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SÉMIOTIQUE TRIADIQUE, DÉTACHEMENT DU SENS ET PRAGMATIQUE : VERS UNE ANTHROPOLOGIE

COMMUNICATIONNELLE

RAKOTOMALALA JEAN ROBERT

RÉSUMÉ : La règle du détachement du sens que nous devons à Benoît de CORNULIER


permet à n’importe quelle sémiotique de s’incorporer un sens déjà exprimable dans un
langage donné. Quand dans la sémiotique de PEIRCE, le premier est défini comme un possible
que déterminera le second par le moyen d’un troisième, il s’agit encore d’une incorporation
de sens. En outre, les deux mécanismes permettent de définir les actes de langage hors du
terrorisme du préfixe performatif, ce qui donne à la pragmatique la non contradiction et
l’exhaustivité comme exigence épistémologique.

Mots clés : sémiotique ; sens ; détachement du sens ; acte de langage ; anthropologie.

Summary: The rule of detachment from the sense that we owe from Benoît de
CORNULIER allows any semiotics to incorporate a sense already expressible in a given
language. When in PEIRCE's semiotics, the first is defined as a possible will determine the
second by means of a third, he is still an incorporation of sense. In addition, the two
mechanisms allow to define the acts of language out of the terrorism of the performative
prefix, which gives to the pragmatic non-contradiction and completeness as epistemological
requirement.

Key words: semiotics; sense; detachment of the meaning; act of language; anthropology.
SÉMIOTIQUE TRIADIQUE, DÉTACHEMENT DU SENS ET PRAGMATIQUE :
VERS UNE ANTHROPOLOGIE COMMUNICATIONNELLE

La pragmatique fut d’abord définie comme un nouveau territoire de la linguistique, à


côté de la syntaxe et de la sémantique. C’est exactement la position de Charles William
MORRIS (1938). Presqu’à la même époque Rudolf CARNAP établit les mêmes divisions de la
théorie des signes (CARNAP, 1942). Tous les deux admettent que faire de la syntaxe, c’est
étudier le rapport des signes entre eux, faire de la sémantique, c’est étudier le rapport du
signe au monde et faire de la pragmatique, c’est étudier le rapport du signe à ses utilisateurs.

Cependant, tout comme BENVENISTE perturbe la hiérarchie sémiotique de SAUSSURE


en disant que la linguistique est le modèle de toute sémiotique (1981[1974], p. 60), CARNAP
conteste l’idée d’une pragmatique comme une sémantique additionnelle :

La linguistique en son sens le plus large, est cette branche de la science qui contient
toutes les recherches empiriques concernant les langues. C’est la partie empirique
et descriptive de la sémiotique (des langues parlées ou écrites) ; elle consiste en
une pragmatique, une sémantique descriptive et une syntaxe descriptive. Mais ces
trois parties ne sont pas au même niveau : la pragmatique est la base de la
linguistique toute entière. (CARNAP, 1942, p. 13)

Cette remarque implique qu’il faut faire la différence nette entre la sémantique
traditionnelle et la sémantique pragmatique. Si la sémantique traditionnelle est définie
comme l’étude du rapport des signes au monde, c’est parce que sa fonction est dénotative ;
c’est-à-dire, de mettre à la disposition des hommes des signes pour parler du monde et ainsi
de l’organiser. On peut dire alors que le signe est signe du monde, donc des signes indiciels ou
déictiques de la même manière que le geste de monstration de l’enfant qui ne connaît pas
encore les noms des choses lui sert à désigner l’objet de son désir, avec cette différence près
que le geste de l’index n’indique que la chose présente alors que le signe linguistique peut
opérer en l’absence de l’objet, tel que cela est dans la fiction narrative dans laquelle certains
signes ne correspondent pas à quelque chose de connu sur le monde, comme le sphinx ou le
minotaure.

Le propre du signe indiciel est le mode indicatif et appelons cette sémantique de


sémantique in præsentia parce qu’elle est une conversion du sensible en langage. Du coup,
les signes indiciels peuvent être faux ou vrais selon qu’ils correspondent ou non au monde
sensible après vérification par les sens, notamment la vue.

Cependant, il ne faut pas croire que le langage a pour mission de dire la vérité, il
s’autorise une autonomie de telle sorte que le transfert en langue du geste de la monstration
permet une distorsion entre le signe et ce qu’il dénote. Plus précisément, le passage du
protolangage vers le langage supprime l’exigence de correspondance entre le signe et le
monde. Si l’index ne peut montrer que ce qui tombe sous le sens des organes, en revanche,
les signes linguistiques peuvent montrer aussi bien le sensible que ce qui tombe seulement
sous le sens linguistique. L’ensemble du sensible et du sens linguistique est ce qu’il faut
appeler « catégorie du réel » qui s’exprime dans le mode indicatif.

Par contre, en ce qui concerne la sémantique pragmatique, la première évidence est


qu’elle n’a pas de rapport au monde sensible et que son domaine est nécessairement l’univers
du discours ou du parcours conversationnel au point qu’il est possible de soutenir qu’une fois
le monde converti en discours, la catégorie du réel s’évanouit comme une question inutile.
C’est donc une sémantique in absentia et son propre est le mode subjonctif. Cette fuite du
réel est exprimée de la manière suivante par Per Aage BRANDT :

La relation dominante est la relation signifiant / signifié (la cause du désir et non
pas la validité du jugement), le référent n’étant qu’un tenant lieu (un artefact, un
simulacre, un trompe-l’œil). (BRANDT, 1982, p. 25)

Cette neutralisation de la référence au monde est surtout ce qui sert à définir la


sémantique en pragmatique à côté de la sémantique dénotative :

Si l’on se réfère expressément au locuteur ou, en termes plus généraux, à


l’utilisateur de la langue, écrit Carnap, alors on est dans le domaine de la
pragmatique (BANGE, 1992, p. 8)

Cette référence au locuteur a pris dans les développements postérieurs de la


pragmatique le nom d’« acte de langage », c’est-à-dire ce que l’on fait en parlant, ou plus
précisément, ce que l’on fait dans une énonciation. C’est ainsi que l’œuvre inaugurale
d’AUSTIN fait état de performatif primaire et de performatif explicite (AUSTIN, 1962-1970)

Du coup, la pragmatique est caractérisée par la sui-référentialité. Il faut entendre par


sui-référentialité, le fait que le langage est considéré comme une chose parmi les choses et
montre par sa forme ce qu’il permet d’accomplir, moyennant une énonciation. C’est-à-dire
qu’il y étalement sur un même niveau, le niveau syntagmatique de la séquence interprétée et
de la séquence interprétante.

Autrement dit, en observant la forme de l’énoncé, dans le cas des performatifs


primaires, on peut en identifier l’interprétant qui définit l’acte de langage accompli par son
énonciation. La sui-référentialité est donc cette référence à la forme. N’oublions pas que dès
SAUSSURE, la langue est définie comme une forme et non une substance (SAUSSURE, 1982,
p. 157) et toute la glossématique de HJELMSLEV s’est construite sur cette affirmation à partir
de laquelle il donne la définition suivante du sens :

"Le sens devient chaque fois substance d'une forme nouvelle et n'a d'autre
existence possible que d'être la substance d'une forme quelconque." (HJLEMSLEV,
1968-1971, p. 70)

Passons une métaphore pour mieux comprendre le rapport entre la substance et la


forme au niveau du contenu linguistique. Du fer comme substance, nous pouvons donner
plusieurs formes en forgerie, dont le couteau ; une fois cette forme reconnue, il n’est pas
difficile d’identifier les actions dérivées moyennant utilisation de l’objet.

Pareillement en langue, dès qu’une forme est reconnue, elle renvoie immédiatement à
l’acte de langage dérivé ; par exemple : une affirmation, une interrogation, une requête, une
opposition, une approbation, une acceptation, une soumission, etc. C’est cela également la
sui-référentialité.

Ce qui veut dire que la notion de phrase indépendante est de nature heuristique car la
sui-référentialité est obtenue par la référence de la subordonnée complétive à la phrase
principale qui joue le rôle de préfixe performatif. C’est ainsi que (1) devient (2) :

1. La terre est triangulaire


2. J’affirme que la terre est triangulaire

Autrement dit, énoncer (1) c’est accomplir une affirmation qui est explicitée dans (2).
Cependant, il nous semble que c’est dangereux de restreindre les verbes parenthétiques à la
seule catégorie verbale bien que ce soit sa découverte par URMSON qui a permis la
généralisation de la performativité à tous les énoncés (URMSON, 1952), car quand le verbe
fait défaut, la pragmatique est désemparée. Il serait plus prudent de parler de segment
parenthétique, à moins de considérer le verbe être comme parenthétique dans (3) :

3. « La terre est triangulaire » est une affirmation

Nous avons introduit volontairement une erreur dans nos exemples pour marquer la
distance entre la sémantique traditionnelle et la sémantique pragmatique, pour montrer que
la sui-référentialité est une fonction sémiotique entre des éléments de même niveau :
l’énonciation et son interprétation. Ainsi, la séquence « la terre est triangulaire » est la forme
de cette énonciation et la séquence « est une affirmation » en est l’interprétation du point de
vue de la pragmatique. Plus exactement, la séquence parenthétique est ce qui s’accomplit
ipso facto par l’énonciation de la séquence « la terre est triangulaire ».

C’est dans cette perspective que la glossématique de HJELMSLEV considère que dans le
langage, il n’y a que du langage, parce qu’importe la référence mondaine, (3) est
indiscutablement une affirmation :

« Pour ce faire, nous cesserons pour le moment de parler de signes car, ne sachant
ce qu’ils sont, nous cherchons à les définir, pour parler de ce dont nous avons
constaté l’existence, c’est-à-dire de la FONCTION SÉMIOTIQUE posée entre deux
grandeurs : EXPRESSION et CONTENU. » (HJLEMSLEV, 1968-1971, pp. 66-67)

Pareille attitude se trouve chez GRÉIMAS quand il se refuse à considérer le monde


extralinguistique comme un référent absolu, mais comme la manifestation du sens humain :

« Il suffit pour cela de considérer le monde extralinguistique non plus comme un


référent « absolu » ; mais comme le lieu de la manifestation du sensible,
susceptible de devenir la manifestation du sens humain, c’est-à-dire de la
signification pour l’homme, de traiter en somme le référent comme un ensemble
de systèmes sémiotiques plus ou moins explicites ». (GREIMAS, 1970, p. 52)

WITTGENSTEIN, avec son style caractéristique qui se rapproche de la philosophie de


l’antiquité grecque, nous convainc de la fonction sémiotique généralisée comme à la fois
système de renvoi de chose à choses et fuite du réel :

« (…), nous ne pouvons imaginer aucun objet en dehors de la possibilité de sa


connexion avec d’autres objets » (2.0121) (WITTGENSTEIN, 1961, p. 30).

Autrement dit, la référence au locuteur assignée à la définition de la pragmatique


revient à suspendre la référence mondaine au profit d’une référence de signe à signes qui
définit un rapport interlocutif. C’est-à-dire que chaque signe d’une énonciation produit son
propre commentaire dans la perspective d’une anthropologie communicationnelle.

Soit dit en passant : si le rapport du langage au locuteur définit la pragmatique,


l’extension généralisante « à ses utilisateurs » ne doit pas être comprise comme l’introduction
de l’allocutaire dans la caractérisation des actes du langage, car ceux-ci se lisent seulement
sur la forme et nullement sur les conditions de réception de l’énoncé.

Il y a lieu effectivement de parler d’anthropologie communicationnelle, suivant en cela


Dell Hataway HYMES (JUANALS & NOYER, 2007), pour qui toute communication sociale est
acte de langage. Nous devons ajouter que toute acte de langage au sein du social s’inscrit dans
une direction irénique, les communications conflictuelles étant par essence antisociales.

SAUSSURE a tenté de prévoir cette anthropologie communicationnelle en ces termes :

« On peut donc concevoir UNE SCIENCE QUI ÉTUDIE LA VIE DES SIGNES AU SEIN DE LA VIE
SOCIALE ; elle formerait une partie de la psychologie sociale, et par conséquent de la
psychologie générale ; nous la nommerons SÉMIOLOGIE (du grec SËMEÎON, « signe ».
(...). La linguistique n’est qu’une partie de cette science générale, les lois que
découvrira la sémiologie seront applicables à la linguistique, et celle-ci se trouvera
ainsi rattachée à un domaine bien défini dans l’ensemble des faits humains. »
(SAUSSURE, 1982, p. 33)

BENVENISTE n’accepte pas cette hiérarchisation qui fait de la linguistique un territoire


banlieusard de la sémiologie, il inverse cette hiérarchie en précisant que toute sémiotique se
construit sur le modèle linguistique. Ce qui veut dire in fine que le dernier interprétant de tout
système sémiotique est la linguistique :

« Toute sémiologie d’un système non-linguistique doit emprunter le truchement de


la langue, ne peut donc exister que par et dans la sémiologie de langue. Que la
langue soit ici instrument et non objet d’analyse ne change rien à cette situation,
qui commande toutes les relations sémiotiques ; la langue est l’interprétant de tous
les autres systèmes, linguistiques et non-linguistiques. » (BENVENISTE, 1981[1974],
p. 60)
En définitive, que l’on se meuve dans une sémiotique non linguistique ou que l’on évolue
dans une sémiotique linguistique, l’intelligibilité d’un système sémiotique demeure la fonction
sémiotique unissant deux grandeurs, terme absolument neutre dont se sert HJELMSLEV pour
désigner les fonctifs d’une fonction. Position théorique qui dispense de définir ce que c’est un
signe et qui a l’avantage de permettre à une sémiotique d’être le fonctif d’un langage :
sémiotique connotative ou sémiotique métalinguistique. Une position théorique saluée par
ALMEIDA en ces termes :

« Pour Hjelmslev le langage ne contient rien que du langage. La sémantique n'existe


pas. Il n'existe qu'un plan d'expression et un plan de contenu, appliqué à un
inventaire. Mais rien ne dit que l'expression doive être nécessairement sonore ni le
contenu nécessairement conceptuel. Ces deux niveaux ne sont définis que
relationnellement, et ne s'appliquent qu'à tout inventaire qui en est doté. Il n'y a
donc rien à abstraire, car il n'y a pas de noyau, pas de sèmes, pas de classèmes, pas
de traits pertinents. Il n'y a, somme toute, qu'un inventaire, et tout se trouve dans
l'inventaire. » (ALMEIDA, 1997)

Ainsi, nous pouvons faire l’assomption des rites et des mythes au rang d’une
communication anthropologique dans la mesure où ils font intervenir un acte de langage
orienté dans une direction irénique. Par exemple, nous savons que les mythes sont des entités
linguistiques fondatrices d’une organisation sociale. Pour ne citer que le plus universel de tous,
nous pouvons dire que le mythe d’Œdipe, en tant que performatif primaire réalise l’acte de
langage de nous interdire l’inceste.

Nous n’avons pas suffisamment de place ici pour développer nos affirmations à propos
des mythes. Pour cette raison nous allons prendre un exemple minimaliste pour illustrer
qu’acte de langage et anthropologie sont étroitement liés. Cet exemple, le voici :

4. Bonjour !

Nous allons laisser de côté l’aspect délocutif de cette salutation dont la base formulaire
pourra être celle-ci

5. Je souhaite que vous ayez un bon jour

C’est également un acte de langage anthropologique qui n’est absent d’aucune société.
Il prend sa source dans une pratique très ancienne, aux temps où des oracles ou des devins
sont capables de déterminer le jour faste ou néfaste pour un individu qui voulait entreprendre
quelque chose d’éprouvant qui s’organise dans des rites de passage.

Par la suite, le mauvais jour est celui dans lequel survient un malheur, toujours est-il que
les gens en viennent à maudire le jour d’une décision, ou d’une circonstance aux
conséquences néfastes. Cette dernière remarque nous amène à replacer le contexte
anthropologique de cet acte de langage.
Une société se définit par une double transcendance, la première est celle qui est
verticale unissant les hommes aux divinités. La logique dans cette transcendance verticale part
du fait que le monde est redevable aux divinités tout autant que la vie, il faut donc que les
hommes fassent preuve de reconnaissance pour que la bienveillance des Dieux s’accorde et
leur épargne le malheur.

La deuxième est horizontale, elle unit les hommes entre eux. Sa base logique est que
personne ne peut se suffire à elle-même et qu’on a toujours besoin d’un plus petit que soi.
Nous comprenons de la transcendance horizontale que la force du groupe est la participation
de chaque membre à des règles communes. Pour ne citer qu’un exemple, sans la décision du
groupe de contenir la violence pour la possession des femmes par l’instauration de l’interdit
de l’inceste, la société s’effondra d’elle-même car aucune femme, aucun homme ne peut
contrer cette violence à elle seule ou à lui seul. Il faut bien la participation du groupe pour
contrer toute forme de violence qui risque de désagréger le social.

En conséquence, on peut dire que chaque membre du groupe participe activement à


l’établissement d’une société harmonieuse qu’il est devenu impératif de souhaiter le bonjour
à chaque membre selon le rituel des moments de rencontre. Plus exactement, nous pouvons
avoir le segment parenthétique suivant :

6. Bonjour est une salutation

Faisons maintenant l’analyse de (6) à travers la sémiotique triadique. Nous retenons de


la définition du signe peircien que le premier renvoie à un second par l’intermédiaire d’un
troisième qui possède à son tour un second et un troisième et ainsi de suite : la série des
troisièmes du troisième :

« Un signe ou representamen est un Premier qui se rapporte à un second appelé


son objet, dans une relation triadique telle qu’il a la capacité de déterminer un
Troisième appelé son interprétant, lequel assume la même relation triadique à son
objet que le signe avec ce même objet … Le troisième doit certes entretenir cette
relation et pouvoir par conséquent déterminer son propre troisième ; mais, outre,
cela, il doit avoir une seconde relation triadique dans laquelle le representamen, ou
plutôt la relation du representamen avec son objet, soit son propre objet, et doit
pouvoir déterminer un troisième à cette relation. Tout ceci doit également être vrai
des troisièmes du troisième et ainsi de suite indéfiniment… » (2.274) (PEIRCE, 1979,
p. 147)

Nous allons commentez seulement l’adverbial « ainsi de suite indéfiniment » de ce


passage afin de montrer que si la pragmatique relève de la sémantique, elle ne se focalise plus
dans l’organisation sémique des signes à des fins de dénotation ; elle est plutôt de
fonctionnement interne qui déploie sur un même niveau un système de renvois de signe à
signes. C’est cela exactement la sémiotique in absentia ou la signification horizontale.

Le meilleur moyen de rendre compte de ce processus ad infinitum est ce qu’il est


convenu d’appeler avec Joëlle RÉTHORÉ (1980, p. 30) de « protocole mathématique ».
Considérons donc comme un premier le nombre « 1 », et disons que ce nombre renvoie à
« 2 », son second, et le troisième sera « 3 ». On s’aperçoit que la relation entre le premier et
le second ; et celle entre le second et le troisième sont identiques au point qu’on peut dire
que le troisième instaure l’ordre de la loi qui s’énonce ici comme étant « n+1 ». Du coup on
peut prévoir jusqu’à l’infini la suite des entiers naturels.

On s’aperçoit immédiatement que souhaiter à quelqu’un d’avoir un bon jour implique


toujours le mode subjonctif comme expression de la catégorie du possible qui peut être
résumée par la formule « ainsi, mais pas encore ». En effet, l’énonciation de (4) n’a pas le
pouvoir de créer le bon jour comme l’aurait fait un démiurge.

Ce qui se passe ici est une illustration de ce que SARTRE assigne comme responsabilité
de l’écrivain : nommer, c’est faire exister (SARTRE, 1998, p. 66) dans le sens de la sémiotique
triadique.

(4) renvoie à une qualité de jour défini comme bon, en tant que souhait ; ce souhait est
une salutation ; la salutation est une requête de maintien en vie auprès des divinités, faire une
requête pour autrui, c’est faire un avec lui ; manifester ainsi l’unité, c’est inscrire l’autre dans
la double transcendance ; cette inscription renforce la cohésion sociale ; renforcer la cohésion
sociale permet de contrer la violence, et ainsi de suite indéfiniment. Appelons maintenant, la
sémiotique triadique, « parcours d’évocations » qui inscrit l’acte de langage dans une série de
dérivations illocutoires définissant la dimension anthropologique de la communication.

Nous sommes dès lors loin de l’acharnement à la recherche de verbe performatif qui
doit être considéré comme une étape dans le cheminement de la pragmatique et non un but.
C’est ce que nous allons maintenant tester avec la règle du détachement du sens.

A priori, dire « bonjour » est une qualification du temps qu’il fait, mais à force d’identifier
le moment de son énonciation comme un rite anthropologique, on s’aperçoit que même dans
un moment défini par la météorologie comme exécrable, les gens continuent à se dire
bonjour. C’est ce caractère immuable qui permet de conclure à un rite. Du coup dire
« bonjour » échappe à toute condition de vérité, parce que son énonciation ne vise pas la
référence mondaine mais oriente le rapport interlocutif dans une direction irénique pour la
survie du groupe, voire de l’espèce.

Son énonciation est hors toute contestation parce qu’elle consiste à opposer à l’univers
réel, l’univers du possible qui se décline sous la forme d’un « ainsi mais pas encore ». Elle
échappe au doute parce la règle du détachement du sens est définie par CORNULIER en ces
termes :

L'idée du détachement (faible) du sens est que la conjonction d'un interprété avec
une interprétation implique l'interprétant. (CORNULIER, 1982, p. 127)

C’est ce dont nous rend compte la formulation suivante :


((P & (P implique Q)) implique Q (Ibid.)

C’est ainsi que dire « bonjour » est une salutation. C’est cela la signification horizontale :
une anthropologie communicationnelle qui demeure ritualisée. Le fait nouveau que nous
voulons signaler est qu’à partir de la seule séquence (4), la pragmatique au sens classique ne
peut que conclure à un souhait, comme en témoigne (5). C’est ce que nous appelons ici
terrorisme du verbe performatif.

En effet, comme nous l’avons pu constater avec la prise en charge de la sémiotique


triadique, les dérivations illocutoires de la série ne peuvent pas être toutes explicitées par un
verbe performatif. Si on peut en faire avec le souhait, la combinaison échoue avec la
salutation :

* Je vous salue que vous ayez le bon jour

Par contre, tout est possible avec la règle du détachement du sens et devient
indiscutable, mais en outre cette règle permet de restituer la dimension anthropologique de
la communication en sélectionnant l’acte de langage le plus pertinent. Reproduisons cela dans
les termes de la règle selon CORNULIER :

((Bonjour & (bonjour est une salutation)), donc dire « bonjour » c’est accomplir une
salutation. En émondant le jargon, nous avons ceci : « bonjour » est l’interprété, « bonjour est
une salutation » est l’interprétation dans laquelle « être une salutation » est l’interprétant.
Nous retrouvons alors la formule de départ selon laquelle la conjonction d’un interprété avec
une interprétation implique l’interprétant qui nous a permis d’écrire (6), numéroté ici en (7) :

7. Bonjour est une salutation

Nous en concluons donc qu’il y a adéquation parfaite de la théorie sémiotique triadique


et de la règle de détachement du sens. Chacune s’engage dans les actes de langage en tant
que ces derniers sont un système de renvois de signe à signes.

Pour montrer que la pragmatique échappe au test de la véridiction au titre de vérité


analytique, prenons un autre exemple. Rappelons qu’une vérité analytique n’est vraie par son
adéquation au monde mais par la cohérence de son appareillage linguistique comme le
souligne Georges KALINOWSKI (1982). Voici cet exemple :
Comme on peut le constater, il s’agit d’une reproduction d’un dessin d’un enfant. Sans
la légende qui stipule que c’est « maman » il est impossible de conclure que ce dessin puisse
représenter la mère de l’enfant. Sans cette légende on peut conclure à une sorte d’humanoïde
d’un nouveau genre.

Or la prévision de la règle du détachement du sens est très claire. Le dessin est


l’interprété, l’interprétation est constituée par la conjonction de cet interprété à un
interprétant. Justement, cet interprétant est « maman », donc indiscutablement, c’est
maman.

Du point de vue de la sémiotique de PEIRCE, le dessin est un premier renvoie au second


qui est la mère de l’enfant par l’intermédiaire du troisième qui est la légende. La tragique
éventualité que la maman de l’enfant qui dessine ainsi ne soit plus est une hypothèse
intéressante.

Cette hypothèse va nous permettre de porter un nouveau regard sur le paradoxe de


l’affirmation de SARTRE selon qui, nommer, c’est faire exister. La première évidence que
nommer n’a nullement de pouvoir démiurgique. Ce qui est mis en jeu dans cet aphorisme,
c’est la théorie des interprétants. Nommer une chose, c’est faire se projeter le spectacle
linguistique du renvoi de signe à signes comme l’aurait fait la chose réelle. C’est pour cette
raison qu’il existe des tabous linguistiques.

Cependant, il ne faut pas oublier une différence essentielle entre la chose réelle et la
chose nommée. La nomination de la chose est libérée du poids néfaste du réel au point que
nous pouvons dire qu’il y a moins de réalité dans la chose réelle que dans la chose nommée
ou dans la chose imaginée. Nous sommes très loin du dilemme de KANT :

Je suis plus riche avec cent thalers réels que si je n'en ai que l'idée (c'est-à-dire s'ils
sont simplement possibles). En effet l'objet en réalité n'est pas simplement contenu
d'une manière analytique dans mon concept, mais il s'ajoute synthétiquement à
mon concept (qui est une détermination de mon état) sans que, par cette
expérience en dehors de mon concept, ces cent thalers conçus soient eux-mêmes
le moins du monde augmentés par cet être placé en dehors de mon concept.
(KANT, 1976, p. 479)

En effet, si nous disposons une somme d’argent donnée, nous pouvons échafauder des
plans d’utilisation, mais un seul sera autorisé et la somme disparaît avec, tandis que la somme
imaginée renaît de ses cendres pour de nouvelle aventure à chaque fois.

Ainsi, si cet enfant est orphelin, le dessin est non seulement une occasion de
nomination, mais c’est surtout le déclenchant, par détachement du sens, de toute l’affectivité
du lien qui unit un enfant à sa mère ; et il n’est plus à démontrer que cette affectivité a une
dimension infinie. Ce dessin n’est pas le signe d’une présence abolie par la mort, au contraire,
par la légende, il a pour dessin d’être le premier d’une série de sentiments que détermine un
troisième : la dimension affective du lien entre l’enfant et la mère.
Nous comprenons mieux maintenant pourquoi les œuvres d’art ont plus de séduction
que le réel et, du coup, on s’explique pourquoi les femmes se définissent par l’apparence ou
la forme ; parce qu’œuvres d’art et femmes, en tant qu’apparence sont libérées du poids
néfaste du réel et sont des premiers qui déclenchent un parcours de renvoi de signe à signes.

En effet, la légende nous apprend qu’il ne s’agit pas d’une sémantique pure ni d’une
syntaxe pure, mais d’un renvoi d’une sémiotique (le dessin) à une autre (la légende) sous
l’égide d’une loi affective par laquelle l’enfant exprime tout son amour pour sa maman.

Pour conclure, nous pouvons dire, à l’issue de cette analyse sommaire que la sémiotique
triadique et le détachement du sens sont au service d’une pragmatique qui manifeste sa
dimension anthropologique.

Toliara, 11 décembre 2017

Bibliographie

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sur Texto: http://www.revue-texto.net/Inedits/Almeida_Style.html

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BENVENISTE, E. (1981[1974]). Problèmes de linguistique générale, II. Paris: Gallimard.

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