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« Philosophie et langage »

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sous la direction de Frédéric Cossutta

Tomáš Koblížek

LA CONSCIENCE INTERNE DE LA LANGUE


Essai phénoménologique
Introduction

L’étude que nous présentons ici peut être considérée comme une note
de bas de page, ajoutée à l’affirmation suivante de Maurice Merleau-
Ponty :
Quand quelqu’un – auteur ou ami – a su s’exprimer, les signes sont
aussitôt oubliés, seul demeure le sens, et la perfection du langage est
bien de passer inaperçue. Mais cela même est la vertu du langage :
c’est lui qui nous jette à ce qu’il signifie ; il se dissimule à nos yeux par
son opération même ; son triomphe est de s’effacer et de nous
donner accès, par-delà les mots, à la pensée même de l’auteur, de
telle sorte qu’après coup nous croyons nous être entretenus avec lui
sans paroles, d’esprit à esprit. 1
Constatons tout d’abord que ce texte manifeste en effet plus que la
devise merleau-pontienne sur le langage. Admettons que la définition de
la langue comme expression est le sine qua non de toute la phénoméno-
logie du langage, sa condition même : phénoménologiquement parlant, la
langue exprime la pensée ou l’expérience de celui qui parle, le « sens
prélinguistique », permettant ainsi la rencontre d’esprit à esprit de
l’écrivain ou du locuteur et de celui qui lit ou écoute.
Cette perspective est toutefois marquée par un paradoxe déjà indiqué
dans les propos merleau-pontiens. Selon le dictum phénoménologique, la
langue réussit à remplir cette fonction primordiale, à savoir la fonction
expressive, uniquement dans la mesure où elle se dissimule elle-même.
« C’est bien un résultat du langage de se faire oublier, dans la mesure où
il réussit à exprimer », dit Merleau-Ponty au début de l’étude citée plus
haut, abordant ainsi l’idée de proportion inverse entre fonction expres-
sive et conscience de la langue, devenue pour celle-ci définitoire : plus
l’expression manifeste un contenu prélinguistique (plus elle est forte),
plus elle échappe à la conscience des interlocuteurs (plus elle s’efface en

1. Maurice Merleau-Ponty, La prose du monde, Paris, Gallimard, 1969, p. 16-17.


Notons qu’il s’agit d’un texte posthume. Ainsi, il n’est pas exclu que certaines
publications antérieures de l’auteur contredisent le propos sur lequel nous nous
concentrons ici. Voir ici même la Préface de Claude Imbert où cette question est
discutée.
32 LA CONSCIENCE INTERNE DE LA LANGUE

faveur du contenu exprimé). En bref, la langue réussit à dire quelque


chose au prix de sa disparation de l’horizon de la conscience.
C’est de cette attitude qui envisage la langue sous l’angle de l’expression
et de la proportion inverse entre force expressive et conscience de la
langue que nous allons discuter dans cet ouvrage. Plus exactement, en
étant conscient des raisons qui amènent les phénoménologues aux
affirmations mentionnées, dans ce qui va suivre, nous proposerons un
renversement de cette approche appliquée traditionnellement dans la
phénoménologie et tâcherons d’esquisser une approche nouvelle, fon-
dée sur un point de vue différent :
Tandis que la phénoménologie traite couramment de la façon dont les
vécus subjectifs sont exprimés au moyen de la langue qui, elle-même,
disparait de la conscience du locuteur, nous allons aborder la langue
comme ce qui est toujours en tant que telle vécue par le sujet parlant.
Autrement dit, au lieu de prendre a priori le langage comme expression
de l’expérience, qui se fait oublier durant la communication, nous nous
pencherons sur les différentes manières dont le langage est toujours lui-
même expérimenté par le sujet parlant, sur les différentes manières dont
le langage se donne à celui qui parle au moment où il parle. La « con-
science interne de la langue » sera le nom donné à ce type d’expérience.
Nous allons définir ce phénomène en quatre points :
Premièrement, la conscience interne de la langue est la conscience de
celui qui est engagé dans la communication : elle s’établit quand le sujet
parle ou écoute, et non quand il observe la langue à distance, en tant
qu’objet. Tout comme la connaissance interne du corps, que l’on acquiert
de façon intime en occupant activement l’espace, le sujet connaît la
langue de façon interne en participant directement au discours à titre
d’énonciateur ou d’interlocuteur.
Prenons la phrase suivante : « Les soldats de l’armée encerclée ont der-
rière les barbelés un regard crevé » (H. Michaux). Le sujet peut se con-
centrer, après coup, comme observateur, sur les éléments constitutifs de
cette phrase et sur les rapports qui les unissent. Autrement dit, il peut se
concentrer sur le lexique (que constituent les unités linguistiques « sol-
dats », « barbelés », « crevé », etc.) et sur la syntaxe (on constate que le
terme armée est qualifié par le terme encerclée, etc.), et se constituer ainsi
une image objective de la phrase.
Néanmoins, le sujet peut aussi se concentrer non seulement sur la
phrase, sur ses rapports et ses éléments constitutifs, mais aussi sur la
chose dont il parle ou qu’on lui raconte. Ainsi, dans notre exemple, nous
pourrions dire que, au lieu d’examiner la langue dont on se sert, le sujet
se concentre sur la situation navrante des soldats. L’important pour nous
est que, même dans ce cas, la langue ne disparaît pas de l’horizon de sa
conscience. La conscience d’observateur est uniquement remplacée par
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une autre conscience, précisément par celle que nous appelons « cons-
cience interne de la langue » : la conscience de celui qui met la langue en
pratique ou qui se plonge dans l’écoute ou la lecture. En effet, cette cons-
cience n’est pas une forme affaiblie de la conscience de l’observateur,
mais une conscience autonome, qui comporte ses propres conditions et
ses propres modalités de constitution 2.
Deuxièmement, il faut noter que la conscience interne de la langue
n’équivaut pas seulement à la conscience des sons ou des caractères
écrits, ni à la conscience des idées qu’ils évoquent ou des choses dont on
parle. Il s’agit en effet de la conscience portant sur la manière dont le
discours, en tant que pratique ou activité sui generis, intervient effective-
ment à un moment donné, dans la situation donnée, ou peut y intervenir.
Ainsi, en plus du médium linguistique et de ce dont on parle ou pourrait
parler, le sujet est directement conscient de ce que la langue fait ou peut
faire dans une situation concrète : il est conscient de la manière dont la
langue lui permet d’y participer activement 3.
Prenons un exemple. En regardant le geste d’une personne en train de
sortir d’une chambre, un locuteur prononce la phrase : « Ne pars pas ».
Admettons qu’en plus de la sonorité de son discours (pars pas) et du
thème qui est le sien (une personne part), le locuteur soit aussi conscient
immédiatement du fait que l’énoncé est une demande qui intervient
d’une certaine façon dans un contexte donné et le modifie : en effet,
l’autre est maintenant confronté avec la sollicitation de ne pas partir.
Troisièmement, la conscience intime de la langue n’est pas seulement la
conscience de ce que la langue fait ou peut faire dans une situation con-
crète. Elle est aussi, d’une part, la conscience directe de soi-même comme
celui qui adopte ou peut adopter à travers la parole une certaine position
dans une situation concrète, et, d’autre part, la conscience directe
d’autrui comme celui qui est ou peut être exposé à mon discours d’une
manière spécifique. Ainsi, en parlant et en me concentrant sur la chose
dont je parle, je reconnais aussi, de façon préréflexive, tant l’autre qui
m’écoute que moi-même.

2. Précisons que, si nous employons le terme situation dans ce contexte, il ne se


définit pas comme ce qui est instantané ou urgent. Une situation peut en effet
s’étendre sur une longue durée, peut se dérouler pendant une longue période,
mais peut aussi surgir soudainement et exiger une réaction sans délai. Une
situation n’est donc pas à définir en fonction de sa durée, mais plutôt de sa
structure : c’est une configuration d’éléments dans laquelle une chose se présente
comme ouverte ou fermée par rapport à l’action du sujet, ici à l’action linguistique.
Dans notre exemple, une armée se présente comme ce envers quoi on peut
éprouver de la compassion.
3. Concernant ce point, nous partons, entre autres, des observations profondes de
Martin Pokorný développées dans Řeč: Příspěvěk k situační fenomenologii [Langage :
une contribution à la phénoménologie situationnelle], Praha, Jitro, 2014.
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Admettons par exemple qu’en rédigeant une lettre personnelle, son


auteur n’ait pas uniquement conscience de ce qu’il fait, de son activité
actuelle qui est l’écriture, mais qu’il ait aussi conscience de lui-même
comme individu doué d’une vie interne, c’est-à-dire d’une vie dont la
valeur (celle de ses intérêts, de ses opinions ou de ses sentiments) ne
dépend pas de la sanction publique et qui peut, en tant que telle,
s’exprimer dans la lettre sous une forme littéraire. La position du destina-
taire, du fait qu’elle est construite ou délimitée par la lettre, est ana-
logue : l’auteur du texte s’adresse à l’autre non pas comme au représen-
tant d’une institution, mais comme à une personne, à une certaine indi-
vidualité avec laquelle il peut partager ses intérêts, ses opinions ou ses
sentiments.
Ce qui nous importe ici est que cette connaissance de soi et cette con-
naissance d’autrui ne sont pas des connaissances préalablement don-
nées, mais se constituent précisément à travers l’activité linguistique :
c’est en rédigeant une lettre personnelle que le sujet se reconnaît lui-
même comme un individu doué d’une vie interne et reconnaît autrui
comme une individualité avec laquelle il peut partager ses sentiments.
Cette connaissance se constitue dans et par l’activité précise du langage.
Quatrièmement, tout en comprenant diverses pratiques linguistiques, la
connaissance intime de la langue n’est pas pour autant un champ d’asso-
ciations fortuites, mais un champ soumis à certaines règles a priori : pour
les décrire, nous parlerons de l’apriori langagier, plutôt que de l’« apriori
linguistique » ou de l’« apriori du langage ». Cet apriori ne détermine pas
ce que l’on peut penser et dire d’une chose dans une situation concrète,
mais les diverses façons dont la parole peut se présenter comme
pertinente ou admissible dans une situation donnée.
À ce stade, contentons-nous d’indiquer les principaux points concernant
la question de la pertinence.
(a) Il existe trois manières dont les énoncés sont admis par les interlo-
cuteurs. En se concentrant sur la chose dont on parle ou dont on peut
parler, tel ou tel énoncé se manifeste comme pertinent soit quand il est
prononcé par un sujet doué d’autorité (par exemple, on accepte l’énoncé
d’un survivant parce qu’il exprime le point de vue unique du témoi-
gnage) ; soit quand il réalise un objectif admissible, quand l’énoncé se
présente comme un comportement doué de sens (on juge un énoncé
pertinent puisqu’il résout effectivement un problème mathématique) ;
soit, finalement, quand la parole est formulée dans une langue considé-
rée comme convaincante (un discours politique s’impose comme perti-
nent dans une situation donnée grâce à sa force rhétorique).
Ce qui nous importe ici est que les trois principes – le principe de
l’autorité, le principe du sens et le principe de la langue – peuvent aussi
bien fonctionner ensemble et être efficaces tous à la fois, que s’appliquer
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séparément. Cela veut dire que, par exemple, la parole fondée sur
l’autorité d’un survivant peut être perçue comme pertinente, peut entrer
dans une situation et y être efficace, même si elle ne réalise pas d’objectif
déjà reconnu et même si elle n’est pas énoncée dans une langue conçue
en soi comme convaincante. Sa parole est efficace parce qu’elle est for-
mulée précisément par un sujet doué d’autorité. En revanche, c’est le fait
même que parle le survivant qui justifie le sens de son comportement
linguistique (par exemple, son pardon accordé aux coupables) et qui
rend légitimes les moyens linguistiques qu’il a choisis pour réaliser cet
objectif (l’énoncé devient convaincant même s’il est formulé dans des
phrases faibles d’un point de vue rhétorique).
(b) La pertinence de la parole réside dans le fait que celle-ci est considé-
rée comme ce qui peut, parce que fondée sur un des principes cités plus
haut, entrer dans une situation et la modifier selon l’intention de l’auteur.
Cela implique que les paroles non pertinentes ne remplissent pas ce cri-
tère alors même qu’il leur permet de se faire valoir d’une manière ou
d’une autre dans une situation concrète : à proprement parler, elles
demeurent en dehors de la situation communicationnelle.
(c) Le terme apriori dans le concept d’« apriori langagier » indique le fait
que le sujet parlant ne détermine pas après coup quelle pratique linguis-
tique peut être acceptée dans chaque situation, en l’occurrence, le fait
qu’une manière de parler est admissible dans une situation concrète
présuppose que la situation s’est déjà présentée au sujet parlant comme
ce qui peut être abordé à partir de la perspective de l’autorité, à partir du
sens ou à partir d’une langue considérée comme convaincante. Il en va
de même pour la parole qui n’est pas seulement possible mais que l’on
est en train de produire : en se concentrant sur la chose dont on parle, le
sujet conçoit son activité linguistique comme justifiable selon les trois
principes énoncés plus haut.

Récapitulons les points essentiels acquis dans ce début d’introduction.


Premièrement, la conscience interne de la langue s’établit quand le sujet
participe activement à la communication, quand il parle, écrit, lit ou
écoute. Il ne s’agit alors pas de la connaissance de la langue comme
objet observé, mais de la connaissance préréflexive ou préthématique de
la langue mise en action. Deuxièmement, la conscience interne de la
langue est la conscience immédiate de ce que fait la langue, c’est-à-dire
de la manière dont elle introduit le locuteur dans une situation concrète à
un moment donné : il ne s’agit alors pas de la conscience simple de sons
ou de significations, mais de la langue comme activité quasiment existen-
tielle. Troisièmement, la connaissance intime de la langue implique une
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connaissance de soi et une connaissance de la position du destinataire de


la parole : en parlant, je me reconnais moi-même comme celui qui peut
s’engager dans une situation d’une façon spécifique et je reconnais
l’autre comme celui qui, de telle ou telle façon, est exposé à mon dis-
cours. Quatrièmement, la connaissance interne de la langue est sous-
tendue par un apriori déterminant les manières dont l’énoncé peut se
présenter comme pertinent par rapport à une situation concrète. Cet
apriori consiste dans les trois principes que sont l’autorité, le sens et la
langue.
Ce qu’on peut exprimer en une phrase : la « conscience interne de la
langue » indique qu’en se concentrant sur la chose dont il parle ou dont il
peut parler, le sujet est, de manière préréflexive, conscient de ce qu’il fait
ou de ce qu’il peut faire par la langue, conscient de soi et de son interlo-
cuteur dans la situation de parole, et de la pertinence de ce qu’il dit ou
peut dire.

Il y a trois raisons principales pour lesquelles il est souhaitable de se pen-


cher sur ce phénomène en renversant l’approche phénoménologique et
en étudiant la langue non seulement comme expression des expériences,
mais également comme ce qui est soi-même expérimenté ou conçu par
le sujet parlant ou par l’interlocuteur de la façon que nous venons de
décrire :
Premièrement, en analysant la connaissance intime de la langue, nous
verrons que, bien qu’il remplisse aussi une fonction expressive, le lan-
gage est expérimenté par le sujet de manière irréductible à l’expression, à
savoir que le langage se présente aussi autrement comme ce qui met au
jour le sens prélinguistique.
Voici trois exemples :
Dans le domaine du discours ritualisé (« Je te rends grâce, mon Dieu »), la
parole peut être vécue directement par le locuteur comme ce qui reprend
et réalise une formule avec un sens et une fonction donnés, sans
exprimer une expérience, c’est-à-dire sans exprimer, à proprement
parler, un vécu concret. En bref, la formule est plutôt une reprise qu’une
expression. Un autre exemple : en formulant un discours poétique
(« l’eau qui a l’air d’allumer / le feu sur la terre / l’air d’allumer l’air sur le
feu / l‘air d’allumer sur l’eau ce qui a l’air de s’éteindre sur terre » 4), la
langue peut être vécue par l’auteur ou le lecteur comme ce qui expose
« soi-même », sa composition, son rythme, ses sonorités, au détriment de
l’expérience subjective. Dans ce cas, le locuteur ou l’auditeur n’expéri-

4. Ghérasim Luca, Héros-Limite, Paris, Gallimard, 2001, p. 187.


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mentent plus une nouvelle fois la langue comme expression d’une


pensée ou d’un vécu, mais plutôt sa matérialité non expressive. Enfin,
nous pourrions rependre l’exemple classique des performatifs linguis-
tiques, ce type de discours qui ne décrit pas, mais accomplit quelque
chose. Par exemple, la phrase : « Je baptise ce bateau du nom Victoria »
n’exprime pas en effet la volonté de baptiser un bateau. Elle n’équivaut
pas à la phrase : « Je veux le baptiser » ; si la seconde exprime l’intention
de le faire, la première accomplit effectivement le baptême.
Même si tous ces exemples requièrent d’être analysés de manières diffé-
rentes (le premier concerne le rapport de ce qui est dit au passé ; le deu-
xième, la matérialité du discours présent ; le troisième, l’action dirigée
vers l’avenir), admettons que les trois doivent être analysés sans que l’on
s’appuie sur le modèle de la langue comme expression, selon lequel la
langue met au jour ou explicite un sens (sens prélinguistique).
Deuxièmement, le renversement de l’approche phénoménologique nous
permettra de nous rendre compte non seulement de la diversité des
fonctions ou des pratiques linguistiques telles qu’elles se manifestent
dans la conscience du sujet parlant, mais aussi du fait que ces pratiques
sont conditionnées ou sous-tendues par cette conscience. Nous verrons
que chaque parole s’appuie précisément sur la connaissance interne ou
immédiate de ce que fait ou peut faire la langue.
Par exemple, l’homme politique évoquant devant une foule l’état actuel
de son pays ne peut concrétiser son discours à travers un exemple qui
confirmerait son propos, ni évoquer un idéal qui contredirait la situation
présente, qu’en étant conscient que cette concrétisation ou cette idéali-
sation sont des possibilités pertinentes de sa parole au moment où il parle.
L’important est que ces possibilités de parler ou de développer la parole
ne sont pas les résultats d’une réflexion après coup sur la situation dans
laquelle il parle, mais qu’elles se présentent toujours déjà à lui comme
possibilités d’intervenir linguistiquement dans une situation concrète.
Bref, le discours effectif ne serait pas possible sans la conscience interne
de la langue, qui précède chaque acte de parole.
Troisièmement, le renversement de l’approche phénoménologique nous
permettra de considérer la langue non seulement comme ce qui excède
l’expression et comme ce qui permet au sujet parlant de réaliser diverses
pratiques linguistiques, mais également d’aborder, en plus de cet aspect
cognitif et pratique, ce que l’on pourrait provisoirement appeler sa
dimension éthique. Celle-ci concerne la possibilité pour le sujet parlant de
dépasser, à partir de la rencontre d’un autre interlocuteur, le principe
donné de pertinence pour s’orienter vers un autre principe. En bref, la
dimension éthique de la langue réside dans l’effectuation de la parole qui
prend en compte, en face de l’autre, ce qui n’est pas effectivement perti-
nent pour le sujet parlant mais qui pourrait l’être : une autre autorité, un
autre sens ou une autre langue. Pour donner un exemple, disons que la
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parole fondée sur l’autorité du témoin devient éthique si celui-ci intègre


aussi le point de vue de celui qui n’était pas là, qui n’a pas assisté aux
événements, mais qui dispose également d’une expérience unique, en
l’occurrence de l’expérience de celui qui est en dehors et ne peut
s’appuyer sur un vécu direct.
En somme, le passage de la conception phénoménologique de la langue
comme expression des expériences à la conception de la langue comme
ce qui est soi-même expérimenté par le sujet parlant nous permettra de
constater que (1) la langue est vécue comme diversité des pratiques
irréductibles à l’expression, (2) ces diverses pratiques s’appuient sur la
connaissance interne, directe de ce que fait la langue, et (3) cette
connaissance de la langue contient l’aspect éthique qu’offre la possibilité
d’intégrer dans sa parole une autre perspective pertinente.

Notre recherche sur la connaissance intime de la langue, qui se propose


d’aborder tous ces points, sera divisée en trois chapitres. Dans le premier
chapitre, nous esquisserons les grandes lignes qui caractérisent l’appro-
che courante appliquée à la phénoménologie du langage. Plus concrè-
tement, nous avancerons l’idée que, pour délimiter le champ de la
phénoménologie du langage et renverser les présupposés sur lesquels
elle s’appuie, il faut se pencher non seulement sur les conceptions phé-
noménologiques, mais aussi sur les critiques de ces conceptions. En
d’autres termes, le renversement de la phénoménologie du langage
n’équivaut pas à sa problématisation simple, mais à la transformation du
dispositif qui comporte à la fois les conceptions phénoménologiques et
leurs adversaires.
Dans le deuxième chapitre, pour développer davantage nos recherches,
nous prendrons comme point de départ la théorie du phénoménologue
hollandais Hendrik J. Pos. Dans ses textes des années vingt et trente,
celui-ci fait une distinction entre l’image de la langue fournie par
l’observation du linguiste et son image vécue qui se produit directement
dans la conscience du locuteur quand il parle. En outre, pour démontrer
la spécificité de l’approche de Pos et de la nôtre qui s’en inspire, nous
distinguerons sa conception d’autres théories qui ressemblent en cer-
tains points à sa conception, mais s’en distinguent dans les principes.
Nous nous concentrerons sur (1) la « folk linguistique » qui étudie les
opinions des non-linguistes sur la langue, (2) l’épilinguistique d’Antoine
Culioli qui analyse les gloses spontanées des sujets parlants concernant
la langue, (3) les recherches psycholinguistiques actuelles en matière
d’« effet de la familiarité du langage ».
Dans le troisième chapitre, nous nous pencherons sur l’aspect éthique de
la langue. Nous soutiendrons la thèse selon laquelle cet aspect ne doit
pas être forcément traité en termes d’expression des attitudes morales
INTRODUCTION 39

adéquates ou non aux normes générales, mais également en termes d’acte


linguistique sensible ou non à la particularité d’une situation. Sur ce point,
nous nous appuierons sur la notion de pertinence : nous montrerons
qu’un acte linguistique est sensible quand il s’appuie sur les principes de
pertinence constitués à partir de la rencontre avec autrui dans une situa-
tion donnée.

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