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Per Aage Brandt

Sémantiques et modes du sens. Une approche sémiotique

Résumé :
On peut distinguer quatre sémantiques dans le fonctionnement du langage, celle qui
organise le sens des mots, celle qui structure le sens de la phrase, ensuite celle du
discours, et finalement celle de l'énonciation ; les quatre fonctionnements sémantiques
peuvent se comprendre comme autant de strates dans une architecture complexe du
sens langagier. Selon F. de Saussure, seulement la première strate concerne pourtant le
"système" de la langue, alors que les autres strates constituent des aspects de la parole.
Nous pensons qu'une sémantique langagière se doit de prendre en considération
l'ensemble de ces aspects, car il n'y a pas de langue possible sans les fonctions du
langage. Nous en présentons un modèle théorique. Nous discutons ensuite les trois
modes du sens que la sémiotique permet de distinguer à partir des effets de sens dans la
"vie sociale" qui intéressait Saussure comme elle intéresse la sémiotique actuelle ; le
sens performatif, le sens épistémique et le sens affectif se démarquent respectivement
par leur dominance dans les signes symboliques, diagrammatiques et iconiques. Les
alliances du performatif et de l'affectif caractérisent les sémantiques discursives
idéologiques, alors que l'affectif allié à l'épistémique fonde la sémantique du discours
critique. Nous ajoutons finalement un exemple édifiant.

1. Les sémantiques du langage.

Le langage peut être considéré de bien de manières ; entre autres, comme un système de
signes. C'était l'avis de Ferdinand de Saussure (1972), et je dois en partie approuver ses
raisons de penser ainsi. Pour effectuer le passage de la philologie à la linguistique, il
visait, comme son grand successeur danois Viggo Brøndal (1948), mais à l'encontre du
père de la glossématique, Louis Hjelmslev (1998)1, le mot comme centre de la
théorisation scientifique du langage, plutô t que la phrase. C'est bien le mot qui est le
signe dont il y a système dans la langue, si la langue est un système de signes. C'est
effectivement dans tout ce qui sépare le mot de la phrase que se situe la parole, et sous la
parole, la pensée.
Le mot offre en effet à l'analyste tous les aspects structuraux caractérisant un
signe. Il possède un aspect expressif, sous forme d'un ensemble de signifiants structurés,
phonologiques, graphiques et gestuels, et un aspect "voulant dire quelque chose", un
certain signifié conceptuel, souvent multiple ou vague mais spécifié par d'autres facteurs.

1
Voir Rasmussen 1993. Signalons aussi les deux chapitres sur Hjelmslev dans Hénault (réd.) 2019 par A.
Zinna et l'auteur.

1
Comme tout autre signe — icô ne, symbole ou diagramme — le mot est un objet abstrait,
immatériel, qui n'existe que pour signifier autre chose que lui-même. Cette autre chose
est son sens, et le sens signifié constitue l'objet de toute étude sémantique. On peut ainsi
dire que nous avons dans le phénomène du mot la première sémantique
linguistiquement pertinente. Elle concerne les "parties du discours", mieux appelées les
classes lexicales (word classes), dans la mesure où celles-ci distinguent précisément les
propriétés conceptuelles permettant de classifier les unités lexicales et morphologiques
selon leur type de sens. Nous distinguons dans la pensée — autorité sous-jacente au
langage, pour ainsi dire — des types de sens : choses, événements, agents, actions,
circonstances..., et schémas de mise en forme (prépositions, conjonctions, etc.). Les
classes lexicales (ouvertes) et morphologiques (fermées) correspondent à ces types
cognitifs, mais la sémantique des mots est évidemment d'une richesse inépuisable, si elle
comprend tout ce qui singularise chaque mot ; l'étude en retiendra uniquement les
propriétés généralisables. On constate la stabilité morphologique des paradigmes
"fermés", relativement pauvres et stables : nombre, genre, personne, temps, aspect,
mode, cas, etc., qui semblent essentiels à la stabilité historique d'un état langagier — et
par contraste l'instabilité des paradigmes "ouverts", lexicaux, qui correspondent à des
faits culturels beaucoup plus plastiques que les schémas du langage-comme-langue.
Or, le mot, ainsi que tout signe, s'inscrit toujours dans un espace jakobsonien
(Jakobson 1963) à deux dimensions déployant à la fois une syntagmatique, que l'on
représente conventionnellement comme un axe horizontal, en l'occurrence celle de la
phrase, et une paradigmatique, celle qui constitue son entourage encyclopédique, et qui
se représente comme son axe vertical. Ce modèle arbitraire fait s'écouler le temps
séquentiel horizontalement, bien entendu. Dans le langage-comme-parole, le mot est
manifesté par la phrase qui l'intègre et l'insère dans la suite des mots qui la manifeste ;
de ce point de vue, la phrase est une suite de mots : un syntagme. D'autre part, le mot est
choisi dans un ensemble de mots qui pourraient figurer à sa place mais au prix de
changer le sens, dans une continuité allant potentiellement de la synonymie à
l'antonymie ; le "choix" de mot se fait à partir de son paradigme, en ce sens, mais en
fonction des autres "choix" dans la séquence syntaxique et phrastique. Le mot, encore
comme tout signe, possède en effet des affinités syntagmatiques, c'est-à -dire la capacité
fonctionnelle de prendre place dans certaines mais pas toutes les positions offertes par
la phrase selon son architecture syntaxique. La sémantique du mot concerne ainsi sa

2
valeur paradigmatique et sa fonction syntaxique : donner s'oppose paradigmatiquement
à recevoir et est un verbe ditransitif dans la syntaxe de la phrase. Cela est dû au fait que
la sémantique de ce verbe est un programme d'action intersubjectif et réversible.
En revanche, la phrase, verbale, nominale ou autrement récursive2, est capable de
signifier d'une autre manière, à savoir en construisant, phrase par phrase, des scénarios
imaginaires intégrant les contenus lexicaux et morphologiques et en les faisant incliner
pour ainsi dire les uns vers les autres pour former à chaque fois une "portion" de sens
qui soit une représentation mentale munie d'une référence, c'est-à -dire d'une adresse
dans le réel. La première sémantique, celle des mots, n'est pas référentielle. La phrase
comporte en revanche un format d'énoncé potentiel qui lui confère une signature et un
statut comme spectacle figuratif censé représenter quelque chose d'imaginable. La
phrase forme un scénario dont on énonce la vérité ou la valeur modale dans un réel à
spécifier. C'est la seconde sémantique linguistiquement pertinente qui se profile dans ce
phénomène référentiel, extrêmement important pour l'existence sociale du langage et,
dans une mesure sans doute moindre mais pourtant comparable, pour les autres
systèmes de signes, même pour la musique (qui signifie dans un contexte). Tous les
modèles qui rendent la structure phrastique par un arbre, qu'il soit génératif,
dépendentiel, stemmatique ou autre, expriment l'intuition selon laquelle le sens de la
phrase finit dans une unité, un tout : une seule représentation mentale et référentielle.
Les 'actants', les 'circonstants', les compléments et les modificateurs de tous ordres sont
autant de participants dans la détermination du scénario global que constitue le sens
phrastique.3
Or, les phrases s'enchaînent. C'est-à -dire que les scénarios se suivent ou
s'englobent de multiples manières pour créer des continuités sémantiques
transphrastiques, permettant des co-références, des anaphorismes et des
cataphorismes, donnant lieu à des cohérences discursives. Il y a un rapport direct entre
ces réseaux transphrastiques discursifs et la dimension paradigmatique du mot. Les
paradigmes lexicaux s'ouvrent souvent en réseaux terminologiques qui couvrent des

2
Récursivité : principe cher à Noam Chomsky (1965), qui a tout à fait raison sur ce point important ; si la
syntaxe langagière n'était pas récursive, la sémantique phrastique serait inutilisable comme moyen de
signifier la pensée humaine. Or la conceptualisation de la récursivité dépend de la modélisation de la
syntaxe phrastique, qui n'est pas nécessairement linéaire, mais plus probablement spatiale, comme la
voyait E. Tesnière (1966). Voir aussi Brandt 1973, 2004, 2020.
3
Notons que les métaphores, les métonymies, et d'autres tropes cognitifs comme le XWZ de Fauconnier &
Turner (2002), se déploient dans l'imaginaire phrastique, ce pourquoi leur effet imaginaire est bien
référentiel.

3
"champs" ou domaines entiers, et qui arrivent à caractériser des discours sociaux ; cette
troisième sémantique est donc discursive. C'est à ce niveau que nous pouvons parler
abstraitement de discours narratifs, descriptifs, argumentatifs, (DNA), et concrètement,
de discours religieux, scientifiques, politiques, amoureux etc. qui offrent des formes DNA
complexes. Les discours sont souvent marqués par d'autres pratiques sémiotiques, par
des formes d'écriture et signalisation qui spécifient telle pratique, avec sa pragmatique,
telle forme de connaissance, ou tel art. La sémantique discursive, troisième sémantique
langagière, possède ses propres règles, et même si on a pu essayer de formuler des
"grammaires" narratives, par exemple, les principes responsables de sa cohérence ne se
réduisent jamais à ceux de la phase ou du mot. La narratologie, qui en est sans doute
l'exemple le plus développé, reste extrêmement difficile à théoriser, puisque ses
éléments de base relèvent de la phénoménologie intersubjective : conflits, méfiances,
disputes, actes performatifs, silences, et en plus les facteurs cognitifs muets comme les
dangers, les menaces implicites, les hasards, les forces distinctes ou obscures qui
règnent sur des mondes narrés...4
Les discours impliquent tous d'autre part le 'discourir' même, la voix qui les
porte. Une voix de narrateur se distingue de la voix qui ordonne ou implore, ou de la voix
qui discute un problème scientifique. Le 'nous' du discours politique ne signifie pas la
même chose, ni ne signifie de la même manière que le même pronom apparaissant dans
le discours amoureux. Les personnes 'grammaticales' et les autres déictiques sont
sémantiquement des positions et des positionnements de sujet qui varient selon un
dispositif sui generis, ni discursif, ni phrastique, ni simplement morphologique.5 Elles
expriment des styles de subjectivité qui ancrent le psychologique dans l'existence
sociale et culturelle plus profondément que toute autre sémantique. C'est ce que nous
appelons l'énonciation. Il y a ainsi une quatrième sémantique, celle de l'énonciation. Dans
le dialogue, les trois personnes sont actives, le je, le tu, le cela dont il s'agit. Dans le
discours monologique, la deuxième personne se confond avec le monde, la troisième
personne, ce qui donne lieu au fameux rapport 'sujet - objet'; c'est-à -dire première
personne versus troisième personne. Toute première personne devrait avoir le droit de
devenir la seconde personne, l'énonciataire de son autre, mais cela dépend
dramatiquement de ce qui fait parler l'autre : pour 'prendre la parole', on est d'abord
4
Voir notre "Mundus in fabula", numéro spécial de Versus sur Umberto Eco, Lector in fabula (Milano,
2019).
5
La littérature sur l'énonciation depuis Emile Benveniste (1966) est maintenant débordante et
multiforme. Voir par exemlpe, sur l'énonciation poétique, Biglari & Watteyne 2019.

4
authorisé par une instance, disons A, et assigné à un domaine, disons D, et cette licence
AD préalable n'est pas triviale. Elle détermine les inclusions et les exclusions, les silences
et les violences. La sémantique énonciative est une discipline hautement importante pour
la possibilité même d'une vie langagière dans une communauté.6
L'énonciation structure la voix et le jeu des voix multiples dans le concert
culturel. Or prendre la parole, se taire et écouter, ou respecter les 'tours de parole' (turn
taking), sont des actes souvent dramatiques et toujours existentiels dans la vie
quotidienne de tout sujet. Chaque acte énonciatif projette le corps du sujet dans la
prononciation, elle aussi problématique, puisqu'elle comporte le dévoilement de toute
l'affectivité du sujet, qui s'exprime automatiquement et inévitablement dans le profil
tonal de l'intonation, le rythme, le tempo, le phrasé de la phonation. Entre sujets qui se
parlent se forme en général un mode emphatique partagé, mimétique, fragile mais
affectivement essentiel et indispensable à la transmission de sens.
Si la phonation présuppose ainsi, corporellement, une énonciation spécifique, on
peut décrire une série de présuppositions, puisque la chaîne phonétique est
présupposée par la structuration phrastique et celle-ci, présupposée par la sémantique
de la phrase, qui à son tour est présupposée par la formation discursive dans laquelle si
situe l'énoncé ; et finalement, sans discours comme contexte, il n'y a pas d'énonciation.7
La série de présuppositions constitue une boucle que nous proposons de visualiser par
un diagramme en spirale comme le suivant (Fig. 1)8, où le mot reste au centre, en contact
direct avec la pensée, dans une autre dimension9 :

6
Voir notre "Dynamique de la subjectivité", Nouveaux Actes Sémiotiques, Limoges 2019.
7
On peut à la limite considérer l'écriture poétique comme un contre-exemple : la 'difficulté' de la poésie
vient en partie de cette absence de contexte discursif, sauf à considérer la poésie entière d'un auteur
comme le contexte de chaque poème.
8
Nous développons ce modèle et ses implications dans "Word, Language, and Thought — a new linguistic
Model", Acta Linguistica Hafniensia, Vol. 50, 1, 2018.
9
Que le mot soit à voir dans un rapport direct avec la pensée même est une idée, une intuition, ou une
découverte, qui oriente la recherche structurale du lexicographe sémioticien A.-J. Greimas comme elle
guide l'anthropologue structurale Claude Lévi-Strauss, fondateur de la revue Word. Les deux voient le sens
se déployer dans l'espace géométrisant de la pensée, sauvage ou non, sous forme de structures de
médiations, de 'carrés sémiotiques', de diagrammes actantiels, etc., qui se manifestent spatio-
temporellement dans l'espace urbain, dans les mythes, dans les pratiques, et que les phrases enchaînées
du langage reproduisent de manière variable en extension comme en intension ou 'granularité'. On peut
dire que ce rapport mot-pensée constitue le présupposé noyau du structuralisme 'à vocation scientifique',
comme le disait Greimas.

5
On peut ajouter que la syntaxe elle-même doit être proto-sémantique, puisqu'elle
schématise en ordre motivé les compléments de la phrase. Ainsi, par exemple, la
construction transitive sujet-verbe-objet exprime une relation qui change l'objet, si le
verbe est praxique (un faire), ou qui change le sujet, si le verbe est théorique (comme
voir, comprendre). Change est un schéma (il opère un devenir-autre-tout -en-restant-le-
même).
En revanche, la sémantique discursive commence évidemment avec la
catégorisation des lexèmes en paradigmes terminologiques, pour finir dans le narratif, le
descriptif spécifiant des domaines de savoir, ou l'argumentatif spécifiant l'aspect
institutionnel du discours (religieux, juridique, commercial, administratif, etc.).
En résumé, nous avons donc quatre sémantiques à distinguer et à étudier
séparément, mais sans en oublier les imbrications : la sémantique du mot est impliquée
dans celle de la phrase, qui à son tour s'enchâ sse dans celle du discours, qui se trouve
finalement circonscrit par la sémantique 'vocale' de l'énonciation. On pourrait, dans
l'intérêt de l'intégration, alternativement parler de quatre niveaux d'une seule grande
sémantique comprenant ces strates ou aspects structuraux, dans la mesure où il existe
des éléments de sens qui traversent ces distinctions, et qui se retrouvent ainsi par
exemple à la fois au premier et au dernier niveau : c'est le cas du contenu des pronoms

6
personnels, des déictiques (ici, là...), des adverbes de véridiction (oui, non, toujours,
jamais...) et en général, des morphèmes de "subjectivité". Ce serait même là ce qui
assurerait l'unité d'une langue, et qui expliquerait l'impression intuitive d'une
homogénéité du sens entre mot et discours — l'énonciation se détachant toujours
légèrement du reste par ses emphases momentanées, ou ce que l'on appelle la 'parole
vive'.

2. Les modes du sens.

Il existe cependant un phénomène sémantique qui échappe à cette approche fondée sur
le langage, et qui nous oblige à revenir à la sémiotique et aux signes : les modes du sens.
Nous allons en distinguer trois, qui caractérisent respectivement trois types de signes.
Les symboles, définis par le fait de ne rien signifier avant d'être codés
culturellement, de manière plus ou moins explicite, par une institution ou une tradition,
sont invariablement à comprendre comme des instructions à suivre, dans un domaine
déterminé, et dans des situations déterminées. C'est le cas des écritures, en
mathématiques, en musique, en phonétique, où le signifiant graphique est illisible sans
initiation ; mais c'est aussi le cas lorsqu'il s'agit d'objets symboliques, et surtout
d'artéfacts associés à des pratiques ou des événements valorisées dans une communauté
: monuments, armes, reliques, vêtements, qui "symbolisent" métonymiquement en
rappelant et appelant à respecter les 'valeurs' impliquées (tel le voile islamique, la kippa,
la cagoule ; ou le 'langage' des fleurs). Le fait de signifier par symboles, de quelque ordre
qu'ils soient, mots, gestes ou objets, communique toujours une instruction ou un appel
et fonctionne donc comme un acte performatif.10 Le destinataire, ainsi que l'énonciataire
de l'acte de parole (speech act), reçoit le contenu comme un programme à performer,
comme un devoir-faire ou un devoir-être possible.
C'est donc le sens symbolique même qui est, par son mode d'exister, performatif. Il est
difficile de voir et de pleinement comprendre en quoi consiste cette performativité, qui
relève de la sémantique de l'intersubjectivité impliquée. On peut dire au moins qu'elle
10
Le performatif langagier performe ce qu'il énonce. Dire "je promets X" au présent et sans adverbe
temporel crée une promesse. Par contre, "je promettais X" ou "je promets souvent X" ne créent aucune
promesse ; il faut pour cela que le présent soit signifié comme l'instant pure d'un acte de don-de-parole, à
l'instar d'un acte de don-de-chose. L'énoncé : "Je te donne ma parole", crée chez l'énonciataire, à la
deuxième personne, un devoir de se fier à l'énonciateur sur un sujet situé dans un domaine déterminé. Le
performatif non-langagier, comme le signe de stationnement interdit, transmet un devoir-ne-pas-faire dès
qu'il est reconnu comme un message graphique émanant de l'autorité pertinente.

7
met au premier plan, de par son caractère codé, précisément, l'autorité de l'instance
codante, et que c'est la voix de cette instance qui, derrière celle de l'énonciateur, résonne
abstraitement dans la force illocutoire déontique du symbole. Cette résonance est par
ailleurs réservée à l'endroit où se déploie le symbole, qui est en effet localiste au sens de
perdre son sens en dehors du lieu qui correspond à sa signification instructive. Le sens
performatif dépend entièrement du hic et nunc de son exercice : le signe de limitation de
vitesse, le jingle du téléphone, la marche funèbre, le monument, le voile, la kippa, la croix
etc. renvoient à leur sens là où ils sont placés et pour les personnes présentes qui les
perçoivent. C'est une sémantique maximalement et entièrement référentielle, on peut
dire.
En revanche, il existe une sémantique non-référentielle dans le monde des signes,
à savoir celle des diagrammes expressifs. On dessine des diagrammes dans le cours de la
pensée et de l'échange d'idées, dans l'enseignement ou la planification, et on les ébauche
souvent dans l'air avec des gestes. Le mode du sens est plutô t celui de la possibilité, du
pouvoir-être et du pouvoir-faire. C'est le mode de la 'bonne idée'. Il est épistémique,
plutô t que déontique. Le diagramme est un type de signe sui generis : ses lignes, flèches,
points, cercles, triangles etc. peuvent exprimer des barrières, des flux, des états, des
dépendances, des influences, des mouvements, des processus, des dynamismes,
typiquement par des graphismes non-codés mais intuitivement signifiants, évoquant des
contenus souvent vagues et pourtant suggestifs. C'est peut-être le "langage de la pensée"
même qui s'exprime ainsi, sur les tableaux noirs ou blancs, sur le papier ou dans le geste,
par des modèles plus ou moins géométriques et confortablement modifiables.
Dans la vie sociale, le sens symbolique est évidemment lié aux pratiques et
exercices de pouvoir, à tous les niveaux, alors que le sens diagrammatique, lui, anime les
pratiques moins violentes de la construction et plus liées à la réflexion — comme aussi,
idéalement, la vie politique, si elle peut être comprise comme "l'art du possible" (le
ministre suédois Oluf Palme dixit) et les disciplines de la recherche scientifique. Ainsi, le
mensonge est souvent senti, à juste titre, je pense, comme un problème majeur du
discours politique. Il faut présenter un plan possible et ne pas se limiter à promettre...
Il existe un troisième mode du sens signifié, à savoir celui des signes iconiques. Ce
registre sémiotique concerne la reproduction fragmentée du sensible et repose sur les
fonctions les plus élémentaires de la cognition et de la mémoire humaines. On retient
par des images les expériences qui par quelque motif méritent d'être mémorisées, le

8
motif étant en général d'ordre affectif. Le sens iconique ainsi retenu nous permet de
naviguer mentalement dans des temps et des espaces loin du présent et souvent
indéterminables, imaginaires, et pourtant essentiels à notre sentiment d'exister et au
contact avec ce que nous percevons comme du réel. Le "sens de la réalité" est iconique.
Le sens iconique est donc existentiel, et il fonctionne sémantiquement par analogies et
associations, opérations fondamentales de la "rêverie". C'est sans doute aussi le mode
élémentaire de la pensée et du discours historique.
Dans le social, le sens iconique domine la vie culturelle ; les fictions transmises
incessamment par tous les média et tous les écrans, mais aussi par la littérature ou les
arts, et fondamentalement par toutes les formes du théâ tre qui ont traversé et marqué
les étapes de l'histoire culturelle des sociétés. L'histoire, ses spectacles, drames et
commémorations, ses peintures surtout, sont iconiques et affectives.
Si la sémantique symbolique est référentielle et la sémantique iconique,
imaginaire, leur alliance relie évidemment le maximalement objectif et le maximalement
subjectif, et à la limite, donc la violence et la passion. C'est ce qui arrive,
malheureusement, dans les guerres, qui par conséquent attirent les esprits qui aspirent
à la fois à l'héroïsme du devoir et à l'authenticité identitaire spectaculaire de
l'existentiel. On appelle à la soumission aux grandes causes. Les images et les
programmes d'actions s'allient dans une sémantique idéologique — violence et image
alliées et gelées par l'absence de sens diagrammatique.
On voit que la distinction des modes du sens n'a pas qu'un intérêt académique. Au
niveau du langage et de la linguistique, il faudra voir comment les discours font pour
équilibrer ainsi l'idéologique et l'épistémique. Un langage impératif et imagé ne contient
pas facilement des lexèmes exprimant le doute, par exemple. Et il n'exprime pas
aisément l'humour.
Une alliance sémantique entre le mode épistémique, diagrammatique,
véridictoire, et le mode affectif, iconique, est également courante. Le discours utopique
et la pensée "engagée" qui se passionnent pour un avenir dont les images s'inspirent du
passé, alors que la logique vient d'un raisonnement critique évaluant le présent et
calculant ou spéculant sur des possibles alternatifs à explorer, en seraient des exemples.
On pourrait ainsi opposer une sémantique idéologique et une telle sémantique critique,
deux modes composés dont le conflit marquent sensiblement notre vie quotidienne,
dans le discours comme dans la communication sémaphorique en général.

9
3. Exemple édifiant.
Le président français Emmanuel Macron s'adresse le premier octobre 2019 au Conseil
de l'Europe à Strasbourg. Après les remerciements, il prend son élan dans un
vocabulaire bourdonnant :
Je souhaite ici avant toute chose vous redire l'indéfectible attachement que la France
porte à notre organisation depuis l'origine. Charles PÉGUY disait que la liberté est un
système de courage. Et cette persévérance de la liberté et de la dignité face à toutes les
adversités est au cœur de cette organisation. Née dans cette ville trois fois déchirée par
les guerres fratricides, je ne crois pas au hasard comme si au fond l'unité ne pouvait être
pensée que là où les brûlures avaient été les plus vives, cette organisation est le produit
de l'humanisme européen, d'un acte de foi en la possibilité d'une réconciliation de notre
continent autour du respect de la personne humaine et du caractère sacré de sa dignité,
au moment même où rien ne portait à y croire.

Le je redit ainsi l'affect (indéfectible attachement, antéposition emphatique) que la


France porte à l'Europe. Il incarne ce pays, qui est une personne dont la liberté et le
courage se retrouvent dans la personne de l'Europe, dont le cœur est rempli de
persévérance, de liberté et de dignité faisant face aux adversités. Héroïsme
impressionnant que celui de cette personne ! Et la ville de Strasbourg a été déchirée par
des guerres fratricides et a souffert de brûlures vives, c'est un corps sur lequel des frères
se sont tués, mais par un miracle divin — rien ne portait à y croire et je ne crois pas au
hasard — c'est là précisément où l'organisation est devenue l'incarnation de
l'humanisme, de la réconciliation, du respect et du caractère sacré de la dignité de la
personne humaine : le sacrifice des frères sur l'autel de Strasbourg sacralise ainsi cet
acte de foi miraculeux.
Cette rhétorique présente un amalgame sémantiquement lourd de symbolique
héroïque et d'iconique affectif (déchirement, brûlure), réunis dans l'évocation de la
transfiguration religieuse et le miracle par lequel l'humanisme et l'acte de foi qui
l'affirme se fondent sur le massacre, précisément (pas par hasard). D'ailleurs, le
président ne fait là que répéter le récit fondateur de l'Union Européenne ; c'est en effet
au prix de ce sacrifice gigantesque, cette destruction à la fureur inégalée, que devient
possible la fondation d'une unité de valeurs. Pourquoi ? Parce que, selon cette logique
sacrificielle, la violence insensée possède une capacité surhumaine de création de sens
existentiel ; la guerre est une religion, on peut dire, qui est nécessaire pour la paix. La
divinité se paie de sang humain avant de délivrer son cadeau, la paix humaine.

10
C'est dans ce même discours que Macron évoque, dans sa finale, les trois
principes proposés par son mentor, le philosophe Paul Ricœur, qui en 199211 les avait
formulés dans son chapitre "Quel éthos nouveau pour l'Europe ?". Il avait ainsi présenté
l'échange des mémoires comme une condition narrative de la paix européenne. Condition
iconique, sémantiquement parlant, affectivement efficace. Il avait parlé du pardon, qui
fait "partir de la souffrance des autres, imaginer la souffrance des autres, avant de
ressasser la sienne propre". Pardonner, au lieu de chercher la vengeance, autrement dit.
Echanger des mémoires, puis échanger des pardons. C'est là encore un performatif,
déclaratif et prometteur, agissant à l'encontre de la violence présupposée, mémorisée.
Mais le premier "modèle" de Ricœur pour le nouvel éthos peut surprendre, car il est
d'ordre explicitement sémantique : la traduction. Ricœur écrit :
"Pour être compris, ce modèle appelle à un retour en arrière sur les conditions les
plus fondamentales du fonctionnement du langage. Le fait dont il faut partir est
que le langage n'existe nulle part ailleurs que dans des langues. Il ne réalise ses
potentialités universelles que dans des systèmes différenciés aux plans
phonologiques, lexical, syntaxique, stylistique, etc. Si c'était le cas, il y aurait la
même différence entre les groupes linguistiques que celle qui existe au plan
biologique entre les espèces vivantes. S'il n'y a qu'une espèce humaine, c'est en
particulier parce que des transferts de sens sont possibles d'une langue dans une
autre, bref parce que l'on peut traduire."

Dans cette belle observation humaniste, Macron, qui cite, en un bref rappel, la remarque
d'Umberto Eco, selon qui la "langue européenne, c'est... la traduction" voit surtout un
geste d'hospitalité ou de gentillesse. Pour le président, on dirait que c'est là une évidence
de l'ordre d'un pentecô tisme relevant du miracle mentionné ; mais le point est
autrement important.
Traduire est évidemment une pratique épistémique qui présuppose la possibilité
objective du transfert de sens de langue en langue, c'est-à -dire l'existence d'un plan
sémantique sans lequel le sens serait enfermé dans la différence des signifiants. Les
échanges de mémoires et de pardons seraient impossibles sans la traduction.
Il est vrai que la sémantique lexicale reste souvent enfermée ainsi, dans une
singularité idiomatique, mais comme ce n'est pas le cas ni du sens phrastique, ni du sens
discursif, ni du sens énonciatif, qui de leur part relèvent de structures et de principes
pour une grande part partagés dans la masse des langues de l'humanité, nous arrivons,

Peter Koslowski (réd.), Imaginer l'Europe. Le marché intérieur européen, tâche culturelle et économique.
11

Paris : Le Cerf.

11
au prix d'un effort non seulement éthique, mais aussi sémiotique et cognitif,
épistémique, de recherche et de compréhension interculturelle, à effectuer des
transferts de sens : à traduire. Cet effort est à son tour possible parce que la pensée et
ses diagrammes sont libres par rapport aux signifiants et par rapport à ce qu'ils
découpent dans le signifié. Voilà pourquoi les discours critiques peuvent exister, de
sorte que nous ne nous trouvons pas nécessairement prisonniers des récits sacrificiels
de l'idéologie. La sémantique nous sauve. Il est essentiel de la développer, en
linguistique, en sémiotique, et, on le voit, aussi bien en philosophie politique.

Références :

Benveniste, Emile (1966). Essais de linguistique générale, t. 1, chapitre : "L'homme dans


la langue", Paris : Gallimard
Biglari, Amir et Watteyne, Nathalie (réds.). Scènes d'énonciation de la poésie lyrique
moderne. Approches critiques, repères historiques, perspectives culturelles. Paris :
Classiques Garnier
Brandt, Per Aage (1973). L'analyse phrastique. Bruxelles : AIMAV
Brandt, Per Aage (1992). La charpente modale du sens. Benjamins : Amsterdam
Brandt, Per Aage (1994). Dynamiques du sens. Aarhus : Aarhus University Press
Brandt, Per Aage (2095). Morphologies of Meaning. Aarhus : Aarhus University Press
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