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Pratique de l’imaginaire
Lectures

Collection dirigée par Denis Jeffrey


Cette collection présente, dans un style accessible, des auteurs qui ont
marqué la pensée contemporaine. Elle s’adresse à un large public et à des
étudiants intéressés à poursuivre un travail d’intelligence afin de mieux
comprendre le monde actuel. La collection « Lectures » accueille des textes
brefs provenant des divers domaines de la philosophie et des sciences hu-
maines.
Martine Xiberras

Pratique de
l’imaginaire
LECTURE DE GILBERT DURAND

LES PRESSES DE L’UNIVERSITÉ LAVAL


Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du
Conseil des Arts du Canada et de la Société de développement des
entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensem-
ble de leur programme de publication.
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Canada par l’entremise de son Programme d’aide au développement
de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition.

Maquette de couverture : Chantal Santerre

© Les Presses de l’Université Laval 2002


Tous droits réservés. Imprimé au Canada
Dépôt légal 3e trimestre 2002
ISBN 2-7637-7864-X

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Pour Alexandra
Introduction
○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○

Car nous sommes entrés, depuis un certain temps


– [...], j’entends notre civilisation occidentale –, dans
ce que l’on peut appeler une zone de haute pres-
sion imaginaire.

Gilbert Durand, Introduction à la mythodologie.

Plus de trente années séparent la publication du livre


Les Structures anthropologiques de l’imaginaire et les derniers ouvra-
ges de Gilbert Durand. L’ensemble de ces écrits forme une
œuvre étendue et dense qui couvre plusieurs grands champs
de recherche, depuis l’anthropologie de l’imaginaire jusqu’à
la mythanalyse en littérature. Dans la mouvance des études
durandiennes, une science du mythe, une « mythodologie »,
s’est progressivement constituée et vient à présent question-
ner l’épistémologie traditionnelle. Un large mouvement
agrège dorénavant autour de Gilbert Durand des chercheurs
que tout séparait avant lui1.
Ainsi que l’annonce Michel Cazenave2 dans la préface
d’Introduction à la mythodologie, l’œuvre de Gilbert Durand se
présente comme une tentative d’explorer l’imaginaire humain
à travers les domaines du savoir. Les « linéaments symboliques,
les bassins mythologiques, les trop-pleins de l’imagination »,
toutes les images qui irriguent, innervent, structurent nos fa-
çons de vivre ensemble et de rêver constituent le vaste do-
maine de l’imaginaire.

1. Gilbert Durand, L’Imaginaire. Essai sur les sciences et la philosophie de l’image


(IE), Paris, Hatier, 1994.
2. Gilbert Durand, Introduction à la mythodologie. Mythes et Sociétés (IM), Paris,
Albin Michel, coll. « Poche », 1996, « La raison des images », Préface de
Michel Cazenave, p. 10.
8 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

Dans L’Imaginaire. Essai sur les sciences et la philosophie de


l’image, Gilbert Durand propose une lecture des directions de
recherche qui se sont développées à partir de son œuvre dans
le vaste courant de recherche contemporain sur l’imaginaire3.
Les derniers ouvrages affinent encore la méthode en préci-
sant les concepts qui semblent les plus opératoires pour dé-
crypter les imaginaires de notre modernité4. C’est aussi l’op-
tion que nous avons choisie pour convier le lecteur à cette
traversée du continent de l’imaginaire aux côtés de son fon-
dateur.
Pour nombre d’anthropologues, de littéraires et de spé-
cialistes du mythe, l’étude de l’imaginaire décrit par Gilbert
Durand apparaît comme un modèle incontournable pour la
compréhension des collectivités et des individus. Dans le
champ de l’anthropologie et de la sociologie, l’œuvre de
Gilbert Durand se laisse appréhender comme la découverte
et la mise en ordre d’un immense continent, celui des croyan-
ces et des représentations collectives, déjà balisé par Émile
Durkheim5, et enfin dévoilé comme unifié, observable, et
analysable. Les analyses durandiennes induisent une perspec-
tive d’une extraordinaire richesse pour la comparaison des
cultures et des civilisations d’hier et d’aujourd’hui. Sa pos-
ture de recherche permet, en effet, de relier les imaginaires
des individus et des collectivités. Gilbert Durand utilise l’ex-
pression « trajet anthropologique » pour mettre en contexte

3. Gilbert Durand (IE : 40-44), voir aussi la revue des publications des cen-
tres de recherches sur l’imaginaire, Les Cahiers de l’imaginaire, nos 1 à 4,
Toulouse, Privat, 1988-1991, nos 5 à 17, Paris, L’Harmattan, 1991-2000, nos 18
et 19, Montpellier, Service des publications de l’Université Paul Valéry, 2000-
2001.
4. Gilbert Durand, Annales du colloque de Cerisy (à partir de l’œuvre de G.
Durand), Paris, Albin Michel, 1991 et Joël Thomas (dir.), Introduction aux
méthodologies de l’imaginaire, Paris, Ellipses, 1998.
5. Émile Durkheim, Leçons de sociologie. Physique des mœurs et du droit, Paris, PUF,
(1950) 1969.
INTRODUCTION 9

ces deux niveaux de l’imaginaire. De plus, il propose à la fois


une théorie et une pratique de l’imaginaire. À cet égard, le
psychologue Yves Durand a construit un test d’évaluation de
la personnalité imaginative d’un individu. Le dernier chapi-
tre de notre petit livre est d’ailleurs consacré à la présentation
de ces travaux qui permettent d’appliquer le modèle
durandien aux imaginaires individuels.
L’épistémologie durandienne se situe au carrefour de
la multiplicité des sciences, mais aussi des cultures. Il est certes
facile de s’y perdre. Aussi, ce travail vise à donner des repè-
res afin de ne pas céder au vertige face à l’immensité du con-
tinent de l’imaginaire qui apparaît, pour le lecteur profane,
comme pour le chercheur confirmé, telle une Terra Incognita.
Il n’est pas question ici de dévoiler la totalité de l’œuvre de
Gilbert Durand, mais plutôt d’indiquer un chemin, un itiné-
raire avec des allers et des retours, pour en comprendre les
principales clefs.
Notre point de vue privilégié sur cette œuvre n’élude
pas toutes les questions épistémologiques, puisque nombre
de questionnements théoriques resteraient à développer, à
légitimer. Notre point de vue tente plutôt de souligner les
perspectives heuristiques, la résonance des concepts et la
confluence des courants sur lesquels s’étaye ce modèle. Le
modèle durandien se présente comme une complétude qui
conserve nombre de questions ouvertes. Il en va ainsi de la
qualité des grandes œuvres. Nous respecterons ce choix qui
permet une lecture transversale et des interprétations
multiples.
Gilbert Durand a élaboré une classification générale
des symboles et des archétypes qu’il résume dans un tableau
fort prisé par ses lecteurs. Il est impossible d’aborder l’œuvre
de Gilbert Durand sans se référer à ce tableau qui synthétise
10 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

l’imaginaire à travers le régime diurne et le régime nocturne6.


Nous verrons comment le régime diurne renvoie à la lumière,
au combat des héros contre la monstruosité, au déploiement
de la raison des divinités solaires et, en général, aux diverses
figures de la transcendance. Il est à noter que les représenta-
tions héroïques et positives du régime diurne trouvent leurs
figures opposées dans le régime nocturne. Gilbert Durand
divise ensuite le régime nocturne en deux catégories, soit les
catégories mystique et synthétique. L’imagination mystique
ne combat plus les monstres, mais tente de les adoucir
par euphémisation7. L’imagination synthétique, à son tour,
intègre ces oppositions pour les équilibrer dans ce que Gil-
bert Durand appelle une logique de la coïncidentia oppositorum.
Pour Gilbert Durand, ces deux régimes servent à quali-
fier l’imaginaire des individus, des sociétés et des civilisations.
Il ne faut pas considérer que ces régimes sont statiques, tou-
jours identiques à eux-mêmes. A contrario, l’intérêt du régime
et de sa structure réside dans son mouvement, dans sa faculté
à se transformer, à évoluer. À cet égard, Gilbert Durand indi-
que comment s’effectuent les passages du régime diurne au
régime nocturne de l’imaginaire. Il montre, en fait, comment
se créent des glissements et des équilibres, des harmonies, des
complémentarités et des conflits entre les régimes de l’imagi-
naire, tant pour les individus que pour les collectivités.
Dans le premier chapitre de ce livre, nous soulevons
d’emblée les principaux problèmes d’ordre épistémologique
pour étayer et légitimer la perspective durandienne et les

6. Il s’agit du tableau isotopique des images, présenté à la fin des Structures


anthropologiques de l’imaginaire. Introduction à l’archétypologie générale (SAI),
Paris, Bordas, 1960, p. 506-507, que nous avons reproduit en annexe de ce
livre.
7. Ce mot est régulièrement utilisé par Durand dans son sens fort d’adoucir
ou d’atténuer une expression qui pourrait contenir une violence ou du
moins quelque chose de déplaisant, de choquant.
INTRODUCTION 11

concepts opératoires, tel que l’auteur procède lui-même dans


son dernier ouvrage. Dans le second chapitre, nous présen-
tons les définitions de ces concepts opératoires et nécessaires
à la compréhension de la théorie durandienne de l’imaginaire.
Nous abordons entre autres les notions d’image, de symbole
et de mythe en lien avec le fonctionnement de l’imaginaire.
Cela nous amène, pour le chapitre trois, à l’archétypologie
générale. Cette typologie des archétypes est centrale dans
l’œuvre de Gilbert Durand. Dans ce chapitre, nous nous inté-
ressons notamment à cette grande classification des régimes
et des structures de l’imaginaire. Le chapitre quatre aborde à
son tour et plus spécifiquement l’étude du concept durandien
de « bassin sémantique ». Cette notion évoque une région
historique et géographique de l’imaginaire. Nous examinons
trois exemples de ces manifestations symboliques. Enfin, le
chapitre cinq présente une comparaison possible entre les
modèles de Freud et de Durand à travers la notion commune
de topique de l’imaginaire. Puis nous terminons avec une
petite incursion du côté du test AT9 construit par Yves Durand.
Ce test permet notamment de relier les imaginaires indivi-
duels aux imaginaires collectifs.
La question de l’usage social de l’imaginaire apparaît
sous bien des aspects comme l’a montré Michel Maffesoli8 dans
nombre de ses ouvrages. L’imaginaire est à la fois création et
représentation individuelle et collective. La réalité se cons-
truit dans, à travers et avec des images, des symboles et des
mythes. Il arrive même dans les anciennes sociétés du mythe
et dans les nouvelles sociétés des médias de masse que nous
ne puissions plus distinguer la réalité de l’imaginaire. C’est
pourquoi il semble pertinent de poursuivre les recherches sur

8. Michel Maffesoli, L’Ombre de Dionysos, Paris, Méridiens, 1982, voir aussi les
autres titres dans la bibliographie.
12 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

l’imaginaire afin de bien saisir ce qui fait vivre les hommes et


les sociétés. L’entreprise de Durand nous éveille ainsi à la part
de rêve, de mythe, de croyance individuelle et collective qui
rythme le cœur même de la vie sociale.
1 • FONCTIONS ÉPISTÉMOLOGIQUES 13

1
Fonctions
épistémologiques
○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○

Gilbert Durand construit une logique de l’imaginaire


qui lui permet d’en esquisser une « grammaire » vouée à la
compréhension de la mise en relation des symboles présents
dans les mythes. Il convient donc tout d’abord de présenter
cette logique qui est à la fois le moteur et le fondement de
l’imaginaire. Elle a ceci de nouveau qu’elle met entre paren-
thèses la logique binaire traditionnelle élaborée par Aristote.
Gilbert Durand utilise la notion de coïncidentia oppositorum pour
décrire cette logique particulière qui met en perspective une
complicité d’éléments qui ne peuvent exister qu’ensemble,
une pensée de la connivence des contraires9. Toute représen-
tation de l’imaginaire, tels les symboles et les mythes, fait son
miel des oppositions, des dilemmes et des paradoxes. Nom-
bre de ces symboles qui mettent en harmonie tensionnelle
des figures opposées sont bien connus. L’épée, utilisée dans
les grands récits, sert aussi bien à donner la mort qu’à tran-
cher les litiges. Elle peut ainsi être une arme de mort et une
épée de justice. Une autre figure bien connue est celle de
l’androgyne. L’androgyne marie le féminin et le masculin dans

9. Gilbert Durand, L’Imaginaire. Essai sur les sciences et la philosophie de l’image


(IE), Paris, Hatier, 1994, p. 55.
14 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

une harmonie tensionnelle où chaque forme partage avec


son opposé des qualités contradictoires et communes. On
retrouve ce personnage dans le carnaval brésilien comme dans
le personnage moderne du drag queen. Gilbert Durand souli-
gne aussi que, dans le symbole du Tai Ki des taoïstes, chaque
figure symétrique et opposée contient une parcelle de l’autre.
Cette logique, aussi qualifiée de contradictorielle, notamment
par Michel Maffesoli10, permet de saisir la cohérence d’élé-
ments que tout semble séparer.
L’épistémologie durandienne met en évidence cette lo-
gique contradictorielle pour lire le mythe. Si on accepte de
travailler avec cette logique, on peut voir que le mythe forme
un « système » qui, au sens de la théorie des systèmes, com-
pose un ensemble relationnel entre des éléments divers, voire
contradictoires. La cohérence des pluriels de l’imaginaire vient
justement de sa nature systémique. Ce premier élément de la
fondation épistémologique permet à Gilbert Durand d’obser-
ver l’exclusion, dans le monde occidental, de la pensée mythi-
que au profit de la pensée cartésienne. C’est que la pensée
cartésienne s’appuie sur le principe de non-contradiction et
du tiers exclu.
Pour Durand, le mythe ne raisonne pas avec des argu-
ments, « ni ne décrit, il cherche à persuader en répétant in-
lassablement une relation à travers » toutes ses nuances et ses
dérivations (IM : 57). Ainsi, alors que la pensée cartésienne se
fonde sur une logique de l’argumentation, de la démonstra-
tion, de l’examen attentif de sa vérité, la pensée mythique re-
pose plutôt sur la force répétitive de ses images. À cet égard,
la pensée mythique donne une forme expressive aux émo-
tions, aux passions et aux angoisses qui assaillent l’être

10. Michel Maffesoli, La Connaissance ordinaire. Précis de sociologie compréhensive,


Paris, Librairie des méridiens, 1985.
1 • FONCTIONS ÉPISTÉMOLOGIQUES 15

humain au quotidien. Durand compare la logique de l’imagi-


naire à l’expression musicale : « Cette dernière, comme le
mythe ou la rêverie, repose sur des renversements symétri-
ques, des “thèmes” développés ou même “variés”, un sens qui
ne se conquiert que par la redondance (refrain, sonate, fu-
gue, leitmotiv, etc.) persuasive d’un thème. La musique, plus
que tout autre mode de communication, procède par un har-
cèlement d’images sonores “obsédantes” » (IM : 57). En plus
de leur caractère répétitif, ces images réveillent les images
primordiales que Gilbert Durand appelle les archétypes. Dans
l’ouvrage fondateur, Les Structures anthropologiques de l’imagi-
naire 11, l’étude des mythes, des symboles et des archétypes est
construite à travers une approche pluridisciplinaire à la croi-
sée de l’histoire des religions, de la psychologie des profon-
deurs et de l’anthropologie (SAI : introduction, p. 15 à 66).
Ces productions de l’imaginaire peuvent alors être regrou-
pées en familles ou essaims, formant de grandes constellations
qui convergent par la forme et les significations. C’est ce qui
permet de constituer les structures anthropologiques de l’ima-
ginaire.
Dans L’Imagination symbolique 12, Gilbert Durand montre
comment l’histoire de l’Occident est celle de l’iconoclaste,
c’est-à-dire du progrès de la conscience défini comme la vic-
toire de la raison binaire sur l’imagination, du concept sur
l’image. Cette dépréciation des symboles s’orchestre en trois
phases : le conceptualisme aristotélicien, la pensée allégorique
de l’Église médiévale et le rationalisme cartésien. Durand in-
siste pour dire que « la plus évidente dépréciation des symbo-
les que nous présente l’histoire de notre civilisation est certai-
nement celle qui se manifeste dans le courant scientiste issu

11. Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire. Introduction à


l’archétypologie générale (SAI), Paris, Bordas, 1960.
12. Gilbert Durand, L’Imagination symbolique (IS), Paris, PUF, 1964.
16 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

du cartésianisme » (IS : 23). Puis, elle perdure au XXe siècle


avec de nouvelles démarches technoscientifiques qui, malgré
leur recherche de sens plus ou moins voilé des images, sont
qualifiées par Gilbert Durand d’herméneutiques réductrices.
Parmi ces dernières, il inclut le freudisme, le fonctionnalisme
et l’anthropologie structurale, du fait que ces théories rédui-
sent le symbole à un sens tangible. Gilbert Durand les oppose
aux herméneutiques instauratives fondées par Bachelard,
Éliade, Jung et Piaget qui cherchent à découvrir, plutôt que la
causalité linéaire, le sens des symboles à travers une causalité
plurielle et circulaire.
Dans Sciences de l’homme et tradition13, Durand montre com-
ment ces herméneutiques réductrices tendent à se spécialiser
et à se compartimenter. Pourtant, grâce aux herméneutiques
instauratives, une nouvelle épistémologie contemporaine per-
met d’affirmer l’unité des sciences. Il s’agit certes d’une épis-
témologie systémique, car un objet ne se pose que par épaule-
ment, par l’intégration de ses divers éléments. Ce livre, fort
stimulant, défend l’idée selon laquelle l’unité des sciences dans
le champ de l’anthropologie est possible. Il s’agit de considé-
rer que « le sens de l’image de l’homme est un symbole – ce
qui fait que l’image de l’homme est un symbole [...] [c’est]
qu’elle renvoie à un signifié vécu » (SHT : 15). Prendre en
compte cette position implique un autre regard sur l’être hu-
main. Un regard plus près des mouvements de son existence,
de ce qu’il vit et de ce qu’il éprouve. Dans le sens de Durand,
il y a une obligation éthique de considérer l’homme dans son
quotidien. En d’autres mots, l’observateur doit être engagé
dans son observation afin de ne pas réifier l’être humain.
L’individu analysé par le regard durandien est enfin
perçu dans la pluralité de toutes ses dimensions de sujet

13. Gilbert Durand, Sciences de l’homme et tradition. Le nouvel esprit anthropologique


(SHT), Paris, Éditions du Sirac, 1973.
1 • FONCTIONS ÉPISTÉMOLOGIQUES 17

humain. L’être humain, cet animal social, dont le trait dis-


tinctif réside dans sa faculté de re-présentation, est toujours
et déjà dans cette pensée médiate qu’est l’imaginaire. C’est
aussi sur le terrain concret et vivant de l’imaginaire que le
sens d’un phénomène social doit être cherché. Durand sou-
tient en somme que les statistiques, comme la causalité linéaire,
se sont révélées bien décevantes parce qu’elles ne tiennent
pas compte de l’homme de l’imaginaire.
Dans la science de l’homme réunifiée, c’est l’image por-
tée par le symbole qui ouvre à l’interprétation. Chaque cul-
ture élabore ses interprétations à partir de ses systèmes lin-
guistiques. Même si ces systèmes sont « radicalement différents
[...], il y a un fond, un “ailleurs”, gnostique14 en quelque sorte,
qui permet de transvaser – de traduire – le sens d’une langue
dans une autre » (IM : 74). Le passage d’un système linguisti-
que à un autre, « tant par leurs syntagmes que par leurs para-
digmes, comme disent les linguistes » (IM : 74), certes avec
une perte ou un bruit disent les informaticiens, montre l’exis-
tence d’invariants anthropologiques.
Noam Chomsky l’a bien montré dans Le Langage et la
pensée 15, derrière les ensembles structuraux formels (syntaxi-
ques, paradigmatiques, lexicaux...), il y a un fond commun
qui traverse toutes interprétations des activités de communi-
cation : « Cet “ailleurs” qui “demeure” au-delà de l’une et de
l’autre [langue] et, selon le mot magnifique de Hölderlin,
“fonde [la parole] des poètes”16. » On retrouve cette même
idée en sociologie avec la notion d’idéal-type construite par

14. Durand utilise ici la notion de gnostique pour évoquer une connaissance
commune à tous les systèmes linguistiques.
15. Noam Chomsky, Le Langage et la pensée, Paris, Payot, 1970, cité par Gilbert
Durand (IM : 74).
16. Martin Heidegger, Approches de Hölderlin, Paris, Gallimard, 1962, cité par
Gilbert Durand (IM : 74).
18 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

Max Weber. L’idéal-type est pour ainsi dire d’une telle


« idéalité » qu’il en devient « invisible » dans la réalité, mais
cependant déterminant et structurant. C’est en quelque sorte
un « type sémantique » construit par le chercheur qui lui per-
met de mettre en évidence des événements divers, des traits
sociaux et culturels.
Gilbert Durand, quant à lui, utilise la notion d’arché-
type qu’il emprunte à Carl Gustav Jung, et d’invariants an-
thropologiques qu’il reprend à Mircea Eliade. Il appelle
« archétypologie » la grande classification de ces invariants
anthropologiques. L’application de l’archétypologie lui per-
met de consolider et d’affiner sa mythodologie et de porter
une attention aux grands récits littéraires de la modernité17.
Dans Figures mythiques et visages de l’œuvre18, il fonde la procé-
dure d’ensemble d’une mythocritique. La mythocritique
comme la nouvelle critique littéraire recherchent le noyau
mythologique ou le patron archétypique de l’œuvre. Dès les
années 1950, la mythocritique et la nouvelle critique repré-
sentent deux tendances de l’analyse littéraire vouées à déce-
ler derrière le récit, oral ou écrit, les archétypes de l’œuvre.
Gilbert Durand considère lui aussi qu’un texte n’est ja-
mais univoque. Le lexique et la culture qu’il charrie en lui, à
travers lui, creusent différents niveaux de signification parmi
lesquels se trouve celui du mythe. Les grands récits culturels,
comme le roman moderne, sont des réinvestissements mytho-
logiques plus ou moins avoués (FMVO : 11). Il existe un mé-
canisme interne au récit mythique qui résout le symbole en
mots, et distend le mythe en simple parabole, en conte, en
fable ou en récit littéraire.

17. Cf. Gilbert Durand, Le Décor mythique de La chartreuse de Parme. Les structures
figuratives du roman stendhalien, Paris, José Corti, 1961 ; Beaux-Arts et arché-
types, Paris, PUF, 1989.
18. Gilbert Durand, Figures mythiques et visages de l’œuvre. De la mythocritique à la
mythanalyse (FMVO), (Berg, 1975), Paris, Dunod, 1992.
1 • FONCTIONS ÉPISTÉMOLOGIQUES 19

À vrai dire, le mythe est un récit sans démonstration ni


but descriptif qui met en forme les forces diversifiées d’une
culture. Le mythe existe par son geste (l’acte fondateur d’une
divinité, d’une force, d’un héros), par son drama, c’est-à-dire
par son intrigue, et par son cortège d’épithètes et de verbes
qui tissent la trame narrative. Gilbert Durand montre que,
dans la mythologie classique, c’est l’attribut ou la série d’ad-
jectifs qualificatifs qui caractérisent la divinité. Dans la litanie
des attributs, ce qui importe, c’est la description des actes fon-
dateurs. Par exemple, Zeus est d’abord le dieu de la foudre,
du tonnerre, du ciel, de la lumière, Aphrodite naît de l’écume,
Apollon est celui qui éloigne du mal (IE : 58).
Un mythe peut se traduire d’une langue à l’autre parce
qu’il est transpersonnel, transculturel et métalinguistique.
C’est dire qu’il met en scène des actions fondamentales, des
passions essentielles, c’est-à-dire des constantes anthropologi-
ques communes à l’ensemble de l’humanité. Le mythe répète
inlassablement ces constantes anthropologiques dans les for-
mes d’une culture particulière. Ses redondances sont obsé-
dantes. Les thèmes obsessionnels du mythe répondent aux
obsessions des hommes. Ainsi les thèmes de la mort, de la
fertilité et du salut sont répétés sous une multitude de for-
mes. La redondance est la clef de voûte de toute procédure
mythique. À cet égard, Claude Lévi-Strauss19 et Gilbert Durand
partagent le même point de vue.
Le mythe procède par une prolifération d’images et
d’éléments symboliques sur le même thème qui fonde le
mythème. Une famille d’images essaime autour d’un mythème
qui lui-même est l’élément fondateur du mythe. Il y a ainsi
deux types d’analyses possibles du mythème. Pour les analy-
ser, le spécialiste du mythe procède à des regroupements. Soit

19. Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958.


20 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

les mythèmes sont regroupés dans des séries synchroniques


dans le seul contexte du mythe étudié. Soit les mythèmes
sont regroupés en séries diachroniques, lorsqu’ils sont mis
en relation à partir de mythes différents. Pour Gilbert Durand,
le mythème est la plus petite unité de sens signalée par ses
redondances.
Il existe plusieurs méthodes pour analyser les mythes
depuis la mythocritique, jusqu’à la mythanalyse, pour aboutir
à la mythodologie. Les méthodes de la mythocritique, laquelle
est utilisée principalement par les littéraires, sont axées sur la
dimension synchronique du texte étudié. Les méthodes de la
mythanalyse, pour leur part, utilisent le trajet anthropologi-
que pour aller jusqu’à l’étude des contextes sociaux. Le con-
cept durandien de « trajet anthropologique » définit justement
« ce va-et-vient incessant qui existe entre le conscient indivi-
duel (qui énonce, sinon écrit son texte), et l’ensemble des
intimations contextuelles de l’environnement et de la société »
(SAI : 165). La particularité de la mythodologie consiste à
opérer avec ces deux méthodes. La mythanalyse prolonge ainsi
la mythocritique et permet de lire les résonances du mythe
directement dans la société. Il faut alors glisser d’une
mythocritique à une mythanalyse, c’est-à-dire appliquer les
méthodes élaborées pour l’analyse des textes à un champ plus
large, celui des pratiques sociales, des institutions, des monu-
ments, etc. L’option épistémologique durandienne est de ne
pas faire de coupure entre le culturel et le social, entre l’œuvre
et les contextes sociaux.
Pour l’auteur, il s’agit d’une « révolution mytho-
dologique » qui fait table rase de la logique héritée d’Aristote
et de Descartes. Elle nous contraint désormais à une
hyperrationalité (Charles Fourier) qui intègre, en plus du ra-
tionalisme classique de l’adulte blanc occidental, la moisson
1 • FONCTIONS ÉPISTÉMOLOGIQUES 21

immémoriale des pensées sauvages (IM : 229). Pour Durand,


« un mythe, en lui-même, n’est ni bon ni mauvais. C’est l’uti-
lisation que l’on en fait, c’est son totalitarisme monocéphale
qui peut être dangereux. » (IM : 42).
Retraçons les trois grands moments du développement
de l’épistémologie contemporaine permettant à Gilbert
Durand de mettre au point la mythodologie qui en est l’héri-
tière.
Le premier moment, qui dure jusqu’au XXe siècle, con-
cerne la méthodologie « totalitaire » de la science positiviste.
Elle se caractérise par sa tendance iconoclaste et sa perspec-
tive linéaire. Les dialectiques de type socratique, aristotélicien,
scolastique, galiléen, cartésien, ont accentué l’iconoclasme
occidental. Ces formes de pensée ont radicalisé le divorce de
la pensée occidentale avec d’autres pensées moins réticentes
à l’imaginaire. Les doctrines scientifiques modernes héritent
de cette caractéristique iconoclaste, mais en plus du
joachimisme. Gilbert Durand appelle « joachimisme » la théo-
logie paraclétique de Joachim de Flore, et par extension tou-
tes les doctrines linéaires et progressistes. Ainsi, tous les scien-
tismes modernes, notamment le positivisme de Comte et le
matérialisme dialectique de Marx, pourraient prendre leur
source dans la vision de Joachim de Flore, théologien et abbé
calabrais du XIIIe siècle.
Le second moment concerne la révolution épistémolo-
gique qui s’est déroulée au XXe siècle, même si elle se prépa-
rait depuis plus longtemps. Celle-ci conduit la méthodologie
positiviste à imploser de l’intérieur. Comment le développe-
ment même de la science a-t-il pu produire cette implosion ?
Trois mouvements de l’histoire des sciences et des arts créent
les conditions nécessaires à cette implosion. Le premier de
22 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

ces mouvements prend sa source dans le romantisme : « C’est


dès le romantisme, et même dès l’aube de ce romantisme, à la
fin du XVIIIe siècle, [...] le préromantisme, [...] que s’intro-
duit une contestation du royaume de la Raison et l’Empirie »
(IM : 53). Le romantisme montre ainsi qu’il existe d’autres
voies de la connaissance que le raisonnement ou la percep-
tion utilitariste. L’esthétique romantique revendique les pou-
voirs de l’imagination, que Baudelaire sacre « reine des facul-
tés » (IM : 54).
Le second mouvement est issu du « schématisme trans-
cendantal » d’Emmanuel Kant. Le philosophe reconnaît que
la raison et ses catégories ne peuvent fonctionner sans les don-
nées des « formes a priori de la sensibilité » : « la grande dé-
couverte “copernicienne” de Kant c’est, nous le rappelons,
d’avoir montré que la science, la morale, l’art ne se conten-
tent pas de lire analytiquement le monde, mais par un juge-
ment “synthétique a priori” de constituer un univers de valeurs.
Pour Kant, déjà le concept n’est pas le signe indicatif des ob-
jets, il est l’organisation instaurative de la “réalité”. La con-
naissance est donc constitution du monde ; et la synthèse con-
ceptuelle se forge grâce au “schématisme transcendantal”,
c’est-à-dire à l’imagination » (IS : 63, les italiques sont de
l’auteur). Ainsi, entre les catégories de la raison et « les for-
mes a priori de la sensibilité, il faut bien un moyen terme, qui
n’est autre que la projection imaginative, et que Kant nomme
le “schématisme transcendantal” » (IM : 54).
Avec Gaston Bachelard, la science peut jeter un autre
regard, présenter une lecture plus fraternelle de la poésie et
du mythe. Cela constitue le troisième mouvement essentiel à
l’implosion du scientisme contemporain. Bachelard détient à
la fois une formation scientifique et une passion pour la poé-
sie. Dans Psychanalyse du feu, il montre que la physique avait
1 • FONCTIONS ÉPISTÉMOLOGIQUES 23

toujours servi de modèle depuis Galilée pour la « pensée


vraie ». Or, il décrit comment les images possèdent une cohé-
rence aussi pertinente que les longues chaînes de la raison
déductive ou expérimentale. Sa position entraîne une fêlure
qui va modifier totalement les certitudes scientifiques. Dans
Le Nouvel Esprit scientifique, Bachelard montre comment les
grands physiciens « Einstein, Planck, Bohr, Pauli [...] ont sub-
verti le consensus épistémologique établi par les siècles précé-
dents » (IM : 55). Cette subversion épistémologique est acti-
vée de nos jours par les travaux de Von Foerster, Lupasco,
Morin, tandis que Bachelard l’indiquait dès les années 1930-
1940. Cet « après-Bachelard » s’est épanoui dans les rencon-
tres et l’esprit de Cordoue. Cette première rencontre à
Cordoue20 signale les profondes modifications méthodologi-
ques et épistémologiques qui découlent des transformations
des sciences modernes. Nous reviendrons un peu plus loin
sur l’esprit de Cordoue.
Le troisième moment du développement de l’épistémo-
logie contemporaine permettant à Gilbert Durand de mettre
au point sa mythodologie touche toutes les sciences, car la
« transformation radicale des sciences dites “exactes” atteint,
ou est en train d’atteindre les “sciences inexactes”, ce que Louis
Neel (Grenoblois et Prix Nobel de physique) dénomme, pour
nous taquiner, les “sciences inexactes”, c’est-à-dire nos “sciences
humaines”, les sciences sociales, les sciences de la littérature »
(IM : 51), etc. Durand confirme ici que la coupure logos/mythos
disparaît « au sein d’une épistémologie générale rénovée,
unitaire dans sa diversité, systémique et holistique à la fois –
soit une gnose 21 ». L’orientation scientifique globale est donc

20. Science et conscience, les deux lectures de l’univers, Colloque de Cordoue (collec-
tif), Paris, Stock, 1980.
21. Raymond Ruyer, La Gnose de Princeton, Paris, Fayard, 1974, cité par Gilbert
Durand (IM : 51).
24 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

en train de se redéployer en considérant la pensée de Ba-


chelard.
Ainsi, dans le sens de Bachelard, il est nécessaire pour
chaque concept utilisé d’en faire une psychanalyse objective,
d’en dégager un profil épistémologique, car un concept con-
tient toujours une part d’ombre. Dans Le Nouvel Esprit scienti-
fique, il convie le chercheur à l’humilité en soulignant que
l’objet n’est pas si objectif, qu’il dépend du système qui le
manifeste et de la procédure inéluctable d’observation ou
d’instrumentation (IM : 58). L’objectivité « voilée » du physi-
cien Bernard d’Espagnat22 demeure « liée à l’observateur et
son observatoire » (IM : 54).
De la même façon, pour Gilbert Durand, ce sont les
découvertes de la physique moderne qui vont modifier les
thèses sur la causalité linéaire. Il cite Costa de Beauregard23
(IM : 60) pour qui la causalité historique passé/futur, donc la
causalité stricte, qui est une causalité cause/effet, n’est plus
assurée. Il n’existe plus que des probabilités conditionnelles,
la cause pouvant toujours être ailleurs. Cette logique confirme
la théorie du symbole qui place elle aussi « la “causalité” du
symbolisant dans un symbolisé souvent inaccessible, “ailleurs”,
mais déterminant la pluralité des impacts symboliques » (IM :
60). Il cite également René Thom24 qui affirme que « le sym-
bole c’est la cohérence (au sens physique du terme, c’est-à-dire
que les choses peuvent être mises ensemble sans qu’il y ait
exclusion) de deux types d’identité différente » (IM : 63, c’est
l’auteur qui souligne). Le premier principe d’identité fonc-

22. Bernard d’Espagnat, À la recherche du réel, Paris, Gonthier-Villars, 1984, cité


par Gilbert Durand (IM : 58).
23. Olivier Costa de Beauregard, Le Second Principe de la science du temps, Paris,
Seuil, 1963, cité par Gilbert Durand (IM : 60).
24. René Thom, Modèles mathématiques de la morphogénèse, Paris, UGE, 10/18,
1974, cité par Gilbert Durand (IM : 63).
1 • FONCTIONS ÉPISTÉMOLOGIQUES 25

tionne par localisation, et nous pouvons l’assimiler au symbo-


lisant. Le symbolisant est le contenant ou l’image du symbole.
La localisation renvoie à l’ancrage du symbolisant dans un
temps et une géographie donnés. Le second principe d’iden-
tité est non localisable, et nous pouvons l’appeler identité sé-
mantique parce qu’il concerne le sens. On se souvient que le
sens, nommé et représenté par différents attributs, est tradui-
sible d’une culture à une autre. En somme, l’image est la part
localisable du symbole alors que le sens est sa part non
localisable. Le processus de symbolisation appelle le sens par
une image, un concept, un nom et, ainsi nommé, il renvoie
au lexique d’une culture particulière.
Ces deux identités sont liées, cohérentes, se donnent
l’une par l’autre. Gilbert Durand confirme cette position :
« J’écrivais jadis, le symbole est l’épiphanie d’un mystère. Le
sens inexprimable s’exprime en se localisant dans le symboli-
sant. Mais toute localisation lexicale nécessite à son tour de se
lester de sens. L’œuvre du poète et de l’artiste localise, celle
du mythicien synchronise, ils capturent le sens dans les ré-
seaux inépuisables de l’expression » (IM : 64). Pour Gilbert
Durand, Claude Lévi-Strauss notait à juste titre que l’expres-
sion de type artistique est très ancrée dans une localisation
lexicologique, tandis que le mythe se traduit plus facilement,
car aucune localisation n’entrave son sens. Le mythe impli-
que et explique, mais il ne s’explique pas.
L’effet Cordoue, cité plus haut, qui prolonge les travaux
de Bachelard, c’est donc cette révolution épistémologique
radicale qui bouleverse les notions de symétrie temporelle,
de localisation du phénomène, de complication du principe
d’identité. Gilbert Durand écrit à cet égard : « L’objet simple,
localisé “clairement et distinctement”, n’a plus cette “objecti-
vité lourde” qu’il avait chez Galilée, Descartes, Newton, Avo-
gadro, Lavoisier. Il ressortit – autre expression de d’Espagnat
26 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

– du “réel voilé”. J’ajouterai qu’il est “voilé” par sa charge plus


grande de sémanticité. Par là-même, il est plus “complexe” :
“l’ailleurs” est plus compliqué que “l’ici-maintenant” des loca-
lisations spatio-temporelles. Parce que, par définition,
“l’ailleurs” fonde l’altérité, fonde la dualitude qui est l’amorce
de toutes les pluralités... Cette complexification chère à Ed-
gar Morin [...]. Dans la conscience occidentale scientifique
pointe alors l’idée d’aller chercher ailleurs, en de très anciens
savoirs, les systèmes et les modèles. Pour Capra et Bohr, c’est
la dualitude taoïste, pour Schrrödinger et Costa de
Beauregard, la maya de l’hindouisme, pour Basarab Nicolescu,
c’est la gnose de Jakob Böhme – mystique visionnaire du XVIe »
(IM : 65 et 67). Gilbert Durand fait ainsi ressortir le fil rouge
qui conduit à l’implosion des sciences modernes, et qui lui
permet de proposer la mythodologie.
Le lecteur désireux d’approfondir la position épistémo-
logique de Durand pourra avec intérêt se référer à Introduc-
tion à la mythodologie. Il sera initié à nombre de penseurs qui
ont repoussé les limites épistémologiques du vaste champ des
sciences contemporaines. Parmi ces derniers, on peut citer
Benveniste, Waddington, Scheldrake, Costa de Beauregard,
Bohm pour qui le déterminisme n’a plus rien de mécanique.
La causalité se situe dans un ailleurs, dans un méta-physique
(qui veut dire à côté, hors de la phusis...). Ce n’est pas irration-
nel, mais bien plutôt hyper-rationnel (au sens de Fourier).
Un rationalisme complexe, libéré des chaînes de la succes-
sion temporelle, comme des séparabilités d’un espace homo-
gène, de notre ancienne épistémologie. Il cite également
Tönnies et Dilthey qui avancent la notion de Verstehen (le com-
prendre), qui « marque bien que, derrière le “voile” explica-
ble d’un objet, il faut obligatoirement postuler un lieu com-
mun (qui n’a rien de spatial !) de rencontre entre l’observateur
et l’observé » (IM : 75). De plus, Durand se réfère aux travaux
1 • FONCTIONS ÉPISTÉMOLOGIQUES 27

de Carl Gustav Jung qui a proposé une théorie très complète


des archétypes, et à ceux de Mircea Éliade, le grand historien
des religions, qui fonde une « anthropologie des profon-
deurs ». Il montre comment, derrière les phénomènes reli-
gieux, il y a de grands ensembles imaginaires permanents qui
constituent la fonction religieuse dont la « sagesse » comporte
aussi la reliance (homo religiosus) à un Ailleurs absolu. Il n’oublie
pas les travaux de Henry Corbin, islamologue et philosophe
des religions, qui montre comment l’islam shi’ite restitue les
récits visionnaires de l’âme et instrumente les reconductions
(tâwil) du symbole. Pour ce dernier, l’imaginaire et son arse-
nal d’archétypes et d’images archétypiques, ou l’imaginal, ré-
vèlent avec prédilection l’image littéraire (IM : 78).
Toute une anthropologie des profondeurs est révélée par
la psychologie de Jung, l’histoire des religions de Mircea Éliade,
ou le culturalisme historique d’Henry Corbin. La méthode
cartésienne, en somme, doit être remplacée, refondée par la
mise en place d’un répertoire des grands mythes qui préside
à l’érection même de tout savoir, y compris le savoir scientifi-
que (IM : 80). Le retour du mythe, ou la résurgence de l’ap-
proche symbolique au sein même des sciences les plus « du-
res », a conduit l’univers de la science à se rapprocher de celui
des rêveries dont le mythe est le paradigme. Durand nous mène
sur les pistes du savoir ainsi construit par la nouvelle épisté-
mologie : « La méthode – venant de methodos – est, vous le
savez, le chemin qui conduit à une vérité. Le chemin a pro-
fondément changé. La vérité et sa philosophie – les Allemands
disent wesenschau : le “point de vue sur l’être” – aussi. Puisque
la vérité est au bout du chemin qui change... » (IM : 50).
Ainsi, cette nouvelle épistémologie introduite par Gil-
bert Durand s’intitule l’épistémologie générale du signifié :
« Nous sommes entrés depuis plus d’un demi-siècle dans une
perspective d’un savoir sans frontières, d’une “gnose” qui se
28 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

manifeste comme une épistémologie générale du signifié »


(IM : 81). La recherche d’un nouveau statut pour cet
« ailleurs » a conduit de proche en proche les sciences humai-
nes à renforcer « épistémologiquement cette anthropologie
du symbole, donc du signifié » (IM : 60).
2
De l’image
à l’imaginaire
○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○

Ce second chapitre reprend et décrit toutes les défini-


tions nécessaires à la fondation de la théorie durandienne de
l’imaginaire. Nous savons que les images forment par leur as-
sociation un langage complexe. Mais, avant d’aborder la gram-
maire ou la logique particulière des images, qui fera l’objet
du prochain chapitre, il faut saisir la multiplicité de sens et de
formes de l’image elle-même.
Les différents degrés de l’image et, par extension, l’en-
semble de toutes les formes d’images composent ce que Gil-
bert Durand nomme « l’imaginaire ». Avec Cornélius
Castoriadis, nous préciserons les notions d’imaginaire et d’ex-
pression symbolique, comme cette capacité de la conscience
à poser entre deux termes une relation de représentation. Le
symbolique permet ainsi de relier, de traduire l’imaginaire
dans le réel.
Le symbole et les formes symboliques qui l’utilisent,
comme le symbolisme institutionnel, que nous étudierons plus
particulièrement dans ce chapitre, ou le symbolisme mysti-
que et le symbolisme littéraire, que nous étudierons dans les
chapitres suivants, vont nous conduire à la rencontre d’un
récit de forme particulière qu’est le mythe. Enfin, grâce à la
définition des notions de mythe, de schème et d’identité
collective, ce second chapitre tente de nous familiariser à une
première esquisse de l’image motrice.
30 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

IMAGES ET SYMBOLES

Pour Gilbert Durand, la conscience dispose de deux fa-


çons de se représenter le monde. Une façon directe, quand la
personne ou la chose semblent présentes à l’esprit, comme
dans la perception ou la sensation. L’image est immédiate-
ment liée à la réalité présente, et se confond même avec la
réalité. Et une façon indirecte, quand la personne ou la chose
ne peuvent se présenter in vivo à nos sens, comme dans le
souvenir, le rêve, la vision de l’au-delà, ou bien comme l’idée
de la pesanteur terrestre. La conscience opère alors de façon
indirecte, et l’objet absent est représenté par une image.
La conscience dispose ainsi de différents degrés de
l’image. Aux deux extrêmes de ce continuum, l’image est soit
une copie fidèle de la sensation – il y a alors adéquation totale
ou présence perceptive –, soit elle signale simplement l’objet
– il y a alors inadéquation totale. Ici apparaît le symbole.
L’image peut donc être à la fois adéquation et inadéquation
(IS : 8). Maintenant qu’est défini le rôle de l’image, nous al-
lons par extension définir l’ensemble que forment les ima-
ges. Durand nomme « imaginaire » « l’ensemble des images
et des relations d’images qui constitue le capital de pensée de
l’homo sapiens » (SAI : 11). L’imaginaire constitue « ce carre-
four anthropologique » qui permet de souligner la nécessité
d’une démarche pluridisciplinaire, parce que cela éclaire une
science humaine par une autre science humaine.
L’image peut donc être un signe comme le symbole, qui
est aussi un signe particulier. Alors que le signe est arbitraire
dans le langage, il n’en va jamais de même dans le domaine
de l’imagination qui a besoin pour s’exprimer d’images, en
elles-mêmes, porteuses de sens (FMVO : 21). Les signes sont
dits arbitraires lorsqu’il n’existe aucun lien univoque entre le
signifiant (le contenant) et le signifié (le sens), comme
2 • DE L’IMAGE À L’IMAGINAIRE 31

notamment dans les langues ou le mot25, mais aussi le sigle, le


signal, l’algorithme qui détiennent cette propriété. Mais les
signes peuvent être allégoriques, leur contenant est alors re-
présenté par une image, et ils réfèrent alors à un sens et à une
chose sensible. Les signes allégoriques figurent concrètement
une partie de la réalité représentée, mais renvoient à une réa-
lité signifiée, c’est-à-dire qui n’est pas représentable.
L’image est toujours intrinsèquement motivée, elle est
toujours symbole. L’image et la métaphore ne détiennent pas
les propriétés de l’arbitraire du signe et de la linéarité du si-
gnifiant, elles forment un monde symbolique qui détient im-
médiatement des dimensions de « spatialité », c’est-à-dire qui
se mettent en scène (IS : 29). Le symbole, en quelque sorte,
est tout signe concret évoquant un rapport naturel à quelque
chose d’absent ou d’impossible à percevoir. Le symbole fait
apparaître un sens secret, il est « l’épiphanie d’un mystère »
(IS : 13). L’épiphanie est une apparition, en fait, elle est l’ap-
parition par et dans le signifiant de l’indicible.
Le symbole et l’allégorie sont une reconduction du sen-
sible, du figuré au signifié, c’est-à-dire du contenant au sens.
Mais l’allégorie est centripète, elle éloigne du sens caché, tan-
dis que le symbole est centrifuge, il ramène au mystère. L’allé-
gorie est un symbole, pourrait-on dire, « refroidi » (IS : 30).
De son côté, le symbole est l’aspect concret du signifiant, il est
le sensible, le figuré, l’imagé. Mais il présente en même temps
l’aspect optimal du signifié, quelque chose d’impossible à
percevoir, mais qu’il peut faire connaître, suggérer, épiphaniser
(FMVO : 18). Durand dira que le symbole est un cas limite de
la connaissance indirecte, « son immédiateté vise le plan de la
gnosis » (FMVO : ibidem). Il est d’usage privilégié chez les
mystiques et les théologiens. Ainsi, les domaines utilisant le

25. Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1979.


32 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

symbolisme sont plutôt la religion, la métaphysique, l’art, le


surnaturel, le surréel et l’inconscient.
Durand emprunte à Paul Ricœur26 les trois dimensions
concrètes dans lesquelles un symbole peut trouver l’expres-
sion de son signifiant, tandis que son signifié concevable n’est
pas encore représentable. Dans la dimension cosmique de la
mémoire culturelle, le symbole puise sa figuration dans les
éléments du monde visible qui nous entoure. Dans la dimen-
sion onirique de la mémoire individuelle, il s’enracine dans
les souvenirs, les rêves, les gestes familiers. Dans la dimension
poétique, il fait appel au langage le plus jaillissant, aux ex-
pressions les plus concrètes.
L’ensemble des symboles forme ce que de nombreux
auteurs appellent le langage symbolique. Pour le philosophe
Ernst Cassirer27, que Gilbert Durand affectionne, toute l’acti-
vité humaine, « tout le génie humain ne sont que l’ensemble
de “formes symboliques” diversifiées. Autrement dit, “l’Uni-
vers symbolique” ne serait rien moins que l’Univers humain
tout entier » (FMVO : 23). L’idée de « prégnance symbolique »
utilisée par Durand entend souligner comment la pensée ne
peut jamais intuitionner objectivement une chose, mais l’in-
tègre immédiatement dans un sens. « Rien n’est jamais pré-
senté, tout est représenté » (IS : 64). Cependant, c’est avec l’art,
la philosophie, la religion, que la conscience symbolique at-
teint son plus haut niveau de perfectionnement (FMVO : 25).
Les formes symboliques puisent dans un registre de l’ima-
gination que l’on commence à mieux connaître. Ces formes
symboliques ne sont pas analysables « comme une chose. Il
s’agit plutôt d’une physionomie de la culture, d’un modelage
expressif et vivant des choses mortes et inertes, d’un réel

26. Paul Ricœur, Finitude et culpabilité, Paris, Aubier, 1960.


27. Ernst Cassirer, La Philosophie des formes symboliques (3 vol.), Paris, Minuit,
1972.
2 • DE L’IMAGE À L’IMAGINAIRE 33

objectivé » (IS : 63). En résumé, le symbole et les formes sym-


boliques qui l’utilisent, comme le symbolisme mystique, le sym-
bolisme littéraire, l’iconographique et les rituels, que nous
allons développer dans un prochain chapitre, constituent un
langage particulier qui implique une grammaire de l’imagi-
naire. Pour comprendre ce qu’est le langage symbolique, nous
présentons un exemple de symbolique institutionnelle décrit
par Cornélius Castoriadis.

LE LANGAGE SYMBOLIQUE DES INSTITUTIONS

Pour Cornélius Castoriadis, le langage symbolique est


un système de communication qui utilise les symboles pour
s’exprimer. Le langage symbolique permet de relier, de tra-
duire l’imaginaire dans le réel, ou permet de concrétiser le
réel inconscient dans le réel conscient. « L’imaginaire, sou-
tient-il, doit utiliser le symbolique non seulement pour
s’“exprimer”, mais pour “exister”, pour passer du virtuel à quoi
que ce soit de plus. Le délire le plus élaboré comme le phan-
tasme le plus secret et le plus vague sont faits d’“images”, mais
ces “images” sont là comme représentant autre chose, ont donc
une fonction symbolique28. » Le symbolisme, continue-t-il,
suppose la capacité de poser entre deux termes un signifiant
et un signifié, c’est-à-dire une relation de représentation. Cette
relation consiste à attacher à des signifiants, ici les symboles,
des signifiés, c’est-à-dire des sens ou du sens. Le symbolisme
présuppose la capacité imaginaire ou la faculté d’imagination.
C’est-à-dire la faculté de poser ou de se donner, sous le mode
de la représentation, une chose ou une relation qui ne sont
pas, qui ne sont pas données dans la perception, ou qui ne
l’ont jamais été. Ainsi le cube a bien six faces dans la réalité,
mais nous ne pouvons pas les percevoir tous avec les yeux, à

28. Cornélius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société (IMS), Paris, Édi-


tions du Seuil, 1975, p. 177.
34 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

moins de les refléter dans des miroirs. Sans le jeu de miroir,


nous pouvons uniquement le déduire ou le représenter grâce
à notre capacité d’imagination créatrice. Ces contenus de sens
peuvent être des représentations au sens large, des significa-
tions, des ordres, des injonctions ou des incitations à faire ou
ne pas faire.
Le langage symbolique se rencontre dans toutes formes
de langage, et dans les institutions en général. Ainsi, les insti-
tutions ne se réduisent pas au langage symbolique, mais elles
ne peuvent exister en dehors d’une expression symbolique
au second degré, c’est-à-dire d’une production symbolique
secondaire. La production symbolique s’organise en réseaux.
Le réseau symbolique est un système de symboles sanctionné
par un système social dans la totalité de ses dimensions : orga-
nisation économique, système de droit, pouvoir institué, reli-
gion, etc. Il émane alors de ce système social différents sym-
boles témoignant de cette organisation sociale. Ainsi, un titre
de propriété devient le symbole du droit socialement sanc-
tionné, droit du propriétaire de procéder à une série d’opéra-
tions sur son bien. Tandis que la feuille de paie devient le
symbole du droit du salarié à exiger une quantité de salaire et
de services sociaux (IMS : 162).
Cornélius Castoriadis décide de nommer « imaginaire
radical » cette capacité humaine de faire surgir du sens ou
des représentations ; cette faculté est le propre de l’imagina-
tion, et elle le distingue de l’imaginaire effectif qui désigne
les produits innombrables de cette capacité. L’imaginaire n’est
donc pas seulement l’anticipation de ce qui pourrait être véri-
fié ensuite puisque le social produit de nouvelles institutions,
de nouvelles façons de vivre.
Castoriadis se demande pourquoi la société doit cher-
cher dans l’imaginaire un complément à son ordre social ?
Parce qu’au cœur de l’ordre, soutient-il, au noyau de l’imagi-
2 • DE L’IMAGE À L’IMAGINAIRE 35

naire, il existe un paradigme invisible. On rencontre un sens


qui n’est pas dicté par les facteurs réels, ni rationnels ni fonc-
tionnels. Pourtant, c’est bien ce sens « qui confère aux fac-
teurs réels », rationnels, fonctionnels, « une telle importance
et une telle place, et qui constitue la société » (IMS : 179).
Castoriadis compare ce paradigme invisible à l’expression
hégélienne de l’« esprit d’un peuple ».
Le symbolisme se construit avec l’histoire des sociétés,
« il s’édifie sur les ruines des édifices symboliques précédents »
(IMS : 181). Ainsi, il n’est jamais totalement asservi par le con-
tenu qu’il est censé véhiculer ; il n’est ni totalement neutre ni
complètement adéquat. Chaque société se constitue à partir
de son symbolisme, mais non pas dans une liberté totale, car
« celui-ci s’accroche à ce qui était déjà là ». C’est dire que le
symbolisme détermine des aspects de la vie en société, pas
seulement ceux qu’il était supposé induire, tout en laissant
des interstices, des degrés de liberté.
L’imaginaire central se constitue en noyau au niveau des
symboles élémentaires ou du sens global. C’est autour de cet
imaginaire central, relativement stable, que commence la pro-
lifération d’un imaginaire secondaire ou périphérique qui s’en
éloigne de plus en plus. L’expression symbolique se développe
par une prolifération d’images. Pourtant, le choix des images
dont s’empare le symbole pour s’informer et se sacraliser ne
s’effectue pas n’importe comment. La prolifération des ima-
ges engendre une distanciation entre les images et leur sens,
formant ainsi un imaginaire secondaire. Ainsi, l’imaginaire
secondaire est composé d’énièmes élaborations de symboles
correspondant à des couches successives de sédimentation
d’images.
Le paradigme invisible est source d’aliénation pour les
institutions, du fait qu’elles n’ont pas la maîtrise de l’imagi-
naire qui les fonde. En ce sens, l’aliénation apparaît comme
36 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

une modalité constitutive du rapport à l’institution. Cette alié-


nation va en grandissant avec l’autonomisation des institutions.
Voyons comment opère le processus d’aliénation de l’institu-
tion. Castoriadis considère que les institutions sont créées pour
assumer des fonctions que la société s’est représentées et don-
nées comme besoins. Ainsi, la plupart des sociétés ont-elles
reconnu comme nécessaires la préoccupation collective et l’ins-
titutionnalisation des domaines de l’enfantement et de l’édu-
cation (mariage, école), du règlement des litiges (droit), de
la gestion de la collectivité (politique) et de la production
(travail) (IMS : 159). Une institution, en somme, est créée pour
répondre à des besoins. Elle assume une fonction de régula-
tion d’un besoin. Mais, dès sa création, cette composante char-
rie avec elle une composante imaginaire non sue et voulue
comme telle. Toutes les institutions sont ainsi perçues par
Castoriadis comme des réseaux symboliques, socialement
sanctionnés, où se combinent, en proportion et en caractère
variable, les composantes fonctionnelles et imaginaires.
L’aliénation est ainsi produite par l’autonomisation et
la « dominance du moment imaginaire dans l’institution »
(IMS : 184).
Comment les individus et les institutions peuvent-ils par-
venir à minimiser l’aliénation, c’est-à-dire à minimiser
l’autonomisation du symbolique ? Castoriadis suppose qu’un
sujet peut se laisser dominer par le symbolique, mais il peut
aussi choisir d’en faire un usage lucide et réfléchi (IMS : 175).
Le sujet n’est pas totalement dominé par le langage, puisqu’il
n’est pas uniquement contraint de dire ce que celui-ci le con-
duit à dire. Le langage peut aussi servir à tout mettre en ques-
tion, y compris notre rapport à lui. De la même façon, le sym-
bolisme institutionnel, bien qu’il soit plus complexe, peut être
mis en question par la société qui décide d’en faire un usage
lucide et réfléchi, d’autant plus que le cheminement de la
culture gréco-occidentale semble aller vers une conquête pro-
2 • DE L’IMAGE À L’IMAGINAIRE 37

gressive de cet usage. La conquête de la logique symbolique


consiste à comprendre les choix qu’une société fait de son
symbolisme, à saisir les significations qu’il porte (IMS : 176).
La conquête de la logique symbolique par les individus
et par les institutions et sa rationalisation sont des processus
historiques récents. Cette conquête passe par la reconnaissance
des deux logiques à l’œuvre dans notre pensée : une logique
fonctionnelle ou rationnelle et une logique imaginaire, d’une
rationalité propre, non sue et non voulue comme telle par la
logique fonctionnelle. Comprendre le choix qu’une société
fait de son symbolisme, c’est saisir les significations imaginai-
res sociales qu’il porte.

MYTHE, SCHÈME ET IDENTITÉ COLLECTIVE

Toute société essaie de répondre aux questions fonda-


mentales : Qui sommes-nous ? Que sommes-nous les uns pour
les autres ? Que désirons-nous ? D’où venons-nous ?
La question des origines est une obsession de la pensée
humaine ; les hommes y répondent en partie grâce à la ques-
tion de l’identité. Le mythe est la réponse de l’imaginaire à la
question de l’identité. Toute société essaie donc de définir
son identité en lien et en articulation avec sa représentation
du monde. Sans réponse à ces questions primordiales, il sem-
ble ne pas y avoir de monde humain organisé.
Le mythe comme réponse à l’identité est construit
d’abord avec des images qui représentent la collectivité. Cha-
cun peut se définir et est défini par rapport à ces images qui
évoquent un « nous ». Ces images sont verbalisées par une
série de signifiants qui lient deux signifiés : l’ensemble des
membres appartenant à la collectivité et les qualités ou les
attributs caractérisant la collectivité. C’est à partir de ce mo-
ment que l’image choisie devient le symbole de la collectivité.
38 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

Par exemple, dans les sociétés traditionnelles, les indivi-


dus pourront exprimer leur lien d’appartenance en disant :
« nous sommes les léopards », « nous sommes les aras », « nous
sommes les fils du ciel », « nous sommes les enfants d’Abra-
ham ». Chaque société élabore une image d’elle-même et du
monde, de l’univers où elle vit, à partir de ces symboles qui
nomment le « nous ».
Cette image définit ainsi un ordre du monde. Cette image
ou cette vision, plus ou moins structurée, utilise l’expérience
humaine disponible, utilise ce qui compte le plus dans leur
environnement. Une société touchée par la désertification
insistera sur les images d’eau et de fertilité. Tandis qu’une
société de nomades choisira de privilégier des images asso-
ciées à ses modes de déplacement. Ainsi, la société dispose et
subordonne les images qui s’imposent à elle pour les incar-
ner dans ce qui a du sens et de la valeur pour cette société.
La société se constitue à partir d’une image d’elle-même ;
lorsqu’elle est verbalisée, elle accède au sens et, ainsi, au sta-
tut de symbole. Pour Gilbert Durand, il existe dans le symbole
un dynamisme moteur qui rend compte de la représentation
d’une action ; c’est ce qu’il nomme le schème. Par exemple,
une société qui se représente par le symbole du lion met en
action sa force et son courage au combat. Une société qui se
représente par un oiseau peut privilégier l’envol de l’âme, la
spiritualité. Le symbole, en somme, suscite des actions fonda-
trices. C’est pourquoi le schème est l’action induite par le
symbole.
3 • L’ARCHÉTYPOLOGIE 39

3
L’archétypologie
○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○

L’archétypologie se présente comme un système de clas-


sification des images. Ce système repose sur des fondements
ou présupposés théoriques que nous exposons dans un pre-
mier temps dans ce chapitre. La notion d’images motrices est
centrale. Elle permet de relier, d’un côté, les gestes
réflexologiques ou les schèmes et, de l’autre côté, les archéty-
pes et les symboles. L’archétypologie se présente ainsi comme
l’héritière des premières classifications de symboles issues de
la psychanalyse, de l’histoire des religions et de l’anthropolo-
gie. Dans un second temps, nous décrivons comment s’effec-
tue le regroupement en grandes familles : schèmes, archéty-
pes, structures et régimes de l’imaginaire, et nous soulignons
l’ambivalence des deux régimes principaux de l’imaginaire,
diurne et nocturne. Puis, nous développons pour chacun de
ces régimes, diurne, puis nocturne, les oppositions internes
et les structures saillantes ou « monopolisantes ».

FONDEMENTS DE LA CLASSIFICATION DES SYMBOLES

La notion de schème, en tant que mouvement que le


symbole met en action dans l’image qui la représente, permet
de fonder et de définir la notion d’archétype. Il faut d’abord
bien comprendre que toute image n’est pas un symbole, bien
qu’elle puisse devenir symbole dès lors qu’elle évoque
40 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

quelque chose qui échappe aux hommes. La classification gé-


nérale des symboles est en fait fondée sur une typologie qui
est celle des archétypes, d’où son nom d’« archétypologie ».
L’archétype se définit en lien avec la notion de schème. La
première construction durandienne du schème s’appuie sur
les herméneutiques instauratives de Jung, de Piaget et de
Bachelard.
Gilbert Durand reprend à Jung l’idée que toute pensée
repose sur des images générales, les archétypes, qui sont des
potentialités fonctionnelles qui façonnent la pensée (SAI : 25).
Puis il s’appuie sur la notion de « schèmes affectifs » de Piaget
pour introduire la notion de geste primordial.
Les « schèmes affectifs » se constituent pour Jean Piaget
comme les rapports de l’individu au milieu parental. Le père
et la mère sont comme des « outils de tonalité affective », c’est-
à-dire des matrices de catégories cognitives qui vont façonner
les perceptions de l’enfant. Ces deux tonalités affectives sont,
en effet, la matrice de toute formation d’images. Gilbert
Durand reprend à son compte ces deux tonalités qu’il traduit
en termes de schèmes affectifs qu’il relie à deux actions pri-
mordiales. La mère appelle le geste de l’avalage et le réflexe
digestif, tandis que le père appelle la verticalité et la domi-
nante posturale. Le schème permet donc de faire la jonction
entre, d’un côté, les réflexes dominants ou les gestes de la
sensori-motricité et, de l’autre, leurs représentations en ima-
ges. Ainsi, il est possible de déduire, des deux premiers gestes
réflexologiques dominants, des schèmes qui se présentent
comme des actions incarnées dans des images ou des repré-
sentations concrètes.
Ces images trouvent leurs équivalences dans les gestes
dominants ou réflexes primordiaux de l’espèce humaine. Ces
gestes primordiaux et les représentations qu’ils induisent sont
dits « dominants », dans le sens où ils constituent les premiers
3 • L’ARCHÉTYPOLOGIE 41

principes d’organisation de la structure sensori-motrice des


représentations. Ainsi que l’a montré l’école de Leningrad29,
il existe au moins trois grandes catégories de gestes dominants,
qui correspondent à trois matrices d’images ou schèmes.

Geste Schème
réflexologique Images motrices
postural dominante de position
« se lever » perception de la verticalité/horizontalité
« distinguer »
digestif dominante d’avalage
« avaler » succion labiale
« relier » nutrition
cyclique dominante rythmique
« rythmer » caractère cyclique du réflexe sexuel
« confondre »

Gilbert Durand retient donc finalement de la


réflexologie ces trois images motrices qui se composent des
deux images proposées par Piaget et d’une nouvelle image
qui ajoute à ces dernières la dominante rythmique. La domi-
nante rythmique évoque le mouvement dialectique entre les
deux premières. Ces trois gestes différenciés en schèmes vont,
au contact de l’environnement naturel et social, déterminer
les grands archétypes. Les archétypes sont formés de schèmes
ou d’images primordiales. On se souvient que le schème re-
présente l’action et s’énonce sous la forme grammaticale du
verbe. L’archétype évoque à la fois l’action et les images de
l’action ; c’est pourquoi on parle d’image motrice.

29. W. Betcherev, La Psychologie objective, Paris, Alcan, 1913, cité par Gilbert
Durand (SAI : 46-47).
42 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

Le tableau qui suit présente les trois grandes catégories


de schèmes et quatre grands archétypes qui seront finalement
retenus par Gilbert Durand. Ce tableau représente une partie
du grand tableau récapitulatif de la « Classification isotopi-
que des images » (SAI : 506-507).

Gestes Schèmes Archétypes principaux


réflexologiques Image motrice et archétypes substantifs

monter Glaive,
séparer (sceptre),
sommet, air, chef,
dominante héros, lumière
posturale armes, héroïque

ange, aile,
baptême

descendre Coupe,
posséder centre, enfant, animal,
dominante pénétrer nuit, mère, récipient,
digestive fleur, nourriture, demeure

mûrir et progresser Bâton,


feu, fils, arbre, germe
dominante
copulative revenir et recenser
ou rythmique

Denier,
roue, croix, lune,
androgyne, dieu pluriel

Ce tableau présente la première esquisse des grandes


classes d’archétypes qui vont permettre à Gilbert Durand de
les regrouper en deux grands régimes, diurne et nocturne,
3 • L’ARCHÉTYPOLOGIE 43

puis en trois grandes structures : posturale, digestive et copu-


lative ou cyclique. Ces regroupements répondent à une
méthode de classification qui est celle de la convergence des
images.
La grande classification des symboles retenue par
Gilbert Durand tient compte de trois disciplines des sciences
humaines qui proposent déjà leur propre classification des
symboles – l’histoire des religions, la psychologie des profon-
deurs et l’anthropologie –, pour en élaborer une synthèse et
pour établir des liens entre elles. La méthode de la conver-
gence des images est utilisée pour repérer les vastes constella-
tions de symboles que Durand regroupe en deux régimes de
l’imaginaire. Ces deux grands régimes de l’imaginaire, avons-
nous déjà souligné, se subdivisent en trois grandes structures,
puis encore en quatre archétypes. Toutes ces grandes constel-
lations d’images se structurent ou se regroupent par isomor-
phisme, c’est-à-dire autour de symboles convergents. Gilbert
Durand entend par symboles convergents des images sembla-
bles dans leur forme issues de différents domaines de l’imagi-
nation. Ces images sont ainsi isomorphes par homologie,
c’est-à-dire qu’elles contiennent une équivalence morpholo-
gique ou structurale, plutôt que fonctionnelle (SAI : 40). Les
résultats de cette grande classification sont présentés à la fin
des Structures anthropologiques de l’imaginaire dans le tableau ré-
capitulatif qui résume leurs équivalences morphologiques
(SAI : 506-507).
Les classifications des symboles issues de l’histoire des
religions ont tendance à présenter une typologie double. Les
deux grandes familles des symboles religieux sont elles aussi
fondées sur la similitude des objets symboliques : d’un côté
les symboles célestes, comme le ciel, le soleil, la lune, les étoi-
les, etc., et de l’autre les symboles terrestres, telluriques, de la
44 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

Terre ou chtoniens, des enfers ou du monde du dessous, ou


encore les volcans, les cataclysmes, etc.30
L’historien des religions Piganiol31 propose de distinguer,
parmi les coutumes, les mythes et les symboles propres au
monde méditerranéen, deux rubriques ou deux types de
motivations sociologiques et philologiques : d’un côté, les
peuplades pastorales qui rendent un culte au feu mâle comme
dans le culte du père dans le monothéisme ; de l’autre, des
peuplades sédentaires qui invoquent des divinités plutôt fé-
minines et telluriques comme dans le culte de la grande déesse
Terre-Mère.
Dumézil32 de son côté propose une classification tripar-
tite des sociétés indo-européennes qui forment trois castes ou
trois ordres sociaux fermés qui manifestent trois systèmes de
représentations mythiques particuliers : la caste sacerdotale
des prêtres (brahmanes), la caste guerrière des combattants,
la caste des producteurs, agriculteurs et serviteurs.
Enfin, pour Bachelard33, il semble nécessaire de retenir
au moins quatre grandes familles de symboles qui constellent
à partir des quatre éléments primordiaux : l’air, le feu, l’eau,
la terre. À la suite de Bachelard, Gilbert Durand propose la
notion de « trajet anthropologique » pour désigner « cet inces-
sant échange qui existe au niveau de l’imaginaire entre les pulsions

30. A. H. Krappe, La Genèse des mythes, Paris, Payot, 1952, cité par Gilbert Durand
(SAI : 30).
31. A. Piganiol, Essais sur les origines de Rome, Paris, Boccard, 1917, cité par Gil-
bert Durand (SAI : 32).
32. Georges Dumézil, Jupiter, Mars, Quirinus (3 vol.), Paris, Gallimard, 1941-
1948, cité par Gilbert Durand (SAI : 33).
33. Gaston Bachelard, L’Air et les songes, Paris, Corti, 1943, Psychanalyse du feu,
Paris, Gallimard, 1938, L’Eau et les rêves, Paris, Corti, 1942, La Terre et les
rêveries du repos. Essai sur les images de l’intimité, Paris, Corti, 1948, La Terre et
les rêveries de la volonté. Essai sur l’imagination des forces, Paris, Corti, 1948, cités
par Gilbert Durand (SAI : 38).
3 • L’ARCHÉTYPOLOGIE 45

subjectives et assimilatrices et les intimations objectives émanant du


milieu cosmique et social » (SAV : 38, c’est l’auteur qui souligne).
C’est dire que Durand ne favorisera ni les positions sociologi-
ques ni les positions psychologiques. Il tiendra compte autant
du psychisme que du social dans ses analyses. L’imaginaire est
donc ce trajet anthropologique qui modèle et produit les re-
présentations autant individuelles que sociales. Durand
s’accorde avec Claude Lévi-Strauss, qui approuve lui aussi cette
idée selon laquelle la psychologie du tout petit enfant con-
tient déjà l’intégralité des moyens dont l’humanité dispose
pour définir ses relations au monde (SAI : 45).
La matrice de la formation des symboles est donc tout à
la fois individuelle et sociale. La représentation s’élabore bien
dans un trajet anthropologique qui tient compte de cette dou-
ble dimension, accommodations psychologiques par des ges-
tes primordiaux, mais aussi intimations anthropologiques par
l’intermédiaire des gestes principaux que l’homme effectue
dans son environnement, puis qu’il prolonge par des institu-
tions et des technologies qui travaillent les matières. Pour
Bachelard, le milieu humain révèle de lui-même l’attitude que
l’homme a pu adopter face à la matière (feu, eau, air, terre).
Le geste appelle sa matière et cherche son outil, alors que
l’imagination d’un mouvement réclame l’imagination d’une
matière (SAI : 53). C’est l’idée que Durand reprend chez An-
dré Leroi-Gourhan lorsqu’il propose une classification des
outils élaborés par l’homme en tenant compte à la fois des
gestes qu’ils induisent et des matières qu’ils nécessitent : l’air
pour sécher, nettoyer, le feu pour chauffer, cuire, fondre, dé-
former, l’eau pour laver, délayer, la terre pour briser, couper,
modeler, etc. Les gestes induits par les matières peuvent bien
sûr être plus nombreux.
Les objets fabriqués par l’homme peuvent ainsi être en-
visagés comme des complexes de réseaux de gestes, alors que
46 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

les objets symboliques, plus encore que les ustensiles et les


outils, constituent des réseaux complexes de gestes où plu-
sieurs dominantes s’imbriquent (SAI : 54). D’où l’idée de par-
tir des gestes pour la classification des archétypes, et de dé-
rouler ensuite la représentation symbolique vers les matières.
Chaque geste appelle ainsi une matière, une technique et un
ustensile, tout en suscitant un matériau imaginaire.

Dominante Geste Matières Techniques Symboles


Réflexologie Outils

postural lumineuses, techniques de armes,


visuelles séparation, glaive,
purification flèche,
outils contondants, soleil,
percutants échelle

digestif de la profondeur ustensiles, coupe,


eau, contenants coffre,
terre caverneuse récipients

cyclique astrales, techniques initiation, orgie,


rythmique cosmiques des cycles rouet, sacrifice

Il devient dès lors possible de synthétiser les classifica-


tions de symboles en les intégrant les unes aux autres à partir
de la notion de schème qui leur est commune, et en particu-
lier de schèmes affectifs qui, selon Piaget, permettent de con-
denser les rapports que l’individu entretient avec le milieu
qui l’entoure.

LE MYTHE ET LES GRANDES FAMILLES DE SYMBOLES

L’archétypologie élaborée jusqu’à présent a pour objec-


tif avoué de comprendre les mythes. Durand définit le mythe
comme un système dynamique qui assemble les symboles, les
3 • L’ARCHÉTYPOLOGIE 47

archétypes et les schèmes pour composer un récit. Le mythe,


en fait, résulte « d’une esquisse de rationalisation, puisqu’il
utilise le fil du discours, dans lequel les symboles se résolvent
en mots, et les archétypes en idées » (SAI : 64). Tandis que
« l’archétype promeut l’idée, le mythe promeut la doctrine
religieuse, le système philosophique ou [...] le récit histori-
que et légendaire » (ibidem). Le mythe correspond à l’organi-
sation statique d’une constellation d’images.
La constatation de la convergence ou de l’isomorphisme
des schèmes, archétypes et symboles, au sein de grands
systèmes mythiques, conduit Gilbert Durand à proposer leur
regroupement en grandes familles : schèmes, archétypes, struc-
tures et régimes de l’imaginaire.
Les deux régimes principaux de l’imaginaire, diurne et
nocturne, permettent de conserver et de résumer les premiè-
res typologies élaborées en psychologie et en histoire des reli-
gions. Ces typologies, fondées sur la dichotomie jour/nuit,
lumière/ténèbres, masculin/féminin, ciel/terre, haut/bas,
vont être contenues dans les deux catégories principales des
régimes diurne et nocturne. Cependant, ces oppositions
strictes vont être nuancées grâce à la subdivision des deux ré-
gimes en trois structures ou schèmes. En intégrant les trois
schèmes fondamentaux de la verticalité, de l’intériorité et de
la rythmicité, la classification nuance ses catégories principales.
Le régime diurne se construit sur le schème de la verti-
calité qui donne lieu aux images d’action de « trancher » ou
de « se lever » ou de « s’élever ». Le régime diurne est ainsi le
régime qui structure ses images par l’opposition ou encore la
structure de l’antithèse : les représentations associent les
monstres du temps et de la mort aux figures héroïques et aux
armes qui pourront les vaincre. Le régime diurne associe ainsi,
non pas seulement des héros de lumière, mais surtout des
figures de lumière en opposition radicale à la noirceur des
48 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

monstres qu’ils vont terrasser. Le régime nocturne, quant à


lui, se dédouble en dominante digestive et dominante cycli-
que ou sexuelle. Il est le régime qui structure ses images par
l’euphémisation : l’imagination atténue la terreur de la chute
en descente initiatique, ou tempère la noirceur des ténèbres
et de la mort par les rêveries de la quiétude et de l’intimité.

LA DESCRIPTION DES DEUX CONSTELLATIONS


DIURNE ET NOCTURNE DES SYMBOLES

Les deux grandes catégories d’images diurnes et noctur-


nes se structurent en opposition. Ce principe d’opposition
est complexe, et sa description s’est affinée avec le temps. Les
critères qui permettent d’établir les oppositions, les complé-
mentarités, puis les réversions s’appuient sur l’ambivalence
fondatrice du symbole, puis sur celle de la libido.
Plusieurs critères permettent ainsi de distinguer les deux
régimes de l’imaginaire et les trois structures qui les sous-
tendent. Un premier critère est décrit par Gilbert Durand, à
l’entrée de la seconde partie des Structures anthropologiques de
l’imaginaire, alors que le lecteur entame le second livre qui
décrit le régime nocturne (SAI : 219).
Pour Gilbert Durand, deux attitudes imaginatives sont
possibles face à l’angoisse du temps et de la mort. L’imagina-
tion propre au régime diurne cherche à inverser les visages
du temps par l’attitude héroïque de l’antithèse, par l’opposi-
tion radicale. L’imagination déploie ainsi les images liées au
schème de la posture verticale. Il s’agit d’attitudes de conquête,
ou d’images de recherche de la pureté des essences et des
antidotes surhumains pour vaincre la monstruosité. Dans le
régime diurne, l’imagination dévoile aussi toutes les repré-
sentations de la transcendance, comme les images d’envol, de
remontée, d’espaces azurés.
3 • L’ARCHÉTYPOLOGIE 49

De son côté, l’imagination du régime nocturne cherche


elle aussi à inverser les visages du temps et de la mort, mais
non plus par une opposition stricte. L’imagination du régime
nocturne procède par une euphémisation de la violence.
L’imagination nocturne développe ses images à partir du
schème de l’avalage ; elle invoque alors la chaude et rassu-
rante descente dans l’intimité. Elle peut aussi utiliser le schème
du rythme et du cycle et peut alors développer les images d’une
promesse, d’un éternel retour ou du progrès, qui permettent
d’atténuer les images de la morsure du temps.
Le premier critère du passage entre le régime diurne et
le régime nocturne s’effectue donc dans un mouvement d’in-
version radicale de l’imagination. Ce mouvement de retour-
nement des images est une conversion de la fonction d’imagi-
nation. Cette ambivalence fondamentale de l’imagination,
Gilbert Durand choisit de la symboliser par la figure d’Éros34,
surtout lorsque ce dernier se conjugue à ses frères Chronos et
Thanatos35. En effet, la figure du dieu Éros contient une am-
bivalence essentielle, à la fois amour et source de vie, mais
aussi excès de la passion et source de mort. Pour Gilbert
Durand, Platon signale déjà cette ambiguïté d’Éros quand il
rappelle que le dieu est aussi considéré comme le « fils de
Ressource et de Pauvreté » (SAI : 222). Or, cette première
ambiguïté de l’amour conduit à cette seconde ambiguïté que
Platon soulignait : « On peut souhaiter l’anéantissement de
l’être aimé » (ibidem). L’amour peut se charger de haine et du
désir de mort. L’ambivalence fondamentale contenue dans la

34. Il existe diverses versions sur sa naissance : éclos de l’œuf primordial, il en-
gendre tous les dieux, même Zeus, son père, et fait figure d’ouroboros,
symbole de l’autofécondation, de la continuité, de l’éternel retour. Ou bien
il est fils d’Aphrodite et de son père Zeus, et la déesse Héra, outragée par
l’inceste de son époux, fera périr Éros, dévoré par les Titans.
35. Thanatos, dieu de la mort, né de la grande déesse mère Nuit, Nyx et de
Zeus.
50 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

figure d’Éros s’exprime ainsi au grand jour si l’on invoque


aussi les figures de ses frères, Chronos et surtout Thanatos.
Ainsi, pour Gilbert Durand, l’ambivalence qui s’exprime dans
la série des figures Éros-Chronos-Thanatos36 « marque la li-
mite même à partir de laquelle tous les grands thèmes de la
symbolique [du régime diurne] ne peuvent qu’inverser leur
valeur » (SAI : 220) pour entrer dans le régime nocturne. Les
familles de symboles du régime nocturne se présentent donc
en opposition avec celles du régime diurne.
C’est à partir de l’ambivalence du concept de libido que
Gilbert Durand propose d’établir un second critère de
l’opposition entre les deux régimes d’images. Gilbert Durand
retient bien que Freud décide de différencier, d’un côté, une
libido purement hédoniste symbolisée par Éros et, de l’autre,
une pulsion de mort, symbolisée par Thanatos, notant tout
de même qu’elles demeurent non séparées37. Puis, il nous rap-
pelle que la libido signifie pour Jung, qui l’entend dans son
sens étymologique premier, éprouver un violent désir, désirer
en général, d’un désir fondamental. Elle peut ainsi être figu-
rée effectivement par l’Éros platonicien ou le Dionysos
thébain. Enfin, Gilbert Durand préfère comparer la libido au
« vouloir fondamental » que le philosophe Schopenhauer at-
tribue aux êtres humains : un désir violent comme une néces-
sité, qui apparaît tantôt comme aimée et subie, et parfois
comme détestée et combattue. Cette ambiguïté de la libido
devient ainsi une propriété caractéristique unique, mais qui
lui permet de se diversifier selon les sens qu’elle peut pren-
dre, différents voire opposés. Elle peut donc renverser les sens

36. Marie Bonaparte, Chronos, Éros, Thanatos, Paris, PUF, 1952, cité par Gilbert
Durand (SAI : 221).
37. Sigmund Freud, « Au-delà du principe de plaisir » (1920), dans Essais de
psychanalyse, Paris, Payot, 1981, p. 41-115, « Le problème économique du
masochisme » (1924), dans Névroses, psychoses et perversions, Paris, PUF, 1992,
p. 287-297, cité par Gilbert Durand (SAI : 222).
3 • L’ARCHÉTYPOLOGIE 51

et les valorisations de la conduite, selon qu’elle se joint ou se


sépare de Thanatos, son frère et son double, qui représente
son aspect destructeur.
Ainsi, les deux régimes de l’image s’opposent parce qu’ils
représentent chacun ces « deux aspects des symboles de la
libido » (SAI : 223). Dans le régime diurne, Éros prend son
aspect sombre pour s’associer à Thanatos et « le désir d’éter-
nité compose avec l’agressivité, la négativité, transférée et ob-
jectivée, de l’instinct de mort pour combattre l’Éros nocturne
et féminoïde, et nous avons jusqu’ici classé ces symboles anti-
thétiques, purificateurs, militants » (ibidem). L’Éros du régime
diurne est ainsi du côté des représentations de la monstruo-
sité. Il nécessite d’être combattu par les images qui dérivent
du schème de la verticalité. Ce sont des images de la force
foudroyante, comme celles des armes tranchantes, attributs
propres à la puissance des souverains et des rois mages. Ce
sont encore des images qui se construisent à partir des actes
de la purification, c’est-à-dire de la séparation ritualisée d’avec
l’impureté des monstres : « L’énergie libidinale se met sous
l’autorité d’un monarque divin et paternel, et ne tolère de la
pulsion, que son agressivité mâle et sa combativité qu’elle as-
saisonne de purifications ascétiques et baptismales » (ibidem).
Les divinités du régime diurne sont plutôt de type masculin et
souverain, et les rituels s’étayent sur des pratiques purificatri-
ces. Gilbert Durand choisit de désigner le sceptre et le glaive
comme les emblèmes qui permettent de représenter ces deux
grandes familles d’archétypes de la verticalité et de la souve-
raineté.
Dans le régime nocturne, au contraire, « la libido com-
posera avec les douceurs du temps, renversant comme de l’in-
térieur le régime affectif des images de la mort, de la chair et
de la nuit, c’est alors que l’aspect féminin et maternel de la
libido sera valorisé, que les schèmes imaginaires vont s’incur-
ver vers la régression [et non plus le combat] et la libido sous
52 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

ce régime se transfigurera en un symbole maternel » (ibidem).


L’Éros du régime nocturne est ainsi valorisé sous son aspect
féminin et maternel. Le sens différencié, voire opposé, de la
figure d’Éros s’associant à Chronos s’incarne alors sous les
traits de la Grande Déesse Mère. La coupe est choisie comme
l’emblème de cette première famille des archétypes du régime
nocturne qui constelle autour des schèmes du blottissement
et de l’intimité.

Dominante
Régime Geste Technologie Sociologie Représen-
Réflexologie tations
Schème

Diurne postural les armes souverain, rituels


vertical mage et d’élévation
guerrier et de
purification

Nocturne digestif le contenant, matriarcat, rituels


avalage l’habitat, fonctions sacrificiels,
intimité les outils nourricières valeurs
agraires alimentaires

symboles du
cyclique du cycle calendrier retour, mythes
rythmique la roue agricole, et drames
industrie agro-lumaires
textile

Dans le second et dernier pôle du régime nocturne, dont


la structure est synthétique, ce « désir d’éternité semble vou-
loir dépasser l’ambiguïté libidineuse et organiser le devenir
ambivalent de l’énergie vitale en une liturgie dramatique qui
totalise l’amour, le devenir et la mort » (SAI : 224). L’ambiva-
lence de la libido est cette fois organisée et présentée dans
3 • L’ARCHÉTYPOLOGIE 53

une totalité, celle d’un mythe ou d’un récit dramatique : « c’est


alors que l’imagination organise et mesure le temps, meuble
le temps par les mythes et des légendes historiques, et vient
par la périodicité consoler de la fuite du temps » (ibidem). Le
denier et le bâton sont les emblèmes représentant cette der-
nière famille des archétypes du régime nocturne.
Enfin, un troisième critère, établi plus récemment, per-
met d’affiner le principe d’opposition en un principe de ré-
version des deux régimes de l’image (IS : 24). La dialectique
globale qui s’instaure entre les deux régimes de l’image rap-
pelle la réversion entre l’animus et l’anima. Si l’anima est le
principe ou l’indice féminin de l’inconscient de l’homme,
l’animus est le principe ou l’indice masculin de l’inconscient
de la femme. Le psychisme serait donc au moins divisé en
deux séries d’impulsions. L’animus, la partie la plus active, la
plus conquérante, correspond au régime diurne, lorsque le
héros se rend vainqueur du monstre. Tandis que l’anima, la
partie la plus passive, la plus féminine et la plus tolérante du
psychisme, correspond au régime nocturne des grandes dées-
ses mères (ibidem).
Comme les continuateurs de Jung, Gilbert Durand pro-
pose d’appréhender le psychisme dans son aspect « tigré » ou
moucheté d’une infinité de nuances, c’est-à-dire dans un plu-
ralisme qui s’organise à partir de ces deux matrices diurne et
nocturne de l’imagination. Ces matrices sont fondées sur les
archétypes, elles sont archétypiques. Mais elles se nuancent
parce qu’elles s’étayent, selon les trois structures ou schèmes
matriciels qui sont contenus dans les actions de « séparer »,
qui caractérisent le pôle ou la structure héroïque, dans les
actions d’« inclure », pour le pôle ou la structure mystique, et
dans les actions de « dramatiser » pour le pôle ou la structure
synthétique.
54 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

LE RÉGIME DIURNE
Le régime diurne est décrit dans le livre premier de Struc-
tures anthropologiques de l’imaginaire (SAI : 67). Il se compose
de deux parties qui décrivent les deux grandes constellations
d’images qui s’opposent terme à terme. La première partie,
Les visages du temps, présente les figurations de la mort qui
peuvent apparaître sous la forme de trois grandes familles de
symboles : les monstres, la nuit, la chute (SAI : 71). Dans la
deuxième partie, Le sceptre et le glaive, trois thèmes homolo-
gues et antithétiques permettent de regrouper l’ensemble des
symboles lumineux autour des schèmes des armes tranchan-
tes et de l’ascension (SAI : 135). Ainsi, aux trois grands thè-
mes de la mort et des visages du temps correspondent les trois
grands thèmes de la lumière, des armes et de la purification.

Première partie Deuxième partie


Les visages du temps Le sceptre et le glaive
Les symboles thériomorphes Schème diaïrétique (qui
(de forme animale): bestiaire, coupe et tranche): couper,
monstres, compromission trancher juger, vaincre
animale et charnelle
Les symboles nyctomorphes Schème spectaculaire : la
(de forme nocturne): lumière ouranienne
ténèbres, nuit surdétermine le schème
diaïrétique, les armes sont
tranchantes et lumineuses
Les symboles catamorphes Schème ascensionnel :
(attirés vers le bas) : chute, monter, s’élever
compromission charnelle
3 • L’ARCHÉTYPOLOGIE 55

Le principe qui structure les images de la première


partie, Les visages du temps, a pour fonction une « incitation à
l’exorcisme » des terreurs et des angoisses humaines (SAI :
135). Cette première famille d’images regroupe les principa-
les terreurs humaines autour des représentations de la mort
et du temps qui s’enfuit. Les symboles du temps et de la mort
sont une « invitation imaginaire à entreprendre une théra-
peutique par l’image, [...] figurer un mal, représenter un dan-
ger, symboliser par une image, c’est déjà, par la maîtrise du
cogito, les dominer ». Toute représentation, « toute épiphanie
d’un péril le minimise, [...] à plus forte raison toute épipha-
nie symbolique » (ibidem). Toute représentation imagée ou
symbolique permet de s’approcher au plus près de ce qui ter-
rifie. Ainsi, « imaginer le temps sous son visage le plus téné-
breux, c’est déjà l’assujettir à une possibilité d’exorcisme par
les images de la lumière » (ibidem). La représentation de ce
qui est difficile, douloureux, angoissant à nommer permet déjà
à l’imagination de commencer à construire sur le mode de
l’antithèse des images d’opposition, de lumière, de victoire et
de héros salvateur.
C’est pourquoi « l’imagination attire le temps sur un ter-
rain où elle pourra le vaincre en toute facilité, [...] elle pro-
jette l’hyperbole effrayante des monstres » (ibidem) pour aigui-
ser les armes qui les terrasseront. « L’hyperbole négative n’est qu’un
prétexte à l’antithèse » (SAI : 136, c’est l’auteur qui souligne).
Plus les formes développées par l’imagination sont effrayan-
tes, plus les figures opposées sont elles aussi conçues comme
promptes à l’ardeur du combat et victorieuses :
« Sémantiquement parlant, on peut dire qu’il n’y a pas de lu-
mière sans ténèbres alors que l’inverse n’est pas vrai : la nuit
ayant une existence symbolique autonome. Le Régime diurne
de l’image se définit donc d’une façon générale comme le
régime de l’antithèse » (SAI : 68).
56 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

Les trois grands thèmes des visages du temps et de la


mort, symbolisés par les trois familles du bestiaire, des ténè-
bres et de la chute, s’opposent et correspondent terme à terme
aux trois thèmes homologues et antithétiques des symboles
lumineux, de la deuxième partie, Le sceptre et le glaive.
Dans la première partie, Les visages du temps, la première
grande constellation de symboles exprime la terreur des hom-
mes face aux changements introduits par le temps qui s’écoule,
et face aux images de la mort dévorante. Cette constellation
se compose à son tour de trois grandes familles de symboles
qui essaiment autour des trois archétypes : la voracité de l’ani-
mal ou de l’ogre, les ténèbres de la nuit ou de l’eau hostile, la
chute psychique ou physique de la tentation. Ces trois schè-
mes de la voracité, de la nuit et de la tentation permettent de
composer des représentations de la mort.
La première famille d’images du régime diurne qui es-
saime autour du schème de l’aspect dévorant peut se résumer
au bestiaire des animaux terribles. Ce bestiaire contient tou-
tes les images des animaux et des monstres craints par de nom-
breuses cultures. Ces représentations font partie de la famille
des symboles thériomorphes. Ils sont isomorphes avec les ima-
ges des ténèbres et de l’eau noire parce que ces animaux ter-
ribles sont annonciateurs de la mort. Cette famille d’images
est elle-même isomorphe avec les représentations du sang.
La seconde famille des symboles du régime diurne asso-
cie l’élément néfaste à la nuit et, par extension, associe le né-
faste à la couleur noire de la nuit, au noir du sang de la bles-
sure. Ces symboles sont dénommés nyctomorphes, parce qu’ils
essaiment autour des archétypes de la nuit et du noir. Ils asso-
cient au sang le sang menstruel et, par là, la féminité terrible
avec les liquides néfastes, inquiétants et maléfiques. Le sang,
en effet, symbolise la violence et la férocité du combat contre
les monstres et les dragons terribles. Cette famille constelle
3 • L’ARCHÉTYPOLOGIE 57

donc aussi avec les images liées au sang menstruel qui est perçu
comme le résultat d’un combat invisible, souvent associé à
l’image d’un combat pour la vie de l’élément féminin, tour à
tour victime et bourreau. Les représentations de l’élément
féminin sont donc associées dans cette première constellation
de symboles aux catégories et aux images du néfaste, du nuisi-
ble et de l’impureté.
La troisième famille des symboles du régime diurne cons-
telle autour des symboles catamorphes, c’est-à-dire qui repré-
sentent la chute ou la compromission de la chair. Ces symbo-
les mettent en images le rappel brutal et contingent de
l’existence humaine, ils tentent de rappeler à l’homme les
défaillances de son comportement et la fragilité de son exis-
tence.
L’ensemble de ces trois familles du régime diurne forme
un premier paquet d’images qui semble tenir lieu de « pre-
mière horloge humaine », c’est-à-dire que ces images constel-
lent autour d’une même représentation du temps qui s’écoule.
Lorsqu’elles parviennent à s’associer pour configurer un
drame, s’appuyant sur le balancement d’un rythme lunaire,
alors les images s’acheminent vers une autre structuration,
vers le schème synthétique du régime nocturne. Ici, nous sou-
lignons avec l’auteur l’indice d’un premier passage, d’une
conversion possible d’un régime à l’autre.
Dans la deuxième partie, Le sceptre et le glaive, les images
du régime diurne constellent principalement autour des sym-
boles ascensionnels. Ces images sont marquées par la posture
d’une verticalisation souveraine et elles tendent à représenter
les actions de verticalisation, d’élévation, de pratiques ascen-
sionnelles. Les symboles ascensionnels constituent la première
catégorie de cette seconde grande famille des symboles du
régime diurne. Les symboles ascensionnels, doublés des re-
présentations de lumière, forment sans doute au mieux ce
58 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

Première partie
Les visages du temps Schèmes Archétypes Symboles

1- Les symboles animation fourmillement cheval chtoniens,


thériomorphes animé solaire, aquatique
(animaux) agitation chaos bovins, taureau

voracité dévorant loup, chien, lion


mordicant ogre

2- Les symboles cécité les ténèbres la nuit noire, le


nyctomorphes (nuit, crépuscule
noir) le diable, le Maure
l’aveugle
Œdipe (le jeune prince)
le roi Lear
caducité le roi aveugle le miroir

l’eau héraclitéenne l’eau hostile, l’eau


noire
(l’eau claire)
le dragon les larmes
onduler (bête, nuit, eau) Narcisse
onde la chevelure Actéon
la lune, lune noire,
lune rousse
le sang menstruel la mère terrible
sorcières, fée
Carabosse, Parques
sirènes
Circée, Calypso
araignée, hydre
le liage le lien fil, labyrinthe

3- Les symboles chute ténèbres, noir Icare (précipité


catamorphes mouvement, agitation dans la mer)
(chute, chaire) pesanteur Tantale (écrasé
punition par la terre)
(inversion / abîme Adam
euphémisation) gouffre les anges rebelles
par la chair sexuelle coït, vagin, ventre Raphaël
par la chair digestive Azazel
Apocalypse
3 • L’ARCHÉTYPOLOGIE 59

que l’on attend du régime diurne de l’imagination. Mais


rappelons-nous que « l’imagination attire [d’abord] le temps
sur un terrain où elle pourra le vaincre en toute facilité [...]
elle projette l’hyperbole effrayante des monstres [...] pour
aiguiser les armes qui les terrasseront » (SAI : 136). Ces ima-
ges de la verticalisation sont donc aussi isomorphes avec la
seconde famille des symboles diaïrétiques qui essaiment autour
du schème des armes tranchantes, des épées et de l’épée de
justice en particulier. Ces armes concernent ainsi, par exten-
sion, les images des héros et des dieux dont elles sont les attri-
buts. Enfin, une troisième et dernière famille, celle des sym-
boles spectaculaires, vient surdéterminer et renforcer les deux
premières familles. Les symboles spectaculaires viennent s’al-
lier ou se superposer et redoubler les deux premières familles
des symboles lumineux du régime diurne. Dans le régime
diurne de l’image, il y a donc une « grande homogénéité des
trois constellations, ascensionnelle, spectaculaire et
diaïrétique » ; la verticalité ascensionnelle converge avec les
symboles de lumière, et cette clarté est accompagnée par les
procédés de distinction (SAI : 202).
Les armes tranchantes de la première famille sont lumi-
neuses à l’exemple de Durandal, l’épée de Roland, ou
d’Excalibur, l’épée du roi Arthur38. Dans la troisième famille
des symboles spectaculaires, c’est la puissance bénéfique de
Zeus-Ouranos – le dieu Zeus a châtré son père, ce dernier,
Kronos, avait lui-même châtré le sien –, qui symbolise le plus
pleinement ce redoublement du pouvoir du sceptre et du
glaive. Lorsque le symbole du sceptre vient redoubler et
surdéterminer le symbole du glaive, les schèmes diaïrétiques
viennent à leur tour renforcer et consolider les schèmes

38. La Légende arthurienne. Le Graal et la Table ronde (sous la direction de) Danielle
Régnier-Bohler, 1989, Paris, Robert Laffont ; et Georges Bertin, 1997, La
Quête du Saint-Graal et l’imaginaire. Essai d’anthropologie arthurienne, préface
de Gilbert Durand, Condé-sur-Noireau, Éd. Ch. Corlet.
60 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

Deuxième partie
Le sceptre et le glaive Schèmes Archétypes Symboles

1- Les symboles élévation, valorisation, ascension, échelle, escalier,


ascensionnels verticalisation, érection aile, montagne sacrée,
pratiques (le chaman arrive au (pyramides, Bétyles,
Symboles de la ascensionnelles sommet), pierres levées, clocher),
reconquête d’une (isomorphisme Gargantua
puissance perdue, céleste/mâle/soleil)
contre la chute

Reconquête d’une purification, ange aile, oiseau,


sécurité métaphysique, pureté, souvent militaire ou alouette, aigle,
olympienne, ascension avec une sagittaire colombe,
transcendance nuance ascétique, (dépassement de la avion, cerf-volant,
vol rapide, sublimation), flèche, éclair
envol, élancement, pureté, lumière, sceptre, glaive, verge,
purification rectitude, soudaineté ciel,
verticalisation macro/ sublimation de la Ouranos, Odin, Varuna,
micro chair, (1) fils du ciel et du soleil,
souveraineté/puissance, (2) glaive guerrier,
domination souveraine, (3) glaive de justice,
monarque paternel et rois-prêtres, rois sorciers,
dominateur, rois chamans,
paternité, virilité, chef du culte du crâne,
tripartition de la chasseurs de têtes
puissance sociale,
roi juriste, roi prêtre,
roi guerrier

Le trophée est le trophée totémique pratiques de baptême tête, corne,


l’exaltation et ou emblématique est trophée, totem
l’appropriation de la le résultat de la vicariant, partie valant
force captation de la pour le tout,
puissance du tabou, masculinisation
déféminisé et
désanimalisé

2- Les symboles ascension, attributs des divinités ciel bleu, astre brillant
spectaculaires hauteur, ouraniennes: nirvana visuel, éther,
- Ils s’opposent aux lumière, lumineux, solaire or, soleil,
symboles ténébreux lumineux, éblouissants, pur, blanc cheveux blonds, barbe
azurés, dorés royal, vertical blanche
3 • L’ARCHÉTYPOLOGIE 61

Deuxième partie
Le sceptre et le glaive Schèmes Symboles Archétypes
- Ils sont en surdétermination de hypostase des divinités soleil, Apollon,
isomorphisme avec les l’élévation, lumière, ouraniennes, Christ, Râ,
symboles de l’ascension rayon, doré, Couronne solaire,
voir et savoir César, Roi-Soleil,
conquête de l’esprit élévation auréole,
prenant conscience de transcendance constellation, cercle et
sa clarté, mandala,
symbolisme de la l’œil, le regard
transcendance

Glissement de l’œil qui processus de 1- euphémisation de Odin est borgne,


voit le crime à l’œil qui renversement des l’infirmité
les juge: du clairvoyant valeurs le sacrifice de l’œil,
au juge et au mage 2- renversement des la parole,
valeurs le verbe,
le brahmane,
le mantra,

3- Les symboles procédés dialectiques la lumière, foudre, glaive,


diaïrétiques de la transcendance, l’adversaire vaincu,
(armes tranchantes) l’arrière-pensée qui les l’ascension, le gouffre, les ténèbres,
Séparation tranchante guide est polémique, puissance, pureté
entre le bien et le mal les affronte à son la figure héroïque, Apollon, Persée, Thésée,
contraire, le héros solaire, Héraklès
ascension/chute, la percussion, l’épée, Indra, Thor, Mars
lumière/ténèbres, le liage, Saint-Michel, Saint-
armes tranchantes/ les armes divines, Georges,
armes contondantes, les armes protectrices, Prince charmant,
procédés magiques, privilégier, Varuna le lieur suprême
limpidité, évaluer, Yoga,
translucidité, purifier, cuirasses, bouclier,
immatérialité eau lustrale, pratiques ascensionnelles
feu purificateur, du chaman, pratiques de
air purification,
rites de coupure, tonsure,
épilation,
rites d’excision et
circoncision,
eau vive, eau céleste,
rites d’incinération,
théorie indienne
du prânâ (Hâta Yoga)
62 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

verticalisants. Dans ces familles d’images redoublées, il existe


toute une série d’images de la transcendance propre au
régime diurne. Elles représentent la conquête de l’esprit sym-
bolisée par le cheminement de l’élévation ou de l’ascension.
Ces images s’accompagnent de méthodes de distinction et de
purification. Dans l’exemple des pratiques de l’ascèse, de
forme cathartique notamment, l’accès à la transcendance est
symbolisé par l’ascension ailée ou l’envol de l’oiseau trans-
mué en ange.
Ainsi, la structure du régime diurne est-elle essentielle-
ment tranchante et polémique. La figure qui l’exprime le
mieux est l’antithèse. La géographie ouranienne qui lui est
propre, faite de verticalité, d’envol, d’ubiquité, « n’a de sens
que par opposition aux sombres visages du temps », à la « noire
et temporelle féminité » (SAI : 203).
Le livre premier qui décrit le régime diurne des images
se clôt sur deux exemples paroxystiques qui permettent de
comprendre comment ce régime peut envahir tous les domai-
nes de l’imaginaire. Gilbert Durand montre dans un premier
exemple comment il est possible d’observer la dominance du
régime diurne dans l’histoire de la pensée occidentale, no-
tamment dans la philosophie (SAI : 204).
Les archétypes du régime diurne essaiment autour du
schème diaïrétique et tranchant, et forment toutes les images
de la cloison, de la frontière, de la barrière qui séparent les
ténèbres de la lumière. Ce régime diurne de la représenta-
tion et des images de la séparation semble ainsi structurer
« deux des plus grandes philosophies de l’Occident, à savoir
celle de Platon et celle de Descartes » (SAI : 205). Cette ob-
session de la distinction se retrouve dès le dualisme platoni-
cien avec la réflexion sur la question du manichéisme de
l’âme et du corps, ou encore dans le dualisme cartésien avec
la méthode de clarté et de distinction qui aboutit finalement
3 • L’ARCHÉTYPOLOGIE 63

à un phénomène du double : l’esprit devient le double de


l’être, comme le monde intelligible est le double plus authen-
tique du monde réel39. Ainsi, pour Platon comme pour Des-
cartes, ou dans la gnose occidentale en général, l’archétype
central du contenu des représentations est celui de la sépara-
tion, de la frontière, de la barrière qui sépare les ténèbres des
lumières de la connaissance (SAI : 205).
Même dans les débats contemporains de l’épistémolo-
gie, c’est encore le régime diurne de la représentation qui
permet d’expliquer les conflits qui existent par exemple en
biologie. En effet, deux théories s’affrontent chez les
cytologistes pour la définition de la membrane de la cellule,
entre la thèse mécaniste et la thèse histologiste. Or, ces deux
théories révèlent deux structurations opposées des représen-
tations. Dans la perspective mécaniste, la membrane est re-
présentée comme une frontière, comme le rempart d’une ville
imprenable, comme un univers contre. La représentation est
induite par le schème de la séparation. Tandis que, dans la
vision histologiste, la membrane se fait plus souple, plus am-
biguë. Elle devient plus centripète, le mur se fait plus poreux,
la frontière plus permissive. La représentation a laissé la place
aux images et aux rêveries du blottissement dans l’intimité
(SAI : 206).
Le second exemple développé par Gilbert Durand con-
cerne la dominance du régime diurne dans la psychopatholo-
gie des individus. En psychologie, ces images présentent un
lien de « parenté incontestable du Régime Diurne de l’image et
des représentations des schizophrènes » (SAI : 207). Ainsi,
cette première structure du régime diurne des images est aussi
appelée structure schizomorphe de l’image. Elle est dominée

39. G. Gusdorf, Mythe et métaphysique, Paris, Flammarion, 1953, cité par Gilbert
Durand (SAI : 205).
64 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

par une pensée qui fonctionne par antithèse. Comme nous


l’avons déjà souligné, tout le régime diurne de l’image, par
son fondement diaïrétique et polémique, « repose sur le jeu
de ces figures antithétiques. Le sens entier du régime diurne
est pensée contre les ténèbres, pensée contre le sémantisme
des ténèbres, de la chute et de l’animalité, contre Kronos, le
temps mortel » (SAI : 213).
Or, le schizophrène reprend à son compte, en l’exagé-
rant, cette attitude conflictuelle entre lui-même et le monde.
Il pousse l’antithèse moi-et-le-monde jusqu’à ses extrêmes li-
mites, il vit dans une atmosphère de conflit constant avec cette
ambiance. Les images se présentent toujours par couple, en
symétrie : oui/non, bien/mal, utile/nuisible (SAI : 213). Les
structures schizomorphes de l’image ne sont pas tout à fait la
schizophrénie, car elles subsistent dans les représentations
dites normales. Mais la maladie nous permet de les observer
comme exagérées et grossies à la loupe, « sous un aspect cari-
catural » (SAI : 208). Elle nous permet de pointer ces structu-
res saillantes du régime diurne qui sont au nombre de quatre.
La première structure schizomorphe des images peut
être appelée le « syndrome du glaive ». Elle décrit les compor-
tements rationnels par obsession, exagérant l’attitude ration-
nelle au monde, aboutissant dans sa forme paroxystique à
l’autisme (SAI : 209). La seconde structure schizomorphe peut
être représentée par la catégorie de la Spaltung, c’est-à-dire la
catégorie des images de la scission ou de la coupure. Les ima-
ges sont alors des visions morcelées (SAI : 210). La troisième
structure schizomorphe est marquée par le souci obsession-
nel de la distinction (SAI : 211). La quatrième structure con-
cerne spécifiquement la pensée par antithèse. Or, les images
de l’antithèse rappellent aussi l’antithèse constitutive de la
structure principale du régime diurne, qui oppose aux multi-
ples figures mordicantes (qui mordent) des visages du temps
3 • L’ARCHÉTYPOLOGIE 65

les « figurations verticalisantes et leur sémantisme diaïrétique,


illustré par les archétypes du sceptre et du glaive » (SAI : 213).
Pour Gilbert Durand, l’imagination peut renverser les
valeurs attribuées à ces termes de l’antithèse. Nous allons
montrer avec lui comment, en effet, « l’esprit peut se guérir
de l’exclusive schizomorphe », en passant d’un régime à
l’autre, en convertissant sa vision dans le passage du monde
du régime diurne au régime nocturne (SAI : 208).

LE RÉGIME NOCTURNE

Le passage au régime nocturne s’effectue dans une in-


version des figures et du sens des images du régime diurne :
« Face aux visages du temps, une autre attitude imaginative »
reste possible (SAI : 219). Il ne s’agit plus de rechercher le
combat héroïque ou la transcendance par la conquête de « pu-
reté des essences », comme dans le régime diurne, mais tout
simplement d’invoquer « la chaude et rassurante intimité de
la substance », ou encore d’incorporer « les constantes ryth-
miques » et cycliques des oppositions dans un récit dramati-
que (SAI : 220).
Les deux régimes diurne et nocturne de l’imagination
sont donc bien des régimes d’opposition ou d’inversion des
visages du temps : « Au régime héroïque de l’antithèse va suc-
céder le régime pleinier de l’euphémisme » (SAI : 220). Mais,
tandis que le régime diurne est un régime de l’opposition
stricte, par antithèse, comme l’attitude héroïque contre les
monstres de la mort, le régime nocturne est un régime de
l’opposition « douce », qui utilise les procédés de l’euphé-
misme et de l’antiphrase pour parvenir à l’inversion.
Dans le régime nocturne, les visages du temps ne sont
plus exorcisés, mais transmués par des procédés d’inversion
66 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

euphémisante : la chute est ralentie en descente, le gouffre


est atténué et inversé par l’image du creux et de la coupe. Le
principe de ces réversions nocturnes consiste à ajouter sym-
bole sur symbole – par prolifération – et l’imaginaire peut
amorcer une série d’images qui conduit à l’euphémisation.
Cette euphémisation est bien indicative d’une ambivalence, à
partir de laquelle les attitudes devant le temps et la mort peu-
vent s’inverser. Le procédé par antiphrase est le moyen de
cette réversion. L’antiphrase constitue une véritable conver-
sion qui transfigure le sens et la vocation des images, des êtres
et des choses.
Tandis que le régime diurne tente de s’opposer par le
combat et les armes à « un Éros nocturne et féminoïde », le
régime nocturne cherche à « composer avec les douceurs du
temps ». « Il renverse comme de l’intérieur la négativité des
images de la mort, la chair, la nuit » (SAI : 223). Les schèmes
du régime nocturne tendent à incurver ou à euphémiser la
négativité. Le processus d’euphémisation s’accentue alors jus-
qu’à aboutir à l’antiphrase par inversion radicale du sens des
images du régime diurne.
Ainsi, rappelons-nous comment Éros cache ou « traîne »
toujours son frère Thanatos avec lui, et comment cet « entraî-
nement » même nous a permis de cerner l’ambivalence fon-
damentale des symboles40. Dans le régime nocturne, la rela-
tion s’inverse et c’est « Éros [qui] prête son sourire aux visages
de Kronos » (SAI : 224). Il permet ainsi d’atténuer, puis d’in-
verser le côté négatif et destructeur de Kronos, le dieu du
temps dévoreur de ses propres enfants. L’inversion par
euphémisation opère par deux procédés, ou selon deux mo-
dalités distinctes qui reposent sur les schèmes différents du
régime nocturne.

40. Marie Bonaparte, Chronos, Éros, Thanatos, Paris, PUF, 1952, cité par Gilbert
Durand (SAI : 221).
3 • L’ARCHÉTYPOLOGIE 67

Diurne Nocturne
Première partie Deuxième partie Première partie Deuxième partie
Les visages Le sceptre La descente Du denier
du temps et le glaive et la coupe au bâton

chute ascension descente dialectique du


sommet pénétration du retour
techniques centre denier
ascensionnelles techniques de
grand souverain creusement
mâle grandes déesses

gouffre ascension intimité/


envol emboîtement
coupe

bestiaire héros solaire poucet, nain,


gnome, farfadet,
Gulliver

ténèbres lumière solaire lumières colorées propédeutique du


or chatoiement, jour, promesse de
azur prisme, gemmes l’aurore
bâton

Les premiers procédés du régime nocturne sont ceux


de l’euphémisation par la double négation. Ces procédés de
la négation double utilisent les schèmes de la descente et du
blottissement dans l’intimité pour atténuer l’angoisse des ima-
ges de la monstruosité. Ils vont permettre de métamorphoser
peu à peu Éros sous les traits des grandes déesses mères.
Les seconds procédés d’euphémisation du régime noc-
turne s’efforcent de chercher « un facteur de constance au
sein de la fluidité temporelle » (SAI : 224). Ils s’appuient plu-
tôt sur les schèmes du rythme et du cycle. Grâce à ces schè-
mes, les images et les symboles du retour, ou de la promesse
de l’aube, peuvent être mis en forme pour répondre plus
68 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

sereinement à l’angoisse du temps. Ces éléments symboliques


permettent alors la mise en récit dramatique de ces séries
d’images qui s’opposent jusqu’à l’euphémisation. Ainsi, dans
le récit qui synthétise ces éléments opposés, la nuit n’est plus
qu’une « nécessaire propédeutique du jour », elle s’inverse
d’une image menaçante en une « promesse indubitable de
l’aurore » (SAI : 224).
Le livre deuxième des Structures anthropologiques de l’ima-
ginaire est entièrement consacré à la description des familles
d’images qui composent le régime nocturne (SAI : 216). Ce
second régime se subdivise en deux grandes familles d’ima-
ges qui sont décrites dans la première partie, La descente et la
coupe (SAI : 225), puis dans la deuxième partie, Du denier au
bâton (SAI : 321).

PREMIÈRE PARTIE DU RÉGIME NOCTURNE :


LA DESCENTE ET LA COUPE

Dans le régime nocturne, il ne s’agit plus de vaincre la


peur, mais de « désapprendre la peur » (SAI : 227). Tous les
visages du temps sont exorcisés par les images terrifiantes qu’ils
véhiculaient, transformés, transmués par les procédés
d’euphémisation qui vont s’intensifier jusqu’à l’antiphrase. Les
constellations du régime diurne proposaient l’ascension d’un
sommet, le régime nocturne procure « la pénétration d’un
centre » (SAI : 226). Les techniques ascensionnelles vont lais-
ser la place aux « techniques du creusement » (SAI : 226).
L’imagination de la descente nécessite plus de précautions
que celle de l’ascension, car la descente risque à tout moment
de s’aggraver en chute. La pente doit donc sans cesse être
doublée, comme pour se rassurer encore, des symboles de l’in-
timité et du schème du blottissement dans l’intimité.
3 • L’ARCHÉTYPOLOGIE 69

L’image de la descente est ainsi renforcée par des ima-


ges de lenteur et de chaleur tiède. Ces images appellent un
imaginaire de la pénétration, de l’entrée cœnesthésique et
viscérale. « La chaleur est le signe d’une profondeur, le sens
d’une profondeur » (SAI : 228). Ces symboles brodent sur les
images du « ventre digestif ou ventre sexuel » (SAI : 229), sur
les images aussi de mouvements qui poursuivent une labo-
rieuse pénétration au sein d’une profondeur. La descente dans
l’intimité parcourt, comme le trajet de la libido, un axe des-
cendant de l’oralité à la sexualité permettant d’adoucir la chute
en la ralentissant. L’angoisse et l’effroi peuvent ainsi se trans-
former, se convertir en « délectation de l’intimité lentement
pénétrée » (SAI : 229).
Ces processus d’inversion sont en fait des processus de
réversion. Ils permettent de métamorphoser les valeurs dans
leur sens opposé, au point que Gilbert Durand emploie les
termes de « transmutation » ou de « rebroussement » des va-
leurs (SAI : 230). C’est le procédé d’euphémisation qui tend
lui-même vers l’antiphrase, et qui permet de glisser de l’image
du gouffre à celle de la cavité en atténuant la chute en des-
cente. L’inversion euphémisante agit comme un processus de
double négation, comme dans les expressions « le voleur volé »
ou « le lieur lié ». Ce procédé part du négatif, voleur, lieur,
pour le redoubler, volé, lié, jusqu’à en faire du positif, comme
dans le proverbe Tel est pris qui croyait prendre. Par la négation
ou par un acte négatif, il s’agit de détruire l’effet d’une pre-
mière négativité.
Le processus de la double négation est donc « un
rebroussement dialectique » (SAI : 230) ; il a comme source
un double mouvement de négation des images, puis il enra-
cine ces retombées ou ces réversions d’images, dans des codi-
fications grammaticales. C’est ainsi qu’il peut s’effectuer une
transmutation des valeurs : quand « je lie le lieur », ou quand
70 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

« je tue la mort », car « j’utilise les propres armes de l’adver-


saire, et par là je sympathise avec tout ou partie de son com-
portement » (SAI : 230). Toute conversion est ainsi une trans-
figuration (SAI : 232). L’antiphrase constitue une véritable
conversion qui transfigure le sens et la vocation des images,
des êtres et des choses. Il y a donc un parfait isomorphisme
entre les symboles axés sur le redoublement euphémique et
le procédé de la double négation. Lorsque la représentation
imagine des processus d’antiphrase, le procédé de double
négation apparaît au niveau de l’image.
Cette inversion, structurée par le redoublement de la
négation, peut aussi générer un redoublement indéfini des
images. La double négation peut être extrapolée sur tous les
contenus et à l’infini. Ainsi, l’image de « l’avaleur avalé » peut
être représentée par Jonas prisonnier dans le ventre de la ba-
leine (SAI : 235). Entre l’homme et le poisson, il y a bien un
renversement possible des rôles, par avalage explicite. Or, cet
avalage peut être étendu à l’infini. Il forme alors une sorte de
complexe de « Jonas au carré », au cube, à « n » dimensions,
ou à l’infini. Le poisson peut ainsi représenter l’archétype
privilégié de ce schème de l’avalage infini et réciproque, puis-
que justement les gros poissons avalent les petits (SAI : 235).
Le géant avaleur, l’ogre des contes populaires, est à son
tour avalé par le soleil. Dans l’histoire de Gargantua, cet ogre
bien connu est lui-même assimilé au soleil, car il s’engloutit à
l’horizon où il est englouti par l’horizon, d’où le nom du châ-
teau d’Avallon, A-val-lon, « aller à val » (SAI : 235). De la même
façon, le Christ signifie à la fois poisson et pêcheur. Poisson
ou Ichtus, « petit poisson », que la Vierge Marie a pris ou trouvé
dans la fontaine, dans l’appellation gnostique et médiévale
du Christ. Mais aussi « grand pêcheur », puisqu’il s’attribue
tous les péchés de l’humanité pour les racheter par son sacri-
fice (SAI : 236).
3 • L’ARCHÉTYPOLOGIE 71

Ainsi, toute descente suggère cette conscience par re-


doublement. Le schème des emboîtements successifs nous
conduit, via les petits poissons, aux poupées gigognes et jus-
qu’aux procédés de gulliverisation (rendre petit, minuscule).
C’est à travers les procédés de gulliverisation que peut s’opé-
rer le renversement des valeurs que nous venons d’observer,
mais aussi des valeurs solaires du gigantisme et de la virilité à
la valorisation du minuscule. Les lilliputiens, poucets, farfa-
dets, gnomes et nains de nos légendes, comme l’homonculus
de Paracelse41, sont bien constitutifs de ce retournement des
héros et des géants du régime diurne. Ces représentations
minuscules résonnent toujours comme l’écho de la minimisa-
tion de leur puissance sexuelle affirmée dans le régime diurne.
De la même façon, les ténèbres sont aussi euphémisées
grâce au procédé de l’inversion, encore redoublé par le
schème de l’intimité. Les nuits sombres et noires tendent à
s’attacher à l’épithète de « divines » et à se métamorphoser
(SAI : 243). Peu à peu, la nuit devient « tranquille » comme la
Nyx hellénique, ou la Nott scandinave, et leur cortège d’épi-
thètes sacralisants (SAI : 99). Il s’agit bien d’un renversement
des valeurs ténébreuses attribuées à la nuit dans le régime
diurne, retourné en émerveillement du régime nocturne
(SAI : 249).
Cette euphémisation des ténèbres conduit ainsi à la re-
valorisation possible de la nuit, et même de la mort. Le
royaume des morts, infernal et redouté dans le régime diurne,
devient ici, dans le régime nocturne, un simple doublet in-
versé du séjour terrestre : « Le ciel d’en bas » des Égyptiens,
« manifeste explicitement ce processus d’inversion : ce monde

41. Paracelse, médecin du XVIe siècle, développe aussi les notions de signature
et similitude qui vont fonder plus tard l’homéopathie ; Paracelse, 1924, Leip-
zig, Schrifften, Hans kayser ; cf. Alexandre Koyré, « Paracelse », Revue d’his-
toire et de philosophie religieuse, no 13, 1933.
72 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

nocturne étant l’exacte image renversée, comme en un mi-


roir, de notre monde » (SAI : 248). L’eau du régime nocturne
n’est plus hostile, elle est encore sombre, mais peut servir de
reflet, de miroir propice à ces redoublements, à ces métapho-
res en cascades. Bachelard note ainsi dans l’univers fantasti-
que d’Edgar Allan Poe l’utilisation de ces inversions constan-
tes par rapport aux métaphores aquatiques : « l’eau double,
dédouble, redouble, le monde des êtres » (SAI : 236), « en
même temps que l’eau perd de sa limpidité, elle “s’épaissit” »
(SAI : 252). Les préromantiques et les romantiques vont ex-
primer inlassablement ce retournement et ce relèvement des
valeurs de la nuit. Pour les poètes comme Goethe, Hölderlin
et Novalis, « la damnation n’est pas nocturne, mais au con-
traire c’est l’insomnie qui punit Satan » (SAI : 249).
Comme la nuit et la mort, l’image de la femme tend aussi
à s’inverser dans le régime nocturne des images. La féminité
perd son aspect monstrueux pour s’incarner dans l’image
primordiale des grandes déesses mères (SAI : 253). Sous la
pression du schème de l’avalage et de la déglutition, les ima-
ges s’infléchissent vers l’image de la mère. À l’opposé de la
femme diurne, fatale et funeste, la régression nocturne pro-
voquée par le schème de l’avalage projette sur le féminin noc-
turne la grande image maternelle (SAI : 256). La femme du
régime nocturne n’apparaît plus comme la çakti qui signifie,
en sanskrit, l’énergie spécifiquement féminine, et la çakti est
« séductrice et trompeuse » (SAI : 254). Dans le régime noc-
turne, tout au contraire, le féminin dévoile « l’inépuisable
multiplicité de ses ressources et de ses nuances » dans les cou-
leurs, les mélodies et les tissus chatoyants qui forment tous les
attributs des grandes déesses mères.
Dans le régime diurne, toutes les lumières et les blan-
cheurs azurées font partie des attributs des souverains mâles.
Or, dans le régime nocturne, la lumière se décline sur la pa-
lette d’un chatoiement de couleurs, et toute la richesse des
3 • L’ARCHÉTYPOLOGIE 73

gemmes et des prismes se déploie, comme des attributs spéci-


fiquement féminins : « La couleur est une espèce de nuit dis-
soute et la teinture une substance en solution [...] la suavité
musicale si chère aux romantiques » (SAI : 255).
Dans la mythologie hindoue, Sarasvati, la déesse des eaux
mères, représente les richesses, le pluriel et la profondeur
aquatique. C’est ainsi qu’elle est décrite dans les Védas, les
textes sacrés hindous42. Dans les légendes hindoues, le voile
de Maya, ou, dans les légendes égyptiennes, le voile d’Isis,
comme dans les légendes aztèques, la femme et les attributs
de la féminité symbolisent l’inépuisable matérialité de la na-
ture (SAI : 254). Il en va de même pour le culte péruvien de la
« mama-cocha » (maman-mer), ou le culte inca de la « mama-
Quilla », déesse des femmes mariées, à la fois déesse lune et
femme du soleil, qui deviendra « Pacha-mama », la Terre-mère
(SAI : 256).
Dans le régime nocturne, la femme est associée à la fi-
leuse, au tissage, aux couleurs, à la mélodie. Les ténèbres
étaient euphémisées en couleurs nocturnes, le bruit est à son
tour converti en musique. Comme la couleur est une espèce
de nuit dissoute, la mélodie, « la suavité musicale chère aux
romantiques, est le doublet euphémisant de l’existence »
(SAI : 255). La musique mélodieuse et la nuit « jouent le même
rôle enstatique », c’est-à-dire de régression vers l’intimité de
la grande mère.
Tandis que, dans le régime diurne, la pensée solaire
nomme et tranche, dans ce second régime, la pensée mélodi-
que nocturne « se contente de pénétrer et de dissoudre »
(SAI : 255). Le féminin nocturne « projette la grande image

42. Georges Dumézil, sur les Védas, dans Les Dieux des Indo-Européens, Paris, PUF,
cité par Gilbert Durand (SAI : 227).
74 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

maternelle et, par le moyen terme de la substance primor-


diale », la materia prima, l’image du féminin primordial
(SAI : 256). À l’opposé de la femme diurne, fatale et funeste,
la régression nocturne provoquée par le schème de l’avalage
projette l’image du féminin valorisé. La materia prima, élément
ou substance primordiale, peut être symbolisée par les liqui-
des essentiels que sont le suc, le sel, le lait, le miel, le soma,
l’or ou le vin (SAI : 293). Jung souligne la parenté latine de
mater, la mère et materia, la matière (SAI : 258). Dans presque
toutes les cultures, il existe toujours une Grande Mère, femme
maternelle et bienfaisante, vers laquelle semblent régresser
les désirs de l’humanité, au point qu’il semble possible d’avan-
cer l’hypothèse lourde d’une entité féminine religieuse et psy-
chologique du type le plus universellement partagé : « Asarté,
Isis, Dea, Syria, Mâyâ, Marica, Magna Mater, Anaïstis, Aphro-
dite, Cybèle, Rhéa, Déméter, Myriam, Chalchiuhtlicue ou
Shing-Moo, sont ses noms innombrables qui tantôt nous ren-
voient à des attributs telluriques, tantôt aux épithètes aquati-
ques » (SAI : 268).
La Grande Déesse Mère suscite aussi les « abysses fémi-
nisés et maternels » (SAI : 256) qui dans de nombreuses cul-
tures évoquent le retour originel aux sources du bonheur ;
mais elle peut toujours glisser vers des images plus néfastes,
tout comme la mer, cette « suprême avaleuse » (SAI : 256), à
qui elle reste définitivement associée. À la fois fée des eaux,
des fleuves et des fontaines, et mère de la Terre, dans le ré-
gime nocturne, la mère suprême possède tous les attributs
des divinités telluriques et aquatiques : Mélusine, Morgane,
Aphrodite, Vénus, Reine Pédauques, Mère l’Oye, bonnes da-
mes des fontaines, etc. (SAI : 260).
Grâce au schème de la descente dans l’intimité, la mort
peut elle aussi être euphémisée. La mort est euphémisée lors-
qu’elle peut s’inverser grâce aux images du retour. La mort
est alors symbolisée en un retour à la Terre Mère. La mort
3 • L’ARCHÉTYPOLOGIE 75

Première partie
La descente Schèmes Archétypes Symboles
et la coupe

1- Les symboles descente ventre digestif, corps,


de l’inversion sexuel, animal gigogne,
avalage poisson, poucets, gnomes,
emboîtement, farfadets, nuit,
gulliverisation, couleurs, femme
régression à la (tissage, mélodie)
materia prima mer, fées des eaux,
grandes déesses
mères,
Terre, ondes

2- Les symboles intimité, ventre maternel, rituels


de l’intimité complexe du giron, d’ensevelissement
retour à la mère, refuge, sépulcre, tombe,
intimité, coque protectrice, dernière demeure,
avalage, contenants/ grotte/maison,
geste alimentaire contenus coupe, lieux saints
mandala, barque,
nef, coquillage, œuf
vase,
Saint-Graal,
rituels sacrificiels,
suc, sel, lait, miel,
soma, or, vin

n’évoque plus alors que le repos bienfaisant de la dernière


demeure. Lorsque la représentation de la vie s’exprime comme
un « détachement des entrailles de la Terre Mère », la mort
peut bien être interprétée comme un « retour chez soi43 ».
C’est donc ce que Gilbert Durand appelle le complexe du
retour à la mère, venant ainsi inverser et surdéterminer la va-
lorisation de la mort et, par là, du sépulcre. Ce complexe per-
met de structurer l’existence, grâce à l’efficace des « rites

43. Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries du repos. Essai sur les images de l’inti-
mité, Corti, 1948, cité par Gilbert Durand (SAI : 269).
76 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

d’ensevelissement et les rêveries du dernier repos et de l’inti-


mité qui les sous-tendent » (SAI : 269).
L’inversion, ou le retournement du sens de la mort, s’ef-
fectue comme un rebroussement de la vie, ou du sens de la
vie. Ce retournement permet ainsi l’isomorphisme du berceau,
première demeure, et du sépulcre, dernière demeure. En ef-
fet, le berceau chtonien ou terrestre de tous les êtres humains,
c’est la Terre. Et le dernier berceau magique et bienfaisant de
la vie est un lieu de retour aux origines. Le lieu du dernier
repos est aussi la terre. La tombe joue donc elle aussi les pro-
cédés de l’inversion euphémisante. Comme les rituels funé-
raires, les représentations des lieux du dernier repos sont des
antiphrases de la mort. Ils s’entourent d’images et de symbo-
les qui permettent de multiplier les garanties du repos. La
mort s’efface devant la mort inversée qui devient « le doux
réveil du mauvais rêve de la vie d’ici-bas », « [...] la mort
s’euphémise jusqu’à l’antiphrase à travers les images innom-
brables de l’intimité (SAI : 274).
Le sépulcre d’un côté et le ventre maternel de l’autre
constituent deux pôles d’images qui essaiment autour du
schème de l’intimité. Entre ces deux pôles, vient se glisser
l’image de la caverne. L’imagination fait d’abord un effort
pour exorciser l’image de la caverne, invertissant l’image d’obs-
curité ou de ténèbres propres aux cavités, creux, crevasses
(SAI : 275). À ces ténèbres sont associés les bruits et les malé-
fices, qui sont les attributs premiers de la caverne lorsqu’elle
apparaît accompagnée de sentiments d’effroi. Mais, grâce à
la volonté d’inversion et aux capacités d’émerveillement de
l’imagination nocturne, la grotte apparaît peu à peu sous la
forme d’une série d’images qui accentue son aspect positif de
protection et de refuge. Avec tous ses attributs positifs de calme,
de repos, d’espace de protection et de méditation, la grotte se
transforme par la régression du schème de l’avalage. Il n’y a
3 • L’ARCHÉTYPOLOGIE 77

donc qu’une différence de degré ou de coefficient axiologique


dans la force de protection procurée par cette famille des
images du refuge. Entre la grotte et la maison, par exemple, il
n’y a plus qu’un pas, car elles représentent toutes les deux des
espaces de protection, des symboles du refuge (SAI : 278). Le
foyer et la chaumière sont aussi des images de l’intimité repo-
sante. Elles viennent redoubler le sentiment de protection dans
l’intimité par l’impression de chaleur. De la même façon, mais
dans des dimensions plus vastes, le temple et le palais s’orga-
nisent comme des espaces de bonheur et de paradis terrestre.
L’image de la maison constelle donc à son tour dans deux
directions, vers le microcosme du corps humain, doublet de
la maison, et vers l’immensité du cosmos, doublet des centres
paradisiaques, des cathédrales et des palais majestueux
(SAI : 279).
Les lieux saints sont aussi des espaces particuliers révé-
lés par la présence de certains attributs positifs. La présence
d’une source, d’un arbre et d’une pierre levée est le critère
physique qui révèle la présence potentielle d’un espace sacré
(SAI : 281). Une seconde condition exige la présence de cri-
tères plus spirituels, comme la capacité de se constituer en
refuge ou en « réceptacle géographique pour les forces sa-
crées ». Le lieu saint est ainsi considéré comme un centre
physique et spirituel. Ce centre est défini comme « un nom-
bril mystique du monde », comme Jérusalem ou Golgotha
(SAI : 281) pour le peuple juif44, la Mecque pour la commu-
nauté musulmane, le Gange pour les croyants hindous. Un
dernier critère de la définition de lieux sacrés nécessite que
cet espace soit lié à « l’idée d’une répétition primordiale »
(SAI : 284), la répétition d’un acte sacré ou de fondation qui

44. Golgotha : nom dérivé de l’araméen, colline située hors de l’enceinte de


Jérusalem où Jésus fut supplicié.
78 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

a consacré ce lieu en le transformant une première fois. Cette


métamorphose continue à se reproduire et à l’instituer de
nouveau grâce aux gestes précieux d’une ritualisation propre
aux lieux saints. Grâce au rituel, l’être humain affirme à son
tour, après les héros et les dieux, et par la répétition du temps
et de l’espace sacré, son pouvoir d’éternel recommencement.
« L’espace sacré devient ainsi le prototype » de la représenta-
tion du temps sacré (SAI : 284), qui peut ainsi être représen-
tée par le temps de l’acte de fondation et le rythme redon-
dant de sa ritualisation. C’est ce « redoublement spatial » et
temporel du rituel, dans l’espace sacré, qui permet « la dra-
matisation du temps et l’émergence des processus cycliques »
(SAI : 284), dans une seconde forme de l’imagination noc-
turne.
La coupe permet de synthétiser au mieux cette première
grande famille du régime nocturne qui constelle autour du
schème du blottissement dans l’intimité et de l’archétype ras-
surant de la coque protectrice. La constellation des contenants
essaime à son tour dans les grandes familles des contenants
fixes, comme les lacs, citernes, cuves, etc., ou contenants mo-
biles, comme les vaisseaux, arches, coffres, corbeilles, paniers,
etc. (SAI : 286). La coupe, le vase et le chaudron ont forte-
ment marqué l’imagination des hommes parce qu’ils sont à la
fois des ustensiles culinaires du quotidien, et les objets rituels
des cérémonies et des repas sacrés. Ainsi, la coupe du culte de
Cybèle, le chaudron des Celtes, celui des sorcières ou des al-
chimistes, et le calice chrétien, etc., chaque culture a déve-
loppé son propre symbolisme des contenants.
L’étude du Saint-Graal permet de retrouver la conden-
sation de toutes les autres caractéristiques liées aux symboles
du temple, mais réduites aux dimensions du calice. Ainsi, les
symboles contenus dans le Graal essaiment en vase, sépulcre
et nef (SAI : 290). En effet, le Graal est à la fois le plat chargé
3 • L’ARCHÉTYPOLOGIE 79

des nourritures rituelles, le vase de régénérescence et le


calice féminin qui, joint au symbole du glaive, permet un
raccourci ou un microcosme de la totalité de l’univers45. Dans
le symbolisme du Graal convergent les surdéterminations di-
gestives et alimentaires, car il est le contenant prototype, à la
fois ventre digestif et stomacal, il peut symboliser tous les
récipients (SAI : 292). Le vase comme le Graal, vase stoma-
cal ou vase utérin, est à la fois contenant en tant que ventre
digestif ou sexuel, et contenu comme liquide nutritif ou élixir
de jouvence.
La première grande famille des symboles du régime
nocturne, la descente et la coupe, peut aussi donner lieu à
une « rêverie monopolisante », une forme exagérée de l’ima-
gination. Ainsi, cette première partie du régime nocturne se
clôt par l’étude de cette forme dominante de l’imagination,
les structures mystiques (SAI : 308). Gilbert Durand entend
ici mystique dans un sens large, par une extension de l’accep-
tion habituelle de reliance au sacré. Mystique signifie ainsi,
dans cette acception, la simple volonté d’union, de reliance
au sens large. Le goût pour l’intimité secrète, l’adhésion et la
persévération de ces interprétations est un exemple de ces
attitudes de l’imagination. Quatre structures ou attitudes ra-
dicales permettent de décrire les grands axes ou logiques qui
sous-tendent le régime nocturne mystique de l’imagination :
la persévération, la viscosité/adhésivité, l’Einfühlung ou l’em-
pathie, les procédés de gulliverisation.
La persévération comme l’euphémisation sont avant tout
des procédés d’agglutinement des images. Ces procédés de
l’imagination, poussés à l’extrême, opèrent comme l’anti-
phrase dans l’expression. Ils ont la fonction de lier, de rap-

45. Georges Bertin, 1997, La Quête du Saint-Graal et l’imaginaire. Essai d’anthropo-


logie arthurienne, préface de Gilbert Durand, Condé-sur-Noireau, Éd. Ch.
Corlet.
80 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

procher, d’atténuer les différences, de subtiliser le négatif par


la négation même.
La viscosité/adhésivité manifeste l’attitude d’une adhé-
sion aux interprétations uniques aux choses qui est bien ca-
ractéristique du régime nocturne, et s’oppose en tout point à
la structure de la Spaltung tranchante du régime diurne. Il est
donc possible de la caractériser comme son inverse,
l’Einfühlung, c’est-à-dire l’empathie. L’Einfühlung désigne ainsi
l’aptitude à sentir de près, l’aptitude intuitive ou l’attache-
ment à l’aspect concret, coloré intime des choses46.
Les procédés de cette première famille d’images noctur-
nes incitent à la quiétude ou à l’intimité de la descente. Asso-
ciés aux images de l’intimité, les procédés d’emboîtement et
de gulliverisation nous ont conduit à explorer la logique ou la
grammaire propre au régime nocturne : les syntaxes de l’in-
version et de la répétition dans le temps, et jusqu’aux formes
des dialectiques du rebroussement. Tous ces procédés et tou-
tes ces images nocturnes peuvent converger dans le symbo-
lisme et l’archétype de la coupe. La coupe, en effet, symbolise
à la fois les contenants, les creux, le giron de l’intimité et le
Graal des élixirs sacrés de cette première famille d’images du
régime nocturne.
Mais ces images nocturnes peuvent aussi inciter à la fa-
bulation d’un retour, à la promesse d’un recommencement.
Elles sont alors sur la voie d’une histoire qu’elles tentent de
raconter dans une première esquisse de récit. Autour des schè-
mes du rythme et de la dramatisation cyclique se joue cette
deuxième et dernière famille d’images du régime nocturne.
Au symbolisme de la première partie, La descente et la coupe,

46. L’Einfühlung, ou l’empathie comme posture de recherche, est opposée à la


Spaltung ou rupture avec l’objet, cf. Michel Maffesoli, 1985, La Connaissance
ordinaire. Précis de sociologie compréhensive, Paris, Librairie des méridiens.
3 • L’ARCHÉTYPOLOGIE 81

vient succéder le symbolisme du cycle de la deuxième partie,


Du denier au bâton.

DEUXIÈME PARTIE DU RÉGIME NOCTURNE :


DU DENIER AU BÂTON

L’attitude radicale du régime nocturne consiste bien à


exorciser les terreurs par l’euphémisation. Dans la première
partie, La descente et la coupe, l’euphémisation permet d’inver-
ser les valeurs et de se replonger dans une « intimité substan-
tielle, une quiétude cosmique » (SAI : 320). Cette attitude est
déjà « grosse d’une syntaxe de la répétition dans le temps »
(SAI : 321), qui conduit au principe de structuration des ima-
ges de la deuxième partie, Du denier au bâton. La révélation
d’une histoire primordiale, puis d’une spatialisation des ri-
tuels, permet aux hommes d’imiter et de ritualiser les actes
fondateurs des dieux. L’histoire primordiale se construit sur
une dramatisation et une mise en récit des éléments symboli-
ques, comme notamment dans le mythe agro-lunaire. Dans la
première partie, La descente et la coupe, les procédés opèrent
par redoublement, emboîtement, gulliverisation sur des figu-
res symboliques statiques, puis par la répétition temporelle et
la ritualisation de ces opérations. Mais, cette fois, il ne s’agit
plus seulement de vaincre Kronos, fils d’Ouranos, par
euphémisation. Dans la deuxième partie, Du denier au bâton, il
s’agit d’opérer « sur la substance même du temps, [...] pour
en maîtriser le devenir » (SAI : 321), maîtriser Kronos le dé-
voreur, en le transformant en Chronos, celui qui devient alors
le dieu du temps.
Cette nouvelle constellation d’images se dédouble à son
tour en deux grandes familles de symboles qui constellent tous
autour du schème de la répétition. Les symboles cycliques
jouent sur le pouvoir de la répétition infinie des rythmes tem-
82 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

porels, tandis que les schèmes rythmiques et les mythes du


progrès jouent sur l’idée d’une répétition de type évolutive
ou progressiste. La première famille peut ainsi être figurée
par l’image du denier47, parce qu’il contient à la fois l’image
du cycle et l’idée de la division circulaire du temps (SAI : 322).
Tandis que la seconde famille peut être représentée par le
symbole du bâton, doublet de l’arbre. Les symboles du bâton
et de l’arbre sont générateurs de tous les autres symboles bio-
logiques évoquant la maturation et de toutes les péripéties
dramatiques concernant le devenir.
Deux attitudes radicalement opposées de l’imagination
se révèlent dans l’antinomie propre aux représentations du
temps. Nous avons déjà observé comment, dans le régime
diurne, l’accent est mis sur la terreur devant la fuite du temps.
L’angoisse devant le vide de l’absence et de la monstruosité
de la mort renvoie effectivement aux visages du temps pro-
pres au régime diurne. Tout au contraire, dans le régime noc-
turne, les symboles révèlent une confiance en la victoire sur le
temps (SAI : 322). L’imagination nocturne se rend victorieuse
du temps grâce au premier type de procédé par
euphémisation, puis, dans cette seconde partie, grâce à la mise
en forme des symboles dans un récit.
L’émergence de mythes apparaît dans la composition
de récits fondateurs et fabuleux. Des récits sont construits avec
des phases tragiques lorsqu’ils sont brodés à partir de symbo-
les cycliques, tandis que d’autres récits sont construits avec
des phases triomphantes, lorsqu’ils se développent à partir
du schème rythmique et des mythes progressistes. La conjonc-

47. Denier : à la fois ancienne monnaie romaine (valant dix as), et française
(douzième partie d’un sou), unité de mesure de finesse du fil et de la fibre
textile, offrandes des catholiques à leur clergé et deniers publics ou deniers
de l’État.
3 • L’ARCHÉTYPOLOGIE 83

tion des deux schèmes, cyclique et progressiste, montre com-


ment leur superposition permet au mythe d’émerger comme
un récit dramatique. Le mythe nécessite la répétition dans le
temps : « Ainsi ont fait les dieux, ainsi font les hommes48 ».
Or, toute intention rituelle ou liturgique comme la volonté
d’ordonnancement des cérémonies, des actions sacrées, des
prières, etc., nécessite une répétition, donc un redoublement
de cette première action fondatrice. Le redoublement de l’ac-
tion dans le temps conduit à une répétition cyclique qui in-
cline à son tour vers l’hypotypose, et non plus à l’antiphrase
(SAI : 323).
Les symboles cycliques sont résumés et représentés par
la figure du denier qui constitue une des premières formes de
la mesure (SAI : 324). Mais c’est la lune qui, par sa forme et
son mouvement, a représenté les premières figures de la me-
sure du temps. La lune pourrait à son tour être considérée
comme un archétype de la mensuration. Ce sont les quatre
phases de son ascension et de sa régression qui ont servi de
modèle pour diviser le temps. Les Celtes, les Chinois, les Ara-
bes et jusqu’à notre calendrier grégorien, tous utilisent la di-
vision duodécimale du temps (SAI : 327).
La lune suggère aussi l’abondance des récoltes, la répé-
tition d’un cycle, le pluriel et le potentiel de la maternité (SAI :
328). C’est pourquoi la lune occupe une place centrale dans
tous les rites agraires. La lune représente souvent des divini-
tés plurielles qui patronnent ou qui orchestrent l’abondance
des cultes agrolunaires. La lune est ainsi associée à des divini-
tés doubles, des dyades, voire des triades, de la mer Méditer-
ranée jusqu’en Inde. Comme si la « somme [ou la totalité]
dramatique de ces différentes phases » (SAI : 329) pouvait être

48. Mircea Éliade, 1966, Le Mythe de l’éternel retour, Paris, Gallimard, cité par
Gilbert Durand (SAI : 323).
84 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

symbolisée par l’association de deux ou trois visages de la divi-


nité. Cette division de la représentation du temps et des visa-
ges de la divinité permet l’esquisse d’un « mythe théophanique
de la totalité » (SAI : 329). La totalité de ce qui semblait divisé
forme un tout grâce aux liens suscités par l’ébauche d’une
mise en forme.
Pour Mircea Éliade, la répétition annuelle des rites si-
gnifie effectivement la régénération du temps. Peu à peu, la
rythmicité introduite par la répétition annuelle des rites per-
met la représentation et la division du temps sur le long terme.
L’année symbolise et marque à la fois cette contingence fluide
du temps en une figure spatiale et circulaire du temps qui
s’écoule et qui revient. L’horloge permet ainsi de figurer le
cycle des heures, le calendrier et les fêtes rituelles qui balisent
le cycle annuel. Toutes les mesures des périodes temporelles
soulignent l’idée d’un recommencement et tentent de mar-
quer dans les représentations ce mouvement cyclique.
Ainsi, les divinités assimilées à la lune et aux symboles
cycliques tentent toujours de contenir ce mouvement de ba-
lancier ou de contradiction. Elles semblent toujours vouloir
conjuguer une bipolarité, faire un effort désespéré pour réin-
tégrer la disjonction de ces antithèses en un contexte cohé-
rent. Ces divinités sont toujours doubles ou triples. Elles peu-
vent être mi-animales et mi-humaines, comme la sirène (SAI :
332). Elles sont souvent construites sur le modèle de l’andro-
gyne, masculin et féminin. Elles tentent de réconcilier l’anti-
thèse de la pureté et du péché, comme les Vierges noires, Marie
la gitane ou Marie-Madeleine la pécheresse repentie (SAI :
332).
La condensation de polarités adverses, ou la logique de
la coïncidentia oppositorum se retrouve ainsi dans de nombreu-
ses religions, dans de nombreux mythes et symboles. Ce pro-
cédé d’association des opposés se traduit ainsi de multiples
3 • L’ARCHÉTYPOLOGIE 85

façons. L’antithèse peut être contenue dans la figure même


du héros, par exemple dans ses attributs ou qualités contra-
dictoires. Le procédé peut agir par l’association en une même
divinité de qualités contradictoires, comme Varuna dieu à la
fois lieur et délieur. Le héros peut aussi partager un lien de
sang avec son antagoniste, comme la consanguinité qui relie
Éros et Thanatos, Abel et Caïn, Raphaël et Lucifer. Le lien
contradictoire peut aussi être symbolisé par une association
antagoniste comme la mise en couple divin ambivalent de
Shiva et de Kali (SAI : 322).
Cette bipolarité divine apparaît pour Mircea Éliade
comme le mythe de l’androgyne qui en représenterait une
formulation archaïque (SAI : 333). Comme les divinités de la
lune ou de la végétation, l’androgyne possède une double
nature, à la fois masculine et féminine, donc une double sexua-
lité. Attis, dieu grec de la végétation, s’émascula pour résister
à l’amour de Cybèle, la mère des dieux. Artémis, déesse grec-
que de la nature et de la chasse, demeure inviolable et invio-
lée. Adonis, Dionysos et de nombreuses autres divinités possè-
dent cette double nature contradictoire de l’androgyne (SAI :
334). La représentation de cette nature double permet ainsi
d’expliquer l’existence des rituels sacrificiels. Les rituels sa-
crificiels et notamment les rituels d’excision ou de circonci-
sion ont pour signification une clarification de l’identité
sexuelle. Ils permettent de distinguer « nettement » le sexe
biologique, et de séparer nettement l’identité ambiguë (SAI :
334). L’androgyne devient ainsi le symbole de la dyade et de
la duplicité par excellence et sa figure essaime dans la littéra-
ture biblique et l’iconographie médiévale, notamment sous
la forme mythique de Satan, l’ange rebelle (SAI : 336). Puis,
dans le romantisme littéraire, il est possible de souligner ce
même effort syncrétiste pour réintégrer le Bien et le Mal en
une même totalité. Le héros ténébreux de l’épopée romanti-
86 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

que tente lui aussi une synthèse par la voie d’une réhabilita-
tion mythique du Mal49.
Une dramatisation devient possible grâce à la figure de
la lune et de ses attributs multiples et contradictoriels. Le
« drame agrolunaire » synthétise une histoire où les phases
de l’astre répondent à l’histoire agricole des semences et du
fruit des récoltes. La lune est la figure de ce cycle, à la fois
mesure du temps et « promesse de l’éternel retour » (SAI :
337), du jour, de la maturation. Les phases mutilantes et re-
naissantes de l’astre nocturne révèlent l’épiphanie du cycle et
le mystère de la vie, et le répètent cycliquement. La lune per-
met d’intégrer le schème des révolutions des phases ascen-
dante et descendante (SAI : 338). Elle permet d’accéder à une
vision cyclique et rythmique du monde. La lune symbolise le
cycle et, au-delà, la succession des cycles, mais elle permet aussi
de synthétiser l’idée de la succession des contraires, l’alter-
nance des modalités antithétiques fondamentales.
Les phases de croissance/décroissance de l’astre sont
assimilées à une succession de blessures/réparations de la di-
vinité. Elles permettent alors de figurer la succession et l’op-
position des contradictions fondamentales de la vie humaine :
vie/mort de la nature en général, forme/latence de la vie de
la végétation en particulier, être/non-être de la semence et
du fruit ou de l’enfant humain, blessure/consolation de la
perte et de la renaissance. Le symbolisme lunaire a totalement
inversé la leçon de la dialectique du symbolisme ouranien et
solaire du régime diurne. Le symbolisme nocturne du cycle
n’est plus « ni polémique, ni tranchant, mais tout au contraire
rythmique et synthétique » (SAI : 338). La lune est à la fois
mort et renouvellement, obscurité et clarté, promesses à tra-
vers et par les ténèbres. Le schème contenu dans l’image de la

49. Victor Hugo, La Fin de Satan ; Goethe, Méphistophélès, cité par Gilbert Durand
(SAI : 336).
3 • L’ARCHÉTYPOLOGIE 87

lune permet la première esquisse du drame agrolunaire. Ainsi,


la lune se distingue non seulement des symboles diurnes, mais
aussi de la première famille des symboles du régime nocturne,
car elle n’est plus confusion mystique des contraires, mais plu-
tôt scansion dramatique du temps.
Le scénario du drame agrolunaire se joue donc en deux
ou trois temps, selon l’issue dramatique renouvelée à l’infini
ou dépassée dans un progrès. Les scansions ou les phases de
ce scénario ne sont plus marquées comme dans le régime
diurne selon une dialectique de la séparation ou de l’inver-
sion des valeurs. Dans le régime nocturne, ces phases régu-
lent l’ordonnancement dans un récit, grâce à la logique de la
coïncidentia oppositorum, pour intégrer une succession de va-
leurs tour à tour négatives et positives.
Le premier temps de la phase descendante ou mutilante
de l’astre suggère toujours la mise à mort d’un personnage
mythique ou divin et la désolation de la divinité. Cette mise à
mort concerne souvent le fils, d’autres fois l’amant de la déesse
lune (SAI : 343). Le second temps de la phase ascendante du
drame évoque toujours la résurrection ou la renaissance de
ces seconds personnages, fruits des amours de la déesse. Le
thème de la désolation de l’astre, puis de la déesse, semble
glisser comme par transfert sur son fils. La désolation de l’as-
tre trouve alors une explication à son désespoir, qui serait
comme une désolation à propos de la mort d’un fils chéri et
bien-aimé. Ainsi s’engendre le drame lunaire dont le fils de-
viendra le personnage central. Le fils, produit du drame
agrolunaire, est aussi un symbole de la médiation (SAI : 344).
Il est naturellement un médiateur parce qu’il participe de la
même double nature que sa mère, la lune androgyne. De par
sa nature à la fois mâle et femelle, humaine et divine, il est
aussi un réconciliateur des contraires.
88 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

Ce schéma dramatique et ses mouvements sont tout en-


tier contenus et représentés dans les cultes agrolunaires et les
rites sacrificiels auxquels ils vont donner lieu (SAI : 345). En
effet, les premières liturgies agraires mettent en scène ces
phases du mythe lunaire reliées aux périodicités de la végéta-
tion et des récoltes. Les premières liturgies agraires permet-
tent ainsi l’émergence des premiers rituels. Les mythes dra-
matiques et cycliques du fils sont isomorphes avec la répétition
du drame temporel et sacré. Ils racontent la même histoire
fantastique de la fondation du monde et du temps et de leur
renouvellement. La participation à ces cultes est marquée par
l’apparition des cérémonies initiatiques.
Les cérémonies comprennent, comme dans le baptême
et les rites purificateurs du régime diurne, une phase
diaïrétique de coupure. Ces phases de coupure ou de rupture
se composent souvent de pratiques sacrificielles ou de mort
symbolique. Ainsi, les rituels sacrificiels se construisent sur le
modèle du « dépérissement de l’astre agrolunaire » (SAI :
353). Puis, ces cérémonies initiatiques comprennent aussi une
seconde phase de rituels de révélations successives. Ces seconds
rituels de la révélation vont dévoiler périodiquement, par éta-
pes, le schème de la résurrection et le sens attribué à ses mys-
tères. L’initié doit la plupart du temps subir des sévices qui
représentent le complexe de la mutilation de l’astre lunaire.
Ces sévices sont souvent des mutilations sexuelles qui reflè-
tent le déchirement de la mort initiatique, comme notamment
dans les mystères d’Isis (SAI : 352). Des sacrifices humains se-
ront pratiqués dans les premières liturgies agraires comme
dans le culte du maïs chez les Aztèques, les rites secrets d’Osi-
ris (SAI : 345), les rites des premiers Romains, ceux des an-
ciens Germains.
Le sens fondamental du sacrifice semble pouvoir être
pensé sur le mode du don ou de l’échange réciproque avec la
3 • L’ARCHÉTYPOLOGIE 89

Deuxième partie
Du denier au bâton Schèmes Archétypes Symboles

1- Les symboles répétition cyclique, lune, mythe dramatique


cycliques condensation mensuration du temps, (phase tragique),
des polarités adverses, roue, année, calendrier,
succession des androgyne, révolution, le denier,
contraires, végétation saisonnière, rites agraires,
filiation dramatique drame agrolunaire, rites d’excision et de
le Fils, circoncision,
résurrection, mythes cycliques,
révélation hiérophanies lunaires,
ancêtre totémique,
mandragore,
bouture, surgeon,
Osiris, Hercule,
le Christ, Hermès
Trimégiste,
Tammuz,
rituels d’initiation,
mystères d’Isis,
sacrifices,
fêtes orgiastiques,
dragon, serpent,
kundalinî,
arbre

2- Le schème rythmique répétition infinie, retour, mythes historiques,


mythes du progrès maîtrise, rythmes temporels, péripéties,
cyclique, frottements, dramatiques,
répétition, croix briquets primitifs,
progressiste, tambour Dogon,
maturation musique,
danse rituelle,
swastika
(doublet écartelé
de la roue),
symboles biologiques,
le bâton (doublet
symbolique de l’arbre),
mythe du progrès
(phase triomphante),
messianismes,
mythes synthétiques
90 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

divinité. Le gage de la première phase comme le don ou l’aban-


don des quartiers de la lune est mutilant. Mais cette première
blessure mutilante permet l’issue et la promesse de la seconde
phase, celle de la résurrection. La totalité et la succession du
don et du contre-don divin permettent ainsi la maîtrise du
temps. Cette maîtrise du temps augure déjà d’une bonne nou-
velle, le recommencement, qui sera bientôt redoublé par un
éclaircissement favorable de l’histoire, le progrès.
Ainsi, les festivités favorisent le dépassement des limites
du quotidien, mais dans un espace/temps bien délimité ri-
tuellement. Elles peuvent ainsi être réfléchies sur ce modèle
des pratiques de don réciproque avec le divin. Les festivités
sont effectivement des pratiques de « retour au chaos primor-
dial » (SAI : 324) à l’espace/temps originel marqué par la
démesure. La fête est à la fois ce moment privilégié où les
normes sont abolies et la promesse que l’ordre à venir pourra
réapparaître, ressuscité et régénéré. Les festivités et leurs li-
cences, notamment les pratiques orgiastiques qui libèrent les
passions alimentaires et sexuelles, sont des pratiques qui sym-
bolisent le retour au chaos primordial et la régénération du
lien social (SAI : 324).
Avec le schème rythmique, nous entrons dans la descrip-
tion de la dernière des familles du régime nocturne, les ima-
ges qui constellent autour du schème rythmique et du mythe
du progrès (SAI : 378). Tandis que la roue ou le cercle per-
mettent de symboliser le mouvement infini de la répétition et
de la maîtrise du schème cyclique, c’est le symbole du bâton
qui permet de représenter au mieux le schème de la répéti-
tion triomphante et la famille des mythes progressistes de cette
dernière partie du régime nocturne.
L’obsession du rythme est universelle, elle se donne à
voir notamment dans le goût des hommes pour la musique,
mais aussi dans de nombreux autres gestes et gestuels qui s’ef-
3 • L’ARCHÉTYPOLOGIE 91

fectuent en rythme. L’obsession du rythme se donne à voir


notamment dans le schème ou le geste sexuel du frottement
rythmique. Ce mouvement est à l’œuvre dans le frottement
qui va permettre l’invention des premiers « briquets primi-
tifs ». Comme dans toutes les techniques du feu en général :
le mouvement de frottement, de polissage, d’abattage con-
cerne les métiers des bateliers et des forgerons qui accompa-
gnent le rythme de leurs travaux de chants et de danses. Ainsi,
Odin est-il à la fois le maître des forgerons et des chansons.
De même que le tambour Dogon est un symbole de
l’union des contraires féminin et masculin, il est également
une synthèse créatrice d’images et de rythmes (SAI : 387). Ou
encore, comme dans la conception traditionnelle chinoise, la
musique est considérée comme l’union des contraires, en
particulier entre le ciel et la terre. La musique en général prend
le sens d’une méta-érotique qui suggère la maîtrise du temps
par l’organisation d’une mesure musicale et par l’harmonisa-
tion des contraires en une figure musicale.
En Inde, Shiva est le danseur suprême qui marque par
le rythme de sa danse divine la roue du temps. Cette choré-
graphie d’inspiration divine marque le rythme du temps, mais
aussi tous les principes et les tempos de l’amour et de l’éro-
tisme (SAI : 323). La danse rituelle de Shiva assure à la fois la
fécondité et la pérennité des groupes. Par le rythme de la
danse, et par sa répétition cyclique au sein de la fête, les hom-
mes re-construisent indéfiniment le rituel magique de la fé-
condité : « La musique est le symbole érotique de l’unité »
(SAI : 388).
Une nouvelle constellation mythique, gigantesque, vient
ainsi se former autour de l’articulation des archétypes de la
dernière des catégories nocturnes : giration, friction, feu,
croix, sexualité, musique (SAI : 389). Gilbert Durand souli-
gne que « c’est par une même série rythmique que semble
92 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

commencer toute technologie » (SAI : 390). Ce mouvement


ou cette rythmique sont fondés sur le schème de l’éternel
recommencement. Le rythme est cet espoir qui entraîne l’ima-
gination vers les rêveries de type messianique.
Le temps n’est plus seulement vaincu par le retour ou
par la répétition, mais parce que de la combinaison des oppo-
sés jaillit un produit, un progrès qui justifie le devenir. L’irré-
versibilité du temps déjà maîtrisée devient alors promesse,
promesse du jour, promesse du fruit. La notion de « produit »,
qu’il soit « animal, végétal, obstétrical ou pyrotechnique »,
reste toujours pour l’homme le symbole d’un « progrès » (SAI :
390). D’ailleurs, c’est la maîtrise de « la reproduction du feu
qui donne une dimension symbolique à la maîtrise du temps »
(SAI : 390).
Une signification de type messianique, un message favo-
rable commence à sourdre autour de la production d’un ré-
cit, dont les phases associent des éléments ambivalents et dont
l’image du fils/feu est le prototype, le produit-résumé et le
personnage central.
L’arbre vient surdéterminer cette mythologie cyclique
du végétal, du fils/feu et du progrès (SAI : 391). L’arbre vient,
d’une part, surdéterminer par la verticalisation les symboles
de la croix et du bâton, avec qui il partage la posture de domi-
nante verticale et la nature végétale. De plus, il permet d’ap-
préhender comment s’effectue le passage de l’archétype cir-
culaire et du symbole de la roue de la dernière famille
nocturne étudiée, à l’archétype synthétique qui motive toutes
les images de cette ultime famille du régime nocturne.
L’arbre, en tant que symbole végétal, contient le deve-
nir dramatique des divinités du culte agrolunaire. Mais, grâce
à son schème de la verticalité, il incite de plus à l’optimisme,
et permet de passer des rêveries cycliques aux rêveries
3 • L’ARCHÉTYPOLOGIE 93

progressistes. L’arbre est une imago mundi, un symbole rébus50


de la totalité cosmique, un cosmos verticalisé et miniaturisé.
En même temps, il est un symbole du microcosme vertical qui
peut faire naître une image de l’homme. Pour Descartes, l’ar-
bre symbolise la totalité du savoir humain, tandis que, pour
Bachelard, ses arborescences figurent au mieux celles de l’ima-
gination. Il est aussi l’arbre de nos généalogies familiales, ou
l’arbre majestueux des espèces dans la théorie de l’évolution
(SAI : 394).
L’image de l’arbre est inductrice de messianisme, induc-
trice des images propres aux mythes progressistes. Elle intro-
duit au complexe de Jessé51 ou au mythe des trois arbres qui
est aussi celui du mythe des trois âges, ou encore des trois
phases de l’histoire messianique du peuple juif que Gilbert
Durand appelle aussi le joachimisme. Ainsi, le symbolisme du
progrès utilise « les images téléologiques de la fleur et de la
cime » (SAI : 398) qui contiennent l’idée d’un fruit futur. L’ar-
bre et ses fruits, ses multiples produits matériels et spirituels,
sont utilisés comme des symboles pour nous indiquer le sens
du temps et nous permettre de participer à ce devenir. Le
devenir ainsi mis en images permet d’être un allié de cette
maturation (SAI : 399).
La dernière partie consacrée au régime nocturne aborde
l’aspect paroxystique ou dominant de la dernière famille des
symboles du denier au bâton, les structures synthétiques de
l’imaginaire. Les structures propres à ce dernier régime noc-
turne de l’imaginaire sont synthétiques parce qu’« elles intè-
grent en une suite continue toutes les autres intentions de
l’Imaginaire » (SAI : 399). Elles ont tendance à « harmoniser

50. Rébus : jeu d’esprit qui consiste à exprimer des mots ou des phrases par des
dessins ou des signes dont la lecture phonétique révèle ce que l’on veut
faire entendre (par exemple : j’ai grand appétit [g grand, a petit]). Larousse.
51. Arbre de Jessé ou arbre généalogique du Christ.
94 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

en un tout cohérent les contradictions les plus flagrantes »


(SAI : 399), mais cette fois dans la succession temporelle d’un
récit.
La première structure de ce régime nocturne est faite
de procédés d’harmonisation des contraires. Le régime noc-
turne des schèmes rythmiques et cycliques est bien le régime
de l’accord, de l’adaptation ou de l’assimilation, mais il se
construit avec des phases contrastées qui se concertent har-
monieusement. L’imagination musicale donne le ton de cette
première structure harmonique ou musicale du régime noc-
turne de l’imaginaire. L’harmonie signifie pour Gilbert
Durand « l’agencement convenable des différences et des
contraires » (SAI : 400), comme l’harmonie rythmique est
« l’organisation générale des contrastes d’un système ouvert,
un antagonisme harmonique52 ».
Une seconde structure au caractère dialectique ou con-
trastant donne à ce régime sa propriété de synthèse qui ne
vise plus à la confusion comme dans la structure mystique du
régime nocturne, mais qui cherche tout au contraire une co-
hérence qui sauvegarde les distinctions ou les oppositions.
Dans une œuvre comme celle de Beethoven, il est possible
d’observer de tels contrastes musicaux, qui vont puiser dans
le drame cosmique la structure de leur propre drame. Le
drame cosmique constitue aussi l’ossature du drame théâtral.
Tous ces drames sont sous-tendus par une même volonté
dialectique que l’on retrouve de la tragédie classique à la
comédie, et jusqu’au drame shakespearien ou romantique.
« Le drame temporel représenté – devenu images musicales,
théâtrales, romanesques – est désamorcé de ses pouvoirs

52. Stéphane Lupasco, 1947, Logique et contradiction, Paris, PUF, cité par Gilbert
Durand (SAI : 400).
3 • L’ARCHÉTYPOLOGIE 95

maléfiques, car par la conscience et la représentation, l’homme


vit réellement la maîtrise du temps » (SAI : 405).
La troisième structure, historienne de l’imaginaire, cher-
che la cohérence dans les contrastes qui se répètent dans le
temps. Enfin, la quatrième et dernière structure propose une
hypotypose future ou une présentification du futur, c’est-
à-dire une représentation du futur maîtrisée par l’imagina-
tion. Dans cette dernière structure, l’histoire n’est pas encore
messianique, mais elle est déjà épique. L’histoire représentée
donne l’intuition de l’existence d’un échelonnement des âges.
Ainsi, la mise en perspective de l’histoire des peuples indo-
européens, des Celtes et des Romains a permis de souligner
l’idée d’une continuité historique, voire d’un progrès. Le style
messianique est plus spécifique à cette dernière structure noc-
turne de l’imagination. Il est possible d’en souligner des exem-
ples dans le style des représentations de la tripartition indo-
européenne jusqu’à la pensée judéo-chrétienne. La pensée
judéo-chrétienne efface le style d’histoire plus exhaustif ou
plus épique des Indo-Européens au profit d’un progressisme
plus héroïque (SAI : 408), tel que le joachimisme, mais nous
accédons déjà avec la notion de style de représentations à celle
de bassin sémantique que nous abordons au chapitre suivant.
4
Le bassin
sémantique
○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○

Dans ce chapitre, nous explorons la notion de bassin


sémantique à travers sa nature historique et géographique, et
à travers la spécificité de son mouvement en six phases. Nous
allons également souligner le rôle de l’exclusion de l’imagi-
naire. Dans ces mouvements de flux et de reflux de l’imagi-
naire, nous apprenons à dessiner les périodes de renaissance
et de ruptures collectives qui baignent les bassins sémantiques.
Nous développons alors les trois exemples de ces bassins sé-
mantiques qui constituent pour Gilbert Durand trois hypo-
thèses de la résurgence d’un même mythème sous trois for-
mes d’expression symbolique relativement différentes.

DÉFINITIONS

L’histoire des peuples, des cultures et des civilisations


semble selon Gilbert Durand pouvoir se diviser et s’expliquer
en « style » d’histoire spécifique. Un bassin sémantique serait
donc cette « orientation sémantique globale d’une culture
donnée à une époque donnée » (IM : 57). Or, ce style d’his-
toire peut désormais être plus précisément défini. C’est à la
fois une « aire/ère », c’est-à-dire une aire géographique et une
ère historique « de cent cinquante ans environ, et où un “air
98 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

de famille”, une isotopie, une homologie commune, permet


de relier épistémologie, théories scientifiques, esthétiques,
genres littéraires, visions du monde, etc., bref » ce que Gil-
bert Durand appelle justement une « homologie sémantique
ou, pour faire plus imagé, un “bassin sémantique” » (IM : 85).
Pour « utiliser au plus près cette métaphore hydraulique et
même potamologique (potamos : le fleuve) » (IM : 85), il est
possible de décrire les six phases qui dans le temps définis-
sent les structures d’un bassin sémantique. Elles ne sont que
« six structures formelles typifiées par la métaphore choisie »,
c’est-à-dire qu’elles parcourent toujours ces six formes, même
si ces dernières peuvent s’allonger ou rétrécir dans le temps,
ne plus exister ou au contraire se superposer : 1) Ruisselle-
ments, 2) Partage des eaux, 3) Confluences, 4) Au nom du
fleuve, 5) Aménagement des rives, 6) Épuisement des deltas
(IM : 89-90).
Pendant la phase 1, des ruissellements convergent pour
dessiner la première esquisse du bassin sémantique. Divers
courants et sensibilités se forment et s’associent dans un mi-
lieu culturel donné. Parfois ce sont des résurgences lointai-
nes d’un même bassin sémantique passé, d’un vieux courant
qui revient à la surface. Au cours de la phase 2, celle du Par-
tage des eaux, les premiers ruissellements sont réunis en cou-
rants, partis, écoles, et ils créent et délimitent leurs propres
frontières, pour se distinguer des autres tendances. C’est la
phase des querelles. Au cours de la phase 3, le courant ressent
la nécessité d’être appuyé et soutenu pour mener à bien ses
objectifs. Il cherche ainsi à être conforté par la reconnaissance
et l’appui d’autorités en place, de personnes influentes. Pen-
dant la phase 4, le courant se choisit un nom qui caractérise
son identité. Autour de ce nom, un mythe, une histoire ren-
forcée d’une légende, permet alors de dénommer et de typifier
le bassin sémantique. Pendant la phase 5, qui concerne l’amé-
nagement des rives, le courant entreprend une consolidation
4 • LE BASSIN SÉMANTIQUE 99

philosophique, rationnelle, stylistique, de sa théorie. De nou-


veaux développements sont produits par les « seconds » fon-
dateurs. Parfois des crues exagèrent les traits typiques. Enfin,
dans la phase 6, l’Épuisement des deltas, le courant s’étire et
prend l’allure sereine et majestueuse des méandres et des
dérivations qui se forment dans les deltas et les embouchures
des grands fleuves. Mais, déjà, le fleuve se divise à nouveau et,
affaibli, se laisse capter par des courants voisins et disparaît
ou peut se conserver comme dans des « congères ».
Tout bassin sémantique présente ainsi le visage de ces
six étapes en un itinéraire cohérent. Chaque bassin sémanti-
que est lui-même en cohérence avec un ensemble culturel plus
vaste, comme entouré et baigné par de plus longues et pres-
que pérennes durées culturelles. Ainsi, pour l’Occident, le
bassin sémantique le plus long qui structure la pensée occi-
dentale depuis le XIIe siècle semble bien être le joachimisme
et son héritage (IM : 90).
Pour Gilbert Durand, il est alors possible de déterminer
la durée et les redondances du phasage du bassin sémantique
en ses six phases. On peut parler d’un temps de remplissement
et d’étalement d’un bassin sémantique comme les temps
d’émergence et de maturation d’un courant qui couvre trois
à quatre générations. Temps auquel il convient d’ajouter un
temps de diffusion pédagogique dans tout un groupe social.
On obtient alors un temps de durée globale que Durand rap-
proche de ce que les économistes appellent le trend ou la ten-
dance séculaire, soit une durée de 150 à 180 ans, soit « de
trois à quatre générations » (IM : 127).
Cette unité de durée permet par exemple à « un petit-
fils de bénéficier des informations de l’âge de son père et de
son grand-père [...] par la simple transmission du bouche à
oreille, et même parfois jusqu’à l’âge de l’arrière-grand-père
et de l’aïeul », soit une durée de « 100 à 120 ans environ, dans
100 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

la transmission vécue d’une information ». Puis, l’information


quitte le stade de l’information directe pour « venir se ranger,
comme une eau qui s’infiltre, dans les conservatoires insti-
tués d’une culture » (IM : 127).
Le bassin sémantique comprend ainsi « trois ou quatre
générations, plus un temps d’institutionnalisation pédagogi-
que : soit 90 à 120 ans, plus 50 à 60 ans, soit, au total, de 140 à
180 ans » (IM : 128). Le « trend de la durée de la mémoire
vécue », de l’information par ouï-dire direct « recouvre seule-
ment de 90 à 120 années ». D’où « l’importance des informa-
tions transmises par la famille dans la transmission culturelle »
(IM : 128).
Le bassin sémantique de 150-180 ans est donc rythmé
par six phases de trois pulsations de 20 à 30 ans chacune. Ces
phases peuvent être perçues comme des ressacs, des phéno-
mènes internes de feed-back, de retouches qui ne nuisent pas à
l’établissement global du bassin. C’est avec la quatrième gé-
nération que s’amorce la sixième phase et l’éclipse sémanti-
que : c’est alors que le fleuve dérive en de multiples deltas.
Il n’y a jamais collapse total d’un bassin sémantique avec
une culture ; celui-ci se parfait plutôt dans la culture, à me-
sure qu’il se répète. Pourtant, en réinjectant une mise en forme
nouvelle, il introduit une modification. Comme Spengler53 le
pressentait, il n’y a pas de répétition dans les saisons culturel-
les, mais plutôt un printemps culturel. Nous dirons qu’il y a
phénomène de phasage culturel (IM : 125). Durand observe
que ce phénomène de phasage des mouvements culturels a
été observé par les chercheurs comme « Hegel, Wölfflin,
Eugénio d’Ors, Sorokin, Guy Michaud, Henri Peyre, et les
économistes Kitchin, Juglar, Labrousse, Kondratieff, Kuznet »
(IM : 126).
53. Oswald Spengler, Le Déclin de l’Occident, Paris, Gallimard, 1976, cité par
Gilbert Durand (IM : 125).
4 • LE BASSIN SÉMANTIQUE 101

Notons qu’il peut aussi y avoir déphasage de deux fa-


çons. Par le changement de tempo ou de contenu idéologi-
que intrinsèque. Par exemple, par la saturation qui pousse à
« tourner la page ». Soit également par modifications extrin-
sèques sous diverses formes de pressions extérieures. Mais il
s’agit toujours d’une éclipse. Le même bassin sémantique peut
toujours « resurgir, avec plus de netteté encore, du fait de la
mémoire culturelle ou de l’habitus, dans un phasage ultérieur »
(IM : 127).
La redondance du bassin sémantique est la qualité prin-
cipale qui permet de déterminer s’il y a résurgence après une
éclipse plus ou moins longue : « Les redondances du bassin
sémantique se font donc avec une sorte de creusement expli-
cite de ses reliefs » (IM : 124). Cette entité épistémologique
et heuristique de bassin sémantique est donc comparable, se-
lon Durand, à l’ordre impliqué du physicien David Bohm ou
du champ morphogénétique du biologiste Rupert Scheldrake.
Pour David Bohme, chaque moment contient une réinjection
des moments antérieurs, il y a comme un phénomène de boule
de neige. Le système considéré possède une sorte de mémoire
ou, comme le dit Scheldrake, une sorte de « résonance mor-
phologique » (IM : 124).
Plus un champ morphogénétique se répète, plus sa ré-
pétition est facilitée, comme s’il y avait un « rodage de la
forme ». De même pour le bassin sémantique, il « ré-injecte »
dans la totalité culturelle une sorte de probabilité plus grande
de se re-projeter ultérieurement. Les métaphores utilisées sont
du registre de l’information. Il y a donc renforcement du bas-
sin sémantique par sa redondance même : « Il y a creusement
par redondance même de toute chréode » (IM : 124). Les
embryologistes proposent le concept de « chréode », qui si-
gnifie le cheminement formatif dans la maturation de l’em-
bryon, comme métaphore de la forme causative, une cause
qui ne se situe pas en amont de la cause efficiente, mais ailleurs.
102 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

Pour Durand, il semble bien ne pas y avoir de « progrès »


de la société ou de la culture, mais bien perfectionnements
ou, mieux, des raffinements, mais qui accumulés dans un
champ donné provoquent paradoxalement le déclin, la déca-
dence de cette société. Les cultures trop raffinées, versant dans
le « byzantinisme », sont menacées d’éclatement interne ou
de subversion extérieure.

LE RÔLE DE L’EXCLUSION DE L’IMAGINAIRE ET LA


NÉGATIVITÉ

Afin de mieux comprendre le fonctionnement en oppo-


sition des structures de l’imaginaire, Gilbert Durand appro-
fondit la notion de bassin sémantique en l’éclairant par les
mouvements d’exclusion dont la pensée symbolique a fait l’ob-
jet de la part de la pensée rationnelle. Autrement dit, « l’Ima-
ginaire a lui aussi été exclu pendant vingt siècles par les péda-
gogies aristotélicienne, scolastique, cartésienne, positiviste,
sartrienne, structuraliste54 ». Or, comme Gilbert Durand le
résume dans ce court article et comme nous l’avons déjà sou-
ligné, les sciences humaines ont redécouvert depuis les
années 1960 une grammaire de l’imaginaire. Les structures
figuratives et leur matière anthropologique, notamment
esthétique, ont tout d’abord fait l’objet d’une analyse « stati-
que » grâce à la classification générale des symboles. De plus,
depuis les années 1980, nous découvrons l’aspect dynamique
ou historique de l’imaginaire à travers des changements
socioculturels, des flexions et des distorsions que l’on peut à
présent typifier et phaser. La typification, notamment, est

54. Gilbert Durand, Champs de l’imaginaire, textes réunis par Danièle Chauvin,
Grenoble, ELLUG, Université de Stendhal, 1996. Dans le chapitre « L’ima-
ginaire et le fonctionnement social de la marginalisation » (p. 157 à 168),
Conférence à la fondation Joachim-Nabuco.
4 • LE BASSIN SÉMANTIQUE 103

permise par la classification isotopique des images, ou


archétypologie pour le mythème fondateur, comme nous
l’avons observé au chapitre précédent. Ainsi, le phasage est
fondé à la fois sur un bassin sémantique et sur le mouvement
d’une topique, comme nous le développerons dans le chapi-
tre suivant.
Les structures de l’imaginaire humain sont donc pluriel-
les et polythéistes. Elles sont de nature systémique, c’est-à-dire
qu’elles détiennent les qualités d’un système, bien qu’elles de-
meurent irréductibles au système. Elles sont aussi des structu-
res et il ne semble pas pouvoir exister de structure absolue,
univoque de l’imaginaire, sans entraîner de pathologies, indi-
viduelles ou collectives. La psyché apparaît donc bien comme
de nature plurielle, tigrée, composée d’équilibres et d’altéri-
tés diverses55. La nature systémique de l’imaginaire le conduit
ainsi à contenir de différentes façons les oppositions d’ima-
ges. C’est sans doute pourquoi les doctrines totalitaristes et
fanatiques cherchent toujours à réduire l’altérité, la différence,
qu’elle soit ethnique, culturelle, sociale, sexuelle, etc. Toute
altérité et a fortiori toute marginalité, c’est-à-dire l’altérité re-
vendiquée et souvent portée par un groupe minoritaire de la
société, est insupportable aux théories du parfaitement iden-
tique. Ces théories ont déjà entraîné les persécutions collecti-
ves des Juifs, des Tsiganes et de nombreux autres peuples et
groupes minoritaires.
Dans les théories du même, l’enfer, la marge, l’exclu-
sion sont toujours définis comme l’Autre, un autre, n’importe
quel autre. Le choix de l’altérité est infini et indécidable dans
l’étendue des Autres possibles. Mais l’altérité ne peut cepen-
dant pas être réduite au même, au parfaitement identique.
Ainsi la Révolution française de 1789 qui s’étend à l’Europe

55. Gilbert Durand, L’Âme tigrée, Paris, Denoël, 1981.


104 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

a-t-elle toujours les mêmes réactions d’exclusion. À mesure


que la doctrine politique s’affine, elle laisse de plus en plus
d’opposants de côté : « Ainsi l’Europe de la Révolution
a-t-elle d’abord marginalisé les nobles, puis les soldats de l’an
II... » (ibidem).
Aucune situation sociale ne semble pouvoir être réduite
à l’inertie imaginaire. Tout au contraire, on assiste à un « ren-
forcement dynamique de la marginalité par l’Imaginaire », et
réciproquement. D’une part, l’exclusion de l’imaginaire par
la pensée rationnelle conduit une société à faire fi de sa pro-
pre composante imaginaire qui fonctionne alors à son insu.
Cela peut l’entraîner dans des fantasmes collectifs de pureté
et d’exclusion de l’impureté. D’autre part, la part de l’imagi-
naire, refoulée collectivement, va tout de même réussir à s’in-
carner dans de multiples interstices du social, formant de
multiples ruissellements. Ainsi se construit la double négati-
vité des formes de marginalité ou d’exclusion.
Ces courants contraints aux marges concentrent une
première forme de négativité de par leur position à part, relé-
gués et parias ou intouchables de nombreuses cultures. De
plus, ils ont tendance à développer un imaginaire opposé à
celui de la pensée monocéphale ou univoque qui tend à les
rejeter. Le rôle de « l’imaginaire de la déviance et de l’exclu-
sion » vient ainsi redoubler la négativité que l’imaginaire de
la société développe déjà envers l’exclusion.
Les représentations des exclusions et des marginalités
sont donc bien « partie prenante » de l’imaginaire social, et,
de plus, redoublent de négativité la pensée qui l’exclut. D’une
part, ces représentations sont traversées par un imaginaire qui
ne se perçoit pas en tant que tel, parce que l’imaginaire est
exclu des représentations rationnelles. D’autre part, le rôle
social négatif des exclus, corollaire de ces représentations so-
4 • LE BASSIN SÉMANTIQUE 105

ciales négatives, finit par concentrer trop de négativité en un


seul point du social et de la pensée.
L’exclu constitue tout d’abord un pôle imaginaire néga-
tif redouté, menaçant, polluant, etc. Il invoque des images
fondamentalement négatives du régime diurne, dont la noir-
ceur et la monstruosité. Puis le renforcement négatif se co-
lore peu à peu d’éléments contradictoires, mais euphémisés,
qui deviennent dès lors positifs. Ainsi, l’exclu d’hier est l’inté-
gré d’aujourd’hui, mais pas forcement celui de demain. Le
« ringard » de la mode d’hier devient le « rétro » de la mode
des années 1980. Ou bien, dans le cinéma des westerns, les
gentils yankees et les méchants indiens des premiers films fi-
nissent par intervertir leur image (ibidem).
La dialectique qui s’instaure entre l’inclus et l’exclu,
comme entre le texte et ses marges, permet de souligner la
liaison de type systémique qui existe entre les deux termes.
Une relation du même type attache, pour Freud, les fonctions
latentes aux fonctions patentes, l’instance consciente à l’ins-
tance de l’inconscient, dans la psyché individuelle. Dans la
société aussi, des attitudes latentes et masquées se dessinent
autour et au travers des structures patentes, et peuvent resur-
gir après une autre phasage de maturité des bassins sémanti-
ques.
Nous pouvons appeler « marginaux », comme Gilbert
Durand, les marginalisés professionnels, s’excluant eux-mêmes
des normes (codes, coutumes, mœurs...) et produisant eux-
mêmes l’exclusion dont ils sont l’objet, par réaction de la so-
ciété d’accueil. Pour garder, comme lui, le terme de « margi-
nalisés » pour décrire ceux qui vivent comme tout le monde,
mais qui sont exclus tout de même, et qui donc subissent l’ex-
clusion. En effet, cette description correspond assez bien à la
terminologie contemporaine de « désaffilié », c’est-à-dire qui
106 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

est exclu des liens d’affiliation culturelle et sociale, ou de dis-


qualifié, c’est-à-dire qui est exclu des règles de qualification
ou gratification de la société. Mais la démonstration faite par
Durand permet d’éclairer l’ensemble de ces situations et de
ces processus d’exclusion ou de relégation dans les marges.
Quant à l’attitude de la société légale, rationnelle, elle a mon-
tré qu’elle pouvait elle aussi se modifier au cours du temps,
c’est-à-dire qu’elle pouvait changer de cible, ou de catégorie
de population à exclure, mais non qu’elle pouvait se passer
du principe de l’exclusion comme processus de victimisation
ou de bouc-émissaire.
Le rôle de la double négativité des marges semble en-
traîner à rebours comme un effet de double miroir symboli-
que qui conduit à l’euphémisation de ce que la société avait
voulu diaboliser. Ce procédé, dont nous avons déjà souligné
l’importance dans le fonctionnement nocturne des images,
correspond au processus du rebroussement ou au phénomène
de la double négativité qui conduit à l’euphémisation et au
retournement d’une première série d’images négatives.
Ainsi, la marginalité semble jouer un rôle indéniable dans
l’imaginaire que la société se construit d’elle-même. Elle par-
ticipe à ce mouvement génétique, c’est-à-dire producteur de
l’imaginaire des sociétés, mais pas forcement dans le sens où
l’entendait la première stigmatisation, ou la mise en ghetto
symbolique induite par les représentations de la société. Les
marges sont donc plutôt comme une sorte de réservoir social
et culturel où se préparent et s’inventent, s’exercent les futu-
res normalités.
Pour Gilbert Durand, cette double opposition est bien
en même temps une complémentarité. Il s’agit de la même
topique de l’imaginaire qui nous est dévoilée à l’occasion de
la procédure de rebroussement des images dans le régime
nocturne. Ici, pour caractériser la relation ambivalente de
4 • LE BASSIN SÉMANTIQUE 107

l’imaginaire de l’exclusion et de la norme, il utilise la relation


dialectique qui relie le maître et son esclave (Hegel). Le pre-
mier temps de la relation est défini positivement, l’esclave sert
le maître et le maître ordonne. Mais il introduit déjà de la
négativité, car l’esclave obéit et le maître utilise son esclave. Le
second temps est négatif, au sens où il renverse les termes du
premier temps : le maître ne sait plus se passer de son esclave,
l’esclave utilise son maître. Retournement, ou plus exactement
rebroussement de situation.
Mais, attention, il subsiste toujours une relation positive
dans la négativité, comme l’attachement institutionnel, pour
l’esclave, qui reste partie prenante de l’institution politico-
économique de l’esclavage, comme pour le marginal, qui ap-
partient lui aussi à un monde économico-administratif. Le
marginalisé des temps modernes apparaît lui aussi comme le
négatif absolu, car il provoque un rejet complet de la part de
la société, symbolique et matériel. Mais, dans cette image de
négativité absolue, il concentre aussi une puissance sociale
topique incomparable.
Rappelons enfin avec Gilbert Durand qu’il existe diffé-
rents degrés dans l’exclusion. Elle peut aller de la simple dif-
férence hiérarchique du maître et de l’esclave, jusqu’à la cou-
pure totale, comme les « nègres marrons » dans la société
brésilienne. Les exclus de la Russie tsariste du XIXe siècle sont
aussi bien les membres de l’intelligentsia que les Moujiks. La
petite secte des chrétiens est tout d’abord exclue et persécu-
tée par l’Empire romain avant de le subvertir. Enfin, ce sont
les boutiquiers du Tiers État, méprisés par la noblesse, qui
vont anéantir vingt siècles de monarchie en France.
Ainsi, le rôle de l’imaginaire de l’exclusion ou de la dé-
viance permet à Gilbert Durand d’observer et d’affiner le fonc-
tionnement du bassin sémantique. Il y a toujours une tension
entre plusieurs et plus particulièrement deux ensembles ima-
108 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

ginaires qui s’opposent ou se font face, qui sont eux-mêmes


composés de symboles, de mythes et de légendes. D’un côté,
un premier ensemble imaginaire est momentanément domi-
nant. Puis, il va progresser en s’institutionnalisant en codes et
en rôles sociaux et culturels, avec un langage social et un nom
qui s’institutionnalisent. De l’autre, il existe toujours un en-
semble imaginaire exclu, marginalisé, « ensauvagé », mais qui
voit paradoxalement son message mythogénétique, son
mythème moteur, s’amplifier (ibidem). Le marginalisé, l’exclu
d’hier, par la dynamisation et l’inflation imaginaire qu’il four-
nit, peut devenir le dominant de demain.
Une société ne semble pas pouvoir changer n’importe
comment, ni n’importe quand. Un changement de menta-
lité, dans les structures de l’imaginaire, exige une « conver-
sion » et nécessite la maturation d’une génération anthropo-
logique. Dans la société industrielle, ce temps de maturation
peut donc prendre de vingt-cinq à trente années, pour des
durées de vie qui vont de 65 à 75 ans. Trois ou quatre généra-
tions résident donc ensemble dans une même parenté éduca-
tive, que nous pouvons appeler le « nucleus » du savoir par
imprégnation, par ouï-dire ou de bouche à oreille, et qui dure
comme nous l’avons déjà souligné de 90 à 120 ans.
Ainsi, dans l’imaginaire d’une société donnée, à une
époque donnée, les répercussions sur le psychisme individuel
et ses productions peuvent s’incarner en trois moments : 1)
les moments de longue durée formés par le socle des grands
mythes sociaux et identitaires ; 2) ceux de courte durée cons-
titués par imprégnation auprès du nucleus (trois ou quatre
générations vivantes) ; 3) et ceux de moyenne durée où con-
fluent les deux autres moments précédents, pendant lesquels
le nucleus est aménagé et le socle activé.
Si l’on applique le rôle de l’exclusion à notre modèle
des six phases en noria du bassin sémantique, nous observons
4 • LE BASSIN SÉMANTIQUE 109

que les mouvements d’opposition sont soulignés par cette


nouvelle description. Les phases 1 et 2 qui concernent les deux
moments des ruissellements et du partage des eaux sont les
moments historiques où s’esquissent les premières formes d’ex-
clusive. Dans la phase 3, la recherche d’une confluence per-
met des regroupements, un courant devient alors dominant.
La phase 4, au nom du fleuve, permet le choix d’une person-
nalité qui se mythifie : et le courant se typifie encore. La phase
5, l’aménagement des rives, représente le moment de l’insti-
tutionnalisation intellectuelle, philosophique, légaliste de la
pensée du nouveau courant. Enfin, la phase 6, la dernière
période des deltas, amorce à nouveau des relâchements, des
ruissellements, des méandres. Le courant disparaît ou devient
à nouveau groupe ou pensée minoritaire.
La marginalité joue donc un rôle en contrepoint fonda-
mental dans ce mouvement socioculturel des phases d’émer-
gence et de maturité d’un courant. Gilbert Durand souligne
combien le désir de réduire ses marges par une solution fi-
nale conduit la société à une mutilation, à un blocage mortel
de mouvement naturel du contrepoint. La pathologie sociale
est bien de l’ordre monocéphale ou monothéiste. Une grande
culture sait, à l’inverse, articuler ses pluralismes et faire de la
place à l’effervescence de ses marges. Elle sait également tis-
ser son texte culturel avec tous les intertextes qui la compo-
sent. La notion de bassin sémantique ainsi définie et précisée
devient un outil d’analyse pour construire des hypothèses de
typification ou de caractérisation des formes de pensée qui
traversent notre culture. Comme Gilbert Durand le souligne,
le bassin sémantique le plus long, qui enveloppe la pensée
occidentale depuis le XIIe siècle, semble pouvoir être caracté-
risé par le schème du progrès et le mythème du joachimisme
et de son héritage.
110 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

LES TROIS EXEMPLES ET LEURS HYPOTHÈSES

Dans ce vaste bassin sémantique qui baigne l’Occident


durant sept siècles, Gilbert Durand propose de détacher un
bassin sémantique secondaire qui essaime sur une autre fon-
dation symbolique (IM : 91). Deux et peut-être trois appari-
tions intensives, de deux à deux siècles et demi chacune, per-
mettent d’observer l’émergence – ou la résurgence – de ce
bassin symbolique secondaire qui serait fondé sur un mythème
différent. Une première apparition avec le renouveau religieux
des franciscains, de la seconde moitié du XIIe siècle au début
du XVe, permet de nous mettre sur la piste d’une première
émergence d’un bassin sémantique nouveau, différent, voire
opposé. Une seconde vague fait une apparition sous la forme
de l’esthétique et de la philosophie romantique, de la moitié
du XVIIIe aux deux premiers tiers du XIXe siècle. Enfin, c’est
tout le XXe siècle qu’il est peut-être possible d’entrevoir
comme le siècle d’une remythologisation qui se poursuit.
Ainsi, nous allons observer, avec l’analyse durandienne
et à travers les trois exemples qu’il propose, les hypothèses de
caractérisation historiques qui sont explorées. La redondance
de ce premier bassin est indiquée par une homologie dans les
expressions esthétiques : le mouvement baroque des XVIe et
XVIIe siècles se répète en amont, avec le gothique flamboyant
du XIVe siècle, et en aval avec le baroque romantique du XIXe.
Mais il ne donnera pas lieu à l’élaboration philosophique et
institutionnelle des deux autres périodes. Puis nous explore-
rons les deux phasages possibles qui concernent l’imaginaire
du XXe siècle et dont l’une des deux perspectives seulement
propose d’envisager cette période comme un siècle de la
remythologisation.
Dans ces analyses, Gilbert Durand utilise les notions de
mythologème, philosophème ou de théologème, selon que
4 • LE BASSIN SÉMANTIQUE 111

l’élément central du noyau imaginaire est contenu dans une


mythologie, une philosophie ou une théologie. Le mythème,
comme le mythologème, est un des éléments moteurs des re-
présentations qui sont sur la voie du mythe. Nous préférons,
quant à nous, garder la notion de mythème, plus commode
d’usage et plus courante. De plus, elle est commune aux autres
mythiciens et à Claude Lévi-Strauss, et elle paraît équivalente
si l’on accepte la propriété principale du mythologème qui
est de contenir le schème dynamique et créateur de l’image.
Ainsi, le mythème touche à son élaboration finale dans
la cinquième phase des bassins sémantiques lorsque le cou-
rant recherche l’aménagement rationnel et philosophique de
ses premières rives conceptuelles et imaginaires. Dans le pre-
mier exemple de bassin sémantique examiné, la période com-
mence au XIIe siècle avec une théologie pour fondement,
l’Exemplarisme bonaventurien. Puis ce mythème disparaît ou
s’élabore dans l’ombre sous une forme latente jusqu’à la fin
du XVIIIe siècle, pour aboutir et ressurgir sous la forme du
courant romantique. L’esthétique romantique peut être asso-
ciée à son tour à une théorie philosophique, la Naturphilosophie,
qui lui semble sous-jacente. Le mythème essaimant du
théologème, jusqu’au philosophème, s’est constitué comme
une philosophie.
Ces deux premiers moments historiques peuvent aussi
être repérés par leur moment d’apogée ou leur phase ascen-
dante, alors qu’ils s’installent dans des expressions esthétiques.
Pour le premier bassin, il s’agit du gothique flamboyant, au
début du XVe. Pour le second bassin, c’est le baroque roman-
tique qui se déploie au début du XIXe siècle. Un même
mythème permet de constater la similitude de ces deux mo-
ments historiques : l’art révèle la nature qui révèle le divin, et
« la nature est belle parce qu’elle participe également à la di-
vine Bonté, elle est le “Livre premier de la Création” consola-
trice et messagère » (IM : 91).
112 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

Enfin, pour mieux repérer les structures saillantes du


bassin sémantique qui pourraient former le XXe siècle, Gil-
bert Durand procède à une mise en contexte qui doit tenir
compte de toutes les phases des bassins sémantiques plus vas-
tes qui nous irriguent. L’exemplarisme franciscain se déve-
loppe approximativement de 1250 à 1600, avec une période
d’apogée qui culmine au début du XVe siècle (voir le schéma
« Bassin sémantique du mythe franciscain » en annexe). Cette
période marque la première apparition de ce mythème : 1660
à 1715, il est possible de dater plus nettement un retour en
force du classicisme ou d’un style de représentations qui re-
nouent avec un style opposé de représentations. De nouveau,
il est possible de dater la résurgence du même mythème de
1760 à 1860, sous la forme du romantisme avec une apogée
au début du XIXe (voir le schéma « Bassin sémantique du ro-
mantisme » en annexe).
Si l’on accepte l’hypothèse selon laquelle le XXe siècle
serait celui de la remythologisation, nous serions alors
(re)partis pour un nouveau bassin sémantique qui pourrait
s’étaler de 1960 à 2100, voire de « 1860 à 2100 : le retour du
mythe ? » comme Gilbert Durand semble l’indiquer en titre
de son premier chapitre de l’Introduction à la mythodologie
(IM : 15).
La caractérisation de notre modernité au XXe siècle sem-
ble ainsi dépendre de deux hypothèses qui construisent deux
scenarios différents. Soit que l’on pose l’hypothèse haute de
la résurgence d’une nouvelle ère de remythologisation qui
durerait comme un bassin sémantique de 120 à 150 ans, voire
de 180 ans si l’on tient compte des rémanences et des congè-
res, et qui s’ouvrirait avec le début du XXe siècle. On obtient
alors une période longue qui s’étalerait effectivement de 1860
à 2100. Nous constatons déjà une homologie sémantique pour
l’aire/ère qui va des dernières décennies du XIXe, avec 1857
4 • LE BASSIN SÉMANTIQUE 113

la publication des Fleurs du mal de Baudelaire, jusqu’en 1980-


1990 et le renouveau actuel d’un romantisme décadent.
Durand, il ne faut pas l’oublier, qualifie de décadent ce ro-
mantisme qui évoque les thèmes de la mort, du morbide et
du scabreux.
Mais on peut aussi poser l’hypothèse basse d’une période
de remythologisation plus courte, d’une résurgence sans pé-
riode de maturité qui prendrait fin notamment avec la ré-
flexion sur la postmodernité et ses querelles interminables
indiquant qu’elles ne pourront être dépassées56. Dans cette
hypothèse basse, une remythologisation ne durerait que de
1860 jusque vers les années 2000.
Les modes esthétiques du XXe siècle ne permettent pas
encore de discerner nettement les redondances d’un mythème
commun. Le phasage est donc présenté comme une première
esquisse, avec des phases qui peuvent se recouvrir, s’étirer ou
au contraire se condenser. De 1860 à 1914, c’est l’envoi de la
Belle Époque. De 1918 à 1938, se développe se qu’on va appe-
ler l’Art Déco et le constructivisme. De 1940 à 2000, la mode
du « rétro » du soupçon et du désenchantement s’impose à
son tour. Puis, de 1960 à nos jours, la modernité est taraudée
par le postmodernisme (IM : 158).

L’EXEMPLARISME FRANCISCAIN

Le premier exemple de bassin sémantique décrit par


Gilbert Durand propose d’analyser les confluences entre la
philosophie religieuse des moines franciscains et les courants
de pensée et les sensibilités esthétiques qui l’ont devancé ou
accompagné.

56. Michel Maffesoli, 1997, Du nomadisme. Vagabondages initiatiques, Paris, Li-


brairie générale française, Livre de poche.
114 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

La phase 1 de ce premier exemple de bassin sémantique


débute avec les ruissellements gothiques dans le domaine de
l’art religieux et du temps des cathédrales. Il faut attendre 1182
pour voir la naissance de Giambatista di Bernardone, futur Fran-
çois d’Assise. 1226 verra la mort de François d’Assise, dit le
« Poverello », mais les ruissellements d’une nouvelle sensibilité
religieuse et esthétique qui affleurent avec le temps des cathé-
drales commencent dès la fin du XIe (IM : 93). L’efflorescence
d’un nouvel art, le gothique, précède et accompagne la nais-
sance de François d’Assise. Entre l’Escaut et la Seine, au cours
des XIe-XIIe siècles, jaillit une forêt de cathédrales de pierre :
Chartres, Saint-Denis, Sens, Noyon, Senlis, Laon, Paris et enfin
Bourges. L’ascétisme cistercien57 avait contenu une luxuriance
qui ressort avec l’art gothique et « renoue souvent à son insu
avec le naturalisme celtique » (IM : 94). Le goût du bonheur
terrestre et l’émancipation esthétique font pénétrer dans l’art
religieux la lumière, les couleurs et les formes naturelles qui
éclatent dans les rosaces, les vitraux, les chapiteaux, les rinceaux
regorgeant de sève. Dans les communes libres du Nord (Cam-
brai, Le Mans, Noyon, Laon, Sens, Amiens, Soissons, Reims,
Beauvais), comme dans les comtés d’Italie, « l’exigence d’une
religion plus fraternelle voit le jour » (IM : 95).
Cette sensibilité nouvelle entre alors dans sa phase 2 (du
partage des eaux), pendant laquelle les deux courants princi-
paux s’affrontent dans la querelle des universaux. Mais le
Moyen Âge est déchiré bien avant l’apparition de l’ordre des
Franciscains qui va développer l’ornementique gothique. C’est
le triomphe du naturalisme, du décor végétal, floral, quelque-
fois animal, contre l’abstraction ascétique. Dès sa naissance,
« la Fraternité franciscaine, mendiante, nomade, urbaine et
sans clôture [c’est-à-dire hors des monastères] finit par rejoin-

57. Cistercien : communauté religieuse de l’abbaye de Cîteaux, fondée par saint


Benoît. L’ordre cistercien est réformé en 1113 par saint Bernard et devient
le centre d’un grand mouvement de réforme.
4 • LE BASSIN SÉMANTIQUE 115

dre ceux qui placent le vrai monde au-delà du monde,


[rejoint] le platonisme, contre ceux qui attachent peu d’im-
portance aux argumentations du monde, les nominalistes »
(IM : 96). La communauté des frères mendiants, ennemis des
Dominicains58 qui sont plus près d’Aristote59, amène la pen-
sée à reconsidérer l’expérimentation, le concret (IM : 96).
La sensibilité et l’éthique franciscaine se rangent du côté
de la pauvreté, et répugnent à créer un ordre, lui préférant
une vie égalitaire vécue dans la fraternité avec les plus dému-
nis. Mais plus tard, après être devenus des ordres mendiants,
et nés dans les mêmes villes que ces anciennes communautés,
ils ne tarderont pas à remettre en question les richesses et les
facilités urbaines (IM : 98).
Dans sa phase 3 (des Confluences), la nouvelle sensibi-
lité représentée par le courant des communautés franciscai-
nes ne dédaigne pas les ouvertures. Or, cette fraternité créée
par Giambatista di Bernardone, le futur saint François, attire
tout de suite l’attention du pape Innocent III. Fin politique,
le pape Innocent III voit en François les qualités de pauvreté
et de charité et, en Dominique, celles de pauvreté et de prédi-
cation. C’est l’ensemble de toutes ces attitudes nouvelles qui

58. Les Dominicains ou frères prêcheurs forment un ordre religieux fondé par
saint Dominique à Toulouse en 1215, pour lutter contre les cathares, dits
hérétiques albigeois.
59. La querelle des universaux voit s’affronter saint Bernard contre Abélard.
La querelle rebondit notamment au XIIIe siècle quand les écrits d’Aristote,
par le canal des Arabes d’Espagne, viennent conforter les positions
conceptualistes (IM : 95). Abélard, Pierre : (1079-1142), théologien et phi-
losophe français, penseur dominant de la scolastique, défend le conceptua-
lisme dans la querelle des universaux. Rendu célèbre par son enseignement
et le mythe qui entoure sa passion pour Héloïse, nièce de Fulbert, cha-
noine de la cathédrale Notre-Dame de Paris. Leur relation épistolaire est
devenue un classique de la correspondance amoureuse. Lorsque le couple
se sépare, Héloïse devint abbesse du Paraclet. Après son premier ouvrage
sur la trinité (Theologia summi boni, 1121) qui fut condamné aux flammes,
Abélard fonde la chapelle et l’oratoire de Paraclet.
116 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

permettrait « d’endiguer la marée des hérésies et des sectes »


(IM : 98). Ainsi, en même temps qu’il mène une croisade avec
Dominique contre les Albigeois, mettant à genoux le comte
de Toulouse, il accepte de confier à François le soin de répa-
rer l’Église. Il a besoin de ces religieux actifs, disponibles, « li-
bérés à la fois des contraintes de la clôture et des charges sé-
culières », pour travailler auprès du peuple chrétien, agité par
tant de nouvelles aspirations (IM : 98).
La phase 4 (au nom du fleuve) voit se dérouler la sanctifi-
cation de François. La légende de saint François, dit le Poverello,
est écrite et complétée plusieurs fois jusqu’à la version de Bona-
venture60 en 1274 : « François est fils de riche marchand, con-
trairement à Dominique le diacre, ou Bernard le hobereau, et il
a reçu une éducation mondaine. Il parle français et le chante, a
lu les troubadours et les écrits courtois. Sa spiritualité est moins
celle d’un intellectuel et plus celle d’un “adorateur lyrique” de
la Trinité » (IM : 100). L’adoration lyrique lui permet de « ma-
gnifier la bonté suprême, la libéralité, la courtoisie avec laquelle
Dieu communique ses biens à tous » (IM : 101).
Par l’intensité de sa légende, François est presque un
deuxième Christ, en tout cas un autre consolateur. Tandis que
le XIIe siècle de Cîteaux et « le monastère cistercien fuient le
monde », que l’office du moine est de « pleurer », le siècle de
François est « irrigué par ces mendiants joyeux [...] et le flam-
boiement des cathédrales dans la ville épiscopale » (IM : 102).
Les franciscains organisent l’espace scénique des mira-
cles et des mystères : « Les franciscains mettent en scène la
Passion du Christ, [...] en inventant le chemin de croix »
(IM : 103). Il y a une foncière iconophilie franciscaine, et la

60. Saint Bonaventure, « Itinéraire de l’Esprit vers Dieu », dans Dictionnaire de


la spiritualité, Beauchesne, 1964, cité par Gilbert Durand (IM : 99). Saint
Bonaventure, théologien italien (1221-1274), est général de l’ordre de saint
François (1256).
4 • LE BASSIN SÉMANTIQUE 117

philosophie de Bonaventure fait une part importante à


l’image. Insensiblement, le décor naturel puis le paysage s’in-
filtrent dans le nouveau style de peindre. Dans ce jaillissement
artistique nouveau se manifeste clairement une nouvelle vi-
sion du monde : la Nature est une grâce permanente, « la
Grande Consolation divine est promise à qui est sensible au
cœur et à l’œil » (IM : 106). Pour Gilbert Durand, il s’agit de
la première esquisse du mythème de ce bassin sémantique.
Dans la cinquième phase de l’aménagement des rives, les
communautés franciscaines deviennent une institution,
l’« ordre » franciscain. Les « fraternités », ces communautés
nomades et mendiantes, finissent par devenir un « ordre » sur
la volonté du pape Jean XXII (IM : 106). C’est ainsi que, s’insti-
tutionnalisant, elles investissent les universités. Roger Bacon61,

61. Roger Bacon : (1214-1294), moine franciscain britannique, s’affranchissant


de la scolastique, il préconise la méthode expérimentale. C’est un des plus
grands savants du Moyen Âge, esprit universel, versé dans les lettres comme
dans les sciences exactes, sans oublier l’alchimie. Le premier, il s’aperçut
que le calendrier julien était erroné. Il signala les points vulnérables du
système de Ptolémée et préconisa la science expérimentale. Il annonça le
rôle fondamental des mathématiques dans les sciences. Il décrivit plusieurs
inventions mécaniques : bateaux, voitures, machines volantes. Jean Duns
Scot : philosophe et théologien franciscain écossais (Maxton ou Duns,
Écosse, v. 1266 – Cologne 1308). Il enseigna à Oxford et à Cambridge, puis
à Paris et à Cologne. Il défendit, au nom de la foi en Dieu, le réalisme de la
connaissance qui part du monde sensible pour atteindre Dieu. Combattant
à la fois Averroès et saint Thomas, tout en conservant l’apport logique et
métaphysique d’Aristote, il a emprunté son ontologie à Avicenne pour con-
forter ses thèses augustiniennes. Scot retient d’Avicenne le concept d’une
essence indifférente à l’universel et au particulier. Il a été béatifié en 1993.
Guillaume d’Occam : philosophe et théologien anglais (Ockham, Surrey, v.
1258 – Munich v. 1349). Franciscain, il émit des thèses qui entraînèrent son
excommunication par le pape Jean XXII à Avignon et dut s’enfuir en Ba-
vière. Son œuvre est considérable. Dans la querelle des universaux, il s’est
montré partisan du nominalisme. Son grand mérite est d’avoir jeté les ba-
ses d’une logique qui distingue les objets de pensée des catégories de la
connaissance (Summa totius logicae). Sa pensée a influencé la logique médié-
vale et préparé la doctrine de Luther en ébranlant les bases de la théologie
médiévale.
118 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

Jean Duns Scot et Guillaume d’Occam deviennent des univer-


sitaires de cette communauté. Enfin, saint Bonaventure est le
plus prestigieux de ces universitaires franciscains. Bacon est
l’ami du pape Clément IV, tandis que saint Bonaventure est
celui de Grégoire X. La rupture de l’Ordre avec la papauté
s’affirme au XVe siècle (IM : 106). Saint Bonaventure est aussi
le fondateur d’une doctrine, l’exemplarisme, qui décrit les
étapes des progrès de la conscience vers le divin, selon le titre
de l’un de ses traités Itinéraire de l’Esprit vers Dieu. Cet itinéraire
commence ici-bas, dans « le faubourg du Royaume de Dieu »,
c’est-à-dire dans notre monde terrestre ; ce « monde n’a
d’autre raison que de nous faire goûter les prémices de la
Béatitude finale » (IM : 107). Le philosophe traduit notam-
ment le sentiment que l’on éprouve devant la peinture gothi-
que, « qui recèle cet appel des lointains », qui est une leçon
optique de réminiscence.
La création n’est pas achevée, elle est toujours animée
par Dieu. Elle est un vaste livre où nous lisons la signature du
créateur. Elle est un exemple de l’œuvre du divin, une œuvre
exemplaire : « L’exemplarisme est, lui aussi, un Veni Creator
Spiritus ! » (IM : 107). Il est le commentaire philosophique du
cantique naturaliste franciscain : « Toute créature est parole
du seigneur ». Autrement dit, « Dieu est la cause
paradigmatique de toute créature existante » (IM : 107). Il y a
trois degrés de cette exemplarité ou coopération de l’homme
avec Dieu. Au degré le plus éloigné, Dieu coopère avec toute
créature – qui est son vestige –, sous la forme du principe qui
l’amène à être. Au second degré, la créature peut être image
de Dieu, ce dernier étant le principe moteur de toute la créa-
tion. Enfin, au zénith ou au degré le plus proche, réside la
ressemblance de toute œuvre méritoire, acceptée, assimilée
par Dieu : « Cet itinéraire n’est autre que le processus plato-
nicien et dionysien de la deificatio » (IM : 107). Mais, déjà,
4 • LE BASSIN SÉMANTIQUE 119

l’exemplarisme bonaventurien est débordé par le nominalisme


de Guillaume d’Occam, tandis que l’Ordre franciscain, à tra-
vers bien des convulsions, des réformes, des reprises en main,
s’achemine vers un delta débouchant sur la Renaissance.
Dans sa sixième phase des deltas, c’est le Quattrocento
qui marque le déclin ou le début de la fin des sociétés du
Moyen Âge. Ce retour au classicisme voit l’évolution de
l’anticonceptualisme traditionnel des Franciscains se dévelop-
per jusqu’au nominalisme de Guillaume d’Occam (Chapitre
général de Pérouse, 1322). Puis, c’est le Schisme d’Occident
qui, de 1378 à 1417, scinde la papauté et l’empire en deux
partis rivaux. Au XIVe siècle, dans un effort d’urbanisation et
de respect des édifices civils, la nouvelle sociabilité nivelle les
anciennes classes au profit des nouvelles valeurs mercantiles.
Un humanisme urbain, festif, dépensier et fastueux se déve-
loppe qui est bien loin de la pauvreté et du naturalisme fran-
ciscain. Dès la fin du XVe siècle, avec la Renaissance, se déve-
loppe une idéologie de l’individualisme, un humanisme
néo-païen redécouvreur de l’Antiquité, ainsi que d’un goût
pour les monuments. L’art subit donc à nouveau « l’inflation
du néo-paganisme humaniste des pontifes de la Renaissance
et de leurs peintres, sculpteurs et architectes : le Pinturicchio,
Pérugin, Raphaël, Michel-Ange, Bramante » (IM : 130).
Désormais, il reste seulement des « congères » du natu-
ralisme gothique : « Le paysage composé se maintient jusqu’au
XVIIIe siècle avec Giovanni Bellini, Mantegna, Poussin. Avec
un retard flamand, Van Eyck, Bruegel l’Ancien et la résistance
allemande, de Dürer, Cranach, Altforder » (IM : 131). Tous
ces méandres sont désormais captés par l’humanisme païen
ou néo-chrétien pour lequel le paysage n’est plus qu’une toile
de fond décorative. Le fleuve culturel se déploie du nord de
l’Europe vers le sud, vers la Rome de Jules II et d’Alexandre
Borgia, la Florence des Médicis, la Venise des Doges (IM : 132).
120 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

LE ROMANTISME ET LA NATURPHILOSOPHIE

Pour Gilbert Durand, ce premier bassin sémantique at-


teste d’une deuxième résurgence au XVIIIe siècle, sous une
forme assez différente, et pourtant présentant nombre de si-
militudes. En effet, le contexte a changé et l’Église du pape
Clément IV n’est plus celle d’Innocent III. Elle assiste à l’écla-
tement de la chrétienté sous l’effet de la Réforme. Paradoxa-
lement, dans ce second bassin, le mythème est délivré partiel-
lement du magistère de l’Église puisqu’il prend forme dans
un courant esthétique, mais il en sera encore plus « exagéré »
dans ses formes d’expression (IM : 108).
La phase 1 capte divers ruissellements qui sont déjà ba-
roques. Bien avant le milieu du XVIIIe, malgré – mais pas tou-
jours contre – l’hégémonie des Lumières, héritées de l’idéal
classique, de multiples courants apparaissent avec une nou-
velle philosophie et une nouvelle sensibilité, appelés Sturm
und Drang en Allemagne, ou préromantisme en France. Jean-
Jacques Rousseau, « Suisse émigré en France [en est] le plus
exemplaire représentant » (IM : 109). À la question de l’Aca-
démie de Dijon en 1750, à savoir « si le progrès des sciences et
des lettres a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs ? »,
il répond déjà de façon pessimiste62.
Rousseau synthétise les courants épars du « sentimenta-
lisme » anglais et français : un sixième sens, cœur ou senti-
ment qui donne accès à une sorte de valeur esthétique abso-
lue. C’est aussi le siècle des peintres comme Fragonard,
Boucher, Watteau, et l’époque des musiciens comme Haydn,
Gluck, Mozart. Tandis que Bach meurt en 1750.

62. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, 1750, et Discours sur
l’inégalité (Quelle est l’origine des conditions de l’inégalité parmi les hom-
mes, et si elle est autorisée par la loi naturelle ?), 1756, cité par Gilbert
Durand (IM : 109).
4 • LE BASSIN SÉMANTIQUE 121

Le nouvel esthétisme gothique n’est plus celtique, ni fran-


çais, comme l’étaient ses premières inspirations. Il devient
nettement germanique et anglo-saxon (IM : 111). Dans le
domaine musical, derrière l’humanisme de l’opéra encore
triomphant, émerge une forme qui accorde de plus en plus
de place à l’exaltation des sentiments, au sentiment de la na-
ture comme dans les opéras de Gluck (1774-1779) ou de Mo-
zart. La confluence de ces ruissellements esthétiques converge
principalement en 1798 et 1801, avec les deux oratorios
d’Haydn, La Création du monde et Les Saisons (IM : 111).
La phase 2 du partage des eaux voit s’affronter les classi-
ques et les modernes, mais de nombreux autres clivages tra-
versent cette période troublée. Ce siècle naît avec ce que Gil-
bert Durand appelle l’antihumanisme de Rousseau et se clôt
dans un des plus grands affrontements civils et militaires en
Europe. Il commence avec la querelle des sensibilités entre
les néoclassiques et les romantiques, mais cette querelle ne
recouvre pas le clivage révolutionnaire, car « bien des gilets
rouges [romantiques] sont des tenants de la Restauration ou
des monarchies, bien des néoclassiques, David, bien sûr, sont
partisans de la Révolution » (IM : 112). C’est la querelle de
Rousseau contre les encyclopédistes : 36 volumes de l’Ency-
clopédie de 1751 à 1780, contre les multiples romans, mani-
festes et traités de Rousseau de 1750 à 1778. C’est la querelle
musicale entre l’opéra-bouffe de la musique italienne et la
tradition française. C’est la querelle qui scinde la nouvelle
Église maçonnique en deux parts peu réductibles. C’est la
querelle permanente des salons qui épousent toutes ces que-
relles du siècle, avec les sœurs ennemies que sont Mme du
Deffand et Mlle de Lespinasse. Enfin, c’est la querelle écono-
mique des physiocrates contre les industriels et, bientôt, la
querelle implacable et mortelle entre les Girondins et les
Montagnards, puis entre Robespierre et Danton.
122 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

La phase 3 et sa recherche des confluences déplacent le


courant vers l’Allemagne. Avec Napoléon qui joue le rôle d’un
frein à la nouvelle sensibilité, c’est hors de la France que se
développe un mécénat plus éclairé. Haydn est protégé par les
Esterhazy, et Goethe par le duc de Weimar. Les monarques
d’Autriche et de Bavière, à l’exemple du grand Frédéric, éta-
blissent des liens avec le groupe des jeunes peintres « Naza-
réens » qui illustrent le Faust de Goethe. Tout le courant de la
philosophie de Schlegel et de son groupe de l’Athenaeum va
fonder l’école romantique allemande (IM : 115). Grâce à
Schelling63, « les inspirations piétistes de la faculté de Tübin-
gen peuvent converger » entre Hegel et Hölderlin. C’est la
confluence prémonitrice de « l’art total » wagnérien, avec la
rencontre des beaux-arts et de la musique, avec des musiciens
comme Beethoven et Schubert, et des poètes comme Goethe
et Schiller64. Avec Liszt et Berlioz, le « poème symphonique »
explose (IM : 115).
Dans la phase 4, au nom du fleuve, le courant du roman-
tisme pourrait prendre comme figure de proue la légende de
Goethe. Le mythe qui constituera bientôt le cœur de la future
Naturphilosophie s’élabore dans ce premier romantisme. Les
premiers héros romantiques sont autant d’artistes « purs » sans
volonté de théorisation, comme Haydn, Mozart ou Beetho-
ven, mais aussi, et à l’inverse, de grands philosophes qui opè-
rent de grandes mises en ordre conceptuelles, comme Emma-
nuel Kant (IM : 116).
Le romantisme est un esthétisme qui reconnaît un
sixième sens, en lien avec les cinq autres, qui étaie la percep-

63. Friedrich Wilhelm Joseph Schelling, philosophe allemand (1775-1854),


auteur d’un système d’idéalisme objectif.
64. Von Friedrich Schiller, écrivain allemand (1759-1815), auteur de drames
qui apparaissent comme un compromis entre la tragédie classique et le
drame shakespearien.
4 • LE BASSIN SÉMANTIQUE 123

tion et permet d’atteindre le beau. Il s’agit d’une troisième


voie de la connaissance. Emmanuel Kant théorise cette pro-
cédure de la connaissance par le « jugement de goût » qui, à
côté de la raison pure et de la raison pratique, permet une
jonction entre les formes a priori de la perception, espace et
temps, et les catégories de la raison. L’imagination est ainsi
un « schématisme » préparant la perception à s’intégrer aux
schémas de la raison.
La pensée et la philosophie allemande s’engouffrent
dans ce puissant défilé du joachimisme, dans cette prophétie
d’un « troisième âge ». Cette nouvelle sensibilité a pour dé-
nominateur commun la foi en l’imminente présence du temps
des lys, prophétisé par Joachim de Flore, puis par Jakob
Böhme. C’est la grande vague de fond du paraclétisme ro-
mantique qui déferle.
Goethe cristallise ce mouvement annonciateur de la « re-
ligion ultime » avec le suicide du jeune Werther65, puis par le
pacte de Faust, et toutes les innombrables poésies et ballades
que sont Le Roi des Aulnes, Le Roi de Thulé, Le Calme de la mer, La
Petite Rose. Pour Durand, « c’est un retour de toute la sensibi-
lité », voire de la pensée, au « naturel », que ce naturel soit
subjectif comme l’instinct, la passion, ou l’âme, ou un naturel
objectif comme la nature « immense » et les sédiments immé-
moriaux de la culture. Le tout de ce déferlement apparaît
comme contenu dans une « sublime incohérence annoncia-
trice de l’œuvre de Wagner » (IM : 117).
C’est la légende goethéenne qui ramasse le mieux tou-
tes les contradictions de ce mouvement. Goethe, poète olym-
pien et épris de soleil méridional. Goethe, dramaturge et
« démonique » ressuscitant de vieilles légendes d’Allemagne

65. Johann Wolfgang Von Goethe, Les Souffrances du jeune Werther (1774).
124 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

(IM : 117). Son œuvre irriguant à la fois celles des peintres


comme Cornelius, Riepenhausen, Delacroix, des musiciens
comme Berlioz, Gounod, Boito et Liszt, des poètes comme
Gérard de Nerval66. Les poètes sont maudits par l’inquisition
politique et la dictature économique, mais l’art est devenu
une religion autonome, avec ses cénacles et ses chapelles (IM :
118).
Dès 1770, le préromantisme allemand de Sturm und
Drang67 a pour doctrine « l’art pour l’art », et ses homologues
français sont représentés par le « perfectionnisme parnas-
sien ». Le courant symboliste « hisse l’image iconique, poéti-
que et musicale jusqu’à la voyance, jusqu’à la conquête du
sens », de la « galaxie des signifiances », ou encore de la « ru-
meur des dieux ».
Le courant symboliste ou le symbolisme donne à l’image
développée par l’art le titre de symbole, et force ainsi le signi-
fiant banal à dire un symbolisé indicible. Le couple mythique
Faust/Méphisto est un symbole qui semble constitutif de l’am-
biguïté de l’âme, et spécialement de l’âme allemande dont se
souviendra le Wotan de Wagner, et la « Psyché » de Jung. Les
peintres du romantisme prétendent faire de l’œuvre d’art le
lieu d’une révélation, d’une théophanie (IM : 118).
Tout au cours du siècle se joue autour de cet antago-
nisme entre le Mal et ses fleurs68 : « La théophanie romanti-
que assume à la fois la pureté de Marguerite et le démonisme
de Méphisto, et salue dans un même acquiescement “frère

66. Gérard de Nerval, Les Filles du feu (1854), Les Chimères (1854), Aurélia (1855).
67. Sturm und Drang (Tempête et élan, titre d’une tragédie de Klinger), mouve-
ment littéraire qui exerça une puissante influence sur la littérature alle-
mande entre 1770 et 1790 par réaction contre le rationalisme et le classi-
cisme (Aufklärung). Il fut notamment illustré par Lenz, Klinger, Herder ainsi
que Goethe et Schiller à l’époque de leur jeunesse.
68. Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, 1857.
4 • LE BASSIN SÉMANTIQUE 125

soleil”, et “sœur la mort” » (IM : 119). C’est « l’angélisme de


Philippe Otto Runge », ou Corot, ou « la ténèbre fuligineuse
des lavis de Hugo, ou encore les cataclysmes et les ruines de
Turner, de John Martin » (IM : 119). Dans ce penchant que
Gilbert Durand intitule « nécroromantique », se révèlent déjà
les prémices de la sensibilité décadentiste. Mais finalement le
philosophème de l’exemplarisme bonaventurien a bien re-
surgi, puis s’est élargi. Paradoxalement, son autonomisation
du magistère religieux a permis au paraclétisme de l’esthéti-
que et de la philosophie romantique de prendre sa forme la
plus extrême.
Pendant la phase 5 de l’aménagement des rives, la sensi-
bilité romantique trouve un étayage philosophique à travers
la Naturphilosophie. La perspective paraclétique est en effet
intensifiée par des philosophes comme Fichte et ses disciples
Hölderlin, Novalis, et par Schelling qui lui est pourtant
opposé, et par Schleiermacher, Schlegel et Baader. Pour ce
romantisme, ce qui compte est « l’acte de foi en la Darstellung,
en la “monstration” de la divinité dans et par la Nature »
(IM : 120). Schelling apparaît comme le nouveau Bonaven-
ture de cet exemplarisme. Il fonde philosophiquement ce
règne de l’esprit, avec ses deux ouvrages : Idées pour une philo-
sophie de la Nature et Aphorismes pour introduire à la philosophie de
la Nature (IM : 121).
Dans cette naturphilosophie se manifeste, selon Durand,
un paraclétisme patent. Trois âges du monde sont décrits
comme la Trinité activée par l’Histoire du monde. Le cosmos
n’est que « l’expansion du cœur de Dieu ». « Ce “cœur”, ou
cette “copule infinie”, permet de relier l’univers en une chaîne
vivante, et n’est autre chose que l’amour infini de Dieu pour
Soi-même : le Saint-Esprit, seul et unique au monde saturé de
Dieu » (IM : 121). Si dans la théorie bonaventurienne il ne
reste que des « vestiges » ou des images du divin dans l’objet,
126 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

« dans la Darstellung, il y a une monstration directe de l’Esprit,


sans les précautions d’un magistère et d’une caste de vicai-
res » (IM : 122).
Dans le bassin sémantique qui s’articule autour du
philosophème paraclétique, selon lequel « la Nature révèle et
signale quelque chose du Souverain Bien Divin » (IM : 122),
il y a une intensification et une clarification de la position
philosophique et de ses applications, ici artistiques. Dans la
Naturphilosophie comme dans la peinture des paysages roman-
tiques, la présence paraclétique peut aller jusqu’au
panthéisme. Elle est encore plus explicite qu’aux XIIIe et
XIVe siècles.
Dans la dernière phase 6 des deltas, l’éclipse du courant
romantique amorce déjà le décadentisme et son goût pour
les « ruines ». Cette nécrophilie émerge avec l’esthétique de
Goya, puis se poursuit avec le cataclysmisme de Turner. Dans
la Naturphilosophie s’infiltre déjà une Kulturphilosophie fondée
sur l’idéologie prométhéenne qui ira en s’accentuant. La na-
ture devient vite un danger à surmonter par l’héroïsme et l’in-
vention technique. Le XIXe siècle voit naître le sport, l’alpi-
nisme, l’exploration conquérante du monde, même rêvée chez
Jules Verne.
Une autre dérive de la découverte du moi romantique
aboutit dans le culte de la personnalité. Culte des divas, des
stars, des artistes, bientôt renforcé par l’invention de la pho-
tographie. Une mondanité de l’apparat, un « humanisme de
l’apparaître » se déploient. Cette inflation du moi va se trou-
ver au cœur de la psychanalyse et dans les courants existentia-
listes. L’art se cherche du côté de la projection du moi. La
règle n’est plus d’imiter la nature, mais de se livrer à l’exhibi-
tion des pulsions du moi (IM : 133).
Le bassin sémantique amorce une éclipse, mais en fait
perdure dans des congères, il prépare ses renaissances cultu-
4 • LE BASSIN SÉMANTIQUE 127

relles périodiques, à partir de mythologèmes significatifs. Il y


a donc une pérennité, ou une transcendance du bassin sé-
mantique (IM : 135). Y a-t-il emboîtement des bassins séman-
tiques, comme le laisse pressentir le bassin très global du
joachimisme pour l’Occident ? (IM : 136).

LA REMYTHOLOGISATION MODERNE

Enfin, dans ce troisième exemple, Gilbert Durand en-


tend dévoiler le bassin sémantique du XXe siècle comme pou-
vant être typifié par l’hypothèse d’une remythologisation oc-
cidentale. En effet, « notre civilisation occidentale est entrée
dans une zone de haute pression imaginaire : le retour du
mythe, la résurgence des problématiques et des visions du
monde en terme de symbole, ce que nous avons appelé la
Galaxie imaginaire69 » (IM : 17).
Toutes les phases du bassin sémantique contemporain
s’orchestrent en une montée en puissance des représentations
en images. Face au monde triomphant de la révolution indus-
trielle, l’efflorescence romantique puis symboliste puis, en-
core, le bond en avant permis par les moyens techniques audio-
visuels sont les témoins de l’envahissement de la modernité
par l’image.
La phase 1 des ruissellements est à la fois symboliste et
décadentiste et couve sur une durée de 1867 à la première
guerre de 1914-1918 (IM : 122). L’imaginaire dominant en
place est fortement prométhéen. Il est tuteuré par le positi-
visme, spécialement français, et conforté par la domination
révolutionnaire et impériale du récent passé européen. Il re-
couvre encore, comme une pseudomorphose, les tentatives

69. Cf. Michel Maffesoli (sous la dir.), 1982, La Galaxie de l’imaginaire. Dérive
autour de l’œuvre de Gilbert Durand, Berg international.
128 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

d’émancipation et les nostalgies de l’imaginaire, dès lors épar-


ses comme des ruisselets multiples et divergents.
Pour le courant du décadentisme, c’est une période de
latence qui se situe encore dans la prédécadence. Les Fleurs du
mal de Baudelaire sont écrits en 1857, mais son admiration
pour Edgar Allan Poe date des Histoires extraordinaires de 1839.
Il faut tirer un bien de tout mal, tirer la fleur de la boue du
Mal. Cette idée représente un blasphème inouï au sortir de
l’optimisme romantique, du dogme des progrès des sciences
et techniques.
La nouvelle éthique encore innommable tourne déjà le
dos aux vieux moralismes. Mais, une fois l’innommable
nommé, la doctrine se diffuse, aménage ses rives, va chercher
ses ancêtres chez Pétrone et les poètes de la décadence ro-
maine. À la fin du XIXe siècle, le thème de la décadence s’écrit,
se diffuse dans l’art, le roman et la poésie. On y prend goût, il
devient un mode de vie, une sensibilité (IM : 157).
Au début du XXe siècle, c’est l’œuvre de Thomas Mann70
qui décrit le mieux le nouveau mythologème (tu m’as donné
ta boue et j’en ai fait de l’or) avec Mort à Venise, La Montagne
magique, Le Docteur Faustus, en 1947, ces méditations sur la
maladie et la déchéance salvatrice. Spengler écrit au cœur de

70. Thomas Mann : romancier allemand (Lübeck 1875 – Zurich 1955). Ses pre-
mières œuvres, les Buddenbrook (1901), Tonio Kröger (1903), la Mort à Venise
(1912), mettent en lumière deux conceptions opposées de l’existence : l’une
consacrée à la vie de l’esprit, l’autre à l’action. Ainsi en 1914, opposé aux
idées de son frère Heinrich, il approuve le nationalisme allemand et la
guerre. Après la Première Guerre mondiale, il change d’attitude, se récon-
cilie avec son frère et publie La Montagne magique (1924). À l’avènement de
Hitler (1933), il s’exile et prend la nationalité américaine. Il se consacre
alors à la défense des valeurs spirituelles et morales dans sa tétralogie Joseph
et ses frères (1933-1942) et dans le Docteur Faustus (1947), donnant par l’étude
de ses conflits intérieurs l’image même de l’ambiguïté et du déchirement
de l’Allemagne moderne (Prix Nobel 1929).
4 • LE BASSIN SÉMANTIQUE 129

la grande guerre Le Déclin de l’Occident (1918), comme un écho


à Nietzsche, qui se défend d’être décadent avec sa doctrine
de l’Amor fati. Chez Wagner, Gilbert Durand retrouve cette
même tendance.
La société décadentiste et symboliste se développe de
1860 à 1920, mais elle se prolonge bien au-delà et jusqu’à nous
par des congères (petites accumulations). Elle utilise le même
mythe de Prométhée, mais évoluant par différentes phases,
pour l’user puis l’éclipser à nouveau. D’abord Icare, le Pro-
méthée volant pendant la guerre de 1914-1918, avec Guyne-
mer, l’as des as volants. Puis avec la conquête prométhéenne,
avec Eiffel, Pasteur, de Lesseps. Les rôles valorisés ou privilé-
giés de l’époque sont l’inventeur, l’instituteur, le colon, le
poilu, le voyageur de commerce, etc.
L’époque montre un certain émerveillement pour les
techniques, une sorte de poétique, sinon de réenchantement
pour les inventions. Le roman de science-fiction naît avec Ju-
les Verne. Le chemin de fer, les rotatives, le téléphone font
leur apparition. L’école publique est instaurée en France.
En face, les mécontents et les rôles minimisés sont l’ar-
tiste, surtout maudit, le « prince des nuées », le mage, le fou,
le voyant, l’inconsolé, etc. Le dandy est provocateur, l’anar-
chiste aussi. L’artisan est menacé par l’industrialisation, le petit
commerçant est écrasé par la grande distribution, l’aristocrate,
l’oriental, le mystique, la femme émancipée deviennent les
nouveaux « marginaux » de la modernité.
La phase 2 du partage des eaux concerne le surréalisme
et le scientisme qui se développent entre les deux guerres de
1914 à 1939-1944 (IM : 122). Ce partage des eaux est perturbé,
perverti par le conflit permanent franco-allemand, et il se
prolonge jusqu’à l’après-guerre par la querelle des structura-
130 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

lismes et des historiscismes ou le conflit des herméneutiques71.


Un second ensemble semble structurer la France des après-
guerres, pour une période plus longue qui court de 1920 jus-
qu’à 1980, avec le même fonctionnement systémique, mais
d’autres valorisations. Le mythe décadent devient le mythe
officiel, jusqu’à devenir dionysiaque comme dans Zarathous-
tra de Nietzsche.
La phase 3 des confluences tacites n’a pas de datation
bien précise, après la Seconde Guerre mondiale (IM : 122).
Mais des confluences apparaissent grâce à l’émergence de
mêmes mythes latents, dans les techniques de l’image en plein
essor et les théories du Nouvel Esprit scientifique. Les premières
prises en considération de l’imaginaire sont timides et rares,
il faut attendre encore trente ans pour que les scientifiques,
les techniciens de l’informatique et de l’image, et les poètes
se rencontrent ouvertement. Les rôles valorisés sont le jour-
naliste, le bureaucrate, le syndiqué, le politicien, les stars des
sports et des arts. Dionysos est de retour et s’institutionnalise,
mais, par là même, il perd son aspect sauvage et contestataire.
La phase 4 au nom du fleuve peut être figurée par la
reconnaissance, en Europe, des travaux de Freud (1945-1960)
(IM : 123). Ainsi « Freud et l’hagiographie psychanalytique
pourraient donner leur nom à ce siècle ». Le nom du fleuve
implique une forte mythologisation de celui qui le porte, et
non pas une garantie de la « vérité » de cette théorie, ici du
freudisme. Le nom du fleuve reste plutôt garant de sa pré-
gnance sémantique dans le bassin considéré.
L’envahissement de l’image n’a cessé de croître en pro-
gression géométrique depuis l’invention de la photographie,

71. Paul Ricœur, « Le conflit des herméneutiques, épistémologie des interpré-


tations », dans Cahiers internationaux du symbolisme, I, 1963, cité par G. Durand
(IM : 166).
4 • LE BASSIN SÉMANTIQUE 131

puis des moyens techniques de sa reproduction à l’infini, le


cliché. Comme André Malraux le remarquait72, nos moyens
de connaître, de comprendre et d’expliquer une œuvre d’art
se sont centuplés par rapport aux moyens dont disposait Cé-
zanne au début du XXe siècle, ou Van Gogh à la fin du XIXe.
Or, Freud est bien le contemporain des frères Lumière et de
Cartier-Bresson. Les conceptions de la psychanalyse ont pé-
nétré les horizons des comportements de tout un chacun. En
retour, la psychanalyse a contribué à revaloriser les notions de
symboles et d’image, les fameuses images du rêve remémo-
rées.
La phase 5 de l’aménagement des rives concerne la
refondation épistémologique de ces premières théories et dure
des années 1950-1960 à nos jours (IM : 123). De la même fa-
çon en littérature, la critique va basculer d’une vision histori-
que et extrinsèque d’une œuvre à une approche intrinsèque,
appelée la Nouvelle Critique à partir des années 1950. Ces
analyses se rencontrent dans l’analyse de la thématique des
œuvres dans lesquelles le thème se révèle proche du
mythème73. Lentement, les théorisations et la construction des
philosophies de l’imaginaire voient le jour. De nouvelles ré-
flexions sur les invariants anthropologiques et leurs dériva-
tions peuvent se développer par et grâce aux transversalités
des sciences où, contrairement à l’affirmation de Lévy-
Leblond74, l’imaginaire de la dentellière peut aider à modéli-
ser celui du forgeron.
Le vieux privilège des spécialités épistémologiques se
résorbe dans un englobant plus large. C’est le « moment

72. André Malraux, 1951, Les Voix du silence, « Le Musée imaginaire », Paris,
Gallimard, cité par G. Durand (IM : 18).
73. Gilbert Durand, 1961, Le Décor mythique de La chartreuse de Parme. Les structu-
res figuratives du roman stendhalien, Paris, José Corroi.
74. J.-M. Lévy-Leblond, 1983, L’Esprit de sel, Paris, Fayard.
132 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

sémantique où la dentellière flirte avec le forgeron »


(IM : 123). Les nouveaux marginalisés sont le « provincial, le
paysan, l’immigré surtout nord-africain, le chômeur, le soldat
perdu, les étudiants éternels mécontents, le savant solitaire,
etc. » (IM : 124). Tout le mythe de la contestation apparaît
aux yeux de Gilbert Durand comme celui d’Hermès. Même
la « révolution » de 1968 prend pour lui un « air de fraternité,
de vieilles doctrines romantiques, plus proches de Fourier que
de Marx ou Lénine » (IM : 125). Cette revendication de fra-
ternité est une revendication de coïncidence des opposés,
constante dans ce type de marginalisation (IM : 127). Toutes
les manifestations contemporaines des homosexuels des deux
sexes, des cyclistes, des patineurs à roulettes (les rollers), etc.,
apparaissent alors effectivement comme les expressions de
cette nouvelle mythologisation dionysiaque.
Ce mécanisme qui réinstaure la négativité donne en
sciences la philosophie du non. En intégrant les notions de
lutte, de dialectique, on obtient une lutte des rôles aléatoires.
La société moderne repose sur cette tension dialectique. Dans
nos ghettos universitaires aussi, un intérêt converge pour le
symbole, l’image et leur « arrangement », le mythe a vu le jour.
C’est la naissance ou la révélation, au sens d’un coming out
(sortie publique) d’une nouvelle épistémologie qui se prépa-
rait depuis longtemps, comme nous l’avons étudié au chapi-
tre premier.
La dernière phase (6) concerne les deltas et décrit no-
tre époque contemporaine plus difficile à cerner à cause de
notre manque de recul. Ainsi, « il existe peut-être déjà des
Vulgates néo-surréalistes, freudienne, jungienne, [et
durandienne] des dissidences, des méandres, deltas, où ruis-
sellent déjà ce que seront les courants du XXIe siècle »
(IM : 123). Cet envol de l’image a provoqué un regain d’inté-
rêt pour l’image exotique, l’image éloignée (IM : 19). Les
4 • LE BASSIN SÉMANTIQUE 133

sectes bouddhistes se sont développées à Montparnasse, les


soufis dans le quartier de Ménilmontant. Et le courant du
New Age, dont Marilyn Ferguson est la journaliste et la grande
prêtresse, s’est étendu un peu partout dans le monde : « Le
New Age est un patchwork caricatural de ce que je vais dire ici
de notre modernité. Il n’a aucune valeur heuristique, mais il
est un bel exemple de la construction désespérée d’un
“ailleurs” – qui chez les New Agers est un “bientôt” :
joachimisme pas mort ! – contre les angoisses sécrétées par
le hic et nunc de notre modernisme. Il montre une fois de
plus l’irrépressible pouvoir des fantasmes dont la fonction
est de transcender toujours la conscience du néant et de la
mort. Nous verrons plus loin comment l’epistémè qui est la
nôtre s’est tournée – s’est même retournée – vers de “tris-
tes”, quelquefois, ou de paradisiaques, le plus souvent, tropi-
ques » (IM : 20). Dans la politique aussi, les liturgies sont de
retour, renforcées par les médias, et autour de personnalités
ou d’idéologies ont pu se cristalliser de véritables religions
séculières75, avec une efficacité terrifiante.
Finalement, Gilbert Durand a bien montré les motiva-
tions de cette gigantesque résurgence de l’imaginaire, en
général, et du mythe en particulier pour notre époque
contemporaine. Après en avoir analysé la mise en phase, il
cherche à résumer ces trois grandes motivations, plutôt que
les « causes ». Ces motivations profondes et collectives parais-
sent aussi importantes à la nouvelle épistémologie que la no-
tion de cause dans l’épistémologie traditionnelle, car l’épisté-
mologie actuelle cherche à l’inverse à dissoudre cette notion
de cause pour en trouver de plus opérationnelles. Or, la no-
tion de motivations collectives recouvre bien à la fois la logi-
que de la causalité circulaire et un potentiel d’opérationalité.

75. Jean-Pierre Sironneau, Sécularisation et religions politiques, Paris, Mouton, 1982,


cité par Gilbert Durand (IM : 36).
134 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

La première motivation collective réside dans la tradi-


tion même de l’Occident : « L’Occident est de longue tradi-
tion pédagogique – et partant scientifique et technique – fran-
chement iconoclaste. Mais pas de la même façon que l’Islam
qui a interdit l’image, proscrit toute figuration de l’Image d’Al-
lah, et du Prophète, répugne à figurer l’homme, et réfugie
toute sa créativité dans des calligraphies abstraites » (IM : 21).
Pour Gilbert Durand, c’est Henry Corbin qui a montré
comment cette censure de l’image visuelle dans l’Islam se
doublait d’une intériorisation intense de l’Imaginaire littéraire
et visionnaire76. Durand observe, en revanche, que « chez nous,
en “Chrétienté”, c’est exactement l’inverse : on autorise la
projection échevelée des images visuelles, mais dans les mar-
ges, dans les cours de récréations pour ainsi dire, de nos pé-
dagogies et de nos épistémologies » (IM : 22). En Occident, il
y a eu une séparation progressive des pouvoirs de l’image et
de pouvoirs effectifs, iconoclastes, technologiques, scientifi-
ques ou politiques. Cette minimisation de l’image a conduit
le savoir occidental à privilégier l’expérience, l’empirie per-
ceptive, puis le concept et sa logique, syllogistique et mathé-
matique (IM : 22).
Cette querelle aboutit à un divorce tragique que Henry
Corbin fait remonter au départ définitif d’Ibn Arabie de Cor-
doue pour l’Orient, tant géographique que spirituel, pour les
funérailles de son maître Averroès, le « traducteur et le
résurrecteur en Europe du corpus Aristotélicien » (IM : 23).
La Méditerranée marque alors une coupure entre l’imagina-
tion visionnaire du soufisme d’Ibn Arabie et l’avènement en
Europe d’une pensée pragmatique reposant sur la perception
et le concept. L’imaginaire devient alors chez nous de plus en

76. Henry Corbin, L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabî, Paris, Flam-
marion, 1958, cité par Gilbert Durand (IM : 21).
4 • LE BASSIN SÉMANTIQUE 135

plus refoulé dans l’insignifiance ornementale, l’esthétique, la


poésie, jusqu’au XIXe siècle, le siècle romantique (IM : 23).
Nous observons alors comment s’effectue ce que nous
avons appelé, à la suite de Gilbert Durand, un rebroussement
causal dans les structures collectives de l’imaginaire, car, en
effet, la lente formation du mythe joachimiste de l’Occident
sur la positivité des objets, des raisonnements, des machines,
des faits historiques, connaît au XIXe siècle à la fois son pa-
roxysme et son renversement des valeurs, un rebroussement.
Les deux courants ennemis, du triomphalisme technique et
de la rêverie romantique, finissent dans un mixage que vien-
nent incarner les philosophies sociales : Saint-Simon et ses
disciples Enfantin et Lesseps, Fourier et Comte. Ce dernier
étant à la fois le père du positivisme et de sa petite sœur, la
sociologie. Ainsi, « [...] le “social” devient en quelque sorte le
refuge, sérieux, inavoué, travesti en physique ou physiologie
sociale, de l’imaginaire et du rêve utopique » (IM : 24).
Le positivisme est paradoxalement porteur d’un mythe
progressiste qui se pose comme destructeur de mythes. Il ne
perçoit pas sa filiation avec le mythe progressiste du
joachimisme, fondé par Joachim de Flore, l’abbé calabrais du
XIIe siècle. Cette collusion secrète entre le mythe joachimite
et le règne final de l’esprit sain ou les lendemains qui chan-
tent, et l’idéologie du progrès de la modernité commence à
être clairement définie. Mais la laïcisation opérée par la mo-
dernité, loin d’affaiblir le mythe, le renforce et lui transfuse
de nouvelles forces. Il s’est donc bien produit un
rebroussement causal, puisque, au lieu de combattre l’obscu-
rantisme de l’âge du mythe, il y a justement accentuation d’une
idéologie progressiste (IM : 25).
Nous sommes habitués à lire le XIXe siècle industriel
comme celui de la machine à vapeur, héritier glorieux du siè-
cle des Lumières, mais moins comme un siècle de
136 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

remythologisation progressiste. Pourtant, déjà Saint-Simon et


Comte fondent des formes de religions nouvelles. Même Marx
semble admirer le premier modèle d’un certain progressisme
de la Grèce antique, l’âge des Titans, le règne de Cronos, puis
les lumières olympiennes et l’âge de l’ordre jupitérien (IM :
26).
Déjà, dans le mythe de Prométhée, il est possible de re-
trouver ce rythme à trois temps du drame. Prométhée est un
des Titans, mais blasphémateur et révolté, il vole le feu aux
dieux pour l’offrir à l’Humanité. Il est donc à la fois le bien-
faiteur des hommes et celui qui est injustement puni, comme
la déesse agrolunaire androgyne ou celle aux deux visages.
C’est le mythème principal : révolte – vol/don – punition (IM :
27). De la même façon, on retrouve chez Auguste Comte la
loi des trois états, théologique et métaphysique, obscurantiste
et médiéval et, enfin, l’état positiviste, l’état du bonheur hu-
main permis par le progrès des sciences et des techniques.
Puis ce mythe sera à son tour miné, usé, par de multiples
ruissellements du nocturne romantique. Dans la dernière
moitié du siècle, les désenchantements face à la technique et
ses effets pervers comme la prolétarisation galopante voient
le jour. C’est l’Angleterre de Charles Dickens et de Karl Marx
(IM : 27). Les guerres napoléoniennes, puis coloniales, le dé-
chirement de 1870, l’échec de la Commune entraînent l’ap-
parition de mythologies désabusées, le décadentisme et les
décadents. Ils se désolidarisent avec rage du triomphalisme
d’une civilisation devenue matérialiste et qui ignore ses effets
pervers. « On se dit décadents vers les années 1870-1880, un
peu comme de nos jours on se dit postmodernes ! » (IM : 28).
Finalement le phénomène de la remythologisation du
XXe siècle est démontré par Gilbert Durand. Il souligne com-
ment, dès la fin du XIXe siècle, apparaissent les grands
4 • LE BASSIN SÉMANTIQUE 137

remythologisateurs. Thomas Mann, avec le mythe de Joseph77.


Richard Wagner, le père du drame lyrique. Émile Zola, le
père du roman naturaliste. Freud bien sûr, et Nietzsche, le
père de Zarathoustra, « prophète vaticinant la mort de Dieu
et la résurgence des dieux antiques, Dionysos ou Hermès »
(IM : 28). Le grand courant de la peinture symboliste de-
meure trop éclipsé par l’impressionnisme : Moreau, Redon,
les préraphaélites, etc. (IM : 29).
La saturation d’un mythème est une première explica-
tion pour une éclipse sémantique. Mais le conflit de généra-
tions, ou la révolte des fils contre les pères, ne permet pas de
justifier l’apparition, après le classicisme, du romantisme, puis
du décadentisme, qui perdurent plus d’un siècle.
La deuxième motivation collective réside dans « l’effri-
tement de l’épistémologie classique et en la totale subversion
– Gaston Bachelard parle de la philosophie du non – de la
raison classique » (IM : 30). Notre siècle met en question la
physique et la géométrie d’Euclide sur laquelle elle est fon-
dée. La logique est subvertie, les catégories de la sensibilité,
léguées par Kant, ou les catégories de l’entendement, héri-
tage de Kant et d’Aristote, sont à refonder (IM : 30).
La troisième motivation réside dans l’essor d’une nou-
velle épistémologie, dont nous avons déjà parcouru les fonde-
ments au premier chapitre. De l’essor de l’anthropologie, avec
les conquêtes coloniales des nations européennes va naître
une curiosité pour le lointain. Cet intérêt pour l’étrangeté
conduit à tous les orientalismes des romantiques d’après 1830,
au japonisme après 1861, à l’art africain et au jazz au début du
XXe (IM : 31).

77. Thomas Mann, Joseph et ses frères (1933-1942), cité par Gilbert Durand
(IM : 28).
138 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

Sur le plan épistémique, dans notre pensée d’adulte


blanc civilisé, fait irruption ce que Claude Levi-Strauss ap-
pelle la pensée sauvage. Et, avec lui, toute l’école africaniste
française de Griaule à Diéterlen, Zahan, Pâques et Servier.
Durand affirme qu’avec Frazer, Eliade, Corbin, Bastide,
l’homme blanc adulte civilisé s’ouvre à des phénomènes jus-
que-là aberrants, comme les rêves, les récits visionnaires, les
transes et les possessions.
Plus encore, notre siècle est le témoin de la confluence
des découvertes de la psychanalyse freudienne et de la psy-
chologie des profondeurs de Jung, et de celles des anthropo-
logues. Une nouvelle mouvance anthropologique se forme
en marge des universités pendant les cinquante années des
Rencontres d’Eranos, pour aboutir à une tentative d’unifica-
tion des Sciences de l’Homme autour de sa faculté de symbo-
liser, son « imagination symbolique », faculté essentielle de
sapiens sapiens78. Même le vieux marxisme semble à son tour
perdre son aura sacré : « L’histoire, fille aînée de la révolu-
tion française, chantée par Michelet, grisée par les philoso-
phies de l’histoire du siècle de Hegel, Comte et Marx, ne joue
pas finalement cette symphonie héroïque du progrès » (IM :
34).
À la fin décadente du siècle, des penseurs comme Gobi-
neau, Wagner, Sorel et Spengler entrevoient ces retours my-
thiques de l’histoire (IM : 34). Mais c’est Dumézil, héritier
des comparatistes, qui apporte les preuves de la réduction du
récit historique au modèle mythique. Dans le récit de la fon-
dation de Rome par l’historien Tite-Live, il repère les mêmes
mythes fondateurs que chez les Germains, les Scandinaves,
les Celtes, les Indo-Européens de l’Asie centrale. Ce qu’on

78. Science et conscience, les deux lectures de l’univers, Colloque de Cordoue (collec-
tif), Paris, Stock, 1980 et Raymond Ruyer, La Gnose de Princeton, Paris, Fayard,
1974, cité par Gilbert Durand (IM : 32).
4 • LE BASSIN SÉMANTIQUE 139

enseignait autrefois comme l’histoire de Rome n’était finale-


ment que le très immémorial récit d’un mythe indo-européen
(IM : 35).
Le XXe siècle découvre que l’Histoire moderne ne mar-
che pas directement vers le progrès et l’avenir radieux de l’Hu-
manité. Le nazisme comme la Révolution française ont fourni
à leurs peuples un ensemble de rites et de mythes, une pro-
thèse du religieux, dont ils étaient sevrés. « Wotan – comme
le dénonce C.G. Jung dès 1936 – était par trop refoulé par les
Églises réformées et l’État prussien, pour ne pas prendre une
force terrifiante dans les profondeurs de l’inconscient germa-
nique [...]. Tandis qu’en France la poussée du mythe révolu-
tionnaire, et son corollaire, la Terreur, eurent pour prolonge-
ment Napoléon » (IM : 36-37).
Pour Bastide, le mythe est « institueur » d’un groupe
social (IM : 37). Or, le mythe réapparaît aujourd’hui, porté
par des moyens audiovisuels et technologiques jamais égalés,
mais de façon « sauvage et imprévisible, au cœur de la quié-
tude triomphaliste du scientisme » (IM : 38). Au sein du récit
historique unidimensionnel, sont contenus des « précipités
mythiques – qu’Abraham Moles appelle des explosions my-
thiques » (IM : 38) et qui donnent lieu à des précipitations
historiques.
Les changements peuvent être des accélérations de l’his-
toire, mais aussi des bifurcations. Et, tandis que Wagner, Zola,
Nietzsche et Freud injectaient par leur art, dans l’Occident
rationaliste, les germes de fascinantes mythologies, les grands
magistères – Églises et États – ont boudé cette
remythologisation (IM : 38). L’Église, à l’inverse de cette
grande tendance du siècle, a tenté d’éradiquer toutes traces
de mythologie, notamment préchrétiennes ou même médié-
vales, puis a accéléré ce mouvement de démythologisation à
partir du XVIe siècle. En tentant de calquer la vérité scientifi-
140 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

que ou historique, les Églises mettent le doigt dans l’engre-


nage de la sécularisation. Les États, à leur tour, font le choix
des sciences politiques et renient tout charisme mythologi-
que pour adopter la « logique du consentement, de l’augmen-
tation (augustus, de augere) mythogénétique [...], l’Occident,
sacrifiant aux mythologies démythologisantes des positivismes,
a donc perdu à la fois son magistère religieux et politique »,
et plus encore. Il a suscité dans les sociétés modernes un
énorme manque et anarchique appel à tous « les merveilleux,
les rêves, les utopies possibles » (IM : 39).
5 • IMAGINAIRE COLLECTIF ET IMAGINAIRE INDIVIDUEL 141

5
Imaginaire collectif et
imaginaire individuel
○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○

Dans ce dernier chapitre, nous allons décrire l’esquisse


de ce que pourrait signifier une topique de l’imaginaire col-
lectif. En effet, comme Freud a proposé la notion de topique
pour localiser le schéma de l’appareil psychique individuel,
Gilbert Durand propose la notion de « topique sociocultu-
relle » pour exprimer l’incarnation de l’imaginaire collectif
dans la société. Enfin, pour relier une dernière fois imaginaire
collectif et imaginaire individuel, nous proposons de décrire
la méthode d’évaluation des imaginaires individuels mise au
point par le psychologue Yves Durand, à partir du modèle
durandien. Cette méthode porte le nom de « test AT9 », ou
« Archétype test à neuf éléments ».

LA NOTION DE TOPIQUE SOCIOCULTURELLE

L’imaginaire du système social est sans doute plus


complexe que le système de l’appareil psychique individuel.
Dans l’appareil psychique individuel, les instances qui
décident sont au nombre de trois, le ça ou l’inconscient, le
surmoi ou l’instance des normes et des codes incorporés, et
le moi ou l’instance en relation ou visible. Dans les sociétés, la
complexité augmente du fait que les décideurs sont multiples.
142 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

C’est en effet toute la relation déterministe du schéma cause/


effet qui s’estompe encore plus lorsque l’on essaie de démê-
ler, dans l’écheveau des déterminations collectives, les moti-
vations et leurs effets à rebours sur l’imaginaire et sur les pra-
tiques sociales (IM : 140).
Pareil à l’appareil psychique individuel théorisé par
Freud, Durand imagine une topique socioculturelle qui serait
composée d’un ça anthropologique, d’un surmoi collectif et
d’un moi social. Cette topique tient compte d’une échelle qui
part de l’inconscient pour aboutir au conscient collectif. Nous
pourrions parler d’un inconscient collectif spécifique, émergeant
à peine au niveau de la prise de conscience. Ainsi, au plus
profond de cette topique, on trouve le ça anthropologique.
Le ça anthropologique pourrait être composé d’invariants
anthropologiques, cet Urgrund « quasi immobile » que Jung
appelle l’« inconscient collectif » (IM : 141). Ainsi, nous sa-
vons que ces premières définitions nous indiquent que le « ça »
collectif serait déjà réparti entre deux types de représenta-
tions : celles spécifiquement attachées aux archétypes, et cel-
les qui sont imprégnées dans les images d’une culture don-
née.
On a déjà dit que les archétypes sont pluriels et qu’ils
constituent le polythéisme foncier des valeurs imaginaires et
le caractère dilemmatique de tout sermo mythicus. Le mythe est
un sermo mythicus, c’est-à-dire un récit sans démonstration, ni
but descriptif, qui vise avant tout à montrer comment les for-
ces diversifiées s’organisent en un univers mental systémique,
malgré leur nature plurielle, polythéiste, contradictoire (IM :
142).
Cet inconscient collectif particulier « se prend (comme
on le dit du plâtre qui se prend dans un moule) quasi immé-
diatement dans les images symboliques portées par l’environ-
nement culturel » (IM : 142). La réalisation d’une cité incarne
5 • IMAGINAIRE COLLECTIF ET IMAGINAIRE INDIVIDUEL 143

dans la réalité le rêve de la cité idéale : « Les cités, les cons-


tructions de la société viennent capter et identifier la pulsion
des archétypes dans la mémoire du groupe. La cité concrète
vient modeler le désir de cité idéale [...]. Les verbes et les
épithètes se substantifient. Les dieux de l’archaïque Latium
prennent des visages, et épousent les querelles du panthéon
image des Hellènes » (IM : 142). Cette archéosociologie repère
ainsi les phénomènes de première imprégnation culturelle.
Le moi social est une seconde instance fondatrice d’ima-
ges sociales approuvées qui vont s’incarner dans les rôles so-
ciaux permis et gratifiés par la société. Métaphoriquement, le
moi social serait constitué comme un ensemble actanciel se-
lon la terminologie d’Yves Durand (IM : 143). Ce second ni-
veau fondateur entraîne celui des substantifications comme
l’attribution des rôles humains qui se théâtralisent. Le theatrum
societatis, le théâtre de la société, implique des rôles diversi-
fiés. Les instances hiérarchisées, conflictuelles et hétérono-
mes de la cité idéale mettent en scène des personnages du jeu
social, des rôles sociaux, qui eux aussi sont pluriels (IM : 143).
Le mythe tend à honorer les rôles les plus adéquats à la
rationalisation et à la conceptualisation d’un système politi-
que. Comme dans un régime démocratique seront favorisées
les techniques de la technocratie, l’administratif et le juridic-
tionnel conduisant finalement à la bureaucratie. Mais les rô-
les sociaux en contrepoint, bien qu’ils soient négligés et mar-
ginalisés, jouent la fonction de réser voir pour les
ressourcements mythologiques. Des chercheurs ont montré
comment les tziganes, les toxicomanes ou les marginaux sont
le soutien d’un mythe très riche dans la psyché collective79.
Cette négativité introduite joue un rôle important pour la

79. Martine Xiberras, Les Théories de l’exclusion. Pour une construction de l’imagi-
naire de la déviance (Méridiens Klincksieck, 1993), Paris, Armand Colin, 1998.
144 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

régénération du mythe. Retenons pour la commodité de no-


tre topique la classification des rôles en positif et négatif
comme les anciens grecs ou latins, les divinités en intra et extra
muros (IM : 144).
Enfin, le surmoi collectif figure l’ensemble des rôles so-
ciaux avouables. Les rôles positifs s’institutionnalisent en un
système unique, tandis que les rôles négatifs sont dispersés en
un ruissellement confus et anarchique d’opposants. Pour
Durand, « le surmoi social serait plutôt passible d’une socio-
logie juridique et institutionnelle » (IM : 145). Il peut être
défini comme le réservoir des codes, des juridictions, des rè-
gles pédagogiques, des visées idéologiques ou utopiques, de
la personnalité dans la norme, des plans, programmes, etc.,
dans la norme. Le surmoi social peut se mettre au singulier,
tandis que le ça anthropologique demeure au pluriel (IM :
144).
Cette topique socioculturelle ne représente qu’une mé-
taphore des trajets et des produits dans lesquels s’incarne l’ima-
ginaire collectif. Cette tentative d’incarnation ne peut être
qu’approximative puisqu’elle correspond à l’opération qui
voudrait que « tandis que le mythos se positivise en epos [en
récit épique], il se logicise en logos [en discours rationnel] »
(IM : 145). Mais il est difficile de réconcilier ces deux champs
de notions qui s’opposent déjà depuis la Grèce tardive : la
méthode scientifique ou technoscientifique, rationnelle et
expérimentale, le logos, contre les autres domaines de la pen-
sée, beaux-arts, poésie, mystique, religion et leurs « folles ima-
ginations », le mythos (IM : 145). La Grèce tardive accentue
cette distinction platonicienne, oppose le logos (le discours
mais aussi le calcul) au mythos, le discours aussi, mais teinté de
la notion péjorative de fable, d’image fantaisiste, procédure
réservée aux poètes, aux artistes, aux mystiques. Notre cul-
ture tend enfin à rapprocher ces deux démarches, voire à les
rejoindre au sein d’un dénominateur sémantique commun.
5 • IMAGINAIRE COLLECTIF ET IMAGINAIRE INDIVIDUEL 145

FONCTIONNEMENT DE LA TOPIQUE

Le lien qui permet de relier ces trois instances de la topi-


que sociale sont le niveau fondateur mythique, le niveau
actanciel des rôles et le niveau des entreprises rationnelles
logiques. Leur ensemble forme le sermo mythicus, le mythe,
composé à son tour des mythèmes. Il devient dès lors possible
de classer les mythèmes selon leur durée. Des phases de dé-
senchantement succèdent à des phases de réenchantement
imaginaire. Il y a une usure des mythes trop aménagés, et dans
leur déclin et leurs deltas ruissellent d’autres mythes occultés.
Ainsi, le mythe chrétien sous-tend un bon millénaire de
la sensibilité, des valeurs et des discours de l’Europe. Mais à
l’intérieur de ce grand mythologème se greffent d’autres gran-
des images : l’image mariale aux XIIe et XIIIe siècles, les ima-
ges de crucifixion aux XIVe et XVe siècles, la statue d’Hercule
à la Renaissance, les images solaires du classicisme et de
l’Aufklärung, les images prométhéennes des XIXe et XXe siè-
cles (IM : 149).
L’imaginaire mythique fonctionne comme une lente
noria (machine hydraulique qui sert à élever l’eau) qui, pleine
des énergies fondatrices, se vide et refoule par des codifica-
tions et des conceptualisations, puis replonge avec les rôles
marginalisés, contraints à la dissidence. Les mythes les plus
coriaces résistent à l’usure scolastique et conceptuelle et peu-
vent reprendre vie, métamorphosés, parfois méconnaissables.
Le mythe peut perdre en cours de route certains de ses
mythèmes fondateurs, et en intégrer d’autres. Ainsi, Promé-
thée se transforme en Faust, puis Faust ne suffit plus au XIXe
siècle qui voit le retour d’Orphée, de Dionysos, et même d’Her-
mès, et les Zarathoustra et les Wotan, etc. (IM : 150).
L’inconscient social n’est pas enfermé dans une attitude
unique. La société chrétienne des premiers siècles après Jé-
146 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

sus-Christ à nos jours contient énormément de mouvements,


hérésies, schismes. Même la société décadentiste et symboliste
de 1860 à 1920, qui se prolonge jusqu’à nous par bien des
aspects, utilise le même mythe de Prométhée, passant par dif-
férentes phases, pour l’user puis l’éclipser.
Gilbert Durand développe plus particulièrement l’exem-
ple du fonctionnement de la topique contemporaine. Selon
lui, nous vivons encore le mythe du vieux Prométhée du XIXe
siècle dans nos pédagogies, le mythe de Dionysos dans nos
médias, et un tout petit peu du mythe du XXe siècle hermétiste.
Ainsi le schéma du bassin sémantique semble encore vraiment
heuristique, puisqu’il nous permet de lire les deux mythèmes
qui s’opposent. Nous avons d’un côté un mouvement ascen-
dant, vers la rationalité et l’institutionnalisation, et de l’autre
un mouvement descendant et contestataire. Le mythe ascen-
dant qui s’épuise est celui de Prométhée, et les courants my-
thologiques qui s’abreuvent aux profondeurs du ça, de l’in-
conscient social, sont ceux de Dionysos et d’Hermès (IM : 152).
Le mythe hermétiste ouvre sur la prise de conscience d’un
ancien savoir datant d’avant la Renaissance, qui utilise les rè-
gles de la similitude, et non pas seulement les règles d’exclu-
sion du système hypothético-déductif.

LES IMAGINAIRES INDIVIDUELS ET LE TEST AT9

Yves Durand80, psychologue et ami de Gilbert Durand, a


élaboré un outil qui permet de diagnostiquer l’imaginaire des
individus à partir du modèle durandien des Structures anthro-
pologiques de l’imaginaire. Cette procédure a pour but de re-
cueillir des échantillons d’univers mythiques individuels, ou

80. Yves Durand, L’Exploration de l’imaginaire. Introduction à la modélisation des


univers mythiques, Paris, Bibliothèque de l’espace bleu, 1988.
5 • IMAGINAIRE COLLECTIF ET IMAGINAIRE INDIVIDUEL 147

des micro-univers mythiques, susceptibles de faire l’objet d’une


classification selon les trois grandes structures de l’imaginaire.
Le modèle théorique reprend ainsi les principales défi-
nitions du modèle durandien. Yves Durand retient principa-
lement la notion de structure et sa définition comme l’idée
qu’il s’agit bien d’un mode de regroupement ou de constella-
tion des images. Il existe bien trois structures propres aux deux
régimes de l’imaginaire, telles que les a décrites Gilbert
Durand. La fonction imaginaire apparaît à travers l’agence-
ment, le mode de groupement des symboles, qui agit par la
méthode de convergence des images.

Régimes Diurne Nocturne

Structures Schizomorphe Synthétique Mystique


(logiques)

déficit pragmatique harmonisation redoublement


Spaltung des contraires persévération
hyperbolisation dialectique viscosité
antithèse histoire sensorialité
progrès gulliverisation

Les structures sont donc définies comme la répétition


ou la redondance (l’exagération) de groupements isomorphes
et comme la répétition thématique dans un récit, qui permet-
tent de rendre compte de l’axe ou de la polarité autour des-
quels constellent les symboles.
Nous avons vu avec Gilbert Durand comment chaque
image, chaque symbole se laisse décrire empiriquement grâce
à des sous-ensembles de signifiants avec lesquels il peut s’inté-
grer pour former une structure. Mais chaque symbole placé
isolement peut paradoxalement revêtir toutes ouvertures
148 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

sémantiques indéfinies. Le symbole prend moins ce sens po-


lysémique lorsqu’il est placé dans un discours et qu’une cer-
taine fermeture se réalise.
Pour Yves Durand, la théorie durandienne indique com-
ment ça se structure, et ce qui structure. En outre, « ce qui
structure », c’est dans tous les cas le désir de résoudre l’an-
goisse. Yves Durand se propose ainsi d’élaborer un modèle
instrumental comportant des « stimuli symboliques » suscep-
tibles de provoquer à la fois le problème de l’angoisse et les
moyens de le résoudre.
Le modèle expérimental reprend les résultats de la clas-
sification durandienne pour en choisir quelques éléments
particuliers pour un test. La méthode du choix de ces élé-
ments constituant le test suppose que l’on recueille à la fois la
création de messages composés de symboles et l’agencement
ou l’organisation de ces symboles dans le message, c’est-à-dire
à la fois les images et leur agencement en une histoire. Yves
Durand a donc composé un test à partir du choix raisonné de
neuf stimuli symboliques ou archétypes que l’on propose
comme point de départ à la double construction d’un dessin
et d’un récit.
Le choix des neuf archétypes correspond au choix de
neuf stimuli d’images, deux posant le problème de l’angoisse
face au temps et à la mort, puis trois proposant des images de
résolution, de construction de solutions à ce problème. Yves
Durand attend ainsi, d’une part, la mise en acte de l’imagi-
naire du sujet interrogé au moyen de la méthode et du geste
graphique : le dessin. Dans un deuxième temps, il attend
d’autre part, de ce test, la mise en lien de ces éléments, ou la
construction d’une histoire fictive, élaborée à la manière d’un
mythe ou d’un conte : le dessin est expliqué par un court ré-
cit de la part du sujet.
5 • IMAGINAIRE COLLECTIF ET IMAGINAIRE INDIVIDUEL 149

Le protocole de passation de ce court questionnaire est


aisé et facilement réalisable, il nécessite peu de matériel et
peu de temps. Voici comment Yves Durand en décrit le dérou-
lement. On remet au sujet une liasse de cinq feuilles à dessin
de format 21 x 27 cm. Sur la première page sont indiquées les
consignes (voir en annexe). En haut de la page deux, est indi-
qué le texte suivant : « Composez un dessin avec : une chute,
une épée, un refuge, un monstre dévorant, quelque chose de
cyclique (qui tourne, qui se reproduit ou qui progresse), un
personnage, de l’eau, un animal (oiseau, poisson, reptile ou
mammifère), du feu. » Sur la page trois, on lit : « Expliquez
votre dessin, par un récit, un texte écrit. » Enfin, en page qua-
tre, un court questionnaire est à remplir pour compléter ces
informations sur le dessin et sur l’histoire racontée81.
Comment s’est effectué le choix des neuf archétypes dans
l’ensemble du tableau de la classification des symboles ? Yves
Durand explique longuement les raisons méthodologiques de
ces choix qui vont par trois. Un héros, sur lequel peut se gref-
fer une histoire, et deux éléments porteurs d’images d’angoisse
et de mort : la chute et un monstre dévorant. Puis trois élé-
ments « embrayeurs de structuration », c’est-à-dire qui vont
permettre d’invoquer les régimes d’images diurne ou noc-
turne : l’épée, le refuge, et quelque chose de cyclique, qui
tourne, qui se reproduit ou qui progresse. Enfin, trois élé-
ments complémentaires – l’eau, l’animal et le feu –, dont les
invocations d’images viennent renforcer les six éléments déjà
choisis.

81. À ce stade le lecteur est invité à réaliser lui-même le test ; voir le question-
naire en annexe « Le Questionnaire de l’AT9 ». Les parties suivantes de
l’exposé permettent en effet d’apporter les éléments explicatifs nécessaires
à la classification des tests : structure de l’univers micro-mythique ainsi com-
posé.
150 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

LE PERSONNAGE

Le personnage est un élément de dramatisation possi-


ble, car il peut jouer le rôle du héros principal, sujet ou cen-
tre de diverses actions ou activités, gestes et schèmes possi-
bles. L’analyse du héros apportée par le regard de la critique
littéraire a bien montré comment, en rapport avec ce person-
nage nucléaire, se masquent des données très en rapport avec
la personnalité de l’auteur. Quelle que soit la fiction inventée,
il s’instaure entre le héros et son auteur, entre l’auteur et son
double, une relation dialectique du créateur et de son mas-
que. Pour construire des micro-univers mythiques, nos sujets-
créateurs disposent ainsi d’un acteur-héros, à partir duquel ils
pourront structurer une histoire.
Yves Durand a préféré le terme de personnage au terme
du héros qui connote trop la thématique héroïque. L’étymo-
logie du personnage renvoie à la notion de masque, et per-
met suffisamment de distanciation, pour rendre compte de la
dimension mythique, littéraire ou théâtrale, c’est-à-dire de
fiction ou de « fabulation », grâce à laquelle l’imaginaire indi-
viduel peut s’exprimer. Comme le modèle choisi comporte
trois personnages vivants, le personnage, le monstre dévorant
et l’animal, chacun peut promouvoir une fonction différen-
ciée, et ils peuvent composer ensemble une dramatisation
mythique.

LA CHUTE ET LE MONSTRE DÉVORANT

Les éléments choisis pour signifier le problème du temps


et de la mort, de l’angoisse, sont les images de la chute et du
monstre dévorant. La chute est stricto sensu un schème, un tra-
jet dynamique proche d’un geste. En s’actualisant, le schème
de la chute devient un archétype, l’engramme de la sensation
5 • IMAGINAIRE COLLECTIF ET IMAGINAIRE INDIVIDUEL 151

de vertige. En tant que première expérience de la peur chez


le nouveau-né, ou du problème de la marche pour le petit
enfant, l’image de la chute continue de représenter pour
l’adulte un signifiant du rappel brutal de la condition des
hommes, terrestre et fragile. La chute symbolise l’échec sous
ses multiples formes, la perte d’un point d’appui.
En tant que métaphore, la chute désigne autant les ori-
gines de l’homme (la naissance), que la fin (la mort). Enfin,
dans la tradition judéo-chrétienne, l’image de la chute est as-
sociée au péché originel et à l’idée de la punition et imprè-
gne tout le système des valeurs morales de l’Occident. On peut
donc accorder au schème de la chute un rôle de stimulus cer-
tain pour suggérer une dimension de l’angoisse humaine.
Parmi les deux catégories restantes qui permettent de
symboliser les visages du temps, Yves Durand a préféré le sym-
bolisme de l’animalité anxiogène au symbolisme de la nuit
inquiétante (plus difficile à dessiner). De plus le symbolisme
de l’animal est plus polymorphique, pouvant prendre la forme
des animaux domestiques, en passant par les serpents, les
monstres, dragons, etc. Ils renvoient la plupart du temps à la
fonction dévorante.

LES ÉLÉMENTS EMBRAYEURS DE STRUCTURATION

Parmi les trois catégories de symboles qui figurent l’ima-


ginaire du régime diurne, ascensionnels, spectaculaires et
diaïrétiques, Yves Durand a choisi l’épée, parce qu’elle con-
centre toutes les caractéristiques héroïques du régime diurne :
la lumière et la Spaltung, « couper » et combattre. L’utilisa-
tion de l’image de l’épée rend bien compte du sémantisme
de la coupure, de la séparation, de la destruction, de la purifi-
cation même, et permet de reconnaître l’utilisation du régime
héroïque de l’image.
152 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

À l’inverse, le choix du refuge relève d’une fonction


imageante inversée, et révèle un régime nocturne de l’imagi-
naire en rapport avec les structures mystiques. L’archétype
du refuge s’inscrit dans les deux pôles symboliques de l’inver-
sion et de l’intimité, et, en cela, il stimule les processus
d’euphémisation antiphrasique : se protéger nécessite de la
redondance protectrice. La grotte, la maison, tous les conte-
nants, en général, qui évoquent cette atmosphère de repos,
de quiétude et d’intimité reposante, permettent de déceler la
fonction de l’imaginaire mystique, structure première du ré-
gime nocturne.
Les schèmes cyclique et progressiste permettent de ren-
dre compte de la seconde structure d’harmonisation des con-
traires du régime diurne, la structure synthétique. Les quatre
sous-structures de la structure synthétique sont encore clas-
sées dans le régime nocturne, mais rappelons que ces derniè-
res « intègrent, en une suite continue, toutes les autres inten-
tions de l’imaginaire », et peuvent aussi venir consteller et
glisser dans les catégories du régime diurne.
C’est le cas du bâton qui constelle avec l’arbre, mais qui
peut aussi se figer en bâton de commandement, et glisser
sémantiquement vers le sceptre. Hésitant à choisir un seul des
deux schèmes cyclique ou progressiste comme embrayeur de
structuration pour la structure synthétique, Yves Durand a fi-
nalement opté pour la description, pour une expression même
de ces schèmes : quelque chose de cyclique, qui tourne, qui
se reproduit ou qui progresse. En effet, plutôt que leurs sym-
boles qui ne se prêtent pas au dessin, comme l’année, le ca-
lendrier, la lune, la roue, il a préféré l’expression « quelque
chose qui tourne ». Pour garder l’archétype du fils, il a opté
pour l’expression « quelque chose qui se reproduit ». Enfin,
plutôt que l’arbre qui symbolise le plus couramment ce pas-
sage des rêveries cycliques aux rêveries progressistes, il a pré-
féré « quelque chose qui progresse ».
5 • IMAGINAIRE COLLECTIF ET IMAGINAIRE INDIVIDUEL 153

LES ÉLÉMENTS COMPLÉMENTAIRES

Ces archétypes sont choisis parce qu’ils permettent un


renforcement sémantique de la structure symbolique qu’en-
visage de réaliser un sujet. Leur polyvalence sémantique leur
permet de s’intégrer à n’importe quelle constellation d’ima-
ges et, par là même, à révéler l’orientation de l’organisation.
L’eau du régime diurne est schizomorphe. Elle est tout autant
noire et hostile, d’aspect ténébreux et néfaste, substance de
mort, que limpide et lustrale, substance de pureté pouvant
suffire à purifier. L’eau dans le régime nocturne prend en-
core d’autres représentations. L’eau mystique devient colo-
rée et s’épaissit, elle devient le véhicule de la teinture. L’eau
synthétique, c’est l’eau du cycle, fertilisante et promesse du
cycle végétal de la vie, mais aussi retour au chaos primordial, à
l’informe, par ses histoires diluviennes.
L’image de l’animal est la plus fréquente et la plus ba-
nale, et se prête le plus facilement à la classification. Les struc-
tures schizomorphes préfèrent les oiseaux, comme accessoi-
res de l’aile, véritablement ascensionnelle, et porteuse de
qualités morales. Le poisson est l’animal des structures mysti-
ques, symbole du contenant redoublé, contenant contenu,
véritable animal gigogne. Il offre à l’imaginaire toute la gamme
des processus d’inversion, d’emboîtement, de gulliverisation.
Il substitue l’avalage, plus doux à la rêverie que la dévoration
mordicante. Enfin, l’animal des structures synthétiques est le
serpent, triple symbole de la transformation temporelle, de la
fécondité et enfin de la pérennité ancestrale. À la fois animal
qui mue tout en restant lui-même, il est le grand symbole du
cycle temporel.
Le feu est la métaphore même du danger non
maîtrisable, évoquant encore les grandes catastrophes natu-
relles des incendies, volcans, guerres, sécheresses, isomorphe
154 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

avec le soleil noir et terrible proche parent de Kronos. Le feu


schizomorphe est purificateur, parent de la flèche ignée, de
l’éclair. Le feu de la structure mystique est un feu de chaleur
douce comme le feu de l’âtre ou le feu culinaire. Enfin, le feu
obtenu par frottements est isomorphe avec le rythme, c’est
un feu synthétique.

LES RÉSULTATS : LA CLASSIFICATION

L’AT9 a été testé par Yves Durand sur des milliers de


sujets, par Jean Moreno 82 sur une population de
pharmacodépendants à l’alcool, et par Danièle Rocha-Pitta
sur des centaines de jeunes Brésiliens de Recife.
Deux principes guident la classification de ces dessins
dont l’objectif est d’évaluer l’existence d’une composition ou
d’une histoire en terme de structure propre à l’imaginaire.
D’une part, la possibilité de définir à partir du dessin et du
récit un thème principal, existentiel ou actanciel, c’est-à-dire
la possibilité de définir une action ou un rôle joué par le hé-
ros-sujet. D’autre part, la possibilité de déterminer autour de
cette thématique une structuration homogène des neuf élé-
ments proposés.
Lorsque les compositions parviennent à former un en-
semble cohérent ou congruent avec les 9 éléments autour
d’une thématique principale, nous obtenons un processus de
structuration homogène. Mais, lorsque le dessin n’est pas com-
plet, qu’il omet certains éléments ou ne les intègre pas au
dessin, ou encore qu’il ne peut justifier de façon satisfaisante
de leur présence, nous obtenons des processus de structura-
tion défectueux.

82. Yves Durand et Jean Moreno, L’Imaginaire de l’alcoolisme, Paris, Éditions uni-
versitaires, 1972.
5 • IMAGINAIRE COLLECTIF ET IMAGINAIRE INDIVIDUEL 155

De même, lorsque l’action représentée est en faveur du


héros-sujet, nous pouvons en déduire que la fonction d’ima-
gination a rempli son contrat en résolvant l’angoisse posée
par le temps et la mort. Mais, à l’inverse, il existe des dessins
où les séries sont négatives, c’est-à-dire que le dessin et l’his-
toire présentent des actions négatives pour le héros-sujet. Les
séries négatives pourraient témoigner d’angoisses non réso-
lues.
Les dessins présentant des séries congruantes d’images
et d’histoires se laissent alors classer selon qu’elles décrivent
l’univers héroïque, l’univers mystique ou l’univers synthéti-
que. L’action héroïque s’articule autour des trois éléments
du personnage, de l’épée et du monstre. Face au danger du
monstre, valorisé souvent par sa grande taille et sa gueule éden-
tée, le personnage se sert de l’épée pour un combat. Dans
l’univers mystique, au contraire, l’action du personnage se
déroule dans une atmosphère de repos, d’équilibre et
d’harmonie. C’est une action simple de la vie quotidienne,
comme simplement contempler la nature de son refuge.
Enfin, dans l’univers synthétique, le personnage participe à
un double univers, à la fois héroïque et mystique. Ou bien
deux actions se déroulent en même temps (dans deux plans
de réalité distincts), ou diachronique, ou successivement, soit
synchronique.
Conclusion
Sur les chemins de l’imaginaire collectif
○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○

Le chemin parcouru avec Gilbert Durand a permis de


souligner l’importance fondamentale de la part d’imaginaire
dans le rêve collectif et les mythes contemporains. Comme il
le dit lui-même, « la part de l’imaginaire – dont le rêve est
une grande manifestation – est indispensable à la vie normale
de l’homme comme de l’animal » (IM : 39). Avec Gilbert
Durand, nous pouvons déclarer que « nous, anthropologues,
constatons sur le plan collectif (culturel et social), lorsqu’on
essaie de priver l’adulte blanc et civilisé de l’attitude rêveuse,
sinon rêvante, ou du pouvoir constitutif des mythologisations,
comme cela s’est fait dans les pédagogies positivistes, [qu’]il
se fait un transfert de ce pouvoir vital vers les horizons sauva-
ges de rêveries en liberté » (IM : 40). Si certains siècles ont
refusé de considérer la fécondité de l’imaginaire, il appert,
selon Durand, que depuis la fin du XIXe nous sommes en-
trés, par différentes motivations, dans une zone d’intenses
remythologisations. Or, « un mythe en lui-même n’est ni bon
ni mauvais. C’est l’utilisation que l’on en fait, c’est son totali-
tarisme “monocéphale83” qui peut être dangereux » (IM : 41).

83. Patrick Tacussel, 1984, L’Attraction sociale. La dynamique de l’imaginaire dans


la société monocéphale, Paris, Librairie des Méridiens.
84. Edgar Morin et Anne Brigitte Kern, Terre-Patrie, Paris, Seuil, 1993.
158 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

La vision du monde occidentale, sa conception de l’être


et du réel est en train de disparaître dans un pluralisme d’ex-
pressions : « Non seulement les mythes éclipsés recouvrent les
mythes d’hier et fondent l’épistémè d’aujourd’hui, mais en-
core les savants à la pointe des savoirs de la nature ou de
l’homme prennent conscience de la relativité constitutive des
vérités scientifiques, et de la réalité pérenne du mythe. Le
mythe n’est plus un fantasme gratuit que l’on subordonne au
perceptif et au rationnel. C’est une res réelle, qu’on peut ma-
nipuler pour le meilleur comme pour le pire » (IM : 46).
L’archétypologie se présente ainsi comme un formidable outil
pour la connaissance, un instrument que chacun peut s’ap-
proprier pour apprivoiser son propre imaginaire, individuel
mais aussi collectif. Chacun peut se l’approprier pour dévoi-
ler à ses propres yeux la part d’imaginaire collectif qui le ta-
raude.
Finalement, à l’aube du XXIe siècle, force nous est de
constater que l’humanité sort à peine de « l’âge de fer plané-
taire », de la « préhistoire de l’esprit humain », car ses princi-
paux rêves collectifs, ses utopies vitales, restent encore à réali-
ser84. Plus encore, la survie même de l’humanité est toujours
à organiser, et cette urgence passe par la reconnaissance des
problèmes engendrés par la modernité, problèmes devenus
communs à l’échelle internationale, problèmes impliquant
désormais toute la planète Terre. Cette première finalité con-
crète se dédouble en une seconde, plus morale ou plus spiri-
tuelle, et qu’Edgar Morin définit dans les termes d’un « ac-
complissement de l’humanité », ou d’une « poursuite de
l’hominisation ».
En effet, le développement de l’humanité peut désor-
mais être conçu collectivement comme le développement des
C ONCLUSION SUR LES CHEMINS DE L’IMAGINAIRE COLLECTIF 159

potentialités de l’humain, psychiques, spirituelles, éthiques,


sociales et culturelles. Depuis les années 1960, pour Edgar
Morin, comme pour Gilbert Durand, l’histoire de notre pla-
nète a été revisitée pour nous donner l’idée d’une nouvelle
unité anthropologique de l’humain, d’une « carte d’identité
terrienne », qui nous serait commune à tous, à chacun. C’est
cette découverte qui conditionne désormais la recherche de
la nouvelle épistémologie capable de concevoir l’idée d’inva-
riants anthropologiques.
Jusqu’à présent, il est possible de résumer l’histoire de
l’humanité avec des sociologues comme Simmel et Morin,
comme l’histoire d’une diaspora de petites sociétés qui s’igno-
rent ou se font la guerre. Ayant tout d’abord vécu repliées sur
elles-mêmes, elles ont superbement fait fi des différences qui
les séparaient. Puis, les systèmes et les réseaux d’échange al-
lant en s’amplifiant, les sociétés ont reconnu ces différences,
mais en se les représentant comme des « étrangetés ». Ces dif-
férences sont ainsi devenues des sources permanentes de con-
flit, et les sociétés se percevant comme rivales n’ont eu de cesse
que de s’entretuer. Pourtant, les sociétés se sont toutes pen-
sées sous forme de mythes et elles ont toutes dansé au rythme
de la musique. Elles ont toutes tenté de se représenter ou d’ap-
procher leur propre imaginaire au moyen des expressions sym-
boliques.
Jusqu’à présent, cette diversité et cette richesse cultu-
relle de l’humanité n’ont servi qu’à occulter l’unité anthro-
pologique de l’être humain. Depuis la seconde moitié du XXe
siècle, différentes raisons – motivations collectives – nous per-
mettent de voir surgir une autre représentation de l’huma-
nité et de son devenir. Mais cette représentation surgit dou-
blement, à travers la nouvelle épistémologie comme nous
l’avons étudié, mais aussi à « travers l’antagonisme irréducti-
ble de la mondialisation/balkanisation des cultures », selon
160 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

l’expression de Morin, à travers le phénomène de l’interna-


tionalisation de l’économie et des cultures.
La mondialisation comme phénomène économique de
la production, de la consommation et surtout de la communi-
cation à grande échelle, a permis d’accélérer cette prise de
conscience de problèmes qui seraient communs à notre pla-
nète tout entière. Pour Edgar Morin il s’agit de deux types de
problèmes distincts bien définis. Des problèmes de « première
évidence », comme le dérèglement économique mondial qui
conduit à la destruction des hommes, des cultures, de la bio-
sphère, et qui révèle le problème de la survie écologique de
l’humanité. Et des problèmes de « seconde évidence », comme
la crise des valeurs, l’itinérance morale, la perte des valeurs
éthiques, qui découlent de l’effondrement de nos principaux
systèmes de pensée : notre « foi » dans le progrès et le déve-
loppement s’étiole. Comment croire aux progrès du capita-
lisme, à ses promesses de biens terrestres, de bien-être maté-
riel, comment croire au socialisme et à son « paradis terrestre »,
après les terribles progrès de la barbarie du XXe siècle (guer-
res mondiales, nazisme, stalinisme, catastrophes écologiques) ?
Les sociétés « développées » sont donc devenues des so-
ciétés duales ou à deux vitesses, avec des pôles d’inclusion,
d’exclusion et de flexibilité sociale. Les mégalopoles ont en-
gendré une misère morale et matérielle qui se laisse de moins
en moins cacher. Les individus sont certes libres ou « autono-
mes » – du moins dans l’apparaître –, mais ils sont aussi atomi-
sés, isolés, égoïstes, égocentriques et ethnocentriques. Le
modèle abouti des rapports sociaux de la modernité a con-
duit à la vacuité du lien social. Dans le même temps, ce déve-
loppement ou ces progrès de la modernité ont conduit à l’ago-
nie les sociétés traditionnelles, à la mort de leurs cultures
rurales et régionales certes, mais néanmoins millénaires. La
barbarie de notre nouveau monde a donc révélé au moins
C ONCLUSION SUR LES CHEMINS DE L’IMAGINAIRE COLLECTIF 161

deux de ses visages masqués : la figure déjà ancienne des fana-


tismes (cruauté, racisme, nationalismes, intégrismes...), ren-
forcée, décuplée par la nouvelle barbarie anonyme et glacée
de la bureaucratie, de la technoscience et du bug annoncé de
nos moyens sophistiqués de communication.
Peut-être serait-il possible de distinguer dès aujourd’hui
des problèmes de troisième évidence qui seraient sous-jacents
à ces deux premières séries et qui concerneraient plus spécifi-
quement les problèmes « d’inconscience collective ». Ces pro-
blèmes seraient induits par une conscience collective de l’âge
de fer humanitaire, une conscience collective désagrégée qui
ne parvient pas à se percevoir en tant que telle.
Dans notre siècle « d’accélération technique, une péda-
gogie tactique de l’imaginaire apparaît comme plus urgente »
(IS : 123) pour nous permettre de parfaire ce programme de
réflexion et d’action qui nous ferait sortir de cet âge de fer de
l’esprit humain. Or, l’archétypologie apparaît bien comme cet
outil, héritage et synthèse de nos connaissances, qui peut per-
mettre d’approcher l’imaginaire qui taraude et qui construit
aujourd’hui ce que nous définissons comme notre réel. Cette
lecture pratique de l’œuvre de Gilbert Durand détient ainsi
une perspective théorique et pratique : fédérer les sciences,
dont les sciences humaines, et notamment l’anthropologie
politique, grâce à un imaginaire qui serait – qui est déjà –
commun, malgré ses expressions divergentes. L’émergence
d’une conscience planétaire, qui serait connue et voulue
comme telle, passerait donc par un patient travail d’approche
de nos imaginaires individuels et collectifs respectifs.
L’unité anthropologique de l’humain poursuit sa cons-
truction à la fois théoriquement, comme la recherche d’un
modèle de représentation, et concrètement, comme la recher-
che au quotidien d’une « unicité » des peuples et des cultu-
res. Une tension féconde se dévoile ainsi entre, d’un côté, la
162 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

reconnaissance de grands invariants anthropologiques, et de


l’autre l’inépuisable richesse du polythéisme et de ses incar-
nations dans le cosmopolitisme ou le multiculturalisme con-
temporain. Ce sont bien les perspectives et les postures pro-
posées par les analyses de la sociologie contemporaine, à
travers les notions de complexité d’Edgar Morin ou celle d’ar-
chitectonique de Michel Maffesoli. Le modèle de la sensibi-
lité et de la logique propre à l’unicité comme à la systémie
sociale demeure toujours à parfaire concrètement. Toute la
pensée de Gilbert Durand semble ainsi tendue par ce dessein
et ce projet sous-jacent. Et ce modèle s’éclaire d’une lueur
particulière qui ressemble à celle de l’espoir lorsque l’on dé-
couvre et partage combien cette théorie est opérationnelle,
même inachevée et à construire de concert.
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1
Annexes
Questionnaire Archétype-Test à 9 éléments
○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○

PROTOCOLE DE PASSAGE DU QUESTIONNAIRE

1 - Étape un

Composez un dessin avec : « une chute, une épée, un refuge, un


monstre dévorant, quelque chose de cyclique (qui tourne, qui se
reproduit ou qui progresse), un personnage, de l’eau, un animal
(oiseau, poisson, reptile ou mammifère), du feu ». Durée : 30 minu-
tes, un crayon bien taillé sans gomme.

2 - Étape deux

Expliquez votre dessin par un texte, un récit écrit.

3 - Étape trois

Remplir le questionnaire suivant :

I- Répondez avec précision aux questions suivantes :

a) Autour de quelle idée centrale avez-vous construit votre com-


position ? Avez-vous hésité entre deux ou plusieurs solutions ?
Si oui, lesquelles ?

b) Par quoi (lecture, film, etc.) avez-vous été éventuellement ins-


piré ?
170 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

c) Indiquez, parmi les 9 éléments de votre composition :

c1) les éléments essentiels autour desquels vous avez bâti votre
construction ;

c2) les éléments que vous auriez aimé éliminer. Pourquoi ?

d) Comment se termine la scène que vous avez imaginée ?

e) Si vous deviez, vous, participer à la scène que vous avez compo-


sée, où seriez-vous ? Que feriez-vous ?

4 - Étape quatre

Pour analyser votre dessin.

II- Dans le tableau suivant il s’agit de préciser :

Colonne A - Par quoi vous avez représenté les 9 éléments.

Colonne B - Le rôle, la raison d’être de chacune de vos repré-


sentations.

Colonne C - Ce que symbolise pour vous chacun des 9 éléments.

Commentaires

Il s’agit d’une épreuve d’imagination ; même si vous ne savez pas


dessiner, cela ne fait rien. Il n’y a pas de mauvaises réponses dans ce
test. Pour l’animal, choisissez celui que vous voulez, celui qui s’adapte
le mieux à votre composition. N’oubliez pas que vous devez utiliser
tous les éléments qui vous sont proposés. Cependant vous pouvez en
ajouter d’autres si vous le voulez.

Lorsque vous aurez terminé votre dessin, vous ferez un récit pour
raconter ce qui se passe dans votre composition.
ANNEXES 171

Sommaire
A B C
Élément Représenté par Rôle Symbolisant

Chute

Épée

Refuge

Monstre

Cyclique

Personnage

Eau

Animal

Feu

Variables sociologiques
Âge, sexe :
Diplômes, profession :
Statut matrimonial :
CLASSIFICATION ISOTOPIQUE DES IMAGES
RÉGIMES ou POLARITÉS DIURNE NOCTURNE

SCHIZOMORPHES SYNTHÉTIQUES MYSTIQUES


(ou héroïques) (ou dramatiques) (ou antiphrasiques)
1 idéalisation et « recul » autistique. 1 coïncidentia oppositorum 1 redoublement et persévération.
STRUCTURES 2 diaïrétisme (Spaltung). et systématisation. 2 viscosité, adhésivité antiphrasique.
3 géométrisme, symétrie, gigantisme. 2 dialectique des antagonistes, 3 réalisme sensoriel.
4 antithèse polémique. dramatisation. 4 mise en miniature (Gulliver).
3 historisation.
4 progressisme partiel (cycle) ou total.

Représentation objectivement hétéro- Représentation diachronique qui relie les Représentation objectivement homo-
PRINCIPES généisante (antithèse) et subjectivement contradictions par le facteur temps. Le généisante (persévération) et subjective-
d’explication et de homogénéisante (autisme). Les principes principe de CAUSALITÉ, sous toutes ses for- ment hétérogénéisante (effort anti-
justification ou d’EXCLUSION, de CONTRADICTION, mes (spéc. FINALE, et EFFICIENTE), joue phrasique). Les principes d’ANALOGIE, de
LOGIQUES d’IDENTITÉ jouent à plein. à plein. SIMILITUDE jouent à plein.

Dominante POSTURALE avec ses dérivés Dominante COPULATIVE avec ses dérivés Dominante DIGESTIVE avec ses
RÉFLEXES DOMINANTS manuels et l’adjuvant des sensations à dis- moteurs rythmiques et ses adjuvants sen- adjuvants cœnesthétiques, thermiques et
tance (vue, audiophonation). soriels (kinésiques, musicaux-rythmiques, ses dérivés tactiles, olfactifs, gustatifs.
etc.).
DISTINGUER RELIER CONFONDRE
SCHÈMES « VERBAUX » SÉPARER MÊLER MONTER MÛRIR REVENIR
CHUTER PROGRESSER RECENSER DESCENDRE, POSSÉDER, PÉNÉTRER
ARCHÉTYPES PUR SOUILLÉ HAUT BAS EN AVANT, ARRIÈRE, PROFOND, CALME, CHAUD, INTIME,
« ÉPITHÈTES » CLAIR SOMBRE AVENIR PASSÉ CACHÉ

Situation des « catégories » LE GLAIVE (Le Sceptre) LE BÂTON LE DENIER LA COUPE


du jeu de TAROTS
ARCHÉTYPES La Lumière Le Sommet Le Feu-flamme La Roue. Le Microcosme. La Demeure.
« SUBSTANTIFS » Les ténèbres. Le Gouffre. Le Fils. La Croix. L’Enfant, Le Poucet. Le Centre.
L’Air Le Ciel L’Enfer L’Arbre La Lune. L’Animal gigogne. La Fleur.
Le Miasme. Le Chef Le Germe. L’Androgyne. La Couleur, La Femme,
L’Arme héroïque L’Inférieur. Le Dieu pluriel. La Nuit. La Nourriture.
Le Lien. Le Héros La Mère. La Substance.
Le Baptême Le Monstre. Le Récipient.
La Souillure. L’Ange
L’Animal.
L’Aile
Le Reptile.
Le Calendrier, l’Arithmologie,
Le Soleil, L’Azur, L’Échelle, La Triade, La Tétrade, L’Astrobiologie.
L’Œil du Père, L’Escalier, L’Initiation, Le Sacrifice, Le Ventre, La Tombe,
Des symboles aux Les Runes, Le Bétyle, Le Dragon, Avaleurs et Avalés, Le Berceau,
Le « Deux Fois Né »,
synthèmes Le Mantra, Le Clocher, La Spirale, Kobolds, Dactyles, La Chrysalide,
Les Armes, La Ziqqurat, L’Orgie,
L’Escargot, Osiris, L’Île,
La Clôture, L’Aigle, Le Messie, L’Ours, L’Agneau, Les Teintures, La Caverne,
La Circoncision, L’Alouette, La Pierre philosophale, Le Lièvre, Les Gemmes, Le Mandala,
La Tonsure, etc. La Colombe, La Musique, etc. Le Rouet, Mélusine, Le Voile, La Barque,
Jupiter, etc. Le Briquet, Le Manteau, La Hotte, L’Œuf,
La Baratte, etc. La Coupe, Le Lait, Le Miel,
Le Chaudron, etc. Le Vin, L’Or, etc.
174 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

INTRODUCTION À LA MYTHODOLOGIE

Supplice des Templiers 1314 1316 Jean XXII pape

6
AS

Naissance
LT

de Bacon 1214 1216 † d’Innocent III


DE

CON
Vie active de François 1202 FLU
E
1226 †

NC
ES
de François
AUX 1322 Chapitre de
SE
DE Pérouse

2 3
E
AG

1334 † de
PART

Jean XXII
1198 Innocent III pape
1345 Palais
1182 Naissance de François des Papes
1242 † de Claire
RUIS

1
S
ELL

EM 1150 Le temps des cathédrales


E NTS
1254 † de F. Elie
1153 † de saint Bernard

E
RI LE UV
VE
S
1274 † de Bonaventure
NOM
D UF
4
5 1260 † de Thomas de Celano

Bassin sémantique du mythe


franciscain et « trend » séculaire
ANNEXES 175

INTRODUCTION À LA MYTHODOLOGIE

REPÈRES

1761 La Nouvelle Héloïse


1660 1762 Le Contrat social
1774 Werther
Classicisme 1781 Les Confessions
Critique de la Raison pure
1787 Don Giovanni
1715 1790 La Flûte enchantée
1er Faust
1797 Idées pour une philosophie de
RUISSELLEMENTS la nature
1799 Discours sur la religion
Lucinde
1800 Athenaeum
PARTAGE DES EAUX 1802 Génie du Christianisme
1805 Fidelio
1760 René
1807 Discours à la Nation allemande
CONFLUENCES Romantisme Phénoménologie de l’Esprit
1813 De l’Allemagne
1818 Le Monde comme Volonté et comme
NOM DU FLEUVE 1815 Représentation
1821 Le Freischütz
1827 Cromwell, † de Beethoven
1828 † de Schubert
RIVES 1830 Hernani
Cours de Philosophie positive
1831 Le Rouge et le Noir
Obéron
DELTAS 1838 Ruy Blas
1860 1839 La Chartreuse de Parme
1842 Rienzi
1843 Le Vaisseau fantôme
1851 Rigoletto
Décadentisme 1857 Les fleurs du Mal
Madame Bovary
1862 Salammbô
Les Misérables
1915

Phases d’un bassin sémantique


(le romantisme)
176 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

LE CONCEPT DE « TOPIQUE » SOCIOCULTURELLE

NIVEAU RATIONNEL
– Conceptualisation, Logos
– Pédagogie, épistémè, idéologie
– Epos, utopie, programmes, etc.

Rôles « positifs » NIVEAU ACTANTIEL Rôles « négatifs »


confortés par Les acteurs du jeu social marginalisés,
l’idéologie en place Rôles, hiérarchies, castes, dissidents
stratifications...

NIVEAU FONDATEUR
* Inconscient collectif culturel
– « Landschaft » et « Basic personality »
– Langue naturelle
* Inconscient collectif spécifique
« Ubilder », pluralité des archétypes

Topique du système social


ANNEXES 177

Table des matières


○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○

Introduction .................................................................. 7
1 Fonctions épistémologiques ................................ 13
2 De l’image à l’imaginaire ...................................... 29
Images et symboles ................................................ 30
Le langage symbolique des institutions ................ 33
Mythe, schème et identité collective .................... 37
3 L’archétypologie ................................................... 39
Fondements de la classification des symboles ...... 39
Le mythe et les grandes familles de symboles ...... 46
La description des deux constellations diurne et
nocturne des symboles .......................................... 48
Le régime diurne ................................................... 54
Le régime nocturne ............................................... 65
Première partie du régime nocturne :
La descente et la coupe ......................................... 68
Deuxième partie du régime nocturne :
Du denier au bâton ................................................ 81
4 Le bassin sémantique ......................................... 97
Définitions .............................................................. 97
Le rôle de l’exclusion de l’imaginaire
et la négativité ........................................................ 102
Les trois exemples et leurs hypothèses ................. 110
L’exemplarisme franciscain .................................. 113
178 PRATIQUE DE L’IMAGINAIRE

Le romantisme et la Naturphilosophie ................ 120


La remythologisation moderne ............................ 127
5 Imaginaire collectif et imaginaire individuel ...... 141
La notion de topique socioculturelle ................... 141
Fonctionnement de la topique ............................. 145
Les imaginaires individuels et le test AT9 ............ 146
Le personnage ....................................................... 150
La chute et le monstre dévorant ........................... 150
Les éléments embrayeurs de structuration .......... 151
Les éléments complémentaires ............................. 153
Les résultats : la classification ................................ 154
Conclusion : sur les chemins de l’imaginaire
collectif ........................................................................... 157
Bibliographie ................................................................. 163
Annexes .......................................................................... 167
ANNEXES 179
/H FRXUDQW GH O
LPDJLQDLUH  V
HVW
FRQVWUXLW GH IDoRQ SOXULGLVFL
SOLQDLUHHQVFLHQFHVKXPDLQHVHW
LO FRQWLQXH GH VH GpYHORSSHU
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KXL HQ OLWWpUDWXUH HQ
DQWKURSRORJLH HQ SV\FKDQDO\VH
HQ VRFLRORJLH *UkFH j VRQ IRQGD
WHXU*LOEHUW'XUDQGOHFRXUDQWGH
O
LPDJLQDLUH V
HVW IRUJp XQH SHU
VSHFWLYH WKpRULTXH HW GHV RXWLOV
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DQDO\VHHWOD
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LPDJLQDLUH GHV
FXOWXUHVHWGHVFLYLOLVDWLRQVG
KLHU 0DUWLQH;LEHUUDV
HWG
DXMRXUG
KXL HVW'RFWHXUHQ
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&XOWXUHOOHHW6RFLDOH
'DQV FHW RXYUDJH QRXV DERUGRQV
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RXWLOV HPSLULTXHV GpVRUPDLV j OD
SRUWpHGHVREVHUYDWHXUVPRGpOLVD
WHXUVGHO
LPDJLQDLUH/
DUFKpW\SR
ORJLH RX OD JUDQGH FODVVLILFDWLRQ
GHV LPDJHV HW GHV V\PEROHV
SHUPHWGHGpWHUPLQHUOHVJUDQGHV
IDPLOOHV RX UpJLPH GH O
LPDJH HW
GH O
LPDJLQDWLRQ GLXUQH RX
QRFWXUQH /D QRWLRQ GH EDVVLQ
VpPDQWLTXHSHUPHWG
DQDO\VHUOHV
PRXYHPHQWV FXOWXUHOV HW GH
FRPSDUHUODGLVWDQFHRXSUR[LPLWp
GH OHXUV LPDJLQDLUHV UHVSHFWLIV
(QILQ O
DUFKpW\SHWHVW j  pOp
PHQWV RX O
$7 SHUPHW GH SRUWHU
XQ GLDJQRVWLF VXU OHV LPDJLQDLUHV
LQGLYLGXHOV
Collection

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