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Cours de l’analyse du discours

Département de Langue et littérature françaises


Filière : Etudes françaises
SEMESTRE 6

Professeur : CHALFI
Année universitaire
2020 /2021
Plan du cours
I / Essai de définitions
1. Discours
2. Discours / Texte
II / Principales notions de l’énonciation
1. Qu’est-ce que l’énonciation ?
2. Enoncé et énonciation
3. Situation de l’énonciation
4. Dimension référentielle et modale de l’énonciation
III / Déictiques
1. Définition
2. Plans de l’énonciation
IV / Modalisation ou marques lexicales de la subjectivité
I / Essai de définition
1. Discours
La grande extension du concept discours le rend difficile à appréhender. Tantôt,
il est synonyme de la parole au sens saussurien, tantôt il désigne un message pris
globalement.
Dans l’œuvre de Benveniste (1966), il est défini comme "toute énonciation
supposant un locuteur et un auditeur et chez le premier l’intention d’influencer
l’autre en quelque manière" (p.242).
En effet, s’il est nécessaire de remonter au cours de linguistique générale (CLG)
de Saussure, c’est précisément pour construire le concept de discours sur une
remise en cause de celui de parole. Pour Saussure, la langue est une réalité sociale
et la parole est une réalité individuelle.
En séparent la langue de la parole, on sépare ce qui est social de ce qui individuel,
ce qui est essentiel de ce qui est accessoire et plus ou moins accidentel.
En outre, la langue n’est fonction du sujet parlant, elle est un produit que
l’individu enregistre passivement, elle ne suppose jamais de préméditation, alors
que la parole est un acte individuel de volonté et d’intelligence.
Autrement dit, la langue relève de la mémoire et de l’image de dictionnaire. Etant
donné les caractères qui permettent d’opposer langue et parole, on comprend que
la phrase ne relève pas de la langue mais de la parole, lieu de l’activité et de
l’intelligence.
Avec Kerbrat-Orecchioni, le discours ou "langage mis en action", tandis que du
point de vue de Dominique Maingueneau (1976), "le discours n’est pas un objet
concret offert à l’intuition, mais le résultat d’une construction (…), le résultat de
l’articulation d’une pluralité plus ou moins grande de structurations
transphrastiques, en fonction des conditions de production" (p.16).
Parmi les reproches adressés à Saussure :
- Occultation du contexte dans lequel a été définie la linguistique
structurale.
- Étudier la structure du texte en lui-même et par lui-même, en rejetant
toute considération extérieure.
Les travaux des formalistes russes (le nom que l’on donne au groupe de jeunes
soviétiques, qui, dans les années 1910-1920, ont jeté les fondements et entrepris
les premières analyses concrète dans le domaine de l’analyse structurale des
formes littéraires) ont permis de dégager une logique des enchainements
transphrastiques, dans le domaine du conte folklorique. Les recherches de Propp
sont maintenant bien connues en France et elles ont permis de construire les
premières esquisses de syntaxe narrative, de logique du récit.
C’est dans les années 50, que s’exercent des actions beaucoup plus décisives sur
la constitution de l’analyse de discours. On assiste bien à l’extension des
procédures de la linguistique distributionnelle américaine, à des énoncés qui
dépassent le cadre de la phrase nommées « discours » par Zellig Harris en 1952,
et les travaux de Roman Jakobson et Emile Benveniste sur l’énonciation.
Harris est le premier linguiste à étendre directement les procédures utilisées pour
l’analyse des unités de la langue, à des énoncés dépassant le cadre de la phrase.
Prenons par exemple le discours suivant :
(a) L’étudiante est gravement malade.
(b) Elle a besoin de notre soutien.
Le pronom personnel ʺelleʺ de la phrase (b) n’est pas interprétable à l’intérieur de
cette phrase ; il ne peut l’être que via un élément qui apparait dans la phrase (a)
du même discours, c'est-à-dire que l’élément anaphorique ne peut être interprété
qu’au sein du discours dans sa totalité.
On comprend rapidement l’intérêt de l’établissement et la validation du discours
ʺtexteʺ, comme un objet d’étude dépassant la dimension de la phrase.
À l’inverse, Benveniste et Jakobson cherchent à dégager comment le sujet parlant
s’inscrit dans les énoncés qu’il émet : autrement dit, à une langue conçue comme
un répertoire de signes combinés systématiquement entend à substituer l’idée que
le locuteur s'approprie l'appareil formel de la langue et il énonce sa position de
locuteur par des indices spécifiques.
Selon les termes de Benveniste, le locuteur pose de même un certain type de
rapport à son propre énoncé et au monde.
La constitution d’un champ de recherche autonome dont l’objet est le ʺdiscoursʺ,
s’inscrit de façon générale dans le cadre de l’évolution des sciences du langage à
partir des années soixante. L’analyse de discours entretient avec la linguistique
des rapports complexes qui sont toujours en situation de redéfinition constante,
car il s’agit plus d’un mouvement scientifique qui se situe à la croisée des
chemins, ayant son objet, ses cadres méthodologiques et ses notions, qu’une
discipline circonscrite comme un bloc homogène. En dépit de la diversité des
approches en analyse de discours, des théories et des notions qui y sont
impliquées, toutes les voies convergent vers la définition unique de son objet par
GRAWITZ (1990 : 345) qui soutient que toutes les recherches en ce domaine
‹‹ (...) partent néanmoins du principe que les énoncés ne se présentent pas comme
des phrases ou des suites de phrases mais comme des textes. Or un texte est un
mode d’organisation spécifique qu’il faut étudier comme tel en le rapportant aux
conditions dans lesquelles il est produit. Considérer la structure d’un texte en le
rapportant à ses conditions de production, c’est l’envisager comme discours››.
Discours = Énoncé + Conditions de production
La question du discours n’est pas énoncée dans le CLG de Ferdinand de
SAUSSURE qui circonscrit le domaine de la linguistique comme une étude de la
langue, elle-même définie comme un ʺsystème de signesʺ. Sa théorie repose sur
une opposition langue/parole qui recoupe l’opposition société / individu. La
recherche en linguistique s’oriente ainsi vers l’étude du système de la langue par
opposition aux manifestations individuelles de la parole. La séparation langue /
parole présuppose du coup une opposition entre ce qui est social et ce qui
individuel. Par rapport à cette opposition, le discours est le tiers-exclu. La
première mise en cause de l’opposition saussurienne qui réhabilite la parole
apparaît en 1909 chez Charles BALLY, dans son traité de stylistique. Celui-ci
expose les principes d’une linguistique de la parole qui ouvre la voie de la
recherche sur la relation entretenue par le sujet parlant, son discours et le contexte.
L’instabilité de la notion de discours rend dérisoire toute tentative de donner une
définition précise du discours et de l’analyse de discours. On peut dans ce cas
expliquer pourquoi le terme de discours recouvre plusieurs acceptions selon les
chercheurs ; certains en ont une conception très restreinte, d'autres en font un
synonyme de "texte" ou “d'énoncé”. On peut déjà dire que le discours est une unité
linguistique de dimension supérieure à la phrase (transphrastique), un message
pris globalement. Pour L. GUESPIN, c'est ce qui s'oppose à l'énoncé ; c'est-à-dire
que : ‹‹l'énoncé, c'est la suite des phrases émises entre deux blancs sémantiques,
deux arrêts de la communication ; le discours, c'est l'énoncé considéré du point
de vue du mécanisme discursif qui le conditionne›› (1971).
Le terme de ʺdiscoursʺ désigne aussi un ensemble d'énoncés de dimension
variable produits à partir d'une position sociale ou idéologique ; comme c'est le
cas par exemple de la déclaration d'une personnalité politique ou syndicale. Par
discours, on envisage aussi la conversation comme type particulier d'énonciation.
En partant du mode de fonctionnement de l’énonciation, BENVENISTE (1966)
oppose le discours à la langue qui est un ensemble fini relativement stable
d'éléments potentiels. C’est le lieu où s'exercent la créativité et la
contextualisation qui confèrent de nouvelles valeurs aux unités de la langue. Il
définit ensuite l'énonciation comme :
« L'acte individuel par lequel un locuteur met en fonctionnement le système de la
langue ; “la conversion de la langue en discours” »(1970)
Le discours, selon Benveniste, est cette manifestation de l’énonciation chaque fois
que quelqu’un parle. Cette définition de Benveniste semble entretenir un lien avec
celle que Jean-Michel ADAM (1989) énonce de la manière suivante : “(…) un
discours est un énoncé caractérisable certes par des propriétés textuelles mais
surtout comme un acte de discours accompli dans une situation (participants,
institutions, lieu, temps)”.
1. Discours / Texte
Si dans un passé récent, le terme de discours ne référait qu’à une production orale,
de nos jours, celui-ci recouvre non seulement le discours oral mais aussi le texte
écrit ; c'est-à-dire qu'il s'applique aux énoncés oraux et écrits.
C. FUCHS (1985: 22), qui ne fait pas de distinction entre texte et discours avance
la définition suivante : ‹‹objet concret, produit dans une situation déterminée sous
l'effet d'un réseau complexe de déterminations extralinguistiques (sociales,
idéologiques) ››.
Oswald Ducrot et Jean Marie Schaeffer, dans Nouveau dictionnaire
encyclopédique des sciences du langage (Seuil, 1972 ; 1995), considèrent que :
« La notion de texte, largement utilisée dans le cadre de la linguistique et des
études littéraires, est rarement définie de manière claire : certains limitent son
application au discours écrit, voire à l’œuvre littéraire ; d’autres y voient un
synonyme de discours ; certains, enfin, lui donnent une extension trans-
sémiotique, parlant de texte filmique, texte musical, etc.»
Il semble qu'il n'y ait pas de mot plus polysémique que “discours” dans le champ
de la linguistique. En effet, ce terme connaît non seulement des emplois variés
mais aussi des délimitations assez floues. De cette pluralité de définitions, il se
dégage chez tous les auteurs que le discours désigne toute réalisation orale ou
écrite par un sujet, de la dimension de la phrase ou au-delà (succession de phrases :
texte) et ainsi que son contexte.
Pour Michel ARRIVÉ (1986) ‹‹le discours peut être conçu comme une extension
de la linguistique, ou comme symptôme d'une difficulté interne de la linguistique
(particulièrement dans le domaine du sens), rendant nécessaire le recours à
d'autres disciplines››.
II / Principales notions de l’énonciation
1. Qu’est-ce que l’énonciation ?
Benveniste définit l’énonciation comme : la mise en fonctionnement de la langue
par un acte individuel d’utilisation (1974 p.80), c'est-à-dire que l’énonciation est
cet acte physique et mental de mise en fonctionnement de la langue, acte par
lequel, le locuteur s’approprie la langue.
Soit l’énoncé suivant : ʺ Je suis fatiguéʺ, élément d’un corpus. Il constitue en tant
que fait de parole un matériau à travers lequel le linguiste peut appréhender l’objet
abstrait qui est la langue. Mais une description syntaxique et/ou lexicale ne peut
suffire à indiquer les informations fournies par ce message. Sa valeur informative
est tout à fait différente selon qu’elle est prononcée par Pierre ou par Paul, tel jour
ou tel autre jour ; elle dépend du moment où le message est dit, de la situation, du
locuteur, en bref, des circonstances de l’énonciation. Ces circonstances agissent
sur certains éléments de l’énoncé et sont donc responsables des variations du
contenu informatif :
Le pronom « je » et le temps verbal « présent » désignent des personnes et des
époques différentes selon qu’on fait varier les conditions de la parole. Donc, dans
la description de la langue, on peut ajouter aux concepts méthodologiques de
langue et de parole, les phénomènes liés à l’acte de l’énonciation.
L’énonciation, acte de production linguistique, s’oppose à l’énoncé, résultat de
l’énonciation. On peut la définir de l’actualisation des phrases dans une situation
précise.
Ce qui intéresse surtout le linguiste, c’est l’utilisation de certains signes de la
langue dont le sens va changer avec les circonstances de l’énonciation. On utilise
des mots déictiques Shifters, embrayeurs (Jakobson), pour désigner les
expressions où le référent n’est pas définitif est immuable, on peut ainsi
opposer « demain », (jour qui suit le jour où je parle) à le « lendemain », (jour
qui suit n’importe quel jour). Emile Benveniste a exposé dans plusieurs chapitres
de Problèmes de linguistique générale (PLG) que l’énonciation est directement
responsable de certaines classes de signes, qu’elle promeut littéralement à
l’existence. ʺjeʺ dénote l’individu qui profère l’énonciation ; ʺtuʺ l’allocutaire,
celui à qui s’adresse le discours ; dans chaque situation d’énonciation, « je » et
« tu » désignent à neuf. Il en est de même du temps verbal « présent » qui coïncide
avec le moment de l’énonciation des déictiques indiciels qui se réfèrent au lieu et
au temps de la locution (adverbes de lieu et de temps comme ici, maintenant ;
démonstratifs comme ce, cette…)
2. Énoncé et énonciation
Parmi les linguistes français, E. Benveniste (1902-1976) parait avoir été le
premier à relever systématiquement dans ses articles des faits analogues à ceux
que d’autres ont à la même époque au plus tard, rangés sur la rubrique
pragmatique. On lui attribue, avec raison, le mérite d’avoir clairement séparé
l’énoncé et l’énonciation et souligné l’intérêt d’étudier cette dernière.
« Si l’énonciation est l’acte de produire un énoncé, celui-ci est la réalisation de
cet acte, le message oral ou écrit » Van den Heuvel, p.18.
Dans une communication écrite, «l’énonciation ne saurait s’étudier que dans
l’énoncé dont une série de termes ne prennent leur sens qu’en référence à l’acte
de production, à la situation d’énonciation (je-ici-maintenant) » idem.
On s’intéresse donc aux sujets parlant et on précise toutefois que c’est surtout au
sujet parlant ou écrivant, plus qu’à l’auditeur ou le lecteur que se sont intéressés
les approches énonciatives.
Benveniste insiste aussi sur la nécessité de ne pas confondre l’énonciation et
l’énoncé qui est le résultat de l’acte de l’énonciation, c’est-à-dire le produit de cet
acte.
L’énonciation ne se produit jamais deux fois identique à elle-même. Même si
chaque énonciation est un acte individuel, un événement unique, la linguistique
de l’énonciation veut montrer que tout ne relève pas de l’individuel, mais qu’il
existe des caractéristiques invariantes, communes à chaque acte individuel.
E. Benveniste montre, en effet, que l’énoncé contient des indices, des traces de
l’acte de l’énonciation dont il est le produit et l’analyse de ces indices va nous
permettre de comprendre des propriétés, des caractéristiques de l’énonciation et
les procédés linguistiques impliqués dans la production d’un énoncé (embrayage,
modalisation).
Certaines caractéristiques que l’on retrouve dans tout acte d’énonciation sont des
éléments que Benveniste appelle l’appareil formel de l’énonciation, autrement
dit, le dispositif de l’énonciation.
Dans son chapitre intitulé ʺL’appareil formel de l’énonciationʺ du PLG2,
Benveniste présente ce dispositif comme suit « En tant que réalisation
individuelle, l’énonciation peut se définir par rapport à la langue comme procès
d’appropriation. Le locuteur s’approprie l’appareil formel de la langue et il énonce
sa position de locuteur par des indices spécifiques (…). Mais immédiatement, dès
qu’il se déclare locuteur et assume la langue, il implante l’autre en face de lui,
quel que soit le degré de présence qu’il attribue à cet autre. Toute énonciation est
une allocution, elle postule un allocutaire (…). Enfin, dans l’énonciation, la
langue se trouve employée à l’expression d’un certain rapport au monde. (…) la
référence est partie intégrante de l’énonciation (…). L’acte individuel
d’appropriation de la langue introduit celui qui parle dans sa parole. C’est là une
donnée constitutive de l’énonciation (…). Cette situation va se manifester par un
jeu de formes spécifiques dont la fonction est de mettre le locuteur en relation
constante et nécessaire avec son énonciation » p.82
1. Situation de l’énonciation
 Un temps : le moment du déroulement de l’énonciation.
 Un lieu : l’endroit où a eu lieu l’énonciation
 Des acteurs : celui (ou ceux) qui parle(nt) et celui (ou ceux) à qui il(s)
s’adresse(nt). On trouve locuteur ou énonciateur pour celui qui parle ;
allocuteur, interlocuteur ou énonciataire pour celui à qui il s’adresse.
Pour définir une situation d’énonciation, on doit répondre à trois questions :
Qui parle à qui ? / À quel moment ? / À quel endroit ?
Ex.
Un débat politique à la télé qui réunit trois hommes politiques appartenant à de
partis différents, un sociologue et un modérateur (celui qui régule le débat)
Acteurs : les invités au débat et le modérateur sont des locuteurs ; les
interlocuteurs sont les invités, le public qui assiste à l’enregistrement de
l’émission et les téléspectateurs. Les hommes politiques et le sociologue ne sont
pas sur le plateau pour parler entre eux du débat, car leur but ultime en passant à
la télé était bien sûr de convaincre l’auditoire.
Lieu : le plateau de la télévision et pour le public qui regarde la télé, il s’agit bien
de lieux divers.
Temps : le moment de l’enregistrement / le moment de la diffusion. Si ce sont les
mêmes, l’émission est en direct, sinon, elle est en différé. À la télé comme à la
radio parfois, le direct reste rare mais des stratégies sont mises en place pour faire
comme si on était en direct.
2. Dimension référentielle et la dimension modale de toute énonciation
Les linguistes de l’énonciation ont mis en évidence que toute énonciation
comporte à la fois une dimension référentielle et une dimension modale.
-La dimension référentielle : On parle également de mécanisme de
référence ou univers référentiel. C’est le fait que, quand on parle de quelque chose
on se réfère à quelque chose. D’après Reigel, l’accès de référence consiste à
utiliser des formes linguistiques (mots, syntagmes, phrases) pour évoquer des
entités (Objets, personnes, propriétés, procès, entités…) appartenant à des univers
réels ou fictifs.
Le référent est l’élément auquel le signe linguistique renvoie qui pourrait être un
élément du monde physique ou mental ou un élément du texte.
- La dimension modale : Lorsqu’un locuteur parle, il ne fait pas que
référer à des objets du monde. Il exprime également sa position par
rapport à ce dont il parle. C’est ce qu’on appelle la dimension modale de
l’énonciation.
Le premier à avoir mis en évidence cette dimension modale est Charles Bally. Ce
linguiste suisse, disciple de Ferdinand de Saussure s’inscrit dans le structuralisme
mais s’intéresse également à l’utilisation des langues et souhaite proposer dès
1909 une théorie de l’énonciation. Il montre notamment que dans tout énoncé
contient le dictum et le modus.
-Le dictum : ce qui est dit, ce dont on parle, ce qui est dénoté.
-Le modus : la manière de dire, l’attitude de locuteur, la manière dont le
locuteur exprime sa position par rapport à ce qu’il dit.
Ex.1
« Je pense que tu as raison », dans cet exemple la modalité exprimée par le
locuteur est explicite.
Ex.2
« Le chef du gouvernement marocain » « L’ex-ministre des affaires étrangères et
de la coopération » « Le secrétaire général du P.J.D. » « Le Psychiatre de
formation » …
Toutes ces désignations montrent clairement l’importance de la dimension
modale. Le référent est identique, mais le modus change, c’est-à-dire que la
position du locuteur diffère en fonction de la désignation choisie pour évoquer M.
Saâdeddine El Otmani.
III / Déictiques (Shifters)
1. Définition
Déictique est l’adjectif correspondant à ʺdeixisʺ, mot qui mérite explication. Il
signifie en grec « action de montrer » et s’applique à une famille d’opérations
sémantiques inséparables de la situation où l’énoncé est produit, donc de
l’énonciation.
Un exemple fera comprendre en quoi consiste la deixis. Supposons qu’en réponse
à une invitation, j’accepte en prononçant le très court énoncé suivant : « J’irai ».
On y trouve deux éléments déictiques : le plus apparent est le pronom personnel
ʺ jeʺ (repris d’ailleurs par la désinence verbale ʺ-aiʺ, du fait que le verbe s’accorde
avec son sujet). Pour savoir qui est désigné par ʺjeʺ, pour identifier cette première
personne, il faut savoir qui prononce l’énoncé. Or ce renseignement est
normalement fourni par la situation d’énonciation. Le déictique ʺ jeʺ invite donc
l’auditeur à compléter le sens en se reportant à la situation. Pour comprendre, on
a en effet besoin d’une ʺindicationʺ que les mots de l’énoncé ne donnent pas.
Quant au second déictique de l’énoncé, c’est tout simplement le morphème de
futur ʺ-r-ʺ. Par lui-même, il veut dire que le procès signifié par le verbe aura lieu
dans l’avenir. Mais l’avenir est une notion relative. Il suppose un moment donné
après lequel il est situé. Quel est ce moment donné ? De nouveau, il est précisé
par la situation d’énonciation : il s’agit du moment ʺprésentʺ, qui est l’instant où
l’énonciateur est en train de parler.
Étudier l’énonciation d’un point de vue linguistique, c’est étudier les indices de
l’énonciation dans l’énoncé, et donc relier les formes linguistiques à l’acte de
l’énonciation.
De ce qui précède on peut dire que les déictiques sont des unités linguistiques
renvoyant à la situation de l’énonciation, qui servent à situer ce qu’on dit : qui le
dit ? A qui ? A quel moment ? A quel endroit ? Ces éléments ne peuvent être
interprétés que si on les rapporte à la situation de l’énonciation, c’est-à-dire qu’on
a besoin de la situation de l’énonciation pour identifier le référent de ces éléments
et les comprendre pleinement. Autrement dit, si on change les paramètres d’une
situation de l’énonciation, les déictiques n’ont plus la même référence.
Les déictiques peuvent renvoyer aux trois paramètres de la situation de
l’énonciation :
- Déictiques de personnes : locuteur ou interlocuteur …
- Déictiques spatiaux : lieu de l’énonciation c’est-à-dire la position du
locuteur dans l’espace et les objets présents dans cette situation.
- Déictiques temporels : moment de l’énonciation.
REMARQUE
Les indices de la personne
E. Benveniste distingue ʺ je ʺ / ʺ nous ʺ et ʺ tu ʺ / ʺ vous ʺ qui correspondent aux
véritables indices de la personne, dans le sens où ils réfèrent respectivement à une
réalité de discours aux véritables personnes de la situation d’énonciation
(locuteur/ interlocuteur).
Le ʺ il ʺ représente les gestes ou les objets dont on parle le délocuté.
Tu/vous génériques valeur de vérité générale.
Exemples :
 « Il y a des gens tu ne peux pas leur faire confiance »
 « Dans cette voiture vous devenez un autre homme »
Le « tu » ou « vous » remplace en quelque sorte un « on », un sujet universel ; il
ne renvoie pas exactement à l’interlocuteur mais à tout le monde.

Cas du datif éthique


 « Avec le passage à l’euro, ils t’ont augmenté le prix »
 « Range-moi ta chambre »
Ici, le ʺ tu ʺ est intégré à l’énoncé à titre de témoin fictif mais il ne joue aucun rôle
dans le procès car sa suppression n’altérerait en rien l’énoncé au niveau du
contenu.
Emplois particuliers de la non-personne en tant que personne
Nous avons déjà dit que la troisième personne grammaticale représente pour
Benveniste la non-personne du délocuté (ce dont on parle), mais il existe des
emplois particuliers où l’on utilise la troisième personne pour parler à son
interlocuteur.
Exemples :
 Monsieur est servi ?
 Son excellence est-elle satisfaite ?
Le ʺ il ʺ fonctionne bien comme indice de personne car il réfère à l’interlocuteur.
Le locuteur s’exclut de la réciprocité de l’échange linguistique, il ne dit pas «je »
et ne pose pas un « tu » en face de lui.
Cas de ʺ on ʺ
L’analyse des indices de la personne serait incomplète si l’on ne prenait pas en
compte cette singularité du français ʺ on ʺ.
Il est toujours en position sujet et réfère nécessairement à un être humain et il peut
recevoir toutes les valeurs de tous les référents, « je, tu, nous, vous, la rumeur
publique, certains, quelqu’un… »
Pour analyser les différentes valeurs du pronom ʺ on ʺ, il faut prendre en compte
trois critères :
a. Le premier est de savoir si ʺonʺ est indéfini (il ne désigne pas une personne
en particulier mais un ensemble plus ou moins large, un groupe assez
vague) ou renvoie à des personnes bien identifiées.
Exemples
- On a toujours besoin d’un plus petit que soi. (le ʺ on ʺ ici est indéfini)
- En chine, on parle chinois. (groupe de personnes bien identifié.)
b. Le second critère consiste à voir si ʺonʺ est plutôt générique (il renvoie à
un sujet universel, à tout le monde, à la rumeur publique, ou non générique
(il renvoie à un groupe plus restreint de personnes, qui peut-être un groupe
de personnes bien identifié ou un groupe assez vague, indéfini).
Exemples
- Quand on boit de l’eau, on reste en bonne santé.
- On m’a dit que le film passait à 20h.
c. Le dernier critère est de savoir si « on » est inclusif ou exclusif, c’est-à-dire
si « on » inclut ou exclut le locuteur.
Exemples
- On a de la fièvre ce matin ?
- On a bien joué.
- On pourrait aller voir un film demain.
Précisez la valeur de « on » dans la phrase suivante :
- On te dit une heure et quand tu arrives, il n y a personne. On se moque de
nous.
Réponse : le ʺonʺ ici est, indéfini, non générique, exclusif.
Exercice 1
Repérez les déictiques utilisés dans le texte suivant et dites à quoi ils se réfèrent.
Déduisez-en la situation dans laquelle le texte a été produit
«Aujourd’hui, je vous ai réuni ici pour partager avec vous ma modeste expérience.
J’ai passé trente ans de ma vie dans cet endroit et je me mets à votre entière
disposition. Ne vous laissez pas arrêter par de mauvaises critiques ou par vos
échecs ! Apprenez, posez des questions, pratiquez avec assiduité ! C’est grâce à
l’expérience et l’amélioration constante que vous gagnerez le respect des autres.
Regardez-moi ce programme ! Avec ça, vous devenez les meilleurs ! »

N.B. Il est impératif de présenter les réponses de manière ordonnée, en suivant un


plan qui évite de se répéter, plutôt que de répondre au fil du texte.
I - Les personnes et les choses
1) Pronoms personnels
 je : pronom personnel de la 1ère personne du singulier, qui expriment le
locuteur, celui qui parle ;
 vous est ici un « vous » de la deuxième personne du pluriel qui renvoie à
un groupe de personnes. Il correspond à l'allocutaire, celui à qui je parle.
2) Les possessifs
 vos (échecs) est un adjectif possessif de la 2ème personne du pluriel,
renvoyant à un groupe de personnes (membres présents de la réunion) ; il
établit un lien à l'allocutaire.
 Votre (...disposition) : de la 2ème personne du pluriel, renvoyant à un
groupe de personnes (membres présents de la réunion) ; il établit un lien à
l'allocutaire.
 ma (..expérience) est adjectif possessif de la 1ère personne du singulier, qui
établit un lien au locuteur et à l'allocutaire ensemble.
 ma (vie) : adjectif possessif de la 1ère personne du singulier, qui établit un
lien au locuteur et à l'allocutaire ensemble.
3) Les démonstratifs
 ce (programme) est l’un des adjectifs démonstratifs qui est accompagné par
un élément extra-linguistique, un geste du locuteur à l'intention de son
allocutaire, pour désigner des éléments qu'ils ont conjointement sous les
yeux.
 ça (dernière phrase) est un pronom démonstratif qui est accompagné d'un
geste, mais qui correspond aussi à ce que je viens de relever et
de vous montrer.

4) L'article défini
 l’expérience : le nom est précédé d'un article défini, qui possède un rôle
similaire à celui des déterminants déictiques, puisqu'il s'agit de
ʺl'expérienceʺ de l'allocutaire et en ce sens, il est proche d'un adjectif
possessif (votre expérience).
 l’amélioration : le nom est précédé d'un article défini, qui possède un rôle
similaire à celui des déterminants déictiques, puisqu'il s'agit de
ʺaméliorationʺ de l'allocutaire et en ce sens, il est proche d'un adjectif
possessif (votre amélioration).
II - Les circonstances
1) Temps
 Aujourd’hui : permet de situer le moment présent de l'énonciation.
2) Lieu
 ici : adverbes par lesquels le locuteur désigne par un geste un endroit précis
par rapport à lui-même et à l'allocutaire.
III - Les verbes
1) Présent
 je me mets : il s'agit du présent véritable, ou présent d'énonciation, qui
exprime ce qui est vrai pendant qu'on le dit ; mais on peut remarquer qu'il
est plus ou moins élargi puisque l’action touche à la fois le présent de
l’énonciation et aussi le futur proche.
2) Passé composé
 je vous ai réuni : il s’agit d’un passé composé du verbe réunir, qui
correspond à un événement passée, avec des prolongements dans le présent.
 j’ai passé : le passé composé correspond à un événement passé qui a des
prolongements ou des conséquences dans le présent.

3) Futur
 vous allez me faire payer n'est pas un futur simple, mais une périphrase
morphologiquement au présent, qui sert à exprimer un futur
proche ; aller fonctionne comme un semi-auxiliaire ;
 je me retrouve est un verbe au présent, mais avec une valeur temporelle,
qui est celle d'un futur proche, presque immédiat ; on remarquera pourtant
qu'ici, cet élément est soumis à condition (sous-entendu : si j'accepte).
4) Modes
 regardez : l'impératif cumule les aspects déictiques : c'est le locuteur qui
parle, et qui s'adresse à l'allocutaire ; il lui parle au présent, mais pour une
réalisation de l'action dans un futur proche ; l'aspect spatial n'est pas non
plus absent ; enfin, il correspond à un acte de parole, puisque par la parole
le locuteur agit sur son allocutaire, sa parole entraîne une réaction de
l'allocutaire, un ordre entraîne une obéissance, compte tenu bien sûr que
nous sommes ici dans une situation courtoise.
 Laissez : un impératif présent, où le locuteur s'adresse à son allocutaire ; au
présent, mais pour une réalisation de l'action dans un futur très proche,
immédiat ; il correspond à un acte de parole du locuteur sur l'allocutaire,
puisque c'est une interdiction.
 Apprenez : un impératif présent, où le locuteur s'adresse à son allocutaire ;
au présent, mais pour une réalisation de l'action dans un futur très proche,
immédiat
 Posez : un impératif présent, où le locuteur s'adresse à son allocutaire ; au
présent, mais pour une réalisation de l'action dans un futur très proche,
immédiat
 Pratiquez : un impératif présent, où le locuteur s'adresse à son allocutaire ;
au présent, mais pour une réalisation de l'action dans un futur très proche,
immédiat
Exercice 2
« Ne vous ai-je pas déjà dit cette semaine que vous n'êtes pas ici pour jouer à ces
petits jeux infantiles sur votre ordinateur de bureau ? Regardez-moi au lieu de
tripoter ça ! Vous n'êtes pas dans l'entreprise pour vous amuser, nous ne vous
avons pas embauché pour ça ! Vous faites un effort, mon ami, sinon d'ici un mois,
vous allez vous retrouver là-haut, à classer le courrier en retard ! »
I - Les personnes et les choses
1) Pronoms personnels
 je, moi : pronoms personnels de la 1ère personne du singulier, ils expriment
le locuteur, celui qui parle ;
 vous est ici un « vous » de politesse, ce pronom morphologiquement de la
deuxième personne du pluriel équivaut à un singulier, il correspond à
l'allocutaire, celui à qui je parle.
 nous : pronom de la 1ère personne du pluriel, qui exprime ici le locuteur
associé à des tierces personnes absentes sur le lieu de l'énonciation,
l'ensemble formant l'équipe dirigeante de l'entreprise.
2) Les possessifs
 votre (ordinateur) est un adjectif possessif de la 2ème personne du pluriel,
avec la même remarque que ci-dessus pour le pluriel de politesse ; il établit
un lien à l'allocutaire ;
 mon (ami) : adjectif possessif de la 1ère personne du singulier, qui établit
un lien au locuteur. Il y aurait des remarques à faire sur
la modalisation dans cette expression ; l'allocutaire n'est pas un ami du
locuteur, c'est donc plutôt ironique, ou condescendant ; cette expression sert
à interpeller l'allocutaire, à attirer son attention, et à établir un rapport avec
lui, qui est ici un rapport de supériorité, par l'intermédiaire de mots de
confraternité, qui sont donc détournés de leur usage premier.

3) Les démonstratifs
 cette (semaine), adjectif démonstratif, sert à exprimer une circonstance
temporelle (voir ci-dessous)
 ces (petits jeux) sont ceux que je vois, ceux auxquels vous êtes en train de
vous adonner, cet adjectif démonstratif est accompagné par un élément
extra-linguistique, un geste du locuteur à l'intention de son allocutaire, pour
désigner ce qu'ils ont conjointement sous les yeux ;
 ça (deuxième ligne) est un pronom démonstratif qui est accompagné d'un
geste du locuteur à l'intention de son allocutaire ; le deuxième ça peut être
compris de la même façon, mais il est plutôt anaphorique (= vous amuser).
4) L'article défini
 l'entreprise : le nom est précédé d'un article défini, qui possède un rôle
similaire à celui des déterminants déictiques, puisqu'il s'agit de l'entreprise
commune à l'allocutaire et au locuteur, celle que nous connaissons tous
deux, et qu'il n'est pas nécessaire de préciser davantage ; en ce sens, il est
proche d'un adjectif possessif.
II - Les circonstances
1) Temps
 cette semaine : l'adjectif démonstratif permet de situer la semaine par
rapport au présent d'énonciation, c'est celle qui contient le jour présent ;
 d'ici un mois : ce groupe exprime un futur proche, la durée d'un mois à
compter du jour présent.
2) Lieu
 ici (ligne 1) : cet adverbe exprime le lieu de l'énonciation ;
 là-haut : cet adverbe exprime un lieu qui se situe au-dessus du lieu de
l'énonciation, l'étage supérieur par rapport à ici ; il peut être accompagné
d'un geste.

III - Les verbes


1) Présent
 vous n'êtes... (2 fois) correspond au présent véritable, ou présent
d'énonciation, ce qui est vrai pendant qu'on le dit, mais avec une valeur
élargie, comme c'est fréquent, élargie à un passé récent et un futur plus ou
moins proche.
2) Passé composé
 ai-je dit / avons embauché : le passé composé exprime une action passée
qui a des prolongements dans le présent ; je vous l'ai dit pour que vous vous
en souveniez encore aujourd'hui ; et nous avons embauché dans le passé, la
conséquence présente étant que vous êtes embauché.
3) Futur
 Il n'y a pas de futur simple de l'indicatif, mais un futur proche exprimé par
la périphrase habituelle avec le semi-auxiliaire aller (vous allez vous
retrouver...)
4) Modes
 Regardez-moi est un impératif présent, où le locuteur s'adresse à son
allocutaire ; au présent, mais pour une réalisation de l'action dans un futur
très proche, immédiat ; il correspond à un acte de parole du locuteur sur
l'allocutaire, puisque c'est un ordre ;
 Vous faites est un présent de l'indicatif, mais qui a exactement la même
valeur que l'impératif, avec la nuance qu'il est suivi d'une action soumise à
condition, il a donc aussi une valeur hypothétique.
On peut noter aussi un acte de parole dans le questionnement (au passé
composé) de la première phrase, puisqu'une question appelle en principe une
réponse ; mais si la forme est interrogative, c'est plutôt ici l'expression d'une
colère, pour laquelle il n'y a pas de mode
1. Plans de l’énonciation
Toute énonciation, c’est-à-dire tout acte de « mise en fonctionnement de la langue
par un acte individuel d’utilisation » Benveniste p. 237, se situe consciemment ou
non, par rapport à son ancrage dans l’actualité énonciative, et manifeste, à travers
les énoncés productifs, la plus ou moins grande distance qu’elle établit avec cette
actualité. Ce sont les plans ou niveaux d’énonciation, qui donnent à chaque
énoncé une ou des tonalité(s) énonciative(s) propre(s).
Benveniste distinguait deux grands types d’énoncés :
 Ceux qui organisent leurs repérages par rapport à la situation
d’énonciation ; des énoncés ancrés qui trouvent leurs racines dans
l’actualité des locuteurs (je/tu/ici/maintenant), c’est-à-dire que les marques
de la présence de l’énonciation sont bien greffés dans la situation
d’énonciation. On parle également de plan embrayé sur l’actualité
énonciative, discours ou même énonciation personnelle.
 Ceux qui n’embrayent pas sur l’actualité énonciative, et qui « construisent
des repérages par un jeu de renvois internes à l’énonciation »idem ; si
l’énoncé ne comporte en lui-même aucune marque de la manifestation de
l’énonciateur, il est dit alors, énoncé coupé de la situation d’énonciation,
ou non ancré.
Benveniste parle alors de plan non embrayé, de récit (histoire ou
énonciation historique)
Exercice
Les deux textes suivants relatent un événement, mais de manière différente.
Qu’est ce qui les différencie ?
Le texte (A)
« Imaginez-vous la vie après, sans dialyse. C’est même inimaginable ! Ma vie est
rythmée par les trois séances de dialyse. Je me suis tellement habituée, mais
redevenir libre comme avant, et faire comme je veux ce que je veux, quand je
veux, ça serait presque incroyable, tellement impensable que ça relèverait du
miracle. »
Texte (B)
« Il commença à parcourir des yeux les paragraphes, plus denses les uns que les
autres, des pages du document. Il plongea dans la lecture de son polycopié… »
Commentaire : Deux types d’énoncés différents au niveau du plan, l’un comporte
des références liées à la situation d’énonciation, un certain nombre de marques
renvoyant à celui qui profère l’énoncé et à celui à qui il s’adresse (« vous » / « ma
/ je ») et l’autre ne l’en comporte pas : le premier énoncé est ancré dans la situation
de l’énonciation, alors que le deuxième est coupé de la situation de l’énonciation.
IV / Modalisation ou marques lexicales de la subjectivité
Nous allons nous intéresser à la manière dont la subjectivité du locuteur s’inscrit
dans ce qu’il dit en abordant la modalisation/ les modalités
1. Objectivité/ Subjectivité
Il parait bien difficile de tracer une limite nette entre des deux notions, puisque
même quand on pense être objectif on peut être subjectif.
« Si en essayant de décrire l’amphi, je dis qu’il est sale ou vieux ou simplement
sombre, j’émets un jugement. Ma description se veut fidèle à l’objet (c’est la
définition de ʺobjectif ʺ dans le petit Robert), et pourtant mon énoncé est déjà
empreint de subjectivité. »
C’est ce qui fait dire à Kerbrat Orecchioni que la subjectivité est partout dans le
langage. La langue n’est pas un miroir de la réalité ou une série d’étiquettes
collées à cette réalité, car entre la langue et le monde, il y a les sujets, les êtres-
humains qui, en communiquant, expriment leur point de vue sur le monde, leur
rapport au monde ; le simple fait de nommer passe par les filtres de la perception,
de l’interprétation et de la catégorisation.
La subjectivité n’est pas attachée à un terme hors de son contexte puisque c’est
dans un énoncé que cette subjectivité prend sens et tout terme pouvant alors être
subjectif.
Les termes subjectifs nous renseignent sur l’objet désigné et également sur le
locuteur, son point de vue…
On dira d’un discours qu’il se veut objectif quand le locuteur essaie de s’effacer
mais en gardera bien que la subjectivité est partout et qu’aucun discours n’est
jamais complètement objectif. On parle de discours objectivant plutôt
qu’objectif.
On dira d’un discours qu’il est subjectif quand le locuteur s’inscrit explicitement
(ex. Je trouve que c’est nul !) ou se pose implicitement (ex. C’est nul ! / C’est
vraiment nul !)

COMPTE MICROSOFT 1
2. Modalisation/ Modalité
La modalisation est l’opération par laquelle le locuteur donne son point de vue ou
prend position par rapport à son interlocuteur ou par rapport à son énoncé.
Les modalités sont les résultats, le produit dans l’énoncé du processus de
modalisation. C’est une des manifestations de la subjectivité dans l’énoncé.
On dit qu’un énoncé est modalisé quand il contient une ou plusieurs modalités.
On peut distinguer deux types de modalité :
1.1. Modalités d’énonciation :
Elles renvoient à l’acte d’énonciation en marquant l’attitude énonciative du
locuteur dans sa relation avec son interlocuteur.
C’est le cas dans l’exemple « Est-ce que Paul viendra ? », dans lequel le locuteur
invite l’interlocuteur à lui répondre, l’assertion (la déclarative), l’interrogative et
l’injonctive sont les trois modalités d’énonciation de base par lesquelles le
locuteur adopte une attitude par rapport à l’interlocuteur qui n’est pas que
l’expression d’une subjectivité mais qui établit aussi une relation interpersonnelle.

a. L’assertion (la déclarative)


Engage le locuteur sur une certitude et amène corrélativement l’interlocuteur à y
adhérer.
b. L’interrogative et l’injonctive
Entrainent un certain type de réponses/réactions de la part de l’interlocuteur
puisqu’elles constituent des demandes de dire ou demandes de faire.
On retrouve avec ces modalités d’énonciation l’idée que dire, c’est agir (faire)
mise en évidence par Austin et Searle.
Mais dans le discours, on rencontre très souvent des actes de langage indirect.
L’énoncé « J’ai froid. » pourrait dépasser la fonction assertive pour exprimer une
injonction dans certaines situations d’énonciation.
Exemples

COMPTE MICROSOFT 2
 « Est-ce que tu peux me passer le sel ? », une interrogation qui cache une
injonction « Passe-moi le sel ! »
 « Tu es vraiment très en retard ! » : c’est une assertion, c’est un acte de
reproche qui doit obliger le retardataire à produire un acte de demande
d’excuse.
1.2. Modalités d’énoncé
Elles regroupent tous les moyens linguistiques par lesquels le locuteurs manifeste
une attitude par rapport à ce qu’il dit, à son énoncé, en d’autres termes, les moyens
linguistiques qui servent à exprimer son point de vue mais aussi ses émotions, ses
sentiments.
Depuis l’Antiquité, différentes catégorisations de ce phénomène ont été
proposées. On peut retenir trois grandes catégories de modalités d’énoncés plus
(+) une dernière ajoutée Kerbrat Orecchioni.

a. Modalités épistémiques
Modalités par lesquelles, le locuteur exprime son degré de certitude sur ce qu’il
asserte (ce qu’il dit pourrait être présenté comme savoir, connaissance, croyance,
entendu, constater…)
Exemples
- Je pense qu’il viendra.
- Je ne suis pas sûr de son arrivée.
 Verbes d’opinion et de croyance : croire, penser, estimer, être persuadé,
convaincu…
 Des adverbes modalisateurs : peut-être, sûrement, sans doute,
certainement…

COMPTE MICROSOFT 3
 Des locutions verbales : il semble que, il ne fait pas de doute, il est probable,
il est douteux, il est incontestable…
b. Modalités déontiques
Le mot déontique vient du mot grec « Ta deonda » qui signifie « ce qu’il faut ».
Elles expriment des droits, devoirs, obligations morales. Elles présentent le
contenu propositionnel en le situant sur l’axe obligatoire/ facultatif ou
permis/interdit (les signaux de la route sont déontiques).
Exemples
- Il ne faut pas traverser dans les passages réservés aux piétons.
- Vous devez avoir un passeport.
- Paul doit partir demain, soit il doit partir (déontique) ou (épistémique,
probabilité)
c. Modalités appréciatives
Par lesquelles est exprimée une évaluation ou un jugement. Elles se manifestent
par l’emploi de termes (noms, verbes, adjectifs, adverbes) qui se repartissent
 Sur un axe positif-négatif est qui renvoient à des catégorisations
esthétiques (beau, laid, moche), éthique (bien, mal), c’est ce qu’on
appelle les termes axiologiques.
 Ou des échelles de grandeur (grand/petit, chaud/froid…) évaluatifs non-
axiologiques
d. Modalités affectives
À ces trois modalités, Orecchioni ajoute les termes affectifs qui concernent
l’expression des sentiments des locuteurs.
(aimer, préférer, détester, heureusement, malheureusement)

COMPTE MICROSOFT 4
Bibliographie

- BENVENISTE E., Problèmes de linguistique générale, Paris,


Gallimard, 1966 et 1974.
- MAINGUENEAU D., Les Termes clés de l’analyse du discours, Paris,
Seuil, 1996.
- MAINGUENEAU D., Analyser les textes de communication, 199-,
Paris, Nathan.
- MAINGUENEAU D., L’Enonciation en linguistique française, 1999,
Paris, Hachette,
- KERBRAT–ORECCHIONI C., 1980, L’énonciation. De la
subjectivité dans le langage, Paris, Colin.

COMPTE MICROSOFT 5
- RIEGEL M., PELLAT, 1994, J-C., RIOUL, R., Grammaire
méthodique du français, Paris, P.U.F.
- SEARLE, J., 1985, L’intentionnalité, Essai de philosophie des états
mentaux, Trad. Par Claude Pichin, Cambridge University Press,
Editions de Minuit.

COMPTE MICROSOFT 6
Emile Benveniste

L'appareil formel de l'énonciation


In: Langages, 5e année, n°17, 1970. L'énonciation. pp. 12-18.

Citer ce document / Cite this document :

Benveniste Emile. L'appareil formel de l'énonciation . In: Langages, 5e année, n°17, 1970. L'énonciation. pp. 12-18.

doi : 10.3406/lgge.1970.2572

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726X_1970_num_5_17_2572
EMILE BENVENISTF
Collège de France

L'APPAREIL FORMEL DE L'ÉNONGIATION

Toutes nos descriptions linguistiques consacrent une place souvent


importante à 1' « emploi des formes ». Ce qu'on entend par là est un <
ensemble de règles fixant les conditions syntadiques dans lesquelles les
formes peuvent ou doivent normalement apparaître, pour autant qu'elles
relèvent d'un paradigme qui recense les choix possibles. Ces règles d'emploi
sont articulées à des règles de formation préalablement indiquées, de
manière à établir une certaine corrélation entre les variations morpholog
iques et leslatitudes combinatoires des signes (accord, sélection mutuelle,
prépositions et régimes des noms et des verbes, place et ordre, etc.). Il
semble que, les choix étant limités de part et d'autre, on obtienne ainsi
un inventaire qui pourrait être, théoriquement, exhaustif des emplois
comme des formes, et en conséquence une image au moins approximative
de la langue en emploi.
Nous voudrions cependant introduire ici une distinction dans un fonc
tionnement qui a été considéré sous le seul angle de la nomenclature mor
phologique et grammaticale. Les conditions d'emploi des formes ne sont
pas, à notre avis, identiques aux conditions d'emploi de la langue. Ce sont
en réalité des mondes différents, et il peut être utile d'insister sur cette
différence, qui implique une autre manière de voir les mêmes choses, une
autre manière de les décrire et de les interpréter.
L'emploi des formes, partie nécessaire de toute description, a donné
lieu à un grand nombre de modèles, aussi variés que les types linguistiques
dont ils procèdent. La diversité des structures linguistiques, autant que
nous savons les analyser, ne se laisse pas réduire à un petit nombre de
modèles qui comprendraient toujours et seulement les éléments fonda
mentaux. Du moins disposons-nous ainsi de certaines représentations
assez précises, construites au moyen d'une technique éprouvée.
Tout autre chose est l'emploi de la langue. Il s'agit ici d'un méca
nisme total et constant qui, d'une manière ou d'une autre, affecte la langue
entière. La difficulté est de saisir ce grand phénomène, si banal qu'il
semble se confondre avec la langue même, si nécessaire qu'il échappe à
la vue.
L'énonciation est cette mise en fonctionnement de la langue par un
acte individuel d'utilisation.

L
13

Le discours, dira-t-on, qui est produit chaque fois qu'on parle, cette
manifestation de renonciation, n'est-ce pas simplement la « parole »? — II
faut prendre garde à la condition spécifique de renonciation : c'est l'acte
même de produire un énoncé et non le texte de l'énoncé qui est notre
objet. Cet acte est le fait du locuteur qui mobilise la langue pour son compte.
La relation du locuteur à la langue détermine les caractères linguistiques
de renonciation. On doit l'envisager comme le fait du locuteur, qui prend
la langue pour instrument, et dans les caractères linguistiques qui
marquent cette relation.
Ce grand procès peut être étudié sous divers aspects. Nous en voyons
principalement trois.
Le plus immédiatement perceptible et le plus direct — bien qu'en
général on ne le mette pas en rapport avec le phénomène général de
renonciation — est la réalisation vocale de la langue. Les sons émis et
perçus, qu'ils soient étudiés dans le cadre d'un idiome particulier ou dans
leurs manifestations générales, comme procès d'acquisition, de diffusion,
d'altération — ce sont autant de branches de la phonétique — procèdent
toujours d'actes individuels, que le linguiste surprend autant que possible
dans une production native, au sein de la parole. Dans la pratique scienti
fique,on s'efforce d'éliminer ou d'atténuer, les traits individuels de renonc
iation phonique en recourant à des sujets différents et en multipliant les
enregistrements, de manière àiébtenir une image moyenne des sons, dis
tincts ou liés. Mais chacun sait que, chez le même sujet, les mêmes sons
ne sont jamais reproduits exactement, et que la notion d'identité n'est
qu'approximative là même où l'expérience est répétée dans le détail. Ces
différences tiennent à la diversité des situations où renonciation est pro
duite.
Le mécanisme de cette production est un autre aspect majeur, du
même problème. L'énonciation suppose la conversion individuelle de la
langue en discours. Ici la question — très difficile et peu étudiée encore —
est de voir comment le « sens » se forme en « mots », dans quelle mesure
on peut distinguer entre les deux notions et dans quels termes décrire leur
interaction. C'est la sémantisation de la langue qui est au centre de cet
aspect de renonciation, et elle conduit à la théorie du signe et à l'analyse
de la signifiance K Sous la même considération nous rangerons les procédés
par lesquels les formes linguistiques de renonciation se diversifient et
s'engendrent. La « grammaire transformationnelle » vise à les codifier et
à les formaliser pour en dégager im cadre permanent, et, d'une théorie de
la syntaxe universelle, propose de remonter à une théorie du fonctionne
ment de l'esprit.
On peut enfin envisager une autre approche, qui consisterait à définir
renonciation dans le cadre formel de sa réalisation. C'est l'objet propre
de ces pages. Nous tentons d'esquisser, à l'intérieur de la langue, les
caractères formels de renonciation à partir de la manifestation individuelle
qu'elle actualise. Ces caractères sont les uns nécessaires et permanents,
les autres incidents et liés à la particularité de l'idiome choisi. Pour la
commodité, les données utilisées ici sont tirées du français usuel et de la
langue de la conversation ».
1. Nous en traitons particulièrement dans une étude publiée par la revue Semio-
tica, I, 1969.
14

Dans renonciation, nous considérons successivement l'acte même,


les situations où il se réalise, les instruments de l'accomplissement.
L'acte individuel par lequel on utilise la langue introduit d'abord le
locuteur comme paramètre dans les conditions nécessaires à renonciation.
Avant renonciation, la langue n'est que la possibilité de la langue. Après
renonciation, la langue est effectuée en une instance de discours, qui
émane d'un locuteur, forme sonore qui atteint un auditeur et qui suscite
une autre énonciation en retour.
En tant que réalisation individuelle, renonciation peut se définir,
par rapport à la langue, comme un procès d'appropriation. Le locuteur
s'approprie l'appareil formel de la langue et il énonce sa position de locu
teur par des indices spécifiques, d'une part, et au moyen de procédés
accessoires, de l'autre.
Mais immédiatement, dès qu'il se déclare locuteur et assume la
langue, il implante Vautre en face de lui, quel que soit le degré de présence
qu'il attribue à cet autre. Toute énonciation est, explicite ou implicite, une
allocution, elle postule un allocutaire.
Enfin, dans renonciation, la langue se trouve employée à l'expression
d'un certain rapport au monde. La condition même de cette mobilisation
et de cette appropriation de la langue est, chez le locuteur, le besoin de
référer par le discours, et, chez l'autre, la possibilité de co-référer ident
iquement, dans le consensus pragmatique qui fait de chaque locuteur un
co-locuteur. La référence est partie intégrante de renonciation.
Ces conditions initiales vont régir tout le mécanisme de la référence
dans le procès d'énonciation, en créant une situation très singulière et dont
on ne prend guère conscience.
L'acte individuel d'appropriation de la langue introduit celui qui
parle dans sa parole. C'est là une donnée constitutive de renonciation.
La présence du locuteur à son énonciation fait que chaque instance de
discours constitue un centre de référence interne. Cette situation va se
manifester par un jeu de formes spécifiques dont la fonction est de mettre
le locuteur en relation constante et nécessaire avec son énonciation.
Cette description un peu abstraite s'applique à un phénomène linguis
tiquefamilier dans l'usage, mais dont l'analyse théorique commence seu
lement. C'est d'abord l'émergence des indices de personne (le rapport je-tiï)
qui ne se produit que dans et par renonciation : le terme je dénotant l'ind
ividu qui profère renonciation, le terme tu, l'individu- qui y est présent
comme allocutaire. .
De même nature et se rapportant à la même structure d'énonciation
sont les indices nombreux de Yostension (type ce, ici, etc.), termes qui
impliquent un geste désignant l'objet en même temps qu'est prononcée
l'instance du terme. .
Les formes appelées traditionnellement « pronoms .personnels »,
« démonstratifs » nous apparaissent maintenant comme une classe d' « indivi
dus linguistiques », de formes qui renvoient toujours et seulement à des « indi
vidus », qu'il s'agisse de personnes, de moments, de lieux, par opposition
aux termes nominaux qui renvoient toujours et seulement à des concepts.
Or le statut de ces « individus linguistiques » tient au fait qu'ils naissent
d'une énonciation, qu'ils sont produits par cet événement individuel et,
si l'on peut dire, « semel-natif ». Ils sont engendrés à nouveau chaque fois
15

qu'une énonciation est proférée, et chaque fois ils désignent à neuf.


Une troisième série de termes afférents à renonciation est constituée
par le paradigme entier — souvent vaste et complexe — des formes temp
orelles, qui se déterminent par rapport à I'ego, centre de renonciation.
Les a temps » verbaux dont la forme axiale, le « présent », coïncide avec
le moment de renonciation, font partie de cet appareil nécessaire 2.
Cette relation au temps mérite qu'on s'y arrête, qu'on en médite la
nécessité, et qu'on s'interroge sur ce qui la fonde. On pourrait croire que
la temporalité est un cadre inné de la pensée. Elle est produite en réalité
dans et par renonciation. De renonciation procède l'instauration de la -
catégorie du présent, et de la catégorie du présent naît la catégorie du
temps. Le présent est proprement la source du temps. Il est cette présence
au monde que l'acte d'énonciation rend seul possible, car, qu'on veuille
bien y réfléchir, l'homme ne dispose d'aucun autre moyen de vivre le
• maintenant ' et de le faire actuel que de le réaliser par l'insertion. du
discours dans le monde. On pourrait montrer par des analyses de systèmes
temporels en diverses langues la position centrale du présent. Le présent
formel ne fait qu'expliciter le présent inhérent à renonciation, qui se
renouvelle avec chaque production de discours, et à partir de ce présent
continu, coextensif à notre présence propre, s'imprime dans la conscience
le sentiment d'une continuité que nous appelons ' temps '; continuité et
temporalité s'engendrant dans le présent incessant de renonciation qui
est le présent de l'être même, et se délimitant, par référence interne,
entre ce qui va devenir présent et ce qui vient de ne l'être plus.
Ainsi renonciation est directement responsable de certaines classes
de signes qu'elle promeut littéralement à l'existence. Car ils ne pourraient
prendre naissance ni trouver emploi dans l'usage cognitif de la langue.
Il faut donc distinguer les entités qui ont dans la langue leur statut plein
et permanent et celles qui, émanant de renonciation, n'existent que dans
le réseau d' « individus » que renonciation crée et par rapport à 1' « ici-
maintenant » du locuteur. Par exemple; le « je », le «cela», le «demain»
de la description grammaticale ne sont que les « noms » métalinguistiques
de je, cela, demain produits dans renonciation.
Outre les formes qu'elle commande, renonciation donne les condi
tions nécessaires aux grandes fonctions syntaxiques. Dès lors que l'énon-
ciateur se sert de la langue pour influencer en quelque manière le compor
tement de l'allocutaire, il dispose à cette fin d'un appareil de fonctions^
C'est, d'abord, . l'interrogation, qui est une énonciation construite pour
susciter, une « réponse », par un procès linguistique qui est en même
temps un procès de comportement à double entrée. Toutes les formes lexi
cales et syntaxiques de l'interrogation, particules, pronoms, séquence,
intonation, etc., relèvent de cet aspect de renonciation.
On y attribuera pareillement les termes ou formes que nous appelons
d'intimation : ordres, appels conçus dans des catégories comme l'impér
atif,le vocatif, impliquant un rapport vivant et immédiat de l'énoncia-
teur à l'autre dans une référence nécessaire au temps de renonciation.
Moins évidente, peut-être, mais tout aussi certaine est l'appartenance
2. Le détail des faits de langue que nous embrassons ici d'une vue synthétique
est exposé dans plusieurs chapitres de nos Problèmes de linguistique générale (Paris,
1966), ce qui nous dispense d'y insister.
16

de l'assertion à ce même répertoire. Dans son tour syntaxique comme


dans son intonation, l'assertion vise à communiquer une certitude, elle
est la manifestation la plus commune de la présence du locuteur dans
renonciation, elle a même des instruments spécifiques qui l'expriment ou
l'impliquent, les mots oui et non assertant positivement ou négative
ment une proposition. La négation comme opération logique est indé
pendante de renonciation, elle a sa forme propre, qui est ne... pas. Mais
la particule assertive non, substitut d'une proposition, se classe comme
la particule oui, dont elle partage le statut, dans les formes qui relèvent
de renonciation.
Plus largement encore, quoique d'une manière moins catégorisable,
se rangent ici toutes sortes de modalités formelles, les unes apparte
nant aux verbes comme les « modes » (optatif, subjonctif) énonçant
des attitudes de l'énonciateur à l'égard de ce qu'il énonce (attente,
souhait, appréhension), les autres à la phraséologie (« peut-être », « sans
doute », « probablement ») et indiquant incertitude, possibilité, indéci
sion,etc., ou, délibérément, refus d'assertion.

Ce qui en général caractérise renonciation est l'accentuation de la


relation discursive au partenaire, que celui-ci soit réel ou imaginé, individuel
ou collectif.
Cette caractéristique pose par nécessité ce qu'on peut appeler le cadre
figuratif de renonciation. Comme forme de discours, renonciation pose
deux « figures » également nécessaires, l'une source, l'autre but de renonc
iation. C'est la structure du dialogue. Deux figures en position de parte
naires sont alternativement protagonistes de renonciation. Ce cadre est
donné nécessairement avec la définition de renonciation.
On pourrait objecter qu'il y peut y avoir dialogue hors de renonc
iation ou énonciation sans dialogue. Les deux cas doivent être examinés.
Dans la joute verbale pratiquée chez différents peuples et dont une
variété typique est le hain-teny des Merinas, il ne s'agit en réalité ni de
dialogue ni d'énonciation. Aucun des deux partenaires ne s'énonce : tout
consiste en proverbes cités et en contre-proverbes contre-cités. Il n'y a
pas une seule référence explicite à l'objet du débat. Celui des deux jou
teurs qui dispose du plus grand stock de proverbes, ou qui en fait l'usage
le plus adroit, le plus malicieux, le moins prévu met l'autre à quia et il
est proclamé vainqueur. Ce jeu n'a que les dehors d'un dialogue.
A l'inverse, le « monologue » procède bien de renonciation. Il doit
être posé, malgré l'apparence, comme une variété du dialogue, structure
fondamentale. Le « monologue » est un dialogue intériorisé, formulé en
« langage intérieur », entre un moi locuteur et un moi écouteur. Parfois
le moi locuteur est seul à parler; le moi écouteur reste néanmoins présent;
sa présence est nécessaire et suffisante pour rendre signifiante renoncia
tion du moi locuteur. Parfois aussi le moi écouteur intervient par une
objection, une question, un doute, une insulte. La forme linguistique que
prend cette intervention diffère selon les idiomes, mais c'est toujours une
forme « personnelle ». Tantôt le moi écouteur se substitue au moi locuteur
et s'énonce donc comme « première personne »; ainsi en français où le
« monologue » sera coupé de remarques ou d'injonctions telles que :
« Non, je suis idiot, j'ai oublié de lui dire que... » Tantôt le moi écouteur
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interpelle à la « deuxième personne » le moi locuteur : « Non, tu n'aurais


pas dû lui dire que... » II y aurait une intéressante typologie de ces relations
à établir; en certaines langues on verrait prédominer le moi auditeur
comme substitut du locuteur et se posant à son tour comme je (français,
anglais), ou en d'autres, se donnant comme partenaire de dialogue et
employant tu (allemand, russe). Cette transposition du dialogue en « monol
ogue » où ego tantôt se scinde en deux, tantôt assume deux rôles, prête
à des figurations ou transpositions psychodramatiques : conflits du « moi
profond » et de la « conscience », dédoublements provoqués par l'« inspi
ration », etc. La possibilité en est fournie par l'appareil linguistique de
renonciation sui-réflexive qui comprend un jeu d'oppositions du pronom
et de l'antonyme (je/me/moi) 3.
Ces situations appelleraient une double description, de forme li
nguistique et de condition figurative. On se contente trop facilement d'i
nvoquer la fréquence et l'utilité pratiques de la communication entre les
individus pour admettre la situation de dialogue comme résultant d'une
nécessité et se dispenser d'en analyser les multiples variétés. L'une
d'elles se présente dans une condition sociale des plus banales d'apparence,
des moins connues en fait. B. Malinowski l'a signalée sous le nom de
communion phatique, la qualifiant ainsi comme phénomène psycho-social
à fonctionnement linguistique. Il en a dessiné la configuration en partant
du rôle qu'y joue le langage. C'est un procès où le discours, sous la forme
d'un dialogue, fonde un rapport entre les individus. Il vaut la peine de
citer quelques passages de cette analyse 4 :

Le cas du langage employé dans des rapports sociaux libres, sans


but, mérite une considération spéciale. Quand des gens s'assoient
ensemble auprès d'un feu de village après avoir achevé leur tâche
quotidienne ou quand ils causent pour se délasser du travail, ou quand
ils accompagnent un travail simplement manuel d'un bavardage sans
rapport avec ce qu'ils font, il est clair qu'ici nous avons affaire à une
autre manière d'employer la langue, avec un autre type de fonction
du discours. Ici la langue ne dépend pas de ce qui arrive à ce moment,
elle semble même privée de tout contexte de situation. Le" sens de
chaque énoncé ne peut être relié avec le comportement du locuteur ou
de l'auditeur, avec l'intention de ce qu'ils font.
Une simple phrase de politesse, employée aussi bien parmi les tribus
sauvages que dans un salon européen, remplit une fonction à laquelle
le sens de ses mots est presque complètement indifférent. Questions
sur l'état de santé, remarques sur le temps, affirmation d'un état de
choses absolument évident, tous ces propos sont échangés non pour
informer, non dans ce cas pour relier des gens en action, certainement
pas pour exprimer une pensée...
On ne peut douter que nous ayons ici un nouveau type d'emploi
de la langue — que, poussé par le démon de l'invention terminolo
gique, je suis tenté d'appeler communion phatique, un type de discours
dans lequel les liens de l'union sont créés par un simple échange de
mots... Les mots dans la communion phatique sont-ils employés princi-

3. Voir un article du Bulletin de la Société de Linguistique, t. 60, 1965, p. 71 et


suiv.
4. Nous traduisons ici quelques passages de l'article de B. Malinowski publié chez
Ogden et Richards, The meaning of meaning, 1923, p. 313 sq.
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paiement pour transmettre une signification, la signification qui est


symboliquement la leur? Certainement pas. Ils remplissent une fonc
tion sociale et c'est leur principal but, mais ils ne sont pas le résultat
d'une réflexion intellectuelle et ils ne suscitent pas nécessairement une
réflexion chez l'auditeur. Une fois encore nous pourrons dire que la
langue ne fonctionne pas ici comme un moyen de transmission de la
pensée.
Mais pouvons-nous la considérer comme un mode d'action? Et dans
quel rapport se trouve-t-elle avec notre concept crucial de contexte de
situation? Il est évident que la situation extérieure n'entre pas dire
ctement dans la technique de la parole. Mais que peut-on considérer
comme situation quand nombre de gens bavardent ensemble sans but?
Elle consiste simplement en cette atmosphère de sociabilité et dans le
fait de la communion personnelle de ces gens. Mais celle-ci est en fait
accomplie par la parole, et la situation en tous ces cas est créée par
l'échange de mots, par les sentiments spécifiques qui forment la gré-
garité conviviale, par le va-et-vient des propos qui composent le bavar
dageordinaire. La situation entière consiste en événements linguis
tiques. Chaque énonciation est un acte visant directement à lier
l'auditeur au locuteur par le lien de quelque sentiment, social ou autre.
Une fois de plus le langage en cette fonction ne nous apparaît pas
comme un instrument de réflexion, mais comme un mode d'action.
On est ici à la limite du «dialogue ». Une relation personnelle créée,
entretenue, par une forme conventionnelle d'énonciation. revenant sur
elle-même, se satisfaisant de son accomplissement, ne comportant ni
objet, ni but, ni message, pure énonciation de paroles convenues, répétée
par chaque énonciateur. L'analyse formelle de cette forme d'échange
linguistique resté à faire 5.
Bien d'autres développements seraient à étudier dans le contexte de
renonciation. Il y aurait à considérer les changements lexicaux que
renonciation détermine, la phraséologie qui est la marque fréquente,
peut-être nécessaire, de l'« oralité ». Il faudrait aussi distinguer renonc
iation parlée de renonciation écrite. Celle-ci se meut sur deux plans :
l'écrivain s'énonce en écrivant et, à l'intérieur de son écriture, il fait des
individus s'énoncer. De longues perspectives s'ouvrent à l'analyse des
formes complexes du discours, à partir du cadre formel esquissé ici.
5. Elle n'a encore fait l'objet que de quelques références, par exemple chez Grace
de Laguna, Speech, its function and development, 1927, p. 244 n.; R. Jakobson, Essais
de linguistique générale, trad. N. Ruwet, 1963, p. 217.

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