une beauté- est bien évident qu’en 1927 plus Car tout est là: alors qu’on s’efforce
diamant « qui nous renvoie le feu aucun doute n’était permis sur la de perpétuer un label (l’école de
de notre regard concupiscent». hiérarchie des valeurs au sein d’un Paris) et un style (l’art abstrait) aussi
Elle résiste au film et, parfois, le mouvement qui avait conquis le vénérables que dépassés, les plus
sublime de sa seule présence. Hélas, monde: deux géants, Picasso et authentiques éléments de notre
elle est le cantique des cantiques, Braque, quelques dizaines de bons avant-garde vont faire carrière à
on lui fait jouer les trente-deux tableaux chez les autres (Gris, Léger, New York et la génération de 1965
positions. Henri Michaux a écrit: Metzinger), et puis le lot commun s’apprête déjà à prendre la place
« Dans le visage de la jeune femme des petits maîtres. En 1965, ce bilan laissée vide. Sa force de frappe, c’est
est inscrite la civilisation où elle des « vingt ans après » demeure une peinture infantile, maladroi­
naquit. » Eisa Martinelli, c’est l’Italie inchangé \ tem ent inspirée des diverses icono­
stendhalienne, l’Italie plus l’Occi- Pour la génération de 1945, rien à graphies modernistes (dessins animés,
dent. Elle est « naturellement » un faire: elle est intouchable. Elle s’est romans d’aventures illustrés, publi­
personnage de Stendhal, comme apparem m ent identifiée aux mythes cité par l’image): une vraie peinture
l’était Alida Vali dans Senso, film monstrueux et sacrés: elle trône yéyé! A la stagnation des bonzes et,
de Visconti, le seul film stendhalien quelque part entre la France éter­ à l’exode momentané de la classe
de l’histoire du cinéma parce qu’il nelle et la pérennité de l’Occident. d’âge intermédiaire (35-40 ans) cor­
n’était ni adapté d’une œuvre de Cet immobilisme, heureusement, respond l’émergence des « copains».
Stendhal ni « d ’après Stendhal ». n’est de plus en plus qu’une façade. Après l’émergence, l’invasion? Ce
L’adaptation d’une œuvre littéraire D errière le bloc compact des qui s’est produit dans le domaine de
ne peut être qu’une transposition grandes « maisons » de l’art contem ­ la chanson risque-t-il de se renou­
poétique dans le domaine de l’image. porain et en dehors des activités veler dans le domaine de l’art? Eh
La définition la plus juste d’une d’avant-garde des galeries-labora- bien ! non, pas encore !
telle création, c’est peut-être P. Re­ toires, les jeunes marchands s’agitent. La menace d’une invasion des jeunes
verdy qui l’a donnée: «Q uand le Les uns se déclarent solidaires de classes aura en tout cas contribué à
poète a inventé « l’aurore aux doigts leur génération, la «leur», ou accélérer le processus de réajus­
de rose», il n’a pas tué l’aurore, plutôt de l’image qu’ils s’en font. Les tem ent des valeurs. Devant l’effa­
il ne l’a pas imitée ni embellie non autres, plus pessimistes ou plus rante marée des modes et des styles,
plus. Mais il a créé, par un rappro­ excessifs, ferment boutique et, avant les personnalités isolées gagnent un
chement tout à fait arbitraire mais de plier bagage, dénoncent avec nouveau relief : ce sont des rocs, des
mystérieusement juste, quelque quelque raison comment Paris creuse points d’appui dans la fluidité du
chose qui n’est ni réel ni vrai, mais sa propre tombe. Les plus réalistes courant. En période de transition
dont l’expression ém eut la sensi­ se préoccupent tout de même historique et de bilan, les « ismes »
bilité en passant d’abord par l’esprit d’ouvrir une fenêtre sur le présent: perdent tout prestige. Seules les indi­
et, quels que soient les éléments, un jeune expert nous présente vidualités demeurent.
les objets mis en jeu, tout le prin­ l’éclectisme sympathique d’un pano­ Sur ce point, un grand m archand a
cipe du mouvement poétique est là. ram a actualisé (28 peintres d’aujour­ vu plus clair que les autres: Alexandre
D ’abord le lieu de la rencontre, d’hui, à Paris); une galerie de la rive 1. T o u te s les o p é ra tio n s d e réé v a lu atio n d es
puis les éléments rapprochés, enfin droite, naguère spécialisée dans une M a rc o u ssis, G leizes, L h o te ou V alm ier o n t
que des objets tellem ent dissem­ peinture de la tradition française, éexc hp oo usitio
é. Les rare s v isiteu rs d e la n a v ra n te
n G leizes au m u sée d ’A rt m o d ern e ,
blables puissent se souder à jamais. » post-cubiste et abstraite, se range p o u r ne c ite r q u ’un e x em p le ré c e n t, ne m e
Frédéric Rossif. désormais sous la bannière de la c o n tre d iro n t c e rte s p as su r ce po in t.

182
A voir
c'est bon signe.
Iolas, Américain d’origine grecque, l’accent a été reporté sur certains
qui est à la tête d’un réseau de aventuriers marginaux de l’art
galeries à New York, Paris et abstrait qui, comme par hasard, se
Genève. Il a misé sur les personna­ sont manifestés au même m o m en t2.
lités plutôt que sur les « ismes » et Par son exceptionnelle qualité, cette
cela sur deux générations: d’une exposition Wols a replacé le maître
part, les aînés, Max Ernst, Magritte, de la peinture informelle aux alti­
Brauner; d’autre part, les plus tudes qu’il mérite. La démonstration
jeunes, Tinguely, Raysse, Niki de St- est éblouissante. Wols, le prince des
Phalle, Takis, Yves Klein. Il s’est peintres-poètes, est mort en 1951 •
imposé comme le triom phateur de la quel monde de différences entre
saison. Le musée de Houston (Texas), cette vision abstraite, intériorisée et
célèbre pour sa collection d’art griffue, et le réalisme objectif de la « Le panneau électoral », de Cadiou:
contemporain, a acheté en bloc les nouvelle vague! Deux styles s’af­ quel Musée achètera
douze pièces composant l’exposition frontent, deux qualités d’être au sein
des sculptures animées de Tinguely. du processus créateur. Les peintres
ce témoin de notre temps?
(Photo Marc Vaux).
Mais l’action de Iolas est plus abstraits étaient des philosophes
subtile encore dans ses effets in­ pour grandes personnes tourm entées;
directs: en niant le fossé des classes les peintres yéyé colorient des a joué sur l’ambiguïté d’une double
d’âge, il a voulu prouver que, dans pages d’album pour enfants sages. vocation de poète et de plasticien.
l’art, seule compte la personnalité, A utre grand peintre-poète de l’infor­ Nul plus que lui, parmi les peintres-
unique facteur de qualité. Et il y est mel, Camille Bryen présentait à peu poètes ou les poètes-peintres, n’a
parvenu. Son exposition Wols, à près en même temps à la librairie- assumé le drame sans fond de ce
Paris, a été le signal éclairant qui galerie La Hune un curieux livre, destin schizophrénique. Qu’elle ait
a renversé la vapeur. Le public a Carte blanche. L’ouvrage donne la été exécutée dans un état normal ou
redécouvert avec Wols l’existence dimension exacte du personnage, sous l’empire de la drogue, l’œuvre
des peintres-poètes de l’informel, dans son éclatem ent: il contient un peinte ou dessinée de Michaux est le
recueil de poèmes dont certains, constat de la non-communication et
phonétiques, datent de 1932, un l’aveu de toutes les impuissances
enregistrement de la voix de l’auteur corrélatives. Sautant la barrière
disant ses textes, et une série de consciente des mots, son imagination
diapositives originales (bryscopies), se dissout à plaisir dans l’univers
clichés de peintures sur verre spécia­ infini des taches d’encre au contour
lement conçues en fonction de la magique, des affleurements d’aqua -1
photographie.
2. L ’a rt a b s tra it (e t to u t p a rtic u liè re m e n t sa
v a ria n te « lyrique » e u ro p é e n n e , l’a rt in fo rm el)
a é té u n e p e in tu re litté ra ire e t c é ré b ra le ,
M ICHAUX, s’ad re ssa n t to u t a u ta n t aux sen s q u ’à l’in te l­
LE PEINTRE-POÈTE lig en ce. Il d e v a it d e ce fait a ttire r à lui un
c e rta in n o m b re d e trè s sin g u lières v o c a tio n s
expressives. D e s p o è te s, n o ta m m e n t, se m ire n t
Le troisième grand de la série infor­ à p e in d re a b stra it « p o u r ne p lu s é c rire » . Le
melle a été exhumé par les soins du belge (n a tu ra lisé fra n ç a is) M ich au x , le n an tais
Musée national d’A rt moderne. B ry en e t l’a lle m a n d W ols so n t les ex em p les les
plus b rilla n ts d e c e tte d u a lité d ’ex p ressio n .
Poète-peintre cette fois, puisqu’il Q u e leu rs œ u v re s, m o n tré e s à P a ris en m êm e
s’agit d’Henri Michaux. A 66 ans, tem p s d u ra n t le m ois d e m ars 1965, a ie n t
H enri Michaux est un des person­ su scité a u ta n t d ’in té rê t h u m ain , d o c u m e n ­
ta ire ou ré tro sp e c tif, il y a là, à m o n sens,
nages les plus fascinants de notre plus q u ’u n e c o ïn c id e n c e : le fait v alait la
époque, éternel migrant, passager p e in e d ’ê tre signalé.
clandestin de tous les mondes qu’il 3. L e fo rt p ouvoir hallucinogène de la m escaline,
d é riv é e du p e y o tl, la p lan te s a cré e d es In d ien s
traverse, de la République des d u M ex iq u e, a te n té de n o m b re u x é c riv ain s
Lettres à l’univers de la drogue en c o n te m p o ra in s, d ’A ld o u s H u x ley à S a rtre . Les
« La toilette», de Grilli: passant par l’Equateur. Il est le résu lta ts so n t é m in e m m e n t v ariab les, selo n les
un retour aux formes. individus. F a c e à l’e n th o u sia sm e p ro sé ly tiq u e
poète maudit de la famille mesca- d ’H uxley, M ic h a u x p a rle d ’un « m isérab le
linienne3. Cet «hom m e en dehors» m ira cle » d o n t il ne sa u ra it p o u rta n t se p asser.

183
Peinture
relie, des notations à la plume, fili­ désormais plus pop’ que le pop’ (le
formes et dévertébrées. Le poète et panneau électoral de Cadiou est un
le voyageur introspectif sont insépa­ chef-d’œuvre du genre: il bat les A R C H IT E C T U R E
rables du peintre, et vice-versa: ne yéyés sur leur propre terrain), le
présenter que l’une des facettes du recul généralisé de toutes les formes
personnage est en soi une gageure. d’abstraction. Au profit de quoi? Mais qui est Frédérick J. Kiesler?
Dans les faits, cette gageure a pris Hélas! de l’éternelle mauvaise pein­ Ce nom est rarement cité dans les
la forme d’une monumentale erreur ture figurative, bourgeoise et satis­ histoires de l’architecture contem ­
muséologique: une exposition rétros­ faite, ravie d’être tirée de sa voie de poraine ou, en tout cas, jamais en
pective n’est pas une anthologie du garage par un train express, et qui se vedette. Il le sera plus tard. Ses
souvenir. Bourrées de pièces de petit répand sur tous les panneaux théories vinrent en effet trop tôt
format, les cimaises de l’exposition d’arrivée. L’absence de stimulant à pour pouvoir s’insérer dans un
Michaux constituaient un décor notre curiosité nous rend plus sen­ courant historique. Bien au con­
incomplet, une intimité d’autant plus sibles à l’ensemble du contexte, au traire, elles s’insurgeaient contre
insupportable qu’elle débouchait sur «reste». Mais quel reste! C ’en est ce courant historique puisque, en
le vide. comique! Le paradoxe de « Compa­ pleine période fonctionaliste des
raisons» est d’avoir réalisé la coexis­ années 20 , il ne cessait de prôner une
Ainsi nous sont apparus, rendus à tence pacifique des abonnés du salon architecture courbe et sensuelle,
leur fascinante vérité, ces trois d’Automne et des pionniers de mobile et suspendue. Notions que
grands marginaux de l’informel, ces l’avant-garde, par la méthode très l’on redécouvre actuellem ent dans
peintres qui sont plus que des simple des petits paquets. les données d ’une architecture qui,
peintres, ces écrivains qui sont plus elle-même, n’est encore que pros­
que des écrivains. G râce à cette LA NAUSÉE pective. Et lorsqu’on s’enthousiasme
dimension supplémentaire de leur pour l’aérogare de la T.W .A., de
être, ils ont survécu dans leur soli­ Tous ces défauts étaient préexistants: Saarinen, à New York, et le musée
tude au naufrage d’un style collectif. ils constituent à vrai dire les tares Guggenheim, de Wright, on ignore
Au moment où se dessine cette organiques, les vices constitutifs du que ces deux architectures sont
revanche de l’individualisme (à coup salon. Dans l’ambiance plus con­ directem ent inspirées des théories
sûr l’un des éléments positifs du trastée et plus vive des années précé­ de Kiesler.
bilan qui s’élabore), le salon « Com­ dentes, ils étaient moins apparents.
paraisons » nous offre son traditionnel A ujourd’hui, ils sont insupportables, LE TH ÉO RICIEN DE LA
panorama de tendances. Nous voilà ils finissent par jeter le discrédit sur MAISON SANS FIN
plongés dans l’actualité la plus les efforts les plus valables. Le
brûlante, celle des manifestes, des visiteur demande grâce; il n’en peut A rchitecte viennois, grand ami
mouvements, des écoles, bref, dans plus devant toutes ces Rue Mouf- d’A dolf Loos, Kiesler vint à Paris
le domaine de l’action collective. fetard, ces Chantai aux fleurs jaunes,en 1918 pour y dessiner un projet
ces ports de pêche et ces marines de ville spatiale qui fut exposé en
«COM PARAISONS 1965». aux mouettes, ces Mascarade dans la 1925 au Grand-Palais. Cette idée
neige ou ces Fin de moisson en d ’une « ville suspendue», reprise au­
On ne peut pas dire que « Compa­ Beauce... jo urd’hui par tous les architectes
raisons 1965» soit objectivem ent A la lumière — peut-être - des aven­ prospectifs, paraissait alors si folle
inférieur à « Comparaisons 1964», le tures solitaires d’un Wols, d’un que Le Corbusier lui-même, gogue­
brillant salon du Xe anniversaire '1. Il Bryen ou d’un Michaux, « Compa­ nard, lui dem anda si on la sus­
demeure le même instrum ent utile raisons 1965» doit être jugé sévè­ pendrait à des zeppelins. L’année
de confrontation, le même lieu de rem ent: à un certain niveau des précédente, alors que les pionniers
rencontre, le même cocktail de différences mutuelles, il n’y a plus de l’architecture moderne impo­
styles. Seulement, il ne nous offre d’enrichissement possible. La for­ saient avec beaucoup de mal l’idée de
aucune surprise, aucun essai de mule actuelle m’apparaît condamnée l’angle droit, Kiesler s’élevait contre
renouveau. Les productions de et condamnable. Sous peine d’écla­ ce qu’il appelait « le cube-prison,
l’avant-garde y prennent la saveur du tem ent, le salon doit se réformer etpanacée universelle», et dessinait ses
déjà vu. A peine peut-on noter se rajeunir. projets de maisons sphéroïdales,
quelques évolutions aussi marquées dites « maisons sans fin », les
qu’attendues: la tendance à une Après celui des galeries privées et planchers, les murs et le plafond
certaine complaisance esthétique des musées, le front des salons, qui formant une continuité. De même,
chez les suiveurs du nouveau réa­ s’était consolidé l’an dernier, se Kiesler imaginait alors un « théâtre
lisme, le virage total des peintres disloque à nouveau. T out craque à sans fin», qui demeure encore au­
de la réalité dont le trom pe-l’œil est Paris en ce moment. C’est bon signe. jourd’hui l’une des propositions les
4. V oir Planète, N" 16, p. 155. Pierre Restany. plus audacieuses du renouvellement

18 4
A voir
Kiesler: je rêve d'une architecture féminine
En architecture, 1965 est une année K iesler. Frédéric K iesler publie ratoire pour la recherche du dessin
en effet le livre de sa vie: Journal d’un architecte ou la Recherche corréaliste» à l’université de Co­
sans fin. Le m usée G uggenheim a consacré une exp osition à ses lumbia, basant tous ses plans archi-
sculptures, et le bâtim ent que l’État d ’Israël lui a com m an d é pour tectoniques et plastiques sur la
structure du noyau cellulaire et
les m anuscrits de la mer M orte est en voie d ’ach èv em en t.
cela bien avant la vogue des théories
atomiques. En 1942, Peggy Guggen­
heim l’engageait pour aménager sa
galerie l’A rt du siècle. Il a expliqué,
en 1947, dans son Manifeste du corré-
alisme, comm ent il avait conçu alors
l’idée d ’un musée dont les tableaux
seraient débarrassés de leur cadre
et ce cadre remplacé par « l’archi­
tecture générale de la pièce. Le
tableau faisait partie de l’ensemble
architectural et n’en était plus arti­
ficiellement isolé... Pour séparer les
tableaux de l’arrière-plan sans inter­
rompre la continuité des relations
qui les unissaient, je pris le mur
rigide et droit et je le recourbai.
Un support, sorte de bras en bois
de plusieurs pieds de long, était in­
corporé dans la concavité du mur
et supportait le tableau. Le tableau
semble flotter librement. C’est un
monde en soi que le peintre a
conçu et que l’architecte a mis à
l’ancre. »
TOUT COM MENCE

On reconnaît là le principe même


d’accrochage des tableaux de l’actuel
musée Guggenheim, construit par
Wright à New York en 1959. Et cette
innovation est en général attribuée
à Wright et non à Kiesler. De
même l’aérogare de la T.W.A. à
New York Kennedy, par Saarinen,
paraît beaucoup moins nouvelle
lorsqu’on connaît les dessins de la
maison sans fin de Kiesler et les
murs courbes de la « World House
« La maison sans fin », de Frédérick Kiesler. Gallery» que Kiesler a construite
(Photo Usis). à New York.
- Jusqu’à présent, me disait Kiesler
l’hiver dernier, l’architecture était
scénographique. C’est à ce titre de cette ville, un cinéma à quatre masculine. M aintenant commence
théoricien d ’une scénographie nou­ écrans. une architecture féminine, avec
velle que Frédérick J. Kiesler était Kiesler n ’est plus reparti des Etats- une continuité sans fin, comme le
appelé à New York en 1926, et cons­ Unis, sinon pour des voyages provi­ corps féminin.
truisait deux ans plus tard, dans soires. En 1936, il fondait un « Labo- Michel Ragon.

185
A rch itectu re
Les d é b a ts
PLANETE
Le prem ier dîner-débat Planète aura lieu à Lille, le 19 Mai.
(s’inscrire à la librairie Le Furet du Nord, Messieurs Callens,
Place du Général-de-Gaulle, Lille).

ont eut lieu:

Au centre dom inicain de L’Arbresle (Rhône) le 23 Janvier

Au Club 44 à La Chaux-de-Fonds, en Suisse le 18 Février

Au centre d ’Études protestantes de Genève (Suisse) le 12 M ars

Une conférence-débat à l’École polytechnique le 12 Avril

Une conférence-débat à l’École nationale d’Administration le 23 Avril

186
ACTIVITES PLAN ETE

Deux colloques: « Qu'est-ce que Planète?»


A E veux, dans les m onts du L yonnais, s’é lè v e le dernier cou ven t du mot; les pasteurs Eric Fuchs,
conçu par Le C orbusier. C ’est, par la géo m étrie très com p lexe Reymond, Widmer; Gabriel Veraldi,
com m e par le m atériau, du b éton nu, un m od èle d ’architecture chargé de la responsabilité assez
futuriste. Vu de l’extérieur, ce pourrait être l’usine d ’une industrie lourde de représenter une équipe
d’avant-garde. M ais, sitôt que l’on y pén ètre, on sait que ces form es unie par une intention commune,
mais qui ne cesse de s’élargir et,
n ouvelles abritent le travail im m ém orial de la m éditation. C et pour emprunter un terme à la bio­
équilibre entre le présent et l’étern el est assez sym bolique de logie, de se« complexifier».
l’esprit qui anim e les pères dom inicains. Ces deux confrontations, rigoureuses
La, le père Lintanf organise des rence à faire sur votre revue, elle et honnêtes, nous ont beaucoup
week-ends où sont étudiés, par des serait assez différente de celle que appris.
clercs et des laïcs, les problèmes de j ’ai faite dim anche: non pas une Les Eglises romaine et réformée ont
la foi et des réalités contem poraines. contestation des objectifs de Planète, une longue pratique de la recherche
Un de ces récents colloques était avec lesquels en définitive je sympa­ intellectuelle. Elles savent discerner,
consacré au problème spirituel, thise grandement, mais plutôt une sous les vagues de surface, les
intellectuel et social que pose le introduction à une lecture intelli­ courants profonds. Elles ont reconnu
succès de Planète. Le débat réu­ gente de Planète. C’est là le bénéfice que Planète était un de ces courants;
nissait des assistants très actifs, que j ’ai retiré du dialogue, comme qu’il fallait le situer, le définir par
dont beaucoup d ’étudiantsj les pères certainem ent beaucoup de nos au­ rapport aux grandes directions du
Crène, Jolif, Pelfrène, et M. Max de diteurs. C ’est pourquoi je vous suis christianisme.
Ceccati, professeur de biologie à la reconnaissant d’être venus ici. » Elles nous ont fait prendre cons­
Faculté de Lyon; Jean Chevalier, cience que nous avions m aintenant
Jacques Mousseau, Aimé Michel et Un contact tout aussi enrichissant a une responsabilité morale. Sincè­
Gabriel Veraldi, représentant Planète. eu lieu le 12 mars au Centre pro­ rement, c’est une surprise. A l’ori­
La rencontre fut, c’est le moins testant d’Etudes de Genève. Ce gine, Planète ne se voulait pas si
qu’on puisse dire, animée. Elle fut centre a pour but « d’étudier les im portante. C’était une affaire
aussi constructive. Le 28 janvier, conséquences de l’enseignement de presque intime; quelques amis qui
le père Crène, professeur de théo­ Jésus-Christ dans tous les domaines disaient tout simplement leur façon
logie, nous écrivait: « Votre contra­ de la pensée et de l’action et de faire de penser. Aujourd’hui, notre voix
dicteur de service veut vous dire connaître le résultat de ces re­ porte loin; nous devons agir en
combien il a été heureux de faire cherches», « d ’exprimer le refus de conséquence.
connaissance avec le petit groupe l’Êglise d’aujourd’hui de se laisser
de responsables de Planète venu ici. enfermer dans une sorte de ghetto AU TRAVAIL
J’avoue ne pas regretter ce que j ’ai religieux». Son activité est intense: Non, bien sûr, pour surveiller nos
dit dimanche matin, dans la mesure des cours, des séminaires, des paroles, cesser de surprendre et,
où, ressentant comme d’autres un groupes de travail, des publications quand il le faut, de heurter. Nos
certain malaise à l’égard de Planète, s’intéressant aux études bibliques amis prêtres et pasteurs ne nous ont
malaise d’ailleurs vague et informulé, comme aux problèmes professionnels, pas demandé de ne plus être nous-
j ’ai pu l’objectiver et le formuler. Je aux questions philosophiques comme mêmes, mais de l’être encore plus
crois que cette clarification a été aux multiples aspects de la vie franchement. Que nous le voulions
bénéfique: il n’y a rien de pire que se quotidienne. Il est à peine utile de ou pas, Planète exprime une vision
battre contre des ombres. Mais, vous préciser que le C entre protestant et du monde. Elle doit veiller à ce que
ayant entendus les uns et les le Couvent dominicain se rejoignent cette vision soit complète, qu’elle
autres, un certain nombre de malen­ dans le même idéal œcuménique. n’ignore rien de ce qui se fait et de
tendus se sont dissipés pour moi Il y avait, comme à Eveux, une assis­ ce qui se transforme. Bref, nous
et, si j ’avais aujourd’hui une confé­ tance curieuse, au meilleur sens avons du pain sur la planche.

187
Débats
principaux: les Soucoupes volantes « Rendre mort le pelvis a une fonc­
viennent d ’un autre monde et Black-out tion identique à celle qui rend mort
sur les soucoupes volantes. le ventre: celle d’éviter les sensa­
ALAIN GOMEZ. tions, en particulier les sensations
Courrier de plaisir et d ’angoisse. »
C ’est lui qui, le premier, a fait la
Ce ne sont pas seulement des romans relation entre le blocage musculaire

des de science-fiction que les savants et les inhibitions psychologiques.


doivent publier sous l’anonymat d ’un Personne n’est allé aussi loin dans
pseudonyme ; ce sont aussi des livres ce domaine. Sans doute est-ce pour

lecteurs de vulgarisation s ’ils sont un peu cette raison qu’il sera vraiment
audacieux dans les hypothèses fo r­ connu dans vingt ans. Mais les
mulées. pelvis morts courent les rues, avec
leurs angoisses et leurs refoulements.
Mise au point sur Reich FRANÇOIS LE BERRE.
Les savants se cachent
Wilhelm Reich, c’est de la dyna­ Nous préparons un important dossier
Ayant découvert, par quelques indis­ mite, et votre article ne le laisse sur Reich que nous publierons dans
crétions, que certains savants authen­ pas du tout entrevoir. Je voudrais un de nos prochains numéros. Vous
tiques se cachaient sous des pseu­ vous citer quelques passages de son avez raison: ce disciple de Freud est
donymes pour tenter d’éclairer les livre, les Fonctions de l’orgasme. plus passionnant qu’on le prétend
gens par le biais de la science- «Toute rigidité musculaire contient souvent.
fiction, je me suis mis à lire avec l’histoire et la signification de son
ardeur ces ouvrages. Je ne tardai origine. » Pas d'accord avec
pas à découvrir que, sous le couvert « La rigidité de la musculature est
de cette littérature anodine, circu­ le côté somatique du refoulement Betty Friedan
laient des faits exacts, rarem ent et la base de son maintien. »
publiés dans les ouvrages scienti­ « Chez tous les névrosés sans excep­ Les études psychologiques m’inté­
fiques. C ’est de cette façon qu’un tion, on peut trouver cette contrac­ ressant beaucoup, j ’ai lu avec intérêt
auteur fixa particulièrem ent mon ture tonique du diaphragme. » la Femme trahie par elle-même, de
attention: Jimmv Guieu, dont cer­ « Les mouvements dans l’acte sexuel Betty Friedan. Il me semble que
tains livres ont fait l’objet d ’émis­ sont forcés artificiellement sans que cette dernière va chercher de bien
sions radiophoniques et qui a rem­ l’individu en soit conscient. » subtiles explications du com por­
porté, avec l’Homme de l’Espace, Il parle plus loin du « pelvis mort » tem ent féminin alors que la réalité
le grand prix de science-fiction (en en disant: « Il est possible d’étouffer est beaucoup plus simple.
1954, si je ne m’abuse). J ’ai lu tous toute sensation de plaisir génital par Certes, les femmes vivent dans un
ses livres ou presque, car il manque une contracture chronique de la monde construit et organisé par les
à ma collection les deux ouvrages musculature pelvienne. » hommes. Mais il en sera toujours W

Planète grandit aussi à l'étranger


L ’influence de notre mouvement ne vement en Italie ce que Sud A meri- à ceux qui voudraient donner mau­
cesse de s ’étendre à l’étranger. cana, animée par nos amis Lopez vaise conscience à nos lecteurs en
C’est en Am érique du Sud que nos Llovet et Porrua, a réussi en leur répétant qu’ils fo n t preuve
préoccupations ont rencontré le Argentine. A partir de septembre, d ’une curiosité douteuse. Il montre
plus fo rt écho dans le public: dès paraîtra en Hollande une édition en effet que cette sensibilité par­
son troisième numéro, Planeta (en néerlandaise. Signalons enfin, pour ticulière que nous représentons et
langue espagnole) a dépassé être complet, des discussions en défendons est un phénomène pla­
40 000 exemplaires. L ’édition ita­ cours qui devraient prochainement nétaire. C’est, selon nous, l’inquié­
lienne de Planète prend un nouvel aboutir à la naissance d ’une édition tude d ’une société m utante qui se
essor: Pianeta est désormais en langue allemande. Cet intérêt, trouve dans l ’obligation de se poser
im prim é à Turin, et un éditeur manifesté par les pays étrangers toutes les questions, même celles
turinois très dynamique veut faire pour notre entreprise de révolution apparemment résolues.
pour le rayonnement de notre m ou­ intellectuelle, constitue une réponse J.M.

188
Activités Planète
Le nouveau volume de
B N C

Ii.fl
Les pouvoirs par
Jean Dauven
Préface par

de l'hypnose
Psychanalyse, chirurgie, dentisterie, gynécologie, etc. :
le professeur
Emilio Servadio

une technique au service de la médecine.


Du viol des foules à la vraie libération:
une contribution à la psychologie des profondeurs.

Mesm er (1 7 3 4 -1 8 1 5 ): Pavlov (1 8 4 9 -1 9 3 6 ) : Uplace le som m eil


l'hypnotism e commence avec lui. hypnotique sur le terrain de la physiologie.
(Photos Corson).

189
Activités Planète
w ainsi, quels que soient la liberté Le mystère du regard radiations émises par le regard (alors
et l’épanouissement dont bénéfi­ qu’il pourrait ne s’agir que d’une
cieront les femmes. Car, bien que sensation de présence). En effet, et
Betty Friedan affirme que la femme Dans un court article de Planète n°18, ce n’est un mystère pour personne,
n’aura pas atteint un caractère plei­ intitulé: «D es questions sur le notre corps émet des radiations infra­
nement humain tant qu’elle n’aura mystère du regard», pages 148 et 149, rouges dues à l’énergie libérée par
pas participé à la création, il est vous faites appel sur ce sujet à la col­ les oxydations biologiques. Peut-être,
bien certain que, par sa nature, la laboration de vos lecteurs. outre l’émission, le corps humain
femme n’est pas créatrice. Cette En tant qu’abonné et en tant que assure-t-il la détection de ces infra­
constatation n’implique d’ailleurs scientifique (bien que mes recherches rouges. C ette hypothèse pourrait
nullement une infériorité de l’intel­ concernent une tout autre branche, peut-être être testée par l’interpo­
ligence féminine qui vaut bien celle puisqu’il s’agit de génétique), je vous sition d ’un écran anticalorique entre
de l’homme, étant même sur certains apporte la mienne bien volontiers. le sujet détecté et le sujet détecteur.
points souvent supérieure. Mais Cette sensation de « sentir un regard Mais je ne suis pas physicien.
il est bien évident que la femme peser sur soi» a certainem ent été Que l’on me comprenne bien, il ne
n’est pas attirée par la créa­ observée bien souvent. Sur la nature s’agit que d ’hypothèses qui n’auront
tion. Il est caractéristique de cons­ physique de la sensation ainsi perçue, de sens que dans la mesure où elles
tater, à titre d ’exemple, que même je vous livre mon opinion qui peut- seront soumises à une expérimen­
dans les activités particulièrem ent être vous décevra par son caractère tation serrée. En l’absence de
féminines telles que la couture et la prosaïque et terre à terre. travaux de cette sorte, il serait tém é­
cuisine, ce sont les hommes qui Lorsqu’il se trouve en présence d’un raire de les donner (celles-ci ou
doivent se substituer aux femmes phénomène classiquement inexpli­ d ’autres, telles que la télépathie qui
lorsqu’il s’agit de créer. Et pour­ cable, le prem ier réflexe de tout est classique en cette matière)
tant, dans ces domaines où les scientifique doit être d’éliminer les comme des interprétations valables.
femmes ont le plus large accès, rien artefacts, de rechercher l’explication Le réalisme est fantastique, certes,
ne les em pêcherait de créer. Il est la plus «bête», disons-nous, c’est-à- tout ce qui est fantastique n’est pas
cependant une exception à noter: dire la plus simple. Dans le cas réel pour autant.
le domaine littéraire où les femmes présent, le premier artefact à éli­ CLAUDE R.
auteurs ne manquent pas, mais cela miner doit être celui d ’une per­ Faculté des sciences de Paris.
s’explique aisément par le fait que la ception auditive subconsciente (bruit
littérature perm et à la femme de de respiration, par exemple), d’un
libérer son imagination affective. niveau trop faible pour être iden­
L’homme reste beaucoup plus enfant tifiée par le sujet en tant que sensation
N'oubliez pas
que la femme. Il continue à jouer auditive, mais suffisant toutefois les poètes, s.v.p.
plus ou moins toute sa vie (les pour qu’il ait la sensation d’une
innombrables associations ou clubs présence humaine. Comment infirmer Depuis ma lecture du Matin des
de jeux sont tous masculins). La ou confirmer cette hypothèse? Il Magiciens, je prends un intérêt renou­
femme ne joue plus dès qu’elle sort faudrait placer des sujets ordinai­ velé à certaines œuvres de poètes
de l’enfance. Or, la création est une rem ent capables de « sentir un regard que j ’admire depuis longtemps, mais
sorte de jeu pour l’homme — c’est peser sur leur nuque » dans des qui me semblent prendre une impor­
pour lui presque un jeu de cons­ conditions telles que toute per­ tance particulière dans les perspec­
truction. L’homme joueur crée, ception auditive soit impossible. On tives qui sont les vôtres. Je songe en
tandis que la femme sentimentale pourrait utiliser à cet effet un casque particulier au grand Milosz, si
procrée dans l’épanouissement de insonorisant ou un fond sonore méconnu encore et dont Ars Magna
son besoin d ’amour. Je ne pense pas d ’intensité très élevée. et les Arcanes m ériteraient d’être
que les femmes, dans leur généralité, Mais la perception auditive n’est pas enfin examinés de près et com­
souffrent-de cette situation, conforme la seule à envisager: peut-être mentés par des philosophes et par
aux aspirations des uns et des autres. sommes-nous capables de déceler des hommes de science. Ce n’est pas
Ces quelques constatations sont, à d ’infimes déplacements d’air? que l’abord en soit facile et, pour ma
mon avis, parfaitem ent confirmées A dm ettant maintenant que toutes les part, je ne possède malheureusement
par l’observation et traduisent bien hypothèses de ce type soient éli­ pas la formation scientifique néces­
la nature différente des aspirations minées par une expérimentation saire à un commentaire approfondi
masculines et féminines. Telles sont sévère et qu’il s’agisse de radiations de ces œuvres. Je n’en suis pas moins
les vérités profondes que Betty électro-magnétiques comme le sug­ frappé par ce fait que, avant les
Friedan semble ignorer. gère E. Aisberg, je me demande si travaux d’Einstein et par une simple
PAUL VISSE. celui-ci ne limite pas le champ des réflexion philosophique et mystique
Nos lectrices seront-elles, elles, possibilités d ’explication en insistant sur les rapports de l’espace, du
d'accord avec M. Visse? sur la notion de regard et de temps et de la pensée, Milosz était 1 9 -

190
Activités Planète
Le nouveau volume de

Les machinations de la nuit


p a r R a y m o n d de B e c k e r Présence PLANÈTE

Non seulement Freud n’a pas tout dit, mais il


a sans doute négligé l’essentiel. Le rêve n’est Les machinations
pas que l’expression d’actes refoulés, une
Raymond de Becker
compensation pour ce que refuse le réel. Il
est aussi esquisse et approche de l’action.
Dans maintes civilisations, Égypte, M ésopo­
de la nuit
tamie, Islam, Inde, Chine, G rèce classique, le Le rêve
rêve a joué de multiples rôles, divinatoires,
thérapeutiques, philosophiques. En tout temps,
dans
les aventures nocturnes sont à l’origine de l'histoire
grands événements de la pensée, comme en et
témoignent Descartes, Bismarck ou Niels Bohr. l ’histoire
Raymond de Becker illustre cette théorie du rêve
féconde par de nombreux documents rares
ou tout nouvellement découverts. Situant la
« révolution psychanalytique » dans son con­
texte historique, précisant le fameux débat
entre Freud et Jung, étudiant surtout les
théories nouvelles issues de la science contem ­
poraine, il montre combien le rêve est une
fonction dépassant la sexualité pour déboucher
sur les problèmes clés de l’évolution indivi­
duelle et sociale.
L’ouvrage représente une véritable somme de
cette question complexe et passionnante. Dans Déjà paru dans cette collection
un très curieux kaléidoscope des images oni­
riques, l’auteur nous apprend comm ent on peut, L'IMMENSE VOYAGE
à l’opposé des anciennes et mécaniques Clés ou L es m éditations d ’un grand
des songes, interpréter utilem ent les symboles naturaliste
« à rêver sur nos rêves ». par LOREN EISELEY
u n v o lu m e b r o c h é : 18 F + t . l .

Le rêve dans l’histoire et l’histoire des rêves

191
Activités Planète
1^ - parvenu à des conceptions qui dans l’esprit de votre revue (de
rejoignent exactement celles d’Ein­ même pourrait-il être intéressant de C om m e chaque année (voir
stein (et lui-même ne manqua pas de réexam iner YEurêka, d’Edgar Poe) et
le souligner lorsque la théorie de la
nos num éros 10 et 17), nous
je vous serais personnellement
Relativité lui fut connue); qu’il ait reconnaissant, si vous envisagiez d’y publions no tre bilan com p­
comm encé par s’assimiler tous les faire consacrer une étude, de m ’en table. En 1964 encore, nous
grands textes de la tradition ésoté- tenir informé (particulièrement pour avons pu nous développer
rique et qu’il emploie un vocabulaire Milosz, sur lequel je compte déposer dans une to tale in d ép en ­
souvent em prunté à l’alchimie peut un sujet de thèse). d an ce financière, grâce à la
détourner de lui des savants confor­ YVES R. fidélité de nos lecteurs. Nous
mistes, mais ce ne sera pas pour vous Vadé (Sarthe). les en rem ercions, et avons
gêner, bien au contraire!
en p ro jet de les associer
De même y a-t-il dans YA rt poétique, Nous publierons de nouveau des textes d avantage en co re à notre
de Claudel, des intuitions et des de poètes et sur les poètes. Nous
conceptions que Claudel lui-même l’avons déjà fait. Rappelons l’étude de effort. N ous préciserons ce
s’est réjoui de voir confirmer peu à Jacques Buge et le Dictionnaire des p rojet dans nos prochains
peu par la science moderne. Je crois responsables sur Milosz dans Planète num éros.
qu’il y a là des domaines à explorer N° 6.

É D IT IO N S P L A N È T E B IL A N AU 31 D É C E M B R E 1964

ACTIF PASSIF
Im m obilisations c o rp o re lle s ........................ 2 6 8 .2 5 8 ,6 8 Capital et ré s e rv e s ........................................ 5 5 .3 8 7 ,4 7 .
» in c o r p o r e lle s .................... 2 5 0 .0 0 0 .0 0 Valeurs e x ig ib le s ............................................ 2 .7 9 5 .2 6 1 ,5 3
S to cks............................................................... 2 3 8 .7 5 9 ,5 5 Comptes de régularisation............................ 3 9 2 .0 4 3 ,3 9
Valeurs ré a lis a b le s ........................................ 1 .1 6 7 .3 4 4 ,6 6 B éné fice........................................................... 2 6 .3 6 8 ,8 0
Valeurs dis p o n ib le s ........................................ 1 .0 2 1 .8 0 0 ,0 9
Comptes de ré gularisation............................ 3 2 2 .8 9 8 ,2 1

3.269.061,19 3.269.061,19

COMPTE D'EXPLOITATION 1 9 64
A chats................................................ 1 .9 3 2 .2 3 1 ,1 2 V entes............................................................... 4 .8 5 7 .7 8 3 ,2 0
Frais d 'e x p lo ita tio n ........................ 1 .5 8 2 .4 1 6 ,3 2 Stock au 3 1 -1 2 -1 9 6 4 ................................ 2 3 8 .7 5 9 ,5 5
Stock au 1-1 - 1 9 6 4 ........................ 8 5 .6 1 1 ,9 7 Produits fin a n c ie r s ........................................ 8.272,8 1
Frais de personnel . . . . . . . 7 2 0 .1 5 2 ,4 0
Im pôts et taxes................................ 2 7 6 .3 8 6 ,2 5
Fournitures et services extérieurs 1 6 9 .6 8 0 ,2 7
Déplacements et transports . . . 4 0 .6 2 4 ,6 9
Frais divers de g e s t io n ................ 1 8 6 .6 9 6 ,6 6
D otation aux am ortissem ents . . 9 .2 7 3 ,3 7
Bénéfice d 'e x p lo ita tio n ................ 101.74 2,51

5.104.815,56 5.104.815,56

COMPTE DE PERTES ET PROFITS

Redevance à p a y e r ........................................ 2 0 8 .9 4 1 ,8 0 Bénéfice d 'e x p lo ita tio n ................................ 101.742,51


Pertes et profits d i v e r s ................................ 1 8 2,40 Reprise p ro v is io n ............................................ 1 4 0 .3 3 0 ,0 0
Provision pour im pôt sur les sociétés . . . 2 6 .3 7 0 ,0 0 Redevance à re c e v o ir.................................... 1 9 .7 9 0 ,4 9
Bénéfice com ptable........................................ 2 6 .3 6 8 ,8 0

261.863,00 261.863,00

192
Activités Planète
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□ Pour 12 numéros à 4,50 F. soit 54 F.
□ Pour 6 numéros à 5,00 F. soit 30 F. □ du n u m éro ................................................ *.
(1) BELGIQUE : Académie du Livre, 23, rue Saint-Brice - Tournai - C.C.P. 474.47
12 Nos : 648 francs belges — 6 Nos : 390 francs belges.
(1) SUISSE : «C ulture, Art, Loisirs» - S. A., 20, Avenue Guillemin - Pully-Lausanne - C.C.P. II 20783
12 Nos : 62 francs suisses — 6 N08 : 35 francs suisses.
( 1) CANADA: Planète, 3 300, boulevard Rosemont - M ontréal, 36 - P.Q.
12 Nos : $ 18.00 —6 Nos : $ 10.00

Voici mon no m....................................... ............................................

Mon adress e...........................................................................................

J e joins le présent règlement, s o i t ....................... Fr. Le.


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L ib e llé aux □ Virement postal (3 volets) C.C.P. 18.1 59.74
« É d itio n s P la n è te » □ Mandat-lettre
P a ris □ Chèque bancaire

Veuillez tracer une croix X dans le carré correspondant au texte de votre choix.

Édition italienne: « Pianeta» - L.E.U.P., 21, via Fra Domenico Buonvicini - Firenze.
Édition en espagnol: « Pianeta» - Ed. Sudamericana, Humberto I, 545 - Buenos Aires - Argentine.

Louis Pauwels et les responsables de la revue Planète


ne peuvent s ’engager à retourner
les manuscrits qui leur sont adressés.

193
Abonnez-vous
Dans la nouvelle collection

P v iê s e n c e
iP L A N ^ T IE
La Lettre et l'Esprit
par F r a n ç o is R ic h a u d e a u
P r é fa c e de M a x im ilie n Vox
Les lettres sont faites pour composer des mots,
La Lettre et l'Esprit
les mots sont faits pour être lus. Voilà une
François Richaudeau
vérité qui fut bien près d ’être oubliée, jusqu’au
jour où l’on s’aperçut que l’homme moderne,
au lieu de lire moins comme on le prédisait, se
m ettait à lire de plus en plus. C ’était poser un
problème nouveau. Comm ent faire et que faire
pour que le texte imprimé soit adapté au
besoin du lecteur et non plus soumis à certains
impératifs catégoriques nés d ’une recherche
typographique artificielle et d ’une dictature
illégitime des « arts graphiques »?
A cette question, François Richaudeau, im pri­
meur et éditeur, naguère professeur à l’École
Estienne, apporte une réponse logique. Mais
aussi une réponse d’expérience fondée sur les
recherches effectuées, entre autres, avec
l’Association des Compagnons de Lure, sur les
réalisations du Club de Livres qu’il dirige,
recherches et réalisations poursuivies, appro­
fondies encore dans le cadre des Éditions
Planète, en compagnie de Louis Pauwels.
Des années de réflexions ininterrompues,
d’essais quotidiens, de réussites incontestées,
aboutissent à cet ouvrage où rien n’est dit que
l’essentiel, mais tout l’essentiel. Deux mots
peuvent le résumer. La typographie adaptée
L'IMMENSE VOYAGE
aux exigences d ’aujourd’hui et de demain sera ou L es méditations d ’un grand
«foisonnante»: foisonnante comme la vie, naturaliste
comme le savoir, comme la culture, comme la par LOREN EISELEY
pensée. L’esprit rendra ainsi son sens véritable
à la lettre.

Vers une typographie logique Tirage limité et numéroté.

1 94
Activités Planète
p fc a w y
DIRECTEUR LOUIS PAUWELS

Planète est la première revue de biblio­


thèque et la plus importante revue d’Europe
par sa masse de lecture et son nombre
d’illustrations, son tirage, ses éditions inter­
nationales et la publication de quantité
d’ouvrages complémentaires □ L’abon­
dance et la variété des sujets traités et des
angles de vision exigent du lecteur un égal •
appétit de connaissance et de rêve, une
curiosité sans limites et beaucoup d’agilité
d’esprit, sans compter des facultés de dis­
crimination □ Savoir est utile, imaginer
est indispensable, rêver est nécessaire,
mais toutes précautions sont prises pour
que les frontières soient visibles entre ces
divers domaines pareillement délicieux □ □

P araît to u s les deux m o is A b o n n e m e n t 6 nu m é ro s 3 0 F. Le n u m é ro 6,50 F. / 8 0 F.B.

M o u v e m e n t d e s c o n n a i s s a n c e s / E c h o i e p e r m a n e n t e / V i e s p i r i t u e l l e y.
L i t t é r a t u r e d i f f é r e n t e ,/ A r t f a n t a s t i q u e ,7.. H u m o u r / M y s t è r e s du m o n d e a n i m a l
Imprimerie L. P.-F. L. Danel L o o s - le z - L ille Nord im p r im é e n f r a n c e Diffusion Denoël / N.M.P.P.

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