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sous la direction de Frédéric Cossutta
Tomáš Koblížek
L’étude que nous présentons ici peut être considérée comme une note
de bas de page, ajoutée à l’affirmation suivante de Maurice Merleau-
Ponty :
Quand quelqu’un – auteur ou ami – a su s’exprimer, les signes sont
aussitôt oubliés, seul demeure le sens, et la perfection du langage est
bien de passer inaperçue. Mais cela même est la vertu du langage :
c’est lui qui nous jette à ce qu’il signifie ; il se dissimule à nos yeux par
son opération même ; son triomphe est de s’effacer et de nous
donner accès, par-delà les mots, à la pensée même de l’auteur, de
telle sorte qu’après coup nous croyons nous être entretenus avec lui
sans paroles, d’esprit à esprit. 1
Constatons tout d’abord que ce texte manifeste en effet plus que la
devise merleau-pontienne sur le langage. Admettons que la définition de
la langue comme expression est le sine qua non de toute la phénoméno-
logie du langage, sa condition même : phénoménologiquement parlant, la
langue exprime la pensée ou l’expérience de celui qui parle, le « sens
prélinguistique », permettant ainsi la rencontre d’esprit à esprit de
l’écrivain ou du locuteur et de celui qui lit ou écoute.
Cette perspective est toutefois marquée par un paradoxe déjà indiqué
dans les propos merleau-pontiens. Selon le dictum phénoménologique, la
langue réussit à remplir cette fonction primordiale, à savoir la fonction
expressive, uniquement dans la mesure où elle se dissimule elle-même.
« C’est bien un résultat du langage de se faire oublier, dans la mesure où
il réussit à exprimer », dit Merleau-Ponty au début de l’étude citée plus
haut, abordant ainsi l’idée de proportion inverse entre fonction expres-
sive et conscience de la langue, devenue pour celle-ci définitoire : plus
l’expression manifeste un contenu prélinguistique (plus elle est forte),
plus elle échappe à la conscience des interlocuteurs (plus elle s’efface en
une autre conscience, précisément par celle que nous appelons « cons-
cience interne de la langue » : la conscience de celui qui met la langue en
pratique ou qui se plonge dans l’écoute ou la lecture. En effet, cette cons-
cience n’est pas une forme affaiblie de la conscience de l’observateur,
mais une conscience autonome, qui comporte ses propres conditions et
ses propres modalités de constitution 2.
Deuxièmement, il faut noter que la conscience interne de la langue
n’équivaut pas seulement à la conscience des sons ou des caractères
écrits, ni à la conscience des idées qu’ils évoquent ou des choses dont on
parle. Il s’agit en effet de la conscience portant sur la manière dont le
discours, en tant que pratique ou activité sui generis, intervient effective-
ment à un moment donné, dans la situation donnée, ou peut y intervenir.
Ainsi, en plus du médium linguistique et de ce dont on parle ou pourrait
parler, le sujet est directement conscient de ce que la langue fait ou peut
faire dans une situation concrète : il est conscient de la manière dont la
langue lui permet d’y participer activement 3.
Prenons un exemple. En regardant le geste d’une personne en train de
sortir d’une chambre, un locuteur prononce la phrase : « Ne pars pas ».
Admettons qu’en plus de la sonorité de son discours (pars pas) et du
thème qui est le sien (une personne part), le locuteur soit aussi conscient
immédiatement du fait que l’énoncé est une demande qui intervient
d’une certaine façon dans un contexte donné et le modifie : en effet,
l’autre est maintenant confronté avec la sollicitation de ne pas partir.
Troisièmement, la conscience intime de la langue n’est pas seulement la
conscience de ce que la langue fait ou peut faire dans une situation con-
crète. Elle est aussi, d’une part, la conscience directe de soi-même comme
celui qui adopte ou peut adopter à travers la parole une certaine position
dans une situation concrète, et, d’autre part, la conscience directe
d’autrui comme celui qui est ou peut être exposé à mon discours d’une
manière spécifique. Ainsi, en parlant et en me concentrant sur la chose
dont je parle, je reconnais aussi, de façon préréflexive, tant l’autre qui
m’écoute que moi-même.
séparément. Cela veut dire que, par exemple, la parole fondée sur
l’autorité d’un survivant peut être perçue comme pertinente, peut entrer
dans une situation et y être efficace, même si elle ne réalise pas d’objectif
déjà reconnu et même si elle n’est pas énoncée dans une langue conçue
en soi comme convaincante. Sa parole est efficace parce qu’elle est for-
mulée précisément par un sujet doué d’autorité. En revanche, c’est le fait
même que parle le survivant qui justifie le sens de son comportement
linguistique (par exemple, son pardon accordé aux coupables) et qui
rend légitimes les moyens linguistiques qu’il a choisis pour réaliser cet
objectif (l’énoncé devient convaincant même s’il est formulé dans des
phrases faibles d’un point de vue rhétorique).
(b) La pertinence de la parole réside dans le fait que celle-ci est considé-
rée comme ce qui peut, parce que fondée sur un des principes cités plus
haut, entrer dans une situation et la modifier selon l’intention de l’auteur.
Cela implique que les paroles non pertinentes ne remplissent pas ce cri-
tère alors même qu’il leur permet de se faire valoir d’une manière ou
d’une autre dans une situation concrète : à proprement parler, elles
demeurent en dehors de la situation communicationnelle.
(c) Le terme apriori dans le concept d’« apriori langagier » indique le fait
que le sujet parlant ne détermine pas après coup quelle pratique linguis-
tique peut être acceptée dans chaque situation, en l’occurrence, le fait
qu’une manière de parler est admissible dans une situation concrète
présuppose que la situation s’est déjà présentée au sujet parlant comme
ce qui peut être abordé à partir de la perspective de l’autorité, à partir du
sens ou à partir d’une langue considérée comme convaincante. Il en va
de même pour la parole qui n’est pas seulement possible mais que l’on
est en train de produire : en se concentrant sur la chose dont on parle, le
sujet conçoit son activité linguistique comme justifiable selon les trois
principes énoncés plus haut.