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les conférences PLANETE

BO R D EAU X

le 2 2 novem bre, à 18 h 30 ,
au th é â tre frança is
avec Louis Pauw els et Je a n Charon

... 1

-
TO U LO U SE

le 2 5 novem bre,
à l'a m p h ith é â tre de la fa cu lté des le ttre s
avec Louis Pauw els et A im é M ich e l

PARIS

le 7 décem bre, à 1 7 h,

à l'o d é o n -th é â tre de france :

L 'H U M A N IS M E DU III' M ILLÉ N AIR E

avec son excellence Josué de Castro,

ambassadeur du Brésil à l'O .N .U .


Notre couverture:
président de l'association m ondiale corrtre la faim
Profil du visage de
Notre-Dame d ’Orcival (Puy-de-Dôme): et Louis Pauw els
vierge romane en bois, recouverte
de lames de cuivre argenté (1631).
H auteur totale: 0,74 m.
PLANETE
LA P R E M IÈ R E REVUE DE B IB L IO T H È Q U E

E D IT IO N S RET2

A D M IN ISTR ATIO N
42 RUE DE BERRI PARIS 8
SOMMAIRE
RÉDACTION ET RENSEIGNEMENTS
8 RUE DE BERRI PARIS 8

DIFFUSION 5 Éditorial
DENOEL - N.M.P.P. Qu'est-ce que Planète? par Louis Pauwels
ABONNEMENTS
VOIR PAGE 159.
15 Chronique de notre civilisation
La faim, la peur, la guerre et les idées de papa,
par Josué de Castro

29 Les civilisations disparues


Faut-il croire auxZombis? par François de Closets

39 La vie spirituelle
Mon Dieu n’est pas «là-haut», par John A.T.
Robinson, évêque de W oolw ich
Le point de vue d'un catholique, par Louis Salleron

51 Le monde futur
Comment je vois le monde futur, par Nikolaï
Semenov
DIRECTEUR
LO UIS P A UW E LS 59 Les ouvertures de la science
Vers la synthèse de la vie, par Jacques Bergier
COMITÉ DE DIRECTION
LO UIS PAUW E LS 69 L’amour en question
J A C Q U E S BERG IER Comment l’am our fu t inventé, par Louis Pauwels
F R A N Ç O IS R IC H A U D E A U
99 Le mouvement des connaissances
RÉDACTEUR EN CHEF Une médecine différente: l'acuponcture, par
JACQUES MOUSSEAU Roger W ybot

DIRECTEUR ARTISTIQUE 115 La littérature différente


PIERR E C H A PE LO T Un Jésuite dans l’étoile, par Arthur C. Clarke
Le trou de mémoire, par Barry Perowne
SECRÉTAIRE DE RÉDACTION
GABRIELLE BLOT 129 L'École Permanente
131 L'histoire de l'idée d'évolution, par André 154 Le dictionnaire des responsables
de Cayeux
1 5 4 André de Cayeux, une vision prospective de
145 La prochaine Encyclopédie Planète l'évolution
Nos pouvoirs inconnus, par Pierre Duval /
Naissance d'une science peu orthodoxe: la 1 5 5 A rthur C. Clarke, le plus grand des romanciers
parapsychologie / Parution en décembre de science-fiction

146 Inform ations et Critiques, Analyse des Œuvres, 156 Arthur Michael Ramsey, le 100' archevêque
des Idées, des Travaux et des Découvertes de Canterbury

146 La psychologie / Khrouchtchev contre Freud 157 George Soulié de Morant, il a introduit l’acu­
(suite) / Une étude du professeur F.B. Bassine / poncture en Europe
Les Soviétiques et l'inconscient

148 La médecine / Une thérapeutique nouvelle croît


en Afrique / Les travaux du groupe de Dakar /
Décoloniser la médecine

151 La sociologie / Vers la semaine de 35 heures /


Un problème américain / Demain, un problème
mondial

152 La sculpture / La rétrospective Nicolas Schôffer /


En quête d'une synthèse des arts / Un grand
album prestigieux

153 L'histoire / Les monnaies racontent l'histoire /


Résurrection d'un passé / Une analyse profonde
et allègre

153 La fiche de Planète / Deux ans d'existence /


100 00 0 exemplaires
5.50 NF.
paraît tous les deux m ois

C h r o n i q u e de notre c i vi l i s at i on / H i s t o i r e i n v i si bl e / Ou v e r t u r e s de la sci e nce


Grands contemporains / Monde futur / Civilisations disparues
Qu'est-ce que Planète?
Louis P au w els

L ’équipe de Planète se sent en communion de pensée avec l’homme


Buffon, qui a osé écrire : « L'esprit humain s ’étend à mesure que l’univers
se déploie, ïH o m m e peut donc et doit tout tenter. »
A N D R É D E C A Y E U X {Professeur à la Sorbonne).

P R É C ISIO N S P O U R UN D E U X IÈ M E A N N IV E R SA IR E

LANËTE A près deux années d ’existence, et avec un tirage actu el de


cent mille exem plaires, il nous sem ble nécessaire de faire un e mise
au point, au risque de nous répéter p o u r nos prem iers lecteu rs qui
lu s d e c h o s e s voudront bien nous pardonner.
Q u’est-ce que Planète? Je ne pourrais faire u ne description com plète,
qui exigerait de nom breux développem ents. M ais je dois dire
su r d ’abord que ce n’est pas l’expression d ’une école philosophique,
spirituelle ou artistique. N ous som m es sim plem ent un groupe, de
plus en plus grand et ramifié, d ’hom m es qui s’intéressent à des choses
lu s d e c h o s e s do n t on ne parle pas habituellem ent dans les jo u rn au x ou les revues
de large a u d ie n c e 1. N ous croyons que ce sont des choses im por­
tantes. Elles sont de l’o rdre de l’invisible com pliqué qui se cache
derrière le visible simple. On en trouve des élém ents dans quantité
de publications spécialisées que nous dépouillons dans les six ou
sept langues à notre disposition. On p eu t aussi en p êch er des
m orceaux sous les glaces de l’enseignem ent officiel. N ous essayons
de rassem bler to u t cela, de le p o rter au jo u r et de le faire vivre
à h au teu r d ’hom m e. C ette attitu d e de rech erch e non conven­
tionnelle nous paraît saine. M ais le p ro p re d ’une saine attitu d e
d ’esprit est de ne pas répondre à tout. N ous ne répandons pas un
« enseignem ent». N ous n’avons pas de rec ette universelle et, si nous
croyons fabriquer un b eu rre de qualité, nous ne nous atten d o n s pas à
ce q u ’il puisse aussi graisser les m ontres. N ous cherchons seulem ent
1. V oir p ag e 158 u n e p rem ière liste d es c o lla b o ra te u rs d e Planète.

Deuxième anniversaire :
100 000 exemplaires. Éditorial
à inform er dans des dom aines où l’on n’inform e phoses de ce m onde, d ’une m anière libre, utile,
pas assez, et à aider le plus de gens possible à et p eu t-être nouvelle,
s’in terroger sur eux-m êm es et sur les m étam or-

1 Les ouvertures de la science


Planète n’est pas une revue scientifique, mais souvent le caractère fantastique des rech erch es
s’intéresse aux ouvertures que la science creuse m odernes et l’infinité des dom aines encore
dans le m ur d’ignorance et d ’illusions qui nous m y stérieu x 1. Le souffle de l’aventure et de la
sépare du réel, et p ar où des pouvoirs nouveaux poésie ne passe pas. D ès lors, l’énergie non plus.
nous sont donnés sur la nature. P ar ces ouver­ Q ue ta n t de te rres d em eu ren t vierges ne signifie
tures, sans cesse plus nom breuses et larges, en rien que la science ait échoué. P arler de la
s’engouffrent les idées, les am bitions, les rêves faillite de la science à ce propos est absurde.
de l’hum anité, et ce flot charrie, mêlés, des M ais q u ’il y ait faillite d’un scientism e p o u r qui
m ythes en form ation et les archétypes des tem ps l’univers et l’hom m e étaien t déjà au siècle d ern ier
très anciens. C ela retien t aussi notre attention. sans secrets, cela est sûr.
On s’est habitué à dissocier ce qui est de l’hom m e N ous m ettons l’ac cen t plus volontiers sur les
et ce qui est de la science, com m e s’il y avait, ignorances que sur les connaissances acquises,
d ’un côté, du relatif une fois pour toutes douteux, p arce que cette attitu d e nous sem ble plus dyna­
et, de l’autre côté, de l’absolu en expansion. m ique. Elle p articip e d’une réelle confiance dans
C ette distinction universitaire est fondée sur une la science. Le m athém aticien G ood écrit en
vision de l’hom m e (en ta n t que personne et en préface à un recueil de textes où dix-neuf prix
ta n t que société) statique et sans espérance. La N obel se livrent à leu r im agination: « L ’intention
science est de l’hom m e. Et, en transform ant le de cette anthologie est d ’ap p o rte r plus de
m onde, elle transform e l’hom m e. A une certaine questions que de réponses. » Voilà la liberté. Elle
lim ite, que l’on sent proche aujourd’hui, c’est en est tro p rarem e n t française.
se transform ant que l’hom m e p eu t pousser la
science plus loin encore, lui d o n n er le second Y A -T -IL D ES FA IT S D A M N É S ?
souffle. «A ucune hum anité, écrit E frem ov dans T o u t nous invite à ad m ettre com m e utile base de
une magnifique nouvelle d ’anticipation, ne travail que la seule connaissance universelle et
p o u rra vaincre le cosm os sans avoir attein t à un com m unicable est la connaissance scientifique,
m ode de vie supérieur. » telle q u ’elle s’exerce dans la m éthode expéri­
Planète ne s’adresse pas aux savants et techniciens, m entale. A ucun problèm e qui ne soit du ressort,
mais aux hom m es en général. Ce n’est pas une à brève ou longue échéance, de cette m éthode.
revue pour l’avancem ent des sciences, mais pour M ais nous pensons en outre q u ’on ne saurait fixer
l’avancem ent des idées to u c h an t aux sciences. de lim ites aux dém arches de la m éthode expé­
rim entale, q u ’il n’y a pas de faits interdits à
PLUS D E Q U ESTIO N S Q U E D E RÉPO N SES l’exam en, pas de « faits dam nés». C’est pourquoi

Un certain resp ect cra in tif et décharné de la 1. V oir n o ta m m e n t d a n s le p ré c é d e n t n u m éro l’a rtic le : « Les scien tistes
c o n tr e la S c ien c e » s u r les re c h e rc h e s d u p ro fe sse u r R o c a rd (N o rm a le
science, qui nous vient de l’héritage, si pesant s u p é rie u re ) c o n c e rn a n t la rad ie sth é sie e t d u p ro fe sse u r B a ra n g er
en F ran ce, du scientism e positiviste, nous m asque (P o ly te c h n iq u e ) s u r les tra n sm u ta tio n s.

Qu'est-ce que Planète?


nous insistons sur les aspects de la réalité non de la pression exercée sur les sciences d’obser­
étudiés ou non adm is officiellem ent com m e objets vation p ar la pensée rationaliste m ilitante issue du
d ’étude. « Je veux q u ’on garde la science ouverte, X IX e siècle. » C ette pression co n train t beau co u p
écrivait déjà F lam m arion, q u ’elle prenne cons­ de savants à ne publier q u ’une p artie de leurs
cience de son extrêm e jeunesse et chasse la recherches, et c’est là un obstacle au progrès
ten d an ce à refuser, à un fait inexplicable, le droit de l’hum anité. Les découvertes et les réalisations
à l’existence p arce q u ’elle ne voit pas com m ent techniques m etten t notre espèce en présence
l’intégrer à l’un des systèmes provisoirem ent en de problèm es qui ne p o u rro n t être résolus ou
faveur. » E t le professeur Rém y C hauvin lui fait dépassés que p ar une exploration systém atique
écho au jo urd’hui en d éc la ra n t: «O n n’a pas idée de tous les possibles.

2 Une machine à accélérer l'imagination


D ans cette exploration de tous les possibles, Ils se m aintiennent, par une sorte de com plexe
l’im agination a sans doute un grand rôle à jouer, fœ tal, dans l’ignorance d’énorm es acquis de la
et Planète est une m achine destinée à augm enter connaissance qui p o rten t, p ar exem ple, sur des
la faculté d ’im agination. choses aussi essentielles qu e la stru ctu re du
Il ne s’agit pas, naturellem ent, d ’accroître la tem ps, la nature de la m atière vivante, ou les
naïveté, mais d ’accélérer la connaissance en fonctions de l’esprit. Ils ne font que subir
d em an d an t à l’im agination d ’interroger librem ent c e rta in e s a p p lic a tio n s de d éc o u v erte s qui
le réel. Le chercheur, com m e l’écrivain, ne doit engagent p o u rtan t le co m p o rtem en t intérieur
pas violer les lois que l’on connaît. Mais, sur le to u t entier. C ’est cela, science sans conscience:
m onde que l’on ne connaît pas, il a le droit de sans ch angem ent de conscience. C ’est pourquoi
form uler toutes les hypothèses. Il ne doit pas Planète travaille moins à vulgariser la science
trom per ses frères, mais il a parfois le devoir de qu’à m o n trer en quoi la conscience des hom m es
les faire rêver, sans toutefois oublier que l’igno­ p eu t être changée p ar le prodigieux essor d’une
rance, la superstition et le jug em en t faux ne exploration qui to u ch e aux fondem ents mêmes
sont pas de bonnes ailes pour le rêve. L’imagi­ de l’être. Ce n’est pas seulem ent p ar une vulga­
nation n’est rien si elle n ’est pas de l’inform ation risation scolaire que nous pouvons pénétrer dans
en m ouvem ent, agitée de telle sorte que des un réel qui, p o u r être appréhendé, dem ande une
connexions inattendues et éclairantes aient une sorte d ’arrach em en t exaltant mais douloureux
possibilité de s’établir. Et, en science com m e aux habitudes de penser, une sorte de conversion.
en d’au tres dom aines de la création hum aine, Il faut que nous soyons violem m ent projetés hors
c’est l’im agination qui a une bonne chance de no tre univers m ental co u tu m ier p ar des
d’avoir raison, car elle est libre, com m e la nature ém otions esthétiques, p ar la puissance du rêve,
qui n ’a pas de problèm es mais seulem ent des par des excitants de l’im agination, par la magie
solutions. d’un style. C ela explique notre souci d’écriture,
L’une des plus graves difficultés de notre époque d’im agerie, de coexistence d ’élém ents en ap p a­
réside en ceci que les hommes, et même la plupart rence disparates, qui ont p o u r effet de produire
de ceux qui ont pour fonction de p o rter tém oi­ une sensation de dépaysem ent utile. « Nous
gnage, ne vivent pas cette époque. Ils ne sont pas, som m es des personnes déplacées, mais notre
m entalem ent, au niveau du réel qui s’y découvre. vraie patrie brûle et brille au fond de nous.»

Éditorial
Il faut de la liberté pour retro u v er sa patrie. sans le poids du savoir et la force de l’im agination,
Planète s’efforce de réunir tous les m oyens n ’est que la liberté de choisir entre plusieurs
d ’acquérir une plus grande liberté d ’esprit, en positions de sommeil.
ten an t com pte de ceci: que la liberté de l’esprit,

3 La littérature différente
Planète n’est pas non plus une revue littéraire P our aussi grand q u ’il soit, F lau b e rt n’est pas le
et artistique, to u t au m oins au sens où l’on entend patro n . Seule la m ort est objective, et il s’agit
co u ram m ent la chose. N ous ne tenons pas to u t au co n traire de retrouver, p ar l’im agination,
com pte de ce qui, dans les arts et les lettres, la plénitude de l’esprit qui est « l’effort de l’être
s’adresse aux hom m es com m e si rien, dans les p o u r dresser une espérance contre le m onde
structures profondes, n ’avait changé. C ela ne ob jectif de la m o r t1 ».
signifie pas que nous m éprisions ce que nous ne
retenons pas. « Qui méprise se surestism e », disait A V EN T U R E , F A N T A ST IQ U E ,
B uchan. M ais ce qui nous to u ch e surtout, c’est ce S C IE N C E -F IC T IO N
qui propose une vision différente de l’hom m e et
de ses rapports avec l’extérieur, une vision qui N ous trouvons dans le grand rom an d’aventure
déborde le cadre de la psychologie classique. le sens des possibilités infinies de l’énergie et de
Nous nous intéressons à la littérature fantastique la volonté hum aines, un éloge de l’héroïsm e et
passée et présente, à la science-fiction, et même un culte de la réussite généreuse, qui font un
à la littérature dite d ’aven tu re: à ce qui est rejeté contrepoids nécessaire au rom an dit « littéraire »
p ar une critique qui ne considère com m e noble qui, tro p souvent, misérabilise l’être et sa
que le rom an réaliste et psychologique, issu du destinée.
X IX e siècle. N ous nous intéressons à ce qui Il y a dans la m eilleure science-fiction une
véhicule des notions de m odifications possibles hardiesse des thèm es qui jo u x te les hardiesses
de l’hom m e et du m onde. A notre sens, l’im a­ de la pensée avancée. L ’accen t mis sur l’existence
gination littéraire et artistique n’est rien, si elle possible d ’intelligences différentes dans le cosmos
ne définit, en s’exerçant, la liberté. Et la liberté et même au to u r de nous; d ’univers parallèles;
n’est rien si elle ne définit, en s’affirmant, de changem ents de condition de l’espace et du
l’évolution. tem ps; l’accen t mis sur l’éventualité d’une
N atu rellem ent, aucun artiste ne p eu t se déve­ m utation de l’espèce; sur l’avènem ent envi­
lopper s’il n’augm ente sa connaissance de lui- sageable de nouvelles religions; sur le co n tact
même. M ais la rech erch e de soi-même exige atten d u avec des hum anités ex tra-terrestres; sur
qu’on soit préoccupé du sens de la vie hum aine une origine non hum aine du savoir, etc., tout cela,
et du destin de l’espèce. T o u te œ uvre pour nous en violant les consignes dogm atiques, participe
palpitante est liée à la liberté, à la religion (au d ’une prise de conscience aiguë des grandes
sens le plus large du m ot) et à l’évolution. angoisses hum aines, q u ’elles soient aussi vieilles
L’artiste, pour nous, est un hom m e qui songe que l’espèce ou particulières à la conjoncture
que le m onde p eu t changer, et q u ’il est lui-même p résente. C om m e le faisait rem arq u er Serge
quelque chose en m ouvem ent. L’idée souveraine H utin en fo rçan t un peu les choses: pour écrire
du « réalism e » veut que l’artiste soit un obser­ le plus extraordinaire traité de m étaphysique du
v ateu r statique, un sp e cta teu r pur d ’autrui et de X X e siècle, il suffirait de lire les 200 m eilleures
l’univers. C ’est pour nous une pernicieuse idée. 1. G ilb e rt D u ra n d : « L es stru c tu re s a n th ro p o lo g iq u e s d e l’im ag in aire ».

Qu'est-ce que Planète?


nouvelles et les 100 m eilleurs rom ans de la l’une des arm es les plus puissantes p o u r disperser
science-fiction anglo-saxonne et russe. les illusions qui nous v iennent d ’un anthropom or-
Enfin, la littérature différente est, à notre estim e, phism e hérité des derniers siècles.

4 Planète et la notion d'amusement


Am user, dit le L ittré: p ro cu rer de l’agrém ent. directe, la plus hum aine et la plus chaude possible.
N ous cherchons à p ro cu rer de l’agrém ent en On ne voit pas du to u t pourquoi le sérieux serait
com m uniquant les idées, les faits, les travaux, fade et l’im portant, sinistre. Une vieille odeur
les œ uvres qui nous paraissent d onner à l’esprit de redingote noire nous coupe encore l’appétit
une no u rriture relevée; en faisant passer les plats p ou r le gay sçavoir, qui est po u rtan t le seul savoir.
que nous aim ons. D ans tous les dom aines, nous O n est donc prié de to u rn e r les pages dès que
essayons de choisir ce qui est le plus excitant l’on s’ennuie, et de p ro tester. Je tenais à le redire
pour l’esprit et d ’en parler de la m anière la plus au m ilieu de ces feuillets...

5 L'école permanente et l'université parallèle


Aussi longtem ps que l’hum anité subissait son L ’orgueil est de ne pas souffrir et la vertu,
destin, il était logique q u ’elle apprenne à le d ’ann u ler la fatalité. E t, ce qu’il nous faut, dans
su p p o rter sans b ran ch em en t, qu’elle fasse de la cette époque charnière, c’est une certain e allé­
résignation une vertu, et q u ’elle m ette son orgueil gresse dans la volonté d ’apprentissage, de la
à bien souffrir. M ais nous pénétrons dans un liberté d ’esprit, et une m anière de vivre, de
tem ps de m étam orphose explosive. D ans l’incon­ sentir, de faire, de co m prendre, au sein de la
scient collectif, le futur proche introduit des collectivité en progression, qui est une dispo­
espérances qui relèvent les plis am ers du vieux sition non plus à am bitionner d'avoir plus, mais
m asque trag iq u e: la m aîtrise biologique, l’extinc­ à rêver d ’être plus.
tion des grands problèm es m atériels, de la D ans cette société hum aine en pleine modifi­
douleur, sinon de la m ort; la conquête de cation — des su p erstru ctu res aux m otivations
l’espace; l’avènem ent d ’une conscience plané­ profondes —, c’est peu à peu l’intelligence qui
taire, elle-m êm e ouverte à l’idée d ’une m ontée prend le pouvoir. N on l’intelligence parasite,
psychique universelle... La connaissance, la mais en quelque sorte l’intelligence biologique,
technique, un nouveau sens des relations humaines, l’intelligence évolutive, naguère im m ergée dans
une vision positive de l’évolution, to u t cela nous la masse, et m ain ten an t com m e aspirée vers le
apporte enfin les m oyens d ’ab an d o n n er l’attitu d e haut. Ce m ouvem ent d ’aspiration bouleverse les
soumise. C om m e le sait quiconque raisonne à couches intellectuelles de l’ancien m onde, et m et
p artir des données présentes, et non plus des à la surface un terrain neuf, non encom bré par
données anciennes, nous som m es au seuil d ’une les dépôts des scolastiques passées. C ’est sur ce
nouvelle étape de la condition hum aine. Ce qui terrain n euf que nous travaillons. Il faut établir
était la g randeur des ancêtres n’est plus la nôtre. un bilan clair, p ratiq u e, des notions essentielles

Éditorial
à la com préhension de notre époque: regarder Parallèle, ou encore l’É cole P erm anente. N ous
com m e pour la prem ière fois, palp er to u t cela n’en som m es encore q u ’aux balbutiem ents, avec
avec des m ains ouvrières, voir ce que cela signifie nos « cahiers de cours». M ais il s’agit de p rendre
vraim ent, com m ent cela se situe, à quoi cela sert date dans le m ouvem ent certain, naturel, qui
et co m m ent cela m arche. Bref, se débarrasser, p o rtera la civilisation des loisirs en train de naître,
sans com plexe, de l’attitu d e purem ent intellec­ vers la culturisation directe et un renouvellem ent
tualiste. C’est ce que nous appelons l’U niversité de l’hum anism e.

6 L'homme, cet infini


H um anism e? Il faut s’entendre. N otre pensée ouvrages à la Bibliothèque cen trale de M oscou,
académ ique repose sur l’hum anism e classique la bibliothécaire en chef, fem m e d ’un certain
qui considère l’hom m e com m e un m écanism e âge, fro n ça les sourcils avec mépris. Le Yoga,
connu, adm irable, certes, mais fini. M ais nous n’était-ce pas de la m ystique? E t cep en d an t, la
nous apercevons aujourd’hui que l’hom m e réel mystique du Y oga est bien réelle. C ertes, il ne
est un inconnu, sinon un infini. En ce sens, faut pas se cach er le fait que la philosophie des
l’hum anism e réellem ent m oderne renoue avec yogis est essentiellem ent idéaliste. E t cependant,
l’hum anism e antique, qui considérait l’être dans les résultats que les yogis o b tien n en t sur leur
son dialogue avec les dieux. corps et leur esprit est bien réel... Les spécialistes
Planète s’intéresse à toutes les recherches russes de l’institut Pavlov, les spécialistes chinois
sérieuses qui passent les frontières de la psycho­ de l’activité nerveuse supérieure travaillent déjà
logie classique. M ais ce n’est pas, p o u r autant, sur le Yoga. P our le m om ent, les phénom ènes
une revue de l’occultism e et de la magie. N ous ne présentés p ar les yogis ne sont pas explicables
som m es pas des naïfs. O r, justem ent, parce que par la science, m ais p eu t-être le seront-ils un
nous ne som m es pas des naïfs, il nous arrive de jour. L ’intérêt de ces phénom ènes est énorm e, car
nous d em ander s’il n ’y a pas, au-delà des inter­ ils révèlent les insondables, les extraordinaires
prétations de l’occultism e et de la m agie, sous les possibilités de l’hum ain. »
superstitions et les religiosités confusionnelles,
des traces de techniques oubliées ou d’éléments N O S PO U V O IR S IN C O N N U S
de connaissance pratique q u ’il serait intéressant
de dégager, de rassem bler, d ’exam iner. En ces On s’en veut d ’assener ce m arteau russe sur la
m atières, com m e en tou tes autres, la saine atti­ dure cervelle du scientism e français, habitée par
tude nous p araît être l’attitu d e d ’observation, un D escartes en bois. M ais il faut se tenir prêt,
sans a priori. p arce que to u te m agie d ’hier p eu t devenir une
science de dem ain. O n l’a vu p o u r l’alchim ie.
UN A R T IC L E SO V IÉTIQ U E SU R LE Y O G A N ous vivons peut-être un tem ps où tous les tem ps
se rejoignent, et où se p roduit une désoccultation
J ’ai sous les yeux un article de la revue soviétique générale de la connaissance et du pouvoir.
« Savoir et F orce » de 1956 sur le Yoga, où je lis:
« Un scepticism e considérable règne chez nous en La parapsychologie est une science neuve qui
U.R.S.S. au sujet du Yoga. Lorsque l’au teu r du ten te de trouver les lois des phénom ènes dits
présent article est allé consulter à ce sujet des paranorm aux: télépathie, télékinésie, précognition,

Qu'est-ce que Planète?


voyance, hypnose, etc. Elle est reconnue et de l’évolution hum aine. T o u t cela ne p eu t que
bénéficie d’appuis officiels dans de nom breux nous inviter à un e in terro g atio n plus ouverte des
pays, d ont les deux grands. Elle n ’a pas droit de form es de connaissance négligées, méprisées
cité en F rance 1. Il y a m oins de fantastique dans même, p ar les sciences d ’observation. Les m en ta­
les tours de Cagliostro que dans le fait de tenir lités prim itives n’ont-elles rien à nous apprendre?
p o u r nulle en science la belle devise: « Rien de ce E t ne devons-nous pas étudier le com p o rtem en t,
qui est hum ain ne nous est étranger. » la technique des hom m es qui, suivant d ’anciennes
M ais la grande aventure ne se lim ite pas à la traditions, se sont orientés vers une rech erch e
parapsychologie. Sur le plan de la recherche plus intérieure, se m ettan t p eut-être ainsi à l’écoute
classique, la psychochim ie et la physiologie du de m achineries inconnues, enfouies dans notre
cerveau sont en train de susciter des phénom ènes être? Q u ’est-ce que l’extase? Q u ’est-ce que la
m entaux qui d ébordent largem ent le cadre de la physiologique de l’ascèse spirituelle? Q uel est le
psychologie adm ise. W ilder Penfield, d irec teu r de processus de l’illum ination? Q uelle centrale
l’in stitu t de neurologie de M ontréal et l’un des d ’énergie crée la prière m onacale? La m ystique
m aîtres de la neurologie dans le m onde, nous a est-elle une science et une technique des états
appris co m m ent ressusciter intégralem ent, et supérieurs de c o n sc ie n c e z? E t n’y a-t-il pas
ju sq u ’en ses m oindres détails, tel ou tel instant quelque chose derrière le fatras de ce que nous
de n o tre passé en stim ulant le cortex du lobe nom m ons les fausses sciences: astrologie, o ccu l­
tem p o ral avec une m inuscule électrode d’argent. tism e, m agie? N e peu t-o n te n te r de leu r appliquer
Le p atien t ainsi traité se m et à visionner dans sa la m éthode expérim entale?
to talité un jo u rn al q u ’il avait p arcouru d ’un œil N ous devons cesser, to u t au m oins provisoi­
distrait quinze ans auparavant, ou à détailler le rem ent, de considérer a priori la connaissance
visage de l’inconnu assis en face de lui, dans le scientifique et la connaissance dite spirituelle
m étro, à ce m om ent-là. « On peut dire, écrit com m e antinom iques. Et nous devons aussi briser
Penfield, que l’électrode ressuscite les o cc u r­ le co n d itio n n em en t qui nous p o rte à faire de l’une
rences ou événem ents spécifiques, si bien que le ou de l’autre un absolu. Ce ne sont des absolus
patien t reprend conscience de to u t ce à quoi il q u ’à l’échelle de notre ignorance. Et c’est l’igno­
a pu acco rd er attention p endant un intervalle de rance qui crée les idoles. « Vos idoles seront
tem ps lui-même spécifique. » Le passé, to u t le réduites en poussière p o u r m o n trer que la
passé, serait donc intégralem ent déposé dans la poussière de D ieu est plus grande que vos
m ém oire, conclut Penfield. O ù? C om m ent? On id o le s3. »
est ici en plein m aquis. Q ue sera l’hom m e, que E t, enfin, l’évolution s’arrêterait-elle à l’hom m e
seront ses outils m entaux et que seront la vie tel q u ’il se voit lui-même de ses yeux insuffisants,
individuelle et la vie collective, dans une p o u r la satisfaction et le repos des énergies
civilisation qui aura établi une technologie du infinies de l’Univers? Il se p eu t que nous portions
psychisme? en nous des possibilités encore mal concevables,
déposées en nous, si j ’ose dire, p ar le futur qui
S C IEN C E ET S PIR IT U A L ITÉ nous atten d : que nous portions en nous l’hom m e
d ’après l’hom m e d ont p arlen t ta n t de traditions
« L ’hom m e, c e t inconnu», disait déjà C arrel. millénaires e t que com m ence d ’interroger la
L ’hom m e, cet infini: des ressources ju sq u ’ici connaissance avancée.
insoupçonnées de son équipem ent cérébral se
1. L a p ro c h a in e E n c y c lo p é d ie P la n ète est c o n sac ré e à l’h isto ire et au
révèlent, au m om ent où une sorte de m utation b ilan a c tu e l d e la p ara p sy c h o lo g ie . E lle a p o u r titre : « N o s p o u v o irs
psychologique s’avère nécessaire pour dom iner in co n n u s » e t est rep ré se n té e p a r le p ro fe sse u r R ém y C h au v in .
2. V o ir n o ta m m e n t d an s le n° 9 d e P lan ète, l'é tu d e : « L a m y stiq u e
les problèm es posés p ar le progrès accéléré et e st-elle u n e scien ce? »
p ar la prise de conscience d ’un stade nouveau 3. R a b in d ra n a th T a g o re.

Éditorial
7 L'humanité, cette attente
Planète n’est pas une revue spiritualiste, et ne L’ID É E D E P L U R A L IT É DES M O N D ES
ten te pas de faire passer quelque m essage d ’ordre
religieux. O n est toujours ten té de définir une Enfin, si l’idée de solitude et de séparation
telle revue p ar ce qu’elle n’est pas, car b eaucoup s’évanouit chez un hom m e m oderne qui regarde
d’hom m es, et n otam m ent d ’intellectuels, vivent ses frères et la T erre, que se passe-t-il lorsqu’il
sur des catégories héritées du passé q u ’ils lève les yeux vers le ciel? Les illusions an th ro p o ­
ch erch en t encore à appliquer aux situations centriques cessent de se présen ter com m e d ’indé­
nouvelles, p o u r se rassurer. L a nécessité propre racinables m aladies de la pensée, venues des
aux hom m es contem porains n’est pas d ’en tre r tem ps où chaque trib u erran te situait le centre
dans une de ces catégories, mais de se netto y er anim é de l’U nivers dans son totem en bois. Q ue
l’esprit afin d ’essayer de voir avec des yeux neufs la T erre to u rn e au to u r du Soleil, on proclam e que
des conjonctures nouvelles. Le principal objet de voici le cen tre. Q ue les étoiles soient aussi des
Planète est d ’ouvrir des fenêtres sur une pensée soleils, on assure que le nôtre est seul doté de
librem ent généralisatrice. planètes. Van de K am p, Schlœ singer, H ôlm berg
m o n tren t la présence de corps planétaires au to u r
L ’ID É E É V O L U T IO N N A IR E de la p lu p art des étoiles voisines du Soleil. Sans
d o u te, m ais la vie n’existe que sur T erre. W illiam
Ce qui nous apparaît com m e neuf, p ar exem ple, Sinton dém ontre qu’il y a une vie sur M ars.
c’est que l’hum anité prend conscience d ’être A ssurém ent, mais c’est une vie élém entaire et la
liée —et reliée —à autre chose qu’elle-même. D ans pensée est le privilège de l’hom m e. C ependant,
une certaine m esure, les m orales, les philo- tous les travaux convergent vers la haute p ro b a­
sophies, les religions établies nous m asquent bilité d ’une vie, d ’une m atière, d ’un psychisme
l’étendue, l’im portance et les conséquences de ce semés dans les im m ensités sidérales, avec une
phénom ène. L a réflexion scientifique a définiti­ profusion com parable à celle des étoiles mêmes,
vem ent introduit dans la pensée le fait que qui sont deux cents m illiards dans notre galaxie,
l’histoire de l’hum anité s’inscrit dans l’histoire l’une des innom brables galaxies c é le ste s1. Je
de trois milliards d ’années de vie, et que cette parlais de cela avec un ém inent savant et père
hum anité est un élém ent à la fois dépendant et dom inicain: «Sans d o u te, sans doute, mais ne
responsable de l’év o lu tio n 1. La science de l’évo­ me faites pas faire de théologie-fiction. » C ’est
lution, dans ce m om ent où celle-ci s’accentue, un joli m ot, ju sq u ’au jo u r où de telles fictions
n’est pas seulem ent la science d’une époque: c’est devenues évidences risquent de défaire les
aussi la m entalité d ’une société nouvelle qui se th é o lo g ies4.
planétarise et dont l’histoire ap p araît com m e un
aspect particulier d ’un développem ent de la
N atu re, qui est transhistorique. A cette échelle,
les problèm es urgents d’aujourd’hui: ceux de la
faim, de la natalité, de la sauvegarde et de l’am é­ 1. Voir d a n s le p ré c é d e n t n u m éro l’e n tre tie n avec Ju lia n H uxley.
2. V oir les d é c la ratio n s d e Jo su é d e C a s tro , d a n s le p rése n t nu m éro .
lioration du capital génétique, de la paix, du loisir, 3. Cf. l’é tu d e d e J e a n C h a rro n d u N° 6, l’é tu d e d e C h arles-N o ël M a rtin
de la liberté individuelle et de la nécessité collec­ e t les d é c la ratio n s à P lan ète d es p ro fe sse u rs am é ric a in s C lau s e t N agy,
d a n s le N* 8.
tive ne se posent plus dans les term es prévus par 4. D ’a u tre s é v id en ces a ssaillen t d éjà l’édifice. V oir le te x te d e R o b in so n ,
les idéologies et les dogmes d’h ie r 2. a rc h e v ê q u e d e W o o lw ich , d an s le p rése n t n u m éro .

Qu'est-ce que Planète?


8 Planète ou l'optimisme
D ans l’ensem ble de ces perspectives, Planète est sont à fouler au pied. Elles sont à respecter,
une revue résolum ent optim iste. C ela tie n t sans com m e to u te création hum aine. M ais elles sont à
doute au fait que notre équipe est com posée situer. L a division fondam entale est entre les
plutôt de savants, de chercheurs, de responsables, hom m es qui veulent que le m onde continue de
d’intelligences anticipatrices et im aginatives, que progresser, et ceux qui veulent le rejeter. E ntre
d’esprits traditionnellem ent littéraires. un certain jansénism e m oderne et l’optim ism e des
Le pessim ism e, un certain défaitism e m éta­ constructeurs. Il y a d ’ailleurs, à nos yeux, dans
physique, la te n d an ce à préférer sa petite les rigueurs de ce jansénism e quelque chose de
chandelle au feu de forge de l’hum anité nous faussé. Le réfractaire intellectuel et artiste de
sem blent les attrib u ts d ’une étroite société p ara­ naguère ram ait à co n tre-co u ran t, mais c’était
sitaire de la société, et sans connaissance des p our an n o n c er les form es de pensée et de sensi­
acquis réels de celle-ci. bilité à venir. Le «m au d it» d ’au jo u rd ’hui,
Q ue sera l’hom m e, bientôt, dans une civilisation d’ailleurs nanti, est un réactionnaire psycho­
du loisir, et qui a u ra éliminé la souffrance et la logique, et qui le sait, et qui pro jette sa c o n tra ­
m ort prém aturée? Q ue sera l’hom m e à l’ère de diction interne dans la société en te n ta n t d ’y
l’utilisation pacifique de l’énergie atom ique et introduire un com plexe d ’échec. Ceux qui p ro ­
des techniques av a n c é e s1? Q ue sera l’hom m e fessent que le m onde est un lieu sinistre et
sur une planète unifiée, et orien tan t la totalité absurde sont des écrivains, sans do u te de haute
de ses facultés individuelles et collectives vers tenu e, mais qui n’aim ent pas la pensée en tan t
un plus être et un faire plus? E t que sera l’hom m e, q u ’acte et exercice et ch erch en t à en utiliser le
qui était une sorte de singe voici quelques moins possible. L’intelligence, c’est q u and on
millions d’années, dans un million d ’années? N ous cesse d ’interdire à l’intelligence de fonctionner.
ne faisons que com m encer à penser. N ous ne C ertes, nous devons tous glisser nos lettres dans
faisons que com m encer à pressentir la possibilité la boîte à suggestions de l’entreprise terrestre.
de l’existence d’une pensée non conditionnée et M ais il y a des lettres qui ne co n tien n en t que des
non asservie. plaintes à propos de la nuit. Elles suggèrent de
p ersu ad er le m onde en tier que la vie ne vaut pas
LE JA N SÉ N IST E ET LE C O N ST R U C T E U R la peine d ’être vécue. Les nôtres sont des
brouillons p o u r com m uniquer aux hom m es la
Le pessim ism e nous ap p araît com m e un condi­ certitu d e q u ’il est im p o rtan t d ’e x iste r2.
tio n n em en t de l’ignorance, et notam m ent de L O U IS P A U W E L S.
l’ignorance de la science. La science n ’est pas
pessim iste: elle est agressive et n ’accep te pas la
défaite quand il y a un instant de confusion. D ans
les tests que l’on applique aux petits m am m ifères,
on voit parfois l’anim al, devant la confusion
créée, se ro u ler en boule et atten d re la m ort. M ais
l’esprit hum ain, lui, ne cesse de se p ro jeter en
avant q uand il n’est pas affecté de m aladies 1. V oir l’a rticle d e S em en o v , p rix N o b e l d e C h im ie, d an s le p rése n t
n u m éro , e t se r e p o r te r à l’é tu d e d e B o ris P reg el, p résid e n t d e l’A c a d é m ie
régressives. N ous ne disons pas que les œ uvres d es S c ien c e s d e N ew Y o rk , d an s le N° 8.
nées des m aladies régressives de l’intelligence 2. V oir en p a g e 153 la fiche te c h n iq u e d e Planète.

Éditorial
Nous avons fait une
révolution matérielle,
et nous reculons devant
la révolution mentale.
Josué de Castro.
La faim, la peur, la guerre et les idées de papa
Jo su é de Castro

Nous sommes des réactionnaires psychiques...


J. de c.

E N T R E T IE N AVEC UN H O M M E -F O R C E
Ambassadeur du Brésil
à l'O .N .r . Le « dictionnaire des responsables» de notre d ern ier num éro pré­
sentait Josué de C astro, am bassadeur, ch ef de délégation à l’O .N .U .,
Président de l'Association m édecin, professeur d ’anthropologie, philosophe, organisateur de la
mondiale contre la I- aim cam pagne contre la faim dans le m onde, p ro m o teu r de l’action
contre le sous-développem ent, universellem ent considéré com m e un
Président de la Conférence des hom m es-force de notre temps.
du désarmem ent du VV.P.A. Par la violente sincérité des propos, l’am pleur et la générosité des
options, les déclarations faites à Planète p ar Josué de C astro sont
Conférence Planète le appelées à un certain reten tissem en t après que se soit tenue à
7 décembre à l’O déon G enève, sous les auspices du «W orld P arliam ent A ssociation», la
C onférence sur le désarm em ent et la faim dans le m onde à l’ère
nucléaire.
L a soirée Planète, qui au ra lieu le 7 décem bre à l’O déon-T héâtre de
F rance, en présence de nom breuses personnalités internationales,
sera consacrée aux Faims. Faim intellectuelle, faim spirituelle, et
faim to u t court. Louis Pauw els y exposera l’attitu d e évolutionnaire
défendue par Planète. La plus grande partie de cette réunion
exceptionnelle sera consacrée à la conférence que viendra
p ro n o n cer notre ami Josué de C astro.
En juillet dernier s’est ten u à W ashington, devant 1 200 délégués
représentant 100 pays, un congrès m ondial de la nourriture. In ter­
rom pant im m édiatem ent les ovations qui accueillaient son arrivée,
le président K ennedy s’avança avec solennité vers le public et dit:
« La guerre contre la faim est vraim ent la gu erre de l’hum anité pour

Chronique de notre civilisation


sa libération. Il n’y a pas de bataille, sur te rre ni rôle de lead er est lié à un autre phénom ène:
dans l’espace, plus im portante, car la paix e t le l’apparition d ’un type nouveau de grand hom m e.
progrès ne peuvent être m aintenus dans un Josué de C astro est un des prem iers représentants
m onde à dem i nourri et à dem i affamé. N ous de ces hom m es-force, nés de la nécessité de maî­
avons le pouvoir d ’élim iner la faim du visage du triser la profonde transform ation contem p o rain e,
m onde. La victoire ne viendra pas l’année pro­ mobilisés p ar l’urgence d ’une organisation pla­
chaine. M ais c’est le devoir de notre génération nétaire au-delà de to u t dogm atism e, de ce
de l’obtenir. » g o uvernem ent universel d ont rêvent depuis
D errière ce tte déclaration, il y a les faits et les Leibniz ta n t d’esprits généreux.
chiffres. C ertes, nous som m es préoccupés de vie intellec­
D ’abord le ven tre se ballonne. Puis les cheveux tuelle et de vie spirituelle. M ais nous ne devons
dev iennent gris. L a peau se craquelle. On tom be. pas oublier q u ’à m oins de 1 300 calories, il n’y
T o u te pensée s’efface dans un pétillem ent d ’étin­ a pas de ressources, dans l’être, p o u r la culture,
celles douloureuses. Les yeux s’éteignent, le la réflexion ou la m éditation. Un hom m e sur deux,
cau ch em ar se change en stupeur froide. Et l’on hanté p ar la faim, n’est q u ’une om bre. D e sorte
m eurt, sans un b ruit, recroquevillé. qu’à l’échelle de la planète, en regard des possi­
C haque jo u r de chaque sem aine, 10 000 personnes bilités d ’un capital hum ain global en réel fonc­
m eurent de faim sur cette te rre: plus q u ’en nulle tionnem ent, la vie de l’esprit n’a pas encore
autre période de l’histoire. com m encé.
En Inde seule, dans les dix ans à venir, cinquante N ous avons un choix à faire. G andhi proposait une
millions d ’enfants m ourront de faim. solution. Josué de C astro en indique une autre. Il
Plus d ’un m illiard et dem i d ’êtres hum ains vivent faut s’asseoir en prière dans le désert que nous
en ce m om ent avec la faim dans le ventre, dans traversons. O u bien il faut l’irriguer. G andhi,
le cœ ur, dans la tête. d ern ier pro p h ète médiéval, fut assassiné au
La planète est occupée p ar trois milliards m om ent où Josué de C astro com m ençait sa cam ­
d ’hom m es. A chaque tic-tac de la pendule de la pagne. Ces quinze années p e rm e tte n t de ju g er les
salle du « congrès sur la nourriture », il y avait deux options. A u jo u rd ’hui, N eh ru s’écrie: « C ’est
trois bouches de plus. D ans 17 ans, nous serons une folie de p arler de D ieu quand les êtres
q u atre milliards. D ans 37 ans, six milliards. hum ains ont faim et m eurent. » Si D ieu il y a,
A m esure que l’hum anité p rend conscience que la ne com ptons pas sur lui, mais faisons en sorte
faim m enace son avenir, Josué de C astro ap paraît q u ’il puisse co m p ter sur nous.
com m e l’un des esprits im portants de ce m onde Voici m ain ten an t le texte de notre en tretien avec
en expansion. M ais on ne voit pas assez que ce Josué de C astro.

Afin que les hommes ne soient plus des crabes


• Vos théories et votre action sont connues, travail? Eh bien... je crois que c’est un chan­
depuis quelques années, dans l’ensem ble du gem ent de perspective. A u début de m a vie, je
m onde. Ce que l’on sait moins, c’est pourquoi, croyais, com m e to u t le m onde, p arce que l’on
p ar quel chem inem ent personnel, vous avez me l’avait appris, que la faim était un phénom ène
entrepris cette lutte. naturel, irrém édiable, lié à la sélection et à la
O ... Voyons... Q uelle est l’origine de mon com pétition vitales.

La faim et les idées de papa


• C ’était un des caractères de la condition com prendre que les ouvriers souffraient effecti­
hum aine? vem ent d’une m aladie définie, qui était la faim. Ils
O C ’est cela. M a prem ière découverte, sur le plan dev en aien t à la longue tu b ercu leu x , anémiés,
intérieur, a été de reje ter ce tte loi apparen te. Je ulcéreux, mais ce n’était q u ’une conséquence de
l’ai faite très jeune. Je suis né à R ecife, dans le la faim. A lors, j ’ai dit aux p atro n s: Je sais de quoi
nord-est brésilien, la zone la plus sous-développée : vos ouvriers sont m alades. M ais je ne peux pas les
un tiers d e la population, vingt-trois millions guérir, p arce qu e je ne suis que m édecin e t pas
d ’hum ains, y vivent m isérablem ent. L eur revenu directeu r général. C ar leur m aladie, c’est la faim.
est à peine les 13 % du revenu national. A Recife
même, deux cent mille hum ains vivent dans des • A lors?
conditions effroyables. Ils sont venus des plan­ O A lors ils m ’o nt dem andé de dém issionner. Je
tations de canne à sucre, chassés vers la ville par savais m ain ten an t que le problèm e était de nature
le m anque de travail, p ar la m onoculture, qui est sociale. Seulem ent, je le croyais lim ité à des zones
un phénom ène artificiel, p ar la sécheresse, qui est très m isérables. En reg ard an t mieux, j ’ai vu avec
un phénom ène naturel. J ’ai ouvert les yeux sur une sorte de vertige que ce n’était pas un p ro ­
cette vision de misère. Le long de la grande blème p articu lier à mon q u artier, ou à la ville, ou
rivière, il y le mangle, l’étendue de boue noire. au nord-est, ou au Brésil. Les frontières de la
Ce m arécage est planté de mocambos, huttes de faim recu laien t à m esure que je regardais plus
boue et de paille, couvertes de tôle ondulée. Les loin et j ’ai su finalem ent que c’était un dram e
pauvres gens qui les h abitent vivent des crabes, universel.
et les crabes vivent des déchets hum ains. T o u t ce
qui est hom m e, dans le mangle, est, a été ou sera O U I, J ’A I INV EN TÉ LE M O T
crabe. M a prem ière œ uvre a été une petite nou­ SO U S-D É V EL O PPE M E N T
velle intitulée Le Cycle du Crabe. Les hom m es
des mocambos sentent le crabe, pensent à la façon • A ce m om ent, vous aviez pris conscience du
des crabes. Ils progressent à reculons, com m e le drame, du scandale de la faim. En cela, vous
crabe. Là est l’origine de m a conscience de la aviez fait le chem in de beaucoup d’esprit généreux.
faim et du sous-développem ent. Le critique M ais l’im p o rtan t est que vous avez fait passer
Olivio M onténégro prétend que tou tes mes cette prise de conscience sur le plan scientifique,
rech erch es ultérieures sont im plicitem ent con­ c’est-à-dire sur le plan de l’efficacité.
tenues dans ces pages de jeunesse. O Eh, je suis m édecin. Dès que j'a i conçu la faim
com m e une m aladie, j ’ai dressé le tableau
• D e q uand d ate ce texte? clinique. Et j ’ai dû dém olir une q u an tité de
O J ’avais vingt et un ans, je venais de term iner théories qui rev en aien t à dire que tel ou tel
mes études de m édecine. Je sentais le problèm e, peuple a faim parce q u ’il est paresseux. Il y avait
je ne le com prenais pas. Je voyais, je me révoltais, la théorie eth n iq u e: les peuples tropicaux sont
et puis quoi? Q ue faire? L a seconde étape s’est paresseux p a r tem p éram en t. Je suis devenu p ro ­
accom plie un peu plus tard, quand je devins le fesseur d’anthropologie et de géographie hum aine
m édecin d’une grande entreprise cotonnière. La en vérifiant si c’était vrai. Ce ne l’est pas: c’est
plu p art de mes m alades n’avaient pas de m aladie un grossier préjugé. Il y avait la théorie clim a­
définie. M ais ils étaient vraim ent m alades et ils ne tique. O r, les plus hautes civilisations o nt toutes
pouvaient pas travailler. Les patrons disaient que débuté dans les zones subtropicales. U ne autre
ces gens étaient paresseux. A l’époque, on théorie disait, et, avant la guerre, c’était une
co m m ençait à dire que la paresse n’était pas affaire sérieuse, que les peuples sous-développés
sim plem ent un défaut, mais q u ’elle avait une sont ainsi p arce que ce sont des métis, et que
cause. J ’ai cherché cette cause et j ’ai fini par seules les races pures sont travailleuses. En

Chronique de notre civilisation


Chaque jour
de chaque semaine,
dix mille
personnes
meurent de faim
sur cette terre:
plus quen nulle
autre période
de l’histoire.
En Inde,
dans les dix ans
à venir,
cinquante millions
d’enfants
mourront de faim.
Plus d’un
milliard et demi
d'êtres humains
vivent
en ce moment
avec la faim
dans le ventre,
dans le cœur,
dans la tête.
(P h o to s Paul A lm asy).

18 La faim et les idées de papa


1939, je faisais un cours à l’U niversité de Rom e. le colonialism e a eu un rôle historique, com m e
J’ai un jo u r expliqué que les Italiens étaient l’esclavage, en p erm e tta n t la croissance rapide de
d’extraordinaires colonisateurs parce qu’ils étaient l’industrie, la diffusion de la technique, donc
la p erfection du m étissage: depuis on ne sait l’ém ancipation des anciennes stru ctu res et la mise
com bien de m illénaires, les A fricains, les A sia­ en ro u te vers l’égalité sociale. Mais, en ce
tiques, les N ordiques, les G erm ains déferlent m om ent, nous avons à liquider les conséquences
sur l’Italte, s’y trouvent bien et com posent des im m édiates, qui sont la faim généralisée. D ans le
cocktails génétiques particulièrem ent capiteux. passé, les périodes de fam ine étaient liées à la
Ç a a produit une certain e sensation. Les a n th ro ­ difficulté de constituer des réserves et à la diffi­
pologues italiens, alors plus ou m oins obligés de culté des com m unications. A vec l’accum ulation
p réten dre que les R om ains étaient une race pure, et les com m unications sont nés deux nouveaux
v enaient chez m oi m ’em brasser en p leurant, à problèm es: la faim endém ique et la guerre. En
la nuit tom bée. Bref, j ’ai finalem ent établi que gros, q uand q u elq u ’un a décidé que telle région
la faim était en relation avec les distorsions serait exploitée et que ses produits seraient
économ iques que j ’ai groupées sous le term e de transportés ailleurs, q u elq u ’un d’autre a protesté
sous-développem ent; ensuite, que la faim n’est parce q u ’il avait faim, et ils se sont battus.
que l’expression biologique d ’une m aladie socio- Avez-vous rem arq u é que les instrum ents de la
logique. guerre ont été inventés p o u r lu tter contre la faim?
Les hom m es prim itifs o n t fabriqué des arm es
• C ’est vous, n’est-ce pas, qui avez créé le m ot: p o u r la chasse. Puis, quand la chasse n’a plus été
sous-développem ent? la source des biens, les arm es ont été em ployées
O Le sous-développem ent est l’expression te c h ­ p o u r défendre et ca p tu rer les richesses contre
nique et fonctionnelle désignant la situation de d ’autres hommes.
fait. L a carte du sous-développem ent, définie
selon des critères techniques, recouvre exac­ A U JO U R D ’H U I, C ’EST LA G U E R R E
tem en t la carte de la faim. Il y a des exceptions Q U I EST UNE U T O PIE
apparentes. Il y a p ar exem ple aux États-U nis,
et ju sq ue dans les régions de haute concentration • P en d an t les révoltes de paysans, en E urope,
pro d u ctrice, des zones de faim. D ’autre part, l’arm e était la faux.
même les secteurs de prospérité, com m e l’E urope, O Et, sur le plan sym bolique, la révolte prolé­
p eu v ent connaître des fam ines. M ais ces fam ines tarienne a pris com m e em blèm e la faucille et le
sont des accidents, elles ne se confondent pas m arteau. Je défends la théorie optim iste que la
avec la faim chronique. guerre va être n atu rellem en t éliminée. En déve­
loppant la culture, l’industrie, etc., l’hum anité
• Ce sont des épidém ies p a r opposition à a aband o n n é la chasse. A u jo u rd ’hui, elle n’est
l’endém ie. plus q u ’un sport, et de plus en plus sévèrem ent
O T o u t juste. A llons plus loin: pourquoi le m onde réglem enté. D e même, le développem ent de la
est-il aux deux tiers sous-développé? P arce q u ’il technique va faire reje ter la guerre. L ’idée que
est aux deux tiers soumis à une exploitation de la guerre est une constante de la n atu re hum aine
type colonial, au sens large du m ot. L ’Italie du est une sottise. Si l’on avait d it aux hum ains de
Sud, ou les zones de taudis au to u r des grandes l’époque pré-agricole: N e chassez plus, ça leur
villes sont égalem ent exploitées sur le m ode aurait p aru stupide, car ils au raien t crevé de
colonial, c’est-à-dire l’usage du travail et des faim. Si l’on avait dit, il y a un siècle: N e faites
m atières prem ières en vue du profit, p a r un plus la guerre, les nations au raien t eu raison de
groupe différent. Il y a un colonialism e national rép o n d re: Alors, nous disparaîtrons. La faim et la
com m e un colonialism e international. A ttention, guerre sont des solutions provisoires, qui peuvent

La faim et les idées de papa


être éliminées parce q u ’elle ne font pas partie développem ent refu saien t de l’ad m ettre. E t ils
de la stru cture hum aine. Elles sont des tactiques, criaien t d ’a u ta n t plus fo rt q u ’ils étaien t davantage
qui changent avec les circonstances. A utrefois, sous-développés. O n niait l’existence du problèm e
la paix était une utopie, la guerre une réalité. dans son ensem ble. O n voulait bien étudier les
A u jourd’hui, c’est la guerre qui est une utopie, effets, mais su rto u t pas les causes. Q uand la
et la paix, la seule réalité. FA O a finalem ent adm is de lan cer un appel sur
la faim, j ’ai considéré que c ’était une victoire.
U N E ID É E T R È S R É C E N T E
• E t une victoire rapide, étant donné l’efficacité
• C ar la condition hum aine change. ordinaire des institutions internationales.
O Bien sûr! La seule constante de la prétendue O L ’essentiel, c’est que la faim est officiellem ent
condition hum aine, c’est sa continuelle transfor­ découverte. Je n’ai pas la p réten tio n d ’avoir
m ation. L a différence de l’hom m e avec tous les découvert la faim, il s’en faut. M ais je crois avoir
anim aux, c’est q u ’il s’adapte à n’im porte quoi. im posé la notion des relations de la faim avec la
Il s’adapte même à l’idée que la faim est norm ale. situation générale. Les gens savaient q u ’ils
Vous avez vu que, pou r arriver à prendre avaient faim, mais ils n’avaient pas conscience
conscience que ce n’etait pas norm al, j ’ai dû de la raison p o u r laquelle ils souffraient: ils
passer p ar la biologie, par l’étude des carences, pensaient que c’était naturel. Com m e a dit N ehru:
des m ultiples ravages physiologiques et psycho­ « L a faim et la misère ne sont pas nouvelles; ce
logiques de la faim. Aussi bizarre que ça paraisse, qui est nouveau aux Indes, c’est la conscience de
l’idée que la faim est une m aladie est très récente. la faim et de la misère. » Le progrès a aussi été
Ouvrez le L ittré: il dit que la faim est le désir de une idée nouvelle. Au M oyen A ge, l’idée
m anger; c’est tout. Pas un m ot sur son aspect n ’existait pas. Un p etit groupe d ’intellectuels a
dram atique. P endant longtemps, j ’ai dû com battre lancé l’idée à la R enaissance et elle a mis des
pour faire acce p te r cette idée. On disait que ce siècles à se diffuser. A u jo u rd ’hui, le progrès est
n’était pas vrai, et que je faisais sous ce prétexte l’idée-force la plus puissante et la plus com m une
de l’agitation com m uniste. Puisque je rendais le au m onde entier.
colonialism e responsable, je ne pouvais être que
com m uniste. E t m êm e à la FA O , dans les C E U X Q U I N E M A N G E N T PAS,
prem ières conférences au C anada, aux USA et ici, CEU X Q U I M A N G E N T
à G enève, le m ot faim n’était pas prononcé. La ET N E D O R M E N T PAS
FAO avait été créée pou r com battre la sous-
nutrition; on ne trouve pas le m ot faim dans • Sauf p o u r un p etit groupe d ’intellectuels, qui
son préam bule constitutionnel; c’était un tabou, p réten d en t que le progrès est antihum ain.
il ne fallait pas le dire. Q uand j ’ai proposé, en O Ils n’o n t aucun sens et aucun pouvoir. Voyez-
1946, q u ’on lance une cam pagne m ondiale contre vous, ce qui change le m onde, ce n’est pas la
la faim, ça a fait un beau scandale! « N ous n’avons grande d écouverte en elle-m êm e, mais son
pas à nous en occuper, m e disait-on, car c’est application à un besoin: une idée nouvelle
du dom aine politique. N ous som m es ici pour com binée à une situation tendue. A u jo u rd ’hui,
étudier la sous-nutrition, p o u r doser les vitam ines nous ne vivons pas dans un m onde. N ous vivons
et les calories, p o u r sélectionner les m éthodes dans une jux tap o sitio n de m ondes antagonistes.
de culture, les sem ences, les fertilisants, etc. Un m onde où les gens vivent en m oyenne 70 ans,
Laissez-nous tranquilles avec vos doctrines. » un au tre où ils vivent 35 ans; un m onde où, sur
P en d an t que j ’étais p résident de la FA O , j ’ai reçu 10 enfants qui naissent, il va en m ourir 2 dans la
des milliers de lettres de protestation. Tous les prem ière année, un au tre où il va en m ourir 7,
pays qu e je citais com m e exem ple de sous- et ainsi de suite. L a te rre est principalem ent

Chronique de notre civilisation


A chaque tic-tac de votre montre,
La faim et les idées de papa
(P h o to s Pau l A lm asy).

trois bouches de plus


Chronique de notre civilisation 23
divisée en deux groupes: ceux qui ne m angent j ’avais identifié, diagnostiqué et décrit la plus
pas, et ceux qui m angent mais ne dorm ent pas, grave m aladie du siècle, et même proposé une
craignant la révolte des affamés. N ous ne thérap eu tiq u e, donc...
pouvons plus continuer ainsi, car les arm es
nouvelles ne p e rm e tte n t plus le m aintien du statu • C ’est un raisonnem ent cohérent. Q uelles sont
quo. U n pays sous-développé p ourra désorm ais alors les solutions que vous proposez?
faire assez d’économ ies p o u r a c h eter les m atières O Elles sont th éo riq u em en t très simples. O n ne
prem ières, engager quelques ingénieurs et se les distingue pas im m édiatem ent p arce que l’on
fabriquer des arm es nucléaires ou biologiques. voudrait tro u v er une solution sans to u c h er à l’état
Nous somm es m aintenant condam nés à supprim er de fait. D éjà, les intérêts investis ne peuvent plus
les antagonism es ou à e n tre r dans le chaos. Il p réten d re q u ’il n’y a pas de problèm e; les tabous
faut bien com prendre que nous som m es dans des sont enfin brisés et les yeux se sont ouverts. Ils
circonstances différentes de celles qu’ont connues essayent m ain ten an t de justifier la situation pour
les générations précédentes. Les hom m es en tre­ dém o n trer que l’on n’y p eu t rien. C om m ent? On
p ren ants des autres générations essayaient de dit que c’est l’éternel dilem m e m althusien: il y
refaire le m onde; au jo u rd ’hui, notre p réoccu­ a tro p d ’hum ains sur la T erre, et la faim provient
pation est beau co u p plus grave: nous devons de l’excédent de population. Ce n’est pas vrai.
em pêcher que le m onde ne se défasse. C’est la S eulem ent dix p o u r cent des sols sont cultivés,
prem ière fois q u ’une société a cette responsabilité et ils le sont mal. Soit que l’on n’applique
terrible. La paix doit être préservée à to u t prix; aucune technique récen te, soit que l’on trans­
mais, pour cela, il faut élim iner les tensions qui pose dans des sols tro p icau x des m éthodes
produisent la guerre. Je ne do u te pas que les valables p o u r les régions tem pérées mais mal
désaccords entre le m onde socialiste et le m onde adaptées aux caractères propres des régions
capitaliste s’arrangeront. A vec de la bonne à défricher. On dit que ces sols sont mauvais,
volonté et de l’adresse, les antagonism es idéolo­ tro p secs, ou tro p perm éables, etc. O r, nous
giques s’arrangent toujours. P o u r réduire l’a n ta ­ avons au jo u rd ’hui assez de connaissances pour
gonism e entre les pays riches et les pays misé­ lu tter co n tre n’im porte quel fac teu r lim itatif.
rables, il faudra autre chose que des conférences Les déserts sont rap id em en t et économ iquem ent
et des traités. transform ables: exem ple, Israël ou le désert
californien, ou les grands travaux russes en Asie
• A vant de vous d em ander quelles sont les cen trale. Il n’y a pas de lim itation des richesses
solutions que vous proposez pour em pêcher le naturelles prévisible à cette d ate. Q u an t à
m onde de se défaire, je voudrais vous poser une l’excédent de population, il est relatif. Trois
question sur un point de détail. Je crois me hom m es dans un désert, c’est de la surpopulation.
souvenir q u ’un scientifique espagnol, un biolo­ T rois mille hom m es dans un désert irrigué, il y a
giste, m e sem ble-t-il, avait lancé une cam pagne sous-population. N on, ce qui est grave, c’est que
p o u r que vous soit donné le prix N obel de nous som m es en train de déséquilibrer le déve­
m édecine. loppem ent en appliquant des solutions partielles.
O O ui, c’était le professeur A ntonio Salvat Si vous introduisez dans un pays la m édecine
N avarro. Je lui ai fait observer que les prix N obel infantile, il fau t introduire en m ême tem ps les
étaient attribués p o u r une découverte et que si m oyens de n o u rrir les enfants que vous sauvez.
j ’avais découvert quelque chose, je ne m’en étais On dit q u ’il y a dans le m onde trop de bouches
pas aperçu. Il a répondu que les plus grandes à nourrir. O n oublie que, p o u r une bouche, il y
découvertes m édicales consistaient à identifier a deux bras. Q uand vous com m encez par m ettre
une m aladie, à l’isoler des autres affections avec en je u le développem ent équilibré, vous ne
lesquelles on la confondait jusque-là. A son avis, préservez pas des hum ains d ’une m o rt précoce

La faim et les idées de papa


pour les condam ner au supplice de la faim ; de faire travailler ces forces dans l’intérêt hum ain,
plus, il est bien établi q u ’une conséquence du de pousser les hum ains à élim iner la faim sous
développem ent est la lim itation consciente de la la pression de la peur. Le grand dram e intel­
natalité lectuel de n o tre siècle, c’est que nous n’avons
pas de système de pensée. Le système classique
• Ainsi, nous som m es en train d ’en co u rag er un se m eurt et le nouveau système n’est pas encore
phénom ène plus redoutable que le sous-dévelop­ créé, d’où la perplexité des dirigeants et l’angoisse
p em en t: le développem ent déséquilibré? de la jeunesse. M oi, j ’ai appris à penser dans un
O Oui, car le sous-développem ent est une situation m onde pré-atom ique, et je n’ai ni le langage ni
originelle de l’évolution, que l’on peut harm o­ la form ation nécessaires p o u r im aginer un
nieusem ent changer p a r une action rationnelle. systèm e de l’ère atom ique. C’est l’affaire des
M ais si, com m e au Brésil, on favorise l’indus­ nouvelles générations, c’est l’affaire de gens
tria lisa tio n en néglig ean t l’a g ric u ltu risa tio n com m e vous. M ais les gens de m a génération
com plém entaire, on va dro it à la révolution. peuvent y aider en brisan t les obstacles, en
Il faut certes norm aliser la croissance de la dém olissant ce qui est po u rri, ce qui est m alsain,
population, mais ce n’est possible que dans un ce qui va tom ber, p o u r défricher l’espace où vous
contexte général de développem ent. Ju squ’en bâtirez le m onde nouveau. Les jeu n es sont dans
1958, les Chinois ont été raisonnables. Un jour, une situation difficile; ils savent que la m aison
ils o nt voulu devenir une puissance industrielle, va s’effondrer, mais on ne leur donne pas
parce q u ’ils ju g eaien t ne plus pouvoir dépendre d’espace libre p o u r b âtir une autre maison.
entièrem ent de l’URSS. Ils se sont lancés dans Il faut que nous rasions cet édifice b ran lan t des
la course aux arm em ents et ils ont to u t faussé. stru ctu res sociales actuelles. Oui, to u t le m onde
J ’ai dit et je répète q u ’il n ’y a pas de limites le dit plus ou moins: c’est m auvais, nous le savons,
prévisibles aux ressources naturelles mises en mais com m e nous ne savons pas quoi m ettre à la
valeur p ar la science. T outes les m atières place, n’y touchons su rto u t pas, étayons les
prem ières sont rem plaçables, synthétisables, poutres, replâtrons les fissures. M ais non, il faut
transm utables. La seule ressource naturelle refaire à neuf. Seulem ent, p o u r créer un nouveau
irrem plaçable est l’im agination hum aine 2. m odèle, il faut p ren d re une nouvelle m esure et,
cette m esure, je la nom m erai universelle. D ’une
Q U A N D LES SCIEN C ES H U M A IN E S part, parce que nous habitons une planète
N A IT R O N T , LES V IEILLES STR U C T U R ES universalisée p ar la technique, qui a co n tracté
M OURRONT les distances et mêlé des civilisations autrefois
séparées. D ’autre p art, p arce que la technique
• P ar exem ple? est einsteinienne, donc généralisée.
O Eh bien, prenez ces puissances de transfor­
m ation form idables que sont la science et la • A lors que nos hab itu d es de pensée resten t
technique. Au lieu d’im aginer des m éthodes pour coperniciennes.
libérer leur pouvoir au service des peuples sous- O M ême pas! C opernic avait com pris que la T erre
développés, on s’est co n ten té de réunir des n’est pas le centre de l’univers, et notre pensée
conférences, de co nvoquer des experts et de
1. C ’est l’a ttitu d e m êm e d é fe n d u e p a r Ju lia n H u x le y q u i p réco n ise
rédiger des m anuels. A ucun pays sous-développé u n e rég u la tio n c o n sc ie n te et p lan é ta ire d e la n atalité, qu i a b eso in
n ’au ra mille personnes pour lire et appliquer ces d ’ê tre réd u ite s u r c e rta in s p o in ts e t accélérée su r d ’a u tre s, selo n les
n écessités d u d év e lo p p e m en t h a rm o n ieu x e t é q u ilib ré d e l’h u m a n ité et
m anuels. On a dépensé ainsi dans les six milliards d e la p rése rv a tio n e t d e l’a m é lio ra tio n d e son c a p ita l g énétique.
de dollars, pour rien. Ou encore, le m onde est T o u te s les th éo ries, h o rs d e c e tte vision efficace, so n t du p u r d o g m a ­
tism e. V o ir l’e n tre tie n avec sir Ju lia n H uxley d ans n o tre p réc é d e n t
dom iné par deux forces destructrices, la faim et n um éro.
la peur. A vec de l’im agination, il est facile de 2. V oir n o tre éd ito ria l : « Q u ’e st-ce q u e P lan ète? »

Chronique de notre civilisation


politique n’a pas encore franchi ce pas. Pour politique m ondiale p o u r l’avenir sur le m odèle
chacun des nationalism es qui sévissent dans le d’un instrum ent dépassé et inefficace. Il y a
m onde: le centre de l’univers c’est moi. La un net progrès d ’une institution à l’autre, et ça
politique du XX' siècle d ate de Ptolém ée. Le au rait suffi p o u r un e période d ’évolution
tragique de notre époque, c’est que les politiciens historique. M ais voilà, nous somm es dans une
ont deux révolutions à faire. Ils doivent d’abord période de révolution. Les valeurs du passé ne se
passer au stade copernicien, et savoir que le sont pas len tem en t transform ées: il y a eu rupture.
centre du m onde n’est pas à W ashington, à Les N ations U nies resten t une force fonda­
M oscou, à Paris. Ensuite, ils doivent se hisser m entale; sans elles, nous aurions probablem ent
à l’universalism e, et prendre conscience du déjà versé dans la catastro p h e. Elles sont utiles,
facteu r tem ps. Le plus grave de tous les a n ta ­ mais pas suffisantes. Elles n’ont pas été créées
gonism es d ont nous parlions to u t à l’heure, c’est pour accom plir la révolution des structures, ne
que nous avons fait une révolution m atérielle, serait-ce que parce que ses prom oteurs n’avaient
et que nous reculons devant la révolution m entale pas conscience de la nécessité profonde de cette
qui d evait obligatoirem ent l’ac c o m p a g n e r1. Nous révolution. R em arquez que ce sont les o rga­
somm es des réactionnaires psychiques. C et a n ta ­ nism es techniques de l’O N U , et non l’assemblée
gonism e n ’est pas vraim ent naturel et spontané. générale elle-même, qui ont opéré les changem ents
Les pouvoirs politiques en couragent le dévelop­ les plus nets.
p em ent scientifique quand ils s’intéressent à la
physique et à la biologie; mais ils com b atten t • E st-ce q u ’une évolution interne n’est pas
le développem ent des sciences sociales et possible?
p o litiq u es. C a r si les scien c es hum ain es O Eh bien, l’O N U n’est pas véritablem ent un
atteignaient leur m aturité, toutes les structures organism e international. Il serait p lu tô t inter
politiques du m onde s’effondreraient. national, en deux mots. Son b u t originel n’est pas
d ’unifier la T erre, mais de p erm e ttre le dialogue
• Il y a une question que je brûle de vous poser, entre des É tats souverains. C haque délégation
mais je ne sais pas si vos fonctions officielles défend son point de vue, dans l’esprit ptolém aïque,
vous autorisero n t à répondre. et ça donne souvent un beau dialogue de sourds.
O Vous savez, la p rudence et moi... ! L’autre jo u r, j ’ai fait un discours p o u r dire:
chacun parle de défendre sa sécurité, mais il me
L ’O N U N ’EST PAS LA PLA N È T E sem ble que la sécurité de chacun dépend de la
sécurité générale, d o n t personne ne s’occupe.
• Bon! Pensez-vous que les institutions inter­ Cela vous paraît peut-être évident, mais ce point
nationales actuelles p erm e tte n t de réform er les de vue a presque fait scandale. L ’O NU est réso­
stru ctures périmées? lum ent nationaliste; p o u r devenir un organism e
O L ’O N U a été conçu à la fin d ’une civilisation de réform e m ondiale, il doit d ’abord devenir
en train d ’être dém olie par la D euxièm e G u erre réellem ent international, puis vo ter sa tran s­
m ondiale et par le com m encem ent de l’ère form ation en organism e supra-national, en sup­
atom ique. En principe, le cham p était déblayé prim ant la souveraineté exagérée de chaque pays.
p o u r construire à neuf. M ais on a bâti d ’une
façon tim ide, précaire, sans beau co u p d ’im a­ D E U X M É T H O D E S : C O U PE R LES T ÊTES
gination, et malgré tout dans la ligne de l’ancienne O U C O M P T E R LES TÈTES
Société des N ations. L a SDN , c’était avant la
révolution einsteinienne, au m om ent où l’esprit • E st-ce que la réform e des stru ctu res politiques
relativiste sortait à peine de la clandestinité. aiderait la lutte contre la faim?
Ainsi, on a ten té de forger un instrum ent de I . C 'e s t ce q u e n o u s n e cesso n s d e d ire ici.

La faim et les idées de papa


O Un seul chiffre suffit à éclairer le problèm e: existence. J ’estime que, dans un qu art de siècle,
le budget m ondial annuel des arm em ents est nous ne serons plus très loin du gouvernem ent
actuellem ent de quelque 140 milliards de dollars. mondial. M ais j ’ajouterai que, pour en arriver là,
A vec un dixième de cette som m e, et de l’im a­ nous aurons un autre choix à faire; un choix des
gination, le sous-développem ent serait éliminé m éthodes, avec ou sans la violence. Il y a deux
en m oins d’une génération. Les experts socialistes m éthodes pour conquérir le pouvoir: en com ptant
et capitalistes ont, à la dem ande de l’O N U , les têtes ou en coupant les têtes, l’élection ou la
exprim é dans un rap p o rt ob jectif q u ’il serait révolution. Les grandes masses hum aines sauront
possible de transform er l’économ ie de guerre en bientôt exiger le type de gouvernem ent dont elles
économ ie de paix. M ais si les jo u rn au x ont besoin pour évoluer. Les minorités privilégiées
annonçaient dem ain que la paix est définitivem ent feraient donc bien de s’occuper sérieusem ent de
établie, la crise économ ique serait affreuse. Il y l’unique moyen d’éviter la violence, c’est-à-dire
aurait plus de cent millions de chôm eurs dans les d’organiser elles-mêmes le progrès. Parce que,
nations industrielles. P our q u ’il y ait paix et si elles ne le com prennent pas avant qu’il soit
désarm em ent, il est indispensable de reconvertir trop tard, les têtes qui tom beront, ce seront
l’économ ie et les règles du com m erce inter­ les leurs.
national. Je ne m ’étends pas ici sur les détails
techniques de cette reconversion, mais elle f Cet entretien a eu lieu à Genève
m ettrait fin au cycle infernal de la misère. C ar entre Gabriel Veraldi, représentant
les grandes puissances ont besoin de profits Planète, et Josué de Castro qui a relu
énorm es, p our consacrer ta n t de m illiards à des et mis au point ce texte ici publié.)
productions soit im productives, dans le m eilleur
des cas, soit destructives. Ces profits sont financés
p a rle sous-développem ent, qui est m odéré chez
les peuples industrialisés, intense chez les
peuples du tiers-m onde. Il faut donc que, dans
les efforts de désarm em ent, on ne s’occupe pas
seulem ent des traités de non-agression et de
l’arrêt des expériences nucléaires, mais aussi de la
reconversion de l’économ ie. C ela dit, je ne suis
pas pessim iste. Je ne crois pas que cette vaste
violation des équilibres biologiques puisse
subsister longtem ps. A la vitesse à laquelle
s'étend la prise de conscience m ondiale, j ’espère
co ntem pler de m es yeux une planète rétablie
dans son équilibre de survie et de progrès.

• V otre conclusion sera en som m e optim iste?


O Elle sera réaliste. N ous som m es acculés à la
paix, et si les institutions ne sont pas encore
adaptées à cette situation nouvelle, c’est à nous
de les transform er. B ien des choses qui étaient
« im pensables» il y a vingt-cinq ans nous sem blent
aujourd’hui « naturelles». Com me le dit justem ent
le secrétaire général de l’O N U , U T h an t, nous
n’avons q u ’une option: la coexistence ou la non-

Chronique de notre civilisation


Faut-il croire aux Zombis?
François de C losets

Les damnés descendaient sans lampe


D ’éternels escaliers sans rampe.
C H A R L E S B A U D E L A IR E .

LE SEC R E T DES M O RTS-V IVA N TS D E H A ÏT I

l ne lon gu e t r a d it io n Ju squ’en 1953, le code pénal haïtien prévoyait un crim e étrange, un


«crim e d ’un autre âge». Le texte de loi disait: «E st aussi qualifié
religie use et m y th iq u e
d’a tte n ta t à la vie d ’une personne p ar em poisonnem ent, l’em ploi
qui sera fait contre elle de substances qui, sans d o n n er la m ort,
D e s ré c its et des au ro n t p roduit un état léthargique plus ou m oins prolongé, de
fa its tr o u b l a n t s quelque m anière que ces substances aient été em ployées et quelles
qu’en aient été les suites. Si, p ar suite de cet état léthargique, la
l 11 c h a m p d ' e x p l o r a t i o n personne a été inhum ée, l’a tte n ta t sera qualifié d’assassinat. »
p o u r la science En clair cette disposition punissait de m ort les faiseurs de Zom bis,
les sorciers haïtiens qui d éterren t les cadavres p o u r en faire des
m orts-vivants soum is à leu r volonté.
D ans notre esprit, les Z om bis p ren n en t place parm i les loups-garous,
les vam pires et autres diableries. En y p ensant on se sent p arcouru
d ’un frisson d ’h o rre u r pas du to u t désagréable et on s’arrête sur un
point d ’interrogation: invention ou réalité? L’H aïtien m oyen, plus ou
moins adepte du V audou, reste com plètem ent ouvert à la réalité
m agique. P our lui, les faiseurs de Z om bis existent sans discussion.
E t voici com m ent ils opèrent. En principe la victim e n’est pas choisie
au hasard. Le sorcier je tte son dévolu sur elle p ar vengeance
personnelle, ou bien en vertu d ’un m arché passé avec un tiers.
Felicia Mentor, L’hom m e qui désire ob ten ir une faveur exceptionnelle des
morte et enterrée en 1907. puissances célestes n’a guère de chances de p arvenir à ses fins dans
Retrouvée 30 ans plus tard le cadre orthodoxe du V audou. R eligion quasi officielle d ’H aïti,
errant sur une route. ce culte propose à ses fidèles la p ro tectio n des esprits surnaturels
Exam inée par
le directeur général
du service d'hygiène de Haïti.
Cette photo constitue
le seul document objectif
existant sur les Zombis. Les civilisations disparues
d ont l’efficacité n’est pas certaine en toutes cours de ce trajet; ainsi il ne p o u rra plus la
circonstances. P our obtenir plus sûrem ent satis­ reco n n aître à son réveil. A rrivé à destination,
faction, l’H aïtien te n tera, en dépit de sa frayeur, le sorcier ranim e sa victim e en lui faisant sentir
de faire appel aux esprits des m orts. L ’in ter­ la bouteille qui retien t son âm e prisonnière. Sitôt
m édiaire nécessaire n’est plus alors le prêtre le m ort revenu à lui, il lui donne à boire un
vaudou mais le sorcier. Les deux rôles sont p h iltre qui d étru it définitivem ent to u te sa
parfois tenus par le même personnage. C ependant personnalité. L’hom m e est devenu Zom bi.
la confusion qui est souvent faite entre la religion D ésorm ais, il ne sera plus q u ’une pauvre créature
vaudou et la croyance aux Z om bis est erronée. au regard vide, aux gestes d ’au to m ate, à to u t
Le cadre géographique et les personnages jam ais privée de conscience et asservie à son
peuvent être les m êm es; l’origine, le but, le rite m aître qui le dirige avec un fouet enchanté.
sont différents. Un individu dem ande au sorcier L’hom m e est devenu m oins q u ’un anim al, un
de lui d onner to u t à coup la fortune ou de le corps sans âm e, un m ort-vivant. Le sorcier va le
délivrer d ’un ennem i. D e telles faveurs ne faire travailler dans ses cham ps ou bien s’en servir
s’acco rd en t pas sans contreparties, et l’esprit com m e un ro b o t com m andé à distance pour
va exiger que le solliciteur lui donne en échange accom plir toutes sortes de forfaits. Tel est ce qui
l’âm e d ’un de ses proches. se raco n te en H aïti. M ais quelle est la vérité?
A -t-on la certitu d e que des personnes aient été
UN C R IM E D ’UN A U T R E Â G E effectivem ent transform ées en Zom bi? On peut
p enser évidem m ent que l’article du code pénal
Le p acte conclu, le sorcier peut disposer de n’a pas été introduit sans de solides présom ptions.
l’individu qui lui a été abandonné. D e nuit, il se Plusieurs cas o nt été rapportés qui offrent de très
rend à son dom icile en m ontant un cheval à sérieuses garanties d ’authenticité.
rebours. Il aspire son âm e p ar la fente de la La plus célèbre histoire de Z om bi a été racontée
porte et l’enferm e dans une bouteille. Le futur p ar W .E. Seabrook dans son ouvrage « L’Ile
Z om bi tom be alors dans une sorte de léthargie M agique». Selon le récit fait p a r l’écrivain
et ne ta rd e pas à succom ber. am éricain, un vieux sorcier noir, T i-Joseph, avait
Le processus p eu t être inversé. D ans ce cas, le réduit n euf paysans à l’état de Zom bis. En 1918,
sorcier fait périr sa victim e p ar ses charm es, il se fit em b au ch er avec «ses hom m es» par une
puis aspire son âm e avec la com plicité du laveur com pagnie sucrière am éricaine. Il présen ta ses
de cadavres. Peu après l’en terrem en t, le faiseur esclaves com m e des paysans très frustes q u ’il
de Z om bi se rend, toujours de nuit, au cim etière. dirigeait. La com pagnie l’envoya avec son équipe
Il invoque le m aître des M orts, le B aron-Sam edi, faire la récolte de canne à sucre sur un cham p
(représenté généralem ent sous les traits d ’un très éloigné. Sa fem m e et lui se relayaient pour
hom m e tout habillé de noir com m e un m aître de surveiller les Z om bis qui trim aien t com m e des
cérém onies). Il règne au royaum e des m orts, et le dam nés sous les coups de fouet. Le travail
sorcier n’oserait pas s'em p arer d ’un de ses sujets avançait à bonne allure et Joseph em p o ch ait le
sans sa perm ission. Un arrangem ent est donc salaire de l’équipe. Le jo u r de la Fête-D ieu, il se
passé avec le B aron-Sam edi qui autorise l’opé­ rendit à P ort-au-P rince p o u r assister aux céré­
ration. Le sorcier le rem ercie avec la form ule monies. Sa fem m e, restée seule, fut touchée par la
rituelle: « D ors gentim ent, B aron-Sam edi», puis détresse des Zom bis et décida de les em m ener
lance à l’adresse de ses futures victim es: «A moi à la ville p o u r voir la fête. Suivie des neuf
les m orts dans les tom bes. » m isérables créatures, elle arriva sur la place du
Le sorcier déterre le cadavre, le ligote soigneu­ m arché en liesse. Là, cédant à un m ouvem ent
sem ent et l’em m ène chez lui. Le m ort doit de pitié, elle ac h eta à leur intention des sortes
obligatoirem ent passer devant sa m aison au de pralines faites avec des cacahuètes. D étail

Faut-il croire aux Zombis?


q u ’elle ignorait: ces pralines étaient salées; penchée et la cicatrice de la brûlure était encore
o r les Z om bis ne doivent jam ais absorber de sel, visible à son pied.
et c’est pourquoi leur m aître p rend bien garde D es cas p articulièrem ent tro u b lan ts o nt été
de toujours les n ourrir lui-m êm e, car ils ont alors recueillis p ar l’écrivain am éricain Z o ra H urston
connaissance de leur état de m orts-vivants. d u ran t son séjour en H aïti avant guerre. Celui,
Sitôt que les Z om bis eu re n t m angé leurs p a r exem ple, d ’une fille a p p a rten a n t à une famille
cacahuètes, ils se m irent à hurler et p artire n t en très con n u e de P ort-au-P rince, M arie M ., qui
co u ran t vers la m ontagne. Les « cadavres qui m ourut en 1907 et fut reconnue p ar la suite dans
m archent » finirent p a r rejoindre leur village une rue de la capitale p ar une ancienne
d ’origine où ils avaient été enterrés. L eurs parents com pagne de classe. En exhum ant le cercueil,
se précip itèrent à leur ren co n tre en criant au on s’ap erçu t qu’il co n ten ait un squelette replié,
m iracle; mais, ne voyant personne, les m orts- tro p long pour la bière, et des vêtem ents ne
vivants p o u rsu iv iren t leur chem in ju s q u ’au co rresp o n d an t pas à ceux de la m orte. Le bruit
cim etière. Là, ils se je tè re n t sur les tom bes, co u ru t que le m aître de la Zom bie était m ort et
s’efforçant de creuser la te rre pour reto u rn er q u ’il avait chargé sa fem m e de la libérer. Celle-ci
dans leurs dem eures souterraines. A lors leurs l’avait rem ise à un prêtre. P ar la suite, la Zom bie
corps se m irent à se décom poser et ne furent aurait été envoyée dans un couvent en F ran ce
b ien tô t que d ’horribles charognes. Les villageois sous un déguisem ent de religieuse.
p artiren t en expédition et tu èrent le sorcier. Z o ra H urston a eu l’occasion de ph o to g rap h ier
Seabrook affirme avoir vu personnellem ent trois une au th en tiq u e Z om bie: Felicia M entor. M orte
Z om bis qui travaillaient dans un cham p sous la et enterrée en 1907, Felicia fut retrouvée
surveillance d ’une m aîtresse. Il eut l’im pression tren te ans plus tard erran t sur une route.
de se tro u ver en présence d ’êtres dont toutes les Le d irec teu r général du Service d’hygiène de
facultés m entales avaient été annihilées. H aïti l’exam ina p ersonnellem ent et la reco n n u t
D u ran t son séjour en H aïti, l’ethnologue A lfred com m e Zom bie.
M étraux s’est fait rac o n ter égalem ent des R eferm ons ici ce dossier. Il existe évidem m ent
histoires de Zom bis. Un bourgeois de Port-au- bien d ’autres histoires de Zom bis qui se raco n ten t
Prince, tom bé en panne dans la cam pagne, fut en H aïti; nous n ’avons voulu reten ir que quelques
abordé p ar un vieux sorcier qui p rétendit avoir exem ples significatifs.
p ro v o q u é v o lo n ta irem e n t l’incident. L’a u to ­
mobiliste restan t sceptique, le sorcier lui présenta LA R E L IG IO N DES ESCLAVES
un Z om bi dans lequel il reco n n u t l’un de ses
m eilleurs amis m ort six mois auparavant. T o u t le contexte m agico-religieux du Zom bism e
est em prunté au V audou si bien q u ’on a
U ne je u n e fille avait reçu de terribles m enaces ten d an ce, nous l’avons déjà signalé, à am algam er
d ’un prêtre vaudou d ont elle avait repoussé les p u rem en t et sim plem ent l’un à l’autre. C’est to u t
avances. Q uelques jo u rs plus tard, elle m ourait. aussi inexact que d ’assim iler la sorcellerie du
Lors de la mise en bière, on s’ap e rçu t que le M oyen Age au C hristianism e. Il faut préciser
cercueil était trop co u rt et on dut plier le cou cep en d an t que, dans les deux cas, la religion a
du cadavre. En outre un pied de la m orte fut fait office de milieu propice au développem ent
brûlé p ar une cigarette au cours de la veillée des pratiques m agiques. Si bien q u ’on ne peut
funèbre. Q uelques années plus tard, le prêtre- com prendre l’un sans connaître l’autre. Le
sorcier repenti rendit la liberté à la jeune fille Zom bism e n’est pas le V audou, mais il est
q u ’il avait transform ée en Z om bie. Elle fut im possible à saisir si l’on ne connaît pas l’essentiel
reco n d u ite chez ses parents, mais ne put être de ce dernier. Le culte vaudou constitue un
tirée de son hébétude. Elle avait toujours la tête phénom ène sociologique et religieux pro fo n ­

Les civilisations disparues


dém ent original. P arto u t dans le m onde, la m onde rem pli de forces m agiques et de présences
religion s’est figée. Le croyant reçoit le dogm e, sacrées. T o u t événem ent de la vie quotidienne
mais ne participe pas à son élaboration achevée prend une signification religieuse ou magique.
depuis des siècles. L’adepte du V audou, au T o u t succès, to u t échec, to u te m aladie est
co n traire, a la possibilité d’enrichir d ’un apport im putable à l’intervention des esprits. H éritier
personnel une religion qui ne possède pas de de la tradition anim iste des religions africaines,
doctrine rigide, mais offre su rtout un cadre à le V audou adm et que le sacré p eu t h an ter to u te
l’épanouissem ent de la conscience religieuse. réalité physique. A insi le b û cheron, avant
C’est donc l’ensem ble de la vie hum aine, au fur d ’ab attre un arb re, frappe sur le tro n c avec sa
et à m esure de son évolution la plus quotidienne, cognée p o u r prévenir l’esprit qui y habite.
que reflète ce culte. G râ ce à cette symbiose du Vu d’une façon très schém atique, l’éveil de la
profane et du sacré, se développe peu à peu l’une conscience religieuse se m anifeste p ar la sacra­
des rares religions non révélées do n t l’hom m e lisation du m onde physique. L’évolution ultérieure
ait la possibilité de suivre la genèse. se fera vers une spiritualisation toujours plus
C réation spontanée et continue des masses noires poussée du sacré. Une révélation m arq u era
transplantées d’A frique, le V audou est d ’abord généralem ent une étape décisive dans l’épuration
la religion de l’esclavage. Pour l’esclave conscient de la religion. Le Christianism e nous apparaît
et souffrant, la religion et la m agie d ’A frique ainsi com m e un com prom is en tre le stade prim itif
représentaient le d ern ier lien avec la condition et une sublim ation to tale. D ’un côté, il possède
hum aine. Q uand les N oirs en trep riren t de reco n ­ un rituel et une sym bolique, il adm et l’in ter­
quérir leur liberté, les «esprits de G uinée» v e n tio n divine d an s l’o rd re te m p o re l (la
co m b attaient à leurs côtés. D e cette origine, le Providence), et fixe le sacré sur des corps
V audou tire son double caractère de religion physiques (bénédictions et consécrations), mais,
populaire et de m oyen d ’évasion. d ’un au tre côté, il affirme le caractère irrém édia­
blem ent profane de l’univers p a r rap p o rt à un
EN Q U Ê T E D E LA POSSESSION SA C R É E au-delà. D e ce com prom is les H aïtiens ont reten u
la prem ière p artie parce q u ’elle correspond
P our les m issionnaires chrétiens, il représente davantage à leur vision du m onde. C ’est ainsi
l’adversaire le plus désespérant qui soit. Q uand ils q u ’ils se sont approprié les saints, mais ont oublié
eu re n t accès au catholicism e, les fidèles vaudou D ieu, cette puissance abstraite puisque parfaite.
l’am algam èrent to u t n aturellem ent à leur religion. Le fidèle vaudou croyant à l’influence de la
« Il faut être catholique p o u r bien servir les religion ju sq u e dans les m oindres détails de sa
esprits...» pense le paysan haïtien d ’aujourd’hui. vie, a généralem ent recours aux puissances
Les récitations de P ate r et d’A ve ainsi que les surnaturelles à propos de problèm es très concrets,
invocations des saints font partie intégrante du voire quotidiens. Il va alors profiter de la grande
rituel vaudou. Le vendredi saint, les autels liberté que lui laisse sa religion p o u r s’adresser,
vaudou sont mis en deuil. D e m ême les images non à un D ieu vague et universel, mais à une
des saints ont été prises com m e représentations divinité secondaire d ont les attributions corres­
des esprits. L’im agerie pieuse m ontre saint P atrick p o n d en t à ses besoins du m om ent ou d o n t la
écrasant un serpent de son talon. L ’esprit personnalité lui inspire confiance. S’il n’existe
D am ballah a le serpent pour em blèm e. L ’image pas d ’esprit corresp o n d an t à un besoin que
de saint P atrick représente m aintenant D am ballah ressen ten t de nom breux fidèles, il sera créé de
sur les autels vaudou. toutes pièces; p ar contre, celui qui a cessé de
Pour un H aïtien, adepte du V audou, l’explication plaire to m b era dans l’oubli.
traditionnelle sur la fabrication des Z om bis n’a Il ne s’agit pas de dieux lointains, isolés dans
rien d ’étonnant. Sa religion le plonge dans un leur paradis, mais d ’esprits toujours prêts à se

Faut-il croire aux Zombis?


m anifester aux hom m es, qui vivent dans notre évident. La cérém onie n’a rien à voir avec la
m onde et se m êlent à notre vie. A ucun n ’est sorcellerie traditionnelle, c’est p lu tô t une sorte
to u t à fait bon ou to u t à fait m auvais; en vérité de magie gaie où le divin et le quotidien se
chacun a son caractère avec ses défauts. Ils ne m êlent avec un e facilité d ont seuls les jeux
sont pas, à pro p rem en t parler, adorés, mais d ’enfants p eu v en t d o n n er une idée.
p lu tô t entourés d ’une déférente am itié, parfois A u term e de la crise, la « m onture » du dieu aura
craintive, qui n’exclut ni la fam iliarité, ni to u t oublié et refusera même de croire q u ’elle
l’hum our. ait été possédée. Q uelle est la p art de sincérité dans
Ces esprits s’adressent aux hom m es p ar les rêves cette am nésie? U ne réponse globale et définitive
et la possession aux cours des cérém onies. Le m utilerait une réalité infinim ent com plexe. La
rituel vaudou est cen tré sur les sacrifices et la sincérité de la possession et de l’am nésie varie
danse destinée à p rovoquer la crise de possession. selon les cas et les sujets. Q uoi q u ’il en soit, un
L ’anim al sacrifié p eu t n’être qu’un substitut pour fait d em eu re: les fidèles qui ont connu un tel état
«le bouc sans cornes»: l’hom m e. L a danse doit croient avoir été habités p ar des puissances
pro v o q u er la transe sacrée, l’incarnation m om en­ surnaturelles. Le H aïtien vit en com m union
tanée d ’un esprit dans un des p articipants. Les co n stan te avec le m agique.
fidèles disent q u ’il «m o n te son cheval». La C ertaines cérém onies vaudou, le baptêm e et
form ation de l’orchestre et les rythm es battus l’initiation notam m ent, revêtent un caractère
v arient selon les esprits do n t on souhaite sacré plus accentué, p ro ch e des m ystères tra d i­
prov o q u er la venue. tionnels. Il n’y a plus place ici p o u r l’im provi­
Au cours de la danse, le H oungan, ou l’un sation et la fantaisie des fidèles. Le quotidien
quelconque des fidèles, entre en transe. Son et le profane sont bannis p ar un rituel strict,
co m p o rtem ent change; il trad u it tous les traits une am biance recueillie et une participation
particuliers de l’esprit qui l’occupe. Si son p ratiq u em en t réservée aux seuls initiés. Le
cavalier est D am ballah, il se m et à ram per et à V au d o u d e v ie n t u n e re lig io n é s o té riq u e .
siffler com m e un serpent; s’il est habité par C ep en d an t, m ême dans ces circonstances excep­
A goué, le génie des eaux, il s’installe sur une tionnelles, le rituel (isolem ent des catéchum ènes,
chaise et en treprend de ram er, etc. L ’assistance sacrifices, com m union avec le sang des bêtes
le reco n n aît et le salue. Le possédé passe dans imm olées, ablutions purificatrices, épreuves du
une pièce voisine qui jo u e un peu le rôle de feu, chants sacrés et crises de possession) n’a
coulisses. Le possédé devient l’esprit lui-même rien à voir avec la sorcellerie et la m agie noire
et à ce titre il donne des conseils et des ordres; dont on accuse volontiers le V audou.
il p eu t o pérer des guérisons, je te r des sorts.
D ans cet état, le plus hum ble paysan peut UN C L IM A T M A G IQ U E EN V O U TA N T
com m ander un riche propriétaire, il sera obéi.
E ntre l’esprit et l’assitance un véritable dialogue Tous les h abitants d ’H aïti, fidèles ou non du
s’instaure. On l’interroge sur des problèm es de la V audou, croient à la m agie, la craignent ou la
vie co u ran te, il découvre les m aléfices qui pèsent pratiq u en t. Les voyageurs reconnaissent qu’il
sur l’un ou l’autre, indique les m eilleurs m oyens règne dans l’île un clim at en v o û tan t auquel on
de se rendre les esprits favorables, etc. échappe très difficilem ent. Le recours aux forces
Plusieurs esprits se m anifestent généralem ent occultes p ren d to u tes les form es, de la simple
en même tem ps au cours d ’une cérém onie. C ’est superstition aux pratiq u es n ettem en t crim inelles
alors le m onde divin qui s’offre en spectacle aux —en fait ou en intention — com m e le Zom bism e.
hom m es. Ces esprits sont terrib lem en t humains. En principe, le prêtre p eu t p ratiq u er la magie,
Ils pro v o quent des incidents, font des farces. mais pas la sorcellerie. P o u r les H aïtiens c ’est
L’aspect «jeu dram atique» de la cérém onie est l’intention de nuire qui distingue l’une de l’autre.

Les civilisations disparues


D ans la réalité, nom breux sont les prêtres vaudou où est enfoui le m anipule. Le prêtre co u rt le
qui « travaillent des deux m ains ». d éterrer, mais il succom be au m om ent où il allait
T o u t événem ent agréable ou désagréable étant l’exorciser. M ise à p art sa conclusion non vérifiée,
im putable à une intervention des forces surna­ l’histoire n’a rien d ’invraisem blable, car les
turelles, l’h ab itan t de « l’île m agique » cherche prêtres et les pasteurs considèrent la sorcellerie
en p erm anence à se prém unir contre le mauvais com m e une au th en tiq u e et très efficace alliance
sort et à bénéficier d ’influences favorables. Le des hom m es avec Satan. Un officier am éricain
moyen le plus sûr de d om estiquer ces forces est est tué p ar un soldat ivre à l’échéance précise
de les fixer sur un objet, am ulette, talism an, fixée p ar un sorcier qui lui avait lancé un sortilège.
philtre, etc. La tech n iq u e habituellem ent utilisée U ne jeu n e bon n e, conseillée p a r un sorcier,
par les prêtres-sorciers s’inspire à la fois des p lante une aiguille dans la poitrine de l’enfant
pratiques africaines et des vieilles recettes de la q u ’elle devait surveiller. Tel ferm ier organise
sorcellerie française do n t les recueils com m e des festins avec des cadavres p o u r convives. Les
«le G ra n d A lbert», «le P etit A lbert» et «la tribunaux sont encom brés d’affaires de so rcel­
Poule N oire» sont soigneusem ent conservés et lerie. La mère d ont l’enfant dépérit accuse sa
étudiés dans les cercles vaudou. voisine d ’être le vam pire, le failli poursuit son
En dépit des prescriptions vaudou, la magie est co n cu rren t qui lui a je té un maléfice, etc.
co u ram m ent utilisée dans le dessein de nuire. C ’est dans cette am biance saturée de croyances
Les m oyens de je te r le m auvais sort varient à et de pratiq u es m agiques que se fabriquent les
l’infini. En général, on introduit un esprit Zom bis.
m alfaisant dans un objet q u ’on place ensuite sur C om m ent faire le d ép art en tre la réalité et la
le passage de la personne visée. L a sorcellerie fiction dans cette accum ulation d ’histoires fan­
h aïtienne con n aît égalem ent l’envoûtem ent sous tastiques? Les enquêteurs qui reviennent d ’H aïti
to u tes ses form es (y com pris l’atroce pratique rap p o rten t certaines an ecd o tes sous la caution
qui consiste à vêtir un cadavre avec les habits de «gens dignes de foi». C e p en d an t l’H aïtien
de la victim e et à le laisser se décom poser ainsi); est à ce po in t intoxiqué de surnaturel que to u t
to u t aussi terrible est l’expédition p ar laquelle tém oignage de sa p art doit être accueilli avec
un sorcier lance contre un individu les âm es p rudence. D oit-on pousser le scepticism e ju sq u ’à
volées aux m orts lors des veillées funèbres. nier en bloc l’existence des Zom bis en dépit des
O n raco n te en H aïti tou tes les histoires de magie faits rapportés? Ce point de vue a été soutenu
noire possibles et im aginables; loups-garous, notam m ent p ar des H aïtiens évolués qu’attriste
vam pires, revenants, pactes sataniques, etc. D es la réputation d ’«Ile m agique» faite à leu r pays.
associations de sorciers p arc o u re n t de nuit la Ils estim ent que la coutum e d ’envoyer les idiots
cam pagne, g u ettan t le voyageur attard é; en ville, surveiller les cham ps ou de les affecter à la garde
on craint les « auto-zobop » qui servent aux des cim etières, et les conditions particulières,
enlèvem ents; des fem m es-vam pires se glissent à H aïti, qui peu v en t rendre possibles certains
dans les m aisons sous form e d ’insectes pour cas d’inhum ation prém aturée, suffisent am plem ent
sucer le sang des enfants; des hom m es sont à expliquer la naissance du mythe. C ette expli­
transform és en bestiaux (certains finissent à cation peut p araître d ’au tant plus convaincante
l’ab a tto ir et le b oucher constate avec effroi que que l’on trouve des analogies avec le Zom bism e
son b œ u f a une dent en or). dans b eau co u p de traditions primitives.
A lfred M étraux a recueilli un certain nom bre de La croyance en la possibilité de voler les âm es
ces anecdotes d ont les H aïtiens sont très friands est p ratiq u em en t universelle. En A frique, à
et qui constituent com m e un folklore m agique de H aw aï, à B ornéo, chez les Indiens du C anada,
l’île. Sur son lit de m ort, un sorcier repenti avoue p arto u t, les prim itifs craignent les ruses des
au curé q u ’il l’a envoûté et lui indique l’endroit sorciers qui dérobent les âm es p o u r les utiliser

Faut-il croire aux Zombis?


ensuite dans leurs pratiques m agiques. M ais dans notre cas, les faits nous im posent un résultat,
l’an alo g ie de c e rta in e s légendes avec le non une simple p ratiq u e. Les histoires de Zom bis
Zom bism e p eu t aller b eaucoup plus loin, laissant ne p arlen t pas de sorciers surpris à d éterrer les
même supposer une filiation. Les Congolais, par m orts, mais bien de personnes retrouvées
exem ple, croient que les sorciers se p ro cu ren t vivantes et in tellectu ellem en t mutilées, après
des esclaves en anim ant des cadavres avec des avoir été m ortes et enterrées. N ous avons ici des
âm es volées. En G uyane hollandaise, on connaît noms (dont celui de la fille d ’un m inistre), des
le Bakrus, m onstre fait par m oitié de bois et par observations faites dans des hôpitaux am éricains,
moitié de chair hum aine que les sorciers créent des événem ents vérifiés p ar des voyageurs parfai­
avec les âm es do n t ils p euvent s’em parer. tem en t dignes de foi. C ertes, les cas de Zom bism e
D ew ism e signale enco re des analogies avec les connus sont rares et toujours entourés de mystère.
W engw a du G abon, sortan t corps et âm e de leurs C ette déficience de notre d o cu m en tatio n ne doit
tom bes, les R o-L ang tibétains, individus fou­ pas étonner. C ette pratique reste to u t à fait
droyés d o n t le cadavre continue à se m ouvoir exceptionnelle. O r nous n’en ten d o n s p arle r que
com m e un au to m ate, ou le G olem de la tradition des Z om bis retrouvés qui co n stitu en t l’infime
juive, ro b ot p u rem en t artificiel anim é d ’une force m inorité. En outre, ni l’Église (qui y voit une
magique. pratiq u e dém oniaque caractérisée), ni le gouver­
Ainsi l’idée de m ort-vivant co rrespond bien à n em en t h aïtien ne sou h aiten t d o n n er de la
une de ces grandes constantes de l’âm e hum aine publicité à ces affaires gênantes p o u r to u t le
sur lesquelles viennent se greffer les m ythes. m onde. Q ue cette pratique ait été mythifiée afin
L’h um anité a besoin de croire que certains de s’intégrer à un co n tex te m agique où to u t
individus p euvent jo u e r avec la vie et la m ort natu rellem en t elle avait sa place, c’est l’évidence
com m e D ieu mêm e. C ette même croyance se même. Le récit de S eabrook, p ar exem ple,
retro u v e sous une form e teintée de scientism e co m p o rte une large p a rt d’invention. M ais les
dans certaines explications pseudo-occultistes faits d em eu ren t et ce sont eux qui doivent être
du Z om bism e, qui voient dans les m orts-vivants expliqués.
d ’H aïti d e véritables cadavres que les sorciers Il nous fau t évidem m ent ad m ettre d’entrée que
anim ent d ’une « force m agnétique ». la m ort du fu tu r Z om bi n’est q u ’apparente.
Un tel phénom ène n’a rien d ’invraisem blable.
LES M O R T S Q U I SE R ÉV EILLEN T L a co n statatio n de la m ort n’est rien m oins
q u ’aisée; elle constitue même l’un des diagnostics
L a thèse de ceux qui refusent to u t crédit aux les plus délicats à établir.
récits de Z om bis se présente donc de façon très Songez que la m édecine n’est pas encore capable
satisfaisante p o u r l’esprit: des conditions locales de d o n n er une définition satisfaisante de la mort.
favorables ont perm is le développem ent d ’un Le m édecin se borne à co n stater l’absence des
m ythe qui correspondait à l’un des archétypes m anifestations ordinaires de la vie. M ais, préci­
de l’inconscient collectif. M alheureusem ent cette sém ent, ces m anifestations p eu v en t n ’être que
explication ab o u tit à rejeter finalem ent des faits suspendues; dans ce cas la m ort n ’est q u ’ap p a­
extrêm em ent solides. D ans le dossier des Zom bis, rente, l’individu est plongé dans un état léthar­
nous ne trouvons pas seulem ent la preuve de gique. T o u te la difficulté consiste à déterm iner
pratiques m agiques, mais bien celle de leurs si cette disparition des processus vitaux est
résultats. T a n t qu’il ne s’agit que de l’exercice définitive et irrém édiable. D an s cette m atière,
m ême de la m agie on peut, en m êm e tem ps, lui des erreu rs d ’appréciation sont possibles.
refuser to u te réalité et adm ettre son utilisation. Il y a quelques mois, on a d écouvert à la m orgue
Sa p rétendue efficacité est alors mise sur le d’un hôpital strasbourgeois un « cadavre » qui
com pte du hasard ou de la supercherie. M ais respirait encore. Le décès du m alade avait

Les civilisations disparues


p o u rtan t été constaté p a r un m édecin après toutes exclure la possibilité de faux diagnostics. En
les observations habituelles. Au siècle dernier, le l’absence d ’un contrôle m édical rigoureux, un
m étropolite grec de M éthym ne, M gr G lycas, ne seul sym ptôm e p résen terait toutes les garanties:
d ut q u ’à sa dignité de ne pas être en terré vivant. les prem iers signes de putréfaction. M ais en
Son décès ayant été constaté, une veillée funèbre raison de la chaleur, il n’est précisém ent pas
de q u arante-huit h eures fut organisée à sa possible de les atten d re. D ans un pays où l’inhu­
mém oire. Au deuxièm e jo u r il retrouva ses esprits m ation doit avoir lieu dans les vingt-quatre
au beau milieu de l’office. S’il avait été simple heures, les cas d ’en terre m e n t p rém atu ré doivent
p articulier, il se serait réveillé dans sa tom be. être nettem en t plus fréquents que dans nos régions.
On p arle couram m ent aujourd’hui de gens qui D e fait, les hab itan ts se répètent des histoires
sont m orts d u ran t plusieurs heures et que les — souvent auth en tiq u es — de m orts qui se
m édecins ont fini p ar ressusciter; on peut se réveillèrent au cours de leurs obsèques, et vivent
dem an der si, dans certains cas, cette ranim ation dans la crainte d’être enterrés vivants. C ette
ne p eu t s’effectu er natu rellem en t après un assez peur, mêlée à celle du Zom bism e, les conduit à
long tem ps de léthargie. « tu e r leurs m orts». Il arrive ainsi fréquem m ent
D ans son ouvrage «le S ecret des P arques», le q u ’on poignarde le défunt, q u ’on l’étrangle ou
d o cteu r B ernard H euvelm ans apporte sur cette l’em poisonne. T outes sortes de précautions sont
question des précisions propres à donner des égalem ent prises au cours de la to ilette du corps
frissons dans le dos. D es médecins au dix-huitième pour em pêcher le vol de l’âm e. Enfin l’on
siècle estim aient q u ’un tiers ou la m oitié de s’efforce de p rotéger le m ort contre les sorciers
l’hum anité était enterrée prém aturém ent. Une éva­ qui p o u rraien t venir le tro u b ler dans sa tom be.
luation faite il y a un siècle p ar le D ' Le G uern D ans certains cas on lui rem e ttra un poignard
do n n ait deux en terrem en ts prém aturés pour pour tu e r un éventuel m alfaiteur, mais le m oyen
mille. Il est raisonnable de penser que quatre le plus efficace consiste à le m ettre dans l’im pos­
millions de personnes au m oins ont été inhum ées sibilité de répondre à son appel. P our cela on
en E urope avant leur m ort au cours des vingt lui coud la bouche ou bien on lui donne des
derniers siècles. objets qui le d istrairo n t dans son cercueil.
C ertes la science m édicale a fait des progrès Il n’est donc pas besoin de reco u rir à des p ra ­
ram enant à un pourcentage négligeable la m arge tiques surnaturelles p o u r expliquer la résur­
d’erreur. M ais un diagnostic infaillible suppose rectio n des Zom bis. Un puissant n arco tiq u e dont
de nom breux tests — avec des réactifs chim iques l’effet se p rolongerait d u ran t vingt-quatre ou
n o tam m ent — d ont on se passe généralem ent. q u aran te-h u it heures ferait très bien l’affaire.
U n m édecin com pétent p eu t d éterm iner à coup Q uel p o urrait-être cet extrao rd in aire narcotique?
sûr les cas dans lesquels le recours à ces exam ens Ray Stevens évoque la possibilité d ’un poison
com plém entaires est nécessaire. Q uand, par d ont plusieurs auteurs britanniques o nt signalé
co n tre, les conditions d’un diagnostic rigoureux l’em ploi p a r les sorciers jam aïquins. C eux-ci uti­
ne sont pas — ou n’étaient pas encore — réunies, liseraient une m acération de « B ranched C alalue »
les cas d ’en terrem en t prém aturé deviennent plus (une p lante du genre solanum ) p o u r provoquer un
fréquents. L orsqu’en 1866 on voulut transférer état de m ort ap p aren te avec arrêt des pulsations
les restes ensevelis au cim etière de F o rt-R an d al cardiaques, chute de la tem p ératu re, p erte des
aux États-U nis, on retrouva deux pour cent des réflexes, etc.; d’au tres p lan tes p erm e ttraien t de
corps dans une position do n n an t à p enser que sortir l’individu de sa léthargie. Ainsi les sorciers
«les m orts» s’étaient réveillés dans leur tom be p o u rraien t faire croire à leurs fidèles q u ’ils sont
et avaient te n té de sortir de leur cercueil. capables de ressuciter les m orts. D oit-on penser
D ans un pays com m e H aïti où le nom bre des que les prêtres haïtiens connaissent ce secret?
m édecins est n ettem en t insuffisant, on ne peut O n n’en a aucune preuve.

Faut-il croire aux Zombis?


Deux auteurs am éricains, C arnochan et A dam son, un prêtre catholique sur son lit de m ort, le nom de
affirm ent avoir expérim enté une drogue africaine, la plante m ystérieuse. Il s’agirait d ’une variété
tirée de la racine de Kingoliola, qui provoque de cactus. On peut m ettre ce fait en rapport avec
une sorte de paralysie physique et m entale l’utilisation par les M exicains de drogues halluci­
m om entanée. Ici encore nous n’avons aucune natoires tirées de ces p la n te s 1, mais, encore une
trace de son em ploi en H aïti. Le ch erch eu r am é­ fois, ces faits dem an d en t confirm ation.
ricain E dna T aft a fait de longues recherches sur Un au tre problèm e reste à éclaircir: celui des
place avant guerre pour découvrir ce secret. Il rapports entre le Zom bi et son m aître. Ce d ern ier
apprit ainsi — mais aucune vérification n’en a sem ble ten ir en son pouvoir les individus q u ’il a
pu être donnée — que le narcotique utilisé par asservis. L’utilisation de poisons végétaux s’accom -
les Z obops serait tiré d ’une plante désignée sous pagne-t-elle de phénom ènes hypnotiques ou
le nom de « T u e r-L e v e r». M alheureusem ent on catalep tiq u es com m e le suggère Dewisme?
ne connaît aucune espèce végétale de ce nom. Le Le dossier du Z om bism e dem eure encore plus
mystère reste donc entier. riche de questions que de réponses. On peut ten ir
F inalem ent une seule chose paraît à peu près pour acquis qu’il existe en H aïti une pratique
établie: le narcotique est d ’origine végétale. Il crim inelle extrêm em ent rare, sem ble-t-il, qui
en va sans doute de même p our le poison em ployé consiste à pro v o q u er la m ort ap p aren te et l’inhu­
dans la seconde partie de l’opération, celle qui m ation prém aturée d ’individus réduits par la
consiste à détruire les facultés m entales de suite, à l’état d ’imbécillité com plète.
l’individu. U ne confirm ation de ce fait pourrait M ais le Zom bism e est b eaucoup plus q u ’un
être trouvée dans le pouvoir attribué au sel de crim e, il to u ch e à des zones obscures de l’âm e
faire sortir les Z om bis de leur léthargie. On sait, prim itive et à des secrets encore inconnus et qui
en effet, que le sel constitue l’antidote naturel du p o u rraien t se révéler de la plus grande utilité,
curare, poison végétal capable de détruire les en m édecine notam m ent. L’étude en est m alheu­
centres nerveux. Faut-il penser, que, dans le cas reusem ent difficile, et n’a reten u l’attention que
présent, le sel a pour effet de p rovoquer avec le d ’un tro p p etit nom bre de chercheurs. On attend
poison une réaction qui le rend to u t à coup encore la grande enquête scientifique m enée avec
m ortel, ou, au contraire, qu ’il fait office d ’anti­ les m oyens suffisants qui p erm ettra de tirer au
dote et p erm et au Zom bi de retrouver l’usage de clair ce problèm e.
son cerveau? La prem ière hypothèse paraît n et­ F R A N Ç O IS D E C L O S E T S .
tem ent plus vraisem blable. En effet toutes les 1. V oir d a n s P lan ète N" 7 l’a rtic le d e R o b e rt G ra v e s c o n sac ré à c e tte
tentatives faites par les m édecins pour tirer les q u e stio n .
Zom bis de leur hébétude ont échoué. Il semble
donc bien que les techniques utilisées par les
sorciers haïtiens provoquent des lésions cervi­
cales incurables. C om m ent penser, dans ces
conditions, q u ’une simple absorption de chlorure
de sodium suffise à réparer les ravages provoqués
p ar la drogue m ystérieuse? On ne doit cependant
pas exclure la possibilité que le rôle prêté au sel
soit un des nom breux apports m ythiques qui sont LIVRES A CONSULTER
venus se greffer sur cette pratique crim inelle.
W illia m S eabrook: L'île magique
Dewism e, qui a établi un des dossiers les plus (Firmin Didot, éditeur).
com plets sur la question, fait état d ’un récit qui A lfred M é trau x: Le vaudou haïtien
lui a été fait lors de son séjour dans l’île. Un (Gallimard).
sorcier converti au christianism e aurait confié à C. H. D ew ism e : les Zom bis (Grasset).

Les civilisations disparues


Mon Dieu n'est pas «là-haut»
John A .T . Robinson, évêq u e de W o o lw ic h

Je dois être athée avec la partie de moi-même


qui n ’est pas fa ite pour Dieu.
S IM O N E W EIL.

C O M M E N T Ê T R E «H O N N Ê T E AVEC D IE U » ?

D ans notre d ern ier num éro, à la suite de no tre en tretien avec Julian
L n d o c u m e n t e x c lu s if H uxley, nous rendions com pte du m ouvem ent considérable qui, en
A ngleterre, dans les milieux intellectuels, scientifiques et théolo­
l ne te n t a t i v e de ré f o r m e giques, se fait au to u r de ten tativ es p o u r rep en ser le problèm e
religieux en fonction des changem ents de stru ctu re et d ’orientation
l n liv re -b o m b e à L o n d r e s de l’esprit m oderne. N ous signalions la publication du livre de
R obinson, archevêque de W oolw ich: Honest to God. U ne analyse
de G abriel V eraldi en dégageait les aspects im portants.
350 000 exem plaires
Ce p etit ouvrage révolutionnaire connaît un succès foudroyant et
sym ptom atique: 350 000 exem plaires en quelques sem aines, 14 tra ­
ductions en cours. Les N ouvelles Éditions L atines vont faire inces­
sam m ent p araître « H o n est to G o d » , trad u it et préfacé p ar Louis
Salleron, sous le titre Dieu sans Dieu.
N ous publions ici, en exclusivité, des extraits du ch ap itre essentiel
intitulé: « L a Fin du Théism e? ». Il ne nous ap p artien t pas de p rendre
parti, m ais d’inform er sur de tels m ouvem ents profonds de renouvel­
lem ent de la pensée. Le le cte u r catholique tro u v era, dans les pages
qui suivent, le point de vue de Louis Salleron, professeur honoraire
à l’in stitu t catholique. U ne note sur l’état actuel et l’esprit de l’Eglise
anglicane com plète cet ensem ble.
Voici m a in ten an t l’un des plus im portants passages de l’ouvrage de
l’évêque de W oolw ich. D ans un récent num éro de «T im e», on
pouvait lire cette déclaration d ’un au tre évêque anglican: « A u jo u r­
d ’hui, q uand on annon ce un prêche sur « H o n est to G od », on est sûr
de rem plir l’église. »

John A . T. Robinson :
« L e christianisme
doit-il être religieux? »
(P h o to « T h e O b s e rv e r *►). La vie spirituelle
LE C H R IS T IA N IS M E D O IT -IL Ê T R E loin. Ce ne sont pas seulem ent les conceptions
« M Y T H O L O G IQ U E »? m ythologiques, com m e les m iracles, l’ascension
et les choses sem blables qui sont problém atiques,
La théologie traditionnelle chrétienne s’est édifiée mais les conceptions « religieuses » elles-mêmes.
sur les preuves de l’existence de D ieu. La présup­ Vous ne pouvez pas, com m e B ulm ann l’im agine,
position de ces preuves est que D ieu pourrait séparer D ieu et les m iracles, mais vous devez
exister ou ne pas exister. être à même d ’in terp réter les deux à la fo is dans un
Il vaut mieux pro céd er à l’inverse. D ieu est, par sens non religieux 2. »
définition, l’ultim e réalité. E t on ne p eu t débattre
de Yexistence de l’ultim e réalité. Au siècle dernier LE C H R IS T IA N IS M E
on fit un pas douloureux mais décisif, quand on D O IT -IL Ê T R E « R E L IG IE U X » ?
reco n n u t que la Bible c o n tien t du « m ythe». Il a
été admis progressivem ent p a r to u t le m onde, à Q u ’en ten d B onhoeffer p ar ce paradoxe saisissant
l’exception des extrém istes, que les récits de la d’une com préhension non religieuse de D ieu?
Genèse sur la C réation et la C hute étaient des « J ’essaierai de définir m a position, dit-il, sous
représentations de profondes vérités to u ch an t l’angle historique. Le m ouvem ent qui com m ence
l’hom m e et l’univers, en form e de m ythe p lutôt aux alentours du treizièm e siècle vers l’autonom ie
que d ’histoire. Il était essentiel à la défense de de l’hom m e (la d écouverte des lois p ar lesquelles
la vérité chrétienne de rec o n n aître et d ’affirm er le m onde vit et s’organise dans la science, dans
que ces histoires n’e n tra ien t pas en concurrence les affaires sociales et politiques, en art, en
avec les dém onstrations de l’anthropologie ou de m orale et en religion) est parvenu, à notre
la cosm ologie. époque, à un certain achèvem ent. L’hom m e a
C ’est le problèm e auquel B ulm ann s’est attaq u é '. appris à affronter toutes les questions im portantes
Et il répond h ard im en t: «Il n’y a rien de spéci­ sans reco u rir à D ieu com m e hypothèse de travail.
fiquem ent chrétien dans la vue m ythique du Il devient évident que to u t va sans D ieu, et aussi
m onde com m e telle. C ’est sim plem ent la cosm o­ bien q u ’avant. D ans le cham p scientifique
logie d ’un âge préscientifique.» Le N ouveau com m e dans les affaires hum aines, ce que nous
T estam ent, dit-il, présente la rédem ption dans le appelons « D ieu » est de plus en plus repoussé
C hrist com m e un événem ent supranaturel — à la frange de la vie. D es efforts sont faits pour
com m e l’incarnation d’un être céleste qui, venant p ro u v er à un m onde ainsi adulte q u ’il ne p eu t
de l’autre côté, entre sur la scène te rrestre par vivre sans la tu telle de « D ieu ». M êm e après capi­
une naissance m iraculeuse, accom plit des signes tulation sur tous les problèm es séculiers, il reste
et des m erveilles com m e une indication de son ces questions censém ent ultim es — la m ort, la
origine, et après une résurrection égalem ent culpabilité —auxquelles « D ieu » seul p eu t fournir
m iraculeuse reto u rn e p a r ascension à la sphère une réponse et qui sont la raison du besoin de
céleste d ’où il venait. A la vérité, to u t ce langage D ieu, et de l’Eglise, et du pasteur. N ous vivons,
n’est pas, à p ro p rem en t parler, la description ju sq u ’à un certain point, de ces questions
d ’une opération supranaturelle d ’aucune sorte, ultim es de l’hum anité. M ais quoi? Si elles
mais une tentative po ur exprim er dans sa réalité n’existaient plus un jo u r com m e telles? si elles
la profondeur, la dim ension et la signification aussi tro u v aien t leur réponse sans « D ieu »?
de l’événem ent historique de Jésus-Christ. L ’une » L’attaq u e de l’apologétique chrétienne sur le
des prem ières et des plus pénétrantes critiques caractère ad ulte du m onde m ’ap p araît premiè-
qui aien t été faites de l’essai original de
1. P h ilo so p h e a lle m a n d , d iscip le d e l’e x iste n tia lism e d e H eid eg g er.
Bulm ann est celle de B onhoeffer: « Je ne dirais Son livre p rin c ip a l est : K erygm a a n d M yth.
pas q u ’il a été tro p loin, com m e beaucoup 2. D ie tric h B o n h o e ffe r, th éo lo g ien a llem an d . Il écriv it en p riso n ses
sem blent le penser, mais q u ’il n’a pas été assez o u v rag es s u r la réfo rm e d u c h ristia n ism e . Il fu t p e n d u p a r les SS en 1944.

40 Mon Dieu n'est pas « là-haut »


re m e n t m a la d ro ite , d eu x ièm e m e n t ignoble, la circoncision, précondition de PÉvangile, et
troisièm em ent achrétienne. M aladroite, parce d’a c c e p te r « un m onde arrivant à sa m ajorité »
q u ’elle est com m e une te n tativ e de ram en er un com m e un fait, don de D ieu. La seule m anière
hom m e fait à l’adolescence, c ’est-à-dire de le d ’être honnête est de reco n n aître que nous avons
m ettre en état de dépendance dans un dom aine à vivre dans le m onde, même si D ieu n’est pas
où en réalité il n’est pas du to u t dépendant, «là». De même que les enfants, en grandissant,
en le repoussant vers des problèm es qui ne font cra q u er le cadre religieux, m oral et intel­
sont plus du to u t des problèm es pour lui. lectuel où ils tro u v aien t à la m aison leur sécurité,
Ignoble, p arce que cela revient à une sorte avec « P ap a» qui était toujours là à l’arrière-
d ’exploitation de la faiblesse de l’hom m e à des plan. « D ieu nous enseigne à vivre com m e des
fins qui lui sont étrangères et auxquelles il n’a hom m es qui p eu v en t très bien agir to u t seuls sans
pas souscrit librem ent. A chrétienne, parce q u ’on lui. » Le D ieu qui nous fait vivre en ce m onde
substitue au C hrist lui-même une simple phase sans que nous ayons à nous servir de lui com m e
du développem ent religieux de l’hom m e » d ’une hypothèse de travail est le même D ieu
B onhoeffer parle du D ieu de la «religion» devant qui nous nous tenons toujours. D evant
com m e d ’un deus ex machina. Il doit être « là » D ieu et avec lui nous vivons sans D ieu. D ieu se
p o u r fournir réponses et explications au point donne lui-même la perm ission d ’être éliminé du
où n o tre com préhension et nos capacités m onde, et c’est ex actem en t la m anière, la seule
s’arrêten t. M ais un tel D ieu est constam m ent m anière d ont il puisse être avec nous et nous
repoussé plus loin à m esure q u ’avance la m arée aider.
du savoir positif. ... C ’est la différence décisive en tre le christia­
nisme et les autres religions. La religiosité de
UN C H R IS T IA N IS M E l’hom m e le fait to u rn er ses regards dans sa
PO U R Q U EL Q U E S «SU R V IV A N T S»? détresse vers la puissance de D ieu en ce m onde;
il se sert de D ieu com m e d ’un deus ex machina.
C ’est dans le repaire final du besoin individuel, La Bible cep en d an t le dirige vers l’im puissance
selon B onhoeffer, que le D ieu qui a été poussé et la souffrance de D ieu; seul un D ieu souffrant
du coude et chassé de to u te autre sphère garde peu t aider. A ce point nous pouvons dire que le
une « dernière place secrète». Voilà la sphère de processus que nous avons décrit de l’accès du
la « religion » et voilà où opèrent les Églises, m onde à sa m ajorité était l’abandon d ’une fausse
faisant leu r travail chez ceux qui ressentent ou conception de D ieu, et un nettoyage p ar le vide
q u ’on p eu t am en er à ressentir ce besoin. pour recevoir le D ieu de la Bible, qui conquiert
Les seules gens qui nous resten t à éclairer sur le puissance et place dans le m onde p ar sa faiblesse.
chem in de la «religion» sont les quelques Ce doit être le point de départ de notre
« derniers survivants de l’âge de la chevalerie » interprétation du « m onde ».
ou tel et tel dépourvus de hardiesse intellectuelle.
Serait-ce eux le petit nom bre des élus? Est-ce UN D IE U SANS D IEU
sur cette troupe douteuse que nous allons nous
ru er avec ferveur, ressentim ent ou indignation, Le théism e, tel q u ’on le com prend ordinairem ent,
pour lui vendre les biens que nous avons à offrir? a fait de D ieu une personne céleste, com plè­
A llons-nous tom ber sur un ou deux m alheureux tem en t parfaite, qui réside au-dessus du m onde
dans leur m om ent d’extrêm e faiblesse et exercer et de l’hum anité; or, la théologie chrétienne
sur eux une sorte de coercition religieuse? classique n’a pas en fait parlé de D ieu com m e
L a réponse de B onhoeffer est que nous devons d’une personne. M ais le christianism e populaire
rejeter h ardim ent « la prémisse religieuse » comme a toujours conçu une personnalité suprêm e de
saint Paul eut le courage de je te r par-dessus bord 3. O p . cit., p p. 145-7.

La vie spirituelle
ce genre. Et Julian H uxley ne peut être blâmé « Je ne saurais assez souligner que l’accep tatio n
de voir « l’hum anité en général et l’hum anité de la foi chrétienne m ’a été ren d u e possible
religieuse en p articulier» com m e «habituées à uniquement p arce que j ’ai d écouvert que je n’avais
penser» D ieu «prin cip alem en t en term es d ’être pas à rev en ir sur le rejet global des croyances
extérieur, personnel, surnaturel, spirituel ». superstitieuses qui m ’avaient ju sq u ’alors entouré.
C 'est précisém ent l’identification du christianisme La foi que j ’en suis venu à a c c e p te r n’était pas
avec ce tte co nceptio n du théism e que nous sim plem ent différente de ce que j ’avais jusqu’alors
devons, me sem ble-t-il, être prêts à m ettre en cru être le christianism e, elle était à l’exact
question. L ’Évangile tient-il, tom be-t-il avec elle? opposé, et je continue de considérer cette sorte
Huxley se co n ten te de dire: « P o u r m a part, le de « religion » com m e un mal intégral, mille
sentim ent de soulagem ent spirituel que procure fois plus antichrétien que l’athéism e. Ceci est
le rejet de l’idée d ’un D ieu conçu com m e un une vérité à laquelle je ne trouve pas que les
être surnaturel est énorm e.» M ais, auparavant, apologistes religieux fassent assez attention.
des hom m es com m e F eu erb a ch et N ietzsche, Il y a chez b eau co u p de chrétiens un sens mal
que P roudhon décrivait co rrec tem en t com m e placé de la loyauté qui fait q u ’ils répugnent à
des « antithéistes » plutôt que com me des « athées », e n tre r en opposition ouverte avec quoi que ce
voyaient une telle Personne suprême au ciel soit qui p o rte le m ême nom ou qui utilise des m ots
com m e le grand ennem i de l’accession de com m e « D ieu » et «C hrist»; même des chrétiens
l’hom m e à sa m ajorité. C ’était là le D ieu qu’il qui, en p ratique, d étesten t la superstition au tan t
fallait « tu e r» si l’hom m e ne devait pas rester que moi co n tin u en t souvent de la tra ite r com m e
dépossédé et m aintenu dans les fers. Peu une ab erratio n m ineure sur laquelle il faut faire
nom breux étaient les chrétiens capables de silence p lu tô t que com m e une perversion radicale
com p rendre la violence de leur révolte, parce que q u ’il fau t dénoncer. P ar exem ple, des écrivains
pour eux D ieu n’était pas le tyran do n t ils chrétiens d ont les vues positives sont, au tan t que
faisaient le p o rtrait, appauvrissant, asservissant, j ’en puisse ju g er, très sem blables aux m iennes,
annihilant l’hom m e. A vrai dire, pour beaucoup même s’ils peu v en t les exprim er dans un langage
de non-chrétiens aussi il était p lutôt un grand- différent, se sen ten t encore tenus à pro d u ire des
père au ciel, un bon vieillard qu'on pouvait «réfutations» du procès fait p a r F reu d à la
m ettre dans un coin tandis q u ’on vaquait aux religion, quoique en fait une très large p roportion
affaires de la vie. M ais la nature de son personnage de ce qui passe p o u r religion dans notre société
est ici secondaire. L 'im p o rtan t est de savoir si un est ex actem en t la sorte de névrose que F reud
tel E tre représente une im age, même déform ée, décrit, et le p rem ier pas vers l’essentiel à faire
du D ieu chrétien. Peut-il être réhabilité, ou bien p o u r convaincre les gens que le christianism e
est-ce que la conception entière de cette sorte peut être vrai en dépit de F reu d est d ’affirm er
de D ieu — «là-haut», « au-delà», ou n ’im porte carrém en t que la croyance fondée sur les m éca­
où — est une projection, une idole, q u ’on peut nismes de p rojection qu’il décrit est fausse, si
et qu’on doit déchirer puis je te r au panier? fort q u ’elle puisse dire: «Seigneur, Seigneur.»
11 ne suffit pas de déno n cer de telles croyances
LA F IN D U T H É IS M E ? com m e puériles ou prim itives, ca r cela impli­
querait que la vérité, m êm e avec le plus de
P our répondre à cette question, j ’aim erais finir « raffinem ent » ou de « lum ières », est quelque chose
non sur une analyse théologique mais sur un qui leu r ressem ble, alors q u ’en réalité rien de ce
tém oignage personnel — celui de John W ren- qui ressemble au « D ieu» ou au « C hrist» que j ’ai
Lewis qui croit que c’est précisém ent d ’une été élevé à croire ne p eu t être vrai. Ce n’est pas
superstition de ce genre qu’il s’est délivré pour seulem ent que le Vieil H om m e dans le Ciel est le
devenir chrétien: simple sym bole de l’Esprit Infini derrière la scène,

42 Mon Dieu n'est pas « là-haut »


ni même que cet Ê tre est bienveillant p lutôt que
red o u tab le: la vérité est que toute cette m anière
de penser est intégralem ent erronée et que si un
tel Ê tre existait, il ne p ourrait être que le
diable '. »
Il y a là, selon moi, une exagération. A parler
ainsi, on risque, com m e le Psalm iste, de condam ner
to u te une génération — de vrai, bien des géné­
rations — d ’enfants de D ieu. C ’est encore le
langage de beaucoup de ses enfants, et p articu ­
lièrem ent de ses vieux enfants. Il n’y a rien en
ce langage d ’intrinsèquem ent m auvais, pas plus
qu’il n ’y en avait dans le symbolisme d ’un ciel
localisé. P our beaucoup — et à la vérité pour bon
nom bre d’entre nous la plupart du tem ps — il ne
présente aucune difficulté sérieuse et ne crée pas
d’obstacle insurm ontable à la croyance. En
réalité, sa dém olition sera le plus grand choc
porté à la foi et laissera vraisem blablem ent bien
des gens désem parés et « sans D ieu dans le
m onde». N éanmoins, je suis ferm em ent convaincu
que to u te cette m anière de penser peut être le
plus grand obstacle à une foi intelligente - et le
sera réellem ent peu à peu pour tous, sauf pour le
p etit nom bre des «religieux». N ous ne pourrons
finalem ent pas plus convaincre les hom m es de
l’existence d ’un D ieu «au-delà», appelé à
o rd o n n er leur existence, que les persuader de
prendre au sérieux les dieux de POlympe. Si le
christianism e doit survivre, seul à même de
rec ap tu rer le «séculier», il n’y a pas de tem ps
à perdre pour le d étach er de ce schém a de
pensée, de cette théologie particulière, et pour
penser fortem ent à ce que nous devrions m ettre
à sa place. N ous pourrons n’avoir encore aucun
m ot p o u r rem placer « théism e»: il n’est d ’ailleurs
pas certain q u ’il soit nécessaire ou possible de
s’en passer. M ais il est urgent que nous prenions
nos distances pour travailler à bâtir une co n cep ­
tion de D ieu et de l’Évangile chrétien qui ne
dépende pas de cette projection. Et c’est à quoi,
très à tâtons, je m ’efforce.
J O H N A .T . R O B IN S O N .

t. They Becam e Anglicans. M o w b ra y a n d O L td.

M ais de toute éternité,


il y a ie courant contraire:
la connaissance par l’extase.
H om m e en prière illuminative.
(D o c u m e n t e x tra it de
« Les H o m m es iv res d e D ie u », A rth a u d , édit.).
Qu'est-ce que l'Eglise anglicane?

Pendant des siècles, l’Empire britannique est xviii' siècle, que l’Eglise anglicane se rapprocha
monté à l’assaut du reste du monde com m e une des doctrines protestantes. Elle reconnaît, telle
gigantesque marée. Partout où il s’avançait, la Réforme, l’autorité suprême de la Bible dans le
l’Eglise anglicane s’installait. Son origine histo­ domaine de la foi, mais respecte deux des
rique était strictem ent anglaise, mais son fon­ sacrements institués par le Christ: le baptême et
dem ent religieux était suffisamment universel la communion. La Reine (ou le Roi) d ’Angleterre
pour s’adapter à tous les peuples. Avec les siècles, est le chef suprême de l’Eglise, les deux autorités
la marée impériale a reflué; l’Eglise est restée. religieuses essentielles étant l’archevêque de
Au mois d ’août dernier, 1300 évêques, pasteurs, Canterbury et l’archevêque de York (le premier
vicaires, se sont rassemblés à T oronto pour ayant pas sur le second). L’actuel archevêque de
dresser un bulletin de santé de l’Eglise anglicane. Canterbury est l’Honorable A rthur Michael
Paradoxalement, ils ont été amenés à conclure Ramsey qui est un œcuméniste c o n v a in c u 1. «Je
que celle-ci prospérait partout sauf en Grande- crois désirable, a-t-il reconnu, que la chrétienté
Bretagne: sur les 42 millions de fidèles, trois soit un jo u r réunifiée et je pense que notre fusion
seulem ent résident dans les Iles Britanniques. Les avec Rom e se fera, encore que, d ’ici-là, Rome
rites anglicans sont célébrés sur la terre en plus de aussi bien que nous-mêmes auront évolué. »
180 langues et, à T oronto, les délégués nigériens, Les positions intellectuelles de l’Eglise anglicane
japonais, américains, tanganyikais, étaient plus sont caractérisées par une grande ouverture et
nombreux que les anglais. liberté d ’esprit. Les prêtres eux-mêmes n’hésitent
Au cours de ce Congrès, le Révérend Roger pas à remettre en question des points du dogme.
Lloyd, chanoine à la cathédrale de Westminster, Cette attitude s’est affirmée au cours des siècles.
a déclaré: « L a définition historique de l’angli­ En 1911, le Révérend Jim Thompson publia un
canisme a besoin d ’être repensée.» La tâche ne livre intitulé les Miracles dans le Nouveau Tes­
sera pas aisée car il s’agit de redéfinir ce qui n’a tam ent: il rejetait nettem ent leur existence. En
pas de définition véritable. L ’orgueil des anglicans 1912, une étude de Canon B.H. Streeter expliquait
est de se tenir à mi-chemin entre les positions la résurrection du Christ par la parapsychologie.
rigides du catholicisme et du protestantisme. Un En 1947, l'évêque de Birmingham remettait en
théologien disait de PÉglise anglicane qu ’« elle question dans un ouvrage signé les bases du
est la plus élastique de toutes les religions dogme. A ucune sanction ne fut prise. Le livre
chrétiennes». Les 39 articles de la charte ori­ récent de l’évêque de Woolwich, Honest to God,
ginelle de l’Eglise anglicane sont m entalem ent s’inscrit donc dans une longue tradition libérale,
rejetés, en totalité ou en partie, par la majorité sans précédent au sein de la chrétienté. Un phéno­
de ses prêtres, encore qu ’ils les suivent dans mène est nouveau cependant: le tirage de
l’accomplissement des rites religieux. 350 000 exemplaires en un trimestre. Les dis­
L’anglicanisme apparaît d ’abord com m e un cussions qui ne dépassaient pas jusqu’alors les
produit de l’Histoire. H enry VIII, lorsqu’il fonda cercles intellectuels de l’Eglise suscitent l’intérêt
l’Eglise d ’Angleterre en rom pant avec la papauté, du public le plus large, manifestant l’aspiration
préserva l’essentiel de la religion et de l’organi­ universelle à une nouvelle forme de religion.
sation romaines. C ’est à travers d ’innombrables
luttes et persécutions religieuses, du x v r au 1. V oir le d ic tio n n a ire des resp o n sa b le s de ce n u m éro .

La plus élastique
de toutes les religions chrétiennes :
42 millions de fidèles.
(P h o to E rw in F ieger). . La vie spirituelle
Le point de vue d'un catholique
Louis S alleron

Tout était dieu, excepté Dieu lui-même.


BO SSVET.

CE N ’EST PAS N O UV EA U...

C ’est tr è s a n g la i s Seuls les théologiens et les philosophes p o u rraien t p arler savam m ent
d'Honest to God. Je suis un intellectuel français; voici mes
R e liso n s s a i n t T h o m a s im pressions et, si l’on y tien t, m es idées.
Ce qui me frappe d’abord, c’est le caractère très b ritannique de
l’ouvrage. En lisant, je me disais to u t le tem ps: «C e que c’est
V o yez P a s c a l
anglais!» J ’entends p a r là que la «m ythologie», l’«im agerie» à
laquelle s’attaq u e Joh n A .T. R obinson est typiquem ent anglaise.
P o u r q u o i inu tile s? P rotestante, bien sûr, mais p ro testan te anglaise.
O n a pu voir, avant la guerre, un film qui s’appelait Green Postures
N o n c a th o l iq u e a u fon d — Les V erts P âturages. C ’était, en images, ce que sont, en paroles
et m usique, les negro spirituals: la p ro jectio n folklorique du
christianism e chez les N oirs am éricains. C ette p rojection sort en
droite ligne de la Bible, nourriture du protestantism e anglo-saxon.
Laissons de côté cet aspect de la question et prenons ce q u ’il y a,
si je peux dire, d ’universel dans l’étude consacrée à la fin du théisme.
Je confesse m a perplexité sur ce q u ’a voulu faire R obinson. C ar il
est évêque, grand expert en É criture sainte, p u r p ro d u it de
C am bridge. N i sa culture ni son intelligence ne peu v en t être mises
en doute. O r on est passablem ent déco n certé p ar ce q u ’il dit — du
m oins de la m anière do n t il le dit.
« La théologie traditionnelle chrétienne, dit-il au début de ce
chapitre, est fondée sur les preuves de l’existence de D ieu.» Je vois
bien q u ’il parle ainsi p o u r faire co u rt et aller droit à son sujet. M ais
enfin la théologie chrétienne, traditionnelle ou pas, p ro testan te ou

Faut-il tuer les images?


Sacristie d'une église de campagne
(P h o to F ra n ç o is G a rn ie r). La vie spirituelle
catholique, est fondée sur la Révélation, sur la vraim ent de d o n n er dans le m odernism e. O n n’a
Parole de D ieu. Ce n’est pas là m atière à interpré­ que l’em barras du choix. M e référant à l'ultime
tatio n ni à discussion. C ’est une constatation, réalité d o n t parle Robinson, je citerai ce passage
et au surplus une évidence. qui vise précisém ent les expressions superlatives
R obinson écarte, com m e un faux problèm e, la de ce g en re: «V ouloir signifier au m oyen de nos
question de l’existence ou de la non-existence de m ots le m ode même de surém inence que revêtent
D ieu. D ieu, dit-il, est par définition l’ultim e en D ieu les notions que ces m ots exprim ent, c ’est
réalité. On ne p eu t pas discuter de l’existence de une chose impossible. On ne le p eu t que négati­
l’ultim e réalité. O n p eu t sim plem ent se dem ander vem ent, p ar exem ple, q u and nous disons D ieu
en quoi elle p eu t consister, à quoi elle peut « éternel » (pour dire q u ’il n’est pas dans le tem ps)
ressem bler. e t « infini » (pour dire q u ’il n’y a pas de bornes
à son être); ou encore en signifiant la relation que
UN T O U R D E PA SSE-PA SSE ? D ieu en tre tie n t avec le reste, com m e lorsqu’on
dit « cause prem ière » ou « souverain Bien ». N ous
F ranchem ent, j ’ai peine à ne pas voir là un tour ne pouvons en effet com p ren d re de D ieu ce qu’il
de passe-passe. « D ieu» est un nom , un mot. Que est, mais seulem ent q u ’i'/ est, et quelle relation
vous le rem placiez p ar «ultim e réalité», la en tre tie n t avec lui to u t le reste.» (Som m e contre
question dem eure. C ar il n’est pas exact de dire les Gentils, Livre I, chap. 30). D es textes de ce
qu’on ne p eu t pas discuter de l’existence de genre, on en trouve à foison. D ans la petite
l’ultim e réalité. O n p eu t au contraire en discuter édition de la Som m e théologique que j ’ai sous les
à l’infini. E t D ieu sait q u ’on ne s’en est pas privé yeux, le P. Sertillanges en cite d ’A lb ert le G rand,
depuis qu’il y a des hom m es et qui discutent! de saint Justin, de saint H ilaire, de saint Basile,
Le dessein de Robinson est de débarrasser l’esprit de saint A ugustin, de saint Jean D am ascène.
des images grossières de D ieu. A lors il saute p ar­ Je ne pense pas que R obinson ait to rt de vouloir
dessus les obstacles p our répondre directem ent « délocaliser », « dém ythologiser », démystifier l’idée
aux préoccupations et aux préjugés du lecteur de D ieu. Je pense q u ’il a sim plem ent to rt de voir
moyen. dans cette tentative quelque chose de nouveau.
Mais, même dans ce tte hypothèse, il pouvait rap­ On me dira q u ’il va plus loin: q u ’il identifie
peler que la conception « traditionnelle » de D ieu, presque déisme, théisme et athéisme, p o u r fina­
dans le christianism e, est un refus constant, per­ lem ent les rejeter tous en bloc.
m anent, agressif de to u t anthropom orphism e. Et M ais là encore, à condition de s’en ten d re, je dirai
ce refus se m anifeste justem en t, au départ, par que son attitu d e est p arfaitem en t correcte.
une hésitation à nom m er D ieu. C onception chré­ Pascal écrit to u t tran q u illem en t: « ... Ils p ren n en t
tienne, mais aussi jud aïq u e, et m usulm ane, et lieu de blasphém er la religion chrétienne, parce
même païenne. C onception religieuse, en somme. q u ’ils la connaissent mal. Ils s’im aginent q u ’elle
Si donc, de nos jours, il s’agit d ’« affranchir» le consiste sim plem ent en l’adoration d ’un D ieu
cro y ant ou l’incroyant qui se fait de D ieu une considéré com m e grand et puissant et éternel; ce
image puérile ou superstitieuse, ce n’est pas une qui est p ro p rem en t le déisme, presque aussi
dém arche inédite, c’est la dém arche éternelle de éloigné de la religion chrétienne que l’athéism e,
l’esprit religieux. qui y est to u t à fait co n traire. »
D e nos jours, Sim one W eil — non baptisée, mais
RELISO N S LES TE X T ES essentiellem ent chrétienne et « christique » -
écrit en term es d ’une violence radicale:
P ar curiosité, j ’ai été voir dans saint Thom as « Cas de contradictoires vrais. D ieu existe, D ieu
d ’A quin, qui est bien le théologien et le philo­ n’existe pas. O ù est le problèm e? Je suis to u t à fait
sophe le plus traditionnel de l’Eglise, peu suspect sûre q u ’il y a un D ieu, en ce sens que je suis tout

Le p o in t de vu e d 'un cath o liq u e


à fait sûre que mon am our n’est pas illusoire. Je
suis tout à fait sûre qu ’il n’y a pas de Dieu, en
ce sens que je suis tout à fait sûre que rien de
réel ne ressemble à ce que je peux concevoir
quand je prononce ce nom. La religion en tant
que source de consolation est un obstacle à la
foi: en ce sens, l’athéisme est une purification. »

F A U T -IL T U E R LES IM A G E S ?

Je term inerai en disant que, s’il est bon de débar­


rasser l’intelligence des images qui peuvent
corrom pre en elle le concept de Dieu, l’homme
n’est pas q u ’intelligence. L ’accès à la Beauté
ouvre tout le champ des images dans la poésie,
la musique, la peinture — l’art en général. L’un LOUIS SALLERON
ne fait pas tort à l’autre. Professeur honoraire d'Économie po li­
Un saint Jean de la Croix qui, au sommet de la tique à la Faculté libre de D roit de
contem plation mystique, ne trouve en dehors Paris (In stitut Catholique).
du silence que le seul mot « nada » - rien, néant - Licencié ès lettres — Diplôm é d'Études
supérieures de la Sorbonne — Docteur
pour exprim er son contact avec Dieu, compose en Droit.
les plus admirables cantiques quand il redevient
un homme parmi les autres. Et que dire de saint Ouvrages principaux :
— « La Terre et le travail. »
François d ’Assise! — « Réflexions sur le régime à naître. »
Du microcosme au macrocosm e, de la chair à — « Six études sur la propriété collec­
l’esprit, de la terre au ciel, de l’image à l’idée, tive. »
de la nature à la surnature, du rien au tout, de — « L'économ ie libérale. »
— « Les catholiques et le capita­
l’homme à Dieu, il y a com me une onde verticale, lisme. »
à la fois continue et discontinue, identique et — « L'autom ation. » (Collection « Que
contraire à elle-même, qui n’implique pas, pour sais-je? » - P.U.F.).
s’élever, une mutilation, mais une résorption
perpétuelle de l’inférieur dans le supérieur.
Tout com m ence au mot, qui dem eure image, et
ce n’est pas par une iconoclastie générale du
langage q u ’on peut parvenir à quelque trans­
cendance que ce soit. Le dépassement se fait par
l’intérieur. Ce q u ’il faut c’est ne pas s’habituer,
com me disait, je crois, Péguy, c’est-à-dire ne pas
s’encroûter, s’endormir dans sa forme. Ce q u ’il
faut, c’est se métam orphoser constamment.
Nous touchons là au fond du problème, sur quoi
les positions personnelles de John A.T. Robinson
diffèrent radicalement du catholicisme. Mais il
s’agit là de questions qui ne sont plus de mon
ressort —je les laisse aux théologiens.
L O U IS S A L L E R O N .

La vie spirituelle
Comment je vois le monde futur
N ik o la ï S em en o v, m e m bre de l'A c a d é m ie d e s S c ie n c e s de l'U .R .S .S ., prix N o b el

Ce qui ne fu t pas sera, et nul n ’en est à l'abri.


J .B .S . H A L D A N E .

U N H O M M E D E SCIEN C ES R É F L É C H IT SUR L’A V EN IR


R e n c o n t r e avec
Q u’un hom m e de sciences engage son nom sous une description
l’a n t i - h o m m e de la connaissance, de la tech n iq u e et de la civilisation de FAn 2000
eût, il y a peu d ’années encore, fait sourire, sinon suffi à le discréditer
F in du c a n c e r
aux yeux de ses confrères. C e tte extrapolation était laissée aux
C en trales sur M a rs rom anciers. C ette attitu d e est au jo u rd ’hui fréquente parm i les
chercheurs. Elle ne signifie pas seulem ent que l’im agination et la
C iv ilis a tio n d es lo isirs liberté de l’esprit rep ren n en t leurs droits dans la rech erch e scienti­
fique. Il im porte d ’o rien ter les tech n iq u es vers des buts hum anistes
1/ h o m m e ne vit p a s et de prép arer les consciences à un m onde to talem en t nouveau.
q u e de p ain D ans le N° 9 de Planète, nous présentions un « T ab leau du F u tu r» .
L a vision de l’avenir de l’écrivain am éricain A rth u r C. C larke
est recoupée, presque point p ar point, p ar celle d’un des plus
ém inents savants soviétiques: N ikolaï Sem enov, m em bre de l’Aca-
dém ie des Sciences de l’U .R.S.S., professeur de Physique à l’U niver-
sité de M oscou. Ses travaux sur les réactions en chaîne en chimie
lui ont valu le prix N obel en 1956. Ils sont à la base des carb u ran ts
qui o n t rendu possible le lan cem en t des Spoutniks. N o tre ami
Jacq u es B ergier a m aintes fois ren co n tré le professeur Sem enov dont
il fut l’interprète au cours de la table ronde des prix N obel organisée
à Paris p a r FUN ESCO en 1960. Il le décrit com m e un savant non
conform iste, grand lecteu r de littératu re fantastique, intrépide
chasseur, voyageur, hom m e d ’action.
N ous rem ercions les services de l’U N ESCO grâce auxquels nous
avons pu obtenir l’étude prospective de N ikolaï Sem enov que voici.

L ’équipe de construction
d ’un gratte-ciel aux États-Unis.
(Photo U.S.I.S.) Le monde futur
CE Q U E N O US SAU RO N S des noyaux se form ent, une q u antité fabuleuse
ET VIVRONS D A N S 40 ANS d’énergie se dégage des protons et des neutrons.
Selon l’équation form ulée p ar Einstein sur l’équi­
A quoi ressem blera le m onde, vers la fin du valence de la m asse et de l’énergie, l’énergie
siècle? Q uels niveaux encore inim aginables la dégagée co rresp o n d à la p erte de masse. Je suis
science et la tech n iq u e auront-elles atteints? Et sûr que le jo u r n’est pas loin où nous pourrons
quels bouleversem ents en auro n t résulté dans réaliser une réaction therm onucléaire contrôlée,
l’économ ie du m onde? A une époque où la ce qui p ro m et d ’ouvrir des perspectives sans
science progresse à une vitesse aussi stupéfiante, précédent au développem ent de l’énergie dans le
il est im possible de prévoir les nouvelles décou­ m onde.
vertes scientifiques. M ais nous pouvons prévoir, N otre galaxie se com pose de substances d o n t les
avec un certain degré de probabilité, les très atom es o n t des noyaux formés de pro to n s et de
im portantes conséquences pratiques des te n ­ n eutrons et des enveloppes form ées d ’électrons.
dances scientifiques qui se font jour. M ais il se p eu t que d ’autres galaxies soient
La com préhension de la structure interne de la form ées d ’« antisubstances» d ont les atom es
m atière a perm is de recréer expérim entalem ent au raien t des noyaux formés d ’antineutrons et
les caractéristiques de certains m atériaux. En d’an tip ro to n s et des enveloppes form ées d ’anti­
chim ie, il en est résulté une nouvelle m éthode de électrons.
synthèse, g râce à laquelle nous pouvons créer des D ans ces univers, les antiparticules seraient
com posés nouveaux et am éliorer les techniques stables et nos particules seraient instables. T outes
de fabrication des substances déjà connues. En les qualités physiques et chim iques de l’atom e
physique, il en est résulté des découvertes dans seraient identiques dans les deux univers. D ans
le dom aine des corps solides. N ous n’en m ention­ ces au tres m ondes, nous trouverions les mêmes
nerons que quelques-unes: l’émission des électrons com binaisons chim iques, avec les mêmes stru c­
sous l’effet de la chaleur et du rayonnem ent tures et les m êm es propriétés, et il est fort
lum ineux; la découverte des sem i-conducteurs et possible que la m atière vivante et même les êtres
de leurs étonnantes propriétés électriques; la hum ains puissent y exister. Imaginons la rencontre
découverte des phénom ènes de transm ission d ’un hom m e et d ’un « anti-hom m e » quelque p art
d ’énergie dans les corps solides et de la possibilité dans l’espace. Ils p o u rraien t s’étudier l’un l’autre
de form er des faisceaux étroits et cohérents de et m ême devenir amis intim es, mais ils ne
rayons lum ineux et d’ondes courtes radio- p o u rraien t pas se to u ch er. S’ils essayaient de le
électriques dans les « lasers » et les « m asers » '. faire, ils exploseraient tous deux avec une force
Ce savoir théorique a donné naissance à des bien plus grande que celle d’une bom be th erm o ­
applications variées. P ar exem ple, la découverte nucléaire.
des ondes radio-électriques, prévue par M axwell A u p o in t où en est la rech erch e, il est hors de
et faite p ar H ertz au X IX e siècle, n’a pris une doute que les proch ain es décennies v erront un
extension technique qu’à la suite des découvertes grand progrès des sciences physiques, lequel,
de la physique au XX' siècle. D e nouveaux com m e toujours, en traîn era des réalisations
dom aines de la science et de la technique, tels tech n iq u es très im portantes.
que la radiotechnique et l’électronique ont fait D eux problèm es principaux se posent à la science
alors leur apparition. m oderne. Le p rem ier est relatif à la théorie des
particules élém entaires en physique ou, en
BRÈVE REN CO N TRE AVEC L’A N TI-H O M M E d ’autres term es, au problèm e des particules élé­
m entaires de la m atière. Le deuxièm e est relatif
L’étude du noyau des atom es a donné naissance I. U n la s e r am plifie d e la lu m ière, un m aser am plifie d es o n d es radio
à to u tes sortes d’hypothèses fantastiques. Q uand u ltra -c o u rte s.

Comment je vois le monde futur


à la structure et au com portem ent de la matière application pratique, comme l’étude des pro­
hautem ent organisée en chimie et en biologie. priétés de la matière, entraîneront tôt ou tard des
La matière animée est la matière organique la changements révolutionnaires dans l’industrie.
mieux organisée. La révolution qui a débuté en Plus la recherche paraît purem ent scientifique,
physique, et partiellem ent en chimie, dans les plus les changements qui en résultent sont grands.
premières années de ce siècle, a atteint la biologie La recherche qui paraissait la plus abstraite de
un demi-siècle plus tard environ, soit il y a seu­ toutes a produit les plus grands résultats pratiques :
lement dix ou quinze ans. Travaillant de concert la découverte de l’énergie atomique et therm o­
avec les physiciens et les chimistes, les biologistes nucléaire. Je ne peux, ici, que donner un bref
ont commencé à pénétrer les fondements physiques aperçu des perspectives gigantesques offertes à
et chimiques de l’étonnant phénomène qu’est l’humanité par ces nouveaux progrès de la
la vie 2. science et de leurs applications pratiques.
Les sources d’énergie existantes, notamment
LA NOUVELLE CH IM IE-BIO LO G IE l’énergie électrique et les gisements de charbon,
EXPLIQUERA ET VAINCRA LE CANCER d’uranium, de thorium, ainsi que les ressources
d’énergie hydraulique, ne dureront pas indéfi­
Les résultats obtenus au cours de ces quinze niment. Elles s’épuisent progressivement et,
années sont du plus haut intérêt et l’allure des quoique les réserves soient grandes, elles ne sont
recherches s’accélère constamm ent. Comme pas illimitées.
tout au début de l’étude de la structure des De plus, l’extraction de charbon, d’uranium et de
atomes, ces im portantes découvertes scientifiques thorium, même avec le maximum d’autom ati­
n’ont pas encore eu, et n’auront sans doute pas, sation, com portera toujours des conditions de
pendant un certain temps, de résultats pratiques travail pénibles. La question se pose de trouver
importants. Mais il est hors de doute qu’elles d’urgence des sources d’énergie nouvelles qui
entraîneront tôt ou tard des changements révolu­ soient plus puissantes, pratiquem ent inépuisables
tionnaires en médecine et en agriculture. Je suis et relativement faciles à exploiter. A l’heure
sûr, par exemple, que le problème du cancer ne actuelle, il existe trois manières de résoudre ce
peut être résolu qu’en suivant cette voie en problème crucial pour l’avenir de l’économie et
biologie. de la civilisation: 1° par une réaction therm o­
Je suis tout aussi sûr que les recherches sur le nucléaire dirigée; 2° par l’emploi de l’énergie
mécanisme des processus physiques et chimiques solaire; 3° par l’emploi de la chaleur souterraine
de la vie entraîneront une véritable révolution du magma terrestre. Une réaction therm o­
en chimie. En appliquant les principes de la nucléaire dirigée ouvrirait à l’espèce humaine des
matière vivante à la matière inerte, nous devrions perspectives entièrement nouvelles et incom­
pouvoir créer des catalyseurs d’une puissance et parables.
d’une spécificité sans précédent, notam m ent pour Toutefois, pour faire démarrer une telle réaction
les processus photochimiques. Il devrait être qui s’entretient elle-même, il faudra obtenir des
également possible de créer des types de températures très élevées qui posent des pro­
machines entièrement nouvelles travaillant comme blèmes: comment empêcher qu’elles ne vola­
les muscles et transform ant directem ent l’énergie tilisent le four? D ’autres difficultés restent aussi à
chimique en énergie mécanique, etc. résoudre, telles que l’isolement magnétique
C’est la raison pour laquelle j’estime que le effectif qui abaisserait le rayonnement thermique.
problème de la matière hautem ent organisée est,
par ordre d’importance, le deuxième domaine 2. Voir dans Planète N° 11 « Le Code génétique sera-t-il bientôt
déchiffré?» et, page 59 de ce numéro, «V ers la synthèse de la vie»,
à explorer dans les dix ans à venir. deux articles de Jacques Bergier dans le cadre de son enquête sur « Les
Des recherches qui semblent actuellem ent sans cinq prochains paliers de la connaissance ».

Le monde futur
Projet d’un gigantesque dôme géodésique en aluminium et matière plastique
qui procurerait à Manhattan un climat stable et réglable à volonté.

54 C om m ent je vois le monde futur


Pour ces raisons, aucune réaction therm onucléaire
dirigée n’a encore été obtenue. C ette réalisation
exige in co n testab lem en t des idées et des o rien ­
tations nouvelles. Il est difficile de dire quand
ce problèm e capital sera résolu, dem ain ou dans
de nom breuses années. M ais je pense q u ’il le sera
et avant la fin du siècle. C ar to u te la science
m oderne m ontre que ce qui est possible en
principe devient vite possible en pratique.

LA C O N Q U Ê T E D U SO LEIL

D e très grandes perspectives s’ouvriraient à


l’hum anité si l’on p arvenait à transform er
l’énergie solaire en énergie électrique avec un
ren d em en t élevé. Le Soleil envoie à la terre
4 x 1013 calories p ar seconde. L a m ajeure p artie
de ce tte énergie solaire est diffusée ou absorbée
w >>\
p ar l’atm osphère, en p articu lier p ar les nuages.
kU W* 30 % seulem ent en m oyenne atteig n en t la surface
de la T erre — un peu plus, près de l’équateur, un
peu moins, près des pôles.
O r, le dixième de ce qui attein t la surface de la
T erre suffirait à fournir plusieurs milliers de fois
plus d ’énergie que nous n’en avons actuellem ent.
Telle est la deuxièm e grande source possible
d ’énergie, qui sera toujours là et qui n’exigera
jam ais d ’extraction ni de dépense de com bustible.
Je suis convaincu que le problèm e de l’utilisation
de l’énergie solaire pour la fabrication du courant
électrique p eu t être et sera résolu avant la fin
du siècle.
La troisièm e source d’énergie pratiq u em en t iné­
puisable est la ch aleu r souterraine des couches
du m agm a de la T erre, situées à environ 30 kilo­
m ètres sous la surface et beaucoup plus près du
fond des mers. Le principal problèm e est la
découverte de m éthodes efficaces et écono­
m iques de forage profond.
Plusieurs pays travaillent à m ettre au point des
techniques nouvelles de forage profond et
certain es sont effectivem ent appliquées. M oyen­
nant des ressources abondantes en électricité bon
m arché, il devrait être possible de rem p lacer le
forage p ar la fusion des roches et l’extraction des
m atières fondues.
(« Les G rands travaux de l’hum anité », édition du Pont-Royal.)

Le monde futur 55
Il existe donc des sources d’énergie bien plus l’électrolyse de l’eau, nous pourrions accumuler
puissantes que le charbon, l’uranium et le la quantité d’oxygène voulue en quelques
thorium. Si nous en faisons un usage efficace, les dizaines d’années.
besoins d’énergie du monde entier seront lar­ Les problèmes pratiques posés par l’exploration
gement satisfaits, car ces sources nouvelles sont du système solaire nous font faire un pas de plus
pratiquem ent inépuisables. Mais elles ne peuvent dans l’imaginaire. La Lune ne peut-elle fournir
être utilisées que grâce à un effort puissant et de l’énergie à notre planète?
concerté des savants et des techniciens.
Je suis donc certain qu’à la fin du siècle ces trois RÉSEAU DE TRANSISTORS SUR LA LUNE
sources nouvelles d’énergie auront été mises en
service et que les premières centrales therm o­ La Lune est 16 fois plus petite que la Terre,
nucléaires, solaires et souterraines, auront été mais comme elle n’a pas d’atmosphère, elle reçoit
construites. trois fois plus de rayonnement solaire par unité de
Avec une surabondance d’énergie électrique à sa surface. Aussi absorbe-t-elle autant d’énergie
disposition, l’humanité pourrait entreprendre et solaire qu’un cinquième de la surface terrestre,
mener à bien des tâches plus ambitieuses encore. soit presque autant que tous les continents réunis.
Un prem ier exemple est la régulation du climat Si nous pouvions couvrir la Lune d’un réseau de
de la Terre. La maîtrise des tem pératures et des photo-éléments à transistors à haut rendement
pluies pourrait transform er notre planète en un et si nous trouvions les moyens de transm ettre
jardin florissant. cette énergie (disons par faisceaux d’ondes radio-
Les débuts de l’astronautique posent un autre électriques dirigées), la Lune pourrait donc
problème, qui paraît aujourd’hui irréel. Je fais devenir une gigantesque centrale d’énergie
allusion au rôle possible de l’énergie therm o­ desservant la Terre. Elle pourrait aussi servir à
nucléaire dans l’exploration de Mars et d’autres porter les centrales nucléaires et thermonucléaires
planètes du système solaire. et à débarrasser la Terre de toute radio-activité
Nous savons, bien sûr, que M ars a une atm o­ dangereuse.
sphère, mais d’abord elle est beaucoup plus L’utilisation des sources d’énergie que nous
raréfiée que celle de la Terre, et ensuite (et venons d’envisager: thermonucléaire, solaire et
surtout) elle contient très peu d ’oxygène. Il paraît souterraine entraînerait naturellem ent des chan­
exister de l’eau sur Mars, mais en assez faible gements profonds dans l’industrie, l’agriculture,
quantité. Le climat est plus froid que celui de la et les travaux domestiques.
Terre, ce qui serait pour ces éventuels explo­ C’est ainsi que les engrais azotés seraient
rateurs, un inconvénient supplémentaire. fabriqués principalem ent à partir de l’air, par la
La science perm et d’envisager de créer sur Mars synthèse des oxydes d’azote. La chimie minérale,
en un temps relativement court (disons quelques la métallurgie et l’industrie des matériaux de
dizaines d’années) des conditions favorables à la construction utiliseraient principalement les
vie. La première condition serait d’obtenir plu­ réactions à haute température et les décharges
sieurs centaines de trillions de tonnes d’oxygène, d’arcs électriques. Tous les éléments du tableau
afin de rapprocher la teneur en oxygène de de M endeléev pourraient être obtenus soit par
l’atmosphère de M ars de celle de la nôtre. On l’électrolyse, soit par décomposition de minerais
peut obtenir de l’oxygène à partir de l’eau qui à l’aide des gaz résiduels des réacteurs therm o­
existe sur Mars. Les calculs m ontrent que si nous nucléaires à haute température. La notion même
construisions sur Mars des centrales thermo- de minerai changerait, car toutes les combi­
nucléaires capables de produire dix mille fois naisons, notamment celles qui n’ont pas encore
plus d’électricité qu’on en produit actuellem ent été utilisées à cause de leur inertie chimique,
sur Terre, et si nous utilisions cette énergie à pourraient servir de « minerai». Par ailleurs, l’uti­

Comment je vois le monde futur


lisation et l’enrichissement des minerais pauvres devoirs civiques et pour la recherche dans les
seraient grandem ent simplifiés. Tout sol traité par laboratoires publics très bien équipés, qui
les techniques des hautes tem pératures pourrait deviendraient des centres de diffusion de la
devenir un matériau de construction. L’appli­ science dans le peuple et de progrès scientifique
cation universelle de l’énergie électrique entraî­ continu.
nerait l’automatisation maximale de toutes les Voilà comment j’envisage la vie au xxr siècle.
fabrications et perm ettrait de réduire considéra­ Telle est ma vision de l’héritage que nous devons
blement et peut-être de supprimer entièrement et pouvons transm ettre à nos descendants.
les émissions de gaz toxiques et de poussières L’idéal du progrès social peut se définir à peu
dans l’atmosphère. près comme suit: le maximum de bonheur pour le
La demande de matières plastiques serait en maximum de gens, presque pour tous. La pre­
extension et leur fabrication se ferait sur une mière condition requise est naturellement la
échelle comparable à celle des métaux. Tous les pleine satisfaction des besoins matériels et cul­
gisements de gaz naturel, de pétrole et une partie turels de chaque individu sur Terre.
du charbon serviraient à obtenir des matières Toutefois, la satisfaction des seuls besoins
plastiques et des composés organiques très divers. matériels est insuffisante pour assurer une vie
Ce monde révolutionnaire deviendra possible heureuse, bien qu’elle soit naturellement la
quand l’électricité rem placera le gaz, le pétrole et condition nécessaire de la pleine activité spiri­
le charbon. Toutefois, en dépit de l’électrification tuelle de l’homme. Car, par nature, l’homme n’est
complète, des automobiles, des avions et des pas seulement un consommateur, mais aussi un
fusées utiliseront encore des combustibles liquides créateur de valeurs matérielles et spirituelles.
et gazeux; il faudra encore produire des quantités Le besoin d’activité créatrice est non seulement
appréciables de pétrole et de gaz. un des plus nobles, mais aussi un des plus néces­
Le problème pourra être résolu: 1° en fabriquant saires et indestructibles besoins de l'« homo
du carburant synthétique à partir de matières sapiens». Notre plus grande tâche est donc de
premières minérales, ce qui pourra se faire en m ettre des activités créatrices variées à la portée
utilisant des techniques électriques pour obtenir de la masse du peuple.
de l’hydrazine à partir d’azote et d’hydrogène; Certains ne seront pas d’accord avec ma notion
2° en utilisant le gaz carbonique et l’hydrogène du bonheur car ils considèrent le bonheur comme
pour faire la synthèse des carburants classiques. un état passif et non actif. D ’autres considèrent
L’agriculture et l’industrie alimentaire seraient le bonheur comme une chose turbulente qui
entièrement électrifiées et automatisées. L’irri­ provient du travail ou des loisirs. Mais je pense,
gation serait également étendue grâce à l’emploi pour ma part, que ces notions du bonheur sont
de feuilles de matière plastique pour retenir dues à la pauvreté spirituelle ou à l’absence des
l’humidité au-dessous et au-dessus des plantes. conditions sociales nécessaires à la découverte et
Un autre progrès serait le chauffage des sols dans au développement des talents créateurs qui
les pays nordiques et une grande extension de la existent en puissance chez tout homme normal.
culture en serre. Cet ensemble de méthodes Pour faire preuve d’activité créatrice et pour y
donnerait des récoltes abondantes et en bien des prendre plaisir, tout homme doit avoir un certain
régions deux récoltes par an. Enfin, l’électricité degré de connaissance, de développement mental
serait utilisée à grande échelle pour accroître et émotif, de goût esthétique et une attitude
les ressources en eau douce à partir des mers. morale envers la société et envers lui-même. Les
L’automatisation universelle réduirait la journée conditions économiques et sociales promises par
de travail à trois ou quatre heures, laissant de la science assureront le développement global de
nombreuses heures pour les sports, le jardinage, la personnalité et de l’activité créatrice.
le théâtre d’amateurs, l’art, la littérature, les N IKOLAÏ SEMENOV.

Le monde futur
Vers la synthèse de la vie
Ja cq u es B erg ier

La race des chimistes a édifié toute m e philosophie fantastique à partir


de quelques expériences dans le fourneau. ln
FRANCIS BACON.

LE SOMMET DE NOTRE AVENTURE SCIENTIFIQUE


Fin de l ’enquête La science moderne envisage de réaliser la synthèse du vivant à
sur les cinq p aliers partir de la matière. Lorsqu’on parle de cette prodigieuse aventure
de la con n a issa n ce scientifique, il faut comm encer par préciser qu’il s’agit de la vie telle
que nous la connaissons sur Terre. Nous nous limiterons au monde
vivant composé de cellules tel qu’il se présente sur notre globe et
de nos jours. Les recherches menées avec passion un peu partout
P récéd en ts a rticles : dans le monde ont un but bien défini: la synthèse des cellules
vivantes. Il ne s’agit en aucune façon de fabriquer des microbes et
L es cerveau x artificiels encore moins de fabriquer des lapins, des singes ou des hommes.
( P la n è t e n *)) Une fois une cellule créée, il faut probablement trois milliards
d’années d’évolution pour passer de l’animal unicellulaire à l’homme.
L e quatrièm e état La création d’une cellule serait d’ailleurs par elle-même un évé­
de la m atière nement suffisamment extraordinaire pour marquer une étape dans
l’histoire de la chimie organique.
<P la n è t e n II»)
Le problème est formidable; il apparaît cependant plus simple qu’on
pouvait le penser il y a dix ans. Il semble qu’il suffise de fabriquer
Le cod e de la vie les acides nucléiques qui sont au cœ ur de la cellule1 et de les placer
( P la n è te n 11 ) dans un milieu approprié pour que des cellules se forment. Ce milieu
approprié devrait correspondre à ce qu’était l’atmosphère de la Terre
L es m ath ém atiq u es il y a trois milliards d’années. Pour savoir ce qu’était cette atmo­
m odernes sphère alors, les savants ne peuvent qu’extrapoler. Ils pensent qu’elle
( P la n è t e n 12)
se composait de méthane, de gaz ammoniac et de vapeur d’eau. Il
n’existait pas alors d’oxygène libre ni d’azote libre.
1. Voir dans Planète N° 11, « le Code Génétique sera-t-il bientôt déchiffré? » par Jacques Bergier.

A rt de l’accouchement
(« Manuel des Sages-Femmes dans l’A rt entièrement
nouveau d ’assister à l’accouchement », 1725.)
(D ictionnaire de la sexologie, Jean-Jacques Pauvert.) Les O u v e r tu r e s d e l s S C Îe n C e
C’est à l’intérieûr d’une telle atmosphère de d’hydrogène, d’eau et de méthane. L’appareillage
synthèse que les savants essaient en ce moment était très simple et l’expérience aurait pu être
de créer la vie. Ils espèrent obtenir des acides faite au X IX ' siècle. Seulement personne n’y avait
nucléiques semblables à ceux qui se trouvent dans pensé.
les cellules. Ces acides nucléiques ont la propriété Après passage de la décharge, le mélange s’était
de se multiplier et surtout d’organiser la matière transformé, dans une proportion allant de 3 à 15 %
autour d’eux. suivant les conditions expérimentales, en une
Pour aboutir à une telle synthèse, les chercheurs série de composés organiques compliqués dont
ont utilisé des décharges électriques, des radia­ nous allons recopier intégralement les noms car
tions, des catalyseurs chimiques. La part du ce sont autant de bulletins de victoire: Glycine,
tâtonnem ent, du hasard, de la chance, est grande. Alanine, Sarcosine, Béta-alanine, Acide alpha-
L’aventure scientifique n’a sans doute jamais aminobutyrique, N-Méthylalanine, Acide aspar-
atteint un tel degré de poésie. Jamais cela n’a tique, Acide glutamique, Acide aminodiacétique,
fait la part plus belle à l’imagination, à l’intuition, Acide amino-acéto-propionique, Acide formique,
à l’audace. Et dans le même temps les chercheurs Acide acétique, Acide propionique, Acide glyco-
en quête de l’inconnu des origines, ne doivent lique, Acide lactique, Acide alpha-hydroxybu-
jamais oublier les données du connu réel. Ils ne tyrique, Acide succinique, Urée, Méthylurée.
savent pas, en effet, exactem ent quels étaient Tous ces composés sont les produits de la vie.
les facteurs qui sont intervenus en réalité lors Certains d’entre eux étaient fabriqués par
de l’origine ou des origines de la vie sur la Terre. synthèse depuis longtemps, comme l’acide for­
Ils ne le sauront probablement jamais. Le pro­ mique, l’acide acétique et l’urée, mais d’autres
fesseur N.W. Pirie, de la Station expérimentale de et surtout la Glycine et l’Alanine sont des produits
Rotham sted Harpenden, Angleterre, cite à ce complexes correspondant réellement à des méca­
propos les vers du poète anglais Louis Mac Neice: nismes intimes de la vie. Toutes les objections
« Le monde est plus spontané que nous ne possibles et imaginables ont été faites à Miller
l’imaginons. par ses collègues, comme elles avaient été faites
Le monde est plus fou, et, bien plus que nous ne à Pasteur au siècle dernier. On a dit que la vie
le pensons, seule pouvant former du vivant ou certains
Incorrigiblement multiple. » éléments complexes dérivés du vivant, les
produits de l’expérience avaient été formés par
L’ATM OSPHÈRE TERRESTRE D ’AVANT des micro-organismes. Miller stérilisa son appareil
L’APPARITION DE LA VIE pendant 18 heures à 130° puis refit son expé­
rience. Il obtint les mêmes résultats. Personne ne
Il suffirait en fait de trouver une seule piste pour doute plus m aintenant de la réalité de la grande
pouvoir rem onter des molécules inorganiques découverte: les acides aminés peuvent se former
extrêmement simples de l’eau, du méthane et de à partir de gaz élémentaires par bombardements
l’ammoniac, jusqu’aux grosses molécules orga­ électriques. D ’autres réactions, encore à prouver
niques en spirales des acides ADN et RNA. La mais dont l’exploration a déjà commencé ainsi
chimie organique ordinaire ne paraît pas pouvoir que nous allons le voir, perm ettent la conden­
conduire à de telles synthèses. Aussi a-t-on essayé sation des acides aminés en acides nucléiques.
autre chose. Nous allons décrire quelques-unes
des expériences qui ont réussi. QUAND L’HYDROGÈNE S’ÉVADE
Alors qu’il était simple étudiant à l’Université de
Columbia, Stanley Miller eut l’idée géniale de Le docteur Cyril Ponnamperuma est natif de
faire passer une décharge électrique de 60 000 volts Ceylan. Il travaille à l’Université de Californie
et à haute fréquence dans un mélange d’ammoniac, au fameux laboratoire Lawrence. En juin 1963,

Vers la synthèse de la vie


il bombarda une atmosphère primitive composée mélange d’éthers linéaires et cycliques de l’acide
de méthane, d’ammoniac et d’eau par des phosphorique. Il chauffa le mélange à une tempé­
électrons rapides. Le bom bardem ent dura rature modérée de l’ordre de 60° et il obtint des
45 minutes. Le résultat dépassa les espérances du composés dont le poids moléculaire atteint 50 000 !
savant cingalais: les produits de synthèse formés Le poids moléculaire de l’eau est 18, celui des
contenaient au complet l’une des m arches de acides RNA et ADN de l’ordre du million, pense-
l’escalier de la vie, l’adénine. t-on. De plus, les acides obtenus par Schram se
comportent comme de véritables acides nucléiques.
C’est le composé le plus complexe qui ait été Lorsqu’on les regarde sous le microscope élec­
obtenu expérimentalement jusqu’ici. Sa synthèse tronique, on voit des spirales et des structures
autorise tous les espoirs. Si la synthèse de l’une enroulées sur elles-mêmes comme une corde. En
des marches de l’escalier de la vie est possible, même temps, Schram a vu se former des sucres
pourquoi pas celle des trois autres marches, puis compliqués, avec des poids moléculaires atteignant
celle de la spirale elle-même? 40 000 et, tout à fait voisins, des sucres qui
Le savant cingalais contrôla avec soin ses expé­ existent dans les spirales de l’ADN et du RNA.
riences et en varia les conditions. Il constata que- Les acides nucléiques de Schram ont jusqu’à
lorsqu’on ajoutait de l’hydrogène au mélange, la 150 maillons dans leur chaîne. Leur ressemblance
quantité d’adénine produite diminuait très net­ au microscope électronique avec l’ADN et le
tement. On peut conclure de ce résultat que RNA est frappante. Ils n’ont certes que
l’apparition de la vie sur la Terre n’a pu se faire 150 maillons, mais le virus du tabac n’en a que
que lorsque l’hydrogène, un des principaux cons­ 6 000. La différence n’est pas énorme.
tituants de l’atmosphère primitive, se fut échappé
dans l’espace interplanétaire. L’hydrogène ne LA CHAINE DE LA VIE
peut être retenu par le champ gravitationnel ter­
restre qui est trop faible pour un gaz aussi léger; Les alchimistes savaient que, pour atteindre au
il a donc dû quitter la Terre. La vie y est née alors secret de la vie et notamment pour passer de
probablement sous l’effet des bombardements l’acide aminé à l’acide nucléique, le phosphore
cosmiques et solaires reproduisant à une échelle est nécessaire. Comment avaient-ils été mis en
géante les expériences de Miller et de Ponnam- possession de cette clé du monde vivant? C’est
peruma. une question pour le moment sans réponse. Il est
probable, pensons-nous, que l’on finira par recon­
LE SAVOIR DES ALCHIMISTES naître dans l’alchimie les vestiges de quelque
ancienne civilisation.
Une seconde nouvelle sensationnelle était lancée Les plus petits virus ont un poids moléculaire
au début de l’été dernier. Le professeur G erhard de l’ordre de dix millions. Pour y arriver, à partir
Schram est un célèbre biochimiste allemand qui du méthane, de l’ammoniac et de l’eau, la marche
travaille à l’institut Max Planck, à Tübingen. à suivre apparaît maintenant.
Lui aussi s’est attaqué au secret de la vie, mais Première étape: sous l’effet d’une décharge élec­
sans utiliser les bom bardem ents électroniques. trique ou d’un bom bardem ent électronique ou
Il fabriqua un mélange contenant des acides d’un rayonnement approprié, des acides aminés
aminés et des sucres. Conformément à la vieille se forment.
tradition hermétique et aux idées de Paracelse, Deuxième étape: avec des polyphosphates comme
il y ajouta du phosphore, élément dont les alchi­ catalyseurs, on fabrique des acides nucléiques
mistes pensaient qu’il détenait le secret de la vie '. à partir des acides aminés.
Schram introduisit dans son mélange le phos­ 1. Planète publiera prochainem ent à ce sujet une étude d ’H enry
phore sous forme d’un polyphosphate organique, Spindler, qui a retrouvé quelques-uns des secrets des alchimistes de jadis.

Les ouvertures de la science


M icrophotographie
de la division d’un infusoire.
(Photo P.J. Corson.)
Dans quelques heures,f aurai franchi
62 Vers la synthèse de la vie
A tom e de barium
grossi 500 000 fois.
(Photo Francis Brunei.)
la frontière qui sépare la molécule vivante du cristal.
Dernière lettre du savant français René Barthélémy.
Les ouvertures de la science 63
Troisième étape: avec des catalyseurs appropriés, assez semblables mais non identiques; elles
encore à trouver, on laisse les molécules héli­ devaient avoir des frontières mal délimitées et
coïdales des acides nucléiques organiser un variables et pouvaient en général s’amalgamer et
bouillon de culture adéquat pour que naisse un fusionner les unes avec les autres. Quand deux
virus. Le prem ier virus formé sera probablem ent d’entre elles étaient incompatibles, l’une (ou
très différent des virus que nous connaissons. Il même les deux) devait être détruite; si elles
faudra protéger les êtres vivants et l’homme de étaient compatibles, la gamme de leurs activités
son contact car il pourrait correspondre à une biochimiques devait s’étendre à la suite de leur
maladie nouvelle contre laquelle nous ne serions fusion. Petit à petit, cela a dû conduire, par une
pas immunisés. On peut, par contre, espérer que sorte de sélection naturelle, à une amélioration
dans les virus nouveaux fabriqués par synthèse du fonctionnem ent et à une uniformité à l’inté­
il s’en trouvera bien un ou plusieurs qui seront rieur des régions dans lesquelles les échanges
toxiques pour certains cancers mais non pas pour étaient possibles et qui pouvaient, dans le cas
les cellules normales. Ainsi, la synthèse de la vie de certains grands marécages, avoir une étendue
aura-t-elle directem ent contribué au progrès de la de plusieurs kilomètres carrés. »
médecine. Mais sa portée théorique dépassera de
loin ses applications pratiques, médicales ou La vie artificielle, créée en laboratoire, sautera
autres. cette phase des flammes froides pour arriver
directem ent au stade du virus ou même des
FABRIQUER LA VIE petites bactéries. On pourra suivre ses transfor­
POUR LA COM PRENDRE mations pas à pas et comprendre ainsi comment
l’organisation s’est faite.
De nombreux aspects de la vie ne se laissent pas
analyser. Ce n’est qu’en la synthétisant que nous Sur le plan pratique, l’industrie saura ce jour-là
arriverons à com prendre les propriétés spéci­ fabriquer, à partir de l’air, les sucres et les
fiques de la cellule. A l’intérieur de la cellule, graisses. La question de la faim du monde ne
aussi bien la chimie que la physique ne se se posera plus. Mais c’est surtout sur le plan
déroulent pas comme à l’extérieur. La vie utilise purem ent intellectuel que la réalisation de la
la catalyse d’une façon extrêmement ingénieuse synthèse de la vie en laboratoire est la plus
et très différente de la catalyse chimique. exaltante.
On pense que lorsque les acides RNA et ADN
Elle a dû mettre des millions d’années pour auront été fabriqués par synthèse, ils se débrouil­
arriver à cette perfection. Comme le dit très leront en quelque sorte pour tirer d’un bouillon
justem ent le professeur J.D. Bernai, qui enseigne de culture approprié les éléments d’une cellule
la cristallographie à Birbeck College (Université les entourant et notamment la membrane qui
de Londres): «Aussi longtemps qu’il n’y a eu sépare une cellule du monde extérieur. Cette
que de petites molécules, formées par la conden­ affirmation est un acte de foi que tous les savants
sation du gaz carbonique et de l’ammoniac, rien partagent. Mais aucun n’a l’idée de la façon
qui ressemble à un organisme individualisé n’a pu exacte dont le miracle se produira. Cette confiance
exister; il y avait tout au plus de petites zones revient au fond à admettre que la vie artificielle
dont la composition dem eurait à peu près cons­ sera, dès sa naissance, en avance sur notre
tante et dans lesquelles se manifestait pendant science comme l’est déjà la vie naturelle. Ce qui
un certain temps un métabolisme, mais cela est certain, c’est que les questions qu’on se posera
ressemblait plutôt à des flammes froides qu’à des alors et leurs réponses lorsqu’on saura les for­
organismes tels que nous les connaissons actuel­ muler, occuperont une dizaine de volumes de
lement. Toutes ces unités subvitales devaient être l’Encyclopédie Planète.

Vers la synthèse de la vie


RETOUR A LOUIS PASTEUR générale qui perm et de séparer par cristallisations
successives un mélange racémique en ses deux
Un chimiste à qui, autour des années 1950, on parties actives. L’objection de Pasteur peut donc
aurait parlé de la synthèse de la vie aurait déclaré m aintenant être réfutée.
que celle-ci était impossible à réaliser par raison
de symétrie. Pasteur avait montré que les LA VIE DANS L’ANTI-UNIVERS
substances fabriquées par synthèse chimique sont
le plus souvent racémiques, c’est-à-dire sont un Par contre, un problème passionnant se pose:
mélange de deux substances, l’une faisant tourner si l’on fabrique par synthèse un virus et si on le
à droite et l’autre faisant tourner à gauche le plan rend vivant ensuite en le séparant en deux parties
de polarisation de la lumière. Par contre, les qui soient l’image l’une de l’autre dans un miroir,
substances fabriquées par la vie ou qui en font on aura, en fait, fabriqué, non pas une vie mais
partie sont optiquem ent actives, c’est-à-dire deux vies !
qu’elles ne contiennent qu’une seule des deux Une vie du type terrestre et une vie qui serait
espèces, qu’elles font tourner le plan de polari­ son image dans l’univers derrière le miroir, une
sation de la lumière soit à droite soit à gauche. vie telle qu’elle existe peut-être ailleurs, dans
Du temps de Pasteur, et longtemps après lui, un anti-univers \
aucun moyen de séparer une substance racé- Les Chinois Lee et Yang ont récemment montré
mique en deux substances optiquem ent actives par des expériences sur des particules atomiques
n’avait été découvert. que l’espace dans notre région de l’univers n’est
Pasteur pensait qu’une telle séparation était un pas symétrique et que les particules les plus
privilège divin, et que jamais il ne serait possible petites de la matière y ont tendance à tourner sur
d’effectuer une telle séparation sauf en détachant elles-mêmes dans une direction privilégiée. On
les cristaux à la main sous le microscope, ce qui appelle ce phénomène, la non-conservation de
fait intervenir la vie elle-même. Plus tard, on la parité. On ne sait pas encore comment cet
inventa un procédé de séparation consistant à effet peut être relié à la symétrie essentielle de
faire avaler l’une des variétés par un microbe; la matière vivante. Mais s’il existe un autre
cette technique faisait également intervenir la univers, la vie y est probablem ent orientée dans
vie. On estime m aintenant que la difficulté n’est un sens contraire à celui de l’orientation de notre
pas aussi énorme que le croyaient Pasteur et ses vie à nous.
successeurs. Des substances dissymétriques ont La synthèse chimique risque d’arriver à la fois à
pu se créer dès l’origine sans l’intervention de deux vies, à deux formes de virus ou de microbes,
la vie. La couronne solaire et la Lune nous l’une correspondant à notre région de l’univers,
envoient de la lumière polarisée dont l’action l’autre correspondant à la vie dans l’anti-univers.
pendant des millions d’années a pu conduire à la Cette seconde variété de vie devra probablement
synthèse des substances polarisées. Le champ être nourrie avec des produits asymétriques
magnétique de la Terre intervient aussi dans cette fabriqués exprès pour elle. Elle perm ettra
polarisation. Lorsque le chimiste aura réussi à peut-être de projeter quelques lueurs sur ce grand
fabriquer des protéines racémiques, il arrivera problème de la symétrie.
lui aussi à créer la dissymétrie nécessaire à la vie C’est un problème qui intéressait Curie plus que
par un éclairage avec de la lumière polarisée la radio-activité, et Pasteur plus que les microbes
suffisamment intense. La géométrie appliquée à la chimie et à la
En 1945, Tenney et Ackerm an ont réussi à biologie donne des résultats très curieux: c’est
synthétiser un acide tartrique actif sous l’influence ainsi qu’on pourrait passer d’un cristal droit à
d’une lumière polarisée circulairement. En 1953, 1. Voir dans ce même numéro l’article de Nikolaï Semenov:
Darmois, en France, a proposé une méthode « Com m ent je vois le m onde futur » page 51.

Les ouvertures de la science


un cristal gauche ou d’un être vivant de notre refoulé. Il est préférable de venir lui parler à
espèce à un être vivant de l’anti-univers en l’aérodrome, à travers les guichets. C’est ce que
faisant subir à l’objet une rotation dans une je fais généralement. Il a résumé l’ensemble des
quatrième dimension. problèmes touchant à l’arrangem ent en biologie
La même expérience, si elle était réalisable, moléculaire par ce poème de John Hall, datant
changerait une chaussure droite en une chaussure du xvii' siècle:
gauche ou un gant droit en un gant gauche. Un
être humain, qui subirait cette transformation, « Depuis que, au hasard des atomes,
se retrouverait avec le cœ ur à droite. C ’est le Fut engendrée cette chose que nous appelons
sujet de la belle nouvelle de Wells: «La vérité le monde
sur le cas de Plattner». Le héros de cette nou­ Et qui tourne chaque jour
velle subit accidentellem ent dans une explosion Et n’est pas encore lasse,
une rotation dans une quatrième dimension puis Comment expliquer que tu es si belle et que je
revient dans notre monde. La nouvelle est écrite suis amoureux? »
en 1897 et Wells note: «Son cœ ur est proba­
blement à droite mais on ne le saura qu’à LE C H IFFR E CINQ ET LA VIE
l’autopsie car personne ne peut savoir ce qui se
passe à l’intérieur du corps humain. » L’année Il semble que l’eau ait un rôle à jouer dans la
même où ces lignes définitives étaient écrites. synthèse de la vie. On a pu m ontrer qu’elle est
Rœntgen découvrait les rayons X! La réalité non seulement indispensable au vivant mais
finit toujours par dépasser même l’imagination qu’elle intervient dans la cristallisation de cer­
d’un Wells. taines protéines. Perutz et son école ont prouvé
La synthèse de la vie nous fera-t-elle découvrir que, dans ce cas, la liaison par des molécules
le secret de la quatrième dimension? En obtenant d’eau joue un rôle prédominant. La quantité de
à la fois deux êtres vivants, image dans le miroir, H20 présente peut être très variable, mais il
arrivera-t-on à les faire se transform er l’un dans semble bien que, normalement, les molécules de
l’autre? On ne peut que poser ces questions extra­ protéines ne sont séparées que par une ou deux
ordinaires. Comme toutes les grandes décou­ couches moléculaires d’eau, et que, dans les cas
vertes scientifiques, la synthèse de la vie posera où l’hydratation est plus forte, les lacunes entre
plus de problèmes qu’elle n’en résoudra. les molécules de protéine sont comblées par des
Il paraît certain, en tout cas, que la géométrie molécules d’eau ordonnées comme dans la glace
intervient dans la formation des êtres vivants. ou les cryohydrates. La cristallisation n’est
L’entassement des particules, leur arrangement cependant pas un phénomène biologique courant
en hélices, la rotation des hélices sur elles- et les agrégats de cette sorte n’ont probablement
mêmes et autour d ’autres hélices, cette archi­ eu qu’une importance mineure dans la naissance
tecture complexe de la vie commence seulement de la vie.
à être connue. Des savants extrêmement sérieux Bernai a montré que l’eau, faisant partie des êtres
s’intéressent fortem ent à la fabrication des vivants, est organisée suivant un système de
cocottes en papier pour se rendre compte de symétrie correspondant à des solides à cinq
la façon dont les pliages peuvent aboutir, à partir sommets. Il en a donné une brillante démons­
de particules allongées, aux spirales et aux hélices tration à la Royal Society, il y a quelques années,
multiples des acides nucléiques. Dans ce domaine, en apportant un baril plein de polyèdres à cinq
c’est surtout les travaux de J.-D. Bernai, bio­ côtés et d’autres barils pleins de cubes, de prismes
logiste, historien de la science, auteur de science- et d’autres solides, avec un nombre de sommets
fiction, qui ont ouvert la voie. Lorsque Bernai autres que cinq. Lorsque Bernai renversa le baril
vient à Paris, il a une chance sur deux d ’être plein de solides à cinq côtés, ceux-ci coulèrent

Vers la synthèse de la vie


comme un liquide. Les autres se coincèrent et ont été le mieux étudiés, passe de l’état cristallin
ne coulèrent pas. C’est donc cette organisation à l’activité vivante. Peut-être aussi faudra-t-il
à cinq qui explique le fait que l’eau coule. Que produire le réveil de la vie synthétique par un
nous ayons cinq doigts, cela a peut-être une bom bardem ent approprié, avec des particules ou
signification cosmique: toute vie hautem ent des radiations.
organisée et basée sur l’eau a peut-être une La science moderne touche presque à la synthèse
symétrie en cinq... de la vie. Ne faisons pas d’anticipation, cependant;
L’eau paraît pouvoir prendre sous l’effet de il peut s’écouler six mois ou vingt ans avant que
radiations ou par contagions de toutes sortes, au cette synthèse soit réalisée, mais je ne pense pas
contact de la vie, une forme spéciale, l’eau que cela puisse être bien plus long. Pourra-t-on
activée. Piccardi a montré que cette eau activée passer du virus synthétique à des cellules plus
joue un rôle dans la stabilité des systèmes vivants. compliquées, à des êtres synthétiques formés de
Il est possible qu’à un point donné de la synthèse plusieurs cellules? Je ne le crois pas personnel­
de la vie, probablem ent lors de la condensation lement. Je pense qu’un être vivant complexe,
des acides aminés en acides nucléiques, il faille un brin d’herbe par exemple, est constitué par
utiliser l’eau activée. On sait actuellem ent pro­ de la matière, plus trois milliards d’années de
duire celle-ci par irradiation avec des ondes temps. Il est l’extrémité que nous pouvons
électromagnétiques longues. Il ne semble pas y observer d’une espèce de filament étiré selon
avoir de difficultés de ce côté-là non plus, mais l’axe du temps et que l’on ne peut pas reproduire
c’est un détail que les chercheurs, sur le point instantanément. Mais déjà la synthèse d’un virus
de parvenir au secret de la vie, ne devront pas suffira à couronner toute notre civilisation scien­
oublier. tifique et à m arquer le début d’une ère nouvelle
en biologie.
IL FAUDRA RÉVEILLER JACQUES B ERG IER .
LA VIE SYNTHÉTIQUE

Les virus, qui sont les formes les plus simples de


la vie, ont deux aspects: l’aspect cristallin et
l’aspect vivant. Ils sont ainsi à la frontière même
de la vie, à propos de laquelle le grand savant
français René Barthélémy, l’un des inventeurs
de la télévision, écrivait quelques heures avant sa
mort: «D ans quelques heures, dans quelques
minutes peut-être, j ’aurai franchi la frontière qui
sépare la molécule vivante du cristal. » Cette
frontière, les virus la franchissent. Il est probable
que les premiers virus synthétiques se sépareront
de leur milieu sous forme cristalline. Il faudra
ensuite les faire passer à la forme vivante. Il s’agit
d’une assez grosse difficulté, que la plupart des
auteurs qui ont parlé de la synthèse de la vie
paraissent méconnaître. Il faudra probablement
réveiller la vie synthétique en lui donnant une
nourriture vivante appropriée, une feuille de
tabac par exemple puisque c’est dans un plant
de tabac que le virus mosaïque, l’un de ceux qui

Les ouvertures de la science


Comment l'amour fut inventé
Louis Pauwels

Nonobstant, je ne veux pas que tu demeures sans amie.


S ’il te plaît, regarde-moi attentivement.
RO M AN DE LA ROSE.

A U X IIP SIÈCLE, D A NS LE L A N G U E D O C

En guise de préface à un livre du professeur A ndré de Cayeux su r


les origines et l’histoire de la vie, Aimé M ichel avait écrit une lettre
ouverte à F rançois M auriac. P ourquoi ne donnons-nous pas aux
vivants l’adm iration que nous réservons aux m orts? Le sot orgueil
nous tarabuste. La crainte d ’être dupes nous retien t d ’aim er. C ette
lettre ouverte, c ’est du beau D iderot. C ’était une lettre sur « le mal
fossile». N otre am i s’y interrogeait sur PA m our et la C réation. Quel
A m our? Et quelle C réation?
« La m ort d ’une infinité d ’êtres d ont les cadavres fossilisés couvrent
le fond des m ers et im prègnent notre sol et ju sq u ’aux pierres de nos
cathédrales a fait de nous ce que nous som m es en sélectionnant
pen d an t des millions d ’années, avec une infinie et redoutable
patience, le plus fort, le plus malin, le mieux adapté. » M e ferez-vous
croire à un D ieu de Bonté? N ous voici, nous au tres hom m es. Et nous
ne som m es tissés que d ’agonies d’innocents. « Le mal, disait T eilhard
lui-m êm e, songeant à l’histoire de la vie com m e à une im placable
tuerie, le mal est jusque dans l’atom e. » Alors, s’écrie Aimé M ichel,
ou bien cet univers im placable est l’œ uvre de D ieu, et que l’on me
dise ce q u ’est le péché; ou bien D ieu est A m our, et que l’on me dise
qui a créé le m onde! »
A im é (quel prénom p o u r cette lettre!) M ichel, terrien provençal,
enraciné depuis des siècles dans un village robuste q u ’il a décrit ici,
reprenait, peut-être sans le savoir, les thèm es de la vieille « hérésie »
gnostique, albigeoise, qui refusait de voir dans ce m onde anim é de

J ’approuve que ma dame me fasse


longtemps attendre et que je n ’aie point d ’elle ce qu’elle m ’a promis.
Marcabru.
(Le Roman de la Rose, xiv* siècle.) L'amour en question
forces sauvages, une présence divine. Il lui C’est ce qu’étudie, pour notre Occident, cette
donnait une nouvelle dimension: celle qu’apporte thèse érudite de René Nelli, docteur ès lettres,
à toute réflexion ultime la science de l’évolution. sur la poésie occitane du x r au xiir siècle1.
L’histoire de cette hérésie, qui illumina le Midi Mais quelque chose palpite sous ce travail érudit.
médiéval et qui remonte infiniment loin, n’a pas On sent que son auteur l’a établi sur un
fini de nous concerner. Nous allons en retrouver arrière-plan d’interrogations profondes touchant
le puissant impact à propos d’une thèse univer­ à la naissance, aux développements et à
sitaire dont le sujet est apparem m ent anodin pour l’actualité de l’idée d’amour. Je ne prétends pas
le grand public. Il s’agit de la poésie des trou­ résumer. Je voudrais seulement, à propos de cette
badours. En réalité, il s’agit de la naissance, en publication, réservée aux spécialistes et qui risque
Occident, du sentim ent amoureux. Il s’agit de de dem eurer clandestine, dégager des faits géné­
l’invention de la religion de l’amour. Dirai-je ralement ignorés, et quelques idées vivantes.
la vérité? Nous sommes encore, dans nos vies
avouées ou secrètes, plus occupés de cette LES ROMAINS ET LES PÈRES DE L’ÉGLISE
religion-là et de ses crises, que de la religion
tout court. H uit siècles de littérature en Je crois me souvenir que Barrés a écrit: «Ce ne
témoignent. serait pas la peine d’avoir lu tant de romans à
deux francs cinquante pour aimer comme tout le
D ’OU TE VIENT CECI, monde ! » D ans toute morale m oderne de
AME DE L’H O M M E ? l’héroïsme, on retrouve l’idée que l’amour-
complication, l’am our entre homme et femme,
Dans le sanglant et têtu cheminement de la vie, qui mélange cœur, tête, âme et sexe, est une
où les Cathares refusaient de voir un Père, invention pernicieuse de la littérature. A une
l’homme introduit cette dénature: l’amour. D ’où vérité naturelle, simple et presque médiocre, se
te vient ceci, âme de l’homme? Par quelle délé­ substitue une vérité rêvée, pleine d’exaltations
gation? Terrestre? Non pas, criaient les suppliciés et de confusions. Tant de gens n’aimeraient pas,
de Montségur. Et si Teilhard, contem plant toute s’ils n’avaient appris que cela se fait, et que
l’aventure de la vie, et considérant que la per­ c’est noble! De Barrés à M ontherlant, on le
fection croissante des êtres est assurée par le sait, il n’y a qu’un pas. Le succès constamment
massacre des innocents, demeure néanmoins renouvelé d’un livre comme les Jeunes Filles est
optimiste, c’est qu’il ne veut regarder que vers significatif. L’auteur y fait le procès de cet amour
l’avenir: vers la transformation, vers la trans­ inventé. Il y voit « l’amour midinette », à quoi
m utation ascensionnelle de l’homme en vue du nous nous conformons tous plus ou moins, par
point Oméga. l’effet des romanciers et des chanteurs. Une
L’amour comme rupture de ban. L’amour comme notable partie de l’œuvre de M ontherlant proteste
dénature. L’amour comme défi à la Création. contre l’abaissement de l’homme devant la
Et com m ent cet amour, absurde par rapport aux femme. H orreur et dérision! Le guerrier aban­
lois féroces de la Création, s’introduit-il dans donne son armure et son casque étincelants, et
l’appétit charnel des humains? Comment vient-il, il devient, pour ces cheveux longs, cette moiteur,
chez eux, se mêler à l’acte de procréation qui ces cuisses pâles et cette âme molle, un chien
perpétue des dizaines de millions d ’années lyrique. Ainsi, un contre-rom an d ’amour tente de
d’aveugles violences, pour en inverser le signe? s’édifier, à la fois au nom de l’idéal antique et
Comm ent vient-il soudain, dans le «je t’aime» d’un christianisme pur et dur. Exaltons la virilité,
du bouche à bouche, orienter du côté de l’effusion,
1. L’Érotique des troubadours (éd. Privât, Toulouse). Voir les études
du renoncem ent de soi et des éblouissements du de René Nelli sur l’am our dans Planète N - 6 et 8; on trouvera aussi
cœur, le flot sauvage et dévorant de la vie? dans le N° 6 une note sur René Nelli.

Comment l'amour fut inventé


Je ne veux ni l’empire de Rome, ni qu'on m ’en nomme le Pape, (L es T ro u b ad o u rs - C o ffret de V annes).
P h o to A rchives P hotographiques.
si je ne puis faire retour vers celle pour qui mon cœur s ’embrase et se fend.
A rnaut Daniel.

L'amour en question 71
CH ASTETÉ,
PREUVE D ’AMOUR

On représentait
les amants,
et parfois les époux,
soumis à l’épreuve
de l’amour pur:
ils reposaient
dans un lit,
séparés
soit par une épée,
soit par un agneau,
soit par un enfant,
symboles de chasteté.
(à g au ch e : T o b ie e t S arah , vitrail)
(à d ro ite :
g ravure allem an d e du XV' siècle.)
comme les Romains. Gardons-nous de la femelle, ou en confort domestique. Or, voici m aintenant
comme les Pères de l’Église. Cette révolte — où l’homme soumis devant la femme. Le voici en
d’ailleurs l’homosexualité tire du jeu son épingle — posture de suppliant. Le voici en « service
est un des aspects de la remise en question du d’amour», dans une position d’obéissance et de
sentiment amoureux dans notre monde présent. dépendance qui évoque le service que doit le
On ne comprendrait pas grand-chose à ce besoin vassal à son seigneur. Et voici la femme élevée
de remise en question si l’on ne s’avisait de ceci: au-dessus de l’homme dont elle devient l’idéal
l’amour fut en effet une invention. Cette invention nostalgique.
se produisit en un temps et un espace nettem ent C.S. Lewis, dans une étude inédite en français,
limités. D u Languedoc, à la fin du xi* siècle, surgit déclare avec justesse: «Les thèmes révolu­
un sentiment qui n’avait jamais habité l’humanité tionnaires de la poésie courtoise ont formé la
cultivée d’Occident. littérature européenne pendant huit cents ans.
Les poètes français du x r et du xir siècle
UNE RÉVOLUTION POUR HUIT CENTS ANS inventèrent ou furent les premiers à exprimer un
sentiment et des émotions que traitent encore
Dans son ouvrage désormais classique VAmour et la majorité de nos romanciers. Le changement
l’Occident, Denis de Rougemont écrit: qu’ils effectuèrent n’a pas laissé intact le moindre
« Que toute la poésie européenne soit issue de la recoin de notre morale, de notre vie quotidienne.
poésie des troubadours au xii' siècle, c’est ce dont Ils érigèrent une muraille entre nous et le monde
personne ne peut plus douter. » Cette poésie est classique, dans le passé; entre nous et l’Orient,
aujourd’hui illisible, dans sa forme comme dans dans le présent. En comparaison, la Renaissance
sa rhétorique fervente, sophistiquée, énigmatique. ne fut qu’une vaguelette sur la surface de la
Elle a cependant laissé dans nos esprits une trace littérature. »
profonde. Non seulement toute la poésie, mais
aussi tout le roman en sont nés. C ’est d’elle que COM M ENT TOUT CELA S’EST-IL FAIT ?
jaillit, puis déferle à travers les siècles et jusqu’à
nous, une conception lyrique des rapports entre Les consciences enregistrent soudain qu’une
les sexes. sorte de magie réside dans les rapports amoureux,
De quoi s’agit-il? Brusquement apparaît une et que le désir sexuel s’en trouve transcendé. Une
notion exaltée de l’amour. Le monde antique ne culture entièrement différente envahit l’Occident:
conçoit de grand engagement sentimental et le bonheur y apparaît comme conditionné par la
moral que dans l’amitié virile. Pour le monde réussite de l’amour. G randeur et noblesse sont
médiéval, la chair féminine est le repos du accordées à la passion. On ne peut que rêver sur
guerrier. Or, « l’Amour courtois », soudain, un si étrange phénomène.
évoque et vante une passion perpétuellement Comment tout cela s’est-il fait? Ce n’est pas
insatisfaite, à la recherche d’une pureté et d’une l’œuvre de quelques moralistes de génie. C’est la
fusion complète des âmes. Bien entendu, rien à chanson, en l’espace de vingt ans, de quatre
voir avec le mariage. Le couple légal, c’est la cents troubadours de petite extraction.
simple conjugaison des corps (la femme étant Il y a, dans cette aventure, quelque chose de
objet soumis) et des intérêts. miraculeux. Depuis que les romanistes sont à
Les caractères de cet Amour courtois peuvent l’étude, aucune explication pleinement suffisante
se définir en termes totalem ent révolutionnaires: n’a été fournie. Nous sommes en présence d’un
humilité de l’homme, transposition de la sexualité, des plus profonds mystères de notre civilisation.
adultère idéalisé, religion de l’amour. Le mâle Si l’on songe aux formes et aux notions de
était jusqu’ici le conquérant, violent ou roué. Et l’am our alors en usage, les caractères de l’Amour
toute l’affaire se résumait en joyeuse sensualité courtois sont stupéfiants, et il n’y a pas la moindre

Lancelot «profanera » l’amour par la possession physique:


il ne trouvera pas le Graal
et sera humilié quand il errera dans la voie céleste.
C o m m e n t l'a m o u r fu t in ven té (G ra v u re du x v siècle.)
C’est bien après que /’Église romaine
va commencer à recommander
les épousailles d'inclination
et à admettre l’amour dans le mariage.
(L e C o m te d ’A rto is e t sa fem m e, g ravure du XV* siècle.)
cassure entre cette poésie provençale et nos bien sa brodeuse. Aristote admet, en se forçant
sentiments, tout au moins tels qu’ils se mani­ un peu, qu’il y a des relations conjugales presque
festent dans la littérature jusqu’au xix' siècle, et aussi toniques que l’amitié entre hommes.
même aujourd’hui, d’Éluard à Aznavour et de Enfin, il y a Ovide. Une thèse allemande en fait
Back Street à Bonjour Tristesse. l’inspirateur de l’Amour courtois. Mais l’Art
Comme nos façons de penser, de sentir et de dire d ’Aimer a été écrit par un plaisant personnage
ont peu à peu envahi le monde, nous les croyons qui s’est diverti à recenser les démarches de la
universelles et éternelles. Nous ne songeons pas séduction sur le ton enjoué et un peu railleur qu’il
à étudier leur origine. Nous trouvons naturel, aurait aussi bien employé pour rédiger un A rt de
comme dit encore C.S. Lewis, « que l’amour soit Boire1.
le thème principal de la littérature, alors qu’un La grande affaire, dans la société antique, celle
regard sur l’Antiquité, sur le haut Moyen Age, qui mobilise les sentiments forts, les profondes
sur les cultures extra-européennes, montre qu’il énergies de l’intelligence et du cœur, c’est l’amitié
s’agit là d’un état de choses très original, qui entre hommes. Il ne s’agit pas seulement de
aura probablem ent une fin, puisqu’il a eu un l’homosexualité. L’am our pédérastique grec,
commencement». socialement et philosophiquement, devait être, et
Pour nous, il est évident, ou presque, que l’amour était, une passion temporaire. A peine une
doit être considéré comme une passion noble et passion, puisque contrôlée par la raison. Le sage
ennoblissante. Mais nous aurions le plus grand se gardait d’aimer un garçon au-delà de l’âge
mal à faire partager ce point de vue à Aristote, où celui-ci voyait poindre sa première barbe.
à Virgile ou à saint Paul. Quel que soit son attachem ent, il lui fallait le
briser, sans humeur ni éclat. Enfin, et surtout,
COM M ENT AIM AIT-ON EN OCCIDENT ? il n’était pas un sage, il m anquait à l’honneur et
à la vertu, s’il ne lui arrivait de se déprendre un
Comment aimait-on avant la révolution provoquée jour de l’amour. Il ne méritait ni sa propre estime
par les troubadours? Dans la civilisation antique, ni celle d’autrui, ni celle des dieux, s’il ne
il est question de la passion. Mais celle-ci est devenait capable un jour, et dans la force de l’âge,
décrite comme une démence qui provoque morts, de reporter sur les essences idéales le désir qu’il
meurtres, désordres et imbécillités. Baudelaire avait eu des beaux corps. Qu’est-ce que la beauté,
s’écriera, à vingt siècles de distance: «Passion, si elle ne conduit à la beauté divine? « Amour,
je te connais et je te hais, va-t’en!» Les femmes je me sépare de vous avec allégresse, parce que
sont plus sujettes à cette affreuse maladie qui a je vais cherchant mon mieux. »
frappé Médée, Phèdre, Didon. Les jeunes filles Au-delà de cet amour sensuel, dans un tout autre
d’Euripide prient les dieux d’en être protégées. registre, il y a la force et la grandeur de l’amitié
Catulle et Properce chantonnent, tra-la-la, que virile. Il y a la fidélité qu’un jeune homme jure à
l’amour est une chose bien excitante et même un autre homme, parce qu’il a reconnu en lui une
parfois douloureuse. Ils avouent en être obsédés. vertu qu’il admire ou une puissance dont il aime
Mais ils ne prétendent pas pour autant avoir à dépendre. Il y a la sentimentalité mâle et
l’âme magnifique. guerrière. Il y a une sorte de communion ani-
Quant à l’amour selon Platon, il s’agit d’une mique à l’intérieur d’un groupe d’hommes
sagesse ésotérique qui prend prétexte de l’atti­ agissants. Je fais rem arquer en passant que
rance humaine pour conduire l’esprit vers une 1. Je reprends là les propos de C.S. Lewis, qui donne en exemple,
chez O vide: «I l faut te précipiter, en laissant les affaires sérieuses,
folie divine qui est suprême raison et où le désir quand l’aimée te réclame. Il te faut arriver tôt au rendez-vous, au risque
s’anéantit dans la contemplation du Tout. d’être bousculé par les passants. Bref, tu dois te laisser martyriser.
Mais ne fais pas de visite à l’anniversaire de la belle, cela te coûterait
Naturellement, une jolie et bonne épouse peut un cadeau. » Il est clair que cet homme du monde romain s’est diverti
avoir son agrément et son utilité. Ulysse aime à énum érer les sottises que fait com m ettre le désir.

Désormais agenouillé devant la femme...


Comment l'amour fut inventé (Dessin de Pisanello, xvr siècle.)
ivati ont> te » i <æ i n i t r n i m

nv a ,
beaucoup d’hommes d’aujourd’hui se conduisent, compagnon prêter sa femme ou la sacrifier, selon
sans toujours se l’avouer, à l’antique. Dans la les devoirs sacrés de la fraternité. Et, sur le champ
guerre ou la prison, le sport ou le bureau, ils de bataille, ce n’est pas à la belle Aude que pense
trouvent une exaltation de leurs sentiments et de Roland, c’est à Olivier.
leurs facultés auprès de quoi les relations avec Aux x r et xii' siècles, dans la révolution de
leur épouse sont fades et, avec leur maîtresse, l’Amour courtois, la relation entre homme et
ennuyeuses. Mais huit cents ans d’influence de femme se met à imiter les démarches de l’amitié
l’Amour courtois les font biaiser avec la vérité. virile. Quelque chose de magique, quelque chose
d’éternel, quelque chose qui engage l’âme: tout
DE L’A M ITIÉ VIRILE A L’AM OUR ce qui présidait à l’amitié virile passe dans le
couple. Mais pas dans le couple légal, où il y
Dans le monde ancien, la célébration de l’amitié aurait du ridicule et de la honte à aimer d’amour
masculine a un caractère plus grave et des racines son épouse et où s’exerce la pression du clergé.
plus profondém ent enfoncées dans les origines C’est dans le couple adultère que le « génie »
que la célébration du mariage. Les sociétés s’introduit. Et quel adultère? Non pas celui de la
primitives, en Asie et en Afrique, pratiquent simple envie sexuelle. Celui qui se fonde sur une
encore l’échange rituel des sangs entre hommes exaltation quasi spirituelle et qui recherche une
qui veulent devenir à jamais des frères. Les communion au-delà de l’acte charnel.
barbares se livraient à ce rite, et les juristes René Nelli résume la question: «Le xir siècle
byzantins et romains interprètent l’échange des a vu l’amour se réinventer, se formuler, en em­
sangs comme une véritable « adoption de fra­ pruntant à l’amitié ses rites constitutifs, ses
ternité». Le sang est le siège de la vie, et il est magies, et même les conceptions philosophiques
le véhicule du principe de chaque être. Mêler les qui la définissent. »
sangs, c’est créer une parenté nouvelle, magique,
dans une amitié sublimée. Les frères de sang sont CONTRE L’ÉGLISE,
liés plus étroitem ent que les frères véritables. CONTRE LE M ARIAGE
Liés jusqu’à la mort et au-delà, parce que ce
lien est fondé sur du magique et du religieux. Et le christianisme, dans toute cette affaire?
Dans un texte du ir siècle, on peut lire: « Quand L’am our pur et l’amour-passion, chantés par les
nous rencontrons un homme de bien, capable de troubadours, ne seraient-ils pas nés de l’influence
belles actions, nous allons vers lui, nous le chrétienne? Nous abordons le problème essentiel.
recherchons et le fréquentons. Et quand nous Tout nous invite à penser, au contraire, que cette
décidons de devenir amis, nous prêtons le plus révolution dans les mœurs, les sentiments et les
grand de tous les serments, celui de vivre pensées est née contre l’enseignement de l’Église \
ensemble et de mourir, si besoin est, l’un pour Dans tous les peuples anciens d’Occident, les
l’autre. Et voici comment nous faisons: entaillant hommes ont répugné à entrer en sympathie avec
ensemble notre doigt, nous laissons couler le sang la sensibilité féminine. Ils se sont toujours refusé
dans une coupe. Nous y trempons la pointe de à allier l’amitié à la sexualité. Le seul sentiment
notre glaive, en le tenant tous les deux. Puis d’am our non sexuel qui les attachait à la femme
nous buvons ensemble. Rien ne peut plus, dès était l’amour de leur mère.
lors, nous séparer. » Enfin, à travers toute l’Antiquité, on ne trouve
La femme est tenue pour incapable de vertus pas un seul cas masculin de « mort par amour »
nobles et de belles actions. On voit, dans ce idéalisée. Ce sont les troubadours qui, les
même texte, le frère qui n’hésite pas à sacrifier
1. Oui. M ais on pourrait dire, en ce propos, ce que Sacha Guitry
femme et enfants pour le salut du compagnon. répondait quand on lui dem andait s'il était contre les femmes:
On verra de même, dans le haut Moyen Age, le « T out contre. »

L'amour s ’était réinventé en empruntant


à l’amitié masculine ses rites et ses magies.
Comment l'amour fut inventé (Détail d’une fresque de Piero délia Francesca.)
premiers, la chantent et la proposent à l’admi­ badours substituent une religion de l’amour qui
ration. Tristan m eurt; mais nous sommes déjà va bouleverser les mœurs et les idées.
au siècle de l’Amour courtois. Désormais, le C’est bien après, que l’Église romaine va
thème va hanter huit cents ans de romans. Ah! commencer à recom m ander le mariage d’incli­
mourir pour toi, que c’est beau! que c’est grand! nation et à adm ettre l’amour dans le mariage
M ort physique ou m ort sociale. Voyez l ’Éducation pour tenter de juguler la révolution venue du
sentim entale et toute la vie de ce pauvre garçon Languedoc.
idiot, sublimement anéantie aux petits pieds de
l’inaccessible M me Arnoux. COM M ENT LA FEM M E
La méfiance de la femme est profondément DEVIENT SUPÉRIEURE
ancrée dans la vieille humanité. Le contact de
la femme désacralise, retire la force, englue les Au xi* siècle, la morale chrétienne est de fraîche
énergies nobles. Tous les clercs soutiennent, date. Le converti, s’il n’a pas le secours d’une foi
selon Aristote d’abord, selon saint Augustin réelle, se sent emprisonné dans la doctrine du
ensuite, que la femme est un être imparfait. Seul mariage qui lui est imposée. Dans son âme vit
l’homme est capable d’élans purs. Ses racines encore un paganisme naturel. Éros n’est pas mort.
sont au ciel. Celles de la femme sont en terre. Il va retrouver des élans libres sous une forme
Le christianisme romain n’a jamais essayé de spiritualisée imitant le christianisme, mais, en
détourner les barons de la vieille mysoginie. Il fait, hérétique. Cette forme, c’est le troubadour
l’aurait plutôt encouragée, pour maintenir la qui la lui apporte: amour pur pour la dame,
vertu. Il professe que la femme est inférieure, amour-passion qui élève l’âme. Il va entrer dans
et cause directe du péché. Il exige qu’elle soit une mystique. Mais c’est une mystique profane
soumise à son mari, mais il sous-entend que de l’amour, avec sa dévotion à la femme et son
l’amour qu’elle lui doit est lié à l’obéissance et à goût de pureté et de communion à l’intérieur
la mortification. On a beaucoup de mal à suivre du désir. Et la femme, bien entendu, va sérieu­
les raisonnements des autorités morales de sement en profiter. Des siècles de profit! Elle a
l’époque. Tout mariage provoqué par la beauté de enfin autre chose à offrir que son corps. Voici
l’épouse est-il mauvais? qu’elle est l’occasion d’une élévation de celui
qui n’était jadis que son propriétaire ou son
UNE RELIGION DE L’AM OUR violeur. Voici qu’elle dispense une protection
magique, qu’elle accorde des joies surnaturelles
Pierre Lom bard établit que, selon l’opinion géné­ à qui la veut!
rale, le mal est dans le désir et qu’une passion Il faut encore ajouter ceci: la femme du xir siècle
charnelle de l’homme pour sa femme est un que chantent les troubadours est, socialement,
adultère. Pour Thomas d’Aquin, le mal n’est pas au-dessus d’eux. Elle ne peut se donner à eux
dans l’acte sexuel, mais dans l’obscurcissement charnellement, appartenant à une autre caste.
de la faculté rationnelle qui l’accompagne. Signe Ils ne peuvent la «mériter» qu’en la désirant
de croix quand le mari approche, afin de ne purement, en étant, selon leur expression, « de
point perdre le contrôle et de s’offrir en sacrifice. parfaits amants». Et ainsi, dans le système féodal
Et, enfin, les théories médiévales condamnent où les femmes sont tenues pour méprisables,
fermem ent toute passion, si elles accordent une apparaît un premier modèle de « grande dame » :
indulgence résignée à l’appétit sexuel tout en le grande par l’amour sans espoir, ou presque, qu’on
limitant à un geste procréateur. lui porte, par la «pureté» qu’elle exige si on la
Dans ces conditions, l’amour lyrique, l’amour veut atteindre. « Ce à quoi, comme dit René Nelli,
fou, ne saurait éclater que hors du couple marié. les femmes et l’amour ont fini par trouver leur
Et, aux enseignements de la religion, les trou­ compte. »

XVIIIe: quand la pudeur n ’est plus


qu ’une décoration de la liberté.
Comment l'amour fut inventé (gravure d’après Fragonard: « Le baiser à la dérobée », détail.)
X VIIIe :
l ’éclipse de « l’amour du cœur ».
Presque plus rien n ’est défendu.
« Belle vertu, écrit Madame d ’Êpinay,
qu’on s ’attache avec des épingles. »
(illu stratio n p o u r R e stif d e L a B reto n n e.)
UNE CURIEUSE RÉGION où il faut peut-être voir le château du Graal, et
saccagera la civilisation raffinée qui s’était établie
Ainsi, en l’espace de quelques années, la à l’ombre de l’austère et secrète Gnose.
mentalité de tout l’O ccident a été changée. Il y a La Gnose, ou Sagesse, comme les doctrines de
eu une véritable m utation de la sensibilité. La Mani (d’où manichéisme), a ses racines dans la
femme s’est trouvée élevée au-dessus de l’homme. religion dualiste d’Iran. Le Mal et le Bien sont
L’amour comme passion pure a été inventé. Et deux principes irréconciliables. Le Mal est de
cet amour n’a partie liée ni avec le mariage ni ce monde. Le Bien n’est pas d’ici. Il y a deux
avec la procréation. Les grands changements de mondes et deux créations, l’une sur terre et
sensibilité sont rares; on n’en dénombre guère l’autre au ciel. Pour le christianisme, Dieu
que trois ou quatre depuis le début connu de rassemble la totalité de la création, le Mal
l’histoire humaine... compris, qu’il résorbera finalement, et les
On peut rechercher les causes de ce phénomène hommes disposent, pour leur salut, de la liberté
dans l’ethno-sociologie. On peut aussi parler et de la grâce. Pour les Cathares, il s’agit de
d’influences arabes, celtes, byzantines. Il n’en refuser ce monde en bloc, de lui échapper par
reste pas moins que la société féodale, dans l’Amour des entités supérieures. Dieu n’est pas
laquelle se produit ce phénomène, considère lié à la création, mauvaise, et n’a pu s’incarner
comme mauvais l’amour, au sens où nous dans un homme. Le Christ est une entité solaire,
l’entendons aujourd’hui. Et il n’en reste pas venue se manifester pour l’enseignement des
moins que tout cela s’est produit en un temps «Parfaits», de même que M arie n’est point
limité et dans un lieu donné. femme, mais symbole de la lumière et présence
Or, la région languedocienne est très mystérieuse. immatérielle au-dessus de ce monde.
Elle l’a été bien avant qu’y naisse l’Amour Les Parfaits doivent échapper à la roue des
courtois. C’est en Ariège que l’on a découvert incarnations. Ils ne touchent pas leur femme.
récemment la plus ancienne représentation du Ils ne s’engagent en rien ici-bas. Ils orientent
« Dieu Cornu », du « Dieu des Sorcières » de la toutes leurs énergies vers l’Amour pur des entités
religion détruite par le christianisme '. pures. Roma n’est que cet Amour inversé: sa
C’est dans cette région que W agner situe son négation, sa caricature.
«Parsifal». Enfin, c’est à la même époque où Avec le culte solaire, avec cette philosophie qui
apparaissait le nouvel am our que le manichéisme refuse l’incarnation, on retrouve les éléments de
a livré son dernier combat. religions très antérieures au christianisme, et le
Je vais m’expliquer là-dessus2. lien s’établit avec l’Orient. Comment les trou­
badours auraient-ils été sans contact avec la
pensée cathare qui baignait leur pays et leur
QUAND L’HÉRÉSIE ET LA POÉSIE
temps? Hérésie et poésie se rejoignent. Tout
SE REJOIGNENT
invite à penser qu’ils transposent, sous une forme
exotérique, dans les rapports humains entre sexes,
La religion des Cathares, qui fait du Midi de la l’enseignement mystique: mépris du mariage,
France, avec les vestiges des dieux païens et les amour non lié à la procréation, magie de la fusion
restes vivaces du Dieu Cornu de la protohistoire, des âmes, mort à soi-même dans l’élan vers une
un fort îlot de résistance à la pensée chrétienne union lumineuse, etc.
envahissante, est puissamment installée dans A l’intérieur même de l’amour entre sexes, il
le Languedoc. La croisade des Albigeois, au s’agit de trouver le chemin qui fera échapper à
x n r siècle, détruira les cités cathares, brûlera 1. Voir Planète N* 11.
2. Je le fais d ’une façon très rapide, trop raccourcie. Mais je dois dire
presque tous les livres, massacrera les popu­ aussi que mon « explication » n’est pas conforme à la thèse de René
lations, violera le dernier haut lieu, Montségur, Nelli. Elle l’est davantage à celle de Denis de Rougemont.

Comment l'amour fut inventé É trein te: Géricault.


r

... et elle n’est jam aisà lui,


car la soif de son aspiration est à jamais insatiable,

tinte: Gustave Doré.


- V., .- "
Nous assistons
à une révolte
de l’instinct mêlée
à l'inquiétude
d ’un amour
désormais robotisé.
Mais ne
sommes-nous pas,
comme au
XII- siècle,
au moment
où il s ’agit de
réinventer l’amour?

Étreintes:
Toulouse Lautrec
(P h o to M usées N a tio n a u x .)
Pahlo Picasso
(C ollection C o tte re a u .)

Giorgio de Chirico
(Coll. C um m ing, C hicago.)
la condition humaine. La religion de l’Amour, On voit, par cet exemple ambigu, l’enseignement
dans le domaine profane, devient la religion de la ésotérique cathare, en se déformant, descendre
folie des amants qui tentent, dans une étreinte dans les lits et frémir sur le luth des troubadours.
perpétuellem ent insatisfaite, dans une passion On voit aussi à quel point tout ce mouvement de
qui purifie tout, d ’échapper à la création. l’Am our courtois, qui va déterm iner les mythes
du cœ ur durant huit siècles, est né d’un lointain
L’ÉPREUVE DE L’AM ANT PARFAIT courant non chrétien. Les flammes du bûcher
de Montségur éclairent encore nos amants, nos
Un des aspects les plus importants de l’Amour poèmes, nos romans, nos chansons.
courtois, et qui va retentir longtemps sur les
sentiments, est l’épreuve, ou «asag». L’« amant TROUBADOURS, TOUJOURS ?
parfait», enfin admis, doit se coucher avec sa
dame, nu, et m anifester la valeur de son amour A la fin de son travail monumental, René Nelli
par sa chasteté même, à travers quoi naîtra la rassemble des idées sur la permanence de cet
joie la plus forte. «C ’est, dit René Nelli, de cette Amour courtois qui a transféré les valeurs de
singulière coutume, qui prétendait susciter chez l’amitié virile dans le couple, qui a inventé un
l’homme l’amour en l’em pêchant de se mani­ amour-passion purifiant, où le corps n’est ému
fester, qu’est issue toute la passion moderne. » que si le cœ ur l’est aussi; un amour fou qui se
La joie est autre chose que la jouissance, et le présente comme une possibilité de salut. La
cœ ur domine le sexe. perm anence est si manifeste, tout au moins
jusqu’en ces dernières années, qu’on ne peut
Il est difficile de ne pas rapprocher cette attirer l’attention que sur des détails.
« épreuve », qui donne la clé de l’Àmour courtois, Dans les provinces française, le Valentinage
des techniques érotico-magiques que l’on trouve demeure vivace jusqu’à la fin du xviii' siècle,
dans le tantrisme indien, notam m ent du rite de où l’Église le proscrit. C’est une fête qui favorise
maithuna, qui est une union sexuelle cérémonielle. l’adultère sentimental. La Saint-Valentin, encou­
Le sage, après de longues préparations, rendant ragée par le com m erce, et si florissante
à la femme un culte qu’il dirige, au-delà d’elle, aujourd’hui en Amérique, célèbre, au fond, cet
vers l’Ame suprême, rappelle vers soi sa semence, amour sentimental hors mariage, inventé par les
interrom pt, ou plutôt inverse le flot du désir, troubadours et qui tua, à sept siècles de distance,
pour atteindre à l’illumination « par le haut». Mme Bovary. Toute femme porte dans son cœ ur
En équivalence, on trouve dans la symbolique un am ant idéal qui honorerait sa magie et ses
gnostique, l’idée que l’Homme Parfait qui pénètre grandeurs incomprises. Toute femme pense
la vraie femme, ne procrée pas: «il cesse d’être qu’elle peut sauver un homme et qu’elle mérite
esclave et revêt le m anteau de lumière». Au un servant.
plaisir se substitue la Joie et, dans la Joie, le L’épreuve de chasteté, à laquelle se soumettait
temps est aboli, la roue du destin cesse de tourner. le «parfait amant», nous le retrouvons dans
La « rosée de lumière » que la vraie femme le flirt des fiançailles, dans tous les rites, comme
déverse, quand son corps surnaturel est atteint, dit Nelli, « de courtisement prénuptial, tant que la
revirginise l’homme, fait de lui l’enfant qu’il virginité et la chasteté ont été tenues pour
lui manquait d’avoir été pour goûter les félicités estimables, c’est-à-dire jusqu’en 1930 environ».
du non-être. « N ’eût été cette rosée, dit Hippolyte Toute femme pense que l’homme n’est sincè­
le Gnostique, elle aurait été complètement rement épris d’elle que dans la mesure où il y
engloutie par la matière. » N ’eût été cette rosée, a quelque chose de chaste dans son amour.
la vraie femme aurait été absente du monde et le Et tout homme s’est laissé dire qu’il y a de
salut de l’homme impossible. l’honneur à nourrir un sentiment «épuré».

Comment l'amour fut inventé


L’E n cyclopédie de d ’A lem b ert et D id ero t
reprend les term es des troubadours, à l’article
« A m our, am our des sexes » :
« Si la présence de l’objet aim é intim ide vos sens
et les co n tien t dans une soum ission respectueuse,
vous l’aim ez... »
On retro u v e encore l’A m our courtois dans l’idée,
si forte ju sq u ’à nos grands-pères, que le m ariage
est incom patible avec la passion. Voyez le rom an
et le th éâtre. A u jo u rd ’hui, les m ariages sont
d ’am our, et d ’am ours jeunes. C ela lève la vieille
co n trad iction, mais en fait surgir d’autres. La
liberté sexuelle atténue les archétypes tragiques
de l’infidélité. « M ais la m orale d ’am our doit être
rem ise en question, com m e au tem ps des tro u ­
badours, à p artir de la fidélité am icale considérée
com m e le strict m inim um à exiger des conjoints. »
R ené N elli écrit m agnifiquem ent: «C ependant,
P A m our courtois ne se survit pas: il dem eure
toujours virtuellem ent efficace et sous-jacent
à la passion: c ’est en cela qu’il est encore
actuel. T o utes les fois qu’il devient nécessaire
de défendre la liberté profonde de l’am our contre
un d égradant libertinage, ou de tran scen d er le
désespoir hum ain dans l’exaltation poétique ou
«m agique» que donne seule la joie d’aim er;
toutes les fois q u ’il s’agit de sauver l’am our de
l’ab êtissem en t conjugal, de la ca m a ra d erie
sexuelle, ou de le soustraire à l’étatisation, aux
LIVRES A CONSULTER
im pératifs et aux devoirs religieux ou patriotiques,
il sem ble que l’am our provençal renaisse aussitôt
SUR L'AM O U R COURTOIS
de ses cendres. Et l’on dirait que les troubadours
L'É rotique des Troubadours , par René
sont sur le point de revenir. » Nelli. (Édouard Privât, Toulouse,
1963. Publié sous les auspices de la
S’agit-il de p artag er cette vision rom antique ou Faculté des Lettres de Toulouse.)
post-surréaliste de notre ami? Je n’en suis pas On trouvera à la fin de cet ouvrage,
sûr, et il y au rait bien à dire. O n y reviendra. une excellente bibliographie sur le
M ais j ’engage nos lectrices et lecteurs à lire cette sujet.
thèse universitaire (quitte à sauter quantité de L'A m ou r et /'Occident, par Denis de
pages), p arce q u ’elle nettoie l’esprit, survole Rougemont. (Éd. Pion.)
l’histoire des sentim ents avec fougue et liberté, SUR LES CATHARES
et m ontre un hom m e de nos jours en proie aux Études manichéennes e t cathares.
vieux textes, non avec ses lunettes mais avec (Déodat-Roché, 1952.)
son sexe, son cœ u r et son âm e. C ’est rare dans Le Catharisme. René Nelli et autres,
l’Université. D ieu soit loué, ca th a re ou non. (1 953.)
LOUIS PAUWELS. Die Katharen. (Arno Borot, 1953.)

L'amour en question
Une médecine différente: l'acuponcture
Roger Wybot

Un très célèbre médecin chinois déclarait volontiers qu'il guérissait tout,


sauf six maladies: une richesse trop lourde pour un homme trop léger;
l’orgueil qui méprise la raison; l’incapacité de gagner sa vie; l’insuffi­
sance de Inn et de Iang; une maigreur à ne pas supporter de traitement;
et surtout la croyance aux sorciers doublée de méfiance à l’égard des
médecins.
SO VL1Ë DE M O RANT.

UNE SCIENCE? QUELLE SCIENCE?

S es origines Une des interrogations les plus fécondes de l’évolutionnisme


concerne le sens même de l’évolution. Cette évolution, telle que nous
la percevons ou en découvrons les effets, était-elle nécessaire ou
S a théorie aurait-elle pu être autre? Certains biologistes se dem andent si la vie
n’a pas un instant hésité entre l’homme et les insectes, si les fourmis
ou les abeilles n’ont pas failli devenir les véritables souveraines du
S a pratique globe. A tous les niveaux, la question peut être posée. Nous savons
que nos institutions n’étaient pas les seules possibles. Nous prenons
Son avenir conscience, au contact d’autres civilisations, que notre morale
n’était pas davantage la seule possible. N otre science elle-même,
apparem m ent indépendante des hommes qui ne font qu’en découvrir
les lois, ne pouvait-elle être que ce qu’elle est? La codification
retenue par une science est un moyen d’approche de la réalité;
peut-elle prétendre être la réalité même? Ne laisse-t-elle pas place
à d’autres codes qui étaient envisageables mais n’ont pas été retenus?
Pour ce qui concerne les sciences médicales, l’acuponcture nous
offre peut-être un exemple d’évolution parallèle? C ’est ainsi en tout
cas que la médecine chinoise doit, nous semble-t-il, être envisagée.
Il ne s’agit pas d’une technique à usage limité. Sa prétention, à
l’origine du moins, était totalitaire. Si bien qu’appliquées au même
objet, le corps de l’homme, nous avons deux sciences cohérentes, et
pourtant différentes : la médecine occidentale et la médecine orientale.
La vocation profonde de l’une comme de l’autre est de soigner tout
l’homme et de guérir tout le mal.
6 JACQUES MOUSSEAU.
A vec ses aiguilles,
l'acuponcteur rétablit
la circulation normale
de l’énergie fondamentale
de la vie...
(Photo Brian B rake/M agnum .) Le mouvement des connaissances
P R E M IE R C O N T A C T
AVEC L ’A C U PO N C T E U R

La p lu part du tem ps on s’im agine que l’acu p o n c­


ture soigne les douleurs d ’origine nerveuse et que
le soulagem ent est obtenu en piquant avec des
aiguilles la région douloureuse. C ’est pourquoi
la surprise d ’un m alade est grande la prem ière
fois q u ’il se décide à aller voir un acu p o n cteu r
parce que les rem èdes classiques ne l’ont pas.
guéri.
Le praticien com m ence par lui poser quelques
questions som m aires puis, sans le faire déshabiller
ni l’ausculter, il s’em pare de son poignet com m e
pour lui p rendre le pouls.
Le m alade s’étonne: le praticien m et bien
longtem ps à tro u v er le pouls; il change plusieurs
fois de place sur le poignet et, de plus, il ne
consulte pas sa m ontre. Pour com ble, il ne paraît
pas avoir réussi au prem ier poignet et décide de
s’a tta q u e r au second. ♦ depuis des m illénaires
L’opération se prolonge. Puis l’ac uponcteur
sem ble y renoncer, se m et à poser un certain G e o rg e Soulié de M o ra n t nous ra p p o rte dans le
nom bre de questions, très précises cette fois, tom e 1 de son ouvrage de « l’A c u p o n ctu re
chinoise » p a ru au « M ercu re de F ra n c e » en
évoquant certains sym ptôm es que le m alade 1939 q u e l’origine de l’a cu p o n c tu re re m o n te en
n’avait pas songé à lui révéler dans le court C hine au x x v n i' siècle a v an t J.-C . Elle sem ble
interro gatoire du début. Enfin, p ratiquem ent re m o n te r au néolithique e t avoir été p ratiquée
sans avoir été ausculté, le m alade, s’il a mal à la au d é but avec des p oinçons de p ierre. L ’usage
des p o in ç o n s de p ie rre p a ra ît s’être poursuivi
tête, se trouve piqué aux mains ou aux pieds et. assez longtem ps e t ce n’est v raim en t q u ’au I"
s’il a un lum bago, au-dessus de la cheville. siècle a v an t J.-C . q ue l’on p e u t affirm er q ue ces
antiq u es p o inçons fu ren t rem placés p a r des
aiguilles en m étal.
D E Q U O I S’A G IT -IL ? D ès l’origine, à cô té des poin ço n s d e pierre ou des
aiguilles de m étal, fu ren t em ployées des espèces
B eaucoup de gens savent que pour guérir un de pointes de feu que les H ollandais b a ptisèrent
« m oxa » au x v ir siècle (mogusa en japonais).
organe on pique souvent en des points très A u co u rs des siècles e t ju s q u ’à la C hine m oderne
éloignés. Ils ont entendu parler des différents l’a cu p o n c tu re fut p ra tiq u é e en C hine et fit
pouls que connaissent les m édecins chinois et qui l’o b je t de nom breux ouvrages.
leur p e rm e tte n t de faire leur diagnostic, mais la
p lu p art ignorent encore généralem ent q u ’il s’agit ♦ p ratiq u em en t ignorée
d’une m édecine expérim entale, au sens le plus
strict du term e, pratiquée depuis des millénaires ♦ . Le p re m ie r ouvrage utilisable, bien q u ’e n co re
très incom plet, fu t sans d o u te le « Précis de la
C ’est au x v ir siècle que les Jésuites français vraie a c u p o n c tu re chinoise », de G e o rg e Soulié
séjournant à Pékin lui donnèrent son nom latin de M o ra n t, publié au « M ercu re de F ran c e » en
« acu p u n ctu ra» . M ais l’ac u p o n ctu re fut p rati­ 1934.
q u em ent ignorée ♦ ju sq u ’aux prem iers articles
publiés p a r Soulié de M o ran t qui en fut le

100 L'acuponcture
véritable pionnier en Europe, et par le D' Ferrey-
rolles en 1929.
D epuis, l’acu p o n ctu re est étudiée et pratiquée
p ar un certain nom bre de m édecins et dans
quelques hôpitaux parisiens; les adm irables
travaux de Soulié de M o ran t dont, hélas,
plusieurs ne sont pas encore publiés, font toujours
autorité en la m atière. La plupart des idées
exprim ées dans cette rapide étude sont nées de la
lecture de ses ouvrages et de l’enseignem ent
verbal que ce grand m aître a bien voulu me
dispenser.
A vant Soulié de M o ran t, de nom breux ouvrages
sur l’acu p o n ctu re existaient en C hine et au Japon,
mais aucun n’avait rassem blé avec autan t de
précision et de m éthode tous les éléments
p erm e tta n t d’ab o rd er l’étude de l’acuponcture
d ’une m anière rationnelle. Dès que l’on aborde
la question pour la prem ière fois avec un
O ccidental, il est nécessaire de lui faire cons­
ta ter q u ’il existe à la surface de son corps un
certain nom bre de points particu lièrem en t
sensibles à la pression et quelquefois même
très douloureux. C ’est ainsi que chez presque
tous les individus les points tels que le Ro-K ou
(figure 1), le Sann-Li de bras (figure 2), le Sann-
Inn-T siao (figure 3) et le Iang-F ou (figure 4),
sont toujours sensibles et quelquefois très
d ouloureux ♦ . La zone de sensibilité est extrê­
m em ent réduite et précise: si on s’éloigne du
point de quelques m illimètres, la sensibilité
s’atténue considérablem ent et disparaît même
com plètem ent. C ertains m édecins européens,
en particulier des m édecins allem ands, à la fin
du xixc siècle et au début du xx% avaient déjà
dressé un catalogue des points de la surface du
corps qui devenaient douloureux dans certaines
m aladies. Ces points serv aien t su rto u t au
diagnostic et c’est très rarem en t que l’on songeait
à utiliser leur action-réflexe pour guérir certains
troubles.
L’existence de ces points sensibles est im m édia­
tem en t co nstatable; personne ne peut la nier.
C ependant, anatom iquem ent, l’O ccidental est
d éconcerté lorsqu’il découvre que, dans l’état
actuel de nos connaissances, aucun support

Le mouvem ent des connaissances 101


particulier, nerveux, veineux, artériel, etc. ne Nous verrons par la suite comment l’interpré­
semble leur correspondre. tation de ces différents battem ents perm et
De là à nier leur existence réelle et à croire à d’établir un diagnostic.
une espèce d’autosuggestion, il n’y aurait qu’un Nous avons déjà dit que l’acuponcture se
pas si ces points n’étaient parfaitement détectables présentait, au sens le plus strict du terme, comme
par une méthode électrique. une médecine expérimentale. Il est incontes­
table que les Chinois connaissaient la circulation
DES FAITS M ATÉRIELS PRÉCIS du sang bien avant Jésus-Christ et que, depuis
la plus haute antiquité, ils avaient disséqué,
Si, en effet, on tient dans une main une électrode reconnu, pesé les organes internes. L’empla­
d’un certain métal, de cuivre par exemple, et cement de chaque point et la détermination des
qu’on promène à la surface du corps une autre troubles qu’ils sont susceptibles de guérir n’ont
électrode très fine d’un autre métal, de zinc par pas été déterminés a priori, mais par une longue
exemple, les deux étant reliées par l’intermédiaire pratique menée pendant des millénaires, sur les
d’un galvanomètre très sensible, on constate malades, d’une part et, d’autre part, dans
qu’en certains endroits très précis, il y a une très l’Antiquité, en expérimentant sur des condamnés
forte déviation de l’aiguille de l’appareil, à mort autopsiés au bénéfice de la Science.
indiquant une différence de potentiel. D ’après
les.études entreprises, il semble qu’il y ait, le UNE ÉN ERGIE INCONNUE
plus souvent, coïncidence entre ces points de
différence de potentiel électrique et les points Il en résulte que lorsqu’un médecin occidental
connus par les Chinois comme points d’acuponc­ ouvre pour la première fois un traité d’acuponc­
ture depuis des millénaires. ture sérieux, il est assez déconcerté non seulement
Un second phénomène, qu’il est im portant de par le très grand nombre de points énumérés mais
faire constater dès le départ aux néophytes, surtout par la quantité de troubles qu’ils sont
c’est l’existence de différents pouls, mais cette susceptibles de guérir. Après la description de
constatation demande un doigté assez léger. Le chacun d’eux, il trouve pêle-mêle l’énumération
pouls, en médecine occidentale, se prend indif­ d’un grand nombre de maux qui, du point de
féremment à l’un ou l’autre poignet, sur l’artère vue de la médecine occidentale, ne paraissent
radiale, à hauteur de l’apophyse radiale (saillie pas présenter un grand rapport les uns avec les
de l’os du côté externe du poignet). Cependant, autres. Il est invinciblement envahi par le
si l’on pose son doigt à cet emplacement, d’abord scepticisme.
très légèrement, on perçoit une certaine forme Pour retrouver un fil conducteur dans ces
de battem ent, puis si l’on augmente progressi­ recettes, il faut faire appel à la théorie chinoise
vement la pression, on constate qu’il existe de l’acuponcture. Au prem ier abord, elle apparaît
tout à coup un autre battem ent, tout à fait comme fort insolite car elle fait appel à une
différent du premier. forme de l’énergie qui nous est tout à fait
Bien plus, si on pose à hauteur de l’apophyse inconnue. Celle-ci, qui se trouve partout dans
radiale l’extrémité du médius et si, de part et le cosmos, aussi bien dans le monde inanimé que
d’autre, on pose l’index et l’annulaire, on dans le monde vivant, n’est ni l’électricité, ni le
découvre d’autres battem ents en superficie et en magnétisme, ni la pesanteur, ni la chaleur, etc...
profondeur, tous très différents les uns des autres; C’est sans doute l’Énergie fondamentale qui,
on le constate en se livrant à une espèce de pour les Chinois, se présente sous deux aspects
pianotage très doux. Les acuponcteurs situent complémentaires, le Iang et le Inn. On peut,
ainsi à certains emplacements trois battem ents en simplifiant, assimiler le Iang à ce qui est
différents en profondeur ♦. brillant, positif, sec, chaud, au principe masculin,

102 L'acuponcture
etc... et le Inn à ce qui est som bre, négatif,
hum ide, froid, au principe féminin, etc... Ces
deux aspects sont toujours inséparables et
com plém entaires.
C ette Énergie fondam entale sous ses deux
aspects doit circuler en p erm anence dans le corps
hum ain et c’est alors la santé ♦ . Dès que cette
circulation est perturbée, p o u r une raison
quelconque, c ’est la m aladie.
D ans la conception chinoise de la santé, même ♦ trois b attem en ts différents
en profo n d eu r
les m aladies infectieuses ne sont pas tant
provoquées p ar la virulence exceptionnelle de L ’explication de l’existence de ces différents
l’agent pathogène que p ar un trouble de la pouls est assez m ystérieuse; on p e u t a d m e ttre que
la différence e n tre le pouls superficiel et le pouls
circulation d ’énergie qui affaiblit telle ou telle profond c o rre sp o n d à la différence de p e rc ep tio n
partie de l’organism e. C’est la faiblesse du e n tre la tension artérielle m inim a et la tension
terrain qui appelle l’invasion. artérielle m axim a; il est difficile d ’expliquer,
R établir la circulation norm ale d ’énergie là où a u tre m e n t que p a r un écho au voisinage des
extrém ités, que les e m p lacem en ts de trois pouls
elle est troublée c’est, sinon guérir du prem ier différents soient aussi rapprochés. D ans une
coup, to u t au moins en tam er le processus de la certa in e m esure l’a rtè re radiale se c o m p o rte ra it
guérison. P ar la surveillance constante de la donc com m e un tu y au sonore avec des v e n tre s
et des nœ uds
circulation de cette énergie, la m édecine chinoise
prétend p ro cu rer une sorte d ’immunité. L’Énergie
fo ndam entale ne circule pas n’im porte com m ent ♦ c’est alors la santé
dans le corps hum ain, mais suivant des lignes
R em arq u o n s q ue si c e tte théorie de la circulation
qui ont été déterm inées expérim entalem ent et d ’une énergie d o n t nous ignorons la n a tu re exacte
d ont le nom chinois se trad u it le plus souvent sem ble insolite du point de vue de n o tre science
par vaisseau ou m éridien. Ces m éridiens cons­ o ccid en tale, elle n’en reste pas m oins une
hypothèse scientifique au sens le plus ordinaire
titu en t, en quelque sorte, les lignes de force du term e. T o u t ce que l’on dem an d e à une hypo­
du cham p de l’Énergie fondam entale à travers thèse scientifique c ’est d ’exp liq u er un certain
le corps. nom bre de faits, c’est-à-dire de les re lie r les uns
aux a u tre s p a r un ensem ble logique. C ette
hypothèse scientifique qui p e rm e t de c o m p re n d re
U N E T O P O G R A P H IE N O U V ELLE e t d ’agir n ’a pas forcém ent de ra p p o rt avec la
D U CO R PS R éalité si ta n t est q u ’on puisse jam ais définir
c e tte d ernière. N ous savons m a in te n an t que
l’h ypothèse de l’é th e r ne c o rre sp o n d ait à rien;
La plupart des points d ’acu p o n ctu re sont situés elle a c e p e n d a n t été utile p e n d a n t un certain
sur les m éridiens, et l’on peu t très approxim a­ tem ps. E n optique élém entaire on arrive aux
tivem ent dire que pour l’ac u p o n cteu r le problèm e m êm es dém o n stratio n s en p a rta n t de l’hypothèse
se pose com m e p o u r un ingénieur des eaux, ou que la lum ière est p u re m e n t on d u la to ire ou de
l’hypothèse q u ’elle est corpusculaire. D ans l’un
un ingénieur électricien, en présence d ’un réseau: e t l’a u tre cas, ces hypothèses sont des hypothèses
il y a des lignes de distribution et sur celles-ci scientifiques valables dans un dom aine limité
des robinets que l’on peut ouvrir ou ferm er et com m e to u te s les hypothèses scientifiques e t c’est
bien le cas de la théorie de la circ u la tio n de
qui sont des points d ’acu poncture. O uvrir l’É nergie, qui p e rm e t d ’o rd o n n e r logiquem ent
certains robinets et en ferm er d ’autres pour c e tte m édecine expérim entale q u ’est l’a cu p o n c ­
rétablir une circulation norm ale de l’Énergie ture.
sous ses deux aspects, Inn et Iang, voilà en
principe tout le travail de l’acu p o n cteu r.

Le mouvem ent des connaissances 103


Au premier abord, le tracé d’un méridien, façon intéressante à défaut de sulfamides ou
souvent compliqué, peut apparaître aux O cci­ d’antibiotiques.
dentaux comme assez arbitraire ♦. Cependant il — le point Krou-Fang, 14' du méridien d’estomac,
est un fait expérimental que l’on peut constater: situé sur le haut de la poitrine, à la verticale du
quand on appuie sur un point d’acuponcture ou mamelon, sur le bord supérieur de la deuxième
mieux, lorsqu’on le pique, certains patients côte, semble être le point le plus important
ressentent parfois une douleur assez vive mais comme traitem ent de base à ce que l’on appelle
fugitive qui suit pratiquem ent, sur une certaine m aintenant les maladies psychosomatiques. C’est
longueur, le tracé du méridien. En outre, dans un point qui, incontestablement, atténue ou
certaines maladies affectant particulièrem ent supprime les répercussions physiques des chocs
un organe tel que le gros intestin, ou le foie, il moraux.
est très facile de reconnaître le tracé du — le point Tu-Tsi, 10e du méridien des poumons,
méridien parce qu’il est douloureux tout le long situé sur la paume de la main, sur ce que les
du parcours. Enfin, dans certains cas, lors de la médecins nomment l’éminence Thémar, et plus
piqûre, le tracé apparaît nettem ent comme une connu sous le nom de M ont de Vénus, dans
ligne blanche, légèrement gonflée, tranchant sur l’angle supérieur de la tête et du corps du premier
la carnation ordinaire de la peau. métacarpien, a une action très puissante pour
redresser les vertèbres accidentellem ent et
De toute façon, en dépit de la constatation de ces récemment déplacées.
faits matériels qui ne se reproduisent pas dans
tous les cas, l’existence des méridiens, outre CE QUI HEURTE NOS M ÉDECINS
qu’elle apparaît comme tout à fait réelle, est une
hypothèse scientifique valable car elle explique Tous les points possèdent ainsi des propriétés
beaucoup mieux que ne le fait la médecine euro­ particulières, mais il existe sur les méridiens des
péenne les algies qui se produisent sur le tracé points auxquels l’acuponcteur fait couramment
de ces méridiens quand certains organes sont appel en dehors de leurs propres propriétés pour
troublés. Nous donnerons à ce sujet quelques augmenter ou diminuer l’énergie qui circule dans
exemples. Les points d’un même méridien ont, le méridien. Ce sont les points tonificateurs dans
en général, des propriétés communes caracté­ le premier cas et disperseurs dans le second.
ristiques de ce méridien, mais ils possèdent en Il existe en outre des points-source qui ont la
outre des propriétés particulières. C ’est ainsi propriété de tonifier ou de disperser le méridien,
que: suivant la manière dont on agit sur eux ♦.
— le Kao-Rang, 38' du méridien de vessie, situé D ’autres points sont aussi très souvent employés;
au voisinage de l’angle supérieur interne de ce sont les points de communication entre deux
l’omoplate, est un producteur de globules rouges méridiens Iang et Inn découplés, tels que le
et donne un coup de fouet très puissant à l’or­ méridien du gros intestin et celui des poumons.
ganisme (généralement la numération globulaire Ces points, appelés aussi Vaisseaux secondaires,
augmente du point de vue des globules rouges perm ettent de faire passer directem ent l’énergie
de 1 million en 24 heures). Ce point paraît être en excès dans un méridien, dans l’autre où elle
le seul à posséder cette propriété. se trouve en défaut. Ils sont très intéressants car il
— de même le Situann-Tchong, 39' du méridien est très souvent difficile de savoir s’il faut tonifier
de la vésicule biliaire, qui se trouve à environ ou disperser un point; question qui ne se pose pas
deux travers de doigt au-dessus de la malléole pour ces Vaisseaux secondaires car s’ils sont
externe le long du bord antérieur du péroné, franchem ent douloureux il faut toujours les
paraît être le seul à stimuler la production des disperser et s’ils sont à peine sensibles il faut
globules blancs et pourrait être utilisé d’une toujours les tonifier.

104 L'acuponcture
L’interprétation des pouls chinois est capitale
pour l’établissem ent du diagnostic et le choix du
traitem en t. Il s’agit d ’un des aspects les plus
im portants mais aussi les plus délicats de l’acu ­
poncture. C ’est en effet cette question de l’inter­
prétation des pouls qui renco n tre le plus
d ’hostilité a priori chez les m édecins occidentaux
et cela p o u r plusieurs raisons, bien faciles à
co m p ren d re:
1° Si l’existence des différents pouls est indé­ ♦ com m e assez arbitraire
niable p o ur qui dispose d ’un doigté assez léger, Les m éridiens existent en double, sym étri­
il n’en reste pas m oins que cette diversité de q u em en t, de p a rt et d ’a u tre du corps supposé
b attem en ts sur le tro n ço n d ’une même artère p artag é p a r un plan vertical. U n certa in nom bre
p o rte le nom d ’un org an e sur lequel ils on t une
est assez inexplicable. influence pa rtic u liè re ; ainsi il existe le m éridien
2° Les m édecins chinois affirm ent que chacun des poum ons, du gros intestin, de l’e stom ac, de
de ces pouls peu t être interprété com m e le reflet la ra te -p a n c réa s c a r p o u r les C hinois les
du fo n ctio nnem ent d ’un organe, mais ce ra tta ­ p ropriétés de ces deux organes sont très voisines,
du c œ u r, de l’intestin grêle, de la vessie, des reins,
ch em en t du pouls à un organe, qui se vérifie de la vésicule biliaire e t d u foie, les C hinois
jo u rn ellem ent, est to ta le m en t inexplicable, ou faisant dans ce d e rn ie r cas une très grande
to u t au moins inexpliqué, et p araît absolum ent différence e n tre le foie e t la vésicule biliaire.
Il existe, en o u tre , deux m éridiens (c ’est-à-dire
arbitraire. q u a tre ) qui ne c o rre sp o n d e n t pas à des organes
3° Si la p erception des différents pouls est m ais à un ensem ble de fonctions qui p o u rraie n t
délicate, leur interprétation est horriblem ent se ra p p ro c h e r, d ans une c e rta in e m esure, de ce
com pliquée: les Chinois ne distinguent pas moins que l’on a ppelle en m édecine o c cid en ta le le
systèm e sym pathique e t le systèm e vague. C e
de 27 aspects différents que peut revêtir le sont le m éridien des T rois R échauffeurs que
b attem en t d ’un pouls, et ces aspects ont n atu­ l’on a p p elle aussi m éridien des T rois F oyers e t le
rellem ent tous leur signification propre. m éridien du M aître du c œ u r que l’on nom m e
4° Les m édecins occidentaux estim ent que même parfois m éridien des V aisseaux. Enfin, deux lignes
m édianes sem blent réunir tous les m éridiens, on
s’il y a une p art de vrai dans l’interprétation les appelle soit de le u r nom européen, V aisseau
des pouls chinois, les m éthodes de diagnostic de g o u v e rn e u r e t V aisseau de c o n ce p tio n , soit de
la m édecine m oderne sont bien plus précises; leu r nom chinois T o u -M o e t Jen n -M o . Selon
q u ’ils sont placés sur la face e x tern e du corps ou
ce en quoi ils ont raison car la p lupart des inves­ sur la face in te rn e , les m éridiens sont dits Iang
tigations m odernes p erm e tte n t de co n stater avec ou Inn.
précision, et sans contestation possible, le défaut
de fo n ctionnem ent de certains organes, et ♦ la m anière dont on agit sur eux
soulignent quelquefois les raisons m atérielles
de ce m auvais fonctionnem ent. M ais les Chinois Q uand l’actio n de dispersion p a r les points
ch erch en t bien autre chose et p ensent que la spéciaux de c h aq u e m éridien se révèle insuffi­
sante, on a reco u rs à d ’a u tres points disperseurs,
m aladie, lorsqu’il n’y a pas de lésion fonction­ tels q ue les « assen tim en ts» qui sont presque
nelle grave et irréversible, est produite par un tous situés sur la b ra n c h e du m éridien de vessie,
trouble de l’organisation de l’énergie dans le plus p ro c h e de la colonne vertébrale. Si c ’est
l’actio n des to nificateurs qui se révèle insuffisante,
l’organe et c ’est ce qu ’ils peuvent déterm iner par on a re c o u rs aux points « héros » situés géné­
l’exam en du pouls. F aire de l’acu p o n ctu re sans ralem ent sur d ’a u tre s m éridiens, un g rand nom bre
p rendre les pouls et em ployer des form ules de é ta n t situés sur le V aisseau de co n cep tio n .
points apprises p ar cœ u r p our certaines m aladies,
com m e on d o nnerait des m édicam ents, produit

Le mouvem ent des connaissances 105


Depuis des millénaires,
les Chinois se transmettent
de génération en génération,
une carte du corps humain
qui, apparemment,
ne correspond à rien
dans la réalité physique
de l ’organisme :
douze lignes ou méridiens,
semés à la surface
de ïépiderme de
centaines de points.
Ci-contre, le méridien
de la rate et du pancréas;
page 107, le méridien
des reins.
(Gravures chinoises du x\ i siècle
reproduites par
G eorge Soulié de M orant dans
ses prem iers ouvrages
sur l'acuponc(urc).
quelquefois de bons résultats mais est le plus
souvent une hérésie ♦ .

É B A U C H E D ’UN D IA G N O S T IC
ET D ’UN T R A IT E M E N T

Prenons un cas sim ple: un m alade se présente, ♦ une hérésie


qui souffre de névralgies faciales insupportables
résistant à tous les calm ants ordinaires. L ’acu ­ B ien q u ’il soit é videm m ent exclu d ’a b o rd e r dans
p o n cteu r le laisse parler, mais, connaissant le une étude aussi rapide l’in te rp réta tio n détaillée
des différents pouls, il nous p a ra ît indispensable
tracé des m éridiens et sachant que des algies d ’en d o n n e r une brève description.
se développent le long de ce trac é lorsque la C om m e nous l’avons vu, ces pouls se p re n n e n t
circulation d ’énergie est troublée, il pense to u t sur l’a rtè re radiale, aux deux poignets, de p a rt
e t d ’a u tre de l’apophyse radiale. O n appelle
de suite au m éridien d ’estom ac et éventuellem ent p rem iers pouls ceux que l’on p e rç o it dans le
au m éridien du gros intestin ou de l’intestin creux ju ste en avant de l’apophyse radiale,
grêle. Le praticien p rend alors les pouls e t si, deuxièm es pouls ceux que l’on p e rç o it à h a u te u r
com m e il s’y attendait, il trouve un pouls de l’ap o p h y se radiale et troisièm es pouls ceux
que l’on p e rç o it en arrière.
d ’estom ac m anifestem ent en excès, il sait que A u poignet gauche, on tro u v e :
cela, en dehors des névralgies faciales, peu t - em placem ent 1 : pouls superficiel - intestin
en traîn er d ’autres troubles. C ’est alors qu ’il grêle — pouls m oyen - cœ ur.
- em placem ent 2 : pouls superficiel - vésicule
interroge le m alade d ’une m anière plus précise. biliaire - pouls m oyen - foie.
Il sait q u ’il a b ea ucoup plus de chances de - em placem ent 3 : pouls superficiel - vessie —
tro u v er un excès d ’énergie du m éridien de pouls m oyen - reins.
l’estom ac au mois de mai ou au mois de A u poignet droit:
- emplacem ent 1: pouls superficiel - gros
novem bre, mais il sait aussi, et cela va être intestin - pouls m oyen - poum ons.
l’origine de ses questions, q u ’un excès d ’énergie - em placement 2 : pouls superficiel - estom ac -
dans ce m éridien entraîne de la lourdeur et de la pouls m oyen - pancréas — pouls p rofond - rate.
lassitude (ce qui n’a rien d ’extraordinaire), une - em placem ent 3 : pouls superficiel - Trois
R échauffeurs — pouls m oyen - M aître du C œ u r —
m isanthropie certaine (ce qui n’a rien non plus pouls p rofond - organe sexuel.
d ’éto n nant, com pte tenu de ce que le m alade N ous ne connaissons pas d ’in te rp réta tio n p o u r les
souffre beaucoup). Il sait égalem ent, et ses pouls profonds que l’on p e rç o it c e p e n d a n t très
bien, aux e m p la ce m e n ts 2 e t 3 du poignet
questions vont davantage surprendre le patient gauche.
qui n’avait pas songé à lui indiquer ces sym p­ En gros, l’on p e u t dire que si :
tôm es ta n t l’objet de sa douleur principale - le pouls est p e tit e t m ou, l’organe est
insuffisant,
lui interdisait to u te au tre analyse, qu ’il éprouve - le pouls est am ple e t dur, l’organe est
des cram pes ou des brûlures d ’estom ac, que ses congestionné,
lèvres sont sèches et facilem ent gercées — ce qui - le pouls est m ou e t gros, l’organe enflé a un
est assez extraordinaire au mois de mai — et que, fo n c tio n n e m e n t défectueux,
- le pouls est p e tit e t dur, l’o rgane est
de plus, il a des rêves incessants, obsédants et c o n tra c té et généralem ent douloureux.
le plus souvent des cauchem ars. C itons un exem ple:
Si tous ces sym ptôm es ou la plupart d ’entre eux Si le pouls d ’esto m ac est gros, gonflé, large, c ’est
un signe d ’aérogastrie et d ’insuffisance d ’énergie
existent, ils viendront confirm er le diagnostic de l’o rg a n e ; s’il est m ou, faible e t petit, les
déjà form ellem ent indiqué p ar le pouls, et digestions sont lentes; s’il est p e tit e t dur, c ’est
l’ac u p o n cteu r saura q u ’il doit disperser le un signe de cram pes, de b rû lu res ou de spasm es.
m éridien d ’estom ac (en p iquant avec une aiguille
d’argent un point situé vers l’extrém ité externe

108 L'a cu po n ctu re


du second orteil) p o u r o b tenir le plus souvent
une guérison quasi im m édiate et spectaculaire ♦ .
L a sym ptom atologie chinoise relativ e aux
troubles co ncom itants qu ’entraîne le plus souvent
un défaut de la circulation de l’énergie dans
un m éridien, apparaît com m e plus com plète que ♦ une guérison quasi im m édiate
la sym ptom atologie de la m édecine occidentale. et spectaculaire
P our év o q u er en co re qu elq u es cas sim ples,
D ’O R O U D ’A R G E N T , SELO N LE CAS l’a c u p o n c tu re sait p a r évidence quand on
considère le tra c é du m éridien, que :
Pour agir sur les points et, par leur interm édiaire, — la p lu p a rt des vraies m igraines p ro v ie n n e n t
sur les m éridiens, l’ac u p o n cteu r em ploie des de la vésicule biliaire.
— la p lu p a rt des céphalées - su rtout frontales -
aiguilles et des moxas. En général, on peut utiliser des m aux de nez, de gorge, sont justiciab les
l’une ou l’autre techniqu e sur presque tous q u an d il n’y a pas c o n tre -in d ic a tio n d ’après les
les points d ’ac u p o n ctu re ♦ . M ais en E urope pouls, du p oint R o-K ou, 4' du m éridien du
l’acu p o n ctu re se pratique surtout avec les gros intestin.
— que presq u e to u te s les rages de d en ts cèdent
aiguilles. Elles sont constituées soit p ar un alliage in sta n tan é m e n t p a r une piqûre au po in t C hang
d ’or et de cuivre, soit p ar un alliage d’argent et Iang, 1" du gros intestin, et so n t m êm e consi­
de zinc. Aussi extraordinaire et inexplicable que d é ra b le m en t am éliorées p a r u ne pression violente
de l’ongle sur ce point, à cond itio n de choisir
cela paraisse, l’expérience journalière dém ontre l’index du c ôté opposé à celui où est la rage
que les aiguilles d’or ou d ’argent ont un effet de dents.
rad icalem ent opposé, les prem ières étant toni­ — que presq u e tous les lum bagos c èd e n t im m é­
d ia te m en t p a r u ne p iqûre au p oint Iang-F ou, 38'
fiantes et les secondes dispersantes. Il existe
du m éridien de la vésicule biliaire.
plusieurs théories sur la m anière d ’enfoncer les — que la p lu p a rt des sciatiques vraies p ro ­
aiguilles et sur le tem ps du ran t lequel on doit v ie n n e n t d ’un tro u b le sur le m éridien de vessie,
les laisser en place, mais il sem ble bien que les que les a rth rites de l’o m o p la te p ro v ie n n e n t d ’un
trouble de la circ u la tio n de l’énergie sur le
résultats les plus sûrs sont obtenus de la m anière m éridien de l’intestin grêle, e tc ..., etc.
la plus sim ple: après avoir repéré avec précision
l’em placem ent du point, le praticien enfonce
l’aiguille d’un coup sec, de trois à quatre ♦ les points d ’acu p o n ctu re
millimètres, en p ren an t soin de faire tousser le Les m oxas serv en t à faire de légères brûlures
m alade au m om ent où il pique, ce qui dim inue répétées sur le point. P o u r cela, les C hinois
la douleur. N atu rellem en t, si le point est au enflam m aient une bou lette de pou d re d ’arm oise
voisinage d ’un os ou d’une veine, il prend la sur une pièce de m onnaie percée en son centre.
En E u ro p e, la te c h n iq u e des m oxas, très utilisée
précaution d ’enfoncer l’aiguille légèrem ent en en C hine e t au Jap o n , l’est b e au c o u p m oins, faute
biais, ou presque couchée, de façon à éviter l’os d ’instru m en ts appropriés. O n p o u rrait songer au
ou la veine. th e rm o c a u tère, m ais celui-ci e n tra în e des
b rû lu res assez désagréables; c ep e n d a n t l’expé­
Si l’em placem ent du point est bien déterm iné rience dém ontre q u ’un th e rm o c a u tè re réglé à un
et si le m alade réagit norm alem ent, l’aiguille voltage inférieur, de façon à ce que sa tem p é­
doit se tro uver serrée com m e par une pince de ra tu re ne dépasse pas 85°, do n n e de très bons
telle m anière q u ’il est impossible de la faire résultats, sans a u cu n e brûlure. F aire un petit
nom bre de moxas, de l’o rd re de trois à cinq, sur
to u rn er sans en traîn er la chair et, sim ultaném ent, un point ap p o rte généralem ent un effet dispersant;
une violente douleur. Sauf dans quelques cas en e ffe c tu e r un plus grand nom bre en traîn e
particuliers où il est indiqué de «disperser» g énéralem ent un effet tonifiant.
p en d an t très peu de tem ps, l’aiguille devra rester
en place ju sq u ’au m om ent où, en la tournant,

Le m o u v e m e n t des connaissances 109


l’acuponcteur ne rencontrera plus aucune résis­ dans une branche du méridien et une insuffisance
tance. Il pourra alors la retirer et le plus souvent dans l’autre. Il conviendra donc de «tonifier»
il n’y aura aucune goutte de sang. à droite et de «disperser» à gauche, et inver­
L’aiguille restera en place de cette façon, le plus sement, ou de « tonifier» en bas et de « disperser»
souvent entre dix et vingt minutes. Si l’on en haut, et vice versa. Dans cette recherche le
«disperse», il n’y a pas d’inconvénient majeur praticien sera aidé par la symptomatologie
à la retirer un peu trop tôt, ce qui entraînera chinoise quand il lui faudra surtout distinguer si
presque toujours l’apparition d’un peu de sang, certaines douleurs, en apparence les mêmes pour
mais il faut l’éviter à tout prix lorsqu’on veut le malade, proviennent d’un manque ou d’un
« tonifier» ♦. excès d’énergie ♦ . C’est certainem ent un des
aspects les plus difficiles de l’acuponcture et sur
UNE TH ÉRA PEU TIQ U E COMPLEXE lequel beaucoup de recherches, dans l’état actuel
ET NUANCÉE de nos connaissances, restent à entreprendre.
Dans la réalité les faits se présentent souvent QUE PEUT SOIGNER L’ACUPONCTURE?
d’une façon plus compliquée. Tout d’abord, en
face d’un trouble déterminé, l’acuponcteur, s’il L’acuponcture se présente comme une médecine
se com portait comme un médecin occidental, expérimentale complète; elle prétend donc
se réciterait une liste de points, quelquefois très s’attaquer à tous les troubles mais, bien entendu,
nombreux. Mais il ne peut évidemment les piquer comme toute médecine, elle a ses limites et ses
les uns après les autres pour voir lequel réussira, lacunes. La plupart des échecs constatés pro­
d’autant plus que, dans la plupart des cas, ces viennent de l’insuffisance de la science de l’acu­
listes n’indiquent pas ou indiquent mal s’il faut poncteur et même, le plus souvent, du fait que
«disperser» ou «tonifier». Il devra être guidé la piqûre n’a pas eu lieu exactem ent sur le point
dans son choix par la prise des pouls qui lui qu’il fallait traiter.
perm ettra de reconnaître les méridiens où la Si l’on s’en réfère à la phrase de Soulié de M orant,
circulation d’énergie est affectée. La plupart du citée en épigraphe, le programme de ce médecin
temps, il y a plusieurs méridiens en cause. chinois nous apparaît comme bien vaste et
Son prem ier travail sera d’essayer de rétablir surtout en dehors de nos possibilités actuelles.
cette circulation d’énergie en ram enant tous les Pour fixer un certain nombre de limites, il est
pouls vers la normale. Pour ce faire, il ne sera certain que l’acuponcture, qui n’utilise que les
pas obligé de traiter tous les méridiens car il ressources propres de l’organisme, se révélera
sait qu’agir sur un méridien entraîne généralement tout à fait impuissante en face d’un patient trop
des répercussions sur d’autres méridiens. C’est affaibli et l’acuponcteur s’en apercevra facilement
ainsi que, par exemple, s’il tonifie le méridien car les aiguilles ne provoqueront pratiquement
de rate-pancréas, il sait qu’il va en même temps aucune réaction. Il est certain que l’acuponc­
tonifier le méridien du cœ ur et celui du foie, mais ture ne peut remédier aux lésions organiques
d isp erser celui d ’esto m ac et des T rois graves et irréversibles.
Réchauffeurs. Il faudra donc qu’il fasse attention, Son domaine est essentiellement celui des
avant de tonifier ce méridien, de voir s’il n’y a pas maladies fonctionnelles sur lesquelles la médecine
déjà excès soit dans le méridien du cœur, soit occidentale a mis un certain temps à se pencher,
dans le méridien du foie. entraînée par les découvertes de Pasteur vers
Parfois aussi l’indication des pouls ne sera pas très l’étude et la suppression des maladies infectieuses.
nette, soit par l’insuffisance de légèreté du Nous n’avons pas du tout la prétention d’énu-
toucher de l’acuponcteur, soit par la complexité mérer ici toutes les maladies fonctionnelles que
réelle de la maladie qui peut entraîner un excès peut soulager ou guérir l’acuponcture. Signalons-

110 L'acuponcture
en cep en d an t quelques-unes dans lesquelles ses
effets paraissent plus certains et plus constants
que ceux de la m édecine occidentale, telles que:
l’asthm e, les m igraines, les troubles digestifs de
to u te n ature, to u tes les douleurs articulaires qui
sont vraim ent son dom aine d ’élection, les névrites,
les troubles du foie ou de la vésicule biliaire qui
répondent très bien à l’acu p o n ctu re, certains
troubles des reins qui, bien que théoriquem ent
plus difficiles à soigner, d o n n en t dans certains cas
des résultats extrao rd in aires: nous avons pu
assister à l’élim ination rapide et p ratiq u em en t
indolore de calculs rénaux p o u r lesquels une
opération était envisagée, to u tes les m aladies des
fem m es, certains troubles cérébraux, notam m ent
la m ém oire et la co n cen tratio n de pensée.
Il nous faut égalem ent signaler que l’acu p o n ctu re
donne parfois des résultats surprenants dans le
cas de m aladies infectieuses pourvu q u ’on les
prenne à leur début; pour n’en citer que
quelques-unes:
♦ lorsqu’on veut tonifier
— le rhum e de cerveau, l’angine, la grippe, qui.
A joutons q u e dan s certains cas on p e u t rem placer, traités dans les toutes prem ières heures, s’arrêteni
to u t au m oins p a rtie lle m e n t, les aiguilles ou les très souvent im m édiatem ent;
m oxas p a r des m assages sur les p o in ts d ’a c u p o n c ­
tu re . C ette p ra tiq u e est su rto u t utilisée p o u r les — les conjonctivites, les orgelets, les classiques
e n fan ts très je u n e s ou q u and on ne dispose pas et intraitables boutons de fièvre pris dès le départ.
d ’aiguilles ou de m oxas. Elle est, en ou tre, Enfin, la sinusite, même très ancienne, finit géné­
réservée à certa in s points.
ralem ent par céder à un certain nom bre, souvent
très peu élevé, de séances d ’acup o n ctu re.
♦ un excès d ’énergie
L ’A V EN IR D E L’A C U PO N C T U R E
11 arrive que les pouls a y an t d o n n é u n e ind icatio n
nette, les m éridiens ne ré p o n d e n t p as aux points
EN F R A N C E
h abituels d e to n ificatio n ou de dispersion; dans
ce cas-là, on p e u t faire appel aux « H éros » ou aux On p eu t se d em ander pourquoi une m édecine,
« A ssentim en ts », ou e n co re à d ’a u tre s m éridiens profitable à plus du tiers de l’hum anité depuis
qui o n t une actio n c o n co m itan te su r celu i q u ’on
v eut tra ite r e t n o ta m m e n t aux m éridiens qui des millénaires, n’est pas plus largem ent répandue
p ré c èd e n t ou qui su iv en t celu i sur lequel on v eu t en E urope. On p o u rrait espérer que, m aintenant
agir, dans la circ u la tio n d ’énergie. C ’est q u ’en qu ’une p artie du corps m édical sait de quoi il
effet, p o u r les C hinois, l’énergie est c o n sta m m e n t
dans tou s les m éridiens, m ais elle passe p a r un s’agit, et a pu co n stater des résultats incon­
m axim um p e n d a n t deu x h e u re s en v iro n , successi­ testables, l’acu p o n ctu re va se développer rapi­
vem ent dans c h aq u e m éridien e t d an s un certa in dem ent en France. Nous sommes assez pessimistes
ordre. P e n d a n t ces deux h e u re s de m axim um le pour plusieurs raisons:
m éridien et l’org an e c o rre sp o n d an t so n t plus
faciles à « d isp erser » e t p e n d a n t les deux h eu res
qui suivent, il est plus aisé d e les « to n ifier ». 1° Le m édecin qui s’intéresse sérieusem ent à
cette m éthode découvre q u ’il doit apprendre une
som m e de connaissances presque aussi impor-

Le m o u v e m e n t des connaissances 111


tante que celles qui ont fait l’objet de ses longues Soulié de M orant écrivait:
années d’études. « Il convient de signaler tout d’abord que l’acu­
poncture ne peut faire encourir aucun risque; et
2° Le médecin doit surtout, pour pratiquer l’acu­ que, n’introduisant dans l’organisme aucun
poncture, adopter une optique entièrem ent diffé­ poison, aucun élément étranger, elle ne peut
rente de celle de la thérapeutique occidentale et contrarier aucun traitement... le seul risque dans
cet effort d’adaptation constitue un pas très ces conditions est la possibilité de l’insuccès qui
difficile à franchir. laisse exactem ent dans l’état initial. »
Pour une fois, je ne suis pas entièrement de son
3" En adm ettant qu’après ses études le médecin avis. Il me semble évident que si l’acuponcture
occidental se donne la peine d’apprendre l’acu­ bien appliquée peut amener des guérisons, mal
poncture et qu’il fasse 1 effort mental d’adopter appliquée, elle peut provoquer des désordres dans
la conception thérapeutique chinoise, il va se l’organisme. Et même, si l’on admet que l’acu­
heurter, dans la pratique, à des difficultés maté­ poncture est pratiquem ent sans danger ou que,
rielles très gênantes. tout au moins, elle est moins dangereuse que la
Dans la médecine courante, les consultations sont médecine qui manie des poisons, le problème
rarem ent de longue durée et la formulation des n’est pas là: livré au seul diagnostic de l’acu­
ordonnances est généralement très rapide tandis poncteur, même de grand talent, qui n’est pas
qu’une séance d’acuponcture pratiquée sérieu­ médecin, le malade peut, à juste titre, redouter
sement dem ande souvent plus d’une heure. de ne pas voir dépister à temps une maladie grave
Après le temps réservé au diagnostic (qui est pra­ qui aurait été révélée par les méthodes d’inves­
tiquem ent du même ordre que celui d’une consul­ tigation modernes.
tation ordinaire), le traitem ent dure longtemps Pourtant, la pratique de l’acuponcture est une
et dem ande une concentration constante d’esprit, science qui peut s’acquérir d’une façon presque
et des vérifications permanentes sur les pouls. complètement indépendante de la médecine occi­
Ces vérifications peuvent amener à faire de nou­ dentale et il semble bien inutile pour former un
velles piqûres, ce qui prolonge d’autant la séance. bon acuponcteur de lui dem ander d’être d’abord
Et comme l’acuponcture n’est pas reconnue docteur en médecine. La solution serait peut-être
comme une spécialité officielle et n’est pas rem­ que les médecins prennent l’habitude d’adresser
boursée par la Sécurité sociale, le médecin qui leurs malades à l’acuponcteur, exactement
la pratique en clientèle est un philanthrope. comme ils les envoient en cures ou chez un
Certes, nous savons qu’un certain nombre de masseur. Cela suppose que l’acuponcture devienne
docteurs en médecine sont devenus d’éminents une spécialité reconnue, que les études soient
acuponcteurs, mais nous savons aussi que sanctionnées par un diplôme et que l’ensemble
certains acuponcteurs, parmi les plus habiles du corps médical soit informé de façon suffi­
(c’était le cas du regretté Édouard Berladier), sante. Sans doute n’aurons-nous pas agi inuti­
ont pratiquem ent cessé d’exercer parce qu’ils lement en portant ce problème à la connaissance
n’étaient pas médecins et qu’en France toute des lecteurs de « Planète », parmi lesquels se
médecine non officielle est interdite. Notre trouvent bon nombre d’hommes placés aux
propos n’est pas d’aborder la discussion du très postes de responsabilité.
épineux problème posé par la pratique de la R O G ER WYBOT.
médecine libre mais simplement de chercher
par quels moyens on pourrait, sans trop bousculer
les règles établies, apporter à la médecine occi­
dentale ce complément, qui nous paraît indis­
pensable.

112 L'acuponcture
LIVRES A CONSULTER
ROGER W YBOT

Depuis un certain nom bre d'années, Le nom du signataire de cet article


et en particulier depuis le début du pourra surprendre certains lecteurs.
XX' siècle, ont paru de nombreux A ffecté après la Libération au m inis­
articles, études et traités sur l’acu­ tère de l'intérieur, Roger W ybot a créé
et dirigé, jusqu'en fin 1958, la
poncture. Il n'est pas question de les D irection de la Surveillance du
énumérer tous. Nous renvoyons à la Territoire.
bibliographie très com plète indiquée En 1948, souffrant de maux d'estomac
dans l'ouvrage du Dr Ferreyrolles. résistant à toutes les thérapeutiques
Nous recommandons, comme première classiques et pour lesquels une opé­
initiation, le pe tit livre de George ration était à la fois envisagée et
déconseillée, il rencontra l'Acuponc-
Soulié de M orant, paru au « Mercure
ture dans la personne de son grand
de France» en 1934, sous le titre de
maître en Europe, George Soulié de
Précis de la vraie acuponcture chinoise. M o ra n t: guéri en une seule séance,
Pour les lecteurs qui voudraient entre­ il se passionna pour cette « médecine
prendre une étude plus approfondie, différente». Très m odestem ent, il aida
voici une liste nullem ent lim ita tiv e : Soulié de M orant à la remise à jour
L'Acuponcture chinoise, de P. Ferrey­ de ses notes sur l'acuponcture. Fruit
rolles, im prim ée sur les Presses Liévin d'un travail de nombreuses années,
d'une valeur inestimable, ces notes
Danel, à Lille, en 1953. ne sont malheureusem ent pas encore
Essai sur l'acuponcture chinoise p ra­ publiées.
tique, de J.E.H. Niboyet, paru aux Roger W y b o t n'est pas m édecin; il
Éditions de D om inique W apler, en s'intéresse à l'acuponcture du point
1951. de vue de la recherche.
L'Acuponcture chinoise, par George Sur le plan de la réflexion philo­
Soulié de Morant, 2 vol. parus au sophique, il a publié dernièrem ent
aux Éditions Denoël un essai intitulé
« M ercure de France », respectivem ent
« Bouillon de Culture ».
en 1939 et en 1941.
L'A cuponcture chinoise, par George
Soulié de Morant, paru aux Éditions
Jacques Lafitte, en 1957.

Le m o u v e m e n t des connaissances 113


Un jésuite dans l'étoile
A rth u r C. C larke N o uve lle in édite

Au Congrès dont il était l’invité d ’honneur, Arthur se leva de son siège


pour accepter la récompense qui allait à la nouvelle que vous allez lire.
C’était une si ju ste récompense que j'applaudis à m ’en faire mal aux

Arthur C. Clarke, qui permit de A TROIS M ILLE ANNÉES-LUM IÈRE DU VATICAN


mettre au point le projet des satel­
lites « Telstar », est un savant et un D ’ici au Vatican, il y a trois mille années-lumière.
technicien (voir le dictionnaire des Naguère, pour moi, l’immensité et la complexité de l’espace étaient
responsables de ce numéro). Il est
aussi connu comme le plus grand une chose, et la foi une autre chose. J’étudiais l’espace et je croyais
écrivain anglo-saxon de science- au ciel. Mais, m aintenant, j’ai vu Dieu à l’œuvre. Je vous ai vu à
fiction. C’est le scientifique qui a l’œuvre, mon Dieu. O Dieu sans Dieu, secourez-moi!
écrit l’un des prochains volumes de Je contemple le crucifix suspendu au mur plastique, juste au-dessus
l’Encyclopédie Planète. C’est le de la machine à calculer numéro six. Pour la première fois de ma vie,
rêveur, que nous présentons ici. Cette je me demande si ce n’est pas un symbole vide.
nouvelle, jusqu’ici inédite en français, Je n’ai encore parlé à personne. Mais on ne peut cacher la réalité
a obtenu le prix du meilleur texte longtemps. Les informations sont là: dans des milliers de bandes
d’imagination du monde pour l’année
1956, décerné par le jury de
magnétiques, sur des milliers de photos. Tout le monde pourra les
« l’Hugo », qui est à la science- lire. Des centaines de savants, dans le monde, les interpréteront aussi
fiction ce que « l’Oscar » est au bien que moi, sinon mieux. Je sais bien que ma Compagnie a eu
cinéma. mauvaise réputation dans le passé pour avoir subtilement altéré la
Peut-être ce court récit restera-t-il vérité. Mais la vérité circule librement aujourd’hui. Puis-je l’en
comme l’une des plus profondes empêcher? Ce serait intolérable...
méditations modernes? Il nous plaft Cela amusait l’équipage d’avoir pour astrophysicien en chef un
de le révéler dans ce numéro de Jésuite. Le docteur Chambler ne s’y habituait pas. Tant de médecins
Novembre-Décembre...
sont athées! Il venait parfois me voir au poste d’observation d’où
j ’examine, à travers l’éclairage tamisé, les étoiles qui palpitent dans
leur gloire sauvage. Il s’approchait. Épaule contre épaule, devant le
grand hublot ovale, nous regardions le ciel basculer lentem ent à
mesure que notre astronef se retournait à cause d’un résidu de
rotation que nous ne nous étions jamais donné la peine d’annuler.

Illustration
de Michel Ciry La litté ra ture différente 115
Il finissait toujours par me dire : Nous savions au départ ce qu’était la nébuleuse
- Voilà. Cela continue, éternellem ent, sans fin. Phœnix: un immense amas de mort. Dans notre
Quelque chose, peut-être, a construit cet univers galaxie seule, cent étoiles explosent par an,
formidable. Mais comment pouvez-vous croire doublant ou triplant brusquement d’éclat dans la
que ce quelque chose s’intéresse particulièrem ent flamme d’une nova.
à notre petite Terre? Mais, trois ou quatre fois par millénaire, c’est la
Derrière le hublot, étoiles et nébuleuses valsaient. flamme inconcevable d’une super-nova qui brille
Je répliquais en ne citant que mes publications dans l’espace infini, écrasant de sa lumière tous
dans la « Revue d’Astrophysique » et le « Bulletin les soleils d’une galaxie. Les Chinois en ont vu
mensuel de la Société royale d’Astronomie ». Je une, en 1054 de l’ère chrétienne, sans com­
lui rappelais que la Compagnie de Jésus a prendre. Cinq siècles plus tard, en 1572, dans la
toujours été à la pointe du travail scientifique. constèllation de Cassiopée, une super-nova est
C’est vrai: notre contribution à l’astronomie et à devenue visible en plein jour. Mille années, et
la géophysique, si l’on songe que nous ne sommes trois super-novae depuis.
qu’un petit nombre d’hommes, est considérable. Notre mission était de visiter les débris de cette
Mais mon rapport sur la nébuleuse Phœnix va-t-il catastrophe destructrice de planètes, et, si
mettre fin à mille ans d’histoire de notre possible, d ’en dégager les causes.
Compagnie? J’ai peur qu’il ne mette fin à plus Nous arrivâmes à travers les couches concen­
encore. triques de gaz. Elles étaient très chaudes et rayon­
Je ne sais qui a donné ce nom à cette nébuleuse. naient d’une lumière violette. Au centre d’une
C’est un nom que je n’aime pas. Je veux croire coque ayant mille fois la dimension de notre
qu’il est prophétique. Mais combien de millions sytème solaire, il restait un objet fantastique qui
ou de milliards d’années nous faudra-t-il pour le avait été une étoile: une naine blanche, le
savoir? cadavre de cette étoile, plus petite que la Terre,
A l’échelle cosmique, la nébuleuse Phœnix est mais pesant beaucoup plus.
toute petite. C’est une coque de gaz incandescent. Nous avions arrêté notre propulseur interstellaire,
J’avais placé la gravure de Rubens, qui représente et nous dérivions à vitesse réduite vers la petite
Loyola, à côté du spectrophotom ètre. Mon Père, étoile. Personne ne s’attendait à trouver des
qu’auriez-vous fait de ce que je sais? Votre foi planètes. S’il y en avait eu avant l’explosion,
aurait-elle survécu, se serait-elle affermie, là où elles avaient dû être volatilisées. Mais nous avons
la mienne s’effondre? trouvé un tout petit monde, à une immense
Vers quel point dans le lointain fixer l’esprit, mon distance de cette étoile morte. La flamme de
Père? J’ai parcouru des distances que vous ne l’explosion avait calciné ses roches et détruit
pouviez concevoir lorsque, voici mille ans, vous toute vie. Nous nous sommes posés. Et nous
avez fondé notre ordre. Aucun astronef ne s’est avons trouvé le Réceptacle.
éloigné aussi profondément de la Terre. Nous Ceux qui l’avaient construit avaient pris leurs pré­
sommes aux frontières de l’univers connu. Nous cautions pour qu’on le trouve un jour. Nos
étions partis pour atteindre les restes de la détecteurs repérèrent des flèches de radio-activité
nébuleuse Phœnix. Nous les avons atteints, mon grandes comme des continents et enterrées dans
Père, et je reviens écrasé. Il me faudrait de l’aide. les roches, pareilles aux lumières d’un phare
Mais j’appelle en vain, par-delà les siècles et les allumé pour l’éternité. N otre navire, suivant ces
années-lumière. flèches, atteignit la cible. Les pylônes, au-dessus
Sur le livre que vous tenez, tel que Rubens vous du Réceptacle, avaient eu trois kilomètres de
a représenté, on lit les mots: A d Majorent Dei haut. Ils ressemblaient m aintenant à des cierges
Gloriatn. J’ai mal. Je n’y crois plus. Y croiriez- fondus. Nous creusâmes pendant des semaines à
vous encore, mon Père? travers les roches calcinées. Il faudra des géné­

116 Un Jésuite dans l'É toile


rations de terriens pour dresser le catalogue des nous, pouvons-nous oser dire ce qu’il peut faire
messages enfouis. Ceux qui ont laissé ces sou­ ou ne pas faire? Oui, oui, cela est d’une arrogance
venirs de leur vie, savaient que leur soleil allait voisine du blasphème. Je connais ces arguments,
exploser. Que n’eurent-ils plus de temps! Ils mon Père. Mais il y a un point au-delà duquel
savaient voyager entre les planètes de leur la foi la plus profonde se lézarde. J’ai atteint ce
système, mais ils n’avaient pas découvert la navi­ point. Mes calculs m’y ont amené.
gation interstellaire. Et le système solaire le plus Avant d’atteindre cette nébuleuse sacrifiée, nous
proche d’eux était à dix années-lumière... ne pouvions savoir quand l’explosion s’était
Ils étaient humains. Nous le vîmes tout de suite produite. Nous le savons aujourd’hui, par l’obser­
à leurs sculptures. Ils ont laissé des films et des vation astronomique directe et par l’analyse des
machines pour les projeter. Et toute la beauté, roches. Je sais aussi à quelle date exacte la
et toute la grâce d’une civilisation divinement lumière de cette catastrophe a brillé durant
supérieure à la nôtre nous apparurent. Leurs quelques heures sur la Terre; à quelle date la
planètes étaient belles, leurs cités avaient un flamme de cette super-nova a illuminé le ciel
charme exquis. Nous les avons vus travailler et d’aube d’un pays d’Orient. Aucun doute n’est
jouer. Nous avons écouté leurs voix musicales. possible. L’ancien mystère est résolu, hélas! Vous
Derrière mes paupières s’est fixée une scène: des auriez pu utiliser tant d’autres feux, mon Dieu,
enfants jouent sur un étrange rivage de sable pour alerter les mages!
bleu, et le soleil traître, dont l’explosion doit Mon Dieu, pourquoi avez-vous jeté ces peuples
martyriser cette innocence, s’enfonce calmement beaux dans la fournaise ardente, afin que l’éclat
dans la mer... de leur fin brille au-dessus de Bethléem?
Je sais, je sais: des cultures et des races se sont A R T H U R C. CLARKE.
effacées de notre terre. Mais là, c’est une T itre original : « The Star »
destruction complète, l’engloutissement irré­ Traduction Louis Pauwels et Jacques Bergier.
médiable de tout un monde en pleine floraison et
en pleine réussite. Comment concilier cette mort
immense et la pitié de Dieu? Je ne reçois pas de
réponse. Peut-être, père Loyola, auriez-vous
entendu des voix qui pour mon âme sont
muettes? Rien ne m’a aidé dans les exercices
spirituels. Il n’y avait pas plus de mal en eux
qu’en nous, mon Père. Je ne sais quel Dieu ils
adoraient, ni même s’ils adoraient un Dieu. Mais
j’ai vu leur beauté à travers les siècles...
Je devine ce que mes collègues des sociétés
savantes diront à mon retour. Ils diront que
l’Univers n’a ni plan ni but. Cent soleils explosent
chaque année dans notre galaxie. En ce moment
même, dans les profondeurs de l’espace, des
formes de vie et de pensée s’évanouissent, et que
ces formes aient fait le bien ou le mal, rien ne
compte finalement; il n’y a ni Justice ni Dieu.
Je sais que mon émotion passe ma logique. Dieu
n’a pas à justifier ses actes aux yeux des hommes.
Celui qui a construit l’Univers a le droit de le
détruire ou de le transform er à sa guise. Savons-

La littérature différente 117


Le trou de mémoire
B arry P erow ne U ne n o u ve lle illu s tré e par J a cq u e s Noël

— Watson, j ’attire votre attention sur l’étrange incident du chien


pendant la nuit.
— Mais, Holmes, le chien n’a rien fa it pendant la nuit.
— C’est cela qui est étrange, Watson.
SIR AR TH U R CONAN D O Y L E (dans la nouvelle :« Silver Blaze »).

M. ANNIXTER EN QUÊTE DU MOT DE LA FIN

Annixter aimait ce petit homme comme un frère. Il passa un bras


autour de ses épaules par affection, bien sûr, mais surtout pour
l ne idée de génie s’em pêcher de tomber.
Il buvait copieusement depuis sept heures; il était maintenant près
l u oubli total de minuit et tout était un peu brumeux.
Le vestibule résonnait des rythmes d’une musique «hot»; deux
marches plus bas, il y avait beaucoup de tables, beaucoup de gens,
Un crime parfait beaucoup de bruit.
Annixter ignorait complètement le nom de cette « boîte », ni
comment ni quand il y était venu... Il en avait fait tellem ent depuis
sept heures!
« Ça se résume à ceci, s’épancha Annixter, en s’appuyant lour­
dem ent sur le petit homme, une femme vous repousse ou bien le
destin vous repousse. C’est la même chose, hein?... Une femme ou
le destin... Alors?... Alors vous vous dites: c’est fini, vous partez et
vous essayez de vous consoler, continua Annixter, alors vous
méditez.
«Vous vous asseyez là... et vous buvez... et vous ruminez... et vous
vous apercevez tout à coup que vous avez trouvé la meilleure idée
que vous ayez jamais eue de votre vie! et c’est comme ça..., conclut
Annixter ...et ça, c’est ma philosophie... plus vous faites souffrir un
auteur dram atique, mieux il travaille ! »
Annixter gesticulait avec tant de véhémence qu’il se serait écroulé
si le petit homme ne l’avait soutenu; il avait les reins solides et de

Mon ami,
quel meurtre, hein?. La litté ra ture différente 119
la poigne, le petit homme; sa bouche était volon­ «Mr. James Annixter, l’auteur dramatique bien
taire: une ligne droite presque incolore. Il portait » connu, a été renversé par un taxi tard la nuit
des lunettes hexagonales, sans monture, un » dernière, alors qu'il quittait la « Cabane Cubaine ».
chapeau de feutre noir et un élégant complet gris. » Après avoir été traité à l’hôpital pour un choc
Il était pâle et bien mis à côté d’Annixter » cérébral et des blessures superficielles, il a pu
rubicond et tout fripé. » regagner son domicile. »
De son comptoir, la jeune fille du vestiaire les
regardait, indifférente. La salle de la « Cabane Cubaine » résonnait des
«Ne croyez-vous pas, dit le petit homme à rythmes de l’orchestre; deux marches plus bas, il
Annixter, que vous devriez rentrer chez vous y avait beaucoup de tables, beaucoup de gens,
maintenant? J’ai été très honoré que vous me beaucoup de bruit. La jeune fille du vestiaire
racontiez l’intrigue de votre pièce, mais... » regardait avec étonnem ent Annixter, son pan­
- Il fallait absolument que je la raconte à sement au front et l’écharpe noire qui soutenait
quelqu’un, répondit Annixter, sans cela ma tête son bras.
éclatait... Ah! M on ami, quelle pièce! quel
m eurtre, hein? C ette gradation... » « Mon Dieu, dit la jeune fille, je ne m’attendais
certainem ent pas à vous revoir aussitôt!
L’entière, l’éblouissante perfection de la pièce le — Vous vous souvenez de moi alors? dit Annixter,
frappa encore. Il était debout, le sourcil froncé, souriant.
à réfléchir en oscillant un peu... Il inclina brus­ — Je pense bien ! je vous dois une nuit d’insomnie !
quement la tête, chercha à tâtons la main de J’ai entendu les freins crier juste après que vous
l’homme et la secoua chaleureusement. êtes sorti et puis ce choc! — Elle frémit: —Je l’ai
«Je suis navré de ne pouvoir m’attarder, dit entendu toute la nuit durant. Et je l’entends
Annixter, j ’ai du travail. » encore maintenant, une semaine après! C’est
Il enfonça son informe chapeau, se fraya un horrible !
chemin sinueux à travers la salle, ouvrit les deux — Vous êtes sensible, dit Annixter.
battants de la porte des deux mains, et s’élança — J’ai beaucoup trop d’imagination, admit la
dans la nuit. jeune fille. Ainsi je savais que c’était vous, avant
même de courir à la porte et de vous voir étendu.
UN AM I BIZARRE L’homme avec qui vous étiez était dehors. « Mon
Dieu, lui dis-je, c’est votre ami! »
L’obscurité, pour son imagination surexcitée, — Qu’a-t-il répondu, dem anda Annixter.
était pleine de lueurs vacillantes qui clignotaient — Il a dit: «Ce n’est pas mon ami, c’est juste
dans la nuit. quelqu’un que j ’ai rencontré!...» C’est bizarre,
«La Chambre Close», par James Annixter? Non! n’est-ce pas? »
«La Chambre Fermée. » Non! Non! «La Chambre Annixter se mouilla les lèvres:
Bleue...» «La Chambre Bleue», par James « Qu’entendez-vous par « bizarre? » dit-il pru­
Annixter... demment. J'étais précisément quelqu’un qu’il
Inconscient, il quitta le trottoir et un taxi sur­ avait rencontré.
gissant de l’endroit qu’il venait de quitter, freina — Oui... mais tout de même, dit la jeune fille du
brutalem ent dans un bruit de roues bloquées qui vestiaire, un homme avec qui vous venez de
gémirent sur le pavé humide. boire, tué devant vos yeux! Car il avait sûrement
Quelque chose frappa violemment Annixter à la vu la scène; il était sorti juste derrière vous. On
poitrine et toutes les lumières qu’il voyait lui est en droit de penser qu’il aurait au moins pu
éclatèrent au visage. être intéressé. Eh bien, quand le conducteur sortit
Puis, il n’y eut plus du tout de lumières. du taxi en criant que ce n’était pas sa faute,

120 Le trou de m ém oire


et qu’il dem anda un témoin, j ’ai cherché cet de toute l’histoire: la solution, la scène sur
homme... Il était parti! » laquelle repose toute la pièce. Elle aurait été
terminée cette pièce, Bill — la meilleure pièce
LE MYSTÈRE DE LA CHAM BRE CLOSE que j’aie jamais faite —terminée depuis deux jours,
s’il n’y avait pas eu — il se frappa le front — cet
Annixter échangea un coup d’œil avec Ransome, extraordinaire trou de mémoire, cette damnée
son m etteur en scène, qui l’accompagnait. C ’était petite fantaisie de mon cerveau !
un coup d’œil légèrement intrigué et anxieux. — Vous avez reçu un choc terrible.
Pourtant, il sourit à la jeune fille: — Cela? répondit Annixter avec mépris en jetant
«Non, pas tout à fait, «tué devant ses yeux...» un regard sur son bras en écharpe, je ne l’ai même
juste un peu secoué, c’est tout. » jamais senti et cela ne m’a pas gêné. Je me suis
Il était inutile de lui expliquer combien curieux réveillé dans l’ambulance avec ma pièce aussi
et bizarre avait été l’effet de cette secousse sur vivante dans mon esprit qu’au moment où le taxi
son esprit. m’a heurté — plus vivante, peut-être même, car
« Si vous aviez pu vous voir étendu, avec les j ’étais dégrisé et je savais ce que je tenais: un
phares du taxi qui vous éclairaient... succès, quelque chose qui ne pouvait pas
— Ah! encore votre imagination!» répondit échouer!
Annixter. — Si vous vous étiez reposé, dit Ransome, comme
Il hésita juste un instant, puis posa la question le docteur vous l’avait dit, au lieu de rester assis
pour laquelle il était venu — la question qui avait dans votre lit à griffonner nuit et jour...
pour lui une si grande im portance. « L’homme — Me reposer? Annixter rit doucement. Il me
qui m’accompagnait... qui était-il? » fallait tout mettre noir sur blanc. On ne se repose
La jeune fille du vestiaire les regarda l’un après pas quand on a une pareille idée. C’est pour cela
l’autre. Elle secoua la tête: «Je ne l’avais jamais que nous vivons, nous autres auteurs dramatiques.
vu auparavant et je ne l’ai pas revu depuis. » C’est notre vie! J’ai vécu huit vies entières dans
Annixter eut l’impression qu’elle l’avait frappé ces huit personnages, ces cinq derniers jours. J’ai
au visage. Il avait espéré, terriblem ent espéré une vécu si intensément en eux, Bill, que ce n’est
autre réponse; il com ptait tellem ent sur elle! qu’au moment d’écrire la dernière scène que j’ai
Ransome posa sur son bras une main apaisante: réalisé ce que j ’ai perdu. Ma pièce tout entière
« De toute façon, dit-il, puisque nous sommes ici est là: savoir comment Cynthia fut poignardée
prenons un verre. » dans cette chambre sans fenêtre où elle s’était
enfermée et barricadée. Comment l’assassin est-il
Ils descendirent les deux marches qui les parvenu jusqu’à elle? Comment la chose s ’est-elle
séparaient de la salle où jouait l’orchestre. Un produite? »
garçon les conduisit à une table et prit la
commande de Ransome. CETTE PIÈCE
« Ce n’était pas la peine d’insister, dit ce dernier QUI AURAIT ÉTÉ « MA » PIÈCE
à Annixter. Elle ne connaît pas cet homme et
vous n’y pouvez rien. A mon avis, James, ne vous Annixter poursuivit: «D e nombreux écrivains,
en faites pas. Concentrez-vous sur quelque chose meilleurs que moi, ont essayé d’imaginer un
d’autre. Donnez-vous une chance. Après tout, il m eurtre dans une chambre close; ils ne l’ont
y a à peine une semaine depuis que... jamais fait de manière convaincante, ils ne sont
— Une semaine! s’écria Annixter. M on Dieu! jamais arrivés à la perfection: c’était compliqué,
Mais regardez donc ce que j ’ai fait pendant cette tiré par les cheveux! Je l’avais, moi, la solution, je
semaine: les deux premiers actes en entier et l’avais! Simple, parfaite, manifestement évidente
le troisième jusqu’au point crucial — le nœud pour le spectateur quand on la lui m ettait sous les

La litté ra ture différente 121


yeux! Et cela, c’était ma pièce tout entière: le arriver à se heurter toujours à ce trou noir, à cette
rideau se levait sur cette chambre close et se affolante lacune de mémoire.
baissait sur elle! C’était cela ma trouvaille: Il quitta son travail et se mit à errer dans les
Comment la chose s ’est produite? C’était en rues. Il hanta les bars et les cafés. Il parcourut
quelque sorte un dédommagement que le sort des kilomètres en autobus et en métro, surtout
m’accordait, parce qu’une femme que je croyais aux heures d’affluence. Il regarda un million de
aimer m’avait repoussé! J’avais médité et j ’avais visages, mais ne recontra pas celui du petit
résolu le problème de la chambre close! Et un homme aux lunettes hexagonales.
taxi me l’a chassé de l’esprit! » La pensée de cet homme obsédait Annixter.
Il poussa un long soupir: « J’ai passé deux jours C’était affolant, c’était injuste, c’était une
et deux nuits, Bill, à essayer de retrouver cette torture que de penser qu’un petit citoyen ordi­
idée: comment la chose s'est produite? Impossible naire, rencontré par hasard, se promenait tranquil­
à retrouver!... Je suis un auteur dramatique lement quelque part ayant en tête le dernier
capable, je connais mon métier; j’aurais pu ter­ maillon de sa pièce — la pièce du célèbre James
miner ma pièce, mais elle aurait été comme les Annixter —la meilleure qu’il ait jamais faite — et
autres, imparfaite, tirée par les cheveux! Ça sans avoir idée de ce qu’il possédait, proba­
n’aurait pas été «m a» pièce! Et il y a un homme blement sans l’imagination suffisante pour pouvoir
quelque part dans cette ville — un petit homme s’en rendre compte et certainem ent sans se
à lunettes hexagonales — qui possède mon idée douter de ce que cela représentait pour Annixter!
et qui la possède parce que je la lui ai confiée. Ou bien avait-il une idée derrière la tête?
Il faut que je retrouve ce petit homme et que je Peut-être n’était-il pas aussi ordinaire qu’il en
reprenne ce qui m’appartient! Il le faut! Vous me avait l’air? Avait-il lu ces annonces, en avait-il
comprenez donc pas cela, Bill? Il le faut!» tiré de louches projets pour son propre compte?
Avait-il dans le crâne un plan quelconque pour
«L e monsieur qui, dans la nuit du 27 janvier, à faire chanter Annixter?
» la « Cabane Cubaine », a écouté si patiemment un Plus Annixter pensait à cela, plus il sentait que
» auteur dramatique lui exposer le thème général la jeune fille du vestiaire avait raison, qu’il y avait
» d'une pièce, est prié de communiquer avec la Boîte vraiment quelque chose de très bizarre dans la
» Postale n °... Il en tirera Un profit certain. » façon dont le petit homme s’était comporté après
l’accident.
Un petit homme qui avait dit: « Ce n’est pas mon
ami, c’est juste quelqu’un que j ’ai rencontré... » LE PETIT HOM M E ÉTAIT SI RESPECTABLE
Un petit homme qui avait assisté à un accident,
mais qui n’avait pas attendu pour témoigner... La pensée d’Annixter se concentrait sur l’homme
La jeune fille du vestiaire avait raison. Il y avait qu’il recherchait, il essayait d’approfondir les
quelque chose d’un peu bizarre là-dessous. raisons cachées de sa disparition subite après
Un peu bizarre? l’accident, de son silence à la suite des annonces.
Au bout de quelques jours, quand les annonces L’imagination d’Annixter était féconde et le
qu’il avait fait insérer n’apportèrent aucune portait à dramatiser. Le petit homme qui lui avait
réponse, Annixter com mença à trouver cela très semblé si ordinaire commençait à prendre une
bizarre. tournure sinistre dans son esprit...
On lui avait retiré son écharpe, mais il ne pouvait Mais quand il lui fut donné de revoir le petit
pas travailler. De temps en temps il s’asseyait homme, il se rendit compte combien toutes ces
devant son manuscrit presque terminé, le relisait suppositions étaient absurdes, tellement absurdes
de près, avec une farouche attention en se disant: qu’elles en devenaient risibles. Le petit homme
«C ette fois, cela va sûrement revenir!» pour en était si respectable, ses épaules étaient si droites,

122 Le trou de mémoire


son complet gris si propre, son chapeau de feutre — Il sourit et secoua la tête —Vous en avez pour
noir si carrém ent posé sur sa tête... une minute à me la dire. Je pensais...
Les portes du métro étaient en train de se fermer — Je ne sais pas ce que vous pensiez, répondit le
quand Annixter l’aperçut debout sur le quai, avec petit homme, mais je suis absolument sûr que
une petite mallette dans une main et un journal vous me prenez pour quelqu’un d’autre. Je n’ai
du soir plié sous l’autre bras. La lumière du train aucune idée de ce dont vous me parlez! Je ne
brillait sur sa figure pâle et guindée, ses lunettes vous ai jamais vu de ma vie. Je regrette.
hexagonales étincelaient. Il se dirigeait vers la Bonsoir. »
sortie au moment où Annixter s’élança vers les
portes qui se fermaient; il se faufila entre elles ANNIXTER FUT FRAPPÉ
et sauta sur le quai. D ’UNE IDÉE SOUDAINE
La tête dressée pour voir par-dessus la foule,
Annixter joua des coudes, m onta les escaliers Il se retourna et monta l’escalier. Annixter le
quatre à quatre et posa la main sur l’épaule du regarda fixement. Il ne pouvait en croire ses
petit homme. «Un instant! dit Annixter, je vous oreilles et suivit pendant un instant le petit
cherchais! » homme d’un regard stupéfait, puis un flot de
Le petit homme s’arrêta immédiatement au colère et de soupçons balaya sa stupeur. Il
contact de la main d’Annixter; puis il tourna la monta l’escalier en courant et le saisit par le bras
tête et le regarda. Ses yeux étaient pâles, derrière « Un moment seulement, dit Annixter. J’étais
les verres hexagonaux sans monture — d’un gris peut-être ivre, mais...
pâle. Sa bouche était une ligne droite presque — Cela me paraît évident! Est-ce que ça vous
incolore. gênerait de retirer votre main? »
Annixter se souvint de l’avoir aimé comme un Annixter se contrôla: «Excusez-moi. Pourtant,
frère, l’espace d’un soir. Le fait de le retrouver laissez-moi m ettre les choses au point. Vous dites
si heureusem ent était un soulagement si grand que vous ne m’avez jamais vu auparavant. Alors,
qu’il lui enlevait ses idées noires. Il tapa affec­ vous n’étiez pas à la «Cabane Cubaine» le 27
tueusem ent sur son épaule : —entre dix heures et minuit? Vous n’avez pas bu
« J’ai à vous parler, ce ne sera pas long. Allons un verre ou deux avec moi et écouté une idée de
quelque part. » pièce qui venait juste de me surgir à l’esprit? »
Le petit homme répondit: « Je ne vois pas du tout Le petit homme regarda Annixter avec assurance :
ce que vous pouvez avoir à me dire. » « Je vous ai dit que je ne vous ai jamais vu avant
Il s’effaça légèremênt pour laisser passer une ce jour.
femme. La foule descendue du train avait — Vous ne m’avez pas vu renversé par un taxi?
diminué, mais il y avait encore des gens qui poursuivit Annixter, tendu. Vous n’avez pas dit à
m ontaient et descendaient. Poliment attentif, il la demoiselle du vestiaire: «Ce n’est pas mon
regarda Annixter qui lui dit: «Naturellem ent, ami, c’est simplement quelqu’un que j ’ai ren­
vous ne voyez pas! C’est tellement bête! vous contré »?
savez... C’est à propos de cette pièce. Je ne sais pas de quoi vous parlez», répondit
— Quelle pièce? » l’autre aigrement.
Annixter ressentit une légère anxiété: Il essaya de tourner le dos, mais Annixter agrippa
« Rappelez-vous, j ’étais ivre cette nuit-là, très son bras de nouveau.
ivre, mais, si j ’ai bonne mémoire, vous n’aviez pas «Je ne sais rien de vos affaires privées, dit
bu du tout, vous. Annixter entre ses dents, et je n’en veux rien
— Je ne me suis jamais enivré de ma vie. savoir. Peut-être aviez-vous de bonnes raisons
— Bravo! Alors, vous n’aurez aucune peine à de ne pas vouloir servir de témoin à cet accident.
vous rappeler la petite chose que je vous demande. Peut-être en avez-vous d’autres qui justifient

La litté ra ture différente 123


votre attitude actuelle à mon égard: je veux UNE FOIS, A CAUSE D ’UN TAXI...
les ignorer, et cela m ’est égal. Mais il y a
un fait! Vous êtes l’homme à qui j ’ai raconté Ce serait risible, pensait Annixter! Et cela ne
ma pièce! m anquerait pas d’ironie...
» Je vous dem ande de me répéter l’histoire telle Il prit un autre verre. C’était le quinzième, depuis
que je vous l’ai déjà racontée. J’ai mes raisons que le petit homme aux lunettes hexagonales
—des raisons personnelles, qui ne concernent que lui avait échappé, et Annixter commençait à
moi. Je vous demande simplement de me redire atteindre le degré où il ne savait plus le nombre
cette histoire! d’endroits où il avait bu pendant toute la nuit.
— Vous me demandez là quelque chose d’impos­ C’était aussi le moment où il commençait à se
sible, répondit le petit homme, puisque je ne l’ai sentir mieux, où son esprit commençait à
jamais entendu». travailler.
Annixter fit un effort terrible pour garder son Il pouvait imaginer combien le petit homme avait
sang-froid. dû se rendre compte de la qualité de la pièce à
Il continua: «C ’est de l’argent que vous désirez? mesure qu’on la lui racontait avec des hoquets.
Une sorte de chantage? Dites-moi ce que vous « Voilà ma pièce avait dû se dire le petit homme.
voulez, je vous le donnerai! Bon Dieu, j ’irai Il faut que je l’aie. Il est ivre, il marine dans
jusqu’à vous donner une participation à ma l’alcool, demain il ne se rappellera plus un traître
pièce! C’est de l’or en barre! Je le sais, parce que mot! Allez, monsieur! Allez, continuez à parler! »
je connais mon métier. Mais, peut-être, peut-être... Le fait est que c’était risible qu’Annixter ait
dit Annixter, frappé d’une idée soudaine, peut-être oublié sa pièce le lendemain. Il arrivait à Annixter
le connaissez-vous aussi, le métier, hein? d’oublier quelques petites choses — des choses
— Vous êtes fou ou ivre», répondit le petit sans importance. Mais jamais de sa vie il n’avait
homme. D ’un brusque mouvement, il dégagea oublié le plus petit détail qu’il se proposait
son bras et monta les escaliers en courant. En d’utiliser dans une pièce. Jamais!
bas, un train arrivait bruyamm ent; des gens se Sauf une fois, à cause d’un taxi qui l’avait
hâtaient de descendre. Il les esquiva et se renversé.
faufila parmi eux avec une rapidité extraordinaire.
Il était petit et léger et Annixter était lourd. Le Annixter but un autre verre. Il en avait besoin.
temps d’atteindre la rue, il n’y avait plus trace du Il était seul, m aintenant. Il n’y avait plus de
petit homme... Il avait disparu... petit homme à lunettes hexagonales pour l’aider
à combler ce trou noir. Il était parti, comme s’il
Son idée était-elle de lui voler sa pièce? se n’avait jamais existé, parti aux cent mille diables!
demandait Annixter. Est-ce que, grâce à un Annixter devait combler ce trou lui-même! Il le
hasard insensé, le petit homme nourrissait la fallait! d’une façon ou d’une autre.
fantastique ambition de devenir auteur dram a­ De nouveau, il prit un verre. Il avait bu plus qu’il
tique? Ou bien peut-être avait-il présenté en ne fallait... Le bar était plein de monde, et
vain pendant des années ses précieux manuscrits bruyant. Mais il ne rem arquait pas le bruit...
à tous les directeurs de théâtre? La pièce jusqu’au moment où quelqu’un surgit et lui
d’Annixter lui était-elle apparue comme un frappa l’épaule... C’était Ransome.
aveuglant éclair dans ce sombre horizon de Annixter se leva, les coudes appuyés sur la table:
rebuffades et d’échecs? Avait-il cru pouvoir « Écoutez, Bill, qu’est-ce que vous pensez de ça?
impunément la voler parce qu’elle lui avait paru Un homme oublie une idée, hein!... Il veut la
être l’heureuse inspiration d’un ivrogne qui, le retrouver... la retrouver, vous vous rendez
lendemain, aurait complètement oublié avoir compte? L’idée lui vient du fond de sa pensée,
trouvé une idée exceptionnelle? il s’apprête à l’exprimer... Vous comprenez? Et

124 Le trou de m ém oire


quand il part à la recherche de ses mots, l’idée a Joseph s’était sûrement allongé sur le lit pour lire
de nouveau disparu ! Pourquoi? » le journal du soir qui était resté sur le couvre-
Il oscillait, scrutant du regard Ransome, qui pied chiffonné, l’empreinte d’une tête était visible
répondit: sur l’oreiller. Près de la tête du lit, du côté opposé
« Prenons un verre, j’en ai besoin pour réfléchir à la porte, il y avait une petite table couverte de
à ça. brosses à chaussures et de chiffons.
— J'ai réfléchi, moi! dit Annixter. Il enfonça son Annixter balaya de la main tous ces accessoires
informe chapeau. A bientôt Bill, j’ai du travail!... » qui tombèrent sur le plancher. Il posa son
En louvoyant légèrement, il se dirigea vers la manuscrit la carafe, le verre, les cigarettes, tra­
porte et rentra chez lui... versa la chambre et verrouilla la porte. Il poussa
Ce fut Joseph, son domestique, qui lui ouvrit une le fauteuil contre la table, s’assit et alluma une
demi-heure plus tard, alors que la clef d’Annixter cigarette.
décrivait des cercles fantaisistes autour de la Il se renversa dans le fauteuil, et, tout en fumant,
serrure. il laissa son esprit se mettre dans l’ambiance qu’il
« Bonsoir, monsieur», dit Joseph. recherchait: l’état d’âme de Cynthia, la femme
Annixter le regarda fixement: «Je ne vous avais de la pièce, la femme qui avait peur, si peur
pas demandé de rester ici ce soir. qu’elle s’était enfermée, verrouillée dans une
— Je n’avais aucune raison de sortir, monsieur —, chambre sans fenêtre, dans une chambre rigou­
expliqua Joseph. Il aida son maître à enlever son reusem ent close.
pardessus. — J ’aime bien de temps en temps « Voilà comment elle était assise, se dit Annixter,
profiter d’une soirée tranquille. juste comme je le suis maintenant: dans une
— Fichez-moi le camp d’ici, dit Annixter. chambre sans fenêtre, la porte fermée et ver­
— Bien, monsieur, le temps d’aller chercher mes rouillée. » Il pensa encore à elle et la vit,
affaires. » poignardée... dans une chambre sans fenêtre, la
Annixter pénétra dans son grand studio et se porte verouillée de l’intérieur. Comment cela
versa à boire. s'était-il passé?
Le manuscrit de sa pièce traînait sur le bureau.
D ebout, titubant un peu, verre en main, le sourcil IL VENAIT DE SE SOUVENIR
froncé, il regardait la liasse éparpillée de papiers
jaunes; mais il ne commença pas de la lire. Il Il y avait certainement un moyen. Lui, Annixter,
attendit le moment où il perçut le bruit de la avait réfléchi à ce moyen, l’avait conçu, inventé...
porte d’entrée se ferm ant derriere Joseph; alors il et oublié! En partant de cette idée, il avait imaginé
prit son manuscrit, le carafon, un verre et la boîte les détails, et maintenant, délibérément, il se
de cigarettes. Ainsi chargé, il passa dans le hall replaçait dans ces détails qui le ramèneraient
et se dirigea vers la cham bre de Joseph. peut-être à l’idée. Il se m ettait dans la position
Il y avait un verrou intérieur et cette chambre de la victime pour que son esprit saisisse à
était la seule de l’appartem ent à ne pas avoir de nouveau la technique du meurtrier.
fenêtre: deux conditions qui la rendaient seule Tout était tranquille, pas un bruit dans la
convenable à ses desseins. chambre ni dans tout l’appartem ent.
De sa main libre, il tourna le commutateur. Longtemps, Annixter resta assis, immobile,
C’était une modeste petite pièce, mais il nota, jusqu’à ce que sa concentration intense com­
avec un léger sourire, que le couvre-pied et le mençât à diminuer. Alors il se détentit et appuya
coussin qui était sur le vieux fauteuil étaient la paume de ses mains contre son front. Puis il
bleus tous les deux. saisit le carafon et se composa une boisson
«Parfait, pensa-t-il, c’est de bon augure... «La corsée. Il avait presque retrouvé ce qu’il
Chambre Bleue », par James Annixter... » cherchait; il en était tout près, à deux doigts.

La litté ra ture différente 125


« Calme-toi, se dit-il, repose-toi, détends-toi, et Annixter et que celui-ci lui avait raconté l’in­
essaie de nouveau dans un instant. » trigue d’une pièce: Comment tuer une femme
Il chercha un dérivatif et saisit le journal sur le enfermée dans une chambre verrouillée. Et lui,
lit de Joseph. Annixter, était la seule personne au monde
Aux premiers mots qui lui tombèrent sous les capable de dénoncer cet homme! Même s’il
yeux, son cœ ur s’arrêta: ne pouvait dire exactem ent — parce qu’il l’avait
« La femme, tuée de trois coups de poignard — dont oublié — comment il avait raconté au petit
» un seul eût été suffisant pour provoquer la mort — homme la façon dont le meurtre pouvait être
» se trouvait dans une pièce sans fenêtre et dont commis, il pourrait tout au moins m ettre la police
» l'unique porte était ferm ée et verrouillée de l'in- sur ses traces et donner son signalement, ce qui
» térieur. Ces précautions minutieuses étaient une faciliterait les recherches. Et une fois sur la piste,
» habitude chez elle car, sans aucun doute, elle vivait la police dénicherait presque certainem ent les
» dans la crainte perpétuelle qu’on attentât à sa vie; liens qui rattachaient la victime à lui.
» elle était en effet connue de la police pour pratiquer C’était une pensée étrange de songer que lui,
» le chantage d ’une façon continue et impitoyable. Annixter, était probablem ent la seule menace,
» Outre le problème de la chambre hermétiquement le seul danger pour ce petit homme pâle, bien
» close, il reste à savoir pourquoi le crime n’a pas mis, à lunettes hexagonales. La seule menace...
» été découvert plus tôt. Le docteur le fait remonter, et évidemment le petit homme devait bien s’en
» d ’après l'état du corps, de douze à quatorze jours. » douter.

Douze à quatorze jours... TROP TARD


Annixter relut le fait divers et laissa tom ber le
journal. Ses tempes battaient, son visage était Il avait dû être très effrayé après avoir lu que
blême... Douze à quatorze jours?... Il était à l’auteur dram atique, en sortant de la « Cabane
même de mieux préciser la date : il y avait exac­ Cubaine », n’avait eu que des « blessures super­
tement treize nuits qu'il s ’était assis à la « Cabane ficielles ». Il avait dû l’être bien plus encore quand
Cubaine» et qu’il avait appris au petit homme à les annonces d’Annixter avaient commencé à
lunettes hexagonales la façon de tuer une fem m e paraître. E t qu’avait-il éprouvé ce soir, quand
enfermée dans une chambre close! Annixter lui avait posé la main sur l’épaule?...

SES TEM PES BATTAIENT... Une curieuse idée prenait corps m aintenant dans
l’esprit d’Annixter: depuis ce soir, et depuis ce
Annixter resta sans bouger un instant, puis il se soir seulement, il constituait un danger pour le
versa un verre, un grand verre. petit homme. Un danger mortel, étant donné les
Il en avait besoin ! Il éprouvait une étrange sen­ conclusions que le petit homme ne m anquerait
sation, à la fois d’étonnem ent et de terreur. pas de tirer après la publication par la presse de
Treize nuits auparavant, lui et le petit homme la découverte du crime dans la chambre close.
s’étaient trouvés dans le même cas. Tous deux La nouvelle avait été annoncée ce soir et il avait
avaient souffert par une femme. Et à la suite de un journal sous le bras!...
cela, l’un d’eux avait conçu une pièce se ter­ L’imagination d’Annixter était féconde et pleine
minant par un m eurtre, l’autre avait fait de cette de ressources.
pièce une réalité! Il était évidemment tout à fait possible qu’après
« Et moi qui, ce soir même, lui avais offert une avoir perdu la trace du petit homme à la station
participation'! Je lui avais parlé d’or en barre! » de métro, celui-ci, renversant les rôles, se fû t mis
C’était ridicule! Tout l’or du monde n’aurait pas à le suivre... lui, Annixter.
fait avouer au petit homme qu’il connaissait Et Annixter avait renvoyé Joseph. Graduellement

126 Le trou de m ém oire


il réalisa q u ’il était tout seul dans l’appartem ent,
seul dans une cham bre sans fenêtre et la porte
ferm ée à clef derrière lui.
A nnixter ressentit to u t à coup une panique
insensée qui le glaça.
Il se leva à dem i, mais il était trop tard.
Il était trop ta rd , p arce qu ’à ce m om ent un
poignard acéré, m ince, délicat, s’enfonçait inexo­
rablem ent dans son dos, en tre les côtes.
La tête d ’A nnixter s’inclina lentem ent en avant,
ju sq u ’à ce que sa jo u e reposât sur son m anuscrit.
Il émit un râle, un seul, bizarre, indistinct que
l’on aurait presque pu pren d re pour une sorte de
rire...
A nnixter venait de se souvenir...
BARRY PEROWNE.

De nombreux écrivains ont essayé


d'imaginer un meurtre dans une chambre close.
Ils ne sont jamais arrivés à la perfection.
Mais je l’avais, moi, la solution, je l’avais!...
les cahiers de cours de
■'Ecole Permanente
T R O IS IE M E C A H IE R

QU'EST-CE QUE
■.'EVOLUTIONNISME ?

Ces cahiers de cours, é ta b lis spé cialem en t par une équipe de grands
professeurs, o n t pour bu t d 'a id e r à la com p réh ension des no tion s
Ce deuxièm e cours e sse ntie lles à no tre te m p s de m étam o rph ose. Le p re m ie r cours
de l'École Perm anente te n ta it de répondre à la q u e s tio n : « Q u 'e s t-c e que le M arxism e?».
est éta bli par C elui-ci est dédié à un ou vrie r p lo m b ie r qui é criva it le 2 4 ja n vie r
1 9 6 3 une le ttre à « l'E xp re ss» d o n t ce jo u rn a l re p ro d u isit le te x te :
A ndré de Cayeux « J e suis p lo m b ie r zingueur, j'a i 3 5 ans, je vou dra is écrire un livre
sur le M é ca n ism e de l’É volution, m ais je ne sais pas, je suis
Professeur à la Faculté des Sciences paralysé par m on m anque d 'é tu d e s » ... Les histo rien s, philo sop hes
Docteur ès sciences naturelles
Licencié ès sciences physiques et scie n tifiq u e s, choisis p o ur leur haute q u a lifica tio n , leur sens d 'un e
pédagogie généreuse et leur o u ve rtu re d'e sp rit, réa lise nt ces cahiers
dans un e sp rit d 'o b je c tiv ité et de service.

Les premiers organismes vivants, pareils à des soleils,


tels qu'ils étaient représentés dans le livre populaire de Camille Flammarion
« Le Monde avant la création de l'homme », édité en 1886.
L'histoire de l'idée d'évolution
A n dré de C ayeux, professeur à la Faculté des Sciences T R O IS IÈ M E C A H IE R

Qu’est-ce que /’évolutionnisme?


Quelles furent les différentes visions de l’évolution?
Quelle fu t l’histoire naturelle de l ’évolution?

L’HISTO IRE? UNE PART PRISE A UN MOUVEMENT


P ro c h a in c a h ier :
L’évolution des espèces est un grand problème qui nous passionne
à juste titre: il met en cause nos origines. Aussi est-il tentant de
I/é v o lu tio n n is m e connaître son histoire. Mais l’Histoire évolue. Et avant de l’écrire,
m oderne ou de la lire, nous pouvons nous demander: « De quoi s’agit-il? » Du
temps d’H érodote, il se serait agi de raconter. Plus tard, et de plus
en plus avec les grands progrès de la critique historique, au
I/é v o lu tio n continue X IX ' siècle, le but de l’Histoire a été d’établir la vérité, la stricte vérité.
Mais aujourd’hui, nous précisons nos exigences. Établir « toute la
Ses accélératio n s et vérité», comme dit la formule de serment devant les tribunaux, nous
l'a v e n ir de l'h o m m e conduirait évidemment à exposer une foule de détails sans grande
importance, et souvent contradictoires, d’où aucune grande ligne
ne se dégagerait. La théorie de l’information nous l’enseigne ou nous
le rappelle: tout se perdrait dans le bruit de fond. Nous aurons donc
à choisir, et nous retiendrons ce qui est important.
Cela va de soi?
Bien sûr. Mais retenir l’important suppose un jugement, et celui-ci
varie avec le temps. En 1941 encore, Henri Berr, préfaçant l’ouvrage
très fouillé de Guyénot sur l’histoire de l’idée d’évolution, assignait
pour but à l’histoire des sciences de « m ontrer l’esprit humain à
l’œuvre pour comprendre la nature». Soit. Mais ceci ne nous suffit
plus du tout, en 1963. Nous apprécions davantage la très jolie
expression qui avait jailli sous la plume de Jean Rostand, dès 1932,
à la première ligne de son ouvrage si clair sur le même sujet:
« R etracer l’évolution des idées transformistes». A utrem ent dit,

Sous l ’immense soleil des premiers âges,


l’eau, l’eau partout, l’eau toujours...
Dans son sein va germer la vie. Les cahiers de cours de l'École Permanente 131
« révolution des idées sur l’évolution ». Appliquée personne. Islande, 1936: l’autocar s’est arrêté
d’abord aux espèces d’animaux et de plantes, à devant une ferme isolée. On est en retard. Va-t-on
l’histoire naturelle, l’idée d’évolution s’est partir? Le fermier veut offrir le café à tous les
étendue ensuite aux sciences humaines, à passagers: sa femme va le préparer. Refuser?
l’histoire des hommes. Elle s’est en partie L’idée peut en venir à l’Européen de passage.
réfléchie sur elle-même, comme l’a fort bien senti Pas à l’islandais: il a une trop haute idée de
Teilhard de Chardin. Mais elle a aussi une l’hospitalité.
direction, un sens général. Teilhard avait annoncé Groenland, 1948. L’Esquimau offre au voyageur
et François M eyer a fort bien montré en 1948 et une jolie tête sculptée dans une dent de morse.
en 1954 que l’histoire humaine prolonge l’histoire Il en demande un certain prix. Il offre aussi une
naturelle. Elles sont un même mouvement. dent de morse semblable, mais non sculptée. Il en
Pour nous, l’histoire des idées sur l’évolu- demande le même prix. Elle a pour lui la même
tionnisme, comme toute histoire, sera une part valeur. Son temps à lui? Il ne le compte pas.
prise à un mouvement. Ne vous récriez pas! Son temps de sculpteur ne
compte pas. Mais la valeur de la dent existe. Elle
LES D ÉFINITIONS NÉCESSAIRES est celle du risque que l’homme a pris; le risque
de sa vie. D ’un seul coup, le morse pouvait couler
Chacun connaît la question posée: «Quelle est son kayak; et d’un second coup de dent, achever
l’origine des espèces? Pourquoi y a-t-il des chiens, l’homme. Voilà la valeur de la dent.
des chats, des loups, des jaguars? » L’évolu- Mais le temps? Quand la chasse a été bonne, on a
tionnisme répond : « Les espèces dérivent les unes à manger pour plusieurs jours. Que faire?
des autres. Des ancêtres communs carnivores, il y Sculpter est un passe-temps. Demanderiez-vous à
a des millions d ’années, ont eu des descendants être payé pour jouer au bridge?
qui sont aujourd’hui des chiens, des loups, etc... » Guyane, 1959. «Q uand es-tu né?» L’Indien
L’hypothèse opposée à l’évolutionnisme est le répond: «Q uatre ans avant que l’avion bleu soit
fixisme. Elle s’énonce ainsi: «Les espèces chat, tombé dans le Maroni. » Et s’il n’y avait pas eu
chien et autres ne dérivent pas les unes des autres. d’avion? « L’année où un tel s’est noyé dans le
Elles sont stables, fixes. Elles sont apparues indé­ Saut M an Caba...» Ainsi passent les jours, les
pendam m ent, à partir de la matière inerte. » années, pour l’Indien, pour l’Esquimau, comme
A courte échéance, il est clair que c’est le fixisme pour le pasteur maure, assis sous sa tente,
qui a raison. Une chatte engendre des petits pendant que ses enfants gardent ses troupeaux.
chats, et non des petits chiens. Si l’évolutionnisme
est vrai, ce ne peut être qu’au bout d’un temps LA PRÉHISTOIRE:
très long, ou dans des cas très rares; et pour avoir PRISE DE CONSCIENCE DU TEMPS
des chances de remarquer ceux-ci, il faut observer
pendant très longtemps. Faisons un grand bond dans le passé de notre
Ainsi la notion d'évolution suppose une grande planète, au temps où il n’y avait pas encore
importance accordée au temps. Sa définition d’hommes. Les animaux n’ont pas la notion de
même implique une dérivation, une succession temps, du moins de temps à venir, et c’est l’un des
dans le temps. Pour com prendre les visions de traits qui distinguent le mieux leur psychologie
l’évolution, au cours des âges, il faut donc tenir de celle des hommes modernes, toutes les
compte des différentes visions du temps. recherches récentes nous le montrent. Le chim­
Or, de nos jours, d’un pays à l’autre, et surtout panzé emboîte des bambous pour faire un outil,
d’un genre de vie à l’autre, d’un genre de société pour attraper une banane qu’il voit. Mais, la
ou de civilisation à l’autre, la notion de temps banane prise, il abandonne l’outil; il ne songerait
varie. Le voyageur peut l’éprouver mieux que ni à le garder ni à le préparer d ’avance.

132 Qu'est-ce que l'évolutionnism e?


Les tout premiers ancêtres connus de l’Homme, dessinent: les uns voient des cycles, une suite
les Australopithèques, avaient, probablement, d’événements qui se répètent; les autres voient
cette mentalité; leurs outils de pierre frustes, aussi un mouvement général, dans un certain
l’absence d’habitat stable nous incitent à le sens. L’existence de cycles est évidente: alter­
penser à la suite d’éminents préhistoriens comme nance du jour et de la nuit, phases de la lune,
Franck Bourdier, H enriette Alimen et M. Gous- m enstruations, saisons. De la crue saisonnière du
tard. Des centaines de millénaires s’écoulent, Nil dépend la vie d’un peuple, dès lors que ce
sans que l’outillage se perfectionne beaucoup. peuple vit de l’agriculture. Et pourquoi n’y
Puis viennent les Pithécanthropiens. Ils ont le feu. aurait-il pas des cycles de plus longue période?
Ils préparent un nucléus de silex d’où ils tireront Quelques siècles avant Jésus-Christ, la secte
des outils: acte en deux temps. Et cela se répète arabe des Gerbanites admet que tous les 36 425 ans,
pendant cent ou deux cents millénaires encore. se produisent de grands bouleversements; alors
Leurs successeurs sont les Néandertaliens. Pour les anciennes espèces d’animaux et de plantes
ceux-là, nous avons des signes sûrs. Leurs outils sont détruites, et des espèces différentes les
sont conçus en tant qu’objets permanents. Sans rem placent. Ce mythe curieux a peut-être été
cela, à quoi bon le choix intentionnel d’une inspiré par l’observation des faunes fossiles ense­
matière première spéciale, à quoi bon les fines velies dans la pierre, bien visibles dans les pays
retouches? On n’abandonne pas un burin, un dénudés du Proche-Orient. La même idée sera
racloir préparés avec tant de soin. Mais il y a reprise, au xixe siècle, sous le nom de Révolutions
plus: les sépultures apparaissent, qui indiquent du Globe, par Cuvier, fixiste. Mais constater (ou
la croyance à une survie, même s’il s’agit de se supposer) que des faunes différentes se sont
protéger du mort en l’apaisant ou en le neutra­ succédé sur la Terre, c’est, par opposition à une
lisant. La conscience du temps est certaine. absolue stabilité, un prem ier petit pas vers l’idée
Puis vient l’Hom o sapiens — l’homme «sage», d’évolution. Une idée voisine s’exprime aux Indes
comme il s’appelle m odestem ent lui-même. dans un des livres des Védas, datant du x n r siècle
Trente ou vingt mille ans avant notre ère, voici avant Jésus-Christ, et malheureusement perdu,
l’art, les premières sculptures, les premières mais que nous connaissons par les ordonnances
peintures, la magie, la religion. Plus tard, voici de M anou, rédigées au ir siècle. Dieu est créateur,
l’invention de l’agriculture, les populations mais « il y a des créations et des destructions de
denses depuis l’Égypte jusqu’aux rives de l’Indus, mondes innombrables». Notre Terre, à nous, a été
les sociétés hiérarchisées, les clercs, ceux qui créée en l’an 1 972 947 101 avant Jésus-Christ. Il
détiennent le savoir, ceux qui veulent influencer est curieux de constater que les datations
les décisions des chefs. Pour fixer la date des actuelles donnent des valeurs pas très différentes:
cérémonies religieuses, il faut un calendrier: et 3 à 4 milliards d’années.
le calendrier apparaît, dans l’ancienne Egypte, Les G recs voient les changements, mais ils voient
et en Amérique chez les Mayas, pour le même but aussi les persistances. Pythagore nous dit, par la
et au même stade de développement de la société. bouche du poète latin Ovide: «Rien ne meurt
La connaissance du temps s’est précisée et dans ce monde. Les choses ne font que varier et
affermie: on le mesure. changer de forme. Naître signifie simplement
qu’une chose commence à être différente de ce
L’ANTIQUITÉ : qu’elle était auparavant; mourir veut dire qu’elle
LA M ARCHE G ÉNÉRALE DU MONDE cesse d’être la même chose. Cependant, quoique
rien ne conserve longtemps la même forme, le
Alors commence à se poser la question de la tout reste constant dans son ensemble.» De nos
marche générale du monde. De l’Égypte à la jours, nous constatons des constantes, mais par
Grèce et à l’Inde, deux grandes tendances se un intéressant paradoxe elles portent surtout

Les cahiers de cours de l'École Permanente 133


sur les vitesses de variations, ou sur leurs accé­ imagine, dans l’histoire de la vie, trois périodes.
lérations. Les anciens Hébreux voient les cycles, Dans la première, surgissent directem ent du sol
mais pour eux la création est unique. Le chris­ des morceaux séparés: membres isolés, têtes sans
tianisme naissant apporte ou précise l’idée d’une cornes, visages sans front, bras sans épaules, yeux
marche générale du monde vers une fin, vers un sans visage. Ces tronçons vont à l’aventure,
salut. Mais celui-ci est conçu nécessairement cherchant à se rejoindre. Alors vient la seconde
sous une forme surnaturelle. période, celle de l’amitié: les morceaux épars
se rassemblent au hasard des rencontres, de
toutes les façons possibles. Une multitude de
LA GRÈCE: combinaisons hétéroclites se forment: des bœufs
LE PROBLÈM E DE L’ÉVOLUTION à tête humaine, des hommes à tête de bœuf, des
DES ESPÈCES EST POSÉ animaux à double face, des créatures aux mains
innombrables. Mais bientôt cette faune baroque
Les premières esquisses d’une évolution naturelle et déséquilibrée disparaît, sauf les rares êtres qui
et d’une explication de l’origine des espèces se trouvent, par hasard, capables de survivre.
apparaissent chez les Grecs. Anaximandre, qui La troisième période est la nôtre. Empédocle
vécut de 610 à 547, remarque que l’homme, dans l’appelle: celle de la haine. La sexualité
son enfance, met longtemps à se suffire à lui- apparaît et les animaux naissent, désormais, par
même et exige une longue éducation. Tout être voie de génération, de parents semblables à eux.
vivant qui lui aurait ressemblé, à l’origine, Les rencontres de la deuxième période ont eu,
n’aurait pu survivre. Nous devons recourir à des en fait, toutes chances de ne pas se produire sous
êtres qui aient pu se développer, dès le germe, la forme baroque qu’imagine Empédocle. Mais il
sans le secours de leurs parents. Anaximandre les est un précurseur de la théorie moderne
trouve dans les poissons, ou dans des animaux qui mutation-sélection, il en énonce les deux traits
leur ressemblent: vue que nous avons encore essentiels: rôle du hasard dans l’apparition des
aujourd’hui. Ensuite, il suppose qu’à leur intérieur formes, et élimination des inaptes. Epicure
vivaient des fœtus humains qui, une fois devenus (341-270) adopte son point de vue.
grands et vigoureux, firent éclater leur enveloppe Aristote (384-322), beaucoup moins aventureux,
et gagnèrent la terre ferme. Il note encore que nous a laissé de bonnes observations sur
les êtres doivent s’adapter aux conditions du l’influence du milieu et sur la variation des
milieu et à leur entourage, et que la série des espèces: en Illyrie, en Thrace, en Epire, les ânes
variations de forme qu’ils ont subies dans le sont petits. En Arabie, les lézards sont grands. Le
passé s’explique par les changem ents qui sont froid accroît la rudesse de la laine. Tout ce qui
survenus dans les conditions du milieu: idée <jui montre ainsi une variation de l’espèce plaide
sera retrouvée, au xixc siècle, par Lamarck. contre le fixisme, pour l’évolutionnisme: mais
Les disciples d’Anaximandre, puis ceux de Aristote ne se pose pas la question.
Pythagore, s’abstenaient de manger du poisson, Son disciple Théophraste (368-284) introduit pour
par respect pour nos lointains ancêtres. Le même la première fois une notion devenue extrêmement
scrupule animait Empédocle d’Agrigente, qui im portante de nos jours: celle des fréquences. Il
vécut un siècle et demi plus tard. Pour lui, le s’agit de discuter la finalité, la bonne adaptation,
monde vivant est un, les animaux sont nos qu’Aristote proclame. Théophraste la conteste.
parents, les tuer est un parricide. Dans l’histoire Il cite les bois des cerfs, les mamelles inutiles
de la vie, Empédocle, qui devait mourir en des mâles. Il ajoute: «Elles sont nombreuses,
tom bant dans le cratère de l’Etna — première les choses qui n’obéissent pas à la tendance
victime de la science, ou peut-être de la neuras­ finale... et même elles sont la majorité, car il y a
thénie, on ne sait pas au juste - , Empédocle très peu d’animé, tandis que l’inanimé est innom­

134 Qu'est-éè que l'évolutionnism e?


brable, et, jusque dans les êtres animés, l’élément pas de problème. Tout est réglé par la Bible.
meilleur est im perceptiblement petit. » L’origine des espèces? Il n’y a qu’à se reporter
Au total, les penseurs grecs ont eu le mérite de à la Genèse. L’âge de la Terre? On peut le
poser pour la première fois le problème de l’ori­ déduire de l’Ancien Testament.
gine des espèces et de leur évolution, sur le plan « Depuis plus de quatre mille ans
rationnel, et d’esquisser quelques-unes des voies Que nous l’annonçaient les prophètes. »
possibles pour l’aborder. Le refrain des cantiques de Noël résonne dans les
En ce domaine, comme en tant d’autres parties têtes. Un esprit malicieux soulignerait le « plus
des sciences, l’Antiquité romaine est presque de» et dirait que l’auteur a été bien inspiré...
stérile. On peut citer Ovide, mais lui-même se Mais les autorités ecclésiastiques ne le prennent
réfère à Pythagore. Le seul apport neuf semble pas sur ce ton.
être celui de Lucrèce. Dans son admirable poème
«Sur la nature des choses», il décrit la lutte DE LA RENAISSANCE A 1789:
pour la vie: ESSAIS A MOTS COUVERTS
«Tous ceux que tu vois respirer l’air nourricier
ont eu, pour se défendre et pour conserver leur « Les théories sur la genèse des espèces, écrit
espèce dès l’origine, ou la ruse, ou la vigilance, Franck Bourdier (1960), ... pouvaient entraîner
ou l’agilité... Les lions triom phent par le courage, la condamnation de leurs auteurs à la rétractation
les renards par la finesse, les cerfs par la fuite... publique, à la prison et même au bûcher.» Ainsi
Les animaux domestiques furent protégés par le R.P. Lucilio Vanini (1584-1619), accusé de
l’homme... Mais les êtres à qui la nature n’avait propager l’impiété, fut condamné à Toulouse à
donné ni le moyen de vivre par eux-mêmes, ni les avoir la langue arrachée avec des tenailles, à être
qualités nécessaires pour nous être utiles, ni étranglé puis brûlé sur la place publique; ce qui
aucun titre à obtenir de nous la nourriture et la fut fait. Aussi les auteurs de ces époques
protection, tous ceux-là, exposés en pâture à parlaient-ils souvent à mots couverts et savaient-ils
l’appétit des autres, embarrassés dans les liens user des « détours dont on doit envelopper une
que leur avait forgés la fatalité, durent périr vérité nouvelle », selon l’expression de Buffon.
jusqu’au dernier par l’ordre de la N ature.» Ces Pourtant Jérôme Cardan (1501-1576), l’inventeur
suppositions, Darwin les étaiera de solides de la célèbre suspension qui porte son nom,
arguments en 1859. parle assez franchem ent dans son ouvrage De
subtilitate qui eut quinze éditions de 1550 à 1642.
MOYEN AGE. Il récuse les combinaisons au hasard des Épi­
DOUZE SIÈCLES SANS PROBLÈME curiens, parce que, s’il en était ainsi, les loups
munis de cornes, qui auraient été viables,
Des auteurs chrétiens, nous pouvons citer quatre devraient exister: argument ingénieux, et qu’on
lignes de saint Augustin (354-430), né de père pourrait presque opposer, aujourd’hui encore,
romain mais de mère berbère, et un peu l’enfant aux partisans des mutations au hasard. Cardan
terrible de la théologie: «La production des pense que les espèces se modifient continuel­
êtres vivants ne fut complète, dès le début, que lement au cours des temps, et aussi selon
dans leur principe et dans leur cause, car Dieu l’influence des lieux. En Afrique, les chevaux
ne créa pas d’emblée toute la nature. » Némésius, doivent leur légèreté à leur nourriture, à l’air
évêque d’Ephèse, nous parle de « la sorte de qu’ils respirent et à l’exercice qu’ils se donnent:
parenté qui unit tous les êtres vivants». C’est hypothèses qui annoncent celles de Lamarck.
vague. Et c’est tout. Pendant les dix siècles qui Francis Bacon (1561-1626) trace un programme:
suivent, dans la chrétienté, l’enseignement est aux « tenter les métamorphoses des organes et
mains du clergé; et, aux yeux du clergé, il n’y a rechercher, en faisant varier les espèces, comment

Les cahiers de cours de l'École Permanente 135


elles se sont multipliées et diversifiées ». Des à changer qu’elles ne le sont présentement parmi
essais seront tentés, presque tous sans grand nous. Et plusieurs animaux qui ont quelque chose
résultat à l’époque. du chat, comme le lion, le tigre et le lynx,
Le malheureux Vanini s’était demandé pourquoi pourraient avoir été d’une même race et pourront
la semence d’un poisson ne pourrait-elle pas etre maintenant comme des sous-divisions nou­
donner un homme? Nous avons vu où cela le velles de l’ancienne espèce des chats. Ainsi je
conduisit. Un certain Le Voyer (1588-1672) se reviens toujours à ce que j ’ai dit plus d’une
pose la même question, et il évoque les sirènes, fois, que nos déterminations des espèces physiques
ces mammifères marins aux organes semblables sont provisionnelles et proportionnelles à nos
à ceux de la femme, et dont les Portugais, aux connaissances. » Cette dernière vue est extrê­
Indes Orientales, s’accom m odent pour leurs mement moderne et annonce Jean Charon.
plaisirs. Tout cela prêterait à sourire, mais le Q uant à un évolutionnisme limité, il est facile
même Le Voyer est remarqué par Mazarin, qui lui de voir, et Buffon lui-même le fit remarquer, qu’il
confie l’éducation de M onsieur, frère du roi. Le n’est pas tenable. Car si l’on accorde aux êtres
siècle a de ces étrangetés... le pouvoir de varier, pour passer d’une espèce
Cyrano de Bergerac (1620-1655), dans son d’un genre à une autre espèce du même genre,
Voyage dans la Lune, imagine lui aussi une évo­ il n’y a pas de raison de le leur refuser pour
lution des espèces, de la plante sensitive à passer à une espèce d’un autre genre, ou d’une
l’huître, au ver, à la mouche, à la grenouille, au autre famille, puisque l’on connaît des transitions,
moineau, au singe et enfin à l’homme, que la et que les limites sont conventionnelles. Mais en
nature n’a réussi qu’après l’avoir manqué un adm ettant la création de genres distincts, on
million de fois. Voilà du mutationnisme avant la sauvegardait la Bible, telle qu’elle était comprise.
lettre. Mais sur le chemin de la fantaisie,
pourquoi s’arrêter? C’est le secret désir de voler L’ÉVOLUTION ENTRE
qui a fait pousser des ailes aux oiseaux. Et voilà DANS LE CHAM P DE L’OBSERVATION
notre Cyrano devenu lamarckien...
Les renversements de position sont amusants. Le La même prudence marque l’interprétation du
sage jésuite Kincher (1602-1680) entreprend de botaniste Jean M archant (1650-1738) lorsqu’en
calculer le volume de l’arche de Noë, d’après les 1719 il signale à l’Académie des Sciences la
données de la Bible, pour vérifier que toutes les brusque apparition dans son jardin, en 1715,
espèces d’animaux ont bien pu y tenir. Catas­ d’une nouvelle espèce de mercuriale, qui se
trophe: l’arche s’avère trop petite. L’auteur le maintient ensuite constante. Nous appelons cela
reconnaît très loyalement et il s’en tire en aujourd’hui une mutation. Avec celle-ci, l’évo-
adm ettant que seules les espèces principales y lutionnisme déborde enfin du domaine de l’imagi­
ont trouvé refuge. Le déluge passé, elles ont nation, du raisonnement et de l’hypothèse, et il
engendré des espèces nouvelles sous l’influence entre dans celui de l’observation.
des astres, de l’imagination des mères et surtout Un autre progrès, considérable, est l’appréciation
du climat. Voilà l’ecclésiastique Kincher qui de la longue durée des périodes géologiques.
rejoint l’athée Cardan! Léonard de Vinci (1452-1519), qui est ingénieur,
Le grand philosophe Leibniz (1646-1716) énonce géologue et hydraulicien, montre qu’à en juger
lui aussi l’hypothèse évolutionniste, dans les par la vitesse de dépôt actuelle, il a fallu au
limites de ce que nous appelons aujourd’hui le moins 200 000 ans pour déposer les alluvions de la
genre, ou la famille. Il écrit, dans ses Nouveaux plaine du Pô. On est loin des 4 000 ou 6 000 ans
essais : « Peut-être que. dans quelque temps ou de la Genèse. Vinci garde ses papiers inédits:
dans quelque lieu de l’univers, les espèces des prudence est mère de sûreté. Mais, en 1758, le
animaux sont, ou étaient ou seront plus sujettes Suisse Gessner, se fondant sur la vitesse du relè-

La vision de l'ascension de la vie


136 Qu'est-ce que l'évolutionnism e? telle que la proposait Camille Flammarion.
vement du sol, mesurée en Scandinavie, calcule nous signale l’existence d’hommes et de femmes
qu’à ce taux il aurait fallu au moins 80 000 ans avec des queues; ils sont velus et d’une force
pour soulever les Apennins. Buffon, en 1778, prodigieuse; il en connaît à Paris, à Orléans et à
d’après la vitesse de refroidissement d’une boule Aix-en-Provence. Le Telliamed eut un très grand
de fonte, trouve au moins 150 000 ans depuis succès; il arrive au 6' rang des ouvrages d’histoire
l’origine du globe. L’abbé Giraud-Soulavie, en naturelle inventoriés dans 500 bibliothèques de
1779, d’après la vitesse de creusem ent récente l’époque, Buffon étant en tête.
des vallées du Vivarais, trouve pour celles-ci un Trois ans plus tard, en 1751, paraît un ouvrage
âge de 6 millions d’années. « Le mur de la plus sérieux, VEssai sur la formation des êtres
Genèse est franchi», note plaisamment Furon. organisés, de Maupertuis. L’auteur, mathéma­
Mais non sans lutte. Buffon, tout directeur du ticien et philosophe, se demande si « de deux
Jardin du Roi qu’il est, a été obligé par la individus, la multiplication des espèces les plus
Sorbonne de se rétracter: «Je déclare n’avoir dissemblables aurait pu s’ensuivre » par suite
eu aucune intention de contredire le texte de d’« erreurs» dans la transmission héréditaire.
l’Écriture sainte: je crois fermement tout ce qui « Chaque degré d’erreur aurait fait une nouvelle
y est relaté sur la création, soit pour l’ordre des espèce et, à force d’écarts répétés,, serait venue la
temps, soit pour la substance des faits, et j ’aban­ diversité infinie des animaux que nous voyons
donne tout ce qui, dans mon livre, regarde la for­ aujourd’hui. »
mation de la Terre...». Et Giraud-Soulavie est C’est l’évolutionnisme, sous sa forme la plus
poursuivi, jusque sur son lit d’agonie, par le zèle générale.
d’un de ses confrères, qui veut lui arracher une D ’emblée, Diderot (1713-1784) est favorable.
rétractation. Dans «le Rêve de d’Alembert», écrit en 1769, il
prête au médecin Bordeu des paroles que ne
LA CONCEPTION PROBABILISTE reniera pas Lam arck: «Les besoins produisent
les organes.» Mlle de Lespinasse se récrie:
Les longues durées étant ainsi scientifiquement « D octeur, délirez-vous? »
établies, les théories sur l’évolution peuvent se Bordeu: « J’ai vu deux moignons devenir à la
donner plus libre cours. Un curieux personnage, longue deux bras. »
qui a été consul de France en Orient, Benoît de Mlle de Lespinasse: « Vous mentez! »
Maillet (1656-1738), écrit en 1724 un ouvrage qui Bordeu: « Il est vrai, mais au défaut de deux bras
ne sera publié qu’après sa mort, en 1748, à qui manquaient, j ’ai vu deux omoplates s’allonger,
Amsterdam (pour échapper à la censure française) se mouvoir en pinces et devenir deux moignons. »
sous le titre de Telliamed: ouvrage baroque, mais Mlle de Lespinasse : « Quelle folie ! »
franchem ent évolutionniste. Les poissons volants Bordeu: «C ’est un fait. Supposez une longue
ont engendré les oiseaux; cette transform ation a suite de générations manchotes, supposez des
pu se faire sur la semence elle-même des poissons efforts continus et vous verrez les deux côtés de
volants rejetés à terre. Peu importe «que cent cette pincette s’étendre, s’étendre de plus en plus,
millions aient péri sans avoir pu en contracter se croiser sur le dos, revenir par-devant, peut-être
l’habitude, il suffit que deux y soient parvenus se digiter à leurs extrémités, et refaire des bras et
pour avoir donné lieu à l’espèce ». Nous trouvons des mains. La conformation originelle s’altère ou
là une conception probabiliste, très en honneur se perfectionne par la nécessité et les fonctions
de nos jours. Q uant à de Maillet, il pense que les habituelles. Nous marchons si peu et nous tra­
Hommes sont apparus les derniers parmi les vaillons si peu et nous pensons tant que je ne
vivants, il y a peut-être plus de 500 000 ans, et désespère pas que l’homme ne finisse par n’être
cet ordre de grandeur est bien celui qu’envisage qu’une tête... »
notre science moderne. Mais le même auteur Mlle de Lespinasse: «Une tête, une tête... C’est

138 Qu'est-ce que l'évolutionnism e?


bien peu de chose. J’espère que la galanterie L’équipe de Planète se sent en communion de
effrénée... Vous me faites venir des idées bien pensée avec l’homme qui a osé écrire: «L’esprit
ridicules... » humain s’étend à mesure que l’Univers se déploie,
Plus tard, dans une lettre à son amie Sophie l’Homme peut donc et doit tout tenter. »
Volland, Diderot a cette vision de l’origine de
l’homme: 1800: LAMARCK.
« D ’abord je ne sais quoi; puis un autre je-ne-sais- L’ADAPTATION AUX CIRCONSTANCES
quoi; et puis, à la suite de quelques centaines de ET A LA FONCTION
millions d’années et d’autant de je-ne-sais-quoi,
l’animal bipède qui porte le nom d’homme.» Lorsque paraît, en 1800, le « Discours d’ouverture »
Linné, le grand botaniste qui, en 1740, était de Lamarck, bien des choses ont déjà été dites
encore fixiste, en 1762 énonce, lui aussi, l’idée sut l’évolution, les citations qui précèdent en font
que « toutes les espèces d ’un même genre n’ont foi. Mais leur rapprochem ent ici ne doit pas nous
constitué à l’origine qu’une même espèce». Et illusionner. Il résulte de notre dessein, et du
au jeune Français Duchesne, qui en 1763 a choix que nous avons fait. En réalité, toutes les
observé à Versailles l’apparition brusque d’une vues précédentes, si intéressantes soient-elles, sur
variété nouvelle de fraisier (encore une mutation), l’évolution, sont, sauf peut-être chez M aupertuis,
Linné écrit: «Votre fraisier me donne une « quelques lueurs disséminées dans une masse
complète et merveilleuse satisfaction. » considérable de faits et de théories», comme le
Buffon est évolutionniste. S’il a mis aussi, dans note justem ent Guyénot; et de faits parfois
son œuvre écrite, certaines réticences, c’est incertains, et de théories souvent controuvées sur
surtout, Bourdier l’a fort bien montré, par bien des points.
prudence, et pour éviter une seconde condam ­ Lamarck (1744-1829) est le premier qui donne un
nation. Mais il émet nettem ent l’hypothèse «que exposé clair et ferme de l’évolutionnisme. Il est,
l’homme et le singe ont une origine commune, dit Darwin, « le prem ier qui éveilla par ses
comme le cheval et l’âne, que chaque famille, conclusions une attention sérieuse sur le sujet de
tant dans les animaux que dans les végétaux, n’a l’origine des espèces». Et Guyénot, qui est bon
eu qu’une seule souche... qui, dans la succession juge, ajoute: «Ses exposés présentent ces carac­
des temps a produit, en se perfectionnant et en tères de profondeur, de sobriété, de certitude qui
dégénérant, toutes les races». Evolutionnisme révèlent le génie. »
limité, mais évolutionnisme tout de même. Buffon Lamarck part d’une conception de la nature très
montre que les callosités de la patte du chameau, large et très neuve: «La N ature, disait-il, ce
là où l’animal s’accroupit, existent déjà dans le mot si souvent prononcé, comme s’il s’agissait
fœtus, et sont donc un caractère acquis devenu d’un être particulier, ne doit être à nos yeux que
héréditaire: ce qui est du Lamarck. Il écrit Yensemble d ’objets... » On croirait entendre parler
encore: « Les espèces les moins parfaites, les plus un mathématicien moderne. Et, par objets,
délicates, les plus pesantes, les plus agissantes, les Lamarck entend les corps physiques, les lois qui
moins armées, ont déjà disparu ou disparaîtront les régissent et enfin « le mouvement diversement
avec le temps » : ce qui est du Darwin. répandu parmi eux, perpétuellement entretenu ou
Il note encore que l’animal ne sait pas ordonner renaissant dans sa source, infiniment varié dans
ses sensations et ses souvenirs dans le temps; il vit ses produits, et d’où résulte l’ordre admirable
seulement dans l’instant. L’homme au contraire des choses que cet ensemble nous présente».
a une connaissance du passé qui lui permet, dans Guyénot faisait quelques réserves sur ce mou­
une mesure toujours plus grande, de prévoir vement en 1941. Nous serions moins hésitants
l’avenir. Et cela est déjà, et très exactement, aujourd’hui.
notre vision en cette seconde moitié du xx' siècle. La doctrine de Lamarck tient en peu de mots:

Les cahiers de cours de l'École Permanente 139


les espèces dérivent les unes des autres. Les 1825 Etienne Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844)
circonstances nouvelles (nous dirions aujourd’hui: découvre, dans les crocodiles fossiles de Nor­
les variations du milieu) créent chez elles des mandie, datant de l’époque secondaire, des
besoins nouveaux, et leurs organes se modifient formes qu’il interprète comme des chaînons
en conséquence. La fonction crée l’organe. Les manquants. Il baptise l’un d’eux Teleosaurus
caractères ainsi acquis deviennent héréditaires. parce qu’il va très loin (teleo) au-delà des autres
Cette doctrine, Lam arck y parvient tard, à 51 ans. sauriens dans la ressemblance avec les mammi­
S’il la défend ensuite avec tant de conviction, fères. L ’Archéopterix, cet oiseau à dents, à longue
c’est peut-être à son insu parce qu’elle s’applique queue emplumée, et à nombreux caractères de
aussi un peu à sa propre vie: besogneux, il lui a reptile, est le plus célèbre de ces chaînons
fallu être successivement militaire, botaniste, manquants, et sa découverte en 1861 arrivera à
précepteur du fils de Buffon, météorologiste, point nommé pour appuyer les vues de Darwin.
avant d’obtenir, à 49 ans, cette « Chaire des Quant à celles de Geoffroy Saint-Hilaire, peu
Animaux sans vertèbres», à laquelle ses travaux importe que, dans le cas particulier de ses croco­
antérieurs ne l’ont guère préparé. Lamarck, diles, il se trompe et que Cuvier, une dernière
comme l’espèce, a connu le besoin. Il a été fois, triomphe. Sur le fond, c’est Geoffroy qui a
ballotté par les circonstances. Et il s’est adapté. raison; les chaînons entre les reptiles et les
Mais son assurance ne doit pas nous dissimuler mammifères seront trouvés, au grand complet,
le manque de preuves. Aussi Cuvier, fixiste, cent-vingt ans plus tard, en Asie centrale.
a-t-il beau jeu de triom pher de son partenaire. En 1830, un homme voit juste: c’est G œ the. Au
Et Lam arck m eurt méconnu, abandonné. Cinq début d’août, un ami arrive chez lui.
ans après sa mort, ses restes sont jetés dans — Eh bien, lui dit G œ the, le volcan a éclaté!
la fosse commune... — Oui... la révolution à Paris... Charles X...
Pourtant, les preuves viennent, mais d’autres — Nous ne nous comprenons pas, mon ami. Il ne
horizons. La vision de l’évolutionnisme s’élargit. s’agit pas de ça. Il s’agit du débat qui a eu lieu
l’Allemand M eckel vient de fonder l’embryo­ à l’Académie des Sciences entre Cuvier et
logie moderne. Le Français Antoine Serres, Geoffroy Saint-Hilaire.
reprenant certaines de ses vues, montre qu’un Et G œ the ajoute: «La méthode synthétique en
embryon de mammifère passe par une forme où histoire naturelle, que Geoffroy vient d’inaugurer
il ressemble aux poissons, puis par une autre où en France, ne peut plus disparaître. »
il ressemble aux reptiles.
A utrem ent dit, l’embryon de mammifère répète, 1859: DARW IN. VARIATION AU HASARD
en abrégé, l’évolution des formes, telle qu’elle ET SÉLECTION NATURELLE
a dû se réaliser au cours des temps. Ce paral­
lélisme entre les deux évolutions, celle de Quand sort de presse, en 1859, l’ouvrage de
l’individu depuis l’œ uf jusqu’à l’adulte, et celle de Darwin sur l ’Origine des espèces, les temps,
son espèce au cours des âges géologiques sera depuis trois siècles, ont bien changé. « La finesse
souligné en 1860 avec vigueur par Haeckel, et d’un M aupertuis, écrit Guyénot, la valeur expé­
étayé par lui d’arguments tirés des fossiles, rimentale d’un Spallanzani, le génie créateur
beaucoup mieux connus dès cette époque. d’un Lavoisier ou la pensée profonde d’un
C’est qu’entre-tem ps le fixisme de Cuvier et de Lamarck ont peu à peu marqué d’un sceau
ses successeurs a été battu en brèche par la nouveau l’esprit de leurs contemporains et celui
paléontologie. Entre certains groupes d’animaux des générations qui les ont suivis. » Leurs
actuels, on trouve des hiatus, des chaînons travaux, et bien d’autres que nous avons cités,
manquants, que les fixistes ne m anquaient pas ont peu à peu mûri les esprits, les ont rendus
d’opposer aux évolutionnistes. Mais voici qu’en « moins crédules, moins satisfaits de formules

140 Qu'est-ce que l'évolutionnism e? Nos ancêtres, les reptiles


du secondaire, émergeant.
9&
vides et d’explications verbales», ont développé tique aussi bien que ses croyances inspirées de la
en eux le sens critique, le besoin de démons­ narration biblique ».
tration, de certitude, de rigueur scientifique. Le succès de l’œuvre de Darwin s’explique en
Les preuves du transformisme? Darwin les partie par ses qualités intrinsèques, et par celles
apporte pour la première fois dans son ouvrage, de son auteur (ses autres travaux, sur les coraux
nombreuses, solides, ordonnées: preuves tirées et sur les vers de terre, restent, au bout d’un
de l’anatomie comparée des adultes, de celle des siècle, d’admirables modèles) et en partie aussi
embryons, des fossiles, de la distribution géogra­ par son accord avec les tendances de la société
phique actuelle des êtres vivants sur le globe. anglaise de l’époque, encore imprégnée des
La doctrine de Darwin est simple. Les espèces vieilles traditions des éleveurs, et à qui on venait
dérivent les unes des autres. Leurs variations parler de sélection; en grande expansion commer­
se font au hasard. Elles sont déclenchées par ciale, et à qui on venait parler de concurrence;
« quelque changem ent dans les conditions en pleine apogée de sa puissance, et à qui on
ambiantes», mais entre la nature de ce chan­ venait annoncer le triomphe du plus apte. Et puis
gement et la leur il n’y a pas plus de rapport l’œuvre de Darwin, comme celle de Lamarck,
qu’« entre la nature d’une flamme et l’étincelle reflète la vie de l’homme, à sa manière: celle
qui !’a produite». Les êtres vivants ont une de l’homme riche qui n’a pas connu le besoin et
fécondité extrême (Darwin, disciple de Malthus, n’a pu se soustraire à son milieu et vivre et
la trouve comme lui excessive). Il en résulte une travailler à loisir dans sa maison de campagne.
très grande mortalité. Les individus les moins Triomphe du plus apte? Ou rôle de la chance
aptes disparaissent, les plus aptes survivent; par aussi, un peu? Comme le darwinisme est bien
cette sélection naturelle, seules les variations en accord avec la vie de son auteur!
les meilleures sont conservées.
Le darwinisme se heurte d’abord à l’hostilité des 1900: MUTATIONNISME,
Églises chrétiennes. Dans une séance demeurée PETITES VARIATIONS BRUSQUES
célèbre, à Oxford, l’évêque W ilberforce demande
à Thom as Huxley, darwinien, si c’est par son Nous avons juré de nous en tenir aux grandes
grand-père ou par sa grand-mère qu’il descend lignes, aux grandes étapes. Sautons donc, après
du singe. Darwin, sur les admirables travaux qu’ont suscités
Huxley riposte : « J ’aime mieux avoir pour ancêtre son œuvre et celle de Lamarck, alors réhabilité et
un singe qu’un personnage versatile et agité, qui, compris, grâce entre autres à Haeckel. L’étape
non content d’un succès équivoque dans son suivante est en 1900 la redécouverte par ie
propre domaine, vient obscurcir, par une vaine Hollandais de Vriès, et l’importance enfin
rhétorique, des questions dont il ne connaît pas appréciée des variations brusques, des mutations.
le prem ier mot. » Elles se font au hasard. On peut, par l’expérience,
Teilhard de Chardin, entre 1925 et 1945, inquiète influencer leur taux d’apparition, toujours très
encore les autorités ecclésiastiques. L’ensei­ faible (un cas sur 10 000 ou sur 100 000...), mais
gnement de l’évolutionnisme, entre ces dates, est non pas leur nature. On découvre leur support
interdit (théoriquement) dans certaines univer­ matériel habituel, les chromosomes, et sur
sités américaines. N ’empêche qu’après l’œuvre ceux-ci les granulations appelées gènes, et sur
décisive de Darwin l’évolutionnisme a rallié ceux-ci encore, les molécules d’acides nucléiques.
pratiquement tous les esprits compétents. Guyenot, On en étudie la transmission héréditaire, on étend
résumant l’œuvre des derniers siècles, note que la cette génétique aux populations. Le tout forme
tâche la plus im portante, « la plus malaisée aussi, un ensemble très cohérent, et très darwinien.
fut de libérer les esprits de la tyrannie des Darwin dem andait des variations au hasard? Les
traditions, de l’influence prolongée de la scolas- voilà sur un plat d’argent : ce sont les mutations

142 Qu'est-ce que l'évolutionnism e?


brusques. La théorie mutation-sélection explique peuplement. Elles apportent aux arguments de
tout, aux yeux de ses adeptes du moins. Il reste Darwin en faveur de l’évolution une confir­
néanmoins un petit groupe de non-convaincus. mation massive, éclatante. Dans l’hypothèse
Là se rangent, entre autres, Bourdier, Chauvin, fixiste, on ne comprendrait par exemple ni
Déchambre, Delsol, Grassé, Piveteau, Win- l’extrême pauvreté en espèces des îles lointaines,
trebert. Ceux-là, et l’auteur de cet article, ni leur très grande originalité.
soulignent que presque toutes les mutations Dans l’étude des êtres fossiles, enfin, une étape
connues sont néfastes ou insignifiantes, et qu’il nouvelle, la plus im portante peut-être depuis
est tout de même paradoxal d’expliquer par elles Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire, est marquée
un résultat final favorable, la variation utile. par l’introduction des datations absolues. Jusque
Le crible de la sélection est-il si parfait? On a vers 1940, en effet, les géologues connaissaient les
la preuve que non. Fait-on une sonate avec des dates relatives des flores et des faunes anciennes;
fausses notes? Et puis les géologues, unanimes, ils savaient que les reptiles géants datent de l’ère
dem andent qu’on distingue la grande évolution, tertiaire. Mais ils ne savaient pas de quand datent
la leur, celle de leurs fossiles, que l’on suit sur l’ère secondaire, l’ère tertiaire, ou ils n’en avaient
600 millions d’années au moins, et qui a porté qu’une idée très vague. M aintenant, grâce aux
sur des variations d’ampleur immense; et la petite progrès de la physique, entre autres grâce aux
évolution, celle des généticiens et de la mouche désintégrations radio-actives dont la vitesse est
du vinaigre, objet d’études admirables mais que connue, et par d’autres méthodes, ils connaissent
l’on suit depuis moins d’un siècle, et qui porte les dates et les durées. Ils savent, par exemple,
seulement sur de petits détails. Ceci explique-t-il que la Terre a pris corps il y a 3 ou 4 milliards
cela? Est-ce la même chose? Lamarck avait-il d’années. Le début de l’ère primaire remonte à
tout à fait tort? presque 600 millions; celui de l’ère secondaire,
Il faut le reconnaître, si le fait de l’évolution est à 230. On voit l’immense avantage: on peut dater
bien établi, ses mécanismes sont encore en plein les admirables catalogues de fossiles établis au
débat à l’heure actuelle. long des deux derniers siècles. Quelques Amé­
Ils seront l’un des objets d’un prochain cours de ricains, dont G.G. Simpson, et des Français ont
l’École perm anente de Planète. constaté ainsi que la durée de vie d’une espèce
fossile est en moyenne de 4 à 8 millions d’années;
1945; ÉVOLUTIONNISME QUANTITATIF, au cours des temps, le nombre des espèces a
ON M ESURE LES VITESSES augmenté, il a été multiplié par deux tous les
ET LES ACCÉLÉRATIONS 100 millions d’années en moyenne. La vie s’est
diversifiée. Et il ne s’agit pas d’une illusion, due
Toutes les sciences, après un stade qualitatif, à de meilleures chances de conservation des
passent au stade quantitatif: on mesure, on terrains plus récents, car des gisements de même
dénombre. En biologie, les mutations que nous état de conservation, mais de différents âges,
venons d’évoquer ont été, dès 1910, l’objet de m ontrent le même doublement. Un nouvel
mensurations (longueurs d’ailes de mouches, etc.) argument est versé ainsi au débat d’une vieille
et de statistiques. En biogéographie, autrem ent question, celle des cycles. Oui, il existe des cycles
dit dans l’étude de la répartition des animaux et dans l’histoire du monde; mais il existe aussi, au
des plantes, les statistiques rem ontent plus loin moins chez les êtres vivants, un sens général, un
encore, à 1807, avec Humboldt, à 1850, avec de mouvement à sens unique, une multiplication et
Candolle, toujours dans une optique fixiste. une diversification, au cours des temps.
Reprises depuis 1945, elles portent sur l’étude Du même coup, une illusion se dissipe: celle d’un
des richesses en espèces des continents et des éventuel épuisement de l’évolution, de nos jours.
îles, et sur l’originalité (ou endémicité) de leur Nous savons qu’il existe trois ou quatre millions

Les cahiers de cours de l'École Permanente 143


d’espèces vivantes. Si la durée de l’une d ’elles
est de 4 à 8 millions d ’années, il doit en apparaître
une, en m oyenne, tous les ans ou tous les deux
ans; une telle apparition, sur un nom bre de
plusieurs millions, a évidem m ent toutes chances
de nous échapper.
Et quant au m ouvem ent général de diversification, LIVRES A CONSULTER
de d oublem ent tous les 100 millions d ’années,
donc à taux constant, il n’est pas seul en cause. M .-H . Alim en et M. Goustard (1962).
F rançois M eyer, et d ’autres F rançais avec lui, Le développem ent de l'intelligence
ont décelé aussi des phénom ènes d ’accélération. et les structures paléo-biopsycho-
D es étapes égales de progrès sont franchies dans logiques. Bulletin de la Société
Préhistorique française, t. 59,
des tem ps de plus en plus courts. pp. 3 8 9 -4 0 6 .
D ans ceci, il y a deux ordres de faits rem ar­ Franck Bourdier (1949). Introduction
quables. Le prem ier est que les progrès en cause à la vie et à l'œ uvre de Buffon.
sont les uns ceux de l’anatom ie ou de la physio­ Muséum national d'H istoire naturelle.
logie des anim aux fossiles; d ’autres sont les Notice sur l'Exposition Buffon.
progrès des techniques des hom m es et de leur Franck Bourdier (1949). Quatre étapes
nom bre; un autre encore relie les anim aux aux dans l'évolution des civilisations
humaines. B ulletin de la Société
hom m es; et tous ont la même form e m athé­
Préhistorique française, t. 46 , pp. 25 -
m atique. Ainsi l’histoire de la vie et l’histoire 27 et pp. 9 1 -93.
des hom m es sont dans la même ligne, elles se Franck Bourdier (1960). Trois siècles
prolongent. Ce q u ’avait deviné l’intuition de d'hypothèses sur l'origine et la trans­
T eilh ard, les nom bres, le résultat q u an tita tif des form ation des êtres vivants (1 550-
m esures le confirm ent. 1859). Revue d'H istoire des Sciences,
L ’au tre fait rem arquable est l’accélération elle- t. 13, n. 1, pp. 1 -44.
même. Elle avait été pressentie au xixc siècle par M aurice Caullery (1924). Histoire des
sir John L ubbock, par M ichelet; au xxc siècle, sciences biologiques. In G. Hanotaux,
Histoire de la nation française, 2 9 6 p..
par D aniel Halévy. M ais son am pleur, sa form e Pion.
m athém atique et son ancienneté ont étonné André de Cayeux (1964). Trois milliards
ceux-là mêmes qui l’ont retrouvée dans les d'années de vie. Encyclopédie Planète,
résultats des dénom brem ents et des m esures. Retz.
Elle ouvre pour l’avenir proche des perspectives André de Cayeux (1961). Biogéo­
étonnantes, et Planète se propose de lui graphie mondiale, 128 p.. Coll. «Q ue
sais-je? », n° 590.
consacrer, dans son Encyclopédie, un prochain
Émile Guyénot (1 941). Les sciences
volum e. C ’est à l’évolution continue et à ses accé­ de la vie aux x v ir et xvni' siècles,
lérations que sera consacré le prochain cahier de 4 6 2 p.. A lbin Michel.
cours de l’É cole P erm anente. François Meyer (1954). Problématique
N ous pouvons m aintenant conclure. Au cours des de l'évolution, 2 8 4 p.. Presses U niver­
tem ps, les visions de l’évolution ont changé. Elles sitaires de France.
sont devenues plus rigoureuses. Elles sont en Edmond Perrier (1896). La philosophie
train de se quantifier. zoologique avant Darwin, Alcan.
E t l’H om m e a pris d ’abord conscience du tem ps, Jean Rostand (1932). L'évolution des
espèces, 2 0 5 p.. Hachette.
puis de son im portance, et enfin (ou bientôt),
de sa brièveté.
A ND R É DE CAYEUX.

14 4 Q u 'est-ce que l'é v o lu tio n n is m e ?


La prochaine encyclopédie Planète
A pa ra ître en D écem bre

P AR APSYCHOLO GIE vaient lire dans la pensée, ou véritable est née peu à peu avec
envoyer une partie d'eux-mêmes ses méthodes propres : la para­
NOS POUVOIRS INCONNUS, voyager dans l'espace ou le temps. psychologie. Elle expérimente; elle
par Pierre Duval Les anciennes civilisations avaient calcule; elle dresse des courbes
recours à différentes techniques : statistiques. Le livre de Pierre
Le joueur de poker peut-il par la les Assyriens faisaient tourner Duval est centré sur la plus im por­
volonté influencer la chute des dés les tables, les Chinois pratiquaient tante des écoles de parapsycho­
en sa faveur? Des inform ations la divination par les brindilles, etc. lo g ie : c e lle du p ro fe s s e u r
peuvent-elles circuler directement L'homme avait le sentiment indé­ J.B. Rhine, de l'Université de
de cerveau à cerveau? Certains de racinable qu'au fond de lui-même Duke. Ces travaux, comme ceux
nos rêves constituent-ils de véri­ existait quelque chose que son qui sont menés dans d'autres
tables voyages dans le futur? Ces esprit ou sa conscience n'arrivait pays, sont pratiquement ignorés
questions sont méprisables aux pas à saisir, mais dans le même en France. L'auteur nous fait
yeux de la plupart des repré­ temps il se m ontrait incapable de découvrir que les résultats obtenus,
sentants de la science officielle transformer cette intuition en véri­ les certitudes acquises sont déjà
dans notre pays. En acceptant de table connaissance. Au siècle importants. La quête qu'il nous
préfacer le livre de Pierre Duval dernier, avec le développement de décrit est la plus fascinante qui
sur les pouvoirs inconnus de l'esprit scientifique, des savants puisse être imaginée et elle pose
l'homme, le professeur Rémy authentiques ont voulu amener même un problème philosophique :
Chauvin fait preuve d'un réel dans le champ de l'observation le cerveau humain peut-il parvenir
courage. Il risque la désappro­ scientifique les témoignages qui à connaître ses propres structures
bation de la majorité de ses continuaient à abonder. Les pre­ fondamentales?
collègues de l'Université. «Oui, mières recherches systématiques
vous l'avouerai-je, chers collègues, ont eu lieu en Angleterre et en
j'ai donné dans la parapsychologie. France. Ces premiers chercheurs
Je n'ai point rougi de souiller ma honnêtes ont été souvent entraînés
blanche hermine scientifique dans les uns par leur naïveté, les autres
une aussi condamnable aventure. par leur sujet, quand ils n'ont pas La chance au je u n'est-elle
J ’avais été tellem ent intéressé été les dupes de tricheurs habiles. qu'une question de volonté?
par les expériences de l'Américain Ces déboires expliquent sans doute
J.B. Rhine et de son insolite école, en partie la méfiance de la science
que j'ai voulu les recommencer; française du XX' siècle à l'égard
et, le croiriez-vous? elles ont eu de la parapsychologie. Dans une
l'indécence de réussir... » Mais, première partie de ce nouveau
en même temps qu'il affirme son tom e de l'Encyclopédie Planète,
audace, le professeur Chauvin Jacques Bergier fait le bilan de
pose le problème de la parapsycho­ cent ans de recherches, les plus
logie sur le terrain où elle se place souvent malheureuses, sur le
aujourd'hui : celui de l'expérimen­ paranormal.
tation, c'est-à-dire de la méthode Depuis trente ans, les leçons ont
scientifique. été tirées des premiers échecs. La
De tout temps, l'humanité s'est recherche a fait table rase du
intéressée aux « pouvoirs» occultes passé. On avait voulu aller trop
de l'esprit. De to u t temps, elle a vite. En Angleterre, en Russie, en
cru que certains individus pou­ Hollande, en Amérique, une science
(Photo Dorka).

La pa ra p sych o lo g ie 145
Les informations, LA P S Y C H O L O G I E
études
et critiques K rouchtchev contre Freud
de ce numéro
ont été rassemblées
LA SCIENCE SOVIÉTIQUE
et rédigées ET L'INCONSCIENT
notam m ent par :
Jacques Bergier Les tenants du marxisme consi­
Jean-Jacques Berreby dèrent le freudisme comme une
Rém y Chauvin hérésie antirévolutionnaire. Pour
Cécile Damien cette raison, une vaste entreprise
de démolition de la psychanalyse
Serge Hutin
a été déclenchée en U.R.S.S.
Robert Lafosse
Nous avons analysé les raisons
Jacques Lecomte de cette bataille « Krouchtchev
Charles-Noèl M artin contre Freud » dans Planète N” 6
A im é M ichel (page 138). Le texte que nous
Jacques Mousseau publions ci-dessous et qui définit
Louis Pauwels la nature de l'inconscient selon
M ichel Reboux la science russe, s'inscrit dans le
cadre de cette guerre scientifico-
Pierre Restany
idéologique, par son ton véhément
Jacques Sternberg
sinon par son fond dont le sérieux
est incontestable. La théorie mise
en avant est en effet l'œuvre du
De Freud à Khrouchtchev, professeur F.B. Bassine, directeur
l'inconscient et le conscient à l'in stitu t de Neurologie de la
se sont réconciliés. Faculté de médecine de Moscou.
Son texte a été publié dans la
revue Priroda. En voici la tra­
duction :
La question du prétendu incon­
scient a une longue histoire
psychologique. On appelle habi­
tuellem ent «inconscient» une
activité psychique agissant sur des
formes complexes de com por­
tement, mais qui se déroule de
telle façon que sa prise de con­
science subjective manque tota­
lement, ou se trouve insuffi­
samment exprimée. Une telle
acception de l'inconscient n'est
pas tout à fait exacte, ainsi que
nous le verrons plus loin. Il est
plus juste de parler non pas d’une
activité psychique inconsciente
mais d'une activité nerveuse supé­
rieure qui s'accompagne d'un
manque de conscience en ce qui
(Keystone).

146 In fo rm a tio n s e t c ritiq u e s


concerne certains aspects ou cer­ devant être basée uniquement sur 1959, au 3 ' Congrès Psychiatrique
tains éléments du com portem ent l'observation, sans aucun contrôle mondial en 1961, etc.
qu'elle provoque. Cette définition expérimental ni statistique. Au lieu
est plus rigoureuse, car l'idée de se baser sur la physiologie et la AUCUN COMPROMIS
d’une activité psychique incon­ statistique, Freud s'est lancé dans N'EST POSSIBLE
sciente aboutit à des paradoxes l'analyse pure, dans la spéculation
difficiles à éliminer. Commençons théorique, dans des hypothèses a Il résulte de ces discussions
pourtant par souligner que l'a tti­ priori. Ces hypothèses, Freud y qu'aucun com promis avec le freu­
tude objective envers le sub­ croyait d'une façon tellem ent pro­ disme n'est possible sur le plan
conscient est d'origine récente et fonde qu'on n'a pas estimé néces­ des idées. Le freudisme remplaçant
qu'elle a été précédée par des saire de les vérifier ni de les l'analyse scientifique objective par
décennies durant lesquelles l'idée démontrer. Il est évident qu'une des données intuitives invéri­
de l'inconscient fu t étudiée à partir telle attitude ne pouvait arriver fiables, aucune discussion entre
des positions d'un idéalisme sub­ qu'à une déformation totale du un freudien et un scientifique n'est
jectif, ce qui a conduit à des problème de l'inconscient. possible. Mais les problèmes de
théories pseudo-scientifiques et Freud continua à com pliquer sa l'inconscient n'en persistent pas
réactionnaires. Dès la fin du thèse au fur et à mesure : méthode moins. Il est to u t à fait faux de dire
XIX' siècle, à la suite de tendances des libres associations, sens des que seul le freudisme les reconnaît :
semi-mystiques des philosophes rêves, érotisme, instinct de mort. le pavlovisme n'a jamais nié
bourgeois de l'époque, l'intérêt Il est ainsi arrivé à une doctrine l’inconscient, mais les savants
pour l'inconscient apparaît aussi absolument réactionnaire, une soviétiques ont trouvé des mé­
bien chez les philosophes idéa­ doctrine qui justifie, en les consi­ thodes cliniques expérimentales de
liste s de l'é p o q u e : G erbart, dérant comme inévitables, la guerre l'étude de l’inconscient qui n’ont
Fechner Le Bon, que chez les et la violence; une doctrine qui rien à voir avec la psychanalyse.
écrivains contemporains : Schnitz- estime que la civilisation exerce Ces méthodes permettent de dé­
ler, Maeterlinck, etc. Sous sa une influence destructive sur le montrer expérimentalement que
forme la plus nette, la théorie de psychisme: une doctrine essentiel­ les réactions produites dans le
l'inconscient se manifeste chez lement pessimiste, niant le progrès corps par un signal complexe
Sigmund Freud (1 8 5 6 -1 9 3 9 ): social. peuvent être totalem ent détachées
pendant un demi-siècle, le freu­ Avant la révolution, Freud n'a eu de la conscience de ce signal.
disme a essayé d'établir une aucun succès en Russie, car des Le détachement peut avoir divers
théorie non idéaliste de l'incon­ doctrines réellement scientifiques degrés d'intensité. Si celle-ci est
scient. L'échec fu t total, car le comme celles de Pavlov et de faible, les processus psychiques
freudisme ne reposait sur aucune Setchenoff s'opposaient à la sienne. perdent leur intensité. Tel est le
méthodologie vraim ent scienti­ Après la révolution, la théorie de cas lorsque nous agissons par
fique. Freud apparut aux savants sovié­ impulsion, sachant ce que nous
tiques comme étant vulgaire et avons fait, mais sans bien com­
LES CHEMINS DU FREUDISME antisociale. Ce n'est que dans ces prendre pourquoi. A un degré plus
dernières années que la discussion grand du détachement, on en
Freud commença à travailler le s'est établie. D'une part, les freu- arrive à l'épilepsie ou à l'hystérie.
problème de l'inconscient vers distes occidentaux ont commencé Mais il existe également des
1880. Avec J. Breuer, il montra à admettre l'oeuvre de Pavlov, formes de détachement où l'incon­
que la paralysie hystérique pouvait d'autre part les Soviétiques ont scient collabore avec le conscient
être traitée en faisant réapparaître continué à combattre l'influence de la façon la plus fonctionnelle,
dans la mémoire du malade des freudienne qui se manifeste encore, où il y a synergie entre l'inconscient
souvenirs oubliés. Dès cette hélasl dans quelques-uns des pays et le conscient.
époque, les bases de la psycha­ socialistes. Aussi des discussions Le freudisme ignore complètement
nalyse étaient construites. Freud ont-elles eu lieu au sommet, à cette deuxième forme. Il ne faut
s'est totalem ent détaché de la l'Académie des Sciences m édi­ pas non plus croire que le fonc­
physiologie. Il considérait la re­ cales en 1958, au Congrès de tionnem ent de l'inconscient soit
cherche psychologique comme Psychiatrie en Tchécoslovaquie en un phénomène rare. Toutes les

La psychologie 147
activités cérébrales com portent un LA M É D E C I N E devons étudier, nous devons créer
degré plus ou moins grand de maintenant une véritable patho­
détachement. logie de l'homme des tropiques... »
C'est en vain que l'on chercherait U ne m édecine nouvelle Depuis quelque temps déjà, les
dans le freudisme la moindre trace n aît en A frique médecins travaillant dans les pays
d'étude sur la collaboration entre tropicaux se heurtaient, lorsqu'ils
le conscient et l'inconscient. C'est LES TRAVAUX DU GROUPE avaient affaire à des affections
pourtant cette collaboration qui DE DAKAR classiques, à des difficultés très
apparaît dès qu'on essaye d'établir particulières et inexplicables. Tout
une activité motrice complexe: Il y a un peu plus d'un an, la se passait, parfois, comme si les
l’habitude de rouler à bicyclette, Faculté de médecine et de phar­ données les mieux établies avaient
l'art de se servir d'un instrument macie de Dakar s'enrichissait d'un perdu toute valeur. L'accumulation
musical, etc. Tout le monde sait Institut de médecine tropicale. Il d'observations de cet ordre devait
que, dans les premières étapes n'existait pas, jusqu'alors dans finalem ent conduire à une consta­
d'un tel travail, il vaut mieux ne l'ensemble universitaire français, tation assez décevante : il fallut
pas s'y appliquer consciemment. d'établissem ent comparable aux admettre qu'on ignorait à peu près
Et ces fa its fo n d a m e n ta u x grands Instituts de pathologie tout du com portem ent du Noir
m ontrent que l'inconscient n'est exotique allemand, suisse, bré­ a frica in d e va n t les grandes
en aucune façon l'ennemi du silien, américain ou soviétique... maladies cosmopolites. Et il est
conscient. L'inconscient est un Le seul enseignement de cette probable qu'on puisse en dire
instrum ent de révolution, une sorte prodigué en France était autant, aux nuances près, du
façon de s'adapter au milieu. Mais post-universitaire, alors que les com portement de l'Asiatique, de
la fatigue, les émotions, la maladie médecins français, ceux du Ser­ l'Amérindien ou de l'Esquimau...
l'em pêchent de fonctionner nor­ vice de Santé d'outre-m er et des
REPARTIR DE ZÉRO
malement. L'inconscient devient Instituts Pasteur, peuvent être
alors polymorphe, ambivalent. considérés comme des pionniers, C’est ainsi que les observations
Les pensées, les réactions cir­ aussi bien dans la connaissance faites à Dakar sur les maladies
culent alors entre l'inconscient et des maladies tropicales que dans cardio-vasculaires chez le Noir
le conscient: elles vont et elles la lutte pour les juguler. Le amenaient à des conclusions qui
viennent, elles perdent la valeur nouvel Institut de Dakar comble ne cadraient pas toujours avec
consciente, déclenchent des phé­ donc une lacune. les théories généralement admises.
nomènes nerveux insensibles à la Il fa it mieux : le plan de travail Aux Deuxièmes Journées médi­
conscience, puis reviennent au qui lui a été tracé pourrait bien cales d'Afrique noire, en décembre
conscient. La connaissance scien­ amener dans la médecine une 1960, les chercheurs dakarois
tifique de cette ambivalence de révolution comparable en am pli­ avaient déjà affirmé l'existence
l'inconscient, de ses causes et de tude à celle que Pasteur provoqua. d'une nouvelle médecine tropi­
ses effets, détruit le poison qui Le nom qui lui a été donné n'a pas cale, qui est la médecine géné­
est au coeur du freudisme, ce été choisi au hasard. Ses créateurs rale placée devant les variantes
poison qui rend le freudisme si entendent rompre avec les vieilles tropicales des affections cosmo­
précieux pour les réactionnaires habitudes et se lancer dans une polites. Ils avaient, par exemple,
de tous poils, pour tous ceux qui voie de recherches entièrement constaté que les maladies cardio­
aimeraient croire que l’instinct nouvelles. L'Institut de médecine vasculaires étaient relativement
dominera toujours la raison, que tropicale étudiera en effet, non aussi fréquentes en Afrique qu'en
l'animal triomphera toujours de pas seulement ce qu'on appelle Europe et aussi nombreuses en
l'homme, que la lutte pour la la pathologie tropicale ou exo­ brousse qu'en ville. Ils souli­
liberté et la justice sont inutiles. tique, mais la médecine telle gnaient d'autre part l'influence
C'est pourquoi la lutte contre le qu'elle doit se définir dans les indéniable des troubles psycho­
freudisme nous paraît indispen­ pays tropicaux. « Le temps de la somatiques, et l'un d'eux, le
sable. L'étude de l'inconscient, pathologie folklorique est dépassé, Dr Marc Sankalé, affirm ait : « On a
qui ne fa it que commencer, est un affirme non sans hum our le doyen proposé de ranger l'artériosclérose
élément essentiel de cette lutte. de la Faculté de médecine. Nous parmi « les maladies de civili-

148 La médecine
sation » et, dans cette hypothèse, DES PRÉCÉDENTS Il est vrai que les réactions de
il était admis que la constitution l'homm e aux conditions clim a­
psychique du Noir tribalisé et son Il est assez curieux de constater tiques, par exemple, varient assez
environnement naturel le mettaient aujourd'hui, avec le recul du largement selon qu'il s'agit d'un
à l'abri des réactions psychoso­ temps, que les médecins de la autochtone ou d'un immigré. Le
m atiques brutales et d é so r­ première moitié du siècle auraient Centre d'Études des Problèmes
données. Rien ne nous semble pu arriver à cette constatation humains dans les Zones arides,
plus discutable. Le Noir de la lo rs q u 'ils o n t re n co n tré les ou PROHUZA, a mis en évidence,
brousse trouve dans ses rêves, maladies tropicales, s'ils avaient à la suite d'une remarquable série
ses pressentiments et ses supers­ pu être libérés des contraintes de recherches tant physiologiques
titions bien des causes de soucis, intellectuelles et psychologiques que psychologiques, de très nettes
d'inquiétudes et d'anxiété... » que leur imposaient les concep­ différences dans l'adaptation à la
Depuis cette époque, l'équipe de tions d'une médecine créée à chaleur entre l'autochtone saha­
Dakar a continué à rassembler partir de l'homme occidental. Ils rien, l'im m igré européen et le
remarques et observations, et son ont bien remarqué, en effet, que Noir. D'autres recherches du
patron, le professeur Payet, peut l'Européen réagissait en général même organisme ont révélé, chez
affirmer; « Nous savons mal quelle aux affections exotiques autre­ une population du massif tcha-
est l'épidém iologie du cancer ou ment que l'autochtone. Mais au dien du Tibesti, les Toubous, des
des virus chez l'Africain, par lieu de penser que cela provenait caractéristiques physiologiques et
exemple. Nous ne savons pas non peut-être d'une différence de biologiques tou t à fait spécifiques,
plus très bien ce que sont les «terrain», ils ont cru pouvoir et qui ne sont pas dues seulement
maladies de la nutrition. » affirm er qu'elle était seulement à l'ambiance naturelle qui les envi­
L'Institut de médecine tropicale une conséquence de la trans­ ronne. On peut encore rappeler
commence donc ses travaux en plantation d'un milieu naturel dans les très curieuses remarques faites
repartant presque de zéro; il un autre. Ils allèrent même jusqu'à à propos de certains aborigènes
entend faire d'abord une étude définir les maladies tropicales par australiens, dont il semble que le
complète de la biologie du Noir rapport à l'Européen vivant sous mécanisme de régulation ther­
africain. les tropiques. mique soit à peu près l'inverse de
celui de tous les autres groupes
Dans l'antarctique commeen Afrique, la médecine doit à son tour se décoloniser. humains.
En observant que Blancs et Noirs
ont des comportements différents
devant les diverses attaques du
milieu, les chercheurs de l'École
de Dakar n'ont donc pas fait une
découverte rare et unique. Mais il
fallait avoir l'audace de tirer
les conclusions qui s'im posaient
c'est-à-dire, selon la plus clas­
sique attitude scientifique, se
demander pourquoi et com ment il
en était ainsi.

INFLUENCE DU MILIEU

Les premières observations faites


à Dakar depuis quelques années
et sur un grand nombre d'in di­
v id u s , a u to ris e n t déjà une
conclusion im portante: la diffé­
rence entre la biologie du Noir
(Atlas-Photo).

La m édecine 149
et celle du Blanc n'est pas un eux au moins ne sont pas particularités psychologiques de
phénomène racial. Les caractères valables. » cet homme. En particulier, on peut
biologiques particuliers de chaque Cela revient à dire, me semble-t-il, se demander si le caractère ori­
groupe ne sont pas héréditaires, que la médecine doit à son tour se ginal des médecines et des phar­
mais acquis. décoloniser. macopées non occidentales — ou
A la naissance, il n’y a aucune non aristotéliciennes, si on pré­
différence biologique entre l'enfant AU-DELA DE DEMAIN... fère — n'est pas une conséquence
noir et l'enfant blanc. Jusqu'à de la biologie de l'Hom m e pour et
l'âge de deux ans environ, leurs Les perspectives immédiates de par lequel elles se sont cons­
réactions biologiques à l'environ­ semblables recherches sont à peu tituées, plutôt qu'à la conception,
nement sont les mêmes. Mais, à près im prévisibles dans leurs que nous qualifions de magique et
partir de cet âge et sous l'influence détails. Il est néanmoins permis d'irrationnelle, que cet Homme
des m ultiples facteurs que cons­ de form uler quelques hypothèses avait de lui-mêm e et du monde. Il
titue cet environnement, une cer­ plus lo in ta in e s , d 'a p rè s les se pourrait bien, autrement dit,
taine divergence apparaît et elle tendances que l'initiative de Dakar qu'elles nous paraissent beaucoup
ne fa it que s'accentuer au moins prépare. plus logiques, quoique non carté­
jusqu'à la puberté, qui est une Il semble, par exemple, indubi­ siennes et non expérimentales,
période beaucoup plus pénible à table que ce qu'on découvrira de quand nous connaîtrons le terrain
franchir pour le Noir que pour le la biologie du Noir — et de celle biologique sur lequel elles ont
Blanc. de l'Asiatique, de l'Amérindien, été étudiées et bâties. Evoquons
de l'Australien ou du Lapon — seulement, de peur d'être égaré
Le programme de l'in stitu t de permettra de définir avec plus par l'im agination, une autre ouver­
médecine tropicale de Dakar tend d'exactitude la biologie générale ture de ces recherches: on sait
donc à découvrir pour quelles de l'espèce humaine, d'une part, de plus en plus à quel point le
raisons, sous quelles influences le et de déterm iner peut-être ce qui milieu façonne le psychisme de
terrain physiologique devient peu dans l'Hom m e est spécifique et ce l'individu, mais seule la psycho­
à peu différent chez le Noir et qui a été déterminé par l'évolution logie comparée des divers groupes
chez le Blanc. Sans vouloir en de chaque groupe dans son milieu humains pourra sans doute nous
rien préjuger de ce que ces particulier. Chez le Blanc occi­ donner la clef des influences du
recherches devront être, on peut dental, vivant depuis des siècles milieu sur l'esprit. Peut-être qu'un
affirm er qu'elles seront extrê­ dans un milieu de plus en plus jour, ayant enfin reconnu le
mement complexes: les influences artificiel, certaines qualités « prim i­ commun et le particulier des bio-
qu'un hom m e sub it pendant tives» ou «prim aires» se sont logies humaines, découvrirons-
l'enfance et qui le façonnent probablement effacées. Aucune nous les liaisons naturelles exis­
ressortissent à plusieurs domaines. recherche biologique ne peut plus tant entre la Nature, l'Hom m e et
L'environnement matériel, déjà les retrouver en lui et certaines son Esprit... Peut-être même
assez complexe, n'est peut-être énigmes du comportement humain l'H om m e africain nous aidera-t-il
pas le plus déterm inant et il ne trouveraient jamais de solu­ à comprendre quelques-uns des
faudra nécessairement, à ces tions si l'étude de l'Hom m e se aspects les plus étranges de la
recherches, associer des ethno­ lim itait à celle du Blanc. J ’ai fait parapsychologie, dont l'Afrique
logues, des psychologues et des a llu s io n p ré c é d e m m e n t aux tout entière paraît être un labora­
sociologues (comme cela a été recherches du groupe PROHUZA toire expérimental de première
fait d'ailleurs à PROHUZA). On est chez lesToubous. « C'est peut-être importance...
parfaitement conscient, à Dakar, chez eux, me disait un des cher­ Tout cela va donc très loin :
de la complexité de la tâche à cheurs de l'équipe, que nous jusqu'aux espaces que l'Hom me
entreprendre, lorsqu'on y affirme découvrirons le secret du vieillis­ devra un jour conquérir. Quand il
par exemple : « On n'a plus le droit sement harmonieux de l'Homme. » voudra coloniser des planètes, il
d'appliquer à l’Homme noir des Refermant le cercle, les recherches ne sera pas inutile qu'il connaisse
critères établis (par la médecine ultérieures sur la biologie de dans le détail l'importance et le
occidentale) pour l'Hom m e blanc, l'hom m e tropical perm ettront en sens des innombrables influences
puisqu'on sait que certains d'entre partie d'expliquer certaines des qu'un milieu physique a sur lui.

150 La médecine
LA S O C I O L O G I E laisserait supposer l'évolution de par des préoccupations interna-
la structure démographique. Ils en tionalesetla rivalité avec l'U.R.S.S.
déduisent qu'un nombre gran­ Sur le plan intérieur, cette oppo­
Vers la semaine dissant d'individus, devant les sition sera difficile à maintenir.
de 35 heures? difficultés qu'ils ont à trouver un Le président devra prendre une
emploi, y renoncent parce qu'ils décision sur ce point avant de
RÉFLEXIONS ET PROBLÈMES n'en ont pas absolument besoin commencer sa campagne de réé­
DES SYNDICALISTES U.S. (femmes mariées, pensionnés lection, c'est-à-dire au printemps
divers, etc.). 1964 au plus tard.
En de nombreux domaines, il est Pour la masse des travailleurs Il s'agit d'un problème mondial
apparu au cours de ces dernières manuels, le doute n'existe plus. qui sera bientôt à l'ordre du jour en
années que l'Europe avait intérêt L'extension de l'autom ation en­ Europe occidentale. En France, la
à suivre de près l'évolution éco­ traînant une dim inution progres­ réduction du service m ilitaire et
nomique, financière et sociale sive de l'emploi, l'insécurité de les rapatriements d'Algérie vont
américaine. Les États-Unis pèsent celui-ci augmente. Ils estiment atténuer la pénurie de main-
de toute leur form idable puissance que la semaine de 35 heures dont d'œuvre. Le retour aux 40 heures
sur le monde occidental, et les profite déjà une partie des effectifs effectives se posera inévitablement.
problèmes qui se posent à eux à administratifs doit être généralisée. L'Europe occidentale se trouve sur
un m oment donné resurgissent en Le passage de 40 à 35 heures ce plan en porte à faux entre les
grande partie en Europe deux ou avec maintien du salaire total U.S.A. et l'U.R.S.S. Dans le
trois ans plus tard. Plus que nous, apporte une augmentation du premier pays, le niveau de vie
avant nous, l'Am érique semble salaire horaire de 1 4 ,3 % . Si la est supérieur au sien, dans le
aux prises avec les problèmes de productivité horaire restait la second il est inférieur. Mais, chez
la civilisation des loisirs posés par même, on pourrait théoriquem ent les deux, la durée moyenne du
le développement de l'autom ation résorber tou t le chômage et travail (de l'ordre de 40 heures
et les lim ites de la capacité au-delà. Il y aurait cependant actuellement) est sensiblement
d'absorption d'une masse consom­ baisse de production dans cer­ plus faible. Il faudrait ajouter que,
matrice suralim entée en tous taines branches dans lesquelles le dans le cas de l'U.R.S.S. tout au
produits. personnel qualifié est déjà insuf­ moins, l'intensité de ce travail
Les milieux syndicalistes amé­ fisant. est également bien moindre.
ricains se préparent à une bataille Si la productivité horaire s'élevait
assez longue et semblent décidés de 1 4 ,3 % , rien ne serait changé
à la gagner. Il s'agit de ramener ni dans la production ni dans les
la semaine de travail de 40 à prix de revient; mais le chômage
35 heures. Encouragée par la resterait identique.
persistance d'un im portant chô­ On peut admettre que la semaine
mage, la pression de la base est de 35 heures, dans les conditions
considérable. Sans parler du chô­ actuelles, amènerait une réduc­
mage partiel qui reste appréciable, tion appréciable du chômage,
le chômage com plet n'est jamais mais en même temps une certaine
tombé depuis 1957 en dessous de hausse des prix de revient, de 5 à
5 %. Les économistes gouverne­ 8 % peut-être. Mais cette situation
mentaux prévoient 7 % pour le serait provisoire, car la tendance
milieu de l'hiver. Mais ce taux à l'élévation de la productivité est
lui-même n'est pas réaliste. Il permanente. La meilleure solution
est basé sur une force de travail serait probablement un passage
totale qui comprend tous les tra­ graduel aux 35 heures en deux,
vailleurs occupés ou cherchant à trois ou quatre ans.
travailler. Or les spécialistes ont Jusqu'ici, le gouvernement Kennedy
remarqué que ce chiffre augmente s'est opposé à cette réforme. Son Demain ils manifesteront peut-être
maintenant moins vite que ne le attitude est surtout commandée po ur réclamer du travail. (Keystone).

La s o c io lo g ie 151
LA S C U L P T U R E le point de départ d'inventions L ' H I S T O I R E
sans cesse perfectionnées et renou­
velées: aux constructions im m o­
En q uête d 'une synthèse biles du début, le sculpteur donna La résurrection
des arts le mouvement en faisant appel à du passé
LES LEÇONS DE L'EXPOSITION l'électronique moderne: il leur LES MONNAIES
RÉTROSPECTIVE DE SCHÔFFER incorpora la féerie des sons en RACONTENT L'HISTOIRE,
collaboration avec le compositeur par Jean Babelon (Fayard)
Le problème du m ouvement a Pierre Henry (dont le disque
toujours été une des obsessions «Spatiodynam ism e» accompagne Si le métal même d'une monnaie
essentielles de l'artiste. Comment l'album consacré à l’œuvre de nous renseigne sur l'état de l'in ­
rendre ce qui est le propre de la Nicolas Schôffer), puis la féerie dustrie à une certaine époque,
vie : la chose qui bouge? Rodin est des lumières et des couleurs. La il nous documente aussi sur la
parmi les sculpteurs de notre dernière invention du sculpteur, le question fiduciaire, sur l'art, sur
époque, celui qui s'est le plus « Luminoscope », se présente sous les personnages, sur l'histoire d'un
interrogé sur cette question et y a l'aspect d'un poste de télévision temps. Sans cesse convoitée,
apporté les réponses les plus lum i­ qui constitue un véritable labora­ accumulée, distribuée, changeante,
neuses. Après toutes les solutions toire d'images. L'artiste se tient à la monnaie, précieuse ou métal
trouvées au cours de l'histoire un clavier d'où il peut obtenir à vil, est depuis des milliers d'années
pour donner l'illusion du mou­ l'aide d'un système invisible de un des plus sûrs documents sur le
vement, il ne restait plus à l'oeuvre projecteurs, de filtres, d'éléments passé.
d'art qu'à se m ettre elle-même en interchangeables commandés élec­ Aussi n'est-il pas une pièce de
mouvement. triquement, une infinie variété monnaie ancienne ou moderne qui
Le cubisme et l'abstraction avaient d'images. Il devient l'imprésario ne livre son potentiel d'histoire
libéré l'œuvre plastique du souci d'une féerie lumineuse et sonore à qui sait l'interroger. A cette
de la forme. Après avoir exploré qui naît et meurt sous ses doigts. tâche s'est voué Jean Babelon,
les différentes voies abstraites Jamais personne n'avait osé aller conservateur du Cabinet des mé­
ouvertes par ses prédécesseurs du aussi loin. S'il est exact que les dailles. Son sujet pouvait paraître
début du siècle, Nicolas Schôffer techniques séculaires avaient austère. Il en fait la matière d'un
trouva sa propre vision vers 1948. donné tou t leur possible, le génie livre où, depuis la plus haute A n ti­
Selon ce qu'écrit son biographe, inventif de Nicolas Schôffer pro­ quité jusqu'à nos jours, se déroule
Guy Habasque dans le livre col­ pose à l'art de prodigieuses possi­ de façon vivante une histoire très
lectif qui vient de lui être consacré ', bilités de renouvellement. Non riche. L'art, la religion, la vie
« il acquit la conviction que l'art ne seulement l’album de la collection économique, l'histoire des évé­
pouvait se contenter de dépeindre « La sculpture de notre temps », nements ou des hommes, les
des états d'âm e ou de combiner mais la grande rétrospective qui se progrès techniques s'inscrivent
des formes gratuites, et arriva à la tient jusqu'à la fin du mois prochain dans cette étude.
conclusion que les deux valeurs au pavillon de Marsan, permet de L'auteur nous révèle un monde
plastiques les plus importantes juger la qualité et l'im portance de fantastique. Un m otif choisi comme
étaient l'espace — matière première cette invention, et également le au hasard est répété en séries,
de la sculpture — et le dynamisme, chemin parcouru en moins de en rangs: un trait du visage,
conquête essentielle de notre civi­ 15 ans. Nous vivons bien le temps isolé, s'allonge, s'étire en boucle;
lisation technicienne. Les premières des accélérations. de la tête pendent des chaînes qui
sculptures « spatiodynamiques » de ont l'air de tentacules, terminées
Schôffer, d'abord frêle ossature par des fleurons qui s'achèvent en
délim itant l'espace, puis charpente faces humaines ou en masques de
rythmée par des plaques de métal 1. Nicolas Schôffer — collection « La sculpture de monstres. Le tout donne l'im ­
ou de plexiglas, étaient des tours ce siècle » — éditions du Griffon. Neuchâtel — pression d'excroissances végétales,
gigantesques de 50 à 1 50 mètres Textes de Jean Cassou, Guy Habasque et du de protubérances ou de strates
docteur Jacques M énétrier. Ce dernier a consacré
de haut. une longue étude à l'œ uvre de Schôffer dans géologiques; ce sont des concré­
Ces premières créations furent Planète N° 4. tions, des coquillages ou des

152 La sculpture
zoophytes. Ainsi se transforme le
visage humain sous la main d'un LA FICH E DE PLANÈTE
artisan gaulois, à la fois absurde
et génial. Ou bien encore cet
artisan s'empare d'un seul élément T irage initial du N° 1, octo b re 1961 :
du visage, l'œil, pour en faire le 8 000 exem plaires.
sujet unique de son dessin. Cet Tirage du présent num éro: 100 000 exem plaires.
œil agrandi non seulement occupe N om bre d ’abonnés à ce jo u r: 30 000.
le champ entier de la monnaie,
L’Encyclopédie Planète p araît depuis avril
mais l'im agination du graveur
trouve encore à s'exercer sur ce 1963, à raison d ’un volum e tous les deux mois.
triangle dont les branches en­ Tirage m oyen: 40 000 exem plaires.
châssent le cercle de la pupille. N om bre d ’abonnés: 15 000.
L'œil d'Apollon devient un m otif Planète est la seule revue française n’insérant
géométrique, dont les com po­ pas de publicité.
santes sont des stries parallèles
encastrant une rouelle environnée La société éditrice, « R etz» , a été fondée par
d'étoiles. Ce type évoque si peu Louis Pauw els, Jacq u es Bergier, F rançois
l'image dont il dérive que les R ichaudeau et P ierre Chapelot, avec un capital
« monnaies à l'œil » ont provoqué de 1 million d ’anciens francs. Elle ne dépend
la curiosité des savants fort en d ’aucun organism e com m ercial ou financier.
peine d'en démêler l'hiéroglyphe.
Jean Babelon n'est pas seulement L a distribution en librairie est assurée par
un maître de la numismatique. Il D enoël et, chez les dépositaires de journaux,
sait ressusciter ce que le pro­ par les N .M .P.P.
fesseur Prat appelle Yaura du
passé. Son livre est passionnant et L’im pression, en caractères lum itype, est
les illustrations saisissantes. assurée p ar les presses des Petits-Fils de
L éonard D anel, m aîtres-im prim eurs.
L’exploitation est strictem en t m arginale, la
société R etz am éliorant régulièrem ent ses
m oyens rédactionnels et techniques.
Les récentes innovations de Planète ont été:
— les cahiers-couleur;
— les dossiers;
— les cahiers de cours de l’École P erm anente.
La revue publiera, dans ses colonnes, en début
d ’année, com m e l’année dernière, son bilan
financier.
D es éditions étrangères de Planète sont en
cours d ’étude, notam m ent en Italie, en A lle­
m agne, en A ngleterre et dans les pays de
langue espagnole.
On tro u v era en page 158 une prem ière liste des
personnalités sur la com pétence desquelles
Planète fonde son travail.
il Oi' cÀoruiot./('ut

L 'h is to ire 153


C A Y E U X A n d ré (de)

une vision p ro sp ective de l'évo lu tio n

Il y a vin g t ans et même moins, la quem ent EN PROFONDEUR dans taient invinciblem ent l'esprit vers ce
m éthode de la géologie et de la l'une et l'autre science: les terrains qui est leur plus spectaculaire appli­
paléontologie était encore exclusi­ les plus anciens s'observent en cation dans le champ général de la
vem ent celle des Sciences naturelles: creusant plus bas, exactem ent com me science : vers la prédiction. André
e s s e n tie lle m e n t d e s c rip tiv e , elle les étoiles nous apparaissent avec de Cayeux a pu ainsi tracer une sorte
procédait par analyse et classement. leur faciès le plus ancien à mesure de prospective de la vie terrestre,
On savait que tel phénomène était que leur distance est plus grande. avec son accélération constante et son
antérieur ou postérieur à tel autre, REPRENANT D'ANCIENS ESSAIS énigm atique discontinuité vers l'an
que telle espèce apparaissait à tel com me ceux de Lyell et de Candolle. 2 1 00. Cette partie de l'œ uvre d'André
niveau et disparaissait à tel autre. André de Cayeux posa alors les fo n ­ de Cayeux est encore en partie inédite
Mais, dès cette époque, un jeune dem ents d'une analyse statistique du et fera l'o bjet d'une Encyclopédie
géologue qui avait étudié les m athé­ passé de la Terre et de sa biologie. Planète. L’évolution, telle qu'il la
matiques supérieures et l'astronom ie Jusqu'à lui, on avait analysé, décrit et décrit, ne se déroule plus sur un plan
concevait les fondem ents d'une révo­ classé les espèces fossiles. Il eut biologique mais sur un plan psycho­
lution m éftipdologique destinée à l'idée — élém entaire mais d'une logique.
introduire dans les sciences du passé incalculable portée — DE LES
terrestre les voies toutes-puissantes COMPTER. Ce fu t la STRATIGRAPHIE
du calcul, déjà appliquées avec tant STATISTIQUE. Il ne fallut que cette
de succès dans les autres sciences. idée, mais exploitée avec une infinie
ALORS Q U 'IL SUIVAIT LES COURS patience et une constante rigueur,
D'ASTRONOMIE D'ANDRÉ DANJON pour faire surgir l'évidence de phéno­
(le fu tu r directeur de l'Observatoire de mènes nouveaux tels que la vie Docteur ès sciences naturelles, licencié
Paris), André de Cayeux avait été moyenne des espèces vivantes, leur ès sciences physiques, licencié ès
frappé par la fécondité de l'analyse taux de m u ltiplication, le rapport lettres, professeur à la Sorbonne.
statistique appliquée à l'étude des de ces taux avec d'autres circons­ Ouvrages: La Géologie (Collection
fam illes d'étoiles. Pourquoi, se dit-il, tances (altitude, situation géogra­ «Q ue sa is-je » ); Les Roches (Col.
les procédés appliqués en astronomie phique, etc.). Aux essais en ce sens « Que sais-je »); La glace et les glaciers
ne le serait-ils pas en géologie? Dans du passé, André de Cayeux a apporté (Col. «Q ue sa is-je » ); Biogéographie
un petit m ém oire d'une saisissante la cohérence par la qualité de l'ana­ mondiale (Col. «Q ue sais-je »); Terre
ingéniosité, il dém ontrait le paral­ lyse. Pour la première fois, le passé arctique (en collaboration avec Paul-
lélisme épistémologique des problèmes terrestre donnait prise au calcul. Émile Victor, Ed. A rth a u d ); Trente
posés à l'astronom e et au géologue. L'évolution biologique, ce phénomène m illions de siècles de vie (Édition
Par exemple — par rapprochem ent si dont on a d it qu'il est le plus grandiose A ndré B onne); H istoire de la Géologie
simple que nul ne l'avait fa it — le de la nature, s’ordonnait en des lois (Col. « Que sais-je »).
cours du tem ps se rem onte iden ti­ m athém atiques. Et ces lois em por­

D ic tio n n a ire des responsables 15 4


C LA R K E A rth u r C.

le plus grand des rom anciers de s cien ce-fictio n

La littérature de science-fiction passe confirm ée par de solides études uni­ « Profil du Futur», qui tente de
encore aux yeux de la m ajorité du versitaires devait valoir à A.C. Clarke prévoir avec hardiesse les prochains
public français pour le domaine réservé la présidence de la Société interpla­ développements de la science et de
d'écrivains doués mais attardés dans nétaire britannique, des postés im ­ la technique en tenant com pte des
l’enfance. Une littérature de doux portants dans la recherche des radars lois connues de l’accélération du
dingues. En réalité, derrière les en Angleterre, un poste de direction savoir et des découvertes. Clarke est
auteurs de romans et de nouvelles qui à la revue Physical A bstracts, et le prix donc essentiellem ent un esprit scien­
marquent dans le genre — le seul Kalinga de l'UNESCO en 1962. tifique. Pourtant il devrait surtout
genre littéraire qui soit à la fois LES PRINCIPAUX TRAVAUX SCIEN­ rester dans l'histoire com me le plus
nouveau et prospectif -, se cachent TIFIQUES DE CLARKE SON T: grand écrivain de science-fiction de
souvent des hommes de sciences — An Elem entary M a them atical notre époque. Ses romans, les Enfants
connus. Leurs extrapolations sont A pproach to A stronautics, publié dans d'Icare, la Cité et les astres, sont
étayées par leur savoir. Jules Verne le Journal de la Société interplanétaire parmi les livres les plus ém ouvants
a fa it école, dans le sens du sérieux. britannique en janvier 1 9 3 9 ; cette et les plus profonds de notre tem ps 2.
Ces remarques valent depuis long­ étude donne la théorie des vols Ses recueils de nouvelles supportent
tem ps pour la littérature am éricaine et spatiaux. parfaitem ent la comparaison avec
soviétique; elles deviennent vraies — The R ocket and the Future o f W ells et Conan Doyle. Ses romans
en France égalem ent où l’un des Warfare, publié dans la revue de la de science-fiction pour la jeunesse,
auteurs les plus connus de romans Royal A ir Force à la fin d.e la Seconde parus en France 3 : Prélude à /'Espace,
d'anticipation est un ém inent pro­ Guerre mondiale et qui définit, mieux les Sables de Mars, S.O.S. Lune, sont
fesseur d'archéologie. que to u t autre travail publié o fficiel­ com parables aux meilleurs Jules
ARTHUR C. CLARKE, QUI, A ÉGA­ lem ent à ce jour, la stratégie des Verne.
LITÉ PEUT-ÊTRE AVEC RAY BRAD- fusées. 1. Publié en France chez Denoêl après un
BURY, F*EUT ÊTRE- CONSIDÉRÉ — Extra-Terrestrial Relays, travail immense succès aux U.S.A.
COMME L'ÉCRIVAIN D 'AN TIC I­ fondam ental publié dans W ireless 2. Denoël. éditeur.
PATION ACTUELLEMENT LE PLUS 3. Le Fleuve Noir, éditeur.
W orld en octobre 1 9 4 5 ; il décrit les
CÉLÈBRE, COMM ENÇA PAR ÊTRE satellites de relais utilisables pour les
UN CHERCHEUR. Il est l'auteur du télécommunications du type «Telstar».
projet qui devait aboutir au lancement Clarke est égalem ent l'auteur de plu­
du satellite «Telstar». Sa vocation sieurs livres fondam entaux sur l'astro­
scientifique est née en 1927 (il avait nautique, no tam m ent Théories fo n ­ Né le 16 décembre 1917 à M inehead
dix ans) lorsqu'il découvrit la revue dam entales de IA s tro n a u tiq u e et (Grande-Bretagne). Famille paysanne.
« Amazing Stories» qui fu t le prem ier l'Exploration de /'Espace Nous pu­ Licencié en m athém atiques et en
magazine de science-fiction de langue blierons prochainem ent le dernier physique.
anglaise. Cette vocation scientifique en date de ses ouvrages scientifiques.

155 D ic tio n n a ire des responsables


R A M S E Y A rth u r M ich ael

le 1 0 0 e a rch e v êq u e de C anterbury

La reine d'A ngleterre est le chef considéré com me l'archevêque de son Église « dirige ses affaires avec
officiel de l'Église anglicane, mais Canterbury le plus adulé de to u t le une plus grande indépendance».
en fa it les buts, les positions et l'esprit xxe siècle. Ses semaines se passent à Lambeth
de cette dernière sont définis par L'ARCHEVÊQUE RAMSEY A DÉJÀ Palace, la demeure épiscopale située
l'archevêque de Canterbury. Il est MONTRÉ Q U 'IL NE SERAIT PAS à Londres en face du Parlement, sur
no m m é'p ar le Premier M inistre mais UN SIMPLE ADM INISTRATEUR DE l'autre rive de la Tamise. Les pre­
le protocole le place avant lui dans L'ÉGLISE D'ANGLETERRE. mais mières heures de la matinée sont
les cérémonies publiques, au côté de un pasteur moins préoccupé de toujours consacrées à la prière et
la fam ille royale. changer la face des choses que d'agir aux offices dans sa chapelle privée.
L’actuel archevêque, Michael Ramsey, sur le cœ ur des hommes. Il prêche Son travail d'archevêque, qui occupe
appelé par Mr. M acm illan à la suite la spiritualité dans ce qu’elle a la majeure partie de la journée,
de la retraite volontaire de son prédé­ d'éternel. « Notre volonté d'être m o­ consiste surtout à recevoir beaucoup
cesseur Geoffrey Fisher, a été sur­ dernes à tou t prix, a-t-il un jour déclaré, de gens et à parler avec eux. C'est
nommé « le plus jeune octogénaire nous fa it mésestim er la puissance de par ces discussions sur des problèmes
du Royaume U ni». A 58 ans, son l'im agerie universelle de la Bible. » sociaux, politiques ou théologiques,
visage ridé, ses paupières lourdes, Comme son prédécesseur Geoffrey que sans cesse l'anglicanism e se
ses sourcils en bataille lui donnent Fisher, c'est un partisan convaincu trouve maintenu dans la direction
l’air d'un patriarche. Il s'inscrit dans et a ctif de la réunion de la chrétienté. souhaitée. Les soirées à Lambeth
la tradition britannique des prêtres L'année dernière, il s'est rendu à Palace sont consacrées à l'étude
excentriques: sa soutane écarlate est Moscou et à Istam boul pour y ren­ jusque fo rt tard dans la nuit.
toujours boutonnée de travers, et contrer les hauts dignitaires de
souvent maculée de petites taches de l'Eglise orthodoxe. L'archevêque de
boue. C'est que le nouvel archevêque Canterbury aurait égalem ent le désir
de Canterbury n'hésite pas à s'asseoir d'être reçu par Paul VI après les N é en 1905. Études universitaires à
à même la terre pour bavarder avec travaux du concile actuel. C am bridge; études théologiques à
ses ouailles. Il se veut le pasteur au SON TEMPÉRAMENT EST D 'AT­ Oxford. A été successivem ent vicaire
milieu de son troupeau. Il visite fré ­ TEINDRE LES BUTS qu'il poursuit et pasteur à Liverpool, puis pasteur à
quemment les petites paroisses retirées inlassablem ent, par la persuasion et Lincoln, Boston, D urham e t Cam­
des campagnes où il surprend par sa la diplom atie plus que par la bruta­ bridge. Évêque de Durham en 1952,
manière d'engager la conversation : lité, même verbale. La plupart des archevêque d'York en 1952, arche­
« Je suis l'archevêque, d it-il aux prêtres anglicans sont partisans d'une vêque de Canterbury depuis 7 956. A
passants, qui êtes-vous?» Alors que séparation de l'Église et de l'État ; écrit plusieurs livres de théologie.
sa nom ination en 1956 avait été l'archevêque Ramsey s'accom m ode de A été égalem ent professeur à
accueillie avec certaines réticences, la confusion des pouvoirs tem porel Cambridge.
l'im pression aujourd'hui est qu'il sera et spirituel, mais il se bat pour que

D ic tio n n a ire des responsables 156


S O U L IÉ DE M O R A N T G eorge

il a in tro d u it l'a cu p o n ctu re en Europe

Ce sont des missionnaires de retour et de juger objectivem ent, sans pré­ GEORGE SOULIÉ DE MORANT
de Chine qui firen t mention pour la vention scientifique, de ses résultats ÉTUDIE ALORS DE TRÈS PRÈS
première fois en Europe de l'acuponc­ c'est-à-dire de son intérêt. CETTE THÉRAPEUTIQUE NOUVELLE
ture. Le prem ier traité de cette méde­ Très jeune, il avait été au contact ainsi que l'H istoire. la Littérature et
cine différente est celui du Révérend de civilisations étrangères. Son père, l'A rt chinois. Son œuvre dans ces
Père Harvieu publié à Grenoble en ingénieur, avait participé à la cam ­ derniers domaines est très im portante
1671. Depuis cette date, de nombreux pagne du Mexique et avait longtem ps mais, toutefois, c'est essentiellem ent
auteurs français, hollandais, allemands vécu aux États-Unis. Le hasard voulut l’A cuponcture qui l'a ttire et il se met
publièrent des articles et des ouvrages également, nous le verrons, que en devoir de traduire ceux des
sur les pouls et les points chinois: George Soulié de M orant apprit très docum ents tra ita nt de ce sujet qui lui
dix-huit auteurs traitèrent de l'acu­ jeune la langue chinoise avec un érudit sem blent de nature à intéresser p a rti­
po n ctu re au xvnr siècle, cent chinois recueilli par Théophile Gautier, culièrem ent les médecins. Puis, ce
quarante-deux au xixc. Cependant ami de sa fam ille. Élevé chez les sont les premiers essais dont les
c'est à juste titre que George Soulié Jésuites de la rue de M adrid à Paris, résultats sont étonnants, suivis d'une
de M orant qui n'a écrit son prem ier son intention éta it de devenir médecin, étude sur l'A cuponcture publiée dans
traité qu’en 1930 peut être considéré mais la m ort prém aturée de son père « la Science Médicale pratique ».
com me le véritable introducteur de la l'em pêcha même de sim plem ent com ­ L'ACUPONCTURE CONNAIT ALORS
médecine tra ditio nne lle! de la Chine mencer ses études médicales. Dès GRACE A LUI UN REMARQUABLE
ancienne en Occident. Cela tient à l'âge de dix-h uit ans, il se trouve ESSOR. Il en est jalousé. Il connaît
la profondeur de ses travaux, à la dans l'obligation de travailler. Sans l'h ostilité de certains cercles officiels,
précision de ses recherches, à la grande vocation, il choisit la carrière en souffre, et cela ne va pas sans
clarté de ses exposés et égalem ent à bancaire et entre à la banque Lehideux ébranler fo rtem e nt sa santé. Sa foi
la foi qu’ il a apportée à leur vulga­ qui le délègue en Chine alors qu'il dans l'A cuponcture lui donne cepen­
risation. n'a pas vingt ans. Sa connaissance dant la force de mener à bien la tâche
GEORGE SOULIÉ DE M ORANT de - la langue encore plus rare à qu'il s'est assignée et il réussit à
POURTANT N’ ÉTAIT PAS MÉDECIN, l'époque qu'aujourd'hui lui vaut très mettre le point final au dernier volum e
et rien dans sa form ation appa­ vite d'être engagé par le M inistère de son traité d'« Acuponcture chinoise »
remment,. ne le destinait à être un des A ffaires étrangères. Nomm é avant d'être terrassé par une crise.
pionnier dans une des branches de la consul de France à Changhaï, puis
recherche médicale. On peut im aginer envoyé à Yunnan-Fou, il est amené à
que c’est cette disponibilité d ’esprit constater, à l'occasion d'une épidémie George Soulié de M orant est né à
à l’égard de toutes les form es de de choléra, que les malades guérissent Paris le 2 décembre 1878. I l est m ort
médecine qui lui perm it d'aborder sans mieux grâce au traitem ent des aiguilles le 10 m ai 1955. H a écrit au total
préjugé une thérapeutique décon­ que sous l'e ffet des m édicam ents dont une quarantaine de livres.
certante pour le praticien occidental on disposait à l'époque.

157 D ic tio n n a ire des responsables


PLANETE
bénéficie de la collaboration, des conseils et du soutien notamment de:

M . Adriani, professeur d'histoire des religions à l'U niversité Jean Cocteau, de l'Académ ie française
de Rome Gérard Cordonnier, délégué à l’O.E.C.E. pour les pays
M . Agrest, professeur d ’histoire à T iflis (U.R.S.S.). de l'Est
René Alleau, directeur du Centre culturel de France Jacques Couelle, président du Cercle d ’Études des S truc­
Yves A llegret, cinéaste tures naturelles
Louis A rm and, de l’A cadém ie française
Robert Aron, écrivain Salvador Dali
Dr Assagioli, spécialiste de psycho-synthèse, Florence
U m berto Eco, professeur d'esthétique à l’ U niversité
François Baron, écrivain, ancien gouverneur des Indes de M ilan
Jean-Louis B arrault, directeur du Théâtre de France
Claude Bellanger, vice-président des Syndicats de la presse A. Faussurier, professeur d'électricité à l'École centrale
M . Berthouin, directeur pour la France de l’ Encyclopédie de Lyon
britannique Federico Fellini, cinéaste
Gérard Blitz, président du Club M éditerranée
Jorge-Luis Borges, écrivain, Buenos-Aires Dom inique Gaisseau, explorateur, cinéaste
J. de Bourbon-Busset, écrivain M . G alabert, fon dateur du Prix d'astronautique
Léone Bourdel, professeur à l'École d’O rganisation scienti­ M aurice Goldschm idt, président des Écrivains scientifiques
fique du Travail anglais
Gaston Bouthoul, professeur à l’Ecole des Hautes Études Robert Gouiran, attaché de recherches au C.E.R.N.
sociales Robert Graves, professeur de poésie à Oxford
Ray Bradbury, écrivain am éricain
Fredric Brow n. écrivain américain J.B .S . Haldane, biologiste, professeur de génétique à
Francis Brunei, président de la Société d ’ Études des l’U niversité de Bombay
Sciences de la Vie Gérard H eim , professeur d'histoire et de sciences à
M a rtin Buber, philosophe, historien des religions Cambridge
Bar H illel, professeur de cybernétique à l’U niversité de
Roger Caillois. directeur à l’UNESCO, directeur de la revue Jérusalem
« Diogène » Serge Hutin, docteur ès lettres, chargé de recherches
Henri C alef, cinéaste au C.N.R.S.
Josué de Castro, ambassadeur du Brésil à l'O NU , pré­ Arnold Hutschnecker, professeur de psychosomatique
sident de l'A ssociation mondiale contre la faim à N ew York
A ndré C ayatte. cinéaste Sir Julian Huxley, biologiste, ex-directeur général de
André de Cayeux, professeur à la Faculté des sciences l’UNESCO
de Paris Aldous Huxley, écrivain
Jean Charon, physicien Francis Huxley, éthnologue
Rém y Chauvin, biologiste, directeur de laboratoire aux
Hautes Études Robert Jungk, écrivain
André Chouragui, attaché au cabinet du prem ier m inistre
d'Israël Alexandre Kazantseff. directeur de l'in s titu t de Recherches
Arthur C. Clarke, président de la Société britannique astronautiques en U.R.S.S.
d'A stronautique Louis Kervran, m em bre du Conseil d ’ Hygiène de la Seine
René C lém ent, cinéaste Dam on Knight, écrivain

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12 N08 : 648 francs belges — 6 N°8 : 390 francs belges.
(1) SUISSE : IN T E R LIVRES - S. A „ 20, Avenue Guillemin - Pully-Lausanne.
12 N08 : 62 francs suisses — 6 N08 : 35 francs suisses.

V oici mon n o m ..................................................................................

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Je jo in s le présent règlement, s o it ..................... Fr. Le..


S IG N A T U R E
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« Éditions Retz » □ Mandat-lettre
Paris □ Chèque bancaire

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a n o ta m m e n t p u b lié

dans son numéro 11 dans son numéro 12

Éditorial Éditorial
A nos lecteurs Bonjour, M onsieur l'institu teur, par Louis Pauwels
Chronique de notre civilisation
Le m ouvem ent des connaissances L'attente d'une nouvelle religion, par sir Julian Huxley
L'avenir du phénom ène humain, par Jean Charon
Naissance de l’ hum anism e évolutionnaire, par Gabriel
H istoire de gens « pas sérieux», par Michel Gauquelin
Veraldi
Chronique de notre civilisation Les civilisations disparues
Nous allons vers la pensée non asservie, par A im é M ichel Les ingénieurs de l'antiquité, par A im é M ichel
Le m ouvem ent des connaissances
Les civilisations disparues
La clé des changem ents, c’est la m émoire, par Gaston
Mes contacts avec des lamas thibétains, par Paul Arnold
Bouthoul

La littératu re différente L'art fantastique de tous les tem ps


Sauts et sots sont périlleux, par Am brose Bierce G randville, prem ier conquérant de l’Ailleurs, par Pierre
C om m ent perdre cent m ille dollars par an, par Robert Restany
Benchley
Les ouvertures de la science
Nos am is ailés, par Philip M ac Donald
Les scientistes contre la science, par Planète
L'art fantastique de tous les temps Le grand défi des m athém atiques modernes, par Jacques
La vision inspirée de Rodolphe Bresdin, par Jacques Bergier
Mousseau
La vie spirituelle
Le monde du Zen, par Nancy W ilson Ross, W illia m Barrett
L'histoire invisible
et Suzuki.
La religion et le diable, par Pierre Mariel
Le mal n'est pas ce que vous pensez, par A rth u r Machen La littérature différente
Petite anthologie de la phrase infernale La terrible histoire de l'h om m e non latéral, par M artin
Gardner
Les ouvertures de la science
Le Vaudou, par Fredric Brow n
Le code génétique sera-t-il bientôt déchiffré? par Jacques
Soyez bon en géom étrie, par Fredric Brown
Bergier
L'amour en question
L'amour en question L'Androgyne : un m ythe confirm é par la biologie, par
La jalousie à travers les sociétés humaines, par Geneviève Suzanne Lilar
Dorm ann e t D r Henriquez, de l ’U niversité de Leeds
L'École Perm anente
L'École Perm anente Le Marxism e et les philosophies modernes, par Robert
Q u'est-ce que le marxisme? par Robert Philippe Philippe

Louis Pauwels et les responsables de la revue PLA NÈTE


ne peuvent s ’engager à retourner les manuscrits qui leur sont adressés.

lmp. L. P.-F. L. Danel - Loos-lez-Lille • Nord. les gérants : Louis Pauwels/François Richaudeau.
-t " . ,/ :■ - •• . -
P a ra ît to u s les 2 m o is

DIRECTEUR LOUIS PAUWELS

R ém y C hauvin / A rth u r C. C larke / A im é M ic h e l


Jacque s M ousseau / B arry P erow ne / G abriel V e ra ld i

En c o u le u r : C O M M E N T L 'A M O U R FUT IN VEN TE


NUMÉRO

Q u 'e st-c e que P lanète? par Louis P auw els


La fa im , la peur, la guerre e t les idées de papa, par Jo su é de C astro
M on Dieu n 'e s t pas « là -h a u t », par J .A .T . R obinson, évêque de W o o lw ic h
Le p o in t de vue d 'u n c a th o liq u e , par Louis S a lleron
C o m m e n t je vo is le m onde fu tu r, par N ik o la ï S em enov, prix N obel
CE

Une m éde cine d iffé re n te : l'a c u p o n c tu re , par R oger W y b o t


Les Z o m b is, m o rts -v iv a n ts de H a ïti, par F rançois de C losets
DANS

Vers lâ synthèse de la vie, par J a cq u e s B e rg ie r

T ro isiè m e ca h ie r de l'É co le p e rm a n e n te :
L 'h is to ire de l'id é e d 'é v o lu tio n

Q u a triè m e c a h ie r de l'É co le p e rm a n e n te :
La v isio n m o dern e de l'é v o lu tio n «

U n e n tre tie n avec K ris h n a m u rti


DANSJ.ES PROCHAINS NUMÉROS

L 'a ve n ir de l'h o m m e
Le do ssie r de l'h o m é o p a th ie
P sychanalyse de l'a rtis te
L 'a rc h ite c te n 'e s t pas c o n te n t
Les do ssie rs s ecrets de la S cience
La p re m iè re e t la de u xiè m e R enaissance
D o c u m e n ts in é d its sur l'a lc h im ie
Les E trusques c o m m e n c e n t à pa rle r
E lé m e n ts p o u r une p o litiq u e gé né tiq u e
e t des a rtic le s , ré c its , étu des de
R o b e rt A ro n / J .B .S . H aldan e / H enri L a b o rit
Ja cq u e s L e c o m te / Z a charie M a y a n i / S ir J u lia n H uxley
C h a rle s-N o ë l M a rtin / J a c q u e s L a b o u rd e tte
Ja cq u e s M é n é trie r / P ierre R estany

A b o n n e m e n t 6 n u m é ro s 30 F. Le n u m é ro D F. (80 F .B ,)

[• ^ Mouvement des connaissances / A nalyse des* cèuyres rem arquables / Textes inconnus
'J. Littérature différente / A rt fantastique de tous ' les tem ps / Mystères du monde animal
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